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vox-poetica
Lettres et sciences humaines
Lionel Ruffel
Université Paris VIII
Limites du contemporain
Mais il faut être prudent avec cette formulation car elle suppose une
coïncidence plus ou moins grande entre des événements (historiques ou
artistiques) et une communauté de réception. Or, cette coïncidence n’a rien
d’évident, ni dans le temps ni dans l’espace. Ainsi, si l’on cède à la tentation
critique de dire que le contemporain a toujours existé, et qu’il ne faut pas le
limiter à notre histoire récente, il faut cependant rappeler que, dans tous les
cas, il faut prendre en compte la nature de l’espace public en jeu4. Qui a le
droit de parler ? A quel moment ? Pour quel(s) destinataire(s) ? La
contemporanéité ne se mesure qu’au regard d’un « ordre du discours ». On se
rappelle peut-être la définition très forte qu’en donne Michel Foucault dans
sa leçon inaugurale au Collège de France : « Je suppose que dans toute société
la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et
redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en
conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en
esquiver la lourde, la redoutable matérialité. […] On sait bien qu’on n’a pas le
droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle
circonstance, que n’importe qui enfin, ne peut pas parler de n’importe
quoi. »5 C’est au travers de ce filtre que doit être compris la contemporanéité.
Elle est ainsi bien souvent interdite aux contemporains d’une œuvre ou d’une
politique, remettant ainsi en cause l’aspect transhistorique de la notion.
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Bref, cette rapide sophistique nous apprend deux choses : qu’on ne peut pas
périodiser hors des usages. Au contraire, la seule périodisation possible nous
semble précisément être celle des usages. Elle nous apprend aussi qu’il est
illusoire de vouloir donner une réponse définitionnelle à la question :
« Qu’est-ce que le contemporain ? ». D’une certaine manière, on pourrait dire
qu’il y en eut trop. Et que toutes ces réponses, relatives, se sont superposées
et affrontées dans une lutte sans merci d’exemples. De cette lutte, rien de
bien clair n’est ressorti, sinon une vaste cacophonie brouillant tout repère.
C’est pour cette raison que les contributeurs à ce volume se sont placés
clairement dans le cadre d’une réflexion plus théorique et plus métacritique.
Finalement de cette question brutale et frontale plusieurs autres ont émergé,
plus nuancées : pourquoi parler aujourd’hui de contemporain ? Qu’est-ce que
parler de contemporain ? Comment le faire ? La question initiale s’est ainsi
déportée de l’ontologie vers une étude de la fabrique notionnelle.
Enfin, la visée des contributeurs a toujours été double, comme elle l’a toujours
été dans l’esprit des initiateurs de cette réflexion commune : l’utilisation de
l’article défini dans « le contemporain » permettait de faire jouer séquence et
notion, notre contemporain et le contemporain. Et, rêvons un peu, ou
sûrement beaucoup, s’il advenait par quelque miracle que ce volume ait
encore des lecteurs en 2050, espérons qu’ils trouveront une satisfaction
historienne, en lisant les analyses ici proposées de ce qui fut notre
contemporain mais aussi une satisfaction plus théorique qui leur permettra
de penser leur contemporain.
Un développement discret
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Mais dans ce cadre, et cette interrogation européenne que fut la Querelle des
anciens et des modernes nous le fait comprendre, l’extension et les usages du
terme restent partiels, notamment parce que pour désigner ce complexe dont
nous venons de parler, un mot beaucoup plus ancien, beaucoup plus
traditionnel en un sens, beaucoup plus chargé sémantiquement lui a été
préféré : le moderne. Dans cette optique, « moderne » a toujours désigné la
nouveauté apportée par un présent, au regard de l’antiquitas. Et si dans les
premiers temps, le mot de contemporain ne suscite aucun jugement négatif,
les auteurs des Lumières vont commencer à pratiquer ce mépris du
contemporain qui a paradoxalement accompagné son triomphe. Ainsi la
notice de L’Encyclopédie, rédigée par Diderot est-elle instructive :
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Diderot règle en une courte phrase le premier sens plusieurs fois évoqué, et
glisse immédiatement vers le champ esthétique, celui du jugement et du goût.
Que nous dit-il ? Que la contemporanéité est probablement un aveuglement
dans le jugement esthétique12. Qu’il ait lui-même infirmé dans sa pratique
critique cette appréciation, il suffit de lire les Salons13 pour s’en persuader.
Reste que Diderot actualise un enrichissement sémantique du mot, qui ajoute
au vocabulaire temporel un usage esthétique. Or, cet usage ne manque pas
d’étonner puisqu’il semble infirmer la critique littéraire et artistique des
œuvres du présent alors même qu’elle est en train de se développer et ne va
pas plus cesser jusqu’à nos jours. On le comprend, la naissance du sens
esthétique du terme contemporain se fait dans une grande ambiguïté, comme
auto-dénonciation de sa propre passion. Il n’est pas alors inintéressant de lui
opposer la partie qui lui correspond dans la notice de moderne :
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Car il ne faut pas oublier que cette génération, plus vite qu’aucune autre et
dans des proportions tout à fait considérables, passe de l’autre côté du
bureau, de l’estrade et du siège de décision et entend bien renouveler elle-
même les principes de cette démocratisation de l’accès au savoir et à la
culture. Pour y parvenir, il faut s’auto-consacrer et pour s’auto-consacrer, il
faut marquer une différence. Le mot contemporain joue ce rôle de marqueur
différentiel. Donc, contrairement à ce que l’on dit souvent et à ce que l’on
annonçait en introduction, le terme contemporain n’est pas si faible que cela.
Il résulte lui aussi, comme presque toutes les nominations, d’une lutte et
d’une prise de pouvoir. Les analyses esthétiques de ce point de basculement se
sont trop souvent intéressés aux conséquences et pas assez aux causes
structurelles. Par exemple, l’indistinction entre « haute » et « basse » culture
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Enfin, autre esthétique contestataire, si vindicative qu’on a cru bon d’en faire
l’emblème du contemporain : le postmoderne. Globalement inventée pour
penser le moment états-unien et son empire sur le monde, la théorie
postmoderne a eu l’inconvénient de penser une sortie du moderne avec les
catégories conceptuelles du moderne. Elle a eu le défaut de penser par époque
délimitées et successives alors qu’elle proclamait l’inverse dans ses analyses
esthétiques. Elle a eu le tort de vouloir trop vite donner un nom à une série de
mutations qui n’étaient pas des révolutions, mais dont les effets demandaient
un recul et une distance d’observation. Elle a donc eu des adorateurs et des
contempteurs, aux discours trop souvent caricaturaux. Avec le recul qui est le
nôtre, on peut dire que le postmoderne a moins signalé une volonté de sortie
du moderne que la conscience souterraine que des phénomènes majeurs
affectaient le monde après la deuxième guerre mondiale. Il a toujours été
d’usage de nommer ces phénomènes. Il se trouve que la complexité de ce
moment rappelant en tout point la naissance de la modernité, le terme de
postmodernité fut assez naturellement adopté. Il se trouve que son existence
fut furtive puisqu’il n’est plus guère employé aujourd’hui. On peut sans aucun
doute le penser nécessaire car il a signalé une phase de transition dans les
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http://artfl.uchicago.edu/cgi-bin/philologic31/getobject.pl?
c.24:92.encyclopedie1108
14 http://artfl.uchicago.edu/cgi-bin/philologic31/getobject.pl?
c.76:269.encyclopedie1108.
15 Voir Christian Ruby, Devenir contemporain, Paris : éd. du Félin, 2007, pp.
28-29.
16 Voir Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres, modèles abstraits pour une
autre histoire de la littérature, traduit de l’anglais par Etienne Dobenesque,
Paris : Les Prairies Ordinaires, « Penser/Croiser », 2008 [2005]
18 Voir Serge Guibaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Paris :
Hachette Littérature, « Pluriels », 2006 [1983], p. 217.
20 Pour être plus précis, ce transfert de l’Europe vers les Etats-Unis s’achève
avec la seconde guerre mondiale. Il avait commencé en 1933 par l’exil
d’artistes et d’intellectuels juifs allemands.
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22 Ici, le terme de moment est employé dans le sens que lui donne Frédéric
Worms dans sa Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris : Folio
essais, 2009. Pour discriminer un moment philosophique singulier, Frédéric
Worms donne les conditions suivantes : « Il faudrait ainsi que ce nouveau
moment soit tel par une discontinuité avec ce qui du même coup apparaîtra
comme le moment précédent ou « ancien ». Plus encore, il faudrait que cette
rupture ne porte pas sur tel ou tel aspect de telle ou telle pensée, mais bien
sur le problème d’ensemble autour duquel s’articulaient, justement, des
pensées singulières pour former un tel moment […]. Enfin, il faudrait qu’elle
ne soit pas seulement négative, mais permette de poser à nouveau un
problème, ou un problème nouveau, non pas de l’extérieur ou abstraitement,
mais, là encore, parce qu’il résulterait d’une confrontation entre des positions
singulières et distinctes. Cette condition, qui paraît forte, n’est autre que le
rappel d’une définition, d’un concept, celui de moment philosophique. » p.
554.
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