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MYSTIQUE

Prise de vue
À l'analyse que Freud avait faite de la religion dans L'Avenir d'une illusion (1926),
Romain Rolland opposait une « sensation religieuse qui est toute différente des religions
proprement dites » : « sensation de l'éternel », « sentiment océanique » qui peut être
décrit comme un « contact » et comme un « fait » (lettre à S. Freud, 5 déc. 1927). En
1929, il lui envoyait dès leur parution les trois volumes de son Essai sur la mystique et
l'action de l'Inde vivante. Freud répondit à cette objection dans le premier chapitre de
Malaise dans la civilisation (1929). Il écrivait d'ailleurs à son « ami » : « Combien me
sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m'est aussi fermée
que la musique » (20 juill. 1929). Plus tard, il récusait l'assimilation de sa méthode avec
celle de Jung qui, disait-il, « est lui-même quelque peu mystique et a cessé depuis de
longues années d'appartenir à notre groupe » (lettre à R. Rolland, 19 janv. 1930).

Débat significatif. Il s'inscrit dans un ensemble particulièrement riche de publications


consacrées à la mystique pendant trente ans : y contribuent l'ethnosociologie (par
exemple, en France, depuis Les Formes élémentaires de la vie religieuse, d'Émile
Durkheim, 1912, jusqu'à L'Expérience mystique et les symboles chez les primitifs de
Lucien Lévy-Bruhl, 1938) ou la phénoménologie (depuis Heiler jusqu'à Rudolf Otto et
Mircea Eliade) ; l'histoire littéraire (depuis L'Élément mystique de la religion de
Friedrich von Hügel, 1908, jusqu'aux onze volumes de l'Histoire littéraire du sentiment
religieux d'Henri Brémond, 1917-1932) ; la philosophie (notamment avec William
James en 1906, Maurice Blondel, Jean Baruzi en 1924, Henri Bergson en 1932) ; la
diffusion en Europe occidentale de l'hindouisme ou du bouddhisme indien que Romain
Rolland, René Guénon, Aldous Huxley contribuent à faire connaître, ainsi que L. de La
Vallée-Poussin, Olivier Lacombe, Louis Renou... Cette abondante production comporte
des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun qu'on y rattache la
mystique à la mentalité primitive, à une tradition marginale et menacée au sein des
Églises, ou à une intuition devenue étrangère à l'entendement, ou bien encore à un
Orient où se lèverait le soleil du « sens » alors qu'il se couche en Occident : la mystique
y a d'abord pour lieu un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient
pourtant le fonds initial de l'homme. De cette période date une façon d'envisager et de
définir la mystique qui s'impose encore à nous. C'est dans ce climat que se situe la
réaction de Freud.

Le dissentiment qui se manifeste, entre 1927 et 1930, dans les lettres et les œuvres des
deux correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent
d'opposer un point de vue « mystique » à un point de vue « scientifique ». Là où
Romain Rolland décrit, à la manière de Bergson, une donnée de l'expérience –
« quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot d'océanique » –, Freud décèle seulement
une production psychique due à la combinaison d'une représentation et d'un élément
affectif, lui-même susceptible d'être interprété comme une « dérivation génétique ». Là
où le premier se réfère à une « source souterraine de l'énergie religieuse » en la
distinguant de sa captation ou de sa canalisation par les Églises, le second renvoie à la
« constitution du moi » selon un processus de séparation par rapport au sein maternel et
de différenciation par rapport au monde extérieur. Certes, tous les deux recourent à une
origine, mais, pour l'un, elle apparaît en la forme du tout et elle a sa manifestation la
plus explicite en Orient ; pour l'autre, c'est l'expérience primitive d'un arrachement,
commencement de l'histoire individuelle ou collective. En somme, pour Romain
Rolland, l'origine c'est l'unité qui « affleure » à la conscience ; pour Freud, c'est la
division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même
type : un dissentiment de l'individu par rapport au groupe ; une irréductibilité du désir
dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l'éliminer ; un « malaise dans la
civilisation ». Les relations instables entre la science et la vérité tournent autour de ce
fait.

Romain Rolland
L'écrivain français Romain Rolland (1866-1944), Prix Nobel de
littérature en 1916.

Le statut moderne de la mystique

Quoi qu'on pense de la mystique, et même si l'on y reconnaît l'émergence d'une réalité
universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu'en fonction d'une situation culturelle et
historique particulière. Qu'il s'agisse du chamanisme, de l'hindouisme ou de Maître
Eckhart, l'Occidental a une manière à lui de l'envisager. Il en parle de quelque part. On
ne saurait donc entériner la fiction d'un discours universel sur la mystique, oubliant que
l'Indien, l'Africain ou l'Indonésien n'ont ni la même conception ni la même pratique de
ce que nous appelons de ce nom.

Détermination géographique et conditionnements historiques

Dans les analyses entreprises par des Européens, alors même qu'elles concernent des
traditions étrangères, l'attention portée à la mystique des autres est conduite, plus ou
moins explicitement, par des interrogations ou des contestations internes. Par exemple,
la quête scientifique de l'hindouisme ou du bouddhisme a été et est encore habitée par
l'« inquiétude » qu'ont suscitée, en Europe, l'irruption d'univers différents et l'effacement
des croyances chrétiennes, par la nostalgie de références spirituelles détachées
d'inféodations ecclésiales ou, au contraire, par la volonté de mieux adapter à l'Orient la
diffusion de la pensée européenne chrétienne et de restaurer un universel qui tiendrait
non plus au pouvoir des Occidentaux mais à leur connaissance. Le rapport que le monde
européen entretient avec lui-même et avec les autres a donc un rôle déterminant dans la
définition, l'expérience ou l'analyse de la mystique. Cette constatation ne dénie
nullement à cette expérience son authenticité ou à ces analyses leur rigueur, mais en
souligne seulement la particularité.

Cette localisation de « notre » point de vue obéit aussi à des déterminations historiques.
Au cours de notre histoire, « une » place a été donnée à la mystique. Elle lui fixe, dans
l'ensemble de la vie sociale ou scientifique, une région, des objets, des itinéraires et un
langage propres. En particulier, depuis que la culture européenne ne se définit plus
comme chrétienne, c'est-à-dire depuis le xvie ou le xviie siècle, on ne désigne plus
comme mystique le mode d'une « sagesse » élevée à la pleine reconnaissance du
mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance
expérimentale qui s'est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des
institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d'une
passivité comblante où le moi se perd en Dieu. En d'autres termes, devient mystique ce
qui s'écarte des voies normales ou ordinaires ; ce qui ne s'inscrit plus dans l'unité sociale
d'une foi ou de références religieuses, mais en marge d'une société qui se laïcise et d'un
savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc simultanément
dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d'une relation avec un Dieu
caché (« mystique », en grec, veut dire « caché »), dont les signes publics pâlissent,
s'éteignent, ou même cessent tout à fait d'être croyables.

Un indice de cette isolation (au sens où un corps est isolé) apparaît dans le fait qu'au
xviie siècle seulement on se met à parler de « la mystique », le recours à ce substantif
correspondant à l'établissement d'un domaine spécifique. Auparavant « mystique »
n'était qu'un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les
connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux. La substantivation du mot,
dans la première moitié du xviie siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe
du découpage qui s'opère dans le savoir et dans les faits. Un espace délimite désormais
un mode d'expérience, un genre de discours, une région de la connaissance. En même
temps qu'apparaît son nom propre (qui désigne, dit-on alors, une nouveauté), la
mystique se constitue en un lieu à part. Elle circonscrit des faits isolables (des
phénomènes « extraordinaires »), des types sociaux (« les mystiques », autre
néologisme de l'époque), une science particulière (celle qu'élaborent ces mystiques ou
celle qui les prend pour objet d'analyse).

Ce qui est nouveau, ce n'est pas la vie mystique – car elle s'inaugure sans doute aux plus
lointains commencements de l'histoire religieuse –, mais son isolement et son
objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni
croire aux principes sur lesquels elle s'établit.

En devenant une spécialité, la mystique se trouve cantonnée de façon marginale dans un


secteur de l'observable. Elle va être soumise au paradoxe croissant d'une opposition
entre des phénomènes particuliers (classés comme exceptionnels) et le sens universel,
ou le Dieu unique et véritable, dont les mystiques se disent les témoins.
Progressivement, elle sera partagée entre des faits étranges, qui sont l'objet d'une
curiosité tour à tour dévote, psychologique, psychiatrique ou ethnographique, et
l'Absolu dont les mystiques parlent et qui sera situé dans l'invisible, tenu pour une
dimension obscure et universelle de l'homme, considéré ou expérimenté comme un réel
caché sous la diversité des institutions, des religions ou des doctrines. Sous ce second
aspect, on tend vers ce que Romain Rolland appelle le « sentiment océanique ».
La situation donnée à la mystique depuis trois siècles par les sociétés occidentales
exercera donc sa contrainte sur les problèmes théoriques et pratiques posés à
l'expérience mystique. Mais elle détermine aussi l'optique selon laquelle la mystique (à
quelque temps ou à quelque civilisation qu'elle appartienne) sera désormais envisagée :
une organisation propre à la société occidentale « moderne » définit la place d'où nous
parlons de la mystique.

La tradition et la psychologisation de la mystique

Cette détermination a entraîné deux sortes d'effets, également perceptibles dans


l'expérience des mystiques telle qu'ils la décrivent et dans les études qui leur sont
consacrées : la constitution d'une tradition propre ; la « psychologisation » des états
mystiques.

À partir de la place qui leur était faite, les mystiques, leurs apologètes ou leurs critiques
ont constitué une tradition répondant à l'unité récemment isolée, conformément à ce que
l'on constate en d'autres champs de la recherche. Ainsi, une fois définie aux xviie et
xviiie siècles, la biologie sert de base à un tri du passé, où l'on retient tout ce qui
annonce des problèmes analogues à ceux dont elle traite. Dans des œuvres anciennes, on
distingue (par une coupure qui aurait bien surpris leurs auteurs) ce qui est
« scientifique » et peut entrer dans l'histoire de la biologie et ce qui est théologique,
cosmologique, etc. Une science moderne se donne ainsi une tradition propre qu'elle
découpe, selon son présent, dans l'épaisseur du passé. De la même manière, la mystique
nouvellement « isolée » se voit, dès le xviie siècle, dotée de toute une généalogie : un
repérage des similitudes présentées par des auteurs anciens autorise le rassemblement
d'œuvres diverses sous le même nom ou, au contraire, la fragmentation d'un même
corpus littéraire selon les catégories modernes de l'exégèse, de la théologie et de la
mystique. Chez un écrivain patristique, dans un groupe médiéval ou à l'intérieur d'une
école nordique, on distingue une part qui relève de la mystique, et un niveau d'analyse
qui lui correspond. Des constellations de références – les « auteurs mystiques » –
dessinent désormais l'objet conforme à un point de vue. En trois siècles, un « trésor »
s'est formé, qui constitue une « tradition mystique » et qui obéit de moins en moins aux
critères d'appartenance ecclésiale. Des témoignages catholiques, protestants, hindous,
antiques et finalement non religieux se trouvent réunis sous le même substantif au
singulier : la mystique. L'identité de celle-ci, une fois posée, a créé des pertinences,
imposé un reclassement de l'histoire et permis l'établissement des faits et des textes qui
servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. La réflexion et l'expérience
même sont aujourd'hui déterminées par le travail qui a colligé tant d'informations et de
références sur une place circonscrite en fonction d'une conjoncture socioculturelle.

Cette conjoncture a provoqué aussi, on l'a vu, une localisation de la vie mystique dans
un certain nombre de « phénomènes ». Des faits exceptionnels caractérisent, en effet,
l'expérience à partir du moment où, dans une société qui se déchristianise, elle est
acculée à une migration à l'intérieur. Nécessairement dissocié des institutions globales,
qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de
l'Absolu – Dieu universel – trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des
faits de conscience. La perception de l'in-fini a pour signe et pour ponctuation l'éprouvé.
L'expérience est exprimée et déchiffrée en termes plus psychologiques. Bien plus, faute
de pouvoir faire crédit aux mots religieux (le vocabulaire religieux continue à circuler,
mais progressivement détaché de sa signification première par une société qui lui affecte
désormais des emplois métaphoriques et l'utilise comme un répertoire d'images et de
légendes), le mystique est déporté, par ce qu'il vit et par la situation qui lui est faite, vers
un langage du corps. Par un jeu nouveau entre ce qu'il reconnaît intérieurement et ce qui
est extérieurement (socialement) reconnaissable de son expérience, il est amené à faire
de ce lexique corporel le repère initial du lieu où il se trouve et de l'illumination qu'il
reçoit. Comme la blessure de Jacob à la hanche est la seule marque visible de sa
rencontre nocturne avec l'ange, l'extase, la lévitation, les stigmates, l'absence de
nourriture, l'insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une
musique du sens la gamme d'un langage propre.

Le sens « indicible » et les « phénomènes » psychosomatiques

Le mystique fait de tous ces « phénomènes » psychologiques ou physiques le moyen


d'épeler un « indicible ». Il parle ainsi de « quelque chose » qui ne peut plus se dire
vraiment avec des mots. Il procède donc à une description qui parcourt des
« sensations » et qui permet ainsi de mesurer la distance entre l'emploi commun de ces
mots et la vérité que son expérience l'amène à leur donner. Ce décalage de sens,
indicible dans le langage verbal, peut être rendu visible par le contrepoint continu de
l'extraordinaire psychosomatique. Les « émotions » de l'affectivité et les mutations du
corps deviennent ainsi l'indicatif le plus clair du mouvement qui se produit en deçà ou
au-delà de la stabilité des énoncés intellectuels. La ligne des signes psychosomatiques
est dès lors la frontière grâce à laquelle l'expérience s'articule sur la reconnaissance
sociale et offre une lisibilité aux regards incroyants. De ce point de vue, la mystique
trouve avec le corps son langage social moderne, alors qu'à bien des égards un
vocabulaire spirituel assuré avait été son « corps » médiéval.

Ces manifestations psychosomatiques ont été prises au sérieux par l'observation


scientifique. Elles ont fourni à un examen tour à tour médical, psychologique,
psychiatrique, sociologique ou ethnographique, ce qu'il pouvait saisir de l'expérience :
des « phénomènes » mystiques. Au xixe siècle, en particulier, le docteur J. M. Charcot
(1825-1893) est un bel exemple du regard porté par le psychiatre sur un ensemble de cas
et de faits où il diagnostiquait une structure hystérique. Liée à son langage corporel, la
mystique côtoie ou traverse la maladie, et cela d'autant plus que le caractère
« extraordinaire » de la perception se traduit de plus en plus, au xixe siècle, par
l'« anormalité » des phénomènes psychosomatiques. Par ce biais, la mystique entre à
l'hôpital psychiatrique ou dans le musée ethnographique du merveilleux.

Si, par sa logique propre, l'analyse scientifique est alors prise au piège d'un positivisme
donnant à l'avance valeur de vérité aux faits « objectifs » qu'elle définit, elle n'en
correspond pas moins à la situation socioculturelle réelle de l'expérience. Les croyants
n'en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle ou l'extraordinaire ?
Finalement, l'observation médicale ou ethnologique s'égare moins (puisqu'elle prétend
rester sur le terrain des phénomènes) que ne le fait le théologien patenté de l'époque, le
père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie
sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de « miracles » psychologiques et de
curiosités somatiques (Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, 1901) ; la
signification vécue y est mesurée au degré de la conscience psychosomatique de
l'extraordinaire ; finalement, elle est enterrée sous le foisonnement d'étrangetés que les
apologétiques ecclésiales et les observations scientifiques s'accordent à entasser.

La réaction qu'appelait une position aussi extrême répète encore, depuis cinquante ans,
la rupture entre les « phénomènes » mystiques et la radicalité existentielle de
l'expérience. C'est à la seconde que se sont attachées les grandes études philosophiques
et religieuses comme celles de Jean Baruzi (Saint Jean de la Croix et le problème de
l'expérience mystique, 1924), de Bergson (Les Deux Sources de la morale et de la
religion, 1932), de Louis Massignon (La Passion d'al-Hallâj, martyr mystique de l'islam,
1922). Elles ont pour équivalent, dans la production chrétienne, les travaux du père
Maurice de La Taille (1919), du père Maréchal (1924 et 1937), de dom Stolz (1937)
entre autres, qui rendent à la mystique sa structure et sa portée doctrinales. Mais sans
doute cette « réinvention » de la mystique se cantonne-t-elle trop exclusivement dans
l'analyse philosophique ou théologique des textes, abandonnant trop vite à la
psychologie ou à l'ethnologie le langage symbolique du corps.

L'expérience mystique

Paradoxes

Le mystique apparaît donc sous des formes paradoxales. Il semble verser tantôt dans un
extrême, tantôt dans l'autre. Par l'un de ses aspects, il est du côté de l'anormal ou d'une
rhétorique de l'étrange ; par l'autre, du côté d'un « essentiel », que tout son discours
annonce mais sans parvenir à l'énoncer. Ainsi, la littérature placée sous le signe de la
mystique est très abondante ; souvent même confuse et verbeuse. Mais c'est pour parler
de ce qui ne se peut ni dire ni savoir.

Autre paradoxe : les phénomènes mystiques ont le caractère de l'exception, voire de


l'anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits extraordinaires les vivent comme les
traces locales et transitoires d'un universel, comme des expressions débordées par
l'excès d'une présence jamais possédée.

Enfin, ces manifestations souvent spectaculaires ne cessent de renvoyer à ce qui reste


mystique, c'est-à-dire caché. Aussi bien l'expression « phénomènes mystiques » fait-elle
coïncider deux contraires : est « phénomène » ce qui apparaît, un visible ; est
« mystique » ce qui demeure secret, un invisible.

La mystique ne peut être réduite à l'un ou à l'autre des aspects qui composent chaque
fois son paradoxe. Elle tient dans leur rapport. Elle est sans doute ce rapport lui-même.
C'est donc un objet qui fuit. Tour à tour, il fascine et il irrite. Avec ces faits mystiques
semble s'annoncer une proximité de l'essentiel. Mais l'analyse critique entre dans un
langage sur « l'indicible » ; et, si elle le récuse comme dépourvu de rigueur, comme un
commentaire trop embarrassé d'images et d'impressions, elle ne rencontre plus, sur le
terrain de l'observation, que des curiosités psychologiques ou des groupuscules
marginaux. Pour éviter cette alternative entre un « essentiel » qui finit par s'évanouir
dans le « non-dit », hors du langage, et des phénomènes étranges qu'on ne peut isoler
sans les vouer à l'insignifiance, il faut revenir à ce que le mystique dit de son
expérience, au sens vécu des faits observables.
L'événement

Les faits psychosomatiques classés comme mystiques posent quelque chose de


particulier. Des phénomènes extraordinaires semblent spécifier d'abord la mystique. Ils
tranchent sur la vie ordinaire. Ils se découpent dans l'observable comme les signes d'une
langue étrangère. Mais cette irruption de symptômes étranges signalise seulement des
moments et des seuils qui, de fait, sont particuliers. La vie mystique comporte des
expériences qui l'inaugurent ou la changent. Ces « moments » ont pour caractère
d'ouvrir une fenêtre dans le lieu où l'on est, de donner une aisance nouvelle, de
permettre sa respiration à la vie qu'on menait. Ce sont des expériences décisives,
indissociables d'un endroit, d'une rencontre ou d'une lecture, mais non pas réductibles à
ce qui a été le lieu de passage : le chant d'oiseau qui découvre au chaman sa vocation ;
la parole qui perce le cœur ; la vision qui retourne la vie... « C'était là », peut dire le
mystique, car il garde gravées en sa mémoire les moindres circonstances de cet instant.
La précision de ses souvenirs, en n'importe quelle « vie » ou « autobiographie », le
montre. Mais il ajoute : « Ce n'était pas cela », car il s'agit pour lui d'autre chose que
d'un site, d'une impression ou d'une connaissance.

Ces événements privilégiés se retrouvent ailleurs que dans la vie mystique. Ainsi, par
exemple, le moment que Julien Green décrit dans son Journal, et qui rejoint le
« sentiment océanique » de Romain Rolland : « 18 décembre 1932. Tout à l'heure, sous
un des portiques du Trocadéro, je m'étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-
de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les
jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu'ils n'ont qu'aux premiers beaux jours.
Pendant deux ou trois secondes, j'ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma
seizième, ma dix-septième année. Cela m'a fait une impression étrange, plus pénible
qu'agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage
que je me suis demandé comme autrefois s'il ne serait pas délicieux de s'anéantir en tout
cela, comme une goutte d'eau dans la mer, de n'avoir plus de corps, mais juste assez de
conscience pour pouvoir penser : « Je suis une parcelle de l'univers. L'univers est
heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres, la Seine, et les maisons qui la
bordent... » Cette pensée bizarre ne m'a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c'est
peut-être quelque chose de ce genre qui nous attend de l'autre côté de la mort. Et,
brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le
sentiment qu'il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand
mirage. » (Journal 1928-1934, Paris, 1938.) La surprise est étrangeté. Mais aussi elle
libère. Elle amène à la surface un secret de la vie et de la mort. Dans la conscience
s'insinue quelque chose qui n'est pas elle, mais son anéantissement, ou l'esprit dont elle
semble la surface, ou une insondable loi de l'univers. Cet insoupçonné, qui a la violence
de l'inattendu, rassemble pourtant tous les jours de l'existence, comme le sifflet du
berger rassemble le troupeau, et les réunit en la continuité d'une inquiétante relation à
l'autre.

L'expérience mystique a souvent la même forme, bien que d'ordinaire elle engage un
autre rapport avec ce qui s'impose à elle. Car ce qui la définit plutôt, en Occident, c'est
la découverte d'un Autre comme inévitable ou essentiel. En Orient, ce sera davantage le
déchirement de la mince pellicule d'une conscience in-fondée, sous la pression d'une
réalité qui l'englobe. Sans doute est-il impossible de nommer ce qui survient et semble
pourtant remonter de quelque insondable de l'existence, comme d'une mer qui a
commencé avant l'homme. Le terme même de Dieu (ou d'absolu) reçoit de là son sens
plutôt qu'il ne fournit des repères à l'expérience. Le langage va en être rénové. Déjà la
vie s'en trouve modifiée. « Quand les touches divines affluent en toi, elles bouleversent
tes habitudes », disait Ibn ‘Aṭā' Allāh d'Alexandrie, mystique musulman du xiie siècle ;
et il citait une sourate du Coran : « Si les rois entrent dans un village, ils l'abîment »
(xxvii, 34).

Sous le choc d'une expérience analogue, Jean-Joseph Surin écrivait en 1636 : « Son
ouvrage est de détruire, de ravager, d'abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter.
Il est merveilleusement terrible et merveilleusement doux ; et plus il est terrible, plus il
est désirable et attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la
tête de ses armées, fait tout plier... S'il ôte tout, c'est pour se communiquer lui-même
sans bornes. S'il sépare, c'est pour unir à lui ce qu'il sépare de tout le reste. Il est avare et
libéral, généreux et jaloux de ses intérêts. Il demande tout et il donne tout. Rien ne le
peut rassasier et cependant il se contente de peu parce qu'il n'a besoin de rien. »

Description de l'expérience plutôt que de Dieu, le récit raconte une manifestation qui ne
reçoit pas ses preuves ou ses raisons de l'extérieur. La vérité qui se fait jour n'a pas
d'autre justification qu'une « reconnaissance » qui en est encore la marque. De quelque
manière, elle sort de l'adhésion même qu'elle provoque. « Comme c'est vrai ! » : le
mystique n'a rien d'autre à dire sous le coup qui tout à la fois le blesse et le rend
heureux. L'inouï et l'évident coïncident. C'est une altération et une révélation.

Impossible d'identifier l'événement à un instant, à cause de ce qu'il éveille dans la


mémoire, et de tout le vécu qui émerge en ce moment particulier. Et tout autant de le
réduire à n'être que le produit d'une longue préparation, car il arrive à l'improviste,
« donné » et imprévisible.

Nul ne peut en dire : « C'est ma vérité » ou « C'est moi ». L'événement s'impose. En un


sens très réel, il aliène. Il est de l'ordre de l'extase, c'est-à-dire de ce qui met dehors. Il
exile du moi plutôt qu'il y ramène. Mais il a pour caractéristique d'ouvrir un espace sans
lequel le mystique ne peut pas vivre désormais. Indissociable de l'assentiment qui en est
le critère, une « naissance » tire de l'homme une vérité qui est sienne sans être de lui ni à
lui. Aussi est-il « hors de lui », dans le moment où s'impose un Soi. Une nécessité
s'élève en lui, mais sous le signe d'une musique, d'une parole ou d'une vision venues
d'ailleurs.

Le discours du temps : un itinéraire

Le paradoxe du « moment » mystique renvoie à une histoire. Ce qui s'impose là est


quelque chose qui s'est déjà dit ailleurs et se dira autrement, qui de soi récuse le
privilège d'un présent et renvoie à d'autres marques passées ou à venir. La Trace perçue,
liée à des rencontres, à des apprentissages, à des lectures, étend la lézarde d'une
Absence ou d'une Présence dans tout le réseau des signes coutumiers, qui apparaissent
peu à peu incompris. L'événement ne peut être réduit à sa forme initiale. Il appelle un
au-delà de ce qui n'a été qu'un premier dévoilement. Il ouvre un itinéraire.

L'expérience va se déployer en discours et en démarches mystiques, sans pouvoir


s'arrêter à son premier moment ou se contenter de le répéter. Une vie mystique
s'inaugure quand elle retrouve ses enracinements et son dépaysement dans la vie
commune, lorsqu'elle continue à découvrir sous d'autres modes ce qui s'est présenté une
première fois.

L'au-delà de l'événement, c'est l'histoire faite ou à faire. L'au-delà de l'intuition


personnelle, c'est la pluralité sociale. L'au-delà de la surprise qui a touché les
profondeurs de l'affectif, c'est un déploiement discursif, une réorganisation des
connaissances par une confrontation avec d'autres savoirs ou d'autres modes de savoir.
Par ces divers aspects, l'expérience, qui a pu zébrer la conscience comme un éclair dans
la nuit, se diffuse en une multiplicité de rapports entre la conscience et l'esprit sur tous
les registres du langage, de l'action, de la mémoire et de la création. Tel est du moins le
cas chez beaucoup. Chez d'autres, dans une tradition plus orientale, c'est le silence qui
étale progressivement ses effets et attire à soi, une à une, les activités de l'être. De toute
façon, pour les mystiques, cela même qu'ils ont reconnu ne peut être circonscrit dans les
formes particulières d'un instant privilégié. Le Dieu dont ils ont perçu l'absente
proximité sous la forme d'un espace qui s'ouvrait à tel endroit précis de leur vie ne peut
être limité à cette place. Il ne peut être identifié ni retenu au lieu qu'il a pourtant marqué.
On ne peut pas l'arrêter là.

Cette exigence interne et cette situation objective de l'expérience permettent déjà de


distinguer de ses formes pathologiques un sens spirituel de l'expérience. Est
« spirituelle » la démarche qui ne s'arrête pas à un moment, si intense ou exceptionnel
soit-il ; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle d'un paradis à retrouver ou à
préserver ; qui ne s'égare pas dans la fixation imaginaire. Elle est réaliste, engagée,
comme disent les soufis, dans l'ihlās, dans la voie d'une authenticité qui commence par
la relation avec soi-même et avec les autres. Elle est critique, donc. Elle relativise
l'extase ou les stigmates comme un signe qui devient un mirage si l'on s'y fixe. Le
mystique n'identifie pas l'essentiel aux « faits » qui ont inauguré ou jalonné une
perception fondamentale. Ni l'extase, ni les stigmates, ni rien d'exceptionnel, ni même
l'affirmation d'une Loi ou de l'Unique n'est l'essentiel. Al-Ḥallādj l'écrit dans une lettre à
l'un de ses disciples. Il y met en question toutes les certitudes sur lesquelles est bâtie la
communauté des croyants (la umma musulmane) : « Mon fils, que Dieu te cache le sens
apparent de la Loi et qu'il te découvre la vérité de l'impiété. Car le sens apparent de la
Loi est impiété occulte, et la vérité de l'impiété est connaissance manifeste. Or donc :
louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d'une aiguille à qui il veut et se cache dans
les cieux et sur la terre aux yeux de qui il veut ; si bien que l'un atteste « qu'il n'est pas »
et que l'autre atteste « qu'il n'y a que lui ». Or ni celui qui professe la négation de Dieu
n'est rejeté, ni celui qui confesse son existence n'est loué. Le but de cette lettre est que tu
n'expliques rien par Dieu, que tu n'en tires aucune argumentation, que tu ne souhaites
pas l'aimer ni ne pas l'aimer, que tu ne confesses pas son existence et que tu n'inclines
pas à le nier. Et surtout garde-toi de proclamer son Unité ! »

Le plus grand des mystiques musulmans ne se fie à aucune apparence ; or la loi la plus
sacrée, l'affirmation la plus fondamentale du croyant sont encore de l'ordre des
« apparences » par rapport à une Réalité qui n'est jamais donnée « comme ça »,
immédiatement, ni prise dans le filet d'une institution, d'un savoir ou d'une expérience.

Au xviie siècle français, avec cent autres plus célèbres, Constantin de Barbanson
relativise non plus la Loi, qui est pour l'islam règle de la foi, mais l'« extase » et le
« ravissement », principes et repères traditionnels de la mystique : « C'est une touche
actuelle de la divine opération en la partie supérieure de l'esprit, tellement saisissant en
un moment la créature que, la retirant de l'attention vers les parties inférieures, elle est
toute transportée à l'attention d'une si efficace opération qui se fait dans l'esprit avec tel
effet que les sens extérieurs [...] en demeurent tous suspendus, empêchés et vacants de
leur opération [...]. Ce que n'étant qu'un effet extérieur par trop paraissant aux yeux des
hommes, qui n'admirent que semblables choses extraordinaires, est plutôt à fuir qu'à
désirer. »

En son langage, qui distingue les régimes psychiques et spirituels selon une hiérarchie
de niveaux, Constantin de Barbanson conclut que cette « opération », bien qu'« admirée
de beaucoup », est « signe que l'âme quant à son fond est encore bien bas », même si
elle est déjà « fort haut élevée ».

« Et moi je dis, écrit Maître Eckhart, Dieu n'est ni être ni raison, ni ne connaît ceci ou
cela. C'est pourquoi Dieu est vide de toutes choses et c'est pourquoi il est toutes
choses. »

Ces voix anciennes se réfèrent à des conceptions de l'homme qui nous sont devenues
étrangères. Mais, en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles,
elles ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même réaction se
fait entendre. Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, par exemple, les plus grands des
mystiques le répètent ; l'extraordinaire ne caractérise pas plus l'expérience mystique que
sa conformité à une orthodoxie, mais le rapport qu'entretient chacun de ces moments
avec d'autres, comme un mot avec d'autres mots, dans une symbolique du sens.

Le langage social de la mystique

Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà plus radical qui se
traduit aussi par un au-delà des moments les plus forts. L'unité qui le « tire au-dedans »
comme disent certains, le pousse en avant, vers des étapes encore imprévisibles dont lui
ou d'autres formeront le vocabulaire, et en vue d'un langage qui n'appartient à personne.
Tour à tour, il dit : « Ce que j'ai vécu n'est rien auprès de ce qui vient », et : « D'autres
témoins manquent au fragment qu'est mon expérience. » Le langage mystique est un
langage social. Aussi chaque « illuminé » est-il reconduit au groupe, porté vers l'avenir,
inscrit dans une histoire. Pour lui, « faire place » à l'Autre, c'est faire place à d'autres.

Le caractère exceptionnel de ce qui lui arrive cesse d'être un privilège pour devenir
l'indice d'une place particulière qu'il occupe dans son groupe, dans une histoire, dans le
monde. Il n'est qu'un entre d'autres. Un même mouvement l'insère dans une structure
sociale et lui fait accepter sa mort : ce sont deux modes de la limite, c'est-à-dire d'une
articulation avec l'Autre et avec les autres. Sans doute une vie « cachée » trouve-t-elle
son effectivité au moment où elle se perd ainsi dans ce qui se révèle en elle de plus
grand qu'elle. Aussi bien les difficultés, les « épreuves », les obstacles et les conflits
ont-ils pour le mystique la signification de lui indiquer sa mort, la particularité de sa
parole propre et son rapport véritable avec ce qu'il lui a été donné de connaître. Pareil
effacement dans le langage de tous est finalement la pudeur du mystique. De cette
pudeur témoigne également son enfoncement dans la nescience commune, à la manière
discrète dont en parle un moine égyptien du ive siècle dans les Apophtegmes des Pères
du désert : « Vraiment, abba Joseph a trouvé la voie, car il a dit : « Je ne sais pas. »
Les reconductions de la vie personnelle à la vie sociale ne sont qu'un retour aux sources.
Elles ne sont pas seulement des gestes qui manifestent la vérité de l'extase. Elles laissent
remonter ce qui l'a précédée et rendue possible : une situation socioculturelle. Mais elles
découvrent un sens à cet anonymat des faits. Le « Il y a » ou le « Il y a eu » des données
historiques, linguistiques ou mentales d'une situation se change d'être reconnu comme
donné. Au principe de tout, il y a un donné.

La perception spirituelle se déploie en effet dans une organisation mentale, linguistique


et sociale qui la précède et la détermine. Toujours, comme on le sait depuis Herskovits,
« l'expérience est définie culturellement », fût-elle mystique. Elle reçoit sa forme d'un
milieu qui la structure avant toute conscience explicite. Elle est soumise à la loi du
langage. Un neutre et un ordre s'imposent donc tout autant que le sens qu'y découvre le
mystique.

Par ce « langage », il ne faut pas seulement entendre la syntaxe et le vocabulaire d'une


langue, c'est-à-dire la combinaison d'entrées et de fermetures qui détermine les
possibilités de comprendre, mais aussi les codes de reconnaissance, l'organisation de
l'imaginaire, les hiérarchisations sensorielles où prédominent l'odorat ou la vue, la
constellation fixe des institutions ou des références doctrinales, etc. Ainsi il y a un
régime rural ou un régime urbain de l'expérience. Il y a des époques caractérisées par les
exorbitations de l'œil et une atrophie olfactive ; d'autres, par l'hypertrophie de l'oreille
ou du tact. Une sociologie peut également classer les manifestations et jusqu'aux visions
mystiques. Dans un groupe minoritaire, par exemple, le témoignage prend la forme
d'une vérité persécutée ; le témoin, celle d'un martyr ; les représentations, celle d'un
cœur transpercé ou de l'illettré illuminé...

De ce point de vue, le mystique parle seulement un langage reçu, même si « l'excès »


mystique, la blessure et l'ouverture du sens (ou ce qu'avec J. Derrida on peut appeler le
« moment hyperbolique ») ne sont pas identifiables à la structure historique d'où dépend
leur forme et leur possibilité même. Ainsi, avec la bergère Catherine Emmerich (1774-
1824), tout un langage émerge d'une Westphalie silencieuse, cachée aux hommes de la
plume et de l'écrit. Il fascina le poète romantique Clément Brentano qui s'en fit le scribe.
Grâce à cette alliance entre le poète aristocrate et la mystique villageoise, le discours de
la « visionnaire » fit émerger à la surface d'une « littérature » écrite la langue
« sauvage » d'un monde rural. Une organisation souterraine était portée au jour,
dévoilant et multipliant les ressources d'une tradition paysanne dans l'expérience
mystique qui en naissait. Sortant de sa nuit, c'est un peuple paysan qui s'exprime dans le
poème de gestes et de visions où Catherine raconte les scènes, pour elle
contemporaines, de la vie de Jésus. Des « profondeurs divines » dont elle parle sont
indissociables les immensités populaires dont elle est l'écho.

Sous diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s'articulent toujours,
comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique.

Le corps de l'esprit

Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre
et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite
de son expérience. Le moine « expérimenté » qu'était Philoxène de Mabboug ne
craignait pas de dire : « Le sensible est la cause du conceptuel ; le corps est la cause de
l'âme et la précède dans l'intellect. »

Aussi la prière est-elle d'abord un discours de gestes. « Comment prier ? – Il n'est pas
nécessaire d'user de beaucoup de paroles, répondait Macaire. Il suffit de tenir les mains
élevées. » Arsène, autre « père du désert », se tenait debout le soir, tournant le dos au
soleil couchant ; il tendait ses mains vers le Levant, « jusqu'à ce que de nouveau le
soleil éclairât sa face : alors il s'asseyait ». Sa vigilance physique était le langage du
désir, comme un arbre dans la nuit, sans qu'il fût nécessaire d'y ajouter le bruit des mots.

Ce n'est qu'un indice. De toutes les manières, le mystique « somatise ». Il interprète la


musique du sens avec le répertoire corporel. Il ne joue pas seulement de son corps. Il est
joué par lui, comme si le piano ou la trompette était l'auteur dont l'exécutant ne serait
que l'instrument. À cet égard, les stigmates, la lévitation, les visions, etc. dévoilent et
imposent des lois obscures du corps, notes extrêmes d'une gamme jamais complètement
inventoriée, jamais apprivoisée tout à fait et que réveillerait l'exigence même dont elle
est tour à tour le signe et la menace.

Une proximité dangereuse – dangereuse pour ses témoins, mais plus encore pour une
société – rattache souvent, sur les limites de l'expérience, le « mystique » au
« pathologique ». Entre la folie et la vérité, les liens sont énigmatiques et ne constituent
pas un rapport de nécessité. Mais il est encore plus erroné de tenir le conformisme social
pour le critère de l'expérience spirituelle. L'« équilibre » psychologique répond à des
normes sociales (d'ailleurs changeantes) que le mystique passe et repasse, à la manière
dont Jacob traversa le gué du Yabboq, saisi un moment sur l'autre rive par l'ange
nocturne.

Du « corps profond », et par lui, naît sans doute le mouvement qui caractérise
finalement le langage « mystique » : celui d'avouer un essentiel sur le mode d'un écart.
Son geste est de passer outre, à travers des « phénomènes » qui risquent toujours d'être
pris pour la « Chose » même.

En réalité, les manifestations mystiques énoncent ce que Nietzsche visait aussi (« Je suis
un mystique, disait-il, et je ne crois en rien ») quand il renvoyait à un au-delà émergeant
dans la parole : « Es spricht », écrivait-il (« Ça parle ») ; un non-sujet (étranger à toute
subjectivité individuelle) démystifie la conscience ; les eaux de profondeurs remuées en
troublent la claire surface. Dans Sein und Zeit (L'Être et le temps), Heidegger se réfère
de même à un Es gibt – ce qui ne veut pas seulement dire « il y a », mais « ça donne » :
il y a du donné qui est aussi donnant. C'est de cette perte comblante que Surin parle de
son côté lorsqu'il met son Cantique spirituel sous le signe d'un « enfant perdu » et
« vagabond ».

Heureuse mort, heureuse sépulture

De cet amant dans l'Amour absorbé

Qui ne voit plus ni grâce ni nature

Mais le seul gouffre auquel il est tombé.


Un itinéraire déroutant (il faudrait dire : dérouté), d'écart en écart, est le mode historique
sous lequel s'insinue et se manifeste ce que chante aussi Toukârâm, mystique marathe
du xviie siècle, au terme de ses Psaumes du pèlerin, pour donner leur sens à ses
itinéraires sur les routes de l'Inde :

Je vais dire l'indicible

Je vis ma mort

Je suis de n'être pas.

La mystique et les religions

En 1941, René Daumal écrivait : « Je viens de lire successivement des textes sur la
bhakti, des citations d'auteurs hassidiques et un passage de saint François d'Assise ; j'y
joins quelques paroles bouddhistes et je suis encore une fois frappé de ce que c'est la
même chose » (La Mystique et les mystiques). Mais ce singulier de la mystique, opposé
au pluriel des religions, n'est-il pas dû au fait qu'il s'agissait du même lecteur ?

Le Mariage mystique de sainte Catherine de Sienne, Fra Bartolomeo della Porta


Fra Bartolomeo della Porta (1475-1517), Le Mariage
mystique de sainte Catherine de Sienne, huile sur bois, 1511.
Musée du Louvre, Paris.

D'une part, il n'existe aucun lieu d'observation d'où il soit possible d'envisager la
mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses, et donc de
préciser « objectivement » le rapport qu'elle entretient avec ces traditions. Il n'y a pas,
pour la « considérer », un point de vue de Sirius. Toute analyse occidentale est située,
qu'elle le veuille ou non, dans le contexte d'une culture marquée par le christianisme.
D'autre part, la mystique implique, dans la science comme dans l'expérience
occidentales, une mise à distance des inféodations ecclésiales. Elle désigne l'unité d'une
réaction moderne et profane devant les institutions sacrées. Ces deux coordonnées
déterminent le site d'une réflexion actuelle sur la mystique et les religions.

La pluralité des structures religieuses

Les travaux asiatiques ou africains, même s'ils portent également sur la mystique,
restaurent la pluralité lorsqu'ils réinterprètent la mystique occidentale en fonction de
références qui leur sont propres. Cette distance entre des analyses hétéronomes fait
apparaître les différences qui spécifient des traditions entières et qui peuvent être
classées selon trois types de critères.
Le rapport au temps est, d'abord, décisif. Il distingue une tradition occidentale d'origine
chrétienne, fondée sur un événement et donc sur la pluralité de l'histoire. L'Antiquité, ou
la civilisation hindoue, présente une forme de mystique plus « hénologique »,
caractérisée par la remontée vers l'Un, ou par la porosité du monde : l'histoire est
ouverte à la réalité immanente qu'elle recouvre d'apparences. Des théologies
correspondent à cette différence : l'une plaçant au cœur du mystère une Trinité ;
établissant du moins, entre Dieu et l'homme, la coupure de la création et tenant une
communauté pour la forme privilégiée de la manifestation ; l'autre, orientée par le soleil
d'un Principe unique, annonçant dans tout être la diffusion de l'Être et destinant chacun
à la non-distinction ultime.

En deuxième lieu, les traditions qui se réfèrent à une Écriture se différencient de celles
qui donnent le primat à la Voix. Il y a ici (trop peu évoquée, parce qu'elle récuse elle-
même le nom de « mystique ») une spiritualité de la Loi, qui jette, entre la
transcendance de Dieu et la fidélité du serviteur, la barrière d'une « lettre » à observer :
mystique juive du Psaume CVIII, mystique née d'une pudeur qui refuse à l'homme la
prétention à « devenir Dieu » et qui établit des « fils » dans l'amour révérentiel du Père.
Toute une tradition protestante maintient cette inaccessibilité du Dieu promis, mais non
donné à des croyants, lesquels sont appelés mais non pas justifiés. À cette tendance
s'oppose une mystique de la Voix, c'est-à-dire d'une présence qui se donne dans ses
signes humains et qui élève toute la communication interhumaine en l'investissant
réellement.

Enfin, les expériences et les doctrines se distinguent selon la priorité qu'elles accordent
à la vision (contemplation) ou à la parole. Le premier courant met l'accent sur la
connaissance, la radicalité de l'exil, les initiations inconscientes qui libèrent de la
conscience, l'inhabitation du silence, la communion « spirituelle » : mystiques
« gnostiques » et mystiques de l'Éros. Le second lie l'appel à une praxis ; le message, à
la cité et au travail ; la reconnaissance de l'absolu, à une éthique ; la « sagesse », aux
échanges fraternels : mystique de l'agapè.

L'unité d'une mise à distance des religions

L'intérêt pour les mystiques ou la fascination qu'ils exercent implique un autre type de
rapport avec les religions. Certes, en Occident, l'étude est actuellement moins
déterminée par la nécessité scientifique de se défendre contre des Églises aujourd'hui de
plus en plus minoritaires. Mais, de ce fait, elle est portée à envisager le langage
mystique comme le symbole – voire la métaphore – d'une « Essence » cachée à
reconnaître philosophiquement ou d'un « sens de l'existence » à élucider dans les
concepts d'une société qui a cessé d'être religieuse.

De ce point de vue, la mystique est moins une hérésie ou une libération de la religion
que l'instrument d'un travail visant à dévoiler, dans la religion, une vérité qui se serait
d'abord énoncée sur le mode d'une marge indicible par rapport aux textes et aux
institutions orthodoxes, et qui désormais pourrait être exhumée des croyances. L'étude
de la mystique permet alors une exégèse non religieuse de la religion. Elle donne lieu
aussi, dans la relation historique de l'Occident avec lui-même, à une réintégration qui
liquide le passé sans en perdre le sens.
Comme le sphinx de jadis, la mystique reste le rendez-vous d'une énigme. On la situe
sans la classer. Malgré les différences entre civilisations, des croisements s'opèrent qui,
en Occident, accordent aux traditions indiennes ou bouddhiques des prestiges spirituels,
et qui, en Orient, étendent des séductions juives et chrétiennes à travers leurs
métamorphoses marxistes. Quelque chose d'irréductible reste pourtant, sur quoi la
raison même prend appui, dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes,
mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être, entre l'exotisme et l'« essentiel »,
les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c'est le défi ou le risque du
mystique de les amener à cette « netteté » que Catherine de Sienne tenait pour la marque
dernière de l'esprit.

 Michel de CERTEAU
Thèmes associés

 MYSTIQUE

Bibliographie

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