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Un texte de Un texte de Platon qui précise le rôle de la musique et de la poésie dans l’édu-
cation des gardiens dans la cité idéale ; les harmonies mesurées introduisent dans l’âme
l’équilibre propre à inspirer les comportements vertueux :
« — Eh bien, dis-je, Glaucon, est-ce pour les raisons suivantes qu’élever les enfants dans la
musique est souverain ? D’abord parce que le rythme comme l’harmonie pénètrent au plus
profond de l’âme, s’attachent à elle le plus vigoureusement, et, en conférant de la grâce à ses
gestes, rendent gracieux celui qui a été correctement élevé, et disgracieux les autres. Et parce
qu’en outre, les objets négligés et mal fabriqués par l’artisan, ou les êtres qui se sont mal
développés, celui qui a été élevé dans la musique comme il convenait saurait les distinguer
de la façon la plus perspicace : dès lors, son sentiment de déplaisir étant plein de justesse,
il louerait les belles choses, en jouirait et les recevrait dans son âme, se nourrirait d’elles et
deviendrait un homme de bien, tandis que les choses laides, il les blâmerait avec justesse et
les détesterait dès sa jeunesse, avant même d’être capable d’entendre raison ; puis, quand
la raison lui serait venue, il la chérirait, reconnaissant d’autant mieux sa parenté avec elle
qu’il aurait été élevé ainsi.
— Oui, c’est bien mon avis, dit-il, c’est pour des raisons de ce genre que l’on élève les
enfants dans la musique. »
« À présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des
poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. » Oscar Wilde,
« Le déclin du mensonge », in Intentions, 10/18, 1986, p. 57.
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Sujet 1 | Énoncé
Trouver le plan
I. Au contact des œuvres d’art, nous apprenons à mieux percevoir
Par leur charme propre, les œuvres d’art nous apprennent à percevoir ce qui nous échappe
d’ordinaire. Pénétrée par les œuvres d’art, notre sensibilité gagne en discernement.
II. Les œuvres d’art égarent notre perception
Les œuvres d’art éveillent des sensations, mais n’éduquent pas notre perception : sans une
certaine éducation, nous ne pouvons pas percevoir les véritables effets et significations
d’une œuvre et commettons des contresens.
III. Notre perception doit être préalablement éduquée
Les œuvres d’art nous resteraient largement inaccessibles sans une éducation préalable de
notre perception, instruite par une culture savante (histoire de l’art, iconographie, etc.). Mais
cette éducation, loin de se suffire à elle-même, nous permet d’entretenir une relation plus
riche aux œuvres qui, en retour, nous font accéder à un degré de perception plus grand.
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Sujet 1 | Corrigé
Introduction
On prête volontiers aux œuvres d’art toutes sortes de pouvoirs sur l’individu qui les
contemple. Ne suffit-il pas en effet d’écouter une pièce musicale, de contempler un tableau
ou une sculpture, ou encore de lire un roman ou un poème, pour éprouver un saisissant élar-
gissement de notre perception, soudain sensible, par la grâce de l’œuvre, à une beauté, une
signification et des nuances nouvelles ? Semblable au maître arrachant son élève à son primitif
état d’ignorance et d’inaccomplissement, les œuvres d’art éduqueraient ainsi notre perception
en l’élevant à un degré supérieur de discernement. Au contact des œuvres, nous apprenons
semble-t-il à percevoir des qualités esthétiques qui resteraient sans elles inaperçues.
Toutefois, n’est-ce pas accorder aux œuvres d’art davantage de pouvoir qu’elles n’en pos-
sèdent ? On peut en effet douter qu’il suffise de se placer au contact d’une œuvre pour voir
notre perception s’élever, s’instruire et se parfaire en quelque manière. L’histoire des arts re-
gorge d’exemples de chefs-d’œuvre devant lesquels des générations demeurèrent insensibles.
Il ne suffit pas de voir un tableau dans un musée pour en retirer une qualité de perception plus
élevée : l’avoir sous les yeux ne garantit pas de savoir l’apprécier. Une contemplation pu-
rement passive risque ainsi de nous laisser, par inculture, insensibles au sens et à la valeur
véritables des œuvres d’art. De ce point de vue, seule une perception préalablement éduquée
pourrait alors discerner la qualité d’une œuvre et en apprécier les effets et le sens.
Ces deux thèses forment la contradiction qui se joue ici : d’un côté, il semble que les œuvres
d’art nous apprennent d’elles-mêmes à percevoir ce qu’aucune autre éducation nous eût ap-
pris. Mais d’un autre côté, l’expérience tend à prouver que la juste appréciation d’une œuvre
d’art suppose elle-même une perception préalablement éduquée par une culture savante (his-
toire de l’art, critique d’art). Comment concilier ces deux thèses apparemment contradic-
toires ?
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Sujet 1 | Corrigé
au malheureux empereur dépeint par Marguerite Yourcenar (Comment Wang-Fô fut sauvé)
découvrant, accablé, le mensonge des peintures idylliques qui faussèrent sa perception du
réel. Loin de former la perception, les œuvres d’art la déforment bien souvent sous l’effet
pernicieux de leur charme mensonger. Les poètes ne sont pas des éducateurs : c’est ainsi que
Platon critiqua Homère et entendit chasser de sa cité idéale les poètes immoraux ou encore les
peintres qui égarent notre perception en la fixant sur des copies trompeuses et la détournent
des modèles de la nature.
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Sujet 1 | Corrigé
Conclusion
Les œuvres d’art ne sont pas sans effet sur notre perception : elles nous touchent, nous
émeuvent ou nous arrêtent en quelque façon. Mais il serait illusoire de penser que les œuvres
éduquent elles-mêmes notre perception par la grâce de leurs effets. Car une attitude passive
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Sujet 1 | Corrigé
devant les œuvres d’art nous rend bien souvent insensibles aux qualités qui font précisément
leur grandeur. Dès lors, pour que les œuvres d’art puissent éduquer notre perception, celle-ci
doit être préalablement éduquée : c’est par la culture autant que par notre sensibilité que les
œuvres peuvent élever notre perception à ce qu’aucune autre éducation ni aucun autre savoir
ne peuvent nous procurer.
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Sujet 2, composition
Un texte de Rousseau qui s’efforce de montrer que le désir humain n’est pas par nature
replié sur lui-même, mais volontiers ouvert à autrui et sensible à ses souffrances dans la
pitié :
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Sujet 2 | Énoncé
« Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de
maux que nous le sommes ; vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme,
qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes même en
donnent quelquefois des signes sensibles. [...]
Tel est le pur mouvement de la Nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la
pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit
tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné, tel, qui,
s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. [...]
C’est la raison qui engendre l’amour propre, et c’est la réflexion qui le fortifie. C’est elle
qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige.
C’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme
souffrant, péris si tu veux, je suis en sûreté. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1965, pp. 84-86.
« Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir. » Platon,
Le Banquet.
« On n’aime jamais personne mais seulement des qualités. » Pascal, Pensées, édition Brun-
schvicg, 1897, 323.
Dans la pitié, « ce n’est pas dans nous, c’est dans lui [autrui] que nous souffrons. » Rousseau,
Second Discours, Première partie.
La vérité du désir n’est pas dans l’égoïsme et l’amour propre qui n’en sont que des formes
dénaturées. Dans la pitié, chacun peut ressentir le désir du bien d’autrui, sans se soucier de
son bien propre.
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Sujet 2 | Corrigé
Introduction
La variété de nos désirs fait de chacun d’entre nous un être unique, différent, voire étranger
à autrui. Mes désirs n’appartiennent qu’à moi et représentent la part de moi-même la plus
impénétrable à autrui. Non seulement il est souvent difficile de communiquer ses désirs, mais
le désir nous pousse souvent à ne penser qu’à soi.
Pourtant, sans autrui, nos désirs seraient-ils aussi vifs ? Existeraient-ils seulement ? L’individu
esseulé, éloigné d’autrui, ne perd-il pas tout désir, voire le goût même de vivre ?
Dès lors, le désir semble être à la fois ce qui nous distingue d’autrui, et ce qui paradoxalement
le suppose à chaque instant et ce qu’il recherche incessamment. Sommes-nous, dans le désir,
loin d’autrui ou étroitement lié à lui ? Cette question qui constitue le problème de notre sujet
appelle une analyse de la nature du désir. En le définissant à la fois comme manque et comme
élan, nous tenterons de déterminer s’il est par nature et nécessairement tourné vers lui-même,
ou s’il peut être une ouverture à l’autre et un souci d’autrui en tant que tel (altruisme). En tout
état de cause, nous garderons à l’esprit qu’autrui, cet autre moi qui n’est pas moi, ne désigne
pas seulement les autres, mais tout autre, en quoi il possède une signification morale.
1. Par nos désirs nous sommes étrangers les uns aux autres
Quoi de plus intime que nos désirs, de plus divers, variable, surprenant même, voire de plus
incompréhensible ? Si le « bons sens » (la raison), « chose du monde la mieux partagée », nous
rapproche d’autrui, le désir nous en éloigne infiniment. Ainsi, Descartes s’étonnait lui-même
d’éprouver du désir pour les femmes « louches » (affligées de strabisme). Le désir renvoie à
l’étrange étrangeté de chacun. Par lui nous différons radicalement les uns des autres et chacun
demeure isolé en lui-même. Aussi observe-t-on qu’un être centré sur ses seuls désirs demeure
indifférent à autrui. Dans le désir, l’individu ne vit qu’en lui-même et pour lui seul.
désir peut prendre certains autres pour objet, il ne peut jamais s’ouvrir à tout autre (« autrui »)
comme personne morale (Kant).
Tel Narcisse n’ayant d’yeux que pour lui-même, le désir, replié sur soi, ne chercherait qu’à
jouir de lui-même sans réel souci pour autrui. Pourtant, dans cette recherche éperdue d’un
miroir où il pourrait contempler sa propre image, l’homme ne manifeste-t-il pas le désir d’un
autre regard en qui rencontrer son reflet ? Tout désir n’est-il pas, en ce sens, désir d’autrui,
désir de reconnaissance ?
Tout désir est désir de l’autre. Comme a su l’observer La Rochefoucauld, l’amour-propre, cet
« amour de soi-même et de toutes choses pour soi », « ne s’arrête sur les sujets étrangers que
comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre ». Mais il faut ajouter avec
Rousseau que cette inclination nous rend dépendants d’autrui, car chacun veut être regardé
et admiré. Occupé de paraître, l’individu n’a d’idée de lui-même que dans l’opinion d’autrui
et s’identifie à ce qu’il n’est pas. Absorbé dans l’autre, chacun perd l’altérité qui le rendait
inaccessible à l’autre.
Tout désir est par ailleurs désir de l’autre : autrui en est la source. Nul ne désire jamais que
ce qu’autrui désire. La publicité nous le rappelle : il n’y a de désirable que par et pour autrui ;
c’est de lui que me vient mon désir et c’est devant lui que je désire l’assouvir. L’individu
esseulé, désocialisé, éloigné d’autrui, voit son désir s’éteindre : il n’a plus goût à rien. Le désir
n’est plus alors qu’un manque qui se creuse sans jamais se changer en élan, en puissance. Le
manque ne devient élan que grâce à autrui.
Dans le désir nous sommes enchaînés à autrui, chacun dépendant de l’autre en son être (pour
exister et se penser). Pourtant, dans cette proximité étouffante, nul ne connaît autrui ni ne se
connaît soi-même, car toute altérité est absorbée dans la transparence du paraître. L’analyse
du désir (« amour-propre ») nous montre qu’autrui est présent au cœur de notre subjectivité :
nous dépendons les uns des autres, mais dans ce règne de l’apparence, nul ne se connaît. Le
rapprochement que crée le désir n’est qu’un leurre.
Est-il dans la nature du désir d’être autocentré ? En le réduisant tantôt à l’amour de soi, tantôt à
l’amour-propre, ne confondons-nous pas la nature du désir avec certaines formes particulières
voire dénaturées qu’il a prises ? N’existe-t-il pas des désirs altruistes qui nous ouvrent à autrui
en tant que tel et nous en rapprochent ?
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Sujet 2 | Corrigé
III. Le désir altruiste nous rapproche de l’autre sans abolir la distance qui nous en sépare
Comme l’a bien vu Rousseau, l’amour-propre n’est pas la vérité du désir, mais une simple
forme dénaturée. Quant à « l’amour de soi », il est bien autre chose qu’un égoïsme autarcique :
le sentiment de la pitié montre une inclination naturelle du désir au bien d’autrui, un souci de
l’autre en tant que tel.
Conclusion
Le désir de l’autre que l’individu manifeste dans l’altruisme est peut-être le rapport le plus
adéquat qu’on puisse avoir avec autrui, lequel commande une distance juste, qui préserve son
altérité (il est différent de moi : alter) et son humanité (il est mon semblable : ego). Il n’y a
peut-être ici-bas que l’infini d’autrui (qu’on n’a jamais fini de connaître) qui puisse satisfaire
l’infini de notre désir (qui n’en finit jamais de renaître).
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Sujet 3, commentaire
SOCRATE — Celui qui garde son injustice au lieu d’en être délivré est le plus malheureux
de tous.
POLOS — Cela semble certain.
SOCRATE — N’est-ce pas précisément le cas de l’homme qui, tout en commettant les
5 crimes les plus abominables, et en vivant dans la plus parfaite injustice, réussit à éviter les
avertissements, les châtiments, le paiement de sa peine, comme tu dis qu’y est parvenu cet
Archélaos 1 , ainsi que tous les tyrans, les orateurs et les hommes d’État les plus puissants ?
POLOS — C’est vraisemblable.
SOCRATE — Quand je considère le résultat auquel aboutissent les gens de cette sorte,
10 je les comparerais volontiers à un malade qui, souffrant de mille maux très graves, par-
viendrait à ne point rendre de comptes aux médecins sur ses maladies et à éviter tout
traitement, craignant comme un enfant l’application du fer et du feu 2 parce que cela fait
mal. N’est-ce point ton avis ?
POLOS — Tout à fait.
15 SOCRATE — C’est sans doute qu’il ne saurait pas le prix de la santé et d’une bonne
constitution. À en juger par les principes que nous avons reconnus vrais, ceux qui
cherchent à ne pas rendre de comptes à la justice, Polos, pourraient bien être également
des gens qui voient ce qu’elle comporte de douloureux mais qui sont aveugles à ce qu’elle
a d’utile, et qui ne savent pas combien il est plus lamentable de vivre avec une âme mal-
20 saine, c’est-à-dire corrompue, injuste et impure, qu’avec un corps malsain. De là tous
leurs efforts pour échapper à la punition, pour éviter qu’on les débarrasse du plus grand
des maux.
Platon, Gorgias, autour de 387 av. J.-C.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées princi-
palement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et
demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
1 Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.
2 a) En vous appuyant sur l’exemple d’Archélaos, expliquez pourquoi celui « qui garde son
injustice au lieu d’en être délivré est le plus malheureux de tous ».
b) Expliquez en quoi l’homme injuste est semblable à un malade.
1. Archélaos : tyran dont Polos a affirmé qu’il est heureux puisque son pouvoir lui permet de faire tout ce qui lui
plaît sans avoir de comptes à rendre à personne.
2. L’application du fer et du feu : techniques médicales de soin.
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Sujet 3 | Énoncé
3 Celui qui vit dans l’injustice et qui cherche à échapper à la punition est-il le plus malheu-
reux des hommes ?
Comprendre le sujet
Dans ce passage, Socrate s’interroge sur le prétendu bonheur des hommes injustes qui
échappent à la punition de leur vice. N’est-ce pas commettre un contresens sur la nature
du bonheur et de la justice ?
Dans un premier temps, Platon annonce sa thèse : les hommes les plus injustes sont, malgré
leur impunité, les plus malheureux des hommes. Le sort des tyrans apparemment enviable
est en réalité le plus misérable. Pourquoi ?
C’est ce que démontre Socrate, dans un deuxième temps : l’injustice est une maladie de
l’âme. De sorte qu’en craignant la punition de ses forfaits, l’homme est semblable à l’enfant
qui refuse le remède amer du médecin.
Dès lors, il faut conclure que l’homme injuste est le plus malheureux des hommes puisque
son misérable penchant le conduit à fuir le remède à son mal. L’ignorance des bienfaits du
remède nous arrête à la seule crainte de ses désagréments.
aurait fait en sorte d’être parmi les messagers qui allaient auprès du roi, et une fois là-bas,
ayant commis l’adultère avec la femme du roi, aurait comploté avec elle pour tuer le roi
et ainsi s’emparer du pouvoir. Eh bien donc, s’il existait deux bagues de ce genre, et que
l’homme juste en enfile l’une, l’homme injuste l’autre, il n’y aurait personne, semblerait-il,
qui aurait un caractère d’acier assez indomptable pour persister dans la justice, avoir le cœur
de s’abstenir de ce qui est à autrui, et de ne pas y toucher ; c’est qu’il lui serait possible de
prendre ce qu’il voudrait, sans crainte, y compris sur la place publique, de pénétrer dans
les maisons pour s’unir à qui il voudrait, de tuer ou de délivrer de leurs liens ceux qu’il
voudrait, et d’agir à l’avenant parmi les hommes, étant l’égal d’un dieu. »
Un texte de Kant qui montre quels rapports unissent la morale et le bonheur, le comman-
dement de la loi morale et le principe d’une espérance dans un bonheur futur :
« La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous
devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur.
C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un
jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.
Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu’il la possède est en
harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir facilement que tout ce qui nous
donne la dignité dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept
du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l’état de la personne), à
savoir la condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là qu’on ne doit jamais
traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur, c’est-à-dire comme une doctrine
qui nous apprendrait comment devenir heureux, car elle n’a exclusivement affaire qu’à la
condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l’obtenir.
Mais quand elle a été exposée complètement (elle impose simplement des devoirs et ne
donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s’est éveillé le désir moral, qui se fonde
sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui
n’a pu auparavant naître dans une âme intéressée, quand, pour venir en aide à ce désir, le
premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée
aussi doctrine du bonheur, parce que l’espoir d’obtenir ce bonheur ne commence qu’avec
la religion. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, Paris, PUF, 1965, p. 139.
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Sujet 3 | Énoncé
1 Socrate soutient que l’homme qui vit dans l’injustice et n’encourt aucune punition est
le plus malheureux des hommes. Cette thèse, très paradoxale, s’appuie sur un argument
principal : l’injustice est une maladie de l’âme et la punition en est le remède amer. C’est
pourquoi l’homme injuste craint le juge comme le malade redoute le médecin.
2 a) Le tyran Archélaos détient le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît. Comment dans ces
conditions ne serait-il pas le plus heureux des hommes ? Socrate fait toutefois remarquer
qu’un tel homme est moins libre et heureux qu’on est tenté de le croire. Sa liberté n’est en
effet qu’apparente, car s’il tyrannise les autres et paraît faire tout ce qu’il veut, l’homme in-
juste est d’abord tyrannisé lui-même par un penchant à l’injustice qu’il ne sait pas réprimer,
à la manière de l’enfant capricieux ne sachant résister à ses moindres désirs. C’est parce
que l’homme injuste ne s’expurge pas du mal d’injustice qu’il doit être tenu pour le plus
malheureux des hommes.
b) Avant de désigner une action contraire à la justice, l’injustice qualifie un mauvais pen-
chant qui nuit à la santé de l’âme. En effet, ce travers porte l’individu à laisser libre cours
à ses désirs qui, hors de toute mesure, deviennent incontrôlables et ôtent à l’individu toute
maîtrise de lui-même.
3 Il serait judicieux ici de reprendre le débat qui oppose Polos et Socrate et de se demander,
par exemple, si la justice et le bonheur sont compatibles. Vous pourrez ainsi montrer en
quoi le tyran, parce qu’il ne connaît aucune des contraintes et limites dont se plaignent
ordinairement les autres hommes, doit être tenu pour l’homme le plus heureux qui soit.
Puis, vous pourrez introduire l’argument de Socrate et montrer que le tyran donne l’image
d’une puissance et d’une maîtrise illusoires puisqu’il est, de l’intérieur, l’esclave de ses
désirs illimités. Enfin, vous pourrez tenter d’objecter à Socrate que le bonheur et la justice
ne s’impliquent pas l’un l’autre.
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Sujet 3 | Corrigé
1 Platon soutient dans ce texte que l’homme injuste et impuni est le plus malheureux des
hommes. Il prend ainsi à contre-pied l’opinion largement répandue selon laquelle l’homme
ayant le pouvoir de suivre ses désirs, sans souci de justice ni d’une quelconque punition, jouit
du plus grand bonheur.
Pour démontrer cette thèse audacieuse, Platon fait s’entretenir Socrate, son maître, et Polos,
un jeune sophiste, élève de Gorgias.
Dans un premier temps, Socrate annonce sa thèse sans détour : l’homme qui commet les pires
injustices sans en subir le moindre châtiment, et « garde » ainsi son injustice en lui, est le plus
malheureux des hommes. Tel est, selon Socrate, le sort qui attend les tyrans et tous ceux qui
abusent de leur puissance, à l’instar d’Archélaos que Polos crut pouvoir imaginer heureux au
milieu de toutes ses injustices.
Dans un deuxième temps, Socrate étaye son affirmation en s’appuyant sur une comparaison
suggestive : l’injustice est dans l’âme du tyran, semblable à la maladie dans le corps d’un
malade. Tel un enfant effrayé par le remède du médecin, l’homme injuste craint la punition
de ses crimes, parce qu’il l’imagine plus douloureuse que le mal dont il souffre.
C’est pourquoi il faut convenir avec Socrate, dans un dernier temps, que l’homme injuste
est « aveugle » au vrai bien qui procure la santé de l’âme. Ne voyant dans la punition que
la souffrance qu’elle inflige et non le soulagement et la guérison qu’elle entraîne, l’homme
injuste fuit la punition comme l’enfant malade refuse son remède. La condition de l’homme
injuste est par conséquent la plus lamentable qui soit car son âme est à ce point corrompue
par le mal qui la ronge (l’injustice) qu’elle en vient à refuser, par ignorance, le remède qui lui
rendrait la santé.
2 a) L’homme injuste qui ne purge pas son injustice dans un juste châtiment la garde en soi à
la manière du malade qui, refusant un remède trop amer, garde en lui la maladie qui corrompt
sa santé. C’est pourquoi on ne peut, en dépit des apparences, s’imaginer le tyran Archélaos
heureux : l’injuste exercice de sa puissance satisfait sans doute l’appétit de son désir, mais il
instille l’injustice en son âme qui se dérègle et se corrompt. S’il tyrannise les autres, il n’est
pas moins tyrannisé lui-même par l’injustice qui occupe son âme.
Dès lors, il faut admettre, d’après Platon, que le sort de celui qui subit les pires souffrances en
rémission de ses crimes est plus enviable que le sort de celui qui échappe à la justice. Car s’il
n’endure pas la férule d’un juge et s’épargne ainsi les douleurs du châtiment, le tyran impuni
n’en connaît pas non plus le bénéfice. Aussi, étant donné qu’il garde en lui l’injustice dont il
refuse de s’expurger, son âme demeure à jamais empoisonnée par l’injustice qui corrompt sa
santé et donc tout bonheur possible.
b) Le cœur de l’argumentation de ce texte repose sur l’identification de l’injustice à une ma-
ladie de l’âme. Platon introduit cette idée au moyen d’une comparaison de l’homme injuste
(le tyran) et de l’enfant souffrant d’une maladie du corps. L’un et l’autre souffrent du mal
qui corrompt leur âme ou leur corps. Mais ils redoutent davantage encore le remède qu’ils
imaginent plus douloureux que leur maladie. La guérison des maladies graves se fait, il est
vrai, rarement sans douleur. C’est pourquoi la punition, qui est le remède à l’injustice, est
si redoutée par celui dont l’âme est la plus déréglée. Par ce rapprochement éloquent, Platon
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Sujet 3 | Corrigé
explique ainsi pourquoi nous pensons ordinairement que la condition de l’injuste impuni est
heureuse et enviable : à la manière d’un enfant, nous nous figurons que l’exercice immodéré
de sa puissance sans souci de justice lui procure quantité de biens qui le rendent heureux et
qu’à l’inverse la punition qui le frappe est un mal qui lui retire le profit de ses forfaits. Or,
il faut rétablir l’ordre des valeurs : semblable au remède, la punition n’est un mal que pour
celui qui n’aperçoit pas le bien qu’elle procure et juge sa maladie préférable à sa santé.
3
Introduction
Quelque indignation morale qu’elle nous inspire, la vie des hommes qui peuvent satisfaire
tous leurs penchants sans souci de justice ni crainte d’aucun châtiment nous semble la plus
heureuse qui soit. Quel homme ne s’est jamais pris à rêver du bonheur que lui procurerait une
existence délivrée de l’interdit des lois ? L’appétit du pouvoir ne fournit-il pas la preuve que
le bonheur augmente à mesure qu’on est moins tenu de rendre des comptes à la justice et aux
autres hommes ?
33
Sujet 3 | Corrigé
Conclusion
L’injustice impunie ne procure pas le bonheur. La poursuite immodérée des objets du désir,
qui est la cause de l’injustice, livre en effet l’âme à la tyrannie d’une puissance qu’elle ne
maîtrise pas. L’âme souffre alors de l’injustice comme d’une maladie qui compromet à la fois
son équilibre et son aspiration à la justice.
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Sujet 4, composition
Un texte de Leibniz qui montre que toutes nos perceptions ne sont pas conscientes :
« D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de
perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements
dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop
petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant
à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au
moins confusément dans l’assemblage.
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Sujet 4 | Énoncé
[...] Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer
dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer
dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut
bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague,
quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de
tous les autres ensemble, et qu’ils ne se remarqueraient pas si cette vague qui le fait était
seule. »
Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, préface, Paris,
Flammarion, 1990, pp. 41-42.
« Il n’y a pas de science par la sensation. » Aristote, Seconds Analytiques, Paris, Flamma-
rion, 2005, chapitre I, 87b.
« Nous percevons bien des choses, et formons des notions universelles à partir des singu-
liers, qui se représentent à nous par le moyen des sens de manière mutilée, confuse, et sans
ordre pour l’intellect. » Baruch Spinoza, Éthique, 2e partie, proposition XL, scolie II, Paris,
Seuil, « Points Essais », 1999, p. 169.
La perception « n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination [...] mais
une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse [...] ou bien claire et
distincte. » Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, Paris, Flammarion,
1992, p. 87.
« La perception n’est pas une sorte de science commençante, et un premier exercice de
l’intelligence, il nous faut retrouver un commerce avec le monde et une présence au monde
plus vieux que l’intelligence. » Maurice Merleau-Ponty, Sens et non sens, Paris, Gallimard,
« NRF », 1996, p. 93.
37
Sujet 4 | Corrigé
Introduction
I. La perception est une forme de savoir qui nous élève au-delà de la sensation
38
Sujet 4 | Corrigé
1. La perception trompeuse
Tout d’abord, nos perceptions ne sont pas toutes synonymes de connaissances dans la mesure
où nombre d’entre elles nous échappent. C’est ce qu’a bien mis en évidence Leibniz dans
ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain dans lesquels il a montré qu’existaient en
nous une infinité de petites perceptions qui ne sont pas fixées par notre conscience et qui
ne peuvent être identifiées en tant que telles à des savoirs. Ainsi, par exemple, je peux très
bien percevoir inconsciemment le chant des oiseaux dans mon jardin sans être capable de
savoir quel est leur nombre. D’autre part, il faut aussi noter que nos perceptions sont souvent
trompeuses et qu’elles manquent de clarté : je peux par exemple de loin trouver qu’une maison
est petite et, me rapprochant, constater qu’elle est immense. Le savoir que m’avait livré ma
première perception, à distance, se révèle faux. De la même manière, si je ne me fie qu’à
ma perception, j’en reste au niveau de la simple expérience, sans pouvoir m’élever au savoir
théorique : ce n’est pas parce que je perçois aujourd’hui que le soleil se couche comme il s’est
couché tous les jours précédents que je comprends pourquoi il en est ainsi et que j’accède au
savoir astronomique. Comme l’écrit Leibniz, en nous fiant le plus clair du temps à nos seules
perceptions, nous n’accédons qu’à « une simple pratique sans théorie », c’est-à-dire à une
connaissance sans doute utile à la vie, mais qui ne nous donne pas accès aux véritables causes
et raisons des choses. « Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consécutions
de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ressemblant aux médecins
empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans
les trois quarts de nos actions. »
39
Sujet 4 | Corrigé
2. La perception comme rapport originaire au monde qui est un savoir vécu mais
non théorique
C’est la phénoménologie qui a bien mis en évidence le fait que la perception constitue un
savoir tout à fait spécifique qui est un savoir « pré-discursif », c’est-à-dire qui se consti-
tue avant la sphère de la formulation théorique propre à la connaissance intellectuelle. Le
phénoménologue Maurice Merleau-Ponty a bien montré en quoi la perception constituait un
rapport originaire au monde, qui n’en est pas une connaissance objective mais seulement vé-
cue : « Quand je perçois, je ne pense pas le monde, il s’organise devant moi. Quand je perçois
un cube, ce n’est pas que ma raison redresse les apparences perspectives et pense à propos
d’elles la définition géométrique du cube. » (Sens et non-sens). Autrement dit, la perception
est un acte qui nous met dans un rapport premier au monde, et ce rapport n’est pas théorique.
Est-ce un savoir ? Merleau-Ponty explique que « la perception n’est pas une sorte de science
commençante, et un premier exercice de l’intelligence », et qu’il « nous faut retrouver un com-
merce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence. » La perception
est donc une sorte de savoir vécu, mais que l’on ne peut pas identifier à un savoir produit par
l’intelligence seule. La perception, sans être un savoir théorique, n’est donc pas pour autant
un savoir inférieur. Mieux : dans la mesure où elle nous permet de retrouver les choses telles
qu’elles apparaissent elles-mêmes, avant toute compréhension théorique, la perception recèle
un savoir précieux qu’elle est seule à pouvoir délivrer.
Conclusion
Le problème qui se posait était celui de comprendre pourquoi un acte intuitif peut être réduit à
un certain savoir, bien que le savoir ne puisse être réduit à l’acte de percevoir. Cela s’explique
du fait que l’acte de percevoir est un acte qui mobilise à la fois notre sensibilité (nos organes
des cinq sens), mais aussi notre entendement. En ce sens, elle constitue bien une forme de
savoir, dans la mesure où l’intellect y joue un rôle, mais ce savoir est d’abord et surtout
un savoir de type intuitif, immédiat, vécu, qui ne peut pas être réduit au savoir objectif et
théorique propre à la connaissance scientifique par exemple. Percevoir n’est donc pas savoir
théoriquement, mais expérimenter une forme de savoir vécu auquel nous gagnerons beaucoup
à être de nouveau attentifs.
40
Sujet 5, composition
Baruch Spinoza, Lettre à Schuller, lettre LVIII, in Œuvres complètes, trad. R. Misrahi, Paris,
Gallimard, « Pléiade », 1954, pp. 1251-1252.
46
Sujet 5 | Énoncé
« L’autonomie de la volonté est le principe unique de toutes les lois morales et des devoirs
qui y sont conformes ; au contraire toute hétéronomie de libre choix, non seulement n’est
la base d’aucune obligation, mais elle est plutôt opposée au principe de l’obligation et à la
moralité de la volonté. Le principe unique de la moralité consiste dans l’indépendance, à
l’égard de toute matière de la loi (c’est-à-dire à l’égard d’un objet désiré) et en même temps
aussi dans la détermination du libre choix par la simple forme législative universelle, dont
une maxime doit être capable. Mais cette indépendance est la liberté au sens négatif, cette
législation propre de la raison pure et, comme telle, pratique, est la liberté au sens positif.
La loi morale n’exprime donc pas autre chose que l’autonomie de la raison pure pratique,
c’est-à-dire de la liberté, et cette autonomie est elle-même la condition formelle de toutes les
maximes, la seule par laquelle elles puissent s’accorder avec la loi pratique suprême. Si donc
la matière du vouloir, qui ne peut être que l’objet d’un désir lié avec la loi, intervient dans
la loi pratique comme condition de la possibilité de cette loi, il en résulte une hétéronomie
du libre choix, c’est-à-dire la dépendance à l’égard de la loi naturelle, de quelque impulsion
ou de quelque penchant, et la volonté ne se donne plus elle-même la loi, mais seulement le
précepte d’une obéissance raisonnable à une loi pathologique. Mais la maxime qui, dans ce
cas, ne peut jamais contenir en soi la forme universellement législative, non seulement ne
fonde de cette manière aucune obligation, mais elle est elle-même opposée au principe d’une
raison pure pratique, et par conséquent aussi à l’intention morale, quand même l’action qui
en résulte serait conforme à la loi. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, partie I, théorème IV, trad. F. Picavet, Paris,
PUF, 1965, p. 33.
« La liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en
avons. » Descartes, Principes de la philosophie, article 39.
« L’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté. » Rousseau, Du contrat social, livre I.
47
Sujet 5 | Énoncé
Trouver le plan
I. Pour être libre, il suffit d’avoir le choix
L’indépendance du vouloir, propre de l’homme, le place devant une variété de choix qui
l’arrache à la contrainte des lois nécessaires qui gouvernent par ailleurs la nature.
II. Avoir le choix est une illusion et une servitude
Avoir le choix, c’est imaginer du possible par ignorance des causes qui déterminent toute
chose de façon nécessaire et excluent que d’autres issues soient possibles.
III. La liberté, entre indépendance du choix et nécessité de choisir
La liberté n’est ni l’indépendance du choix, ni l’action déterminée d’après une nécessité de
nature. L’expérience du devoir nous fait découvrir qu’être libre c’est avoir le choix d’ac-
complir ou non une action qu’on reconnaît par ailleurs nécessaire, sur un plan moral.
48
Sujet 5 | Corrigé
Introduction
Nous mesurons volontiers notre liberté à l’étendue du choix qui s’offre à nous. Si le sentiment
que tout est possible nous procure immédiatement celui d’une liberté absolue, ne pas avoir le
choix nous paraît constituer, à l’inverse, l’état de la plus complète servitude.
Pourtant, il arrive que, devant certains choix qui se présentent à nous, nous n’éprouvions pas le
sentiment d’être libres. Dans les dilemmes tragiques, les conflits des devoirs, l’indifférence et
l’irrésolution, nous vivons la variété du choix comme un fardeau contraignant, une servitude
qui nous retire semble-t-il toute liberté. L’expérience concrète de l’« embarras du choix » ne
signifie-t-elle pas alors que pour être libre il ne suffit pas d’avoir le choix ? La question du sujet
renferme donc un paradoxe : d’un côté, si être libre désigne l’état dans lequel l’individu n’est
contraint par rien, il semble qu’avoir le choix soit la condition nécessaire de la liberté. Mais,
d’un autre côté, dans la mesure où le propre du choix est d’interrompre l’action, l’individu
semble condamné à le vivre comme une contrainte et un obstacle à sa liberté en acte. Le
choix semble donc à la fois la condition et l’obstacle de la liberté. Comment sortir de cette
contradiction ?
49
Sujet 5 | Corrigé
Conclusion
Avoir le choix ne suffit pas pour être libre, car cette indépendance de notre volonté ne nous
livre qu’à l’imagination infantile de possibles sans réalité, et à l’angoisse d’en sortir en ef-
fectuant un choix qui exclut tous les autres. Convenons que la véritable liberté consiste alors
plus proprement dans l’expérience d’une nécessité morale qui nous commande de choisir tout
en maintenant d’autres choix possibles. La liberté est donc inséparable du choix, entendu à
la fois comme indépendance du vouloir et nécessité d’une loi qui appelle notre obéissance,
sans toutefois nous contraindre.
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Sujet 6, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Le thème du texte
Ce texte s’interroge sur les fondements d’une science parfaite. Si les mathématiques en
offrent l’exemple éclatant, est-il possible d’en généraliser la méthode aux autres études,
encore largement incertaines ?
Le texte en bref
Dans un premier temps, Descartes fait état de la supériorité des mathématiques sur les autres
sciences, qui tirent leur solidité à la fois de la pureté et simplicité de leur objet (les nombres
et les figures) et de la rigueur du raisonnement démonstratif.
Toutefois, il faut remarquer, dans un deuxième temps (de (l. 6) à (l. 11)), que de nombreux
savants ne s’y appliquent pas et préfèrent mener leur recherche selon des méthodes dou-
teuses qui satisfont davantage leur goût pour les affirmations libres qu’un authentique souci
de vérité.
Cependant, Descartes précise dans un dernier temps (de (l. 12) à (l. 15)) qu’on aurait tort
de ne s’appliquer qu’à l’étude des mathématiques, car si celle-ci enseigne à bien diriger
53
Sujet 6 | Énoncé
notre esprit, nous pouvons espérer étendre notre connaissance à d’« autres objets » que les
nombres et les figures.
Un texte de Montaigne qui pointe les faiblesses de la raison humaine et doute qu’il soit
possible d’en régler l’usage en vue d’une connaissance enfin certaine :
« Au demeurant, cette maladie ne se découvre pas si aisément, si elle n’est du tout extrême
et irrémédiable, d’autant que la raison va toujours, et torte, et boiteuse, et déhanchée, et avec
le mensonge comme avec la vérité. Par ainsi, il est malaisé de découvrir son mécompte et
dérèglement. J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi ;
54
Sujet 6 | Énoncé
cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même
sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable et ployable et accommodable à
tout biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner. Quelque
Sujet 6 | Corrigé
elles sont possibles. À quoi tient donc leur admirable certitude ? Descartes l’explique d’abord
par la pureté (« pur ») et la simplicité (« simple ») de l’objet des mathématiques. Contrairement
aux autres sciences qui s’appliquent à l’étude d’une réalité d’expérience, les mathématiques
n’ont affaire qu’à des idées d’ordre purement intellectuel : lorsque le mathématicien recherche
les propriétés des nombres ou des figures, l’expérience ne lui est en effet d’aucun secours. Or,
cette indépendance des idées mathématiques (nombres, figures) vis-à-vis de l’expérience les
met à l’abri de l’incertitude. Car dans les objets d’expérience, par nature infiniment variés et
changeants, nous ne trouvons jamais rien qui assure un jugement certain et stable. Tandis que
la complication extrême des idées qui nous viennent de l’expérience conduit à l’incertitude,
la simplicité des idées auxquelles rien d’empirique n’est mêlé (« pur ») comporte le plus haut
degré de certitude.
58
Sujet 6 | Corrigé
Pourtant, si les mathématiques sont si évidentes et parfaites, comment expliquer que certains
s’appliquent à d’autres études ? Ne serait-ce pas que, contrairement à ce que dit Descartes,
les mathématiques sont trop difficiles, compliquées, rebutantes et qu’il y a mieux à faire ?
jaloux de sa liberté préfère le flottement d’un jugement incertain, mais libre, à la nécessité
des règles de la déduction rationnelle qui s’imposent à l’esprit et semblent lui retirer sa liberté
de penser ce qu’il veut.
Faut-il dès lors ne s’appliquer qu’à l’étude des mathématiques ? Si la métaphysique, la phy-
sique ou encore la morale et l’ensemble de la philosophie n’ont su parvenir au degré de certi-
tude atteinte par les mathématiques, faut-il désespérer d’y accomplir jamais le moindre pro-
grès ?
3. La métaphysique
Quant aux « autres objets » qu’il recommande à l’étude de « ceux qui cherchent le droit chemin
de la vérité », que peuvent-ils être ? Quels autres objets que les nombres et les figures sont-ils
60
Sujet 6 | Corrigé
Conclusion
Si les mathématiques sont supérieures aux autres sciences, elles ne nous en détournent pas,
mais nous invitent au contraire à les cultiver avec davantage de rigueur. L’étude des nombres
et des figures nous fournit en effet une méthode qui nous permet d’étudier autre chose que
les nombres et les figures. Telle est la conviction de Descartes : nous pouvons espérer former
des raisonnements déductifs, porteurs d’une vérité indubitable, sur d’autres objets, ceux en
particulier de la métaphysique (Dieu et l’âme) avec l’espoir de trouver en eux les principes
sur lesquels édifier une science qui soit enfin à la fois solide en sa méthode et complète dans
ses objets.
61
Sujet 7, composition
qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et
cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre
l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter
que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que par son objet et
son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à
lui, comme libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ; en un mot, qu’il est moins
attrayant. »
Karl Marx, Le Capital, livre I, 3e section, chapitre VII, trad. J. Roy, Paris, Flammarion, « GF »,
1969, pp. 139-140.
Friedrich Nietzsche, Aurore, livre III, § 173, in Œuvres, tome I, trad. H. Albert, Robert Laffont,
« Bouquins », 1993, p. 1073.
Un texte de Kant qui montre que si l’homme, démuni de tout, est condamné à travailler,
il semble avoir été destiné par la nature à ne jouir d’aucun bien qu’il n’ait acquis par lui-
même. Dès lors, le travail, qu’on apparente de prime abord à une cruelle servitude, fournit le
moyen de s’élever au-dessus de sa condition simplement animale et d’accéder, dans l’effort
entrepris par soi-même, à l’autonomie et à une juste estime de soi. Ainsi, par une sorte de
ruse, la nature a voulu que l’homme, tirant tout de lui-même, fût un être moral, doté d’une
absolue dignité :
« La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agen-
cement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun bonheur ou à
63
Sujet 7 | Énoncé
aucune perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre rai-
son. [...] la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs
du chien, mais seulement les mains [...] comme si elle voulait que l’homme dût parvenir
par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la
perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au
bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même ;
c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au
bien-être. »
Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 3e proposition,
trad. J.-M. Muglioni, Bordas « Univers des Lettres », 1988, pp. 12-13.
« Si les navettes tissaient d’elles-mêmes [...] alors ni les chefs d’artisans n’auraient besoin
d’ouvriers, ni les maîtres, d’esclaves. » Aristote, La Politique, livre I, chapitre IV, 1253b.
« Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver.
Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos
que chacun travaille, c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Rousseau, Essai sur
l’origine des langues, chapitre IX, note 1.
« À notre insu, le travail nous guérit de la partie inférieure et presque mécanique de nos pas-
sions ; ce n’est pas peu. Les mains d’Othello étaient inoccupées lorsqu’il s’imagina d’étran-
gler quelqu’un. » Alain, Les Aventures du cœur, chapitre X.
64
Sujet 7 | Énoncé
Trouver le plan
I. La nature du travail en justifie l’éloge
Parce que le travail est par essence utile à l’homme, il possède une valeur éminente qui le
rend digne d’éloge.
II. La véritable origine de la valorisation du travail : une dévalorisation de la vie hu-
maine ?
Toutefois, l’éloge du travail ne repose-t-il pas en réalité sur une morale répressive où
l’homme tente vainement de fuir la réalité dans l’illusion d’une maîtrise technique de la
nature ?
III. Les fondements d’un juste éloge du travail
Par-delà l’utilité qu’il nous procure et la peine qu’il occasionne, le travail est l’expression
de la liberté humaine. C’est à ce titre qu’un éloge du travail est possible et légitime.
65
Sujet 7 | Corrigé
Introduction
Nous prêtons volontiers au travail de nombreuses vertus d’ordre aussi bien moral (délivre de
la paresse) que social (lie les hommes dans une coopération raisonnée) ou encore matériel
(amélioration des conditions d’existence). Pourtant, la réalité du travail et les méfaits voire
les vices qu’il occasionne font peser un doute sur le bien-fondé d’un tel éloge : la répression
des désirs, l’appétit de domination (de la nature et d’autrui), le goût immodéré pour l’effi-
cacité et le rendement utilitaire, l’oubli de soi-même dans l’exécution d’une tâche extérieure
potentiellement abrutissante, semblent autant d’objections aux louanges du travail.
S’il en est ainsi, c’est que le travail est une réalité ambiguë : à la fois utile et pénible, il semble
tenir à la fois du bien et du mal. Utile parce qu’il exerce une action transformatrice sur le
réel et nous permet d’améliorer nos conditions d’existence ; pénible parce qu’à la différence
d’autres activités humaines (telles le loisir ou le jeu), il s’accompagne toujours d’un degré de
souffrance physique ou morale.
La question de notre sujet soulève dès lors le problème suivant : comment un éloge légitime
et honnête du travail peut-il tenir ensemble, sans en négliger une seule, ces deux dimensions
apparemment contradictoires ? Au nom de quelle échelle de valeur le travail se révèle-t-il
digne d’éloge ?
1. La dignité du travail
En tenant le travail pour une servitude et une indignité, l’Antiquité et le Moyen Âge ont
méconnu la valeur du travail. C’est ainsi qu’Aristote conçut de le réserver aux seuls esclaves :
car en plaçant l’individu sous la dépendance du besoin naturel, le travail réduit l’homme à
l’état d’instrument et le maintient sous la servitude de la nécessité naturelle.
Dans la perspective moderne, tout change : l’homme n’est et ne sera que ce qu’il s’efforce, par
son travail, de devenir. L’évident dénuement où une nature ingrate a placé l’homme (être faible
et sans défense) est le signe de sa liberté : sa puissance technique, symbolisée par le feu dérobé
à Héphaïstos dans le mythe de Prométhée, signifie que l’homme tire sa dignité du fait qu’il
doit travailler pour être et pour avoir. C’est parce qu’il n’est rien qu’il peut tout. La pensée de
Locke s’inscrira dans cette perspective, lançant le credo libéral du travail salutaire : c’est par
son travail que l’individu transforme une nature d’abord inculte et hostile, la valorise et peut
légitimement en réclamer la propriété. Ce droit naturel à se donner de la peine pour acquérir
des biens a une valeur à la fois sociale (justice et prospérité) et morale (mérite personnel)
éminente.
résoudre à fournir l’effort nécessaire). De sorte qu’on perçoit aisément, avec Marx, la valeur
du travail : en nous apprenant à différer la satisfaction de nos désirs, le travail encourage le
développement de la raison, affermit la volonté et, partant, humanise l’homme. La discipline
du travail jette ainsi les bases de la moralité et de la civilité humaine : l’homme devient peu
à peu maître de soi, attentif, réfléchi et rationnel, coopératif, obstiné, persévérant et souvent
même courageux. Par le travail l’homme advient à lui-même et conquiert ce qui fait sa valeur
propre : sa liberté.
précisément, il est un mal que nul ne saurait tolérer sans un discours le persuadant du contraire.
L’éloge du travail, fruit d’une morale répressive, relève d’une tentative de justification de la
souffrance humaine. Car dans l’action productive et utile, l’homme trouve une signification
à sa souffrance et chasse l’angoisse d’une existence absurde.
L’homme tirant sa dignité de sa liberté, seul le travail libérateur est digne d’un juste éloge. Dès
lors, on se gardera de confondre l’éloge du travail avec l’éloge du labeur exténuant. Celui-ci
n’est pas une forme dérivée de celui-là, mais pour l’essentiel, son exact opposé.
Conclusion
Il semble légitime de faire l’éloge du travail, car on peut à bon droit lui reconnaître une
valeur morale, sociale et matérielle. Mais on veillera à ce que l’éloge du travail demeure
rationnel et ne repose pas sur une dévalorisation de la vie humaine et sur des motifs affectifs
tels que la peur ou le fantasme d’une maîtrise technique et un culte immodéré de l’utilité.
Faire l’éloge du travail implique qu’on sache reconnaître la valeur du « non-travail » (activité
libre, contemplation) sans lequel il se change en labeur servile et perd à la fois son sens et sa
valeur.
69
Sujet 8, composition
Un texte de Hegel qui montre que le langage n’est pas un outil au service d’une pensée déjà
là, mais l’élément même où la pensée se forme :
« Nous n’avons savoir de nos pensées — nous n’avons des pensées déterminées, effec-
tives — que quand nous leur donnons la forme de l’ob-jectivité, de l’être-différencié d’avec
notre intériorité, donc la figure de l’extériorité, et, à la vérité, d’une extériorité telle qu’elle
porte, en même temps, l’empreinte de la suprême intériorité. Un extérieur aussi intérieur,
seul l’est le son articulé, le mot. C’est pourquoi vouloir penser sans mots — comme Mesmer
l’a tenté une fois — apparaît comme une déraison, qui avait conduit cet homme, d’après ce
qu’il assura, presque à la manie délirante. Mais il est également risible de regarder le fait,
pour la pensée, d’être liée au mot, comme un défaut de la première et comme une infor-
tune ; car, bien que l’on soit d’avis ordinairement que l’inexprimable est précisément ce qui
est le plus excellent, cet avis cultivé par la vanité n’a pourtant pas le moindre fondement,
puisque l’inexprimable est, en vérité, seulement quelque chose de trouble, en fermentation,
qui n’acquiert de la clarté que lorsqu’il peut accéder à la parole. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome III,
Philosophie de l’esprit, addition au § 462, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, pp. 560-561.
« La langue est un instrument à penser. » Alain, Éléments de philosophie, livre III, cha-
pitre II, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1991.
« Comme la conscience, le langage naît du seul besoin, de la nécessité du commerce avec
d’autres hommes. » Karl Marx, L’Idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1982, p. 311.
« L’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes [... mais] des
besoins moraux, des passions. » Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues,
chapitre II, Paris, Flammarion, 1993, pp. 61-62.
Problématiser le sujet
D’un côté le langage nous apparaît comme un outil : il est à notre disposition, nous pouvons
le maîtriser et il nous rend un grand service en nous permettant de communiquer. D’un autre
côté, le langage nous apparaît comme un élément, une matière dans laquelle nous sommes
toujours pris, qui nous fait obstacle et dont nous aimerions nous dégager.
Sommes-nous alors en position de maîtrise par rapport au langage ? N’est-il bien qu’un outil ?
71
Sujet 8 | Énoncé
Trouver le plan
Nous verrons d’abord en quoi le langage comporte tous les caractères d’un outil et se prête
par conséquent à notre maîtrise. Puis nous montrerons qu’il constitue en réalité un obstacle
à la pensée et échappe à notre maîtrise. Enfin, nous verrons que le langage n’est pas d’abord
devant nous, comme un outil ou un obstacle, mais en nous-mêmes, comme l’élément où se
déploie et se forme toute pensée véritable.
72
Sujet 8 | Corrigé
Introduction
Qu’il soit verbal, écrit, corporel ou encore musical, nous sommes tentés spontanément de
penser que le langage est un outil. Comme n’importe quel outil, le langage est disponible
à notre usage pourvu qu’on sache le maîtriser. Pourtant, si l’analogie semble convaincante,
suffit-elle à rendre compte de la nature du langage ?
On peut définir le langage comme un système structuré de signes permettant l’expression et
la communication d’un sens. L’outil, quant à lui, désigne tout objet créé par l’homme dont la
raison d’être est de lui servir. Un outil est ce qui nous permet d’exercer une action transfor-
matrice sur le monde.
Dès lors, si le langage est un outil, à quoi sert-il ? Quelle transformation opère-t-il ? On peut
naturellement penser qu’il sert à nous exprimer et à communiquer avec autrui en transformant
nos pensées intérieures en réalités verbales accessibles à autrui. Mais n’est-il que cela ? Ne
se définit-il que par sa fonction utilitaire ?
Formulons alors le problème. D’un côté le langage semble être quelque chose d’extérieur à
nous, qu’on peut librement saisir et manipuler pour exprimer et communiquer notre pensée.
D’un autre côté, le langage semble être à ce point familier, intime, intérieur à nous qu’on
peut douter de notre capacité à le saisir et à nous en rendre maîtres, comme on le ferait d’un
simple outil. Comment articuler ces deux aspects apparemment contradictoires ?
Le langage possède toutes les caractéristiques d’un outil. Il m’est utile. Ce qui signifie qu’il
est au service de ma pensée, qu’il obéit à ma volonté (j’en dispose à loisir, librement) et qu’il
constitue un moyen efficace d’expression et de communication.
ment pour composer, à l’infini, des énoncés nouveaux, tandis que le signal animal n’a qu’une
fonction déterminée par la nature. Alors qu’on dispose des signes, on ne peut qu’exécuter
des signaux. Les linguistes parlent ainsi de « l’arbitraire du signe » : la signification du signe
est fixée par notre « arbitre », notre libre volonté, autrement dit par convention. Tout signe
comporte en effet deux éléments : l’un est le véhicule de la signification (le mot) qu’on ap-
pelle le « signifiant », l’autre est le contenu de signification ainsi véhiculé, le message, qu’on
appelle en linguistique le « signifié ». Or, le lien entre l’un et l’autre est arbitraire et conven-
tionnel : le mot « table » (signifiant) ne renvoie à la « table » (signifié) que parce que nous
en avons décidé ainsi. D’autres mots auraient pu faire l’affaire, comme en témoignent les
langues étrangères.
3. L’efficacité du langage
Remarquons enfin l’extraordinaire efficacité du langage humain. Comme nous venons de
le voir, le langage est particulièrement plastique, évolutif, malléable. Il n’est pas un simple
lexique figé. Nous pouvons composer sans cesse des significations nouvelles avec la plus
grande liberté. Nous pouvons exprimer la réalité, mais aussi des choses imaginaires, ou encore
absurdes, et même « parler pour ne rien dire ». La pensée trouve ainsi dans le langage un outil
qui lui correspond et la sert parfaitement. Le langage permet d’exprimer et de communiquer
efficacement des significations en nombre illimité. Formidable outil, en conséquence, mais
qu’il faut, comme n’importe quel outil, apprendre à maîtriser afin qu’il ne nous trahisse pas.
Le quiproquo, l’incompréhension sont la rançon de l’extraordinaire pouvoir du langage. La
malédiction de Babel n’est rien d’autre que la reconnaissance inquiète du pouvoir surhumain
du langage, outil d’une efficacité redoutable, capable, selon la légende biblique, de bousculer
l’ordre de la nature lui-même, de la Création divine.
Le langage assurément possède tous les caractères d’un outil. Pourtant, combien de fois les
mots dépassent notre pensée, la trahissent et la desservent ? Cet amoureux qui cherche les
mots pour exprimer ses sentiments, cet ami qui cherche à formuler une pensée réconfortante
trouvent souvent que le langage est davantage un obstacle qu’un moyen utile.
La pensée est-elle donc en position de maîtrise par rapport au langage ?
mot commun ; « chacun a sa manière d’aimer » et se rend bien compte que le langage traduit
fort mal ce qu’il ressent personnellement. Les mots dont nous disposons nous déçoivent ici
car ils ne retiennent que « l’aspect objectif et impersonnel de l’amour ». Le mot fait donc
subir à la pensée une terrible mutilation : tout ce qui en elle est singulier est retranché et ne
parvient pas à s’exprimer. À cet égard, le langage n’est plus un outil, mais un obstacle, un
élément incommode par nature.
3. Se délivrer du langage
Le rapport de maîtrise semble alors s’inverser : le langage n’est plus à notre service, mais
contraint notre pensée et lui retire tout ce que nous y mettons de singulier et de personnel.
Au discours, règne du commun et de l’identique, il faudrait alors opposer l’« intuition », la
vue directe des choses par l’esprit, sans l’aide des mots. Nous faisons parfois l’expérience
de la pauvreté du langage. Nous comprenons maintenant pourquoi. Le langage ne sert qu’à
communiquer en vue de l’action, non à exprimer nos pensées singulières. Et si nous nous en
tenons à lui, nous risquons de ne plus du tout penser par nous-mêmes, mais nous contenter des
idées communes renfermées dans les mots. La pensée devrait alors faire vœu de silence pour
échapper à la malédiction du langage et retrouver le contact personnel des choses singulières
et fluantes. La réalité, c’est ce que nous vivons. Or, la vie est un renouvellement continuel
dans lequel rien ne demeure identique. Les mots ne peuvent la saisir, de même que le filet du
pêcheur ne peut saisir l’eau courante du fleuve.
Le langage n’est qu’un outil. Défectueux d’abord : la pensée ne s’y retrouve pas. Traître en-
suite et surtout : le langage tend à inverser le rapport de maîtrise et, d’outil de communication,
devenir notre maître à penser. Toutefois, n’est-ce pas une illusion de considérer que la pensée
peut se déployer en dehors du langage ? Ni simple outil, ni obstacle insurmontable, le langage
est peut-être la condition de notre pensée, l’élément dans lequel elle se forme et peut seule
exister.
75
Sujet 8 | Corrigé
76
Sujet 8 | Corrigé
Conclusion
Notre rapport au langage est ambigu. D’un côté le langage est pour nous quelque chose d’ex-
térieur dont nous nous servons pour atteindre un but, comme n’importe quel outil. Mais d’un
autre côté, nous nous rendons bien compte que le langage nous est intime et intérieur : nous
ne sommes pas par rapport à lui comme l’artisan par rapport à son outil posé devant lui. S’il
en est ainsi, c’est que le langage est étroitement uni à notre pensée. Elle ne peut s’en déta-
cher. Il est sa condition, son élément. Ainsi, plutôt que de rêver que le langage nous serve,
tâchons plutôt d’en explorer les possibilités pour enrichir notre pensée sous toutes ses formes,
scientifique et philosophique autant que littéraire et artistique.
77
Sujet 9, composition
Montesquieu, De l’esprit des lois, tome II, IVe partie, livre XX, chapitre II, Paris, Classiques
Garnier, 2011, p. 3.
78
Sujet 9 | Énoncé
Un texte de Platon qui montre que le dialogue rationnel permet de dépasser la discorde des
opinions contradictoires :
« SOCRATE — J’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des discussions
et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont bien de la peine à défi-
nir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et à terminer l’entretien après s’être
instruits et avoir instruit les autres. Sont-ils en désaccord sur un point et l’un prétend-il que
l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par
envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du
problème à débattre. Quelques-uns même se séparent à la fin comme des goujats, après
s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les assistants s’en veulent à
eux-mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles disputes. [...]
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je m’en tiendrai là.
De quelle sorte suis-je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque
chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose
d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a
plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du
plus grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y a pour l’homme rien de
si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Si donc
tu affirmes être dans les mêmes dispositions que moi, causons ; si au contraire tu es d’avis
qu’il faut en rester là, restons-y et finissons la discussion. »
Platon, Gorgias, 457d-458a, trad. É. Chambry, Paris, Flammarion, 1967, pp. 183.
« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. » Montesquieu, De l’esprit des lois,
tome II, IVe partie, livre XX, chapitre II, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 3.
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous at-
tendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre inté-
rêt. » Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris,
Garnier-Flammarion, 2001, p. 84.
« Le commerce est par son essence satanique. Le commerce, c’est le prêté-rendu, c’est le
prêt avec le sous-entendu : rends-moi plus que je ne te donne. » Charles Baudelaire, Mon
cœur mis à nu, LXXV.
Trouver le plan
On pourra d’abord montrer que les échanges favorisent la paix entre les hommes en instau-
rant des relations utiles et profitables entre eux. Puis, on pourra montrer que les échanges,
dominés par l’intérêt privé de chaque échangeur, peuvent engendrer la discorde entre les
hommes.
80
Sujet 9 | Corrigé
Introduction
Les échanges entre les hommes n’ont fait que s’accroître au cours du XXe siècle, mais cette
période de l’histoire a aussi vu de nombreux conflits se produire. Peut-on donc soutenir que
les échanges favorisent la paix ? « Favoriser » signifie « contribuer, accroître par sa propre
existence la possibilité d’un fait ». Il s’agit donc de se demander si l’acte d’échanger accroît
la possibilité de la paix. On appelle communément « échange » l’acte qui fait passer d’un
individu à un autre un objet, un bien matériel ou immatériel. Il est différent du don, qui est
un rapport unilatéral entre deux parties, ou l’une des deux remet à l’autre sans exigence de
retour. Dans l’échange, en revanche, les relations sont réciproques, et c’est pourquoi l’on
parle généralement d’échanges au pluriel. La paix désigne, elle, les rapports réguliers ou non
conflictuels entre différentes entités, la plupart du temps entre nations. On l’oppose généra-
lement à la guerre, celle-ci étant la manifestation armée d’un conflit d’intérêts. Or, la guerre
n’est-elle pas la sanction d’un échange manqué ? Ainsi, si les échanges peuvent, par la réci-
procité qu’ils impliquent, conduire à un rapport pacifique entre les hommes, ils peuvent aussi
les diviser. Le problème est donc de comprendre pourquoi les échanges sont à la fois une
condition de possibilité de l’entente mais aussi de la discorde entre les hommes.
Nous verrons tout d’abord que les échanges favorisent la paix entre les hommes dans la me-
sure où ils instaurent des relations utiles et profitables entre eux. Puis, nous verrons que les
échanges, qui s’apparentent à la recherche des intérêts privés, peuvent engendrer la discorde
entre les hommes.
montre que les échanges marchands entre les nations sont le seul moyen pour elles d’éviter
la guerre.
moins qu’il ne convient des choses qui constituent des maux en soi. » Ce qui est juste, c’est
que les rapports entre les individus et leurs biens soient égaux : Pierre doit ainsi recevoir, dans
l’échange, à proportion de ce que Paul reçoit de son côté. Les échanges sont donc au cœur
des concepts de justice et d’injustice et, si un échange juste ou équitable favorise la paix, un
échange illégitime ou injuste, dicté par l’intérêt privé, peut très bien engendrer des conflits,
ce qui est particulièrement visible dans le monde moderne occidental.
Conclusion
Le problème était de comprendre pourquoi les échanges sont à la fois une condition de pos-
sibilité de l’entente mais aussi de la discorde entre les hommes. Si l’acte d’échanger unit les
hommes, la finalité de l’échange, où chacun ne poursuit que son intérêt, les divise. En pous-
sant les individus à trouver un accord, les échanges sont une condition favorable à la paix.
Mais dans la mesure où chacun n’en demeure pas moins, le plus souvent, égoïste, l’échange
fait obstacle à la paix qui exige de chacun qu’il renonce à son intérêt particulier. C’est pour-
quoi nous pouvons penser que ce ne sont pas seulement les échanges qui favorisent la paix,
mais plutôt la paix qui favorise les échanges.
83
Sujet 10, composition
Un texte de Ricœur qui montre que l’objectivité de l’historien passe par un bon usage de sa
subjectivité. Parce qu’il a affaire à des événements doués de signification, et non des faits
dont on pourrait traiter comme de simples choses, l’historien doit engager sa subjectivité
afin d’interpréter l’histoire et espérer ainsi la comprendre :
« Après avoir dit et bien dit que l’histoire reflète la subjectivité de l’historien, il faut dire
que le métier d’historien éduque la subjectivité de l’historien. L’histoire fait l’historien au-
tant que l’historien fait l’histoire. Plutôt : le métier d’historien fait l’histoire et l’historien.
Autrefois, on opposait la raison au sentiment, à l’imagination : aujourd’hui, nous les réin-
troduisons d’une certaine façon dans la rationalité, mais en retour la rationalité pour laquelle
l’historien a opté fait que le clivage passe au cœur même du sentiment et de l’imagination,
scindant ce que j’appellerai un moi de recherche d’un moi pathétique, le moi des ressenti-
ments, des haines, des réquisitoires. [...]
Pas d’histoire donc sans une époché de la subjectivité quotidienne, sans l’institution de
ce moi de recherche duquel l’histoire tire son beau nom. Car l’historia c’est précisément
cette « disponibilité », cette « soumission à l’inattendu », cette « ouverture à autrui », où la
mauvaise subjectivité est surmontée. »
« nous savons par expérience au sujet des hommes que toujours, selon une nécessité de
nature, tout être tend à exercer toute le puissance dont il dispose. » Thucydide, Histoire de
la guerre du Péloponnèse.
« L’histoire [...] fait cependant espérer qu’en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de
la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier. » Emmanuel Kant,
Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Introduction.
« nous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjecti-
vité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l’objectivité qui
convient à l’histoire. », Paul Ricœur, Histoire et vérité, Seuil, p. 23.
heurter à la réalité du cours de l’histoire, objet d’étude fort incommode du fait de l’irrégu-
larité des événements qui y surgissent. Comment concilier ces deux aspects apparemment
contradictoires ?
Trouver le plan
I. Par le souci de vérité qu’elle manifeste, l’histoire s’apparente à une science
L’histoire se démarque à la fois du mythe des origines et de la légende politiquement orientée
d’un peuple. Un souci de vérité dicte une attention exclusive aux faits réels et à leurs vraies
causes.
II. Impossibilité de l’histoire comme science
L’histoire porte sur des événements, non des faits : l’irrégularité qui les caractérise rend
impossible toute explication causale ou déterministe, comme l’exige la science.
III. L’histoire : une science humaine
La science n’est pas une, mais multiple : à côté des sciences de la nature qui portent sur
des faits et en recherchent les causes dans des lois universelles et nécessaires, l’histoire,
science humaine, porte sur des événements et s’efforce d’en déterminer le sens d’après une
démarche rigoureuse d’interprétation.
99
Sujet 10 | Corrigé
Introduction
Les nombreuses controverses qui agitent la communauté des historiens semblent suggérer,
hier comme aujourd’hui, que l’histoire ne possède pas la solidité d’une science. N’est-elle
pas toujours, en effet, le produit d’une interprétation partiale et partielle du passé, comme le
font souvent remarquer ceux qui nous rappellent que l’histoire est écrite par les vainqueurs ?
L’histoire, pourtant, a pour but d’établir la vérité du passé humain. Distincte du récit lé-
gendaire et du discours mythique sur les origines, elle désigne littéralement l’« enquête »
(historia) visant à établir l’authenticité des événements passés, leur chronologie exacte et
dégager des liens de cause à effet.
Mais si, en ce sens, le projet de l’histoire l’apparente à une science, son objet, lui, semble
toutefois l’en éloigner : l’irrégularité des événements historiques (la complexité des actions
humaines, leur aspect souvent chaotique, indéterminé et imprévisible — certains disent même
« libre »), ainsi que leur éloignement dans le passé rendant toute observation directe impos-
sible, semblent incompatibles avec la régularité des faits étudiés par la science et exclure toute
possibilité d’en dégager des lois.
Cette ambivalence de l’histoire fait problème et justifie la question de notre sujet. Parce
qu’elle manifeste un souci de vérité, l’histoire semble relever de la démarche scientifique.
Mais la nature complexe, variable, inconstante de son objet (les actions humaines passées)
paraît lui interdire d’y déceler aucune régularité ni la moindre loi, requises par la science.
Soulignons l’enjeu, crucial ici : si d’aventure il nous fallait refuser à l’histoire la possibilité
d’être une science, ne devrions-nous pas renoncer à l’idée de vérité historique, laissant ainsi
toute latitude aux récits mensongers et falsificateurs (révisionnistes, négationnistes) ? Dire
que l’histoire n’est pas une science, conduit-il à lui refuser tout rapport à la vérité ?
Pour surmonter cette difficulté, nous tenterons de montrer en quel sens l’histoire constitue bel
et bien une science possible, quoique d’une nature singulière, lui garantissant l’accès à une
vérité authentique.
2. L’idéal d’objectivité
Toutefois, ce projet, qu’Hérodote ne put qu’esquisser, il appartint à Thucydide de le porter
à son premier accomplissement rigoureux. S’il pouvait encore reprocher au « père de l’his-
toire » une certaine complaisance aux ornements du récit légendaire et l’évocation abusive
de facteurs surnaturels (les dieux), Thucydide s’efforça quant à lui de porter le souci de vé-
rité à son terme en composant des récits où l’histoire put apparaître dans la pure lumière des
simples faits, sans l’ombre ni l’éclat d’un narrateur glissant çà et là dans le récit ses vues
personnelles. « Plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour l’auditoire d’un moment, c’est
un capital impérissable qu’on trouvera ici », annonce-t-il dans son Histoire et la guerre du
Péloponnèse.
viduelle par une sorte de fatalisme, inhérent à la pratique de nos disciplines. Elles nous ont
habitués à considérer, sur toutes choses, dans la société comme dans la nature, le jeu de forces
massives. C’était mal interpréter l’histoire. »
faire de l’histoire » (Michel Foucault) délivrée des enjeux politiques et religieux, et soucieuse
d’une mise en ordre du matériau historique.
Conclusion
103
Sujet 11, commentaire
Il vaut bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit,
que le faire sans méthode : car il est très certain que ces recherches désordonnées et ces
méditations obscures troublent la lumière naturelle 1 et aveuglent l’esprit ; et tous ceux qui
s’habituent ainsi à marcher dans les ténèbres affaiblissent tant leur vue que, par la suite,
5 ils ne peuvent supporter la lumière du jour : l’expérience aussi le confirme, puisque nous
voyons très souvent ceux qui ne se sont jamais souciés d’étudier porter des jugements
bien plus solides et bien plus clairs sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont passé
tout leur temps dans les écoles. Ce que j’entends maintenant par méthode, ce sont des
règles certaines et faciles, par l’observation 2 exacte desquelles on sera sûr de ne jamais
10 prendre une erreur pour une vérité et, sans y dépenser inutilement les forces de son esprit,
mais en accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie
de ce dont on sera capable.
René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, 1628.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées princi-
palement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et
demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
1 Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie.
2 a) Expliquez : « ces recherches désordonnées et ces méditations obscures troublent la lu-
mière naturelle et aveuglent l’esprit ».
b) Pourquoi « ceux qui ne se sont jamais souciés d’étudier » portent-ils « des jugements bien
plus solides et bien plus clairs » ?
c) En vous appuyant sur le texte, définissez ce qu’est la méthode.
3 Vaut-il mieux renoncer à chercher la vérité plutôt que de le faire sans méthode ?
Comprendre le sujet
Descartes s’interroge sur les conditions d’une recherche fructueuse de la vérité.
Descartes fustige d’abord les « recherches désordonnées » qui gâtent l’esprit dans des études
infructueuses. Il observe ensuite que les moins instruits ont souvent davantage de discerne-
ment (« lumière naturelle ») que ceux qui ont fréquenté les écoles. Enfin, Descartes expose
les caractères et les avantages de sa propre méthode : des règles « certaines et faciles »
assurant un « progrès continu » de la connaissance.
104
Sujet 11 | Énoncé
Michel de Montaigne, Essais, livre II, chapitre XII, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, pp. 564-565.
105
Sujet 11 | Énoncé
Problématiser le texte
On oppose souvent le bon sens naturel de l’homme sans instruction et l’aveuglement ou le
dogmatisme de l’esprit scolaire : d’un côté l’ignorance de l’esprit candide qui ne se trompe
pas mais ne sait rien, de l’autre, l’esprit embarrassé par des savoirs incertains. Pourtant, sans
étude et sans application, l’esprit ne peut espérer faire des progrès dans la recherche de la
vérité.
Comment faire pour que la recherche de la vérité ne gâte pas la clairvoyance naturelle de
l’esprit humain ? C’est tout l’enjeu de la méthode de Descartes.
1 Descartes soutient que l’adoption d’une méthode certaine est indispensable à la re-
cherche de la vérité. Dans un premier temps, il souligne la supériorité des mathématiques
sur les autres sciences, du fait de la pureté de leur objet et de la rigueur de leurs démonstra-
tions. Dans un second temps, Descartes montre que les autres sciences n’ont pu effectuer,
faute d’une telle rigueur, le moindre progrès dans la connaissance. C’est pourquoi, dans un
troisième et dernier temps, Descartes forme le projet d’une synthèse entre la rigueur des
mathématiques et l’objet des autres sciences, dans l’espoir de porter un jour des jugements
aussi indubitables que ceux des mathématiques sur d’« autres objets » que les nombres et
les figures.
2 a) Pour comprendre cette phrase de Descartes, il faut rendre compte de l’opposition entre
la faculté naturelle de raisonner, propre à chaque homme (« lumière naturelle »), et son
mauvais usage par ceux qui manquent de méthode (« recherches désordonnées »). Il s’agit
ici de montrer qu’un mauvais usage peut corrompre (« aveuglent ») l’instrument naturel
dont l’homme dispose pour penser et connaître (sa raison).
b) Cette affirmation signifie que le manque d’instruction peut être un avantage dans la re-
cherche de la vérité, car notre capacité de connaître est conservée dans son état originel. Il
ne faut pas manquer de souligner l’audace de cette idée, car elle justifie une rupture avec le
passé et encourage l’individu à ne se fier qu’aux seules forces de sa raison, et à reprendre
toute recherche depuis le début.
c) Le texte permet de définir la méthode comme une démarche rationnelle calquée sur la
rigueur et la certitude des démonstrations mathématiques. Toutefois, Descartes se contente
ici de l’esquisser, sans préciser encore en quoi peut consister cette nouvelle philosophie
inspirée des mathématiques et tournée vers d’« autres objets ».
3 Cette question propose une alternative radicale : ou bien rechercher la vérité sans mé-
thode, ou bien y renoncer. Vous pourrez ici discuter de la question de savoir si l’absence de
méthode est nécessairement nuisible à la recherche de la vérité. N’est-il pas possible, sans
méthode précise, mais à l’aventure, de parvenir à des vérités ? À l’inverse, le souci scrupu-
leux d’une méthode ne peut-il pas nous rendre aussi aveugles que des recherches entreprises
sans méthode ?
106
Sujet 11 | Corrigé
1 Dans cet extrait, Descartes soutient qu’il vaut mieux renoncer à chercher la vérité plutôt
que de le faire sans méthode (l. 1). Cette thèse radicale ne manque pas de surprendre car
Descartes ne se contente pas de déclarer qu’une recherche méthodique est préférable à une
recherche conduite à l’aventure, mais affirme que sans méthode, il ne vaut pas la peine de
chercher la vérité.
Pour étayer sa position, Descartes fait valoir, dans un premier temps (du début du texte à
« lumière du jour » (l. 5)), qu’une recherche entreprise sans ordre égare l’esprit et lui ôte tout
discernement. Mobilisant une image d’origine platonicienne (La République, VII, allégorie
de la caverne), Descartes montre que l’absence de méthode non seulement ne nous met sous
les yeux aucune vérité, mais davantage encore, nous aveugle. L’absence de méthode est un
poison qui corrompt l’esprit.
C’est pourquoi, dans un deuxième temps (de « l’expérience » (l. 5) à « dans les écoles »
(l. 8)), Descartes affirme qu’il est préférable de ne pas rechercher la vérité dans pareilles
conditions. L’expérience nous l’enseigne : ceux qui n’ont pas gâté leur esprit dans des études
désordonnées conservent leur discernement naturel et leur esprit sain.
Toutefois, la lumière naturelle de l’esprit n’est encore qu’une disposition qu’il importe de
cultiver. Sans une méthode simple, claire et rigoureusement suivie, il n’est capable de rien.
C’est pourquoi Descartes entreprend enfin (de « Ce que j’entends maintenant par méthode »
(l. 8) à la fin) d’esquisser cette méthode de la recherche de la vérité.
2 a) Descartes vise ici ceux qui « ont passé tout leur temps dans les écoles » (l. 7). Que leur
reproche-t-il ? Le principal grief qu’il leur adresse est l’absence d’une méthode qui eût pu
guider leur recherche et ne pas épuiser leur esprit jusqu’à l’aveuglement. Descartes fait ici
référence à l’enseignement de son époque qui, fort érudit dans ses matières, n’en était pas
moins, selon lui, fort « désordonné » dans sa manière. Non seulement ces études encombrent
inutilement l’esprit, mais elles lui sont nuisibles. L’esprit qui s’était mis en quête de vérité
retombe dans l’illusion : affaibli par des efforts mal entrepris et enfoncé dans ses « méditations
obscures » il s’irrite à la vue des idées claires. C’est ainsi qu’il devient dogmatique.
b) Tandis que les érudits des écoles deviennent déraisonnables à force de raisonner sans mé-
thode, ceux qui ne se sont jamais souciés d’étudier conservent intacte, selon Descartes, leur
« lumière naturelle » (leur raison) et, en dépit de leur ignorance (ou plutôt grâce à elle), ils
disposent de tout leur « bon sens », que la nature a également répartie en tous les hommes.
Ce passage annonce l’éloge du bon sens naturel des hommes qui ouvre le Discours de la mé-
thode (1637) et justifie le recours au voyage et à l’expérience du monde (le « grand livre du
monde ») pour se guérir des méfaits d’un enseignement obscurantiste.
c) Descartes précise ce qu’il entend par « méthode » en décrivant d’abord ses caractéristiques
(ce qu’elle est) puis ses avantages (ce qu’elle nous promet). Ainsi, la méthode se caractérise
par un ensemble de « règles ». Celles-ci doivent en premier lieu être « certaines », parce que
ce qui est douteux ne peut nous procurer aucune certitude. Mais ces règles doivent aussi être
« faciles », parce qu’une méthode n’a de sens que si elle facilite le travail de l’esprit sans
l’encombrer. Par suite, on perçoit les avantages de cette méthode certaine et maniable : le
chercheur pourra sans peine l’observer avec rigueur et, conservant toujours son esprit clair,
107
Sujet 11 | Corrigé
saura discerner sans faille le vrai du faux et progresser ainsi « continument » dans la recherche
de la vérité.
Ce passage témoigne de la confiance que Descartes place dans la raison méthodique, carac-
téristique de son rationalisme.
3
Introduction
« Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ». Cette expression populaire s’applique
bien à la recherche de la vérité : sans méthode, il vaudrait mieux renoncer à chercher la vérité,
sauf à vouloir se perdre. Pourtant, une méthode, en installant l’esprit dans une routine, ne
risque-t-elle pas d’endormir notre pensée et, lui mettant des œillères, de la rendre dogmatique
et de l’éloigner de la vérité ?
108
Sujet 11 | Corrigé
III. C’est pourquoi la vraie méthode n’est pas une simple routine
Conclusion
La méthode est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante et doit être souple, non rigide. Sans
méthode il est inutile et dangereux de chercher la vérité. Mais il convient de s’entendre sur ce
qu’est une méthode : non un automatisme ou une routine, mais un moyen de maintenir l’esprit
en éveil et de lui faciliter la tâche (éviter qu’il ne croule sous la difficulté). Ajoutons qu’une
méthode est nécessaire mais non suffisante : volonté, sagacité, imagination spéculative et
doute sont également nécessaires. Le contact avec le réel et l’évolution de nos connaissances
nous mettent dans l’obligation de réajuster à tout moment notre méthode de recherche.
109
Sujet 12, composition
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Aubier, 1972, p. 72.
110
Sujet 12 | Énoncé
Un texte de Kant qui montre que la raison dans les sciences ne progresse qu’en étant active :
« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à
la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il
savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou quand,
plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en
lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils
comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans
et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant
des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se
laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans
aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire,
chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente
à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes
concordants entre eux, l’autorité des lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée
d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier
qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction
qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, préface de la seconde édition, Paris, PUF
« Quadrige », 1968, p. 20.
« Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive
entièrement de l’expérience. » Kant, Critique de la raison pure, introduction à la 2e édition,
Paris, PUF, 2001, p. 31.
« La connaissance de l’universel est supérieure à la connaissance du singulier en ce qu’elle
découvre la cause. » Aristote, Seconds Analytiques, livre I, 88a, 5, Paris, Flammarion, 2005.
« On ne regarde d’ordinaire aucune des sensations comme constituant la science. [...] Elles
ne nous disent le pourquoi de rien : par exemple pourquoi le feu est chaud ; elles nous disent
seulement qu’il est chaud. » Aristote, Métaphysique, Paris, Vrin, 1945, p. 5.
la science tente de découvrir. « Constater les faits » est-il une limite qui rend possible la
science ? Ou bien à l’inverse un obstacle qu’il lui faut franchir ?
Trouver le plan
I. En se limitant à constater les faits, la science accède à l’objectivité
II. Mais constater n’est pas encore connaître : la démarche doit être active
III. Cette démarche active consiste à interpréter les faits
112
Sujet 12 | Corrigé
Introduction
On considère spontanément que la réalité désigne l’ensemble de ce qui arrive, autrement dit
« les faits » qui s’offrent à notre expérience. De sorte qu’en se contentant de « constater les
faits », la science conserverait un contact étroit et direct au réel, écartant, dans cette « limite »,
tout risque d’erreur. Pourtant, si on admet que la science a pour objectif de dégager des lois
générales, nécessaires et invariables, comment ces mêmes faits, par nature particuliers, variés
et changeants, pourraient-ils la satisfaire ? Si d’un côté le constat de faits semble être une
condition nécessaire de toute science, cette démarche peut non seulement apparaître comme
insuffisante, mais constituer un obstacle à la recherche scientifique.
Pour répondre à ce problème, nous montrerons d’abord que la science ne peut s’instruire
qu’au contact des faits en les constatant. Cependant, nous soulignerons que constater n’est
pas encore connaître et qu’il faut à la science une démarche plus active. Enfin, c’est cette
activité que nous tenterons de décrire en montrant en quel sens les « faits » scientifiques sont
construits.
2. Les faits que nous constatons par nos sens ne peuvent pas nous tromper
Il y a des hommes qui malgré tout conservent le goût de s’étonner de ce qui arrive. Ce sont
les philosophes. La philosophie n’a d’ailleurs pas d’autre origine selon Platon (Théétète), et
Aristote n’a jamais manqué de s’émerveiller devant la variété du réel. S’instruire de la réalité
au contact des faits est à ses yeux une démarche indispensable. Le fait brut, qu’on se contente
de constater, de recueillir tel qu’il s’offre à nous sans y mêler la moindre interprétation, rend
impossible l’erreur. Car l’erreur n’a sa source que dans le jugement que l’on forme sur les
faits.
À l’inverse, nos sens recueillent, avant tout jugement, les faits tels qu’ils sont. Qui constate
113
Sujet 12 | Corrigé
ne se trompe pas. C’est de nos idées seules que surgit l’erreur. Et c’est à la source des faits
qu’il faut puiser la connaissance des choses.
1. L’obstacle de la variété
Constater les faits constitue bien une « limite » pour la science. Mais en un autre sens que
celui auquel nous pensions. Car cette démarche nous apparaît maintenant comme un obstacle
sur lequel la science vient buter et qu’il lui faut dépasser par un nouvel effort, radicalement
différent.
Constater les faits, c’est recueillir des réalités singulières. Or, des cas singuliers ou particu-
liers, aussi nombreux soient-ils, on ne peut tirer aucune loi générale ni, à plus forte raison,
universelle. De surcroît, nul ne constate jamais « les faits », mais seulement « des faits » parmi
l’infinie variété de ce qui arrive. À mesure qu’on collectionne les faits en prenant soin de n’y
mêler aucun jugement, on met en évidence une variété irréductible : la réalité n’est jamais
identique à elle-même. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », note à ce
propos Héraclite (Fragments). Comment la science progresserait-elle dans ces conditions ?
La déroute est inévitable.
qu’elle est, ni pourquoi elle est. Constater, c’est relever l’existence d’une chose, non en saisir
l’essence, la raison d’être.
3. Les causes et les lois de la nature ne se constatent pas dans les choses
Comme l’a bien fait remarquer David Hume, aucun constat de fait ne nous révèle jamais la
moindre cause de ce qui arrive. Si j’observe une boule de billard en heurter une seconde, je
ne perçois aucune force à l’œuvre, mais seulement deux faits qui se suivent : la course d’une
boule, puis le mouvement d’une autre. Ce n’est qu’à force de constater que les choses se
passent toujours ainsi que je finis par juger qu’entre les deux boules de billard une conjonc-
tion constante existe. La cause, c’est donc ce que l’habitude me fait imaginer et croire. Les
régularités sont ce que je m’attends à constater dans les faits par la force de l’habitude. Le
soleil se lèvera-t-il demain ? Personne n’en doutera. Pourtant, en toute rigueur nul n’en a la
certitude absolue, car ce fait n’a rien de nécessaire.
Nous avions cru échapper à l’imagination et à la croyance, nous y voilà revenus. Comment
sortir de cette nouvelle impasse ? Si les causes et les lois ne sont que des produits de notre
imagination et des objets de croyance, par quel moyen la science en acquerra-t-elle la connais-
sance ?
2. La démarche de Galilée
La méthode de Galilée confirme la thèse de Kant : constater les faits importe moins que faire
un bon usage de notre raison. Pour Galilée, ce bon usage, en science, c’est l’usage mathéma-
tique : « La nature est écrite en langage mathématique », affirme-t-il. C’est dans ce langage
qu’il faut donc formuler nos questions et interpréter les faits de la nature. Cette idée nous
est devenue familière : la science s’appuie sur des mesures qui ne sont rien d’autre qu’une
traduction mathématique des faits constatés. Alors que le simple constat nous submerge sous
une profusion de différences qualitatives, la mesure, en ne retenant des faits que l’essentiel,
permet de les mettre en relation dans un raisonnement mathématique.
L’esprit passif ne dépassait pas l’habitude et la croyance. L’esprit actif accède à une connais-
sance universelle et nécessaire : la science. Aller ingénument au-devant des faits ne nous en
livre pas l’intelligence. Il faut les aborder au prisme d’une idée (théorie, hypothèse).
115
Sujet 12 | Corrigé
Conclusion
La science ne se limite pas à constater les faits. Sa démarche est essentiellement active : au
constat il faut ajouter le discernement d’un esprit qui soumet les faits à ses questions et les
force à y répondre. D’un côté, la science se soumet aux faits, s’en remet à leur autorité. De
l’autre, par ses questions, elle soumet les faits eux-mêmes. Ce va-et-vient est le moteur du
progrès de la science, dans ses conquêtes comme dans ses erreurs.
116
Sujet 13, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Le texte traite de la question de la vérité, et plus particulièrement de la relation qui existe
entre la pensée et le réel.
Le thème abordé renvoie donc à la partie du programme intitulée « La raison et le réel »
dans la mesure où l’auteur y pose la question du rapport de la pensée et de ce qui se trouve
face à elle et qu’elle essaie de saisir.
Bergson réfute ici la thèse selon laquelle la vérité se définit comme la conformité de la
pensée au réel. Il défend donc l’idée selon laquelle le jugement produit par la pensée hu-
maine est toujours trop général pour pouvoir se définir comme une « copie » du réel, qui
est toujours singulier.
117
Sujet 13 | Énoncé
Friedrich Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens extra-moral, Arles, Actes Sud, 2012, p. 14-15.
118
Sujet 13 | Énoncé
119
Sujet 13 | Corrigé
Introduction
2. La singularité du réel
Pour Bergson en effet, le réel est toujours singulier, c’est-à-dire que le réel est fait de « tel
et tel fait déterminé s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps », qu’il est
« changeant ». Cela signifie que le réel ne peut être copié tel qu’il est puisqu’il est toujours
changeant. Si par exemple je dis du soleil qu’il est jaune, cela est certes vrai, mais non abso-
lument, car le soleil est « mouvant », « changeant », et le soir il devient orange, voire rouge.
Le jugement « Le soleil est jaune » est certes vrai, mais il ne « copie » pas absolument le
réel qui, dans la mesure où il change, ne peut être copié, toute copie supposant une certaine
« fixité » n’appartenant pas à la réalité mais aux jugements (« nos affirmations sont générales
et impliquent une certaine stabilité de leur objet »).
Dès lors, Bergson va utiliser un exemple empirique afin d’illustrer la thèse de la singularité
irréductible du réel.
121
Sujet 13 | Corrigé
2. La généralité de la vérité
Ce n’est donc que « par métaphore » que l’on peut considérer la vérité comme « copie » du
réel, car la singularité du réel et la généralité du jugement sont dans un rapport d’opposition.
Les vérités énoncées par l’homme sont des généralisations et non pas des copies du réel. Cela
ne signifie pas qu’elles sont fausses, mais qu’elles ne peuvent pas être considérées comme de
simples « copies ». Ainsi, si tous les corps sont dilatés par la chaleur, les cas de dilatation des
différents corps (fer, cire, plastique, etc.) ne sont que des cas particuliers et non des copies de
cette vérité générale qui « ne copie rien, ne reproduit rien ».
Conclusion
Si la vérité n’est pas adéquation de la pensée et de la chose, elle est généralisation par la
pensée de la diversité singulière des choses. La pensée a un caractère fondamentalement et
irréductiblement abstrait qui ne peut, de ce fait, qu’effleurer et figer le réel, toujours mouvant
et changeant. « La réalité coule ; nous coulons avec elle ; et nous appelons vraie toute affir-
mation qui, en nous dirigeant à travers la rélité mouvante, nous donne prise sur elle et nous
place dans de meilleures conditions pour agir. » (La Pensée et le Mouvant, p. 246)
122
Sujet 14, commentaire
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées princi-
palement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et
demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
1 Dégagez la thèse sur laquelle s’accordent les interlocuteurs et restituez les étapes du dia-
logue.
123
Sujet 14 | Énoncé
2 a) En vous appuyant sur les exemples du texte, expliquez : « Tu ne varies donc pas sur les
choses que tu ignores, si tu sais que tu les ignores. »
b) Expliquez : « les ignorants de cette sorte ne commettent pas d’erreur dans la vie ».
3 N’y a-t-il d’erreur que chez ceux qui croient savoir ?
Comprendre le sujet
Ce texte traite de la question de la vérité, de son rapport à l’erreur et à l’action. Il est consacré
à la raison et à l’usage que les hommes en font dans leur existence quotidienne.
Dans ce texte, Platon montre que l’erreur est le propre, non pas des ignorants et encore
moins des savants, mais de ceux qui pensent savoir alors qu’ils ne savent pas. Il s’agit donc
de montrer que la véritable erreur consiste dans l’ignorance de l’ignorance.
Un texte de Pascal dans lequel l’auteur montre que tout homme naît de l’ignorance et doit
savoir y retourner :
« Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège
de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure
ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle
où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir,
trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient
partis ; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux qui sont sortis
124
Sujet 14 | Énoncé
de l’ignorance naturelle, et n’ont point pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette
science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout.
Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés.
Ils jugent mal de toute chose, et le monde en juge bien. »
Blaise Pascal, Pensées, 327, classement Brunschvicg, Paris, Flammarion, 1976, p. 143.
1 La thèse partagée par Socrate et Alcibiade dans ce texte est que l’erreur est le fait de
ceux qui croient savoir et méconnaissent leur ignorance. Il importe donc à celui qui cherche
la vérité de commencer par reconnaître son ignorance et chasser l’illusion du faux savoir.
C’est pourquoi le premier savoir qu’il faut acquérir est celui de sa propre ignorance.
Il est possible de distinguer ici deux grandes parties qui structurent l’argumentation :
– dans une première partie (du début du texte jusqu’à « Il me semble que non »), Socrate
montre à Alcibiade que l’ignorance conduit à reconnaître le savoir comme son contraire
et à s’en remettre à celui qui sait ;
– dans une seconde partie (de « Ainsi, tu comprends » jusqu’à la fin du texte), Platon
explique que la véritable ignorance consiste à ne pas savoir que l’on ne sait pas, et à se
croire savant.
125
Sujet 14 | Énoncé
2 a) Celui qui croit savoir change sans cesse d’avis, car son opinion n’a rien de solide,
n’étant pas fondée sur une connaissance de la réalité des choses. Sans la connaissance de
l’art de cuisiner ou de mener un navire, un homme ne peut arriver à rien et procédera tou-
jours à l’aveugle, passant d’erreur en erreur sans rencontrer la moindre vérité. Celui qui,
en revanche, connaissant son ignorance de la cuisine ou de la navigation, s’en remettra à
l’assurance de celui qui sait ne variera donc pas plus que la connaissance du cuisinier et du
navigateur ne varient.
b) Il y a deux sortes d’ignorants. Les uns qui ne connaissent pas leur ignorance et croient
savoir, les autres qui connaissent leur ignorance et se gardent de toute prétention au savoir.
L’ignorance qui se sait (consciente d’elle-même) recèle donc un savoir qui la garantit contre
l’erreur fort répandue de ceux qui ne savent pas qu’ils sont ignorants.
3 Les deux personnages de ce texte s’accordent sur l’idée que l’ignorance de notre propre
ignorance est cause d’erreur. Croire savoir nous induit en effet souvent en erreur. Mais toute
erreur vient-elle de cette attitude qui consiste à croire qu’on sait ? On pourra s’intéresser ici
aux erreurs qui viennent par ce qu’on appelle communément l’« inadvertance » : le dé-
faut d’attention semble bien induire de nombreuses erreurs (les erreurs de calcul, orthogra-
phiques, etc.). L’enjeu de la question est : suffit-il d’identifier et reconnaître son ignorance
pour éviter toute erreur et accéder à la vérité ? Suffit-il de ne pas croire qu’on sait pour
cheminer sans risque d’erreur vers la connaissance des choses ?
126
Sujet 14 | Corrigé
1 La thèse de ce texte est la suivante : l’erreur est le propre, non pas des ignorants et encore
moins des savants, mais de ceux qui pensent savoir alors qu’ils ne savent pas. Autrement dit,
la véritable erreur consiste dans l’ignorance de l’ignorance. Socrate cherche donc à montrer
que l’ignorant n’est pas celui qui ne sait pas mais celui qui vit dans l’illusion d’un savoir qui
n’en est pas un. Cela n’est pas sans rappeler la maxime que l’on prêtait à Socrate et selon
laquelle « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Cette maxime est donc le contraire
même de ce que dit et pense l’ignorant.
Il est possible de distinguer ici deux moments qui structurent de ce dialogue. Dans un premier
temps (du début du texte jusqu’à « Il me semble que non »), Socrate montre à Alcibiade que
l’ignorance conduit à reconnaître le savoir comme son contraire et à s’en remettre à celui-ci.
Socrate, à travers deux exemples, celui du cuisinier et celui du pilote, montre que l’homme
ignorant est capable de reconnaître le savoir chez le savant.
Dans un second moment (de « Ainsi, tu comprends » jusqu’à la fin du texte), Socrate explique
à Alcibiade que la véritable ignorance consiste à ne pas savoir que l’on ne sait pas, et à se
croire savant. Il distingue alors clairement à la fin du texte trois formes de rapport au savoir :
le savoir véritable, l’ignorance totale et l’ignorance véritable qui se prend pour un savoir et
qui est donc ignorance de l’ignorance.
2 a) À travers cette phrase, Socrate veut signifier à Alcibiade que celui qui sait qu’il est véri-
tablement ignorant adopte dans sa conduite de vie une position stable. Dans la mesure où il est
ignorant, il s’en remettra à quelqu’un qui sait. Socrate oppose implicitement ce comportement
à celui de l’homme ignorant qui se croit savant et qui, du fait de son savoir relatif, aura une
conduite relative, c’est-à-dire continuellement variable. Développons l’exemple que donne
Socrate. Celui qui ignore tout de la cuisine et sait qu’il ne sait pas s’en remettra à un cuisi-
nier et appliquera les directives du cuisinier pour élaborer un plat. Celui qui croit maîtriser
la cuisine alors que ce n’est pas le cas agira à l’aveugle. Il utilisera tel et tel ingrédient, puis,
au bout d’un quart d’heure, voyant l’aspect de sa préparation, il changera d’avis et utilisera
d’autres ingrédients, etc. jusqu’à échouer dans la réalisation du plat convenu.
b) Les « bons » ignorants, c’est-à-dire ceux qui ne le sont pas véritablement dans la mesure où
ils sont conscients de leur ignorance, ne commettent pas d’erreur dans leur vie dans la mesure
où leur conscience de leur ignorance les conduit à laisser faire les autres à leur place ou à
écouter ceux qui savent. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, celui qui est conscient
de son ignorance dans le domaine culinaire ne commettra pas d’erreur puisqu’il anticipera le
fait qu’il risquera d’échouer s’il tente d’agir. Dès lors, soit il s’en remettra directement à un
cuisinier d’expérience qui agira à sa place, soit il prendra des cours de cuisine et ne se mettra
à cuisiner véritablement que lorsqu’il saura, c’est-à-dire lorsqu’il sera sorti de son ignorance.
De la sorte, il est clair qu’il ne commettra ni erreur avant de savoir (il n’agira alors pas), ni
après (car puisqu’il saura, il n’en fera plus).
3 Il semble que l’erreur soit le propre des ignorants de leur propre ignorance comme le
montre Platon dans cet extrait. Mais ne peut-on pas pour autant considérer que peut être tout
autant dans l’erreur celui qui est conscient de son ignorance et parfois même celui qui sait ?
En effet, celui qui sait qu’il ne sait pas peut parfois être contraint d’agir et de prendre certaines
127
Sujet 14 | Corrigé
décisions. Dans ce cas, il se retrouve dans une position qui le conduit à faire des erreurs. De la
même façon, il arrive que celui qui sait fasse également des erreurs. Prenons l’exemple du mé-
decin qui possède le savoir des maladies et de leurs remèdes n’arrive-t-il pas qu’il se trompe
dans son diagnostic, ou dans le remède qu’il prescrit ? Cela arrive en effet fréquemment, et
confirme bien l’idée que ceux qui savent peuvent faire des erreurs.
On peut expliquer ces erreurs par le fait que l’erreur n’est pas nécessairement l’absence
de connaissance ou la connaissance partielle de choses plus ou moins vraies l’erreur peut
aussi consister en la mauvaise application de principes pourtant vrais. Ainsi, si le médecin se
trompe, cela ne remet pas en question la vérité des connaissances biologiques qu’il possède,
mais cela s’explique simplement par le fait que ces connaissances peuvent ne pas corres-
pondre à une situation donnée. De la même manière, dans le domaine des sciences, nombre
de savants ne se sont-ils pas trompés ? Il a sans doute fallu de nombreuses expériences infruc-
tueuses à Newton avant qu’il n’élabore sa théorie de l’attraction universelle. Or, là encore,
cela ne peut venir d’une absence de savoir mais simplement d’un développement de celui-ci
qui prend du temps et qui conduit à passer par le stade de l’erreur.
Ainsi, si Socrate a bien raison et que la véritable ignorance est celle de l’ignorance, l’erreur
n’est pas uniquement le propre de l’ignorant.
128
Sujet 15, composition
Blaise Pascal, Pensées, 294, classement Brunschvicg, Paris, Flammarion, 1976, p. 135.
Un texte de Platon qui propose une définition rationnelle et universelle de la justice comme
hiérarchie naturelle des fonctions et des êtres :
136
Sujet 15 | Énoncé
138
Sujet 15 | Corrigé
Introduction
On s’accorde généralement pour entendre par « justice » le fait de rendre à chacun ce qui lui
est dû (ce qui lui revient de droit). Toutefois, on ne peut manquer d’observer que les règles de
justice varient considérablement selon les époques et les sociétés. C’est ainsi que devant la
diversité des lois et des usages établis, on peut être tenté de tenir la justice pour l’expression
contingente et variable de la volonté des hommes s’accordant pour adopter et respecter des
règles communes, en d’autres termes, pour une « pure convention ».
La justice n’est-elle pour autant « que » cela ? N’observe-t-on pas, par ailleurs, qu’un sen-
timent naturel du juste et de l’injuste existe en chacun de nous et nous inspire, devant les
châtiments inhumains, les inégalités de traitement ou encore le mépris des droits élémen-
taires, une indignation qui n’a rien de conventionnel ? En outre, une « pure » convention ne
reposant sur rien d’autre qu’elle-même nous semblerait arbitraire. Or, la justice n’est-elle pas,
par nature, ce qui s’oppose à l’arbitraire sous toutes ses formes ? Ainsi, parce qu’elle semble
relever à la fois d’une convention humaine et de la nature, la notion de justice renferme une
contradiction apparente qui manifeste ici le problème de notre sujet. D’un côté, l’expérience
semble montrer que la justice n’est rien d’autre que l’expression de la volonté de certains
hommes à qui il a plu de tenir pour justes certaines choses. Mais, d’un autre côté, l’idée de
justice et le sentiment apparemment naturel que nous en avons nous permettent de distinguer
ce qui est juste de ce qui ne l’est pas et de l’opposer à l’arbitraire d’une pure convention
(force, violence, caprice).
En conséquence, nous montrerons d’abord en quel sens la justice peut être comprise comme
une « pure convention », entendue comme l’expression arbitraire de désirs contingents. Puis,
nous nous demanderons s’il n’existe pas malgré tout, sous le « vernis » des conventions hu-
maines, une idée vraie de la justice inscrite dans la nature des choses. Enfin, nous tenterons
de faire la part juste entre nature et convention en montrant que si la justice n’est que pure
convention, cela n’autorise peut-être pas toutes les opinions sur la justice. Car il importe en
toute rigueur de distinguer, voire d’opposer convention et arbitraire.
139
Sujet 15 | Corrigé
Or, cette variété et contrariété des opinions humaines sur la justice est indépassable : on ne
peut espérer qu’il en soit autrement. Invoquerait-on une « vraie justice » ? Convenons plutôt
avec Pascal que « nous n’en avons plus » car « si nous en avions, nous ne prendrions pas pour
règle de justice les mœurs de notre pays » (Pascal, Pensées, 297). Nous n’avons guère d’autre
idée du juste que ce que nous avons coutume de juger tel, d’après les usages reçus dans notre
société. Aussi est-ce en vain qu’on chercherait à s’en affranchir, car, tel Gygès dans la fable
de Platon (La République, II), soustrait à la vue des hommes, chacun cèderait à la tentation
de satisfaire ses propres penchants égoïstes, et n’aurait souci d’aucune justice supérieure. La
justice est étrangère à notre nature.
La justice ne peut donc être que pure convention, et toute révolte, qu’un aveuglement non
moins arbitraire. « La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront
nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies » (Pensées,
312). Il faut donc penser la justice d’après ce que nous apprend la genèse des lois humaines.
Les premières conventions sont l’œuvre de ceux qui, plus forts, sont parvenus à s’imposer et,
plus habiles, ont su maintenir leur rang par quelque justification imaginaire. Ainsi s’est-on
figuré qu’il fût juste tantôt d’obéir au prince, tantôt au peuple. La justice est le produit d’un
coup de force qui se maintient par un prestige d’imagination. Nos conventions de justice ont
bien une origine, irrationnelle et arbitraire, mais point de fondement rationnel.
S’il y a lieu de le déplorer, qu’on ne s’avise cependant pas de s’insurger, car, nous avertit
Pascal, « c’est un jeu sûr pour tout perdre » : tout frondeur perd la paix sans jamais gagner la
justice.
Cette perspective apparente la justice aux règles d’un jeu en la faisant dépendre purement et
simplement de la force de la coutume, de l’imagination des hommes et de leur volonté frivole.
Mais ce qui est convenu par la loi (ce qui est légal) est-il pour autant légitime ? N’est-il pas à la
fois indignant et insensé de définir la justice par l’arbitraire de conventions sans fondement ?
1. L’indignation
Il est des âmes justes. Lorsqu’Antigone s’insurge contre la loi qui lui interdit d’offrir une
sépulture à son frère ; lorsque Léontios (Platon, La République, IV) se récrie contre un désir
qu’en son for intérieur il réprouve, l’un et l’autre démontrent que ni les conventions de justice,
ni nos penchants égoïstes ne suffisent à rendre compte de notre idée du juste et du bien. La
justice n’est pas une simple convention établie, mais désigne avant tout une vertu individuelle,
un sentiment naturel et une idée vraie.
140
Sujet 15 | Corrigé
Conclusion
On ne peut exclure qu’existe dans notre nature quelque principe de justice, telle la pitié à
laquelle Rousseau est lui-même particulièrement attentif. Toutefois, ce n’est pas dans la na-
ture que nous sommes appelés à vivre, mais en société, ce qui, convenons-en avec Rousseau,
change tout : aucune nature ne faisant droit, la justice ne peut être que le fruit d’une conven-
tion. À charge pour nous de savoir, comme nous l’avons montré, distinguer convention et
arbitraire.
142
Sujet 16, composition
Thomas Hobbes, Léviathan, livre II, chapitre XVII, Paris, Gallimard, 2000, p. 288.
143
Sujet 16 | Énoncé
Un texte de Rousseau qui montre que nous devons à l’État et à ses lois une obéissance qui
n’est pas une servitude, mais la condition de notre liberté :
« Chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissem-
blable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler
tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue, et naturellement indépendante,
peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite,
dont la perte sera moins nuisible aux autres que le paiement n’en est onéreux pour lui, et
regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est
pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ;
injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet
engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à
la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon
qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie,
le garantit de toute dépendance personnelle. »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, chapitre VII, Paris, Flammarion, 2012, p. 56.
« Tout ce que l’homme est, il le doit à l’État : c’est là que réside son être. Toute sa valeur,
toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l’État. » Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La
Raison dans l’histoire, Paris, 10/18, 2007, p. 136.
« Quand les législateurs s’efforcent de réduire les hommes en esclavage sous un pouvoir ar-
bitraire, ils se mettent dans l’état de guerre avec le peuple qui, dès lors, est absous et exempt
de toute obéissance à leur égard. » John Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre XIX,
Paris, Flammarion, 1999, p. 307.
« Que la religion vienne à disparaître, et l’État [...] cessera d’inspirer la vénération. » Frie-
drich Nietzsche, Humain trop humain, I, § 472, Paris, Gallimard, 1987, p. 334.
nos volontés particulières et que nous dépendons totalement de lui, il semble nous imposer
un devoir d’obéissance absolue (nous servons l’État).
Trouver le plan
I. Nous devons à l’État une vie proprement humaine et non sauvage, ce qui nous impose de
lui obéir absolument.
II. Notre liberté individuelle nous vient de notre seule nature, et nous ne devons obéissance
à l’État que s’il la protège.
III. Nous tenons notre liberté et tous nos droits de l’État : l’obéissance que nous lui devons
n’est cependant pas une servitude, mais la condition de notre liberté.
145
Sujet 16 | Corrigé
Introduction
Emprunter une route, utiliser l’électricité ou l’eau courante, se voir délivrer un diplôme at-
testant de nos compétences... il suffit de considérer la plupart des commodités autour de nous
pour mesurer ce que nous devons à l’État. C’est parce que l’État, par le droit, contribue à orga-
niser l’activité humaine que nous pouvons jouir à chaque instant de ses fruits. Mais qu’est-il
exactement en droit d’exiger de nous ? Pour répondre à cette question, il faut examiner la
nature de l’État. Or, cette nature est paradoxale. D’un côté, en tant que forme d’institution du
pouvoir, l’État désigne une création des hommes qui, en conséquence, doit les servir. En ce
sens, c’est l’État qui semble nous devoir quelque chose. Mais d’un autre côté, l’État, pouvoir
impersonnel, donne corps à une volonté générale qui a pour vocation de s’imposer aux vo-
lontés particulières, c’est-à-dire de dicter à chacun de nous un certain nombre de devoirs et
de nous inspirer le sentiment d’une dette. C’est sur le fond de cette tension qu’il nous faut
tenter de déterminer ce que nous devons à l’État.
I. Nous tenons tout de l’État et sommes donc tenus à une obéissance absolue envers lui
3. Un pacte de soumission
Cette situation critique ne présente à l’évidence qu’une issue : renoncer à exercer sa puissance
et, déposant les armes, s’entendre sur des règles assurant une existence pacifiée. En abandon-
146
Sujet 16 | Corrigé
nant toute notre puissance d’agir à une puissance souveraine, chargée en contrepartie d’établir
et de faire respecter des lois en vue de la paix, nos esprits s’apaisent. Car à présent, le « pou-
voir visible » de l’État rend prévisibles, dans une large mesure, les actions des hommes :
la menace du châtiment rend de moins en moins probable qu’un individu tente de nuire à
quiconque. Chacun peut alors vivre en paix sous le bras protecteur d’un État infiniment plus
puissant que n’importe quel individu. « Décourageant le crime », seul l’État peut nous faire
sortir de cet infâme état de nature où « l’homme est un loup pour l’homme ».
Il n’est guère difficile, à partir de cela, de comprendre ce que nous devons à l’État : la préser-
vation de notre vie individuelle, la paix civile ainsi que toutes nos libertés. En somme, nous
ne serions rien sans l’État et nous lui devons tout. Cette dette immense commande une sou-
mission absolue à l’État, qui se trouve en droit d’exiger de nous tout ce qu’il juge nécessaire
en vue de la paix civile et du progrès de la civilisation.
On assiste ici à un étrange renversement : alors que l’État est le produit de la liberté des
hommes désireux de préserver leur vie, il en vient à anéantir cette même liberté en exigeant
une absolue soumission de ses sujets. S’il doit son existence aux individus qui consentent à
se soumettre, comment accepter qu’il puisse fouler au pied leur liberté au nom de son pouvoir
absolu et du respect de l’ordre ? N’y a-t-il pas là une contradiction inadmissible ?
II. L’État, soumis à l’individu qu’il sert, n’impose que des devoirs conditionnels
3. C’est pourquoi nous sommes tenus envers l’État à une obéissance sans réserve
En tant que nous sommes « sujets » de l’État, nous lui devons une parfaite obéissance. Cha-
cun se met « sous la suprême direction de la volonté générale ». Mais notre liberté, loin de
s’anéantir, ne s’épanouit que davantage : car en tant que « citoyens », nous participons à la
souveraineté, par exemple, en votant les lois. Ainsi, chacun n’obéit en réalité qu’à lui-même
et « reste aussi libre qu’auparavant ».
148
Sujet 16 | Corrigé
Conclusion
Parce qu’il nous procure une vie proprement humaine, libre, paisible et prospère, l’État est en
droit d’exiger de nous une parfaite obéissance. Mais pour que celle-ci ait un sens et fasse l’ob-
jet d’un devoir, encore faut-il que nous restions libres. Car, sans liberté, il n’y a ni obéissance
ni devoir, mais soumission et contrainte.
149
Sujet 17, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Ce texte est un texte de philosophie politique. Il aborde la question de la vie des hommes en
communauté. Il s’agira de se demander ce qui pousse les hommes à former une communauté
politique, d’en chercher les raisons principales.
Dans ce texte, Hobbes s’oppose à la thèse antique d’Aristote selon laquelle l’homme est un
« animal politique » qui recherche naturellement la compagnie des autres. Hobbes énonce
ici la thèse contraire selon laquelle les hommes ne vivent en communauté que parce qu’ils
en retirent des avantages personnels.
150
Sujet 17 | Énoncé
Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre II, 1253a8-19, trad. par P. Pellegrin, Paris, Flammarion,
1990, pp. 91-92.
Un texte de Freud qui, dans le sillage de Hobbes, reprend la formule de Plaute à son compte :
« L’homme n’est pas cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se
défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses don-
nées instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est
pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation.
L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son pro-
chain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son
contentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le
martyriser et de le tuer. Homo homini lupus [« L’homme est un loup pour l’homme »] : qui
aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire
en faux contre cet adage ? »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, pp. 64-65.
Un texte de Rousseau qui montre que, si l’homme se montre souvent égoïste, violent, im-
pitoyable et même cruel, ce n’est pas sa nature qui est en cause, mais le pouvoir corrupteur
d’une société où règne l’injustice. Face à ceux qui incriminent la nature pour ne pas remettre
en cause l’ordre social, Rousseau, lui, n’hésite pas à opérer la démarche inverse :
« Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ;
cependant, l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce qui peut
151
Sujet 17 | Énoncé
l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les pro-
grès qu’il a faits, et les connaissances qu’il a acquises ? Qu’on admire tant qu’on voudra
la Société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à
s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services
apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. [...]
L’homme sauvage, quand il a dîné, est en paix avec toute la Nature, et l’ami de tous ses
semblables. S’agit-il quelquefois de disputer son repas ? Il n’en vient jamais aux coups sans
avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsis-
tance ; et comme l’orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine par quelques coups de
poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié : mais chez
l’homme en Société, ce sont bien d’autres affaires ; il s’agit premièrement de pourvoir au
nécessaire, et puis au superflu ; ensuite viennent les délices, et puis les immenses richesses,
et puis des sujets, et puis des Esclaves ; il n’a pas un moment de relâche ; ce qu’il y a de
plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions aug-
mentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire [...] Tel est en abrégé le tableau moral,
sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme Civi-
lisé. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, note IX, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1989, p. 132 sq.
152
Sujet 17 | Énoncé
Trouver le plan
Il est possible de distinguer ici deux grands moments qui structurent l’argumentation.
Dans un premier moment (du début du texte jusqu’à « de la nature »), Hobbes rappelle la
thèse aristotélicienne et soutient que celle-ci repose sur une méprise au sujet de la nature
humaine.
Dans un second temps (de « En effet, si les hommes » jusqu’à la fin du texte), l’auteur prouve
par l’exemple que la thèse naturaliste est infondée. C’est en effet bien plutôt l’égoïsme qui
pousse les hommes à s’assembler.
153
Sujet 17 | Corrigé
Introduction
Le texte étudié est extrait de l’ouvrage intitulé Le Citoyen (De cive), ouvrage de philosophie
politique (1642).
Il s’agit de se demander ce qui pousse les hommes à vivre en communauté. Avant de mettre
en avant sa propre position, Hobbes réfute une thèse antique très classique sur les origines de
la vie politique. Hobbes s’oppose en effet à la vision d’Aristote selon laquelle l’homme est un
« animal politique » qui recherche naturellement la compagnie des autres. Hobbes énonce ici
la thèse contraire selon laquelle les hommes ne vivent en communauté que par « accident »,
c’est-à-dire par hasard, et de façon essentiellement égoïste et intéressée.
Pour expliquer cet extrait, nous suivrons l’ordre du texte que l’on peut décomposer ainsi : dans
une première partie, Hobbes rappelle la thèse aristotélicienne et montre que celle-ci repose
sur une méprise au sujet de la nature humaine ; dans une seconde partie, l’auteur présente les
conséquences qui découleraient de la vérité de la thèse naturaliste et en prouve ainsi l’absur-
dité. Il explique alors que c’est bien plutôt l’égoïsme qui pousse les hommes à s’assembler.
tel qu’il est, comme il se donne à voir, et non partir de l’hypothèse d’une éventuelle nature
première. Selon Hobbes la société n’a rien de naturel et de nécessaire, elle est artificielle et
accidentelle, elle aurait pu ne pas être.
Si les arguments avancés par Aristote ne semblent pas correspondre aux faits, il faut donc
envisager une autre approche de l’origine de la société.
Conclusion
Pour Hobbes, la communauté politique n’est donc pas une union naturelle mais un agrégat
d’individus qui s’assemblent pour tirer avantage et profit les uns des autres. On comprend
que, dans cette perspective, la pensée politique de Hobbes soit souvent associée à l’adage cité
plus haut : « L’homme est un loup pour l’homme. »
155
Sujet 18, composition
156
Sujet 18 | Énoncé
Un texte de Pascal dans lequel l’auteur suggère que le travail fait partie de ces « jeux » qui
trompent notre ennui et nous empêchent de penser à nous-mêmes :
« Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui
tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous
le rendrez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et
non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera.
Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche. Un amusement languissant et sans
passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il
serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point
jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa
crainte pour cet objet qu’il s’est formé comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils
ont barbouillé. »
« C’est par la médiation du travail que la conscience vient à soi-même. » Georg Wilhelm
Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, tome I, 1998, p. 165.
« Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est
qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Karl Marx, Le
Capital, livre I, 3e section, Paris, Éditions sociales, 1978, p. 180.
« Le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la
réflexion. » Friedrich Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, « Idées », 1974, p. 191.
157
Sujet 18 | Corrigé
Introduction
Par « travail » on peut entendre toute activité par laquelle l’homme entreprend de transfor-
mer un donné pour en tirer un ouvrage quelconque. Ainsi, le travail semble essentiellement
tourné vers l’extérieur : il est une dépense de soi vers autre chose que soi. Est-ce à dire, par
conséquent, qu’il nous éloigne de nous-mêmes ? À l’évidence, en mobilisant notre esprit vers
une tâche extérieure, le travail traduit un mouvement inverse à celui de la conscience de soi
qui tend, au contraire, à ramener l’esprit vers lui-même. Lorsque je travaille, c’est à ma tâche
que je pense, non à moi-même.
Conscience de soi et travail s’opposeraient ainsi comme le mouvement vers l’intérieur s’op-
pose au mouvement vers l’extérieur.
Pourtant, le travail ne va pas sans la conscience, en ceci, au moins, qu’il est réfléchi. Si le
travail est soutenu par une conscience qui le pense, ne donne-t-il pas alors à la conscience
l’occasion de s’éprouver elle-même, de se découvrir en quelque façon dans l’action, bref, au
travailleur de prendre conscience de soi ?
D’un côté, parce qu’il est extériorisation, le travail semble s’opposer à la conscience de soi.
De l’autre, en sortant d’elle-même par le travail, la conscience semble trouver l’occasion de
revenir à soi. Comment articuler ces deux aspects apparemment contradictoires ?
1. L’homme ne fait retour sur lui-même qu’au contact d’une matière qui lui fait face
La conscience, sans un projet qui la mobilise, un ouvrage à réaliser, demeure pour ainsi dire
en sommeil. Au contraire, par le travail, l’individu prend la mesure de ses possibilités et prend
ainsi conscience de lui-même dans le miroir de ses œuvres. C’est, par exemple, en forgeant
qu’on se découvre, ou pas, des aptitudes de forgeron. On conviendra donc avec Hegel que
« c’est par la médiation du travail que la conscience vient à soi-même ».
la construire dans la ruche ». Aussi admirables que paraissent leurs comportements, l’abeille
ou l’araignée ne font qu’exécuter les mouvements que leur dicte l’instinct. À l’inverse, le
travail humain implique que l’homme fasse appel à sa pensée et à sa volonté consciente.
Ainsi compris, le travail déploie les possibilités qui sont en nous, en nous forçant à les réali-
ser. À mesure qu’il réalise un travail, l’homme se réalise et, du même coup, réalise ce qu’il
est, prend conscience de lui-même. En ramenant la conscience à la réalité, le travail nous
arrache aux illusions que nous nous faisons souvent sur nous-mêmes et qui nous empêchent
de nous connaître. Par le travail, l’homme descend en quelque sorte du « ciel des idées » et
sa conscience est ramenée « sur terre ».
Grâce au travail, l’individu prend conscience de lui-même : en contemplant son œuvre, il
peut s’y apercevoir, s’y reconnaître. Mais il faut donc que le travail prenne fin et produise
une œuvre à l’image de l’individu. Or, est-ce bien le cas ?
2. Le travail aliénant
De nombreux exemples montrent combien le travail peut faire obstacle à la conscience de soi.
Souvenons-nous, avec Zola, de l’ouvrier d’usine au XIXe siècle pour qui le travail n’était rien
d’autre qu’un « assommoir » le réduisant à l’état de bête de somme. Faut-il s’en étonner ? Au
contraire, cette conséquence est logique : la conscience qui n’est rien de mécanique s’étiole
là où domine le mouvement mécanisé.
Par ailleurs, la conscience ne peut pas toujours s’apercevoir elle-même dans le produit de son
travail, car celui-ci ne lui renvoie pas nécessairement son image. Contrairement à l’artisan qui,
accomplissant de bout en bout son ouvrage, y imprime sa marque et peut s’y reconnaître, bon
nombre de travailleurs, hier comme aujourd’hui, ne peuvent pas bénéficier de cet effet miroir.
La fragmentation des tâches, leur caractère impersonnel et répétitif, ou encore la cadence de
production, tout cela nous rend étranger au produit final au point que nous ne parvenons pas
à nous y reconnaître. La conscience du travailleur se déploie ainsi hors d’elle-même, pour
autre chose qu’elle-même, sans pouvoir revenir à soi.
159
Sujet 18 | Corrigé
1. Le travail est une occasion, non une cause déterminant la conscience de soi
Le travail fournit l’occasion d’une prise de conscience de soi délivrée des illusions qu’elle se
fait d’elle-même. C’est un acquis de notre première partie.
Cependant, une occasion n’est pas une cause : le travail ne cause pas la conscience de soi, mais
offre seulement une occasion qu’il nous appartient de saisir ou non. Par exemple, je peux tout
à fait accomplir un travail qui me convient et, cependant, n’en tirer aucun enseignement sur
moi-même. Ne peut-on pas s’oublier soi-même dans le travail ? Admettons-le : aucun travail
ne peut par lui-même « déclencher » la conscience de soi. Pour qu’elle ait lieu, encore faut-il
le vouloir. Le travail offre seulement une occasion, au demeurant essentielle, de mesurer nos
possibilités et nous éprouver nous-mêmes.
Elles reposent sur un effort d’attention qui n’est cependant pas un travail. Il s’agit de donner un
coup d’arrêt à l’action, pour se rendre disponible et se saisir soi-même au contact des choses.
Le simple sentiment d’exister ouvre l’accès à une conscience de soi libre de toute agitation
extérieure. Méditant sur sa retraite à l’île Saint-Pierre, Rousseau peut ainsi écrire : « De quoi
jouit-on dans pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa
propre existence » (Les Rêveries du promeneur solitaire, Ve promenade, Paris, Le Livre de
Poche, p. 99).
Conclusion
Nous pouvons donc affirmer que le travail permet la conscience de soi, pour autant qu’il la
mobilise sans l’entraver. Mais encore faut-il savoir saisir l’occasion qu’il nous offre et mesu-
rer, enfin, qu’il n’est qu’une voie d’accès, certes essentielle, mais partielle à nous-mêmes.
161
Sujet 19, commentaire
1. Socrate le Jeune : personnage apparaissant dans quelques dialogues de Platon, à ne pas confondre avec le philo-
sophe Socrate.
162
Sujet 19 | Énoncé
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Dans cet extrait, Platon se propose, à travers l’exemple des règles édictées dans les exer-
cices physiques, d’engager une réflexion sur le thème de la loi. Il s’agira plus précisément
d’interroger l’écart entre son caractère général et la grande diversité de cas à laquelle elle est
censée pouvoir s’appliquer. Ce texte pose le problème suivant : pourquoi la loi, qui relève
du général, est-elle inapte à correspondre aux cas particuliers ? Autrement dit, pourquoi la
législation est-elle nécessaire à toute forme de vie collective, sociale, malgré son apparente
inadéquation aux cas individuels, particuliers ?
Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, 1137b 13-33, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 267.
Un texte de Hume qui montre que la justice et l’équité n’ont de sens que dans les conditions
particulières de la vie des hommes :
« Ainsi les règles de l’équité et de la justice dépendent entièrement de l’état particulier
et de la condition où les hommes sont placés [...] Renversez la condition humaine sur un
point d’importance : produisez l’extrême abondance ou l’extrême nécessité ; implantez dans
le cœur humain une parfaite modération et une parfaite humanité, ou une cupidité et une
malignité achevées ; si vous rendez la justice complètement inutile, vous détruisez par là
complètement son essence et vous suspendez l’obligation qu’elle impose aux hommes.
La situation courante de la société est un milieu entre tous ces extrêmes. Nous sommes
naturellement partiaux en notre faveur et pour nos amis ; mais nous sommes capables d’ap-
prendre qu’un avantage résulte d’une conduite plus équitable. La nature nous donne peu de
163
Sujet 19 | Énoncé
jouissances d’une main libéralement ouverte ; mais c’est par l’art, le labeur et l’industrie
que nous pouvons les obtenir en grande abondance. C’est de là que provient la nécessité
des idées de propriété dans toute société civile ; c’est de là que la justice tire son utilité pour
le public ; et c’est de cette seule source qu’elle tire son mérite et son obligation morale. »
Hume, Enquête sur les principes de la morale, section III, Ire partie, Paris, Aubier-Montaigne,
1947, p. 37.
164
Sujet 19 | Corrigé
Introduction
Dans l’extrait de texte qui nous est proposé, Platon met en scène un dialogue entre l’Étranger
et Socrate le Jeune au sujet de l’imperfection de la loi. C’est en effet sur le rapport de la
justice à la loi que va porter ce texte. Pourquoi la loi, qui relève du général, est-elle incapable
d’atteindre l’universel et par conséquent inapte à correspondre aux cas particuliers ?
L’argumentation de Platon repose sur deux moments. Dans le premier temps, le texte s’appuie
sur une analogie entre les consignes données à un groupe d’athlètes et les lois que les citoyens
doivent respecter. Dans un second temps, il s’agira de justifier le fait que, même si la loi est
imparfaite, elle est nécessaire.
I. Que la loi doit considérer la généralité des cas et non chaque cas particulier
« Pourquoi est-il nécessaire de faire des lois, si la loi n’est pas ce qu’il y a de plus droit ? »
Cette question est l’enjeu du dialogue entre les deux protagonistes. « Le plus droit » signifie
ici « le plus juste ». Mais, bien qu’elle prétende à l’universel (ce qui vaut partout et toujours),
la loi ne peut atteindre que le général (celui-ci étant ce qui vaut dans la plupart des cas). Or,
le général ne peut par définition comprendre la totalité des cas particuliers. C’est pourquoi la
loi est de facto imparfaite. Prenons un exemple : « Tu ne tueras point » est l’exemple d’une
loi qui se veut universelle. Même si « la loi n’est pas ce qu’il y a de plus droit », elle est
nécessaire à la vie sociale.
C’est à travers l’exemple d’un groupe d’athlètes que Platon développe cette idée de l’inadé-
quation de la loi avec ce qu’elle est censée faire, c’est-à-dire contenir dans son énoncé l’infi-
nité des cas particuliers. « N’y a-t-il pas, chez vous, comme dans les autres cités, des exercices
physiques, pratiqués par des hommes en groupe [ces derniers figurent l’ensemble des citoyens
de la cité] 2 , où l’on entre en compétition, soit à la course, soit à d’autres épreuves ? [...] Eh
bien, remettons-nous en mémoire les instructions que donnent, en pareilles circonstances,
ceux qui dirigent l’entraînement selon les règles [ceux-ci figurent les législateurs]. [...] Ils
pensent qu’il n’y a pas lieu d’entrer dans le détail pour s’adapter à chaque cas individuel 3 ,
en donnant des instructions qui s’adaptent à la condition physique de chacun. Au contraire, ils
estiment qu’il faut envisager les choses en plus gros [ce qui signifie : « à l’échelle de la cité »],
en donnant des instructions qui seront avantageuses pour le corps [c’est-à-dire : en vue du bien
de la cité elle-même, ici comparée à un corps, image classique dans l’Antiquité, qui envisage
la polis comme un organisme dont le bon fonctionnement dépend de celui de chacune de ses
parties : les organes], et ce dans la majorité des cas et pour un grand nombre de gens. » La
dernière phrase de cette citation énonce explicitement la nécessité pour le législateur d’envi-
sager le général, c’est-à-dire ce qui vaut dans la plupart des cas, et non le particulier, celui-ci
conduisant tout droit à l’éclatement du nomos (la loi), car il exigerait qu’une loi soit faite pour
chaque individu, ce qui est impossible. L’unité de la cité, tel est en effet le rôle que l’Étranger
assigne ici à la loi. Ce point de vue est typique de la pensée antique. C’est la loi qui prime
2. Les passages entre crochets font partie de notre explication de texte.
3. C’est nous qui soulignons.
165
Sujet 19 | Corrigé
sur les individus. Tel est donc le sens de la dernière phrase du premier moment de cet extrait,
qui exprime l’antériorité morale et ontologique du tout sur ses parties : « Voilà bien pourquoi,
imposant le même entraînement à des groupes de gens, ils les font commencer en même temps
et arrêter au même moment, à la course, à la lutte et dans tous les exercices physiques ».
II. De la nécessité d’édicter des lois afin de maintenir l’unité dans la cité
Platon admet donc par la voix de l’Étranger que la loi est par essence imparfaite. Et pourtant
il maintient, de manière indirecte, la nécessité d’une législation au sein de la cité. Faut-il alors
considérer la loi comme le « moindre des maux » et donc le meilleur moyen pour parvenir à
cet absolu que représente la justice au sein de la cité ? Une justice humaine est-elle possible ?
Aucune loi humaine ne correspondra jamais à cette définition de la justice selon laquelle être
juste c’est « rendre à chacun ce qui lui est dû » : « Il édictera plutôt, j’imagine, la règle qui
convient au grand nombre dans la plupart des cas [de manière générale], et c’est de cette
façon, en gros, qu’il légifèrera pour chacun, qu’il mette les lois par écrit ou qu’il procède
sans recourir à l’écriture, en légiférant au moyen des coutumes ancestrales. » Peu importe
donc que la loi ne s’adapte pas à la totalité des cas puisque, selon Platon, ce n’est pas à la loi
de s’adapter aux individus, mais aux individus de respecter la loi comme étant une autorité
supérieure. Si, selon Platon, l’homme doit continuer à légiférer malgré l’imperfection de la
loi, c’est parce que la justice, à ses yeux, réside dans la subordination des parties au tout, et non
dans la soumission du tout, de la cité, à l’une ou l’autre de ses parties. Une particularisation
de la loi conduirait tout droit à la tyrannie ou à l’anarchie. Seule la soumission des individus
à la loi préserve l’harmonie de la cité.
On comprend donc maintenant que, pour un philosophe idéaliste tel que Platon (les Idées
sont ce qu’il y a de plus vrai et la réalité empirique n’en est qu’une pâle copie), la justice
ne pourra jamais se réaliser à travers la loi. Si tous les citoyens étaient justes, il n’y aurait
même pas besoin de lois. La loi n’est donc là que pour corriger, autant que faire se peut, les
imperfections de la vie de la cité. On peut comprendre ainsi la dernière phrase de l’extrait qui
nous est proposé, dans laquelle l’Étranger évoque la vanité des entreprises collectives pour
atteindre une justice qui relève en fait de la disposition individuelle de chacun : « Bien sûr
que c’est juste. Car Socrate, comment pourrait-il y avoir quelqu’un qui serait capable, à tout
instant de la vie, de venir s’asseoir auprès d’un chacun [allusion au démon de Socrate ?, qui le
rendait précisément capable de bien agir, d’être juste] pour lui prescrire précisément ce qui lui
convient de faire ? » La justice, semble nous dire ici Platon, n’est possible qu’au sein d’une
cité idéale, en théorie, non en pratique.
Conclusion
166
Sujet 20, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Dans cet extrait, Russell passe la croyance ordinaire dans le libre arbitre au crible de l’ana-
lyse logique.
Russell examine la croyance ordinaire au libre arbitre et relève trois incohérences. En pre-
mier lieu, il observe que celui qui adopte une telle croyance conserve dans son esprit la
croyance opposée. L’incohérence est alors ici de nature psychologique. Dans un deuxième
temps, Russell souligne que la croyance dans le libre arbitre est ruineuse pour la vie so-
ciale. L’incohérence est cette fois d’ordre pratique. Enfin, Russell démontre que l’idée de
libre arbitre renferme en elle-même une contradiction, ce qui la disqualifie définitivement.
Cette dernière incohérence est proprement logique.
Pour l’étude du texte, nous distinguerons deux temps. Dans la première moitié du texte
(jusqu’à « libre arbitre » (l. 9)), Russell souligne l’incohérence de l’esprit qui croit au libre
arbitre. Dans la seconde moitié, il insiste sur l’incohérence de cette idée elle-même, d’un
point de vue d’abord pratique, puis logique.
171
Sujet 20 | Énoncé
René Descartes, Principes de la philosophie, Ire partie, § 39, in Œuvres complètes, tome III,
Classiques Garnier, édition de F. Alquié, 2010, p. 114.
Un texte de Hume qui, soulignant l’absurdité de l’idée de libre arbitre, suggère que la res-
ponsabilité suppose le déterminisme (tout est l’effet d’une cause) :
« Nous sentons que nos actions sont soumises à notre volonté en la plupart des cas, et nous
nous imaginons sentir que notre volonté elle-même n’est soumise à rien ; car, si on le nie,
nous sommes incités à faire un essai et nous sentons alors qu’elle se meut aisément en
tous sens et qu’elle produit une image d’elle-même (ou une velléité, comme on dit dans les
écoles) même du côté où elle ne s’est pas fixée. [...]
Selon ce principe [le libre arbitre, critiqué ici par Hume], donc, pour qui nie la nécessité et
par conséquent les causes, un homme est aussi pur et innocent après avoir commis le plus
horrible crime qu’au premier moment de sa naissance ; et son caractère n’est concerné en
rien par ses actions puisqu’elles n’en sont pas dérivées, et la malignité des unes ne peut pas
être utilisée comme une preuve de la dépravation de l’autre. »
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, section VIII, Ire partie, note 1, trad. A. Leroy,
Flammarion, « GF », 1983, p. 163.
Un texte de Kant qui montre que libre arbitre et déterminisme forment une « antinomie »,
c’est-à-dire un dilemme insoluble de la raison :
« Thèse : La causalité suivant les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés
les phénomènes du monde dans leur ensemble. Il est encore nécessaire d’admettre, pour les
expliquer, une causalité par liberté.
172
Sujet 20 | Énoncé
Antithèse : Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant les lois de la
nature. »
« Aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il
y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. » Leibniz, Mona-
dologie, § , 1714.
« Si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. »
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, éditions Nagel, 1946.
173
Sujet 20 | Corrigé
Introduction
Que nous révèle une approche rationnelle de nos croyances ordinaires ? Observant que le libre
arbitre fait l’objet d’une croyance répandue parmi les hommes, Russell se propose dans cet
extrait de Science et Religion (1935), d’en examiner la pertinence. S’agit-il d’une croyance
vraie ? Russell soulève successivement trois objections. La croyance dans le libre arbitre est à
ses yeux à la fois inconséquente (toujours associée à l’idée contraire), socialement destructrice
et intrinsèquement incohérente. La notion couramment reçue du libre arbitre, pour évidente
qu’elle puisse paraître, se révèle donc source de nombreuses contradictions qui constituent
un problème.
Le propos de Russell associe deux approches caractéristiques de sa méthode philosophique :
d’une part, celle de l’enseignement de l’expérience ordinaire (observation des opinions et
attitudes des gens) et, d’autre part, celle des exigences de la raison, c’est-à-dire de la logique
des raisonnements valides (l’auteur mobilise tour à tour le principe de non contradiction, le
principe du tiers-exclu et le principe de raison suffisante).
Nous tenterons de rendre compte de cette démarche en suivant les deux étapes qui structurent
ce texte. Dans la première (jusqu’à « libre arbitre » (l. 9)), l’auteur s’efforce de montrer l’in-
cohérence de l’esprit qui croit au libre arbitre (point de vue psychologique). Dans la seconde
(à partir de « En pratique » (l. 9)), Russell s’efforce de souligner l’incohérence à la fois pra-
tique (incompatible avec la vie sociale) et logique (intrinsèquement contradictoire) de cette
croyance elle-même.
à un esprit ouvert, accueillant le pour et contre ? Au nom de quoi lui refuserait-on toute per-
tinence ? C’est ce qu’une analyse logique doit maintenant nous révéler.
2. Analyse logique de ce fait : croire au libre arbitre nous conduit à des incohérences
logiques
(De « Or il est évident » (l. 5) à « libre arbitre » (l. 9).)
D’après Russell, l’individu qui croit au libre arbitre fait preuve d’une incohérence inadmis-
sible. Car celui-ci maintient, sans le savoir, deux croyances au contenu contradictoire, son
esprit s’en trouvant ainsi comme divisé en deux « compartiments » bien distincts. L’observa-
tion psychologique doit être traduite en termes logiques : la coexistence dans l’esprit de deux
idées contraires n’est rien d’autre qu’une contradiction. C’est ce que nous apprend Russell qui,
dans ce premier moment d’analyse logique, reprend l’exemple de la vertu. Si l’acte vertueux
est celui qu’on choisit librement d’accomplir, aucune cause n’est susceptible d’engendrer la
vertu chez quiconque, fusse une bonne éducation. Si l’homme est libre, aucune cause n’a
prise sur lui. Dès lors, il faut choisir : ou bien l’homme est libre et aucune cause ne peut peser
sur lui et infléchir ses actions (éducation), ou bien de telles causes existent et nous devons
renoncer à l’idée du libre arbitre. Dépassant l’inconséquence de l’homme ordinaire qui croit
pouvoir tenir ensemble ces deux idées, Russell rappelle, en bonne logique, que celles-ci sont
contradictoires et qu’il faut donc se décider entre la « motivation psychologique » (influence
exercée sur notre volonté par diverses causes) et le « libre arbitre » (puissance de choix qui
n’est causée par rien, indépendante de toute influence). Ou bien nous sommes libres, ou bien
nous sommes déterminés.
L’analyse logique du philosophe rompt ainsi avec la pensée (croyance) de l’homme ordinaire :
au nom du principe de non contradiction, nul ne saurait adopter deux croyances incompatibles
entre elles ; il faut par conséquent choisir (principe du tiers-exclu).
Toutefois, à ce stade, Russell se contente de pointer une contradiction, sans réfuter pour au-
tant l’idée du libre arbitre. L’auteur fait seulement apparaître l’incohérence psychologique
qui piège celui qui y adhère. Ce n’est pas l’idée du libre arbitre qui est ici critiquée, mais
l’incohérence de celui qui y croit (car il conserve l’idée inverse). Ainsi, aucune des deux
croyances n’apparaît encore plus vraie l’une que l’autre. Nous savons seulement que nous ne
pouvons pas, en toute rigueur (logique), adopter à la fois la croyance dans le libre arbitre et
la croyance opposée. Que faudrait-il alors choisir ? Opterons-nous pour le libre arbitre ? Pour
le déterminer, il faut nous demander si cette idée est en elle-même cohérente.
de la volonté par des « causes ». Le propos qui suit montre que, pour sa part, l’idée de libre
arbitre doit être abandonnée. Pour ce faire, Russell reprend le schéma de la première partie de
l’extrait, proposant un premier temps d’observation empirique et un second d’analyse logique.
On observe en effet qu’« en pratique », l’idée du libre arbitre est insoutenable. Il suffit en
effet, comme nous y invite Russell, d’élargir l’analyse de nos croyances individuelles à la
dimension sociale, pour nous rendre compte que « tous nos rapports mutuels reposent sur
l’hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances extérieures ». Cette nouvelle
observation d’ordre général se comprend aisément. Admettons un instant l’hypothèse du libre
arbitre ; qu’en résulterait-il pour la vie sociale ? À l’évidence, si la volonté de chaque individu
était parfaitement libre, c’est-à-dire indépendante de toute cause et de toute influence, elle
serait indomptable. Dès lors, ni l’éducation, ni le droit, ni la politique, ou encore la morale,
dont la raison d’être est d’influencer les volontés individuelles, n’auraient le moindre sens.
Car qu’est-ce qu’une société, sinon un ensemble de normes ayant force de contrainte sur les
individus ? La croyance dans le libre arbitre est donc bel et bien ruineuse pour la vie sociale
et, pourrait-on ajouter, ne peut germer que dans un esprit séditieux, individualiste et asocial.
En dépit de l’idée qu’on peut se faire sur un plan théorique du libre arbitre de l’homme, il
faut donc admettre qu’en pratique cette idée est contredite.
tant que croyance ordinaire demeure pertinente face aux doctrines philosophiques du libre
arbitre. Sans doute, le respect du principe de non-contradiction constitue une norme pour
toute argumentation recevable. Mais il est permis de douter qu’entre l’idée du libre arbitre et
le principe de raison suffisante (tout a une cause), il faille préférer celui-ci à celle-là.
La vie en société est-elle incompatible avec la croyance dans le libre arbitre, comme le pré-
tend Russell ? Il faut nuancer ce jugement, car la société ne repose pas uniquement sur le
principe de causalité, mais aussi sur le principe du libre arbitre sans lequel aucune imputation
de responsabilité ne serait possible. L’éducation, le droit, la morale, la politique sont donc par
un certain côté, que n’envisage pas Russell, compatibles avec le libre arbitre qu’il rejette et
incompatibles avec le principe de causalité qu’il défend.
Enfin, l’idée selon laquelle toute action doit avoir une cause ruine-t-elle l’idée du libre arbitre ?
Là encore, nuançons : à la question « pourquoi l’avez-vous fait ? », je peux mentionner une
intention que j’ai en vue, mais je peux tout à fait soutenir que c’est librement que je l’ai visée
et poursuivie : ce n’est pas mon intention ou mon désir qui a agi (en s’emparant en quelque
sorte de moi), mais bien moi seul qui ai décidé en toute indépendance de le satisfaire. Aussi
« déterminants » que soient les motifs de mon action, ils n’en sont jamais les moteurs, car je
conserve toujours le pouvoir d’agir autrement. L’acte libre n’est pas sans cause, il est cause de
soi. Du reste, si à tout ce qui arrive il fallait supposer quelques causes antérieures, celles-ci se
multiplieraient sans fin, de sorte que, loin d’expliquer l’action, elles la rendraient bien plutôt
inintelligible.
Conclusion
Ce texte de Russell illustre admirablement l’intérêt d’une analyse rationnelle (logique) des
croyances ordinaires qui souvent, sans qu’on y prenne garde, nous conduisent à des non-sens
dont il importe qu’on se délivre. La démarche de Russell se recommande ici par son souci
de partir d’observations concrètes (empirisme) pour en mesurer, dans un deuxième temps,
la cohérence philosophique (logique). Au terme de l’analyse que Russell conduit dans ce
texte, la croyance dans le libre arbitre apparaît à cet égard à la fois comme irrationnelle et
antisociale.
177
Sujet 21, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Ce texte s’interroge sur l’origine et le fondement de l’inégalité sociale. Comment un simple
rapport de force se change-t-il en relation de droit ?
Dans un premier temps, Bergson tente de montrer qu’en devenant régulier, un rapport de
force s’impose peu à peu comme une règle : l’origine conflictuelle du pouvoir (le fait de
la force) engendre un fondement consensuel de l’autorité (une valeur, un droit). Ce qui est
habituel passe alors pour naturel.
Mais dans un second temps, Bergson montre que ce fondement est illusoire : ce qui est
naturel, ce n’est pas l’inégalité des hommes, mais leur penchant à le croire.
« GLAUCON — Pas étonnant, dit-il, que tu aies longtemps eu honte à l’idée de dire ce
mensonge.
SOCRATE — Oui, c’était bien normal. Et cependant écoute-moi, et écoute le reste de l’his-
toire. « C’est que vous êtes tous, vous qui êtes dans la cité, c’est sûr, des frères », ainsi
dirons-nous en leur racontant l’histoire. « Mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui
sont aptes à diriger, a mêlé en eux de l’or en les faisant naître, c’est pourquoi ils ont le plus
de valeur ; en ceux qui sont auxiliaires, de l’argent ; et du fer et du bronze pour les cultiva-
teurs et les autres artisans. À présent, du fait que vous êtes tous parents, même si la plupart
du temps vous engendrerez des enfants qui vous ressemblent, il peut arriver qu’à partir de
l’or naisse un rejeton d’argent, et de l’argent un rejeton d’or, et tous les autres métaux ainsi
les uns à partir des autres. Donc à ceux qui dirigent, le dieu prescrit d’abord et avant tout
d’être de bons gardiens de la descendance plus que de tout autre bien, et de ne prendre garde
à rien avec plus de soin qu’à elle, pour détecter lequel des métaux a été mêlé aux âmes des
enfants ; et si leur propre enfant naît avec une part de bronze ou de fer, qu’ils n’aient au-
cune pitié, mais que, lui accordant le rang qui convient à sa nature, ils le repoussent chez
les artisans ou chez les cultivateurs ; et si au contraire un enfant né de ces derniers a une
nature mêlée d’or ou d’argent, qu’ils lui accordent des honneurs, élevant celui-ci à la garde,
celui-là à l’auxiliariat, parce qu’il existe un oracle disant que la cité sera détruite, lorsque
celui qui la gardera sera l’homme de fer ou de bronze. » Eh bien, vois-tu quelque moyen de
pouvoir les convaincre de cette histoire ? »
Un texte de Pascal qui montre que le pouvoir dans les sociétés humaines se conquiert par la
force et se maintient par l’imagination et la coutume. Si l’inégalité trouve son origine dans
l’équilibre des forces antagonistes, son fondement repose quant à lui sur la contingence de
la coutume et de l’imagination humaines :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres, en général, sont cordes de
nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous
ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commençant à se former. Il est sans doute qu’ils se
battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti
dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que
la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur
plaît ; les uns la remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance,
etc.
Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là le pouvoir force le fait : ici
c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes,
en Suisse des roturiers, etc.
Ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier, sont des cordes d’ima-
gination. »
Un texte de Rousseau qui tente de saisir l’origine de l’inégalité parmi les hommes à partir
d’une analyse des effets de l’amour-propre dans les premières sociétés. Si les premiers rap-
prochements furent heureux, le désir de paraître dut bientôt inspirer chez les uns la vanité,
chez les autres l’envie, et diviser la société en classes inégales :
« À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent,
le genre humain continue de s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent.
On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant et la
danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation
des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et
à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou
dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus
considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de
ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et
l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés
funestes au bonheur et à l’innocence. »
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, IIe partie,
Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1985, p. 99.
à savoir : d’une part, la durée qui engendre l’habitude et, d’autre part, la nature qui inscrit
dans l’homme une prédisposition à l’illusion.
Problématiser le texte
Habitués à penser, au moins depuis Rousseau, que « force ne fait pas droit » et que l’origine
ne justifie rien, nous peinons à comprendre que des classes dominées se résignent à leur sort.
Comment expliquer que l’homme en vienne à consentir à l’ordre inégalitaire qui, pourtant,
le soumet, voire l’opprime ? C’est ce paradoxe que ce texte tente d’éclaircir.
Trouver le plan
I. Sous l’effet de l’habitude, l’homme se persuade que la force qui le domine doit être
respectée
II. Mais cette explication n’est qu’une illusion naturelle
181
Sujet 21 | Corrigé
Introduction
Ce texte de Bergson, extrait des Deux Sources de la morale et de la religion (1932), affronte
une question traditionnelle de la philosophie politique : quels sont l’origine et le fondement
de l’inégalité sociale parmi les hommes ? Car, reconnaissons-le : si toute société politique,
et en particulier les sociétés traditionnelles auxquelles Bergson fait ici référence, délimite
l’espace d’une autorité et d’un pouvoir jugés légitimes, elle instaure inévitablement une forme
d’inégalité entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Mais d’où vient précisément
que nous la tenions pour légitime ?
Il y a là en effet un paradoxe : comment expliquer que des hommes en viennent à « consentir »
à l’ordre qui, pourtant, les assujettit, voire les opprime ? Tel est le problème auquel ce texte
de Bergson prétend apporter la solution. Sa réponse est la suivante : l’homme a naturellement
tendance à tenir les inégalités sociales de fait pour des inégalités de droit. Cette illusion,
Bergson se propose d’en décrire le mécanisme : ce qui se présente à l’origine comme un
pur et simple rapport de force contraignant devient, sous l’effet de l’habitude et d’un certain
penchant naturel à l’illusion, un rapport de droit qu’on prend pour le fondement naturel d’une
obéissance légitime. En somme, à ce qui est régulier, nous donnons naturellement valeur de
règle.
L’enjeu, crucial, mérite d’être souligné : d’après Bergson, la force des sociétés inégalitaires
ne repose pas tant sur la puissance oppressive d’un tyran ou d’un groupe dominant, que sur
le consentement de tous. Or, si ce consentement repose, comme le pense Bergson, sur une
prédisposition « naturelle » de l’homme à l’illusion de la hiérarchie, ne sommes-nous pas
alors condamnés à vivre toujours sous son empire ?
En conséquence, nous étudierons comment, dans un premier temps, Bergson explique que
les inégalités sociales de fait se changent en inégalités de droit, et comment, dans un second
temps, il peut conclure à l’existence d’une prédisposition naturelle de l’homme à l’illusion
de la hiérarchie sociale.
I. Comment en vient-on à croire que la force et les inégalités sociales font droit ?
l’État (Weber, Elias) peuvent du reste confirmer cette conviction. En partant de la réalité des
rapports de force, Bergson adopte en conséquence une position hobbesienne qui présente ici
un double avantage. Cette position s’autorise d’abord d’un certain réalisme, pour autant qu’en
l’homme la force l’emporte sur la vertu (la justice, la morale). D’autre part, en considérant
l’engendrement des anciennes sociétés comme un processus mécanique (un jeu de forces),
Bergson se donne le moyen d’en décrire rationnellement l’évolution.
Mais comment un antagonisme originaire peut-il déboucher sur l’équilibre d’un ordre social
stable ? Comment le conflit se change-t-il en concorde ?
3. Une explication naturelle de ce fait : la soumission des uns est justifiée par la
supériorité de valeur des autres
(de « si la classe inférieure [...] » à « supériorité de valeur. »)
Les justifications ont non seulement « fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal), mais ont rendu
superflue la force elle-même. Car les puissants, crédités d’une supériorité de valeur, peuvent
à présent faiblir sans perdre leur pouvoir, et les dominés gagner en force et se maintenir
pourtant dans leur état de sujétion. C’est pourquoi Bergson peut affirmer, en accord avec
l’histoire, qu’une classe subordonnée peut devenir « virtuellement plus forte » et cependant
soumise. L’histoire sociale regorge d’exemples qui, du tiers état au prolétariat, ont montré que
les forces les plus vives d’une société subissent parfois le joug de classes qui, plus faibles,
savent donner l’illusion de la force. Une sorte de « servitude volontaire » (La Boétie) s’établit
183
Sujet 21 | Corrigé
sous couvert de la coutume qui, comme le soulignait déjà Pascal, est la véritable source des
« grandeurs d’établissement », autre nom de la « supériorité de valeur » dont parle ici Bergson.
La boucle de la sujétion semble alors définitivement bouclée.
Comment comprendre que les dominés, victimes de l’inégalité sociale, ne s’insurgent pas et
consentent à l’ordre inégalitaire qui les soumet ? Comment les hommes ne perçoivent-ils pas
la fausseté des explications imaginaires qu’ils inventent eux-mêmes pour leur plus grand mal ?
C’est que, comme l’explique Bergson dans les lignes qui suivent, l’homme est en proie à une
illusion qui le conduit à penser que l’inégalité entre les hommes en société (la « supériorité
de valeur ») est inscrite dans la nature elle-même.
Contrairement à ce qu’en put penser Hegel, l’esclave ne peut renverser le rapport de maîtrise
en comptant sur la dépendance dans laquelle son maître se place vis-à-vis de lui. Car un
obstacle se dresse : celui de l’habitude de la soumission et d’un certain penchant à justifier, par
une explication imaginaire, la domination qu’il subit. Sur ce point, Bergson semble davantage
convenir avec Rousseau que « l’esclave perd tout dans ses fers, jusqu’au désir d’en sortir ».
3. La nature n’a pas fait les hommes inégaux, mais les a prédisposés à le croire
(de « Quoi qu’il en soit [...] » à la fin du texte)
Mais comment comprendre que les hommes s’inventent des explications justifiant l’inégalité
qu’ils subissent ? C’est ce que Bergson tente de montrer en conclusion de son texte. L’« expli-
cation » que les hommes avancent pour justifier le pouvoir qui les soumet est illusoire parce
qu’elle inverse l’ordre des causes et des effets : ce n’est pas parce que la nature a fait les
hommes inégaux qu’on admet les inégalités sociales de classe, mais c’est, à l’inverse, parce
que nous admettons (par habitude) les inégalités sociales de classe que nous nous figurons
que la nature a fait les hommes inégaux. De la même manière, Rousseau faisait déjà remar-
quer qu’il n’y a d’esclave par nature que parce qu’il y eu d’abord des esclaves contre nature.
Dans un ultime renversement, Bergson montre donc qu’en un sens, la nature « a voulu » que
les hommes tombent dans cette illusion, car l’ordre naturel impose l’existence disciplinée.
L’histoire des sociétés humaines doit se comprendre à la lumière d’une finalité naturelle qui
l’oriente.
La fin du texte suggère alors une opposition entre vérité philosophique et finalité de la nature,
vérité du pouvoir et utilité de la vie sociale, qui fait que l’égalité entre les hommes est, selon
l’auteur, nécessairement anti-naturelle. Bergson exprime ainsi à sa manière le déchirement
proprement moderne entre l’ordre politique et l’ordre naturel. Dès lors, si les hommes sont en
proie à une illusion voulue par la nature, il resterait à savoir s’il convient de la dissiper et de
quelle façon. Si nous vivons en régime d’égalité, n’est-ce pas que nous sommes parvenus à
braver la nature et dissiper l’illusion hiérarchique des anciennes sociétés sous les « Lumières »
de la raison philosophique ?
Conclusion
Les inégalités sociales entre classes hiérarchiquement distinguées commencent par la victoire
du plus fort et se perpétuent par l’illusion produite par l’habitude et un penchant naturel de
l’homme à s’y laisser prendre. C’est ainsi que la force passe pour une valeur qui inspire non
seulement la crainte, mais aussi le respect : chacun consentant à l’ordre qui le soumet.
Mais si l’illusion est naturelle, voire destinale, peut-on en sortir ? Est-ce possible ou même
souhaitable ? Si, de fait, l’histoire a vu des opprimés s’insurger contre les inégalités, n’est-ce
pas que le mécanisme de l’illusion décrit par Bergson n’est pas à ce point déterminant et que
nous pouvons lui résister ? La question reste ici ouverte : ou bien l’homme ne peut changer sa
condition et doit consentir sans « fronder » (Pascal) à l’inégalité sociale des sociétés humaines,
ou bien nous pouvons espérer en sortir et tenter, par exemple avec Marx, de réfléchir à la
difficile question de la formation d’une conscience de classe et de son réveil révolutionnaire.
185
Sujet 22, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Ce texte prend pour thème les rapports du bonheur et de la vertu. S’il n’est pas de bonheur
sans vertu, comment néanmoins nous résoudre à suivre le chemin austère de la morale s’il
est vrai qu’il ne saurait nous garantir le bonheur ?
Rousseau souligne d’abord (de (l. 1) à (l. 6)) que la pratique de la vertu nous procure une
satisfaction d’ordre moral qui manquera toujours à l’âme immorale. Toutefois, il note dans
un deuxième temps (de (l. 6) à (l. 13)) que la vertu ne nous garantit pas le bonheur. De
sorte qu’il nous faut, dans troisième temps (de (l. 13) à (l. 16)), admettre la nécessité d’une
espérance nous garantissant que nous ne sommes pas vertueux en vain et que le bonheur
récompensera le juste dans une vie future.
186
Sujet 22 | Énoncé
Un texte de Kant qui montre quels rapports unissent la morale et le bonheur, le comman-
dement de la loi morale et le principe d’une espérance dans un bonheur futur :
« La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous
devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur.
C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute qu’entre en nous l’espérance de participer un
jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.
Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu’il la possède est en
harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir facilement que tout ce qui nous
donne la dignité dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept
du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l’état de la personne), à
savoir la condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là qu’on ne doit jamais
traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur, c’est-à-dire comme une doctrine
qui nous apprendrait comment devenir heureux, car elle n’a exclusivement affaire qu’à la
condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l’obtenir.
187
Sujet 22 | Énoncé
Mais quand elle a été exposée complètement (elle impose simplement des devoirs et ne
donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s’est éveillé le désir moral, qui se fonde
sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui
n’a pu auparavant naître dans une âme intéressée, quand, pour venir en aide à ce désir, le
premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée
aussi doctrine du bonheur, parce que l’espoir d’obtenir ce bonheur ne commence qu’avec
la religion. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, Paris, PUF, 1965, p. 139.
188
Sujet 22 | Corrigé
Introduction
Ce texte de Rousseau, extrait d’une lettre de 1761 adressé à M. d’Offreville, prend pour thème
les rapports de la vertu et du bonheur. Car si l’on s’accorde généralement à juger bonne la vie
qui conjoint l’exigence morale et la jouissance d’une existence heureuse, on ne peut manquer
de percevoir qu’il existe une contradiction entre ces deux dimensions. En pratiquant la vertu,
l’homme s’efforce d’agir en fonction de valeurs morales, tandis qu’en poursuivant le bon-
heur, il s’attache au seul bien-être de sa condition. Aussi la vertu et le bonheur ne vont-ils pas
nécessairement de pair : l’homme juste n’est que trop souvent un homme malheureux, tandis
qu’il arrive aux plus immoraux de jouir du bonheur. C’est cette question traditionnelle de la
philosophie morale que Rousseau tâche ici de soumettre à l’examen. Comment concilier les
aspirations apparemment contradictoires à la vertu et au bonheur ? L’enjeu est d’importance,
car s’il s’avérait qu’une telle conciliation fût impossible, l’homme devrait alors choisir entre
une existence vertueuse qui rend malheureux et une existence heureuse bâtie sur le renonce-
ment à la vertu, voire la pratique effective de vices.
La thèse de Rousseau sur les rapports de la vertu et du bonheur est la suivante : si contrai-
rement à ce qu’on est tenté d’admettre, l’homme injuste et immoral n’est jamais heureux,
l’homme vertueux ne peut toutefois escompter que sa conduite lui apporte le bonheur. Aussi,
afin que nous n’abandonnions pas la vertu et sachions résister aux séductions d’une existence
relâchée, il importe d’ajouter aux principes de la morale la dimension d’une espérance en une
réconciliation future de la vertu et du bonheur.
On peut dégager trois moments essentiels qui structurent l’argumentation de Rousseau. Ad-
mettant, dans un premier temps (du début du texte jusqu’à « [...] corps malsain. » (l. 6)) que
la vertu procure à l’âme une « satisfaction intérieure », il souligne dans un second temps (de
« Mais il est faux [...] » (l. 6) à « [...] les autres » (l. 13)) qu’elle ne suffit cependant pas à rendre
heureux. De sorte qu’il importe, dans un dernier temps (de « Nous avons donc [...] » (l. 13) à
la fin du texte) d’inscrire la vertu, grandiose mais souvent désespérante, dans l’horizon d’une
« vie à venir » garantissant le bonheur du juste.
2. Bonheur de la vertu
Toutefois, Rousseau ajoute que la pratique de la vertu, bien que désintéressée dans son prin-
cipe, ne manque pas de nous procurer, lorsqu’elle atteint son but, une satisfaction personnelle.
L’« âme » humaine, en effet, n’est pas indifférente au triomphe de la vertu et en éprouve
un contentement réel. S’il en est ainsi, c’est que, d’après Rousseau (et convenons que l’ex-
périence lui donne ici raison) l’homme n’est pas exclusivement refermé égoïstement sur la
considération de son bien personnel, mais éprouve d’authentiques sentiments moraux. Ce
« contentement » de l’âme qui suit la vertu est une juste et raisonnable estime de soi qu’on
ne saurait ici confondre avec une manifestation d’orgueil déplacé. Le « vrai bonheur » de
l’homme ne va pas sans ce que nous appelons communément la satisfaction du devoir ac-
compli.
3. Malheur du vice
Pour la même raison, c’est à tort qu’on s’imagine les « méchants » heureux. Sans doute, l’in-
dividu sans scrupule qui transgresse les principes de la morale accède à quantité de plaisirs et
satisfait davantage son intérêt personnel que l’homme vertueux pour qui tout n’est pas per-
mis. Pourtant, assure Rousseau, un tel homme, en dépit des apparences, n’est rien moins que
« misérable », car « le bonheur s’empoisonne dans une âme corrompue, comme le plaisir des
sens dans un corps malsain ». Cette éloquente comparaison a de quoi convaincre : on observe
aisément qu’un corps malade (frappé par exemple d’indigestion) souffre de ce qui procure
aux autres le plaisir des sens (en l’occurrence les confiseries), et qu’une âme déréglée (par
exemple dépendante au jeu) s’abîme dans les plaisirs qui satisfont à l’inverse les esprits sains
(la pratique modérée des jeux). Les scrupules de la conscience morale taraudent l’homme in-
juste qui ne peut jouir des biens qu’il a mal acquis. Rousseau semble ici partager l’opinion de
Socrate qui soutenait dans le Gorgias que l’âme vicieuse est toujours en proie au déchirement
intérieur et à la tyrannie de ses désirs.
Si la vertu procure une satisfaction nécessaire au vrai bonheur de l’homme et qu’au contraire
le vice n’offre jamais qu’un bonheur amer et illusoire, comment expliquer que les hommes
ne soient pas tous vertueux ?
1. Malheur du juste
Faut-il prétendre avec Voltaire qu’il n’y a que les méchants qui soient malheureux ? L’homme
qui fuit la compagnie d’une société qu’il juge injuste à son égard n’est-il pas le seul respon-
sable de son sort ? Rousseau le récuse : « Il est faux que les bons soient tous heureux dès
ce monde ». Car les scrupules de la conscience morale lui interdisent ce que l’âme vicieuse
s’autorise sans vergogne, et la droiture est moins expédiente que la perfidie face aux aléas
de la vie et à l’adversité des méchants. Là encore, l’analogie de l’âme et du corps est éclai-
rante : la santé ne garantit ni au corps ni à l’âme de ne manquer de rien. Convenons que la
vertu est nécessaire au bonheur de l’âme humaine, car un appétit proprement moral l’agite
190
Sujet 22 | Corrigé
encore quand son intérêt personnel a obtenu satisfaction. Mais il ne suffit pas d’être vertueux
pour accéder au bonheur complet : nous pouvons être le plus moral des êtres et cependant
n’être aimé de personne, ou le plus juste et être frappé de ces malheurs qui sans discernement
frappent indifféremment bons et méchants.
191
Sujet 22 | Corrigé
Conclusion
La vertu, qui ne garantit pas le bonheur, en est cependant la condition nécessaire. Il importe
donc de ne pas y renoncer par faiblesse et de trouver courage dans l’espérance d’« une vie
à venir » où la vertu se verra récompensée du bonheur duquel elle est digne. Toutefois, sus-
pendre la pratique de la vertu à l’espoir d’une récompense, n’est-ce pas lui retirer sa moralité
et la rabattre sur la recherche du bonheur personnel ? Il resterait alors à interroger le statut
exact de cette « attente » en laquelle Rousseau voit la condition de possibilité de la vertu pour
un homme qui ne tend par nature qu’au bonheur.
192
Sujet 23, composition
Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre II, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, p. 92.
193
Sujet 23 | Énoncé
Un texte de Kant qui montre que l’action morale est parfaitement indépendante des condi-
tions extérieures de sa réalisation :
« La bonne volonté ne tire pas sa bonté de ses effets ou de ses résultats, ni de son aptitude
à atteindre tel ou tel but proposé, mais seulement du vouloir, c’est-à-dire d’elle-même, et,
considérée en elle-même, elle doit être estimée incomparablement supérieure à tout ce qu’on
peut exécuter par elle au profit de quelque penchant, ou même de tous les penchants réunis.
Quand un sort contraire ou l’avarice d’une nature marâtre priveraient cette volonté de tous
les moyens d’exécuter ses desseins, quand ses plus grands efforts n’aboutiraient à rien, et
quand il ne resterait que la bonne volonté toute seule (et je n’entends point là un simple
souhait, mais l’emploi de tous les moyens qui sont en notre pouvoir), elle brillerait encore
de son propre éclat, comme une pierre précieuse, car elle tire d’elle-même toute sa valeur. »
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave,
1997, p. 87.
Un texte de Hegel qui nous met en garde contre une morale trop abstraite, incapable de
s’inscrire dans la réalité par des actions concrètes :
« Quoique nous ayons plus haut attiré l’attention sur le point de vue de la philosophie kan-
tienne, point de vue sublime dans la mesure où il établit la conformité du devoir et de la
raison, il faut toutefois en signaler le défaut, car, ce qui manque, c’est l’articulation avec la
réalité.
La proposition : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en principe uni-
versel », serait très bonne si nous possédions déjà des principes sur ce qu’il faut faire. Quand
nous exigeons, en effet, d’un principe qu’il doive être aussi la détermination d’une légis-
lation universelle, nous admettons que cette législation a déjà un contenu et si ce contenu
était effectivement présent, l’application serait facile. Mais le principe lui-même fait défaut
et le critère selon lequel il ne doit pas y avoir de contradiction ne donne rien, car, où il n’y
a rien, il ne peut y avoir contradiction. »
« L’homme est un animal politique. » Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre II, trad.
P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1993, p. 92.
« L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a
besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables. » Em-
manuel Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 6e proposition,
Paris, Aubier, 1947, p. 67.
« Il n’y a qu’un impératif catégorique et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime
qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Emma-
nuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction V. Delbos, Paris, Dela-
grave, 1997, p. 136.
194
Sujet 23 | Énoncé
« Le kantisme a les mains pures ; par malheur, il n’a pas de mains. » Charles Péguy, Œuvres
en prose complètes, Paris, Gallimard, 1992, p. 331.
« Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse
avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir
de m’en instruire. » Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2012,
livre I, p. 41.
195
Sujet 23 | Corrigé
Introduction
196
Sujet 23 | Corrigé
2. L’indépendance du sage
Pour agir moralement, nous aurions tort de nous intéresser à la politique et plus encore de nous
en mêler. Suivons plutôt la leçon d’Épicure et rejoignons-le, loin de l’agitation des affaires
du pouvoir, là où une existence mesurée, le bonheur et l’amitié sont encore possibles. Dans
le « Jardin » où il fonde sa petite communauté amicale et philosophique, Épicure proclame,
au cœur même de la cité la plus « politique » de son temps, Athènes, la solution morale de la
sagesse à l’impasse politique du pouvoir.
lement, lorsque nous ne laissons aucune circonstance singulière entamer la pureté rationnelle
de notre intention.
S’intéresser à la politique n’est donc d’aucune utilité pour accomplir une action morale.
Mieux : cela peut nous détourner de la morale et corrompre la pureté des principes universels
dans le calcul des conséquences particulières. La politique est le théâtre des passions du pou-
voir, de la déraison des hommes. Contrairement à ce que pense Aristote, la politique marque
un défaut de morale : c’est parce qu’il « abuse à coup sûr de sa liberté » que « l’homme a
besoin d’un maître » et que s’ouvre la question difficile du gouvernement des hommes.
L’idéal moral n’est-il pas le fait d’une morale idéale, chimérique ? Car pour agir moralement,
il faut prendre en compte autrui non pas comme humanité universelle abstraite, mais comme
individu concret pris dans une situation précise. Dès lors, la morale ne commande-t-elle pas
de nous intéresser à la politique ?
1. Politiser la morale
Peut-on, avec Kant, opposer l’idéal et le réel, la raison « pratique » pure et le raisonnement
« pragmatique », la morale et la politique ? Peut-on accepter un tel abîme entre, d’un côté,
l’idéal rationnel du jugement moral et, de l’autre, la réalité concrète de l’action politique ?
Comme le fait remarquer Hegel, la morale de Kant est purement abstraite. Elle nous donne
le moyen de juger de la moralité d’une action (elle doit être universalisable), non le moyen
d’agir moralement dans une situation concrète. Nous savons ce que signifie le devoir, mais
nous ignorons ce qu’il faut faire : « ce qui manque, c’est l’articulation avec la réalité » souligne
Hegel dans l’addition au § 135 de ses Principes de la philosophie du droit. Dans une formule
saisissante, Charles Péguy ne dit pas autre chose : « Le kantisme a les mains pures ; par
malheur, il n’a pas de mains. » La morale kantienne envisage l’universel, mais ne tient aucun
compte des communautés humaines concrètes. Or, c’est en elles que notre vie se déploie et
que la question de la morale acquiert son importance.
2. Un devoir civique
Comme l’a bien vu Rousseau, une politique défaillante engendre la corruption des mœurs.
Une société mal gouvernée gâte le discernement moral et engendre le vice. Les mauvaises
lois font les mauvaises mœurs : sous des lois inégalitaires, chacun n’a plus d’intérêt que
pour sa propre image dans l’opinion des autres (« amour-propre ») et délaisse les sentiments
altruistes (la pitié par exemple). Pour qu’agir moralement devienne enfin possible, il faut donc
s’intéresser une fois pour toutes à la politique. C’est un devoir civique. Nous devrions donc
tous déclarer, avec Rousseau au début du livre I du Contrat social, que notre condition de
citoyen nous impose le devoir de nous instruire de la justice dans la cité, de nous intéresser à
la politique.
198
Sujet 23 | Corrigé
Conclusion
Une différence radicale doit être maintenue entre la morale et la politique. La première ap-
partient à la sphère individuelle de l’intention, tandis que la seconde concerne la réalisation
concrète des fins par l’intermédiaire du droit. Toutefois, cette distinction n’autorise pas à
conclure que la morale peut rester étrangère à la politique et qu’il n’existe en conséquence
aucun devoir de s’y intéresser. L’intérêt de chacun pour la vie de la cité témoigne d’un élan
proprement moral d’ouverture aux autres. Et si cette attention n’est pas un impératif caté-
gorique de la morale, elle constitue cependant une maxime de prudence indispensable au
discernement moral.
199
Sujet 24, composition
Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, « Quadrige », 1986, pp. 143-146.
200
Sujet 24 | Énoncé
Un texte de Rousseau dans lequel l’auteur envisage la possibilité d’une religion civile :
« Il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ;
mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces
dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir
envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il ap-
partienne au souverain d’en connaître : car, comme il n’a point de compétence dans l’autre
monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son affaire, pourvu
qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer
les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de
sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir
obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le
bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement
les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir
reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit
puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec préci-
sion, sans explications ni commentaires. L’existence de la Divinité puissante, intelligente,
bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment
des méchants, la sainteté du contrat social et des lois : voilà les dogmes positifs. Quant aux
dogmes négatifs, je les borne à un seul, c’est l’intolérance : elle rentre dans les cultes que
nous avons exclus. »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, chapitre VIII, Paris, Flammarion, 2012,
pp. 173-174.
« Le plus grand événement récent – à savoir que ”Dieu est mort”, que la croyance au Dieu
chrétien est tombée en discrédit – commence dès maintenant à étendre son ombre sur l’Eu-
rope. » Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre III, § 125, Paris, Flammarion, 2000, p. 176.
« La religion est l’opium du peuple. » Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de
Hegel, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 24.
« L’hostilité de surface vis-à-vis de la religion qui nous frappe dans l’époque des Lumières
ne doit pas dissimuler à nos yeux que tous ses problèmes intellectuels sont encore intime-
ment mêlés aux problèmes religieux. » Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris,
Fayard, 1966, p. 155.
« L’homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une my-
thologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. » Mircea Eliade, Le Sacré et le
Profane, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988, p. 173.
201
Sujet 24 | Énoncé
202
Sujet 24 | Corrigé
Introduction
Dans le monde grec, lorsqu’une cité fondait une colonie, les hommes demandaient conseil aux
dieux en consultant l’oracle et rendaient grâce aux dieux dans la nouvelle cité où un temple
était bâti, signe qu’une nouvelle cité ne pouvait exister sans une caution religieuse. N’est-ce
là qu’un cas particulier et une société sans religion est-elle possible ?
Une étymologie possible du mot religion, du latin religare, qui signifie « relier », laisse penser
que la religion possède un caractère fondamentalement social dans la mesure où elle relie les
hommes entre eux, mais aussi à Dieu lui-même. Une société étant un ensemble d’individus
formant une communauté qui se donne généralement des institutions et prend la forme d’un
État, il semble évident que la religion joue un rôle majeur dans celle-ci. Néanmoins, peut-on
aller jusqu’à dire que ce serait une impossibilité qu’une société existe sans religion ? Si une
société possède ce caractère collectif qui est commun à la religion, il n’en demeure pas moins
qu’elle peut aussi se fonder sur des principes et des valeurs autres que religieuses. Dès lors
se pose le problème de savoir pourquoi la société, bien qu’étant fondamentalement liée à la
religion, n’est pas pour autant constituée pleinement par celle-ci et peut exister indépendam-
ment d’elle. Autrement dit, c’est le problème de l’autonomie de la sphère sociale à l’égard du
domaine religieux qui se pose.
Nous verrons d’abord que toute société humaine possède une origine religieuse, avant de voir
qu’une société peut exister indépendamment de principes religieux.
203
Sujet 24 | Corrigé
II. Une société repose sur des valeurs qui ne sont pas nécessairement religieuses
du domaine privé individuel et familial. Bien que d’une certaine façon l’intérêt privé sépare
et individualise les hommes, c’est bien lui et non un sentiment d’appartenance religieuse qui
unit les hommes dans la société. Cette union se caractérise donc par sa dimension rationnelle
et non pas spirituelle. La spiritualité religieuse n’est pas niée et peut cependant exister, mais
hors du cadre social, où elle n’a pas sa place.
Conclusion
Le problème était de savoir pourquoi la société, bien qu’étant fondamentalement liée à la reli-
gion, n’est pas pour autant constituée pleinement par celle-ci et peut exister indépendamment
d’elle. Ceci s’explique par la raison suivante : la société peut, en droit, obéir à des principes
qui lui sont propres et qui ne sont pas religieux, mais les individus ne peuvent pas, en fait
— l’histoire le prouve —, vivre sans religion. Dès lors, si les religions peuvent rassembler
les hommes, c’est à la société de les unifier en les tolérant avec neutralité. Ainsi, si une so-
ciété sans religion est une impossibilité, une société officiellement laïque mais comprenant
des religions en son sein est une possibilité en fait déjà bien réelle dans le monde.
205
Sujet 25, commentaire
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication
rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Dans cet extrait, Locke aborde la question de l’éducation et de l’origine de nos idées.
Il est ici question de la vérité (de ces idées), mais aussi des enjeux moraux de l’éducation.
Ce texte a une portée critique, il dénonce une forme d’éducation dogmatique.
Ce texte formule une critique à l’égard des préjugés, en particulier religieux et moraux, et
de toute forme de dogme. Locke part ici du constat que l’éducation consiste la plupart du
temps en une forme d’endoctrinement de l’esprit des enfants qui, devenus adultes, auront
1. Distillent : introduisent petit à petit.
2. Prévention : défiance.
3. Tacite : sous-entendu, non formulé.
206
Sujet 25 | Énoncé
oublié l’origine de leurs connaissances et ne les remettront pas en cause. Ils n’auront pas
sur elles de recul critique.
Un texte de Kant qui résume tout l’esprit de la philosophie des Lumières en une formule
saisissante :
« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même
responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la di-
rection d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside, non
207
Sujet 25 | Énoncé
Un texte de Rousseau qui indique le but qu’il convient d’assigner à l’éducation : former un
homme conformément à la nature et le disposer à vivre une vie proprement humaine :
« Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état
d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s’y rap-
portent. Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’Église, au barreau, peu importe. Avant la
vocation des parents, la nature l’appelle à la vie humaine.
Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en
conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un
homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune
aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne. »
Problématiser le texte
Ce texte pose la question de l’éducation et pointe du doigt le fait que l’homme tienne pour
innées ou naturelles des doctrines qui lui ont pourtant été inculquées. Le but de ce texte est
de parvenir à déterminer ce qui est de l’ordre de la convention afin de ne pas le confondre
avec ce qui serait de l’ordre de la nature ou de la transcendance.
Trouver le plan
Dans un premier temps, Locke explique la formation de préjugés dans l’esprit humain en
étudiant la manière dont l’individu, enfant, est enclin à reconnaître l’autorité d’autrui. Dans
un second temps, Locke explique la transformation de ces préjugés en vérités universelles
et indubitables par sédimentation des usages et des coutumes.
209
Sujet 25 | Corrigé
Introduction
« Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien
tantôt mal des choses qui nous sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore
l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir
à la connaissance de la vérité. » Telle est la première phrase des Principes de la philosophie de
Descartes, assez proche de l’idée exposée dans l’extrait de l’Essai sur l’entendement humain
de Locke que nous allons étudier.
Pourquoi l’esprit humain est-il susceptible d’erreur ? Pourquoi est-il amené à considérer
comme innées ou naturelles des doctrines qui lui ont pourtant été inculquées ? Et pourquoi
l’être humain érige-t-il en vérités universelles ce qu’il a toujours entendu dire ? Telles sont
les interrogations auxquelles se confronte ici Locke.
Afin de comprendre sa réponse, nous verrons dans un premier temps que c’est en considérant
l’enfance et la manière dont l’individu, à cet âge, est enclin à reconnaître l’autorité d’autrui
que Locke explique la formation de préjugés dans l’esprit humain. Nous verrons dans un
second temps que c’est par le phénomène de l’habitude que Locke explique la transformation
par l’homme de ces préjugés en vérités universelles et indubitables.
L’erreur humaine, et le phénomène de foi qui selon lui en relève, sont d’abord aux yeux de
Locke le fruit de l’éducation. On inculque aux enfants les principes auxquels on a soi-même
été soumis. « Ceux qui veillent (comme ils disent) à donner de bons principes aux enfants
[...], distillent dans l’entendement jusque là sans prévention ni préjugés ces doctrines qu’ils
voudraient voir mémorisées et appliquées. » C’est donc essentiellement du fait d’une forme
d’éducation trop verticale que les enfants ne développent pas d’esprit critique. Ils sont dès
leur plus jeune âge soumis aux dogmes que véhiculent leur époque, leur milieu social, leur
tradition, etc.
Fidèle en ce point à Descartes, Locke considère en effet que l’enfance est le foyer de toutes
les erreurs et de tous les préjugés que l’individu draine au cours de sa vie. Seulement, si Des-
cartes impute cette faiblesse à l’absence d’autonomie de l’esprit à cet âge (l’enfant, dont la
lumière naturelle n’est pas encore développée, doit nécessairement croire ce qu’on lui en-
seigne), Locke en revanche considère la vulnérabilité du jeune esprit et dénonce plutôt l’atti-
tude de l’entourage qui tente d’en profiter pour asseoir son autorité. Ces doctrines « lui sont
enseignées aussitôt que l’enfant commence à percevoir et, quand il grandit, on les renforce
par la répétition publique ou par l’accord tacite du voisinage. » C’est donc l’éducation que
dispensent les adultes à l’enfant qui est source des préjugés qui s’introduisent dans son es-
prit. L’enfant reconnaît aux êtres qui lui sont chers une autorité naturelle. D’un autre côté, les
adultes ont tout intérêt à voir ces principes sur lesquels repose leur vie confirmés par la vie
des autres.
Du fait de cette naïveté naturelle de l’enfant les préjugés « acquièrent la réputation de véri-
tés innées, indubitables et évidentes par elles-mêmes », c’est-à-dire une autonomie qui leur
210
Sujet 25 | Corrigé
confère une valeur intrinsèque et indépendante de ceux qui les professent. Comment les opi-
nions enseignées par les hommes parviennent-elles plus précisément à se transformer en vé-
rités incontestables ?
II. Que la transformation des préjugés en vérités universelles est un effet du temps
Comment l’homme en vient-il à conclure, à partir de purs préjugés, à l’existence d’une vérité
inconditionnelle ? À cette interrogation, la réponse que propose Locke est la suivante. C’est
parce qu’ils sont les plus anciens et donc les plus ancrés dans l’âme que les principes inculqués
aux enfants dès leur plus jeune âge, fussent-ils totalement erronés, se transforment en vérités
indubitables. « On peut ajouter que, lorsque des gens éduqués ainsi grandissent et reviennent
sur ce qu’ils pensent, ils n’y peuvent rien trouver de plus ancien que ces opinions qu’on leur
a enseignées avant que la mémoire ait commencé à tenir le registre de leurs actes ou des dates
d’apparition des nouveautés ». La conclusion à laquelle Locke aboutit est donc que plus le
préjugé est ancien, plus il apparaît fondé et moins il est corrigible.
En effet, l’impossibilité pour l’homme de se souvenir du moment où lui est apparue telle
opinion (« avant que la mémoire ait commencé à tenir le registre de leurs actes ou des dates
d’apparition des nouveautés »), le pousse à considérer que cette opinion est le fruit d’une
réalité transcendante. L’éducation qu’il a reçue étant enfant pousse donc l’homme à confondre
ce qui est de l’ordre de l’inné avec ce qui est de l’ordre de l’acquis. « Ils n’ont dès lors aucun
scrupule à conclure que ces propositions dont la connaissance n’a aucune origine perceptible
en eux ont été certainement imprimées sur leur esprit par Dieu ou la Nature et non enseignées
par qui que ce soit. » Ce qui signifie que, dès lors que l’homme est incapable de se reporter
à l’origine ou au fondement d’un « savoir », il fait de celui-ci une vérité universelle. Celle-ci
devient alors l’objet d’une foi, c’est-à-dire d’une croyance inconditionnelle. L’homme a donc
une attitude quasi religieuse vis-à-vis de ce qu’on lui apprend. C’est ainsi que « beaucoup
se soumettent à leurs parents non pas parce que c’est naturel [...] mais parce qu’ils pensent
que c’est naturel », confondant ce qui est de l’ordre de la nécessité avec ce qui relève de la
convention, ce qu’on leur a enseigné, qui relève des mœurs et coutumes de la société, avec
les lois de la nature.
Conclusion
C’est donc uniquement parce qu’on les a toujours entendu dire que certaines opinions sont
prises pour des vérités, et parce que le temps, qui efface l’origine et la provenance de ces
doctrines, les fait passer aux yeux de ceux qui les transmettent pour des principes innés et
incontestables. À l’encontre de tous ces modes habituels de « connaissance », Locke propose
de penser la possibilité d’une connaissance qui ne « commence[rait] qu’avec l’expérience. »
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