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L A T R A D U C T I O N D E LEIB :

U N E CRUX PHAENOMENOLOGICA

I. Le Leib en question : problemes de genese

Dans la langue allemande la plus courante, Leib designe le


ventre ou le sein : des expressions comme ''Nichts im Leibe ha-
ben" (n'avoir rien dans le ventre), "gesegneten Leibes sein"" (etre
enceinte), ou encore, "der Mutterleib'' en temoignent. Plus gene-
ralement, Leib correspond ä tout ce qui touche ä l'intimite cor-
porelle, dans ce qu'elle peut avoir de plus vital : "harten Leib
haben" (etre constipe), ou de plus sensoriel : "am ganzen Leibe
zittern" (trembler de tout son corps). Par ailleurs, Leib est pris
dans des expressions qui mentionnent I'ame (Seele) ou le cceur
(Herz) : "kein Herz im Leib haben" (n'avoir pas de coeur) ; "mit
Leib und Seele" (de tout son cceur, ou bien corps et äme) ; "je-
mandem mit Leib und Seele ergeben sein" (etre devoue ä quel-
qu'un corps et äme). Tout ceci laisse pressentir une proximite du
Leib avec le domaine du "sentir" au sens le plus large, q u ' i l
s'agisse de l'affectif ou du sensoriel, avant toute bifurcation, en
tout etat de cause, entre sensation et sentiment \
Plus precisement, 1'etymologic revele une souche commune,
presente des le moyen-haut-allemand <lip, gen. libes>, entre Leib
et Leben d'une part, entre Leib et bleiben d'autre part l Dans un

1. Langenscheidts Wörterbuch, Berlin/München, Langenscheidts KG,


1963.
2. Deutsches Wörterbuch de J. et W. Grimm, Leipzig, Verlag von
S. Hirzel, 1885 ; München, Deutscher Taschenbuch Vertag, 1984, t. 12,
p. 397 (article Leben) et t. 2, p. 90 (article bleiben).
ETUDES PHENOMENOLOGIQUES. AT 26, 1997
92 NataUe DEPRAZ

cas, Leib vehicule originellement l'idee d'un flux vital deposi-


taire de la vie propre ä tous les etres vivants, et qui anime le
corps sinon inerte. Dans l'autre, bleiben atteste un lien profond
de Leib avec la demeure, le sejour, au sens du foyer et de l'inti-
mite du lieu. Quant ä l'article etymologique proprement dit con-
sacre ä Leib, i l revele un contexte germanique specifique d'enra-
cinement du terme : <lip>, c'est l'ensemble de ceux qui sont restes
(die Gebliebenen) apres une bataille, c'est-ä-dire qui ne sont pas
tombes sur le champ de bataille, en opposition ä <wal>, ceux qui
sont tombes, c'est-ä-dire les elus (die Ausgewählten) au ciel, les
heros ^ L a polarisation vie/mort du couple <lip/wal> en decoule
done assez simplement (les vivants et les morts), meme si eile
n'est pas constitutive du sens initial.
Toujours est-il que l ' o n retrouve cette communaute de sens
entre Leib et Leben dans nombre d'expressions idiomatiques
quasiment tautologiques : "bei lebendigem Leibe verbrannt wer-
den" (etre brule vif), "Leib und Leben einsetzen" (risquer sa vie),
"das ist er, wie er leibt und lebt" (c'est l u i tout crache). E n
d'autres termes, la face Leib du corps est sa face vitale et vive ;
sa face inerte est celle de la Leiche ou du Leichnam (corpse en
anglais), son devenir-inerte depuis sa dimension vive : le cadavre.
Sa face toujours d e j ä inerte est quant ä eile celle du Körper, qui
possede le sens tres general du corps sohde, physique et mate-
riel. C'est en ce demier sens que l ' o n parlera des corps en scien-
ce physique, que ce soit le corps celeste (Himmelskörper) de la
cosmologie aristotelicienne ou bien le corpuscule (Körperchen)
de la physique quantique. Lorsque Körper intervient dans un
contexte humain, c'est pour y souhgner la stmcture organique, la
Constitution ou la complexion (Körperanlage ou Körperbeschaf-
fenheit), la stature ou la conformation (Körperbau), le port, la te-
nue ou le maintien (Körperhaltung), en tout etat de cause, la

3. Deutsches Wörterbuch, op. cit., p. 580-591 et, plus precisement,


p. 580.
LA TRADUCTION DE LEIB 93

configuration statique et strictement fonctionnelle ou quantifia-


ble du corps {Körpergewicht, -große, -kraft) \
L'entree progressive de Leib en philosophie se fait sous le
double sceau de sa distinction quasiment oppositive avec Körper
(corps) et de sa relation de couplage avec Seele (äme) \ Par delä
la presence insistante de la Leiblichkeit comme geistige Leiblich-
keit dans les oeuvres de V. Weigel, de Oetinger ou encore de
Baader ^ l'inscription effective du Leib dans la problematique
kantienne, post-kantienne et dans celle de l'ideahsme allemand
lato sensu, y compris dans ses retombees critiques chez Nietz-
sche confirme ce couplage, dans la mesure oü la caracteristique
philosophique du Leib est sa haison interne avec la subjectivite.
Alors que le Kant de VOpus posthumum fait du Leib une deter-
mination apriorique du sujet ^ et que Fichte affirme que la mate-
riahte du Leib est la forme apriorique absolue de la conscience

4. Langenscheidts Wörterbuch, op. cit.


5. Historisches Wörterbuch der Philosophie, hg. von J. Ritter et
K. Gründer, Basel/Stuttgart, Schwabe & Co. AG Vertag, 1980, Vol. 5,
p. 173-206, oü figurent deux mbriques, Leib/Körper (p. 173-185) et Leib/
Seele (p. 185-206) : "Die Unterscheidung [zwischen Leib und Körper]
ergab sich aus der Verdeutschung von <corpus> in der weiten Bedeutung,
die es im Lateinischen hatte, demgegenüber das mittelhochdeutsche <lip>
(zunächst undifferenziert <Leib und Leben>) allmählich die bestimmte
Bedeutung vom lebendigen, beseelten, eine bestimmte Person darstellen-
den Körper gewann. So dient der Ausdmck <Leib> eher zur Erörtemng
des Leib-Seele-Verhältnisses ; Körper dagegen wird allgemeiner von Geist
unterschieden, ohne daß damit eine Vereinigung beider angesprochen sein
muß", {op. cit., p. 174).
6. L'etude de ce corpus demanderait une etude autonome. Nous ne
faisons ici qu'indiquer combien l'esoterisme allemand a ä sa maniere
fa9onne la notion.
7. I. K A N T , Opus posthumum, Akademie-Ausgabe, Berlin, 2, 324 sq.
A propos du Leib kantien, cf K. H Ü B N E R , "Leib und Erfahmng in Kants
Opus Posthumum'', Zeitschrift ßr philosophische Forschung, VII, 2,
1953, p. 204 sq.
94 Natalie DEPRAZ

de s o i ^ Hegel insistera sur rindividualite determinee du Leib ä


titre d'auto-expression de rimmediat qui ne Test des lors plus
tout ä f a i t l Quant ä Schopenhauer, le Leib est, du point de vue
de la representation, un objet immediat et, du point de vue de la
volonte, apparition et expression de cette meme volonte, littera-
lement Willensorgan Nietzsche, enfin, fera du Leib la "grande
raison", j u s q u ' ä y voir le principe archeologique et genealogique
de toute conceptualite et de toute theorisation Bref, on peut
dire que, depuis l'heritage philosophique allemand du XIX^*"^
siecle, Leib est soit associe ä la subjectivite y compris dans son
caractere apriori (transcendantal), soit rapporte ä la base indivi-
duelle, voire physiologique ou encore pulsionnelle du sujet.
Parallelement, le contexte psychologique de l'epoque puis
ulterieur fait egalement usage du terme Leib, mais c'est alors
dans le cadre d'un parallelisme psycho-physique ou, plus fme-
ment, d'une reciprocite du psychique et du physique. Les tenants
du parallelisme declinent celui-ci soit en considerant que l'inte-
riorite psychique (Innenseite) et l'exteriorite physique (Außen-

8. J.G. FICHTE, Die Thatsachen des Bewußtseins, Werke, hg. LH.


Fichte, 2, p. 596, p. 608 sq.
9. G.W.F. H E G E L , Phenomenologie de Vesprit, Paris, Aubier, 1941,
Section Raison, V, A, c), trad. Hyppohte, p. 257 sq. (t.l).
10. A. SCHOPENHAUER, Werke, hg. Deussen, p. 120. A propos du Leib
schopenhauerien, cf D. Tiemersma, "Der Leib als Wille und Vorstel-
lung", in Ethik und Vernunft. Schopenhauer in unserer Zeit, W . Schir-
macher (ed), Vienne, Passagen Verlag, 1995.
11. F. NIETZSCHE, Also sprach Zarathustra, "Von den Verächtern des
Leibes", Werke, hg. K. Schlechta (1966), 2, 301 et "Die Unschuld des
Werdens", 2, 729, hg. Bäumler, 2, (1931), p. 235.
12. G.Th. FECHNER, Elemente der Psychophysik, 1860; R. AvENA-
RIUS, Kritik der reinen Erfahrung (1888-90) ; E . M A C H , Die Analyse der
Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen
(1900); W . SCHUPPE, Der Zusammenhang von Leib und Seele (1902);
W . W U N D T , Über psychische Kausalität (1911).
LA TRADUCTION DE LEIB 95

ßenseite) relevent d'une seule et meme realite {selbe Wirklichkeit)


(Fechner), soit en accentuant le caractere volontaire du psy-
chique (Wundt), soit en situant la distinction sur un plan fonc-
tionnel (Avenarius). Quant aux promoteurs de la reciprocite, ils
plaident pour rexistence d'une action reciproque {Wechselwir-
kung) du psychique sur le physique et inversement, qui correle
ces deux poles en respectant la specificite de leur mode d'action
II est manifeste que Husserl herite le terme et la notion de la
problematique psychologique de l'epoque et que, plus precise-
ment, i l l a ressaisit pour l u i dans le cadre de discussions theori-
ques et de lectures assidues des ouvrages de Wundt, de Stumpf
et, plus precisement encore, de T h . Lipps D e ce demier, i l
retient une problematique de l'empathie {Einfühlung) enracinee
dans le partage esthesiologique immediat des sentiments et des
mouvements d'autmi, q u ' i l soumet d'ailleurs ä la critique en
refusant, sur l'autre bord, la theorie de l'inference analogique de
B . Erdmann. L'empathie husserhenne se degage de ces deux
interpretations en tant que theorie de Tapcrccption, ni fusionnel-
le, n i inferentielle, mais supposant une presentation corporelle
premiere, elle-meme fondatrice, dans 1'ordre de l'apparaitre, de
l'appresentation aperceptive du vecu psychique d'autmi Hus-

13. H . BUSSE, Die Wechselwirkung zwischen Leib und Seele und das
Gesetz der Erhaltung der Energie (1900) ; C. STUMPF, Leib und Seele
(1903).
14. Th. LIPPS, Grundzüge der Ästhetik (1903). Cf aussi B . E R D M A N N ,
Wissenschaftliche Hauptprobleme über Seele und Leib (1907). Je remer-
cie G. Van Kerckhoven d'avoir le premier attire mon attention sur la
source lippsienne.
15. Sur cette discussion, cf ITntroduction dT. Kern au volume XIII
des Husserliana, ''Zur Inter Subjektivität (1905-1910)", p. XXV notam-
ment, les appendices IX et X, le texte n°2 et l'appendice XLIV. Cf aussi
texte n°12 (1922) et appendice XVI du volume XIV des Husserliana. A
ce propos, nous nous permettons de renvoyer aux analyses paralleles et
convergentes menees dans 1'ouvrage de J.-L. PETIT, Solipsisme et inter-
96 Natalie D E P R A Z

serl herite par consequent de Lipps cette problematique de la vie,


du vivre et de vecu, de l a force comme intensite du vouloir, qui
remonte d'ailleurs sans guere de mediations ä la teneur nietz-
scheenne du Leib. Mais Lipps ne forge pas une theorie du Leib
stricto sensu : i l insiste avant tout sur le vivre (Erleben/Ausle-
ben), sur le vecu empathique comme vecu physiologico-esthe-
siologique originairement expressif. C'est ä l a source schopen-
hauerienne q u ' i l convient sans nul doute de remonter pour saisir
d ' o ü Husserl tient sa reference au Leib comme tel ^\ Pourtant, lä
encore, ce seul ancrage schopenhauerien et, plus largement, ces
heritages psychologiques ne rendent pas raison de l a dimension
phenomenologique specifique que le fondateur de la reduction et
de la Constitution va assigner au Leib ^\

subjectivite, Quinze Legons sur Husserl et Wittgenstein, Paris, Cerf,


1996, p. 103-115 et dans le notre, Transcendance et incarnation, Le Sta-
tut de l'intersubjectivite comme alterite ä soi chez E. Husserl, Paris, Vrin,
1995, p. 163-169.
16. J.-L. PETIT (op. cit., p. 65-66) note fort bien cette "teile de fond"
nietzscheenne, ainsi que le vitaUsme qui en decoule.
17. Cf. les Cours que Husseri consacra tres tot (durant l'hiver 1892-93
et durant l'ete 1897) au Monde comme volonte et comme representation,
recenses par K. Schuhmann dans sa Husserl-Chronik, Den Haag, M. Nij-
hoff, Husserhana Dokumente Band I, 1977, p. 9, p. 34 et p. 51. Plus tot
encore, en 1880, Husserl avait acquis les CEuvres completes en six volu-
mes de Schopenhauer. Concemant cette filiation schopenhauerienne du
Leib husserlien, cf. R. BERNET, "L'inconscient entre representation et
pulsion", in Philosophie, n°50, 1996, p. 66-83, p. 76 et sq, que je remer-
cie chaleureusement de m'avoir eclairee sur ce point.
18. En 1880, Husseri acquiert Geist und Körper (1874) de A . B A I N
(cf K. S C H U M A N N , op. cit., p. 8), traduction allemande de The Senses and
the Intellect (London, 1855), oü l'on trouve une mise en evidence du role
moteur des sensations de mouvement (des kinestheses, dira Husserl) dans
l'ordonnancement des quahtes sensorielles, notamment tactiles et visu-
elles. Or, dans 1'Introduction au volume XVI des Husserliana (p. XIV-
XXV), U. Claesges insiste bien sur la conversion reductive (transcendan-
tale) que Husserl fait subir ä ces donnees physiologiques.
LA TRADUCTION DE LEIB 97

II. Ueclatement du Leib sous la div ersite de ses traductions

E n effet, ce n'est que dans le cadre d'une problematique phe-


nomenologique inauguree par Husserl que Leib acquiert le sens
d'un "corps vecu", selon la traduction que l ' o n pourrait tout
d'abord inferer de la proposition de W. Biemel ä propos de la
Lebenswelt ^\ C'est dire que le vivre {Erleben) present au cceur
du Leib se voit d'emblee comme "interiorise", voire quasiment
reflechi. E n termes strictement phenomenologiques, ce vivre re-
9oit une qualification immanente au sein de la sphere de la cons-
cience. L'experience {Erleben) dont est originairement porteur le
Leib n'est pas premierement une Erfahrung. II s'agit d'une expe-
rience pre-objective voire pre-intentionnelle, qui ne vise pas,
comme telle, les objets du monde, mais prend pour theme les ve-
cus {Erlebnisse) immanents. O r ceux-ci, participant de la sphere
reelle {reell) de la conscience, sont par principe non-intention-
nels. A ce titre, le Leib a une teneur ä la fois hyletique et kinesthe-
sique. Kinesthesique, parce le vivre immanent qui traverse le
Leib est celui-lä meme des mouvements sensitifs, soit des sen-
sations mobiles que portent les differents organes et membres ;
hyletiques, parce que ces sensations sont d'emblee lestees d'une
teneur materielle vecue et que celle-ci se voit dotee d'une d i -
mension affective.
Pourtant, la traduction de Leib par corps vecu presente l ' i n -
convenient d'interioriser par trop unilateralement la corporeite,
voire de la reinscrire dans un cadre psychologique voire reflexif
naif, lors meme que la methode phenomenologique se donne
pour but de court-circuiter 1'opposition fragile de l'interieur et
de l'exterieur, ainsi que de rompre avec toute philosophie sim-
plement reflexive. E n d'autres termes, traduire Leib par "corps

19. W. BIEMEL, "Reflexions ä propos des recherches husserhennes de


la LebensweltTijdjschrift voor Filosofie, Leuven, 1971, n°4, p. 659-83,
ici, p. 660.
7
98 NataHe DEPRAZ

vecu" reviendrait ä s'en tenir au plan, legitime mais unilateral,


d'une "psychologic phenomenologique". O n tomberait dans des
difficultes analogues en usant de 1'expression "corps anime"
car ce serait lä reconduire le Leib au plan d'une psycho-physi-
que, meme inspiree aristoteliciennement. Revers de la meme
difficulte : la traduction par "corps vivant" ou par "corps organi-
que", pertinente dans certains contextes de phenomenologie mon-
daine, anthropologique le plus souvent, laisse dans les deux cas
apparaitre une determination pre-phenomenologique du Leib liee
ä la teneur en exteriorite qu'ils recelent tous deux. II y a dans
"vivant" et dans "organique" un risque biologisant indeniable

Des lors, i l pourrait sembler que le Leib comme corps vecu/


anime soit strictement equivalent au "corps propre" thematise

20. Cf la traduction, par D. Tiffeneau, du troisieme volume des Idees


directrices pour une phenomenologie et une philosophie phenomenolo-
gique pures, intituld La phenomenologie et les fondements des sciences,
Paris, P.U.F., 1993.
21. Cf., pour "corps organique", la traduction par G. Peiffer et E. Le-
vinas des Meditations cartesiennes (1930), Paris, Vrin, 1986. Les traduc-
teurs s'en justifient ainsi: "Les termes allemands : Körper et Leib n'ayant
qu'un seul equivalent fran9ais, corps, nous traduisons Körper par "corps"
et Leib par "corps organique" ". {op. cit., p. 80) Consequemment, ils tra-
duisent par exemple Leiblichkeit par organisme. Pour "corps vivant", cf
la traduction par J. English des Problemes fondamentaux de la pheno-
menologie, Paris, P.U.F., 1991. Le traducteur s'exphque longuement sur
son choix {op. cit., p. 313-314) : tout en indiquant qu'il traduit Leib,
Körper et Leibkörper par "corps", il ajoute en fin de note que "[...] pour
eviter toute confusion [avec Körper], dans chaque cas oü le dedouble-
ment se manifeste, nous avons rendu Leib et Leiblichkeit par corps vivant
et corporeite vivante, et en les inserant meme entre parentheses dans le
texte [...]". Cf aussi la traduction par B. Begout et J. Kessler des Analy-
sen zur passiven Synthesis, ä paraitre aux editions J. Millen, ä Grenoble,
en 1997.
22. Cf une des traductions proposees par E. Escoubas pour le deuxie-
me volume des Idees directrices..., intitule Recherches phenomenologi-
LA TRADUCTION DE LEIB 99

par la philosophie frangaise depuis Maine de Biran jusqu'au


Merleau-Ponty de la Phenomenologie de la perception, corps¬
sujet defini comme mien (mon corps) et oppose au corps-objet
dont traitent les scientifiques. Cette distinction recouperait sans
peine la distinction husserlienne du Leib et du Körper. Mais la
traduction de Leib par corps propre est quasiment tautologique
car, de fait, le Leib est toujours mien {mein Leib) ou propre
{Eigenleib) et, meme lorsqu'il est question de "fremder Leib",
c'est le mode d'appartenance et d'intimite corporelle ä soi de
l'autre qui est par lä vise. De meme, quand Husserl parle de
Leibkörper, de körperlicher Leib ou meme de physischer Leib,
voire de Körperleib, c'est en f i n de compte pour mettre en rehef
la "subjectivation" du corps-objet {Körper) operee par la re-
duction transcendantale puis primordiale, la dite reduction ä la
sphere d'appartenance, propre ou du propre {Reduktion auf die
Eigenheitssphäre).
Neanmoins, si le propre est bien, au meme titre que le v i f et
le vecu, une composante certaine du Leib, i l ne saurait, pas plus
que les determinations anterieures evoquees, se reduire ä cette
dimension d'appropriation de soi. Aussi, lorsque Husserl utilise
l'expression de Eigenleib, est-ce pour specifier le Leib comme
eigen, non pour assimiler Tun ä l'autre. S i la traduction de Leib
par corps propre peut sembler commode parce qu'elle permet de

ques pour la constitution, Paris, P.U.F., 1982, p. 408 : "II est appam que
la locution la plus adequate, quoiqu'encore insatisfaisante, etait celle de
corps propre, oü la notation du "propre" permettait de rendre, au plus
pres, rintime du vivre - le corps propre, c'est le corps qu'on vit, le corps
qu'on sent du dedans. C'est done cette locution qui a ete adoptee le plus
frequemment [...]". Cf aussi la traduction par J.-F. Lavigne des Lemons
sur l'espace de 1907, Chose et espace, Paris, P.U.F., 1989, p. 480, oü
Leib et Leibkörper sont tous deux rendus par "corps-propre", ainsi que
Celle des Meditations cartesiennes aux P.U.F., 1994, rassemblee et ho-
mogeneisee par M. de Launay, qui adopte aussi "corps propre".
23. Ce que note J.-F. L A V I G N E , op. cit., p. 449.
100 Natalie DEPRAZ

conforter la filiation phenomenologique entre Husserl et M e r -


leau-Ponty, du moins avec 1'auteur de la Phenomenologie de la
perception, eile ne permet de rendre compte que d'un trait du
Leib, aussi essentiel soit-il. Elle ne fait par exemple aucunement
droit ä son ancrage tout ä la fois reductif et constitutif dans la
dimension de la vie, qu'indique, sur le mode psychologique,
l'expression de "corps vecu".
Dans la problematique husserhenne, la sphere du propre
{Eigenheitssphäre), que l ' o n fait souvent un peu trop rapidement
coincider avec la dimension du Leib comme mien, est par ail-
leurs tres exactement synonyme de sphere primordiale. O r la
primordiahte designe la dimension immanente de l'experience
oü se constituent les vecus eux-memes : eile a par consequent un
Statut rigoureusement genetique, et regoit pour equivalent l'idee
d'originarite (dont l'originahte est la version statique). O r cette
comprehension du Leib comme lieu originaire ou primordial
inapparaissant de l'experience n'est aucunement mise au jour
par l'expression de corps propre.

C'est ce sens d'une corporeite originaire irreductible ä la


spatiahte car lui foumissant son impulsion constitutive que tente
de reveler la notion de chair L e Leib comme chair est cet inap-
paraissant sensible ä I'origine de, car constitutif de tout appa-
raitre corporel. II participe de la definition de la problematique
phenomenologique genetique, laquelle suppose la methodologie

24. Cf la traduction adoptee parfois par E. Escoubas dans le deuxie-


me volume des Idees directrices..., p. 408 : "[...] Leib pouvait aussi etre
traduit par chair, lorsque T aspect-stature s'effagait au profit de T aspect-
sensible", ainsi que le choix de D. Franck dans Chair et corps, sur la
phenomenologie de Husserl, Paris, Minuit, 1982, que Ton retrouve dans
le volume anterieur consacre ä Husserl : La terre ne se meut pas, Paris,
Minuit, 1989, dans la traduction de D. Franck, de D. Pradelle et de J.-F.
Lavigne. Cf, enfin, T argument de J. Enghsh dans Les problemes fonda-
mentaux de la phenomenologie, op. cit., p. 314.
LA TRADUCTION DE LEIB 101

de la Rückfrage (question ä rebours ou regressive) : le Leib


eomme chair, en effet, n'apparait pas, ne fait pas l'objet d'une
donation intuitive, mais releve d'une re-construetion, d'une re-
constitution phenomenologique.
Quelle est la pertinence phenomenologique de l'emploi du
terme de chair pour designer cette inflexion propre au Leib ? Des
Le visible et Vinvisible (1964), Merleau-Ponty faisait droit ä la
notion de chair pour designer, non pas 1'experience singuhere
d'autmi, mais l'experience ontologique du monde dans toute son
ampleur, laquelle est bei et bien transie de l'experience des
autres. L a chair est chair du monde, et l'ontologie ontologie de
la chair. Ce qui se degage de cette insistance merleau-pontienne
sur la dimension chamelle de notre experience, c'est I'idee d'un
(se) sentir generahse au monde et ä I'etre. E n ce sens, la chair
rend compte d'une realite unitaire de l'experience, au meme t i -
tre, voire plus encore que I'etre (Merleau-Ponty parle en ce sens
d'une chair de I'etre), tandis que le corps (meme propre) est tou-
jours une reahte donnee d'un individu donne. Or l'inscription
genetique du Leib husserlien l u i confere au meme titre cette d i -
mension d'unite originaire de l'experience : la face-chair du Leib
revele I'inapparaissant de l'experience source de l'apparaitre
corporel hvre dans sa face-corps propre.
Aussi M . Henry peut-il sans peine revendiquer ce sens char-
nel du Leib qui definit d'un autre nom ce que ce dernier nomme
auto-affection ou immanence radicale. Refuser neanmoins d'au-
tonomiser cette dimension originaire afin d'eviter la construction
metaphysique arbitraire, et rendre compte de fagon articulee de
r invisible ou de I'inapparent qui structure originairement tout
visible et apparaitre, tel est sans doute le propos d'une "analyti-
que de la chair", ainsi que D . Franck en propose I'idee dans
Chair et corps (1982) en mettant au premier plan la difference
chamelle, dans le double fond que represente par rapport ä eile
la difference sexuelle.
M a i s chair a par ailleurs 1'inconvenient d'etre lestee, des le
XIP*"' siecle, d'une resonnance theologique manifeste liee ä sa
102 Natalie DEPRAZ

polarisation johannique (positive) ou paulinienne (negative) avec


l'esprit notamment, resonnance ä laquelle n'echappe pas, du
reste, la notion de "corps vivant" comme corps glorieux. Par
ailleurs, chair possede egalement une connotation pulsionnelle,
voire sexuelle evidente. Entre l'ambivalence du corps vivant,
biologisant ou theologisant, et l'ambiguite de la chair, pulsion-
nelle ou theologique, on peut se demander si de telles connota-
tions contrastees ne se neutralisent pas au fond.
Plus profonde parait la tension que revele la traduction de
Leib par chair entre phenomenologie et metaphysique, du fait de
l'unite originaire vise par le terme, du fait, aussi, des hmites
pulsionnelle ou theologique q u ' i l libere, dans l'ordre croise de
I'immanence et de la transcendance. II est manifeste qu'une teile
articulation tendue est un horizon effectif, plus ou moins tardif,
de la phenomenologie husserlienne. Sur des modes differents, i l
est clair que le projet merleau-pontien tardif tout comme la per-
spective henrienne travaillent dans ce cadre dessine par les con-
tours de la phenomenologie et de la metaphysique. Rejeter une
teile dimension du Leib au nom de la critique heideggerienne de
la metaphysique dans sa constitution onto-theo-logique serait
rester aveugle ä la possibilite phenomenologique effective d'un
renouvellement de la metaphysique du sein meme de l'avancee
phenomenologique. S i la metaphysique se re-dimensionnalise ä
l'epreuve de l'attestation phenomenale, c'est parce que, en f i n de
compte, eile habite le phenomene lui-meme.
Plus avant encore, l'objection proprement philosophique (non
plus seulement ideologique faite ä la traduction de Leib par
chair [du latin caw] consiste ä souligner son caractere trop
fluide voire mou, lequel masque voire supprime 1'aspect statural
ou structurel du corps. Une teile objection s'enracine sans doute
dans l'acception la plus courante du terme, lorsqu'on oppose la

25. Ä propos de ces diverses objections, cf les Notes du traducteur du


volume Chose et espace, op, cit., p. 448-449.
LA TRADUCTION DE LEIB 103

chair et les os, lorsqu'on associe celle-ci au sang. C'est pour la


meme raison que l'on rapproche la chair de la viande, ä titre de
"substances molles" du corps de l'homme ou de 1'animal. Mais
une teile insistance reste unilaterale : Fleisch en allemand, flesh
en anglais recelent effectivement cette determination sur un mo-
de majeur. Chair revele d'autres horizons de sens : outre que l'on
fait signe par lä vers la dimension hypersensible de I'etre humain
(c'est la chair qui est blessee, ou florissante), s'y indique egale-
ment rinter-face primordial, dans le corps, de la communication
la plus sensible entre interieur et exterieur, ä savoir la peau :
seule la peau a la chair de poule. Enfin, et pour congedier defini-
tivement I'argument critique d'une fluidite destructuree de la
chair, celle-ci, q u ' i l s'agisse de celle d'un fruit ou de I'aspect de
la peau, est pourvue d'un reseau ä la fois mobile et ferme, plas-
tique et structure, qui signifie une reconfiguration permanente :
la vitalite du corps reside dans la chair

III. La ramification notionnelle dense et plurielle du Leib

Que resulte-t-il de cette enquete genealogique ? On a pu y


admirer la vigilance attentive et la dexterite inventive des traduc-

26. Pour tenter de tenir ensemble ces deux dimensions, cf la tra-


duction de Leih par "corps de chair" proposee par M. RiCHiR, dans Phe-
nomenologie et institution symbolique, en toute proximite avec Merleau-
Ponty (Grenoble, Millon, 1988, p. 18) : "Si l'homme est compris fonda-
mentalement comme etre-au-monde ou comme phenomene-de-monde,
alors son Leib, c'est-ä-dire son "corps vecu", son "corps anime" ou son
"corps de chair" (oü il faut comprendre "chair" au sens oü I'entendait
Merleau-Ponty dans Le visible et I 'invisible : nous retiendrons desormais
cette demiere traduction), en fait partie integrante [...]". Plus recemment,
dans ses Meditations phenomenologiques, phenomenologie et phenome-
nologie du langage (Grenoble, Millon, 1992, p. 36), le phenomenologue
suggere de traduire Leib par "corps-de-chair".
104 Natalie DEPRAZ

teurs, s'y etonner, aussi, de la multiplieite des termes retenus, s'in-


terroger, enfin, sur la pluralite des options phenomenologiques qui
resulte de ces nombreux choix disperses. Comment statuer ä
partir d'un tel essaimage de decisions prises au f i l du temps et
sans concertation ?
O n pourrait egalement mettre en exergue la richesse concep-
tuelle, phenomenologique qui en decoule. D e fait, i l y a une den-
site de sens du terme Leib dont on a d'ailleurs dejä pu se rendre
compte, au f i l de 1'examen linguistique, philologique et philoso-
phico-historique du mot. Pourtant, cette richesse est moins liee,
dans le corpus husserhen pour le moins, ä une dissemination se¬
mantique qu'au reseau extremement complexe des termes qui lui
sont associes et avec lesquels i l compose.
E n effet, Leib donne lieu ä une derivation de termes qui sont,
chose etonnante de prime abord, peu ou prou tous mobilises par
Husserl, de l'adjectif leiblich aux substantifs Leiblichkeit et Ver-
leiblichung ^\ A cette serie correspond une serie parallele de de-
rives formes ä partir du terme Körper : körperlich, Körperlichkeit,
- Verkörperung apparaissant egalement mais plutot rarement ^\
A u reste, si l ' o n a bien affaire avec Leib/leiblich/Leiblichkeit et
Körper/körperlich/Körperlichkeit ä des series strictement paral-
leles, la question apparait plus complexe pour ce qui est du cou-
ple Verleiblichung/Verkörperung. E n effet, le premier est httera-
lement un neologisme de Husserl, tandis que le second ressortit
ä la langue courante, de meme d'ailleurs que Einverleibung, inu-
site i c i , et n'est que fort peu mobihse par le phenomenologue. II
n'est guere inopportun, d'ailleurs, de traduire eventuellement
Verkörperung par "incarnation" (au sens de la personnification,
selon son acception courante), ni Einverleibung par "incorpo-

27. Remarquons que le substantif Einverleibung (incorporation au


sens de Tintegration) n'est guere utihse par Husserl.
28. Cf par exemple le § 66 de la Krisis, p. 231, que G. Granel, dans
sa traduction (Paris, Galhmard, 1976, p. 257), rend par "corporeisation".
LA TRADUCTION DE LEIB 105

ration" (au sens quotidien de 1'integration). Une teile inversion


manifeste des teneurs du Leib et du Körper ne touche en rien
leur phenomenologie immanente, dans la mesure meme oü ces
deux acceptions courantes ne sont pas reprises ni converties par
Husserl. L e seul terme q u ' i l assume expressement est Verleibli-
chung, que l ' o n pourra des lors, selon les contextes, rendre par
incarnation ou par incorporation, sans que l ' o n puisse trop sim-
plement confondre cette notion avec I'lncamation en un sens
theologique, laquelle se dit Menschwerdung ^\
Outre les derivations de Leib et de Körper mentionnees, on a
par ailleurs affaire ä un reseau ramifie et fort complexe de com-
poses, le plus courant etant ä l'evidence Leibkörper Mais on
trouve aussi souvent körperlicher Leib, physischer Leib, leibli-
cher Körper, voire Körperleib ^^ O n pourrait arguer de cette i n -
trication subtile pour enteriner tacitement ou affirmer q u ' i l n'y
a au fond que fort peu de distinction, en fait, entre Leib et Kör-
per. E n fait, la chose est plus complexe. Bien entendu, i l ne
s'agit de systematiser l'usage dans le sens d'une correspondance
mathematique bi-univoque, strictement contraire ä la mobilite

29. Cf ä ce propos, notre article "L'incarnation phenomenologique,


un Probleme non-theologique ?", Tijdjschrift voor Filosofie, sept. 1993,
n°3,p. 496-519.
30. Reconnaissons ici que ce compose est tres exactement rendu par
rexpression frangaise "corps de chair".
31. A propos de ce demier compose, assez rare, cf Hua XIII, n°2,
p. 28 et Hua XV, n°15, p. 252, n. 1.
32. Dans sa traduction du premier volume des Idees directrices pour
une phenomenologie et une philosophie phenomenologique pures, Paris,
Galhmard, en 1950, P. Ricoeur avait opte pour une neutrahsation de cette
distincdon en rendant Leib et Körper indifferemment par "corps". Dans
sa note de traduchon, J.-F. Lavigne (op. cit., p. 448) tend ä attenuer la
distinction en remarquant que Körper peut egalement designer "mon
experience immediate la plus subjective". Cf aussi le debut de la note de
traduction de J. Enghsh citee.
106 Natalie DEPRAZ

des acceptions phenomenologiques. M a i s i l ne convient pas pour


autant de dissoudre la rigueur proprement phenomenologique de
ce partage en en ecrasant la difference. L a ramification complexe
des termes en presence signifie, non une dissemination des con-
cepts, mais une coherence notionnelle puissante Autant dire,
pour conclure sur ce point, que la polarite Leib/Körper est forte.
M a i s celle-ci n'est pas d'ordre terminologique, eile est transcen-
dantale.

IV. Ya-t-il une solution phenomenologique ä la crux


phaenomeologica ?

- U n principe d'economic :

Reprenons :
1) la multiplication des traductions de Leib par des composes
(corps vecu, corps anime, corps vivant, corps(-)propre, corps(-)
de(-) chair) rend malaisee, dans la pratique meme de la traduc-
tion, la gestion de tous les composes et les nombreuses adjecti-
vations. O n a la une tentative quasiment desesperee pour "faire
passer" en frangais, moyennant une locution, ce que l'allemand
peut d'un trait communiquer.
2) la consequence de cette multiphcation est claire : on brouille
une distinction qui se presente dans la langue phenomenologique
originale de fagon assez simple, et on surinterprete la complexite
de l'experience qui y est decrite en surajoutant des adjectifs qui
font surenchere en matiere de connotations, et alourdissent de
surcroit la syntaxe allemande.

33. Dans Soi-meme comme un autre (Paris, Seuil, 1990, p. 374 sq.),
P. Ricoeur reprend d'ailleurs ä son compte la traduction de Leib par chair
et de Körper par corps.
LA TRADUCTION DE LEIB 107

Devant de telles diffieultes, le ralliement de P. Rieoeur ä


reconomie de sens que permet l'usage d'un terme unique parait
raisonnable. O n y evite la surenehere adjeetivale ; en outre, on
fait apparaitre tout le relief du reseau mobile des composes et
des derives, et ce, sur la base, d'une rigueur notionnelle de de-
part caracterisee par la simplicite terminologique. S i l ' o n suit ce
principe d'economie, on peut, soit opter pour une traduction m i -
nimale de Leib par "corps", soit tenter de rendre la polarite phe-
nomenologique en traduisant le terme par "chair". Ces deux
options semblent legitimes, quoique toutes deux hmitees, comme
l'est toute traduction : elles ont toutes deux, on va le voir, leurs
points forts et leurs faiblesses.

- Une contextuahsation par l'usage

Premiere option minimale : etant donnee, dans certains textes ^,


la densite du reseau des composes de Leib {körperlicher Leib,
Leibkörper, Körperleib), nous avons opte pour une traduction
minimale de Leib par corps. L a polarite Leib/Körper ne s'en
trouve aucunement neutralisee ni effacee pour autant, dans la
mesure oü Husserl, le plus souvent, distingue clairement entre
mon corps {mein Leib) et le ou les corps exterieurs {die äusseren
Körper), ou encore les choses {Dinge). L e fait de rendre Leib par
corps ne cree done lä aucune equivoque. Certes, dans certains
contextes, Husserl utilise aussi Körper pour parier de "mon corps"
{mein Körper) ou de "subjektiver Körper" (p. [246] ou p. [249]
par exemple), ou bien emploie les expressions de Leibding (p.
[253], entre autres) ou de physischer Leib, semblant ainsi teles-

34. Nous pensons principalement ici aux appendices XVI ä XVIII et


aux textes 15 ä 18 du volume XV des Husserliana, pour lesquels nous
avons prefere privilegier Toption minimale (traduction ä paraitre chez J.
Millon, ä Grenoble). Nous serons sans doute egalement amene ä faire ce
choix pour certains passages de Tanthologie prevue aux P.U.F.
108 Natalie DEPRAZ

coper les deux niveaux constitutifs. Pourtant, cela ne signifie en


rien q u ' i l y ait brouillage de la polarite. Dans les textes sus-
mentionnes, nous avons done considere que le contexte permet-
tait de rendre compte phenomenologiquement de la polarite sans
la marquer par une polarisation ancree dans la terminologie.
Dans les cas oü apparait une equivoque, qui est d*ailleurs Vequi-
voque de la chose elle-meme, nous avons simplement indique le
terme allemand entre parentheses. C e choix minimal qui consiste
ä traduire simplement Leib par corps est purement contextuel: i l
est done relatif et, par lä meme, en soi insatisfaisant, tout comme
Test en general toute traduction, que l'on ne peut par principe
eriger en norme absolue. C'est dire que d'autres choix, tout aussi
contextuels, peuvent egalement s'imposer pour d'autres textes,
teile la traduction de Leib par chair, des l'instant oü, lä non plus,
le choix relatif n'est pas pose en norme rectrice.

Deuxieme option phenomenologique : l'etude des textes reve-


le par ailleurs que Husserl fait un usage distinct du Leib lorsque
celui-ci est associe ä Körper et lorsqu'il est articule ä Seele. O n
pourrait done, de fagon assez simple et sans concession ä la ri-
gueur phenomenologique, faire droit ä deux termes distinets
(chair/corps) en fonction des deux types d'usage. Dans le pre-
mier cas, Leib fonetionne en haison operante avec Körper : on a
lä affaire ä un usage phenomenologique relativement technique,
qui donne jour, sur le plan thematique, ä la problematique de
l'intersubjectivite comme empathie ; dans le second cas, Leib
apparait associe ä la dimension de l ' ä m e {Seele) ou du psychique
{Psychisches): en allemand {Leib und Seele) comme en frangais
{corps et äme), on dispose d'expressions idiomatiques qui font
parfaitement sens dans la langue courante ^\

35. Cf la proposition de J. ENGLISH {op. cit., p. 314), qui distingue


precisement entre ces deux types d'usage : Seele/Leib (ame/corps) et Kör-
per/Leib (corps/chair); cf aussi la possibilite indiquee par E. Escoubas
LA TRADUCTION DE LEIB 109

Etant donnee la texture extremement ramifiee des notions


convoquees, un principe d'economie, d'ordre essentiellement
technique, c'est-ä-dire debarrasse de toute dimension ideologi-
que lato sensu, doit nous guider : faire usage d'un couple de ter-
mes simples disponibles en frangais pour rendre un couple ope-
ratoire de termes simples en allemand. E n mettant en oeuvre
deux usages, Tun technique, l'autre courant, on opere une con-
textuahsation minimale mais salutaire ^\
E n maintenant une distinctio phaenomenologica technique
entre Leib et Körper en frangais, on rend compte de la dualite de
l'apparaitre du corporel, dans la difference meme du chamel
d'avec le corporel, tout en operant une reduction de cette duahte.
L a langue est necessairement entachee de naturalite : on distin-
gue toujours, pour aussitöt reduire le deux. L ä emerge le philo-
sophique : les nombreux composes allemands ont alors pour ver-
tu d'indiquer l'entrelacement qui seul permet de penser une uni-
te dans la difference, une non-duahte.

Natalie D E P R A Z

{op. cit., p. 408). Cette double articulation ne correspond-elle pas d'ail-


leurs ä la double entree du Leib (116 ä Seele ; oppose ä Körper) qui signe
son entree en philosophie ?
36. C'est le choix que nous faisons pour la majeure partie des textes
des volumes Xin ä XV des Husserliana, dont nous assurons la traduction
partielle sous la forme d'une anthologie de 700 pages aux P.U.F.

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