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Jean-Clet Martin
2002/4 n° 38 | pages 33 à 39
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ISSN 1144-0821
ISBN 9782130522737
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2002/4 - N° 38
ISSN 1144-0821 | ISBN 2-13-052273-4 | pages 33 à 39
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JEAN-CLET MARTIN
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Du monde inorganique
des forces
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gommage. Le signe ne fait signe qu’en se purifiant de sa propre matérialité, du support qu’il
cesse de désigner, mué en signifiant disponible pour accueillir des contenus parfois très
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éloignés de sa matière. Ainsi de la moindre trace de pas sur une plage déserte indiquant une
présence, faisant signe vers une référence qu’elle dévoile tout en se creusant d’un vide,
entièrement mise en retrait au profit de l’exercice de la désignation. La peinture, dans le
prolongement de ses intentions signifiantes, du tour idéatif de son platonisme, s’engage dans
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une mise en arrière délibérée de sa matière, un rejet dont la disparition laissera néanmoins des
traces à la pointe de ce retrait. Cela peut se voir, du reste, en n’importe quel trait, en la finesse
de sa ligne de partage, faisant contour, limite de séparation entre des motifs sans pourtant se
donner à voir, s’effaçant au profit d’un cerne de choses ou d’idées. Il n’empêche qu’en sa
finesse devenue idéale, en son incise éthérée, le trait éludé garde de la matière sa dureté qu’il
condense, amasse, rétracte jusqu’en un fil invisible, puissant comme un acier trempé.
C’est peut-être bien l’effacement de la matière qui constitue le sujet de la peinture moderne.
Ne rien laisser voir du procédé employé, des pinceaux rudimentaires, du recouvrement
anarchique des couleurs, cela constitue le talent de l’artiste, ou sa vertu propre, sachant que le
grand peintre sera célébré pour sa capacité à rendre visible l’évanouissement matériel du trait.
Ce n’est guère une ligne qui sera perçue, dans le tableau, plutôt que son effacement
susceptible de délivrer un horizon, l’allure d’une montagne qui se sépare du ciel, l’incise
d’une forme pure qui se dégage de son contexte.
Soit l’œuvre incontesté de David ! La pureté du trait confine à l’abstraction ! Ce n’est pas la
matière qu’elle célèbre ! C’est la volonté froide de mettre en scène une Idée. La peinture de
David a quelque chose de socratique. Ce n’est, certes, guère un hasard si on lui doit la
représentation de Socrate au moment de prendre la ciguë réalisée en 1 787. Socrate se tient au
milieu de ses amis, inhumain, insensible à la mort vers laquelle il tend la main droite, en même
temps que la gauche pointe vers le haut, vers l’immaculé règne de l’Idée, la toge retombant en
plis irréprochables qu’aucune étoffe, rebelle à tout arrangement, ne saurait admettre. Le tissu
se modifie en un marbre plus fin que toute matière, plus dense que toute tresse et laisse
rebondir un torse sans poils à la musculature qu’aucun excès ne vient surcharger de sa matière
pondérale. Jamais David ne peint un homme plutôt que ce qu’il devrait être : un genre, un
idéal de vie qui se voit gelé dans un granite pur de toute empreinte, de toute écorchure, lisse
comme un diamant. Que dire encore de L’enlèvement des Sabines (1 799), où se joue un
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affrontement, un corps à corps armé, sans que ne pointe aucune goutte de sang, aucun
tumulte : guerre absolument chirurgicale, composée de soldats aux postures dignes de Dieux
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Olympiens. Chaque geste se voit immobilisé en une pause calculée par une stricte morale.
Nulle grimace, nul débordement de sentiment, chacun conquiert sa place, altière, selon une
mise en scène totalement abstraite. Aucun faux pli ne vient compromettre ce décor vidé du
moindre hasard, du moindre clinamen de matière. D’où le sentiment d’un usage uniforme et
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homogène des matériaux. Quelle qu’ait pu être leur structure, la tendance de leur réseau
cristallin, David les aurait employées suivant une facture homogène. Celle du plâtre, de la
technique sculpturale qui mortifie et expulse toutes les fantaisies de la matière, celle de l’atelier
qui recompose idéalement son décor et qui impose à la distribution des éléments une allure
artificielle, sans que ne souffle aucune vie, aucune poussière capable de compromettre
l’ensemble.
Ce qui n’est pas, on en conviendra, le cas de Courbet ou de Corot qui, au nom de plus de
réalisme, conduiront progressivement la peinture en dehors de l’atelier où l’on fabriquait des
Dieux épurés. D’où, à partir de ce courant d’air réaliste, un enfoncement dans la matière
plutôt que dans l’Idée. Non pas que le réalisme ait plus de conviction de réalité à promouvoir,
plus de ressemblance à faire valoir puisqu’il devient patent, au contraire, que ce qui s’impose
comme réel concerne bien mieux le souffle de la matière, une grossièreté, parfois licencieuse,
sous laquelle l’image renoue avec ses atomes. Réalisme contemporain, d’une certaine manière,
des premières tentatives photographiques, riches en mouvements décadrés, en corpuscules
argentiques dont le grain n’était pas séparable des poussières de l’instant. Où il s’agit de
dégager, peut-être, la matière elle-même comme quelque chose d’aussi puissant qu’un monde
d’Idées, de retrouver une forme en ses concrescences naturelles, un mouvement qui conduira
Van Gogh à affirmer d’un tableau : « Encore un qui prendra long à sécher ; pour les tableaux
empâtés, il faut faire comme pour le vin plus fort, il faut que cela cuve ! » (541a F).Van Gogh ne
sort finalement en pleine lumière que pour se heurter à la puissance du dehors. Il rêve d’un
tableau qui soit comme une embarcation cosmique. Son chevalet est planté à même la terre
pour résister au mistral, pour subir des secousses que les filins et les cordages de l’ensemble
feront vibrer, déformant sans cesse la montée des lignes picturales comme autant de lignes
musicales. Son pinceau se comporte, vis-à-vis de la toile, à la manière d’un coup de tambour, un
instrument de percussion qui prolonge la nature d’autant de veines sismiques. Sortir de l’atelier
c’est affronter la vie au lieu du silence des plâtres qui encombraient le laboratoire du peintre.
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Depuis lors, les choses ont bien changé en ce que le peintre s’aventure désormais à éprouver
la construction que la matière est susceptible de cuver ou de couver. Comme si le tableau
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n’avait d’autre fonction que de se muer en un graphe de matière, une empreinte de ses
mouvements et de sa durée de plus en plus folle. Non pas seulement pour célébrer l’âge de
l’électricité, de la vitesse des machines comme ce fut le cas de Delaunay ou de Léger ! Autre
chose est en jeu dans la plastique contemporaine, très différente de la propreté des beaux-arts
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chantier, comme si la figure obtenue par l’art n’était qu’une possibilité d’abstraire l’ensemble
des figuralités élémentaires inhérentes à la composition moléculaire obtenue. Ainsi de la
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forme plastique conférée au bois de l’orme afin d’en extraire une Figure allongée (1 945) ou de
la nature mégalithique des Mères allongées (1 960), façonnée dans un matériau plus résistant. Il
y a des formes de résistance caractérisant la matière avec lesquelles l’artiste entre en jeu. Et
ces formes réalisent déjà de véritables figures. On voit bien, par-là, que l’artiste devait
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s’appuyer sur une formalité matérielle aussi puissante que celle du sculpteur roman devant
son chapiteau de pierre, évasé par le haut, héritant d’une topologie primordiale avec laquelle
il fallait compter. Allonger une figure sur un trumeau ou un chapiteau, cela exigeait pour le
moins que l’espace au sommet de la pièce libérât plus d’extension que ne le permettait sa
base, de sorte que les personnages mis en œuvres devaient nécessairement se rétrécir par le
bas : de petits pieds pour des têtes énormes ! On sera donc sensible à de semblables
déformations topologiques dans la façon dont Moore respecte la dynamique particulière dont
son matériau témoigne en enchaînant ses singularités minimales.
Aussi, le bois ne se singularise-t-il jamais de la même façon qu’une résine synthétique ou un
métal structuré par des degrés de chaleur capables d’en moduler les articulations naturelles
ou techniques. Il faudrait, à ce titre, relire le Traité de nomadologie, que Deleuze et Guattari ont
rédigé dans le sillage de Simondon ou d’Anne Querrien, redécouvrir la différence qu’ils
longent au cœur des flux de matière, pour en extraire des gestes et des circuits, des figures
nerveuses ou de nervures que l’artiste pourra lui-même abstraire sans pourtant faire fi de
cette charge, fortement figurale, dont il hérite.
Le matériau-force, en tout cas, sera inséparable d’un matériau-forme qui en dérive suivant
une refiguration ambulatoire dont les arts nomades ont tant montré le degré de célérité. Ce
dont un artiste ne peut néanmoins faire abstraction, la figuralité qui résistera au plus haut
point à son pouvoir d’abstraction en pesant avec force sur la forme qu’il cherchera à obtenir
ou à déconstruire, cela tient à l’espace dynamique du matériau qui l’élit autant qu’il se laisse
choisir par lui. Le bois de l’orme, utilisé par Moore, n’éclatera pas de la même manière que la
résine synthétique et jamais aux mêmes endroits. Bois et résine n’enveloppent guère un
espace dynamique comparable et la manière dont le bois prolonge ses singularités, en un
réseau de striures naturelles, n’est pas comparable à la résine portée à certaines températures,
séchant suivant des ordres de durée variables en fonction de la résistance recherchée. Il y a des
ondes et des dessins, tracés par le fondu ou la moulure du métal, qui ne ressemblent en rien à
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ceux du bois. L’ordre de convergence des singularités formelles qui résultent de leurs forces
respectives, n’obéit pas aux mêmes règles ici ou là : une différence de formalisation matérielle
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qui correspond à de véritables affects de la matière que l’artiste saura libérer avec plus ou
moins de talent.
On parlera donc, à cet égard d’un amour du matériau, de ces formes inorganiques dont
l’œuvre portera trace, en ce qu’elle n’est rien de mieux que l’empreinte de toutes les
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blessures qu’auront subies les réseaux de bois, de résine ou de métal ainsi malmenés non sans
opposer une formidable force de résistance au travail qui les a ainsi contraints à éclater, à céder
de façon créatrice, libérant des flux d’énergie d’où se dégage leur grâce. Une forme en tout
cas ne se dressera en l’air et ne tiendra debout que par toutes les passerelles résistantes que la
matière fera bouger en fonction de son orientation la plus massive. Ce sont tous ces réseaux
empathiques que la peinture préparatoire et les esquisses sur papier, réalisées de la main de
Moore, font voir finalement comme autant de veines, d’armatures, provenant du monde
inorganique des forces.