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brute
d’une
étude
parue
dans
“La
philosophie
et
la
biologie”,
in
Encyclopédie
philosophique
universelle,
vol.
IV,
“Le
Discours
philosophique,
ss
dir.
J.F.
Mattéi,
Presses
Universitaires
de
France,
1998,
pp.
2152-‐2171
LA PHILOSOPHIE ET LA BIOLOGIE
Jean GAYON
mots, qui se révèle bien vite être aussi un problème historique et conceptuel. En toute rigueur
l’on conçoit mal que la question du rapport de la philosophie à la biologie puisse se poser avant
qu’il n’y ait un savoir du nom de « biologie ». Ce mot est inconnu avant 1800. Il y a par ailleurs
des raisons sérieuses de penser que le champ disciplinaire qui s’est désigné comme « biologie »
n’a pas existé avant le dix-neuvième siècle. Pourtant, l’étymologie suggère un autre diagnostic.
posée à celle-ci depuis les temps les plus anciens. L’échelle historique appropriée à l’examen du
rapport de la philosophie à la biologie est donc incertaine, et c’est là sans doute l’une des
dimensions les plus importantes du problème. Par comparaison, les rapports de la philosophie à
Depuis l’Antiquité, la philosophie a coexisté avec ces sciences et ces arts. Sans doute les contours
philosophie même, ont-ils changé, mais l’allure « disciplinaire » des rapports constitue au moins
une constante. Nous ne rencontrerions sans doute pas non plus la même difficulté s’il s’agissait
de décrire les relations de la philosophie avec la génétique ou avec la psychanalyse: elles n’ont
de sens que dans un champ historique où ces deux disciplines existent, ou sont sur le point
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d’apparaître, avec leurs objets sans antécédent dans l’histoire (les gènes et l’inconscient). Dans le
cas de la biologie, les choses sont de toute évidence plus complexes: la connaissance de la vie a
concerné la philosophie depuis ses commencements, mais il est tout aussi vrai que ce n’est que
depuis le dix-neuvième siècle que l’on parler d’une science générale des phénomènes vivants,
Cette difficulté est redoublée par une autre, qui tient à une différence subtile dans la manière
dont les philosophes modernes ont désigné leur réflexion les sciences de la vie. Nous voulons
est jusqu’à ce jour passée totalement inaperçue, mais s’est trouvée attachée à des traditions de
chez Auguste Comte, comme équivalent de « biologie », sous réserve d’entendre celle-ci comme
une science abstraite et spéculative qui s’occupe des caractères généraux de la vie (Cours de
philosophie positive, 40e leçon, 699-700). Sous la plume de Comte, la « philosophie biologique »
semble n’être autre chose qu’une branche de la « philosophie naturelle » (Ibid., 732). La
vingtième siècle, l’expression de « philosophie biologique » a pris une couleur un peu différente,
l’accent étant mis sur le terme « philosophie », davantage dissociée de la « science » que par le
passé. Elle a été alors appliquée à toute conception générale des phénomènes de la vie, qu’elle
soit élaborée par un savant ou par un philosophe, et quel que soit son degré d’élaboration (ou de
rétrospectivement à des réflexions qui ont précédé la biologie. Aristote, Descartes, Kant ont,
chacun à sa manière, construit des « philosophies biologiques ». Plus près de nous, Bergson,
Goldstein, Canguilhem, Jonas, en ont fait autant, mais dans un contexte scientifique différent,
qualification de « philosophie biologique », bien qu’elle soit rarement explicitée, signifie presque
toujours ceci: tel philosophe a porté une attention particulière aux sciences de la vie, et s’est
efforcé de tenir un discours général sur « la vie », construisant ainsi une philosophie biologique.
forte de cette expression. L’expression était commune dans la première moitié du vingtième
siècle, dans toutes les langues philosophiques européennes; elle est aujourd’hui en régression;
sciences de la vie — soucieuse de situer celles-ci dans le contexte d’une grille philosophique
beaucoup plus récente que celle de « philosophie biologique ». Elle apparaît dans la littérature
américaine de philosophie des sciences à partir de la fin des années 1960 (Hull 1969, Ruse 1973);
à partir du milieu des années 1975, elle se substitue systématiquement à celle de « philosophie
biologique » dans la littérature de langue anglaise. Pas plus que dans le cas de la « philosophie
biologique », dont le mot et l’idée se sont installés en douceur au dix-neuvième siècle, nous ne
été explicitement justifiée. L’on peut néanmoins désigner le contexte dans lequel cette
expression est apparue: elle s’est accréditée dans la période même où l’approche positiviste de la
philosophie des sciences a commencé à être sérieusement ébranlée. Dans les années 1960, la
« conception reçue » des théories scientifiques (Hempel et Oppenheim 1948, Hempel 1965) a fait
l’objet de nombreuses critiques. Cette conception issue de l’empirisme logique veut, pour dire
bref, que toute théorie soit un système hypothético-déductif, et est indissociable de l’idée qu’il
n’y a qu’une seule philosophie de la science, applicable à tous les domaines scientifiques. Parmi
les critiques adressées à la conception « syntaxique » (ou langagière) de la science, certaines sont
d’une grande généralité, et ne seront par évoquées ici. D’autres ont consisté à montrer que la
conception reçue avait été trop manifestement élaborée en référence aux sciences physiques, et
rendait mal compte des caractères propres d’autres sciences, en particulier la biologie. L’idée
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d’une philosophie spécifique de la biologie est apparue dans ce contexte, le leitmotiv étant que la
« philosophie de la biologie » ne peut être réduite à être une illustration ou application des
littérature de langue anglaise). En toute rigueur, un examen détaillé des nombreux auteurs
américains qui se sont investis dans la « philosophie de la biologie », avant et après 1970,
révélerait un tableau plus nuancé. Bien avant les années 1970, un nombre respectable de
philosophes se sont penchés sur toutes sortes de questions soulevées par la biologie, parfois sans
d’autres fois en opposition franche avec elle (l’on peut ici penser à Marjorie Grene, qui a joué un
rôle très important dans l’émergence de la philosophie de la biologie comme champ spécifique).
ont fait effort pour concilier leur interprétation de la biologie avec l’approche positiviste de la
science (par exemple Ruse 1973). Ce serait donc une schématisation excessive que de dire que la
nombreux philosophes se sont tournés vers la biologie dans les années 1960. Pour ne parler que
de la France, c’est à cette époque que Georges Canguilhem devient connu, ainsi que Michel
Foucault et François Dagognet, plus jeunes mais assurément portés par un climat favorable. Ce
« philosophie de la biologie » est apparue et s’est imposée, au demeurant avec une foudroyante
rapidité. Nous pensons que le succès de cette expression a quelque chose à voir avec l’imposante
américaine d’après-guerre. Toutes réserves faites sur les engagements particuliers de tel ou tel
de cette tradition.
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statut théorique des concepts de gène ou de sélection, quelle était la structure de la théorie
synthétique de l’évolution.
La « philosophie de la biologie » se distingue enfin depuis les années 1980 par sa forte
institutionnalisation. Des sociétés savantes, des revues spécialisées, des cursus universitaires
s’en réclament. Ruse (1988: 1) n’hésite pas à la qualifier comme une « sous-discipline » à
siècle n’aurait prétendu être une discipline. Sa relative rareté, son inorganisation
institutionnelles, la disparité de ses significations s’y opposaient. Jusqu’à une époque récente, à
américaine ne s’est que peu souciée de ses antécédents lointains dans l’histoire générale des
bientôt à revendiquer cet héritage. L’expression « philosophie de la biologie » aura alors perdu,
si ce n’est déjà fait, le souvenir des conditions historiques très particulières dans lesquelles elle
est née.
Il existe un rapport entre les deux problèmes de mots que l’on vient d’évoquer. Bien que le
mot « biologie » soit relativement récent, il n’est pas absurde de parler rétrospectivement de
« philosophies biologiques » pour des conceptions générales des phénomènes vitaux qui ont eu
cours parfois très longtemps avant l’émergence de la biologie comme science constituée. Cette
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expression garde aussi sa pertinence pour des réflexions philosophiques générales sur la vie
inspirées le par de cette science. En revanche, ce que l’on appelle aujourd’hui « philosophie de
la biologie » ne se conçoit guère en l’absence des grandes théories unificatrices des phénomènes
vitaux qui ont légitimé le découpage d’un secteur de science empirique sous le nom de
« philosophie de la biologie » était née en Europe continentale, l’on aurait certainement parlé
d’épistémologie de la biologie, et c’est à vrai dire ce que faisait Jean Piaget en 1967 dans le
« philosophies biologiques », éventuellement très anciennes, dans leur discours. Simplement, cet
Dans les sections qui suivent, nous explicitons les trois questions qui émergent de la
problématique que nous venons de mettre en place. – Que signifie, précisément, que l’on ne
conceptions générales de la vie que l’on désigne communément comme des « philosophies
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« Biologie »
Si la philosophie doit entretenir une relation avec la biologie, il convient de repérer avec
maintenant assez bien connues. Elles méritent une attention spéciale car elles engagent
dans un traité de médecine allemand publié en 1800 par K.F. Burdach. Burdach l’utilise de
manière tout à fait marginale pour nommer certaines branches de l’anthropologie. Ce premier
usage du mot ne correspond pas à celui qu’en ont fait peu après, Lamarck, en France, et
solennellement utilisé le mot entre 1800 et 1802 pour désigner le projet d’une science générale de
Lamarck intitulé Biologie, ou Considérations sur la nature, les facultés, les développemens et l’origine
des corps vivans (Klein 1980). Ce texte, écrit entre 1800 et 1801, est l’ébauche des Recherches sur
l’organisation des corps vivans (1802). « Biologie » ne figure plus dans le titre, mais le terme est
défini, assez curieusement, dans la table raisonnée des matières: « Biologie (la): [...] c’est une des
trois parties de la physique terrestre; elle comprend tout ce qui a rapport aux corps vivans, et
l’exercice prolongé des mouvemens de la vie, à sa tendance à créer des organes spéciaux, à les
isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. ». En dépit de cette déclaration imposante, et
importante pour la compréhension de son œuvre, Lamarck a peu employé le terme. C’est aussi
en 1802 que Gottfried Reinhold Treviranus publiait le premier volume d’un traité intitulé
Biologie oder Philosophie der Lebenden Natur für Naturforscher und Arste [Biologie ou philosophie de
la nature vivante pour les naturalistes et les médecins]. Dès le début de l’ouvrage, la biologie est
définie en ces termes: « Les objets de nos investigations seront constitués par les différentes
formes et manifestations de la vie, les conditions et les lois sous lesquelles cet état [Zustand] est
réalisé et les causes par lesquelles il est déterminé. La science qui s’occupe de ces objets sera
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désignée par nous du nom de biologie ou science de la vie » (1802: I, 4). Des définitions de
Lamarck et Treviranus ressort clairement l’idée d’une science générale des phénomènes de la vie
et des êtres vivants, capable d’en formuler les ‘lois’, mais aussi de rendre compte de leur
diversité et de leur origine. Le plan des six volumes du traité de Treviranus confirme que tel
Dans les trois premières décennies du dix-neuvième siècle, le terme n’est que rarement
employé dans la littérature naturaliste ou médicale. Fodera le reprend en 1826 dans un Discours
sur la Biologie ou Science de la Vie. Mais c’est Auguste Comte, influencé par Fodera et Blainville,
qui l’a durablement imposé, dans les fameuses leçons du Cours de philosophie positive consacrées
à la « biologie ». Le mot entre dans le titre du quatrième tome du cours (La philosophie chimique et
la science biologique »). Georges Canguilhem <10> a bien montré comment Comte, reprenant à
Lamarck son néologisme, a radicalisé l’idée d’une science autonome de la vie, embrassant tous
les phénomènes vitaux et rien qu’eux, au nom d’un dualisme irréductible de la matière et de la
vie. Quoi qu’il en soit, à partir des années 1840, le terme de biologie se banalise, en France
d’abord, puis dans l’Europe entière. Des sociétés sont créées sous ce nom: la première est la
Société de biologie, créée en France en 1848 à l’instigation de Robin, Claude Bernard, Émile Littré
(entre autres), dans une ambiance ouvertement positiviste. D’autres suivront bientôt, ainsi que
explicitement, dans toutes les langues, la « biologie ». La connotation positiviste sera assez vite
biologie évolutive), le terme fédérateur de « biologie » est devenu l’expression la plus évidente
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A ce point de l’analyse, il faut se demander s’il n’aurait pas existé avant 1800 des termes
ayant joué un rôle analogue à celui de « biologie ». Car, après tout, ce n’est pas en 1800 que l’on
a commencé d’étudier les êtres et les phénomènes vivants. Deux termes viennent
l’usage antique du terme ne nous est d’aucun secours. On sait qu’Aristote avait forgé ce mot
pour désigner les philosophes présocratiques qui expliquaient la nature en invoquant les
semble que ce soit le médecin Jean Fernel qui au seizième siècle a le premier restreint la
physiologie à « la science des fonctions du corps humain en état de santé ». Dans les trois siècles
qui ont suivi, la physiologie a communément été présentée comme une science distincte de la
science s’intéressait essentiellement au corps humain, parfois aux animaux, plus rarement aux
plantes, mais toujours dans le but de comprendre ce qui était utile à l’art médical, donc à une
connaissance et une pratique tournées vers l’homme. Presque toujours étudiée par les médecins,
des organismes. Les questions du classement des êtres vivants, et de leur histoire, sont hors du
aux objectifs plus généraux de la « biologie », la physiologie s’est tournée vers l’étude des
fonctions organiques dans toute leur généralité et diversité. La physiologie ne peut donc pas être
présentée comme ayant occupé dans le champ du savoir une place analogue à la biologie. C’est
plutôt la biologie qui a au XIXe siècle assigné une place à l’ancienne physiologie dans son
programme d’étude globale des phénomènes de la vie. Il est intéressant à cet égard de relever la
première occurrence du mot « biologie » sous la plume d’Auguste Comte. On la trouve dans une
puisse aujourd’hui suivre un peu loin une série quelconque d’idées générales sur l’ensemble
rationnel des considérations positives propres aux corps vivants, sans être, en quelque sorte
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construite pas M. de Blainville, et dont le nom de physiologie, même purifié, n’offrirait qu’un
faible et équivoque équivalent » (Comte 1975: 602). Dans d’autres textes, Comte s’est montré
beaucoup plus virulent. Dans la célèbre 40e leçon, qui introduit l’ensemble des problèmes relatifs
à la science biologique, Comte admet que dans le passé la médecine, en promouvant les
recherches physiologiques, a été un puissant stimulant des recherches positives dans le domaine
organique. Mais c’est pour aussitôt ajouter qu’à l’âge de la « biologie », c’est-à-dire de la science
générale de la vie, il faut désormais tendre à « isoler [la physiologie] de la médecine [...], afin
En ce qui concerne l’histoire naturelle, il est vrai que, depuis l’Antiquité, et surtout à l’époque
classique, ce genre de connaissance embrassait en gros la variété des objets que la « biologie » a
plus tard pris en charge. Toutefois deux nuances capitales distinguent l’histoire naturelle de la
biologie. La première tient au découpage de l’objet. L’histoire naturelle englobait bien d’autres
objets d’étude que les êtres vivants, comme par exemple les minéraux, les pierres, les structures
géologiques, mais aussi les coutumes et les langues des humains. La biologie s’est définie par un
tout autre découpage ontologique. D’une part, elle exclut totalement de son domaine
essentielle. D’autre part, si elle n’exclut pas l’homme de son champ d’étude, elle abandonne,
d’autres sciences. Pour le meilleur et pour le pire, l’absorption du culturel dans le biologique n’a
concerné aux dix-neuvième et vingtième siècles, que des franges idéologiques controversées de
naturelle s’efface. L’on se reportera utilement à cet égard aux définitions prophétiques de la
« biologie » données par Lamarck et Treviranus, données plus haut. Très significativement, l’on
n’y trouve pas d’allusion à l’univers de l’histoire naturelle. D’immenses pans de connaissance de
l’ancienne histoire naturelle sont en fait passés dans la biologie, comme l’a bien compris Comte
<7>, mais certainement pas sa structure. Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, a
brillamment montré en quoi l’histoire naturelle classique n’avait rien de « biologique »: dans
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d’« histoire de la biologie », car la vie elle-même – comprenons la coupure entre le vivant et le
La biologie se distingue aussi de l’histoire naturelle par son statut de connaissance. Depuis
Aristote, il était d’usage d’opposer deux sortes de connaissance théorique : d’une part la science
(épistémè), qui énonce des propriétés universelles, et explique; d’autre part l’histoire (historia), qui
“l’enquête”) est une connaissance de second ordre, qui s’impose dans les domaines où
l’universalité stricte n’est pas accessible, en particulier lorsqu’il s’agit de faire face à l’immense
diversité des minéraux, des plantes et des animaux. A rebours de cet idéal de connaissance
limité, la biologie s’est d’emblée donnée comme une science. Lamarck, Treviranus, Comte
considèrent comme évidence que cette science a pour ambition légitime d’identifier des « lois »,
expliquer, point simplement de les décrire. Nous serions peut-être plus prudents aujourd’hui
quant à l’usage du mot de loi, tant son concept s’est révélé délicat en philosophie des sciences, et
problématique dans le cas des sciences de la vie <15, 17>. Mais il ne fait aucun doute que la
biologie telle qu’elle s’est effectivement développée depuis le début du dix-neuvième siècle a
forgé des théories unificatrices des êtres et des phénomènes vivants qui sont absolument sans
précédent dans l’histoire des sciences. Ces théories sont au nombre de trois. La première est la
théorie cellulaire, dont la formulation s’est stabilisée dans les années 1850 autour de deux
axiomes: – tout être vivant est composé de cellules; – toute cellule vient d’une cellule (Virchow
[1858] 1868). La seconde est la théorie de l’évolution, qui intègre l’ensemble des êtres vivants
visionnaire par Lamarck (et aussi Treviranus), cette théorie ne fut établie sur une solide base
méthodologique qu’au milieu du dix-neuvième siècle (Darwin [1859] 1992). Enfin la biologie
moléculaire, un siècle plus tard, a fourni une théorie de l’unité matérielle des êtres vivants:
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sont pas des systèmes hypothético-déductifs fermés, ou semi-fermés, comme peuvent l’être les
Nous reviendrons plus loin sur les problèmes épistémologiques soulevés par les théories
biologiques. Il suffit à ce point de noter que c’est parce que de telles théories se sont développées
Philosophies biologiques
L’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Ce n’est qu’une fois la
biologie présente dans le champ scientifique, avec son découpage ontologique propre, que les
philosophes s’en sont préoccupés. Aussi est-il, en un sens historique précis, inapproprié de
siècle. Toutefois, lorsque le regard philosophique s’est tourné vers la science de la vie, il l’a
d’abord et massivement fait en mobilisant toutes sortes de conceptions générales de la vie qui
avaient eu cours dans le passé, et ont d’ailleurs continué à prospérer à l’époque moderne.
Comme on l’a noté plus haut, c’est ce genre de réflexion que l’on qualifie communément de
fournir une sorte de cartographie. Les auteurs cités seront pris comme des types idéaux. Ils
Les philosophies biologiques peuvent être rangées selon deux dimensions. En tant que telles,
ces dimensions ne s’excluent pas, mais il n’y a aucune nécessité a priori que toute réflexion
générale sur « la vie » reçoive une place sur les deux dimensions. Il convient de distinguer: (1)
des réflexions qui ont pour objet de situer le fait vital dans le cosmos; (2) des types
fondamentaux d’explication de la vie. Il serait totalement vain de vouloir opposer ces deux
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métaphysique est également présente dans les deux cas, mais de manière différente. Les
conceptions explicatives de la vie visent à dévoiler une essence au delà du voile des
phénomènes, et sont en cela métaphysiques, quoique non cosmologiques; mais dans la mesure
où elles ont fortement influencé le choix des théories biologiques à l’époque moderne, elles
Dans une formulation légendaire, Claude Bernard <8> a classé les interprétations de la vie à
toutes les époques en deux formes, qu’il nomme « vitalisme » et « matérialisme ». Le vitaliste
oppose vie et matière, le matérialiste voit dans la vie le résultat d’un dynamisme spontané de la
matière. Nous laisserons ici de côté la question historique de savoir si le terme « vitalisme »
(inventé au dix-neuvième siècle, peu après celui de biologie) peut légitimement être projeté sur
cosmobiologiques, expression par laquelle nous désignons les tentatives pour assigner une place
à la vie dans le Monde, peuvent être rangées selon un critère différent. Il nous paraît erroné en
effet de raisonner comme s’il fallait d’abord décider qu’il y a ou non opposition entre vie et
matière. La place de la vie par rapport à la matière mérite d’être évaluée par rapport à une
opposition qui surgit du concept même de vie, et que nul n’a jamais contesté. Il y a une
caractéristique des êtres vivants qui les a toujours distingués des autres corps: c’est qu’ils
meurent. « Vie » s’oppose à « mort », non à « matière ». Cette dualité première, bien vue par
Menuret dans l’Encyclopédie (« La vie est le contraire de la mort ») est antérieure à toute
interprétation de la vie en termes de matière, et permet pour cela même de classer les
conceptions du rapport entre vie et matière en deux catégories. Ou bien l’on admet que la
matière est, d’une manière ou d’une autre, grosse des potentialités de la vie, ce qui revient à
admettre que la matière est vivante, ou, plus prudemment, qu’il existe une matière vivante; ou
bien la matière est cantonnée dans le domaine de la mort (elle est ce qui reste d’un corps quand
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il ne vit plus – le cadavre). Notons que dans cette classification la possibilité théorique d’une vie
qui serait sans spécificité aucune est exclue, puisque nous avons d’emblée admis que
l’opposition de la vie à la mort est celle qui en profondeur structure les conceptions
cosmobiologiques. Ce que Claude Bernard appelle « matérialisme » n’est pas en fait une
Les doctrines de la matière vivante peuvent être illustrées par deux exemples. L’ancien stoïcisme
fournit l’exemple le plus radical. Pour les anciens stoïciens (Bréhier 1908), « tout ce qui existe est
corps », mais aussi toute chose tient sa cohésion d’un pneuma, un souffle vital, mélange d’air et
de feu, qui est tendu dans le corps entier (tel corps particulier, mais aussi le monde corporel en
son entier). Le pneuma est inaltérable, indestructible, indéfiniment agissant. Ce principe actif
coexiste en tout corps avec un principe passif, souvent appelé matière. Les deux principes sont
« matière » à celui de « corps », cette conception est la forme la plus radicale que l’on puisse
vivante.
Buffon, suivant Maupertuis, qui lui-même se référait aux stoïciens, a fourni une version
atténuée de ce genre de conception cosmobiologique <3>. Dans l’Histoire naturelle, les êtres
vivants sont présentés comme étant tous composés de « molécules organiques ». Ces molécules
n’ont rien à voir avec les molécules dont parleront les chimistes du dix-neuvième siècle. Ce sont
des fragments de « matière vivante », c’est-à-dire des « parties organiques vivantes », primitives,
indestructibles, dont l’assemblage forme à nos yeux les êtres organisés. Reprises de génération
en génération, elles « circulent continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres
organisés » (Buffon 1954: 37-38). Cette conception conduit Buffon à opposer de manière radicale
deux sortes de matière: « Il me paraît que la division générale qu’on devrait faire de la matière,
est matière vivante et matière morte, au lieu de matière organisée et matière brute; le brut n’est
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que le mort » (Ibid.: 244-245). A ces deux matières correspondent des lois différentes. Le
phénomènes vitaux aux lois de la matière en général, mais au contraire à promouvoir le concept
d’une matière spécifiquement vivante. On voit sur cet exemple combien l’opposition faite par
« vitalisme » est trompeuse, dès que l’on s’éloigne du contexte dans lequel elle été formulée.
Les doctrines mortuaires de la matière relèvent d’une tout autre manière de situer la vie dans le
monde matériel. Elles correspondent assez bien aux figures historiques de l’animisme du XVIIIe
siècle et du vitalisme du XIXe siècle. Une image tragique du rapport entre vie et matière y
apparaît. Vie et matière sont vues comme deux systèmes de forces qui travaillent en sens
contraire: les lois de la matière sont des forces de mort qui travaillent à décomposer ce que
construisent les forces vitales. Stahl (Theoria medica vera, 1739) a fourni la première formulation
laquelle les constituants des corps vivants sont chimiquement décomposés (par exemple par des
acides). Cette décomposabilité est attribuée à la complexité chimique des corps, dont l’instabilité
est telle qu’il faut postuler une âme qui à chaque instant maintient la cohésion. Un corps vivant,
pour Stahl, n’est pas une machine, mais une mixtio, une mixture chimique précaire, à tout instant
menacée de désintégration. La chimie n’intervient ici que pour expliquer des phénomènes de
mort. Aussi la matière n’est-elle pas ici une matière inerte, étrangère à la vie – la « matière
Un siècle plus tard, Bichat a repris cette vision tragique des rapports entre matière et vie, en
l’épurant de sa métaphysique naïve. Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800)
s’ouvrent sur ce qui est sans doute la plus célèbre formule de toute l’histoire de la philosophie
biologique: « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Tel est en effet le mode
d’existence des corps vivants, que tout ce qui les entoure tend à les détruire [...]. Ils
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succomberaient s’ils n’avaient en eux un principe permanent de réaction » (Bichat 1994: 57-58).
Cette définition de la vie, qui marque la naissance officielle de ce que l’on a appelé au dix-
neuvième siècle le « vitalisme », s’accompagnait chez Bichat d’une opposition tranchée entre
forces vitales et lois physiques. Dans son Anatomie générale (1802), Bichat justifie ce dualisme par
deux arguments <5>. D’une part les sciences de la vie sont les seules sciences de la nature dans
lesquelles interviennent les idées de santé, maladie et mort. D’autre part elles ne peuvent offrir,
à la différence des autres sciences de la nature, des lois invariables: les forces vitales sont
instables. Cet argument sera pendant près de deux siècles le plus puissant obstacle à la
Il est à peine besoin de souligner que le vitalisme de Bichat est en parfaite coïncidence
chronologique avec l’apparition du vocable « biologie ». Auguste Comte devait souligner plus
tard à quel point il avait été important pour l’émergence de la « biologie » que soit posé un
mort <10>. Mais sans doute faut-il aussi souligner que les conceptions cosmobiologiques,
autrement dit les tentatives métaphysiques pour désigner la place de la vie dans le cosmos, ont
Devenue méthodologiquement autonome, la connaissance de la vie est peu à peu devenue assez
indifférente aux spéculations cosmobiologiques, quand elle ne les a pas simplement rendues
caduques. La distinction buffonienne de deux matières hétérogènes, avec deux sortes de lois, n’a
plus grand sens au regard de la biochimie moderne. De même l’opposition de Bichat à une
approche chimique de la vie au nom de l’instabilité de principe des phénomènes vitaux paraît
hardies des stoïciens ou de la Naturphilosophie sur « la vie » semblent plus acceptables pour les
biologistes d’aujourd’hui; ceci tient sans doute à ce qu’elles sont plus authentiquement
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plus modestes qui, depuis l’Antiquité, se sont préoccupées non de la place de la vie dans le
Dans La Théorie physique (1914, I, 1), Pierre Duhem rappelle le sens fort du terme expliquer:
« Expliquer, explicare, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des
voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face ». Des théories scientifiques seront donc
de données phénoménales, mais prétendront asseoir l’édifice descriptif sur des hypothèses
ultimes relatives à la nature même des choses, autrement dit à un au-delà des phénomènes. Les
théories sont alors subordonnées à des conceptions métaphysiques. S’agissant des théories
cinétiste). Attachées à des figures historiques éminentes, qui ont su les formuler avec vigueur,
ces grands schèmes explicatifs étaient pour Duhem assez autonomes pour habiter l’histoire des
Ce genre d’analyse peut être aussi appliqué dans le domaine de la connaissance de la vie. Par
symétrie avec la formule duhémienne d’écoles cosmologiques, l’on serait tenté de parler d’écoles
biologiques, mais cette formule serait trop ambiguë. Nous écartons aussi écoles cosmobiologiques,
car nous avons réservé cette expression aux réflexions intéressées à la place de la vie dans le
fondamentales de la vie, dont la plupart avaient été formulées de manière canonique bien avant
1800, elles sont d’autant plus aisées à repérer qu’elles ont constitué des pièces importantes de
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encyclopédique intitulé « vie » (1968) a proposé une typologie particulièrement claire des
conceptions philosophiques fondamentales de la vie. Nous nous appuierons librement sur cette
typologie, en accentuant le caractère explicatif de ce que Canguilhem voyait plutôt comme des
définitions de la vie.
Chacune de ces conceptions met en avant un concept de la vie et s’appuie corrélativement sur
une métaphore qui fournit un modèle de l’être vivant. L’aristotélisme conçoit la vie comme
comme mécanisme, et use d’une métaphore techniciste (la machine); Kant enfin construit le
concept organisationnel de la vie, et suggère avec une remarquable prescience que le seul
analogon possible pour une telle conception est la société politique. Il ne saurait être question de
développer ici les trois philosophies biologiques en question, ni dans le contexte de leurs
auteurs-fétiches, ni comme conceptions qui ont nourri au fil des siècles les travaux scientifiques
sur les phénomènes vitaux. Aussi se contentera-t-on d’attirer l’attention sur quelques caractères
remarquables des textes dans lesquels Aristote, Descartes et Kant (rien de moins!) les ont
canoniquement formulées.
Dans le traité De l’Âme <1>, Aristote a d’emblée fourni l’une des conceptions explicatives de
la vie les plus impressionnantes qui aient jamais été. Trois formules successives viennent
littéralement cerner l’essence de l’âme, présentée comme le principe de toute vie. Selon la
première, l’âme est « la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance ». Cette formule
signifie d’abord que, dans le vivant comme dans tout être naturel, la matière n’est jamais un
principe suffisant d’explication; toujours faut-il attribuer les qualités de l’être en question à une
certaine forme. Elle implique en second lieu que la forme vivante ne s’impose pas à une matière
quelconque, mais à une matière qui a « la vie en puissance », donc à une matière déjà
18
19
partiellement informée. Une âme de cheval (véhiculée par la semence mâle) ne donnera forme
de cheval qu’à une matière (matrice femelle) disposée à la recevoir. La seconde formule précise
que « l’âme est une entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en puissance ». Le
concept d’entéléchie est très proche de celui d’acte. Par « entéléchie première », Aristote se réfère
au premier degré de l’acte. Tandis que l’entéléchie seconde est l’activité effective (par exemple
voir effectivement quelque chose à un moment donné), l’entéléchie première est une capacité
mobilisable à tout moment (par exemple la fonction de vision chez un homme normal et en
bonne santé). Dire que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en
puissance, c’est dire qu’elle est au corps entier ce que la vue est à l’œil: l’ensemble des fonctions
qui permettent l’actualisation de la vie. La dernière formule précise que « l’âme est l’entéléchie
première d’un corps naturel organisé ». Elle signifie qu’un corps vivant est un corps dans lequel
les parties sont instruments les uns pour les autres, où, par conséquent, à la différence des
artefacts, les « organes » ont leur finalité non hors d’eux-mêmes, mais dans le corps même dont
mécaniciste, absolument incompatible avec elle. L’on en retrouve aussi des traces dans d’autres
conception de la vie comme organisation (Kant), les pensées vitalistes du dix-neuvième siècle, et
totalement opposée à celle de l’animisme. Comme le montrent bien les premières phrases de
L’homme de Descartes <2>, si celui-ci fait encore place à l’âme, c’est uniquement dans le cas de
l’homme, et pour les seules fonctions de l’entendement. L’étude du corps, quant à elle, se passe
totalement de l’âme. C’est pourquoi l’âme et le corps peuvent et doivent être traités « à part ».
Dans le texte en question, Descartes raisonne métaphoriquement: le corps est une machine
imitée du corps réel. Ailleurs cependant il explique qu’il s’agit de davantage que d’une analogie:
il n’y a pas de différence en nature entre les produits de l’art et ceux de la nature (Principes, IV,
19
20
203). Pour Descartes, les fonctions des corps vivants, qui permettaient à Aristote de définir l’âme
(acte total du corps total), ne requièrent plus en aucune manière la causalité formelle et finale
d’une âme. Les fonctions sont entièrement descriptibles et explicables dans le seul langage du
fondamentale est entre les corps animés et les corps inanimés. Dans le mécanicisme cartésien, la
frontière principale passe entre la pensée et la matière; la vie n’est alors qu’un cas particulier de
exclut toute cause autre qu’efficiente, ou, plus précisément, mécanique: la causalité efficiente
elle-même est en fait réduite aux seuls effets exprimables dans le langage du mouvement local.
C’est à ce point d’ailleurs que la métaphore de la machine révèle son utilité. Dans une machine,
les fonctions reposent sur des mécanismes. Une machine ne « tend » pas à accomplir une
fonction, elle l’accomplit parce qu’elle est spatialement disposée de telle ou telle manière. Même
si le mécanicisme s’est, en pratique, discrédité dès la fin du dix-septième siècle par son caractère
spéculatif et hyperbolique, eu égard aux moyens de la science de l’époque, il ne fait pas de doute
développement des idées mécanistes, avant de devenir, d’abord avec Kant, ensuite avec la
Naturphilosophie, enfin dans les pensées holistiques de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, le
concept-clef d’une conception du vivant comme un tout irréductible. L’on doit indiscutablement
de la Critique de la faculté de juger <4>, Kant pose l’identité des concepts de finalité interne
(Zweckmässigkeit) et d’organisation dans les choses naturelles. Ce texte n’utilise pas le mot de vie,
mais c’est bien d’un schème explicatif fondamental de la vie qu’il s’agit. Pour Kant, le concept de
20
21
finalité naturelle ne requiert aucune intentionnalité, aucune représentation d’une fin par un être
raisonnable. Il s’applique aux phénomènes naturels lorsque nous les interprétons dans un
langage impliquant des relations de moyen à fin. Kant n’admet de finalité naturelle qu’interne,
c’est-à-dire lorsqu’une chose est à la fois cause et effet de soi-même. Deux conditions sont
nécessaires et suffisantes pour qu’une chose soit une « fin naturelle ». Il faut (1) que ses parties
existent les unes pour les autres et pour le tout; (2) qu’elles existent les unes par les autres, c’est-à-
dire se produisent (engendrent, réparent, etc.) réciproquement les unes les autres. La condition
(1) est commune aux parties des machines et à celles des êtres vivants; la condition (2) n’est
réalisée que dans le vivant, qu’il est donc légitime de définir comme un être à la fois organisé et
s’organisant soi-même. Ainsi le concept d’organisation, pour autant qu’il soit compris dans son
intégralité, montre-t-il la convergence possible des causes efficientes et des causes finales:
comme une machine, un être organisé est un être finalisé (chaque partie existe pour les autres),
mais à la différence d’une machine, c’est un être dans lequel chaque partie est cause efficiente
des autres. Le paradigme mécaniste est ainsi à la fois retourné (puisque c’est dans la machine
qu’il y a le plus de finalité) et mis à sa juste place (le jugement téléologique n’est qu’une autre
perspective sur des phénomènes qui se donnent aussi dans le langage des causes efficientes).
Cette remarquable construction philosophique a connu une large diffusion parmi les
en tant que tradition conceptuelle, elle est souvent aujourd’hui désignée comme
mécanicisme elle enveloppe une métaphore privilégiée du vivant. À la différence des cas
précédents, cette métaphore ne se donne pas de manière immédiate. Mais elle existe. Kant lui-
même l’a aperçue dans une note prophétique de la troisième critique <4>: la représentation
organisationnelle du vivant prend pour modèle la société politique (où s’introduit aussi, à partir
du XVIIIe siècle, le terme d’organisation): chaque membre du corps politique est (où devrait être)
à la fois un moyen et une fin. La théorie cellulaire, première apparue des grandes théories
21
22
Les schèmes de la vie comme animation, mécanisme et organisation épuisent-ils le champ des
possibles en matière de conceptions explicatives de la vie? Ce serait sans doute trop affirmer. Le
fait est cependant qu’au cours des dix-neuvième et vingtième siècles ces conceptions ont
structuré l’essentiel de la philosophie spontanée des biologistes, dans tous les domaines
d’investigation empirique qui ont été les leurs. Si ce diagnostic est juste, ceci indique à tout le
moins que la « biologie », aussi bizarre ceci puisse-t-il paraître, n’a pas fondamentalement
modifié les cadres conceptuels fondamentaux dans lesquels les savants et les philosophes
modernes appréhendent « la vie ». Réciproquement, ce constat montre que ce que nous avons
nommé les « philosophies biologiques » ne rend compte que peut-être très partiellement de
aux philosophies biologiques) a certainement à voir avec ce constat. Entre la première et les
Qualifiée dans une terminologie qui relève des sciences du langage et de la communication
(message, information, code, instruction, rétroaction, etc.), la vie, dit-on, s’offre-t-elle à notre
regard philosophique sous un nouveau visage. En dépit d’innombrables articles et livres sur ce
thème <11, 14>, il est bien difficile aujourd’hui de dire si le langage informationnel est à même
d’organiser une nouvelle conception fondamentale de la vie, ou s’il s’agit d’un concept
théoriquement autant que philosophiquement mou, dont le succès tient à sa capacité d’articuler
du passé. La vision informationnelle du vivant est philosophiquement une sorte de mélange des
22
23
biologistes contemporains hésitaient entre deux visions philosophiques des mêmes processus:
une vision mécaniciste (ou matérielle) et une vision informationnelle. L’on attend toujours
Philosophie de la biologie
Le contexte dans lequel s’est répandue l’expression « philosophie de la biologie » a déjà été
mentionné. Elle est dans une relation de filiation directe avec la version de la « philosophie de la
science » qui a dominé dans la littérature de la langue anglaise après la Seconde Guerre
Filiation agitée, comme bien souvent dans le monde des humains, car si la « philosophie de la
« conception reçue », elle s’est aussi en partie construite contre elle, et a abouti à la constitution
Dans Aspects of Scientific Explanation (1965), Hempel a parfaitement résumé l’esprit de l’école
de philosophie des sciences la plus influente après-guerre (voir aussi Hempel [1966] 1972, Nagel
1961). Selon lui, il ne peut exister qu’une philosophie applicable à tous les domaines de science,
explication consiste à dériver logiquement un phénomène (ou une loi empirique) d’un ensemble
énoncés portant sur les conditions initiales (des circonstances particulières). Les lois à leur tour
grande généralité. De proche en proche, ce processus d’unification conduit à des théories ayant
la forme de systèmes axiomatiques qui permettent de relier les énoncés légaux d’un secteur
23
24
l’ensemble des auteurs qui se sont réclamés du positivisme logique, est souvent qualifiée dans sa
globalité comme « conception syntaxique », ce qui signifie que les théories sont d’abord
considérées comme des systèmes linguistiques abstraits, la question de leur portée empirique
(i.e. des « modèles » qui peuvent les réaliser empiriquement) ne se posant que dans une seconde
étape. Se posent alors essentiellement deux genres de problèmes qui, quoique différents, sont
exprimés au moyen du même terme de « réduction ». D’une part il faut relier les axiomes à des
observables, de manière à éliminer toute référence des théories à des entités irréductiblement
D’autre part, le philosophe se préoccupera de la réductibilité des théories entre elles (par exemple
d’une théorie peuvent acquérir le statut de théorèmes dérivés à partir des axiomes d’une autre
théorie. Cet objectif va évidemment de pair avec une représentation de la science comme
progrès indéfini vers des généralisations de plus en plus vastes, ce qui suppose une unification
fondamentalement en référence aux théories physiques; divers auteurs (en particulier Hempel et
Nagel) se sont cependant efforcés de montrer que moyennant une certaine souplesse, elle
pouvait être étendue à toutes les sciences empiriques, y compris les sciences de la vie et de
l’homme.
essentiellement américaine jusqu’à une époque récente – qui s’est désignée comme « philosophie
de la biologie ». La comparaison des nombreux articles et livres parus depuis 1970 montre une
remarquable homogénéité des questions soulevées. Les livres partagent souvent le même plan
d’ensemble; les sujets traités dans les revues spécialisées se distribuent pour l’essentiel selon la
même grille thématique (voir par exemple: Hull 1974, Rosenberg 1985, Ruse 1973, 1988, 1989,
24
25
Sober 1993, Duchesneau 1997; revue Biology and Philosophy). Fondamentalement, il s’agit de
savoir si la conception reçue de la science s’applique bien à la biologie. Comme cette conception
suppose fondamentalement qu’il y ait des lois, il faut d’abord se demander s’il est légitime de
parler de lois en biologie <17>, et s’il y a des caractères particuliers de l’explication causale dans
cette science <15>. Cette question conduit aussi à reprendre, sur un mode analytique le vieux
problème de l’explication téléologique: les assertions fonctionnelles (par exemple: « les branchies
des poissons ont pour fonction la respiration ») sont-elles traduisibles en termes non-
téléologiques? Et même si cette traductibilité était toujours possible de jure, les assertions
fonctionnelles ont-elles une utilité, théorique ou pragmatique? <16> Il faut aussi s’interroger sur
la structure des théories biologiques. Les débats ont presque exclusivement porté sur deux
n’a pas été bien difficile, en dépit d’efforts vertueux (Williams 1970, Ruse 1973), de montrer
qu’en dépit de son caractère éminemment unificateur, elle était totalement rebelle à
l’interprétation syntaxique. Il s’est révélé plus difficile, sauf à se réfugier dans l’histoire des
une interprétation « sémantique » (Lloyd 1988). En ce qui concerne la génétique, la plus grande
chromosomique à la biologie moléculaire. La plupart des philosophes qui se sont penchés sur
cette question ont conclu que bien que les deux génétiques se recouvrent, et sont dans une large
mesure utilisées par les scientifiques comme si elles parlaient rigoureusement de la même chose,
du point de vue de l’intelligibilité des phénomènes (Hull 1974, Rosenberg 1985, Duchesneau
1997). D’intéressantes discussions se sont aussi développées autour des problèmes de structure
elles reposent. C’est sans doute sur ce terrain, éminemment biologique, du traitement de
la science apparaissent de la manière la plus évidente (Sober 1988). La réflexion sur la structure
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26
des théories biologiques a aussi conduit à examiner avec soin un certain nombre de concepts
théoriques fondamentaux. Dans les théories physiques, les concepts théoriques sont en général
des grandeurs, qui entrent comme des termes symboliques dans les axiomes. Dans les théories
biologiques contemporaines, les concepts fondamentaux n’ont quasiment jamais cette forme.
Leur fonction nodale leur vient plutôt de leur capacité à relier plusieurs, et parfois de
nombreuses théories biologiques régionales dans des schémas qui unifient de manière en
quelque sorte transverse et partielle plutôt que verticale et totale la théorie biologique. Ces
concepts soulèvent des problèmes très délicats quant à leur définition (rarement réductible à un
schème opératoire) et quant à leur rôle dans l’explication des phénomènes. Les philosophes de la
biologie ont porté une attention particulière aux concepts fondamentaux de la génétique, de la
taxonomie, et de la théorie de l’évolution. Une immense littérature existe sur la signification des
concepts de gène, d’espèce biologique (classes ou individus?), de taxon (vs catégorie) <13>, de
fitness et de sélection naturelle. L’une des plus remarquables études consacrées à l’analyse du
statut d’un concept biologique est sans doute La Nature de la sélection (1984) d’Elliott Sober. Ce
livre a montré que pour comprendre le raisonnement sélectif, il est nécessaire de faire place de
de la biologie ». La vigueur, la rigueur et la fécondité des travaux que nous nous sommes
contenté d’énumérer attestent assez de l’orientation qu’ont prise les réflexions contemporaines
des philosophes sur la biologie. La philosophie des sciences de la vie est sans doute entrée dans
une phase comparable à celle qu’a connue la philosophie de la physique dans la seconde moitié
phénoménologique, de son objet (la vie), elle s’attache aujourd’hui davantage à comprendre la
spécificité des méthodes et des théories par le moyen desquelles cet objet est construit. Dans le
plus ou moins, ou plus exactement se réduit à quelque chose comme une préférence subjective
du philosophe de la biologie.
C’est précisément sur le rapport entre questions épistémologiques et métaphysiques que nous
conclurons notre examen de la rencontre moderne entre philosophie et biologie. Comme l’avait
affirmer son autonomie et à refuser de devenir une simple « province » des sciences physico-
chimiques (« Aspects du vitalisme » [1946-47], in Canguilhem 1975). Cette remarque vaut sans
doute autant aujourd’hui qu’hier. Les plus puissantes des théories biologiques contemporaines
(biologie cellulaire, biologie moléculaire, théorie de l’évolution) sont tout autant « biologiques »,
Rosenberg (1985: chap. 2) a fait à ce propos une lumineuse observation. Dans le passé,
l’autonomie de la biologie a été justifiée sur la base d’arguments métaphysiques. L’on faisait
valoir par exemple que les systèmes vivants étaient différents en nature des êtres inanimés, et
qu’ils requéraient en conséquence des concepts spéciaux (âme, organisation, force vitale, etc.).
Corrélativement, c’est sur une base épistémologique que l’attitude provincialiste a longtemps
cherché ses arguments. L’on faisait valoir, à juste titre, que les forces vitales ou émergentes
écrit Rosenberg – l’autonomisme ne s’appuie plus sur une métaphysique douteuse, mais sur des
conceptions de leurs adversaires comme des spéculations vides, qui font obstacle au progrès des
affirmation est sans aucun doute justifiée d’un strict point de vue historique. Nous y ajouterons
pour notre part, avec Georges Canguilhem, dont la leçon demeure sur ce point indépassée, que
la question centrale de la philosophie biologique (osons ce terme désuet) n’est peut-être pas celle
27
28
de l’autonomie méthodologique des sciences de la vie, mais celle de la relativité de toute science
– et point seulement la science de la vie – par rapport à « une humanité enracinée dans la vie
28
29
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p. 343-85.
31
32
Textes
<1> Aristote, De l’âme, II, 1, traduction par J. Tricot, Vrin, Paris, 1969, p. 66-72.
Ce que l’opinion commune reconnaît, par dessus tout, comme des substances, ce sont les
corps, et, parmi eux, les corps naturels, car ces derniers sont principes des autres. Des corps
naturels, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas: et par « vie » nous entendons le fait de se
nourrir, de grandir et de dépérir soi-même. Il en résulte que tout corps ayant la vie en partage
sera une substance, et une substance au sens de substance composée. Et puisqu’il s’agit là, en
outre, d’un corps d’une certaine qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne sera
pas identique à l’âme, car le corps animé n’est pas un attribut d’un sujet, mais il est plutôt lui-
même substrat et matière. Par suite, l’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elles est la
forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle est entéléchie;
l’âme est donc l’entéléchie d’un corps de cette nature. — Mais l’entéléchie se prend en un double
sens; elle est tantôt comme la science, tantôt comme l’exercice de la science. Il est ainsi manifeste
que l’âme est une entéléchie comme la science, car le sommeil aussi bien que la veille impliquent
la présence de l’âme, la veille étant une chose analogue à l’exercice de la science, et le sommeil, à
appartient, dans le même individu, à la science. C’est pourquoi l’âme est, en définitive, une
entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en puissance, c’est-à-dire d’un corps
organisé. [...] — Si donc c’est une définition générale, applicable à toute espèce d’âme, que nous
avons à formuler, nous dirons que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé.
— C’est pourquoi il n’y a pas sens à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose, pas plus
qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale, pour la matière d’une
Nous avons donc défini, en termes généraux, ce qu’est l’âme: elle est une substance au sens
de forme, c’est-à-dire la quiddité d’un corps d’une qualité déterminée. Supposons, par exemple,
32
33
qu’un instrument, tel que la hache, fût un corps naturel: la quiddité de la hache serait sa
substance, et ce serait son âme; car si la substance était séparée de la hache, il n’y aurait plus de
hache, sinon par homonymie. Mais en réalité, ce n’est qu’une hache. En effet, ce n’est pas d’un
corps de cette sorte que l’âme est la quiddité et la forme, mais d’un corps naturel de telle qualité,
Appliquons maintenant ce que nous venons de dire aux parties du corps vivant. Si l’œil, en
effet, était un animal, la vue serait son âme: car c’est là la substance formelle de l’œil. Or l’œil est
la matière de la vue, et la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’œil, sinon par homonymie,
comme un œil de pierre ou un œil dessiné. Il faut ainsi étendre ce qui est vrai des parties, à
l’ensemble du corps vivant. En effet, ce que la partie de l’âme est à la partie du corps, la
sensibilité tout entière l’est à l’ensemble du corps sentant, en tant que tel.
D’autre part, ce n’est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance capable de vivre:
c’est celui qui la possède encore. Ce n’est pas davantage la semence et le fruit, lesquels sont, en
puissance seulement, un corps de telle qualité. — Ainsi donc, c’est comme le tranchant de la
hache et la vision que la veille aussi est entéléchie; tandis que c’est comme la vue et le pouvoir
de l’outil que l’âme est entéléchie; le corps, lui, est seulement ce qui est en puissance. Mais de
même que l’œil est la pupille jointe à la vue, ainsi dans le cas qui nous occupe, l’animal est l’âme
jointe au corps.
33
34
<2> R. Descartes, L’homme [posthume, 1664], in Oeuvres de Descartes, éditées par C. Adam et
P. Tannery, réédition, Paris, Vrin, 1996, vol. XI, p. 120 et 201-202 (orthographe modernisée. Les
Ces hommes seront composés, comme nous, d’une âme et d’un corps. Et il faut que je vous
décrive, premièrement, le corps à part, puis après, l’âme aussi à part; et enfin, que je vous
montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui
nous ressemblent.
Je suppose que le Corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme
tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible: en sorte que, non
seulement il lui donne au dehors la couleur & la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il
met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange,
qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées
Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables
machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir
sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer
tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il n’y en peut avoir encore davantage. [...]
Je désire que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette
machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la
sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités, dans les organes des sens
rétention et l’empreinte de ces idées dans la mémoire; les mouvements intérieurs des appétits et
des passions, et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres, qui suivent si à propos,
tant des actions des objets qui se présentent aux sens, que des passions, et des impressions qui se
34
35
rencontrent dans la mémoire, qu’ils imitent le plus parfaitement qu’il est possible ceux d’un vrai
homme: je désire, dis-je, que vous considériez ces fonctions suivent toutes naturellement, en
cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements
d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues; en sorte qu’il ne
faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun
autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu
qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui
35
36
<3> G.L. Leclerc de Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière [1749-1804], cité dans J.
Piveteau (éd.) Oeuvres philosophiques de Buffon, Paris, Presses Universitaires de France, 1954.
indifféremment les molécules organiques de tous les animaux ou végétaux détruits pas la mort
et consumés par le temps; les parties brutes qui étaient entrées dans leur composition,
subsistantes, sont reprises par les corps organisés; d’abord repompées par les végétaux, ensuite
absorbées par les animaux qui se nourrissent de végétaux, elles servent au développement, à
l’entretien, à l’accroissement des uns et des autres; elles constituent leur vie, et circulent
continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres organisés. Le fonds des
substances vivantes est donc toujours le même; elles ne varient que par la forme; c’est-à-dire par
Il existe donc sur la terre, et dans l’air, et dans l’eau, une quantité déterminée de matière
organique que rien ne peut détruire; il existe en même temps un nombre déterminé de moules
poules ou d’individus, quoique variable dans chaque espèce, est au total toujours le même,
toujours proportionné à cette quantité de matière vivante [...]. Cette matière vivante ne peut
demeurer oisive, parce qu’elle est toujours agissante, et qu’il suffit qu’elle s’unisse avec des
parties brutes pour former des corps organisés. C’est à cette grande combinaison, ou plutôt à
cette invariable proportion, que tient la forme même de la Nature (De la Nature, Seconde Vue,
[La question] par laquelle on demande de quelle nature est cette matière que le végétal
assimile à sa substance, me paraît être en partie résolue par les raisonnements que nous avons
faits [...]: nous ferons voir dans les chapitres suivants qu’il existe dans la Nature une infinité de
parties organiques vivantes, que les êtres organisés sont composés par ces parties organiques,
que leur production ne coûte rien à la Nature, puisque leur existence est constante et invariable,
36
37
que les causes de destruction ne font que les séparer sans les détruire; ainsi la matière que
l’animal ou le végétal assimile à sa substance est une matière organique qui de la même nature
que celle de l’animal ou du végétal, laquelle par conséquent peut en augmenter la masse et le
volume sans en changer la forme et sans altérer la qualité de la matière du moule (Histoire des
37
38
<4> I. Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 191-
194.
§ 65. Les choses en tant que fins naturelles sont des êtres organisés
[...] Pour une chose, en tant que fin naturelle on exige premièrement que les parties (selon leur
existence et leur forme) ne soient possibles que par leur relation au tout. En effet la chose elle-
même est une fin et par conséquent une Idée, qui doit a priori déterminer tout ce qui doit être
compris dans la chose. Dans la mesure où une chose n’est pensée comme possible que de cette
manière, ce n’est qu’une œuvre d’art, c’est-à-dire le produit d’une cause raisonnable, distincte de
Mais si une chose, en tant que produit naturel, doit envelopper en elle-même et en sa
possibilité interne une relation à des fins, c’est-à-dire être possible simplement en tant que fin
naturelle et sans la causalité des concepts d’un être raisonnable lui étant extérieur, il faut
deuxièmement que les parties de cette chose se lient dans l’unité d’un tout, en étant
réciproquement les unes par rapport aux autres cause et effet de leur forme. C’est de cette
manière seulement qu’il est possible qu’inversement (et réciproquement) l’Idée du tout
détermine à son tour la forme et la liaison de toutes les parties: non en tant que cause – puisqu’il
s’agirait alors d’un produit de l’art – mais comme principe de connaissance, pour celui qui juge,
de l’unité systématique de la forme et de la liaison de tout le divers, qui est contenu dans la
matière donnée.
Ainsi pour un corps, qui doit être jugé comme fin naturelle en lui-même et selon sa possibilité
interne, on exige que les parties de celui-ci se produisent l’une l’autre dans leur ensemble, aussi
bien dans leur forme que dans leur liaison, d’une manière réciproque et que par cette causalité
propre elles produisent un tout, dont le concept (dans un être, qui posséderait la causalité
d’après les concepts convenant à un tel produit) pourrait à son tour inversement être considéré
comme la cause (de ce tout) d’après un principe, la liaison des causes efficientes pouvant par
conséquent être en même temps considérée comme un effet par les causes finales.
38
39
Dans un tel produit de la nature toute partie, tout de même qu’elle n’existe que par toutes les
autres, est aussi conçue comme existant pour les autres parties et pour le tout, c’est-à-dire en tant
qu’instrument (organe); ce qui est insuffisant (en effet ce pourrait être aussi un instrument de
l’art et ainsi n’être représenté comme possible qu’en tant que fin en général); on la conçoit donc
comme un organe produisant les autres parties (et en conséquence chaque partie comme
produisant les autres et réciproquement); aucun instrument de l’art ne peut être tel, mais
seulement ceux de la nature, qui fournit toute la matière nécessaire aux instruments (même à
ceux de l’art); ce n’est alors et pour cette raison seulement qu’un tel produit, en tant qu’être
Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est
pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage; certes une partie existe pour une
autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe. C’est pourquoi la cause productrice
de celles-ci n’est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d’elle dans un
être, qui d’après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité. C’est pourquoi aussi
dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres
montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières; c’est pourquoi
elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts
dans la première formation par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même,
lorsqu’elle est déréglée: or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée.
– Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une
force motrice; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux
Pour parler en toute rigueur l’organisation de la nature n’a rien d’analogue avec une causalité
quelconque connue de nous. [À cet endroit, Kant précise sa pensée par une note infrapaginale
reproduite ci-après]. En revanche on peut éclairer par une analogie avec les fins naturelles
immédiates indiquées par une certaine liaison, qui toutefois se rencontre plutôt dans une Idée
39
40
que dans la réalité. C’est ainsi qu’à l’occasion de la transformation récemment entreprise d’un
grand peuple en un État, on s’est très souvent servi du terme organisation d’une manière très
appropriée pour l’institution des magistratures..., etc., et même du corps entier de l’État. En effet
dans un tel tout chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps
fin, et tandis qu’il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place
40
41
générales, § III, cité dans Bichat — Recherches physiologiques sur la vie et la mort et autres textes,
Lorsqu’on met d’un côté les phénomènes dont les sciences physiques sont l’objet, que, de
l’autre, on place ceux dont s’occupent les sciences physiologiques, on voit qu’un espace presque
immense en sépare la nature et l’essence. Or, cet intervalle naît de celui qui existe entre les lois
Les lois physiques sont constantes, invariables; elles ne sont sujettes ni à augmenter ni à
diminuer. Dans aucun cas une pierre ne gravite avec plus de force vers la terre qu’à l’ordinaire;
dans aucun cas le marbre n’a plus d’élasticité, etc. Au contraire, à chaque instant la sensibilité, la
contractilité s’exaltent, s’abaissent et s’altèrent: elles ne sont presque jamais les mêmes.
Il suit de là que tous les phénomènes physiques sont constamment invariables, qu’à toutes les
époques, sous toutes les influences, ils sont les mêmes; que l’on peut, par conséquent, les
prévoir, les prédire, les calculer. On calcule la chute d’un grave, le mouvement des planètes, la
course d’un fleuve, l’ascension d’un projectile, etc.; la formule étant une fois trouvée, il ne s’agit
que d’en faire l’application à tous les cas. Ainsi, les graves tombent toujours selon la suite des
nombres impairs; l’attraction a lieu constamment en raison inverse du carré des distances, etc.
Au contraire, toutes les fonctions vitales sont susceptibles d’une foule de variétés. Elles sortent
fréquemment de leur degré naturel; elles échappent à toute espèce de calcul; il faudrait presque
autant de formules que de cas qui se présentent. On ne peut rien prévoir, rien prédire, rien
calculer dans leurs phénomènes: nous n’avons sur eux que des approximations, le plus souvent
même incertaines.
Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie, 1° l’état de santé, 2° celui de maladie: de là,
deux sciences distinctes; la physiologie qui s’occupe des phénomènes du premier état; la
pathologie, qui a pour objet ceux du second. L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces
vitales ont leur type naturel, nous mène comme conséquence à celle des phénomènes où ces
41
42
forces sont altérées. Or, dans les sciences physiques il n’y a que la première histoire; jamais la
seconde ne se trouve. La physiologie est aux mouvements des corps vivants, ce que
l’astronomie, la dynamique, l’hydraulique, l’hydrostatique, etc., sont à ceux des corps inertes: or,
ces dernières n’ont point de sciences qui leur correspondent comme la pathologie correspond à
la première. Par la même raison, toute idée de médicament répugne dans les sciences physiques.
Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur type naturel: or, les propriétés
physiques, ne perdant jamais ce type, n’ont pas besoin d’y être ramenées. Rien dans les sciences
donc comment le caractère particulier d’instabilité des propriétés vitales est la source d’une
immense série de phénomènes qui nécessitent un ordre tout particulier de sciences. Que
deviendrait le monde si les lois physiques étaient sujettes aux mêmes agitations, aux mêmes
Par là même que les phénomènes et les lois sont si différents dans les sciences
présenter les faits et de rechercher leurs causes, l’art expérimental, etc., tout doit porter une
empreinte différente; c’est un contresens dans ces sciences, que de les entremêler.
42
43
<6> Comte A., Cours de philosophie positive [1830-1842], 40e leçon, Paris, Hermann, 1975, p. 668,
672-674.
Il n’y a donc pas de science fondamentale à l’égard de laquelle l’opération philosophique qui
constitue le principal objet de ce traité puisse avoir autant d’importance qu’envers la biologie,
pour fixer définitivement son vrai caractère général, jusqu’ici essentiellement indécis, et qui n’a
Il n’y a pas de science dont la marche ait dû être aussi étroitement liée au développement de
l’art correspondant que l’histoire ne le montre pour la biologie, comparée à l’art médical; la
complication supérieure d’une telle science et l’importance prépondérante d’un tel art,
expliquent aisément cette connexion plus intime. C’est, à la fois, en vertu des besoins croissants
de la médecine pratique, et des indications qu’elle a nécessairement procurées sur les principaux
philosophie primitive, pour se composer de plus en plus de notions vraiment positives. Sans
cette heureuse et puissante influence, la physiologie en serait encore restée très probablement à
quelques observations épisodiques, dont elle était, il n’y a guère plus d’un siècle, presque
uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute importance d’une telle relation
penser que la science biologique est parvenue aujourd’hui, comme l’ont fait avant elle les autres
sciences fondamentales, à cette époque de pleine maturité où, dans l’intérêt de ses progrès
ultérieurs, elle doit prendre un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute
adhérence directe, soit à l’art médical, soit à aucune autre application quelconque. [...] Pour la
physiologie surtout, c’est principalement à l’isoler de la médecine qu’il faut tendre aujourd’hui,
s’accomplit visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais elle est loin
43
44
d’être assez parfaite pour permettre à la biologie de prendre un libre et rapide essor abstrait.
Non seulement cette adhérence trop prolongée à l’art médical imprime aujourd’hui aux
rétrécir extrêmement, et même à les empêcher d’acquérir l’entière originalité dont elles ont
besoin pour prendre leur véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle
s’oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit cultivée par les intelligences
les plus capables de diriger convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d’une
telle confusion d’idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses exceptions, cette étude
capitale est jusqu’ici livrée aux seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations
principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur éducation actuelle, doivent
savant soit, en général, très éloignée aujourd’hui de la constitution rationnelle qu’elle pourrait
aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle est, du mois, remplie, à un degré
suffisant, envers toutes les autres sciences fondamentales, dont chacune est spécialement
affectée à des esprits qui s’y consacrent de manière exclusive. La physiologie seule fait encore
exception à cette règle évidente: elle n’a pas même une place régulièrement déterminée dans les
44
45
<7> Comte A., Cours de philosophie positive [1830-1842], 40e leçon, Paris, Hermann, 1975, p. 699-
701.
Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l’avons établi, d’une seule
reproduite et incessamment développée, entre les idées d’organisation et les idées de vie. [...]
Au premier aspect, l’obligation strictement prescrite à cette grande science d’embrasser ainsi,
dans son entière immensité, l’imposant ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît
devoir accabler notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés capitales:
et, sans doute, ce sentiment naturel a dû longtemps contribuer, en effet d’une manière spéciale, à
qu’une telle extension du sujet jusqu’à ses extrêmes limites philosophiques, loin de constituer,
pour la science, un véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de
une fois que l’esprit humain, familiarisé enfin avec les conditions essentielles de cette difficile
étude, parvient à disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de s’éclairer
mutuellement. Bornée à la seule considération de l’homme, comme elle l’a été si longtemps, la
science biologique ne pouvait, en réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même
applicable à l’art chirurgical; car, en procédant ainsi, elle abordait directement la solution du
problème le plus difficile par l’examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui devait ôter
nécessairement tout espoir d’un véritable succès. Sans doute, il était non seulement évidemment
inévitable, mais encore rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel
point de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir ensuite à la
coordination systématique de la série entière des cas biologiques. [...] mais, cela posé, la science,
quant à l’homme lui-même, resterait éternellement à l’état de grossière ébauche, si, après une
45
46
ne reprenait intégralement l’ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus
approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects possibles, du terme
primordial à tous les autres termes de moins en moins complexes de cette série générale, ou,
remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu’il s’agisse d’une disposition
suite régulière des différences croissantes qui s’y rapportent, offrira toujours nécessairement, par
la nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le plus efficace d’éclaircir,
jusque dans ses derniers éléments, la question proposée. Non seulement on connaîtra ainsi un
beaucoup plus grand nombre de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux
chacun d’eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement rationnel.
Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit, et le problème aurait été rendu ainsi
plus complexe au lieu de se simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas
toujours assujetties à une marche régulière: et c’est pourquoi cette méthode comparative ne
convient essentiellement qu’à la seule biologie, sauf l’usage capital que je montrerai, dans le
volume suivant, qu’on en peut faire aussi, d’après les mêmes motifs philosophiques, quoique à
46
47
<8> C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris,
Toutes les interprétations si variées dans leur forme et toutes les hypothèses qui ont été
fournies sur la vie aux différentes époques peuvent entrer sous deux formes, se sont inspirées de
tendance mécanique ou matérialiste. En un mot, la vie a été considérée dans tous les temps à deux
points de vue différents: ou comme l’expression d’une force spéciale, ou comme le résultat des
Nous devons nous hâter de déclarer que la science ne donne raison ni à l’un ni à l’autre de ces
systèmes, et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la fois les hypothèses vitalistes et
les hypothèses matérialistes. Les spiritualistes animistes ou vitalistes ne considèrent dans les
phénomènes de la vie que l’action d’un principe supérieur et immatériel se manifestant dans la
matière inerte et obéissante; ils ne voient que l’intervention d’une force extraphysique, spéciale,
indépendante: mens agitat molem. Telle est la pensée de Pythagore, Aristote, Hippocrate, acceptée
par les savants mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont; soutenue par les scolastiques
D’autre part, l’école matérialiste de Démocrite et d’Épicure rapporte tout à la matière, qui par
ses lois générales constitue à la fois les corps inorganiques et les corps vivants, sans
l’intervention actuelle et toujours présente d’une force active, d’une intelligence motrice. L’être
l’activité même de la matière universelle. Il est remarquable d’autre part que des philosophes
très convaincus, en tant que philosophes, de la spiritualité de l’âme, aient été en tant que
nettement au jeu des forces physiques toutes les manifestations saisissables de l’activité vitale.
[...]
47
48
Nous nous séparons des vitalistes, parce que la force vitale, quel que soit le nom qu’on lui
donne, ne saurait rien faire par elle-même, qu’elle ne peut agir qu’en empruntant le ministère
des forces générales de la nature et qu’elle est incapable de se manifester en dehors d’elles. [...]
Les doctrines matérialistes, d’un autre côté, ne sont pas moins dans l’erreur, quoique d’une
manière opposée. En admettant que les phénomènes se rattachent à des manifestations physico-
chimiques, ce qui est vrai, la question dans son essence n’est pas éclaircie pour cela; car ce n’est
pas une rencontre fortuite de phénomènes physico-chimiques qui construit chaque être sur un
l’harmonieux concert des actes de la vie. [...] Il y a comme un dessin préétabli de chaque être et
de chaque organe, en sorte que si, considéré isolément, chaque phénomène de l’économie est
tributaire des forces générales de la nature, pris dans ses rapports avec les autres, il révèle un
lien spécial, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu’il suit et amené dans la
Toutefois l’observation ne nous apprend que cela: elle nous montre un plan organique, mais
non une intervention active d’un principe vital. La seule force vitale que nous pourrions admettre
Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire métaphoriquement: la force vitale dirige des
phénomènes qu’elle ne produit pas; les agents physiques produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas.
48
49
S’il semble aujourd’hui normal à tout esprit formé aux disciplines mathématiques et
physiques que l’idéal d’objectivité de la connaissance exige une décentration de la vision des
choses, le moment paraît venu à son tour de comprendre qu’en biologie, selon le mot de J.S.
Haldane dans The Philosophy of a Biologist ‘C’est la physique qui n’est pas une science exacte’. Or,
comme l’a écrit Claparède: ‘Ce qui distingue l’animal c’est le fait qu’il est un centre par rapport
aux forces ambiantes qui n sont plus, par rapport à lui, que des excitants ou des signaux, un
centre, c’est-à-dire un système à régulation interne, et dont les réactions sont commandées par
une cause interne, le besoin momentané’ (Préface à la Psychologie des animaux de Buytendijk,
1928). En ce sens, le milieu dont l’organisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-
même. [...] En tant que vivant, l’homme n’échappe pas à la loi générale des vivants. Le milieu
pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances,
découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui.
En sorte que l’environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et
par lui.
Mais l’homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu’il tient
pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des
objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale d’un milieu réel,
physique et chimique ces centres d’organisation, d’adaptation et d’invention que sont les êtres
vivants doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit englober le vivant lui-même. Et l’on sait bien
que ce projet n’a pas paru trop audacieux à beaucoup de savants. Mais il faut alors se demander,
d’un point de vue philosophique, si l’origine de la science ne révèle pas mieux son sens que les
49
50
prétentions de quelques savants. Car la naissance, le devenir et les progrès de la science dans
une humanité à laquelle on refuse à juste titre, d’un point de vue scientiste et même matérialiste,
la science infuse, doivent être compris comme une sorte d’entreprise assez aventureuse de la vie.
Sinon il faudrait admettre cette absurdité que la réalité contient d’avance la science de la réalité
comme une partie d’elle-même. Et l’on devrait alors se demander à quel besoin de la réalité
pourrait bien correspondre l’ambition d’une détermination scientifique de cette même réalité.
Mais si la science est l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie avant d’être éclairée par la
connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu’une vision du monde, elle
soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des
hommes n’est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un
centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour
d’influences. D’où l’insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit des
sens, du point de vue biologique et psychologique, c’est une appréciation de valeurs en rapport
avec un besoin. Et un besoin, c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence
50
51
France au XIXe siècle » [1958], in Études d’histoire et de philosophie des sciences, 3e éd., Paris, Vrin,
Le terme de Biologie est systématiquement utilisé par Comte pour désigner à la fois la science
abstraite d’un objet général, et les lois vitales, et la science synthétique d’une activité
L’invention du terme de Biologie était l’expression de la prise de conscience, par les médecins
essentielle avec l’objet des sciences de la matière. La formation du terme est l’aveu de
présidence générale de la philosophie naturelle’ (Système de politique positive). Comte n’a pas tout
à fait tort de voir, dans les déboires de sa carrière, une des conséquences du fait que dans la cité
des savants de l’époque, il s’est rangé, lui mathématicien, du côté de l’école biologique luttant
L’idée -mère de toutes les positions de Comte en biologie, c’est le dualisme obligé de la vie et
tentation du matérialisme et de l’hylozoïsme. Comte combat sur deux fronts, comme Descartes,
la condition de possibilité du progrès universel qui n’est rien d’autre que l’asservissement et le
contrôle de la matière inerte par la totalité de la vie, à la lumière de l’humanité. D’une part,
‘nous sommes, dit Comte, au fond encore plus incapables de concevoir tous les corps comme
vivants que comme inertes. Car la seule notion de vie suppose des existences qui n’en soient pas
51
52
douées... Finalement les êtres vivants ne peuvent exister que dans des milieux inertes, qui leur
fournissent à la fois un siège et un aliment d’ailleurs direct ou indirect... Si tout vivait, aucune loi
trouve réellement limitée que par la prépondérance du milieu inerte’ (Système de politique
positive). Mais, d’autre part, ce qui caractérise la vie, même au niveau des êtres où elle ne se
manifeste que par la végétation, c’est le ‘contraste radical de la vie à la mort’. S’il n’y a des
végétaux aux animaux qu’une ‘distinction réelle’, il y a, par contre, entre végétaux et corps
52
53
En 1954 [sic], Wattson [sic] et Crick, qui ont reçu huit ans plus tard pour cela le prix Nobel,
ont établi que c’est un ordre de succession d’un nombre fini de bases le long d’une hélice
langue du programme auquel la cellule se conforme pour synthétiser les matériaux protéiniques
des nouvelles cellules. On a établi depuis, et le prix Nobel a récompensé en 1965 cette nouvelle
découverte, que cette synthèse se fait à la demande, c’est-à-dire en fonction des informations
venues du milieu – milieu cellulaire bien entendu. De sorte que, en changeant l’échelle à laquelle
sont étudiés les phénomènes les plus caractéristiques de la vie, ceux de structuration de la
contemporaine a aussi changé de langage. Elle a cessé d’utiliser le langage et les concepts de la
directement formés sur des modèles géométriques. Elle utilise maintenant le langage de la
programme, code, instruction, décodage, tels sont les nouveaux concepts de la connaissance de
la vie. [...]
Dire que l’hérédité biologique est une communication d’information, c’est, en un certain sens,
revenir à l’aristotélisme, si c’est admettre qu’il y a dans le vivant un logos, inscrit, conservé et
transmis. La vie fait depuis toujours sans écriture, bien avant l’écriture et sans rapport avec
un portrait de la vie, ce qu’elle pouvait être lorsque la connaissance de la vie était description et
était lorsqu’elle était simplement anatomie et physiologie macroscopique. Mais elle ressemble à
53
54
Définir la vie comme un sens inscrit dans la matière, c’est admettre l’existence d’un a priori
54
55
<12> M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 139, 173-174.
On veut faire des histoires de la biologie au XVIIIe siècle; mais on ne se rend pas compte que
la biologie n’existait pas et que la découpe du savoir, qui nous est familière depuis plus de cent
cinquante ans, ne peut pas valoir pour une période antérieure. Et que si la biologie était
inconnue, il y avait à cela une raison bien simple: c’est que la vie elle-même n’existait pas. Il
existait seulement des êtres vivants, et qui apparaissaient à travers une grille du savoir
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en effet, la vie n’existe pas. Mais seulement des êtres vivants.
Ceux-ci forment une, ou plusieurs classes dans la série de toutes les choses du monde: et si on
peut parler de la vie, c’est seulement comme d’un caractère – au sens taxinomique du mot –
dans l’universelle distribution des êtres. On a l’habitude de répartir les choses de la nature en
trois classes: les minéraux, auxquels on reconnaît la croissance, mais sans mouvement ni
sensibilité; les végétaux qui peuvent croître et qui sont susceptibles de sensation; les animaux
qui se déplacent spontanément. Quant à la vie et au seuil qu’elle instaure, on peut, selon les
critères qu’on adopte, les faire glisser tout au long de cette échelle. Si, avec Maupertuis, on la
définit par la mobilité et les relations d’affinité qui attirent les éléments les uns vers les autres et
les maintiennent attachés, il faut loger la vie dans les particules les plus simples de la matière.
On est obligé de la situer beaucoup plus haut dans la série si on la définit par un caractère
chargé et complexe, comme le faisait Linné quand il lui fixait comme critères la naissance (par
extérieur, la propulsion interne des liqueurs, les maladies, la mort, la présence de vaisseaux, de
glandes, d’épidermes et d’utricules. La vie ne constitue pas un seuil manifeste à partir duquel
des formes entièrement nouvelles du savoir sont requises. Elles est une catégorie de classement,
relative comme toutes les autres aux critères qu’on se fixe. Et comme toutes les autres, soumise à
certaines imprécisions dès qu’il s’agit d’en fixer les frontières. De même que le zoophyte est à la
frange ambiguë des animaux et des plantes, de même les fossiles, de même les métaux se logent
55
56
à cette limite incertaine où on ne sait s’il faut ou non parler de vie. Mais la coupure entre le
vivant et le non vivant. Comme le dit Linné, le naturaliste – celui qu’il appelle Historiens naturalis
– ‘distingue par la vue les parties des corps naturels, il les décrit convenablement selon le
nombre, la figure, la position et la proportion, et il les nomme’ (Systema naturae). [...] Il ne faut
donc pas rattacher l’histoire naturelle, telle qu’elle s’est déployée à l’époque classique, à une
56
57
<13> M. Ghiselin, The Triumph of the Darwinian Method, Chicago, The University of Chicago
La hiérarchie linnéenne affecte une forme qui permet de traiter les noms de taxons comme
s’ils n’étaient que des noms de classes intensionnellement définies – c’est-à-dire comme si les
Vertébrés n’étaient qu’un terme collectif pour tous les animaux pourvus d’une colonne
vertébrale. Toutefois lorsque l’on conçoit les taxons comme fondés par définition sur le réseau
généalogique, la possibilité de les traiter comme des classes intensionnelles bien définies devient
sont exprimables sous la forme d’une classification hiérarchique. D’autre part, la hiérarchie
linnéenne fait aussi place à des classes purement nominales – les catégories. Considérons les
séries suivantes.
Superfamille Hominoidae
Famille Hominidae
Genre Homo
L’espèce, le genre, la famille, la superfamille, et ainsi de suite, sont des catégories, dont les
membres sont des taxons individuels, tels que Homo sapiens, Homo, les Hominidae, les
Hominoidae. Homo sapiens, qui est une espèce biologique, est un individu dans la classe
(catégorie) d’espèce, et dans la classe des entités généalogiques. Il ne convient pas de considérer
cette espèce comme étant simplement un groupement à l’intérieur de la ‘classe’ Homo, car c’est là
aussi une unité inanalysable. John Smith est une partie d’Homo sapiens au sens même ou le bras
de John Smith est une partie de John Smith. Nous avons là une relation de tout à partie, en
même temps d’ailleurs qu’une relation d’inclusion. Par conséquent, lorsque nous traitons une
famille comme si elle n’était pas davantage qu’une classe ou un ensemble de genres, nous usons
57
58
d’une manière de parler. Bien que la distinction entre catégories et taxons (qui en sont des
membres) ait grandement contribué à clarifier une confusion philosophique, l’on a toujours
tendance à considérer les taxons comme s’ils étaient strictement nominaux, à la manière des
catégories. On ne peut de manière cohérente dénier la réalité d’une espèce sous prétexte qu’elle
serait une classe, donc quelque chose de ‘non-réel’, car un groupe, en un sens précis, peut être
un individu. L’on se trouverait d’ailleurs dans la même situation pour toute entité prise dans un
classes dans le début de classer les composants. Les États-Unis d’Amérique constituent un
individu dans la classe des États nationaux. Pour un nominaliste (au moins), la classe des États
nationaux n’est pas réelle, mais les États-Unis d’Amérique, parce qu’ils sont davantage qu’une
classe, sont quelque chose de réel. De la même manière, les États-Unis d’Amérique sont divisés
en un certain nombre d’États, comme par exemple la Californie, et chacun de ces États est divisé
en comtés. ‘État national’, ‘État’, ‘Comté’, ce sont là, comme les catégories de la taxinomie, des
universaux; il n’y a pas de relation de tout à partie entre ces catégories, et un nominaliste
cohérent aurait raison de dénier leur existence. Mais les États-Unis d’Amérique, la Californie, le
Comté de Los Angeles peuvent être traités comme des particuliers, donc quelque chose de réel.
Lorsque certains nominalistes ont parlé des espèces et d’autres taxons comme ‘des universaux’
sans réelle existence dans la nature, ils ont donc commis une erreur; pour être cohérent, ils
58
59
programme ».
Peu de phénomènes se manifestent avec autant d’évidence dans le monde vivant que la
d’information, de message, de code. La reproduction d’un organisme est devenue celle des
molécules qui le constituent. Non que chaque espèce chimique possède l’aptitude à produire des
copies d’elle-même. Mais parce que la structure des macromolécules est déterminée jusque dans
le détail par des séquences de quatre radicaux chimiques contenus dans le patrimoine génétique.
Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les ‘instructions » spécifiant les
structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du nouvel organisme. Ce sont aussi les
moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. Chaque œuf
contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre avenir, les étapes de
son développement, la forme et les propriétés de l’être qui en émergera. L’organisme devient
ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. À l’intention d’une Psyché s’est
substituée la traduction d’un message. L’être vivant représente bien l’exécution d’un dessein,
mais qu’aucune intelligence n’a conçu. Il tend vers un but, mais qu’aucune volonté n’a choisi. Ce
59
60
<15> D. Hull, Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1974, p. 99-
Selon le modèle de l’explication scientifique par des lois de couverture [modèle de Hempel],
l’explication doit faire référence à la fois à des lois et à des circonstances particulières. Dans les
exemples usuellement donnés des explications conformes au modèle des lois de couverture, les
particulières, quoique nécessaire, n’a pas une signification essentielle. Dans les explications
évolutionnistes, les priorités sont inversées. La charge de l’explication semble bien reposer sur
les circonstances particulières, qui prennent ici la forme d’un récit historique. Des lois peuvent
bien rôder ici où là, mais elles sont rarement mentionnées, et quand elles le sont, elles n’ajoutent
pas beaucoup à l’explication. Elles tendent à être de la forme ‘Des animaux dont les pattes sont
plus longues courent plus vite’, ce qui est à la fois un truisme et une assertion erronée. À cette
remarque, les partisans du modèle des lois de couverture répondraient sans doute ‘Tant pis
pour les explications évolutionnistes’. Ses critiques rétorqueraient, « Tant pis pour le modèle de
l’explication scientifique par des lois de couverture’. Il y a ainsi conflit entre la conviction [de
l’évolutionniste] que les récits historiques ont en quelque manière une valeur explicative et les
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Au delà d’un certain point, aujourd’hui indéfini, nous ne pouvons sérieusement espérer que
les alternatives à l’explication téléologique soient utiles. Au delà d’un certain degré de
complexité dans l’organisation, la quantité de temps requise pour collecter des données sur la
valeur des paramètres et variables non-téléologiques excéderait le laps de temps requis pour que
celle-ci a les plus grandes chances de persister en biologie pour les raisons les plus pratiques.
De même, à moins que nous ne désirions d’explication que pour un très petit nombre de
phénomènes, et que nous n’acceptions d’explication que pour des phénomènes que seul un
spécialiste pourrait décrire avec le schématisme et la minutie désirées, nous devrons bien, et
pour longtemps, faire une large place aux interprétations fonctionnelles. [...] Aussi longtemps
que la biologie, comme les autres sciences, se donnera pour but de fournir des explications
intelligibles et des prédictions utiles, les jugements téléologiques auront toujours une place. Ils
seront moins évidents à mesure que l’on s’approchera de l’intersection entre biologie et chimie,
mais même dans ce cas il est des commodités auxquelles on ne peut renoncer qu’à un prix
considérable.
Le fait que la nature puisse atteindre un but déterminé par un nombre fini mais élevé de
moyens sape simultanément les positions des autonomistes et des provincialistes [comprendre:
des sciences physico-chimiques]. Ce fait montre aux autonomistes qu’ils ont tort, car étant à
court de convictions métaphysiques fortes, ils ne peuvent établir une différence en nature entre
les phénomènes biologiques et ceux étudiés par la physique. L’on ne peut fonder l’autonomie
sur la base d’une ignorance des mécanismes internes sous-jacents à la pléthore des fonctions
naturelles. Mais les provincialistes sont mis dans l’embarras par l’hétérogénéité et la redondance
immenses des processus non-téléologiques qui concourent à donner à la nature son caractère de
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d’autres que des effets de forces non-téléologiques et qu’ils peuvent en principe être connus
comme tels, les provincialistes gagnent la bataille métaphysique et épistémologique. Mais ils la
perdent au niveau de la tactique de recherche. Car les objectifs qu’ils assignent à la biologie,
explication et prédiction scientifiques, ne peuvent être atteints en pratique que par l’emploi du
langage téléologique. Ainsi la biologie, pour autant qu’elle veuille fournir une connaissance
faite par les provincialistes d’expurger les énoncés téléologiques et de leur substituer des
énoncés non-téléologiques est ruinée, non par des arguments philosophiques, mais simplement
par la complexité des faits que doit affronter la biologie. La téléologie est inévitable en biologie
pour des raisons qui ne sont pas conceptuelles, mais contingentes. Le monde est tout
simplement plus compliqué que ce que veulent bien admettre les provincialistes.
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Même lorsque l’étude d’un phénomène aussi général que la respiration atteint le niveau de
détail moléculaire que représente le cycle de Krebs, la description des voies de biosynthèse est
de portée limitée. Les réactions chimiques sont assurément universelles, et les mécanismes
mécanisme que ce soit – ses étapes particulières, ses conditions chimiques, ses taux de réaction,
structurellement assez proches pour valider des généralisations empiriques, même si nous
savons qu’elles ont des exceptions qu’aucune procédure systématique ne peut réduire et
éliminer. C’est là bien sûr un trait caractéristique des recherches qui prennent la forme de
l’étude de cas. De telles recherches procèdent par application de théories générales, établies de
manière indépendante, et par la découverte de détails locaux du système étudié. [...] La raison
pour laquelle de telles études n’ont jamais engendré de propositions susceptibles de devenir des
lois est qu’elles portent sur des processus dont la portée est spatio-temporellement restreinte. En
réalité, de telles études ont toute chance de révéler – que les détails moléculaires seront
légèrement différents chez deux organismes de la même espèce, même lorsque des descriptions
physiologiques ou fonctionnelles réalisées à une échelle supérieure sont les mêmes; – que le
même processus physiologique est accompli par des mécanismes différents aussi bien parmi des
individus appartenant à la même espèce que parmi des individus appartenant à des espèces
différentes; – que même des processus physiologiques plus grossiers ne sont uniformes ni dans
les espèces ni entre elles. C’est là, bien sûr, ce à quoi l’on doit s’attendre lorsqu’on étudie une
arbitraire. [...]
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Les biologistes peuvent et doivent renoncer à leur conviction que les régularités qu’ils
découvrent sont vraies en tout temps et en tout lieu, et travailler à acquérir la connaissance des
faits qu’ils ont devant leurs yeux avec le plus grand détail possible. Une fois que le statut de
leurs assertions devient clair – à savoir qu’il s’agit de découvertes relatives à des faits
particuliers et non d’une théorie générale autonome et irréductible à des lois physiques plus
l’indépendance de la biologie par rapport aux sciences physiques peut être évaluée dans la
perspective qui lui convient. Beaucoup d’assertions biologiques sont indépendantes des lois de
la physique, tout simplement parce qu’elles sont comparables aux assertions particulières de la
physique, comme par exemple l’affirmation qu’une éclipse de lune s’est produite, ou qu’un
pulsar effectue un million de révolutions par seconde. De tels énoncés sont des énoncés de faits
singuliers, et pour cette raison ne sont pas une conséquence directe de quelque généralisation
que ce soit. Lorsque l’on comprend que les découvertes biologiques sont en principe explicables
comme résultant de lois générales (évolutives, biochimiques, physiques) opérant dans des
conditions définies, les fondements de l’autonomisme s’écroulent tout autant que ceux du
provincialisme. Le dernier refuge pour les deux camps consistera à isoler la théorie de
l’évolution du reste de la science. [...] Mais comme l’explication physique des lois de l’évolution
est, en vertu de contraintes factuelles, schématique à l’extrême, les deux camps risquent fort de
rester sur leurs positions. [...] Toutefois, l’on pourrait se satisfaire d’observer que la biologie est à
d’elles. Ceci revient à admettre que la biologie est une science naturelle qui, après tout, ne diffère
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