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Prise de vue
À l'analyse que Freud avait faite de la religion dans L'Avenir d'une illusion (1926),
Romain Rolland opposait une « sensation religieuse qui est toute différente des religions
proprement dites » : « sensation de l'éternel », « sentiment océanique » qui peut être
décrit comme un « contact » et comme un « fait » (lettre à S. Freud, 5 déc. 1927). En
1929, il lui envoyait dès leur parution les trois volumes de son Essai sur la mystique et
l'action de l'Inde vivante. Freud répondit à cette objection dans le premier chapitre de
Malaise dans la civilisation (1929). Il écrivait d'ailleurs à son « ami » : « Combien me
sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m'est aussi fermée
que la musique » (20 juill. 1929). Plus tard, il récusait l'assimilation de sa méthode avec
celle de Jung qui, disait-il, « est lui-même quelque peu mystique et a cessé depuis de
longues années d'appartenir à notre groupe » (lettre à R. Rolland, 19 janv. 1930).
Le dissentiment qui se manifeste, entre 1927 et 1930, dans les lettres et les œuvres des
deux correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d'opposer un point de vue « mystique » à un point de vue « scientifique ». Là où
Romain Rolland décrit, à la manière de Bergson, une donnée de l'expérience –
« quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot d'océanique » –, Freud décèle seulement
une production psychique due à la combinaison d'une représentation et d'un élément
affectif, lui-même susceptible d'être interprété comme une « dérivation génétique ». Là
où le premier se réfère à une « source souterraine de l'énergie religieuse » en la
distinguant de sa captation ou de sa canalisation par les Églises, le second renvoie à la
« constitution du moi » selon un processus de séparation par rapport au sein maternel et
de différenciation par rapport au monde extérieur. Certes, tous les deux recourent à une
origine, mais, pour l'un, elle apparaît en la forme du tout et elle a sa manifestation la
plus explicite en Orient ; pour l'autre, c'est l'expérience primitive d'un arrachement,
commencement de l'histoire individuelle ou collective. En somme, pour Romain
Rolland, l'origine c'est l'unité qui « affleure » à la conscience ; pour Freud, c'est la
division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même
type : un dissentiment de l'individu par rapport au groupe ; une irréductibilité du désir
dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l'éliminer ; un « malaise dans la
civilisation ». Les relations instables entre la science et la vérité tournent autour de ce
fait.
Romain Rolland
L'écrivain français Romain Rolland (1866-1944), Prix Nobel de
littérature en 1916.
Quoi qu'on pense de la mystique, et même si l'on y reconnaît l'émergence d'une réalité
universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu'en fonction d'une situation culturelle et
historique particulière. Qu'il s'agisse du chamanisme, de l'hindouisme ou de Maître
Eckhart, l'Occidental a une manière à lui de l'envisager. Il en parle de quelque part. On
ne saurait donc entériner la fiction d'un discours universel sur la mystique, oubliant que
l'Indien, l'Africain ou l'Indonésien n'ont ni la même conception ni la même pratique de
ce que nous appelons de ce nom.
Dans les analyses entreprises par des Européens, alors même qu'elles concernent des
traditions étrangères, l'attention portée à la mystique des autres est conduite, plus ou
moins explicitement, par des interrogations ou des contestations internes. Par exemple,
la quête scientifique de l'hindouisme ou du bouddhisme a été et est encore habitée par
l'« inquiétude » qu'ont suscitée, en Europe, l'irruption d'univers différents et l'effacement
des croyances chrétiennes, par la nostalgie de références spirituelles détachées
d'inféodations ecclésiales ou, au contraire, par la volonté de mieux adapter à l'Orient la
diffusion de la pensée européenne chrétienne et de restaurer un universel qui tiendrait
non plus au pouvoir des Occidentaux mais à leur connaissance. Le rapport que le monde
européen entretient avec lui-même et avec les autres a donc un rôle déterminant dans la
définition, l'expérience ou l'analyse de la mystique. Cette constatation ne dénie
nullement à cette expérience son authenticité ou à ces analyses leur rigueur, mais en
souligne seulement la particularité.
Cette localisation de « notre » point de vue obéit aussi à des déterminations historiques.
Au cours de notre histoire, « une » place a été donnée à la mystique. Elle lui fixe, dans
l'ensemble de la vie sociale ou scientifique, une région, des objets, des itinéraires et un
langage propres. En particulier, depuis que la culture européenne ne se définit plus
comme chrétienne, c'est-à-dire depuis le xvie ou le xviie siècle, on ne désigne plus
comme mystique le mode d'une « sagesse » élevée à la pleine reconnaissance du
mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance
expérimentale qui s'est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des
institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d'une
passivité comblante où le moi se perd en Dieu. En d'autres termes, devient mystique ce
qui s'écarte des voies normales ou ordinaires ; ce qui ne s'inscrit plus dans l'unité sociale
d'une foi ou de références religieuses, mais en marge d'une société qui se laïcise et d'un
savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc simultanément
dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d'une relation avec un Dieu
caché (« mystique », en grec, veut dire « caché »), dont les signes publics pâlissent,
s'éteignent, ou même cessent tout à fait d'être croyables.
Un indice de cette isolation (au sens où un corps est isolé) apparaît dans le fait qu'au
xviie siècle seulement on se met à parler de « la mystique », le recours à ce substantif
correspondant à l'établissement d'un domaine spécifique. Auparavant « mystique »
n'était qu'un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les
connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux. La substantivation du mot,
dans la première moitié du xviie siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe
du découpage qui s'opère dans le savoir et dans les faits. Un espace délimite désormais
un mode d'expérience, un genre de discours, une région de la connaissance. En même
temps qu'apparaît son nom propre (qui désigne, dit-on alors, une nouveauté), la
mystique se constitue en un lieu à part. Elle circonscrit des faits isolables (des
phénomènes « extraordinaires »), des types sociaux (« les mystiques », autre
néologisme de l'époque), une science particulière (celle qu'élaborent ces mystiques ou
celle qui les prend pour objet d'analyse).
Ce qui est nouveau, ce n'est pas la vie mystique – car elle s'inaugure sans doute aux plus
lointains commencements de l'histoire religieuse –, mais son isolement et son
objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni
croire aux principes sur lesquels elle s'établit.
À partir de la place qui leur était faite, les mystiques, leurs apologètes ou leurs critiques
ont constitué une tradition répondant à l'unité récemment isolée, conformément à ce que
l'on constate en d'autres champs de la recherche. Ainsi, une fois définie aux xviie et
xviiie siècles, la biologie sert de base à un tri du passé, où l'on retient tout ce qui
annonce des problèmes analogues à ceux dont elle traite. Dans des œuvres anciennes, on
distingue (par une coupure qui aurait bien surpris leurs auteurs) ce qui est
« scientifique » et peut entrer dans l'histoire de la biologie et ce qui est théologique,
cosmologique, etc. Une science moderne se donne ainsi une tradition propre qu'elle
découpe, selon son présent, dans l'épaisseur du passé. De la même manière, la mystique
nouvellement « isolée » se voit, dès le xviie siècle, dotée de toute une généalogie : un
repérage des similitudes présentées par des auteurs anciens autorise le rassemblement
d'œuvres diverses sous le même nom ou, au contraire, la fragmentation d'un même
corpus littéraire selon les catégories modernes de l'exégèse, de la théologie et de la
mystique. Chez un écrivain patristique, dans un groupe médiéval ou à l'intérieur d'une
école nordique, on distingue une part qui relève de la mystique, et un niveau d'analyse
qui lui correspond. Des constellations de références – les « auteurs mystiques » –
dessinent désormais l'objet conforme à un point de vue. En trois siècles, un « trésor »
s'est formé, qui constitue une « tradition mystique » et qui obéit de moins en moins aux
critères d'appartenance ecclésiale. Des témoignages catholiques, protestants, hindous,
antiques et finalement non religieux se trouvent réunis sous le même substantif au
singulier : la mystique. L'identité de celle-ci, une fois posée, a créé des pertinences,
imposé un reclassement de l'histoire et permis l'établissement des faits et des textes qui
servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. La réflexion et l'expérience
même sont aujourd'hui déterminées par le travail qui a colligé tant d'informations et de
références sur une place circonscrite en fonction d'une conjoncture socioculturelle.
Cette conjoncture a provoqué aussi, on l'a vu, une localisation de la vie mystique dans
un certain nombre de « phénomènes ». Des faits exceptionnels caractérisent, en effet,
l'expérience à partir du moment où, dans une société qui se déchristianise, elle est
acculée à une migration à l'intérieur. Nécessairement dissocié des institutions globales,
qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de
l'Absolu – Dieu universel – trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des
faits de conscience. La perception de l'in-fini a pour signe et pour ponctuation l'éprouvé.
L'expérience est exprimée et déchiffrée en termes plus psychologiques. Bien plus, faute
de pouvoir faire crédit aux mots religieux (le vocabulaire religieux continue à circuler,
mais progressivement détaché de sa signification première par une société qui lui affecte
désormais des emplois métaphoriques et l'utilise comme un répertoire d'images et de
légendes), le mystique est déporté, par ce qu'il vit et par la situation qui lui est faite, vers
un langage du corps. Par un jeu nouveau entre ce qu'il reconnaît intérieurement et ce qui
est extérieurement (socialement) reconnaissable de son expérience, il est amené à faire
de ce lexique corporel le repère initial du lieu où il se trouve et de l'illumination qu'il
reçoit. Comme la blessure de Jacob à la hanche est la seule marque visible de sa
rencontre nocturne avec l'ange, l'extase, la lévitation, les stigmates, l'absence de
nourriture, l'insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une
musique du sens la gamme d'un langage propre.
Si, par sa logique propre, l'analyse scientifique est alors prise au piège d'un positivisme
donnant à l'avance valeur de vérité aux faits « objectifs » qu'elle définit, elle n'en
correspond pas moins à la situation socioculturelle réelle de l'expérience. Les croyants
n'en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle ou l'extraordinaire ?
Finalement, l'observation médicale ou ethnologique s'égare moins (puisqu'elle prétend
rester sur le terrain des phénomènes) que ne le fait le théologien patenté de l'époque, le
père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie
sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de « miracles » psychologiques et de
curiosités somatiques (Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, 1901) ; la
signification vécue y est mesurée au degré de la conscience psychosomatique de
l'extraordinaire ; finalement, elle est enterrée sous le foisonnement d'étrangetés que les
apologétiques ecclésiales et les observations scientifiques s'accordent à entasser.
La réaction qu'appelait une position aussi extrême répète encore, depuis cinquante ans,
la rupture entre les « phénomènes » mystiques et la radicalité existentielle de
l'expérience. C'est à la seconde que se sont attachées les grandes études philosophiques
et religieuses comme celles de Jean Baruzi (Saint Jean de la Croix et le problème de
l'expérience mystique, 1924), de Bergson (Les Deux Sources de la morale et de la
religion, 1932), de Louis Massignon (La Passion d'al-Hallâj, martyr mystique de l'islam,
1922). Elles ont pour équivalent, dans la production chrétienne, les travaux du père
Maurice de La Taille (1919), du père Maréchal (1924 et 1937), de dom Stolz (1937)
entre autres, qui rendent à la mystique sa structure et sa portée doctrinales. Mais sans
doute cette « réinvention » de la mystique se cantonne-t-elle trop exclusivement dans
l'analyse philosophique ou théologique des textes, abandonnant trop vite à la
psychologie ou à l'ethnologie le langage symbolique du corps.
L'expérience mystique
Paradoxes
Le mystique apparaît donc sous des formes paradoxales. Il semble verser tantôt dans un
extrême, tantôt dans l'autre. Par l'un de ses aspects, il est du côté de l'anormal ou d'une
rhétorique de l'étrange ; par l'autre, du côté d'un « essentiel », que tout son discours
annonce mais sans parvenir à l'énoncer. Ainsi, la littérature placée sous le signe de la
mystique est très abondante ; souvent même confuse et verbeuse. Mais c'est pour parler
de ce qui ne se peut ni dire ni savoir.
La mystique ne peut être réduite à l'un ou à l'autre des aspects qui composent chaque
fois son paradoxe. Elle tient dans leur rapport. Elle est sans doute ce rapport lui-même.
C'est donc un objet qui fuit. Tour à tour, il fascine et il irrite. Avec ces faits mystiques
semble s'annoncer une proximité de l'essentiel. Mais l'analyse critique entre dans un
langage sur « l'indicible » ; et, si elle le récuse comme dépourvu de rigueur, comme un
commentaire trop embarrassé d'images et d'impressions, elle ne rencontre plus, sur le
terrain de l'observation, que des curiosités psychologiques ou des groupuscules
marginaux. Pour éviter cette alternative entre un « essentiel » qui finit par s'évanouir
dans le « non-dit », hors du langage, et des phénomènes étranges qu'on ne peut isoler
sans les vouer à l'insignifiance, il faut revenir à ce que le mystique dit de son
expérience, au sens vécu des faits observables.
L'événement
Ces événements privilégiés se retrouvent ailleurs que dans la vie mystique. Ainsi, par
exemple, le moment que Julien Green décrit dans son Journal, et qui rejoint le
« sentiment océanique » de Romain Rolland : « 18 décembre 1932. Tout à l'heure, sous
un des portiques du Trocadéro, je m'étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-
de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les
jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu'ils n'ont qu'aux premiers beaux jours.
Pendant deux ou trois secondes, j'ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma
seizième, ma dix-septième année. Cela m'a fait une impression étrange, plus pénible
qu'agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage
que je me suis demandé comme autrefois s'il ne serait pas délicieux de s'anéantir en tout
cela, comme une goutte d'eau dans la mer, de n'avoir plus de corps, mais juste assez de
conscience pour pouvoir penser : « Je suis une parcelle de l'univers. L'univers est
heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres, la Seine, et les maisons qui la
bordent... » Cette pensée bizarre ne m'a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c'est
peut-être quelque chose de ce genre qui nous attend de l'autre côté de la mort. Et,
brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le
sentiment qu'il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand
mirage. » (Journal 1928-1934, Paris, 1938.) La surprise est étrangeté. Mais aussi elle
libère. Elle amène à la surface un secret de la vie et de la mort. Dans la conscience
s'insinue quelque chose qui n'est pas elle, mais son anéantissement, ou l'esprit dont elle
semble la surface, ou une insondable loi de l'univers. Cet insoupçonné, qui a la violence
de l'inattendu, rassemble pourtant tous les jours de l'existence, comme le sifflet du
berger rassemble le troupeau, et les réunit en la continuité d'une inquiétante relation à
l'autre.
L'expérience mystique a souvent la même forme, bien que d'ordinaire elle engage un
autre rapport avec ce qui s'impose à elle. Car ce qui la définit plutôt, en Occident, c'est
la découverte d'un Autre comme inévitable ou essentiel. En Orient, ce sera davantage le
déchirement de la mince pellicule d'une conscience in-fondée, sous la pression d'une
réalité qui l'englobe. Sans doute est-il impossible de nommer ce qui survient et semble
pourtant remonter de quelque insondable de l'existence, comme d'une mer qui a
commencé avant l'homme. Le terme même de Dieu (ou d'absolu) reçoit de là son sens
plutôt qu'il ne fournit des repères à l'expérience. Le langage va en être rénové. Déjà la
vie s'en trouve modifiée. « Quand les touches divines affluent en toi, elles bouleversent
tes habitudes », disait Ibn ‘Aṭā' Allāh d'Alexandrie, mystique musulman du xiie siècle ;
et il citait une sourate du Coran : « Si les rois entrent dans un village, ils l'abîment »
(xxvii, 34).
Sous le choc d'une expérience analogue, Jean-Joseph Surin écrivait en 1636 : « Son
ouvrage est de détruire, de ravager, d'abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter.
Il est merveilleusement terrible et merveilleusement doux ; et plus il est terrible, plus il
est désirable et attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la
tête de ses armées, fait tout plier... S'il ôte tout, c'est pour se communiquer lui-même
sans bornes. S'il sépare, c'est pour unir à lui ce qu'il sépare de tout le reste. Il est avare et
libéral, généreux et jaloux de ses intérêts. Il demande tout et il donne tout. Rien ne le
peut rassasier et cependant il se contente de peu parce qu'il n'a besoin de rien. »
Description de l'expérience plutôt que de Dieu, le récit raconte une manifestation qui ne
reçoit pas ses preuves ou ses raisons de l'extérieur. La vérité qui se fait jour n'a pas
d'autre justification qu'une « reconnaissance » qui en est encore la marque. De quelque
manière, elle sort de l'adhésion même qu'elle provoque. « Comme c'est vrai ! » : le
mystique n'a rien d'autre à dire sous le coup qui tout à la fois le blesse et le rend
heureux. L'inouï et l'évident coïncident. C'est une altération et une révélation.
Le plus grand des mystiques musulmans ne se fie à aucune apparence ; or la loi la plus
sacrée, l'affirmation la plus fondamentale du croyant sont encore de l'ordre des
« apparences » par rapport à une Réalité qui n'est jamais donnée « comme ça »,
immédiatement, ni prise dans le filet d'une institution, d'un savoir ou d'une expérience.
Au xviie siècle français, avec cent autres plus célèbres, Constantin de Barbanson
relativise non plus la Loi, qui est pour l'islam règle de la foi, mais l'« extase » et le
« ravissement », principes et repères traditionnels de la mystique : « C'est une touche
actuelle de la divine opération en la partie supérieure de l'esprit, tellement saisissant en
un moment la créature que, la retirant de l'attention vers les parties inférieures, elle est
toute transportée à l'attention d'une si efficace opération qui se fait dans l'esprit avec tel
effet que les sens extérieurs [...] en demeurent tous suspendus, empêchés et vacants de
leur opération [...]. Ce que n'étant qu'un effet extérieur par trop paraissant aux yeux des
hommes, qui n'admirent que semblables choses extraordinaires, est plutôt à fuir qu'à
désirer. »
En son langage, qui distingue les régimes psychiques et spirituels selon une hiérarchie
de niveaux, Constantin de Barbanson conclut que cette « opération », bien qu'« admirée
de beaucoup », est « signe que l'âme quant à son fond est encore bien bas », même si
elle est déjà « fort haut élevée ».
« Et moi je dis, écrit Maître Eckhart, Dieu n'est ni être ni raison, ni ne connaît ceci ou
cela. C'est pourquoi Dieu est vide de toutes choses et c'est pourquoi il est toutes
choses. »
Ces voix anciennes se réfèrent à des conceptions de l'homme qui nous sont devenues
étrangères. Mais, en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles,
elles ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même réaction se
fait entendre. Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, par exemple, les plus grands des
mystiques le répètent ; l'extraordinaire ne caractérise pas plus l'expérience mystique que
sa conformité à une orthodoxie, mais le rapport qu'entretient chacun de ces moments
avec d'autres, comme un mot avec d'autres mots, dans une symbolique du sens.
Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà plus radical qui se
traduit aussi par un au-delà des moments les plus forts. L'unité qui le « tire au-dedans »
comme disent certains, le pousse en avant, vers des étapes encore imprévisibles dont lui
ou d'autres formeront le vocabulaire, et en vue d'un langage qui n'appartient à personne.
Tour à tour, il dit : « Ce que j'ai vécu n'est rien auprès de ce qui vient », et : « D'autres
témoins manquent au fragment qu'est mon expérience. » Le langage mystique est un
langage social. Aussi chaque « illuminé » est-il reconduit au groupe, porté vers l'avenir,
inscrit dans une histoire. Pour lui, « faire place » à l'Autre, c'est faire place à d'autres.
Le caractère exceptionnel de ce qui lui arrive cesse d'être un privilège pour devenir
l'indice d'une place particulière qu'il occupe dans son groupe, dans une histoire, dans le
monde. Il n'est qu'un entre d'autres. Un même mouvement l'insère dans une structure
sociale et lui fait accepter sa mort : ce sont deux modes de la limite, c'est-à-dire d'une
articulation avec l'Autre et avec les autres. Sans doute une vie « cachée » trouve-t-elle
son effectivité au moment où elle se perd ainsi dans ce qui se révèle en elle de plus
grand qu'elle. Aussi bien les difficultés, les « épreuves », les obstacles et les conflits
ont-ils pour le mystique la signification de lui indiquer sa mort, la particularité de sa
parole propre et son rapport véritable avec ce qu'il lui a été donné de connaître. Pareil
effacement dans le langage de tous est finalement la pudeur du mystique. De cette
pudeur témoigne également son enfoncement dans la nescience commune, à la manière
discrète dont en parle un moine égyptien du ive siècle dans les Apophtegmes des Pères
du désert : « Vraiment, abba Joseph a trouvé la voie, car il a dit : « Je ne sais pas. »
Les reconductions de la vie personnelle à la vie sociale ne sont qu'un retour aux sources.
Elles ne sont pas seulement des gestes qui manifestent la vérité de l'extase. Elles laissent
remonter ce qui l'a précédée et rendue possible : une situation socioculturelle. Mais elles
découvrent un sens à cet anonymat des faits. Le « Il y a » ou le « Il y a eu » des données
historiques, linguistiques ou mentales d'une situation se change d'être reconnu comme
donné. Au principe de tout, il y a un donné.
Sous diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s'articulent toujours,
comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique.
Le corps de l'esprit
Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre
et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite
de son expérience. Le moine « expérimenté » qu'était Philoxène de Mabboug ne
craignait pas de dire : « Le sensible est la cause du conceptuel ; le corps est la cause de
l'âme et la précède dans l'intellect. »
Aussi la prière est-elle d'abord un discours de gestes. « Comment prier ? – Il n'est pas
nécessaire d'user de beaucoup de paroles, répondait Macaire. Il suffit de tenir les mains
élevées. » Arsène, autre « père du désert », se tenait debout le soir, tournant le dos au
soleil couchant ; il tendait ses mains vers le Levant, « jusqu'à ce que de nouveau le
soleil éclairât sa face : alors il s'asseyait ». Sa vigilance physique était le langage du
désir, comme un arbre dans la nuit, sans qu'il fût nécessaire d'y ajouter le bruit des mots.
Une proximité dangereuse – dangereuse pour ses témoins, mais plus encore pour une
société – rattache souvent, sur les limites de l'expérience, le « mystique » au
« pathologique ». Entre la folie et la vérité, les liens sont énigmatiques et ne constituent
pas un rapport de nécessité. Mais il est encore plus erroné de tenir le conformisme social
pour le critère de l'expérience spirituelle. L'« équilibre » psychologique répond à des
normes sociales (d'ailleurs changeantes) que le mystique passe et repasse, à la manière
dont Jacob traversa le gué du Yabboq, saisi un moment sur l'autre rive par l'ange
nocturne.
Du « corps profond », et par lui, naît sans doute le mouvement qui caractérise
finalement le langage « mystique » : celui d'avouer un essentiel sur le mode d'un écart.
Son geste est de passer outre, à travers des « phénomènes » qui risquent toujours d'être
pris pour la « Chose » même.
En réalité, les manifestations mystiques énoncent ce que Nietzsche visait aussi (« Je suis
un mystique, disait-il, et je ne crois en rien ») quand il renvoyait à un au-delà émergeant
dans la parole : « Es spricht », écrivait-il (« Ça parle ») ; un non-sujet (étranger à toute
subjectivité individuelle) démystifie la conscience ; les eaux de profondeurs remuées en
troublent la claire surface. Dans Sein und Zeit (L'Être et le temps), Heidegger se réfère
de même à un Es gibt – ce qui ne veut pas seulement dire « il y a », mais « ça donne » :
il y a du donné qui est aussi donnant. C'est de cette perte comblante que Surin parle de
son côté lorsqu'il met son Cantique spirituel sous le signe d'un « enfant perdu » et
« vagabond ».
Je vis ma mort
En 1941, René Daumal écrivait : « Je viens de lire successivement des textes sur la
bhakti, des citations d'auteurs hassidiques et un passage de saint François d'Assise ; j'y
joins quelques paroles bouddhistes et je suis encore une fois frappé de ce que c'est la
même chose » (La Mystique et les mystiques). Mais ce singulier de la mystique, opposé
au pluriel des religions, n'est-il pas dû au fait qu'il s'agissait du même lecteur ?
D'une part, il n'existe aucun lieu d'observation d'où il soit possible d'envisager la
mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses, et donc de
préciser « objectivement » le rapport qu'elle entretient avec ces traditions. Il n'y a pas,
pour la « considérer », un point de vue de Sirius. Toute analyse occidentale est située,
qu'elle le veuille ou non, dans le contexte d'une culture marquée par le christianisme.
D'autre part, la mystique implique, dans la science comme dans l'expérience
occidentales, une mise à distance des inféodations ecclésiales. Elle désigne l'unité d'une
réaction moderne et profane devant les institutions sacrées. Ces deux coordonnées
déterminent le site d'une réflexion actuelle sur la mystique et les religions.
Les travaux asiatiques ou africains, même s'ils portent également sur la mystique,
restaurent la pluralité lorsqu'ils réinterprètent la mystique occidentale en fonction de
références qui leur sont propres. Cette distance entre des analyses hétéronomes fait
apparaître les différences qui spécifient des traditions entières et qui peuvent être
classées selon trois types de critères.
Le rapport au temps est, d'abord, décisif. Il distingue une tradition occidentale d'origine
chrétienne, fondée sur un événement et donc sur la pluralité de l'histoire. L'Antiquité, ou
la civilisation hindoue, présente une forme de mystique plus « hénologique »,
caractérisée par la remontée vers l'Un, ou par la porosité du monde : l'histoire est
ouverte à la réalité immanente qu'elle recouvre d'apparences. Des théologies
correspondent à cette différence : l'une plaçant au cœur du mystère une Trinité ;
établissant du moins, entre Dieu et l'homme, la coupure de la création et tenant une
communauté pour la forme privilégiée de la manifestation ; l'autre, orientée par le soleil
d'un Principe unique, annonçant dans tout être la diffusion de l'Être et destinant chacun
à la non-distinction ultime.
En deuxième lieu, les traditions qui se réfèrent à une Écriture se différencient de celles
qui donnent le primat à la Voix. Il y a ici (trop peu évoquée, parce qu'elle récuse elle-
même le nom de « mystique ») une spiritualité de la Loi, qui jette, entre la
transcendance de Dieu et la fidélité du serviteur, la barrière d'une « lettre » à observer :
mystique juive du Psaume CVIII, mystique née d'une pudeur qui refuse à l'homme la
prétention à « devenir Dieu » et qui établit des « fils » dans l'amour révérentiel du Père.
Toute une tradition protestante maintient cette inaccessibilité du Dieu promis, mais non
donné à des croyants, lesquels sont appelés mais non pas justifiés. À cette tendance
s'oppose une mystique de la Voix, c'est-à-dire d'une présence qui se donne dans ses
signes humains et qui élève toute la communication interhumaine en l'investissant
réellement.
Enfin, les expériences et les doctrines se distinguent selon la priorité qu'elles accordent
à la vision (contemplation) ou à la parole. Le premier courant met l'accent sur la
connaissance, la radicalité de l'exil, les initiations inconscientes qui libèrent de la
conscience, l'inhabitation du silence, la communion « spirituelle » : mystiques
« gnostiques » et mystiques de l'Éros. Le second lie l'appel à une praxis ; le message, à
la cité et au travail ; la reconnaissance de l'absolu, à une éthique ; la « sagesse », aux
échanges fraternels : mystique de l'agapè.
L'intérêt pour les mystiques ou la fascination qu'ils exercent implique un autre type de
rapport avec les religions. Certes, en Occident, l'étude est actuellement moins
déterminée par la nécessité scientifique de se défendre contre des Églises aujourd'hui de
plus en plus minoritaires. Mais, de ce fait, elle est portée à envisager le langage
mystique comme le symbole – voire la métaphore – d'une « Essence » cachée à
reconnaître philosophiquement ou d'un « sens de l'existence » à élucider dans les
concepts d'une société qui a cessé d'être religieuse.
De ce point de vue, la mystique est moins une hérésie ou une libération de la religion
que l'instrument d'un travail visant à dévoiler, dans la religion, une vérité qui se serait
d'abord énoncée sur le mode d'une marge indicible par rapport aux textes et aux
institutions orthodoxes, et qui désormais pourrait être exhumée des croyances. L'étude
de la mystique permet alors une exégèse non religieuse de la religion. Elle donne lieu
aussi, dans la relation historique de l'Occident avec lui-même, à une réintégration qui
liquide le passé sans en perdre le sens.
Comme le sphinx de jadis, la mystique reste le rendez-vous d'une énigme. On la situe
sans la classer. Malgré les différences entre civilisations, des croisements s'opèrent qui,
en Occident, accordent aux traditions indiennes ou bouddhiques des prestiges spirituels,
et qui, en Orient, étendent des séductions juives et chrétiennes à travers leurs
métamorphoses marxistes. Quelque chose d'irréductible reste pourtant, sur quoi la
raison même prend appui, dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes,
mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être, entre l'exotisme et l'« essentiel »,
les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c'est le défi ou le risque du
mystique de les amener à cette « netteté » que Catherine de Sienne tenait pour la marque
dernière de l'esprit.
Michel de CERTEAU
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