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ENTRE DESTRUCTION ET CONSTRUCTION : DELAUNAY

Jean-Clet Martin

ERES | « Chimères »

2006/2 N° 61 | pages 49 à 77
ISSN 0986-6035
ISBN 9782749233994
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2006-2-page-49.htm
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Jean-Clet Martin, « Entre destruction et construction : Delaunay », Chimères 2006/2
(N° 61), p. 49-77.
DOI 10.3917/chime.061.0049
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ESTHÉTIQUE
JEAN-CLET MARTIN

ENTRE DESTRUCTION ET
CONSTRUCTION : DELAUNAY

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« L’œil est notre sens le plus élevé, celui qui communique
le plus étroitement avec notre cerveau »1
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O N COMPRENDRA sans doute que la peinture n’est plus


une activité qui serait redevable aux catégories sub-
jectivantes de l’esthétique, pas plus que l’esthétique ne
Jean Clet Martin est
philosophe
devait se laisser rabattre sur les règles objectivantes issues de
ce que l’époque classique qualifiait de « Beaux-Arts ». Il ne
saurait plus être question ni d’objectivité, classiquement
fondée sur le réalisme des formes, ni d’ivresse romantique
des sens dans ce qui, avec Gauguin et Cézanne, se laissera
envisager sous le registre de la peinture constructive. Ni les
« Beaux-Arts », ni l’« Esthétique » ne donnent le nom de
cette activité spécifique dont Gauguin, d’ailleurs, fait men-
tion dans l’article de 19022, envoyé au Mercure de France,
activité que nous intégrons, depuis fort peu, aux mouve-
ments métastables des « Arts plastiques », plastiques et
génétiques, génétiques et morphologiques, ouverts aux
seules ressources de la ligne abstraite et de la couleur pure,
devenue expressive par elle-même.
Devenir « plasticien »3, en même temps que peintre, voilà
probablement l’innovation la plus remarquable de l’époque

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moderne, ce concept étant d’abord réservé à la sculpture et


aux travaux de démoulages susceptibles d’instituer une
forme dans une matière solide. Comment une dénomina-
tion de ce genre se détache de la seule statuaire pour
envahir l’ensemble des activités caractérisant les arts du
visible, cela n’est pas clairement explicable du point de vue
de la seule philologie, assez discrète sur l’origine de cette
mutation, pourtant signalée partout comme un tournant
langagier inauguré au milieu du siècle de Delacroix. Le
vocable de plasticien, en tout cas, nous aurait été imposé

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par les frères Goncourt en 18604, même si son usage ne se
répand qu’aux XXe siècle, sous l’influence d’une mutation
que l’abstraction de Delaunay aura largement contribuée à
faire connaître lorsqu’il affirmera, avec enthousiasme, que
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nous en sommes arrivés désormais « à un art de peinture


purement expressive, en dehors de tout style passé,
archaïque, géométrique, etc., un art devenant plastique »5.
La peinture devient plastique dès qu’elle se laisse guider par
les flexions et mouvements de la couleur, par les bifurca-
tions chromatiques de la lumière plutôt que par des motifs
et des thématiques reconnaissables ou figurables.
Qu’un changement de Concept ne soit pas un simple
caprice de la langue cela devrait reconduire plus d’un à la
puissance d’une Idée nouvelle, à la sensation d’une muta-
tion d’Univers à laquelle Gauguin aura été très justement
sensibles lorsqu’il tend à l’usage de couleurs pures ou
Seurat en déterritorialisant la facture des terres, des tons
terreux. Aussi, de l’une à l’autre des catégories par lesquelles
définir le genre de la peinture, n’a-t-on plus du tout à faire
au même monde. Et il serait vain de le déplorer, de rêver
d’un retour à un moment qui ne corresponde plus à rien
dans l’actualité de notre temps propre, comme Delaunay le
reprochera, à juste titre, à Picasso, travaillé par la tension,
certes destructive, d’un retour à la peinture classique telle

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que la Renaissance en avait jeté la perspective nouvelle. Il


s’agit, sous un retour critique de cet ordre, d’une réaction
néo-classique qui marque finalement « un état de fatigue
chez ces peintres qui ont eu leur temps6 », fatigués de
n’avoir pas épuisés toutes leurs virtualités, d’avoir tournés
dans le même sillon sans entrevoir l’épuisement de nou-
velles possibilités de vie, la qualité plastique d’une couleur
qui met en rapport des univers en état de bifurcation per-
pétuelle justifiant à elle seule l’injonction de Delaunay « la
Vie, c’est le mouvement ! […] Qu’un tourbillon Universel

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nous emporte, que les mille pensées qui grouillent en nous
s’agitent, en même temps, sur la toile et que leurs images
successives se heurtent et s’entrechoquent pour donner
dans le cerveau de celui qui regarde le tumulte de
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l’Univers7 » ! Plastique sera donc un art qui, depuis


Cézanne, fera coexister les images successives de l’univers
dans une simultanéité vivante qui dépendra entièrement
du cerveau. Les nappes vivantes de la durée sont simulta-
nées, mais de manière feuilletée, stratifiée, sans résoudre les
différentes couches de vie colorante à un amalgame homo-
gène. Des plans de vitalités entrechoqués, heurtés selon un
simultanéisme qui, poursuit Delaunay, n’a rien de
commun avec la maladie de certaines divisions mentales en
lesquelles se complaisent ces contemporains, attentifs à la
seule démence lisible à même les œuvres exposées.
Que la démence puisse accompagner les mouvements
d’abstraction de la création, au titre de symptôme d’un dif-
ficile outrepassement du conformisme ambiant, cela ne
signifie pas que le monde, reconduit à ses conditions abs-
traites explorées par l’artiste, induise en sa plastique, une
maladie, un état de folie, mais bien plus annonce-t-il la des-
truction des formes anciennes, quelles que soient les ten-
sions laissées béantes sur le corps de ce dernier, pour nous
conduire ostensiblement vers « des recherches d’équilibres

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d’un art neuf et sain et qui ne se prête pas à des déforma-


tions de démence »8. La nouvelle plastique est une
construction du monde, une simultanéisation de la durée
sans équivalent, une traversée de la bifurcation d’où naîtra
« la refonte d’une Europe nouvelle »9, impossible à envi-
sager du point de vue d’un retour néo-classique dont la
fatigue ne pouvait pas se frotter à la tâche plastique du
peintre moderne.
Cette tâche abstractive, reconduisant l’œil vers le plan
d’engendrement des formes, est une tâche qui, comme le

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revendiquera également Fernand Léger, doit s’engager dans
la création historiale d’une époque et d’un peuple, tout un
plan de coexistence, de contiguïté, de simultanéisme que la
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couleur doit pouvoir engager jusque vers une construction


politique. L’art de Delaunay est ainsi directement enté sur
« la crise actuelle en France et dans le monde », relative-
ment à cette « époque de destruction » qui nous caractérise
aujourd’hui et cette « époque de construction » qui
constitue la matière principale et le sous-titre du premier
aphorisme disponible, signé de la main de Delaunay :
indexation d’une crise dont on mesurera la distance
absolue qu’elle marque à l’égard de l’entreprise contempo-
raine de Husserl devant sa propre version du diagnostic
formulé par La crise des sciences européennes et la phénomé-
nologie transcendantale publiée assez tardivement (1935).
Mais ce constat du philosophe Allemand, au lieu de sonder
l’abstraction d’un plan simultanéiste qui puisse nous
libérer de la conscience par trop européenne, se laisse
séduire, probablement sous l’influence de la critique
Heideggérienne, par un retour aux grecs, retour aux ori-
gines, fussent-elles en elles-mêmes affectées d’un retard ori-
ginaire10 qui les mettra en suspens par-delà l’ensemble de
l’histoire sous la forme d’un destin qui reste à venir, comme
si les Grecs étaient plus devant nous que derrière nous…

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C’est en un sens inverse que Delaunay, à l’instar de


Delacroix pris par la séduction orientale du métissage,
pourra affirmer dès 1923 qu’il n’est pas question de suivre
la remontée vers l’origine de la géométrie Grecque tant
l’époque où nous vivons « brise les tables de la loi » et par
là « l’ancien testament de la peinture »11.
Au lieu de se soustraire à la volonté mélancolique de ras-
sembler la table brisée et de s’engager dans un véritable
simultanéisme du divers -ces turbulences que la couleur
traverse par pure contiguïté- la géométrisation cubiste par-

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ticipe encore d’une conception néo-grecque de la forme,
« dérive de l’ancien »12 dont elle restaure la brisure en reve-
nant vers son origine, fût-elle scissipare. C’est de cette « tra-
ditionnelle géométrie de l’espace » que Delaunay cherche à
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s’arracher, lui qui prend pleinement acte de la « convulsion


catastrophique » qui constitue « le moment le plus palpi-
tant et vivant de l’Art Moderne » par rapport auquel « les
étiquettes des cubistes, néo-grecs ou néo-platoniciens13 »
ne valent pas grand chose. A cette volonté de restaura-
tion14, Delaunay opposera, de façon tout nietzschéenne,
son « Arc-en-Ciel », son « rire au soleil »15, reprenant à
son propre compte la formule de Cendrars « nos yeux vont
jusqu’au soleil » (p. 109), non sans la prolonger et la filer
pour ainsi dire, vers une forme de gai savoir particulière-
ment éblouissant : « Ah ! la lumière est pure ! Nous
avons le doute, la peur ; comme tout est dramatique ! Mais
ces gestes, ce beau sourire gai, ce faux sourire, ce rire atroce,
ce fou rire triste, mais est-ce Dieu ? »16. Un rire simultané
de lumière manifesté avec un talent rare en 1906 dans la très
étonnante version du soleil appelée Paysage au disque.
Le paysage en question donne au soleil la posture d’une
masse compacte qui rejette l’ensemble de l’univers hors de
son disque blanc, auréolé concentriquement de larges
bandes saccadées de couleurs impossibles à mélanger,

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à intégrer en une fusion optique, la fusion étant pratiqué


sur un plan abstrait dont l’œil est lui-même un succédané.
Et l’abstraction de ce plan correspond précisément à la
blancheur du disque solaire qui réunit la totalité des cou-
leurs du prisme, suivant en cela l’expérience rotative du
disque de Maxwell, lorsque, en tournant assez rapidement
sur son axe, on y voit surgir le blanc éblouissant comme
synthèse simultanéisante des bandes colorées qui en recou-
vrent la surface. Chose impossible au niveau organique de
l’œil sachant ce que Seurat devait constater lui-même par la

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résolution rétinienne des couleurs dans le gris. Aussi,
conformément aux trouvailles des néo-impressionnistes,
Delaunay se sert de larges touches en pavés divisés, taches
de couleurs pures, rectangulaires, trop grandes pour se
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laisser absorber par l’œil de sorte que ce qui devient visible


ainsi c’est la distance infranchissable qui sépare chaque
nuance de la couleur, saccades et trébuchements qui ne
sont rien d’autre que ce que Delaunay qualifie de rire. On
voit naître alors une espèce de bourdonnement vital de la
couleur, le tremblement caractéristique d’un « frisson
optique », « un trouble rétinien, la pénible sensation
d’éblouissement » selon la formule de Maurice Denis
adressée à Matisse17. Plus fort que ne pouvait cependant le
soupçonner Matisse, Le paysage au disque se mue en un
véritable foyer de production lumineuse qui renoue avec le
processus du soleil, le processus réel des intensités qu’il
délivre. Le grain du visible émerge de manière aggravée,
trop chaotique, trop turbulent pour se laisser fondre dans
le mélange optique.
Aussi, devant l’impossibilité de compenser le morcellement
des touches, l’œil se trouve affolé par un mouvement de
balayage parcourant l’alternance des pavés de couleur pour
accroître le clignotement de la lumière qui fuse entre les
intervalles. Mais d’autres fois, c’est le noir, fortement

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déconseillé par l’impressionnisme, qui vient fendre le rap-


port de la couleur à la lumière pour interdire le franchisse-
ment des écarts, dans l’autonomie affirmée de chaque
touche, isolant ainsi les pavés colorés de leur voisinage
immédiat (Paysage nocturne, le Fiacre 1906). On ne com-
prendra pas autrement la remarque de Camille Mauclair
selon lequel « la couleur est, si le mot réel a un sens, la
seule réalité de la peinture […] or qu’est ce que la lumière
sinon la vibratilité atmosphérique, et qu’est-ce que la cou-
leur sinon des courants d’ondes lumineuses différenciés

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selon leurs rapidités et leurs densités »18. Chaque degré
que projette la masse solaire vit sur un rythme propre,
fendu d’un rire qui morcelle simultanément le paysage en
une mosaïque dont les fragments ne se réunissent plus de
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loin comme le voulait encore le pointillisme. D’où l’impor-


tance que Delaunay confère, après Rood et Brücke, à la
notion d’intervalle.
Aussi rapprochées que soient deux couleurs sur le cercle
chromatique, on se heurtera néanmoins au plus petit inter-
valle qui irrémédiablement les divisera pour faire voir une
hétérogénéité radicale. La couleur est affectée de grands
intervalles (les complémentaires dont l’écart sera de 180°
sur le disque coloré) et de petits intervalles (les couleurs
immédiatement voisines) dont la peinture constructive
doit chercher à composer les rapports en liant chaque inter-
valle à un degré de vibration différente19. De là naît un
rythme propre dont on saisira l’abstraction, sans aucune
attache à ce qui se laisse figurer au niveau de la perception
empirique des objets et des successions locales du ton. Ce
que Delaunay découvre, sur les chemins de la couleur, c’est
que le contraste simultané des complémentaires, dont
Delacroix déjà devait faire usage, au lieu de se résoudre
dans une osmose en laquelle l’œil pourrait effacer la déchi-
rure par un mélange optique, s’engage dans un rire qui sera

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conçu comme rythme. Un rythme qui vient du soleil où


seul pourra se fondre le cercle chromatique en une espèce
de pulsation blanche qui prend ensemble toutes les diffé-
rences du monde selon une multiplicité qualitative. Voilà
pourquoi, il nous faut remonter à la rétine du monde lui
même, en amont de l’oculaire photographique ou du cris-
tallin organique, jusqu’aux surfaces sur lesquelles il fait
rayonner les images, bien avant que la rétine ne les crible et
les filtre, pour se heurter à des taches irréductibles, diffé-
remment rythmées.

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Entre le vert et le rouge, comme Van Gogh l’avait drama-
tisé déjà par la descente aux enfers du magnifique Café de
nuit (1888), aucune réconciliation, aucune synthèse n’est
pensable. Mais, la tension introduite, les intervalles les plus
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insignifiants, au lieu de se résoudre par l’accélération de la


perspective découverte par le peintre arlésien, ne sauraient
être épongée par une vision qui les met à distance. Ces divi-
sions s’ouvrent bien mieux à des « contrastes disposés de telle
ou telle manière, créant des architectures, des dispositions
orchestrées se déroulant comme des phrases en couleurs »20.
À cet égard, si la couleur est une phrase, ce n’est pas au sens
que la philosophie analytique confèrera à ce terme, mais
c’est en fonction des intervalles, grands et petits, qui l’affec-
tent et nécessitent la construction d’un système de rapports
abstraits affrontés au blanc et au noir capables de les entre-
couper, de les fendre. La couleur ne relève pas de la langue,
d’un jeu de langage dont la construction serait significative
mais se noue dans une composition de rythmes qui battent
chacun à part. Elle est relation de vibrations, différence
vibratoire plus que relation de significations. À cet égard,
on ne s’étonnera pas que Delaunay puisse définir le tableau
comme une multiplicité : « un objet à multiples dimen-
sions formant des groupes qui s’opposent ou se neutrali-
sent, la couleur étant une mesure en vibration selon telle ou

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telle intensité, vu son voisinage et vu sa superficie, dans son


rapport avec toutes les couleurs. Telles vibrations d’un
orangé placé dans la composition à côté d’un jaune (…)
vibrent très vite. Si dans la composition, il y a un bleu
violet, le bleu violet formera une vibration avec l’orange
jaune : un mouvement beaucoup plus lent »21. On
obtient ainsi tout un dispositif de vitesses et de lenteurs qui
appartiennent constitutivement à la couleur pour elle-
même. Comment l’œil pourrait-il alors dépasser cette ryth-
mique primordiale et en effacer les injonctions sans se

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couper de la rétine vitale qui court sur chaque pan de la réa-
lité ? La couleur n’est donc ni un jugement ni une propo-
sition mais une relation de vitesse et de lenteur qui permet
de tisser des rapports rythmiques nombreux entre ses diffé-
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rentes composantes. Elle se tisse d’« ondes colorées qui se


succèdent, qui se meuvent » et qui se divisent en chan-
geant de nature à chaque étape de la division à l’instar du
cercle coloré de Chevreul lorsqu’il est interrompu de blanc
ou de noir, découpé en sections impossibles à recouvrir,
sachant qu’entre deux tons très voisins on aura toujours un
intervalle minimal qui engendrera une différence réelle.
Ce divisionnisme infini instaure un ensemble de liens dont
la complexité est telle que l’œil ne pourra en résorber la dif-
férence à la faveur devenue classique d’une synthèse réti-
nienne. Le monde est irrémédiablement cassé, dispars, sans
nul souci de poli. Mais il s’agit là d’une rugosité pas tou-
jours tangible, comparable en cela aux différences que la
langue a usées. Comme le note, fort à propos, Gauguin, «
dans les langues à flexions, les racines par lesquelles,
comme toutes les langues, elles ont commencé, disparais-
sent dans le commerce journalier qui a usé leur relief et leur
contours »22. Et c’est bien pourquoi Gauguin refusera le
mélange optique qui réduit les différences au profit du cloi-
sonnisme qui aggrave l’irréductibilité des couleurs pures.

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Ce n’est pas une fusion de ce genre que doit engager le


mélange optique « où l’on cesse de voir la jointure des
pierres, plus ou moins grossièrement rapprochées pour ne
plus admirer qu’une belle peinture lapidaire »23. Au
contraire, en se détournant de cette usure des langues à
flexion, la peinture moderne doit mettre la différence et le
rythme des intervalles en inflation. L’œil ne poursuit pas en
lui même ce que la nature n’a pas pu joindre, achevant par
l’art ce que la couleur à été incapable de résoudre. Si l’on
peut faire référence à un disque circulaire – ces formes cir-

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culaires que Delaunay explore depuis son projet autour de
L’équipe de Cardiff – sur lequel les couleurs peuvent se
souder de manière continue, cette continuité relèvera d’un
rythme, d’une vitesse de rotation dont on n’a pas suffisam-
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ment exploré les possibilités constructives, les hélices dyna-


miques de part en part vibratoires. Réunir les fragments du
visible, remonter à un œil fondamental capable de résorber
les intervalles de la couleur dans une synthèse phénoméno-
logique de la vision n’est pas le programme que se fixe
Delaunay, séduit au contraire par le rire solaire des couleurs.
Autant dire tout de suite que Delaunay, en qualité de plas-
ticien, ne saurait se satisfaire d’aucun retour vers une
méthode produisant les moyens de résorber, par la perspec-
tive, la tension solaire, de chercher une filiation qui
conduirait des beaux-arts aux arts plastiques, dans la
mesure où tout retour signerait la mort de l’art, ou plutôt
le suicide de l’art : « On ne peut remonter en vain un cou-
rant… [ ni ] les vérités acquises des temps présents, les
renier sans perdre l’intérêt de la vie propre, cette réalité de
chaque époque. Se forger ses moyens pour s’exprimer est à
la base des moyens mêmes de l’art et l’art véritable cesse
avec l’abandon de cet axiome »24, là où, à l’inverse, sera
« constructionniste » tout art qui entre en résonance élec-
trique avec l’époque, avec la vie qui la cristallise, une vie

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explosive, dispersive, que l’artiste assume en l’articulation


des possibilités qu’elle recèle et qui demeurent souvent dif-
ficiles à saisir avec des lignes et des couleurs.
Qu’il y ait a apprendre quelque chose des sauvages et des
primitifs, comme on le voit déjà sous l’impulsion orienta-
liste et africaine de Delacroix, cela ne marque en rien un
retour vers les arts barbares comme une solution apportée à
la crise européenne qui débute avec la perspective, le pers-
pectivisme par lequel la Renaissance place au centre de
toute signification possible la posture du sujet et l’espace

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phénoménologique déployé à partir du regard -cette mau-
vaise habitude prise avec «l’idée de vouloir représenter
l’espace par un truc mécanique, c’est ce qui a empoisonné
la peinture depuis des centaines d’années »25. Qu’il y ait
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différents types de perspectives, celle orientale du point de


fuite dans l’objet (les rails qui se rejoignent sur l’horizon
(>)) ou celle occidentale du sujet (les axes du point de vue
qui s’éloigne sur l’horizon (<)), cela ne change rien à
l’affaire, de sorte que le cubisme qui juxtapose les deux ver-
sions, reste pris entre les deux pôles d’un art objectif et d’un
art subjectif26. Chose dont les Arts barbares nous détour-
nent précisément en nous instruisant d’une autre manière
d’espacement, au travers d’autres coefficients de vitesse et
de composition spatiale complètement indifférents au
regard, fût-il impersonnel comme c’est le cas de la phéno-
ménologie en vogue depuis Maldiney. Pas d’espace du
regard, mais un art de pures surfaces, de pures vitesses
heurtées, un art « inobjectif » qu’il appartient exclusive-
ment à l’époque contemporaine de construire dans le
sillage de Gauguin, sachant que les sauvages et les primitifs
en sont restés à une conception encore successive de
dimensions pourtant déjà aperspectives. De la lignes, des
couleurs, ces derniers ne réussissent qu’à produire « un
mouvement relatif, successif (…) il y a les premiers rythmes

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colorés, mais toujours accompagnés d’un sens linéaire et


symbolique »27, avec, de surcroît, une tendance à prendre
l’arabesque comme cloison capable de séparer les couleurs.
C’est ce cloisonnement justement que Gauguin avait réac-
tivé par son séjour à Tahiti. Mais c’est sans doute un
rythme très différent que vise le constructionnisme de
Delaunay, un rythme qui tient de la frénésie de la ville, du
trépignement de la vie moderne, avec ses clignotements
électriques et ses vitesses de déplacement simultanées. Le
cloisonnisme en reste, sous la torpeur exotique des tro-

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piques, à une explosion de végétations violemment
contrastées. Mais ce bariolage des îles reste pris dans une
cloison encore immobile, dans une fixité de couleurs sus-
pendues, accrochées indépendamment l’une de l’autre,
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maintenues prisonnières par la force de l’arabesque qui les


sépare et les tient à distance alors que, en vérité, la couleur
est déjà divisée, en et par elle même, selon une vitesse que
Delaunay appelle « simultanéisme ». Il fallait donc éviter
que ne s’introduisît une coupure artificielle entre couleurs
qui « leur enlève tout le côté vivant : l’unité organique ».28
Cloisonnement que le cubisme portera dans l’objet, en cas-
sant le compotier de Cézanne selon une fragmentation qui
tient à la juxtaposition des perspectives orientale et occi-
dentale. Cette façon discrète de composer et de décom-
poser le compotier -le cubisme analytique- ne conviendra
pas à Delaunay qui cherchera, au contraire, une forme
dynamique de fragmentation, lorsque les couleurs se joux-
tent de manière continue mais fermement mises en tension
par des intervalles inexpugnables : « En art on doit
atteindre un but précis, plus profond, plus durable.
Donner l’équivalent d’un spectacle de la nature avec toute
la brutalité des éléments, la variété des matières et des
formes. Le tableau, naturellement, n’étant qu’une synthèse
d’équivalents et surtout d’ordre dans la conception et l’exé-
cution de l’œuvre » ou encore « un tableau est une syn-

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Entre destruction et construction : Delaunay

thèse de forces en présence : que l’on peut qualifier de lois


des contrastes »29.
En ce sens le tableau est un support, une surface où se
déchaînent les couleurs comme des bombes de la Grande
Guerre qui éclateront bientôt en se délimitant mutuelle-
ment par des explosions simultanées. Il est le réceptacle sur
lequel la lumière se déchaîne au travers des rythmes de cou-
leurs dans une espèce de croisement, d’intrication nulle
part visible ailleurs, à la fois matérielle et rétinienne.
Matérielle par l’absorption de toutes les couleurs dans la

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blancheur du disque solaire qui va les relancer au dehors,
déjà brisées comme les tables de la loi en autant de
« pixels », de pavés simultanés. Rétinienne, en un sens nou-
veau, par le jeu de phosphènes qui se contournent en
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autant de bulle sans mélange possible et que seule la vitesse


pourra assembler et faire vivre en harmonie.
Est plastique le monde rétinien capable de se matérialiser
dans le tableau, de tendre vers la lumière qui ouvrira, au
pavage de la vision, la vitesse, l’hélice qui pourra les joindre.
La rétine reçoit de la lumière la puissance de son rire dis-
jonctif autant que la simultanéité du spectre dont il faut
déjà affirmer la puissance expressive. Mais il s’agira d’une
expressivité matérielle qui ne relève pas de la psychologie.
C’est davantage la vitesse qui permet de fondre des
membres épars. Il y a des affects propres aux éclats lumi-
neux dont la constitution n’est pas intentionnelle mais déjà
matérielle. « Ce côté expressif tient (…) à la nécessité de la
matière –en tant que qualité et éclat- et la matière com-
mande à son tour par la qualité. La nécessité pour le peintre
de tenir compte d’elle, ce qui fait que telle ou telle matière
mêlée au pigment de la couleur modifie, si c’est l’huile ou
la cire, ou la colle, ce pigment d’une même couleur… selon
le plus ou moins de profondeur et d’éclat »30. C’est cet
éclat lumineux des matières, ce visuel propre à la matière,

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Jean-Clet Martin

accélérée par le travail du peintre qui devient plastique.


Mieux, c’est cette plasticité matérielle que la rétine doit
accentuer et investir de sorte que « cette qualité de la
matière <soit> à la base de toutes les plastiques »31. La
rétine étant le point où la vision des micro-intervalles de
couleur se trouve refoulée, criblée, voire filtrée à notre insu,
afin qu’ils harmonisent, il s’agit de reconstituer un tableau
rétinien en perpétuel conflit qui reproduise l’affrontement
du mélange réalisé par la blancheur du soleil éblouissant
toute la sphère oculaire. Alors devient accessible cette

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bataille moléculaire, cette mosaïque perceptive qui n’est
jamais visible en tant que telle par l’œil habitué à des syn-
thèses devenues passives32.
La question que pose la peinture de Delaunay est bien celle
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devenue traditionnelle de la forme : qu’est-ce qu’une


forme ? Mais la réponse plastique à cette question n’a rien
à voir avec l’idée Grecque selon laquelle la forme est pre-
mière où celle, moderne, qui affirmera qu’elle dérive d’une
constitution subjective, pas plus du reste qu’elle ne relève
d’une synthèse passive dans le sujet. A l’occasion des pre-
mières tentatives de Formes circulaires, Delaunay parle de
« premier tableau non-figuratif »33. Et ce que le non-figu-
ratif prend pour objet ce n’est pas la forme, mais ce qui se
tient en amont de la forme, « la sensation lumineuse brute »
dont parlait si bien Jules Laforgue34. Il y a une sensation
lumineuse, une sensation dans la lumière, une affection
réciproque des couleurs qui ne doit rien à une forme déjà
faite ou à une forme en train de se faire dans la genèse
optique. Ce que les tableaux de Delaunay affectionnent
c’est la visibilité, entre les formes constituées, de ce qui les
ouvre à de l’informel, à de l’inobjectif, à des formalisations
faibles, asubjectives et asignifiantes.
Que l’œil aille jusqu’au soleil, qu’il participe de son rire,
cela qualifie sa possibilité de se révulser vers des paysages

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Entre destruction et construction : Delaunay

encore non oculaires, des paysages où règne la brutalité de


l’éclat lumineux, avant les ajustements rétiniens successifs
qui vont le cribler, l’ordonner et lui imposer une figure, une
forme. Comme Goethe le savait déjà « l’œil ne voit aucune
forme »35. Pour que l’œil perçoive une forme, il faut autre
chose, une lutte entre polarités, une bataille très lointaine
des constituants du système perceptif, d’une phénoméno-
logie de la perception. Avant que se précise une forme, il
faut supposer une affection sauvage des couleurs, un conflit
non-figuratif, une « phrase » non-grammaticale, une syn-

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taxe non-propositionnelle où s’affirme le jeu abstrait d’une
sensation brute qui est comme l’âme du monde.
La forme est pour Delaunay un événement fugitif plus
qu’une essence. La forme n’a pas d’être, elle est événemen-
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tielle, correspond à une période, une périodisation de flux


très éphémères de « couleurs-mouvements » et de « cou-
leurs-temps » : art inobjectif et asubjectif qui, comme le
verra Appolinaire, est une art du « mouvement de la cou-
leur ». Aucune forme n’est donc donnée. Ce pourquoi
Delaunay pourra répondre au critique Charensol qu’il
s’agit bien plus d’accumuler une « masse de couleurs » le
long d’une route parcourue à toute allure, phénomène de
vitesse que Charles Malpel qualifie de la manière suivante :
« La vitesse en estompant les détails a appris à l’œil à syn-
thétiser, à ne voir que la masse des couleurs et des harmo-
nies dans la mobilité des formes. Car cette même vitesse
enivrante a enseigné aux plus réfractaires que la forme était
passagère, transitoire et quasi inexistante »36. Seules s’impo-
sent les rencontres de couleurs que la vitesse nous a appris à
investir comme autant de volumes virtuels. Toute forme est
ainsi une forme cinétique qui participe de la célérité et du
rythme par lequel se laisse parcourir les intervalles de couleur.
La couleur, abordée de manière inobjective, lorsque les
figures laissent place à la sensation brute, cesse d’être une

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substance. Elle déborde l’opposition de la substance et de


l’accident, de l’essence et de l’apparence pour valoir comme
un événement, une singularité prélevée sur la joie disloquée
du soleil : « Le dynamisme des contrastes de couleurs où
l’élément linéaire n’est plus, c’est la forme même issue des
contrastes en vibration simultanée des couleurs qui est le
sujet – la forme mobile totale – non descriptive ni analy-
tique comme dans le premier cubisme. C’est la forme en
mouvement, statique et dynamique. Les éléments constitu-
tionnels sont les couleurs ; les unes vibrent lentes, en

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opposition aux rapides et extra-rapides »37. On notera
donc que, par forme, il convient d’entendre un paquet
d’événements micrologiques dont les relations s’ouvrent à
une genèse statique et dynamique comme cela est visible
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dans Les trois grâces déportant complètement la manière


dont Seurat avait ouvert une fenêtre dans la structure de
l’espace fermé par ses Poseuses. Les trois grâces entrent dans
l’atmosphère qui vient pour ainsi dire en manger le
contour. Elles sont entièrement solarisées, comme sur un
négatif photographique les formes seraient vaporisées par
l’ouverture du boîtier, volatilisées, devenues volatiles. Elles
ne sont plus placées dans une chambre en laquelle dislo-
quer le mur par le gazon extérieur comme cela se produit
encore pour La Grande Jatte de Seurat. Elles envahissent,
désormais, l’espace en se laissant traverser par l’éclatement
de la lumière et la transparence des matières : purs aspects
au sens où Manet rêvait d’en projeter la découpe dans une
atmosphère délocalisée.
Entre les corps et le milieu ambiant s’ouvrent de minces
couches pelliculaires, feuilletant les différents aplats, et qui
leur permettent de fuir, de se décorporer, non sans être
absorbés par la vibration des couleurs. On sera sensible de
ce fait à d’incessants passages capables de faire transiter les
formes par des plans inframinces de sorte que, par delà la

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Entre destruction et construction : Delaunay

facture brisée, destructive de l’œuvre, leur grâce construise


une forme de continuité par transparence. Comme l’écrit
Gyorgy Kepes, à propos des structures pelliculaires,
affirmer que les figures sont transparentes, c’est reconnaître
« qu’elles sont en mesure de s’interpénétrer l’une l’autre
sans s’annuler optiquement. Mais la transparence possède
autre chose que cette seule qualité optique ; elle implique
un ordonnancement du spatial plus large. La transparence
signifie percevoir simultanément différentes couches spa-
tiales. Non seulement l’espace se déploie, mais il est fluc-

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tuant, et ce, en une activité permanente »38. À la différence
des Demoiselles d’Avignon de Picasso, Les trois grâces exécu-
tées en 1912, ont pour objet la transparence des corps qui
se traversent et se joignent dans une fusion qui n’est plus du
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tout optique mais lumineuse, semblable à celle des couleurs


fondues sous la blancheur du disque solaire et redistribuées
par un rythme de pavés impossibles à résorber sur le plan
de la vision à distance. Ainsi de La ville de Paris (1912) où
il n’est plus question d’admettre la séparation du dedans et
du dehors, déjà dramatisée par Seurat -ce qui fera à dire à
Princet, dans une lettre à Delaunay, qu’il est le seul conti-
nuateur de l’œuvre de Seurat lorsqu’il s’agit de « se servir
de la lumière pour éclairer la couleur »39. La transparence y
est telle que le corps des trois grâces flotte à même les élé-
ments de l’architecture, traversant les murs et se fondant à la
rue dans une espèce de promenade imperceptible que
Virginia Woolf réalisera bientôt au niveau de la littérature. La
transparence se parachève dans le diaphane, dans l’imper-
sonnel et l’incolore de la pure lumière lorsqu’elle touche à sa
blancheur la plus légère, jouant comme élément de transition
entre les couleurs sans n’opposer plus aucune résistance à leur
vitesse de contagion, chose impossible au niveau de la photo-
graphie que la solarisation du cliché rendra déliquescent.
La grande leçon des Fenêtres (1912) doit, en ce sens, pour-
suivre cette entreprise d’effacement des objets par la

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lumière, selon un évanouissement qui n’a plus rien de


commun avec leur destruction, mais qui concerne davan-
tage leur évaporation dans l’abstraction qui les emporte,
laissant la place libre à l’énergie vibratoire des couleurs. On
met dès lors le pied dans ce qu’il faut bien appeler « pein-
ture pure », où se trouvent mis en chantier, dans une
espèce de mouvement propre, les différents rapports gira-
toires, et strictement plastiques, qu’entretiennent les cou-
leurs, au point de découvrir le point de passage, de
transition qui les entraîne à fondre l’une dans l’autre. Et

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c’est bien cette exigence diaphane que Delaunay thématise
en écrivant à Kandinsky qu’il poursuit « des recherches de
transparence de couleur »40, des degrés de plus en plus abs-
traits eu égard aux figures et aux objets durement installés
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dans la lourdeur de leur masse. Ce qui est atteint par là, ce


n’est pas tant la fenêtre qui s’ouvre sur le dehors que la vitre
où se produit la vitrification optique. S’installer dans la
transparence de la vitre, dans son plan d’échange et de cir-
culation lumineuse, désigne la conquête même de l’abs-
traction, de la peinture pure, flottant en un milieu qui
constitue le grand échange, le brassage perpétuel d’où naît
l’univers, à l’instar de la grande roue chaotique introduite
au niveau des Trois Fenêtres, la Tour et la Roue. Mais c’est
incontestablement l’Hommage à Blériot qui va le plus loin
vers la pénétration d’un paysage chromatique inobjectif,
lorsque l’espace se contorsionne en autant de bulles lumi-
neuses, comme sur un manège, broyées par une hélice dont
la ventilation nous donne accès à l’affinité des couleurs, à
des affections et sensations neutres, à des qualifications
impersonnelles. Et ce qui importe ici, ce n’est pas le regard,
l’orientation de l’espace par le regard, affûtant la séparation
du dedans vis à vis du dehors, mais bien plus la façon de
rendre la dynamique par laquelle se crée une image sous la
lacération du « paysage au disque », absolument plat, sans
profondeur configurable. Un paysage composé de bulles

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Entre destruction et construction : Delaunay

ayant nulle solution de continuité autre que la transpa-


rence, un paysage cérébral qui n’est pas une visée, une pro-
fondeur échelonnée de distances mesurables, mais une
bataille de foyers colorés qui se confondent avec la vision
accélérée. A condition de rentrer dans l’épaisseur hautement
différentielle de la matière, dans ses éclats et exaltations qua-
litatives suivant en cela une vitesse infinie, cette vitesse élec-
trique que le cinémascope met en œuvre pour sauter par
dessus la rupture originaire des images, le caractère discret
du photogramme, cette forme cinétique, cinématique qui

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donne naissance à un vertige dans l’œil, à des saccades qu’il
convient de réenchainer comme en un fondu vitrifié.
Les tableaux de Delaunay fonctionnent à cet égard comme
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des objets scopiques, panoptiques invitant la simultanéité


déchirante des points de vue à un réarrangement obtenu
par la vitesse. Seule la vitesse est un vecteur de transpa-
rence. Exigence déjà visible avec les Fenêtres au travers de
quoi la Tour Eiffel se fragmente en cumulant des aspects du
dedans et du dehors devenus incompatibles, superposés sur
l’écran de la toile, redéployant une expérience dont Manet
déjà devait nous donner l’occasion d’entrecroiser le fondu.
On dirait qu’il s’agit de se crever l’œil, de l’étaler en une
surface diaphane, comme cela se produit dans l’autopor-
trait quasi énucléé de Delaunay, élaboré en 1905-1906 :
une surface écartelée qui sera celle du tableau lui-même, un
peu comme si l’œil se mettait à faire du cinéma où plutôt,
à l’instar de ces machines nouvelles que sont le photorama
ou le cyclorama, à devenir panoptique. Ce qui revient à
voir non pas l’invisible du visible sur le mode phénoméno-
logique de la perception, mais de projeter dans le visible la
vitesse éclatante et « synthétique » qui, partant du cer-
veau, se concentre en un œil vivant, insoutenable, rejoi-
gnant la blancheur du soleil, le modifiant en une lampe
aussi magique que celle que Proust fait tourner dans sa

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Jean-Clet Martin

chambre pour alimenter ses rêves et redonner à la matière


sa qualité, ses éclats micrologiques, ses vibrations internes,
non sans substituer « à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où
des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané »41.
Cette logique du vitrail, explorée par le peintre autour du
Vitrail de la visitation de la cathédrale de Laon, très étran-
gère au cubisme par la réunion des tons qu’elle rend pos-
sible sur une rétine en mouvement, cette animation

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visuelle par la couleur n’est pas très éloignée de la tentative
Delaunienne des vues de Saint-Séverin entièrement sou-
mises au voisinage dynamique de complémentaires dont la
juxtaposition intégrale implique la constitution d’un
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Rundblick, d’une sphère visuelle incarnée en un volume


intérieur puissamment architecturé par les éclat d’un soleil
extérieur, devenu lui même interne, placé in muros. Le
vitrail est une expérience de la transparence, de la fusion de
couleurs qui s’entrepénètrent sans résistance, en un cercle
coloré dont on voit se construire l’hélice au niveau du dernier
tableau concernant Saint-Séverin(n°7), retouché en 1915.
On conclura de ce mouvement circulaire que toute simul-
tanéité conduit nécessairement à la sphéricité comme cela
est évident depuis Philipp Otto Runge qui, en cherchant à
associer toutes les couleurs ensemble, en un même espace,
obtient une sphère, voire un disque à la manière goe-
théenne -une rétine du monde ! Comme Runge a su le
rendre manifeste « on a quelque fois tenté, à titre expéri-
mental, de représenter sous forme de table le rapport réci-
proque des tous les mélanges. Or la figure qui doit exprimer
l’ensemble de tous les rapports ne saurait être arbitraire.
Plutôt sera-t-elle ce rapport même, car elle procède néces-
sairement de l’attirance et de la répulsion réciproque des
éléments »42. Et Runge de conclure : « Il doit être évident

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Entre destruction et construction : Delaunay

au lecteur attentif que nulle figure d’une table exhaustive


de tous les mélanges ne peut se trouver sur une surface
plane, mais qu’elle peut seulement être déterminée par un
volume »43, de sorte que le disque colorée de Goethe n’est
rien d’autre qu’une coupe pratiquée dans la sphère et
pourra être obtenu par une visualisation effectuée depuis
l’un de ses pôles, vu d’en haut. La sphère de Runge est une
vision simultanée des couleurs, une vision qui cherche à
établir dans l’instant les rapports que chacune doit entre-
tenir avec l’autre. La systématicité colorée implique évi-

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demment un certain espace, un rythme déterminé qui n’est
pas celui des couleurs vues de façon successive. On peut
passer du jaune au bleu de façon linéaire, comme sur un arc
en ciel, mais si on se rend attentif aux rapports qui s’éta-
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blissent entre ces couleurs on obtient nécessairement une


sphère ou un disque et cela indépendamment de l’inten-
tion de celui qui opère. Une rondeur, une chambrée, une
excavation murale qui « configure l’espace de la représen-
tation sur la forme hémisphérique de la rétine »44, non
sans que la maison, déjà évoquée par Seurat, ne se
confonde finalement avec la boîte crânienne d’un cerveau.
Si l’espace est perçu comme une réalité polyphonique
simultanée, sa forme sera forcément sphérique, dimension-
nelle, volumétrique, cérébrale. Ce pourquoi, il s’agira, dira
Delaunay, « de condenser l’espace 45» des cubistes, là où le
cube se présentait encore comme un ensemble de trois
dimensions qu’il conviendra, désormais, de prolonger vers
« une quatrième dimension ». Raison pour laquelle il
serait urgent de soumettre la couleur « au simultanéisme
antidescriptif et formel dans le sens d’une dynamique plas-
tique qui devait avoir sa réalisation dans la sphère –sphé-
risme et rondisme en opposition au cube antique, [à la]
géométrie euclidienne…46». Un sphérisme, un rondisme
qui portent la couleur à générer une intériorité visible, une
crypte mosaïcalement rompue qui se confonde avec la

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Jean-Clet Martin

cavité oculaire écartelée sur le tableau. L’œil se modifie


ainsi en une espèce de photogramme rompu par les
soixante et onze segments de la couleur dont seule
la vitesse pourra franchir les micro-intervalles par effet
de transparence.
La série des vues de Saint-Séverin, la disposition arrondie
de l’intérieur de la basilique est une construction qui
concerne la gestion circulaire du regard comme si certains
aspects de la sphère de Runge pouvaient être vus de l’inté-
rieur, produisant ici où là un disque coloré. Dès que les

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couleurs se voient non plus de façon successive mais simul-
tanée nous obtenons nécessairement des hémisphères, des
encéphales qui ne sauraient devenir visibles de l’intérieur
qu’à suggérer une distorsion optique, éprouvée par les
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occupants d’un manège. Chose que la version étrange de


1913 du Manège de cochons réussit à rendre visible selon un
tourbillon qui rend hommes et femmes à leur indiscerna-
bilité animale non sans expérimenter l’essence mobile de ce
devenir, la dissolution des repères spatiaux éprouvée sur le
dos de cochons tournoyants à une vitesse qui redonnera au
monde ses possibilités mêlées, son volume de sphère, sa
continuité initialement rompue en « pixels »infranchis-
sables47. Ce que la version du Manège au cochons, réalisée
sur le verso de Fenêtre n°39 (1906), laissait déjà entrevoir
par une singulière inversion du dedans sur le dehors et du
dehors sur le dedans, puisqu’on ne peut plus saisir ici le
point d’où se fait le vue, les personnages extérieurs au car-
rousel étant eux-mêmes entraînés dans la danse de la
machine, embarqués par une sarabande qui les agglomère
aux éléments internes du manège, devenus inséparables des
éléments décoratifs qui coiffent l’ombrelle tendue de la toi-
ture, indiscernables encore des luminaires, déphasés par la
vitesse de rotation. La vue n’est donc plus celle d’un agent
qui se trouverait pris sur le dos d’un cochon, pas plus que

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Entre destruction et construction : Delaunay

celle d’un passant qui assisterait de l’extérieur aux circon-


volutions de la machine. Elle flotte pour ainsi dire sur
l’interface d’une vitre, entre le dedans et le dehors du cercle
que trace les cochons, comme si l’intériorité était déjà plus
extérieure que toute extériorité tandis que l’extériorité
devenait plus intérieure que toute intériorité. Aussi les
coiffes, chapeaux, luminaires et robes se mêlent-elles sur la
ligne circulaire d’une spirale, lorsque l’enroulement du
mouvement conduit le dehors à s’infléchir tandis que le
dedans se dilue de plus en plus vers les courants d’air noc-

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turnes d’un ciel halluciné.
Plus paradoxale de continuité que la vue étrange déployée
par Manet, au niveau d’un Bar aux Folies-Bergères, la
condensation de l’espace à laquelle vise Delaunay est, de
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fait, inséparable des expériences optiques et architecturales


de son temps et n’est pas si loin de la rotonde des Nymphéas
auxquels Monet avait donné une forme cylindrique. Mais
cette circonvolution n’est pas encore la condensation d’une
spirale et ne se réalise pas selon les dimensions requises par
le manège, par le mouvement vertigineux qui lui est
propre. Cela est vrai tout autant du photorama des Frères
Lumière avec ses multiples objectifs rotatifs projetant
toutes les images sur une toile circulaire mobile, d’un rayon
de dix mètres. Que ce soit Monet réalisant le rotonde des
Nymphéas ou les frères Lumières dont sont connus les dis-
positifs cinématiques, la géométrie projective qui est la leur
appartient encore au plan. Le cylindre en effet, fût il
immense par son diamètre, n’est qu’une variété du plan et
les figures ne se déforment pas de l’un à l’autre. Il suffit de
tracer sur une feuille de papier un triangle et de rabattre les
deux bords du papier, en obtenant par là un cylindre, pour
noter que la géométrie de la figure restera la même, infé-
rieure en tout point à ce que Delaunay vise en invoquant
une quatrième dimension..

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Très différente sera donc l’expérience de la spirale que


Delaunay met en oeuvre à même le format du tableau. Un
travail de cette ampleur aura pour exigence de réunir des
espaces totalement hétérogènes puisque, en reproduisant
sur un plan des notions sphériques, on aura à faire à des
géométries incompatibles, à des variétés de dimensions,
sans bord commun, induisant une déformation des formes.
Au lieu que la forme génère le plan se sera l’accident qui
s’imposera à la forme, en même temps qu’une courbure du
plan, selon une logique strictement événementielle et non

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plus essentialiste, substantialiste. En effet, la forme, dès
qu’elle se soumet à des accidents cinétiques, cesse, par-là
même, de pouvoir se concevoir comme une substance
immuable pour se prélever plutôt sur l’hétérogenèse du
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visible, entièrement assumée par l’œuvre de Delaunay. Ce


pourquoi, toute la question posée par Delaunay sera de
concevoir « comment trouver dans la couleur la condition
même de l’apparition de la forme et dominer ainsi le visible
dans la représentation d’un halo chromatique conçu
comme une alternative au chaos de l’incandescence »48.
Où l’on comprendra aisément que Delaunay, au nom
même de l’abstraction, nous fait passer dans un autre uni-
vers que l’univers de la forme substantielle, la forme n’étant
plus du tout ce principe grec ou euclidien d’explication des
choses, ni davantage ce qui ferait la définition de son iden-
tité puisqu’elle se modifie sous l’influence de certains évé-
nements dont la visibilité concerne un art plastique, un art
abstrait empêchant toute stabilité acquise de la définition.
La forme naît, en réalité, d’une suite d’accidents topolo-
giques qui la travaillent et la recourbent en l’extrayant pro-
gressivement du chaos chromatique virtuel. Même si la
couleur, prise dans la simultanéité des rapports possibles
qui la structurent, adopte une forme circulaire, cette forme
n’existe nulle part de manière actuelle. Il s’agit plutôt d’un

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Entre destruction et construction : Delaunay

formation virtuelle que Goethe déjà avait qualifiée d’


Urphänomen, phénomène d’avant toute phénoménalité,
plus profond que toute apparition, plus ancien que toute
origine visible, la part transcendantale, abstraite, de l’expé-
rience colorée. Que Runge réussisse à tracer une forme de
ce genre ne signifie pas que la sphère obtenue puisse être
conçue comme une structure fixe. En réalité chaque seuil
de cette sphère, selon qu’on le rapporte à un voisinage dif-
férent, se modifie pour suggérer la figure d’un kaléidoscope
circulaire. Cette sphère est une virtualité chaotique qu’il

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faut saisir en un mouvement perpétuel dont chaque degré
permet d’actualiser une forme particulière. La sphéricité
n’est donc pas encore une forme stabilisée, mais l’affronte-
ment de milliers de formes en lutte, en tension, incapables
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de se réaliser toutes, mais toutes impliquées déjà dans le


potentiel de la transparence. Raison pour laquelle
Delaunay pourra dire que « les couleurs ayant leurs
limites, leurs rapports » seront « variables à l’infini à l’aide
des intervalles et de leurs multiples emplois »49. Par consé-
quent, affirmera-t-il encore, dans une longue phrase qu’il
conviendra de reproduire intégralement, « l’objet mesu-
rable qu’on appelle le tableau, surface à deux ou plusieurs
dimensions se lisant simultanément dans le rayon visuel,
devient-il un objet de multiples dimensions ; ces multiples
dimensions forment des groupes, qui s’opposent ou se neu-
tralisent, la couleur étant une mesure en vibration selon
telle ou telle intensité, vu son voisinage et vu sa superficie,
dans ses rapports avec toutes les couleurs ». Une totalité
qu’il qualifiera, dans une langue étonnamment proche de
celle de Deleuze, de « diagramme »50.
Ainsi, à prendre le tableau dans la simultanéité des cou-
leurs, on obtient réellement une multiplicité dimension-
nelle qui déborde le plan d’après une vibration et un
rythme dont les intervalles se déploient de manière

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volumétrique au lieu de se contenter d’imiter, par la pers-


pective, la profondeur. Et c’est là, une traversée infinie de la
courbure, une nouvelle expérimentation de la profondeur
qui s’imposera à Delaunay dès la confection de la série des
vues de Saint-Séverin. Une oeuvre qui marquera la pre-
mière rupture véritable avec le perspectivisme de la
Renaissance, chose que le cubisme ne saurait revendiquer
pour lui-même tant il reste inféodé à l’analyse géométrique
classique, insensible aux virtualités qui bouillonnent dans
l’universelle transparence lumineuse. Et ce qu’il faut,

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désormais, entendre par-là, concerne la profondeur maigre,
infra mince, qui met en transparence la structure pellicu-
laire des applats colorés, dont Delaunay joue même au
niveau photographique du cliché qu’il réalisa en 1914,
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d’un cheval prisme sur fond de disque.


Impossible de détailler l’espace de ce cliché sur la base
d’une profondeur habituelle. Et pourtant la profondeur de
ce dispositif s’est élaborée dans l’espace réel à trois dimen-
sions. Le cheval se trouve, bel et bien, posé devant le
disque, pour ainsi dire à distance. Mais cette distance sera
annulée par les aplats de couleur qui recouvrent l’animal et
qui répètent ceux du disque, supposé faire office de fond.
Le fond et la forme, en réalité, s’engagent dans une espèce
de distinction asymétrique où le cheval se distingue de
l’arrière-plan mais sans que ce dernier puisse en être dis-
tingué. L’intrication est telle que le cheval entre en une
espèce de réalité diaphane, devient transparent pour laisser
s’exprimer en lui toute la tension, opéré par le fond, en une
perspective « éfondée », écrasée, mais d’où la forme pourra
extraire toutes les ressources de son chromatisme. On
obtient ainsi un contour menacé d’indiscernabilité perpé-
tuelle que l’œil-cerveau doit rectifier sans cesse afin que
l’animal ne disparaisse pas, absorbé dans cette zone solari-
sante, déliquescente, préindividuelle d’où il se prélève

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Entre destruction et construction : Delaunay

néanmoins et dont il se détache non sans que le fond pour-


suive son travail d’abstraction sur la figure ainsi mise en
instabilité perceptive. L’œuvre en question à beau contenir
un objet naturel, sous la forme du cheval en bois, mais on
y voit se perdre toute intention descriptive et tout repère
naturaliste dans l’explosion d’une peinture pure. Peinture
en laquelle l’œil se sent happé pour reconstituer une pro-
fondeur, une espèce de vertige qui le fait passer, par une spi-
rale mentale, du cheval en direction de la cible, posée au
fond, pour se perdre dans le centre noir auquel répond le

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demi-cercle blanc, tracé sur le dos de l’animal. On ne com-
prendra pas autrement l’expression célèbre de Delaunay
devant l’expérience du disque : « J’ai trouvé, ça tourne »51.
On verra ainsi que l’œil se trouve « brutalement confronté
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au mouvement giratoire des couleurs sans qu’il puisse assi-


gner à cette dynamique un centre qui ferait fonction d’ori-
gine »52 puisque le centre est lui même mis en tension par
une différence de potentiel produisant ce rythme que répé-
tera l’ensemble du tableau. Ce qui caractérise alors l’entre-
prise de Delaunay repose sur le lien qu’il construit « entre
topologie des couleurs, topographie rétinienne et mobilité
oculaire »53 soit le mouvement même entre couleur, œil et
cerveau, lorsque la peinture devient capable de créer, non
pas une image en mouvement comme au cinéma, mais un
« mouvement statique »54, une genèse statique de l’image
que seule la couleur peut rendre à sa visibilité, notamment
par le jeu des hélices dans Hommage à Blériot (1914). La
stabilité y entre en pure vibration pour libérer les remous
de la lumière qui viennent dématérialiser les corps, pris
dans la suspension du diaphane, dans le bain de transpa-
rence de l’hélice que la vitesse rend presque imperceptible.
De l’hélice à sa transparence, il fallait la vitesse comme pas-
sage. Il y a, dès lors, des mouvements statiques en lesquels
s’immerge le cerveau pour y découvrir une surface

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d’abstraction nouvelle, un plan pour des tensions et des


sensations seules redevables à la vitesse qui, par la rotation,
devient solide, consistante, tout en accédant à la transpa-
rence d’un disque tracé depuis le mouvement de l’hélice.
Notes
1. Delaunay Du cubisme à l’art abs- 15. Ibid. p. 105.
trait, Paris, S.E.V.P.E.N. 1957, p. 16. Ibid. p. 148.
146
17. M. Denis, Le soleil in Le Ciel et
2. Cf. Gauguin, Oviri, op. cit. p. 251. l’Arcadie Paris, Hermann, 1993 p.
3. Ce concept, propre à la statuaire 116-123.
depuis le xviii e siècle, se trouve 18. C. Mauclair, Idées vivantes,

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exporté vers tous les arts lorsqu’ils Paris, Librairie des anciens et
entrent dans leur période construc- modernes, 1904, p. 258
tive. Comme le dit R. Huygue, « la
19. Cf G. Roque, Art et science de
peinture peut, sans scrupule, par-
la couleur, Nîmes, Jacqueline
tager avec la sculpture et l’architec-
Chambon, 1997, p.350.
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ture la dénomination d’art


plastique, tant qu’elle s’attache à 20. Ibid p. 66.
leur problème essentiel : la 21. Ibid p. 60.
construction des formes », 22. Gauguin, Lettre à Strindberg, 5
Dialogue avec le visible p. 192. février 1895, op. cit. 135.
C’est la couleur qui l’entraînera
vers un tel constructivisme (Ibid. p. 23. Ibid, p. 135.
75-76). 24. Delaunay, op. cit. p. 54
4. Cette filiation est donnée par le 25. Ibid p. 56.
Petit Robert sous la rubrique « plas- 26. Cf. p. 57.
ticien ».
27. Ibid, p. 56.
5. Robert Delaunay, Du cubisme à
28. Ibid p. 56.
l’art abstrait, p. 159
29. Ibid p. 59.
6. Robert Delaunay, op. cit. , p. 54.
30. Ibid p. 104.
7. Ibid. p. 141.
31. Ibid p. 104.
8. Ibid. p. 55
32. On ne saurait contester à cet
9. Ibid. p.55.
égard la similitude de facture entre
10. C’est le constat du petit essai la madone de la basilique Saint-
de Husserl au sujet de L’origine de Apollinaire des archives de J.-L.
la géométrie, traduction et intro- Delaunay avec la Poétesse (1906).
duction de J. Derrida, PUF, 1962. 33. Delaunay, op. cit. p. 76.
11. Ibid p. 104. 34. J. Laforgue, Œuvres, Paris,
12. Ibid p. 99. Mercure de France, 1903, p. 136.
13. Ibid. p. 105. 35. Goethe, Traité des couleurs, p.
14. Ce retour de Picasso vers une 80.
géométrisation grecque culminera 36. Ch. Malpel, « Le salon des
bientôt, en 1925, dans une œuvre indépendants », La revue méridio-
intitulée, Tête et bras de plâtre. nale, n°4-5, Mai 1912, cité par

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Pascal Rousseau dans le catalogue 46. Ibid. p. 105.


Delaunay op.cit p. 82.
47. La composition par « pixels »
37. Delaunay, op. cit ; p. 75.
est affirmée avec le plus de puis-
38. Cité par C. Rowe et R. Slutsky
dans Transparence réelle et vir- sance dans Fenêtre sur ville n°3,
tuelle, Paris, Ed. du Demi-Cercle, 1911, qui comporte au verso des
1992, p. 37.
fragments de Manège au cochons,
39. Lettre citée par Pascal
Rousseau, Catalogue Beau-bourg, 1906.
op. cit. p. 160.
48. P. Rousseau, Catalogue Robert
40. Delaunay, op. cit. p. 178.
Delaunay p. 91.
41. Proust Du côté de chez Swann
I, 1, Pleiade Vol. 1, 1987, p. 9 49. Delaunay, op. cit.p. 61.

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42. P. O. Runge, Peintures et 50. Ibid, p. 60.
écrits, Klincksieck, 1991, p. 92.
43. Ibid. p. 100. 51. Delaunay, op. cit. p. 217.

44. L’expression est de Pascal 52 Pascal Rousseau op. cit. p. 213


Rousseau, Robert Delaunay, De
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l’impressionnisme à l’abstraction, 53. Ibid., p. 213


Paris, Editions du Centre
54. Dans un entretien avec Louis
Pompidou, 1999, p. 77.
Chéronnet, Delaunay utilise cette
45. Delaunay, op. cit. p. 105, note
1. expression.

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