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(IN)FINITUDE
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren
Dernières parutions
SPINOZA OU AUTRE
(IN )FINITUDE
L'HARMATIAN
o 4
© L'HARMATTAN, 2008
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
http://www.librairieharrnattan.com
diffusion.harrnattan@Wanadoo.fr
harrnattanl@Wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-07724-9
EAN : 9782296077249
À Michèle
sans qui rien 11' eut
été possible,
qui a tout d01lné,
ravie trop tôt à [' amour humain,
vivan te en S011 idée étenlelk
partie étenzelle de notre faible être-en-commun
Je suis magicien, forçant cadellas et serrure
Avec Ulle lame secrète,
Et par ces mâts où la foudre fulgure
Quand les mâts gémissants sont ca1ltiques plaintifs,
Quand se déchaînent les marins da1ls les tavenzes,
Et la synagogue, un coeur dans Amsterdam,
Se dresse, vide, épouvalltable,
l'ai laissé grincer mes couteaux
l'ai chanté le clzaut de la liberté,
Moi le prisonnier des cinq tours,
De ta doctrine - JeTlOvah
Poèmes à Spinoza,
Malech RASIT AH, poète de langue yiddish
Texte communiqué par un ami, Jacques EPSTEIN, sans référence
PRÉFACE
s
Chapitre Premier
cause son fondement qui est l'ego cogito avec son critère de
certitude absolue. Il est illégitime d'étendre le mos geometricus de
l'analyse et de s'imaginer que doit être rejeté «tout ce qui relève
des vérités secondes et du vraisemblable.».
Vico développe une argumentation que l'on peut concentrer en
trois points.
les sens du terme une poesle-pOlesls. «Il résulte que ceux qui
appliquent à la pratique de la vie la méthode du jugement dont se sert la
science sont dans l'erreur; ils évaluent les choses selon la droite raiso1l
alors que les hommes ne sont pas gouvenzés par la réflexion, mais par le
caprice et le hasard. Ils jugent les actions humaines telles qu'elles auraient
dû être, alors que la plupart du temps elles ont été accomplies à
l'aventure. Et comme ils n'ont pas cultivé le sens commun et jamais
recherché le vraisemblable, ils rte font aucun cas de savoir quels
sentiments les hommes éprouvent communément au sujet de ce qui est
vrai, et si ce qu'ils co1lsidèrent des vérités apparaît comme tel au reste des
hommes ». (Vico. 1. cit.136-137).
La critique ne sait pas interpréter, lire le texte humain de l'agir,
le livre des gesta hominis qui est formé par le tissu de ses actes,
représentations, valeurs, récits. Elle lit le texte de l'agir humain où
se révèle la nature des hommes comme si c'était un livre dont les
caractères sont mathématiques, elle confond le texte de l'action
avec le livre de la nature. Elle ignore la multiplicité et la vie
collective solidaire en ses antagonismes où se donne l'humain. Elle
sacrifie tout cela à une raison analytique aussi solitaire que
« monastique ». Se fondant sur l'idéal limité d'une analyse du vrai,
sur une opposition simpliste du vrai et du faux, la critique doit être
remplacée et relayée dans la sphère de l'agir humain par les
humanités et la méthode topique qui unit ces dernières. La topique
est la méthode de la découverte, de l'invention propre à la pratique
du commun des hommes. La philosophie ne peut plus se définir
comme critique, mais comme topique, c'est-à-dire production
effective et reproduction réflexive des capacités du génie humain,
du faire humain où la critique est relativisée comme méthode
adéquate des seules sciences physico-mathématiques.
1 - Atypie de la critique
attribuer d'autres enseignements que ceux que son histoire nous aura
clairement montré qu'elle a donnés». (T.T.P.VIl.140). Ce que les
actions ou mouvements des corps sont pour la science de la nature,
les récits et tous les corps textuels de la Bible le sont pour la science
de l'Écriture, l'histoire authentique, qui ainsi accède à la dimension
de l'historicité textuelle. Les actions de la Bible doivent être d'abord
caractérisées en leur spécificité avant d'être rassemblées pour
donner lieu aux définitions pertinentes. Ainsi, tout d'abord, faut-il
déconstruire le principe religieux de l'unité du livre sacré en
chacune de ses parties toutes supposées révéler la même
inspiration divine du Dieu Législateur et le remplacer par un autre
principe d'unité, celui de la Nature en lequel l'Écriture s'inscrit, et
s'inscrit comme unité fictive-fictionnelle, comme quasi-
individualité complexe et instable qui appartient au champ de
développement de l'expérience humaine imaginative-passionnelle.
Aucune révélation ne peut communiquer à l'homme ce qui serait
inconnu, ce qui serait la possibilité du miracle même, celle du
Dieu-Révélation. Tout ce qui se dit et s'énonce comme révélation
ne peut exister et vivre que dans la tête, la parole, les actes et les
pratiques des membres appartenant à des communautés
historiques et linguistiques, en des circonstances certaines. Un
Dieu qui voudrait se révéler devrait se cacher en raison même de
ce que suppose sa nature. Il n'aurait rien à communiquer, et le
Livre demeurerait vide. Les Écritures sont sacrées en ce que
l'expérience humaine passe par la production d'un sacré qui n'est
tel que posé comme dimension de cette expérience.
des fins dont rien ne garantit la réussite parce qu'elle est placée
sous la responsabilité d'une liberté humaine qui peut on non
reprendre, pour le réorienter dans le réorie le sens de la loi de
justice civile humano-divine, le résultat de chacune de ses phases.
La loi de justice est immanente, mais il slagit d'une immanence
dans la transcendance. Elle n'a rien de nécessaire au sens des
philosophies déterministes de l'histoire à venir, elle est à la fois
présente comme fait, et possible comme tâche à accomplir, comme
poïèse-poème à faire, toujours en suspens et menacée à son terme
de régression. Elle est suspendue à la libre réponse des hommes
qui devront, s'ils le veulent, actualiser ce droit naturel d'une justice
à la fois éternelle et toujours naissante, et reconnaître le résultat
préterintentionnel de leur agir collectif en identifiant les formes de
son hétérogenèse.
La scienza lluova, science-métaphysique de l'histoire, intègre
dans un même tout la providence, le sens commun religieux-civil
et la liberté du vouloir. Elle est une science de la liberté-volonté.
Elle présuppose cette liberté qualifiée en son sens divin-civil
comme seul lien possible des hommes. Elle exclut qu'un simple
utilitarisme rationnel fondé sur le conatus causal de la conservation
de soi puisse répondre au réquisit de la survie humaine en raison
de l'incapacité de cet utilitarisme à penser et actualiser la
dimension symbolique. Seule la conception dualiste, éminente et
sublime, de l'homme volonté libre le permet. Son archaïsme n'est
qu'apparent; il est aussi archique. Celui qui a tenté de penser
ensemble puissantialisme ontologique, liberté-puissance d'un
conatus fondé sur l'identité du corps et de l'esprit demeure stricto
sensu anarchiste et contribue, selon Vico, au triomphe d'une société
fondée sur le seul lien marchand, oublieuse du principe religieux-
civil qui a permis aux hommes de faire leur histoire pour autant
que ce principe faisait humain les hommes. On comprendra alors
la profondeur de ce jugement brutal porté sur Spinoza accudé
d'être un mercator sapiens, jugement injuste et qui concerne en fait
davantage l'individualisme possessif anglais. «Aucune nation n'a
jamais cru en un dieu qui fût tout corps ou seulement en un dieu qui fût
tout esprit, mais privé de liberté. A ussi ni les épicuriens qui n'attribuent
à la divinité qu'un corps, et avec le corps le hasard, ni les stoïciens qui lui
donnent un esprit infini répandu en un corps infini et le soumettent au
destin (en ce sens ils seraient du côté des spinozistes) ne purent raisonner
70 Spinoza ou ['autre (in)finitude
C'est que
l'Ethique elle-même (soit 2.45 et 46; 4; 26 et 28; 5.15, 24, 25) et qui
renvoie explicitement à l'Ethique.
«Il est vrai sans doute que l'on doit expliquer ['Ecriture par
l'Ecriture aussi longtemps qu'on a peine à découvrir le sens des textes et
la pensée des prophètes, mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai
sens, il faut nécessairement user du jugement et de la raison pour donner
à cette pensée son assentiment" (TTP. XV. 251).
Vidée adéquate de Dieu D3 est associée à une idée qui est un idéal
immanent contrafactuel de l'homme libre, voire du sage, qui ne
peut se manifester que dans la confrontation et la rectification
permanentes des pratiques théologico-politiques propres au
commun des hommes. La religion ne finira pas. La politique où
vivent les hommes «obnoxi passionibus» ne donnera pas
nécessairement lieu à une communauté métapolitique de sages
vivant dans l'amour intellectuel de Dieu. Mais il est nécessaire que
cet idéal contrafactuel soit produit et suivi par l'homme libre et par
le sage. Si le sage valide R2 et accomplit ses préceptes, il en connaît
le formalisme. Et surtout quant à lui il essaie de vivre par-delà ce
Dieu-Personne tout en coopérant et vivant avec ceux qui en sont
les fidèles et les herméneutes. Il sait que ce Dieu n'est pas l'objet
d'une idée adéquate, et son éthique n'est pas non plus stricto sensu,
malgré les convenances ou les anticipations, l'équivalent de la loi
de justice et de charité qu'il reconnaît néanmoins.
UN PEU D'HISTOIRE
sans que cette condition de résultat n'en fasse la cause finale des
associations fondées sur la communication contradictoire des
affects. Les sujets se représentent le pouvoir souverain comme le
but de leur vouloir, mais ce pouvoir demeure un effet qui les
redétermine comme cause. C'est de son bon fonctionnement, de sa
vertu objective que dépend la vertu des citoyens qui le confortent.
La puissance collective s'organise sans se constituer en sujet, en ce
qu'elle se structure dans un système pluriel d'institutions Geu des
assemblées et des conseils, rôle de la propriété foncière et
mobilière, de la richesse monétaire, fonction de la religion). Cette
auto-organisation complexe est un procès sans sujet qui partage la
puissance collective de manière distributive, incessamment
réajustée, entre les individus constituant cette puissance et les
groupes qu'ils constituent. Le pouvoir souverain est absolu en ce
que nul pouvoir humain ne lui est supérieur. Mais cette absoluité
est relationnelle; elle implique la contre-puissance permanente de
la multitude qui est une puissance de résistance s'attestant par la
persistance de la manifestation de l'indignation au sein de cette
masse. Dans chaque conjoncture , le pouvoir souverain a ou n'a
pas, conserve ou perd ce qui le définit, la capacité de faire usage de
la puissance collective. L'indignation est réglée par des
mécanismes d'identification des intérêts entendus au sens large
(puissance économique, prestige, reconnaissance) et elle se forme
toujours dans la dimension de l'imaginaire individuel et collectif.
« Mais cela n'est vice que chez ceux qui recherchent les monnaies non
par besoin ou à cause des nécessités; mais parce qu'ils savent les arts du
gain par lesquels ils s'élèvent somptueusement';'.'; Quant à ceux qui
connaissent le véritable usage des monnaies, et font du besoin la seule
mesure (divitiarum modum ex sola indigentia moderantur), ils vivent
contents de peu ». (Ethique. Traduction Bernard Pautrat. Paris. Seuil.
1999).
Note bibliographique
Cette étude entend revenir sur des points peu ou mal traités dans ma
contribution "Des usages marxistes de Spinoza" au volume dirigé par Olivier
BLOCH Spinoza au XXo siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, et
reprise dans Du matérialisme, de Spinoza , Paris, Kimè, 1994. On verra dans ce
volume les contributions de Jean-Pierre Cotten (sur le spinozisme de Louis
Althusser ) et de René Zapata (sur la présence de Spinoza dans les débats
philosophiques en Union Soviétique).
154 Spinoza ou ['autre (in)finitude
Les références aux textes cités (Spinoza, Hegel, Marx entre autres) sont données
dans le cours de l'exposé. Ce dernier se confronte à une étude pionnière, peu
exploitée, de Fred. E.5CHRADER Substanz und Begriff. Zur Spinoza' 5 Rezeptiol1
Marxens Mededelingen Het Spinoza Huis. Leyden. Brill. 1985.
DEUXIÉME P AI{TIE
LEFI 1
DANS LUMIÈRE L'INFINI
Chapitre 6
LA :FINITUDE POSITIVE
PRAXISjPOIÉSIS, LIBERTÉ/SERVITUDE
reçu au sujet de ces êtres aucune connaissance, ils ont dû en juger d'après
la leur propre et ainsi ils ont admis que les dieux dirigent toutes choses
pour l'usage des hommes afin de se les attacher et être tenus par eux dans
le plus grand h01l1leur». (E. 1 App.).
La distinction spinozienne agire/operare ne recouvre pas la
distinction praxis/poièsis: les deux termes de cette dernière
partagent, en effet, le même présupposé d'une liberté de choix
surgissant du néant et inscrite dans un plan providentialiste, le
même postulat d'une spontanéité qui dans son agir ou son faire
manque à la fois l'agir substantiel et l'agir modal, la pro du-action
qui est simultanément opér-action. L'analyse de la praxis en termes
aristotéliciens de délibération et de décision n'est jamais reprise par
Spinoza comme noyau d'intelligibilité primaire, et l'on n'a pas
assez vu que la critique du schème poïétique est aussi celle du
schème praxique pour autant que celui-ci maintient la référence à
un sujet isolé se constituant en centre de délibération indépendant
et voué à s'imaginer être une sorte de cause absolue des fins et
moyens de son agir, dans une abstraction qui ne cède en rien à
celle du modèle de l'artisan. Le mécanisme de la même projection
anthropomorphique empêche de concevoir adéquatement l'opér-
action du mode humain fini comme partie indivisible de l'action-
autoproduction de la substance infinie et cet agir substantiel lui-
même. L'action divine n'a pas d'extériorité; elle est simultanément
productrice de soi en ses modes et de ses modes. Elle agit comme
causa sui en produisant les modes comme ses effets, en se
produisant en ses modes-effets comme en autant de parties
indivisibles, parties qui sont enes-mêmes capables d'agir selon une
détermination intrinsèque, sans pour autant échapper à l'ordre des
déterminations extrinsèques (E. I. XVI et Cor). « Dei potentia est ipsa
ipsius essentia ». (E.I.XXXIV). Démonstration: «Il suit de la seule
nécessité de l'essence de Dieu qu'il est cause de soi (prop.XI) et (prop.XVI
et cor.) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu par laquelle lui-même
et toutes choses sont et agissent / sunt et agunt / est son essence même ».
mode fini de son devenir actif, de sa liberté, nlest pas une négation
de l'interopérativité par simple changement de point de vue, mais
sa redétermination en condition interne d'existence. Clest dans la
contrainte qu'elle exerce que sont fournis les éléments relationnels
assurant au mode le maintien de son être et de son agir. Qulest-ce
que devenir actif pour le mode fini sinon assimiler à sa forme ou
essence les éléments de 11 extériorité qui ne sont pas seulement
menace ou imposition de servitude, mais condition de production
des relations qui le définissent et qui règlent sa puissance d'agir
finie ? Agir pour le mode fini nlest pas échapper au système des
déterminations opératives transitives, mais connaître ce système en
appropriant les éléments vitaux au sein de la continuité comprise
de l'agir substantiel, sans subir la vie comme un processus aveugle
et infiniment fluctuant. Clest Si assimiler les parties de ce système
qui conviennent relationnellement au maintien de la formule
définissant l'être et l'agir du mode considéré. Alors 11 ordre
commun de la nature, compris et rectifié comme ordre de
détermination interne, cesse d'être une menace qui transit la
puissance d'agir dans 11 extériorité. Il est mis à distance, restructuré
par chaque mode en ses parties positives pour lui, les parties
négatives étant éliminées ou neutralisées. Cette activité cesse certes
avec la mort, mais elle a son actualité éternelle. Clest cet ordre
commun de la nature qui ainsi démystifié nlest pas seulement ou
objet d'un changement de point de vue ou obstacle, mais devient
pour le mode ordre de développement de sa nature finie dans les
limites qui le définissent et le définissent positivement au sein de
l'ordre relationnel de la nature infinie comme le précise Emilie
Giancotti (<< Teoria e pratica della libertà alla luce dell'ontologia
spinoziana. Note per una discussione ». 1995).
Ou plutôt l'agir modal cesse alors de se penser en termes
d'appartenance à un ordre en ce qu'il est l'existence partitive de
l'action divine, mais ici la partie s'inscrit comme un motif dans une
partition musicale. Il a pour effectivité de se substantialiser autant
qu'il est en lui, sans jamais coïncider avec la totalité intensive de la
substance, au sein de l'enchaînement extrinsèque des choses finies,
en opposition et en relation tout à la fois avec cet enchaînement. Le
devenir actif passe, certes, par la connaissance, mais la
connaissance est ce que nous faisons et agissons, non plus ce que
Dieu fait extérieurement de nous en nous posant comme un simple
172 Spinoza ou l'autre (in)finitude
terme de l'enchaînement. Elle est acte; elle est ce que Dieu fait en
nous, par nous, avec nous, comme le dit B. Rousset. Ce devenir
actif du mode fini affirme une conception originale et positive de la
finitude qui reconnaît à la fois l'être relationnel et dépendant du
mode et lui confère sans le penser sous la catégorie de péché un
quantum d'activité dans et par ses opér-actions adéquates. Le
quantum d'action du mode varie entre deux limites qu'il n'atteint
jamais, le zéro et l'infini. «Notre âme est active, agit en certaines
choses, passive en d'autres, c'est-à-dire en tant qu'elle a des idées
adéquates elle agit nécessairement en certaines choses, eu taut qu'elle a
des idées inadéquates, elle est nécessairement passive en certaines
choses ». (E. III. 1). De même, pour le corps humain. «Le corps
humain peut être affecté de nombreuses manières qui accroissent ou
diminuent sa puissance d'agir, et aussi en d'autres qui ne rende1lt sa
puissance d'agir ni plus grande ni moindre". (E. III. Post 1).
Notre corps et notre esprit sont au minimum actifs sous une
relation par le seul fait d'être et ils peuvent être conçus comme
cause adéquate sous cette relation, sous peine de disparaître. Un
corps et un esprit ne peuvent être actifs sous toutes les relations
qui les lient aux autres corps et aux autres esprits qui les affectent
nécessairement. L'essentia actuosa du mode fini se constitue dans
un processus graduel et elle le fait sous le régime d'une action qui
est production d'opérations réalisant sa puissance, par assimilation
et approfondissement de la causalité extérieure en manifestation
ou expression de l'action-production substantielle infinie. L'agir
infini est présent de plus en plus intensivement et extensivement
dans l'opér-action modale finie, sans qu'il y ait lieu de déduire
celle-ci de celle-là. Toutes deux se donnent et se trouvent
ensemble. Cette opér-action n'est pas un élément séparé d'un tout
additif; elle est partie active, plus ou moins, de cette totalité
dynamique qui n'est que la source et « l'avoir-lieu» de ce qu'il faut
bien appeler le devenir histoire et monde, le devenir action du
mode.
Chapitre 7
FLUCTUATIONS ETTRANSmONS ÉTIIIQUES (1)
mais qu'elle n'empêche pas pour autant l'homme comme tout autre
mode de s'efforcer de réaliser sa puissance causale.
Les modes les plus puissants intellectuellement doivent ainsi
d'abord se penser ou se concevoir en relation avec cette puissance
infinie qu'ils ne sont pas en tant que telle mais dont ils sont une
partie. Il s'agit pour eux de se penser comme modes que rien ne
veut. Ils n'ont pas à projeter en cette puissance leurs propres fins
en tant que fins visées par elle. Le mode homme doit se penser
d'un point de vue relationnel comme détermination et moment
internes de l'infini naturant et anonyme. Mais pour le mode la
question de son devenir puissant ne saurait être indifférente. Le
vertige d'un infini qui ne veut rien mais (s')affirme par-delà toute
justification de l'existence n'exclut pas, il inclut l'infinité des fins
que l'infinité des modes peut se proposer, chaque mode suivant
son conatus ou structure propre. Paolo Cristofolini a insisté avec
profondeur sur ce paradoxe (1993. 21). Il faut, en effet, passer de la
puissance infinie au devenir ontologique et éthique du mode
humain fini qui est l'objet propre de l'Éthique. La préface de la
seconde partie est explicite sur ce point : «Je passe maintenant à
l'explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l'essence de
Dieu, être étenzel et infini. Mais je ne traiterai pas de toutes';' ..j
J'expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main à la
connaissance de l'esprit humain et à la béatitude suprême ». Transeo ad.
C'est dans cette transition ontologique, interne à la substance, de la
substance infinie au mode humain fini, que va se jouer la transition
éthique, la seule qui importe pour l'essence et l'existence de ce
mode qui ne doit pourtant jamais oublier qu'il n'est pas un empire
dans un empire et qu'il n'accède à sa puissance que dans et par la
reconnaissance et la connaissance des conditions de sa finitude
relationnelle. L'être du mode humain fini est celui d'un posse
relationnelle ment objectif qu'il importe cependant de ne pas
mythifier en but ultime de la substance infinie.
Le point de vue de l'infini se détermine ainsi comme point de
vue de l'infini pour nous, modes finis, singuliers. Cependant cette
perspective relationnelle ne signifie pas pour autant pur
relativisme ou scepticisme. Et ce nos, ce «nous «est envisagé
comme un être dont l'esse est un posse, puissance d'actualisation de
son essence. Spinoza ne donne pas une métaphysique générale des
choses finies; il ne se lance pas dans une explication développée de
180 Spinoza ou l'autre (in)finitude
les actions exercées sur eux par les autres choses et les autres
hommes en occasions d'une réaction qui soit une action, c'est-à-dire
un acte dont chacun est la cause adéquate en certains de ses effets
et qui s'explique par sa nature (E. III. Définition 2). Poussée
affirmative en son concept ou essence saisie en son en soi, ce désir,
en raison de l'exposition de cette essence à l'altérité, n'existe
d'abord que dans le jeu des transitions aussi bien positives que
négatives. Une joie est suivie d'une tristesse, et inversement, dans
un cycle apparemment sans fin. Le même objet qui peut être source
de joie peut aussi être source de tristesse.
Il faut bien comprendre que le désir est immédiatement
transindividuel dans la mesure où la structure des interactions est
première et que dans ces interactions importent particulièrement
celles qui lient chaque homme en sa singularité aux autres hommes
tous singuliers dans la communauté d'une même nature humaine.
Comme l'a montré Etienne Balibar en usant d'une catégorie forgée
par Gilbert Siomondon, le désir est transindividuel et il est
simultanément marqué par une constitution imaginaire. Chacun ne
s'identifie, n'accède à la conscience de son soi et ne peut
transformer cette conscience en savoir de soi et des autres que par
la médiation originaire de l'imagination. Ce soi n'est pas substance,
il unité processuelle. Or, celle-ci est intrinsèquement inconstante et
trouve dans la fIuctuatio animi son régime « normal ». Elle a pour
loi interne celle de l'inconstance, et son ordre de production
nécessaire nécessite la fluctuation. C'est là la doctrine paradoxale
de Ethique II.
Partons donc d'abord de l'ensemble de textes qui exposent le
lien entre idée inadéquate et image stricto sensu. - Soit donc Ethique
II. proposition XVI. « L'idée de chaque façon dont le corps humain est
affecté par les corps extérieurs doit envelopper à la fois la nature du corps
humain et la nature du corps extérieur ».- Corollaire 1. « L'esprit humain
perçoit la nature d'un très grand nombre de corps en même temps que la
nature de son corps propre ».- Corollaire 2. « Les idées que nous avons des
corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la
nature des corps extérieurs ».- Ethique II. proposition XVII enchaîne.
« Si le corps humain est affecté d'une façon qui enveloppe la nature de
quelque corps extérieur, l'esprit humain considérera ce corps extérieur
comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu'à ce que le
corps soit affecté d'une affection qui exclut l'existence ou la présence de ce
186 Spinoza ou ['autre (in)finitude
présentes des choses qui n'existent pas, savait en même temps que ces
choses n'existent pas en réalité, il regarderait certes cette puissa1lce
d'imaginer comme une vertu de sa nature, et 1Z01l comme un vice; surtout
si cette faculté d'imaginer dépendait de sa 1lature seule, c'est-à-dire (selo1l
la définition 7, partie 1) si cette faculté d' imagiller de l'esprit était libre ».
Dans le cas de l'homme, cette idée-image d'autrui peut être
objet d'amour ou de haine, selon qu'elle augmente ou qu'elle est
imaginée comme augmentant la puissance d'agir de notre corps et
partant la puissance de penser, et inversement dans le cas où elle
diminue ou est imaginée diminuer cette puissance d'agir et de
penser (E.II!. XI, XII, XIII). Il s'ensuit de cette situation que toute
idée-image d'autrui est désir d'union à autrui ou désir de sa
destruction. Sans imagination, sans recours à l'image de l'autre et
d'autrui, sans identification positive ou négative à cette image, nul
homme ne peut accéder à son essence actuelle puisque celle-ci ne
préexiste pas à ces confrontations, mais s'actualise en elles. Ce
processus est fondamentalement instable, car cette image
identificatoire oscille du statut d'objet d'amour à celui d'objet de
haine, et inversement, quand elle n'est pas à la fois l'un et l'autre,
cas de la fluctuatio animi au sens stict.
Et c'est ici que nous rencontrons un autre ensemble de textes
qui permet de nouer le paradoxe de la constitution imaginative-
imaginaire du monde humain, du monde des « nous» qui sont des
nous autres, semblables et dissemblables. Soit Éthique Il.29
Corollaire. «L'esprit humain, toutes les fois qu'il perçoit les choses
suivant l'ordre commun de la Nature, n'a ni de lui-même, ni de S011
corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement
une connaissance confuse et tronquée ». Ou encore II. proposition
XXXVI. «Les idées inadéquates et confuses s'ensuivent avec la même
nécessité que les idées adéquates, c'est-à-dire claires et distinctes ». En
tant que la puissance positive de l'imagination se retourne en
puissance d'erreur, l'ordre de constitution du monde humain
qu'elle commande apparaît comme l'ordre d'un désordre, la
constitution d'un inconstituable, où règnent l'incertitude et la
fluctuation, et dont il est possible toutefois de produire
indéfiniment une connaissance toujours ouverte. Le désir de
chacun est alors pris dans les cycles réversibles des transitions
positives et négatives. Sur le plan logique, les schémas inférentiels
qui nous permettent de nous identifier dans nos rencontres avec les
Fluctuations et Transitions éthiques 189
les hommes sont tourmentés par des affections qui S01lt des passions, ils
peuvent être contraires les uns aux autres ». La raison peut en
stabilisant les cycles d'affects positifs (joie, amour) ou partiellement
positifs (espérance) neutraliser la jluctuatio animi. Elle peut initier
une transition éthique tendanciellement positive, accroître les
rapports de convenance entre les hommes, entre les hommes et les
choses de la nature. Elle résorbe alors dans des instances de
coopération les différences passionnelles qui opposent et divisent,
en reproduisant les éléments communs qui unissent. C'est dans
cette transition à la raison que celle-ci se constitue et cette
transition a pour condition les transitions intra-passionnelles ou
intra-affectuelles positives dans lesquelles se situe le problème de
la politique et où se constitue l'espace du politique. Mais cette
transition rationnelle laisse échapper la singularité de chaque
individu humain et la laisse sous la responsabilité de la seule
imagination. La jluctuatio animi avec ses effets redoutables en
politique n'est pas effectivement contrôlée. Ce sera la fonction de la
science intuitive, connaissance des essences singulières, que de
rendre possible pour certains hommes, et sur la base d'une
imagination mieux contrôlée, un autre rapport à cette singularité,
un rapport d'expression active, qui se vit dans l'affect de l'amour
intellectuel de Dieu et qui sauve la singularité de la dispersion
dans un imaginaire déréglé. Héritant de la fonction constitutive de
l'imagination, dépassant les notions communes de la raison, cette
science détermine les essences singulières autant que cela se peut.
1
AMORERGADEUMETFLUCTUA110ANIMI
rapporte à un esprit qui ait Ulle grande c01lscience de soi et de Dieu et des
choses ». (E. V. XXXIX.Sc.). Le modèle de vie vraie a pour fonction
pragmatique de nous permettre de concevoir chaque moment
actuel, eo tempore, comme occasion d'une naissance et d'une
maturation continues au sein même des fluctuations et des
discontinuités inévitables produites par l'action des causes
extérieures. Il présente à chaque fois la figure impersonnelle du
degré maximum de puissance d'agir. Cette figure n'est pas celle
d'un état délivré du flux; elle est celle d'un dynamisme
singularisant le flux par vents et marées.
Chapitre 10
(IN)FINTIUDE ET RATIONALITÉ.
QUEL DEVENIR POUR SPINOZA?
1- ANALOGIE THÉOLOGICO-POLrnQUE
ET NON-ONTOLOGIE DE LA PUISSANCE
a) Le constitutionalisme théologico-politique
b) Le volontarisme théologico-politique
volonté si la situation l'impose. Dans tous les cas, loi et volonté sont
prises dans une économie de la symmbolisation qui peut être
sacralisation. Elles ne peuvent être réduites au seul statut
d'expressions imaginaires d'intérêts, dans la mesure où elles sont
deux formes matricielles de diction du pouvoir constituant, deux
formes symboliques dans leur rapport à l'imaginaire des désirs.
L'étude de la théocratie des Hébreux dans le T. T.P. se centre sur
cette double diction symbolico-imaginaire du pouvoir constituant
de la multitude, pour faire comprendre ceci: sur la base déclarée
du désir de puissance, rien ne prémunit contre le retour du double
fétichisme de la loi et de la volonté dans la politique moderne
libérale en voie d'instauration. La déconstruction critique de
l'analogie théologico-politique s'ouvre non pas sur l'avenir de sa
suppression mais sur celui de son autocritique à partir d'une
meilleure compréhension de la puissance qui définit l'individu
comme être de désir et pose la communauté comme vouloir
commun. Cette autocritique peut se traduire dans l'aménagement
d'un pouvoir souverain explicitement démocratique. L'ontologie
de la puissance se projette en politique de la puissance collective.
La natura llaturans en ce cas s'explicite en développement de la
puissance irréductiblement multiple des désirs, de la multitudo.
Le constitutionalisme présuppose un juste «en soi» qui doit
être érigé en objet des conatus, et il risque alors d'oublier qu'est bon
ce qui est désiré par le désir parce que celui-ci le désire. Cette
structure relationnelle évite cependant le relativisme dans la
mesure où les désirs peuvent se composer en tant que les hommes
sont unis par des relations de convenance fondées sur ce qu'ils ont
en commun, sur la ccopération. Mais ces relations de convenance
elles-mêmes sont soumises à des variations au gré des différences
liées au fait que tous les hommes sont soumis aux passions. Il est
impossible d'enchaîner la puissance transindividuelle qui se forme
ainsi à une constitution fixe prétendant quant à elle normer comme
un modèle objectif les relations de puissance. La loi
constitutionnelle ne peut s'ériger en principe de limitation. La loi
renvoie à un pouvoir constituant qui ne peut être institutionnalisé
une fois pour toutes. Ce pouvoir recouvre le dynamisme
permanent de relations de puissance qui relient la multitude en sa
diversité et en ses formes propres de regroupement à l'instance
représentative détentrice du pouvoir institutionnel. Ce dynamisme
est le fondement sans fondement de la politique où les masses et
Quel devenir pour Spinoza ? 259
qu'à travers elles qu 1 il perçoit les corps extérieurs, et par suite, en tant
qu'il a ces idées il ni a ni de lui-même, ni de S011 propre corps, ni des corps
extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance
mutilée et co nfu se Il •
L'esprit est déterminé par le dehors et constitué comme effet
d'un ordre d'immédiateté nécessaire qui est celui de la contingence.
Cet ordre est celui de l'événement, d'une histoire subie auquel
l'événement donne un sens. Mais ce sens ne peut se constituer
selon une systématicité génératrice autonormée par l'esprit Il
repose sur une connaissance mutilée et confuse. Ce nlest que
lorsque l'esprit est déterminé du dedans qu'il inverse la
détermination de l'extérieur, qu'illibère sa puissance de connaître
selon un ordre de vérité que lion peut nommer géométrique. Alors
la rencontre fortuite des choses, la contemplation erratique de ceci
ou cela laisse place à la connaissance de l'ordre selon lequel ces
choses se conviennent. Le scolie de Ethique II. 29 le précise :
« Déterminé du dedans, l'esprit contemple plusieurs choses à la fois, il
comprend en quoi ces choses se conviennent, diffèrent et s'opposent;
chaque fois en effet que clest du dedans qu'il se trouve disposé de telle ou
telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte ».
L'esprit se subjectivise comme effet de cet ordre interne et il
Si individualise, il accède à la connaissance de lui-même comme
mode fini de II attribut infini de la pensée, il connaît adéquatement
son corps dont il est 11 idée et les autres corps en rectifiant le
contenu des affections et en les composant selon des rapports de
convenance.
Cet ordre est celui de l'autonormation, d'un système de gestes
que régit une règle et qui est soumis à des conditions indépendantes
Envoi. L'autre (in)finitude 269
1- ŒUVRES DE SPINOZA
Editions de référence
Traduction française
11- COMMENTAIRES
Dédicace et poème 7
Préface 9
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre premier
Spinoza et l'espn"t cartésien: la voie de la critique 15
Chapitre 2
Le déplacement de la critique: de Spinoza à Vico 33
Chapitre 3
La transfiguration de l'imaginaire religieux et la philosophie 77
Chapitre 4
Spinoza, penseur de la politique 105
Chapitre 5
D'une radicalité à ['autre: Spinoza et Marx 129
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 6
La finitude positive 157
Chapitre 7
Fluctuations et transitions éthiques (1) 173
Chapitre 8
De la « Ratio» à la « Scientia intuitiva » ou
La transition éthique infinie (II) 195
282 Spinoza ou ['autre (in)finitude
Chapitre 9
Poïétique et modèle de l'accomplissement humain 211
Chapitre 10
(In) finitude et rationalité: Quel devenir pour Spinoza? 237
Envoi
L'autre (in) finitude 267
Bibliographie 271
L'HARMATTAN HONGRIE
Kônyvesbolt; Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
L'HARMATTAN GUINÉE
Almamya Rut: KA 028
En (;\CC du restaurant le cèdre
OKB agcncy BP 3470 Conakry
(00224) 60 20 85 08
halmall'lnguinee@yahoo.fr
L'HARMATTAN MAURITANIE
Espace El Kettab du livre francophone
N° 472 avenue Palais des Congrès
BP 316 Nouakchott
(00222) 63 25 980
L'HARMATTAN CAMEROUN
Irnmt:ublc Olympia face à la Camail'
BP 1 1486 Yaoundé
(237) 458.67.00/976.61.66
hannattancam@yahoo.fr
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W d'Imprimeur: 732208 - Juillet 2017 - Imprimé en France