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 électronique  brute  d’une  étude  parue  dans  “La  philosophie  et  la  biologie”,  in  Encyclopédie  
philosophique  universelle,  vol.  IV,  “Le  Discours  philosophique,  ss  dir.  J.F.  Mattéi,  Presses  Universitaires  
de  France,  1998,  pp.  2152-­‐2171  

LA PHILOSOPHIE ET LA BIOLOGIE

Jean GAYON

Professeur à l’Université Paris 7-Denis Diderot


membre senior de l’Institut Universitaire de France

Philosophie et biologie: aspects historiques du rapport

Évaluer le rapport de la philosophie à la biologie, c’est d’emblée se heurter à une question de

mots, qui se révèle bien vite être aussi un problème historique et conceptuel. En toute rigueur

l’on conçoit mal que la question du rapport de la philosophie à la biologie puisse se poser avant

qu’il n’y ait un savoir du nom de « biologie ». Ce mot est inconnu avant 1800. Il y a par ailleurs

des raisons sérieuses de penser que le champ disciplinaire qui s’est désigné comme « biologie »

n’a pas existé avant le dix-neuvième siècle. Pourtant, l’étymologie suggère un autre diagnostic.

Si « biologie » signifie connaissance de la vie, la question de son rapport à la philosophie s’est

posée à celle-ci depuis les temps les plus anciens. L’échelle historique appropriée à l’examen du

rapport de la philosophie à la biologie est donc incertaine, et c’est là sans doute l’une des

dimensions les plus importantes du problème. Par comparaison, les rapports de la philosophie à

la mathématique, la physique, la médecine, la musique, ne soulèvent pas la même difficulté.

Depuis l’Antiquité, la philosophie a coexisté avec ces sciences et ces arts. Sans doute les contours

méthodologiques, théoriques, sociologiques de chacune de ces disciplines, comme de la

philosophie même, ont-ils changé, mais l’allure « disciplinaire » des rapports constitue au moins

une constante. Nous ne rencontrerions sans doute pas non plus la même difficulté s’il s’agissait

de décrire les relations de la philosophie avec la génétique ou avec la psychanalyse: elles n’ont

de sens que dans un champ historique où ces deux disciplines existent, ou sont sur le point
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d’apparaître, avec leurs objets sans antécédent dans l’histoire (les gènes et l’inconscient). Dans le

cas de la biologie, les choses sont de toute évidence plus complexes: la connaissance de la vie a

concerné la philosophie depuis ses commencements, mais il est tout aussi vrai que ce n’est que

depuis le dix-neuvième siècle que l’on parler d’une science générale des phénomènes vivants,

ayant valeur de discipline d’un point de vue théorique et sociologique.

Cette difficulté est redoublée par une autre, qui tient à une différence subtile dans la manière

dont les philosophes modernes ont désigné leur réflexion les sciences de la vie. Nous voulons

parler de l’écart entre « philosophie biologique » et « philosophie de la biologie ». Cette nuance

est jusqu’à ce jour passée totalement inaperçue, mais s’est trouvée attachée à des traditions de

pensée différentes et partiellement séparées. L’expression de « philosophie biologique » est

apparue assez précocement dans le sillage du mot « biologie ». On la trouve occasionnellement

chez Auguste Comte, comme équivalent de « biologie », sous réserve d’entendre celle-ci comme

une science abstraite et spéculative qui s’occupe des caractères généraux de la vie (Cours de

philosophie positive, 40e leçon, 699-700). Sous la plume de Comte, la « philosophie biologique »

semble n’être autre chose qu’une branche de la « philosophie naturelle » (Ibid., 732). La

« philosophie biologique » ne se distingue alors pas de la « science biologique », ou du moins de

sa partie la plus théorique. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et surtout au

vingtième siècle, l’expression de « philosophie biologique » a pris une couleur un peu différente,

l’accent étant mis sur le terme « philosophie », davantage dissociée de la « science » que par le

passé. Elle a été alors appliquée à toute conception générale des phénomènes de la vie, qu’elle

soit élaborée par un savant ou par un philosophe, et quel que soit son degré d’élaboration (ou de

non-élaboration). A ce titre, mécanicisme, animisme, organicisme, téléomécanisme, sont

typiquement des « philosophies biologiques ». Ainsi comprise, la notion peut s’appliquer

rétrospectivement à des réflexions qui ont précédé la biologie. Aristote, Descartes, Kant ont,

chacun à sa manière, construit des « philosophies biologiques ». Plus près de nous, Bergson,

Goldstein, Canguilhem, Jonas, en ont fait autant, mais dans un contexte scientifique différent,

marqué précisément par l’existence d’une science biologique. Au vingtième siècle, la


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qualification de « philosophie biologique », bien qu’elle soit rarement explicitée, signifie presque

toujours ceci: tel philosophe a porté une attention particulière aux sciences de la vie, et s’est

efforcé de tenir un discours général sur « la vie », construisant ainsi une philosophie biologique.

« Philosophie biologique » se décline au pluriel. C’est là semble-t-il une contrainte sémantique

forte de cette expression. L’expression était commune dans la première moitié du vingtième

siècle, dans toutes les langues philosophiques européennes; elle est aujourd’hui en régression;

lorsqu’elle se maintient, elle est caractéristique de l’approche philosophique « continentale » des

sciences de la vie — soucieuse de situer celles-ci dans le contexte d’une grille philosophique

générale (métaphysique ou phénoménologique par exemple).

Le potentiel sémantique de la « philosophie de la biologie » est différent. Cette expression est

beaucoup plus récente que celle de « philosophie biologique ». Elle apparaît dans la littérature

américaine de philosophie des sciences à partir de la fin des années 1960 (Hull 1969, Ruse 1973);

à partir du milieu des années 1975, elle se substitue systématiquement à celle de « philosophie

biologique » dans la littérature de langue anglaise. Pas plus que dans le cas de la « philosophie

biologique », dont le mot et l’idée se sont installés en douceur au dix-neuvième siècle, nous ne

connaissons de texte programmatique dans lequel la formule « philosophie de la biologie » ait

été explicitement justifiée. L’on peut néanmoins désigner le contexte dans lequel cette

expression est apparue: elle s’est accréditée dans la période même où l’approche positiviste de la

philosophie des sciences a commencé à être sérieusement ébranlée. Dans les années 1960, la

« conception reçue » des théories scientifiques (Hempel et Oppenheim 1948, Hempel 1965) a fait

l’objet de nombreuses critiques. Cette conception issue de l’empirisme logique veut, pour dire

bref, que toute théorie soit un système hypothético-déductif, et est indissociable de l’idée qu’il

n’y a qu’une seule philosophie de la science, applicable à tous les domaines scientifiques. Parmi

les critiques adressées à la conception « syntaxique » (ou langagière) de la science, certaines sont

d’une grande généralité, et ne seront par évoquées ici. D’autres ont consisté à montrer que la

conception reçue avait été trop manifestement élaborée en référence aux sciences physiques, et

rendait mal compte des caractères propres d’autres sciences, en particulier la biologie. L’idée
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d’une philosophie spécifique de la biologie est apparue dans ce contexte, le leitmotiv étant que la

« philosophie de la biologie » ne peut être réduite à être une illustration ou application des

doctrines reçues en « philosophie de la science » (toujours désignée au singulier dans la

littérature de langue anglaise). En toute rigueur, un examen détaillé des nombreux auteurs

américains qui se sont investis dans la « philosophie de la biologie », avant et après 1970,

révélerait un tableau plus nuancé. Bien avant les années 1970, un nombre respectable de

philosophes se sont penchés sur toutes sortes de questions soulevées par la biologie, parfois sans

se soucier spécialement de la conception positiviste dominante en philosophie des sciences,

d’autres fois en opposition franche avec elle (l’on peut ici penser à Marjorie Grene, qui a joué un

rôle très important dans l’émergence de la philosophie de la biologie comme champ spécifique).

Inversement, après 1970, un certain nombre d’auteurs influents en « philosophie de la biologie »

ont fait effort pour concilier leur interprétation de la biologie avec l’approche positiviste de la

science (par exemple Ruse 1973). Ce serait donc une schématisation excessive que de dire que la

« philosophie de la biologie » aurait en bloc constitué une réponse à la conception positiviste

orthodoxe de la science. Il nous paraît raisonnable de souligner que l’émergence de l’expression

« philosophie de la biologie » n’a pas simplement signifié qu’un nombre croissant de

philosophes en venaient à s’intéresser à la biologie. Ailleurs qu’en Amérique en effet, de

nombreux philosophes se sont tournés vers la biologie dans les années 1960. Pour ne parler que

de la France, c’est à cette époque que Georges Canguilhem devient connu, ainsi que Michel

Foucault et François Dagognet, plus jeunes mais assurément portés par un climat favorable. Ce

n’est cependant que dans le contexte de la philosophie américaine que l’expression

« philosophie de la biologie » est apparue et s’est imposée, au demeurant avec une foudroyante

rapidité. Nous pensons que le succès de cette expression a quelque chose à voir avec l’imposante

philosophie de la science – i.e. de l’unité de la science – qui a prévalu dans la philosophie

américaine d’après-guerre. Toutes réserves faites sur les engagements particuliers de tel ou tel

auteur, la formule « philosophie de la biologie » a globalement eu valeur de réaction à l’endroit

de cette tradition.

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L’on comprend par là en quoi la « philosophie de la biologie » se distingue de la

« philosophie biologique ». Elle s’en distingue en ce qu’elle attache moins d’importance à la

réflexion spéculative sur la nature de « la vie », et en ce qu’elle s’efforce d’explorer des

problèmes de définition, de structuration et de méthodologie soulevés par les théories

biologiques modernes. Quand Georges Canguilhem se demandait si la biologie moléculaire était

porteuse d’un nouveau « concept de la vie », la « philosophie de la biologie » américaine se

demandait si la génétique mendélienne était réductible à la génétique moléculaire, quel était le

statut théorique des concepts de gène ou de sélection, quelle était la structure de la théorie

synthétique de l’évolution.

La « philosophie de la biologie » se distingue enfin depuis les années 1980 par sa forte

institutionnalisation. Des sociétés savantes, des revues spécialisées, des cursus universitaires

s’en réclament. Ruse (1988: 1) n’hésite pas à la qualifier comme une « sous-discipline » à

l’intérieur de la « philosophie de la [des] science[s] ». Jamais la « philosophie biologique » chère

à certains biologistes et philosophes du dix-neuvième et de la première moitié du vingtième

siècle n’aurait prétendu être une discipline. Sa relative rareté, son inorganisation

institutionnelles, la disparité de ses significations s’y opposaient. Jusqu’à une époque récente, à

de rares exceptions près (Grene 1974), la philosophie de la biologie d’inspiration d’inspiration

américaine ne s’est que peu souciée de ses antécédents lointains dans l’histoire générale des

sciences et de la philosophie. Selon toute vraisemblance, son institutionnalisation la conduira

bientôt à revendiquer cet héritage. L’expression « philosophie de la biologie » aura alors perdu,

si ce n’est déjà fait, le souvenir des conditions historiques très particulières dans lesquelles elle

est née.

Il existe un rapport entre les deux problèmes de mots que l’on vient d’évoquer. Bien que le

mot « biologie » soit relativement récent, il n’est pas absurde de parler rétrospectivement de

« philosophies biologiques » pour des conceptions générales des phénomènes vitaux qui ont eu

cours parfois très longtemps avant l’émergence de la biologie comme science constituée. Cette

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expression garde aussi sa pertinence pour des réflexions philosophiques générales sur la vie

inspirées le par de cette science. En revanche, ce que l’on appelle aujourd’hui « philosophie de

la biologie » ne se conçoit guère en l’absence des grandes théories unificatrices des phénomènes

vitaux qui ont légitimé le découpage d’un secteur de science empirique sous le nom de

« biologie » à partir du dix-neuvième siècle (par exemple: évolution, génétique, biologie

moléculaire, biochimie). De même qu’il serait assez anachronique de parler de « philosophie de

la physique » à propos d’Aristote (bien qu’assurément la Physique d’Aristote ait beaucoup à

nous apprendre sur la philosophie appropriée à physique), il est artificiel de parler de

« philosophie de la biologie » à propos d’Aristote ou Descartes. La philosophie de la biologie,

comme la philosophie de la physique, relève de ce que la tradition continentale appelle

communément épistémologie régionale; elle présuppose un champ de positivité bien établi. Si la

« philosophie de la biologie » était née en Europe continentale, l’on aurait certainement parlé

d’épistémologie de la biologie, et c’est à vrai dire ce que faisait Jean Piaget en 1967 dans le

fameux volume de la Pléïade intitulé Logique et connaissance scientifique, dont la parution

correspond à peu près aux débuts de la « philosophie de la biologie » en Amérique. Notons au

passage que les « philosophes de la biologie » continuent aujourd’hui à mobiliser des

« philosophies biologiques », éventuellement très anciennes, dans leur discours. Simplement, cet

aspect des choses se trouve relativisé.

Dans les sections qui suivent, nous explicitons les trois questions qui émergent de la

problématique que nous venons de mettre en place. – Que signifie, précisément, que l’on ne

puisse parler de « biologie » avant le dix-neuvième siècle? – Comment catégoriser ces

conceptions générales de la vie que l’on désigne communément comme des « philosophies

biologiques »? – Quels sont les problèmes qui distinguent la « philosophie de la biologie »

caractéristique de l’époque la plus récente?

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« Biologie »

Si la philosophie doit entretenir une relation avec la biologie, il convient de repérer avec

précision la nature de ce partenaire. Les circonstances de l’apparition du mot « biologie » sont

maintenant assez bien connues. Elles méritent une attention spéciale car elles engagent

davantage qu’une dénomination arbitraire. La première occurrence connue du terme se trouve

dans un traité de médecine allemand publié en 1800 par K.F. Burdach. Burdach l’utilise de

manière tout à fait marginale pour nommer certaines branches de l’anthropologie. Ce premier

usage du mot ne correspond pas à celui qu’en ont fait peu après, Lamarck, en France, et

Treviranus, en Allemagne. De manière indépendante, semble-t-il, ces deux naturalistes ont

solennellement utilisé le mot entre 1800 et 1802 pour désigner le projet d’une science générale de

la vie. En 1954, Marc Klein a retrouvé au Muséum de Paris un manuscrit de Jean-Baptiste de

Lamarck intitulé Biologie, ou Considérations sur la nature, les facultés, les développemens et l’origine

des corps vivans (Klein 1980). Ce texte, écrit entre 1800 et 1801, est l’ébauche des Recherches sur

l’organisation des corps vivans (1802). « Biologie » ne figure plus dans le titre, mais le terme est

défini, assez curieusement, dans la table raisonnée des matières: « Biologie (la): [...] c’est une des

trois parties de la physique terrestre; elle comprend tout ce qui a rapport aux corps vivans, et

particulièrement à leur organisation, à ses développements, à sa composition croissante avec

l’exercice prolongé des mouvemens de la vie, à sa tendance à créer des organes spéciaux, à les

isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. ». En dépit de cette déclaration imposante, et

importante pour la compréhension de son œuvre, Lamarck a peu employé le terme. C’est aussi

en 1802 que Gottfried Reinhold Treviranus publiait le premier volume d’un traité intitulé

Biologie oder Philosophie der Lebenden Natur für Naturforscher und Arste [Biologie ou philosophie de

la nature vivante pour les naturalistes et les médecins]. Dès le début de l’ouvrage, la biologie est

définie en ces termes: « Les objets de nos investigations seront constitués par les différentes

formes et manifestations de la vie, les conditions et les lois sous lesquelles cet état [Zustand] est

réalisé et les causes par lesquelles il est déterminé. La science qui s’occupe de ces objets sera

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désignée par nous du nom de biologie ou science de la vie » (1802: I, 4). Des définitions de

Lamarck et Treviranus ressort clairement l’idée d’une science générale des phénomènes de la vie

et des êtres vivants, capable d’en formuler les ‘lois’, mais aussi de rendre compte de leur

diversité et de leur origine. Le plan des six volumes du traité de Treviranus confirme que tel

était bien le programme du naturaliste allemand.

Dans les trois premières décennies du dix-neuvième siècle, le terme n’est que rarement

employé dans la littérature naturaliste ou médicale. Fodera le reprend en 1826 dans un Discours

sur la Biologie ou Science de la Vie. Mais c’est Auguste Comte, influencé par Fodera et Blainville,

qui l’a durablement imposé, dans les fameuses leçons du Cours de philosophie positive consacrées

à la « biologie ». Le mot entre dans le titre du quatrième tome du cours (La philosophie chimique et

la philosophie biologique, leçons 40 à 45, 1836-1837), et dans celui de la leçon introductive à la

partie consacrée à la philosophie biologique (« Considérations philosophiques sur l’ensemble de

la science biologique »). Georges Canguilhem <10> a bien montré comment Comte, reprenant à

Lamarck son néologisme, a radicalisé l’idée d’une science autonome de la vie, embrassant tous

les phénomènes vitaux et rien qu’eux, au nom d’un dualisme irréductible de la matière et de la

vie. Quoi qu’il en soit, à partir des années 1840, le terme de biologie se banalise, en France

d’abord, puis dans l’Europe entière. Des sociétés sont créées sous ce nom: la première est la

Société de biologie, créée en France en 1848 à l’instigation de Robin, Claude Bernard, Émile Littré

(entre autres), dans une ambiance ouvertement positiviste. D’autres suivront bientôt, ainsi que

des périodiques scientifiques, des chaires d’université, des laboratoires, mentionnant

explicitement, dans toutes les langues, la « biologie ». La connotation positiviste sera assez vite

oubliée. Associé à un nombre croissant de qualificatifs (biologie animale, biologie végétale,

biologie cellulaire, cellulaire, microbiologie, puis au vingtième siècle, biologie moléculaire et

biologie évolutive), le terme fédérateur de « biologie » est devenu l’expression la plus évidente

de l’unité fondamentale de la science des phénomènes vitaux.

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A ce point de l’analyse, il faut se demander s’il n’aurait pas existé avant 1800 des termes

ayant joué un rôle analogue à celui de « biologie ». Car, après tout, ce n’est pas en 1800 que l’on

a commencé d’étudier les êtres et les phénomènes vivants. Deux termes viennent

immédiatement à l’esprit: « physiologie » et « histoire naturelle ». S’agissant de la physiologie,

l’usage antique du terme ne nous est d’aucun secours. On sait qu’Aristote avait forgé ce mot

pour désigner les philosophes présocratiques qui expliquaient la nature en invoquant les

éléments ou une composition d’éléments. Le mot a conservé ce sens jusqu’à la Renaissance. Il

semble que ce soit le médecin Jean Fernel qui au seizième siècle a le premier restreint la

physiologie à « la science des fonctions du corps humain en état de santé ». Dans les trois siècles

qui ont suivi, la physiologie a communément été présentée comme une science distincte de la

pathologie et de la thérapeutique, mais leur servant de fondement théorique préalable. Cette

science s’intéressait essentiellement au corps humain, parfois aux animaux, plus rarement aux

plantes, mais toujours dans le but de comprendre ce qui était utile à l’art médical, donc à une

connaissance et une pratique tournées vers l’homme. Presque toujours étudiée par les médecins,

la physiologie est demeurée avant le dix-neuvième siècle foncièrement inattentive à la diversité

des organismes. Les questions du classement des êtres vivants, et de leur histoire, sont hors du

champ de la physiologie traditionnelle. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que, subordonnée

aux objectifs plus généraux de la « biologie », la physiologie s’est tournée vers l’étude des

fonctions organiques dans toute leur généralité et diversité. La physiologie ne peut donc pas être

présentée comme ayant occupé dans le champ du savoir une place analogue à la biologie. C’est

plutôt la biologie qui a au XIXe siècle assigné une place à l’ancienne physiologie dans son

programme d’étude globale des phénomènes de la vie. Il est intéressant à cet égard de relever la

première occurrence du mot « biologie » sous la plume d’Auguste Comte. On la trouve dans une

note infrapaginale de la trente-sixième leçon du Cours: « Je ne pense pas qu’aucun philosophe

puisse aujourd’hui suivre un peu loin une série quelconque d’idées générales sur l’ensemble

rationnel des considérations positives propres aux corps vivants, sans être, en quelque sorte

naturellement obligé d’employer cette heureuse expression de biologie, si judicieusement

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construite pas M. de Blainville, et dont le nom de physiologie, même purifié, n’offrirait qu’un

faible et équivoque équivalent » (Comte 1975: 602). Dans d’autres textes, Comte s’est montré

beaucoup plus virulent. Dans la célèbre 40e leçon, qui introduit l’ensemble des problèmes relatifs

à la science biologique, Comte admet que dans le passé la médecine, en promouvant les

recherches physiologiques, a été un puissant stimulant des recherches positives dans le domaine

organique. Mais c’est pour aussitôt ajouter qu’à l’âge de la « biologie », c’est-à-dire de la science

générale de la vie, il faut désormais tendre à « isoler [la physiologie] de la médecine [...], afin

d’assurer l’originalité de son vrai caractère scientifique » <6>.

En ce qui concerne l’histoire naturelle, il est vrai que, depuis l’Antiquité, et surtout à l’époque

classique, ce genre de connaissance embrassait en gros la variété des objets que la « biologie » a

plus tard pris en charge. Toutefois deux nuances capitales distinguent l’histoire naturelle de la

biologie. La première tient au découpage de l’objet. L’histoire naturelle englobait bien d’autres

objets d’étude que les êtres vivants, comme par exemple les minéraux, les pierres, les structures

géologiques, mais aussi les coutumes et les langues des humains. La biologie s’est définie par un

tout autre découpage ontologique. D’une part, elle exclut totalement de son domaine

l’inorganique: l’opposition de l’inorganique et de l’organique, de la matière et de la vie, lui est

essentielle. D’autre part, si elle n’exclut pas l’homme de son champ d’étude, elle abandonne,

institutionnellement parlant, ce qui relève de l’histoire proprement humaine – la culture –, à

d’autres sciences. Pour le meilleur et pour le pire, l’absorption du culturel dans le biologique n’a

concerné aux dix-neuvième et vingtième siècles, que des franges idéologiques controversées de

la biologie. Ainsi, lorsqu’émerge la « biologie », le découpage ontologique propre à l’histoire

naturelle s’efface. L’on se reportera utilement à cet égard aux définitions prophétiques de la

« biologie » données par Lamarck et Treviranus, données plus haut. Très significativement, l’on

n’y trouve pas d’allusion à l’univers de l’histoire naturelle. D’immenses pans de connaissance de

l’ancienne histoire naturelle sont en fait passés dans la biologie, comme l’a bien compris Comte

<7>, mais certainement pas sa structure. Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, a

brillamment montré en quoi l’histoire naturelle classique n’avait rien de « biologique »: dans
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l’univers classique de l’histoire naturelle, il n’y a aucun sens à parler rétrospectivement

d’« histoire de la biologie », car la vie elle-même – comprenons la coupure entre le vivant et le

non-vivant – n’est pas un problème décisif <12>.

La biologie se distingue aussi de l’histoire naturelle par son statut de connaissance. Depuis

Aristote, il était d’usage d’opposer deux sortes de connaissance théorique : d’une part la science

(épistémè), qui énonce des propriétés universelles, et explique; d’autre part l’histoire (historia), qui

procède par accumulation et classement de données d’observation, mais est dépourvue de

structure déductive forte. Selon cette vieille distinction, l’histoire (étymologiquement :

“l’enquête”) est une connaissance de second ordre, qui s’impose dans les domaines où

l’universalité stricte n’est pas accessible, en particulier lorsqu’il s’agit de faire face à l’immense

diversité des minéraux, des plantes et des animaux. A rebours de cet idéal de connaissance

limité, la biologie s’est d’emblée donnée comme une science. Lamarck, Treviranus, Comte

considèrent comme évidence que cette science a pour ambition légitime d’identifier des « lois »,

capables de rendre compte de l’unité fondamentale des phénomènes de la vie, et de les

expliquer, point simplement de les décrire. Nous serions peut-être plus prudents aujourd’hui

quant à l’usage du mot de loi, tant son concept s’est révélé délicat en philosophie des sciences, et

problématique dans le cas des sciences de la vie <15, 17>. Mais il ne fait aucun doute que la

biologie telle qu’elle s’est effectivement développée depuis le début du dix-neuvième siècle a

forgé des théories unificatrices des êtres et des phénomènes vivants qui sont absolument sans

précédent dans l’histoire des sciences. Ces théories sont au nombre de trois. La première est la

théorie cellulaire, dont la formulation s’est stabilisée dans les années 1850 autour de deux

axiomes: – tout être vivant est composé de cellules; – toute cellule vient d’une cellule (Virchow

[1858] 1868). La seconde est la théorie de l’évolution, qui intègre l’ensemble des êtres vivants

dans un schéma unifié de modification et de dérivation généalogique. Envisagée de manière

visionnaire par Lamarck (et aussi Treviranus), cette théorie ne fut établie sur une solide base

méthodologique qu’au milieu du dix-neuvième siècle (Darwin [1859] 1992). Enfin la biologie

moléculaire, un siècle plus tard, a fourni une théorie de l’unité matérielle des êtres vivants:
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quelques types macromoléculaires et quelques schémas métaboliques universels. Ces théories ne

sont pas des systèmes hypothético-déductifs fermés, ou semi-fermés, comme peuvent l’être les

constructions axiomatisées des grandes théories physiques. Ce sont des modèles ou

schématismes puissants (Duchesneau 1997) qui autorisent néanmoins de puissantes unifications.

Nous reviendrons plus loin sur les problèmes épistémologiques soulevés par les théories

biologiques. Il suffit à ce point de noter que c’est parce que de telles théories se sont développées

que le programme de ce que Lamarck, Treviranus et Comte appelaient « biologie » ou « science

de la vie » n’est point demeuré un rêve visionnaire de philosophes.

Philosophies biologiques

L’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Ce n’est qu’une fois la

biologie présente dans le champ scientifique, avec son découpage ontologique propre, que les

philosophes s’en sont préoccupés. Aussi est-il, en un sens historique précis, inapproprié de

parler de « philosophie biologique » ou de « philosophie de la biologie » avant la dix-neuvième

siècle. Toutefois, lorsque le regard philosophique s’est tourné vers la science de la vie, il l’a

d’abord et massivement fait en mobilisant toutes sortes de conceptions générales de la vie qui

avaient eu cours dans le passé, et ont d’ailleurs continué à prospérer à l’époque moderne.

Comme on l’a noté plus haut, c’est ce genre de réflexion que l’on qualifie communément de

« philosophie biologique » depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Nous voudrions ici en

fournir une sorte de cartographie. Les auteurs cités seront pris comme des types idéaux. Ils

suffiront à la tentative de catégorisation proposée.

Les philosophies biologiques peuvent être rangées selon deux dimensions. En tant que telles,

ces dimensions ne s’excluent pas, mais il n’y a aucune nécessité a priori que toute réflexion

générale sur « la vie » reçoive une place sur les deux dimensions. Il convient de distinguer: (1)

des réflexions qui ont pour objet de situer le fait vital dans le cosmos; (2) des types

fondamentaux d’explication de la vie. Il serait totalement vain de vouloir opposer ces deux

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genres de réflexion en disant que le premier serait métaphysique, le second épistémologique. La

métaphysique est également présente dans les deux cas, mais de manière différente. Les

conceptions explicatives de la vie visent à dévoiler une essence au delà du voile des

phénomènes, et sont en cela métaphysiques, quoique non cosmologiques; mais dans la mesure

où elles ont fortement influencé le choix des théories biologiques à l’époque moderne, elles

rentrent plus aisément dans le champ d’une réflexion épistémologique.

(1) Conceptions cosmobiologiques

Dans une formulation légendaire, Claude Bernard <8> a classé les interprétations de la vie à

toutes les époques en deux formes, qu’il nomme « vitalisme » et « matérialisme ». Le vitaliste

oppose vie et matière, le matérialiste voit dans la vie le résultat d’un dynamisme spontané de la

matière. Nous laisserons ici de côté la question historique de savoir si le terme « vitalisme »

(inventé au dix-neuvième siècle, peu après celui de biologie) peut légitimement être projeté sur

l’ensemble de l’histoire de la pensée. Nous préférons montrer que les conceptions

cosmobiologiques, expression par laquelle nous désignons les tentatives pour assigner une place

à la vie dans le Monde, peuvent être rangées selon un critère différent. Il nous paraît erroné en

effet de raisonner comme s’il fallait d’abord décider qu’il y a ou non opposition entre vie et

matière. La place de la vie par rapport à la matière mérite d’être évaluée par rapport à une

opposition qui surgit du concept même de vie, et que nul n’a jamais contesté. Il y a une

caractéristique des êtres vivants qui les a toujours distingués des autres corps: c’est qu’ils

meurent. « Vie » s’oppose à « mort », non à « matière ». Cette dualité première, bien vue par

Menuret dans l’Encyclopédie (« La vie est le contraire de la mort ») est antérieure à toute

interprétation de la vie en termes de matière, et permet pour cela même de classer les

conceptions du rapport entre vie et matière en deux catégories. Ou bien l’on admet que la

matière est, d’une manière ou d’une autre, grosse des potentialités de la vie, ce qui revient à

admettre que la matière est vivante, ou, plus prudemment, qu’il existe une matière vivante; ou

bien la matière est cantonnée dans le domaine de la mort (elle est ce qui reste d’un corps quand

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il ne vit plus – le cadavre). Notons que dans cette classification la possibilité théorique d’une vie

qui serait sans spécificité aucune est exclue, puisque nous avons d’emblée admis que

l’opposition de la vie à la mort est celle qui en profondeur structure les conceptions

cosmobiologiques. Ce que Claude Bernard appelle « matérialisme » n’est pas en fait une

conception cosmobiologique, mais un type d’explication des phénomènes vitaux, comme le

montre bien l’identification qu’il fait du matérialisme et du mécanisme.

Les doctrines de la matière vivante peuvent être illustrées par deux exemples. L’ancien stoïcisme

fournit l’exemple le plus radical. Pour les anciens stoïciens (Bréhier 1908), « tout ce qui existe est

corps », mais aussi toute chose tient sa cohésion d’un pneuma, un souffle vital, mélange d’air et

de feu, qui est tendu dans le corps entier (tel corps particulier, mais aussi le monde corporel en

son entier). Le pneuma est inaltérable, indestructible, indéfiniment agissant. Ce principe actif

coexiste en tout corps avec un principe passif, souvent appelé matière. Les deux principes sont

corporels et se mélangent sans s’altérer. Sous réserve de substituer le terme moderne de

« matière » à celui de « corps », cette conception est la forme la plus radicale que l’on puisse

concevoir de l’hylozoïsme, c’est-à-dire de la doctrine selon laquelle la matière est, de soi,

vivante.

Buffon, suivant Maupertuis, qui lui-même se référait aux stoïciens, a fourni une version

atténuée de ce genre de conception cosmobiologique <3>. Dans l’Histoire naturelle, les êtres

vivants sont présentés comme étant tous composés de « molécules organiques ». Ces molécules

n’ont rien à voir avec les molécules dont parleront les chimistes du dix-neuvième siècle. Ce sont

des fragments de « matière vivante », c’est-à-dire des « parties organiques vivantes », primitives,

indestructibles, dont l’assemblage forme à nos yeux les êtres organisés. Reprises de génération

en génération, elles « circulent continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres

organisés » (Buffon 1954: 37-38). Cette conception conduit Buffon à opposer de manière radicale

deux sortes de matière: « Il me paraît que la division générale qu’on devrait faire de la matière,

est matière vivante et matière morte, au lieu de matière organisée et matière brute; le brut n’est

14
15

que le mort » (Ibid.: 244-245). A ces deux matières correspondent des lois différentes. Le

matérialisme de Buffon (comme celui de Maupertuis) n’aboutit aucunement à réduire les

phénomènes vitaux aux lois de la matière en général, mais au contraire à promouvoir le concept

d’une matière spécifiquement vivante. On voit sur cet exemple combien l’opposition faite par

Claude Bernard, et communément admise par les modernes, entre «matérialisme » et

« vitalisme » est trompeuse, dès que l’on s’éloigne du contexte dans lequel elle été formulée.

Les doctrines mortuaires de la matière relèvent d’une tout autre manière de situer la vie dans le

monde matériel. Elles correspondent assez bien aux figures historiques de l’animisme du XVIIIe

siècle et du vitalisme du XIXe siècle. Une image tragique du rapport entre vie et matière y

apparaît. Vie et matière sont vues comme deux systèmes de forces qui travaillent en sens

contraire: les lois de la matière sont des forces de mort qui travaillent à décomposer ce que

construisent les forces vitales. Stahl (Theoria medica vera, 1739) a fourni la première formulation

historique forte de cette conception cosmobiologique. Convaincu de l’importance fondamentale

de la chimie pour la physiologie et la médecine de l’avenir, il remarque l’extrême facilité avec

laquelle les constituants des corps vivants sont chimiquement décomposés (par exemple par des

acides). Cette décomposabilité est attribuée à la complexité chimique des corps, dont l’instabilité

est telle qu’il faut postuler une âme qui à chaque instant maintient la cohésion. Un corps vivant,

pour Stahl, n’est pas une machine, mais une mixtio, une mixture chimique précaire, à tout instant

menacée de désintégration. La chimie n’intervient ici que pour expliquer des phénomènes de

mort. Aussi la matière n’est-elle pas ici une matière inerte, étrangère à la vie – la « matière

morte » de Buffon – mais une puissance de mort.

Un siècle plus tard, Bichat a repris cette vision tragique des rapports entre matière et vie, en

l’épurant de sa métaphysique naïve. Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800)

s’ouvrent sur ce qui est sans doute la plus célèbre formule de toute l’histoire de la philosophie

biologique: « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Tel est en effet le mode

d’existence des corps vivants, que tout ce qui les entoure tend à les détruire [...]. Ils

15
16

succomberaient s’ils n’avaient en eux un principe permanent de réaction » (Bichat 1994: 57-58).

Cette définition de la vie, qui marque la naissance officielle de ce que l’on a appelé au dix-

neuvième siècle le « vitalisme », s’accompagnait chez Bichat d’une opposition tranchée entre

forces vitales et lois physiques. Dans son Anatomie générale (1802), Bichat justifie ce dualisme par

deux arguments <5>. D’une part les sciences de la vie sont les seules sciences de la nature dans

lesquelles interviennent les idées de santé, maladie et mort. D’autre part elles ne peuvent offrir,

à la différence des autres sciences de la nature, des lois invariables: les forces vitales sont

instables. Cet argument sera pendant près de deux siècles le plus puissant obstacle à la

constitution de la biochimie (voir sur ce point la remarquable analyse de Debru, 1983).

Il est à peine besoin de souligner que le vitalisme de Bichat est en parfaite coïncidence

chronologique avec l’apparition du vocable « biologie ». Auguste Comte devait souligner plus

tard à quel point il avait été important pour l’émergence de la « biologie » que soit posé un

dualisme de la vie et de la matière, lui-même pensé comme contraste radical de la vie et de la

mort <10>. Mais sans doute faut-il aussi souligner que les conceptions cosmobiologiques,

autrement dit les tentatives métaphysiques pour désigner la place de la vie dans le cosmos, ont

considérablement perdu de leur vigueur depuis précisément le développement de la biologie.

Devenue méthodologiquement autonome, la connaissance de la vie est peu à peu devenue assez

indifférente aux spéculations cosmobiologiques, quand elle ne les a pas simplement rendues

caduques. La distinction buffonienne de deux matières hétérogènes, avec deux sortes de lois, n’a

plus grand sens au regard de la biochimie moderne. De même l’opposition de Bichat à une

approche chimique de la vie au nom de l’instabilité de principe des phénomènes vitaux paraît

aussi passablement désuète. Curieusement cependant, les spéculations métaphysiquement plus

hardies des stoïciens ou de la Naturphilosophie sur « la vie » semblent plus acceptables pour les

biologistes d’aujourd’hui; ceci tient sans doute à ce qu’elles sont plus authentiquement

métaphysiques, donc indépendantes et découplées des connaissances positives. Cette réserve

faite, la philosophie biologique a davantage tiré bénéfice des conceptions « métaphysiques »

16
17

plus modestes qui, depuis l’Antiquité, se sont préoccupées non de la place de la vie dans le

monde, mais des modalités possibles de son explication.

(2) Conceptions explicatives de la vie

Dans La Théorie physique (1914, I, 1), Pierre Duhem rappelle le sens fort du terme expliquer:

« Expliquer, explicare, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des

voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face ». Des théories scientifiques seront donc

explicatives lorsqu’elles ne se contenteront pas de résumer et classer logiquement des ensembles

de données phénoménales, mais prétendront asseoir l’édifice descriptif sur des hypothèses

ultimes relatives à la nature même des choses, autrement dit à un au-delà des phénomènes. Les

théories sont alors subordonnées à des conceptions métaphysiques. S’agissant des théories

physiques, Duhem appelait « écoles cosmologiques » les grands types fondamentaux

d’explication ayant dominé dans l’histoire de la physique: école péripatéticienne (ou

qualitative), newtonienne (ou substantialiste), atomistique (ou corpusculaire), cartésienne (ou

cinétiste). Attachées à des figures historiques éminentes, qui ont su les formuler avec vigueur,

ces grands schèmes explicatifs étaient pour Duhem assez autonomes pour habiter l’histoire des

théories physiques sur d’immenses périodes.

Ce genre d’analyse peut être aussi appliqué dans le domaine de la connaissance de la vie. Par

symétrie avec la formule duhémienne d’écoles cosmologiques, l’on serait tenté de parler d’écoles

biologiques, mais cette formule serait trop ambiguë. Nous écartons aussi écoles cosmobiologiques,

car nous avons réservé cette expression aux réflexions intéressées à la place de la vie dans le

cosmos. La périphrase conceptions explicatives est appropriée, à condition d’entendre explication

au sens fort que l’on vient de rappeler.

Au cours de sa brève histoire, la biologie a mobilisé plusieurs conceptions explicatives

fondamentales de la vie, dont la plupart avaient été formulées de manière canonique bien avant

l’émergence de la « science de la vie ». Lorsque ces conceptions sont effectivement antérieures à

1800, elles sont d’autant plus aisées à repérer qu’elles ont constitué des pièces importantes de

17
18

grands systèmes philosophiques. Georges Canguilhem, dans un légendaire article

encyclopédique intitulé « vie » (1968) a proposé une typologie particulièrement claire des

conceptions philosophiques fondamentales de la vie. Nous nous appuierons librement sur cette

typologie, en accentuant le caractère explicatif de ce que Canguilhem voyait plutôt comme des

définitions de la vie.

Lorsqu’en 1800 s’ouvre l’ère de la « biologie », trois grandes conceptions explicatives

fondamentales de la vie sont connues: les conceptions aristotélicienne, cartésienne et kantienne.

Chacune de ces conceptions met en avant un concept de la vie et s’appuie corrélativement sur

une métaphore qui fournit un modèle de l’être vivant. L’aristotélisme conçoit la vie comme

animation, et s’étaie d’une métaphore psychologique (l’âme); le cartésianisme conçoit la vie

comme mécanisme, et use d’une métaphore techniciste (la machine); Kant enfin construit le

concept organisationnel de la vie, et suggère avec une remarquable prescience que le seul

analogon possible pour une telle conception est la société politique. Il ne saurait être question de

développer ici les trois philosophies biologiques en question, ni dans le contexte de leurs

auteurs-fétiches, ni comme conceptions qui ont nourri au fil des siècles les travaux scientifiques

sur les phénomènes vitaux. Aussi se contentera-t-on d’attirer l’attention sur quelques caractères

remarquables des textes dans lesquels Aristote, Descartes et Kant (rien de moins!) les ont

canoniquement formulées.

Dans le traité De l’Âme <1>, Aristote a d’emblée fourni l’une des conceptions explicatives de

la vie les plus impressionnantes qui aient jamais été. Trois formules successives viennent

littéralement cerner l’essence de l’âme, présentée comme le principe de toute vie. Selon la

première, l’âme est « la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance ». Cette formule

signifie d’abord que, dans le vivant comme dans tout être naturel, la matière n’est jamais un

principe suffisant d’explication; toujours faut-il attribuer les qualités de l’être en question à une

certaine forme. Elle implique en second lieu que la forme vivante ne s’impose pas à une matière

quelconque, mais à une matière qui a « la vie en puissance », donc à une matière déjà

18
19

partiellement informée. Une âme de cheval (véhiculée par la semence mâle) ne donnera forme

de cheval qu’à une matière (matrice femelle) disposée à la recevoir. La seconde formule précise

que « l’âme est une entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en puissance ». Le

concept d’entéléchie est très proche de celui d’acte. Par « entéléchie première », Aristote se réfère

au premier degré de l’acte. Tandis que l’entéléchie seconde est l’activité effective (par exemple

voir effectivement quelque chose à un moment donné), l’entéléchie première est une capacité

mobilisable à tout moment (par exemple la fonction de vision chez un homme normal et en

bonne santé). Dire que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en

puissance, c’est dire qu’elle est au corps entier ce que la vue est à l’œil: l’ensemble des fonctions

qui permettent l’actualisation de la vie. La dernière formule précise que « l’âme est l’entéléchie

première d’un corps naturel organisé ». Elle signifie qu’un corps vivant est un corps dans lequel

les parties sont instruments les uns pour les autres, où, par conséquent, à la différence des

artefacts, les « organes » ont leur finalité non hors d’eux-mêmes, mais dans le corps même dont

ils participent. La conception de la vie comme animation a structuré l’explication des

phénomènes de la vie pendant près de deux millénaires, jusqu’à l’apparition de la conception

mécaniciste, absolument incompatible avec elle. L’on en retrouve aussi des traces dans d’autres

conceptions, postérieures à la conception mécanique de la vie, comme l’animisme de Stahl, la

conception de la vie comme organisation (Kant), les pensées vitalistes du dix-neuvième siècle, et

aujourd’hui la conception informationnelle de la vie.

La conception mécaniciste de la vie promeut une explication des phénomènes vitaux

totalement opposée à celle de l’animisme. Comme le montrent bien les premières phrases de

L’homme de Descartes <2>, si celui-ci fait encore place à l’âme, c’est uniquement dans le cas de

l’homme, et pour les seules fonctions de l’entendement. L’étude du corps, quant à elle, se passe

totalement de l’âme. C’est pourquoi l’âme et le corps peuvent et doivent être traités « à part ».

Dans le texte en question, Descartes raisonne métaphoriquement: le corps est une machine

imitée du corps réel. Ailleurs cependant il explique qu’il s’agit de davantage que d’une analogie:

il n’y a pas de différence en nature entre les produits de l’art et ceux de la nature (Principes, IV,
19
20

203). Pour Descartes, les fonctions des corps vivants, qui permettaient à Aristote de définir l’âme

(acte total du corps total), ne requièrent plus en aucune manière la causalité formelle et finale

d’une âme. Les fonctions sont entièrement descriptibles et explicables dans le seul langage du

lieu, de la grandeur, de la figure et du mouvement, donc dans le langage de la substance

étendue. Métaphysiquement, ce schème explicatif implique une modification fondamentale du

découpage ontologique de la nature. Dans la vision péripatéticienne de la nature, l’opposition

fondamentale est entre les corps animés et les corps inanimés. Dans le mécanicisme cartésien, la

frontière principale passe entre la pensée et la matière; la vie n’est alors qu’un cas particulier de

composition de la matière. Épistémologiquement, le mécanicisme signifie que l’explication

exclut toute cause autre qu’efficiente, ou, plus précisément, mécanique: la causalité efficiente

elle-même est en fait réduite aux seuls effets exprimables dans le langage du mouvement local.

C’est à ce point d’ailleurs que la métaphore de la machine révèle son utilité. Dans une machine,

les fonctions reposent sur des mécanismes. Une machine ne « tend » pas à accomplir une

fonction, elle l’accomplit parce qu’elle est spatialement disposée de telle ou telle manière. Même

si le mécanicisme s’est, en pratique, discrédité dès la fin du dix-septième siècle par son caractère

spéculatif et hyperbolique, eu égard aux moyens de la science de l’époque, il ne fait pas de doute

qu’il a constitué depuis trois siècles un stimulant philosophique particulièrement efficace du

développement d’une science analytique de la vie.

Après l’âme et la machine, l’organisme est le troisième modèle philosophique majeur du

vivant. Le terme d’organisation apparaît au quatorzième siècle. Il a été longtemps associé au

développement des idées mécanistes, avant de devenir, d’abord avec Kant, ensuite avec la

Naturphilosophie, enfin dans les pensées holistiques de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, le

concept-clef d’une conception du vivant comme un tout irréductible. L’on doit indiscutablement

à Kant d’avoir donné à ce concept l’ampleur d’une conception fondamentale de la vie. Au § 65

de la Critique de la faculté de juger <4>, Kant pose l’identité des concepts de finalité interne

(Zweckmässigkeit) et d’organisation dans les choses naturelles. Ce texte n’utilise pas le mot de vie,

mais c’est bien d’un schème explicatif fondamental de la vie qu’il s’agit. Pour Kant, le concept de
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finalité naturelle ne requiert aucune intentionnalité, aucune représentation d’une fin par un être

raisonnable. Il s’applique aux phénomènes naturels lorsque nous les interprétons dans un

langage impliquant des relations de moyen à fin. Kant n’admet de finalité naturelle qu’interne,

c’est-à-dire lorsqu’une chose est à la fois cause et effet de soi-même. Deux conditions sont

nécessaires et suffisantes pour qu’une chose soit une « fin naturelle ». Il faut (1) que ses parties

existent les unes pour les autres et pour le tout; (2) qu’elles existent les unes par les autres, c’est-à-

dire se produisent (engendrent, réparent, etc.) réciproquement les unes les autres. La condition

(1) est commune aux parties des machines et à celles des êtres vivants; la condition (2) n’est

réalisée que dans le vivant, qu’il est donc légitime de définir comme un être à la fois organisé et

s’organisant soi-même. Ainsi le concept d’organisation, pour autant qu’il soit compris dans son

intégralité, montre-t-il la convergence possible des causes efficientes et des causes finales:

comme une machine, un être organisé est un être finalisé (chaque partie existe pour les autres),

mais à la différence d’une machine, c’est un être dans lequel chaque partie est cause efficiente

des autres. Le paradigme mécaniste est ainsi à la fois retourné (puisque c’est dans la machine

qu’il y a le plus de finalité) et mis à sa juste place (le jugement téléologique n’est qu’une autre

perspective sur des phénomènes qui se donnent aussi dans le langage des causes efficientes).

Cette remarquable construction philosophique a connu une large diffusion parmi les

biologistes du dix-neuvième siècle, en particulier dans la physiologie et la médecine allemandes;

en tant que tradition conceptuelle, elle est souvent aujourd’hui désignée comme

« téléomécanisme » (Lenoir 1982). L’on peut se demander si comme l’animisme et le

mécanicisme elle enveloppe une métaphore privilégiée du vivant. À la différence des cas

précédents, cette métaphore ne se donne pas de manière immédiate. Mais elle existe. Kant lui-

même l’a aperçue dans une note prophétique de la troisième critique <4>: la représentation

organisationnelle du vivant prend pour modèle la société politique (où s’introduit aussi, à partir

du XVIIIe siècle, le terme d’organisation): chaque membre du corps politique est (où devrait être)

à la fois un moyen et une fin. La théorie cellulaire, première apparue des grandes théories

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unificatrices de la biologie, devait au dix-neuvième siècle abondamment user de cette

métaphore. La cybernétique a plus tard renoué avec cette inspiration.

Les schèmes de la vie comme animation, mécanisme et organisation épuisent-ils le champ des

possibles en matière de conceptions explicatives de la vie? Ce serait sans doute trop affirmer. Le

fait est cependant qu’au cours des dix-neuvième et vingtième siècles ces conceptions ont

structuré l’essentiel de la philosophie spontanée des biologistes, dans tous les domaines

d’investigation empirique qui ont été les leurs. Si ce diagnostic est juste, ceci indique à tout le

moins que la « biologie », aussi bizarre ceci puisse-t-il paraître, n’a pas fondamentalement

modifié les cadres conceptuels fondamentaux dans lesquels les savants et les philosophes

modernes appréhendent « la vie ». Réciproquement, ce constat montre que ce que nous avons

nommé les « philosophies biologiques » ne rend compte que peut-être très partiellement de

l’extraordinaire bouleversement introduit par la connaissance biologique moderne des

phénomènes de la vie. Le développement récent d’une philosophie de la biologie (par opposition

aux philosophies biologiques) a certainement à voir avec ce constat. Entre la première et les

secondes, il y a toute la distance qui sépare l’épistémique de l’ontologique – discours sur la

connaissance et discours sur l’être.

Nous ne pouvons terminer ce panorama des philosophies biologiques sans mentionner le

déferlement du concept d’information dans la biologie de la seconde moitié du vingtième siècle.

Qualifiée dans une terminologie qui relève des sciences du langage et de la communication

(message, information, code, instruction, rétroaction, etc.), la vie, dit-on, s’offre-t-elle à notre

regard philosophique sous un nouveau visage. En dépit d’innombrables articles et livres sur ce

thème <11, 14>, il est bien difficile aujourd’hui de dire si le langage informationnel est à même

d’organiser une nouvelle conception fondamentale de la vie, ou s’il s’agit d’un concept

théoriquement autant que philosophiquement mou, dont le succès tient à sa capacité d’articuler

miraculeusement diverses notions techniques avec diverses philosophies biologiques héritées

du passé. La vision informationnelle du vivant est philosophiquement une sorte de mélange des

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conceptions animiste et organisationnelle de la vie. Tout se passe en vérité comme si les

biologistes contemporains hésitaient entre deux visions philosophiques des mêmes processus:

une vision mécaniciste (ou matérielle) et une vision informationnelle. L’on attend toujours

cependant le philosophe qui préciserait la signification du concept d’information avec une

vigueur comparable aux « philosophies biologiques » héritées de l’ère pré-biologique.

Philosophie de la biologie

Le contexte dans lequel s’est répandue l’expression « philosophie de la biologie » a déjà été

mentionné. Elle est dans une relation de filiation directe avec la version de la « philosophie de la

science » qui a dominé dans la littérature de la langue anglaise après la Seconde Guerre

mondiale, communément désignée comme « conception reçue des théories scientifiques ».

Filiation agitée, comme bien souvent dans le monde des humains, car si la « philosophie de la

biologie » s’est construite en référence à un langage et à des problèmes caractéristiques de la

« conception reçue », elle s’est aussi en partie construite contre elle, et a abouti à la constitution

de la philosophie de la biologie comme champ de recherche plus ou moins indépendant.

Dans Aspects of Scientific Explanation (1965), Hempel a parfaitement résumé l’esprit de l’école

de philosophie des sciences la plus influente après-guerre (voir aussi Hempel [1966] 1972, Nagel

1961). Selon lui, il ne peut exister qu’une philosophie applicable à tous les domaines de science,

et cette philosophie repose fondamentalement sur une conception de l’explication. Toute

explication consiste à dériver logiquement un phénomène (ou une loi empirique) d’un ensemble

de prémisses comprenant nécessairement des énoncés universels (lois de couverture), et des

énoncés portant sur les conditions initiales (des circonstances particulières). Les lois à leur tour

méritent d’être intégrées comme conséquences de schémas hypothético-déductifs de plus

grande généralité. De proche en proche, ce processus d’unification conduit à des théories ayant

la forme de systèmes axiomatiques qui permettent de relier les énoncés légaux d’un secteur

d’investigation scientifique. Les axiomes se référeront la plupart du temps à des entités

23
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théoriques, donc inobservables. Cette conception des théories scientifiques, typique de

l’ensemble des auteurs qui se sont réclamés du positivisme logique, est souvent qualifiée dans sa

globalité comme « conception syntaxique », ce qui signifie que les théories sont d’abord

considérées comme des systèmes linguistiques abstraits, la question de leur portée empirique

(i.e. des « modèles » qui peuvent les réaliser empiriquement) ne se posant que dans une seconde

étape. Se posent alors essentiellement deux genres de problèmes qui, quoique différents, sont

exprimés au moyen du même terme de « réduction ». D’une part il faut relier les axiomes à des

observables, de manière à éliminer toute référence des théories à des entités irréductiblement

théoriques; c’est ce que l’on appelle la réduction épistémologique, où « épistémologique » renvoie,

comme il est d’usage dans la littérature de langue anglaise, à la théorie de la connaissance.

D’autre part, le philosophe se préoccupera de la réductibilité des théories entre elles (par exemple

réduction de la thermodynamique à la mécanique). L’on se demande alors comment les axiomes

d’une théorie peuvent acquérir le statut de théorèmes dérivés à partir des axiomes d’une autre

théorie. Cet objectif va évidemment de pair avec une représentation de la science comme

progrès indéfini vers des généralisations de plus en plus vastes, ce qui suppose une unification

des connaissances par subsomption. Cette conception de la science a été élaborée

fondamentalement en référence aux théories physiques; divers auteurs (en particulier Hempel et

Nagel) se sont cependant efforcés de montrer que moyennant une certaine souplesse, elle

pouvait être étendue à toutes les sciences empiriques, y compris les sciences de la vie et de

l’homme.

Cette présentation schématique de la conception positiviste moderne de la science permet de

comprendre la structure des controverses au sein de cette véritable sous-discipline –

essentiellement américaine jusqu’à une époque récente – qui s’est désignée comme « philosophie

de la biologie ». La comparaison des nombreux articles et livres parus depuis 1970 montre une

remarquable homogénéité des questions soulevées. Les livres partagent souvent le même plan

d’ensemble; les sujets traités dans les revues spécialisées se distribuent pour l’essentiel selon la

même grille thématique (voir par exemple: Hull 1974, Rosenberg 1985, Ruse 1973, 1988, 1989,
24
25

Sober 1993, Duchesneau 1997; revue Biology and Philosophy). Fondamentalement, il s’agit de

savoir si la conception reçue de la science s’applique bien à la biologie. Comme cette conception

suppose fondamentalement qu’il y ait des lois, il faut d’abord se demander s’il est légitime de

parler de lois en biologie <17>, et s’il y a des caractères particuliers de l’explication causale dans

cette science <15>. Cette question conduit aussi à reprendre, sur un mode analytique le vieux

problème de l’explication téléologique: les assertions fonctionnelles (par exemple: « les branchies

des poissons ont pour fonction la respiration ») sont-elles traduisibles en termes non-

téléologiques? Et même si cette traductibilité était toujours possible de jure, les assertions

fonctionnelles ont-elles une utilité, théorique ou pragmatique? <16> Il faut aussi s’interroger sur

la structure des théories biologiques. Les débats ont presque exclusivement porté sur deux

domaines: la théorie évolutionniste contemporaine, et la génétique. S’agissant de la première, il

n’a pas été bien difficile, en dépit d’efforts vertueux (Williams 1970, Ruse 1973), de montrer

qu’en dépit de son caractère éminemment unificateur, elle était totalement rebelle à

l’interprétation syntaxique. Il s’est révélé plus difficile, sauf à se réfugier dans l’histoire des

sciences (Gayon 1992), de construire une interprétation alternative cohérente – en l’occurrence

une interprétation « sémantique » (Lloyd 1988). En ce qui concerne la génétique, la plus grande

partie des controverses a porté sur la réductibilité de la génétique mendélienne et

chromosomique à la biologie moléculaire. La plupart des philosophes qui se sont penchés sur

cette question ont conclu que bien que les deux génétiques se recouvrent, et sont dans une large

mesure utilisées par les scientifiques comme si elles parlaient rigoureusement de la même chose,

le programme de réduction théorique est irréalisable en pratique, et probablement peu pertinent

du point de vue de l’intelligibilité des phénomènes (Hull 1974, Rosenberg 1985, Duchesneau

1997). D’intéressantes discussions se sont aussi développées autour des problèmes de structure

et de confirmation des théories classificatoires, et des inférences phylogénétiques sur lesquelles

elles reposent. C’est sans doute sur ce terrain, éminemment biologique, du traitement de

l’histoire et de la diversité des vivants que les limites de la conception hypothético-déductive de

la science apparaissent de la manière la plus évidente (Sober 1988). La réflexion sur la structure

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des théories biologiques a aussi conduit à examiner avec soin un certain nombre de concepts

théoriques fondamentaux. Dans les théories physiques, les concepts théoriques sont en général

des grandeurs, qui entrent comme des termes symboliques dans les axiomes. Dans les théories

biologiques contemporaines, les concepts fondamentaux n’ont quasiment jamais cette forme.

Leur fonction nodale leur vient plutôt de leur capacité à relier plusieurs, et parfois de

nombreuses théories biologiques régionales dans des schémas qui unifient de manière en

quelque sorte transverse et partielle plutôt que verticale et totale la théorie biologique. Ces

concepts soulèvent des problèmes très délicats quant à leur définition (rarement réductible à un

schème opératoire) et quant à leur rôle dans l’explication des phénomènes. Les philosophes de la

biologie ont porté une attention particulière aux concepts fondamentaux de la génétique, de la

taxonomie, et de la théorie de l’évolution. Une immense littérature existe sur la signification des

concepts de gène, d’espèce biologique (classes ou individus?), de taxon (vs catégorie) <13>, de

fitness et de sélection naturelle. L’une des plus remarquables études consacrées à l’analyse du

statut d’un concept biologique est sans doute La Nature de la sélection (1984) d’Elliott Sober. Ce

livre a montré que pour comprendre le raisonnement sélectif, il est nécessaire de faire place de

nouveau en philosophie des sciences à la causalité, trop hâtivement discréditée par le

positivisme logique au nom de la thèse hempélienne de la symétrie entre explication et

prédiction (Sober 1984).

Nous arrêterons là ce panorama ultraschématique des débats contemporains en « philosophie

de la biologie ». La vigueur, la rigueur et la fécondité des travaux que nous nous sommes

contenté d’énumérer attestent assez de l’orientation qu’ont prise les réflexions contemporaines

des philosophes sur la biologie. La philosophie des sciences de la vie est sans doute entrée dans

une phase comparable à celle qu’a connue la philosophie de la physique dans la seconde moitié

du dix-neuvième siècle. Moins préoccupée de l’autonomie métaphysique, ou

phénoménologique, de son objet (la vie), elle s’attache aujourd’hui davantage à comprendre la

spécificité des méthodes et des théories par le moyen desquelles cet objet est construit. Dans le

discours de la philosophie de la biologie, la question de la nature de « la vie » disparaît en vérité


26
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plus ou moins, ou plus exactement se réduit à quelque chose comme une préférence subjective

du philosophe de la biologie.

C’est précisément sur le rapport entre questions épistémologiques et métaphysiques que nous

conclurons notre examen de la rencontre moderne entre philosophie et biologie. Comme l’avait

noté il y a un certain temps Georges Canguilhem, la biologie a toujours gagné en pratique à

affirmer son autonomie et à refuser de devenir une simple « province » des sciences physico-

chimiques (« Aspects du vitalisme » [1946-47], in Canguilhem 1975). Cette remarque vaut sans

doute autant aujourd’hui qu’hier. Les plus puissantes des théories biologiques contemporaines

(biologie cellulaire, biologie moléculaire, théorie de l’évolution) sont tout autant « biologiques »,

et davantage sans doute, que l’histoire naturelle ou la physiologie d’autrefois. Il convient

cependant de se demander si c’est toujours sur la même base philosophique. Alexander

Rosenberg (1985: chap. 2) a fait à ce propos une lumineuse observation. Dans le passé,

l’autonomie de la biologie a été justifiée sur la base d’arguments métaphysiques. L’on faisait

valoir par exemple que les systèmes vivants étaient différents en nature des êtres inanimés, et

qu’ils requéraient en conséquence des concepts spéciaux (âme, organisation, force vitale, etc.).

Corrélativement, c’est sur une base épistémologique que l’attitude provincialiste a longtemps

cherché ses arguments. L’on faisait valoir, à juste titre, que les forces vitales ou émergentes

n’étaient pas observables, et n’aidaient en rien à la prédiction des phénomènes. « Aujourd’hui –

écrit Rosenberg – l’autonomisme ne s’appuie plus sur une métaphysique douteuse, mais sur des

arguments épistémologiques. Les autonomistes en viennent maintenant à stigmatiser les

conceptions de leurs adversaires comme des spéculations vides, qui font obstacle au progrès des

connaissances en imposant une épistémologie positiviste inappropriée et fondée sur une

métaphysique gratuite ». Bref, c’est au nom de sa fécondité heuristique, non de sa vérité

ontologique, que la thèse de l’autonomie de la biologie semble aujourd’hui l’emporter. Cette

affirmation est sans aucun doute justifiée d’un strict point de vue historique. Nous y ajouterons

pour notre part, avec Georges Canguilhem, dont la leçon demeure sur ce point indépassée, que

la question centrale de la philosophie biologique (osons ce terme désuet) n’est peut-être pas celle
27
28

de l’autonomie méthodologique des sciences de la vie, mais celle de la relativité de toute science

– et point seulement la science de la vie – par rapport à « une humanité enracinée dans la vie

avant que d’être éclairée par la connaissance » <9>.

28
29

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31
32

Textes

<1> Aristote, De l’âme, II, 1, traduction par J. Tricot, Vrin, Paris, 1969, p. 66-72.

Ce que l’opinion commune reconnaît, par dessus tout, comme des substances, ce sont les

corps, et, parmi eux, les corps naturels, car ces derniers sont principes des autres. Des corps

naturels, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas: et par « vie » nous entendons le fait de se

nourrir, de grandir et de dépérir soi-même. Il en résulte que tout corps ayant la vie en partage

sera une substance, et une substance au sens de substance composée. Et puisqu’il s’agit là, en

outre, d’un corps d’une certaine qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne sera

pas identique à l’âme, car le corps animé n’est pas un attribut d’un sujet, mais il est plutôt lui-

même substrat et matière. Par suite, l’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elles est la

forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle est entéléchie;

l’âme est donc l’entéléchie d’un corps de cette nature. — Mais l’entéléchie se prend en un double

sens; elle est tantôt comme la science, tantôt comme l’exercice de la science. Il est ainsi manifeste

que l’âme est une entéléchie comme la science, car le sommeil aussi bien que la veille impliquent

la présence de l’âme, la veille étant une chose analogue à l’exercice de la science, et le sommeil, à

la possession de la science, sans l’exercice. Or l’antériorité dans l’ordre de la génération

appartient, dans le même individu, à la science. C’est pourquoi l’âme est, en définitive, une

entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en puissance, c’est-à-dire d’un corps

organisé. [...] — Si donc c’est une définition générale, applicable à toute espèce d’âme, que nous

avons à formuler, nous dirons que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé.

— C’est pourquoi il n’y a pas sens à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose, pas plus

qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale, pour la matière d’une

chose et ce dont elle est la matière. [...]

Nous avons donc défini, en termes généraux, ce qu’est l’âme: elle est une substance au sens

de forme, c’est-à-dire la quiddité d’un corps d’une qualité déterminée. Supposons, par exemple,

32
33

qu’un instrument, tel que la hache, fût un corps naturel: la quiddité de la hache serait sa

substance, et ce serait son âme; car si la substance était séparée de la hache, il n’y aurait plus de

hache, sinon par homonymie. Mais en réalité, ce n’est qu’une hache. En effet, ce n’est pas d’un

corps de cette sorte que l’âme est la quiddité et la forme, mais d’un corps naturel de telle qualité,

c’est-à-dire ayant un principe de mouvement et de repos en lui-même.

Appliquons maintenant ce que nous venons de dire aux parties du corps vivant. Si l’œil, en

effet, était un animal, la vue serait son âme: car c’est là la substance formelle de l’œil. Or l’œil est

la matière de la vue, et la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’œil, sinon par homonymie,

comme un œil de pierre ou un œil dessiné. Il faut ainsi étendre ce qui est vrai des parties, à

l’ensemble du corps vivant. En effet, ce que la partie de l’âme est à la partie du corps, la

sensibilité tout entière l’est à l’ensemble du corps sentant, en tant que tel.

D’autre part, ce n’est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance capable de vivre:

c’est celui qui la possède encore. Ce n’est pas davantage la semence et le fruit, lesquels sont, en

puissance seulement, un corps de telle qualité. — Ainsi donc, c’est comme le tranchant de la

hache et la vision que la veille aussi est entéléchie; tandis que c’est comme la vue et le pouvoir

de l’outil que l’âme est entéléchie; le corps, lui, est seulement ce qui est en puissance. Mais de

même que l’œil est la pupille jointe à la vue, ainsi dans le cas qui nous occupe, l’animal est l’âme

jointe au corps.

33
34

<2> R. Descartes, L’homme [posthume, 1664], in Oeuvres de Descartes, éditées par C. Adam et

P. Tannery, réédition, Paris, Vrin, 1996, vol. XI, p. 120 et 201-202 (orthographe modernisée. Les

passages reproduits correspondent précisément au début et à la fin du traité).

Ces hommes seront composés, comme nous, d’une âme et d’un corps. Et il faut que je vous

décrive, premièrement, le corps à part, puis après, l’âme aussi à part; et enfin, que je vous

montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui

nous ressemblent.

Je suppose que le Corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme

tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible: en sorte que, non

seulement il lui donne au dehors la couleur & la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il

met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange,

qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées

procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.

Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables

machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir

d’elles-mesmes en plusieurs diverses façons; et il me semble que je ne saurais imaginer tant de

sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer

tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il n’y en peut avoir encore davantage. [...]

Je désire que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette

machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la

croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil; la réception de la lumière, des

sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités, dans les organes des sens

extérieurs; l’impression de leurs idées dans l’organe du sens commun et de l’imagination, la

rétention et l’empreinte de ces idées dans la mémoire; les mouvements intérieurs des appétits et

des passions, et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres, qui suivent si à propos,

tant des actions des objets qui se présentent aux sens, que des passions, et des impressions qui se

34
35

rencontrent dans la mémoire, qu’ils imitent le plus parfaitement qu’il est possible ceux d’un vrai

homme: je désire, dis-je, que vous considériez ces fonctions suivent toutes naturellement, en

cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements

d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues; en sorte qu’il ne

faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun

autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu

qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui

sont dans les corps inanimés.

35
36

<3> G.L. Leclerc de Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière [1749-1804], cité dans J.

Piveteau (éd.) Oeuvres philosophiques de Buffon, Paris, Presses Universitaires de France, 1954.

Le corps de chaque animal ou de chaque végétal est un moule auquel s’assimilent

indifféremment les molécules organiques de tous les animaux ou végétaux détruits pas la mort

et consumés par le temps; les parties brutes qui étaient entrées dans leur composition,

retournent à la masse commune de la matière brute; les parties organiques, toujours

subsistantes, sont reprises par les corps organisés; d’abord repompées par les végétaux, ensuite

absorbées par les animaux qui se nourrissent de végétaux, elles servent au développement, à

l’entretien, à l’accroissement des uns et des autres; elles constituent leur vie, et circulent

continuellement de corps en corps, elles animent tous les êtres organisés. Le fonds des

substances vivantes est donc toujours le même; elles ne varient que par la forme; c’est-à-dire par

la différence des représentations. [...]

Il existe donc sur la terre, et dans l’air, et dans l’eau, une quantité déterminée de matière

organique que rien ne peut détruire; il existe en même temps un nombre déterminé de moules

capables de se l’assimiler, qui se détruisent et se renouvellent à chaque instant; et ce nombre de

poules ou d’individus, quoique variable dans chaque espèce, est au total toujours le même,

toujours proportionné à cette quantité de matière vivante [...]. Cette matière vivante ne peut

demeurer oisive, parce qu’elle est toujours agissante, et qu’il suffit qu’elle s’unisse avec des

parties brutes pour former des corps organisés. C’est à cette grande combinaison, ou plutôt à

cette invariable proportion, que tient la forme même de la Nature (De la Nature, Seconde Vue,

1765, O.P., p. 37-38.

[La question] par laquelle on demande de quelle nature est cette matière que le végétal

assimile à sa substance, me paraît être en partie résolue par les raisonnements que nous avons

faits [...]: nous ferons voir dans les chapitres suivants qu’il existe dans la Nature une infinité de

parties organiques vivantes, que les êtres organisés sont composés par ces parties organiques,

que leur production ne coûte rien à la Nature, puisque leur existence est constante et invariable,

36
37

que les causes de destruction ne font que les séparer sans les détruire; ainsi la matière que

l’animal ou le végétal assimile à sa substance est une matière organique qui de la même nature

que celle de l’animal ou du végétal, laquelle par conséquent peut en augmenter la masse et le

volume sans en changer la forme et sans altérer la qualité de la matière du moule (Histoire des

animaux, 1749, O.P., p. 246).

37
38

<4> I. Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 191-

194.

§ 65. Les choses en tant que fins naturelles sont des êtres organisés

[...] Pour une chose, en tant que fin naturelle on exige premièrement que les parties (selon leur

existence et leur forme) ne soient possibles que par leur relation au tout. En effet la chose elle-

même est une fin et par conséquent une Idée, qui doit a priori déterminer tout ce qui doit être

compris dans la chose. Dans la mesure où une chose n’est pensée comme possible que de cette

manière, ce n’est qu’une œuvre d’art, c’est-à-dire le produit d’une cause raisonnable, distincte de

la matière de ce produit (des parties) [...]

Mais si une chose, en tant que produit naturel, doit envelopper en elle-même et en sa

possibilité interne une relation à des fins, c’est-à-dire être possible simplement en tant que fin

naturelle et sans la causalité des concepts d’un être raisonnable lui étant extérieur, il faut

deuxièmement que les parties de cette chose se lient dans l’unité d’un tout, en étant

réciproquement les unes par rapport aux autres cause et effet de leur forme. C’est de cette

manière seulement qu’il est possible qu’inversement (et réciproquement) l’Idée du tout

détermine à son tour la forme et la liaison de toutes les parties: non en tant que cause – puisqu’il

s’agirait alors d’un produit de l’art – mais comme principe de connaissance, pour celui qui juge,

de l’unité systématique de la forme et de la liaison de tout le divers, qui est contenu dans la

matière donnée.

Ainsi pour un corps, qui doit être jugé comme fin naturelle en lui-même et selon sa possibilité

interne, on exige que les parties de celui-ci se produisent l’une l’autre dans leur ensemble, aussi

bien dans leur forme que dans leur liaison, d’une manière réciproque et que par cette causalité

propre elles produisent un tout, dont le concept (dans un être, qui posséderait la causalité

d’après les concepts convenant à un tel produit) pourrait à son tour inversement être considéré

comme la cause (de ce tout) d’après un principe, la liaison des causes efficientes pouvant par

conséquent être en même temps considérée comme un effet par les causes finales.

38
39

Dans un tel produit de la nature toute partie, tout de même qu’elle n’existe que par toutes les

autres, est aussi conçue comme existant pour les autres parties et pour le tout, c’est-à-dire en tant

qu’instrument (organe); ce qui est insuffisant (en effet ce pourrait être aussi un instrument de

l’art et ainsi n’être représenté comme possible qu’en tant que fin en général); on la conçoit donc

comme un organe produisant les autres parties (et en conséquence chaque partie comme

produisant les autres et réciproquement); aucun instrument de l’art ne peut être tel, mais

seulement ceux de la nature, qui fournit toute la matière nécessaire aux instruments (même à

ceux de l’art); ce n’est alors et pour cette raison seulement qu’un tel produit, en tant qu’être

organisé et s’organisant lui-même, peut être appelé une fin naturelle.

Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est

pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage; certes une partie existe pour une

autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe. C’est pourquoi la cause productrice

de celles-ci n’est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d’elle dans un

être, qui d’après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité. C’est pourquoi aussi

dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres

montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières; c’est pourquoi

elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts

dans la première formation par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même,

lorsqu’elle est déréglée: or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée.

– Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une

force motrice; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux

matériaux, qui ne la possèdent pas. [...]

Pour parler en toute rigueur l’organisation de la nature n’a rien d’analogue avec une causalité

quelconque connue de nous. [À cet endroit, Kant précise sa pensée par une note infrapaginale

reproduite ci-après]. En revanche on peut éclairer par une analogie avec les fins naturelles

immédiates indiquées par une certaine liaison, qui toutefois se rencontre plutôt dans une Idée

39
40

que dans la réalité. C’est ainsi qu’à l’occasion de la transformation récemment entreprise d’un

grand peuple en un État, on s’est très souvent servi du terme organisation d’une manière très

appropriée pour l’institution des magistratures..., etc., et même du corps entier de l’État. En effet

dans un tel tout chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps

fin, et tandis qu’il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place

et sa fonction, être déterminé par l’Idée du tout.

40
41

<5> X. Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine [1801], Considérations

générales, § III, cité dans Bichat — Recherches physiologiques sur la vie et la mort et autres textes,

Garnier-Flammarion, Paris, 1994, p. 231-233.

Lorsqu’on met d’un côté les phénomènes dont les sciences physiques sont l’objet, que, de

l’autre, on place ceux dont s’occupent les sciences physiologiques, on voit qu’un espace presque

immense en sépare la nature et l’essence. Or, cet intervalle naît de celui qui existe entre les lois

des uns et des autres.

Les lois physiques sont constantes, invariables; elles ne sont sujettes ni à augmenter ni à

diminuer. Dans aucun cas une pierre ne gravite avec plus de force vers la terre qu’à l’ordinaire;

dans aucun cas le marbre n’a plus d’élasticité, etc. Au contraire, à chaque instant la sensibilité, la

contractilité s’exaltent, s’abaissent et s’altèrent: elles ne sont presque jamais les mêmes.

Il suit de là que tous les phénomènes physiques sont constamment invariables, qu’à toutes les

époques, sous toutes les influences, ils sont les mêmes; que l’on peut, par conséquent, les

prévoir, les prédire, les calculer. On calcule la chute d’un grave, le mouvement des planètes, la

course d’un fleuve, l’ascension d’un projectile, etc.; la formule étant une fois trouvée, il ne s’agit

que d’en faire l’application à tous les cas. Ainsi, les graves tombent toujours selon la suite des

nombres impairs; l’attraction a lieu constamment en raison inverse du carré des distances, etc.

Au contraire, toutes les fonctions vitales sont susceptibles d’une foule de variétés. Elles sortent

fréquemment de leur degré naturel; elles échappent à toute espèce de calcul; il faudrait presque

autant de formules que de cas qui se présentent. On ne peut rien prévoir, rien prédire, rien

calculer dans leurs phénomènes: nous n’avons sur eux que des approximations, le plus souvent

même incertaines.

Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie, 1° l’état de santé, 2° celui de maladie: de là,

deux sciences distinctes; la physiologie qui s’occupe des phénomènes du premier état; la

pathologie, qui a pour objet ceux du second. L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces

vitales ont leur type naturel, nous mène comme conséquence à celle des phénomènes où ces

41
42

forces sont altérées. Or, dans les sciences physiques il n’y a que la première histoire; jamais la

seconde ne se trouve. La physiologie est aux mouvements des corps vivants, ce que

l’astronomie, la dynamique, l’hydraulique, l’hydrostatique, etc., sont à ceux des corps inertes: or,

ces dernières n’ont point de sciences qui leur correspondent comme la pathologie correspond à

la première. Par la même raison, toute idée de médicament répugne dans les sciences physiques.

Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur type naturel: or, les propriétés

physiques, ne perdant jamais ce type, n’ont pas besoin d’y être ramenées. Rien dans les sciences

physiques ne correspond à ce qu’est la thérapeutique dans les sciences physiologiques. On voit

donc comment le caractère particulier d’instabilité des propriétés vitales est la source d’une

immense série de phénomènes qui nécessitent un ordre tout particulier de sciences. Que

deviendrait le monde si les lois physiques étaient sujettes aux mêmes agitations, aux mêmes

variations que les lois vitales? [...]

Par là même que les phénomènes et les lois sont si différents dans les sciences

physiologiques, ces sciences elles-mêmes doivent essentiellement différer. La manière de

présenter les faits et de rechercher leurs causes, l’art expérimental, etc., tout doit porter une

empreinte différente; c’est un contresens dans ces sciences, que de les entremêler.

42
43

<6> Comte A., Cours de philosophie positive [1830-1842], 40e leçon, Paris, Hermann, 1975, p. 668,

672-674.

Il n’y a donc pas de science fondamentale à l’égard de laquelle l’opération philosophique qui

constitue le principal objet de ce traité puisse avoir autant d’importance qu’envers la biologie,

pour fixer définitivement son vrai caractère général, jusqu’ici essentiellement indécis, et qui n’a

jamais été, d’une manière directe et complète, rationnellement discuté. [...]

Il n’y a pas de science dont la marche ait dû être aussi étroitement liée au développement de

l’art correspondant que l’histoire ne le montre pour la biologie, comparée à l’art médical; la

complication supérieure d’une telle science et l’importance prépondérante d’un tel art,

expliquent aisément cette connexion plus intime. C’est, à la fois, en vertu des besoins croissants

de la médecine pratique, et des indications qu’elle a nécessairement procurées sur les principaux

phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se détacher du tronc commun de la

philosophie primitive, pour se composer de plus en plus de notions vraiment positives. Sans

cette heureuse et puissante influence, la physiologie en serait encore restée très probablement à

ces dissertations académiques, moitié littéraires et moitié métaphysiques, parsemées çà et là de

quelques observations épisodiques, dont elle était, il n’y a guère plus d’un siècle, presque

uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute importance d’une telle relation

pour le développement effectif de la vraie physiologie jusqu’à présent. Toutefois, il y a lieu de

penser que la science biologique est parvenue aujourd’hui, comme l’ont fait avant elle les autres

sciences fondamentales, à cette époque de pleine maturité où, dans l’intérêt de ses progrès

ultérieurs, elle doit prendre un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute

adhérence directe, soit à l’art médical, soit à aucune autre application quelconque. [...] Pour la

physiologie surtout, c’est principalement à l’isoler de la médecine qu’il faut tendre aujourd’hui,

afin d’assurer l’originalité de son vrai caractère scientifique, en constituant la philosophie

organique à la suite de la philosophie inorganique. Depuis Haller, cette importante division

s’accomplit visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais elle est loin

43
44

d’être assez parfaite pour permettre à la biologie de prendre un libre et rapide essor abstrait.

Non seulement cette adhérence trop prolongée à l’art médical imprime aujourd’hui aux

recherches physiologiques un caractère d’application immédiate et spéciale qui tend à les

rétrécir extrêmement, et même à les empêcher d’acquérir l’entière originalité dont elles ont

besoin pour prendre leur véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle

s’oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit cultivée par les intelligences

les plus capables de diriger convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d’une

telle confusion d’idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses exceptions, cette étude

capitale est jusqu’ici livrée aux seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations

principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur éducation actuelle, doivent

rendre essentiellement impropres à une telle destination. Quoique l’organisation du monde

savant soit, en général, très éloignée aujourd’hui de la constitution rationnelle qu’elle pourrait

aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle est, du mois, remplie, à un degré

suffisant, envers toutes les autres sciences fondamentales, dont chacune est spécialement

affectée à des esprits qui s’y consacrent de manière exclusive. La physiologie seule fait encore

exception à cette règle évidente: elle n’a pas même une place régulièrement déterminée dans les

corporations scientifiques les mieux instituées.

44
45

<7> Comte A., Cours de philosophie positive [1830-1842], 40e leçon, Paris, Hermann, 1975, p. 699-

701.

Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l’avons établi, d’une seule

grande conception philosophique: la correspondance générale et nécessaire, diversement

reproduite et incessamment développée, entre les idées d’organisation et les idées de vie. [...]

Au premier aspect, l’obligation strictement prescrite à cette grande science d’embrasser ainsi,

dans son entière immensité, l’imposant ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît

devoir accabler notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés capitales:

et, sans doute, ce sentiment naturel a dû longtemps contribuer, en effet d’une manière spéciale, à

retarder le développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins exactement vrai

qu’une telle extension du sujet jusqu’à ses extrêmes limites philosophiques, loin de constituer,

pour la science, un véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de

perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en résulte nécessairement,

une fois que l’esprit humain, familiarisé enfin avec les conditions essentielles de cette difficile

étude, parvient à disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de s’éclairer

mutuellement. Bornée à la seule considération de l’homme, comme elle l’a été si longtemps, la

science biologique ne pouvait, en réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même

purement anatomique, si ce n’est quant à cette anatomie descriptive et superficielle, uniquement

applicable à l’art chirurgical; car, en procédant ainsi, elle abordait directement la solution du

problème le plus difficile par l’examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui devait ôter

nécessairement tout espoir d’un véritable succès. Sans doute, il était non seulement évidemment

inévitable, mais encore rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel

point de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir ensuite à la

coordination systématique de la série entière des cas biologiques. [...] mais, cela posé, la science,

quant à l’homme lui-même, resterait éternellement à l’état de grossière ébauche, si, après une

telle opération préliminaire, uniquement destinée à permettre son développement rationnel, on

45
46

ne reprenait intégralement l’ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus

approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects possibles, du terme

primordial à tous les autres termes de moins en moins complexes de cette série générale, ou,

réciproquement, par l’analyse comparative des complications graduelles qu’on observe en

remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu’il s’agisse d’une disposition

anatomique, ou d’un phénomène physiologique, une semblable comparaison méthodique de la

suite régulière des différences croissantes qui s’y rapportent, offrira toujours nécessairement, par

la nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le plus efficace d’éclaircir,

jusque dans ses derniers éléments, la question proposée. Non seulement on connaîtra ainsi un

beaucoup plus grand nombre de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux

chacun d’eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement rationnel.

Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit, et le problème aurait été rendu ainsi

plus complexe au lieu de se simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas

nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications graduelles,

toujours assujetties à une marche régulière: et c’est pourquoi cette méthode comparative ne

convient essentiellement qu’à la seule biologie, sauf l’usage capital que je montrerai, dans le

volume suivant, qu’on en peut faire aussi, d’après les mêmes motifs philosophiques, quoique à

un degré moindre, pour la physique sociale.

46
47

<8> C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris,

Baillière, 1885, p. 42-51.

Toutes les interprétations si variées dans leur forme et toutes les hypothèses qui ont été

fournies sur la vie aux différentes époques peuvent entrer sous deux formes, se sont inspirées de

deux tendances: la forme ou la tendance spiritualiste, animiste ou vitaliste, la forme ou la

tendance mécanique ou matérialiste. En un mot, la vie a été considérée dans tous les temps à deux

points de vue différents: ou comme l’expression d’une force spéciale, ou comme le résultat des

forces générales de la nature.

Nous devons nous hâter de déclarer que la science ne donne raison ni à l’un ni à l’autre de ces

systèmes, et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la fois les hypothèses vitalistes et

les hypothèses matérialistes. Les spiritualistes animistes ou vitalistes ne considèrent dans les

phénomènes de la vie que l’action d’un principe supérieur et immatériel se manifestant dans la

matière inerte et obéissante; ils ne voient que l’intervention d’une force extraphysique, spéciale,

indépendante: mens agitat molem. Telle est la pensée de Pythagore, Aristote, Hippocrate, acceptée

par les savants mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont; soutenue par les scolastiques

et formulée dans son expression la plus outrée, de l’animisme, par Stahl.

D’autre part, l’école matérialiste de Démocrite et d’Épicure rapporte tout à la matière, qui par

ses lois générales constitue à la fois les corps inorganiques et les corps vivants, sans

l’intervention actuelle et toujours présente d’une force active, d’une intelligence motrice. L’être

vivant, dans le grand ensemble de l’univers, va de soi-même par la structure, l’arrangement et

l’activité même de la matière universelle. Il est remarquable d’autre part que des philosophes

très convaincus, en tant que philosophes, de la spiritualité de l’âme, aient été en tant que

physiologistes profondément matérialistes. C’est ainsi que Descartes et Leibnitz attribuent

nettement au jeu des forces physiques toutes les manifestations saisissables de l’activité vitale.

[...]

47
48

Nous nous séparons des vitalistes, parce que la force vitale, quel que soit le nom qu’on lui

donne, ne saurait rien faire par elle-même, qu’elle ne peut agir qu’en empruntant le ministère

des forces générales de la nature et qu’elle est incapable de se manifester en dehors d’elles. [...]

Les doctrines matérialistes, d’un autre côté, ne sont pas moins dans l’erreur, quoique d’une

manière opposée. En admettant que les phénomènes se rattachent à des manifestations physico-

chimiques, ce qui est vrai, la question dans son essence n’est pas éclaircie pour cela; car ce n’est

pas une rencontre fortuite de phénomènes physico-chimiques qui construit chaque être sur un

plan et suivant un dessin fixes et prévus d’avance, et suscite l’admirable subordination et

l’harmonieux concert des actes de la vie. [...] Il y a comme un dessin préétabli de chaque être et

de chaque organe, en sorte que si, considéré isolément, chaque phénomène de l’économie est

tributaire des forces générales de la nature, pris dans ses rapports avec les autres, il révèle un

lien spécial, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu’il suit et amené dans la

place qu’il occupe. [...]

Toutefois l’observation ne nous apprend que cela: elle nous montre un plan organique, mais

non une intervention active d’un principe vital. La seule force vitale que nous pourrions admettre

ne serait qu’une sorte de force législative, mais nullement exécutive.

Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire métaphoriquement: la force vitale dirige des

phénomènes qu’elle ne produit pas; les agents physiques produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas.

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49

<9> G. Canguilhem, « Le vivant et son milieu » [1946-47], in La Connaissance de la vie, 2e éd.,

Paris, Vrin, 1975, p. 153-154.

S’il semble aujourd’hui normal à tout esprit formé aux disciplines mathématiques et

physiques que l’idéal d’objectivité de la connaissance exige une décentration de la vision des

choses, le moment paraît venu à son tour de comprendre qu’en biologie, selon le mot de J.S.

Haldane dans The Philosophy of a Biologist ‘C’est la physique qui n’est pas une science exacte’. Or,

comme l’a écrit Claparède: ‘Ce qui distingue l’animal c’est le fait qu’il est un centre par rapport

aux forces ambiantes qui n sont plus, par rapport à lui, que des excitants ou des signaux, un

centre, c’est-à-dire un système à régulation interne, et dont les réactions sont commandées par

une cause interne, le besoin momentané’ (Préface à la Psychologie des animaux de Buytendijk,

1928). En ce sens, le milieu dont l’organisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-

même. [...] En tant que vivant, l’homme n’échappe pas à la loi générale des vivants. Le milieu

propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expérience

pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances,

découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui.

En sorte que l’environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et

par lui.

Mais l’homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu’il tient

pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des

objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale d’un milieu réel,

c’est-à-dire inhumain. [...]

La prétention de la science à dissoudre dans l’anonymat de l’environnement mécanique,

physique et chimique ces centres d’organisation, d’adaptation et d’invention que sont les êtres

vivants doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit englober le vivant lui-même. Et l’on sait bien

que ce projet n’a pas paru trop audacieux à beaucoup de savants. Mais il faut alors se demander,

d’un point de vue philosophique, si l’origine de la science ne révèle pas mieux son sens que les

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prétentions de quelques savants. Car la naissance, le devenir et les progrès de la science dans

une humanité à laquelle on refuse à juste titre, d’un point de vue scientiste et même matérialiste,

la science infuse, doivent être compris comme une sorte d’entreprise assez aventureuse de la vie.

Sinon il faudrait admettre cette absurdité que la réalité contient d’avance la science de la réalité

comme une partie d’elle-même. Et l’on devrait alors se demander à quel besoin de la réalité

pourrait bien correspondre l’ambition d’une détermination scientifique de cette même réalité.

Mais si la science est l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie avant d’être éclairée par la

connaissance, si elle est un fait dans le monde en même temps qu’une vision du monde, elle

soutient avec la perception une relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre des

hommes n’est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un

centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour

d’influences. D’où l’insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit des

sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de sens. Un

sens, du point de vue biologique et psychologique, c’est une appréciation de valeurs en rapport

avec un besoin. Et un besoin, c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence

irréductible et par là absolu.

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51

<10> G. Canguilhem, « La philosophie biologique d’Auguste Comte et son influence en

France au XIXe siècle » [1958], in Études d’histoire et de philosophie des sciences, 3e éd., Paris, Vrin,

1975, p. 64-65 et 67-68.

Le terme de Biologie est systématiquement utilisé par Comte pour désigner à la fois la science

abstraite d’un objet général, et les lois vitales, et la science synthétique d’une activité

fondamentale, la vie. [...]

L’invention du terme de Biologie était l’expression de la prise de conscience, par les médecins

et les physiologistes, de la spécificité d’un objet d’investigation échappant à toute analogie

essentielle avec l’objet des sciences de la matière. La formation du terme est l’aveu de

l’autonomie sinon de l’indépendance de la discipline. La philosophie biologique de Comte c’est

la justification systématique de cet aveu, la pleine acceptation et la consolidation de ‘la grande

révolution scientifique qui, sous l’impulsion de Bichat, transporte de l’astronomie à la biologie la

présidence générale de la philosophie naturelle’ (Système de politique positive). Comte n’a pas tout

à fait tort de voir, dans les déboires de sa carrière, une des conséquences du fait que dans la cité

des savants de l’époque, il s’est rangé, lui mathématicien, du côté de l’école biologique luttant

pour maintenir, ‘contre l’irrationnel ascendant de l’école mathématique, l’indépendance et la

dignité des études organiques’ (Cours, préface au tome VI). [...]

L’idée -mère de toutes les positions de Comte en biologie, c’est le dualisme obligé de la vie et

de la matière. Le XVIIIe siècle léguait au XIXe, en matière de philosophie biologique, la double

tentation du matérialisme et de l’hylozoïsme. Comte combat sur deux fronts, comme Descartes,

et sa tactique, du moins, est toute cartésienne. Le dualisme de la matière et de la vie est

l’équivalent positiviste du dualisme métaphysique de l’étendue et de la pensée. Ce dualisme est

la condition de possibilité du progrès universel qui n’est rien d’autre que l’asservissement et le

contrôle de la matière inerte par la totalité de la vie, à la lumière de l’humanité. D’une part,

‘nous sommes, dit Comte, au fond encore plus incapables de concevoir tous les corps comme

vivants que comme inertes. Car la seule notion de vie suppose des existences qui n’en soient pas

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douées... Finalement les êtres vivants ne peuvent exister que dans des milieux inertes, qui leur

fournissent à la fois un siège et un aliment d’ailleurs direct ou indirect... Si tout vivait, aucune loi

naturelle ne serait possible. Car la variabilité, toujours inhérente à la spontanéité vitale, ne se

trouve réellement limitée que par la prépondérance du milieu inerte’ (Système de politique

positive). Mais, d’autre part, ce qui caractérise la vie, même au niveau des êtres où elle ne se

manifeste que par la végétation, c’est le ‘contraste radical de la vie à la mort’. S’il n’y a des

végétaux aux animaux qu’une ‘distinction réelle’, il y a, par contre, entre végétaux et corps

inertes une ‘séparation radicale’ (Système de politique positive).

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53

<11> G. Canguilhem, « Le concept et la vie » [1966], in Études d’histoire et de philosophie des

sciences, 3e éd., Paris, Vrin, 1975, p. 360-362.

En 1954 [sic], Wattson [sic] et Crick, qui ont reçu huit ans plus tard pour cela le prix Nobel,

ont établi que c’est un ordre de succession d’un nombre fini de bases le long d’une hélice

couplée de phosphates sucrés qui constitue le code d’instruction, d’information, c’est-à-dire la

langue du programme auquel la cellule se conforme pour synthétiser les matériaux protéiniques

des nouvelles cellules. On a établi depuis, et le prix Nobel a récompensé en 1965 cette nouvelle

découverte, que cette synthèse se fait à la demande, c’est-à-dire en fonction des informations

venues du milieu – milieu cellulaire bien entendu. De sorte que, en changeant l’échelle à laquelle

sont étudiés les phénomènes les plus caractéristiques de la vie, ceux de structuration de la

matière et ceux de régulation des fonctions, la fonction de structuration y comprise, la biologie

contemporaine a aussi changé de langage. Elle a cessé d’utiliser le langage et les concepts de la

mécanique, de la physique et de la chimie classiques, langage à base de concepts plus ou moins

directement formés sur des modèles géométriques. Elle utilise maintenant le langage de la

théorie du langage et celui de la théorie des communications. Message, information,

programme, code, instruction, décodage, tels sont les nouveaux concepts de la connaissance de

la vie. [...]

Dire que l’hérédité biologique est une communication d’information, c’est, en un certain sens,

revenir à l’aristotélisme, si c’est admettre qu’il y a dans le vivant un logos, inscrit, conservé et

transmis. La vie fait depuis toujours sans écriture, bien avant l’écriture et sans rapport avec

l’écriture, ce que l’humanité a recherché par le dessin, la gravure, l’écriture et l’imprimerie,

savoir, la transmission de messages. Et désormais la connaissance de la vie ne ressemble plus à

un portrait de la vie, ce qu’elle pouvait être lorsque la connaissance de la vie était description et

classification des espèces. Elle ne ressemble pas à l’architecture ou à la mécanique, ce qu’elle

était lorsqu’elle était simplement anatomie et physiologie macroscopique. Mais elle ressemble à

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la grammaire, à la sémantique et à la syntaxe. Pour comprendre la vie, il faut entreprendre,

avant de la lire, de décrypter le message de la vie. [...]

Définir la vie comme un sens inscrit dans la matière, c’est admettre l’existence d’un a priori

objectif, d’un a priori proprement matériel et non plus seulement formel.

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55

<12> M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 139, 173-174.

On veut faire des histoires de la biologie au XVIIIe siècle; mais on ne se rend pas compte que

la biologie n’existait pas et que la découpe du savoir, qui nous est familière depuis plus de cent

cinquante ans, ne peut pas valoir pour une période antérieure. Et que si la biologie était

inconnue, il y avait à cela une raison bien simple: c’est que la vie elle-même n’existait pas. Il

existait seulement des êtres vivants, et qui apparaissaient à travers une grille du savoir

constituée par l’histoire naturelle. [...]

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en effet, la vie n’existe pas. Mais seulement des êtres vivants.

Ceux-ci forment une, ou plusieurs classes dans la série de toutes les choses du monde: et si on

peut parler de la vie, c’est seulement comme d’un caractère – au sens taxinomique du mot –

dans l’universelle distribution des êtres. On a l’habitude de répartir les choses de la nature en

trois classes: les minéraux, auxquels on reconnaît la croissance, mais sans mouvement ni

sensibilité; les végétaux qui peuvent croître et qui sont susceptibles de sensation; les animaux

qui se déplacent spontanément. Quant à la vie et au seuil qu’elle instaure, on peut, selon les

critères qu’on adopte, les faire glisser tout au long de cette échelle. Si, avec Maupertuis, on la

définit par la mobilité et les relations d’affinité qui attirent les éléments les uns vers les autres et

les maintiennent attachés, il faut loger la vie dans les particules les plus simples de la matière.

On est obligé de la situer beaucoup plus haut dans la série si on la définit par un caractère

chargé et complexe, comme le faisait Linné quand il lui fixait comme critères la naissance (par

semence ou bourgeon), la nutrition (par intussusception), le vieillissement, le mouvement

extérieur, la propulsion interne des liqueurs, les maladies, la mort, la présence de vaisseaux, de

glandes, d’épidermes et d’utricules. La vie ne constitue pas un seuil manifeste à partir duquel

des formes entièrement nouvelles du savoir sont requises. Elles est une catégorie de classement,

relative comme toutes les autres aux critères qu’on se fixe. Et comme toutes les autres, soumise à

certaines imprécisions dès qu’il s’agit d’en fixer les frontières. De même que le zoophyte est à la

frange ambiguë des animaux et des plantes, de même les fossiles, de même les métaux se logent

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à cette limite incertaine où on ne sait s’il faut ou non parler de vie. Mais la coupure entre le

vivant et le non vivant. Comme le dit Linné, le naturaliste – celui qu’il appelle Historiens naturalis

– ‘distingue par la vue les parties des corps naturels, il les décrit convenablement selon le

nombre, la figure, la position et la proportion, et il les nomme’ (Systema naturae). [...] Il ne faut

donc pas rattacher l’histoire naturelle, telle qu’elle s’est déployée à l’époque classique, à une

philosophie, même obscure, même encore balbutiante, de la vie.

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<13> M. Ghiselin, The Triumph of the Darwinian Method, Chicago, The University of Chicago

Press, 1969, p. 85-87 (notre traduction).

La hiérarchie linnéenne affecte une forme qui permet de traiter les noms de taxons comme

s’ils n’étaient que des noms de classes intensionnellement définies – c’est-à-dire comme si les

Vertébrés n’étaient qu’un terme collectif pour tous les animaux pourvus d’une colonne

vertébrale. Toutefois lorsque l’on conçoit les taxons comme fondés par définition sur le réseau

généalogique, la possibilité de les traiter comme des classes intensionnelles bien définies devient

accidentelle. Les processus de l’évolution engendrent un ensemble de liens généalogiques qui

sont exprimables sous la forme d’une classification hiérarchique. D’autre part, la hiérarchie

linnéenne fait aussi place à des classes purement nominales – les catégories. Considérons les

séries suivantes.

Superfamille Hominoidae

Famille Hominidae

Genre Homo

Espèce Homo sapiens

L’espèce, le genre, la famille, la superfamille, et ainsi de suite, sont des catégories, dont les

membres sont des taxons individuels, tels que Homo sapiens, Homo, les Hominidae, les

Hominoidae. Homo sapiens, qui est une espèce biologique, est un individu dans la classe

(catégorie) d’espèce, et dans la classe des entités généalogiques. Il ne convient pas de considérer

cette espèce comme étant simplement un groupement à l’intérieur de la ‘classe’ Homo, car c’est là

aussi une unité inanalysable. John Smith est une partie d’Homo sapiens au sens même ou le bras

de John Smith est une partie de John Smith. Nous avons là une relation de tout à partie, en

même temps d’ailleurs qu’une relation d’inclusion. Par conséquent, lorsque nous traitons une

famille comme si elle n’était pas davantage qu’une classe ou un ensemble de genres, nous usons

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d’une manière de parler. Bien que la distinction entre catégories et taxons (qui en sont des

membres) ait grandement contribué à clarifier une confusion philosophique, l’on a toujours

tendance à considérer les taxons comme s’ils étaient strictement nominaux, à la manière des

catégories. On ne peut de manière cohérente dénier la réalité d’une espèce sous prétexte qu’elle

serait une classe, donc quelque chose de ‘non-réel’, car un groupe, en un sens précis, peut être

un individu. L’on se trouverait d’ailleurs dans la même situation pour toute entité prise dans un

système de relations hiérarchiques entre parties pour lesquelles on a construit un ensemble de

classes dans le début de classer les composants. Les États-Unis d’Amérique constituent un

individu dans la classe des États nationaux. Pour un nominaliste (au moins), la classe des États

nationaux n’est pas réelle, mais les États-Unis d’Amérique, parce qu’ils sont davantage qu’une

classe, sont quelque chose de réel. De la même manière, les États-Unis d’Amérique sont divisés

en un certain nombre d’États, comme par exemple la Californie, et chacun de ces États est divisé

en comtés. ‘État national’, ‘État’, ‘Comté’, ce sont là, comme les catégories de la taxinomie, des

universaux; il n’y a pas de relation de tout à partie entre ces catégories, et un nominaliste

cohérent aurait raison de dénier leur existence. Mais les États-Unis d’Amérique, la Californie, le

Comté de Los Angeles peuvent être traités comme des particuliers, donc quelque chose de réel.

Lorsque certains nominalistes ont parlé des espèces et d’autres taxons comme ‘des universaux’

sans réelle existence dans la nature, ils ont donc commis une erreur; pour être cohérent, ils

devraient aussi nier l’existence de la Californie.

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<14> F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Éditions Gallimard, 1970, Introduction, « Le

programme ».

Peu de phénomènes se manifestent avec autant d’évidence dans le monde vivant que la

formation du semblable par le semblable. [...] L’hérédité se décrit aujourd’hui en termes

d’information, de message, de code. La reproduction d’un organisme est devenue celle des

molécules qui le constituent. Non que chaque espèce chimique possède l’aptitude à produire des

copies d’elle-même. Mais parce que la structure des macromolécules est déterminée jusque dans

le détail par des séquences de quatre radicaux chimiques contenus dans le patrimoine génétique.

Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les ‘instructions » spécifiant les

structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du nouvel organisme. Ce sont aussi les

moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. Chaque œuf

contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre avenir, les étapes de

son développement, la forme et les propriétés de l’être qui en émergera. L’organisme devient

ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. À l’intention d’une Psyché s’est

substituée la traduction d’un message. L’être vivant représente bien l’exécution d’un dessein,

mais qu’aucune intelligence n’a conçu. Il tend vers un but, mais qu’aucune volonté n’a choisi. Ce

but, c’est de préparer un programme identique pour la génération suivante.

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<15> D. Hull, Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1974, p. 99-

100 (notre traduction).

Selon le modèle de l’explication scientifique par des lois de couverture [modèle de Hempel],

l’explication doit faire référence à la fois à des lois et à des circonstances particulières. Dans les

exemples usuellement donnés des explications conformes au modèle des lois de couverture, les

lois constituent les éléments principaux de l’explication. La spécification de circonstances

particulières, quoique nécessaire, n’a pas une signification essentielle. Dans les explications

évolutionnistes, les priorités sont inversées. La charge de l’explication semble bien reposer sur

les circonstances particulières, qui prennent ici la forme d’un récit historique. Des lois peuvent

bien rôder ici où là, mais elles sont rarement mentionnées, et quand elles le sont, elles n’ajoutent

pas beaucoup à l’explication. Elles tendent à être de la forme ‘Des animaux dont les pattes sont

plus longues courent plus vite’, ce qui est à la fois un truisme et une assertion erronée. À cette

remarque, les partisans du modèle des lois de couverture répondraient sans doute ‘Tant pis

pour les explications évolutionnistes’. Ses critiques rétorqueraient, « Tant pis pour le modèle de

l’explication scientifique par des lois de couverture’. Il y a ainsi conflit entre la conviction [de

l’évolutionniste] que les récits historiques ont en quelque manière une valeur explicative et les

exigences du modèle d’explication par des lois de couverture.

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<16> A. Rosenberg, The Structure of Biological Science, Cambridge, Cambridge University

Press, 1985, p. 64-65 (notre traduction).

Au delà d’un certain point, aujourd’hui indéfini, nous ne pouvons sérieusement espérer que

les alternatives à l’explication téléologique soient utiles. Au delà d’un certain degré de

complexité dans l’organisation, la quantité de temps requise pour collecter des données sur la

valeur des paramètres et variables non-téléologiques excéderait le laps de temps requis pour que

l’événement prédit se produise. Si la prédiction en temps réel exige de recourir à la téléologie,

celle-ci a les plus grandes chances de persister en biologie pour les raisons les plus pratiques.

De même, à moins que nous ne désirions d’explication que pour un très petit nombre de

phénomènes, et que nous n’acceptions d’explication que pour des phénomènes que seul un

spécialiste pourrait décrire avec le schématisme et la minutie désirées, nous devrons bien, et

pour longtemps, faire une large place aux interprétations fonctionnelles. [...] Aussi longtemps

que la biologie, comme les autres sciences, se donnera pour but de fournir des explications

intelligibles et des prédictions utiles, les jugements téléologiques auront toujours une place. Ils

seront moins évidents à mesure que l’on s’approchera de l’intersection entre biologie et chimie,

mais même dans ce cas il est des commodités auxquelles on ne peut renoncer qu’à un prix

considérable.

Le fait que la nature puisse atteindre un but déterminé par un nombre fini mais élevé de

moyens sape simultanément les positions des autonomistes et des provincialistes [comprendre:

les partisans de l’autonomie de la biologie, et les partisans de sa situation de province ou annexe

des sciences physico-chimiques]. Ce fait montre aux autonomistes qu’ils ont tort, car étant à

court de convictions métaphysiques fortes, ils ne peuvent établir une différence en nature entre

les phénomènes biologiques et ceux étudiés par la physique. L’on ne peut fonder l’autonomie

sur la base d’une ignorance des mécanismes internes sous-jacents à la pléthore des fonctions

naturelles. Mais les provincialistes sont mis dans l’embarras par l’hétérogénéité et la redondance

immenses des processus non-téléologiques qui concourent à donner à la nature son caractère de

61
62

téléo-directionnalité. En admettant que les phénomènes d’apparence téléologique ne sont rien

d’autres que des effets de forces non-téléologiques et qu’ils peuvent en principe être connus

comme tels, les provincialistes gagnent la bataille métaphysique et épistémologique. Mais ils la

perdent au niveau de la tactique de recherche. Car les objectifs qu’ils assignent à la biologie,

explication et prédiction scientifiques, ne peuvent être atteints en pratique que par l’emploi du

langage téléologique. Ainsi la biologie, pour autant qu’elle veuille fournir une connaissance

scientifique pratiquement utilisable, doit demeurer distincte de la physique. La recommandation

faite par les provincialistes d’expurger les énoncés téléologiques et de leur substituer des

énoncés non-téléologiques est ruinée, non par des arguments philosophiques, mais simplement

par la complexité des faits que doit affronter la biologie. La téléologie est inévitable en biologie

pour des raisons qui ne sont pas conceptuelles, mais contingentes. Le monde est tout

simplement plus compliqué que ce que veulent bien admettre les provincialistes.

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<17> A. Rosenberg, The Structure of Biological Science, Cambridge, Cambridge University

Press, 1985, p. 221 (notre tradution).

Même lorsque l’étude d’un phénomène aussi général que la respiration atteint le niveau de

détail moléculaire que représente le cycle de Krebs, la description des voies de biosynthèse est

de portée limitée. Les réactions chimiques sont assurément universelles, et les mécanismes

moléculaires par lesquels les enzymes catalysent les étapes de la glycolyse et de la

phosphorylation oxydative sont parfaitement universels. Mais le détail précis de quelque

mécanisme que ce soit – ses étapes particulières, ses conditions chimiques, ses taux de réaction,

la structure primaire de ses enzymes catalytiques – différeront, parfois légèrement, souvent

beaucoup, d’espèce à espèce. Il y aura d’importantes similitudes, assez nombreuses et

structurellement assez proches pour valider des généralisations empiriques, même si nous

savons qu’elles ont des exceptions qu’aucune procédure systématique ne peut réduire et

éliminer. C’est là bien sûr un trait caractéristique des recherches qui prennent la forme de

l’étude de cas. De telles recherches procèdent par application de théories générales, établies de

manière indépendante, et par la découverte de détails locaux du système étudié. [...] La raison

pour laquelle de telles études n’ont jamais engendré de propositions susceptibles de devenir des

lois est qu’elles portent sur des processus dont la portée est spatio-temporellement restreinte. En

réalité, de telles études ont toute chance de révéler – que les détails moléculaires seront

légèrement différents chez deux organismes de la même espèce, même lorsque des descriptions

physiologiques ou fonctionnelles réalisées à une échelle supérieure sont les mêmes; – que le

même processus physiologique est accompli par des mécanismes différents aussi bien parmi des

individus appartenant à la même espèce que parmi des individus appartenant à des espèces

différentes; – que même des processus physiologiques plus grossiers ne sont uniformes ni dans

les espèces ni entre elles. C’est là, bien sûr, ce à quoi l’on doit s’attendre lorsqu’on étudie une

collection d’individus hétérogènes rassemblés sous une catégorie générale relativement

arbitraire. [...]

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Les biologistes peuvent et doivent renoncer à leur conviction que les régularités qu’ils

découvrent sont vraies en tout temps et en tout lieu, et travailler à acquérir la connaissance des

faits qu’ils ont devant leurs yeux avec le plus grand détail possible. Une fois que le statut de

leurs assertions devient clair – à savoir qu’il s’agit de découvertes relatives à des faits

particuliers et non d’une théorie générale autonome et irréductible à des lois physiques plus

fondamentales –, la conviction des autonomistes selon laquelle ces découvertes établissent

l’indépendance de la biologie par rapport aux sciences physiques peut être évaluée dans la

perspective qui lui convient. Beaucoup d’assertions biologiques sont indépendantes des lois de

la physique, tout simplement parce qu’elles sont comparables aux assertions particulières de la

physique, comme par exemple l’affirmation qu’une éclipse de lune s’est produite, ou qu’un

pulsar effectue un million de révolutions par seconde. De tels énoncés sont des énoncés de faits

singuliers, et pour cette raison ne sont pas une conséquence directe de quelque généralisation

que ce soit. Lorsque l’on comprend que les découvertes biologiques sont en principe explicables

comme résultant de lois générales (évolutives, biochimiques, physiques) opérant dans des

conditions définies, les fondements de l’autonomisme s’écroulent tout autant que ceux du

provincialisme. Le dernier refuge pour les deux camps consistera à isoler la théorie de

l’évolution du reste de la science. [...] Mais comme l’explication physique des lois de l’évolution

est, en vertu de contraintes factuelles, schématique à l’extrême, les deux camps risquent fort de

rester sur leurs positions. [...] Toutefois, l’on pourrait se satisfaire d’observer que la biologie est à

la fois dépendante de théories physiques plus fondamentales, et en pratique indépendante

d’elles. Ceci revient à admettre que la biologie est une science naturelle qui, après tout, ne diffère

en aucune manière significative de la physique ou de la chimie.

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