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N° d’ordre : 4485 ANNÉE 2011

THÈSE / UNIVERSITÉ DE RENNES 1


sous le sceau de l’Université Européenne de Bretagne

pour le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE RENNES 1
Mention : Philosophie
École doctorale « Sciences de l’Homme, des Organisations et de la
Société »
présentée par

Laurent Millischer
Préparée à l’unité de recherche UPRES EA 1270
Philosophie des Normes
UFR Philosophie

Thèse soutenue à Rennes


Heidegger et la le 07 décembre 2011
systémique devant le jury composé de :
Alain BOUTOT
Vers le lieu de pensée Professeur, Université de Bourgogne / rapporteur
Jean-François MATTÉI
Professeur, Université Nice Sophia-Antipolis /
rapporteur
Catherine COLLIOT-THÉLÈNE
Professeur, Université Rennes 1 / examinateur
Alain JURANVILLE
Maître de conférence, Docteur d’État, Université
Rennes 1 / directeur de thèse
HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Vers le lieu de pensée


Pour Marie, éternellement.
SOMMAIRE

AVANT-PROPOS ......................................................................................... 7

PRÉ-TEXTE

DE L’ACTUALITÉ COMME SUSPENSION ......................................... 11

CHAPITRE PREMIER

LES FINS DE LA PHILOSOPHIE ........................................................... 23

CHAPITRE II

L’AFFAIRE DE LA PENSÉE ................................................................... 55

CHAPITRE III

DE LA DIFFÉRENCE ............................................................................... 87

CHAPITRE IV

L’UNITÉ, ENTRE SYSTÈME ET POSSIBLE : IDENTITÉ ET


DIFFÉRENCE .......................................................................................... 123

CHAPITRE V

SCIENCE, MATHÉMATIQUE ET CALCUL ...................................... 163

CHAPITRE VI

SYSTÈME DE PRODUCTION ET SCIENCE MODERNE : LA


QUESTION DU « MODÈLE » ................................................................ 185

CHAPITRE VII

DU GE-STELL COMME SYSTÈME DE PRODUCTION ................... 213


CHAPITRE VIII

SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE : HEGEL ........................................ 243

CHAPITRE IX

L’ÉCART PHILOSOPHIQUE : DU SYSTÈME AU POSSIBLE (GE-


STELL ET EREIGNIS)............................................................................. 273

CHAPITRE X

LA PENSÉE ET SES QUESTIONS ........................................................ 305

CHAPITRE XI

LA PENSÉE ENTRE TRINITÉ ET QUADRIPARTI .......................... 335

CHAPITRE XII

LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ .......................... 367

CONCLUSION ......................................................................................... 413

INDEX ....................................................................................................... 453

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 457

TABLE DES MATIÈRES ........................................................................ 467


AVANT-PROPOS

D’abord, peut-être, un court mot « d’explication » quant au


déroulement, qui ne fut pas toujours limpide. Cette thèse est une
manière d’aboutissement, tant bien que mal, d’un travail
philosophique en grande partie intermittent, car réalisé en marge
d’études scientifiques et d’une thèse en Dynamique des populations
halieutiques à l’ENSA Rennes, déjà bien lointaine, puis d’un
enseignement en Mathématiques dans le secondaire, à Paris et en
Alsace. Aussi s’est-il étiré en longueur, sans que cet allongement
dans le temps ne soit le garant d’aucune certitude accomplie. On
serait même en droit d’y voir une forme de « papillonnage » aux
errements parfois désastreux. Mais désastre est également désir, au
risque du désordre. Du reste, c’est de cette circulation même, qui a
tâché d’être la moins « stochastique » possible, que s’est cristallisée
puis fortifiée l’idée centrale défendue ici. Il n’en est pas moins vrai
qu’on doit lui imputer les nombreuses insuffisances de ce travail.
Insuffisances dont il me faut par conséquent assumer l’entière
responsabilité.
Dans ce contexte, mes remerciements vont naturellement en
premier lieu à Monsieur Alain Juranville. Il a su être, depuis
maintenant bien des années, un Maître, certes forcément lointain
mais pas moins orientant. Il fut bien une sorte de pôle, qui permit en
grande part que se réalise malgré tout cette thèse. La constance de sa
confiance fut un soutien incomparable. Sa manière si singulière
d’articuler le plus simplement et le plus clairement du monde
l’existentiel au conceptuel, l’analytique au philosophique,
l’inconscient à la pensée et à la foi, bref de rendre compatible dans le
temps des grandes séparations, fut un aiguillon capital et toujours
actif. Qu’il veuille bien recevoir ici l’expression de ma plus vive et
sincère gratitude, et l’assurance d’une reconnaissance indéfectible.
Mes remerciements s’adressent également à Madame Catherine
Colliot-Thélène, Messieurs Alain Boutot et Jean-François Mattéi qui
ont accepté de lire et juger cette thèse. C’est un honneur, devant
lequel je ne peux qu’espérer qu’elle ne soit pas totalement indigne de
l’intérêt qu’ils ont bien voulu lui porter.
Étiré dans le temps, ce travail s’est nourri de nombreux
dialogues, rencontres et confrontations, parfois implicites ou en
forme de réminiscences. Ils lui ont permis de trouver son
orientation. Je pense notamment à Yves Simon, dont les remarques
et conseils surent toujours viser si juste. Et au soutien lointain
d’Olivier Saccomano et Jean-François Saada, avec qui des
conversations parfois bien anciennes eurent leur part décisive. Qu’en
leur nom soient ici le plus vivement salués ces commerces amicaux
passés ou présents, longs ou fugaces, auxquels ces pages doivent leur
meilleur part. Il convient d’y inclure les quatre années passées, il y a
maintenant plus de dix ans, au Laboratoire halieutique de Rennes,
auxquelles je dois, sous l’impulsion de son directeur Didier Gascuel,
qui dirigea aussi ma thèse scientifique élaborée alors, le peu de
culture scientifique qu’il me reste. S’y affermit la base de la réflexion
sur le système, entamée dans cette thèse de philosophie.
Il faut également signaler l’implication des services de Direction
des Personnels du Rectorat de Strasbourg, et plus particulièrement
Monsieur Salichon, qui m’ont permis, par l’octroi précieux d’un
mois de congé de formation, d’aborder sereinement la fin de la
rédaction, au cours d’un mois de Septembre qui eût été fort délicat
sans lui. Mille mercis également à Sylvaine Rethaber qui a rendu
plus évidente la perspective du résumé anglais. Avec elle, j’aimerais
saluer les personnels du Collège Rémy Faesch de Thann qui ont
facilité d’une manière ou d’une autre cette fin de parcours.
Enfin je remercie le plus vivement ma famille pour son soutien
inaltérable, sans lequel rien n’eût été possible.

Eguisheim, Octobre 2011.


« Trouver la forme convenable, pour que l’éducation de la pensée ne soit
confondue ni avec l’érudition, ni avec la recherche scientifique, c’est bien là
la difficulté. Le danger reste surtout patent lorsque la pensée doit en même
temps et toujours trouver d’abord son propre lieu de séjour. Car penser au
beau milieu des sciences veut dire : prendre ses distances sans nullement les
mépriser. »

M. Heidegger, Le mot de Nietzsche « Dieu est mort ».


PRÉ-TEXTE

DE L’ACTUALITÉ COMME SUSPENSION

Commençons par un lieu commun, que Léon Bloy n’eût peut-


être pas rechigné à inclure en son Exégèse, et que la panique
philosophique contemporaine aime à s’envoyer en travers de la
figure : « quelle pensée pour notre temps ? » L’idée que la pensée
aurait à s’adapter au temps présent en vue d’y convenir, voilà bien
l’incongruité majeure de ce temps, sorte de narcissisme inouï posant
comme principe que la pensée elle-même serait devenue facultative
face à l’énormité de l’accomplissement de l’époque, en conséquence
de quoi elle n’aurait plus qu’à tâcher de s’y faire une petite place –
comme on dit « se faire une situation ». Ne devrait-on pas déclarer
plutôt « quel temps pour la pensée », en laissant suspendu le sens
interrogatif ou affirmatif de la proposition, qui signifiera donc à la
fois « quel sera le temps de la pensée ? » et « sale temps pour la
pensée ! » ? Cela voudrait dire que ce temps est un temps de
suspension. Mais suspension à quoi ? Par définition, une suspension
est suspendue à sa résolution. Comment, alors, ce qui est suspendu
pourrait affirmer son accomplissement ? Comment appeler la
résolution tout en affirmant qu’elle est déjà là ? Se pointe ici une
césure au cœur de la suspension propre à ce temps, qui ne peut avoir
qu’une signification : cette suspension se tient comme processus
12 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

d’actualité. Le temps présent est temps d’actualité, par quoi sa


question centrale serait bien la suspension propre à toute
actualisation.
Le moins que l’on puisse dire, en effet, c’est que l’actualité n’est
pas un concept « rare ». Notre temps, à entendre ce qui s’y dit, et à
le dire soi-même, est sans doute un temps particulièrement
préoccupé, concerné par ce concept d’actualité, qui y est devenu
proprement un nom commun, en même temps qu’un nom
fondamental : le nom d’un fondement commun, répété
quotidiennement comme tel. Cette répétition frappe de son
insistance et de sa radicalité. Car enfin, notre temps est sans doute le
premier où peut s’énoncer chaque jour sur la « place publique »,
devenue « sphère publique » – énonciation qui peut elle-même être
effective ou non, qui peut n’en rester qu’à la virtualité du sous-
entendu ou aller jusqu’à se prononcer réellement, mais dont
l’énoncé est bien toujours actif, qui déclare en substance :
« l’actualité nous tient en haleine ». Nul doute là-dessus, nous
sommes bien, nous les hommes du temps présent, c'est-à-dire de la
sur-modernité qui s’est construite au XXe siècle, les premiers
humains à pouvoir faire une telle déclaration publique.
« L’actualité nous tient en haleine », c'est-à-dire l’actualité
« tient » chacun de nous, elle fait tenir l’homme du présent, en
même temps qu’elle soutient l’intégralité de son monde – en
conséquence de quoi, par parenthèse, il convient alors d’adapter la
pensée elle-même à cette tenue, le poncif trouvant ainsi son fin mot :
« quelle pensée pour notre temps d’actualité ? » Entendre quelque
chose de cet extraordinaire concernement, de cette inédite
préoccupation – inédite par son ampleur et la radicalité de son
insistance – impose précisément d’en revenir au concept même de
l’actualitas dont se nourrit le nom commun. L’actualité, c’est l’être-
actuel, en même temps que l’ensemble de ce qui est actuel. Elle est
donc un mode d’être, et l’ensemble de tout ce qui possède ce mode
d’être : le mode d’être qu’est l’« être-actuel ». Elle est un concept
essentiellement ontologique, décrivant la relation d’un étant à son
PRÉ-TEXTE 13

être comme « acte », et regroupant l’ensemble de tous les étants pris


dans cette relation. Il faut alors se demander ce qu’est l’« acte »
déterminant l’être-actuel. Qu’est-ce, donc, qu’être selon la relation à
l’acte ? Qu’est-ce que l’être qui procède de l’acte ?
Tout de suite s’impose ici une distinction. Procède de l’acte ce
qui y participe, ce qui est de la nature de l’acte lui-même, ce qui est
« dans » l’acte, c'est-à-dire sa consistance, ce en quoi l’acte,
proprement, consiste : ce qui procède de l’acte, c’est ce que l’acte
« est ». L’être-actuel est alors déterminé comme « être-agissant », être
actif, être dans le mouvement de l’acte. Mais d’autre part, procède de
l’acte ce qui en provient, ce qui est le résultat de l’acte, ce en quoi
l’acte s’actualise, ce qu’accomplit proprement l’acte. Ici s’éclaire un
peu la suspension entre affirmation d’accomplissement et attente de
résolution.
Cette distinction essentielle, nous allons la retrouver dans toutes
les déterminations possibles du concept d’actualité. Elle est la nuance
propre à ce concept, qui s’ouvre dès que le nom est posé. Elle se
retrouve, par exemple, dans la traduction ambiguë de l’actualitas
latine, qui adverbialement donne l’anglais « actually », c'est-à-dire
« en acte », « réellement », « effectivement », où l’on retrouve le
premier bord de la distinction, et le français « actuellement », c'est-à-
dire « présentement », « maintenant », dans l’accomplissement de la
présence, où l’on retrouve le second bord de la distinction. Cet
exemple nous donne une indication sur la teneur de cette
distinction. Le concept d’actualité est ainsi un nœud où se relient
intimement l’être, l’effectif et le temps. L’accomplissement ouvre en
effet la dimension de la présence, en tant que ce qui s’accomplit se
présentifie comme état présent provenant de l’acte : une telle
configuration institue donc les trois dimensions du temps au sein
même de l’acte, mais en centrant l’effectivité de l’acte sur le présent
de ce qui s’accomplit. Mais ce présent, à son tour, n’est tel qu’en tant
qu’il pro-vient de l’acte lui-même tourné résolument vers
l’accomplissement.
14 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Ainsi, l’actualité comme accomplissement, ou plutôt être-


accompli, recouvre ce que Heidegger avait, dans son maître-ouvrage
Être et Temps, découvert sous le thème des « extases du temps », où le
Temps se révèle dans son essence propre comme horizon de l’Être.
Le premier bord de la distinction, celui de l’actualité comme
consistance de l’acte, donc effectuation, présente quant à lui une
configuration différente du nœud de l’Être, de l’effectif et du Temps.
Le Temps n’y est, en effet, pas déterminé comme horizon de l’Être,
mais simplement comme dimension de l’effectuation, c'est-à-dire
mouvement. La consistance de l’acte est l’effectuation, le
mouvement vers l’effectif.
D’un côté, nous avons donc l’actualité comme déroulement
temporel de l’acte dans la consistance de l’effectuation : le temps est
alors simple transformation, le mouvement de l’effectuation. Dans
cette première configuration, l’être est l’horizon du temps, en tant
qu’être effectif. De l’autre côté, celui de l’être-actuel comme être-
accompli, l’actualité est la présentification de l’effectivité comme
présence du présent, c'est-à-dire concaténation présente – entendons
« actuelle » – de la provenance du « tourné vers » en quoi consiste la
relation de l’accomplissement à l’acte. Dans cette seconde
configuration, le temps est l’horizon de l’être, et l’« effectif » doit
être alors pensé comme accomplissement. On le voit, la distinction
présentée est tout à fait essentielle : en elle consiste la tension propre
à l’actualité, comme lieu intime de la relation de l’être et du temps,
dont l’effectif est la médiation. Aussi, la nuance en question peut à
bon droit être considérée comme l’essence même de l’actualité, ce
qui doit donc se retrouver dans toutes les déterminations de
l’actualité.
Or, qu’est-ce qu’une détermination de l’actualité ? De quoi
dépend une configuration donnée de l’être-actuel ? Essentiellement,
de ce à quoi l’actualité s’oppose. La configuration de l’actualité est
donnée par la configuration de la relation « être actuel-être non
actuel », actualité-inactualité. Trois déterminations fondamentales
peuvent alors être détachées. La première – qualifions-la de
PRÉ-TEXTE 15

« classique », ou « aristotélicienne » – oppose l’acte à la puissance, et


configure l’actualité comme causation. La seconde – « moderne », ou
« hégélienne » au sens où c’est bien Hegel qui en a décrypté les plus
extrêmes conséquences, en tant que fondement même de la
« modernité » depuis Descartes – oppose réel et virtuel, assimilant
l’actuel au réel et l’inactuel au virtuel ; la relation de médiation,
dévolue à l’effectif, est ici tenue par le concept. Cette seconde
détermination configure l’actualité comme opération. Enfin, la
troisième détermination – « technique », ou « heideggérienne » –
oppose le dévoilement à l’événement, liant l’actuel au dévoilement de
vérité, d’une part, et l’inactuel à l’événement qui précède tout
dévoilement, et qui en tant que tel se retire ; l’inactuel est alors
essentiellement événement de présence ayant toujours déjà eu lieu
avant tout processus d’actualisation du dévoilé, et restant par essence
inaccessible au dévoilement. Cette troisième détermination de
l’actualité configure cette dernière comme manipulation, ou calcul.
Revenons à la première configuration. L’actualité – dans sa
double entente, dans sa nuance essentielle que nous avons décrite
comme être-en-acte et être-accompli – peut d’abord se présenter
comme opposée à la puissance, que nomme le grec δύναµις
(dunamis), dont Aristote a fait le principe de sa physique. On oppose
ainsi la force, la puissance, c'est-à-dire la capacité, la possibilité
inscrite mais non réalisée, car non mise en œuvre, à l’acte de la force,
qu’Aristote nomme ἐνέργεια (énergeia), c'est-à-dire la mise en œuvre
de la capacité, la réalisation de la possibilité. L’acte est ainsi la venue,
l’érection en son être propre de ce qui, par nature, est en
mouvement, c'est-à-dire ce qui, pour être, doit s’accomplir.
Il s’agit là, on le voit bien, d’une détermination essentiellement
physique de l’acte, en tant qu’elle se fonde systématiquement sur la
phusis de la chose, sa venue à l’être comme arrachement à la pure
puissance. Notons que l’on retrouve, chez Aristote, la nuance
indiquée précédemment, sous la forme de la distinction énergeia-
entelechia, l’entéléchie étant la forme accomplie, arrivée à perfection
de l’acte. Il n’est pas anodin qu’Aristote emploie parfois l’un pour
16 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’autre, dès lors qu’il s’agit d’abord de déterminer l’opposition


puissance-acte, et non pas de marquer la nuance interne à l’acte lui-
même. Dans ce cadre essentiellement « physique », au sens indiqué,
le processus d’actualisation comme arrachement à la pure puissance
est processus de causation. Ce pourquoi, ne cesse d’indiquer Aristote
dans sa Métaphysique, la recherche des causes premières est l’essence
de la philosophie, en tant que cette dernière a précisément en garde
de dire l’essence de l’être-actuel. Ainsi, la théorie des quatre causes
n’est rien d’autre que la présentation des modalités de l’énergeia, des
modalités de l’actualisation. L’ἕξις (héxis), la disposition, l’état
physique, sujet du mouvement de l’acte, est alors la médiation de
l’effectif.
À cette conception « physiciste » du concept ontologique
d’actualité s’oppose une conception « spiritualiste »1, pour laquelle la
phusis elle-même n’existe que par la médiation du concept. Toute
puissance ne peut plus être alors que puissance du concept lui-même,
et l’être-actuel est univoquement la prise dans le concept de la chose
actualisée. L’actuel est le concept, au même titre que le réel est le
rationnel. Aussi l’actuel s’oppose-t-il au virtuel, comme attente de la
réalisation de l’acte comme venue au concept, à savoir son opération.
L’ontologique est dans ce cadre, ramené à une simple configuration
du et en vue du « spirituel en acte ». C’est pourquoi ici, comme le
rappelle Hegel dans la première partie de ses Logiques, l’être n’est
que le plus bas degré de l’effectif. L’ontologie fait ainsi place à la
phénoménologie de l’Esprit, l’actualité à l’effectuation du concept.
Le nœud de l’Être, de l’effectif et du Temps est ici concentré sur
l’effectif, à savoir la réalisation de l’Esprit – qui après la
« préparation ontologique », occupe toute la seconde et principale

1
Nous ne disons pas « spirituelle », un tel spiritualisme du concept pouvant fort bien passer
pour un pur « scandale spirituel », c'est-à-dire comme la forme la plus dégradée de la pensée de
l’esprit et de la conception de la médiation. Il n’empêche, et c’est ce que nous retenons ici, qu’il
y a bien une « revendication » de l’esprit, par laquelle la question de la médiation est rendue
centrale.
PRÉ-TEXTE 17

partie de cette Phénoménologie – par et dans la médiation du


concept.
La détermination « aristotélicienne » de l’actualité laissait séparé
l’être-actuel de sa pensée ; Hegel les rend indissociables, mais au prix
d’une circularité absolue de l’effectif sur lui-même, et donc au prix :
1) de la quasi-disparition de l’opposition actuel-inactuel, le
« virtuel » n’étant plus qu’un état d’attente, la réalité brute –
degré zéro de la réalité – avant toute prise par le concept ;
2) par conséquence du 1), de la quasi-disparition de l’être-actuel
lui-même qui, se trouvant réduit à l’effectif pur, n’est plus
apte à tenir l’intime lien de l’être et du temps : le nœud se
résolvant dans et par le concept, il disparaît purement et
simplement.
C’est pourquoi la troisième détermination revient sur la seconde,
mais en évitant l’écueil du physicisme radical. Au physique pur et au
spirituel pur, elle oppose le phénoménologique pur. À la causation et
à l’opération elle oppose la manipulation réciproque de l’Être et du
Dasein, « être-là » ou « être-le-là ». L’actualisation, comme venue en
son être propre, est d’abord pensée comme sortie du « caché » par le
don de la présence du présent, du dévoilé, événement absolument
inapparent qui rend possible tout apparaître, tout « phénomène »1.
Or une telle configuration présente le risque ontologique par
excellence, à savoir que l’apparaître n’apparaît que dans l’oubli du
don qui le rend possible. Oubliant sa venue en présence, l’actuel se
fait alors pur acte d’auto-détermination, d’auto-imposition sur fond
d’événement oublié. Dès lors, l’actualité de l’acte est sommée
d’investir l’intégralité de l’étant. La question de l’actualité devient
ainsi la question ontologique par excellence : le fondement du

1
En quoi, en tant qu’elle est, selon l’ultime formule paradoxale du séminaire de Zähringen,
une « phénoménologie de l’inapparent », la phénoménologie heideggérienne, loin de se perdre
dans les creux prestiges du paradoxe à bon marché, complète et même fonde la phénoménologie
husserlienne, ainsi qu’a pu le proposer Jean-Luc Marion.
18 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Monde », en tant que lieu pour tout apparaître, pour toute venue
en présence.
Cette détermination, nous l’avons dit, se fonde sur l’opposition,
radicalement nouvelle, de l’acte et de l’événement : l’événement
précédant tout acte, et tout acte n’étant véritablement acte que dans
l’oubli de l’événement qui le rend possible. Dans ce cadre,
l’actualisation consiste en une manipulation, au double sens de
transformation calculée et de simulacre. L’acte manipule la chose
pour la rendre artificiellement et illusoirement autonome et
indépendante de l’événement dont elle provient pourtant, en quoi il
est, en son essence même, simulacre. On voit combien l’être-actuel
est ici porteur d’une profonde ambiguïté, qui n’est rien d’autre que
la réactivation de la nuance introduite au départ. En deçà des
oppositions catégorielles actuel-virtuel, acte-puissance, réalité-
possibilité, l’événement est le Possible comme tel, qui donne en se
retirant : son retrait est ainsi la condition même du monde. Or
l’effectuation d’un monde, c'est-à-dire son actualité, est son
arrachement au Possible, et autonomisation de soi dans la présence.
Aussi l’actualité est-elle en son essence destruction de ce qui la rend
possible. Toute l’ambiguïté est là : entre forçage de l’effectuation et
attente de l’accomplissement, l’être-actuel est proprement suspendu
aux possibilités de son propre désastre. Comme effectuation, être-en-
acte, il manipule le nœud de l’Être, de l’effectif et du Temps, pour
ne faire du Temps que le simple mouvement de la réalisation de
l’effectif, s’interdisant à lui-même tout accomplissement dans
l’horizon du temps comme provenance de l’acte et tour vers l’être-
accompli – en un mot : œuvre.
Ainsi, avec cette troisième détermination, qui marque le devenir
de la question ontologique de l’actualité comme fondement même
du monde, c'est-à-dire de la venue en présence, ce qui était au départ
déterminé comme nuance interne essentielle à l’être-actuel, à savoir
la nuance effectuation/accomplissement, est devenue contradiction
interne qui, en tant que l’être-actuel doit désormais plus justement se
nommer être-monde, est également contradiction à la fois interne et
PRÉ-TEXTE 19

externe : elle est la contradiction du monde lui-même, où domine


l’effectuation pure d’un « faire » qui s’interdit tout « devenir-
œuvre ». Rien d’étonnant, alors, que cette actualité, l’époque elle-
même y soit suspendue ; rien d’aberrant dans la radicalité et la
nouveauté de cette pourtant si étrange déclaration : « l’actualité nous
tient en haleine ». Ce temps est celui de l’accomplissement de
l’actualitas, en quoi il est pure suspension – épokhè. Ce temps est
donc « époque de l’époque », époque de la mise en scène absolue et
totale de l’époque comme telle, où domine l’impératif d’un
« questionnement de l’époque ».
Quelle pourrait être, dès lors, la place laissée libre à la pensée ?
Autrement dit, si le temps présent est intégralement effectuation
d’actualité et perpétuel renouvellement suspendu de cette
effectuation, à la « question-tarte » du début – dans laquelle la pensée
se voit sommée de se soumettre à l’accomplissement du temps
comme pure actualitas, et à sa proclamation, en vue d’y convenir – il
convient de substituer la seule question qui en réalité, et
inversement, convienne à la pensée elle-même : celle de son lieu, de
son topos – ce qui veut tout aussi bien dire son foyer que son
orientation, ce qui dans le langage de Heidegger peut s’appeler son
origine en même temps que son destin, le lieu tenant ainsi autant de
l’espace que du temps, parce que devant être pensé comme lieu de
déploiement.
Dans cette universalisation forcenée de l’actualitas, peut-être la
pensée ne pourra tirer sa seule orientation que de la consistance
même de cet accomplissement généralisé, en tant précisément qu’il
est fondamentalement manipulation et simulacre, c'est-à-dire
technique. C’est bien la direction prise par Heidegger. C’est même,
devrions-nous dire, sa découverte propre et son coup de génie : le
destin de la pensée ne peut lui-même être pensé que comme
irrémédiablement suspendu à la pensée de la technique comme
destin. Or, que dit-il de cette époque de l’avènement technique de
20 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’actualitas ? Il en dresse essentiellement deux diagnostics1. Le


premier déclare, de façon singulièrement tranchante, qu’en cette
époque la philosophie vient à finir, à terminer son histoire. Le
second, tout aussi singulier, caractérise l’époque comme avènement
de la cybernétique en place de domination absolue sur la totalité de
la considération de l’étant, par quoi elle prend la place de la
philosophie2, va jusqu’à dire Heidegger, et constitue ainsi la véritable
métaphysique de ce temps. Que faut-il entendre réellement dans ces
deux affirmations, par delà ce qui pourrait ne paraître au mieux
qu’un mordant sympathique mais excessif, au pire qu’un effet
rhétorique stérile ? Surtout, que penser de leur jointure, et de son
éventuelle nécessité ? Comment ne pas rester figés dans la perplexité
qu’elles rendent obligatoire, dès lors qu’il faudrait prendre au sérieux
ce constat accablant pour notre époque : la philosophie se termine,
et la cybernétique prend sa place, alors même que les universités de

1
Du moins est-ce sur ceux-là que nous concentrerons toute notre attention. Il ne s’agit pas ici
de faire une recension exhaustive de l’ensemble de l’œuvre heideggérienne et de toutes les
formes prises par ses divers diagnostics – une telle chose est-elle seulement possible ? – et donc
encore moins d’« évaluer » – à partir d’où ? – ni de « pister » des « positions » ou postures
doxographiques qui seraient celle de cette œuvre, mais bien d’y trouver des ressources pour la
question qui s’impose à nous : la place de la pensée à l’époque technique, qui pourrait bien être
celle où se dessine son lieu propre. Pour une telle question, la référence heideggérienne est
évidemment incontournable, ne serait-ce déjà, comme il vient d’être montré, que parce qu’elle
pointe, circonscrit et configure cette question fondamentale et sa nécessité. Après que les
diverses « affaires » ont mis en question la pertinence même d’une telle référence, que la guerre
– à l’enjeu pour le moins flou – de l’« heideggérianisme » ait fait « rage », cette remarque ne
saurait être tout à fait inutile. Aucune « affaire », aucun positionnement – y compris celui qui
risque d’être le nôtre à la toute fin de ce travail, concernant notamment le rapport entretenu par
Heidegger avec le christianisme, rapport tortueux dont il ne serait pas absurde d’interroger
l’importance quant au supplément désastreux qu’il a pu vouloir donner à la radicalité de sa
pensée –, aucun agacement langagier ou stylistique, aucune indignation qu’elle soit niaise ou
légitime, ne pourront effacer ce fait le plus bêtement massif, à savoir l’acuité, l’ampleur et
l’originalité inégalées du questionnement heideggérien du « phénomène » technique, en tant que
rapporté à l’historialité de l’être et à la pensée du poème. Il y a là comme un poinçon ineffaçable,
au moins sous forme de problème, dans l’histoire de la pensée, qu’aucune posture quelle qu’elle
soit ne saurait passer par pertes et profits. S’il faut adopter une « position » face à cette œuvre, ce
qui semble être le nouvel impératif catégorique des « temps critiques » qui sont les nôtres, voilà
qui est réglé, certes de manière minimale. Cette pseudo-position ne prétend pas à l’originalité.
L’inverse serait un comble, étant donné l’énormité dont elle se prévaut.
2
Cf. par exemple l’entretien « Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel », dans M.
Heidegger, Écrits politiques 1933-1966, trad.fr. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p.262.
PRÉ-TEXTE 21

philosophie existent bel et bien toujours, et qu’aucune d’entre elles


n’a, pour l’heure, été remplacée par un institut de recherche
cybernétique ? Comment donc, comprendre la radicalité d’un tel
constat ?
Le concept de système – mais est-ce vraiment un « concept » ?
Peut-être vaudrait-il mieux parler de « proto-concept », ou de simple
notion, voire de mot, en tant précisément qu’il est d’abord le lieu
d’une relation tout intime entre un usage et une thématisation –
nous permet d’approcher quelque peu ces questions, et notamment
de comprendre la jointure des deux affirmations, en tant qu’il
constitue le vecteur même de ce que Heidegger tâche de penser
comme essence de l’âge technique. Plus précisément, il s’agira de le
montrer, cet âge se démarque rigoureusement par cela qu’il met en
scène l’accomplissement et l’effectuation de ce qu’il convient de
nommer le système comme tel. La suspension invoquée
précédemment est ainsi le régime même de l’effectuation de
l’actualitas comme système. Notons-le tout de suite, il s’agira aussi
d’expliquer, autant que faire se peut, pourquoi Heidegger n’a pas lui-
même fait du système un terme recteur de ses propres analyses, se
contentant de s’y référer subrepticement, et pas toujours de la même
manière.
« Accomplissement du système comme tel » : dans cette formule,
où il tient lieu de « résolution », le « comme tel » se voit doté d’une
primauté signifiante inattendue. Son adjonction est en effet
primordiale, en tant que ce qui marque cette époque est précisément,
non pas le développement effréné des sciences particulières,
investissant toujours plus la totalité des champs du rapport à l’étant,
mais bien l’avènement de l’unification de la science comme pure
théorie des systèmes. Cette unification donne son sol à ce
développement des sciences particulières. Elle en est la condition de
possibilité. Or une telle unification n’advient elle-même que lorsque
la science se fait considération du système comme tel, c’est à dire
qu’elle dévoile le fond de toute considération de l’étant – devenue
exclusivement scientifique – comme pure systémique. L’étant ne peut
22 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

entrer dans la considération qu’en tant qu’il s’intègre dans l’élément


de la cohérence de la connexion qu’instaure le système. L’étantité est
donc établie comme pure systémicité, c’est à dire appartenance
essentielle à cet élément. Sur un tel fondement, ce qui est, apparaît
univoquement comme le différencié unifié dans et par le système.
Univocité de l’apparaître de l’étant où se révèle la prescription du
Système de production, qui impose le mode systémique de l’être de
l’étant, rendu systémicité, en même temps qu’elle en élabore le
support, le dispositif systémique tenu pour « monde ». Dès lors, la
question de la place de la pensée dans le temps suspendu de la pure
actualité se laisse reformuler : quelle place se voit dévolue à la pensée
face à la domination du système comme tel ?
Voici orienté sommairement le trajet que nous voulons
emprunter ici. Ce trajet commence où finit le questionnement
heideggérien, par cette singulière affirmation terminale de son
œuvre, dont nous ferons notre question introductive : la fin de la
philosophie.
CHAPITRE PREMIER

LES FINS DE LA PHILOSOPHIE

§ 1. Jalons pour l’intelligence de la « fin … »

Qu’est-ce que cela, la « fin de la philosophie » ?


La fin de la philosophie est-elle sa mort, sa disparition, ou plus
précisément son « achèvement », c'est-à-dire à la fois ce qui achève
son déploiement et l’accomplit ? Est-elle seulement une « chose »,
au-delà d’un simple slogan d’époque ? Mais sommes-nous nous-
mêmes encore capables d’entendre autre chose que des slogans ?
Étrange questionnement, qui nous est proprement asséné par
Heidegger, posant et explicitant, dans la conférence de 1964 La fin de
la philosophie et la tâche de la pensée1 dont nous ferons le fil rouge de
nos deux premiers chapitres, le thème souvent référé mais rarement
réellement questionné2 de la fin de la philosophie.

1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », trad.fr. J. Beaufret et C.
Roëls, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1976, p.281-306.
2
Renvoyons toutefois aux deux textes remarquables de synthèse et de clarté, de Jean
Beaufret : « La fin de la philosophie », Dialogue avec Heidegger. 3. Approche de Heidegger,
24 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Drôle de question en effet, à l’heure où les librairies croulent sous


les essais philosophiques ; où chaque gouvernement, comité
d’éthique, groupe de réflexion, département universitaire,
programme culturel possède son philosophe référent ; où toute
action et tout agent possèdent leur propre « philosophie » ; où même
les cafés sont devenus « philosophiques ». À l’heure donc où le mot
de « philosophie » pourrait à bon droit s’entendre comme signifiant-
maître de l’époque, ou plus exactement comme « slogan-maître »,
sorte de slogan des slogans, en tant qu’actualisation partielle, sous la
forme de la mise au jour et du travail réitéré du concept
d’« universel », de l’idéal démocratique mondialisé. Étrange en effet,
car comment quelque chose d’universel pourrait-il avoir une fin ?
C’est que, peut-être, entendre cette « philosophie » comme pur
slogan pour et en vue de l’universel n’est pas à proprement parler la
manière la plus sérieuse d’aborder la question.
Il n’est pourtant évidemment pas absurde, bien que sans doute
discutable, et même digne de la discussion la plus philosophique,
d’adjoindre un « pour tous et/ou pour tout » à ce terme fondateur
de « philosophie ». On pourrait même se croire légitime, certes un
peu rapidement, à considérer toute philosophie comme
confrontation à la question de l’universel, confrontation pouvant
prendre diverses formes, divers styles, et à partir de là divers noms
qui jalonnent son histoire : « idéalisme », « réalisme »,
« nominalisme », « objectivisme »... Encore faut-il, donc, que cette
adjonction fasse question, c'est-à-dire se place d’emblée dans
l’élément polémique de la pensée de la vérité. Ce qui achoppe ici
n’est par conséquent pas tout à fait l’« universel » comme tel, mais
bien plutôt son « slogan », par quoi le « pour tout » recèle l’insigne
danger du « fourre-tout ». Il nous faut donc demander : le plus

Paris, Minuit, 1974, p.215-227, et, plus de trente ans après, de Jean-Luc Marion : « La “fin de la
métaphysique” comme possibilité », M. Caron (ed.), Heidegger, Les cahiers d’histoire de la
philosophie, Paris, Cerf, 2006, p.11-38.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 25

visible de notre temps ne réside-t-il pas, non point du tout dans un


quelconque déploiement universel de l’activité philosophique, mais
bien dans l’extrême universalisation du « régime du slogan » ?
Régime dans lequel toute « philosophie » ne peut être que le slogan-
maître de sa propre universalisation, et pour qui une assertion telle
que « la fin de la philosophie » ne saurait donc avoir aucun sens.
Arrêtons-nous donc un instant sur ce « régime ».
Qu’est-ce en effet qu’un slogan ? Littéralement, un « cri de
guerre », « slogan » étant construit sur un composé gaélique (sluagh-
gairm) signifiant le cri et l’appel de la troupe1. Se comprend aisément
qu’un slogan prépare et active une « guerre » politique ou
économique. Se discerne également combien le polémos et la
disputatio peuvent orienter la brûlante vivacité d’un questionnement
réellement philosophique, qui à l’occasion peut donc bien se
soutenir de quelques « slogans » – entendons les diverses formules,
aphorismes ou propositions cristallisées qui jalonnent toute
élaboration de pensée. Mais l’inquiétude et la perplexité grandissent
lorsqu’il s’agit d’établir la nature d’une guerre devant correspondre à
un régime langagier ayant le mot même de « philosophie » pour
slogan fondateur. Car ce slogan-maître ne peut signifier qu’une
chose : l’universalisation du « slogan », c'est-à-dire du « cri de
guerre », comme tel. Or à quelle guerre un temps intégralement
dominé par des « cris de guerre » peut-il bien préparer ? Il y a bien
eu des « guerres mondiales », dont l’inexorable barbarie eut pour
enjeu et moteur l’installation déterminée et définitive du
« mondialisme » ; mais alors, quelle monstrueuse signification
devrait-on s’attendre à trouver derrière quelque chose comme une
« guerre universelle » ? Et de quoi un tel régime du slogan entend-il
préparer l’installation ? Que désigne l’« universel-slogan » semblant
chercher par ce régime son plein épanouissement ? Peut-être le

1
Cf. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 3è
édition, 2000, p.2102.
26 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

concept de système nous permettra d’entrevoir quelques éléments de


réponse, et d’entendre ce régime du slogan comme symptôme de la
métamorphose du « mondialisme » en « systémisme ». Mais ne
précipitons pas les choses.
Reste qu’une assertion telle que « la fin de la philosophie » est
fondamentalement hétérogène au régime du slogan, et ce parce
qu’elle est encore une assertion philosophique, et non un « cri de
guerre », une formule conclusive ou un programme. Que Heidegger
n’en vienne à la formuler sous cette forme explicite que dans l’une
de ses conférences terminales, bien que le thème de la « fin de la
métaphysique » traverse et travaille toute son œuvre dès les cours sur
Nietzsche, montre assez l’absurdité d’une lecture programmatique
de sa saisissante proposition, absurdité qui est pourtant l’une des
causes des confusions qu’elle a pu provoquer. La « fin de la
philosophie » n’est pas plus un but à poursuivre que l’œuvre d’un
travail de sape ou le couronnement d’un système qui seraient ceux
de Heidegger. Elle est fondamentalement un problème, et peut-être
le problème philosophique le plus aigu que la pensée ait eu à
affronter. Nul besoin de fine psychologie pour voir dans la
transformation publique du mot même de « philosophie » en slogan-
maître un symptôme majeur du déni de cette gigantesque question,
et par là même de son insistance. Or ce problème est d’emblée
présenté par Heidegger sous forme duale :
« Deux questions se posent :
En quoi la philosophie à l’époque présente est-elle entrée dans son stade
terminal ?
Quelle tâche, à la fin de la philosophie, demeure réservée à la pensée ? »1

Ainsi, poser et déclarer « la fin de la philosophie » ne peut se faire


que sur fond de la distinction nette, mais nullement évidente, entre

1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.281.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 27

pensée et philosophie. Seulement cette distinction ne saurait signifier


séparation. Bien au contraire, ce n’est que parce que la « pensée » ici
visée entretient avec la philosophie le lien le plus intime que
l’assertion de la fin de la philosophie implique simultanément l’appel
vers la tâche propre de la pensée ; et que la question se présente alors
immédiatement à double face. C’est pourquoi nous avons dit, afin de
bien la distinguer d’un slogan ou d’un programme, que « la fin de la
philosophie » est une assertion philosophique. C’est bien sûr là aller
un peu vite, et nous devrions dire, pour plus de précision : cette
assertion ne peut être entendue qu’à partir de la frontière, à la
topologie délicate à déterminer, que constitue la distinction-relation
entre philosophie et pensée. Il n’est pas exagéré de considérer cette
étrange frontière comme le lieu propre du déploiement de
l’intégralité de la pensée heideggérienne, du début à sa fin. Disons
tout de suite que c’est également à la recherche de ce topos que
s’emploiera le présent travail, lieu-frontière que nous considérerons
comme l’unité propre du cheminement de Heidegger, reliant l’un à
l’autre les différents « tournants » que celui-ci a pu emprunter depuis
le maître-ouvrage Être et Temps. Ce dernier fut, non pas un « échec »,
mais la découverte de ce topos singulier, qui n’est rien d’autre,
comme nous le verrons par la suite, que le lieu de la Différence
comme telle, et qui n’est elle-même ni distinction ni relation, en tant
qu’elle est distinction et relation du Même1.
Cette frontière est l’autre source des confusions auxquelles a pu
donner lieu le thème de « la fin de la philosophie ». La difficulté est
ici de savoir d’où une telle assertion parle : depuis la philosophie, en-
dehors d’elle, ni l’un ni l’autre, ou peut-être les deux à la fois ?
Heidegger se pose-t-il, comme avant lui Hegel, en tant que celui qui
accomplit la philosophie et peut par là déclarer tout uniment sa fin ?
Si tel était le cas, on serait effectivement en droit de ne considérer

1
Cf. § 14.
28 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

celle-ci que comme une formule, ne signifiant rien d’autre que


l’établissement d’un nouveau système philosophique majeur au sein
de la modernité, à l’image des précédents de Descartes, Spinoza,
Kant ou Hegel, qui par essence ne peut que revendiquer un nouveau
départ pour la philosophie elle-même. Mais ce n’est précisément pas
ce qui arrive. Heidegger ne dit pas que la philosophie se termine
avec lui, mais bien « à l’époque présente », ce pour quoi la fin est
bien un « problème ». Les choses sont claires : il n’y est strictement
pour rien. Cette « fin » le précède absolument. Alors son assertion se
place-t-elle dans un « après » la philosophie, balayant d’un revers de
main, comme ce fut et est encore parfois la mode idiote, la
philosophie en tant qu’elle serait « dépassée » ? Tel n’est évidemment
pas le cas non plus, sans quoi cette assertion ne serait encore que
l’émanation « anti-philosophique » du régime du slogan mentionné
précédemment. En témoigne l’avertissement sans appel donné par
une des notes regroupées dans le texte Dépassement de la
métaphysique :
« On ne peut se défaire de la métaphysique comme on se défait d’une
opinion. On ne peut aucunement la faire passer derrière soi, telle une
doctrine à laquelle on ne croit plus et qu’on ne défend plus. »1

La « fin de la philosophie » n’est pas plus un décret qu’un slogan ;


elle n’est pas plus le point final de la philosophie que le point de
départ d’une « non-philosophie » auto-instituée. Et ce précisément
parce qu’elle se tient, comme assertion qui questionne, sur le topos
de la distinction reliant le plus intimement pensée et philosophie.
Elle atteste donc d’une pensée qui n’est déjà plus philosophie au sens
strict, et pourtant l’est encore au plus haut point en tant qu’elle tâche
de penser l’essence la plus propre de la philosophie, comme « finie ».
C'est-à-dire une pensée qui tâche de devenir la « pensée à venir »
invoquée au dernier paragraphe de la Lettre sur l’humanisme :
1
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Essais et conférences, trad.fr. A. Préau,
Paris, Gallimard, 1958, p.81.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 29

« La pensée à venir n’est plus philosophie parce qu’elle pense plus près de la
source que la métaphysique, les deux termes ayant le même sens. Mais la
pensée à venir ne peut pas non plus, comme le voulait Hegel, abandonner le
nom d’“amour de la sagesse” pour être devenue la sagesse elle-même dans la
figure du Savoir absolu. »1

Nouvelle distinction problématique, mais qui éclaire les


précédentes : la pensée « à venir » est invoquée au présent, ce que
reproduit la traduction de Beaufret donnée ici. La pensée à venir est
déjà là, en tant qu’elle est encore « amour de la sagesse », φιλοσοφία
(philosophia). Elle porte avec elle les trois extases du temps
découvertes par Être et Temps, en tant que sur-venue future d’un « ne
plus philosopher », fondamentalement philosophique, car pro-venant
de l’intégralité du passé philosophique, et venue présente de la
philosophie comme « finie ». Cette pensée est bien l’autre face de la
philosophie, en tant qu’elle ne peut avoir lieu que comme
présentification de la « fin de la philosophie ». Aussi la « fin » n’est-
elle pas une simple césure, elle n’est pas un « point », qu’il soit final
ou inaugural. Elle est une suspension ayant sa propre durée : elle est
donc, au sens propre, une époque, en l’occurrence la nôtre. Et
Heidegger prévient : cette fin « dure plus longtemps que l’histoire
jusqu’ici accomplie de la métaphysique. »2 La « fin de la
philosophie » est l’ouverture déjà là d’un temps long dans lequel la
pensée ne peut plus être philosophie, et où pourtant elle l’est encore
éminemment en tant que retour sur la philosophie. Mais que la
pensée puisse et doive revenir sur la philosophie implique que celle-
ci ait déjà révélé sa propre finitude, et qu’à partir de là elle ait pris
fin.

1
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad.fr. R. Munier, Questions III et IV, op.cit.,
p.127, cité dans : J. Beaufret, « La fin de la philosophie », op.cit., p.227.
2
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », ibid.
30 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

§ 2. « … de la philosophie »

Nous voyons poindre en arrière-fond une troisième forme (après


la « question-assertion » et la « pensée-philosophie ») du topos dual de
distinction et relation, concernant cette fois-ci deux ententes de la
philosophie elle-même, forme plus essentielle dont découlent les
deux autres. Il y a là une ambiguïté massive sur laquelle ne cesse
d’achopper, pour ne pas dire de s’embourber, toute tentative de
questionnement de la « fin de la philosophie ». Or la fin tire son
essence et ne peut s’entendre qu’à partir de ce dont elle est la fin : la
philosophie elle-même. C’est pourquoi l’assertion de Heidegger doit
d’emblée se présenter comme questionnement fondamental de
l’essence de la philosophie. Notre question inaugurale : « qu’est-ce
que cela, la fin de la philosophie ? » se veut donc l’écho de l’autre
question qui l’accompagne nécessairement en la préparant, et dont
Heidegger a fait le titre introductif de sa conférence de 1956 : « Was
ist das – die Philosophie ? » Il est capital de bien considérer ici que le
laps séparant les deux conférences ne correspond ni à un tournant ni
à un changement de point de vue, mais au contraire à l’installation
déterminée au creux même du topos dual, c'est-à-dire dans l’entre-
deux questions comme différence du Même. On serait pourtant en
droit d’y voir une contradiction, dès lors que Heidegger déclare, en
1956 :
« Mais le but de notre question est au contraire : entrer dans la philosophie,
trouver séjour en elle, nous comporter suivant sa guise, c’est-à-dire
“philosopher”. »1

Comment une telle entrée dans la philosophie pourrait après-


coup se traduire par la déclaration de sa fin, sinon du fait que ce qui
se « termine » n’est pas strictement homogène à ce qu’il s’agit
d’introduire, bien qu’en portant le même nom ? Il y aurait donc

1
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », trad.fr. K. Axelos et J. Beaufret, Questions
I et II, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1968, p.318.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 31

deux sens à ce nom, ou plutôt deux résonnances, ce que dit


expressément le texte de la conférence :
« Mais si nous n’utilisons plus le mot “philosophie” comme une rubrique
usagée, si, au contraire, nous l’entendons depuis son origine, alors il résonne
ainsi : φιλοσοφία. Le mot “philosophie” parle grec. »1

Aussi, l’entrée dans la philosophie est poursuite de sa résonnance


originelle, donc grecque, en même temps que sortie de la « rubrique
usagée ». Qu’est-ce à dire ? Heidegger fait-il ici preuve de cette
étrange nostalgie, pour ne pas dire « ultra-réaction », dont il se voit
récursivement affublé, qui consisterait à vouloir remettre à toute
force au goût du jour les structures d’un monde pourtant éteint, et
rêver d’y soumettre toute la pensée contemporaine ? N’est-ce pas
plutôt la persistance de ce genre d’ineptie qui devrait laisser rêveur ?
Ce qui est ici en jeu porte plusieurs sens. Tout d’abord, et c’est là un
point de méthode sur lequel Heidegger ne déroge jamais, qui
constitue le fond de son incompatibilité radicale avec toute
« pragmatique » : au brouhaha de l’usage, il faut préférer le trait de
l’essence qui seul peut indiquer la source d’un tel bruit, l’origine de ce
qui est devenu fondement, ou de ce qui s’impose avec fracas comme
fondement – qui seul peut indiquer, donc, un trait du monde lui-
même, et le sens même de ce qui se nomme « usage ». Par
conséquent ce n’est qu’en interrogeant la φιλοσοφία que peut
s’entendre quelque chose de l’essence de ce que nous nommons
« philosophie ». Mais, inversement, c’est aussi la « chute » du mot
dans la « rubrique usagée » qui rend impérieux un retour sur la
φιλοσοφία : parce que la rubrique n’a plus rien à dire, parce qu’elle est
désormais usagée, alors devient impératif de revenir sur ce qui la
constitue de part en part, mais est devenu inaudible, par effet
d’épuisement et d’éloignement. Enfin, l’éloignement a lui-même un
double effet. Car c’est également par lui que la philosophie peut

1
Ibid., p.320.
32 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

devenir problème, et que devient donc possible un « philosopher » en


tant que questionnement de la philosophie comme telle. Heidegger
le dit d’ailleurs très clairement :
« La question de notre entretien concerne l’essence de la philosophie. Si
cette question provient d’une détresse dont elle demeure nourrie, si elle ne
reste pas seulement une question de pure apparence servant de thème de
conversation, alors la philosophie, en tant que philosophie, doit nous être
devenue problématique. »1

Ce texte pointe donc déjà vers le « nouveau départ » de la pensée


qu’appelle la conférence de 1964, mais en nommant celui-ci
« philosophie » en tant que pensée en direction de la φιλοσοφία. Or,
ce qui se découvre alors est une « tension vers le σοφόν […] – l’étant
(recueilli) dans l’être »2, elle-même fondée par le φιλεῖν comme
correspondance au Λόγος, à l’être comme recueil de l’étant. Ainsi, la
φιλοσοφία, en tant qu’elle pense l’être de l’étant, est originellement
correspondance fondée sur l’accord : « Cette correspondance est en
accord avec le σοφόν. Accord, c’est άρµονία. »3 Nous aurons à revenir
abondamment sur tous ces termes fondamentaux, et plus
spécialement sur le sens qu’il convient de donner à cette
correspondance à l’être du langage, et sur la nécessité qu’elle implique
de penser l’accord comme tel4. Toujours est-il qu’avec elle, le texte
de 1956 donne un sens explicite à la seconde résonnance du mot
« philosophie », sur laquelle il conclut :
« La correspondance qui, assumée en propre et se déployant, parle selon
l’appel de l’être de l’étant, cette correspondance est la philosophie. »5

1
Ibid., p.325.
2
Ibid., p.328. Heidegger interprète ici le sophon à partir d’Héraclite, comme savoir dont le dire
premier est l’Un-Tout, comme « tout l’étant est en l’être » (p.327).
3
Ibid., p.327.
4
Cf. Chapitre IV et § 31.
5
Ibid., p.342.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 33

Mais par là, c’est la tâche de la « pensée à venir » invoquée dans la


conférence de 1964 qui trouve sa propre direction, comme
assomption et déploiement de la correspondance. Que cette direction
soit « à venir » ne signifie donc rien d’autre que nous ne savons
toujours pas ce qu’est la philosophie, et que le temps ouvert par sa
« fin » est précisément celui de la confrontation à la philosophie
comme telle, à la question de son essence, c'est-à-dire à la
correspondance au Logos. La conférence de 1956 le dit
explicitement : « sans une méditation suffisante du langage, nous ne
saurons jamais vraiment ce qu’est la philosophie en tant qu’elle a été
caractérisée comme correspondance. »1 La pensée à venir est donc
bien encore « philosophie », en tant qu’elle est fondée par cette
méditation en retour vers la φιλοσοφία dans l’horizon de la
correspondance. Et elle ne l’est plus, ne peut plus l’être, pour la
simple raison qu’elle ne sait pas encore ce qu’est la philosophie
comme correspondance, par quoi elle est condamnée à la modestie
de la préparation, à être « bien moindre que la philosophie »2, à
« redescendre dans la pauvreté de son essence provisoire. » 3
Voilà indiqué, rapidement, le sens de la seconde résonnance de la
« philosophie ». Maintenant, ce texte épuise-t-il le sens de sa première
résonnance ? À vrai dire pas vraiment, puisqu’il se contente de se
référer de manière pour le moins expéditive à cette énigmatique
« rubrique usagée » mentionnée plus haut. Que faut-il entendre ici ?
Nous avons commencé à le dire, l’usagé est à la fois l’usuel et l’usé :
il pointe donc vers la fin de ce qui fut usuel. C’est pourquoi le sens
de cette première résonnance est plus nettement développé cette fois
dans la conférence de 1964, lorsqu’il s’agit de penser précisément
l’essence de la fin. Aussi Heidegger y déclare :
« Toute tentative de pensée philosophique ne peut plus aboutir aujourd’hui

1
Ibid. p.343.
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.289.
3
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.127.
34 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

qu’à un jeu varié de renaissances épigonales. »1

À quoi il faudrait ajouter : à moins que cette tentative ne prenne


la direction indiquée précédemment, et assume donc de se nommer
pensée de la correspondance, par quoi elle serait bien « philosophie »
au sens le plus insigne, c'est-à-dire comme tentative de
correspondance à la philosophia. Mais Heidegger ne fait pas cet ajout,
considérant unilatéralement la « philosophie » en son premier sens,
celui, justement qui s’épuise et témoigne de la « fin de la
philosophie ». Il y a deux raisons à cela, qui sont reliées l’une à
l’autre. D’une part, ce premier sens est celui qui domine. Et ce n’est
que parce qu’il domine ainsi que son épuisement peut paraître si
flagrant. D’autre part, il s’agit bien d’établir ici la consistance de la
« fin », et donc de resserrer l’analyse sur la face première de la
« philosophie », qui effectivement en vient à s’épuiser. Ce premier
sens, quel est-il ? Il ne saurait se réduire à la « rubrique usagée », dont
la teneur est bien plutôt donnée par les « renaissances épigonales »
mentionnées par Heidegger, et constitue donc plus la conséquence et
donc l’attestation de l’épuisement de la philosophie prise en son
premier sens, que ce premier sens lui-même. Une autre erreur
consisterait à plonger dans la distinction polémique entre
philosophie et métaphysique, pour assimiler cette dernière à la
résonnance recherchée. Là-dessus, Heidegger ne varie pas :
« Philosophie, cela veut dire métaphysique »2. Aussi, la
métaphysique elle-même est tout autant travaillée, disjointe et
concernée par la question de la correspondance, que la
« philosophie ». Le premier sens, le sens qui domine, est donc
également le sens qui domine la métaphysique, c'est-à-dire ce qui la
singularise et l’identifie immédiatement comme son trait le plus
propre, oblitérant par là sa seconde résonnance. Il est le « trait
distinctif » de la métaphysique, que Heidegger synthétise :

1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.283-284.
2
Ibid., p.282.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 35

« Le trait distinctif de la pensée métaphysique, celle qui creuse l’étant


jusqu’en son fond, repose en ceci qu’une telle pensée, prenant son départ de
ce qui est présent, le représente dans son état de présence, et ainsi l’expose, à
partir de son fondement, comme étant bien fondé. »1

La « philosophie », prise en sa résonnance première et


dominante, est représentation, en tant qu’exposition de l’étant
comme tel, « dans son état de présence ». Mais « représentation »
signifie qu’une telle exposition de l’étant n’est possible que sur la
base de la mise au jour et de l’élaboration de son fondement,
élaboration à partir de laquelle seule il peut se re-présenter comme
« bien fondé ». Or un tel travail d’élaboration du fondement à partir
de l’étant porte un nom, dont l’histoire de la philosophie constitue
l’aventure. Ce nom, c’est celui de système. Le mot est lâché : la
« philosophie » est en sa résonnance première, système
philosophique. Mais alors, en quoi cette résonnance reste comme
accrochée à la seconde résonnance, en quoi la porte-t-elle
nécessairement par devers elle ? Précisément parce que la
philosophie, en tant que système de la représentation, n’est en aucun
cas pure construction libre, autonome et solipsiste, mais prend bien
« son départ de ce qui est présent ». Ainsi, toute philosophie
véritable entretient, quoique cette relation puisse rester inapparente
face à l’ampleur de l’élaboration du fondement, une relation intime
avec la « correspondance au σοφόν » rencontrée précédemment. Tout
système est intégralement concerné par la correspondance, sans qu’il
ne puisse jamais en faire sa propre question : elle est son revers.
Ce qui vient d’être dit des deux résonnances appelle une
remarque. À deux reprises, séparées de près de trente ans, Heidegger
pointe l’hétérogénéité absolue de la pensée grecque avec toute forme
de « systématisme ». Dans son cours de 1926 sur les Concepts
fondamentaux de la philosophie antique tout d’abord, lorsqu’il
s’interroge sur le sens qu’il convient de donner à l’ensemble formé
1
Ibid.
36 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

par les quatre causes aristotéliciennes et son lien avec les quatre
significations fondamentales de l’être, il note :
« […] il n’y a nulle part ici de système pris au sens de construction unitaire.
Idée de système seulement depuis l’idéalisme. Derrière le système, il y a une
idée bien déterminée de la manière dont les choses sont disposées. Au
contraire, chez Aristote comme chez Platon, tout est ouvert, en chemin, il
n’y a que des amorces, tout est encore en proie aux difficultés, et n’offre en
aucune façon l’aspect lisse et achevé d’un système. »1

Cette note pourrait laisser accroire que toute référence


philosophique au système n’est que l’épiphénomène ou le simple
détour épisodique propre à l’idéalisme allemand. Enfonçant le clou
de l’idéalisme, par le biais du concept, la seconde occurrence de cette
défiance apparaît dans le cours de 1952 Qu’appelle-t-on penser ?, à
l’occasion là également, il est important de le noter, d’une référence
à Aristote :
« Le mode de représentation systématique et formateur de système, qui
procède par concepts, inaugure sa domination. Concept et système sont au
même titre inconnus à la pensée grecque. »2

Que les deux occurrences proviennent d’une méditation de la


pensée aristotélicienne n’est pas un hasard : c’est précisément qu’il y
a avec elle le risque d’une confusion de deux ordres hétérogènes,
dont il s’agit bien de pointer avec force la distinction. Car avec
Aristote commence à poindre, certes de manière infiniment
lointaine, une autre résonnance possible, qui n’est plus celle dans
laquelle baigne intégralement toute la pensée grecque, Aristote
compris. La doctrine des multiples sens de l’être, si elle provient
bien de la tension vers le sophon comme correspondance au logos, se
lance en direction de sa représentation. Du moins est-elle reçue ainsi
par ses successeurs. Dès lors, le système de la représentation peut

1
M. Heidegger, Concepts fondamentaux de la philosophie antique, tard.fr. A. Boutot, Paris,
Gallimard, 2003, [46], p.60.
2
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.197.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 37

commencer à s’élaborer. Il est vrai que ce n’est qu’avec Kant qu’il en


vient à se définir comme idéal conforme aux « fins essentielles de la
raison », guidant la future « architectonique de la raison pure » en
tant que « tout de la connaissance philosophique »1. Mais ce n’est pas
qu’alors apparaît, comme par enchantement ou génération
spontanée, cette autre résonnance de la philosophie qui serait restée
jusque là parfaitement silencieuse. Comme l’indique rigoureusement
le texte de Heidegger, l’ancrage idéaliste du système est le signe, non
pas de son émergence, mais bien de sa domination. L’ancrage
idéaliste est bien en ce sens un accomplissement. Si le système est
inconnu à la pensée grecque, c’est précisément parce que celle-ci se
meut encore intégralement sous la conduite de la correspondance,
dont le moteur est l’étonnement, le θαυµάζειν (thaumadzein) que
Platon, par la bouche de Socrate, met en exergue comme origine de
la philosophie, dans son Théétète (155d). Correspondance donc, qui
pour la philosophie grecque ne saurait être que le sens premier,
parce qu’encore unique, de la philosophie. Entre les deux, départ
grec et ancrage idéaliste, il n’y a qu’une inversion d’évidence. La
remarque de Heidegger pointe l’inversion d’ordre des deux
résonnances, la résonnance primordiale ne devenant « seconde » que
par l’effet de la domination du système de l’idéalisme.
Le topos dual d’où doit s’entendre la « philosophie » commence à
prendre figure. Il est la distinction-relation de la « philosophie » en
tant que système et de la « philosophie » en tant que pensée de la
correspondance. Correspondance et système, tel est donc l’horizon
incontournable pour toute entente de la « fin de la philosophie ». Le
« et » déploie ici l’espace ténu que la méditation de Heidegger a
choisi pour site, comme topos dual se déclinant triplement comme
assertion-question, philosophie-pensée, système-correspondance2.

1
E. Kant, Critique de la raison pure, trad.fr. Alain Renaut, Paris, Aubier, 1997, B 866, p.677.
2
Que cette déclinaison soit nécessairement ternaire est un point que nous laisserons
provisoirement de côté. Mais l’analyse du système qui suit nous conduira à retrouver, de manière
38 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Mais alors, c’est donc bien à partir d’une reprise du concept


même de système que devra s’établir la consistance du topos et de sa
dualité. Car ce n’est qu’à partir de lui que pourra se comprendre le
devenir du « système philosophique » dans l’époque de sa fin,
devenir qui n’est pas simple épuisement mais au contraire
déploiement absolu sous la forme du « système comme tel »1. C’est
pourquoi nous en ferons dans la suite la clé de voûte de
l’interprétation de cette époque, la nôtre, à laquelle Heidegger donne
ce nom si singulier de « fin de la philosophie ».

§ 3. L’appel de la philosophie

Ces préalables étant donnés, nous pouvons tâcher de suivre


maintenant plus directement les modalités de ce que Heidegger
« déclare » et atteste comme étant « la fin de la philosophie ». Cette
déclaration, nous l’avons vu, est nécessairement concomitante d’un
appel à un tournant de la pensée vers ce que la conférence de 1964
intitule sa « tâche propre », son « affaire propre » qui n’est pas
l’affaire de la philosophie. Ainsi, la tâche de la pensée ne peut
s’éclairer, par différenciation et contraste, qu’à partir de l’avènement
de la philosophie, avènement en plénitude qui est en même temps sa
fin, car marquant la présentification de ce qui lui est le plus propre.
La « fin » doit donc être pensée comme « achèvement » au sens du
« rassemblement sur les possibilités les plus extrêmes »2. Ce qui
s’achève déploie la plénitude de ses ressources propres. Un tel
déploiement présuppose la concentration de l’intégralité des forces
sur l’exploration ultime et le travail au plus profond de ces
ressources propres. Le mouvement ascendant de l’achèvement se
fonde donc sur le parcours descendant de l’intégralité de la chose à

tout à fait inattendue, ce ternaire. Nous tâcherons donc de le questionner plus à fond dans
l’ultime partie de ce travail.
1
Cf. Chapitre VIII.
2
Ibid., p.285.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 39

achever. Tout artisan est mineur de fond : il creuse la chose pour la


déployer ; il en circonscrit les « possibilités les plus extrêmes ».
Aussi, un tel « creuser » en vue d’achever implique une
circonscription, c'est-à-dire la fixation d’une limite, d’une finitude.
Le cours de 1931, traitant de la dunamis aristotélicienne, explicite
très clairement ce mouvement de circonscription, d’inscription dans
la limite propre, que requiert, présuppose et active tout
achèvement :
« La fin qui parachève est selon son essence une limite, πέρας. Produire
quelque chose, c’est en soi : fixer quelque chose dans ses limites, et à la vérité
de sorte que cet être-limité soit déjà en vue au préalable, par conséquent
aussi tout ce que cet être-limité inclut et exclut. »1

L’achèvement est par essence exclusif, comme délimitation au


sein de la finitude, dans la limite propre. Et le mouvement de cette
circonscription peut donc à bon droit se lire comme le signe même
de la « fin », au sens de l’achèvement. Ce qui vient à finir se
circonscrit lui-même dans la limite finie de ses « possibilités les plus
extrêmes », et par là s’« achève ». C’est pourquoi la « fin de la
philosophie » prend la forme d’un appel lancé du sein même de la
philosophie, appel dans lequel Heidegger lit une dichotomie, une
séparation radicale entre deux « affaires » s’excluant l’une l’autre,
c'est-à-dire se délimitant et donc se définissant l’une par rapport à
l’autre :
« Voici en effet que la philosophie, à son époque la plus récente, a d’elle-
même convoqué expressément la pensée zur Sache selbst. Disons en français :
à son affaire propre »2.

L’appel zur Sache selbst, l’appel « à la Chose même », est donc


naturellement réinterprété par Heidegger comme signal de la
circonscription, préalable à l’achèvement. Mais plus encore, il doit
1
M. Heidegger, Aristote, Métaphysique Θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, trad.fr.
B. Stevens et P. Vandevelde, Paris, Gallimard, 1991, p.141.
2
Ibid., p.289.
40 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

déjà s’entendre comme « conscription » de la totalité des forces


propres en vue de l’accomplissement ; engagement déterminé dans la
dynamique de l’achèvement. Et en tant qu’un tel engagement, il est
la délimitation de ce qui constitue le plus proprement la « chose
philosophique », c'est-à-dire le cœur même de ce qu’elle active et met
en œuvre, de ce dont elle a à s’occuper et se préoccuper. De là
découle la traduction heideggérienne de la Sache selbst en « affaire
propre », le glissement de la « Chose » à l’« affaire » visant à indiquer
clairement l’activisme de la circonscription déterminant la limite, la
finitude, le πέρας (péras) propre à l’achèvement. Ce qu’il s’agit
d’entendre dans cet appel est que la Chose, la Sache qui est appelée,
constitue le plus propre de ce qui appelle. L’appel est donc le
« rassemblement sur les possibilités les plus extrêmes », la
concentration ultime de la philosophie sur son « affaire propre ». Par
quoi il est l’envoi de la « fin ».
Mais précisément parce qu’il se concentre sur le déploiement de
l’affaire propre, l’appel ne saurait en aucun cas être une mise à
l’épreuve de l’« affaire ». Il s’agit bien de délimiter le « propre », de
consolider le contour, par conséquence de quoi celui-ci ne saurait
faire défaut ; il ne saurait faire « question » ni problème :
« Pour l’appel, ce n’est pas l’affaire comme telle qui vient au cœur du débat,
mais bien plutôt son exposition, celle par laquelle elle est elle-même l’objet
d’une présentation »1.

La circonscription est marquée de l’urgence de l’achèvement. Il


n’est plus temps alors de discuter de la matière elle-même, le terme
« matière » devant s’entendre au sens principiel de l’ὕλη (hulè)
aristotélicienne, mais bien de la rassembler en vue de sa mise au jour.
C’est pourquoi l’appel de la philosophie est fondamentalement
dichotomique, disjoint, pour ne pas dire schizophrénique. Il appelle
la Chose même, mais ne peut la mettre en œuvre que déjà constituée

1
Ibid., p.293.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 41

comme « affaire ». Dans l’appel aux forces propres qui ouvre


l’achèvement, le débat porte sur le rassemblement des forces, non
sur les forces elles-mêmes. Finalement, le questionnement de
l’« affaire comme telle », c'est-à-dire de la matière même de l’affaire,
de la « matière propre » de la philosophie, est bien laissé de côté. La
philosophie se rassemblant et se concentrant sur son affaire propre,
le questionnement de l’ὕλη philosophique se voit renvoyé à son
destin séparé, comme tâche de la pensée. Cette tâche, cette « affaire
propre » de la pensée est l’impensé resté en retrait dans
l’accomplissement même de l’affaire de la philosophie, qui marque
sa fin. Elle advient donc comme reste, en deçà de l’achèvement
philosophique.
C’est dans l’époque de cette fin que peut se dévoiler le retrait de
l’affaire de la pensée, comme ce qui reste inaccompli dans
l’accomplissement. Mais l’inaccompli est d’autant plus inaccompli
que l’accomplissement vient au paraître : ce qui reste en retrait se
retire d’autant plus que l’affaire qui n’est pas la sienne termine son
avancée, dans l’accomplissement de la fin. Ainsi, l’époque de la fin
de la philosophie est celle du plus grand péril pour la tâche de la
pensée, en même temps que celle du dévoilement possible de cette
tâche, et donc du péril comme péril, du retrait comme retrait, en
tant que s’y dévoile l’inaccomplissement de ce qui est achevé. Un tel
dévoilement n’est possible que dans la fin de l’accomplissement, où
seulement peut se distinguer, se dire et se penser, l’inaccompli resté
en retrait. Le péril, donc, est simultanément la chance véritable de la
pensée, en tant que ce qui la destine et la conduit à sa tâche, certes
précaire mais en même temps la plus propre, de questionnement de
l’ὕλη philosophique, c'est-à-dire, comme nous l’avons vu
précédemment, d’interrogation de la φιλοσοφία elle-même. C’est
pourquoi, reprenant à son compte le vers fameux de Hölderlin1,
1
F. Hölderlin, « Patmos », Odes, élégies, Hymnes, trad.fr. G. Roux, Paris, Gallimard Poésie,
1993, p.162 : « Mais aux lieux du péril croît / Aussi ce qui sauve ».
42 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Heidegger déclare : « Dans l’essence du péril se présente et habite


une faveur »1. La fin de la philosophie est le temps du péril pour la
pensée, et celui de la faveur qui lui est faite, temps où se décide ce
qu’il en est de la pensée et ce qui advient d’elle une fois mise en face
de sa tâche.
Voilà présentée sommairement la dichotomie propre à l’appel de
la philosophie. Maintenant, quelle est la consistance de cet appel ?
C'est-à-dire : à quelle « affaire propre » la philosophie se voit par lui
renvoyée, et à partir de laquelle est exclu le reste que la pensée doit
prendre pour tâche ? Le texte de la conférence synthétise son propos
ainsi :
« […] là où la philosophie a porté son affaire propre au savoir absolu et à
l’évidence ultime, là précisément se tient peut-être d’autant plus en retrait
autre chose, et quelque chose de tel que le penser ne peut plus être du ressort
de la philosophie. »2

Heidegger fait ici référence aux deux formes qu’a prises l’appel
« zur Sache selbst » dans son versant « phénoménologique » : « Savoir
absolu » avec Hegel, « évidence ultime » avec Husserl. Ces deux
formes, apparemment antagonistes, convergent pourtant sur deux
points fondamentaux : précisément parce qu’elles se présentent
toutes deux explicitement comme une conquête de « la Chose
même », d’une part ; et qu’elles revendiquent toutes deux la nécessité
de changer le nom même de la philosophie, sous le vocable de
« phénoménologie », d’autre part. Mais il est clair, avec ce qui a été
dit jusqu’à présent, que ces deux raisons n’en forment qu’une. Parce
que l’appel à la chose même doit en réalité s’entendre comme
rassemblement des forces, des possibilités extrêmes de la philosophie
autour de son affaire propre, il engage dans les deux cas son
achèvement, et par là même réclame une nomination apte à rendre

1
M. Heidegger, « Le tournant », trad.fr. J. Lauxerois et C. Roëls, Questions III et IV, op.cit.,
p.315.
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.294.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 43

compte de son actualisation absolue, comme science pure du


phénomène comme tel. Mais alors, cela signifie-t-il que Hegel et
Husserl doivent être tenus tous deux pour « responsables » de
l’achèvement philosophique ? Pas exactement. Heidegger parle ici,
sans plus, de « deux exemples qui méritent une attention
particulière »1. Ainsi, ces deux « cas » sont bien « exemplaires », en
tant qu’ils déploient explicitement l’appel, comme appel de la
philosophie elle-même. Ils se trouvent ainsi éclairer le plus
magistralement le destin terminal de la philosophie. Mais ils ne
sauraient en être les seules manifestations, en tant que la « fin de la
philosophie » n’est ni une doctrine ni une affection localisée, mais
bien le destin historial de la philosophie elle-même, dont ils
constituent des sommets. Il paraît évident, notamment, que l’œuvre
de Marx constitue une autre manifestation fracassante de l’appel à
l’affaire propre. Mais que cette affaire s’y nomme « Capital » indique
que cette œuvre déploie un versant d’ores et déjà « anti-
philosophique » de l’appel, se plaçant délibérément dans le constat
impensé de l’achèvement. Dans cette optique, Marx doit tout à
Hegel, et on n’est déjà plus, avec lui, dans la philosophie. Il ne
saurait donc éclairer la nature de son achèvement, en tant qu’il ne
fait que le manifester.
Quelle consistance prend l’appel dans ces deux « cas
exemplaires » ? La dialectique spéculative de Hegel dévoile et suit à
la trace le mouvement par lequel l’Esprit advient à la Conscience de
Soi, et comme tel devient Savoir Absolu. L’Esprit Absolu est le sujet,
exhumé par Descartes en tant qu’ego cogito, arrivé au terme du
cheminement dialectique de la réalisation de Soi-même comme
Conscience de Soi. Ce sujet est la Substance, « l’ὑποκείµενον transposé
dans la conscience, il est ce qui est véritablement présent »2. Hegel
pose donc l’affaire propre de la philosophie comme la subjectivité,

1
Ibid., p.289.
2
Ibid., p.290.
44 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

telle qu’exhumée pour la première fois par Descartes et qui constitue


le « terrain ferme », le « fundamuntum absolutum » de toute
philosophie, en même temps qu’il en donne la condition et la
nécessité de réalisation absolue qu’est la méthode dialectique de la
pensée spéculative. De Descartes à Hegel se déploie cette substance
absolue, fondement pour toute substance, qu’est le sujet comme
conscience de soi. Le sujet est ainsi l’ὑποκείµενον « transposé dans la
conscience », et rendu, par une telle transposition, fondement à
partir duquel seul peuvent se penser des « substances ». Il est donc
substance des substances, ce qui se tient, par avance, sous tout « ce
qui se tient sous ».
Avec Hegel, l’affaire advient à elle-même, dans la présence à soi
de la subjectivité spéculative : « L’affaire de la philosophie comme
métaphysique, est l’être de l’étant, son état de présence dans la figure
de la substantialité et de la subjectivité. »1 Hegel ouvre l’époque de
l’achèvement de la philosophie, comme époque de la réalisation de
son affaire propre, à savoir la subjectivité. Le Sujet devient, dans la
pensée hégélienne, doublement fondement et réalisation absolue du
Tout de l’étant, et comme tel, il est Savoir absolu. Ainsi, l’être de
l’étant achève là de prendre sa tournure subjective absolue, en tant
que le Sujet advient comme substance de tout étant et savoir du tout
de l’étant, c'est-à-dire savoir se sachant lui-même.
Par ailleurs, l’appel « aux choses mêmes » devient, avec Husserl,
la préoccupation centrale de l’interrogation philosophique, se
retournant résolument vers la visée de l’objet, c'est-à-dire la visée du
phénomène. La phénoménologie husserlienne détermine ainsi la
philosophie comme science absolue orientée sur une ultime
fondation en raison, donnant accès à « l’objectivité de tous les objets
(l’être de l’étant), dans ce qu’ont de valable leur structure et leur
teneur, c’est-à-dire dans leur constitution »2. Une telle objectivation
1
Ibid., p.290-291.
2
Ibid., p.292.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 45

absolue est rendue possible par le « principe des principes » qu’est


l’évidence de l’intuition originaire, dans laquelle l’objet se donne
absolument et dans la stricte limite de son étantité d’étant, tel qu’« il
se donne comme étant là ». Cette donation n’est à son tour possible
qu’à la condition expresse de la réduction transcendantale du sujet de
la connaissance comme subjectivité absolue fondée sur l’intuition
originaire donatrice d’essence.
La subjectivité absolue de la conscience constitue donc en propre
ce qui est recherché, à savoir l’ultime fondation en raison d’une
« connaissance orientée sur les choses et soutenue par l’évidence »1. Il
y a là, pour Heidegger, contradiction patente, au sens où, à la
maxime phénoménologique « aux choses mêmes » – à laquelle il
reste fidèle – vient répondre, dans la phénoménologie husserlienne,
un principe présupposant la subjectivité absolue. Par ce principe, la
maxime « aux choses mêmes » est transformée pour devenir
effectivement : « du sujet absolu transcendantal à l’objet
intuitionné », rapport immédiat du sujet à l’objet permis par le
principe d’évidence cartésien, que Husserl reprend au fondement de
sa propre méthode. Ainsi, « le “principe” est en réalité dérivé, il ne
s’avère lui-même légitime que parce que la subjectivité
transcendantale a déjà été présupposée comme l’affaire véritable de
la philosophie. »2 Ici encore l’appel « zur Sache selbst » est l’appel
lancé vers la subjectivité de la conscience – l’affaire propre de la
philosophie.
Quelle part prend alors la phénoménologie husserlienne dans
l’achèvement de l’affaire philosophique ? Heidegger conclut :
« La dialectique spéculative de Hegel est le mouvement grâce auquel l’affaire
comme telle arrive jusqu’à elle-même, arrive dans l’état de présenteté qui lui

1
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad.fr. P.Ricoeur, Paris, Gallimard,
1950, § 26, p.84.
2
J.F. Courtine, « Phénoménologie et science de l’être », Cahier de l’Herne Heidegger, Paris,
Éditions de L’Herne, Biblio essais, 1983, p.184.
46 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

appartient. La méthode de Husserl tend à porter l’affaire de la philosophie à


l’état dans lequel elle est originairement donnée dans son évidence ultime,
c’est à dire : à l’état où elle se présente comme d’elle-même. »1

Dévoilant le mouvement de réalisation de la subjectivité de la


conscience, Hegel expose en propre l’achèvement de la philosophie
comme métaphysique de la subjectivité : il lance ainsi le départ de
cet achèvement. Husserl inscrit l’avènement de la subjectivité dans
l’évidence ultime de l’intuition donatrice d’essence : la relation du
sujet à l’objet se voit avérée par l’évidence, et avec elle l’objectivité
du tout de l’étant. L’affaire est achevée dans cette évidence de
l’intuition, la philosophie ayant épuisé l’ensemble de ses possibilités
de détermination du subjectum ; la philosophie, c’est-à-dire la
métaphysique « qui demeure l’élément premier de la philosophie »2,
en tant que pensée de l’étant comme étant, questionnement de l’être
de l’étant. Le subjectum advient proprement comme le fondement de
tout étant, la condition même de l’accès à l’être de l’étant, c’est-à-
dire à l’étantité de l’étant pensée comme objectité. Husserl accomplit
l’achèvement de l’achèvement : avec lui, la fin même de la
philosophie se termine, et commence alors l’époque, non plus de
l’achèvement de la métaphysique, mais de la métaphysique achevée.

§ 4. Philosophie, volonté et pensée

Un troisième nom doit ici être mentionné, celui de Nietzsche,


dont l’œuvre prend une place décisive dans l’achèvement historial de
la philosophie, mais aussi bien dans l’avènement de la possibilité
même d’un tournant de la pensée. Étant donné son ampleur, il
paraît impossible de développer exhaustivement l’interprétation
heideggérienne de l’œuvre de Nietzsche, comme métaphysique de la
Volonté de volonté. Nous devrons, de manière un peu dérisoire il
1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.293.
2
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad.fr. H. Corbin et R. Munier,
Questions I et II, op.cit., p.26.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 47

faut bien le dire, nous contenter ici de tâcher d’en rappeler les traits
saillants.
Le projet nietzschéen est nommément déterminé comme
renversement de toutes les valeurs. Ce renversement est aussi bien
celui de la métaphysique elle-même, pensée comme métaphysique du
sujet connaissant fondée sur l’ego cogito cartésien. À la métaphysique
de la subjectivité transcendantale de la connaissance fondée en
raison, Nietzsche oppose la métaphysique de la Volonté de
Puissance créatrice de valeurs. La valeur devient ainsi la
détermination ultime de l’être de l’étant :
« L’être est devenu valeur. S’assurer la permanence de l’effectif est une
condition nécessaire, posée par la volonté de puissance elle-même, de
l’assurance de soi-même. Cependant, est-il pour l’être plus haute estimation
que celle où on l’érige proprement en valeur ? Mais, du seul fait que l’être
est estimé comme valeur, il est déjà ravalé au rang d’une condition posée par
la volonté de puissance elle-même. »1

L’essence de la subjectivité, conçue univoquement comme


volonté de puissance, advient à elle-même non pas par la réalisation
dialectique de la Conscience de soi-même ni par l’évidence de
l’intuition, mais, « antérieurement », par la création et la donation
de la valeur de tout étant, qui seule rend possible ensuite une
philosophie de la connaissance fondée sur la « vérité » de l’étant,
considérée après coup comme valeur suprême. La volonté de
puissance n’advient ainsi à elle-même que parce qu’elle se veut elle-
même comme volonté, c’est-à-dire volonté créatrice de valeurs. Elle
est donc essentiellement volonté de volonté.
Par ce renversement, toute relation phénoménale se vide de
contenu réel, parce qu’univoquement exhumée comme pure
donation de valeur et auto-fondation subjective de la volonté de
puissance comme volonté de volonté. L’objet comme objet

1
M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” », Chemins qui ne mènent nulle part,
trad.fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p.311.
48 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

disparaît, pour laisser place à la pure subjectivité créant et recréant


son propre monde, qui est avant tout monde des valeurs instituées
par cette subjectivité pure, par lequel celle-ci s’assure d’elle-même.
L’institution des valeurs par la volonté « libre », c'est-à-dire créatrice,
est précisément ce par quoi, chez Nietzsche, peut se déterminer une
« conscience », et dont « la conscience de soi » n’est donc qu’un effet.
Plus encore, tout « fondement » n’a de sens que rapporté à cette
institution, et n’est donc pas, précisément, fondement. Seule la
Volonté de puissance possède ce caractère de fondement, en tant que
c’est son activité perpétuelle de création de valeurs, son devenir
propre, qui porte toute responsabilité dans l’institution du
« Monde » : elle est et a seule puissance de fonder. Mais elle apparaît
alors non pas comme volonté « libre », mais bien entièrement
soumise à la perpétuation de sa propre activité d’institution de
valeurs, c'est-à-dire à la perpétuation de son action propre comme
« volonté ». C’est là le premier sens de « l’Éternel Retour » : loi
fondamentale de tout devenir en tant que retour perpétuel de la
Puissance sur elle-même, d’où découle la circularité de l’étant en sa
totalité ; loi dans et par laquelle la Volonté de Puissance est
essentiellement volonté de sa propre intensification, c'est-à-dire
« volonté de volonté ». Il dit la quoddité, le comment, le mode d’être,
de la totalité de l’étant dont la volonté de puissance présentifie le
quid, l’essence propre :
« Le terme “Volonté de puissance” dit ce que l’étant est quant à son “essence”
(sa constitution). Le terme “Éternel Retour du Même” dit comment il faut
que soit l’étant d’une telle essence dans sa totalité. »1

Ici, la métaphysique de la subjectivité, dans son renversement


même, se parachève : elle déploie sa pleine essence en même temps
qu’elle disparaît, puisque seule la donation de valeur, c'est-à-dire le
mouvement perpétuel de l’auto-fondation subjective en tant
1
M. Heidegger, Nietzsche II, trad.fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, « Le nihilisme
européen », p.36.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 49

qu’accroissement de puissance, dit désormais quelque chose de


l’étant. Par quoi elle ouvre l’ère de la « parfaite absurdité », où
« l’essence de la vérité se voit interdire toute possibilité de devenir ce
qui est “le plus digne de question” »1. Bien qu’historiquement
antérieur à Husserl, Nietzsche lui est donc historialement
postérieur2 : sa pensée est, avec la métaphysique de la volonté de
puissance et de la valeur, le parachèvement de l’affaire
philosophique, et donc celui de la fin de la philosophie. L’annonce
« Dieu est mort » doit tout aussi bien être entendue comme celle de
la fin de la philosophie : l’annonce de la mort du dieu est
simultanément la parole, déjà, de la fin de la philosophie
s’annonçant elle-même.
S’il y a bien chez Nietzsche ce déploiement d’une métaphysique
de la volonté de volonté et de l’être comme valeur, une attention
particulière doit être portée à ne pas concevoir celle-ci de manière
trop schématique ou univoque, comme parachèvement de la
métaphysique de la subjectivité. Cette pensée y résiste, et ne pas voir
cette résistance serait rater purement et simplement le cœur même
du questionnement qu’impose la philosophie nietzschéenne.
Heidegger, en tout cas, n’en reste pas là. Son œuvre est
intégralement développée dans la proximité problématique et
questionnante de Nietzsche, en quête d’une rencontre avec cette
1
Ibid., « L’Éternel Retour du Même et la Volonté de puissance », p.25.
2
Ce jugement doit être entendu avec toutes les précautions nécessaires : Husserl reste bien
pour Heidegger, le guide vers « la chose même », à partir duquel a pu s’élaborer le
questionnement de l’Être en tant qu’Être. Mais l’entreprise husserlienne est entièrement orientée
par la réalisation de la méthode (cf. E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse,
trad.fr. M. B de Launay, Paris, PUF, 1989, p.40 : « La vraie méthode est commandée par la
nature des objets de la recherche et non par nos préjugés et nos anticipations »), qui lui barre
précisément, selon Heidegger, l’accès à la Chose, sans pouvoir penser l’en-deçà de la méthode.
Nietzsche assène irrémédiablement la nécessité d’une telle pensée en-deçà de la méthode par le
dévoilement de la Volonté de puissance à l’œuvre, également et particulièrement dans « l’esprit
scientifique » : « Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ! » (F.
Nietzsche, La volonté de puissance II, trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, Livre. III, §
153 [§ 569, éd. Kröner], p.70). Nous revenons sur cette question de la méthode dans le Chapitre
V.
50 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

pensée déclarée comme celle « du dernier penseur de l’Occident »1.


Comme telle, cette pensée, tout en l’instituant, voit, ou tout au
moins regarde au-delà de l’époque, au-delà du parachèvement de la
métaphysique qu’elle constitue elle-même, et qui n’est autre que le
parachèvement du nihilisme dont Nietzsche explore précisément la
généalogie. Par cette persistante visée au-delà d’elle-même, par son
incessant combat interne en vue de son propre « dépassement »,
c'est-à-dire en vue de la possibilité d’une « philosophie à venir » qui
ne se réduise pas à l’engloutissement dans l’absence de sens, la pensée
nietzschéenne empêche de la clôturer sur le strict processus de
l’auto-fondation subjective. Aussi Heidegger, tout en décryptant son
ossature, en laisse-t-il ouvert le déploiement multiple, sans prétendre
le « résoudre » par l’interprétation de la volonté de volonté.
Ouverture que rend nécessaire la pensée nietzschéenne elle-même, et
notamment dans le concept fondateur de l’Éternel Retour de
l’Identique, dont le premier sens que nous avons décrit n’épuise pas
la portée.
La doctrine de l’Éternel Retour, « la pensée la plus grave de
Nietzsche »2, est ce que vient enseigner Zarathoustra. Elle prépare et
annonce la venue du Surhomme, c'est-à-dire qu’elle tâche de libérer
l’homme de l’esprit de vengeance et du ressentiment contre le
« passer » du temps3. En ce sens, l’éternel retour, en même temps
qu’il est le mode d’être propre de la Volonté de Puissance se voulant
elle-même, comme pure Volonté de volonté, porte avec elle l’étrange
promesse de la plus haute espérance. Cette espérance est celle de la
possibilité d’un arrachement de la volonté à sa pesanteur propre, que
Nietzsche détermine comme contre-volonté du ressentiment

1
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad.fr. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1959,
p.103.
2
Ibid., p.82.
3
Cf. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption », trad.fr. M. de
Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p.178 : « Voici, oui certes voici seulement ce qu’est la
vengeance même : contre le temps et contre son “Cela fut” le contre-vouloir de la volonté. »
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 51

fondamental accompagnant toute existence humaine, contre ce qui


caractérise cette existence comme passage, à savoir son inscription
indéfectiblement temporelle. On voit bien par là ce qui d’une telle
promesse demeure obscur, tant le « temporel » dont il est question,
de même que la relation de l’essence propre de l’« existentiel » visée
ici par Nietzsche, c'est-à-dire la Volonté de Puissance, à cette
inscription temporelle, restent non questionnés. Mais on voit bien
aussi ce que Heidegger a pu y trouver comme ressources, tout en
s’en séparant radicalement, dans son analytique existentiale du
Dasein comme être pour la mort et pouvoir-être-tout authentique1.
Aussi cette doctrine de l’Éternel Retour, longuement méditée par
Heidegger, est-elle dite par lui « l’ultime pensée de la Métaphysique
occidentale »2, et par là le plus obscur et le plus incontournable
envoi de la philosophie, envoi provenant de sa fin même. Mais
précisément parce qu’elle est ancrée dans la métaphysique de « la
volonté comme Être originel, à partir de la volonté qui se veut
éternellement elle-même comme étant l’éternel retour du même »3,
cette pensée, « la plus abyssale » selon ses propres termes, de
Nietzsche ne peut penser l’essence non métaphysique, c’est-à-dire
non subjective, de l’esprit de vengeance et du ressentiment contre le
temps. Ressentiment et esprit de vengeance y sont univoquement
conçus comme déterminations subjectives, en regard de la promesse
d’une autonomie de la Volonté de Puissance, c'est-à-dire de la
circularité de la volonté de soi-même, comme pure volonté.
L’Éternel Retour est ainsi simultanément ouverture absolue de la
promesse, et fermeture radicale dans la circularité de l’autonomie.
C’est pourquoi Heidegger en vient à demander :
« Est-ce que, par cette pensée, la méditation accomplie jusqu’ici est
surmontée, est-ce que l’esprit de vengeance est surmonté ? Ou bien, ce qui se

1
Cf. M. Heidegger, Être et Temps, trad.fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 46, [236],
p.176, sq., et § 61, [302], p.216, sq.
2
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.83.
3
Ibid., p.82.
52 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

cache dans cette empreinte qui prend tout devenir sous la garde du Retour
éternel de l’Identique, n’est-ce pas pourtant encore un ressentiment tourné
contre le passer pur et simple, et avec lui un esprit de vengeance spiritualisé
au plus haut point ? »1

Du reste, cette pensée elle-même s’avance dans la lucidité de son


propre inachèvement, lucidité causant l’apparente obscurité avec
laquelle elle s’avance jusqu’à nous. Cette pensée ne saurait donc se
conclure ; mais c’est précisément la raison pour laquelle notre
époque est aussi bien celle de son déploiement, dans le temps long
qui s’ouvre de la « fin de la philosophie ». Il n’y a donc pas de
« réfutation de Nietzsche » à chercher, qui serait le comble de
l’absurdité en tant que réfutation de l’époque elle-même. Aussi :
« Que dire d’autre, sinon que l’enseignement de Zarathoustra ne nous libère
pas de la vengeance ? Nous le disons. Seulement nous ne le disons pas
comme une réfutation prétendue de la philosophie de Nietzsche. Nous ne le
disons même pas comme une objection à la pensée de Nietzsche. Mais nous
le disons pour tourner notre regard sur le fait que la pensée de Nietzsche,
elle aussi, se meut dans l’esprit de la méditation passée et présente et pour
tâcher de voir jusqu’à quel point elle s’y meut »2.

Comme parachèvement de la fin de la philosophie, la pensée


nietzschéenne voit au-delà de la fin de la philosophie, en tant qu’elle
est cette fin même, qu’elle se meut dans cette fin ; elle voit au-delà de
l’achèvement de la Sache selbst philosophique. Elle envoie son regard
vers la tâche propre de la pensée, sans pouvoir elle-même s’y porter,
c’est-à-dire sans pouvoir elle-même penser cette tâche. C’est
pourquoi le thème des « philosophes à venir » vient ponctuer du
début jusqu’à sa fin le texte nietzschéen. Celui-ci se présente ainsi
comme appel inconditionné, parfois désespéré, lancé depuis le sol
désormais parfaitement constitué, car parachevé par la volonté de
puissance, de la métaphysique de la subjectivité comme unique

1
M. Heidegger, « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche », Essais et conférences, trad.fr. A.
Préau, Paris, Gallimard, 1958, p.140.
2
Ibid., p.141.
LES FINS DE LA PHILOSOPHIE 53

horizon de l’être de l’étant, vers un énigmatique « au-delà de la


métaphysique », où il ne peut lui-même se porter. Heidegger dit
ainsi :
« Que Nietzsche ait interprété et perçu sa pensée la plus abyssale à partir du
dionysiaque tend seulement à prouver qu’il a dû encore la penser
métaphysiquement et qu’il ne pouvait la penser autrement »1.

Tâchons d’expliciter quelque peu cette pointe. Dionysos est une


tension : son nom désigne chez Nietzsche la tension comme telle,
principe de la vie comme pur devenir. Il est lui-même un dieu
écartelé, démembré, lacéré2. Cet écartèlement essentiel lui fait
recouvrir tous les domaines de l’étant, le fait pure tension entre tous
les contraires. Il est ainsi le dieu de la vie elle-même, comme
déferlement du multiple de tous les contraires, de tous les
antagonismes. C’est pourquoi il est également le dieu de
l’acquiescement tragique à la vie, comme tension éternelle, et
douleur de cette tension, et bénédiction de cette douleur tendue, et
extase de cette bénédiction. Par là, le dionysiaque nomme l’extase
écartelée du déferlement de la vie, l’extase du tout de l’étant. L’Éternel
Retour, comme rachat de tout ce qui a passé dit Zarathoustra, est
l’acquiescement tragique – dionysiaque – de la subjectivité mue par
la Volonté de puissance, acquiescement à tout ce qui est, à la « vie »
elle-même comme nom du Tout de l’étant. Ainsi, la promesse que
porte la doctrine de l’Éternel Retour, promesse de l’advenue en son
essence propre de la Volonté de Puissance créatrice de valeurs, pense
cette advenue comme acquiescement tragique, c'est-à-dire comme
extrême tension et volonté de cette tension. Ici s’accomplit
l’autonomie de la volonté, comme jonction de l’être et du devenir, à
partir de la transvaluation tragique de la subjectivité. Cette pensée
pense donc encore métaphysiquement, en tant qu’elle pense l’être de
l’étant comme essence tragique de la subjectivité. Heidegger ajoute :
1
Ibid., p.147.
2
Selon un mythe orphique, Dionysos fut démembré par les Titans.
54 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Mais ce fait ne s’oppose pas à ce que la pensée la plus abyssale cache en elle
quelque chose d’impensé, qui est en même temps fermé à la pensée
métaphysique. »1

Car elle porte déjà son regard au-delà de sa fermeture subjective,


en tant qu’elle se meut d’emblée dans l’essence impensée de la
tension. Une telle référence à la tension dionysiaque est donc à la fois
l’ultime forme, saturée, que prend la circonscription de l’affaire
philosophique en tant qu’exclusion de la correspondance, et le
renvoi impensé à la matière propre de la φιλοσοφία comme tension
vers le σοφόν. Nietzsche est donc le dernier nom de la fin de la
philosophie ; il est par là même le nom de l’envoi vers la tâche
propre de la pensée – l’impensé de la pensée métaphysique,
l’inaccompli de l’accomplissement – par-delà la Sache selbst de la
philosophie. L’Éternel Retour pensé par Nietzsche est à la fois
promesse proférée depuis le sol de la métaphysique s’achevant par
cette promesse, et injonction radicale de la pensée au-delà de cet
achèvement. Notons ici la différence essentielle qui sépare
irréductiblement Heidegger de Nietzsche : une telle injonction ne
saurait être considérée par le premier comme un « au-delà », un
dépassement de la métaphysique, mais bien comme l’en-deçà
impensé par elle.

1
Ibid.
CHAPITRE II

L’AFFAIRE DE LA PENSÉE

§ 5. Penser et voir : de la vérité (Alèthéia) à l’éclaircie


(Lichtung)

Reprenons. L’appel « zur Sache selbst » présentifie l’affaire propre


de la philosophie, et par là l’expose et l’accomplit, sous la figure de
la subjectivité de la conscience. Dans cette exposition et dans cet
accomplissement « se tient peut-être d’autant plus en retrait autre
chose, et quelque chose de tel que le penser ne peut plus être du
ressort de la philosophie »1. Cette « autre chose », que nous laissons
pour l’instant encore en suspens, se tient en retrait depuis l’aube de
la philosophie, impensée par elle car inadéquate au questionnement
proprement philosophique. Le texte semble lui prêter, au moins
sous forme hypothétique (« peut-être »), une hétérogénéité si radicale
avec l’affaire propre de la philosophie, qu’elle en constitue comme
l’envers. Aussi, c’est à partir de la délimitation de ce qui constitue le
déploiement originel de l’affaire philosophique que pourra se
dessiner l’horizon de cette « autre chose ». Nous avons dit ce
qu’était, pour Heidegger, l’accomplissement de l’affaire
1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.294.
56 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

philosophique. Reste à savoir quel en est le départ, à partir duquel,


déjà, se tient en retrait l’affaire de la pensée, l’« autre chose » dont il
est question ici. Ce départ, grec, n’est rien moins que simple à
cerner. Heidegger y consacre un long et patient travail
d’interprétation qui jalonne toute son œuvre, centré sur ce qu’il
considère comme la parole initiale de la philosophie : celle
d’Anaximandre, Parménide, et Héraclite, et sur la reprise et la
réélaboration platonicienne puis aristotélicienne des termes
fondamentaux dégagés par eux, reprise et réélaboration à partir
desquelles s’ouvre l’histoire de la métaphysique. Le cours de 1935,
Introduction à la métaphysique, est exemplaire de cet effort de
synthèse de ce qui constitue le « départ ». Il ne s’agit pas tant alors de
décrire et comprendre les différences existant entre les orientations
et les formulations des penseurs grecs, que de mettre en évidence, à
partir de ces différences mêmes, ce qui constitue leur fond commun,
ce à partir de quoi ils pensent en commun, bref, ce qui est susceptible
de pouvoir être déterminé comme le « départ grec » de la
philosophie. Pour dire les choses rapidement – mais nous aurons
l’occasion de revenir sur l’appréhension heideggérienne de la pensée
grecque – ce départ est celui de l’étonnement face à l’étant et de
l’interrogation qui en découle, étonnement et interrogation émanant
de « la passion fondamentale de l’être-Là grec, qui est passion du
dévoilement de l’être, c'est-à-dire passion du combat pour l’être
même », dont Œdipe donne la figure type1. Le nœud de
l’interrogation est l’essence de l’étant, son mode d’être, dont le nom
grec fondamental est φύσις (phusis). Par ce terme, l’être (εἶναι ; einaï)
se dit selon deux modes, épanouissement et éclat :
« Φύειν, l’épanouissement reposant en soi, est φαίνεσθαι, se mettre à luire,
se montrer, apparaître. »2

1
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad.fr. G. Kahn, Paris, Gallimard, coll.
« TEL », 1967, p.115.
2
Ibid., p.109.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 57

Dès lors que « pour les Grecs l’apparaître appartient à l’être »1, la
question de l’être devient celle de l’apparaître de l’étant, donc de son
dévoilement, sa sortie hors de la latence, où Heidegger fait résider
l’ἀλήθεια (alèthéia) grecque, la « vérité » en tant que l’être de l’étant
est son « se tenir » hors du voilement, du caché, du latent. Ce lien de
la φύσις et de l’ἀλήθεια est fondamental, il constitue le cœur de qui
est cherché comme départ de philosophie, et détermine que la
pensée grecque de l’être soit univoquement dirigée par un regard,
une visée de ce que, dans son apparaître, vient montrer l’étant :
« L’être, φύσις, parce qu’il consiste dans l’apparaître, dans le fait d’offrir des
é-vidences (Aussehen) et des vues, peut, selon son essence (Wesen), et par
suite nécessairement et constamment, présenter une é-vidence qui justement
couvre et garde latent ce que l’étant est en vérité, c'est-à-dire ce qu’il est dans
son être-dévoilé (Unverbogenheit). »2

L’apparaître comme tel, φύσις, est donc le mode fondamental de


l’être à partir duquel seul peut se déterminer la vérité de l’étant, ou
au contraire sa possible semblance erronée (ψεῦδος ; pseudos) qui
s’offre à la considération de l’apparence, au « se référer à
l’apparaître » (δόξα ; doxa). Ce n’est donc que sur la base de la
prédominance de la φύσις comme mode fondamental de l’être, en
tant qu’apparaître, épanouissement stabilisé dans l’éclat du propre,
que peut ensuite s’élaborer, avec Platon et Aristote, l’être de l’étant
comme présence en une vision, c'est-à-dire un aspect (εἶδος, éidos),
vision formée et conformée par son être en tant qu’idée (ἰδέα, idéa).
Et finalement, « l’être au sens de présence constante, de subsistance
constante »3, sens fixé par le nom devenu le support de l’histoire
philosophique : οὐσία (ousia), sur lequel s’élaborera la substantia
scolastique. De cette aventure du regard grec découle l’idée devenue
usuelle d’une prééminence du voir dans la pensée hellénique.
L’interrogation même est un mode du voir, le « penser » (νοεῖν,
noein) devant s’entendre au sens de l’appréhension de ce qui est

1
Ibid., p.112.
2
Ibid., p.113. Traduction légèrement modifiée.
3
Ibid., p.196.
58 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

présent dans son aspect, c’est à dire en tant que ce qu’il est comme
présent, au-delà de sa stricte apparence. Un tel penser définit
l’entente de « ce en tant que quoi, chaque fois, un étant est ; entente
de l’essence (du ce que c’est), de l’être des choses »1. Toutefois, cette
entente, le νοῦς (noûs), semble connaître la même aventure que
l’οὐσία en direction de la persistance constante, depuis « l’événement
qui possède l’homme »2 que Heidegger y voit chez Parménide, pour
devenir « faculté de voir et de percevoir sur le mode non sensible »3
chez Platon, et finalement « raison ».
Cette « situation » philosophique, qui est celle, plus justement, de
l’aventure du regard grec, traverse comme son départ et son
fondement tout le développement ultérieur de la métaphysique, en
tant que celle-ci est une interrogation de cette situation, de ce départ.
Elle est la situation initiale de la prédominance du voir, que Platon
met en scène de la manière la plus éclatante dans l’allégorie dite « de
la caverne », au septième livre de la République. Au début du
commentaire qu’il lui consacre, Heidegger concentre sa réflexion sur
la nature de la lumière, la clarté, qui y intervient et détermine, selon
le degré d’éloignement de sa source, les différents stades de la vue des
esclaves. Cette lumière, au sein de laquelle seule peut s’établir une
vue, accorde son passage au voir. Penser philosophiquement, c’est
percevoir cette lumière par laquelle l’étant se présente comme ce
qu’il est. La présence du présent joue donc d’abord dans une clarté,
que nomme le terme allemand Helle : « la clarté est la visibilité (le
visible), l’extension, l’ouverture de l’ouvert »4. C’est par cette clarté,
ou plus précisément, par le jeu de différenciation du clair et de
l’obscur, que l’étant se dévoile comme ce qu’il est, que ce qui
apparaît peut être vu et pensé. La clarté est la présence du présent, ce
qui proprement est interrogé par la pensée philosophique, et qui

1
M. Heidegger, De l’essence de la vérité. Une approche de l’« allégorie de la caverne » et du
Théétète de Platon, trad.fr. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2001, p.117.
2
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.148.
3
M. Heidegger, De l’essence de la vérité. Une approche de l’« allégorie de la caverne » et du
Théétète de Platon, op.cit., p.117.
4
Ibid., p.75.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 59

donne sa consistance à cette pensée. Aussi joue-t-elle chez Platon « la


fonction fondamentale de l’Idée »1. Mais cette lumière n’est pas
l’invention ou la propriété de Platon. Elle n’est pas une de ses
« conceptions ». Elle accompagne le développement philosophique,
dès lors que celui-ci est déterminé à son départ par le voir grec : elle
est clarté de l’Idée autant que lumière de la raison, ou lumen naturale
chez Descartes. Plus généralement donc, la clarté, Helle, est le site où
se déploie l’étantité de l’étant, considérée comme Idée, Évidence,
Esprit, Objectivité, ou plus généralement Objectité, être-objet en tant
fondamentalement qu’être-vu. La clarté est l’élément de cet être-vu,
à partir duquel seul peut ensuite se constituer un regard, et donc
quelque chose comme un objet. Elle constitue donc le plus propre
de ce qu’interroge la pensée philosophique, de son départ à son
achèvement. La clarté est l’élément même de cette pensée. Or,
déclare Heidegger dans la conférence de 1964 qui nous occupe ici,
« la clarté a elle-même son repos dans une dimension d’ouverture et
de liberté […] qu’il lui est loisible d’éclairer »2. Cette dimension se
tient en retrait derrière la clarté ; elle en est son support, sa
condition de possibilité, et reste pourtant impensée par la pensée
philosophique, qui tient son support, elle, de la clarté. Cette
dimension est bien l’« autre chose » qu’il s’agissait de circonscrire,
comme l’affaire propre de la pensée ; Heidegger la nomme Lichtung,
« clairière », ou « éclaircie ». Cette dimension est une clairière, en
cela qu’en elle peut jouer la clarté aussi bien que l’obscurité, la
présence et l’absence : tout apparaître, qui est le fait de la clarté, ne
se déploie que depuis cette clairière. Ce qui apparaît s’arrache à
l’obscurité, s’offrant ainsi à la Helle. Plus précisément, l’arrachement
est le jeu de la clarté et de l’obscurité, la présence comme telle. Or
tout arrachement, toute présence se tient en un site depuis lequel
seulement un arrachement est possible. Ce site est l’Ouvert pour
toute possibilité d’éclaircie de l’étant.

1
Ibid., p.76.
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.294.
60 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

L’étantité de l’étant comme présence du présent, c’est à dire


comme clarté, la Helle, provient donc elle-même de la clairière,
Lichtung. Aussi, l’interrogation philosophique de l’être s’en tient,
depuis son départ, à la considération de l’être de l’étant (son
« étantité ») comme clarté de l’étant, lumière éclairant ce qui
apparaît contre l’obscurité, présence du présent, tandis que se tient
en retrait la pensée de l’être en tant qu’être, dont la tâche est
l’interrogation de la Lichtung, comme essence de la présence même.
Il s’agit ici, quant à l’affaire de la pensée, de désenclaver le
questionnement de l’être de la sphère stricte de la présence (οὐσία,
παρουσία) – c'est-à-dire, par après, de la « substance », en tant que le
réellement présent de ce qui se manifeste – pour l’inscrire dans son
lieu propre que Heidegger nomme clairière de l’Ouvert, Lichtung :
lieu au sein duquel peuvent jouer librement clarté et obscurité, où
devient possible un apparaître ou un disparaître, où présence et
absence trouvent leur site – où seul donc peut s’éclairer la présence
du présent.
La clairière est clairière de l’Ouvert : en elle se déploie tout
dévoiler comme sortie du retrait. Le non-retrait comme tel c’est, dit
Heidegger, le grec Ἀλήθεια (Alèthéia), que la pensée philosophique
entreprend comme « vérité ». Ici s’opposent la vérité pensée
philosophiquement comme rectitude de la représentation,
adéquation de l’énoncé à la chose représentée, et non-retrait comme
« dévoilement qui enlève la chose présente à l’occultation »1. Le
dévoilement nomme le déploiement hors du retrait, l’avancée dans
la présence de la chose, qui dans cette avancée se présente comme ce
qu’elle est, « en vérité ». L’interrogation sur l’être en tant qu’être
s’avère ainsi inséparable de l’interrogation de la vérité comme telle,
et finalement de l’interrogation de la pensée, co-détermination de
l’être, de la vérité et de la pensée qui pointe en direction de la
Lichtung :
« […] l’être, avec quoi la philosophie commence, ne se déploie comme

1
M. Heidegger, « Logos », Essais et conférences, op.cit., p.267.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 61

présence que dans la mesure où l’Ἀλήθεια règne déjà, et que l’Ἀλήθεια elle-
même reste cependant impensée dans sa provenance essentielle »1.

Cette entente de la co-détermination de l’être, de la vérité et de la


pensée traverse de part en part le questionnement heideggérien,
depuis son maître-ouvrage Être et Temps :
« “Il” n’“y a” d’être – non pas d’étant – qu’autant que la vérité est. Et elle
n’est qu’autant et aussi longtemps que le Dasein est. »2

Jusqu’aux conférences terminales :


« Car c’est seulement dans l’élément de la Lichtung, dans la clairière de
l’Ouvert, que la vérité elle-même, aussi bien que l’être et que la pensée, peut
être ce qu’elle est. »3

Mais au cours de ce cheminement, Heidegger finit par séparer


décisivement « vérité » et « Ἀλήθεια », pour retraduire et repenser ce
nom fondamental du départ grec par le terme « Lichtung ». Car – ce
que nomme le grec ἀλήθεια, alèthéia, pensé sur la base du α- privatif –
l’avancée hors du retrait, hors de l’occultation, hors de la lèthè (Λήθη)
n’est pas une mise en présence, mais bien la condition d’une telle
mise en présence, le don de la présence, le don de la clarté (Helle)4.
Elle est proprement une libération de l’occultation, et en ce sens,
tire son essence de l’occultation elle-même. Loin d’être le contraire
de l’occultation, comme la « vérité » peut être entendue comme le
contraire de l’« erreur », l’alèthéia « repose dans la lèthè, puise en elle,
met en avant ce qui par elle est maintenue en retrait »5. Un tel repos
ne peut être pensé par le concept de « vérité », que Heidegger décrit

1
M. Heidegger, « Hegel et les Grecs », trad.fr. J. Beaufret et D. Janicaud, Questions I et II,
op.cit., p.373.
2
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 44, [229], p.169.
3
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.301.
4
Nous précisons à nouveau le terme « clarté » comme traduisant « Helle » du fait des
variations des traductions françaises. Ainsi par exemple, André Préau traduit-il Lichtung par
clarté au sens d’alèthéia, jouant sur la nuance entre éclairer (lichten) et rendre clair (erhellen).
Mais la Lichtung est bien ce qui donne la possibilité de tout éclaircir, de toute clarté ; elle est en
cela plus essentielle, comme nous l’avons vu, que la Helle, la clarté elle-même, car donnant ce
don de possibilité. En ce sens, la traduction proposée par Jean Beaufret nous a semblé plus
adéquate, ou du moins, plus propre à rendre la nuance en jeu ici.
5
M. Heidegger, « Logos », op.cit., p.267.
62 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

comme toujours déjà irrémédiablement pris dans et relié à la


rectitude de l’énoncé. À un tel concept échappe le fondement propre
de la vérité qu’est l’occultation ; et ce fondement est celui à la fois de
la vérité et de l’erreur. Nommer « vérité » le grec alèthéia revient à
nommer « erreur » la lèthè, l’occultation. Et donc ne pas voir que
vérité et erreur tirent leur essence de l’alèthéia elle-même, en tant
que celle-ci repose dans l’occultation. Car l’essence de l’erreur est
l’errance, entendue comme la condition même de l’humain, lui
faisant manquer le mystère du tout de l’étant, le mystère de
l’apparaître comme tel1. Devant et dans la présence, l’homme est cet
errant qui erre dans la représentation et la manipulation de l’étant,
en bute à la pensée du mystère qu’est la dispensation de la présence.
Vérité et erreur, rattachés qu’ils sont à cette représentation et cette
manipulation, accompagnent l’errance. Aussi la vérité n’est-elle pas
une sortie de l’errance, mais une de ses modalités. Vérité et erreur ne
sont possibles qu’au sein et à partir de l’errance. Mais nous avons dit
que ces deux tirent leur essence de l’alèthéia. Dès lors, quelle relation
existe-t-il entre alèthéia et errance ?
« L’errance domine l’homme en tant qu’elle le pousse à s’égarer. Mais par
l’égarement, l’errance contribue aussi à faire naître cette possibilité que
l’homme a le moyen de tirer de son ek-sistence et qui consiste à ne pas
succomber à l’égarement. Il n’y succombe pas s’il est susceptible d’éprouver
l’errance comme telle et de ne pas méconnaître le mystère du Da-sein. »2

L’errance est une situation, qu’atteste la pensée, qu’atteste le


questionnement lui-même : questionnant, l’homme erre. Mais dans
l’errance questionnante, l’homme prend en charge son errance, il
prend en charge la situation, non pas en la résolvant, mais en
l’attestant. Questionnant, l’homme ne maîtrise pas l’errance, pas
plus qu’il ne la fait disparaître. Bien au contraire, il la fait exister
comme possibilité de ne pas sombrer dans l’égarement – l’ignorance
pure et simple du mystère. Il la fait donc exister en propre comme

1
Cf. à ce propos : M. Heidegger, « De l’essence de la vérité », Questions I et II, op.cit., p.186-
189.
2
Ibid., p.187.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 63

confrontation au mystère, comme ek-sistence errante du Da-sein,


« assujetti du même coup au règne du mystère et à la menace issue de
l’errance »1. La menace est l’égarement loin du mystère de la
présence du présent ; l’errance est le cheminement dans ce mystère.
Errer, c’est donc se mouvoir, comme ek-sistence jetée au monde,
dans la dimension d’ouverture de la présence comme telle ; et par là
même, se soumettre au risque de ne pas répondre à cette ouverture,
au risque par conséquent de l’égarement. Errer est donc se mouvoir
au sein même de l’alèthéia, la sortie hors de l’occultation, au risque
de ne pas répondre à l’appel de l’alèthéia. Mais quelle est la
consistance de cet appel ?
L’alèthéia, le dévoilement qui enlève à l’occultation, tire son
essence de l’occultation, puise en elle la présence. Elle est le lieu où
l’occulté s’ouvre à la non-occultation. Lieu précisément de
l’ouverture elle-même, à partir de laquelle la présence du présent
devient possible. Elle est donc le don de la possibilité de la présence.
Et la présence est la clarté (Helle) de l’étant. Aussi, le
questionnement heideggérien en vient à dévoiler ceci que la clairière
possibilisant toute éclaircie – la Lichtung – nomme ce que le grec
alèthéia tente de dire, avant toute notion de vérité et d’erreur.
L’« être-le-Là » de l’homme, son Da-sein, est l’errance dans le « Là »
de l’ouverture possibilisant toute « situation », tout « là » entendu
comme un « ici » : elle est l’errance au cœur même de l’Ἀλήθεια
comme Lichtung. Ici se précise nettement le départ de Heidegger,
que synthétise la formule fondamentale d’Être et Temps :
« En tant que constitué par l’ouverture, le Dasein est essentiellement dans la
vérité. »2

Mais dés-occultant, ouvrant à la non-occultation, la Lichtung se


fait appel de l’occultation : la Lichtung est l’envoi de l’occultation.
Dans l’ouverture se retire l’occultation ; et dans son propre retrait,
l’occultation donne l’ouverture. Autrement dit, se retirant,

1
Ibid., p.188.
2
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., §44c, [226], p.167.
64 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’occultation laisse être le dévoilement propre à l’Ouverture.


L’occultation est ainsi le fond d’où sourd toute ouverture ; et
inversement, le domaine de l’Ouvert n’« est » que par le retrait de
l’occultation. Aussi l’appel de l’alèthéia est-il appel vers le retrait lui-
même de l’occultation qui laisse être l’ouverture de la Lichtung. Il est
donc appel conviant la pensée en direction du retrait originaire, par
lequel seul s’ouvre la clairière qui possibilise la présence comme
telle.

§ 6. Vers l’Ereignis

D’une « affaire » à l’autre, il y a bien eu déplacement. La référence


à la Lichtung impose de substituer au voir initial la question de la
présence en tant que telle, et de son origine. Maintenant, vers où nous
mène une telle interrogation ? Le terme même de « présence » en
donne une indication. Emprunté à la præsentia latine, elle-même
dérivé de præsens, participe présent de præesse, il indique
littéralement un « être devant », « être en avant », d’où en un sens
figuré « commander », « diriger »1. Le préfixe præ porte le double
sens spatial et temporel de l’antériorité2, d’où dérivent les ambiguïtés
du terme français. À la fois « être-auprès », impérieuse présence là-
devant, comme « parousie », mais aussi « être actuel », immédiate
présence, la « présence » s’oriente d’un « être dans le temps », avec
tout ce que cette très mauvaise expression peut pour l’instant
conserver de vague et d’approximatif. Simplement, disons que la
« présence » porte sur elle la relation « être et temps » ; elle est cette
relation.
Toute temporalité et toute étantité jouent d’abord dans l’ouvert
de l’être et du temps, ouvert qui est celui de la présence comme telle.
Mais alors, il faut entendre « présence » comme venue à l’être, c’est à
dire venue dans le déploiement hors de l’occultation. En ce sens, la
présence n’est pas le contraire de l’absence, cette dernière possédant

1
A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., p.1744.
2
Ibid., p.1732.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 65

sa propre « présence » : l’absence se déploie hors de l’occultation


comme ce qu’elle est elle-même, mais selon sa propre modalité.
L’absence a son propre être, l’être-absent, qui n’est bien sûr pas
l’être-présent, mais qui n’est pas non plus son contraire, un non-être.
Ici le français, dans sa formulation synthétique, ne peut rendre
explicite la nuance qu’introduit Heidegger à partir de l’allemand,
nuance nécessaire pour tâcher de penser l’intrication de l’être et du
temps au sein de la présence. « Présence » dit d’abord « immédiate
présence », présence dans le présent, présence dans un maintenant,
comme pur face à face : ce que dit l’allemand Gegenwart. À cette
immédiate présence correspond l’absence, comme immédiat « ne pas
se tenir auprès de nous », comme immédiate « non-présence ». Cette
absence (Abwesen) ne se détermine elle-même que vis à vis du
Gegenwart : elle joue elle-même dans le temps, dont le Gegenwart
n’ouvre qu’une dimension. Car « ne pas se tenir auprès de nous dans
un maintenant » a lui-même une double provenance. Il peut être un
« ne plus se tenir auprès », signifiant l’avoir-été d’une présence
(Gegenwart). L’absence joue alors dans la dimension du passé,
comme avoir-été (Gewesen)1. Mais il peut également constituer un
« ne pas encore se tenir auprès », c’est à dire la possibilité d’une
présence à venir. L’absence ouvre alors la dimension de l’avenir.
Cette double provenance indique cela que l’absence elle-même est
« présence » : « provenir » implique un « venir auprès », un
déploiement de l’absence, selon un tout autre mode que le
Gegenwart. Ce dernier est un « venir auprès » au sens d’un « se tenir
dans le maintenant » : un « venir séjourner à notre rencontre »2.
L’absence (Abwesen) est un « venir auprès », un déploiement, mais au
sens d’un « ne pas se tenir encore » propre à l’avenir, ou d’un « ne
plus se tenir auprès » du passé. En deçà de ce déploiement se tient
précisément l’avancée hors retrait de la « présence » comme
« parousie », παρουσία, que dit l’allemand Anwesen :
« Par cette dernière, l’être est unitairement déterminé comme avancée du

1
Cf. Être et Temps, où Emmanuel Martineau traduit Gewesenheit par : « être-été ».
2
M. Heidegger, « Temps et Être », Questions III et IV, op.cit., p.208.
66 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

déploiement et laisser se déployer une telle approche, autrement dit comme


libération hors du retrait »1.

Ainsi présence (Gegenwart) et absence (Abwesen) ont leur propre


être, qu’est la présence comme telle (Anwesen), en tant qu’approche
et brillance de l’être2. Et cette approche de l’être est elle-même
déploiement du temps : comme être-passé de l’absence en tant
qu’avoir-été ; comme être-à venir de l’absence, en tant que « ne pas
se tenir encore », c’est à dire en tant qu’approche de la possibilité de
la venue ; et enfin, comme être-présent de la présence (Gegenwart),
en tant que « se tenir dans le maintenant ». L’Anwesen dit donc la co-
appartenance de l’être et du temps, en nommant l’approche de l’être
comme déploiement hors retrait selon les trois dimensions du
temps : l’Anwesen dit le repos de l’être dans le temps.
Mais une telle co-appartenance constitue la véritable dimension
première du déploiement du temps, puisqu’un tel déploiement est en
lui-même : être, c’est à dire Anwesen. Car ce n’est qu’à partir de
l’Anwesen que sont possibles un passé, un présent, un futur, et la
représentation unidimensionnelle du temps comme succession des
instants, des « maintenant ». Le temps ne se donne lui-même qu’en
tant qu’il donne le séjour du présent – la présence comme
Gegenwart, la fuite du passé – l’absence comme avoir-été, la venue de
l’avenir – l’absence comme possible présence. Le déploiement du
temps est lui-même approche de l’être : le temps donne cette approche.

1
Ibid., p.207-208.
2
Sur la nuance entre le neutre Anwesen et le féminin Anwesenheit, cf. J. Beaufret, « En chemin
avec Heidegger », Cahier de l’Herne Heidegger, op.cit., p.216, où Beaufret cite une
communication personnelle de Heidegger : « Rien n’est plus proche chez nous du neutre
Anwesen que le féminin Anwesenheit, où la désinence heit (qui évoque heiter) porte au langage,
en le faisant pour ainsi dire briller, ce qui dans Anwesen reste encore opaque. Anwesenheit dit
ainsi la pure brillance de l’Anwesen. Mais d’autre part Anwesenheit est synonyme de Gegenwart
et par là dit aussi que ce qui brille, quand retentit le nom de l’être, porte la livrée du présent. Or
présent parle la langue du temps ». Ainsi, « présence » (Anwesenheit) est l’accentuation de la
« brillance de l’être » (Anwesen).
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 67

C’est pourquoi le temps est « cette porrection d’être qui joue dans le
présent, dans l’avoir-été et dans l’avenir »1.
Donnant l’approche de l’être, le temps est ce par quoi s’éclaircit
la sortie hors retrait de la non-occultation : il est la porrection
éclaircissante « qui porte et apporte les uns aux autres l’avenir,
l’avoir-été et le présent »2. Ainsi, tout avoir-été porte en lui l’avenir
d’une présence ; tout à-venir apporte un avoir-été dans la
possibilisation d’une présence. « Temps » nomme l’unité irréductible
de ses trois dimensions, celles-ci n’étant que par cette unité, qui
constitue donc la quatrième et primordiale dimension du temps : « le
temps véritable est quadri-dimensionnel »3. Or l’unité des trois
dimensions réside dans la co-appartenance de l’être et du temps, à
partir de laquelle seulement peuvent se dire séparément « être » et
« temps ».
Questionner la présence comme telle, de ce qui s’est donné à la
langue grecque, et donc à la philosophie, comme παρουσία, conduit
donc à interroger l’Anwesen comme l’unité principielle donnant être
et temps. Une telle unité se laisse approcher dans un « Il y a »,
comme présence de toute présence, c’est à dire présence comme être
et présence comme temps : présence comme être dans le temps. C’est
à partir de cet « Il y a » que peuvent se dire être et temps. L’« Il y a »
donne le déploiement de l’être comme venue hors de l’occultation,
et du temps comme porrection éclaircissante. Car s’impose à la
pensée la restriction fondamentale, dont la formulation est du type
exact qui fait tant souffrir le positivisme logique, restriction que
l’« Il y a » a précisément pour fonction de porter :
« Mais l’être “est” aussi peu que le temps n’“est”. »4

1
M. Heidegger, « Temps et Être », op.cit., p.210. Le terme « porrection » choisi par F. Fédier
traduit das Reichen, comme présentation tendant ce qu’elle procure (cf. ibid., p.227). Nous
devons donc entendre « porriger » comme « présenter et procurer en destinant ».
2
Ibid., p.211.
3
Ibid., p.213.
4
Ibid., p.217.
68 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

C’est pourquoi seul peut se dire de la provenance d’être et temps


cela :
« “Il y a être”, “Il y a temps”. »1

Mais l’interrogation se porte alors sur le Il de l’« Il y a », en tant


que ce Il n’« est » ni être ni temps ; le Il qui, par effet de régression,
non seulement n’« est » pas, mais qu’« Il n’y a » pas. Ce Il pour tout
« il y a », est ce par quoi se donne l’Anwesen, comme être reposant
dans le temps.
Le « Il » donne. Cette donation est celle de l’Il y a – Es gibt (« ça
donne », ou « il donne »). Et l’« Il y a », à son tour, nomme la
coappartenance de l’être et du temps. Le « Il » donne coappartenance
d’être et temps pour toute présence (Anwesen). Alors ce Il doit être
pensé comme appropriement, advenue à soi dans la coappartenance
de l’être et du temps, avant et rendant possible tout étant et tout
temporel. Une telle appropriation est nommée par Heidegger : das
Ereignis. Étant donné son importance dans l’ensemble de l’œuvre du
philosophe, les diverses nuances qu’il lui fait subir pour en faire,
progressivement, le pivot de sa pensée, ce terme ne saurait, en
quelques lignes, être circonscrit dans toute sa portée généalogique.
Mais on ne peut faire l’économie d’une explication ne serait-ce que
rapide de l’emploi terminal qu’il en fait, ici, comme appropriation
de l’être et du temps. Ce terme signifie usuellement « événement ».
Mais comme à l’habitude, l’emploi « usuel » n’intéresse que peu
Heidegger, du moins pris tel quel. Non pas parce que cet usage serait
de quelque manière « faux ». Une telle façon de dire serait
proprement absurde : un usage n’est ni « vrai » ni « faux », il
s’impose, et porte donc toujours quelque vérité, ne serait-ce que celle
d’un « oubli ». Mais bien parce que l’usage est susceptible de cacher
une usure, par quoi le sens propre vient à s’occulter. Il devient alors
un simple « usuel », oubliant toute la portée de l’« usage ». C’est à
cette portée de l’usage qu’il convient d’être attentif2. Donc, la
1
Ibid., p.218.
2
Rappelons l’importance que Heidegger confère au terme der Brauch, l’usage, par exemple
dans le cours Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.177 : « […] seul le véritable usage conduit ce
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 69

question ici est de tâcher d’entrevoir le sens que porte comme par
devers lui ce terme d’« événement », Ereignis. Le préfixe Er-
« marque un mouvement vers un endroit élevé, la manière
d’atteindre un but et l’accomplissement d’une chose »1. Le verbe
eignen quant à lui signifie « convenir », « être propre à », « être
qualifié pour ». Aussi, la construction d’Ereignis est une redondance,
sorte de surdétermination dans laquelle l’accomplissement du Er-
vient renforcer le « propre » que dit le verbe eignen. Ereignis, c’est
l’accomplissement du plus propre. Il y a donc presque contradiction
à le traduire par « événement », c'est-à-dire le « venir hors ». Nous
disons « presque », car il y a dans l’accomplissement quelque chose
comme l’événement de la venue au plus propre. Aussi Heidegger en
vient-il à déclarer ce terme absolument intraduisible, tout en
proposant, ces traducteurs le suivront sur ce point,
l’« appropriation », ou « appropriement », qui a le mérite de
souligner la place fondamentale, quelque peu oubliée dans l’usage
moderne, du verbe eignen :
« Le mot Ereignis est une forme de l’allemand moderne. Le verbe er-eignen
vient de er-äugen, qui voulait dire : saisir du regard, appeler à soi du regard,
ap-proprier. Le mot Ereignis, pensé à partir de ce qu’il nous découvre, doit
maintenant nous parler comme un terme directeur au service de la pensée.
Comme tel, il est aussi intraduisible que le λόγος grec ou le Tao chinois.
Ereignis ne signifie plus ici événement, une chose qui arrive. »2

Ce terme est bien le point focal de tout ce qui a précédé, en tant


qu’il nomme le libre don de la Lichtung comme site de déploiement
de toute présence :
« L’appropriement [das Ereignis] livre le libre de l’éclaircie, en laquelle ce qui
vient en présence peut venir déployer son séjour, de laquelle ce qui sort de la

dont il use dans le déploiement de son être et l’y maintient. Ce qui s’appelle l’usage, ainsi pensé,
est lui-même l’appel qui requiert que quelque chose soit engagé dans le déploiement de son être
et que l’usage ne se désengage pas de cela. »
1
F.G. Eichhoff et W. de Suckau, Dictionnaire étymologique des racines allemandes, avec leur
signification française et leurs dérivés classés par familles, Paris, Thiérot, 1840, consultable en
ligne, p.53.
2
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », Questions I et II, op.cit.,
p.270.
70 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

présence peut s’en aller et, dans l’échappée, garder son déploiement. »1

Dès lors, entendu ainsi comme don de l’appropriation, l’Ereignis


est la résonnance pure du Il. Il est la co-propriation de la porrection
éclaircissante du temps et de l’avancée en présence de l’être, la
seconde reposant dans la première. Mais cette « fonction de
copropriation » lui confère alors une phénoménalité toute
particulière, car foncièrement déterminée par le retrait. L’Ereignis
est en propre ce qui se retire. Il n’« est » pas, pas plus qu’« il n’y a »
l’Ereignis. Il est le pur donner en propre l’advenue à soi de l’être et
du temps ; ce qui donc ne s’avance pas ni ne s’éclaircit, car donnant
le propre de l’avancée dans l’éclaircie de l’être comme présence, en
donnant le donner de la porrection éclaircissante du temps. Ce retrait
de l’Ereignis, Heidegger le détermine comme pure donation d’un
« suspendre ». L’Ereignis est ainsi la suspension fondamentale d’où
procède le déploiement d’être à partir de la porrection du temps :
« au donner en tant que destiner appartient l’arrêt d’un suspendre »2.
Mais c’est qu’alors il faut adjoindre, mais comme lui appartenant,
une « expropriation » à l’appropriement. Le protocole du séminaire
sur la conférence Temps et être précise ce point, en nommant ce
« dépropriement » de l’Ereignis lui-même, qui vise la léthè grecque,
Enteignis3. Dans le retrait qui lui est propre, par quoi il approprie
être et temps, par quoi l’être comme rassemblement de tout destiner
peut reposer dans la porrection du temps et se déployer à partir
d’elle, dans ce retrait donnant, l’Ereignis se voit déproprié de lui-
même :
« Dans la mesure maintenant où le rassemblement de la destination repose
dans la porrection du temps, et où celle-ci repose avec celui-là dans
l’Ereignis, s’annonce dans le faire advenir à soi (dans l’ad-propriation) cette
propriété singulière que l’Ereignis soustrait à la déclosion sans limite ce qu’il
a de plus propre. Pensé à partir du faire advenir à soi, cela veut dire : il se
déproprie, au sens qu’on a dit, de soi-même. À l’Ereignis comme tel

1
M. Heidegger, « Le chemin vers la parole », Acheminement vers la parole, trad.fr. J.
Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p.246.
2
M. Heidegger, « Temps et Être », Questions III et IV, op.cit., p.222.
3
Ibid., p.249.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 71

appartient le dépropriement. »1

Appropriant, l’Ereignis reste lié à l’occultation, laissant être dans


le temps la non-occultation, et comme tel il se déproprie,
dépropriation qui sauvegarde le propre de l’Ereignis qu’est
l’appropriation elle-même. Par cette soustraction, l’Ereignis destine
l’être dans la porrection éclaircissante du temps : « un donner qui ne
donne que sa donation, mais qui, se donnant ainsi, pourtant se
retient et se soustrait, un tel donner, nous le nommons : destiner »2.
L’être comme destin, c'est-à-dire l’être reposant dans le temps,
détermination terminale de l’« être en tant qu’être », est en propre le
don de l’Ereignis. Et ce don réside dans la porrection éclaircissante
quadri-dimensionnelle du temps. L’Ereignis s’avère donc « comme la
donation, accordée par la porrection du temps, du destinement de
3
παρουσία » . La présence est en elle-même destin en cela précisément
qu’elle repose dans la porrection du temps, repos donné par
l’Ereignis lui-même, appropriant là, et co-propriant l’un à l’autre,
Temps et Être 4.
Ouf !5 Aboutissons-nous ici à une sorte de système ontologique
heideggérien, dont la pierre de touche serait l’Ereignis ? Loin s’en
faut, car la pierre de touche de cette pensée est bien la co-propriation
elle-même, rendant absurde toute tentative d’individuation artificielle
des termes en présence, et de représentation formelle ordonnée des
relations entre ces termes. Ainsi, Heidegger prévient :
1
Ibid., p.223.
2
Ibid., p.203.
3
Ibid., p.222.
4
Il convient peut-être ici de nuancer les conclusions tirées par Jean-Luc Marion dans son
analyse du Es gibt heideggérien. Y opposant Ereignis et donation, il engage à « stigmatiser le fait
que Heidegger stoppe brutalement sa propre avancée en rabattant la donation sur l’Ereignis »
afin « de suivre Heidegger contre lui-même et de prendre au sérieux la donation » (J.-L. Marion,
« La “fin de la métaphysique” comme possibilité », op.cit., p.37). Marion semble ici se focaliser
sur l’Ereignis comme retrait, soustraction, occultant dès lors le destinal de la donation. Or la
donation ne se retire que parce qu’elle destine. Il n’y a donc pas de « rabat » sur l’Ereignis, mais
au contraire la tentative, tout à fait sérieuse, de penser la donation comme appropriement de
l’être et du temps.
5
Le petit Robert indique : « Interjection qui exprime la douleur soudaine, l’étouffement »,
mais aussi « le soulagement ». C’est bien de cela dont il s’agit, après cette présentation
« rapide » de l’Ereignis, qui fait parfois faussement regretter les emportements positivistes.
72 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Ereignis n’est pas le concept suprême qui comprend tout, et sous lequel
être et temps se laisseraient ranger. Des relations logiques d’ordre ne veulent
ici rien dire. »1

Les questions ici ne se « résolvent » pas en s’ordonnant, mais, à


suivre Heidegger, se laissent et ne peuvent que se laisser dire et
correspondre. Les questions, c’est à dire : temps, être, présence,
Ereignis et Lichtung. De quoi s’agit-il donc finalement, s’il ne faut
attendre d’une telle pensée, à l’en croire, aucune solution à aucun
problème ? C’est qu’il s’agit essentiellement – c’est bien là notre
point de mire – d’en circonscrire le lieu, en allemand das Ort. La fin
de la conférence y dirige très explicitement, disant du rapport entre
Ereignis et espace que sa méditation « ne peut assurément réussir que
si d’abord nous avons reconnu la provenance de l’espace depuis ce
qu’a de propre – lui-même pensé à fond, c'est-à-dire de façon à
atteindre ce qui est en vue – le lieu ou le site (das Ort). »2 Ce terme
revient à la fois fréquemment et discrètement sous la plume du
philosophe. Il ne s’agit pas d’en faire le recensement exhaustif, mais
bien de tâcher d’entrevoir la teneur de cette référence permanente,
comme du soutien de sa propre pensée. Or, dit-il ailleurs :
« Originellement, site (Ort) désigne la pointe de la lance. C’est en lui que
tout vient se rejoindre. Le site recueille à soi comme au suprême et à
l’extrême. Ce qui recueille ainsi, pénètre et transit tout le reste. »3

L’Ereignis est le premier nom de ce lieu, comme l’affaire propre


de la pensée. Peut-on en donner ici une première qualification ?
Pensant en direction même de la pensée, à savoir la clairière pour
toute présence (Lichtung), la pensée rencontre alors le temps
« porrigeant », présentant et procurant en destinant, l’être dans la
présence. C’est à dire, la pensée rencontre la co-propriation comme
telle de l’être et du temps, de la présence et du retrait :
« Présence (être) appartient à la clairière du se retirer (temps). Clairière du

1
M. Heidegger, « Temps et Être », ibid.
2
Ibid., p.224.
3
M. Heidegger, « La parole dans l’élément du poème », Acheminement vers la parole¸ op.cit.,
p.41.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 73

se-retirer (temps) apporte avec elle la présence (être). »1

Et pensant ainsi la co-propriation elle-même, la pensée pense en


direction de l’Ereignis. Celui-ci est donc finalement le nom de la
question elle-même, c’est à dire le nom de l’affaire propre de la
pensée, mais en temps que son lieu propre, son topos. Or,
« Ereignis » pointe le et d’ « être et temps », en même temps qu’il
pointe le propre d’être et temps : il pointe la double accentuation.
C’est bien le sens du renversement du titre de la conférence, Temps
et être, que de faire entendre cette double accentuation. Aussi,
l’Ereignis tâche de nommer lieu de la question elle-même, mais en
temps que ce lieu est fondamentalement dual. La double
accentuation de la question fondamentale « être et temps » doit donc
déboucher sur le dualisme propre du lieu de la pensée, comme
« clairière et présence » :
« Mais alors la tâche de la pensée n’aura-t-elle pas pour titre au lieu de Sein
und Zeit, être et temps : Lichtung und Anwesenheit (clairière et présence) ?
Mais d’où et comment y a-t-il clairière ? Qu’avons-nous à entendre dans cet
il y a ? La tâche de la pensée serait dès lors l’abandon de la pensée en vigueur
jusqu’ici pour en venir à déterminer l’affaire propre de la pensée »2.

Cette affaire, nous l’avons dit, se détermine finalement pour


Heidegger comme Ereignis, don de la co-propriation de la Lichtung
et de l’Anwesen.

§ 7. La fin de la philosophie

Où sommes-nous arrivés ici ? L’affaire propre de la pensée a été


déterminée par Heidegger comme interrogation en direction de la
conjonction : clairière et présence (Lichtung et Anwesenheit), c’est à
dire donc, questionnement en direction de l’Ereignis. Ce
questionnement est présenté par lui comme le reste laissé en retrait
depuis l’aube de la philosophie. Et ce d’autant plus qu’il questionne
le retrait lui-même, le retrait comme tel, c’est à dire la « clairière du

1
M. Heidegger, « Lettre à Richardson », Questions III et IV, op.cit., p.348.
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.305-306.
74 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

se retirer » comme présence. L’affaire de la pensée est le


questionnement du retrait d’où s’origine toute présence, et de la co-
propriation des deux, retrait et présence. Et ce questionnement, dit
Heidegger, est tel que « le penser ne peut plus être du ressort de la
philosophie »1. Sur ce point, le diagnostic heideggérien est sans
appel : la philosophie tâche de fonder le présent, fondation trouvant
son apogée et son achèvement dans l’établissement de l’autonomie
absolue de la subjectivité. Elle ne peut que rester muette face à
l’intrication réciproque du retrait et de la présence. Elle semble dès
lors condamnée à la re-justification circulaire de cette subjectivité
absolue. Réitération qui revient à « accompagner » et aider les
développements et productions de cette subjectivité accomplie, sous
la forme par exemple des discussions éthiques ou épistémologiques
qui semblent constituer désormais l’unique horizon philosophique.
Mais il ne faut pas s’y tromper : un tel accompagnement a perdu
tout caractère nécessaire. La philosophie ayant achevé sa fondation
de la subjectivité absolue de la conscience, elle ne peut plus devenir
que l’auxiliaire quelque peu dérisoire de ses propres productions,
devenues autonomes. On trouvera donc désormais toujours
formidable qu’un « philosophe » se joigne à un quelconque comité
d’éthique, politique ou scientifique, un conseil d’administration,
voire un ministère. On ne se plaindra jamais de son absence ou de sa
défection. Si polémique ou du moins difficile à entendre que puisse
paraître le diagnostic heideggérien, on ne peut qu’admettre qu’il se
vérifie chaque jour un peu plus. La généralisation effrénée de la
« philosophie » comme slogan-maître de l’époque ne fait que le
confirmer avec force : la philosophie, parce qu’elle est achevée, est
devenue l’auxiliaire contingent des productions du sujet moderne, et
ce de manière radicalement inédite. Elle s’utilise, se manipule et
s’échange à titre d’outil de soutien, certes prestigieux, mais
absolument secondaire, pour ne pas dire superflu. Que l’on puisse
désormais juger de son utilité, à fin de « formation » par exemple, ne
fait que renforcer cette auxiliarité accessoire.

1
Ibid., p.294.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 75

Une autre forme de cette justification peut se présenter au


contraire comme une réaction désespérée contre cette apparente
résignation de la philosophie, mais en appelant paradoxalement à un
retour à la fondation de cette subjectivité. Le cas de Husserl est pour
cette seconde forme tout à fait exemplaire. La conférence célèbre
qu’il tint à Vienne en 1935 peut bien se clore gravement par cette
prévention visant l’avenir même de la Philosophie comme figure
spirituelle de l’Europe :
« Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. »1

Mais ce cri n’est lancé qu’au nom d’un « héroïsme de la raison »2


censé mener, par le surmontement de l’objectivisme naturaliste, la
percée décisive vers le subjectif pur qu’est l’esprit absolu. Si sa
défiance ne peut qu’être saluée, le moins que l’on puisse dire est que
son appel est resté lettre morte, et qu’il ne pouvait en être
autrement. Précisément parce que la défiance ne vise pas assez loin, à
savoir jusqu’à la question même du subjectif. Nous y reviendrons au
chapitre suivant.
Tout cela est vrai. Tout cela se constate. Et pourtant, le
diagnostic ne laisse pas d’agacer ; il laisse subsister une gêne, une
résistance, un aiguillon, et ce, peut-être, pour une excellente raison.
C’est à savoir, que l’analyse de Heidegger ne peut s’entendre qu’à
partir du topos à la recherche duquel tout son effort est tourné, topos
dual dont nous avions vu qu’il décline cette frontière philosophie-
pensée pour le moins délicate à approcher. Aussi, s’il est absurde, et
sans doute malhonnête, de condamner le diagnostic comme absurde,
l’est-il au moins tout autant de le considérer comme allant de soi. La
pensée n’est pas l’« autre » de la philosophie ; elle n’est pas la « non-
philosophie ». Il n’y a pas séparation de la pensée et de la

1
E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, trad.fr. P. Granel, Paris, Gallimard, coll.
« TEL », 1976, p.382.
2
Ibid.
76 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

philosophie1. Les représentations ensemblistes et les rapports


d’exclusion qu’elles entraînent sont ici totalement malvenus.
Simplement, la pensée ne se calque pas sur la philosophie, mais se
meut sur son contour, sa circonscription, par quoi elle lui reste le
plus intimement reliée, et doit tâcher de dire ce que la philosophie
est, en tant que finie. D’une certaine façon, il est nécessaire ici
d’abandonner la représentation hégélienne de la philosophie comme
pensée de la pensée, au profit de l’abord inverse de la pensée comme
finitude éclairée de la philosophie.
Nous ne pouvons donc faire, pas plus ici qu’ailleurs, l’économie
d’une confrontation permanente à cette difficile question de la
relation-frontière entre « philosophie » et « pensée ». Ce qui a été dit
montre déjà nettement qu’il s’agit bien là de la question centrale
pour ce qu’il en est du destin de la pensée lui-même. Mais elle ne
saurait être l’occasion de la simple adoption d’une opinion, d’une
position doctrinale voire d’une posture intellectuelle. Cette relation-
frontière n’est pas le thème d’une doxographie. Il ne s’agit pas de
séparer « ceux qui pensent que… » de « ceux qui pensent le
contraire », ce qui reviendrait à s’installer dans la sécurité naïve
d’une « vision objective du monde » qui, comme le notait déjà
Husserl à propos de l’objectivisme moderne, ne fait à chaque forme
nouvelle qu’il adopte que rater le questionnement en croyant
l’aboutir2. Si la confrontation à cette question est une nécessité
absolue pour la pensée, sa « résolution » ne peut avoir de sens
comme adoption ou rejet simple d’une doctrine. Précisément parce
qu’elle correspond à l’installation déterminée de la pensée sur le
topos qu’ouvre la résonnance duale de la « philosophie ». Ainsi, s’il
faut bien tâcher de suivre Heidegger dans sa pensée de la « fin de la

1
Nous serons amenés plus loin à établir une autre séparation, dont il est essentiel de préciser
d’ores et déjà qu’elle est sans rapport : celle du système et de la pensée. C’est précisément un des
enjeux, et peut-être la plus grande difficulté concernant le diagnostic heideggérien : il ne s’agit
surtout pas d’y confondre système et philosophie. Bien qu’existe évidemment un jeu complexe
de relations entre ces trois : système, philosophie et pensée.
2
Cf. à ce propos, E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, op.cit., p.61-80 et,
derechef, la conférence de 1935 : « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », op.cit.,
p.347-383.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 77

philosophie », il convient également de faire confiance à l’aiguillon


que son diagnostic laisse persister. Car cet aiguillon, c’est le topos lui-
même.
L’affaire propre de la philosophie a été pointée et circonscrite
comme « subjectivité de la conscience », et donc conquête de
l’autonomie de la conscience comme « Je ». Nous expliciterons plus
précisément ce point dans le chapitre suivant. Tâchons d’en
considérer ici les conséquences. Dans la « philosophie », la
subjectivité est donc posée et assumée comme fondement de l’être,
par cela que l’étant lui-même n’est que par la conscience réalisée et
auto-fondée du sujet pensant l’étant. Dès lors, la philosophie se voit
fermer la possibilité de penser le fondement plus originaire de la
donation en retrait de l’être et du temps, dans lequel le sujet ne
saurait plus être considéré comme fondement de tout dire et de tout
penser. La pensée s’engage vers ce qui approprie la pensée elle-même,
et peut fonder ensuite quelque chose de tel que la subjectivité de la
conscience. Subjectivité qui, si elle est pensée depuis cette origine, ne
peut plus apparaître comme « subjectivité » précisément, mais, ainsi
qu’y insiste en permanence Heidegger, comme Da-sein, « être-le-Là »
mis en demeure de penser en direction de son propre envoi, à savoir
en direction de l’Ereignis, comme « co-propriation appropriante-
dépropriée ». Autrement dit : la philosophie ne peut penser la co-
appartenance et le retrait en tant précisément qu’elle poursuit
l’autonomie et la présence sans retrait – ce que nomme la conscience
subjective. Ne pouvant penser la co-appartenance, la philosophie
oublie proprement le retrait comme tel, et poursuit la présence, non
pas à partir de la clairière du retrait, mais à partir du présent lui-
même : elle se fait alors justification du présent, sous la forme de la
quête de la présence du présent – de l’être de l’étant. Oubliant
l’oubli – le retrait, la Λήθη, où repose tout apparaître, la philosophie
tâche de justifier l’apparaître à partir de lui-même ; elle tâche de
fonder l’étant, sous le thème de l’être de l’étant :
« Elle pense l’étant, comme étant, sur le mode de la représentation dont la
tâche est : fonder. Car l’être de l’étant, depuis le début de la philosophie et
dans ce début même, s’est manifesté comme Grund (ἀρχή, αἴτιον,
78 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

principe). »1

Et ce fondement advient ultimement pour la philosophie comme


conscience subjective autonome, trouvant son propre fondement en
elle-même, et fondant tout étant. L’étant dans sa totalité devient
ainsi objet pour la conscience. Comme entreprise fondatrice, la
philosophie s’achève donc dans l’avènement de la conscience
subjective, dont nous avons décrit au chapitre premier les étapes
prégnantes que sont Hegel, Husserl et Nietzsche. Mais à quoi se
mesure un tel avènement ?
La fondation de l’étant une fois achevée, c’est dans le domaine de
l’étant lui-même que se concentre et s’autonomise l’activité
investigatrice. L’autonomie de la conscience subjective est désormais
le support pour toute investigation future du domaine de l’étant. Et
cette investigation, s’affranchissant du « problème » – qui n’en est
donc plus un – du fondement, fonde à son tour et décrit les
différents domaines de l’étant : on passe ainsi de la considération de
l’étant en sa totalité – la philosophie, comme interrogation du
domaine de l’étant comme tel – à l’investigation des divers domaines
de l’étant – les sciences, comme description, classification et mesure
du divers s’offrant à la conscience subjective. C’est pourquoi à
l’achèvement de la philosophie correspond le déploiement des
sciences autonomes, affranchies de la question philosophique du
fondement, qui constitue l’effectuation de l’investigation du divers
des domaines de l’étant, et des relations entre ces domaines :
« La ramification de la philosophie en autant de sciences autonomes, et
pourtant toujours de plus en plus résolument intercommunicantes, est
l’achèvement légitime de la philosophie. La philosophie prend fin à l’époque
présente. »2

Quel est le trait flagrant de cette époque ? Il se laisse voir dans


cette ramification de la science – expression qui ne peut avoir cours
que dans l’effort d’élaboration du fondement, dans l’effort

1
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.282.
2
Ibid., p.285.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 79

d’achèvement de la philosophie, c’est à dire jusqu’au XIXe siècle – en


ce multiple divers que constituent les sciences1. La liste paraît sans
fin : anthropologie, sociologie, psychologie, physique des particules,
physique des matériaux, biologie des organismes, écologie théorique,
économétrie, histoire des sciences, histoire des civilisations, sciences
du langage, systémique, génétique, biotechnologies… Qu’a à faire
désormais ce divers de la pensée philosophique qui, achevée, « ne
peut plus aboutir qu’à un jeu varié de renaissances épigonales »2 ?
Dans l’achèvement de la philosophie, c’est l’autonomie des sciences,
à partir de celle de la conscience subjective maintenant posée comme
fondement absolu de tout appréhension de l’étant, qui est proclamée
et effectuée :
« Le développement des sciences est du même coup leur affranchissement de
la philosophie et l’établissement de leur auto-suffisance. »3

Nous pouvons alors en revenir à notre départ. Qu’en est-il de la


fin de la philosophie ? L’épuisement de ses possibilités les plus
extrêmes dans la présentification et le déploiement de la subjectivité
de la conscience. Celle-ci est le pré-requis au déferlement des sciences
particulières, devant lequel la philosophie s’efface, comme devant
son œuvre achevée. Loin d’être une mort, une disparition, cette fin
est un avènement ; l’épuisement, un déploiement, laissant par devers
lui, comme simple reste, la pensée du retrait en donation.

§ 8. La question de la pensée : science et philosophie

Questionner en direction de la pensée, de la tâche de la pensée,


c’est donc désormais, nous dit Heidegger, questionner en vue de la
« fin de la philosophie ». Celle-ci n’est pas un simple diagnostic
1
Il conviendra de méditer en contrepoint l’analyse, en partie convergente mais sur un tout
autre chemin, d’Ernest Hello : « L’esprit du dix-huitième siècle fut un souffle empoisonné qui
semblait avoir la propriété de s’infiltrer à travers les pores dans le sang et de faire tomber en
pourriture la substance qu’il pénétrait. Ce souffle toucha la Science : elle disparut pour faire
place aux sciences. » (L’homme. La vie, la science, l’art, Versailles, Éditions de Paris, 2003,
p.186).
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.284.
3
Ibid.
80 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

portant sur l’état de la philosophie comme activité culturelle


historiquement déterminable. L’époque où se dévoile la tâche de la
pensée est très exactement celle où la place même de la philosophie
comme telle vient en question, c'est-à-dire devient problématique. Et
cette mise en question de la place, de la position, du statut de la
philosophie, ne peut provenir elle-même que de la totale domination
du questionnement scientifique – domination des méthodes et
modes de questionnement de la science, mais aussi de ses résultats,
c’est à dire de ses concepts, partout où le langage vise au
questionnement. Plus précisément, ce ne sont pas les sciences elles-
mêmes qui dominent l’époque, mais ce que l’on pourrait nommer
en première analyse la référence scientifique, par laquelle le
questionnement scientifique se pose, explicitement ou pas, comme
étalon pour toute considération de l’étant. Dès lors, une telle
domination de la référence scientifique rend opaque la singularité du
questionnement philosophique comme tel, dont Heidegger montre
qu’effectivement il ne peut plus être singulier, en tant qu’il est, par
essence, fondateur de la subjectivité de la conscience, et donc rendu
caduque dans l’époque de l’avènement de cette subjectivité. Ayant
fondé le développement des sciences, voilà la philosophie elle-même,
comme toute production de discours, irrémédiablement captée,
soumise et comme absorbée par cette référence scientifique.
Une précision doit ici être apportée. Cette domination de la
référence scientifique pourrait faire penser à ce qui a pu par ailleurs
être déterminé, dans l’époque contemporaine, comme domination
du « discours de la science », expression largement rebattue, mais
dont on ne mesure plus toujours la portée réelle. À vrai dire, cette
expression ne fait plus figure que de slogan – nouvelle émanation du
« régime » dont nous avions abordé l’incisive prégnance
précédemment –, de pseudo-évidence à l’origine imprécise, dont
l’office consiste généralement à clôturer tout questionnement au
nom d’une prétendue « urgence de l’action ». En effet, si la
domination du discours scientifique donne le fin mot de notre
époque, alors il n’y a, proprement, plus rien à en dire. Il n’y a plus
éventuellement qu’à « choisir son camp », c'est-à-dire participer de
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 81

cette domination, ou agir contre elle en travaillant autour des effets


de discours permettant de l’infléchir, et autour des divers noms qu’il
convient de lui donner : « discours de la science », « discours du
capitalisme », voire « discours du capitaliste », ersatz dégénéré du
« discours du maître » dont Lacan avait fait en son temps l’un des
pôles de sa théorie des quatre discours1. Ces noms se veulent alors
supports militants, comme autant de tentatives en vue de
circonscrire le champ de l’action. Or un tel slogan n’est possible
qu’à partir de l’élaboration d’une théorie du discours, et de là d’une
théorie des discours structurant l’époque. Dans ce cadre, toute
référence est, avant tout, inscription au sein d’un discours2, auquel
doit s’attacher un agent. Mais il y aurait là, semble-t-il, une radicale
réduction de la portée qu’il convient de donner à cette référence
scientifique se posant pourtant comme absolue. Car celle-ci, en tant
qu’elle configure tout discours, signifie bien une détermination
générale de l’être au monde caractérisant l’époque, c'est-à-dire qu’elle
donne le mode d’être de tout « se rapporter au monde » et de tout
« se rapporter à l’étant ». Aussi bien la science même se voit-elle
soumise au régime qu’impose cette référence. Ce n’est donc qu’à
partir d’elle qu’un rapport au monde et à l’étant peut se déterminer
comme inscription dans un discours. Le mode de cette inscription
n’est que la conséquence, ou disons le symptôme, de la domination
de la référence scientifique en tant qu’elle est désormais absolue.
Celle-ci confine tout rapport sur le sol assuré de la constitution
subjective, sol à partir duquel seul peuvent se configurer des
« discours ». En ce sens, toute « théorie des discours » doit s’entendre
comme théorie des productions de la subjectivité auto-fondée. Que
tout rapport à l’étant prenne son essor de cette constitution aboutit
tout naturellement à ce que ce rapport ne puisse s’inscrire qu’au sein
d’un discours. Par suite, toute typologie des discours prend place au

1
J. Lacan, Le séminaire, liv. XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.
2
Cf. J. Lacan, Le séminaire, liv. XX : Encore, Paris, Seuil, 1975, p.32 : « Le mot référence en
l’occasion ne peut se situer que de ce que constitue comme lien le discours. Le signifiant comme
tel ne se réfère à rien si ce n’est à un discours, c’est à dire à un mode de fonctionnement, à une
utilisation du langage comme lien. »
82 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

sein même de la domination de la référence scientifique, référence


qui dès lors, ne peut que rester impensée par cette typologie.
« Domination de la référence scientifique » ne signifie donc en aucun
cas « domination du discours scientifique », ou « domination du
discours de la science ».
Du fait de l’opacité de la singularité philosophique que cette
référence dominante induit, l’époque de la fin de la philosophie est
en même temps celle de la répétition circulaire du diagnostic de la
fin, répétition qui est l’effectuation même de l’affirmation toujours
plus dominante de la référence scientifique. La « fin de la
philosophie » devient ainsi à son tour slogan, opinion ressassée,
neutralisant toute tentative de questionnement, et ne disant et
redisant rien d’autre que l’auto-institution de la domination totale de
cette référence univoque : elle devient « évidence » vide bloquant
toute pensée. Ainsi, Juranville a pu établir ce constat, d’une certaine
manière accablant pour notre temps : « La pensée contemporaine se
rassemble tout entière autour de cette évidence que Heidegger a
dégagé et exprimé de manière particulièrement claire : la “fin de la
métaphysique”, voire la “fin de la philosophie” »1. Par ce constat, il
entend dépasser le plan sclérosé qu’ordonne une telle évidence vide,
en appelant, contre Heidegger, à « aller jusqu’au bout de
l’affirmation de la philosophie comme savoir effectif »2. Toutefois,
l’affirmation heideggérienne de la fin de la philosophie n’est pas
négation de la philosophie comme savoir effectif, mais orientation
de la tâche de la pensée comme questionnement de la finitude de la
philosophie – et donc questionnement de l’époque elle-même – à
partir de quoi peut se dégager l’horizon de l’être en tant qu’être, et
de là la perspective de la donation en retrait de l’Ereignis. Dans
quelle mesure « savoir effectif » et « questionnement du retrait »
s’opposent-ils ? En quoi la pensée du retrait ne serait pas déjà savoir ?
Quels sont ces différents « savoirs » qui semblent ici s’affronter ?

1
A. Juranville, La philosophie comme savoir de l’existence 1. L’altérité, Paris, PUF, 2000,
p.1.
2
A. Juranville, La philosophie comme savoir de l’existence 2. Le jeu, Paris, PUF, 2000, p.358.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 83

Nous tâcherons de revenir sur cette question délicate. Ce qui


importe ici, pour le moment, est de bien distinguer l’évidence vide
du diagnostic d’une part, et le questionnement à l’œuvre dans
l’assertion-question de Heidegger d’autre part. Dépasser le diagnostic
historique est sans doute la condition même de toute pensée. Mais
un tel « dépasser » est, dans la perspective heideggérienne, avant tout
un « déposer », un « délaisser », en vue d’un tournant de la pensée. Il
s’agit, pour la pensée, de déposer sa propre tendance à la répétition
circulaire du jugement historique vide afin, en deçà – et non plus au-
delà – de cette affirmation historisante, de pénétrer le
questionnement « historial » de l’époque. Et cela, précisément, en
tant que cette dernière n’est ni une contingence ni une nécessité
historique, mais un destin pour la pensée elle-même – destin
destinant la pensée à son propre virage. Car si la répétition circulaire
du diagnostic peut à bon droit se voir comme l’expression même de
la soumission de tout jugement à la domination de la référence
scientifique et du ressentiment qu’elle engendre, la revendication
d’un « dépassement de la fin » n’est-il pas, à son tour, la
revendication même de cette domination ? En tant qu’il est appel à
l’effectivité d’un savoir contre l’aphasie philosophique déclarée par
l’évidence du diagnostic, cet appel semble renoncer – peut-être à
raison, mais laquelle ? – à questionner cette aphasie, à rester « fixé »
sur cette fixation, pour en dévoiler ce qu’elle occulte, à savoir la
tâche, laissée en retrait, de la pensée face à la domination de la
référence scientifique. En appelant à l’effectivité d’un savoir, un tel
appel semble se tourner résolument vers l’interrogation du divers de
l’étant – l’effectif que doit produire le savoir. Mais alors, une telle
affirmation absolue de la philosophie comme savoir effectif contre
l’évidence (ou la pseudo-évidence) de la fin, bien que fondée sur un
savoir qui n’est pas le sien, le savoir de l’inconscient, ne rejoint-elle
pas l’appel « à l’affaire propre » de la philosophie, dont Heidegger a
montré qu’il est précisément la marque de l’époque ? Nous ne
pouvons pour l’instant que laisser en suspens cette interrogation, ici
à peine, et maladroitement, effleurée.
84 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

S’engager vers le questionnement de la pensée requiert donc de se


tourner vers le questionnement de l’époque de la fin de la
philosophie. Un tel engagement impose de prendre acte du
vacillement de la place de la philosophie en regard de la domination
de ce que nous nommons temporairement, et bien improprement, la
référence scientifique, et de pénétrer plus avant le contenu propre de
cette domination afin d’y déceler ce qu’elle occulte : le reste revenant
en propre à la pensée, que Heidegger pointe comme donation en
retrait de la copropriation. Il convient donc d’aborder de front le
tout celant de cette référence, d’en dégager la portée et la généalogie,
ainsi que les relations qu’elle entretient avec le questionnement
proprement philosophique. Nous voudrions ici entamer cette
interrogation, entame qui doit suivre, globalement, trois temps.
Le premier temps1 tâche d’élaborer l’interrogation elle-même, se
portant sur le rapport liant science et philosophie, afin de dégager
une première ébauche de ce qui constitue les places respectives de ces
modes du questionnement. Il s’agit alors de faire apparaître la
Différence comme l’élément propre du questionnement, c’est à dire
comme le même à l’œuvre dans toute pensée. C’est à partir de la
Différence que se singularisent science et philosophie, comme,
respectivement, élaboration de l’unité du distinct comme système,
d’une part, et pensée de l’identité de la Différence comme Possible,
d’autre part.
Il s’agit ensuite2 d’éclairer et de préciser les liens faisant passage, et
les démarcations existant entre « calcul », mathématique et sciences.
Un tel éclairage doit nous permettre d’approcher l’essence de ce que
nous visons par l’expression « référence scientifique », et d’en
expliciter ce qui constitue la « domination », dans l’émergence, la
constitution et la généralisation de la théorie des systèmes, comme
unification ultime soutenant le déferlement des multiples champs
scientifiques. Cette référence s’avère ainsi référence systémique
configurant le tout de l’étant et déterminant le mode de
1
Chapitres III et IV.
2
Chapitres V et VI.
L’AFFAIRE DE LA PENSÉE 85

considération de l’étant. Se circonscrit alors ce qui constitue le nœud


de cette domination, à savoir le Système comme tel1. C’est ainsi à
partir du Système que peut s’entendre le destin technique de la
science, comme domination systémique.
Il s’agit dès lors, dans un troisième temps, de déterminer la place,
le lieu propre de la relation-frontière « philosophie-pensée », comme
précisément écart au lieu investi de la référence systémique2. Penser
ce lieu comme écart – par différence au « saut » heideggérien – mène
en vue du cœur même du topos dual, d’où se dévoile l’époque
comme séparation. Cet écart se fonde non pas sur la disjonction de la
philosophie et de la pensée, mais bien sur la séparation de la pensée et
du système. C’est dans ce temps de séparation que la philosophie elle-
même, comme finie, peut être circonscrite ; elle s’avère alors être en
son essence coappartenance paradoxale du simulacre systémique et de
la pensée face au système. À partir de là peut être réactivée à nouveaux
frais la question de la détermination d’un tel écart comme savoir3,
c'est-à-dire la question de la production de la pensée en tant
qu’habitation du topos dual. Cette habitation donne sa dimension à la
pensée : elle en donne le chiffre, dont nous verrons qu’il est lui-même
dual, comme déploiement trinitaire – la pensée comme histoire, ou
grâce de ce qui se dispense – et fonds quadripartite – la pensée comme
monde, ou ordre de ce qui se dispense. Le « savoir » de la pensée peut
alors s’entendre comme tenue et retenue dans cet entre-deux, entre
déploiement historial et structure mondiale : « entre-trois et
quatre ». La visée du topos mène alors vers sa teneur propre, qu’est
l’accord du trinitaire et du quadriparti4.

1
Chapitre VII.
2
Chapitres VIII et IX.
3
Chapitre X.
4
Chapitre XI.
86 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE III

DE LA DIFFÉRENCE

§ 9. L’interrogation visant Science et Philosophie :


subjectivisme et objectivisme

Examiner le lien existant entre science et philosophie demande


d’abord de circonscrire ce lien, d’établir son domaine propre. Une
façon d’entamer une telle circonscription peut être de dire ce qu’il
n’est pas. Or, il convient d’écarter immédiatement une première
fable, qui serait celle des « subjectivités au travail ». La relation liant
science et philosophie n’est pas celle pouvant se nouer,
institutionnellement, informellement ou thématiquement, entre
philosophes et scientifiques. La relation liant science et philosophie
n’est pas celle de subjectivités travaillant dans des domaines séparés,
des problématiques différentes ou des institutions complémentaires.
Elle n’est donc pas la relation pouvant se nouer à la frontière de
champs de questionnement a priori distincts mais connexes, dont il
conviendrait d’examiner les échanges. Peu importe, dans ce cadre, de
savoir ce que les uns pensent des autres, ce que chacun considère du
travail de recherche poursuivi dans « l’autre champ ». Non pas que
cela n’ait aucun intérêt. Mais il paraît capital – et certainement pas
superflu, quoiqu’il en paraisse – de bien indiquer que ça n’a
strictement rien à voir avec l’interrogation en question, et de tâcher
88 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

d’expliciter pourquoi. À y prendre garde, on s’apercevrait bien vite


que cette « fable » n’a rien d’une affabulation : substituer à un
questionnement « thématique »1 l’examen de son support subjectif
« en acte », « au travail », est précisément devenu une habitude, celle
des supposées « sciences humaines ». Il est tentant de parler ici de
mauvaise habitude. Contentons-nous d’y voir une tendance qu’il
convient d’éviter, pour la raison simple qu’elle détourne de ce dont il
s’agit. Certainement pas inepte ou absurde en soi, cette tendance
parle d’autre chose. Que cette autre chose soit reliée d’une façon ou
d’une autre à la question est une évidence, mais relation ne signifie
pas équivalence.
Si l’on s’intéresse à la relation entre scientifiques et philosophes,
alors le moins que l’on puisse demander est de modifier l’énoncé de
la question : « quel rapport entretiennent scientifiques et
philosophes ? », et non plus « quel rapport entre science et
philosophie ? ». Ramener la seconde à la première énonciation
revient à déclarer que science et philosophie n’ont pas d’existence
propre, que ces catégories ne sont qu’une vue de l’esprit, oblitérant
la seule réalité qui soit, au sens plein, à savoir l’existence de
subjectivités travaillant, questionnant, œuvrant dans des domaines
ou des champs de questionnement différents. On se place alors dans
un cercle qu’on peut bien dire vicieux puisque, déniant toute
essentialité à des catégories telles que « science » et « philosophie »,
on se voit renvoyé à l’existence de champs de questionnement dont
on ne saurait fonder la différence sans précisément faire appel à des
dénominations telles que « champ scientifique » et « champ
philosophique », le cercle consistant en une simple transformation
artificielle du substantif en adjectif. On ne peut dès lors échapper à la
question du style de chaque type d’interrogation, quand bien même
on chercherait coûte que coûte à circonscrire le questionnement aux
subjectivités en présence, dans une perspective « sociologique » par
exemple, et en se targuant d’un supposé « réalisme » autoproclamé et
sans fondement. Mais ce style, se rattachant à chaque type subjectif,
1
Est thématique, dit Husserl, « ce vers quoi l’on est orienté. » (E. Husserl, « La crise de
l’humanité européenne et la philosophie », op.cit., p.361).
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 89

n’est alors lui-même rien de proprement subjectif en tant


précisément qu’il est toujours le style d’un « type ».
Poser, a priori, l’existence de types tels que « scientifique » ou
« philosophe », donc des types de style, revient à considérer
objectivement les subjectivités liées à ces types, subjectivités
caractérisées par leur travail de questionnement dans les champs
scientifique et philosophique. Cette typologie revient ainsi à fonder
l’être-sujet des subjectivités, considérées du point de vue exclusif de
leur « objectivité » typologique. Autrement dit, le « subjectivisme »
supposé s’avère, par la typologie qui le soutient, intégralement
dominé par l’objectivisme naïf qui obsédait tant Husserl. Cette
apparition de l’objectivité propre au sujet, Heidegger la caractérise
comme « l’apparition de la subjectité objective du subjectum (l’être
de l’étant), lequel est pensé en tant que forme humaine »1. L’être-
sujet prend figure objective, celui de « forme humaine », résurgence
et transformation modernes de l’idea platonicienne. En l’occurrence,
la forme humaine en question ici, et à laquelle fait référence
Heidegger dans le texte cité, est celle du « Travailleur », dont
l’émergence est dépeinte par Jünger, en une langue mélangeant
subtilement ultra-réalisme et prophétie quasi apocalyptique – sorte
d’« hyper-métaphysique » donc – comme forme (ou « figure » ; le
terme allemand est Gestalt) dominante de l’humanité de l’homme du
XXè siècle. Cette figure vient relever l’« individu bourgeois » du
siècle précédent, en vue de la « mobilisation totale » du monde
technique, mais par le biais précisément de l’imposition de la figure
comme telle, dépassement ontologique des catégories d’individu et
de communauté. Aussi cette imposition est-elle précisément portée
par la domination du « type » :
« La mobilisation de la matière par la Figure du Travailleur telle qu’elle
apparaît comme technique reste donc aussi peu visible à son stade ultime et
suprême que, parallèlement à elle, la mobilisation de l’homme par cette
même Figure. Ce stade ultime consiste dans la réalisation du caractère total
du travail qui apparaît dans un cas comme totalité de l’espace technique,
dans l’autre comme totalité du type. Ces deux phases ne peuvent intervenir

1
M. Heidegger, « Contribution à la question de l’être », Questions I et II, op.cit., p.213.
90 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

qu’en étroite liaison l’une avec l’autre – on le remarque au fait que, d’une
part, le type a besoin des moyens propres à le rendre efficace et que, d’autre
part, ces moyens recèlent une langue qui ne peut être parlée que par le
type. »1

Sans entrer dans le détail de l’analyse de Jünger, notons ici ce qui


en surnage, à savoir la domination du type comme mode
« subjectif » de l’imposition du Travailleur, dont le pôle « objectif »
est constitué par l’espace technique. C’est bien ce que relève
Heidegger, parlant de « subjectité objective » pour qualifier le
« type » comme nouveau support du subjectum. L’homme est
désormais univoquement sous la domination de la figure du
Travailleur, comme « sujet travaillant ». Pour en revenir à notre
problème, cela signifie que les types « philosophe » et « scientifique »
devraient ainsi être considérés comme des formes locales déclinant la
forme globale du travailleur. On décline alors la forme générale du
travail, en un cas qu’est le travail théorique de recherche au sein de
champs thématiques d’investigation, travail organisé et champs
identifiés par l’existence d’institutions clairement différenciées.
L’ensemble n’en reste pas moins structuré par la prédominance des
types, et en fonction d’eux. C’est ce que pointe Jünger comme
« étroite liaison » entre type et espace technique.
Le cercle vicieux du « subjectivisme » se fonde sur cette
représentation strictement formelle, dont découle la typologie
comme déclinant la forme : science et philosophie devraient en ce
sens être appréhendées à partir seulement du travail subjectif qui les
soutient, à partir, donc, des sujets travaillant, considérés
typologiquement, à l’œuvre dans chacun de ces domaines. C’est là le
fondement de ce qu’il faut bien appeler la main mise contemporaine
des « sciences humaines » sur le mode même d’appréhension de tout
phénomène touchant de près ou de loin l’humain, immédiatement
considéré sous la lumière exclusive de concepts tels que
« phénomène social », « économie », ou autres appariés. Quoique de
tels concepts tâchent de construire comme une phénoménologie du
collectif, ils trouvent bien leur source commune dans cette figure
1
E. Jünger, Le travailleur, trad.fr. J. Hervier, Christian Bourgeois éditeur, 1989, p.140.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 91

fondamentalement subjective du Travailleur. Il s’agit là d’une sorte


de subjectivisme réflexe, qui trouve dans la typologie des sujets au
travail la source de déploiement de ses interrogations, qu’elles soient
anthropologiques, sociologiques ou économiques.
Mais, où l’on voit apparaître le vice du cercle, l’appréhension
« subjectiviste » de la question implique de poser une objectivité – la
typologie – fondée elle-même sur la subjectité censée constituer le
fond – l’essence – de tout questionnement de ce qui est. Cherchant à
court-circuiter l’interrogation de l’essence, l’appréhension
subjectiviste nous renvoie vers une essence non fondée, l’être-sujet
du sujet travaillant, c'est-à-dire la « forme humaine » du Travailleur.
Non fondée, elle l’est parce que reste en suspens le quod du travail
soutenant la figure subjective-objectivée du Travailleur. Pour notre
problème, cela signifie que reste ignorée la consistance propre du
travail scientifique et du travail philosophique. Le lien pouvant
exister entre les deux tient-il uniquement dans ce simple mot
commun, « travail » ? Est-ce univoquement sur ce mot visiblement
devenu fondateur que doit s’orienter toute tentative de
questionnement lié de près ou de loin à l’humain ? Une autre
question, la plus importante, se fait jour immédiatement, qui est
également laissée de côté : existe-t-il vraiment équivalence entre
« travail scientifique » et « science » ? Entre « travail philosophique »
et « philosophie » ?
Doit-on inversement, et afin d’éviter le cercle vicieux de
l’appréhension dite subjectiviste, considérer ces deux, « science » et
« philosophie », non pas du point de vue de leurs agents – les
subjectivités au travail – mais de celui de leur résultat, c’est à dire,
plus précisément, du point de leur production ? C’est là la seconde
fable qu’il convient d’écarter. Ceci reviendrait effectivement à
inverser la perspective, en considérant « science » et « philosophie »
directement comme champs thématiques distincts, indépendamment
des acteurs à l’œuvre dans ces champs. Il s’agit alors de recenser et
d’étudier les thèmes de chaque champ, les méthodes de
questionnement, les résultats auxquels chaque type d’investigation
parvient. Par là, la démarche consiste à objectiver le
questionnement, directement et sans détour, en le ramenant à
92 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’élucidation du lien existant entre deux systèmes d’investigation,


deux types de formations de l’esprit, considérés au même titre que
n’importe quel système « naturel ». La production de chacun d’eux
fonderait sa « naturalité », son inscription dans l’ordre « objectif »,
c'est-à-dire « réal ». Ce serait là appliquer la forme directe de
l’objectivisme naïf dénoncé par Husserl, dont le principe
généalogique n’est, selon lui du moins, rien d’autre que l’enivrement
devant « les succès extraordinaires de la connaissance de la nature
[qui] doivent alors devenir aussi le lot de la connaissance de
l’esprit »1. Dès lors il convient d’appliquer les méthodes propres à
cette connaissance de la nature à toute investigation quelle qu’elle
soit, y compris lorsqu’elle porte sur les formations de l’esprit. Cette
application suppose donc d’emblée que « nature » et « esprit »
forment deux branches d’une même et unique réalité, en
l’occurrence celle de la « corporéité ». Autrement dit, l’ontologie
cartésienne séparant res cogitans et res extensa se voit ainsi
transformée en ce que Husserl nomme le « dualisme psycho-
physique », sur lequel l’étendue, la corporéité spatio-temporelle,
possède une mainmise totale. Une telle application présuppose donc
un déplacement ontologique majeur, par lequel la singularité absolue
de l’esprit se voit absorbée, et donc niée, au cœur du corporel pur,
censé illusoirement fonder cet « objectivisme ». Husserl décrit ainsi
ce processus :
« La méthode de la science doit ouvrir aussi les secrets de l’esprit. L’esprit
est real, objectif dans le monde, fondé en tant que tel dans la corporéité. La
conception du monde prend donc aussitôt, et d’une façon omni-dominante,
la forme d’un dualisme, et d’un dualisme psycho-physique. La même
causalité, mais divisée en deux branches, enserre le monde unique, le sens de
l’explication rationnelle est partout le même, mais de telle façon cependant
que toute explication de l’esprit, si elle doit être unique et par là
universellement philosophique, ramène au physique. »2

Appuyant un peu plus loin les conséquences de cet état de fait


objectiviste, il déclare :

1
E. Husserl, ibid., p.376.
2
Ibid.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 93

« L’être de l’esprit est fragmentaire. Si l’on demande quelle est la source de


cet état de chose, il faut de toute nécessité répondre : cet objectivisme ou
cette conception psycho-physique du monde est, malgré son évidence
apparente, une unilatéralité naïve qui est restée incomprise en tant que telle.
La réalité de l’esprit en tant qu’annexe prétendument réale des corps, son
être prétendument spatio-temporel à l’intérieur de la nature, est un
contresens. »1

On ne peut qu’abonder dans le sens de cette réévaluation des


prétentions absurdes de tout objectivisme. Toutefois, il convient d’y
remarquer que le fond de son analyse réside sur la détermination
corporelle, au sens de l’étendue spatio-temporelle, de l’unité du
dualisme psycho-physique. C’est bien par là que Husserl peut
qualifier cette imposture objectiviste comme naturalisme forcené.
Or, si l’on en revient à notre question, la tendance objectiviste ne
consisterait pas tant à naturaliser, ou « corporéiser », science et
philosophie, qu’à n’en considérer que les productions – thèmes,
méthodes et résultats – organisées en systèmes, pour pouvoir les
comparer. L’absorption dans l’élément ontologique unique de
l’extension consiste ici avant tout en une incorporation forcée dans
la forme du système. Le « corps », l’extension spatio-temporelle, est
d’abord système, chaque système étant composés d’éléments – que
l’on peut bien qualifier d’objets, en tant que ce sont les éléments
posés par et face à l’interrogation : thèmes, méthodes et résultats –
reliés entre eux et en perpétuel remaniement, bref en « interaction ».
L’étude de chaque système, conformément, comme nous allons le
voir, à l’étude de tout système, doit alors être celle de ces éléments et
de l’ensemble de leurs interactions. Aussi, le déplacement
ontologique doit être plus précisément qualifié : ce dont il s’agit, en
tant qu’« omni-dominance » de la res extensa, peut à bon droit se
nommer domination de la «res systema ».
Examinons, jusqu’à l’absurde, ce à quoi pourrait a priori,
ressembler une telle étude « objectiviste ». Le « système » étudié est
le domaine ou champ d’investigation, constitué de divers ensembles :
l’ensemble des thématiques et hypothèses associées à chaque

1
Ibid., p.376-377.
94 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

thématique ; l’ensemble des méthodes développées en vue


d’interroger et de mettre en œuvre ces thématiques ; enfin,
l’ensemble des résultats auxquels ces méthodes conduisent. Telles
sont les classes d’objets de chaque système. L’ensemble des
interactions est constitué par les relations existant entre thématique
et méthode, entre méthode et résultats, entre thématique et résultats.
L’étude de ces interactions doit ainsi permettre d’appréhender le
mode d’évaluation et les mécanismes de régulation de la production
de chaque système. Dans ce cadre, étudier le lien entre science et
philosophie revient à comparer objectivement les thématiques, les
méthodes et les résultats de chaque domaine, ainsi, et surtout, que le
mode d’évaluation propre à chacun d’eux, lisible dans l’ensemble des
procédures de régulation de la production. Comparer, mais
également repérer les similitudes, les divergences, les
incompatibilités. Une telle étude doit bien entendu également
recenser l’évolution historique de chaque domaine, les différences
géographiques pouvant affecter cette évolution, et finalement
l’ensemble des variations historico-géographiques liées à ces
systèmes. En bref, une telle approche se doit d’intégrer ce qu’il faut
bien appeler, conformément au vocabulaire des sciences naturelles,
la « dynamique spatio-temporelle » de chaque système étudié, de la
même manière que l’on considère, dans les domaines scientifiques
intéressés, la dynamique de tel ou tel système écologique,
économique, ou anthropologique.
Ainsi, questionner le lien entre science et philosophie ne pourrait
se faire directement, mais par le biais de maintes études locales,
pouvant porter par exemple sur les relations entre la méthode
critique de Kant et la mécanique newtonienne, ou, en poussant plus
loin, entre phénoménologie et biologie dans la France de l’après-
guerre, études s’insérant dans le cadre très général de « l’histoire des
idées ». De telles études seraient loin de ne présenter aucun intérêt.
On y apprendrait – et on y apprend ; elles existent de fait –
beaucoup quant aux deux systèmes « science » et « philosophie ».
Mais il convient, avec Husserl pour le coup, de prendre acte qu’on
n’y ferait aucun pas en direction de notre question de la relation de
ces deux « formations de l’esprit », pour reprendre l’expression
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 95

husserlienne. Le système « science » et la formation de l’esprit


« science » ne sont pas les mêmes choses, quand bien même on leur
donnerait capricieusement le même nom. Le cas de la philosophie
est encore pire, car la question de l’existence même d’un système
« philosophie » pose au minimum question. Il est clair que le terme
même « système » ne saurait avoir le même sens dans les deux
expressions « système de la science » et « système de la philosophie ».

§ 10. Travailleur et Système

Une telle approche objectiviste semble s’opposer radicalement au


subjectivisme typologique de la première fable. On s’attache ici
clairement au « quoi » du travail – l’ensemble des thématiques,
méthodes, résultats et modes d’évaluation propres à chaque système
– en laissant délibérément de côté le « qui » du travailleur – les types
de subjectivités que sont le « scientifique » et le « philosophe ».
Objectivant ainsi « science » et « philosophie », à quoi aboutissons-
nous ? Objectiver signifie ici faire apparaître les objets de la
production des activités culturelles « science » et « philosophie ». On
décrit ainsi, sans le fonder, l’être-objet de ces activités : « science » et
« philosophie » sont posées dans leur objectivité à partir d’une
objectité supposée, mais non questionnée. Or en quoi consiste cette
objectité ? Chaque activité est étudiée génériquement en tant que
système, c’est à dire comme structure de planification et
d’organisation d’une production. L’objectivisme en question ici ne
fait aucune différence a priori entre un système de production
biologique, écologique, économique ou culturel, puisqu’il se fonde
précisément sur une supposée généricité systémique, c’est à dire
l’existence a priori d’une structure organisée. Il s’agit alors d’étudier
cette organisation, d’en comprendre les mécanismes de régulation,
liés aux interactions entre entités du système, mécanismes qui
renvoient dans le cas présent aux modes d’évaluation des activités
théoriques « science » et « philosophie ». On voit qu’en poussant
cette logique objectiviste jusqu’au bout, on ne fait rien d’autre qu’en
élaborer la forme moderne, cybernétique puis systémique, dont
96 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Ludwig von Bertalanffy a décrit, en 1968, les soubassements


théoriques dans sa Théorie générale des systèmes1.
L’objectité de toute activité organisée est celle du système de
production. Or cette objectité reste ininterrogée, bien que placée au
fondement du questionnement objectiviste. Sur cette question,
Heidegger tranche de manière radicale. Analysant les conditions a
priori de toute appréhension objectiviste des phénomènes, il montre
qu’une telle appréhension n’est possible qu’à partir de l’avènement
préalable de ce qu’il appelle « objectivité objective du subjectum »,
avènement laissé sans fondement. De quoi s’agit-il ? Il nous faut,
pour suivre le fil de cette analyse, repartir de ce qui forme le départ
du questionnement objectiviste, à savoir la constitution de l’être-
objet de tout étant, à laquelle est accrochée viscéralement la
possibilité même de la considération d’un « système » :
« Comment l’objectité en arrive-t-elle à constituer l’essence de l’étant
comme tel ? On pense “l’être” comme objectité et à partir de là on se donne
beaucoup de mal au sujet de l’“étant en soi”. La seule chose que l’on oublie,
c’est alors de demander – et de dire – ce qu’on entend ici par “étant” et par
“en soi” »2.

Autrement dit, le système est décrit mais non fondé. C’est à dire,
plus précisément, le système est posé comme le fond de toute
organisation ; à partir de là, l’organisation « est » le fond de toute
structure, et la structure « est » le fond de toute activité,
objectivement pensée. Mais le système est laissé sans fond, représenté
comme l’essence objective de toute activité organisée.
Or, la considération du système n’est possible que sur la base
d’une interrogation objectivante de ce qui se présente comme
production. À son tour, une telle interrogation prend son départ
d’un retour sur soi, une réflexion, où l’interrogation se constate elle-
même comme production originelle ; un tel retour, une telle
réflexion constituent donc la base de toute objectivation future, en
tant qu’elle est la première objectivation possible, dans laquelle se

1
L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, trad.fr. J.B. Chabrol, Paris, Dunod, 1973.
2
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Essais et conférences, op.cit., p.96-97.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 97

fixe le sujet de toute interrogation. C’est ici qu’intervient de manière


décisive la référence obligée à la méditation métaphysique de
Descartes1, qui fait de cette première objectivation l’attestation de la
production d’un sujet objectif qui interroge. Une telle production
est la production originelle, rendant indubitable la constatation de
toute production, et comme telle, constitue l’objectité originelle
sous-jacente à toute interrogation objectivante de la production :
« L’objectité originelle est le je pense au sens du je perçois qui, antérieurement
à tout perceptible, s’étend devant et s’est déjà étendu devant, qui est
subjectum. »2

Ainsi, peut-on dire, le subjectum est déjà système de production.


Rien d’étonnant donc, à ce que le « je » du « je pense » soit
aujourd’hui considéré et étudié par la neurologie moderne comme
système psycho-physiologique complexe dont émerge le « pense ».
Mais cette objectité du système, co-fondée par l’objectité originelle
du sujet objectif, reste sans fond.
L’interrogation objectiviste cherche à court-circuiter le
questionnement d’essence par l’établissement des faits par lesquels
s’atteste le système. Ces faits sont les objets du système, en tant
qu’éléments perceptibles, c'est-à-dire plus rigoureusement
observables, par le subjectum interrogeant. Mais les faits ne sont
perceptibles que si est déjà donnée l’objectité objective du sujet, c’est
à dire le système comme être de tout étant, qui ainsi fondé devient
un étant interrogeable. Aussi se rencontre là le même vice que
précédemment : tâchant d’oblitérer la question de l’essence,

1
Nous laissons pour l’instant en suspens la question de savoir si cette référence est
« légitime », c'est-à-dire parfaitement honnête vis-à-vis de Descartes lui-même. Il s’agit ici d’en
donner la consistance, et d’interpréter cette consistance à partir du système. La discussion
« Heidegger et Descartes » est un gouffre où nous préférons ne pas plonger immédiatement, de
peur de nous y engloutir. Il faudra donc sagement le garder à distance, en considérant les
interprétations heideggériennes comme capitales pour le dépli de la vérité d’un certain
« cartésianisme » de la modernité, dans la transmission duquel il est certain que, par exemple,
Kant et Hegel portent une forte responsabilité. Que Descartes se réduise à ce cartésianisme est
évidemment une tout autre affaire. Du reste, il n’est pas certain que Heidegger lui-même ait
jamais voulu affirmer pareille chose. Nous tâcherons d’y revenir, au moins rapidement, à la toute
fin de ce travail.
2
Ibid., p.85.
98 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’interrogation objectiviste nous y reconduit, en nous plaçant devant


l’objectité systémique, et en laissant ininterrogée l’essence du
système, c'est-à-dire le fond de l’objectité.
D’une certaine façon, l’objectivisme, comme le subjectivisme,
vise à l’établissement d’une typologie – typologie de systèmes,
décrivant des types d’organisation et de validation (donc, de manière
plus générale, de régulation) d’une production. Or de la même
manière que le style des figures subjectives du travailleur n’est rien
de subjectif, le système n’est lui non plus rien d’objectif, en tant qu’il
est précisément la condition de toute objectivation – l’objectité elle-
même. Décrivant le système de la science, la question « qu’est-ce que
la science ? » trouvera-t-elle sa réponse ? C’est là ce que
l’objectivisme ne dit pas. Plus précisément, dans une telle
description, l’être de la science (ou de la philosophie) est pensé
comme systématicité scientifique (ou philosophique) ; il faudrait dire
plutôt « posé », puisque cette description ne pense justement pas
cette objectité, mais la caractérise. La systématicité est posée comme
fondement sur lequel se développe l’interrogation, qui est
caractérisation prédicative. L’être est le fond de l’interrogation, non
pas l’interrogé lui-même. Aussi, la question « qu’est-ce que la
science ? », loin de constituer le nœud de l’interrogation, est
irrémédiablement occultée ; ce pourquoi, au bout du compte,
subjectivisme et objectivisme disent la même chose. Aussi :
« L’essentiel à retenir ici, c’est le jeu nécessaire et réciproque entre
subjectivisme et objectivisme »1.

Dans les deux cas du subjectivisme et de l’objectivisme,


l’interrogation, bien loin de se mouvoir hors de l’essentialité, se
fonde sur une essence représentée et laissée ininterrogée, comme
fixée à la base de toute interrogation possible : la forme du
travailleur d’une part, et le système productif d’autre part. Ces deux
visent à circonscrire l’étantité de l’étant dans son versant subjectif et
dans son versant objectif. Mais les deux sont les versants d’un même
mont : l’étantité de l’étant. Qu’est-ce à dire ?

1
M. Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », op.cit., p.115.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 99

La forme du travailleur, comme forme ultime de l’humain, dit


ceci que tout appréhender de l’étant est travail du travailleur – du
sujet comme travailleur. Par là, la question, par exemple, « qu’est-ce
que la science ? » doit se traduire par « quel est le style de travail du
scientifique ? », ou plus précisément : « quelles déterminations
subjectives objectivement observables, sont celles du sujet travaillant
scientifiquement ? ». La nécessité d’une telle traduction est prescrite
par la reconnaissance prépondérante de l’étantité de l’étant comme
le « travaillé par le travail du travailleur », comme matière pour un
style de travail. L’étant est alors donné par l’appréhender du
travailleur, donc par son style d’activité, qu’il s’agit ensuite de
décrire par l’observation objective des déterminations subjectives
constituant la forme de ce style.
On voit bien que, comme pour l’interrogation objectiviste, il
s’agit ici de décrire un ensemble coordonné – les déterminations
subjectives – c’est-à-dire de caractériser la subjectité du travailleur,
d’en dévoiler les prédicats : l’abord subjectiviste du questionnement
est également, dans son fond, une caractérisation prédicative,
cherchant à décrire le style de travail du travailleur. Cette
prédication se fonde à son tour sur l’existence a priori d’un ensemble
organisé dont émerge le style : les déterminations subjectives que le
subjectivisme suit à la trace constituent ni plus ni moins que le
système du travailleur – système de production produisant un style
de travail. L’orientation subjectiviste n’est alors qu’un type
particulier d’objectivisme, centré sur la description et la
compréhension d’un système particulier qu’est le sujet travaillant.
Autrement dit, le subjectivisme n’est rien d’autre qu’un cas
d’objectivisme dont l’objet de questionnement est un « objet »
particulier, le dit « sujet ».
Ici s’aperçoit nettement l’écart incompressible avec la conception
husserlienne, qui ménage à la subjectivité un tout autre sens,
contraire à ce qui vient d’être dit, faisant d’elle ce qui précisément
échappe à tout objectivisme, et à la recherche de quoi doit tendre
toute recherche phénoménologique intentionnelle-transcendantale
pure, orientée selon l’horizon exclusif de l’esprit :
100 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Dans la mesure où le monde-ambiant intuitif, ce pur subjectif, est oublié


dans la thématique scientifique, dans cette mesure est également oublié le
sujet qui travaille lui-même, et le savant ne devient jamais un thème. »1

Seulement on ne voit pas ce qui dans la thématisation du sujet au


travail empêche l’absorption objective du sujet en question, et ce
précisément par le biais typologique. De fait, « savant » indique déjà
le type objectif qu’il s’agit d’appréhender, et ne saurait jamais être le
titre d’une pure singularité. La position médiane de Husserl s’avère
quelque peu intenable, tant que n’est pas franchement dépassée
l’opposition artificielle entre subjectivisme et objectivisme qui le
contraint à des formulations de ce genre.
Mais d’où provient alors cette singularisation du « sujet », une
fois posé que ce « sujet » est, dans son fond, système de production ?
Du strict point de vue de la considération de l’étant comme tel,
subjectité et objectité désignent la même chose : l’étantité de l’étant
comme système de production. Cette désignation se fonde sur la
considération de l’étantité, du subjectum, de « ce qui se tient sous »
l’étant comme tel. Or, « ce qui se tient sous » est d’abord la
possibilité même de cet étant. Ce qui fonde rend possible : il est la
condition de possibilité de l’étant. Et ce qui rend possible – le
subjectum – n’est lui même possible que par la considération du
possible comme tel. Par la considération du subjectum est fondée la
possibilité du possible, du « ce qui se tient sous ». Ainsi, le possible est
attesté par la considération. La considération est le subjectum insigne
se tenant sous tout subjectum. Elle est le subjectum qui se rend
possible lui-même, et par là possibilise tout « se tenir sous »,
possibilise tout possible. Ainsi, le possible lui-même n’existant que
par et à partir de la considération du possible, la considération fonde
sa propre possibilité, attestant par là même son autonomie absolue vis
à vis du possible : elle est le subjectum de tout subjectum.
Toute considération est ainsi, dans son fond, « pure
considération » : manifestation de l’autonomie absolue de la
considération se considérant elle-même, c’est à dire fondant sa

1
E. Husserl, ibid., p.378.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 101

propre possibilité par elle-même. Ce retour sur soi de la


considération n’est en réalité pas un « retour », mais la manifestation
même de la considération, comme l’a décisivement pointé Hegel. Le
« retour sur soi » consiste ici simplement dans la considération du
possible comme tel qui est au fond du questionnement du subjectum,
de l’étantité de l’étant. Considérant le possible, la considération se
considère elle-même, et par là fonde toute possibilité en attestant sa
propre autonomie. Or l’essence du « retour sur soi » ainsi pensé, est
le « soi » lui-même, c’est à dire le « je » à l’œuvre dans la
considération, pure égoïté du considérant :
« Le Je est donc ce qui de manière insigne gît au fond – ὑποκείµενον,
subjectum – le subjectum du poser purement et simplement. »1

C’est pourquoi ce mouvement de la considération vers le


subjectum vient fonder tout à la fois le possible comme tel, le
subjectum comme tel, et l’égoïté du « Je » qui pense, qui considère.
Le « Je » et la considération ne font qu’un : le subjectum de tout
subjectum. C’est ainsi qu’il faut entendre ce qui se dit pour la
première fois chez Descartes par la proposition du cogito. C’est du
moins vers cette entente que dirige Heidegger :
« Dans la philosophie de Descartes l’ego devient le subjectum qui donne à
tout sa mesure, c’est à dire ce qui, dès le départ et avant tout, déploie son
être. »2

Avant tout, c’est à dire avant toute subjectivité et objectivité,


avant toute considération d’un « sujet » ou d’un « objet », et avant
même toute subjectité et objectité, c'est-à-dire constitution d’être
d’un sujet ou d’un objet. Bien plus, le « Je » de la considération rend
possible cette considération différentielle des sujets et objets, en
fondant la possibilité même de la différenciation, à partir de sa
propre permanence. Mais alors la considération – désormais
nommée avec Descartes le « Je » qui pense – déplie, dans son auto-
fondation comme subjectum, la différence entre, d’une part, le

1
M. Heidegger, « Qu’est-ce qu’une chose », trad.fr. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris,
Gallimard, 1971, p.114-115
2
M. Heidegger, « Hegel et les Grecs », op.cit., p.355.
102 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

possible de tout possible s’auto-possibilisant par la considération elle-


même du possible, et, d’autre part, le possible de l’étant comme tel,
fondé par ce mouvement d’auto-fondation de la considération, et
fondant l’étantité de l’étant. Se déplie donc la différence entre la
permanence d’une substance – le « Je » de la considération –
fondatrice de tout fondement, et le mouvement fondateur de la
considération vers l’étant. Ce n’est qu’à partir de ce dépli qu’est
possible la différenciation postérieure d’un sujet et d’un objet, et par
là la différenciation des versants de l’étantité que sont subjectité et
objectité – travailleur et système, ou système subjectif et système
objectif.

§ 11. La production originaire du subjectum comme Système

Or ce que Heidegger pointe comme repéré, relevé et élaboré


spéculativement par Hegel et complétant la métaphysique
cartésienne, à savoir cette auto-fondation du subjectum et de la
considération comme « Je », est au sens propre une production, à
savoir la production du processus dialectique par lequel le subjectum
se produit lui-même comme sujet absolu de la connaissance de Soi :
« la dialectique est le processus de la production de la subjectivité du
sujet absolu et comme tel son “action nécessaire” »1. Ce processus est
celui, inexorable et nécessaire, de la considération attestant le
possible, et par là s’attestant elle-même. C’est à dire qu’il est celui de
la considération se produisant elle-même par le double mouvement,
dont l’écart est la différence comme telle se dépliant : mouvement
d’auto-fondation permanente du Possible – « le retour sur soi » de la
considération – et mouvement de possibilisation de l’étant – la
considération du fondement. Par ce double mouvement, que Hegel
détermine comme dialectique, la considération se produit elle-même
comme fond, et produit simultanément la totalité de l’étant, comme
fondée par le possible, totalité qu’il faut alors plus justement
nommer « Système de la science de la logique ».

1
M. Heidegger, « Hegel et les Grecs », op.cit., p.355.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 103

Le double mouvement marque non pas la complémentarité, mais


bien l’unité dans la différence, l’équivalence polémique, des deux
pôles que sont la production pure et vide, c'est-à-dire le « se poser soi-
même » de la considération, et le système de production, comme
considération des possibilités de l’étant, où la considération advient
dans sa plénitude comme « Pensée totale » (der Gedanke). Il est le
mouvement double « de la pensée qui la conduit de sa vacuité à
l’épanouissement de sa plénitude »1. La production est ainsi à la fois
l’opération vide de l’auto-fondation du possible de tout possible se
possibilisant par la considération du possible – la considération se
considérant elle-même – et la constitution pleine, à partir du vide de
cette opération, du système de production « Pensée » – la
considération du possible de tout étant, qui est l’accomplissement
même de la considération. L’opération vide du « Je », comme
subjectum de tout subjectum, est production de la possibilité de la
production, système de production se produisant lui-même.
Si nous adoptons temporairement la pré-compréhension de la
philosophie comme questionnement des essences, voire, selon la
formule husserlienne, comme « appréhension phénoménologique
des essences »2, un début de résolution du questionnement qui nous
sert de guide ici se laisse entrevoir. Nous l’avons vu, objectivisme et
subjectivisme se caractérisent essentiellement par cela que ces abords
du questionnement laissent en suspens la question de la fondation de
l’essence de l’étant. Posant l’étantité comme telle, à partir du double
mouvement d’auto-fondation de la pensée interrogeante à la fois
comme système et production, ils ne peuvent que laisser ininterrogés
l’essence du système, l’essence de la production, et l’essence de la
différence se dépliant dans ce double mouvement où se déploient
système et production. C’est sur ce laisser-ininterrogé que se fondent
tout objectivisme et tout subjectivisme, dont l’affaire propre est bien
plutôt la caractérisation, dans des domaines déterminés, du mode
typologique de déploiement du système de production, sous les
formes objective et subjective du Système et du Travailleur.
1
Ibid., p.291.
2
E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, op.cit., p.86.
104 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Inversement la philosophie, comme questionnement des essences,


doit alors trouver son affaire propre dans ce face à face avec le
système comme tel, la production comme telle, la différence comme
telle : ici se montre que la philosophie trouve précisément son
questionnement propre hors de tout objectivisme et de tout
subjectivisme. Inversement, objectivisme et subjectivisme se
meuvent nécessairement, dans leur réciprocité même, hors de la
sphère propre de la philosophie. Ils ne peuvent tous deux que
prétendre au mieux à une « philosophie avortée ».
D’après ce qui vient d’être exposé, le subjectum peut être décrit
comme production originaire du système de production, faisant
advenir, ou accomplissant le subjectum comme système. C’est
pourquoi nous pouvions dire précédemment que le subjectum est
déjà système de production. Notons que c’est d’ailleurs là l’un des
points de départ de l’interprétation heideggérienne de la philosophie
transcendantale de Kant, sans que celle-ci ne s’y trouve bien sûr
intégralement résolue, puisque s’y adjoint la question si
fondamentale de l’ouverture de la transcendance :
« Par la production [Herstellen] de la forme du concept, l’entendement
permet au contenu de l’objet de se mettre à notre disposition [bestellen]. »1

Une « formule » peut alors être proposée : dans cette production


originaire du subjectum gît l’unité de la différence du système et du
produire, unité fondée sur l’opération vide du « se poser » de la
considération possibilisant tout possible. Il y a là quatre points à
préciser.
D’une part, la différence du système et du produire, ouverte par
le double mouvement d’auto-fondation du subjectum, constitue la
possibilité même de toute différenciation future. En cela, elle est la
différence insigne, la différence comme telle – Heidegger dirait la
différence originaire – gisant au fond de toute différenciation ou

1
M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad.fr. A. de Waelhens et W.
Biemel, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1953, p.91. Nous retrouverons et discuterons plus loin
abondamment le vocabulaire ici introduit par Heidegger, construit sur le stellen, signifiant
« poser », « disposer », lorsqu’il s’agira d’analyser le sens de son emploi du terme Gestell.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 105

identification, au cœur donc de toute différence au sens « ontique ».


Ce que nous nommons ici « différence », c'est-à-dire
fondamentalement différence du système et du produire, se rapporte
donc pleinement à la fameuse différence ontologique ré-introduite
par Heidegger. Toutefois, qu’elle s’y rapporte ne saurait signifier
sans plus qu’elle lui est homogène. Dès lors ce rapport rend
nécessaire de poser la question : comment à l’intérieur même de ce
rapport, le produire se rapporte-t-il à l’être, et le système à l’étant ?
N’est-ce pas d’ailleurs en sens inverse qu’il convient de poser la
question de ces rapports, du système à l’être et du produire à
l’étant ?
D’autre part, la différence ainsi entendue dans ce sens insigne, est
bien en même temps radicalement unité, en tant qu’elle constitue
l’assise de toute production et présentation – a fortiori de toute
reproduction et représentation. L’ouverture de cette différence
insigne constitue fondamentalement le nœud de ce que Kant a
pointé sous le vocable d’unité originairement synthétique de
l’aperception, dont il fait « le point le plus élevé auquel on doit
rattacher tout usage de l’entendement, ainsi même que la logique
entière et, à la suite de celle-ci, la philosophie transcendantale ;
mieux : ce pouvoir est l’entendement même »1. Or, en quoi consiste
précisément ce pouvoir ? Il est fondamentalement pouvoir de
liaison, c'est-à-dire synthèse : synthèse d’un divers de l’intuition, qui
précède donc toute représentation de ce divers, en tant précisément
qu’il la rend possible en la fondant en une unité que porte le « se
poser » de la considération. Aussi, dit Kant : « tout le divers de
l’intuition entretient une relation au : je pense, dans le même sujet où
ce discours se rencontre »2. Et c’est en cette relation fondamentale
que réside l’aperception originaire, par laquelle seule devient
possible une représentation. Le mouvement du « se poser » de la
considération est bien le fond sur lequel repose l’unité de la
synthèse, en tant que « cette identité complète de l’aperception d’un
divers donné dans l’intuition contient une synthèse des
1
E. Kant, Critique de la raison pure, op.cit., B 134, p.199.
2
Ibid., B 132, p.198.
106 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

représentations et n’est possible que par la conscience de cette


synthèse »1. Toutefois, la différence elle-même reste occultée par
Kant, et ce pour la raison exacte qu’il y a pour lui unilatéralité du
mouvement fondateur du « se poser » de la considération, le « je
pense », qui constitue l’unité interne et fondatrice de toute synthèse,
et par là possibilise la liaison du divers en une représentation. Cette
unité est bien synthétique en tant qu’elle est pouvoir de liaison
présupposé par toute représentation d’objet, mais elle précède,
comme pur pouvoir, toute différence, que Kant conçoit
exclusivement en terme de diversité de l’intuition, c'est-à-dire
finalement diversité objective – disons « différence ontique ». Cette
préséance de l’unité de l’aperception est clairement marquée par
Kant :
« L’unité synthétique du divers des intuitions, en tant que donnée a priori,
est donc le fondement de l’identité de l’aperception elle-même, qui précède a
priori toute ma pensée déterminée. »2

Le mouvement unilatéral de fondation des conditions de


possibilité de la production d’un jugement est donc bien celui-ci : le
« se poser » de la considération – « je pense » – fournit le principe de
l’unité synthétique originaire de l’aperception, par lequel est rendue
nécessaire la synthèse a priori des représentations, qui est elle-même
à l’œuvre dans le principe de liaison du divers ; enfin, ce principe de
liaison fonde à son tour les catégories et principes de l’entendement,
par lesquels peuvent exister des jugements. L’unité, « qui précède a
priori tous les concepts de liaison »3 est ainsi « ce qui intervient en
premier lieu pour rendre possible, en venant s’ajouter à la
représentation du divers, le concept de liaison »4, en même temps
qu’elle rend cette liaison nécessaire, en tant précisément qu’elle est
unité synthétique. Ce n’est qu’à partir de là qu’un jugement est
effectivement possible :
« Car toutes les catégories se fondent sur des fonctions logiques inscrites

1
Ibid., B 133, p.199.
2
Ibid., B 134, p.200.
3
Ibid., B 131, p.198.
4
Ibid.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 107

dans nos jugements, mais dans ces jugements se trouve déjà pensée la liaison,
par conséquent l’unité, de concepts donnés. La catégorie présuppose donc
déjà la liaison. »1

Malgré sa puissance d’analyse, cette succession semble bel et bien


occulter le caractère essentiellement double du mouvement d’auto-
fondation du subjectum. Kant rend successif ce qui est
fondamentalement simultané : auto-fondation du Possible – le
« retour sur soi » de la considération – et possibilisation de l’étant –
la considération du fondement. C’est très précisément sur cette
question du mode de constitution du subjectum que se tient le
désaccord fondamental entre Kant et Hegel : succession
transcendantale fondée sur l’unité pour l’un ; simultanéité dialectique
fondée sur la différence pour l’autre. C’est bien pourquoi ce n’est
qu’avec Hegel que se révèle pleinement ce que nous avions avancé, à
savoir que le subjectum est toujours déjà système de production.
Reste qu’il n’est pas certain non plus que l’on doive nécessairement
considérer cette simultanéité comme « dialectique » : c’est bien la
radicale originalité de la position heideggérienne que de lire dans
cette simultanéité, dans ce double mouvement, la différence comme
telle, en tant que déploiement du Possible, ce que nous tâcherons de
dégager et préciser par la suite. Remarquons immédiatement que
c’est également sur ce point que se singularise radicalement la
position de Descartes, en tant que le cogito est essentiellement la
triple donation simultanée, du « Je », de Dieu, et du lumen naturale.
Justement, et c’est le troisième point que nous voulions préciser,
la différence du système et du produire, qu’ouvre l’opération d’auto-
fondation de la considération, possibilise, avons-nous dit, tout
possible. Il faut entendre par là que ce n’est qu’à partir d’elle que
peut se constituer une « possibilité » au sens modal. Il faut donc,
pour en rendre compte, se placer en-deçà de la modalité, car c’est bien
de la possibilité même de l’alternative possibilité-impossibilité, et
même de toute alternative catégorielle, qu’il s’agit. Ce qui nous
enjoint à considérer la condition a priori de tout a priori, à savoir ce

1
Ibid.
108 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

que nous nommons « possible de tout possible », ou Possible comme


tel, c'est-à-dire pour Kant le Transcendantal pur. Nous sommes ainsi
conduits à faire jouer au Possible le rôle qu’a l’unité de l’aperception
dans le dispositif kantien, qui, parce qu’elle « précède a priori tous
les concepts de liaison, ne saurait être la catégorie de l’unité »1. Le
Possible ne doit ainsi en aucun cas être représenté comme simple
possibilité catégorielle, mais comme absolue condition portée par
l’ouverture de la différence, en deçà de la catégorialité. C’est du reste
le sens même de la philosophie transcendantale que d’exhumer ce
« possible » fondamental, en tant que condition a priori, à partir
duquel la modalité tire son sens. La distinction des deux sens de la
possibilité est donc d’abord kantienne, comme Heidegger le précise
dans le Kantbuch :
« On peut comprendre l’expérience “possible” en la distinguant de
l’expérience réelle. Mais dans la “possibilité de l’expérience” l’expérience
“possible” est aussi peu en question que l’expérience réelle ; l’une et l’autre
sont considérées relativement à ce qui d’emblée les rend possibles. La
possibilité de l’expérience vise donc ce qui rend possible une expérience
finie, c'est-à-dire une expérience qui n’est pas nécessairement mais
éventuellement réelle. La possibilité qui rend possible cette “éventuelle
expérience”, est la possibilitas de la métaphysique traditionnelle, identique à
l’essentia ou realitas. »2

Enfin, l’opération du « se poser » soi-même de la considération


produit la condition de toute production, en tant qu’elle inaugure la
différence du système et du produire. C’est en tant qu’elle se pose
elle-même comme différence qu’elle peut être qualifiée d’opération
« vide » : elle ne produit rien, si ce n’est la possibilité même de la
production – en quoi, comme nous venons de le préciser, elle doit
être rapportée au Possible comme tel. Plus exactement, elle produit
bien quelque chose, à savoir le subjectum insigne, mais qu’il faut
comprendre comme pure condition pour toute production, c'est-à-
dire d’abord condition de toute productibilité, et donc finalement,
condition de tout subjectum. Aussi, le vide de l’opération, bien loin
d’être un rien, constitue en propre l’unité de la différence elle-même.
1
Ibid., B 131, p.198.
2
M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, op.cit., p.174.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 109

§ 12. L’unité de la différence comme « parole du pli »

L’analyse heideggérienne de la constitution du subjectum, lue à


travers le prisme du système de production, nous a conduit à
dégager le moment nécessaire et fondateur qu’est l’ouverture de la
différence du système et du produire, en même temps que l’unité de
cette différence, unité constituée par l’opération vide d’auto-
possibilisation du subjectum. Or, dans ce double mouvement, avons-
nous dit, la considération atteste son autonomie vis-à-vis du Possible,
se faisant elle-même le Possible de tout possible, c'est-à-dire
subjectum de tout subjectum (§ 10). Mais le caractère fondateur de ce
moment réside en ce qu’il nous montre l’originarité radicale de
l’ouverture elle-même de la différence, qui constitue le Possible à
partir duquel seulement peut s’autonomiser un subjectum. Ainsi,
l’opération vide du « se poser soi-même » de la considération, sur
laquelle nous avons fait porter, dans une première analyse, l’unité de
la différence (§ 11), doit donc porter en elle, plus essentiellement,
comme un « principe » qui bien que postérieurement occulté par
l’opération d’autonomisation du subjectum, n’en reste pas moins
l’origine propre de cette opération. Une remarque d’emblée,
s’impose : le terme de principe ne saurait ici convenir, en tant qu’il
est censé précéder la constitution même de la possibilité de
« principes ». Conservons donc la terminologie transcendantale de
« possible ». Où devons-nous le chercher ? Il semble clair, à ce stade,
qu’il ne peut reposer que dans la béance laissée au creux de la
constitution du subjectum par l’ouverture de la différence du système
et du produire, dans le vide lui-même de l’opération, qui décidément
s’annonce plus riche que ne le laisse présupposer sa qualification de
« vide ». Ce ne serait donc pas vraiment l’opération, mais bien sa
béance propre, sur quoi il faudrait faire reposer l’unité de la
différence.
Cette béance fondamentale, qui semble un abîme, le sans fond
par excellence, mais n’est donc pourtant pas rien car portant l’unité
propre de la différence, Heidegger y est bien mené dans le cours de
sa méditation. En l’occurrence, nous l’avons déjà rencontrée, mais
sous la forme terminale qu’il lui confère. Il s’agit de l’Ereignis, la
110 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« copropriation », pensée ici, non pas encore à partir du Il y a


donateur d’être et temps, ou plus précisément, on l’a vu, donateur du
repos de l’être dans le temps, mais comme copropriation,
appropriation réciproque, de l’être et de l’homme. L’accentuation en
Er-eignis tâche de faire entendre cette réciprocité du « propre » :
« Il s’agit pour nous de percevoir dans sa simplicité cette “propriation”
(Eignen), par laquelle l’homme et l’être sont “propriés” l’un à l’autre ; c'est-
à-dire qu’il s’agit d’accéder à ce que nous nommons das Ereignis, la
Copropriation. »1

La béance de la différence dit donc autre chose que « système et


produire ». Heidegger y entend non seulement « être et homme »,
mais surtout l’appropriation réciproque des deux, par quoi la
conjonction tire son essence. Ce n’est qu’à partir de la copropriation
qu’il convient de nommer l’homme Dasein, terme dans lequel
s’inscrit ce rapport de réciprocité fondateur. Et ce rapport est bien
fondateur en tant qu’il gît au fond de toute constitution d’être au
monde, y compris lorsqu’il semble totalement inapparent,
totalement absent. Une telle inapparence, ou plutôt une telle
« apparence d’absence », qui caractérise par excellence le « monde
technique » de la production où il s’agit précisément, sous tous les
modes possibles de cette production – industriel, langagier,
conceptuel, scientifique, etc. – de remplir, combler et saturer toute
béance, est même lue par Heidegger comme insistance de l’Ereignis,
en tant que suspension principielle de la béance. C’est lorsque la
saturation gouverne que la béance apparaît comme telle, en un
« premier et insistant éclair » :
« La Copropriation est la conjonction essentielle de l’homme et de l’être,
unis par une appartenance mutuelle de leur être propre. Dans
l’Arraisonnement, nous percevons un premier et insistant éclair de la
Copropriation. L’Arraisonnement constitue l’essence du monde technique
contemporain. En lui nous entrevoyons une coappartenance de l’homme et
de l’être. »2

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité op.cit., p.270.
2
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.272.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 111

Sans entrer dans le détail de l’analyse de l’Arraisonnement


(Gestell) et de son lien à la copropriation, que nous tâcherons de
mener ci-après respectivement au chapitre VII et au § 36, nous
pouvons toutefois d’ores et déjà le relier à ce qui vient d’être dit.
L’« arraisonnement », en tant qu’il vient ici nommer l’essence du
« monde technique contemporain », doit se rapporter au principe
même de la saturation productive de ce monde. Il la gouverne. Or,
ce principe, nous l’avons dit précédemment, repose sur l’opération
de la considération se possibilisant elle-même, par quoi se constitue
l’autonomie du subjectum. Dans cette production originaire du
subjectum peut se lire l’unité du système et du produire. Mais c’est
bien sur l’opération vide du « se poser » de la considération, à partir
de quoi s’ouvre l’espace de tout possible, que se fonde cette unité.
Nous sommes donc menés ici vers la béance portant l’unité de la
différence. En quoi, dit Heidegger, elle nous fait entrevoir, en un
« insistant éclair », la copropriation de l’être et de l’homme. Quelle
est la nature de cette « entrevue » ? Elle consiste en l’unité
fondamentale portée par la différence entre système et production.
C’est à travers le voile de cette « unité » pour le moins
problématique, que peut s’apercevoir, pour peu qu’on l’y cherche,
l’appropriation réciproque de l’homme et de l’être. Mais alors, cela
revient-il à dire que le monde de la production généralisée, organisée
autour de la différence entre les deux pôles occupés par les deux
ultimes « transcendantaux » que sont le Travailleur et le Système, est
le lieu de cette appropriation ?
La question, pour absurde qu’elle puisse paraître, peut s’avérer
toutefois capable de donner un autre éclairage à l’épisode du
Rectorat, qui a correspondu à un engagement et une compromission
bien réels auprès du régime nazi entre 1933 et 1934. Heidegger n’a
du reste jamais nié la sincérité de cet engagement, mais en insistant
sur la nécessité de le restreindre à une erreur d’appréciation, certes
monumentale dans l’après-coup, mais clairement circonscrite à cette
courte période initiant le gouvernement hitlérien, avec toutes les
plus fantastiques et fantasques espérances qu’il avait pu susciter dans
112 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’Allemagne agonisante du moment. Et erreur reconnue clairement


dès 19371 : « Sans contredit – une erreur, de quelque manière que
l’on veuille prendre la chose. »2 Or, le thème de cette erreur, au-delà
de l’objectif déclaré d’une réforme en profondeur de l’Université
s’engluant dans la spécialisation technique, peut se résumer ainsi :
imaginer dans la révolution national-socialiste la lueur d’une
illusoire « reprise en main de la technique par l’homme » qui en
aurait infléchi la domination, sans apercevoir encore qu’elle en était
au contraire le plus violent déchainement. C’est bien ce que déclare
la fameuse parenthèse placée à la fin du cours de 1935, faisant
référence à « la rencontre, la correspondance, entre la technique
déterminée planétairement et l’homme moderne »3. L’erreur porte
donc plus fondamentalement sur la nature même de ce qu’il
convient d’entendre par technique, et par son essence, en tant qu’elle
serait maîtrisable par l’homme ou pas :
« Le rectorat de 1933-1934, événement insignifiant à lui tout seul, est sans

1
Mais le cours de 1935 fait déjà entrevoir cet accablement en deux endroits, dont on oublie
souvent de citer le premier, où le thème sous-jacent est dans les deux cas celui du sens de la
technique planétaire. Tout d’abord, dans la première partie du cours, la seconde forme (parmi
quatre) de mécompréhension de l’esprit est décrite ainsi : « L’esprit faussé en intellect, se réduit
par là au rôle d’un instrument au service d’autre chose, et dont le maniement peut s’enseigner et
s’apprendre. Peu importe que ce service ait trait à la réglementation et à la domination des
rapports matériels de production (comme dans le marxisme), ou plus généralement à la
systématisation et à l’explicitation rationnelle de tout ce qui se trouve déjà pro-jacent (vor-
liegend), établi, posé (comme dans le positivisme), ou qu’il s’accomplisse en dirigeant
l’organisation d’un peuple conçu comme une masse vivante et comme race ; dans tous les cas
l’esprit devient, en tant qu’intellect, la superstructure impuissante de quelque chose d’autre, et
cette autre chose, parce qu’elle est sans esprit, voire contraire à l’esprit, est considéré comme le
réel véritable. » (M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.58). À la toute fin de
ce même cours, la fameuse phrase, qui fait couler tant d’encre, marque peut-être encore plus
nettement, non pas une adhérence persistante au mouvement, encore qu’y subsiste une adhérence
aux raisons de l’engagement passé à ce mouvement, mais l’accablement devant sa grossièreté
insigne, ne demandant qu’à se transformer rapidement en pure et simple barbarie, rendant cet
engagement proprement grotesque, au sens le plus tragique du terme : « Et en particulier, ce qui
est mis sur le marché aujourd’hui comme philosophie du national-socialisme, et qui n’a rien à
voir avec la vérité interne et la grandeur de ce mouvement (c'est-à-dire avec la rencontre, la
correspondance, entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne) fait sa pêche
dans les eaux troubles de ces “valeurs” et de ces “ totalités”. » (ibid., p.202). « Tragiquement
grotesque » pourrait surprendre. Il nous paraît pourtant le bon mot, dès lors que l’on s’imagine
Heidegger récitant Héraclite et Hölderlin aux dignitaires du parti.
2
M. Heidegger, « La menace qui pèse sur la science », Écrits politiques, op.cit., p.187.
3
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.202.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 113

doute un symptôme de la situation métaphysique où se trouve la science


quant à son essence ; elle ne peut plus être déterminée par des tentatives de
renouvellement ; le changement essentiel qui la détermine en pure technique
ne peut plus être contenu. Cela, je ne m’en suis aperçu que dans les années
qui suivirent. »1

Bien après, et toujours dans le cadre d’une explicitation de cette


« erreur », Heidegger disait en effet :
« La technique dans son être est quelque chose que l’homme de lui-même ne
maîtrise pas. »2

Autrement dit, et pour revenir à notre « absurde » question,


Heidegger a bien pu, dans ce contexte du tout début des années
trente, c'est-à-dire après la forte impression que lui fit la parution de
l’ouvrage cité de Jünger, Le travailleur, voir dans cette conjonction
du système et du travailleur – non thématisée comme telle, mais
c’est bien elle qui est en question – l’horizon même de la
coappartenance essentielle, au lieu d’y voir le voile de cette
coappartenance, à travers lequel perce son « éclair ». L’entrevue en
question, dans le texte qui nous occupe, n’est précisément pas une
« vue » à proprement parler parce qu’elle n’est que l’effet, comme en
négatif, de l’insistance de l’Ereignis. Dans le régime saturé perce la
béance. Mais une telle percée n’est possible que parce qu’il y a
presque « similitude formelle » entre le voile et ce qui peut y
transparaître. Entre la différence unifiée « système et travailleur » et
l’unité ouverte de l’être et de l’homme.
Que cette dernière ne se laisse qu’entrevoir fugitivement, mais de
manière insistante, tient précisément à ce qu’elle est
fondamentalement portée par une béance. La copropriation est
essentiellement suspension de cette béance. Il n’est certes pas aisé
d’apercevoir une suspension comme telle. Suspendre, c’est ouvrir un
abîme tout en s’y reliant, c'est-à-dire donc, ouvrir un abîme « plein »
de cette relation inapparente :
« Cet abîme, toutefois, n’est pas un néant vide et pas davantage une obscure

1
M. Heidegger, « Le rectorat 1933-1934. Faits et réflexions », Écrits politiques, op.cit., p.234.
2
M. Heidegger, « Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel », trad.fr. J. Launay, Écrits
politiques, op.cit., p.257.
114 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

confusion, mais bien la copropriation elle-même. En elle se fait sentir, dans


sa pulsation, l’essence de ce qui nous parle comme langage, comme ce
langage que nous avons appelé un jour “la demeure de l’être”. »1

Que vient faire ici le « langage » ? En quoi nous parlerait-il ?


N’est-ce pas nous qui « le » parlons ? Il y a ici, il faut bien le dire, un
renversement étrange de perspective. Étrangeté redoublée par le fait
que la formule « ce qui nous parle comme langage » peut elle-même
s’entendre, ou plus exactement s’accentuer de deux manières. S’agit-
il d’entendre le langage en tant que s’adressant à nous, par quoi nous
serions comme en dialogue avec « lui » ? Ou bien sommes-nous
nous-mêmes « parlés », et ainsi rendus pur « langage », par une
instance dont il s’agirait de percevoir « dans sa pulsation »,
l’essence ? À vrai dire, la formule semble bien dire les deux à la fois.
Nous avons affaire au langage comme tel. Il est notre plus insigne
fondement, constituant à la fois notre lieu, notre élément, et notre
horizon. Par quoi nous sommes nous-mêmes langage, et ne sommes
que cela. Non pas son produit distinct, mais sa manifestation même.
Précisément, « langage » dit ici, et incarne la « pulsation de la
relation », la vie même de la relation de l’homme à l’être. Il est ainsi
le lieu par excellence de l’appropriation réciproque. En tant que
parlant, nous portons nous-mêmes la marque de cette
appropriation :
« Car le langage, dans cette construction, à fondations internes, de
l’Appropriation, est la pulsation la plus délicate et la plus fragile, mais aussi
celle qui retient tout. Pour autant que notre être propre est dans la
dépendance du langage, nous habitons dans la Copropriation. »2

Et ce précisément parce que le langage est par essence un « port »,


un « porter et recevoir annonce », sur lequel s’ancre la relation
herméneutique à l’être. Dans le texte D’un entretien de la parole,
antérieur de quelques années à la conférence sur Le Principe
d’identité de 1957 que nous suivons ici, Heidegger expose ce lien
intime qu’est le langage même, comme herméneutique de l’être.
Revenant d’abord sur sa formule, proposée dans la Lettre sur

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.273.
2
Ibid., p.272.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 115

l’humanisme, du langage comme demeure de l’être, il y indique très


précisément le lien du langage au pli de l’être et de l’étant :
« Dans la tournure qui nous intéresse, je ne vise pas l’être de l’étant, l’être
représenté métaphysiquement, mais au contraire le déploiement de l’être, et
plus exactement le déploiement duplice d’être et étant – cette duplication
toutefois dans la mesure où elle est digne de pensée. »1

Le langage est lieu du pli, ou duplication (Zwiefalt), par quoi se


déploie l’être. Duplication qui doit être rapportée, comme on l’a vu,
à la présence du présent. Autrement dit, la nomination de l’étant
ouvre la transcendance du monde comme déploiement duplice
d’être et étant, présence du présent. Le langage tient l’unité du pli,
par quoi bien qu’il soit « la pulsation la plus délicate et la plus
fragile », il est aussi « celle qui retient tout ». C’est donc assez
naturellement que, dans l’œuvre du philosophe, le thème de la
transcendance du Dasein laisse place progressivement à une
méditation du langage comme tel. Il y a bien là un « tournant », mais
qui est la même méditation continuée et approfondie, en tant que le
langage est le lieu même de la transcendance. Où l’on retrouve le
renversement de perspective mentionné plus haut. Ainsi, à la suite
de, et dans la même perspective que l’analytique existentiale d’Être et
Temps, le Dasein est pensé comme configurateur d’un monde,
configuration qui est la transcendance elle-même, ou « être-au-
monde » :
« Que “la réalité-humaine transcende”, cela revient à dire : dans l’essence de
son être, la réalité-humaine [Dasein] est configuratrice d’un monde, et
“configuratrice” en un sens multiple : elle fait qu’un monde s’historialise ;
elle se donne avec le monde une figuration originelle qui, pour n’être pas
expressément saisie, n’en joue pas moins le rôle d’une pré-figuration pour
tout l’existant manifesté, auquel appartient elle-même chaque fois la réalité-
humaine. »2

S’y « substitue » (mais il s’agit bien de la même chose, pensée plus


« essentiellement ») le Dasein configuré par le langage, comme

1
M. Heidegger, « D’un entretien de la parole », Acheminement vers la parole, op.cit., p.112.
2
M. Heidegger, « L’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », Questions I et II, op.cit.,
p.135.
116 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« recueil où sonne le silence ». La transcendance n’est plus pensée à


partir du Dasein ; c’est à l’inverse le Dasein lui-même qui ne peut
avoir sens qu’à partir de la transcendance du langage, ou qu’est le
langage :
« Le recueil où sonne le silence n’est rien d’humain. L’être humain, au
contraire, en lui-même est parlant. Ce mot : “parlant”, signifie ici : amené à
sa propriété à partir du parler de la parole. Ce qui est ainsi approprié, l’être
humain, est porté par la parole en son propre ; son propre est de rester en
propre confié au déploiement de la parole : recueil où sonne le silence. »1

Mais ce renversement, qui dirige vers l’appropriation comme


telle, relie en réalité les deux parcours, de la transcendance d’une
part, et du langage d’autre part, car il est une percée vers l’essence de
l’herméneutique. Le grec herméneia est rapproché du messager des
dieux, Hermès, « en un jeu plus obligeant que la rigueur de la
science »2. Dès lors :
« De tout cela ressort clairement que ce qui est herméneutique veut dire non
pas d’abord interpréter, mais avant cela même : porter annonce et apporter
connaissance. »3

La relation herméneutique de l’homme à l’être s’avère ainsi le


rapport langagier de l’homme à la duplication, où la nomination, le
« porter annonce » de l’étant, ouvre l’espace de la transcendance de
l’être. Et ce rapport est lui-même requis par le déploiement duplice
de l’être. Sa parole est donc toujours réponse à l’autre parole, le pli,
« la faisant connaître en ce qu’elle annonce ». Il faut donc bien parler
de relation, portée par le langage même, qui s’avère ainsi
fondamentalement dialogique, pour peu que l’on entende ce terme
en un sens absolument pas intersubjectif, mais bien transcendant.
Aussi :

1
M. Heidegger, « La parole », op.cit., p.34. Nous ne distinguons pas ici « parole » et
« langage », que dit le même mot allemand « die Sprache ». Cette distinction ne serait d’ailleurs
nullement évidente, car engageant justement le rapport du français à l’allemand, en tant que la
distinction n’est pas la même dans les deux langues. Elle ne peut pas l’être, la métonymie gréco-
latine de la « langue » étant propre au français.
2
M. Heidegger, « D’un entretien de la parole », op.cit., p.115.
3
Ibid.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 117

« C’est la parole qui donne voix à la relation herméneutique. »1

Le langage est le lieu même de l’appropriation réciproque de


l’être et de l’homme, comme parole du pli. L’unité simple de cette
situation est ce que tâche de nommer l’Ereignis, la copropriation.
C’est d’elle qu’émane la duplication dialogique où être et homme
s’approprient l’un à l’autre et ainsi se voient portés à leur propre.
L’abîme béant de la copropriation ouvre la relation, dont le langage
est le port. C’est aussi pourquoi le régime de la saturation implique
d’abord une attaque en règle du langage lui-même – par quoi l’une
de ses dérives est bien le « régime du slogan » mentionné au premier
chapitre.
Permettons-nous une rapide parenthèse. Un des signes majeurs de
cette attaque en règle est bien pour Heidegger, ce qu’il appelle la
« logistique » moderne, c'est-à-dire, plus simplement, l’élaboration
de la logique symbolique par Frege, Whitehead et Russell, et
surtout, à partir de cette élaboration, la tentative incombant
nommément à l’empirisme logique dont Carnap s’est fait le héraut –
malheureux, car réfuté par la science et la logique même, à travers le
théorème d’incomplétude de Gödel –, d’établir la supposée « langue
universelle de la science » comme norme de validité du langage
même2. Les deux aspects ne sont pas strictement identiques, le
premier partant avant tout du projet de fondation logique de
l’intégralité des mathématiques. Mais ils sont intimement reliés, dès
lors que la « thèse de la métalogique » défendue par Carnap ne peut
s’élaborer que sur la base du calcul symbolique. Inversement, le
premier mène nécessairement au second, en tant qu’il constitue une
première tentative de totalisation logique du monde, comme pur
calcul symbolique. Aussi, les nuances internes à la logistique
n’intéressent pas Heidegger, précisément parce que toute logistique
se présente comme cette totalisation. Ainsi, dans l’article cité,
1
Ibid.
2
Cf. l’article de 1932 : R. Carnap, « La langue de la physique comme langue universelle de la
science », trad. fr. D. Chapuis-Schmitz, L’âge d’or de l’empirisme logique. Vienne-Berlin-
Prague. 1929-1936, sous la direction de C. Bonnet et P.Wagner, Paris, Gallimard, 2006, p.321-
362. Il n’est pas anodin pour notre propos de noter que Carnap y qualifie cette langue universelle
de « langue-système ».
118 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Carnap se réfère au projet de « développement complet d’une


théorie strictement formelle des formes de langage entièrement
réalisée »1, c'est-à-dire au projet d’établissement d’une
« métalogique ». Il s’agit bien alors d’appliquer à l’intégralité du
phénomène du langage ce que les précurseurs ont tâché d’établir sur
l’intégralité des mathématiques. C’est en ce sens général que
Heidegger se réfère à de nombreuses reprises au développement de la
logistique, menaçant de transformer l’abîme du langage en vide
stérile où toute relation sombre dans la pure inexistence
paramétrée :
« La “relation”, à son tour, chose bien-connue, nous pouvons la désigner en
un sens vide, formel, et l’utiliser à titre de numéraire. Pensez à la manière
dont procède la Logistique. »2

Dans cet exemple, la référence se fait justement au principe même


de la logique symbolique, telle que développée dans les Principia
Mathematica de Russell et Whitehead, où la relation est définie
« extensionnellement » comme classe de couples déterminée par une
fonction propositionnelle3. La défiance de Heidegger ne vise donc
pas spécifiquement le projet de normalisation du langage de Carnap,
mais bien la logistique en tant que telle, et à sa « manière », dont la
normalisation n’est qu’une conséquence directe. En examinant d’un
peu plus près cet exemple de la relation, on aperçoit facilement
pourquoi. La construction symbolique proposée dans les Principia
est la suivante. La fonction R entre x et y est la classe des couples (x,
y) (paires ordonnées) vérifiant la fonction propositionnelle , ,
c'est-à-dire l’ensemble des couples pour lesquels cette fonction est
vraie. La formule de la relation est alors donnée par:     , .
Mais alors, et afin, disent les auteurs, de rester le plus proche
possible du langage commun, une série de calculs propositionnels est

1
R. Carnap, op.cit., p.325.
2
M. Heidegger, ibid., p.117.
3
Cf. B. Russell et A. N. Whitehead, Principia Mathematica, vol. 1, Cambridge, University
Press, 1910, p.27-28.
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 119

donnée (les points n’interviennent ici qu’à titre de séparateurs, et


non de produit logique) :

: .     , . : . , . , 

: .   . : . , . 

.     

.   ,   
La première ligne explicite la définition de la relation. La seconde
définit l’identité de deux relations. Les troisième et quatrième
justifient le passage de la fonction de deux variables à la relation entre
ces variables. Ces propositions ont donc pour conséquence que toute
fonction de deux variables est formellement équivalente à la relation
xRy, c'est-à-dire « x est en relation R avec y ». On voit donc bien
apparaître le but de cette formalisation, qui est de justifier la
notation se rapprochant du dit « langage commun ». Mais alors,
inversement, c’est donc qu’il s’agit avant tout non pas de
questionner ce langage commun, mais bien de le normaliser.
« Manière » tout à fait contradictoire propre à la logistique,
consistant à se débarrasser des formulations considérées comme trop
vagues et ambigües du langage, pour finalement y revenir mais après
ce filtre de la normalisation formelle1. Notons que c’est précisément
ce que tâchera d’éviter Wittgenstein, dont la « manière », pour le
coup totalement singulière, et donc justement pas « logistique »,
consiste au contraire à interroger ce « langage commun », par la
confrontation à la forme logique d’abord, puis par la notion de « jeu
de langage » ensuite. Procès qui n’est pas sans laisser beaucoup
d’ambiguïté, expliquant les malentendus nombreux dont il eut à se
plaindre.
Il n’est donc pas illégitime de considérer la logistique dans son
ensemble, comme le fait Heidegger, sous ce biais de la normalisation

1
Wittgenstein pointe la contradiction dans la parenthèse de la proposition 5.412 du Tractatus :
« C’est ainsi que dans les Principia Mathematica de Russell et Whitehead des définitions et des
lois fondamentales sont données en mots ordinaires. Pourquoi ce soudain usage de mots ? Ceci
appellerait une justification, qui manque, et qui doit manquer, car cette façon de procéder est en
fait inadmissible. » (L. Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, trad.fr. G.-G. Granger,
Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1993, p.81).
120 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

du langage, dont Carnap ne fait finalement que tirer les


conséquences. Nous reviendrons sur ce pan strictement logistique,
que nous compléterons des deux autres modes « énergétique » et
« cybernétique » de la domination technique comme imposition du
système comme tel, aux chapitres VII et VIII. Contentons-nous ici
d’une simple remarque pour clore cette parenthèse. Que les deux
auteurs se soient reconnus mutuellement comme antithèses radicales
et ennemis définitivement irréconciliables n’est évidemment pas
pour surprendre. L’unique référence directe que fait Heidegger à
Carnap, en 1964, parle des « deux positions antagonistes les plus
extrêmes » de la philosophie contemporaine1. C’est peut-être une des
seules réussites langagière de Carnap : avoir transformé ce
« dialogue » en non-sens absolu. Heidegger n’y est sans doute pas
pour rien non plus, s’étant manifestement trompé d’interlocuteur.
Peut-être, en fait, l’a-t-il pris trop au sérieux, s’empêchant du coup
de considérer d’un autre œil la manière si singulière d’interroger la
logique qui fut celle de Wittgenstein, absolument pas réductible à sa
« reprise » et son incorporation forcée au sein du « positivisme
logique ». Nul doute que le « dialogue » eût pris un autre relief s’il
s’était engagé avec le maître revendiqué mais incompris du
malheureux Carnap2. Relief qui eût été celui d’une confrontation,
forcément saisissante et d’une autre allure, entre « les murs du
langage » et son abîme.
À la fois, il est aisé de comprendre l’obsession « logistique » de
Heidegger, dès lors qu’il est certain que les tentatives carnapiennes
furent un signe majeur du temps, et nullement rassurant. Mais elles
manifestent aussi, à leur corps défendant bien sûr, un irrésistible
comique, dont le ressort n’est pas sans faire penser à celui qui
soutient les « slapsticks » du burlesque américain. Que les deux
naissent à la même époque de l’entre-deux guerres n’est sans doute

1
Cité dans F. Volpi, « Sur la grammaire et sur l’étymologie du mot “être” », L’introduction à
la métaphysique de Heidegger, J.-F. Courtine (éd.), Paris, Vrin, 2007, p.136.
2
Dans une lettre à Moritz Schlick datée du 8 Août 1932, et à propos du Tractatus,
Wittgenstein dit ne pas pouvoir « imaginer que Carnap ait pu se tromper si complètement et si
manifestement sur les dernières phrases de [son] livre – et du coup sur la conception
fondamentale du livre entier. »
LA QUESTION DE LA DIFFÉRENCE 121

pas anodin. Qu’on songe par exemple aux diverses formes prises par
le problème de la « démarcation » logique de la science et de la
métaphysique, qui furent l’objet des controverses avec Popper, et
dont ce dernier montre qu’elles aboutissent à chaque fois à
l’exclusion des lois universelles de la science elles-mêmes, tout en
conservant du côté supposé « scientifique » la plupart des énoncés
métaphysiques, et surtout des pseudosciences comme l’astrologie.
Mais, plus encore, le malheur tragi-comique de Carnap n’est-il pas
d’avoir sincèrement cru que les sciences avaient besoin de lui ? N’est-
il pas que, pris dans sa haine foncière de la « métaphysique », avec
toute l’approximation restant finalement accrochée à ce terme
lorsqu’on ne veut l’entendre que formellement, il n’aperçoive pas
que, comme le dit expressément et avec raison Popper, son propre
problème de la construction logique d’un langage de la science qui
exclurait tout énoncé métaphysique, est précisément un pseudo-
problème1. Ces tentatives désespérées, et réitérées, de Carnap font
irrésistiblement penser aux tribulations, ratages et catastrophes
émaillant la vie des personnages plongés dans et confrontés au
gigantisme, au machinisme, et à l’absurdité du monde moderne en
construction, mis en scène, par exemple, par Buster Keaton ou
Harold Lloyd. L’aventure en moins. Mais cette dernière fait toute la
différence. Précisément, cette « différence », l’aventure l’ouvre et la
maintient. Fermons la parenthèse. Nous reviendrons abondamment
sur le contenu même de cette attaque du « langage même », lorsqu’il
s’agira d’établir la connexion comme l’un des trois piliers du système.
Pour clore ce chapitre, il reste à poser quelques questions quant à
ce qui relie ce qui a été explicité dans ce paragraphe à ce qui a été dit
précédemment de la différence du système et du produire. L’unité de
la différence est l’Ereignis, la copropriation gisant dans la béance de
l’opération de tout « se poser » de la considération. Seulement, nous
avions parlé de l’unité de la différence du système et du produire, alors
que la copropriation doit être pensée comme copropriation de l’être
et de l’homme. Comment dès lors, penser le lien entre « système » et
1
Cf. K. Popper, « La démarcation entre la science et la métaphysique », De vienne à
Cambridge, trad.fr. P. Jacob, Paris, Gallimard, coll. « TEL », p.131-192.
122 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« production » d’une part, et « être » et « homme » d’autre part ?


Que signifie, et qu’implique le passage de la conjonction « être et
homme », à celle plus inquiétante, mais correspondant assez bien à la
situation présente, « système et travailleur » ? Que devient, dans ce
glissement, le langage, et avec lui la nature de l’« appropriement »
dont il est le lieu insigne ?
Il semble bien qu’ici se heurtent frontalement deux abords de
l’unité. L’unité que forme l’appropriation réciproque de l’être et de
l’homme, au sein de la béance suspendue de l’Ereignis, met en jeu la
question de l’identité, c'est-à-dire l’unité de soi à soi, par quoi elle
peut être dite appropriation du propre. Qu’en est-il de cette
« identité » dans la mise en jeu de l’« autre » unité, celle que forment
le système et le « produire », ou le système et le travailleur ? Y a-t-il
ici la même mise en jeu de l’identité ? Ou peut-on alors parler d’une
unité sans identité ? Ou de moindre identité ? Évidemment, cela peut
paraître absurde, ou au minimum scabreux. Mais ce n’est pas tant
absurde que formel. L’unité sans identité serait la pure unification
formelle, un « relier » au sens d’un pur « connecter ». L’unité
comme strict unifié, en quelque sorte. Comment alors penser le
rapport entre « unifié », « unité » et « identité », à partir de la
différence ? Pour entendre quoi que ce soit à ces questions, il nous
faut ici nous arrêter quelque peu sur le terme avancé « identité de la
différence » et sur son lien avec la constitution du subjectum, en
tâchant de suivre le fil de l’analyse du « Même » et du principe
d’identité qu’a pu proposer Heidegger.
CHAPITRE IV

L’UNITÉ, ENTRE SYSTÈME ET POSSIBLE : IDENTITÉ ET

DIFFÉRENCE

§ 13. Considérations préliminaires : unité, identité, différence,


même.

Que les choses soient claires : le titre de paragraphe qui vient


d’être posé nous mène droit au précipice. Le problème est alors de
ne pas y sombrer. Imaginer pouvoir faire ici la généalogie des
rapports entretenus par ces termes – unité, identité, différence –
relève de la pure gabegie. Nous ne sommes pas capables ici d’autre
chose que de poser quelques indications nécessairement grossières,
en tâchant de ne pas ouvrir trop de portes ouvertes. Indications à
partir desquelles il faudra situer la tentative heideggérienne.
Commençons par l’« identité », puisque c’est elle qui nous
intéresse en premier lieu ici. Le terme est emprunté, au XIVe siècle
(ydemtite), au bas latin identitas, comme « qualité de ce qui est le
même », qui dérive du latin classique idem traduisant le grec ταὐτότης
(tautotês). À partir du XVIIIe siècle, le mot prend le sens
philosophique de la permanence (identité personnelle), le sens
logique de ce qui est un, et le sens juridique de l’individualité. Son
124 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

sens algébrique désigne une égalité vraie quelles que soient les
valeurs attribuées aux variables qui la constituent1.
Qu’elle soit explicite ou non, ce terme porte donc la double
résonnance de l’être comme « être le même » et de l’un comme
« unité du même ». C’est bien ainsi qu’Aristote, à qui l’on doit
l’effort le plus conséquent, insistant, et du coup référé, de
clarification de ces notions, définissait l’identité :
« Il est donc clair que l’identité est une unité d’être, unité d’une multiplicité
d’être, unité d’un seul traité comme multiple, quand on dit, par exemple,
qu’une chose est identique à elle-même : la même chose est alors traitée
comme deux. »2

L’identité, y compris dans le principe d’identité qu’Aristote


signale ici en passant, signifie une unité d’être. Seulement cette
détermination tourne rapidement à la tautologie, ou au contraire, et
plus exactement à l’aporie, dès lors que l’on remarque l’intimité
fondamentale de l’unité et de l’être (et du bien, troisième
transcendantal aristotélicien). Ainsi, « à chaque signification de l’être
correspond une signification du bien ou de l’un »3, rendant ces
termes « convertibles » ou coextensifs :
« l’Être et l’Un sont identiques et d’une même nature, en ce qu’ils sont
corrélatifs l’un de l’autre »4.

Chacun d’eux est un πρὸς ἓν λεγόµενον (prôs èn légomênon), un


dire, certes multiple (πολλαχῶς λεγόµενον ; pollakhôs légoménon) mais
se rapportant toujours à un terme unique, une nature unique, c'est-à-
dire à la signification primordiale de l’essence à laquelle se
rapportent les autres catégories. Mais en cela il reste transcendant
aux catégories de la prédication, car se disant dans chacune d’elles

1
Cf. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 3è
édition, 2000, p.1062.
2
Aristote, Métaphysique, tome 1, trad.fr. J. Tricot, livre ∆, 9, 1018 a 7-10, Paris, Vrin, 1991,
p.184.
3
P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, 4è éd., Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2002, p.203.
4
Aristote, Métaphysique, op.cit., Γ, 2, 1003 b 23-25, p.112.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 125

sans pouvoir s’y réduire. C’est pourquoi ils ne sont pas plus des
genres que des substances, mais les plus universels des prédicats, car
pouvant être dits de chaque genre, de chaque espèce, de chaque
substance. Ni équivoques (homonymie) ni univoques (synonymie),
ces termes se déploient au sein d’un statut qui leur est absolument
singulier : Heidegger parle d’analogie1 ; Aubenque d’homonymie non
–accidentelle2. Aussi :
« Que l’Un et l’Être signifient, en un sens, une seule et même chose, cela
résulte clairement de ce que l’Un est lié également à l’une quelconque des
catégories et ne réside spécialement en aucune d’elles, par exemple ni dans la
substance, ni dans la qualité, mais il se comporte de la même façon que l’être
envers les catégories »3.

Mais inversement, le même, l’identique (ταὐτό), c'est-à-dire


l’« être le même », est en même temps un mode de l’un, comme
unité de soi à soi. Aristote distingue ainsi, comme degrés d’unité,
l’un, l’identique, l’égal, le semblable, auxquels s’opposent la
pluralité, l’altérité, l’inégalité, la différence. L’essence de l’identique
reçoit alors autant d’acceptions que l’Un :
« Outre le même par accident, il y a le même par soi, en autant de sens qu’il
y en a pour l’Un par soi. Le même par soi se dit, en effet, des êtres dont la
matière est une, soit par l’espèce, soit par le nombre, aussi bien que des êtres
dont l’essence est une. »4

Cette énumération ne semble pas tout à fait concorder avec la


distinction classique, exposée au Livre VII des Topiques, entre
identité numérique, identité spécifique et identité générique. Force
est de constater que l’indication d’Aristote reste difficile à bien
appréhender, comme du reste toute son hénologie. D’abord par ce
que cette référence aux différents sens de l’Un par soi n’est pas si
claire qu’elle en a l’air : s’agit-il bien des quatre sens de l’Un, comme
1
M. Heidegger, Aristote, Métaphysique Θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, op.cit.,
p.40-47.
2
P. Aubenque, op.cit., p.191.
3
Aristote, Métaphysique, tome 2, livre I, 2, 1054 a 13-16, trad.fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991,
p.69.
4
Aristote, Métaphysique, op.cit., ∆, 9, 1018 a 5-7, p.184.
126 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

continu (matière), tout (forme), individu (indivisibilité numérique),


universel (indivisibilité spécifique) ? Ou de l’un appréhendé selon les
trois principes de la substance, matière, forme et privation, ou
encore selon les catégories ? Il semble ici n’indiquer que trois sens à
l’identité, comme dans le livre I de la Métaphysique où il revient sur
cette définition de l’identité :
« Le même a différents sens ; dans un premier sens, nous le désignons parfois
par l’expression « identité numérique » ; dans un second sens, c’est quand il
y a unité, tant dans la définition que dans le nombre : par exemple, tu es un
avec toi-même par la forme et la matière ; enfin, s’il y a unité de la définition
de la substance première : ainsi les lignes droites égales sont les mêmes,
comme aussi les quadrilatères égaux et équiangles ; il y a bien pluralité
d’objets, mais, dans ces cas, égalité et unité. »1

Ce n’est sans doute pas un hasard que de grandes divergences


existent également entre les diverses traductions de ce passage. Ainsi,
par exemple, Pierront et Zévort regroupent les deux premiers sens,
et scindent le troisième2. Le problème est donc plus épineux que l’on
pourrait croire, et met en jeu l’immense question du statut de la
systématicité aristotélicienne, toujours poursuivie et travaillée, en
même temps qu’impossible. Nous n’allons pas le résoudre ici.
Remarquons simplement une chose. Le dernier sens cité, l’identité
de définition, montre que la conception aristotélicienne n’oppose
pas directement identité et différence, celle-ci s’opposant au
semblable, mais identité et altérité. La différence, ou « le différent »
(διάφορον ; diaphoron) suppose un élément d’identité, genre ou
espèce, à partir duquel peuvent se différencier les individus. Reste
qu’il y a bien opposition entre la série « un-même-semblable » et la
série « multiple-autre-différent ». C’est bien ainsi que la tradition
philosophique a l’habitude de situer ces deux termes, si l’on fait
1
Aristote, op.cit., I, 3, 1054 a 31 – 1054 b 3, p.70.
2
« Il y a d'abord l'identité numérique qu'on exprime quelquefois par ces mots : C'est un seul et
même être ; et cela a lieu quand il y a unité sous le rapport de la notion et du nombre : par
exemple, tu es identique à toi-même sous le rapport de la forme et de la matière. Identique se dit
aussi quand il y a unité de notion pour la substance première : ainsi, des lignes droites égales sont
identiques. On appelle encore identiques des quadrilatères égaux et qui ont leurs angles égaux,
quoiqu'il y ait pluralité d'objets : dans ce cas, l'unité consiste dans l'égalité. »
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 127

abstraction de la subtilité sémantique signalée par Aristote : identité


et différence sont de prime abord en rapport d’exclusion mutuelle,
dont il ne s’agit donc pas de questionner la relation. Mais il n’est pas
anodin de signaler qu’au point de départ de cette tradition
philosophique, ce questionnement n’est justement pas absent,
quoique dilué par les complexes interpénétrations entre les termes.
Malgré tous les efforts déployés, il est évident qu’il ne peut s’agir
pour Aristote d’établir un système où seraient hiérarchisés
l’ensemble de ces notions. Mais cette compénétration même illustre
parfaitement que le questionnement aristotélicien se tient au cœur
du rapport entre identité et différence.
Après lui, identité et différence se voient plus ou moins relégués
au simple rang de préceptes ou contraintes strictement logiques.
Kant, par exemple, réduit le principe d’identité (ou de
contradiction1) à un simple critère formel de la vérité logique des
jugements. Il n’a donc plus le sens ontologique qui était encore le
sien chez Aristote. L’identité, comme règle de comparaison opposée
à la diversité, est ainsi dans son principe ce par quoi « la possibilité
interne d’une connaissance est déterminée pour des jugements
problématiques »2, à côté des principes, tout aussi formels, de raison
suffisante et du tiers exclu, fondant respectivement la réalité d’une
connaissance en vue des jugements assertoriques, et la nécessité d’une
connaissance comme principe des jugements apodictiques. D’un autre
côté, il est clair que toute son analyse de la synthèse transcendantale
comme acte de liaison du divers au sein d’une unité a priori repose
intégralement sur ce domaine opaque du rapport entre identité et
différence. La synthèse entend précisément en être le fin mot. Le
questionnement du rapport entre identité et différence n’est pas posé
comme tel, mais résolu d’emblée, et se voit donc substitué par le
thème directeur de la synthèse transcendantale.

1
Dire « A est A » ou « A est B ou non-B » a le même sens logique. L’intrication des deux
principes, en un sens ontologique, est la même chez Aristote, qui parle explicitement du principe
de contradiction, mais en y incluant le principe d’identité.
2
E. Kant, Logique, trad.fr. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1997, p.58.
128 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

C’est finalement Hegel qui, après Aristote, et à partir de Fichte et


Schelling, est le premier à thématiser explicitement le rapport entre
identité et différence. En l’occurrence, ce thème est celui de la
constitution de l’essence, intermédiaire dans le procès dialectique
menant de l’être au concept. Mais ce rapport est alors lui-même
dialectique. L’opposition entre identité et différence se résout
dialectiquement dans l’unité du fondement de l’essence :
« Le fondement est l’unité de l’identité et de la différence ; la vérité de ce
comme quoi la différence et l’identité se sont produites, – la réflexion-en-soi
qui est tout autant réflexion-en-autre chose, et inversement. Il est l’essence,
posée comme totalité. »1

Sans entrer dans le détail de ce processus dialectique, il faut noter


que là encore, le rapport n’est posé qu’en tant qu’exclusion
mutuelle, mais qui ici trouve sa résolution. L’opposition est
conceptuellement maintenue, bien que s’y adjoigne le troisième
stade synthétique du mouvement de résolution dialectique.
Aussi n’est-il pas absurde de voir dans cette relation entre identité
et différence, opaque car reçue par la tradition univoquement sur le
mode de l’exclusion réciproque, un thème fondamental de la
philosophie, agissant comme un leitmotiv souterrain traversant de
part en part son histoire, tout en restant en partie impensé par elle.
C’est du moins ce que semblent vouloir affirmer les deux textes
formant l’ensemble intitulé Identité et différence, s’attachant à
exhumer cette relation, l’un à partir du principe d’identité, l’autre à
partir de la différence ontologique. Textes qu’il s’agit donc de lire en
parallèle, en vue d’approcher cette relation paraissant a priori
contradictoire. C’est pourtant bien vers cette relation que
Heidegger, dans son avant-propos, oriente expressément les deux
textes :
« Dans le présent travail, nous désignons l’appartenance mutuelle de

1
G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La science de la logique, § 121
[1827 et 1830], trad.fr. B. Bourgeois, 4è édition, Paris, Vrin, 1994, p.380.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 129

l’Identité et de la Différence comme étant le thème à méditer. »1

L’identité est d’abord, dans cette histoire philosophique, principe


logique d’identité, « loi suprême de la pensée »2 guidant tout énoncé
philosophique, sur la base de ce qui peut s’énoncer par la formule
« A=A ». Toute chose est égale à elle-même. Seulement précisément,
l’égalité change le ton qui est celui de l’identitas. « Identité » dit non
pas l’être égal, mais « être le même », idem. Aussi le principe doit-il
être donné sous la forme de la proposition « A est A » : toute chose
est elle-même la même avec elle-même. L’identité est une restitution
de soi à soi. Mais depuis où ? Qu’est-ce qui se voit ainsi comme
restitué par le principe ? Même transformée, la formule ne dit pas
grand-chose de l’identité, semblant non pas la fonder mais au
contraire la présupposer :
« Même dans la formule amendée A est A, c’est l’identité abstraite qui seule
apparaît. Peut-on même dire qu’elle apparaît ? »3

Une telle discussion sur la forme qu’il convient de donner au


principe peut surprendre sous la plume de Heidegger, qui ne passe
pas généralement pour un « formaliste ». Ce point n’est pourtant pas
de vain ergotage, pour la raison, justement, que le principe se donne
habituellement comme pur formalisme. Or il s’agit bien pour
Heidegger de se mettre à l’écoute du principe lui-même, pour y
entendre autre chose qu’un simple axiome formel, à savoir l’identité
comme telle. Mais pour que l’identité résonne depuis le principe,
encore faut-il que celui-ci ait une forme qui d’une certaine manière
laisse « passer » cette résonnance, au lieu d’en étouffer les
harmoniques. En l’occurrence, il s’agit d’accentuer le principe en
« A est A », par quoi il devient clair que :
« Le principe d’identité nous parle de l’être de l’étant. S’il est une loi de la
pensée, c’est seulement dans la mesure où il est une loi de l’être, une loi qui
statue : à tout étant comme tel appartient l’identité, l’unité avec lui-

1
M. Heidegger, « Identité et différence », op.cit., p.255-256.
2
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.257.
3
Ibid., p.259.
130 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

même. »1

La question de la « bonne forme » n’est donc pas ici un problème


logico-formel. La « bonne forme » est tout simplement celle qui
permet d’éviter de contourner le problème de l’être de l’identité.
Celle qui laisse subsister la possibilité de penser la chose même,
malgré le formel. Or le contournement consiste précisément à
assimiler le plus simplement du monde l’identité à l’égalité. On
retrouve évidemment là la controverse de la logistique déjà évoquée
précédemment, mais sous une forme très nettement élargie. Frege ou
Russell ne font cette assimilation qu’à la suite de Leibniz2. La
formalisation logistique n’est sur ce point que la fixation d’une
tendance persistante, et du reste bien compréhensible, de la
philosophie elle-même. L’égalité numérique constitue en ce sens le
modèle de l’identité. Seulement, n’est-ce pas là un simple rapport
d’analogie, certes pratique, mais qui en fin de compte ne dit rien de
l’identité en tant que telle ? Ou disant qu’il n’y a rien à en dire ? En
effet, l’égalité est au nombre ou à l’idéalité mathématique, ou plus
généralement à l’« objet logique », ce que l’équivalence
« métalogique » est à la proposition, et l’identité à la chose. Mais
c’est donc, précisément, qu’on ne peut pas substituer l’une à l’autre.
Les trois écritures « A=A », « A A », et « A est A », si elles sont
bien en rapport analogique, n’ont pas le même sens pour ce qui
concerne le mode d’être du « A » : nombre (à entendre au sens large
d’unité d’un calcul logique), proposition, chose. Il apparaît alors
clairement que le principe d’identité inclut et précède ceux de
l’égalité et de l’équivalence, dès lors que les nombres et les
propositions sont bien elles-mêmes des choses. Autrement dit,
l’égalité et l’équivalence ont leur propre mode d’être, leur propre

1
Ibid., p.260.
2
Cf. M. Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, PUF, 1998, p.292,
disant à propos de la relation entre égalité et identité chez Leibniz : « Les deux idées sont
condensées dans l’énoncé lapidaire : “Une chose est égale à elle-même, ou ce qui est le même est
égal.” En représentant l’identité par le symbole de prédicat binaire I, et l’égalité par son signe
usuel, la traduction formelle de cet énoncé serait quelque chose comme :
1 ,     . »
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 131

manifestation, c'est-à-dire leur propre identité. C’est du reste le sens


même de l’introduction de la notion de « définition » («  ») en
logique formelle, par quoi il semble que l’on commence à tourner en
rond. Qu’est-ce qu’une définition, disant ce que l’objet « est », avant
toute « identité » ? Ramener le principe à la forme « A=A » est donc
bien au sens strict une réduction.
Mais plus encore, l’égalité comme l’équivalence sont toutes deux
définies à partir de l’indiscernabilité, d’où découle la substituabilité.
Sur ce point, aucune variation notable depuis Leibniz1 : sont égaux
deux objets de mêmes propriétés, ce qui les rend substituables au
sein d’un calcul ; sont équivalentes deux propositions de mêmes
valeurs de vérité, ce qui les rend substituables au sein d’un calcul
propositionnel2. Mais peut-on dire la même chose de l’identitas ?
Que peut signifier « avoir les mêmes propriétés » sans recourir
derechef à l’identité des dites propriétés ? Comment « être
substituable » avant même d’« être » déjà, en tant qu’« être soi » ?
Indiscernabilité et substituabilité apparaissent comme des expédients
pour le contournement du problème, qui reste ainsi central, de
l’identité. Leur intérêt pour la définition de l’égalité n’est
évidemment pas à remettre en cause. Mais celle-ci laisse intacte et
entière la question de l’identité.
Remarquons en passant que ces ambiguïtés ont poussé
Wittgenstein, et son tranchant coutumier, à vouloir purement et
simplement éliminer le symbole « = » de toute idéographie. Il en
donne la possibilité et la justification dans l’aphorisme 5.53, et les
propositions afférentes, du Tractatus. Ainsi :
« 5.5303 – Sommairement parlant, dire que deux choses sont identiques est
dépourvu de sens, et dire d’une chose qu’elle est identique à elle-même c’est

1
Cf. M. Fichant, op.cit., p.306-307.
2
Cf. par exemple, B. Russell et A. N. Whitehead, Principia Mathematica, op.cit. Pour
l’équivalence (p.120-121), l’indiscernabilité est donnée par la définition :
 4.01.  .  .  ! . !  (« p implique q et q implique p ») ; la substituabilité par :
 . !. " "  (avec f une fonction de vérité). Pour l’égalité, la seconde propriété exhibe
à la fois l’indiscernabilité et la substituabilité :  13.12.
:   . !. % % (p.176).
132 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

ne rien dire du tout. »1

On voit ici poindre l’origine de sa gêne, qui est précisément la


confusion entre égalité et identité. Car il s’agit bien pour lui
d’interroger la logique de la chose. En 1913, c'est-à-dire pendant la
période préparatoire à la rédaction du Tractatus, il écrivait ce mot,
pour le moins extraordinaire dans le contexte de l’interprétation des
Principia Mathematica, à Russell :
« L’identité, c’est le Diable en personne, et d’une immense importance ; bien
plus que je ne le pensais. Elle se relie – comme toute chose – directement aux
questions les plus fondamentales, en particulier à celles qui concernent
l’intervention d’un même argument à différentes places d’une fonction. » 2

Il faut bien avouer que tout cela ne fait pas très « logistique ». Et
ne peut que faire regretter, à nouveau, que Heidegger n’ait pas
semblé juger utile d’aller voir qui se cachait derrière Russell et
Carnap. Mais quels auraient pu être leurs « échanges » sur le sens du
« même » ? Y avait-il seulement un terrain d’entente, un « langage
commun », entre le franc-tireur Wittgenstein et le cheminant
Heidegger ? Certainement non. À part seulement cela, peut-être, que
tous deux visaient « le même ».
Bien plus tard, dans le cadre, non plus de l’analyse logique, mais
des jeux de langage, le « second Wittgenstein » affirmait :
« La substitution du mot “identique” au mot “le même” (par exemple) est
également un expédient typique en philosophie. »3

Notons que Heidegger se propose ici de faire exactement le


contraire. Refermons cette parenthèse, pour reprendre le fil du texte
heideggérien.
Le second texte de l’ensemble fait de la différence, abordée par le
thème de la différence ontologique, le sol non questionné sur lequel

1
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op.cit., p.88.
2
L. Wittgenstein, Carnets 1914-1916, trad.fr. G. G. Granger, Paris, Gallimard, coll. « TEL »,
1971, p.223.
3
L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad.fr. F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D.
Janicaud, É. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, §254, p.139.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 133

s’est construit, dit Heidegger, l’ensemble des « termes recteurs de la


métaphysique : être et étant, fond et fondé »1. Ainsi, il résume :
« La différence constitue le plan général suivant lequel l’essence de la
métaphysique s’est édifiée. »2

Pensant et questionnant l’être de l’étant, l’être dans sa différence


à l’étant, la philosophie œuvre dans l’élément de la différence sans
jamais pouvoir orienter son regard vers la différence comme telle.
Celle-ci ne peut qu’être représentée, et « par là rabaissée à n’être plus
qu’une distinction, une fabrication de notre entendement »3. Mais
alors, dans ce « rabaissement » de la différence joue simultanément la
réduction de l’identité à l’indistinction du même, c’est à dire à l’égal,
comme règle pour l’entendement. Il y aurait ainsi comme une
convergence des réductions, manifestant en négatif une relation plus
secrète entre différence et identité. Par cette double réduction à la
stricte opération de discrimination de l’entendement entre distinct et
indistinct, le différent est l’opposé de l’identique, opposition assurée
comme évidence logique fondatrice pour la marche de la pensée,
mais qui dès lors, de par son « statut » même d’évidence, reste elle-
même non questionnée. C’est donc dans l’élément de cette
opposition de l’identité et de la différence que se déploie la pensée
métaphysique. Dès son départ, celle-ci est ainsi déterminée et fondée
par ce rapport secret de l’identité et de la différence, rapport qui,
réduit à l’opposition, constitue comme son sol.

§ 14. L’ouverture du Même : l’envoi grec

Comment comprendre ce que tâche de pointer ici Heidegger,


sous le thème de l’appartenance mutuelle de l’identité et de la
différence ? Dans une telle désignation du sol métaphysique, il ne
peut être question que de la détermination du mode d’être de la

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. La constitution onto-théo-logique de la
métaphysique », op.cit. p.305.
2
Ibid., p.306.
3
Ibid., p.296.
134 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

métaphysique elle-même. De fait, ce sol détermine également la


difficulté essentielle, paradoxale, de toute pensée métaphysique. Où
celle-ci vacille à chaque instant, dans l’incapacité à fixer son dire
(c’est bien ce qui insupporte au plus haut point l’empirisme logique,
nécessairement attaché qu’il se trouve à la fixation – jusqu’au
sacrifice de la proposition à la tautologie). Le sol de l’opposition pure
et simple de l’identique et du différent se dérobe, en même temps
qu’il est revendiqué dans chaque proposition de la métaphysique,
précisément parce que la proposition tâche de poser l’identité de ce
qui diffère comme fondation de ce qui est, sous le thème de l’identité
de l’étant. La différence fondamentale de l’être et de l’étant se voit
ainsi refermée dans l’étantité comme forme de l’identique.
L’évidence fondatrice de l’opposition pure et simple des deux termes
n’est que la forme rabaissée de l’élément véritable de la pensée, qu’il
faudrait nommer identité et différence du même. Répondant à l’appel
de cette identité, mais revendiquant du même coup le sol de
l’évidence de l’opposition – c’est à dire le sol de la différence comme
distinction et opposition – la proposition métaphysique, en sa
pointe la plus extrême, en son aboutissement dans le dire de l’être de
l’étant qui lui est propre, fondant l’étantité de ce qui est pour toute
considération future du divers de l’étant, cette proposition vacille en
même temps qu’elle advient en sa vérité. C’est pourquoi elle se
présente essentiellement comme paradoxe.
Bon. Cela, Heidegger ne le dit pas tout à fait, du moins pas sous
cette forme. Mais il pointe au cœur de l’identité, en tant que celle-ci
implique cette étrange relation « avec soi-même », la présence d’une
« médiation, une liaison, une synthèse : l’union en une unité »1. Mais
une unité conquise, qui n’est donc pas la pure et simple uniformité.
Avec l’identité, comme unité avec soi-même, s’impose la médiation
de l’unité comme travail de l’étant en vue de sa constitution d’être,
son « étantité ». Aussi :
« De là vient que, d’un bout à l’autre de l’histoire de la pensée occidentale,

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.259.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 135

l’identité se présente avec le caractère de l’unité. »1

Mais alors s’ouvre à la pensée la différence de l’étant à son mode


d’être. La médiation de l’unité oriente la philosophie vers la
constitution de l’étantité. Cette orientation, on peut dès lors à bon
droit la relier à ce que nous avons appelé temporairement « identité
et différence du même », mais précisément en tant que la
proposition métaphysique ne la pense pas. Elle l’établit et y repose.
Elle s’y établit. Toute vérité métaphysique est par essence
paradoxale, précisément parce qu’elle a son origine dans le même
comme identité-et-différence, origine qui, en tant qu’elle reste
impensée par ce qu’elle déploie, constitue simultanément le sol et la
limite de la pensée métaphysique. Contre laquelle la proposition
vient comme buter. Aussi Heidegger peut-il déclarer :
« Ce qu’énonce le principe d’identité, entendu dans sa basse fondamentale,
est précisément ce que toute la pensée occidentale ou européenne pense, à
savoir que l’unité propre à l’identité forme un trait fondamental de l’être de
l’étant. Partout où nous entretenons un rapport, quel qu’il soit, avec un
étant de n’importe quelle sorte, nous nous trouvons placés sous un appel de
l’identité. Sans cet appel, l’étant ne pourrait jamais apparaître dans son être.
Partant, il n’y aurait pas non plus de science. »2

Dans le principe logique d’identité, parce qu’il se déploie à partir


de l’élément de la différence de l’être et de l’étant, résonne
l’« identité-et-différence du même » comme coappartenance
(Zusammengehörigkeit). Celle-ci s’oppose et contredit
l’indifférenciation de l’identique revendiquée dans l’évidence de
l’opposition logique. Que l’étant apparaisse dans son être, et qu’une
telle apparition constitue en propre l’événement que la philosophie
suit à la trace, étire cette tension paradoxale extrême à l’œuvre au
sein même de la proposition métaphysique, tension qui ne peut se
résoudre, en tant précisément que l’apparaître comme tel, qui
déploie cette « identité de la différence », n’est jamais questionné.
Aussi reste-t-elle par essence en retrait. C’est également pourquoi,
1
Ibid.
2
Ibid., p.260.
136 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

quoi qu’en ait Hegel, le terme « identité-et-différence » ne marque


pas la résolution d’un mouvement dialectique. La conjonction ne
résout rien, elle tient ouvert l’espace d’unité. Cet espace est
maintenu comme retrait du Même. Le Même doit donc s’entendre
comme la double conjonction, ou la conjonction « au carré » :
« identité-et-différence » et retrait. Mais les deux « et » sont le même.
L’espace ouvert par la conjonction de l’identité et de la différence est
l’élément implicite de toute explicitation, que celle-ci soit d’une
identité ou d’une différence.
Nous avons vu dans le second chapitre comment le
questionnement de l’apparaître conduit Heidegger en vue de la
Copropriation (Ereignis) de l’être et du temps comme clairière de
présence (Lichtung und Anwesenheit). Mais si l’on questionne en
direction non pas de l’apparaître comme tel, mais de l’espace ouvert
par la conjonction de l’identité et de la différence qui y joue, alors le
questionnement se centre sur le rapport de l’homme à cet apparaître,
rapport qui donne lieu à la proposition métaphysique tâchant de
dire et de correspondre à l’apparaître de l’étant en son être. C’est dans
ce « dire » de la proposition, dans la parole propre de la philosophie,
que s’ouvre le domaine paradoxal de la différence comme identité à
soi. Ce domaine, nous l’avons dit, Heidegger le qualifie comme
ouverture du Même (das Selbe). Son principe est le « colloque » qui
conjoint homme et être, en forme donc fondamentalement
dialogique :
« Ce débat en forme de colloque, où il y va de ce qui toujours de nouveau
concerne les philosophes comme étant le Même, est le Parler, le λέγειν, au
sens du διαλέγεσθαι. »1

Le dire est dialogue en tant qu’il est essentiellement


correspondance : ici le paradoxe métaphysique est redoublé, la
proposition émergeant de la tension entre l’énoncé qu’elle veut être
– un dire fixé identifiant la différence séparant l’ordre de ce qui est

1
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », op.cit., p.333.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 137

dans son être, et l’ordre de ce qui dit l’être de ce qui est, à partir de
l’évidence du principe de l’opposition de l’identique et du différent –
et le dialogue qu’elle constitue comme correspondance. Aussi, la
proposition est bien une « réponse », mais en tant que cette
« réponse n’est pas un énoncé en retour […] ; la réponse est bien
plutôt l’Entsprechung, la correspondance qui parle en faisant face à
l’être de l’étant »1. Or, ce à quoi correspond cette correspondance est
avant tout la possibilité même d’un correspondre, possibilité que
constitue pleinement la coappartenance. Ce qui correspond, c’est à
dire ce qui dit le Même dans ce qui diffère, dit en même temps
l’appartenance réciproque de ce qui est ainsi mis en correspondance.
Seul peut correspondre ce qui s’entre-appartient. Mais alors, un tel
dire qui correspond, disant et permis par la coappartenance, dit en
même temps ce qui appartient en propre à chacun – il dit la
« mêmeté » (Selbigkeit) de ce qui diffère :
« Le même, pensé au sens de la coappartenance essentielle, brise
l’indifférence de ce qui s’entr’appartient, et le maintient au contraire écarté
dans la plus extrême inégalité – il le maintient et ne le laisse justement pas se
séparer et se défaire. Ce tenir-ensemble dans le tenir-écarté est un trait de ce
que nous nommons le même et la mêmeté. »2

Le Même ainsi pensé tient l’appartenance réciproque de l’identité


et de la différence, vers quoi pointe comme vers son origine
impensée toute proposition métaphysique. La correspondance fait
advenir le Même comme coappartenance essentielle de ce qui tient
ensemble dans l’écart de la différence. Or, dans un tel tenir-ensemble
advient la « mêmeté du même » comme appropriation réciproque de
ce qui correspond dans la coappartenance. Disant le Même, la
correspondance se déploie dans l’élément d’appropriation
réciproque de ce qui s’entre-appartient. Ainsi, ce qui diffère dans le
Même reçoit de lui son essence propre. La correspondance que vise

1
Ibid., p.334.
2
M. Heidegger, Principe de raison, trad.fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p.199. La
traduction ici reproduite est celle de M. Zarader dans son ouvrage Heidegger et les paroles de
l’origine, Paris, Vrin, 1990, p.105.
138 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

la proposition métaphysique, parce qu’elle tire sa possibilité de la


coappartenance, provient donc du règne de la copropriation de l’être
et de l’homme. Règne par lequel l’homme n’est approprié à lui-
même que dans ce rapport de correspondance à l’être, par lequel
donc :
« L’homme est proprement ce rapport de correspondance, et il n’est que
cela. »1

Et réciproquement :
« L’être n’est et ne dure que parlant à l’homme et allant ainsi vers lui. Car
c’est l’homme qui, ouvert à l’être, laisse d’abord celui-ci venir à lui comme
présence. »2

Un tel appropriement réciproque de l’être et de l’homme, tire


son essence de la copropriation : la correspondance s’établit depuis
l’essence de la coappartenance qu’« est » l’Ereignis – copropriation
appropriante-dépropriée.
L’Ereignis est ainsi à la fois copropriation de l’être (présence ;
Anwesenheit) et de la vérité (clairière ; Lichtung), de l’être (Sein) et du
temps (Zeit), et de l’être et de l’homme, en tant que Da-Sein, « être-
le-là ». Aussi porte-t-il essentiellement la copropriation de l’homme
et de la vérité, à partir de laquelle seulement peut s’entendre
pleinement cette proposition absolument fondatrice de l’intégralité
de la pensée heideggérienne :
« “Il n’y a” de vérité que dans la mesure où et aussi longtemps que le Dasein
est. »3

C’est cette copropriation de l’être, de l’homme et de la vérité – la


mêmeté du Même – qui possibilise toute correspondance disant le
Même comme identité de la différence. Le Même parle dans la
proposition métaphysique depuis l’origine de la philosophie,
précisément parce qu’il est cette origine : le Dire de la copropriation

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.265.
2
Ibid.
3
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., §44c, [226], p.167.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 139

comme élément1 de tout « dire ». C’est pourquoi la forme la plus


pure d’un tel énoncé du Même doit se trouver, à suivre Heidegger,
dans les propositions les plus originelles de la philosophie. Il nous
faut donc, afin de bien entendre ce dont il est question ici, nous
arrêter un instant sur les éléments essentiels de la lecture
heideggérienne de la pensée grecque marquant le début du
déploiement de la philosophie, à l’œuvre dans les textes
d’Anaximandre, Parménide et Héraclite2.
Le fragment III de Parménide, traduit généralement par la
formule : « Car Penser et Être sont la même chose », énonce :
« Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καἰ εἶναι »3

Mais ce qu’il convient d’entendre en premier lieu ici, remarque


Heidegger, est le τὸ αὐτὸ, le même, qui donne son poids et sa
plénitude au « et » de la conjonction du penser et de l’être. Il semble
donc qu’il y ait là un renversement total dans l’appréhension de
l’identité, par rapport à ce qui a été dit précédemment. À l’envers de
toute la tradition métaphysique qui lui est postérieure, Parménide
pose d’emblée l’identité comme ce à partir de quoi se posent être et
pensée :
« Qu’entendre par là ? Quelque chose d’entièrement différent de ce que
nous connaissons déjà comme étant la doctrine de la métaphysique, pour
laquelle l’identité fait partie de l’être. Parménide dit : L’être a sa place dans
une identité. »4

Dans le τὸ αὐτὸ, ce « même » parle le Même comme identité et


différence où s’entre-appartiennent penser et être, et d’où ces deux
reçoivent leur essence propre. Sur le fil de ce même texte, Marlène
Zarader note :

1
Au sens, bien sûr, de « milieu vital », qu’il faut accentuer en « élément de l’être de la
chose », et non de l’unité d’un compte.
2
Cf. sur ce point l’exposé et l’analyse particulièrement clairs et exhaustifs de cette lecture dans
l’ouvrage capital : M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, op.cit., p.33-206.
3
To gar aüto noeïn estin té kaï eïnaï
4
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.261.
140 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« τὸ αὐτὸ n’énonce donc en aucune façon un caractère ou un trait de l’être :


c’est, à l’inverse, l’être lui-même, au même titre que la pensée, qui ne sont ce
qu’ils sont que parce qu’ils procèdent de ce “même” qui, en déterminant
leur relation, peut seul leur accorder leur essence respective. »1

Comment expliquer un tel renversement ? La détermination


grecque initiale de l’être (ἐόν) est, selon Heidegger, la « présence du
présent » : ce qui est apparaît dans sa présence. Il surgit en
permanence dans la présence, hors de l’occultation (λήθη) du « se-
cacher », hors du κρύπτεσθαι (kruptéstaï) que souligne le fragment 123
d’Héraclite2. Son être est donc « la perpétuelle émergence, le
dévoilement qui toujours dure et durera »3, la venue en présence
comme arrachement permanent à l’occultation : ce que nomme le
grec Φύσις. Mais, en tant qu’il s’arrache au caché dans la venue en
présence, l’étant est dévoilé comme présent dans son être : il advient
ainsi en sa vérité, dont l’élément est l’ἀλήθεια – dévoilement du
présent depuis l’occultation, de ce qui émerge depuis la λήθη. Dans
cette advenue, l’étant se rassemble dans l’accueil de la présence. Ce
n’est que par un tel accueil qui rassemble que le présent perdure dans
l’éclaircie de la présence. L’accueil rassemblant, à la fois atteste,
répond à la venue en présence, et laisse l’espace libre pour une telle
venue : il lui correspond, en tant que dire de l’étant comme chose
présente – Λόγος :
« Ὁ Λόγος sert à nommer ce qui rassemble toute chose présente dans la
présence et l’y laisse étendue devant nous. Ὁ Λόγος désigne ce en quoi la
présence des choses présentes se produit. »4

Car, « pour autant que le Λόγος laisse étendu-devant, il dévoile la


chose présente dans sa présence »5 . Ainsi, Φύσις, Ἀλήθεια, Λόγος
disent le Même, comme présence du présent dévoilée dans et par la

1
M. Zarader, op.cit., p.106.
2
Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ (phusis kruptestaï phileï): « la phusis aime à se cacher ».
3
M. Heidegger, « Alèthéia », Essais et conférences, op.cit., p.326.
4
M. Heidegger, « Logos », op.cit., p.275.
5
Ibid., p.267.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 141

correspondance de la survenue en présence et de l’accueil rassemblant du


présent.
Ce qui ainsi advient est « la remise du présent, laquelle remise
délivre la présence au présent et ainsi maintient précisément le
présent comme tel, c’est à dire le sauvegarde dans la présence »1. Un
tel envoi qui maintient est ce que nomme le τὸ Χρεών (to khréon)
d’Anaximandre, la « nécessité », que Heidegger traduit der Brauch, le
Maintien. Ce terme déploie non pas la fatalité de la contrainte, mais
bien « la délivrance qui remet le présent chaque fois en un séjour
dans l’ouvert sans retrait »2, ce qui ouvre et délimite l’espace pour un
tel séjour. Dans le Χρεών, première parole de la présence du présent,
parle donc déjà la dispensation de ce qui est dans l’intimité de la
présence, intimité de l’entre-appartenance dans la différence du
présent et de la présence comme Pli3 de l’être. Une telle dispensation
est l’essence de la Μοῖρα (Moïra) parménidienne qui, dispensant
l’intimité de la présence du présent, destine la survenue en présence
à l’accueil qui rassemble dans le dévoilement du présent. Χρεών
(« Nécessité » du Maintien), Μοῖρα (Destin de la Dispensation) et
Λόγος (Parole de l’accueil qui pose en rassemblant) disent le Même :

« L’essence de Μοῖρα et Λόγος est déjà pensée à l’avance dans le Χρεών


d’Anaximandre. »4

Au Λόγος, comme accueil rassemblant qui pose le présent en sa


présence, appartient en propre à la fois le recueillir du présent et le
rassemblement qui pose dans la présence. Le recueillir saisit ce qui se
pose en se rassemblant. Il le reçoit en s’y rendant disponible. Il est
concerné par lui, c’est à dire qu’il trouve dans cette saisie de ce qui se
pose l’appropriation de ce qu’il est en propre comme recueil.
Inversement, le poser a besoin de l’accueil en vue du rassemblement

1
M. Heidegger, « La parole d’Anaximandre », Chemins qui ne mènent nulle part, op.cit.,
p.441.
2
Ibid., p.445.
3
Zwiefalt, traduit également par duplicité, duplication.
4
Ibid.
142 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de la chose présente, comme de l’espace libre pour tout poser, pour


toute position dans la présence. Ainsi, le rassemblement de la chose
présente dans la présence n’a lieu que dans le « et » du « poser et
recueillir », conjonction que nomme le Λόγος. C’est ce « poser et
recueillir » qu’il faut entendre dans le « … τὸ λέγειν τε νοεῖν τ'… » du
fragment VI de Parménide1, entente que la traduction usuelle « dire
et penser » occulte largement. Ainsi, « dire et penser » n’est pas une
faculté humaine, mais bien la dispensation du Λόγος lui-même, en
tant qu’il est le rassemblement posant et recueillant de ce qui
survient dans la présence.

§ 15. Le Même et son oubli

Nous pouvons alors revenir au fragment III de Parménide. Le


νοεῖν dit l’accueil concerné pour la saisie de ce qui survient dans et
par le Λόγος. Il est ainsi la prise en garde qui met à l’abri dans la
présence le poser du présent, s’articulant ainsi essentiellement avec le
λέγειν du Λόγος, le dire de « ce qui parle ». C’est donc bien depuis le
Même – Χρεών, Μοῖρα, Λόγος, c’est à dire Maintien dans la différence
comme Nécessité, Dispensation du Pli de l’être comme Destin, Pose
recueillante du présent rassemblé dans la présence comme Parole –
que νοεῖν et εἶναι reçoivent leur appropriation réciproque. Aussi :
« Le mot-énigme τὸ αὐτὸ, le même, par lequel commence la phrase, n’est
plus le prédicat mis en tête, mais bien le sujet, ce qui s’étend au-dessous, ce
qui porte et soutient. »2

C’est pourquoi Heidegger propose et justifie une autre traduction


du fragment, où s’entend cet ordre d’appartenance réciproque tenu
et porté par le même, τὸ αὐτὸ :
« “Le même en effet est prendre-en-garde et aussi être présent de l’étant
présent”. Tous deux s’entre-appartiennent, et cela de telle façon que celui

1
χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ' ἐὸν ἔµµεναι (krè to legein te noein t’eon emènaï) : « il faut dire
et penser que l’étant est ».
2
M. Heidegger, « Moîra », Essais et conférences, op.cit., p.301.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 143

qui est nommé en premier – νοεῖν – a son être en ceci, qu’il reste ordonné à
l’être présent de l’étant présent. »1

Du sein même de la proposition entendue non comme énoncé,


mais correspondance, parle donc, dès l’aube de la philosophie nous
dit Heidegger, le Même comme copropriation de l’être et du penser,
en laquelle réside la clairière pour tout dévoilement de ce qui
apparaît. Mais cela n’indique pas que le Même – l’espace d’unité
maintenu par l’identité de la différence – soit questionné comme tel.
C’est même très exactement le contraire qui arrive, et ce dès le
départ de cette histoire philosophique. Parce qu’il est le lieu d’où se
déploie la proposition philosophique, il constitue ce que la
philosophie ne questionne jamais, ce qui n’est jamais digne d’être
pensé par elle2. Autrement dit, le Même (se) parle à travers la
philosophie elle-même. C’est pourquoi, bien qu’elle ne questionne pas
explicitement le Même, elle est pensante, parce qu’elle le porte. La
philosophie est « autophore », en quoi elle est le dire du même. Et ce
port constitue sa pensée. Mais alors la conséquence insigne en est
que la question du Même ne peut émerger que dans l’époque de la fin
de la philosophie. La philosophie quant à elle ne peut que dire
toujours le Même, et son histoire est celle de la répétition de ce dire.
Cette histoire est donc l’envoi du Même, qu’il faut entendre comme
Destin et historialité : destin en tant qu’en cette histoire le Même se
dispense en conservant son retrait – il se parle sans pouvoir être
questionné. Aussi la philosophie commence-t-elle avec l’oubli.
L’oubli du Même, que Heidegger détermine successivement
comme :
- oubli de l’être, c’est à dire oubli de l’être en tant qu’être au
profit du questionnement de l’être de l’étant ;

1
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.223.
2
Cf. M. Heidegger, « Logos », op.cit., p.275 : « Depuis le début de la pensée occidentale,
l’être de l’étant se déploie comme la seule chose digne d’être pensée. »
144 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

-
oubli du Pli de l’être, c’est à dire de la différence de l’être et
de l’étant entendue comme entre-deux où s’entre-
appartiennent et s’approprient l’un à l’autre les deux ;
- oubli de la Différence, comme espace d’unité du Même,
maintenu ouvert comme identité de la différence ;
- oubli du dépliement du Pli, c’est à dire oubli de l’être de
l’Ἀλήθεια ;
- et finalement oubli de l’Ereignis, c'est-à-dire de la
copropriation appropriante-dépropriée, qui est l’« être » du
Même, comme retrait destinant être et temps, clairière et
présence1.
Mais cet oubli est par essence double : il appartient à l’envoi du
Même comme le retrait de celui-ci, en même temps qu’il désigne le

1
Cette « succession » met en lumière les grandes étapes du cheminement heideggérien, et
notamment la Kehre (« tournant »), où la question de l’oubli de l’être, prégnante dans Être et
Temps, est repensée comme retrait de l’être lui-même. Ce tournant, que l’on « situe »
généralement autour de la conférence de 1930 De l’essence de la vérité (cf. sur ce point : J.
Grondin, « Prolégomènes à l’intelligence du tournant chez Heidegger », Les études
philosophiques, Paris, PUF, n°3, 1990, p.333-352) démarque ainsi un « Heidegger I » et un
« Heidegger II » (cf. M. Heidegger, « Lettre à Richardson », op.cit., p.348), que l’on pourrait
compléter d’un « Heidegger III » où s’élabore la double affirmation terminale de l’Ereignis –
lorsqu’est repensée le « et » de l’horizon du Temps et du plan de l’Être, et où la question de
l’être en tant qu’être est « abandonnée » pour se tourner vers la Copropriation elle-même – et de
la fin de la philosophie. En ce sens, nous serions partis ici, dans les deux premiers chapitres, du
« III » pour entendre le « I » et le « II » et leur liaison. Pour exacte qu’elle soit, et Heidegger n’en
disconvient pas, cette distinction risque toujours de méconnaître le véritable tournant qu’est le
cheminement de pensée lui-même, où « seule une pensée pluriforme parvient à une parole qui
puisse répondre à la “question” d’une telle teneur » (M. Heidegger, « Phénoménologie et pensée
de l’être. Lettre à Richardson », op.cit., p.349). C’est l’essence même de la distinction que de
toujours rester hétérogène et postérieure à la pensée de la différence, s’empêchant ainsi d’en
pénétrer le cheminement. La nécessité d’intégrer un « second tournant » par lequel s’ouvre le
« III » (cf. M. Zarader, op.cit., p.266-273), indique assez la primauté absolue de ce mouvement
d’interrogation permanente de l’Ereignis depuis Être et Temps, mouvement qui est le tournant
lui-même, et dans lequel les tournants ne sont que les virages attestant la nécessaire mobilité et
disponibilité de la pensée devant la plurivocité de l’être. Cherchant à circonscrire ce que nous
avions présenté dans le chapitre premier sous le terme de « topos dual », comme lieu propre du
tournant lui-même, il nous faut suivre les divers « tournants » comme autant de circonvolutions
autour de ce topos dans lesquelles il nous faut lire son unique circonscription. C’est pourquoi
nous avons choisi délibérément de ne pas mettre en avant ces distinctions, au risque de se heurter
aux apparentes contradictions du cheminement pluriforme. Gageons qu’un tel risque soit une
chance, celle de se voir ainsi « déplacés » au cœur même du topos.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 145

non-questionnement qui lui correspond dans la philosophie. L’« être


de l’être » est le retrait de l’être, c’est à dire plus précisément le
retrait de et dans l’Ereignis. Le Même est l’oubli de lui-même. Aussi
l’oubli est-il essentiellement oubli de l’oubli, c’est à dire oubli du
retrait comme tel, entendu dans le langage terminal de Heidegger
comme oubli de l’Ereignis.
C’est qu’alors l’histoire de la philosophie, comme « autophore »,
portant le Même, n’est pas celle de la constitution de l’oubli, mais
bien de sa densification. À mesure que la philosophie se déploie,
l’oubli du retrait se densifie : il s’opacifie, en cela qu’il s’oublie lui-
même. Ce qui se constitue dans le cours de la philosophie est un
« oubli » – progressif et croissant celui-là – de l’oubli du retrait. Mais
inversement, c’est précisément parce que l’opacité s’accroît sur
l’oubli du retrait que devient pensable le retrait comme tel : à
l’époque de la fin de la philosophie, fin qui doit être pensée, on l’a
vu, comme un avènement, un déploiement de toute puissance en
tant que prise et installation dans sa finitude propre, là peut se voir
ce qui échappe à cet avènement, le « reste » que l’avènement laisse
d’autant plus en retrait que ce retrait est depuis longtemps oublié.
C’est dans l’époque de l’« oubli de l’oubli » du retrait – l’époque du
« plus grand péril » – que « ce qui sauve », à savoir la pensée du
retrait comme tel, advient à sa plus grande possibilité1 : ce n’est que
là qu’elle peut – ou non – avoir lieu. Or la pensée du retrait comme
tel, que Heidegger détermine comme pensée en direction de
l’Ereignis, n’est possible que si d’abord elle se tourne vers l’oubli du
retrait à l’œuvre dans la philosophie, par et dans lequel le retrait s’est

1
Nous ne disons pas « probabilité » : cette plus grande « possibilité » correspond à la venue de
la mise en question de l’avoir lieu ou pas de cette pensée, et non au calcul des chances de cette
survenue, qui ne sauraient se dénombrer. La notion même d’« univers probabiliste », qui fonde
tout dénombrement, n’a ici aucun sens. Mais alors, objectera-t-on, que signifie « plus grande »,
si aucun calcul de grandeur ne correspond à cette possibilité ? Qu’est-ce qu’une grandeur
incalculable, et en quoi peut consister sa mesure ? Nous sommes là d’emblée placés dans un
autre ordre, qui est celui du déploiement de l’essence et de l’historialité de l’être. C’est la fin de
la philosophie, c'est-à-dire son apogée comme finie, qui détermine le contour de ce qu’elle est et
de ce que cet être laisse comme reste – la pensée comme retrait. La « plus grande possibilité »
correspond à cette apogée.
146 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

toujours déjà dit. Ici s’éclaire le lien singulier qu’entretiennent dans


la pensée heideggérienne le Vordenken, pensée en avant, prospection,
et l’Andenken, pensée commémorante, remémoration, pensée fidèle.
Ce n’est que par l’Andenken, la pensée qui repense le déjà pensé,
qu’est possible un Vordenken, un penser de l’impensé. En tant
précisément que le retrait parle dans le déjà pensé de l’oubli du
retrait, la pensée du retrait comme tel, de ce qui est toujours resté
l’impensé de la philosophie, ne peut advenir que dans le
questionnement de cette parole, c’est à dire dans le questionnement
du déjà pensé. Andenken et Vordenken ne sont donc en réalité que
les deux faces du penser véritable (Denken) : ils s’entre-appartiennent
dans leur opposition même, et font ainsi advenir le Denken dans
l’élément de l’identité de la différence qui est le sien. Ce n’est donc
qu’en tant que la pensée se fait à la fois Andenken – fidélité – et
Vordenken – détachement – qu’elle peut correspondre au Même
comme pensée du retrait. C’est précisément cette « fidélité
détachée », ou ce « détachement fidèle », comme on voudra, de la
pensée qu’il faut entendre dans ce que Heidegger dit de la relation de
la pensée à l’élément de la tradition :
« Nous pensons dans l’atmosphère de la tradition. La tradition nous dirige,
quand elle nous libère de la pensée conformiste pour nous apprendre à
penser en avant de nous, ce qui ne veut pas dire à faire des plans. Quand
notre méditation se tourne vers le déjà-pensé, c’est alors seulement que nous
sommes au service de ce qui reste à penser. »1

Aussi, l’entreprise heideggérienne, bien loin d’être la caricaturale


destruction systématique de la métaphysique post-platonicienne
revendiquant un « retour » de la pensée présocratique, prend tout
son sens de ce double mouvement de visée prospective de la pensée,
cherchant à correspondre au retrait comme tel qui est l’impensé
radical, passant nécessairement par la pensée de l’oubli de ce retrait,
donc le repenser rétrospectif du déjà-pensé philosophique. Ainsi,

1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.276.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 147

une telle pensée pense « au-delà » des Grecs parce qu’elle tâche de
penser en deçà d’eux.
Il n’en reste pas moins vrai que dans ce cheminement dual, le
dialogue avec la pensée grecque, et singulièrement avec celle de son
départ présocratique, tient une place privilégiée :
« L’ouvert sans retrait se laisse voir dans le désabritement entendu comme
éclaircir. Mais cet éclaircir lui-même, il demeure à tous points de vue
impensé en tant qu’Ereignis. S’engager à penser cet impensé, cela veut dire :
entreprendre plus originalement ce qui a été pensé de façon grecque, le
prendre en vue dans sa provenance. À sa manière, ce regard est grec, et
pourtant, quant à ce qu’il aperçoit, il n’est plus, ne peut plus jamais être
grec. »1

À quoi tient un tel « privilège » ? À cela qu’en tant que


commencement de l’histoire de l’oubli du retrait, la pensée grecque
est le premier dire de cet oubli, donc l’envoi initial, direct, du
Même. La pensée grecque n’a pas l’opacité grandissante qui
caractérise la métaphysique ultérieure, mais au contraire baigne
entièrement dans l’élément de cet envoi du retrait : elle constitue
proprement, et de la façon la plus pure, l’expérience de cet envoi. En
elle parle Χρεών, Μοῖρα, Λόγος, Ἀλήθεια, sans que l’essence du Même
soit questionnée. Mais à mesure que la philosophie ne questionne
pas sa provenance, et s’engage toujours plus à fond dans
l’élaboration de l’être de l’étant, la trace de cette provenance se fait
plus rare, c’est à dire qu’elle s’opacifie jusqu’à devenir l’oublié
radical de toute théorie de la connaissance. Au contraire, la pensée
grecque n’est que cela, l’envoi et l’oubli de l’envoi :
« Ὁ Λόγος, pensé comme la Pose recueillante, serait l’être, pensé à la
grecque, de la Parole disante […] En fait les Grecs habitaient dans cet être du
langage. Seulement ils ne l’ont jamais pensé, et pas même Héraclite. Ainsi les
Grecs ont-ils sans doute l’expérience du dire. Mais ils ne pensent jamais, pas
même Héraclite, l’être du langage spécialement comme le Λόγος, comme la
Pose recueillante. »2

1
M. Heidegger, « D’un entretien de la parole », Acheminement vers la parole, op.cit., p.125.
2
M. Heidegger, « Logos », op.cit., p.276-277.
148 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Dans l’expérience grecque, parce qu’elle habite entièrement la


copropriation de l’être, de la vérité et de l’homme, se dévoile le non-
questionnement de la différence comme telle, et par là l’envoi en
retrait de l’Ereignis. Que se passe-t-il alors ? La copropriation est
bien nommée – le Même comme Χρεών, Μοῖρα, Λόγος – sans être
pensée. Le nom ne nomme jamais l’Ereignis comme tel, il ne va pas
jusqu’à l’appel de l’identité émanant de la différence en retrait.
Qu’est-ce à dire ?
Le nom du Même vise l’unité du différent. Dès son départ, la
pensée de l’être de l’étant nomme sa propre origine, sans la penser,
l’Un comme unissant le tout de ce qui est :
« À partir de l’essence ainsi pensée du Λόγος se détermine l’essence de l’être
comme Un unissant : Ἔν. »1

L’être (ἐόν) est ainsi déterminé comme Ἔν Πάντα2 (èn panta),


comme οὖλον ἀχίνητόν3 (oulon akinèton), tout immobile dans lequel
c’est le Ἔν unissant qui parle encore :
« C’est le même Ἔν que pense Parménide. Il pense expressément l’unité de
cet unissant comme Μοῖρα. »4

Le nom du Même nomme l’unité de ce qui diffère en s’opposant


au sein de l’intimité de la présence du présent. L’unité de la présence
du présent dévoilée dans la correspondance de la survenue en
présence et de l’accueil rassemblant du présent – voilà ce que
désignent Χρεών, Μοῖρα, Λόγος :
« Dans la richesse en retrait du Même est pensée, par chacun des penseurs en
sa guise propre, l’Unité de l’Un unissant, le Ἔν. »5

Quel est le sens de cette unité ? En quoi ne pense-t-elle pas encore


le Même comme tel, qu’elle vient pourtant nommer ? Nous voici
1
M. Heidegger, « La parole d’Anaximandre », op.cit., p.445.
2
Héraclite, fragment 50.
3
Parménide, fragment VIII.
4
Ibid.
5
Ibid.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 149

irrémissiblement reconduits au questionnement initial sur le rapport


qu’entretiennent unité et identité. Reconduite qui, du coup, appelle
un nouveau détour par Aristote.
L’hénologie aristotélicienne est, nous l’avons dit, d’un abord
difficilement praticable, car orienté selon des directions multiples
dont il apparaît présomptueux d’espérer systématiser la cohérence.
Et cela tient notamment à ce que l’effort de penser d’Aristote est
d’emblée doublement qualifié, comme ontologie et hénologie. La
différenciation est rendue précisément délicate par la
« coextensivité », ou la « corrélation », ou la « convertibilité » de
l’être et de l’un. L’ontologie n’est pas l’hénologie, et elle en est
pourtant inséparable. Ainsi, la question, déjà monumentale, de l’être
en tant qu’être, se double de celle pas moins effrayante de l’un en
tant qu’un. Encore une fois, il n’est pas question ici de résoudre des
problèmes dont la complexité dépasse largement nos compétences.
Mais cela ne doit pas nous empêcher de faire une remarque capitale
pour ce qui nous occupe ici. C’est à savoir qu’il y a des chances que
l’hénologie détermine la relation entre onto- et théo-logie, par quoi
l’un acquiert une dimension tout autre que la seule prédication
universelle. Mais par là, c’est l’ontologie elle-même qui est rendue
possible. Face à la dispersion irréductible de l’être dans ses différents
sens, l’Un lui-même est finalement le seul socle sur lequel la pensée
puisse « compter », mais précisément en tant qu’il est séparé, c'est-à-
dire « par soi », principe dont dépend univoquement toute chose, et
dont les essences du monde sublunaire sont des « imitations ». Et ce
principe est par excellence le Dieu premier moteur immobile,
incorruptible et ingénérable, indivisible, sans étendue ni temps,
libre, sans matière ni quantité ou qualité, acte pur dont découle
toutes les puissances. Il est l’Un absolu, dont les essences sensibles
exhibent les moindres degrés. Nous suivons là l’interprétation de
Pierre Aubenque, qui note :
« Une chose est d’autant plus une pour Aristote qu’elle est plus séparée,
c'est-à-dire plus subsistante, plus essentielle. L’unité n’est plus une propriété
150 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

du tout, mais est plus ou moins présente en chaque chose, et n’est présente
absolument qu’en Dieu. »1

La conséquence, et c’est elle qui nous préoccupe


particulièrement, est que ce sens théologique de l’Un, dont le mode
de donation dans l’étant est celui de la gradation dans les essences du
monde sensible, ouvre deux formes, ou plutôt deux interprétations
de l’essence de l’unité. Le sens vertical que lui confère Aristote
rompt avec l’unité horizontale unifiant le divers :
« Unité verticale et non plus horizontale, pourrait-on dire ; non pas unité du
divers, mais unité qui s’unifie dans le divers, ou plutôt effort du divers pour
s’égaler à l’unité subsistante de Dieu. Il n’y a d’unité originaire que de Dieu :
toutes les autres unités ne sont que dérivées, “imitées”. »2

Tout l’effort d’Aristote viserait à identifier le sens vertical tout en


rendant compte de l’apparente nécessité de son sens horizontal
d’unification du divers. L’Un aurait ainsi deux dimensions, en
quelque sorte, dont l’une ouvrirait l’espace pour l’autre. Il n’y aurait
d’unification possible qu’à partir de la donation de l’Un absolu.
L’unité est donc fondamentalement ambiguë. Et la difficulté réside
en ce que la nécessaire unité du divers occulte la transcendance de
l’Un, au sens d’une traversée de tous les degrés du sensible depuis
l’absolu. Retenons donc, avant de poursuivre, cette tension
fondamentale propre à l’Un, qu’exhibe remarquablement la difficile
hénologie aristotélicienne, et dont on retrouve certains accents chez
Heidegger.
Au plan strict de l’immanence sensible, l’unité renvoie donc
d’abord à l’unification du distinct. Elle réunit le différencié en une
cohérence qui lui est à la fois supplémentaire et déterminante. Mais
réunissant ainsi, elle sépare : elle dit la différence comme
différenciation. Par là, elle détermine le différent comme différencié,
et se surajoute à lui en l’unifiant. Dans son ambiguïté, la visée de
l’unité se voit donc inexorablement comme happée par l’unification

1
.P. Aubenque, op.cit., p.409.
2
Ibid.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 151

du séparé, du différencié ; elle ne pense donc pas la différence


comme élément de l’appartenance réciproque. Pour autant, ce n’est
que depuis cet élément de la différence comme coappartenance
qu’un tel dire est possible. Car le séparé comme différencié n’est tel
qu’en vertu de l’appartenance réciproque jouant dans la dimension de
la séparation : ce qui se sépare s’entre-appartient. La différence
comme dimension de la séparation est la mesure de cette
coappartenance :
« La Dif-férence (Unter-schied) n’est pas plus distinction qu’elle n’est
relation. […] La Dif-férence est la dimension, pour autant qu’elle mesure, et
ainsi amène monde et chose à ce qui leur est propre. Cette mesure seule
ouvre l’écart où monde et chose peuvent être l’un pour l’autre. Une telle
ouverture est la façon selon laquelle, ici, la Dif-férence mesure de part en
part les deux. »1

Ce qui diffère, nommé ici monde et chose2, s’entre-appartient


dans l’élément de la dimension qu’est la différence. Ce n’est que dans
l’élément de la coappartenance qui approprie l’un à l’autre, que peut
ensuite être représentée la séparation comme distinction et
différenciation des deux, et à partir d’elle, l’unité unifiant la
différence. Une telle unité, dit Heidegger, pense la coappartenance
(Zusammengehörigkeit) à partir du co- (Zusammen), au lieu de
l’entendre depuis l’appartenance elle-même, c’est à dire depuis la co-
propriation de l’Ereignis. L’appartenance est alors mise de côté ; le
co- prend nécessairement le pas sur elle, en tant qu’il fonde la
représentation. Ainsi totalement déterminée par le co-, l’entente de
la co-appartenance se réduit à un « être assigné à l’ordre d’un
ensemble et mis à sa place en cet ordre, intégré dans l’unité d’une
diversité, rassemblé en l’unité d’un système, bénéficier de la

1
M. Heidegger, « La parole », Acheminement vers la parole, op.cit., p.29.
2
« Monde et chose » est à entendre en deçà de « présence du présent ». « Monde et chose » est
ce qui porte le Quadriparti – Ciel et Terre, Divins et Mortels – de ce qui est dans l’ouvert de la
Différence : il est la Différence comme telle, où monde et chose se rapportent l’un à l’autre en
« portant » le Quadriparti (cf. M. Heidegger, « La chose », Essais et conférences, op.cit., p.212-
216 ; M. Heidegger, « La parole », op.cit., p.24).
152 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

médiation du centre unifiant d’une synthèse déterminante »1. C’est


là ce qui fonde l’unité de l’aperception originaire dans le dispositif
kantien, mais également, et de manière plus large, ce qui détermine
la place prépondérante du concept d’unité dans tout dispositif
philosophique, au détriment de l’identité. Dans cette entente,
l’ouverture de la différence que nomme l’Ἀλήθεια, c’est à dire
l’identité de la différence comme telle, est ramenée à l’évidence d’un
divers unifié en un tout : l’identité de la différence comme co-
propriation est établie comme unité de ce qui diffère. La philosophie
est précisément l’histoire de cet établissement. Car dès son départ,
l’être est pensé selon l’ordre de la présence et de l’apparaître. Mais
l’appartenance comme telle est ce qui précisément n’apparaît pas : ce
qui s’entre-appartient se présente relié et différencié ; l’appartenance
se représente comme relation. C’est pourquoi « la philosophie
présente cette co-appartenance comme nexus et connexio, comme le
lien nécessaire qui rattache un terme à un autre »2, c’est à dire
comme unité du distinct. Ainsi, ce qui apparaissait chez Aristote
comme ambiguïté de l’Un lui-même, Heidegger en fait l’ambiguïté
de la co-appartenance. Il y a entre les deux une convergence certaine,
quoique non absolue. L’unité du divers s’oriente du co-, quand
l’unité « verticale » s’appuie bien évidemment sur l’appartenance.
Toutefois, Heidegger ne parle pas d’Un absolu, semblant réserver le
terme à l’unité du divers, son sens « horizontal ». Le point est qu’ici,
précisément, l’appartenance réciproque n’est pas séparée, au
contraire du premier moteur d’Aristote. Si le sensible, d’une certaine
manière, appartient à l’Un en tant qu’il en est une « imitation »,
l’inverse est-il vrai ? D’une certaine manière, on pourrait dire que si
l’hénologie aristotélicienne exhibe effectivement la tension, il ne la
pense pas selon l’appartenance, mais la contraint à suivre la donation
univoque de l’un. Mais inversement, ne faut-il pas alors reconnaître
à Aristote de pointer la texture même de cette coappartenance
comme donation de l’Un ? N’y a-t-il pas là comme les prémisses
1
M. Heidegger, « “Identité et différence”. Le principe d’identité », op.cit., p.262-263.
2
Ibid.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 153

« théologiques » de ce que l’Ereignis tâche de nommer au-delà de la


théologie ? Nous laissons ouverte cette interrogation. Conservons
pour l’instant ce point que la pensée philosophique de l’unité,
quoiqu’elle émane de l’élément d’ouverture de la coappartenance
essentielle, se voit comme contrainte par l’unification du divers. Par
quoi elle ne peut pas penser la différence comme telle.

§ 16. Nomination scientifique du Système productif et pensée


philosophique du Possible

Les « étapes » de la philosophie apparaissent alors comme autant


de déterminations de cette unité du distinct. Elle trouve ses
prémisses dans les noms : Χρεών, Μοῖρα, Λόγος. Mais à la suite de ces
premières déterminations, l’idée du Bien (τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα ; tou agatou
idéa) est pensée par Platon comme unité de l’être et de la vérité,
déterminée comme cause : « pour toutes les “choses” et pour leur
choséité, l’Idée suprême est l’Origine, c’est à dire la Cause »1. Ici,
dans cette nomination du Même comme cause par l’idée du Bien,
non seulement, comme dans les déterminations précédentes, « l’être
de l’Ἀλήθεια demeure voilé »2, mais encore « l’Ἀλήθεια passe sous le
joug de l’Idée »3, déterminant par là un changement capital dans
l’essence de la vérité : « la vérité devient l’ὀρθότης, l’exactitude de la
perception et du langage »4. À partir de ce changement, l’oubli de
l’être de l’Ἀλήθεια, c’est à dire l’oubli du retrait de la copropriation,
s’opacifie, la détermination de l’unité de la différence se condensant
toujours plus autour de la connexion de ce qui apparaît à son dire
comme : intellectus ; subjectum ; Sujet Transcendantal ; Esprit ;
Volonté de Puissance. L’histoire de la philosophie est ainsi celle de la
détermination de l’unité de la différence, comme oubli de l’identité

1
M. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », trad.fr. A. Préau, Questions I et II,
op.cit., p.457.
2
M. Heidegger, « Moîra », op.cit., p.305.
3
M. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », op.cit., p.458.
4
Ibid., p.459.
154 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de la différence, qui se déploie depuis le Χρεών, la Μοῖρα, le Λόγος,


l’Ἀγαθόν, jusqu’à la Volonté de puissance nietzschéenne. Mais quel
est le trait propre à toutes ces déterminations, qui en fait
précisément toujours des déterminations de l’unité du distinct ?
L’unité du distinct désigne ce qui chaque fois rend possible
l’apparaître de ce qui apparaît : il est le possible pour tout possible,
que nous avions trouvé au creux du double mouvement d’auto-
possibilisation du subjectum, et qu’il faut entendre, rappelons-le, de
manière infra-catégoriale, en tant qu’il précède la constitution,
notamment, des catégories de relation et de modalité. Ce n’est
qu’avec Platon et Aristote que cette unité devient causalité
fondamentale ; elle n’en est pourtant pas moins ce qui possibilise la
causalité elle-même, et avec elle, le relationnel ou le modal
caractérisant l’apparaître de ce qui apparaît. En effet, ce qui réunit le
séparé de la différenciation, dans l’élément de la cohérence comme
connexion, possibilise précisément le séparé en le déterminant par
cette cohérence de la connexion. Le séparé – ce qui est – n’est tel
qu’il est dans son être qu’en tant qu’il est déterminé par cette unité,
qu’en tant, finalement, qu’il appartient pleinement à la cohérence
unifiante. L’unité de la différence vient donc nommer la
possibilisation de tout possible, en deçà de toute causalité. C’est ce
que le dispositif kantien, nous l’avons vu, met clairement en
évidence, en se centrant sur l’unité originaire de l’aperception :
l’unité précède toute catégorie, précisément parce qu’elle instaure le
régime de la cohérence comme connexion, à partir duquel seul peut
se constituer le catégorial. Ainsi, l’Ἀγαθόν platonicien apparaît-il à
Heidegger comme « la potentialisation, la δύναµις, la possibilisation
de l’être et de l’ouvert sans retrait dans leur essence »1. L’allégorie de
la caverne scénarise le Bien comme la source de lumière par quoi une
vision du suprasensible est rendue possible, par quoi donc l’aspect
(εἶδος) de ce qui est, advient en sa vérité dans la vision (ἰδέα),

1
M. Heidegger, De l’essence de la vérité. Une approche de l’“allégorie de la caverne” et du
Théétète de Platon, op.cit., p.132.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 155

précisément parce qu’il détermine la possibilité même de cette


vision. Le Bien est ainsi l’Idée qui possibilise toute Idée ; il est l’Idée
suprême qui « remplit le plus originairement et le plus proprement
ce qui constitue déjà la fonction de l’Idée : contribuer à faire jaillir le
hors-retrait – hors-retrait de quelque chose d’étant – et, l’Idée étant ce
qui est aperçu par le regard, donner à entendre l’être de l’étant »1. En
d’autres termes, l’Idée du Bien possibilise l’Idée qui constitue en
propre l’étantité de l’étant, entendue comme ce qui fait jaillir l’étant
en son être et vérité. Donc comme la possibilité même de l’étant, en
tant qu’être et vérité de l’étant. Le Bien est la « puissance de
potentialisation » – ce qui accorde le possible en permettant sa
possibilité, son « être-possible » – qui possibilise l’Idée et la rend à ce
qu’elle est : le possible unifiant le penser (νοεῖν ; noeïn) et le pensé
(νοούµενον ; noouménon). Comme tel, il est l’unité issue de
l’unification de l’être et de la vérité, possibilisation de tout possible,
puissance de potentialisation.
Au regard de l’unité de la différence comme possibilisation du
possible, peut se dire plus essentiellement ce qui reste impensé par
cette nomination du Même :
« Ce qu’est cette potentialisation et comment elle a lieu, voilà qui n’a pas été
élucidé jusqu’à ce jour. »2

La potentialisation n’est elle-même « possible » que dans


l’élément du Possible comme tel. Mais cela, le Possible, est laissé
dans l’impensé par la proposition philosophique nommant l’unité de
la différence. Dans cette nomination, le possible est pensé comme
détermination dans la cohérence de la connexion. Par là, il devient
cause unifiante de ce qui est en son être : il est mouvement de
potentialisation, comme réunion du séparé de la différenciation. Le
possible est pensé ainsi exclusivement dans la perspective de
l’opposition de l’actuel au virtuel, de l’effectif au potentiel : comme
« possibile d’une possibilitas seulement représentée […], potentia

1
Ibid., p.120-121.
2
Ibid., p.132.
156 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

comme essentia d’un actus de l’existentia »1. Il est l’essence de ce qui


existe comme potentialité d’une actualité. Rien n’est dit ici du
possible comme tel, du Possible. Mais précisément, en tant qu’il est
l’identité de la différence en retrait, le Possible constitue ce dont la
philosophie ne peut rien dire :
« La potentialisation est la limite de la philosophie (c'est-à-dire de la
métaphysique). »2

Limite contre laquelle vient buter la proposition philosophique


en son aboutissement paradoxal qu’est le dire du Même. Le Possible
est l’élément de la potentialisation. Ce qui potentialise différencie et
distingue à partir de l’unité de la potentialisation. Il n’a lieu que dans
l’élément de l’identité de la différence de l’être à l’étant qui
approprie l’un à l’autre et qui, comme tel, est le Possible lui-même :
« L’Être en tant que désir [Mögen] qui s’accomplit en pouvoir [Vermögen] est
le “pos-sible” [Mög-liche]. »3

Le « désir » est ici le « pouvoir aimant » qui approprie l’un à


l’autre dans l’élément de la différence : ce que Heidegger finit par
nommer l’Ereignis. La pensée du Possible est pensée en direction de
l’Ereignis, du retrait comme tel, pensée qui « ne peut plus être du
ressort de la philosophie »4 en tant précisément qu’elle tâche de
penser en deçà d’elle l’élément de la philosophie, à savoir l’identité
de la différence du Possible, qui approprie depuis le retrait de la
copropriation.
Dans l’époque de l’achèvement de la philosophie s’établit donc
l’ultime détermination de l’unité de la différence, l’ultime nom par
lequel parle, sans se laisser questionner, le Même – le Possible
comme tel, comme identité de la différence en retrait. Il est le nom
qui se tient depuis le début de la philosophie dans chacun des noms ;
1
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad.fr. R. Munier, Questions III et IV, op.cit.,
p.72.
2
M. Heidegger, De l’essence de la vérité. Une approche de l’“allégorie de la caverne” et du
Théétète de Platon, op.cit., p.128.
3
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.71.
4
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.294.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 157

l’ultime proposition à l’œuvre déjà dans chacune, qui advient dans


l’avènement et la fin de la philosophie. Il est le nom qui correspond à
cet avènement, comme déploiement des sciences particulières
autonomes effectuant l’investigation du divers de l’étant. Il lui
correspond comme le propre de cet avènement, le propre du
déploiement des sciences. Celui-ci appartient donc encore à la
philosophie, mais en tant que celle-ci est terminée. Ce déploiement
est hétérogène à la philosophie tout en lui appartenant. Cette
appartenance s’inscrit dans l’envoi de l’ultime nomination de l’unité
de la différence, ultime envoi de la philosophie pour le déploiement
des sciences.
Cet envoi, ce dernier « dire et impensé » du Possible est, c’est ici
notre thèse centrale, le Système de production, unité de la différence
du système et du produire – du Système et du Travailleur – fondée
sur l’opération vide du « se poser » de la considération possibilisant
tout possible. Le Système de production est la forme terminale,
définitive, de l’unification de la différence dans l’élément de la
cohérence comme pure connexion : la forme la plus accusée de la
non-pensée de la dimension de la séparation comme élément de la
différence comme telle qu’abrite le Possible. Nous « risquons » donc
ici cette assertion : « Χρεών, Μοῖρα, Λόγος, Ἀγαθόν, intellectus,
subjectum, Sujet Transcendantal, Volonté de puissance » est
l’histoire, qu’analyse en détail Heidegger, de l’envoi de l’ultime nom
Système de production. Ce nom est à l’œuvre depuis le début de cette
histoire, en tant qu’il nomme l’unité du distinct comme
possibilisation. Cette « unité » est univoquement posée comme force
d’unification, laissant impensé son élément qu’est l’identité de la
différence comme pur Possible. Ce nom est donc le propre du
déploiement de l’investigation autonome du divers de l’étant sous la
forme de la ramification et de la connexion grandissantes du
multiple des sciences particulières.
Plus précisément, le Système de Production correspond à la
nomination unifiante du différent désormais totalement affranchie
de l’appel de l’« autre » unité, comme identité de la différence. Ainsi
158 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’unité perd toute vibration propre, n’étant plus entendue et


supposée que comme pure unification fondatrice, dans laquelle ne
résonnent plus les pulsations de l’identité de la différence. Le
système de production est l’unité du différent elle-même, que
tâchaient de nommer les nominations précédentes de la philosophie.
Ce que nous avions appelé l’espace d’unité ouvert par l’identité et la
différence se referme dans la pure connexion du divers. Le système
n’est donc pas à proprement parler une nomination philosophique
de l’unité de la différence, mais l’advenue elle-même de cette unité
en tant que pur « unifié », en tant donc qu’affranchie de l’appel de
toute identité – advenue qui a lieu au sein de la domination et du
règne de l’interrogation scientifique. C’est pourquoi c’est depuis
l’instauration en place dominante de cette interrogation qu’est
instituée l’unité absolue du différencié comme système productif.
Deux étapes centrales témoignent de cette institution. Ces étapes
sont bien sûr en réalité totalement reliées entre elles, en cela qu’elles
mènent à, et participent de cette institution. Il s’agit d’une part de
l’élaboration de la cybernétique comme étude et maîtrise des
régulations des machines et organismes vivants, dont Wiener donne
en 19481 les principes et méthodes essentiels, dans laquelle animal et
machine sont assimilés au sein de la considération mathématique de
l’information comme élément de toute régulation2. Et d’autre part,
et surtout nous semble-t-il, la fondation plus tardive de la théorie des
systèmes par Bertalanffy aboutit à l’émergence progressive de la
systémique – entendue comme « la » science réunifiant le multiple des
sciences déployées – et entraîne des modifications méthodologiques
et théoriques majeures, que nous voyons s’incarner par exemple
dans les théories récentes du chaos déterministe et de la complexité3,
et ce dans l’ensemble des domaines scientifiques – c’est à dire, à

1
N. Wiener, Cybernetics. Control and communication in the animal and the machine,
Hermann, Paris, 1948.
2
Cf. sur ce point C.E. Shannon et W. Weaver, The mathematical theory of communication,
Urbana, University of Illinois Press, 1949, texte qui fonde la théorie de l’information.
3
Cf. par exemple D. Ruelle, « Hasard et chaos », Paris, Odile Jacob, 1991, p.67-105 et I.
Prigogine, « Les lois du chaos », Paris, Flammarion, 1994.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 159

l’heure de la domination de la référence scientifique, dans la totalité


de la considération de l’étant. Mais cette évolution épistémologique,
qui marque la seconde moitié du vingtième siècle, ne doit pas
tromper : c’est bien parce que s’impose peu à peu le Système de
production comme unité du différencié fondant toute considération,
que l’interrogation scientifique, dans sa forme systémique, parvient à
domination, et non pas le contraire.
C'est-à-dire : l’imposition du Système de production, qui se
traduit, comme nous l’avons montré, par la mainmise totale du
dualisme objectivisme/subjectivisme sur toute considération,
détermine l’apogée de ce que nous avons appelé la « référence
scientifique ». Toute proposition se réfère alors explicitement à
l’objectité et la subjectité déterminées par le système de production
comme étantité de l’étant universelle et maximale. Mais alors, la
place même de quelque chose comme la « philosophie » – la pensée
créatrice par laquelle se dit l’être de ce qui est, dans la tension
paradoxale de la proposition, écartelée entre fondation et écoute de
l’unité, entre unification et appel de l’identité de la différence, entre
unité « horizontale » et unité « verticale » – en vient finalement à
être elle-même mise en cause, conséquence naturelle de la fin de la
philosophie. Ce n’est pas tant le nom même de la philosophie qui se
voit contesté, pouvant même devenir un slogan dominant de
l’époque, mais la portée de celui-ci, qui se voit restreinte à la précaire
récollection de l’histoire des « systèmes philosophiques », ou à la
production d’« avis » dont on attend une espèce d’accompagnement
du développement moderne de l’histoire humaine, mais dont il est
d’avance établi qu’il ne saurait en constituer le cœur – bref : à une
activité de recherche prenant place au sein même du déploiement des
sciences, comme « science humaine », ou plus exactement branche
spécialisée du champ global des « sciences humaines ». Promiscuité
qui n’est pas le fait d’une « mauvaise volonté », mais bien d’une
nécessité d’ordre ontologique. C’est pourquoi Beaufret, dans son
Dialogue avec Heidegger, a pu déclarer :
« Issue du monde grec qui fut le monde de la philosophie, la technique est
160 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

aujourd’hui la vraie philosophie de notre monde. Ou plutôt : devant la


technique telle qu’elle triomphe dans les sciences mêmes qui l’ont préfigurée
et qu’elle ne cesse de promouvoir en les mobilisant à son service, dont le
secteur le plus privilégié est précisément la recherche scientifique, qui inclut
à son tour la philosophie, la philosophie ainsi récupérée, incluse et débordée
par les sciences, n’a rigoureusement plus rien à dire. »1

La conclusion un peu désespérante aura à être nuancée. La


philosophie aurait au moins à dire quelque chose de la situation de sa
propre promiscuité. La formule un peu excessive de Beaufret oriente
vers cela que la philosophie ne saurait plus en aucun cas être
normative, parce qu’intégralement débordée par la norme désormais
absolue du Système de production. Nous verrons dans les prochains
chapitres pourquoi le triomphe de la technique « dans les sciences
mêmes » d’une part, et l’auto-imposition et l’apogée du Système de
production comme unification du différencié d’autre part, sont une
et même chose. Mais il reste que dans ce triomphe et cette apogée,
deux « événements », aussi capitaux qu’ils sont invisibles, font
irrévocablement trace :
– la philosophie telle qu’elle a existé jusqu’à présent, comme
questionnement de l’être de l’étant, n’a plus de lieu propre et se
termine donc, laissant place à la domination de la référence
scientifique ;
– la pensée du Possible, comme identité de la différence, advient
comme reste, en deçà de l’apogée du Système de production, comme
potentialisation unifiante du différencié.
Une seconde assertion doit alors ici être tentée, vers laquelle,
semble-t-il, nous dirige Heidegger lui-même : dans l’époque de la fin
de la philosophie, c’est à dire dans l’époque du déploiement
scientifique du Système de production, la philosophie n’a de vie
propre qu’en tant qu’elle se transforme et devient pensée du Possible
comme tel. Nous tâcherons d’étayer cette seconde assertion et ce
que peut signifier une telle « transformation » – c’est à dire en quoi
1
J. Beaufret, « Philosophie et science », Dialogue avec Heidegger. Approche de Heidegger,
op.cit., p.47.
UNITÉ DU SYSTÈME ET IDENTITÉ DU POSSIBLE 161

la philosophie a toujours déjà été pensée du Possible, et en quoi elle


doit et ne peut désormais que l’être radicalement et absolument –
dans la dernière partie de ce travail. Indiquons seulement ici que
cette assertion vise à nommer une telle pensée du Possible :
« philosophie », en tant précisément qu’elle ne devient elle-même
possible qu’à partir de l’accomplissement de la philosophie la
menant à sa fin. L’advenue d’une telle pensée doit ainsi être
considérée comme trans-formation, renaissance à la fois en deçà et
au-delà d’elle-même de la philosophie ; comme traversée, pourrions-
nous dire, de l’épreuve de sa propre fin, c'est-à-dire aussi comme
épreuve de sa finitude. Mais n’est-ce pas alors que la philosophie
aurait, d’une certaine manière, à reconquérir la transcendance
occultée par son épreuve de l’immanence du système ?
Nous ne faisons ici qu’esquisser un questionnement qui, pour
être poursuivi et approfondi nécessite d’autres développements dont
on voit, au terme de cette esquisse, ce qu’ils doivent être. Si le
Système de production constitue l’expression même de l’avènement
du mode d’interrogation scientifique, en tant qu’il est le dévoilement
par la science elle-même de l’étantité de l’étant, comme unité
horizontale du différencié dans l’élément de la cohérence de la
connexion, dans sa forme ultime et définitive, alors une entente de
l’essence du Système de production implique de questionner plus
avant le sens que prend et se donne désormais à elle-même
l’interrogation scientifique.
162 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE V

SCIENCE, MATHÉMATIQUE ET CALCUL

§ 17. De l’ἐπιστήµη à la science

La science (scientia) est savoir (scire) ; pour autant, tout savoir


n’est pas science : la science n’est pas le savoir, elle ne se laisse pas
déterminer par lui. C’est à dire, elle ne signifie plus savoir, mais au
contraire détermine désormais celui-ci comme savoir scientifique.
Science et savoir se meuvent ainsi dans une ambiguïté fondatrice : la
science ne se réduit pas au savoir, le savoir ne se réduit pas à la
science, tout en s’incluant l’un l’autre, dans une référence réciproque
nécessaire. La science n’est ce qu’elle est qu’en tant qu’elle accomplit
une certaine forme de savoir. Plus, le savoir est lui-même qualifié par
la science, comme savoir scientifique ou non scientifique.
Au premier abord, cette distinction entre savoir scientifique et
savoir non scientifique semble recouvrir la différence de l’ἐπιστήµη à
la fois à la τέχνη et à la δόξα grecques. En ce sens, la science serait le
simple développement du savoir théorique grec, comme
« contemplation » de l’être de l’étant. Pourtant, aussi justifiée que
soit la représentation d’une telle continuité de l’ἐπιστήµη à la science
moderne, continuité supposée inclure la doctrine médiévale de la
connaissance, elle occulte totalement la spécificité essentielle de
l’aboutissement moderne de la science. En quoi réside une telle
164 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

spécificité ? En cela précisément, que la science se sépare


radicalement de la généralité du « savoir », si « théorique » soit-il,
pour aller résolument jusqu’à en prescrire au contraire les
déterminations qui en font un savoir « certain », « exact », ou
« rigoureux » – bref : un savoir. De ce rapport de la science au
savoir, Heidegger indique :
« Ce qui domine dans la science, est-ce autre chose qu’une simple volonté de
savoir de la part de l’homme ? En fait il en est bien ainsi. »1

Cette indication rapide est plus décisive qu’elle en a l’air : ce n’est


pas, ou ce n’est plus, le savoir qui guide la science. C’est donc que la
relation s’est inversée. Dans l’époque de la modernité, où se
singularisent radicalement et s’autonomisent les sciences, ce n’est
plus le savoir qui « fait » et guide l’activité scientifique, mais bien le
contraire : la science prescrit le savoir. La mathématique
platonicienne reste entièrement déterminée par l’ἐπιστήµη comme
impulsion philosophique. Pour les Grecs, « une science prise pour
elle-même, reste toujours au-dessous du savoir »2, c'est-à-dire au-
dessous de l’ἐπιστήµη philosophique. De même, la « science »
médiévale, « servante de la foi, cumulative, rhétorique, fondée en
révélation et en sources d’autorités »3 est déterminée de part en part
par la visée de savoir comme correspondance à l’intellect de Dieu
créateur. Mais le XVIIe siècle voit Galilée et Descartes singulariser la
science comme telle, ouvrant la modernité en effectuant le
renversement radical qui place la science en position dominante,
législatrice, sur toute volonté de savoir. La formule lapidaire de
Léon Bloy est, sur ce point, un modèle de précision :
« On ne connaît plus que la science. On ne veut plus rien savoir, sinon la
science, et chaque matassin revendique son animalcule. »4

La question s’impose alors de comprendre ce qui guide la science


elle-même. Or le trait propre de ce renversement réside en

1
M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et conférences, op.cit., p.50.
2
J. Beaufret, op.cit., p.27.
3
A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op.cit., p.2038.
4
L. Bloy, Exégèse des lieux communs, Paris, Payot et Rivages, 2005, p.168.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 165

l’explicitation de la méthode comme règlement pour toute


investigation scientifique de l’étant. Par définition, la méthode est
une technique de recherche, c'est-à-dire une τέχνη produisant
résultats, inductions, calculs. Une science méthodique est donc
fondamentalement une science « technique », qui n’a alors plus
qu’un lien lointain avec l’ἐπιστήµη grecque, en tant précisément
qu’en elle, c’est la τέχνη – la méthode – qui prescrit l’ἐπιστήµη – le
savoir. Or ce n’est qu’à partir de cette première explicitation de la
méthode que se déploie la science dite moderne, singulièrement dans
la physique mathématique de Galilée et Newton, que Heidegger
analyse à partir de la découverte, qui est en même temps son
imposition méthodique, de la loi d’inertie, comme première loi du
mouvement :
« Tout corps, par sa seule force inhérente, s’avance uniformément selon une
ligne droite à l’infini, à moins que quelque chose d’extérieur ne l’en
empêche. »1

Or ce qui frappe d’emblée, et constitue pour Heidegger la


présence même de la méthode comme fondement, est précisément
que cette loi ordonne « un corps laissé à lui-même »2, c'est-à-dire un
corps qui n’existe proprement pas, ce que Husserl nomme une pure
« idéalité », pour lequel n’existe, et ne peut exister aucune
« expérimentation qui puisse offrir pareil corps à la représentation
intuitive »3. Pour autant, la considération de cette idéalité, en tant
qu’elle ouvre la possibilité de la mesure des différences à cette
idéalité, refonde l’intégralité de la conception de la nature physique,
qui devient par là « physique mathématique ». Posant l’étalon pour
toute mesure future, elle inscrit d’avance le « physique » dans le
cadre de la mesure mathématique. C’est pourquoi Heidegger
introduit ici l’aiguillon du « projet mathématique », comme
orientation méthodique de la science moderne par « la fixation d’une

1
I. Newton, Du mouvement des corps, trad.fr. F. De Gandt, Paris, Gallimard, 1995, p.155.
Heidegger commente le même axiome sous la forme légèrement différente des Philosophiae
naturalis principia mathematica.
2
M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, op.cit., p.100.
3
Ibid.
166 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

détermination de la chose qui n’est pas puisée dans la chose elle-


même par voie d’expérience, et qui pourtant est à la base de toute
détermination des choses, la rend possible et lui ménage son
espace »1. La science comme pur projet découle de cette imposition a
priori de la méthode comme fixation au sein du mathématique de
toute appréhension physique. De ce point de vue, le texte de
Newton De la gravitation, très antérieur et donc préparatoire aux
Principia, est particulièrement éloquent, puisqu’il débute par
l’exposé nécessaire de ce que Newton appelle la « double méthode » :
« Il convient de traiter la science de la gravitation et de l’équilibre des fluides
et des solides dans les fluides par une méthode double. Dans la mesure où
elle appartient aux sciences mathématiques, il est juste de faire le plus
possible abstraction de considération physique. Pour cette raison j’ai décidé
de démontrer strictement, à la manière des géomètres, chaque proposition
de cette science, en partant de principes abstraits et suffisamment reconnus
de quiconque y applique son esprit. Puis, comme on estime que cette
doctrine est d’une certaine manière apparentée à la Philosophie naturelle, en
tant qu’elle convient à l’examen approfondi de la plupart des phénomènes
de Philosophie naturelle et comme ainsi son utilité en est particulièrement
manifeste et que la certitude de ses principes peut en être confirmée, je ne
ferai pas difficulté à illustrer aussi les propositions au moyen
d’expériences. »2

On voit ici combien l’idée naïve d’une science qui serait fondée
par l’expérience est incapable de rendre compte du bouleversement
opéré par Galilée et Newton. Elle est même clairement un
contresens, puisque Newton va jusqu’à traiter l’expérience de simple
illustration, c'est-à-dire de second pan, annexe et nullement
nécessaire, de la « double méthode ». L’essentiel réside dans le
premier pan, à savoir la démonstration more geometrico des principes
physiques, en faisant « le plus possible abstraction de considération
physique », en tant précisément que ces principes sont censés
ordonner toute considération physique. Les choses ont le mérite
d’être claires : la méthode ne consiste nullement en un simple
ordonnancement logique et systématique de la pensée, en une

1
Ibid.
2
I. Newton, De la gravitation, trad.fr. M-F. Biarnais, Paris, Gallimard, 1995, p.111.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 167

rigueur particulière, « scientifique », à adopter face à l’expérience ;


elle impose au contraire d’adopter un regard mathématique
antérieurement à toute expérience. En cela, dit Heidegger, elle est
d’abord projet, comme imposition a priori.
On retrouvera cette dimension programmatique de la science
comme projet, c’est à dire méthode, dans les développements
mathématiques de Leibniz, en tant que le calcul infinitésimal ou
l’émergence du concept de fonction, développé ensuite par Bernoulli
et Euler, constituent les points d’appui sur lesquels prennent leur
essor les sciences mathématiques de la nature au XVIIIe siècle. C’est
également la cristallisation toujours plus grande de l’activité
scientifique sur la question de la méthode qui détermine l’émergence
du positivisme1, et à partir de là, l’hyper-développement
contemporain des sciences particulières. C’est pourquoi la
domination de la science est en réalité domination de sa méthode,
qu’elle est elle-même essentiellement, comme science moderne. En
cela, la science n’est plus la science issue de l’ἐπιστήµη et de la scientia,
mais purement et simplement méthode, comme l’a décisivement
souligné Nietzsche : « Ce qui distingue notre XIXe siècle, ce n’est
pas le triomphe de la science, mais le triomphe de la méthode
scientifique sur la science. »2 Reste donc à clarifier ce en quoi
consiste proprement cette explicitation de la méthode, qui en
détermine la domination.

§ 18. Mesure et Formes-Limites chez Husserl

Il est tout à fait remarquable de constater ici la convergence des


analyses, et la nuance des conclusions, que Husserl et Heidegger
portent sur la même question, et à la même époque, à savoir l’année
1935. Husserl consacre la première partie du texte de la Krisis à
l’analyse de l’élaboration galiléenne de la physique mathématique
1
Cf. F. Nietzsche, La volonté de puissance I, trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, liv.
I, § 183, p.79 (§ 467 édition Kröner) : « L’histoire de la méthode scientifique équivaut presque,
pour Auguste Comte, à la philosophie elle-même. »
2
F. Nietzsche, La volonté de puissance II, trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, liv. III,
§ 295, p.117 (§ 466 de l’édition Kröner).
168 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

que poursuivra Newton. Il décrypte, à partir d’une analyse de la


« géométrie pure », la logique de constitution de la conception
galiléenne de la Nature comme Universum mathématique1. Or, dit-
il, cette logique est fondée sur le rapport entre idéalités et
approximations (mesures) mathématiques, dont il trace une sorte de
généalogie. La géométrie grecque tire son origine de l’art, pré-
géométrique et fondamentalement pratique, de l’arpentage, l’art de
la mesure, qui ouvre « pratiquement la possibilité de choisir comme
mesures certaines formes empiriques fondamentales, fixées
concrètement à des corps empiriquement constants et de facto
généralement disponibles »2, formes références qui doivent
permettre de conférer au monde ambiant de l’intuition,
précisément, une mesure, en tant qu’elles en constituent les différents
« types purs ». Tout perfectionnement pratique de la mesure est
donc orienté par « des Formes-Limites vers lesquelles tend, comme
vers un pôle invariant et inaccessible, chaque série de
perfectionnements »3. La pratique concrète de l’arpentage ouvre
ainsi la possibilité d’une praxis idéale dont l’objet est la stricte
détermination de ces formes-limites et de leurs relations, et dont
l’intérêt se transforme en intérêt purement théorique :
« Ainsi comprend-on qu’une fois éveillé le désir d’une connaissance
“philosophique” déterminant l’être “vrai”, l’être objectif du monde, l’art
empirique de la mesure et sa fonction objectivante empirico-pratique, dans un
renversement de l’intérêt pratique en intérêt purement théorique, fut idéalisé
et se transforma ainsi en un processus de pensée purement géométrique. »4

Or, ce développement de la pure pensée géométrique, et ses


nombreuses applications, notamment astronomiques, constituent,
pour Husserl, le terreau à partir duquel seul peut être pensée la
« révolution » galiléenne du concept de « nature » comme
« physique ». L’idée est que le développement de la géométrie
apparaît à Galilée comme modèle de détermination objective du

1
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad.fr.
G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p.25-71.
2
Ibid., p.33.
3
Ibid., p.30.
4
Ibid., p.33.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 169

divers de l’intuition, à partir de la dialectique jouant entre formes-


limites et formes concrètes, modèle qu’il s’agit donc de généraliser
depuis le domaine de la stricte forme vers l’ensemble de la sphère de
la « nature », c'est-à-dire de l’étendue. Ainsi, toute appréhension
préscientifique de la diversité du monde physique se construit à
partir d’une « typique sensible », une typique de la corporéité :
« notre monde ambiant, celui de l’intuition empirique, possède un
style d’ensemble empirique »1, style qui détermine toute possibilité de
changement, de variation, de différence, qui donc, en quelque sorte
constitue la « régulation causale universelle » par laquelle « tout co-
étant dans le monde partage une soumission générale immédiate ou
médiate avec les autres, et eux avec lui, soumission dans laquelle le
monde n’est pas seulement une totalité (Allheit), mais une Uni-
totalité (aleinheit), un totum (encore qu’infini) »2. À partir de là, seul
un abord strictement mathématique, construit selon le modèle
géométrique, peut permettre une détermination objective de ce style
d’ensemble, par la mise en évidence des formes-limites qui
organisent la causalité du monde concret. Ainsi s’impose la
conception galiléenne d’une « physique mathématique », comme
« causalité universelle idéalisée [qui] englobe toutes figures et tous
remplissements factuels dans son infinité idéalisée »3. La
mathématique est ainsi le mode de déploiement de cette causalité
universelle du monde physique, que ce soit dans les formes ou dans
les remplissements des formes de ce monde, formes et
remplissements étant intégralement soumis à la loi de la mesure
mathématique. Toutefois, nous n’avons pas épuisé là le sens de
l’explicitation galiléenne de la méthode. En effet, cette constitution
de l’universum mathématique s’accompagne nécessairement du
développement d’une technique opératoire, qui donne le mode de
calcul pour toute mesure, par laquelle seule peut se constituer une
cohérence d’ensemble de cet universum, en coordonnant entre elles

1
Ibid., p.36.
2
Ibid. Par cette analyse, Husserl met clairement en évidence la « préparation » galiléenne, puis
newtonienne, des « idées régulatrices de la raison pure » comme limites à l’infini de la chaîne
des causalités, dont Kant fera le centre de sa critique.
3
Ibid., p.46.
170 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

les diverses idéalités, et qui constitue donc, dit Husserl, l’opération


décisive de la physique mathématique :
« L’opération décisive par laquelle, conformément à la signification
d’ensemble de la méthode scientifique, des anticipations déterminées dans
un ordre systématique deviennent possibles sans autre condition, au-dessus
et au-delà de la sphère des intuitions empiriques qui sont celles du monde
pré-scientifique de la vie, cette opération décisive est la coordination réelle des
idéalités mathématiques qui a priori, et dans une généralité indéterminée, ont
fourni une substruction hypothétique, mais dont il reste à établir la
déterminité. »1

Dans l’ordre mathématique dans lequel on s’est d’ores et déjà


placé, une telle coordination des idéalités ne peut consister qu’en la
production de formules, qui seule peut assurer, ensuite, inductions,
anticipations et prédictions recherchées. Une telle formulation est
donc dépendante de ce que Husserl nomme « arithmétisation de la
géométrie », mais qu’il faut bien entendre avant tout comme une
algébrisation générale, à la fois de l’arithmétique et, par elle, de la
géométrie, qui apparaît comme la condition de l’élaboration
galiléenne. C’est pourquoi Husserl fait ici une référence rapide à
Viète, comme étape capitale de « la puissante élaboration des signes
et des modes de pensée algébriques »2. Or en quoi consiste
précisément cette étape décisive franchie, avant Galilée et Descartes,
par Viète ?
Dans son étude sur l’évolution et le développement de l’écriture
symbolique mathématique, Michel Serfati caractérise cet apport de
Viète comme « dialectique de l’indéterminé »3, Viète algébrisant,
pour tout problème, non seulement le « requis », c’est à dire
l’ensemble des « inconnues », mais également le « donné », ensemble
des grandeurs données d’emblée, par hypothèse, avec le problème :
« La visée initiale de Viète était claire : représenter symboliquement dans le
calcul les données, aussi bien que les inconnues, ce qu’il était le premier à

1
Ibid., p.50.
2
Ibid., p.51.
3
M. Serfati, La révolution symbolique. La constitution de l’écriture symbolique
mathématiques, Paris, Pétra, 2005, p.145-197.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 171

faire »1.

Autrement dit, Viète généralise ainsi l’algèbre, en lui adjoignant


ce qui s’est par la suite nommé « calcul littéral », permettant par là
une écriture extrêmement générale des « canons », c'est-à-dire des
formules explicitant l’ensemble des représentations possibles d’un
problème donné ou de ses solutions. Procédant ainsi, il sépare la
catégorie du « donné » en donné explicite et donné non explicite,
plaçant ainsi au centre de tout calcul mathématique une nouvelle
catégorie, celle de l’indéterminé :
« La notation de Viète revint à modifier dans les faits les catégories initiales
de la connaissance en jeu dans tout calcul. Le “donné” aura donc ici été clivé
entre “donné” explicite, à la valeur connue de tous, et “donné” à valeur non
explicite qu’on appela l’“indéterminé”, et qui s’était aussi révélé
consubstantiel à l’“arbitraire mais fixé”. »2

Un exemple simple peut être donné par la représentation


générale d’un trinôme sous la forme : ax2+bx+c, où a, b et c « seront
usuellement interprétés par des nombres indéterminés, et x par un
nombre requis inconnu »3, formulation à partir de laquelle on peut
désormais étudier la ou les solutions sous la forme d’une « famille »
ou d’une « classe » de solutions, à décliner selon les diverses valeurs
pouvant être prises par les constantes. Le point central est donc que
cette représentation ouvre la possibilité de la formulation
synthétique de « canons », c'est-à-dire de propositions
universellement vraies, l’universalité étant désormais décrite par
l’ensemble des valeurs pouvant être attribuées à l’indéterminé. On
voit bien alors la place centrale que prend naturellement cette
algébrisation généralisée des mathématiques dans l’élaboration de la
physique galiléenne : elle n’est rien moins que la clef de voûte de
toute formulation universelle des lois naturelles, en permettant
d’ancrer précisément cette universalité au sein même de la
représentation mathématique. Autrement dit, avec elle l’universalité

1
Ibid., p.157.
2
Ibid., p.160.
3
Ibid., p.181. Si le principe de l’écriture est bien le fait de Viète, la simplicité toute
synthétique de sa forme moderne donnée ici est quant à elle due à Descartes.
172 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

devient représentable et inscriptible. Aussi comprend-on pourquoi


pour la représentation physique de Galilée, puis de Newton, fondée
sur l’algèbre généralisée, l’universalité est mathématique ; par quoi
Leibniz pourra développer son idée de mathesis universalis. On
pourrait dire qu’avec Galilée, la physique comme science se doit
désormais d’être, sur le modèle de Viète, pure algèbre du monde.
C’est là pleinement le sens qui mène le développement physiciste de
la méthode mathématique.
Mais dès lors que s’impose ainsi le règne de la formule, la
méthode devient pure technique de calcul algébrique, par laquelle est
assurée « la coordination réelle des idéalités mathématiques ». Aussi
Husserl y voit-il l’origine de l’« exténuation du sens » de la science
mathématique de la nature, en tant qu’à partir de l’algébrisation, elle
se transforme en pure « logique formelle développée dans toutes les
directions »1, à laquelle le sens propre échappe, voire est mis hors
circuit. On retrouve ici la défiance absolue, commune à Husserl et
Heidegger, vis-à-vis de la logistique. Devenue « purement et
simplement une “Ars” – à savoir un simple art d’obtenir des
résultats grâce à une technique de calcul qui suit des règles
techniques »2, la science de la nature se trouve « soumise à une
mutation-de-sens et à un recouvrement-du-sens »3 qui la rendent
définitivement et intégralement incapable de penser le Lebenswelt, le
« monde de la vie », comme monde quotidien concret de l’intuition,
que seule la « correction » phénoménologique de la méthode peut
permettre d’approcher.

§ 19. La méthode comme projet

Cette analyse husserlienne du développement de la méthode de la


science moderne recoupe en grande partie celle qu’en fait Heidegger,
dès Être et Temps. Mais comme on l’a vu, Husserl inscrit ce
développement dans une continuité absolue, interne, qui va de la

1
E. Husserl, op.cit., p.53.
2
Ibid., p.54.
3
Ibid., p.56.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 173

métrologie à l’émergence des Formes-Limites, puis de celles-ci à


l’universum géométrique des anticipations, puis à l’universum
algébrique de l’analyse pure, et enfin de là au monde des formules et
à la technique calculatoire qui l’accompagne. La méthode est ainsi
comme entraînée d’elle-même vers sa propre modification,
entraînement qui peut donc être corrigé, de manière en quelque
sorte interne, par sa compréhension phénoménologique. Au
contraire, Heidegger fonde d’emblée ce développement sur une
discontinuité radicale, celle du « virage » de la considération de
l’étant-à-portée-de-la-main (Zuhandenheit) intra-mondain, qui
s’oriente sur le monde quotidien de l’ustensilité, à la considération
théorétique de l’étant-sous-la-main (Vorhandenheit), comme étant
simplement subsistant « là-devant », pur « objet » de science, c'est-à-
dire pur objet d'une considération supposée désintéressée, ou pour
mieux dire, « non préoccupée » : « virage de la préoccupation circon-
specte en découverte théorique »1. Nulle dialectique de
l’approximation et de la Forme-Limite ici ; le passage n’est pas un
passage à la limite infinie, mais un saut, un virage du mode de la
considération elle-même. Comme le note Olivier Safouan, « pour
Heidegger, les analyses de Husserl sont un acquis positif, mais
insuffisant »2, en tant précisément qu’elles se placent elles-mêmes
d’emblée dans l’horizon des sciences naturelles, c’est à dire au sein
même de la considération du sous-la-main. Elles ignorent donc cette
discontinuité radicale, à partir de laquelle seule peut être pensée la
singularité de la considération scientifique, et de son développement.
Heidegger illustre ce virage par l’exemple du marteau :
« Dans l’usage circon-spect de l’instrument, nous pouvons dire : le marteau
est trop lourd, ou trop léger. Même la phrase : le marteau est lourd, peut
donner son expression à une réflexion préoccupée et signifier : il n’est pas
léger, c’est à dire que sa prise en main exige de la force, qu’il rendra le
maniement plus difficile. Seulement, la phrase peut aussi vouloir dire :
l’étant présent, que nous connaissons déjà circon-spectivement comme
marteau, a un poids, c’est à dire la « propriété » de la gravité ; il exerce une

1
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 69b, [360], p.250.
2
O. Safouan, « Heidegger et les mathématiques », M. Caron (ed.), Heidegger, Les cahiers
d’histoire de la philosophie, Paris, Cerf, 2006, p.396.
174 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

pression sur son support ; que celui-ci soit éloigné, et il tombe. »1

On pourrait dire, en première approche, que le saut dont il s’agit


est celui par lequel le poids du marteau comme préoccupation
devient, pour la considération, le poids du marteau comme pure
qualité, c’est à dire simple propriété qui peut être sujette après-coup,
de par cette simplicité, à l’investigation scientifique. Nulle gradation
ici : « nous considérons “à neuf” l’à-portée-de-la-main, comme sous-la-
main »2. Mais il faut alors préciser que ce saut est la condition de
toute donation de valeur à l’étant, et pas seulement « scientifique ».
Antérieurement au développement d’une considération scientifique,
mais aussi de toute donation de valeur dans l’intuition, préside la
constitution de l’étant comme constant et subsistant devant la
considération. Ce n’est que par elle que peut être établie l’étant
comme « chose » du monde, depuis et à partir de l’étant comme
outil pris dans le complexe de la totalité de tournure de l’à-portée-de-
la-main. Ainsi institué comme « chose », l’étant peut être soumis à
l’examen scientifique, ainsi qu’à l’examen des valeurs délaissées par
l’examen scientifique – les valeurs originairement données dans
l’intuition qui constituent le Lebenswelt que poursuit Husserl. Les
deux présupposent « tacitement un sens de l’être – l’être-sous-la-main
chosique constant »3. Pour autant, il n’est pas tout à fait exact, bien
que sur ce point le texte heideggérien soit parfois ambigu, de dire ici,
comme le fait Safouan, que « ce n’est que subsidiairement, par
modification privative, que le monde peut être
phénoménologiquement considéré comme Vorhandenheit, comme
un monde subsistant de façon constante, ou encore que l’objet du
monde quotidien (« ustensile ») peut devenir une chose »4. La
modification n’est pas « privative » au sens où nous ferions
simplement « abstraction du caractère d’outil de cet étant »5. La
modification est radicale, en discontinuité essentielle, en cela qu’elle
introduit une rupture, qui elle, est permanente, au sein même du
1
M. Heidegger, op.cit., [360-361].
2
Ibid., [361].
3
Ibid., § 21, [99], p.90.
4
O. Safouan, op.cit., p.397.
5
M. Heidegger, op.cit., § 69b, [361], p.250.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 175

monde ambiant, en ouvrant et en délimitant la « région » du sous-la-


main. D’une certaine façon, le « monde » du Dasein est structuré par
cette discontinuité permanente entre « région » de l’à-portée-de-la-
main et « région » du sous-la-main. Mais le point central est que
l’ouverture du sous-la-main s’impose d’elle-même comme mode
propre de la découverte de l’étant. Dans le saut, « c’est le tout de
l’être-sous-la-main qui devient thème »1, c'est-à-dire que ce saut ouvre
le « découvrir » lui-même, en tant que strict mode sous-la-main du
découvrir. Ainsi, la région du sous-la-main une fois découverte tend
naturellement à recouvrir celle de l’à-portée-de-la-main, car ouvrant
la pure qualification de l’étant comme strict mode de la découverte,
et par elle l’étude scientifique de la propriété. Toute « découverte » ne
peut plus alors qu’être « découverte théorique ». C’est pourquoi
cette discontinuité radicale est le fond de la discontinuité
qu’introduit la science comme projet. La science, pour Heidegger, est
fondamentalement projet de la constitution d’être du sous-la-main.
C’est bien là le centre de la divergence avec Husserl : l’essence de la
physique mathématique ne doit pas être recherchée dans les
variations de la méthode géométrique en méthode algébrique mais,
antérieurement, dans la constitution du projet, par lequel s’ouvre a
priori la région du sous-la-main :
« Ce qui est décisif dans [la formation de la physique mathématique] ne
réside ni dans le prix plus élevé attaché à l’observation des “faits”, ni dans
l’application de la mathématique dans la détermination des processus
naturels – mais dans le projet mathématique de la nature elle-même. Ce projet
découvre préalablement un étant constamment sous-la-main (matière) et
ouvre l’horizon requis pour la considération directrice de ses moments
constitutifs quantitativement déterminables (mouvement, force, lieu et
temps).[…] Derechef, dans le projet mathématique de la nature, ce qui est
primairement décisif n’est point le mathématique comme tel, mais le fait
que ce projet ouvre un a priori […] l’étant thématique y est découvert comme
de l’étant peut être seulement découvert : dans le projet préalable de sa
constitution d’être. »2

1
Ibid., p.251.
2
Ibid., [363], p.251.
176 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Ainsi, la méthode en tant que pur a priori, que nous avions vue
exposée dans le texte de Newton, trouve ici sa pleine détermination.
La méthode est la projection de la constitution d’être-sous-la-main
sur le tout de l’étant. Elle est donc pur projet, sur lequel, ensuite,
peuvent s’élaborer les diverses méthodes qui jalonnent le
développement scientifique. En tant que projet de la constitution
d’être-sous-la-main de l’étant, elle thématise l’étant, c'est-à-dire
qu’elle l’objective, le rend objet pour la considération. C’est
pourquoi elle s’inscrit irréductiblement dans la permanence de la
discontinuité : « le projet scientifique de l’étant […] fait à chaque fois
déjà encontre d’une manière ou d’une autre »1, en tant précisément,
que cette discontinuité ouvre pour le Dasein la possibilité constante
de l’objectivation fondée sur le sous-la-main.
Ainsi, dès Être et Temps, l’introduction de la discontinuité
radicale que constitue le binôme Zuhandenheit-Vorhandenheit
oriente Heidegger vers ce thème fondamental de la méthode comme
projet d’objectivation, qu’il va par la suite questionner plus avant, et
surtout directement. Car reste à savoir la teneur propre de cette
« objectivation », et comment elle s’articule à la mathématique elle-
même.

§ 20. Objectivation et calcul

Ainsi donc, la méthode est, dit Heidegger, « la façon et la manière


dont, dès l’abord, ce qui constitue à chaque fois le domaine des
objets soumis à la recherche est délimité dans son objectivité »2. La
méthode ainsi pensée n’est pas la méthodologie déployée comme un
outil en vue de mener à bien rationnellement et objectivement
l’investigation d’un domaine de l’étant. Elle est, en deçà, ce qui
prescrit a priori l’objectivité de ce domaine, à partir de laquelle
seulement peut s’élaborer une méthodologie « objective », c’est à
dire en cohérence avec cette objectivité du domaine. Par là, la

1
Ibid.
2
M. Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », Cahier de l’Herne
Heidegger, op.cit., trad.fr. J.L. Chrétien et M. Reifenrath, Editions de l’Herne, 1983, p.371.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 177

méthode est le déterminant pour tout critère de scientificité,


entendue comme conformation – mise en forme d’après une norme
– du domaine, au sein duquel tout phénomène est « travaillé jusqu’à
ce qu’il s’encadre dans l’ensemble objectif, déterminant, de la
théorie »1. La méthode prescrit par avance les modalités et la nécessité
d’un tel travail du domaine ; et c’est parce que la science se soumet à
ce travail, fondé sur la prescription de la méthode, qu’elle est
véritablement elle-même, comme « théorie du réel » – élaboration
méthodique du réel en tant qu’ensemble objectif sur lequel seul peut
se constituer une connaissance. Aussi, l’essence de la méthode, en
tant que projet, réside dans l’objectivation :
« C’est seulement par l’objectivation, c’est à dire par le projet de la
constitution d’être, que la science conquiert son sol et son fondement, et
qu’elle délimite en même temps son domaine de recherche. »2

La méthode, comme projet d’objectivation, fait de l’étant un


objet de science en l’insérant dans le cadre objectif qui le rend
accessible à la recherche : elle détermine les modalités de cette
accessibilité, qui constituent en propre la teneur même de
l’objectivité de la science. « Être accessible à la recherche », cela
signifie être disponible pour elle, se soumettre à son projet, accéder à
son investigation : c’est être « recherchable », c’est à dire très
exactement calculable, le terme de calcul devant être pris dans le sens
large de thématisation dans le cadre de l’objectivité. Le calcul 3 est
l’élément du compte par quoi se comptabilise l’étant, c’est à dire par
quoi l’on s’assure de l’étant comme objet : c’est par un tel calcul, et
seulement par lui, que la science atteste l’étant dans son objectivité.
Le calcul doit donc être repensé comme l’essence même de l’activité
scientifique, dès lors que celle-ci s’est découverte comme projet
d’objectivation. On voit bien ici l’élargissement spectaculaire de
l’extension du concept de calcul qu’opère Heidegger, par lequel

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.64.
2
M. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant,
trad.fr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p.50-51.
3
Le terme provient du latin calculus, « caillou », unité à l’aide de laquelle on peut
« compter », jalon du compte. Cf. A. Rey, op.cit., p.348.
178 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

celui-ci devient le fond essentiel de la méthode comme projet,


reconsidérée sous le prisme de l’objectivation :
« Au sens large et essentiel, calculer veut dire : compter avec une chose, c’est
à dire la prendre en considération, compter sur elle, c’est à dire la placer
dans notre expectative. De cette manière, toute objectivation du réel est un
calcul, soit qu’expliquant par voie causale elle coure après les effets des
causes, ou que par la morphologie elle apprenne à connaître les objets, ou
enfin qu’elle s’assure, dans leurs principes, de connexions de séquence et
d’ordre. »1

Si non seulement toute mesure, mais également toute


formalisation, y compris qualitative, et tout ordonnancement
scientifiques sont pur calcul, c’est donc la considération elle-même
de l’étant par la science qui constitue proprement le calcul
scientifique, avant toute computation ou mathématisation d’un tel
calcul. La méthode est le calcul par lequel l’étant est rendu objet de
science au sein du domaine d’objectivité qu’est la calculabilité de
l’étant. Aussi la science se meut-elle toujours au sein de l’objectité,
conçue comme calculabilité de l’étant : l’étant n’est objet qu’en tant
qu’il est calculable, c’est à dire en tant qu’il est accessible au travail
d’objectivation de la recherche qui le calcule. Ce cercle propre à la
science constitue son habitation essentielle au sein de l’objectité,
habitation qui la détermine de part en part, en même temps qu’elle
l’accomplit comme scientificité par le travail de la méthode. Ainsi, la
science est déterminée par et accomplit l’objectité de l’étant, en tant
précisément qu’elle est méthode d’objectivation – calcul.
Un tel calcul, un tel « compter sur » la disponibilité de l’étant
comme objet, en tant qu’il fonde le « projeter » objectivant de
l’activité scientifique, doit être alors rapproché de l’analyse
heideggérienne de l’essence des µαθήµατα (mathèmata), l’essence du
mathématique, dont dérive la mathématique comme science
particulière, « élaboration déterminée du mathématique »2. Τὰ
µαθήµατα (Ta mathèmata) désigne dans son origine grecque « ce qui

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.65.
2
M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose, op.cit., p.80.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 179

peut être appris, et donc aussi ce qui peut être enseigné »1. Mais
l’entente grecque, et plus singulièrement platonicienne, de
l’apprendre, réside dans un « savoir déjà », qui guide et donne son
sens à la maïeutique socratique. L’apprendre est ainsi l’explicitation
de l’entente toujours déjà-là des choses présentes, explicitation que
constituent les µαθήµατα, qui guident donc entièrement l’ἐπιστήµη. Le
nombre est alors une détermination, primordiale mais pas unique, de
ce qui est toujours présent avec l’étant, et se donne comme déjà su à
expliciter :
« De ce connu d’avance – donc de ce mathématique – font encore partie les
nombres […] Ce n’est que parce que les nombres sont ce qui s’impose en
quelque sorte avec le plus d’irréfutabilité comme le toujours-déjà-connu, et
constituent, pour ainsi dire, le plus re-connaissable parmi le mathématique,
que bientôt le nom de mathématique fut réservé à ce qui a trait aux
nombres. Quant à lui, le déploiement essentiel du mathématique n’est à
aucun degré déterminé par la numération. »2

On notera ici comment l’explicitation du projet mathématique


du monde détourne Heidegger de la primauté du géométrique que
l’on pouvait trouver chez Husserl. Toutefois ce détournement ne se
fait nullement au profit d’une primauté arithmétique, mais bien à
celui du concept de calcul lui-même, censé faire fond pour tout
développement géométrique et arithmétique. C’est l’idée même
d’une quelconque primauté d’une modalité mathématique sur une
autre qui est ainsi rejetée, au nom de la pensée de l’essence même du
mathématique, essence que vient nommer le concept de calcul. Or
un tel rejet, loin d’être arbitraire, se fonde largement sur l’examen
du développement originel des mathématiques grecques, et
nommément pythagoriciennes, dont il faut bien admettre qu’elles ne
séparent nullement le géométrique de l’arithmétique. Rappelons que
le nombre est pour Pythagore la détermination du point, et que le
1
Ibid., p.81. Alain Rey précise : « mathêma “ce qui est enseigné”, employé au pluriel pour
“connaissances”, par opposition à mathêsis, qui met l'accent sur le fait d'apprendre. L'un et l'autre
sont dérivés de manthanein, verbe passé de sa signification première, “apprendre, par
l'expérience, apprendre à connaître, à faire”, au sens plus abstrait de “comprendre” » (A. Rey,
op.cit., p.1295).
2
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », Chemins qui ne mènent nulle
part, op.cit., p.103.
180 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

point et la figure sont eux-mêmes la représentation du nombre. Le


spatial et le numéral sont parfaitement consubstantiels, et la science
mathématique de Pythagore, avant d’être « géométrie » ou
« arithmétique », est essentiellement, et c’est là un point capital,
étude de rapports : toute figure est rapport de nombres, et
réciproquement, tout rapport de nombres est relation figurale. Cette
consubstantialité du nombre et de la figure dans les mathématiques
pythagoriciennes est soulignée par Heidegger, bien avant son
explicitation du concept de calcul. Il note ainsi, dans son cours de
1926, à propos de la doctrine pythagoricienne du nombre : « le
nombre lui-même et sa représentation ne sont pas nettement
séparés »1, et plus loin :
« Les Grecs ne pensaient pas de manière purement arithmétique, mais
encore sur le mode de la figuration et de la représentation spatiale. En
passant par cette figure spatiale, on appréhendait le spatial en tant que
nombre. Le nombre devient λόγος, “concept”, le nombre rend possible que
l’étant soit concevable et déterminable. »2

On voit clairement le poids que cette analyse de l’origine grecque


de la mathématique prend dans la conception heideggérienne du
calcul : si, dès son origine, la mathématique est poursuite des
rapports régissant l’étant, c’est là qu’il faut chercher l’essence du
mathématique, sur laquelle se fondent les développements de la
géométrie et de l’arithmétique. Le mathématique est poursuite et
détermination de rapports au sein de la sphère du « déjà connu »,
c'est-à-dire de l’étant en tant que déjà connu par avance comme
mathématique.
Or l’analyse postérieure que fait Heidegger du calcul oriente
précisément cette détermination vers le projet d’objectivation. Le
calcul est, au sens propre, détermination de rapports au sein du
« déjà connu » sur lequel « compte » par avance cette détermination,
et par laquelle ce « déjà connu » est constitué comme objet. Aussi,
l’essence du mathématique est en même temps plus générale et plus
fondamentale que le calcul proprement scientifique, en tant qu’elle
1
M. Heidegger, Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op.cit., [41], p.54.
2
Ibid., [221], p.241.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 181

consiste en « la présupposition fondamentale du savoir des choses »1.


Mais cette présupposition d’ordre mathématique devient, avec la
singularisation et le revirement radical de la science du XVIIe siècle
par la physique mathématique, méthode comme projet
d’objectivation, c’est à dire calcul. Pour autant, un tel revirement ne
prouve pas une quelconque indépendance de la science moderne vis
à vis du mathématique grec, et partant, de l’ἐπιστήµη. C’est bien au
contraire seulement à partir de l’ἐπιστήµη comme le mathématique
qu’est possible cette révolution de la méthode. Il faut donc bien
entendre le calcul de la méthode comme la vérité, encore cachée à la
pensée grecque, de l’ἐπιστήµη comme µαθήµατα. La révolution
introduite par la physique mathématique constitue donc le
déploiement de cette essence véritable du mathématique,
déploiement dans et par lequel le mathématique lui-même change de
forme, pour devenir méthode. C’est bien pourquoi, très précisément,
l’accomplissement de la science moderne signifie pour Heidegger
l’accomplissement de la métaphysique elle-même, et signe par là la
fin de la philosophie arrivée à son but :
« Ce qui caractérise le savoir moderne, c’est la mise au jour résolue d’un
trait qui restait encore caché dans l’être du savoir dont les Grecs avaient
l’expérience : trait qui avait justement besoin du savoir grec pour devenir en
face de lui un autre savoir. »2

À la fois continuité lointaine et discontinuité radicale, l’histoire


de l’avènement de la science moderne n’est ni le lent progrès de la
raison vers son accomplissement que veut le positivisme objectiviste,
ni la succession de « révolutions » paradigmatiques que veut le
relativisme subjectiviste, ni la synthèse des deux comme réalisation
de l’Esprit que veut la dialectique hégélienne. Elle est la dispensation
historiale de l’être de la science, comme projet calculant de la
méthode.

1
M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose, op.cit., p.87.
2
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.51.
182 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Nous touchons ici au point délicat, paradoxal, de la question du


rapport de la science comme calcul au mathématique1 : le calcul est
l’essence du mathématique, et le mathématique est en même temps
l’essence de toute science, qui par là se présente comme pensée
calculante. Nous en revenons ici à ce que nous disions
précédemment, qu’avec le renversement moderne, le savoir est
désormais intégralement déterminé par la calculabilité. L’expression
« présupposition du savoir des choses » signifie alors, par
l’émergence de la science comme méthode, prescription de la
calculabilité de l’étant. L’essence de la science est donc bien le
mathématique, mais cette essence, en se dévoilant, prend une forme
nouvelle et apparaît comme pure organisation méthodique du calcul
total du monde. Une telle transformation appartient en propre à
l’essence du mathématique, en tant que dans la présupposition gît déjà
la prescription. Autrement dit, le calcul est l’a priori du
mathématique, a priori qui une fois révélé dans la physique
mathématique, joue à plein son rôle constitutif, et par là devient
méthode explicite. C’est donc, dans la perspective heideggérienne, le
destin propre du mathématique que d’advenir comme calcul dans la
science moderne. On voit clairement ici le renversement total de la
conception husserlienne. Mais la question reste alors encore ouverte
de savoir ce qui dirige un tel destin, c'est-à-dire la question de la
source même d’où le calcul tire sa propre force de détermination. Or
ce questionnement ne peut trouver de direction que dans l’examen
de la production propre d’un tel devenir, c'est-à-dire la production
de la détermination calculante, qui se déploie depuis son émergence
dans la constitution de la physique mathématique. La source du
calcul total ne pourra s’entrevoir que dans ce que, à l’époque la plus
récente, a produit concrètement ce calcul, c'est-à-dire dans ce qui au
sein de cette production, n’est plus de l’ordre du calcul. Nous voilà
donc mis en direction de l’essence même de la science comme
« calcul total du monde » et organisation de ce calcul, c’est à dire de
l’essence du « système de la science » qui s’est constitué depuis le

1
Cf. sur ce point J.M. Salanskis, « Conjugaisons de Heidegger avec la science », Les
philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p.477-480.
SCIENCE, MATHÉMATIQUES ET CALCUL 183

XVIIIe siècle. Or ce qui se laisse entrevoir alors, nous en avons déjà


donné quelques prémisses, pointe vers le Système de production
comme ultime nomination de l’unité du différencié. Parallèlement,
il pointe vers la nouvelle forme qu’a prise la science elle-même, qui
de pure physique est devenue pur système, qui de pure méthode,
c'est-à-dire pure technique, est devenue pure systémique. Il nous faut
donc reconsidérer la consistance du calcul méthodique propre à la
science non seulement « moderne », mais désormais
« contemporaine », et le lien de cette consistance avec le Système de
production.
184 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE VI

SYSTÈME DE PRODUCTION ET SCIENCE MODERNE : LA

QUESTION DU « MODÈLE »

§ 21. Science et mathématique

Nous voici donc maintenant tournés vers la question de la


consistance concrète que revêt le calcul à l’œuvre dans la méthode
objectivante de la science, calcul dont l’élément et le sol, nous
l’avons vu, est la constitution métaphysique de l’objectité. Pour bien
entendre ce dont il s’agit là, il nous faut préciser la forme qu’a finie
par prendre la production proprement scientifique du travail de la
méthode. Or, et c’est le constat d’où part Heidegger, la science, dans
son fonctionnement quotidien, c’est à dire essentiel1, se présente
comme recherche :
« L’essence de ce qu’on nomme aujourd’hui science, c’est la recherche. »2

1
Sur le lien entre quotidienneté, essentialité et existentialité, cf. M. Heidegger, Être et Temps,
op.cit., § 9, [44], p.55 : « Mais la quotidienneté médiocre du Dasein ne doit pas être prise pour
un simple “aspect”. Même en elle, et même dans le mode de l’inauthenticité, se trouve a priori la
structure de l’existentialité. Même en elle il y va pour le Dasein, selon une guise déterminée, de
son être, auquel il se rapporte sur le mode de la quotidienneté médiocre, fût-ce seulement sur le
mode de la fuite devant et de l’oubli de cet être ».
2
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.102.
186 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Entendons ici : ce qui fait lien entre les divers champs de l’activité
scientifique, diversité rendue possible par et à partir de la mise en
œuvre du calcul méthodique au sein de la physique mathématique,
est la structuration de ces champs selon ce qui se nomme
communément soi-même « recherche ». Mais qu’est-ce que la
recherche ? Elle ne saurait se réduire simplement à une « attitude »
ou activité, parmi d’autres et à égalité de traitement avec ces autres,
qui serait celle du « chercheur ». Car la recherche est précisément ce
à partir de quoi cette activité peut se déployer, ce qui donne son
caractère propre à l’attitude en question, c'est-à-dire ce qui rend cette
activité « scientifique ». Elle doit donc être d’emblée entendue
comme le mode de déploiement de la méthode. Aussi apparaît-elle
comme organisation de l’investigation planifiée de la sphère de
l’étant. L’organisation des structures de recherche – instituts,
universités, laboratoires – présuppose donc la planification de cette
recherche, comme intégration de la totalité de l’étant dans l’horizon
du « recherchable », donc dans l’horizon du plan de l’investigation
scientifique. Cet horizon du plan est l’explicitation de la méthode
elle-même comme projet, prescrivant la calculabilité, en tant
qu’objectivité de toute chose jugée digne de recherche.
Mais que produit une telle organisation ? Des hypothèses, des
plans d’expériences, des réalisations d’expériences, des conclusions
d’expériences, des communications et des débats sur ces conclusions,
et enfin, et surtout, des articles constituant comme autant
d’apothéoses locales et précaires de ce cheminement. La recherche
produit donc d’innombrables propositions, et confrontations entre
ces propositions, mais dont la forme et le mode de constitution
spécifiques imposent de singulariser sous le vocable scientifique, qui
s’est imposé et généralisé au cours du XXe siècle, de modèles. Ainsi,
la recherche produit une infinie variété de modèles, propres à
chaque domaine, et que chaque domaine confronte, à l’intérieur de
son champ d’investigation, les uns aux autres. La planification de la
recherche s’avère donc être la prescription du calculable comme
modélisable. L’étant n’est alors objet de science – donc objet tout
court – qu’en tant qu’il peut s’insérer dans un modèle, vers
l’établissement duquel est tendue l’intégralité de l’effort et de
MODÈLE ET SYSTÈME 187

l’organisation de la recherche. La recherche est en son essence


modélisation, comme le mode propre par lequel elle poursuit le
domaine de l’étant, délimité a priori par la méthode, et insère tout
phénomène s’y produisant dans l’objectivité du modèle. Le modèle
peut donc à bon droit être interprété comme l’expression
quotidienne concrète du principe originaire de toute recherche
qu’est le calcul méthodique. Si « le procédé par lequel toute théorie
du réel suit le réel à la trace et s’en assure est un calcul »1, c’est bien
parce que la scientificité de la recherche est entièrement régie par sa
capacité à produire des modèles, production par laquelle
exclusivement elle devient théorie du réel effective, c'est-à-dire
productive. Le calcul de la méthode consiste précisément à établir
cette correspondance nécessaire entre scientificité et modélisation, à
partir du sol de l’étantité de l’étant déterminé métaphysiquement
comme objectité. La méthode pose l’intelligibilité du réel – la
calculabilité de l’étant – et traduit en même temps cette intelligibilité
comme possibilité et nécessité d’un modèle de l’étant, en quoi consiste
proprement son objectivité. Dès lors, un « objet » se définit
intégralement comme « chose modélisable », ce qui constitue le
versant proprement mathématique de toute science, si éloignée de la
physique mathématique qu’elle soit, comme peuvent l’être les
sciences médicales, historiques, de l’esprit, « humaines », etc. Par là,
la sphère de l’étant se voit circonscrite comme « super-objet », ou
plutôt collection d’objets en interactions mutuelles – c'est-à-dire très
exactement : système. La notion d’interaction est ici centrale en tant
précisément qu’elle présentifie la relation en son sens logique puis
scientifique de connexion, c’est à dire qu’elle intègre la relation dans la
sphère du modélisable. L’interaction, c’est la relation modélisée
comme connexion au sein d’un système, lui-même modèle d’une
sphère circonscrite de l’étant. Ainsi, donc, la science moderne,
comme calcul objectivant, est l’opération triple dans laquelle,

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.65.
188 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

simultanément, la proposition devient modèle, la relation devient


interaction, et le monde devient système1.
On voit ici la portée qu’il faut alors donner au concept de modèle,
dont l’extension que nous lui donnons ici dépasse celle de ses
diverses conceptions épistémologiques. L’intégration absolue de
l’activité de modélisation au sein de la planification de la recherche
rend ces conceptions traditionnelles du modèle partiellement
incapables d’en penser l’origine propre qu’est la méthode comme
calcul, et par là d’en apprécier la pleine extension. Elles-mêmes sont
intégralement déterminées par cet horizon du plan de la recherche.
Aussi ne peuvent-elles qu’« accompagner » la fortune extraordinaire
qui fut celle du modèle dans cet horizon, tâchant de justifier cette
fortune ou d’en faire la généalogie. Nous n’analyserons pas ici cette
généalogie au sein des épistémologies du siècle dernier2, qui n’est
d’aucun intérêt pour notre problème, précisément parce que cet
abord épistémologique n’a rien à dire du lien fondamental qu’il
convient de faire entre la conversion progressive de la « théorie » en
« modèle » et la réalisation du projet de la méthode comme calcul
total du monde. Nous nous contenterons donc d’indications rapides,
à partir de quelques-uns des nombreux travaux, purement
épistémologiques ou scientifiques, qui ont pu chercher à synthétiser
les avatars de cette fortune. Ces diverses épistémologies représentent
le modèle, et cela constitue le point de convergence minimale des
différentes acceptions du terme, comme simple outil, venant, du fait
de la diversification des problématiques et types de questionnement
scientifiques, s’adjoindre à l’« outillage » déjà existant du chercheur
au sein duquel on trouvait déjà, en premier lieu, l’instrumentation
elle-même de l’observation dont Bachelard notait qu’elle est déjà, au

1
Cette triple opération est précisément l’objet même que vise le titre de l’ouvrage, seconde
« bible » de la systémique : J.-L. Le Moigne, Théorie du système général. Théorie de la
modélisation, Paris, PUF, 1977.
2
Franck Varenne (Les notions de métaphore et d’analogie dans les épistémologies des
modèles et des simulations, Paris, Pétra, 2006) propose d’en retenir quatre périodes : syntaxique,
comme théorie logique du modèle ; sémantique, comme théorie mathématique ; pragmatiste,
comme théorie « linguiciste » liée aux pratiques effectives de laboratoire ; et enfin,
computationnelle, liée aux modèles récents de simulation informatique.
MODÈLE ET SYSTÈME 189

même titre d’ailleurs que le modèle, un résultat de l’activité


scientifique :
« Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule
des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne
sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de
toutes parts la marque théorique. »1

Cette qualification de l’instrumental scientifique est


particulièrement féconde concernant le modèle, du fait que
précisément le terme lui-même est emprunté à l’italien modello,
« figure à reproduire », issu du latin modulus signifiant « moule »2.
D’une certaine façon donc, la fortune du modèle n’est rien d’autre
que la généralisation de l’instrumentation scientifique, manifestant
l’assomption scientifique de l’impératif de recréation rationnelle du
réel invoqué par Bachelard. Mais une telle généralisation implique
par conséquent une mainmise désormais totale de l’instrumental sur
le théorique.
Outil parmi d’autres de « représentation » d’objet, c'est-à-dire de
son « moulage », pour la théorisation scientifique, le modèle admet
une diversité d’acceptions épistémologiques selon, essentiellement,
l’importance plus ou moins grande qu’il convient de lui conférer
dans cette supposée « boîte à outil » qui serait celle du chercheur.
Dans tous les cas, le modèle est alors conçu comme une abstraction
opératoire simplifiant le système « réel », ou concret, étudié en vue
d’une compréhension partielle de ce système. Comme outil
d’acquisition de connaissance sur un phénomène, le modèle apparaît
ainsi nécessairement simplifiant, tâchant de donner du phénomène
en question une réduction analogique à la fois la moins inadéquate et
la plus simple possible. Analogie qui à la fois idéalise et simplifie le
système, donc, dans la perspective essentiellement pragmatique de la
résolution de problème. Le modèle a donc valeur essentiellement

1
G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, 4è éd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, p.16.
2
A. Rey, op.cit., p.1353.
190 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

instrumentale, comme médiation au sein du travail d’élaboration


d’une théorie1.
Mais une telle conception, de simple bon sens pourrait-on dire,
omet totalement l’unité radicale du modèle et du système, unité
d’objectivation calculante que porte avec elle toute entreprise de
modélisation. On parle ainsi de « système réel », sans prendre garde
que cette simple appellation, bien loin d’aller de soi, implique au
contraire déjà la pleine mise en œuvre de l’entreprise de
modélisation de la sphère de l’étant comme « système ». Tout se
passe alors comme si l’on voulait, de manière prétendument neutre
et indépendante, décrire un plat dans lequel pourtant on a déjà mis
les pieds depuis longtemps. Ce n’est alors pas tant les « pieds dans le
plat » eux-mêmes qui posent problème, marquant au contraire la
situation fondamentale et indépassable du « cercle herméneutique »
d’où, Heidegger l’avait démontré dans les premiers paragraphes
d’Être et Temps, tout questionnement sérieux doit même partir, en
tant que se sachant « embarqué » pour reprendre le terme de Pascal.
Mais bien plutôt la prétention d’indépendance et la revendication de
neutralité, qui ne peuvent faire figure que de déni de
l’embarquement. Or c’est bien au contraire parce que la science se
détermine intégralement par la méthode de modélisation planifiant
toute calculabilité qu’elle peut reconnaître ensuite, dans son effort
épistémologique, le modèle comme abstraction simplificatrice
médiatisant l’appréhension scientifique du réel.

§ 22. La théorie comme modèle

D’une manière plus générale, cette conception, faussement


détachée, du modèle comme « simple » outil pour la recherche, se
fonde d’emblée sur une neutralisation du concept d’outil, omettant
précisément que l’outil porte avec lui la configuration même du

1
Cf. par exemple J.-M. Legay, L’expérience et le modèle. Un discours sur la méthode, Paris,
INRA Éditions, 1996, p.23, ou P. Coquillard et D. R.C. Hill, Modélisation et simulation
d’écosystèmes. Des modèles déterministes aux simulations à événements discrets, Paris, Masson,
1997, p.6-9.
MODÈLE ET SYSTÈME 191

domaine de l’étant dans lequel il apparaît, et sur lequel il est censé


agir. C’est précisément ce que Heidegger s’était attaché à découvrir
dans l’analytique existentiale qui forme la première partie d’Être et
Temps : à savoir que ce qui fonde le caractère d’outil est le renvoi.
Renvoi au complexe de tournure et de significativité qui structure la
mondanéité ambiante se donnant avec cet outil, c'est-à-dire,
proprement, son utilité, que Heidegger analyse à la fois comme
« pour-quoi » de la tournure et « en-vue-de-quoi » de la
significativité1. Par conséquent, le constat s’impose :
« Un outil, en toute rigueur cela n’existe pas. À l’être de l’outil appartient
toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il
est. »2

Autrement dit, l’outil ouvre et impose toujours avec lui la


structuration du monde que porte son utilité, et par là fait signe vers
« la structure ontologique de l’être-à-portée-de-la-main, de la totalité de
renvois et de la mondanéité »3. Aussi, parler du modèle scientifique
comme « simple outil » pour la recherche n’a proprement aucun
sens : le modèle, au contraire, en tant qu’il est bien l’outil de la
recherche, structure de part en part la constitution de celle-ci, et ce,
avons-nous dit, parce qu’il est à chaque fois un renvoi vers la totalité
du modélisable.
Cette conception neutralisante du modèle se retrouve de manière
éclatante dans la définition qu’en propose Minski, qui exhibe à la
fois sa nécessaire simplicité et sa visée fondamentalement
pragmatique, et qui du coup a le mérite d’en généraliser l’utilité :
« To an observer B, an object A* is a model of an object A to the extent that
B can use A* to answer questions that interest him about A. »4

1
Cf. M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 16 à 18, [73] à [88], p.74-84.
2
Ibid., § 15, [68], p.71.
3
Ibid., § 17, [82], p.80.
4
« Pour un observateur B, un objet A* est un modèle d’un objet A dans la mesure où B peut
utiliser A* pour répondre à des questions qui l’intéressent concernant A », M.L. Minski,
« Matter, minds, and models », International Federation of Information Processing Congress,
Vol. 1, 1965, p.45-49, cité dans P. Coquillard et D. R.C. Hill, op.cit., p.7.
192 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Cette définition instaure bien pleinement le modèle comme


mode savant d’appréhension du réel. Répondre à une question sur
un phénomène, c’est d’abord en construire un modèle, par le biais
duquel seul on acquiert un savoir de ce phénomène. Ainsi, le modèle
constitue la production de toute activité scientifique, en tant qu’il
consiste en une connaissance cristallisée, objectivée. Le modèle est
alors l’outil incontournable par lequel la pensée scientifique réifie le
réel. Doivent donc être considérés comme modèles aussi bien une
équation, l’établissement qualitatif d’une relation causale, une
classification, un schéma, un ensemble de données qui, pour avoir
été mesurées ou relevées, présupposent déjà l’existence d’un modèle,
ou encore, plus récemment, un simulateur : tous sont le résultat
d’une reconstruction simplifiante du réel aboutissant à une
représentation communicable, parce qu’objective1, venant donner
sens à cette expérience. C’est pourquoi Von Neumann peut
trancher :
« Les sciences n’essaient pas d’expliquer ; c’est tout juste si elles tentent
d’interpréter ; elles font essentiellement des modèles. Par modèle, on entend
une construction mathématique qui, à l’aide de certaines interprétations
verbales, décrit les phénomènes observés. La justification d’une telle
construction mathématique réside uniquement et précisément dans le fait
qu’elle est censée fonctionner. »2

On notera ici la restriction du concept de modèle à une


construction mathématique. Toutefois, comme le précédent chapitre
l’a montré, on est en droit, avec Heidegger, de faire de la
mathématique une construction déterminée, sans doute la plus
explicite, du mathématique. Le fonctionnement d’un modèle renvoie
au sens qu’il est capable de donner au phénomène observé. Mais à
son tour, ce « sens » n’est rien qui aille de soi. L’origine du sens du
modèle, que la science ne peut par essence penser – en quoi
précisément, Heidegger a pu dire qu’elle « ne pense pas », sans qu’il

1
Cf. la définition de l’énoncé, dont le modèle scientifique est l’aboutissement, que formule
Heidegger : « une mise en évidence communicativement déterminante » (M. Heidegger, Être et
Temps, op.cit., § 33, [156], p.126).
2
J. Von Neumann, « Method in the physical sciences », Collected works, vol. 6, Pergamon
books Ltd., 1963, cité dans J. Gleick, La théorie du chaos, Paris, Flammarion, 1989, p.343.
MODÈLE ET SYSTÈME 193

faille voir dans cette affirmation, comme ont pu, ou peuvent encore
le faire certaines douteuses, et pour tout dire assez niaises
indignations, une quelconque « attaque obscurantiste » – réside dans
l’imposition de la méthode calculante déterminant les limites et le
cadre objectifs du sens scientifique. Aussi, qu’un modèle
« fonctionne » signifie qu’il assure l’intelligibilité instrumentale de ce
qu’il modélise, en tant qu’il se conforme à la connexion logique
inscrite par avance dans le système qu’il étudie. Par là, il s’assure du
réel comme système en tant que modélisable. C’est donc bien parce que
la considération scientifique est en son essence modélisation qu’elle
constitue, selon le mot de Heidegger, une « élaboration du réel qui le
suit à la trace et s’en assure »1. La modélisation est cette élaboration
par quoi elle s’assure du réel comme système.
Une remarque ici n’est peut-être pas inutile. Ce qui vient d’être
dit concerne également les deux pans de la distinction judicieuse,
mais finalement pas essentielle, et peut-être surtout illusoirement
alternative, que propose Badiou, opposant deux usages du concept
de modèle dont il entend destituer le premier au profit exclusif du
second. Tout d’abord, l’usage descriptif de l’activité scientifique –
c’est le sens dominant, et désormais incontournable, dont nous
avons traité comme référence – sépare deux groupes de modèles,
abstraits d’une part, et montages matériels d’autre part :
« Le premier groupe comporte ce qu’on pourrait appeler des objets
scripturaux, c'est-à-dire les modèles proprement théoriques, ou
mathématiques. Il s’agit en fait d’un faisceau d’hypothèses, supposé complet
relativement au domaine étudié, et dont la cohérence, puis le
développement déductif, sont généralement garantis par un codage
généralement mathématique. […]
Dans le second groupe, on trouve des montages matériels dont la
destination est triple :
1) Présenter dans l’espace, de façon synthétique, des processus non-spatiaux :
graphes, diagrammes etc. […]
2) Toujours dans le deuxième groupe, d’autres modèles tendent à réaliser des
structures formelles, c'est-à-dire à transférer la matérialité scripturale dans

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.62.
194 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

une autre “région” d’inscription expérimentale. […]


3) Enfin, une dernière classe de modèles vise à imiter des comportements :
c’est le vaste domaine des automates. »1

Cette classification reflète fidèlement la diversité d’entente du


modèle à laquelle nous faisions référence. Notons toutefois que la
dernière classe citée du second groupe a pris, depuis une trentaine
d’année, une place faramineuse du fait de l’usage croissant des
simulations lié à l’inflation de l’instrumentation informatique. Tout
particulièrement, la théorie mathématique des automates a constitué
le terreau du développement de l’intelligence artificielle dans les
pratiques de modélisation, sous la forme notamment des automates
cellulaires et des systèmes multi-agents, ce qui n’était pas encore le
cas lorsque Badiou écrivait ces lignes. Si cette classification est
exacte, elle ne reflète pas la prépondérance des modèles strictement
mathématiques (premier groupe) d’une part, et des simulations
(dernière classe du second groupe) d’autre part. Les notions de
modèle et de simulation sont aujourd’hui étroitement liées, du fait
de l’effort d’intégration grandissant des dynamiques dans l’étude
scientifique des systèmes. La simulation peut se définir comme la
mise en œuvre d’un modèle dynamique au sein d’un simulateur,
sous la forme d’un processus informatique évoluant à l’aide des
ressources d’un ordinateur. Elle consiste donc à plonger un modèle
dynamique dans une évolution temporelle, et éventuellement spatio-
temporelle, artificielle afin notamment d’évaluer sa pertinence et
d’en tirer d’éventuelles prédictions. L’apport essentiel réside donc
dans l’expérimentation d’un modèle purement théorique, lorsque
l’exploration du processus modélisé par des expériences « de
terrain » s’avère impossible. La simulation confère donc la possibilité
d’une forme d’expérimentation complétant l’élaboration théorique
qu’est le modèle, lorsqu’une pratique expérimentale classique fait
défaut, ce qui, dans le cadre de l’étude récente des systèmes

1
A. Badiou, Le concept de modèle, Paris, Maspero, 1970, p.15 ; 17.
MODÈLE ET SYSTÈME 195

complexes, apparaît être le nécessaire complément à la modélisation


proprement dite1.
À ce premier usage, Badiou entend substituer l’usage logico-
mathématique, élaboré notamment par Gödel et Tarski dans le cadre
de la théorie des ensembles. Le contexte est alors celui de la logique
formelle, où le modèle fait la jonction entre un système formel et
une structure sémantique d’interprétation de ce système. Le système
formel, ou « théorie », qualifié par la série de ses axiomes logiques
(valides pour toute structure) et mathématiques (caractérisant la
théorie formelle considérée), doit pouvoir être interprété dans une
structure de nature ensembliste, par le biais d’une fonction
d’interprétation permettant d’évaluer la validité des axiomes du
système :
« L’idée qui va maintenant commander la construction du concept de
modèle est la suivante : utilisant les ressources ensemblistes de la structure,
et la fonction f, on donnera un sens à la validité pour la structure, ou à la
non-validité, d’une expression bien formée du système formel. »2

À partir de quoi peut être posée la définition logico-


mathématique du concept de modèle, qui reprend celle de Tarski :
« Une structure est modèle d’une théorie formelle si tous les axiomes de
cette théorie sont valides pour cette structure. »3

1
Pour plus de précision concernant l’épistémologie de la simulation, on se reportera, par
exemple, à : S. Chauvier, « Simuler et faire simuler », Revue Philosophique, n°3/2008, p.279-
286 ; J. Rothenberg, « The nature of modeling », Artificial intelligence, simulation and modeling,
L.E. Widman, K.A. Loparo, N.R. Nielsen (eds), Wiley Intersciences, 1989 ; P. Coquillard et D.
R.C. Hill, Modélisation et simulation d’écosystèmes. Des modèles déterministes aux simulations
à événements discrets, op.cit. ; F. Varenne, Les notions de métaphore et d’analogie dans les
épistémologies des modèles et des simulations, op.cit. Dans le cadre d’un doctorat scientifique,
j’ai pu moi-même proposer une synthèse des questions méthodologiques posées par les
simulations, dans le cadre spécifique des récents modèles multi-agents (cf. L. Millischer,
Modélisation individu centrée des comportements de recherche des navires de pêche. Approche
générique spatialement explicite par systèmes multi-agents. Intérêts pour l’analyse des stratégies
et des puissances de pêche, Thèse de doctorat de l’ENSAR, Rennes, 2000, p.9-34, 65-87 et 227-
234).
2
Ibid., p.39.
3
Ibid., p.44. Tarski donne la définition suivante : « Un modèle d’une théorie formelle est une
réalisation possible de cette théorie pour laquelle toutes les propositions valides de la théorie sont
satisfaites. » (cité dans F. Varenne, op.cit., p.26).
196 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

À cette définition stricte, il faut distinguer l’usage qui en a été fait


par le positivisme logique :
« On vise essentiellement à cerner la structure déductive stricte, l’aspect
mécanisable, d’un domaine scientifique existant, c'est-à-dire d’une pratique
théorique dont les effets sont inscrits dans l’histoire. Pour vérifier qu’un
système formel exprime bien cette structure, on met en correspondance les
énoncés du système formel avec ceux où s’organise le domaine d’objets
scientifiques considéré. »1

Cette correspondance est précisément opérée par le modèle.


Comme pour le premier usage, le concept de modèle permet donc
« de penser le rapport entre un système formel et son dehors
“naturel” »2, restaurant, en apparence au moins, « la différence de
l’empirique et du formel, du constatable et du langage artificiel où ce
constatable vient s’indiquer. »3 C’est du reste pourquoi ce second
usage est lié au premier, tant historiquement qu’essentiellement, par
l’intermédiaire du positivisme logique qui y a fondé sa propre
théorie mathématique de la science. Mais Badiou entend montrer
que ce n’est là qu’une relation superficielle, qui cache une
disjonction plus fondamentale occultée en partie par le dit
positivisme logique, ce dernier restant asservi « à la notion
(idéologique) de la science comme représentation du réel. »4 C’est
d’abord que le rapport entre empirie et formalisme se voit inversé, le
modèle étant une interprétation non pas de supposées « données »,
mais du système formel lui-même, de la « théorie ». Et d’autre part,
si le premier usage du modèle « n’est pas contraint par un processus
démonstratif, mais seulement confronté au réel »5, l’usage logico-
mathématique entend au contraire réinvestir cette dimension,
délaissée par la modélisation pragmatique telle que revendiquée par
Minski ou Von Neumann, de la preuve démonstrative :
« D’un autre côté, l’usage principal des modèles s’attache à la production de

1
Ibid., p.24.
2
Ibid., p.23.
3
Ibid., p.27.
4
Ibid.p.60.
5
Ibid. p.20.
MODÈLE ET SYSTÈME 197

preuves de cohérence relative et d’indépendance. »1

Bien. Ces remarques de Badiou, certes brillantes et aux qualités


didactiques indéniables, ont le mérite de rappeler l’origine logico-
mathématique du concept de modèle. Cependant, elles appellent
tout de même quelques remarques. Tout d’abord, et principalement,
ce second usage du concept n’invalide en rien ce que nous avons
décrit comme étant le lien intrinsèque entre modèle et système. Il le
renforce. Il est ce lien même. Le modèle logico-mathématique est
très exactement cela : un « s’assurer » du système. Certes, il ne s’agit
pas, dans la version « orthodoxe » non positiviste, du « réel comme
système ». Seulement c’est parce que le réel est d’emblée biffé dans la
stricte élaboration du système formel. À partir de quoi ce système
n’a plus qu’à être contrôlé. C’est ce qui constitue la preuve
démonstrative du modèle :
« Le contrôle (technique) du système formel permet d’inscrire une preuve de
déductibilité relativement aux démonstrations informelles qui constituent ses
divers modèles. »2

D’une certaine manière, cet usage constitue comme la


formalisation la plus pure du projet d’objectivation calculante. Il
exhibe à nu ce que tout modèle réalise comme malgré lui. Le modèle
radical, en somme.
Ceci rejoint notre seconde remarque, plus accessoire. Le fait que
Badiou inscrive cette substitution d’usage du concept de modèle dans
le cadre « révolutionnaire » de l’élaboration matérialiste-dialectique
d’une « science prolétarienne », en opposition frontale avec ce qu’il
qualifie d’usage réactionnaire du modèle asservi à la science
bourgeoise, n’est pas un détail. Ce fait détermine notamment qu’il
convient d’évacuer purement et simplement le réel comme donné, au
profit univoque d’un système de pure production de connaissances,
dans lequel ce réel se voit intégralement élaboré. Autrement dit, la
contrainte « classique » du modèle ne va pas assez vite. Le rôle de
l’épistémologie serait alors d’en accélérer le processus, par

1
Ibid., p.62.
2
Ibid., p.54.
198 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’intervention directe dans le champ de l’élaboration même des


méthodes, en vue de « l’appropriation-de-classe de la pratique
scientifique »1. Il est clair qu’on ne peut plus vraiment parler ici
d’« accompagnement » que sous forme d’euphémisme. Quoique.
N’en serait-ce pas au contraire la forme la plus insidieuse car
précisément volontaire ?
Ceci nous amène à notre dernière remarque, concernant cet
interventionnisme à vrai dire très étrange, qui caractérise beaucoup
d’élaborations épistémologiques. Ici sans doute plus que nulle part
ailleurs. Du moins plus radicalement. Car c’est en effet une étrange
idée que de croire que la science a un quelconque besoin des
épistémologues, voire que ces derniers pourraient lui dicter sa ligne.
Que ce soit pour ce qui n’est rien d’autre qu’un recadrage proposé
par Badiou, ou pour les élaborations logico-formelles d’un Carnap,
imaginant statuer a priori de la scientificité comme telle, ou pour la
justification de la nature de ses méthodes comme le propose Popper,
dans un après-coup certes intéressant mais qui par définition ne
« justifie » que ce qui se justifie déjà par sa propre pratique2, il y a
quelque chose de fondamentalement étonnant dans cette foi
interventionniste qui feint de ne pas voir que la recherche
scientifique bat son plein d’elle-même. C’est précisément ce que
tâche de situer Heidegger, lorsqu’il parle de fin de la philosophie.
Les sciences n’ont plus besoin d’être fondées, si ce n’est par elles-
mêmes, en quoi l’épistémologie devrait désormais être considérée
comme une discipline scientifique à part entière, comme la région de
la science où celle-ci organise sa propre pratique. Les sciences sont,
précisément, autonomes. On peut comprendre que le rôle
d’« accompagnateur » ne satisfasse pas l’épistémologue. Mais cela ne
justifie pas qu’il se raconte des histoires. C’est finalement peut-être
Bachelard qui a donné sa meilleure figure à cet interventionnisme
1
Ibid., p.62.
2
C’est ce qui explique le succès de Popper auprès de la communauté scientifique : il est l’un
des rares épistémologues en qui elle se « reconnaît ». Mais qu’elle s’y retrouve n’indique pas
qu’elle s’y fonde. Ce qui n’empêche évidemment pas tel ou tel chercheur d’y trouver quelque
inspiration. Mais cette inspiration sera toujours un mode d’interprétation de la pratique, et non sa
fondation.
MODÈLE ET SYSTÈME 199

épistémologique, sous la forme presque d’une didactique ou d’une


éducation à « l’esprit scientifique ». L’intervention tâche de se faire
alors non pas tant sur l’activité scientifique elle-même que sur le
monde qu’elle entend désormais régir. La « formation » proposée
par Bachelard ne fait alors que prendre acte de ce qui pour le coup
est une révolution véritable.
Si l’on veut garder cette distance philosophique à la science, il
faudrait donc peut-être revendiquer, à l’inverse de cet
interventionnisme épistémologique, un « réalisme » le plus naïf qui
soit. Que la science soit désormais intégralement structurée par le
modèle, à tous les sens du terme, indique non pas une déviance, ou
une « dérive », dont le rôle de l’épistémologie serait de corriger
l’incidence, mais un trait de la science elle-même, en l’occurrence le
travail du système dont elle est le lieu non pas unique mais
privilégié, car fondateur. Autrement dit, si la science contemporaine
est non pas « bourgeoise » mais technique1, c’est précisément parce
qu’elle est essentiellement modélisatrice – et elle n’a pas « à être »
autre chose, en tout cas pas sous l’impulsion du génie
épistémologique. Par là, elle exhibe un trait majeur de l’époque elle-
même, où se fait jour cette inquiétante configuration de l’être-au-
monde en « être-au-système ». Ce qui s’impose alors n’est pas cette
prétention dérisoire et surtout occultante à l’interventionnisme
épistémologique, mais bien la question du sens de cette domination

1
Soit dit en passant, cette détermination inadéquate de la science imposerait également une
réévaluation de ce qualificatif, « bourgeois », à la fortune quelque peu suspecte. Léon Bloy en
proposait cette définition extraordinaire, s’accordant plus avec les gouffres ouverts par les temps
modernes de la science technique : « Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire dans un sens moderne et
aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou
paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoique ce soit,
l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit
nombre de formules. » (L. Bloy, Exégèse des Lieux Communs, op.cit., p.9-10). Que la naissance
et le déploiement de ce « type » humain soit concomitante de l’autonomisation des sciences ne
suffit à caractériser la science elle-même que trop superficiellement. Il faudrait d’ailleurs plutôt
dire à l’inverse que le « Bourgeois » est nécessairement, sous une forme ou une autre,
« scientiste », au sens où la possibilité d’un tel type serait suspendue à cette émancipation de la
science. Mais à vrai dire, le principe commandant les deux n’est en aucun des deux. Ce principe
est précisément ce après quoi nous courons ici, à savoir le « Système comme tel ». Autrement
dit, l’expression « science bourgeoise » ne dit rien, si ce n’est au mieux l’indication d’une
concomitance.
200 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

du modèle. Nous en avons dit un premier mot : il s’assure du réel


comme système en tant que modélisable. Précisons cela, par un
nouveau détour épistémologique.

§ 23. Mathématique et réel : du modèle au système

Tout travail de modélisation comprend une étape centrale qui est


celle de la validation du modèle, consistant en un processus de
confrontation et d’ajustement à des mesures effectuées, au sein d’une
expérimentation, sur le système modélisé. Cette expérimentation n’a
pas nécessairement besoin du caractère numérique de la mesure
quantitative propre aux sciences naturelles pour être ce qu’elle est, à
savoir la validation d’un modèle. Ainsi, comme le remarque
Heidegger, « à l’expérience de la recherche scientifique correspond,
dans les sciences historiques et philologiques, la critique des
sources »1. En tant précisément que la validation vise à établir la
cohérence du modèle avec la prescription de la méthode faisant du
réel un système modélisable, toute science, aussi « molle » soit-elle,
recèle en elle l’intégralité de ce procédé regroupant production et
validation d’un modèle, par quoi elle s’assure de l’objectité du réel
comme système : « dans les sciences historiques aussi bien que dans
les sciences naturelles, le procédé vise à représenter ce qui est
constant (beständig) et faire ainsi de l’histoire un objet
(Gegenstand) »2, c’est à dire de faire de l’histoire un système d’entités
(les « faits » historiques) en interaction mutuelle, et de conférer à ce
système le sens de la connexion. Cette étape de validation répond au
mouvement hypothético-déductif de la démarche scientifique
conçue comme « la méthode des conjectures audacieuses et des
tentatives ingénieuses et rigoureuses pour les réfuter »3, un modèle
étant considéré comme valide tant qu’il n’a pu être réfuté. C’est là le
fameux critère de réfutabilité, ou « falsifiabilité » introduit par
Popper, fondant son épistémologie évolutionniste, qui instaure la

1
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.108.
2
Ibid.
3
K. Popper, La connaissance objective, trad.fr. J.J. Rosat, Paris, Aubier, 1991, p.146.
MODÈLE ET SYSTÈME 201

pratique scientifique comme « méthode critique »1 de production


d’hypothèses multiples – le modèle – qu’il s’agit de chercher à
réfuter par l’expérimentation – la procédure de validation, en tant
que « corroboration » – pour passer à de nouvelles conjectures plus
affinées, c’est à dire à un modèle dont le domaine de validité – la
« vérisimilitude »2 – sera plus large et, temporairement, plus solide.
Ce qui est ainsi validé d’un modèle reste donc un ensemble
d’hypothèses formalisées :
« Les acquis de la science demeurent des hypothèses, qui pour avoir été
scrupuleusement testées, n’en sont pas pour autant définitivement établies :
on ne saurait démontrer qu’elles sont vraies. Assurément elles peuvent
l’être. Mais même à supposer qu’elles ne le soient pas, elles demeurent de
splendides conjectures, ouvrant la voie à de meilleures explications. »3

On voit ici s’éclairer la « fonctionnalité » du modèle, soulignée


par Von Neumann, en termes de relative validité, et non d’absolue
véracité, du modèle. Or c’est bien parce que le travail véritable de la
recherche, sous-jacent à sa méthodologie, consiste à établir le réel
comme système – l’objectité de l’étant – en même temps qu’il s’y
meut, que ce processus de production et validation de modèles
œuvre hors de la sphère de la vérité au profit de la gradation de la
validité. Heidegger fait sur ce point une remarque tout à fait
essentielle : « cette limitation [du domaine de validité] est en même
temps la confirmation du caractère déterminant de l’objectité pour
la théorie de la nature »4. Ce qui est vrai, de manière absolue cette
fois, pour le questionnement scientifique, c’est le système ; le modèle
qui lui correspond ne peut quant à lui être que valide5. Ainsi, Levins
déclare :

1
Ibid. p.59.
2
Ibid., p.133.
3
K. Popper, Un univers de propensions. Deux études sur la causalité et l’évolution, trad.fr. A.
Boyer, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990, p.26.
4
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.64.
5
Cf. M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 33, [156], p.126, où la validité est caractérisée
selon ses trois déterminations essentielles que sont l’être idéal, l’objectivité et l’universalité :
« Ces trois significations du “valoir” – manière d’être de l’idéal, objectivité, force obligatoire –
ne sont pas seulement opaques en elles-mêmes, mais encore elles ne cessent d’aggraver
mutuellement leur confusion ».
202 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« The validation of a model is not that it is “true” but that it generates good
testable hypotheses relevant to important problems. »1

On le voit, c’est bien la visée de modélisation, comme essence


propre de la méthode, qui oriente et habite de part en part la
procédure de validation, en tant que celle-ci consiste finalement à
mesurer la cohérence du modèle avec la systématicité posée dans le
réel, censée se refléter dans la mesure des données. C’est pourquoi
une telle procédure est tout aussi foncièrement inductive. La
conception de Popper omet que le procédé de réfutation d’une
théorie passe nécessairement par une induction première, par
laquelle s’élabore le modèle lui-même, et une forme d’induction
dernière, laquelle consiste à conclure, à partir d’une expérience
particulière, la réfutation ou la conservation temporaire d’un
modèle2. La démarche scientifique est ainsi hypothético-déductive
dans la phase consistant à proposer un modèle et à établir une
procédure de réfutation. Elle devient inductive lorsqu’il s’agit, en
amont, du mode d’élaboration du modèle lui-même, et en aval, de
l’interprétation de cette procédure en termes de validité du modèle,
c'est-à-dire de confrontation au réel comme système. Et c’est bien
cette double phase inductive qui apparaît comme le trait
fondamental du calcul scientifique, où celui-ci établit et s’assure de
son propre sol métaphysique qu’est l’objectité systémique.
Ce que décèle, bien qu’incomplètement, Bachelard, lorsqu’il dit
de la science qu’elle est « métaphysiquement inductive »3. Il entend
signifier par là que l’activité scientifique, c'est-à-dire l’ensemble des
processus de production et de validation de modèles, constitue
proprement une « réalisation du rationnel ou plus généralement la
réalisation du mathématique »4, la modélisation tenant lieu de cette

1
R. Levins, « The strategy of model building in population biology », Amer. Sci. (54), 1966,
p.421-431: « La validation d’un modèle ne l’établit pas comme “vrai”, mais comme source
d’hypothèses testables et pertinentes au regard de questions importantes. »
2
Ce que Goodman nomme le problème de la « confirmation » (N. Goodman, « La nouvelle
énigme de l’induction », De vienne à Cambridge, trad.fr. Pierre Jacob, Paris, Gallimard, coll.
« TEL », 1980, p.193-218).
3
G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p.10.
4
Ibid., p.8.
MODÈLE ET SYSTÈME 203

réalisation. Mais le sol métaphysique du « rationnel » en question ici


est bien le système lui-même, c'est-à-dire le plan de l’objectité
systémique, support pour tout modèle. C’est ainsi dans sa nécessaire
prétention « ontologique », au sens où la production d’un modèle
institue par avance le réel comme système, que réside finalement
l’induction fondamentale de la science. Mais, précisément parce que
sa pensée reste entièrement déterminée par cette institution,
Bachelard, pas plus que Popper, ne peut concevoir le système à
partir de l’objectité métaphysiquement établie, et reste ainsi
prisonnier de son « surrationnalisme » constructiviste de l’esprit
scientifique, que résume la formule fameuse : « Rien ne va de soi.
Rien n’est donné. Tout est construit. »1. C’est à dire qu’il reste
fondamentalement déterminé par la domination du calcul
scientifique posant simultanément le modèle et le système, et donc
reste incapable de penser ce calcul comme tel, et par là l’en-deçà du
système qu’est l’étantité de l’étant. Ainsi, en appelant à « tourner
l’esprit du réel vers l’artificiel, du naturel vers l’humain, de la
représentation vers l’abstraction »2, il décrit et accompagne bien
l’accomplissement moderne de l’essence de la science comme pure
systémique, mais ne peut penser l’essence d’un tel accomplissement,
par lequel, dit Heidegger :
« La science met le réel au pied du mur. Elle l’arrête et l’interpelle, pour
qu’il se présente chaque fois comme l’ensemble de ce qui opère et de ce qui
est opéré. »3

Comme calcul fondamental, le modèle provoque par avance la


sphère de l’étant en l’interpellant comme système. C’est pourquoi la
science est fondamentalement modélisation, c’est à dire théorie des
systèmes.

1
G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p.14.
2
Ibid., p.10.
3
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.62.
204 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

§ 24. La science à l’époque technique : la théorie du système

Que l’avènement contemporain de l’activité scientifique, sous la


forme du déploiement autonome du multiple des sciences
particulières, coïncide avec l’effort grandissant d’élaboration d’une
science unifiante orientée sur la notion de système, dont l’impulsion
principale fut donnée par Bertalanffy dans sa Théorie générale des
systèmes1, est donc aussi peu le fruit du hasard que la relation
qu’entretient cette même science avec l’ἐπιστήµη grecque. Toutefois,
comme on l’a vu, ce « non-hasard » n’est pas pour autant une simple
« nécessité » à penser dans l’ordre de la connexion. Et ce parce qu’ici
aussi il est question d’essence : essence de la science que Heidegger
décrit comme le mathématique, c'est-à-dire opération du calcul
méthodique – qui désormais s’est pleinement établie comme
« modélisation » – posant, dans la constitution même du modèle,
l’objectité de l’étant sous la forme d’un « système de l’étant ».
Cette concomitance du déploiement du multiple et de
l’avènement de l’essence de la science est repérée par Heidegger dans
l’intrusion violente et l’auto-imposition généralisée de la
cybernétique :
« La victoire de la méthode se développe aujourd’hui dans ses possibilités les
plus extrêmes comme cybernétique. »2

Que faut-il entendre précisément dans ce terme de cybernétique,


et dans l’emploi qu’en fait ici Heidegger ? Par delà ses diverses
applications technologiques, Bertalanffy tâche d’en donner une
définition à la fois synthétique et rigoureuse :
« La cybernétique est la théorie des systèmes contrôlés fondée sur la

1
Cette impulsion première a donné lieu à de nombreux développements, parmi lesquels on
pourra citer l’ouvrage au moins aussi référé, mais plus théorique, de Jean-Louis Le Moigne La
théorie du système général. Théorie de la modélisation, op.cit., qui a le mérite de souligner les
singularisations nécessairement concomitantes du système et du modèle, que nous venons
d’expliciter. Il n’en reste pas moins que les traits fondamentaux de l’instauration de la
systémique furent donnés par Bertalanffy, et les développements en question peuvent à bon droit
être considérés comme les avatars de la progressive domination de la « science systémique ».
Aussi nous en tiendrons-nous ici au texte de sa Théorie générale des systèmes.
2
M. Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », op.cit., p.372.
MODÈLE ET SYSTÈME 205

communication (transfert d’information), système-environnement et


interne au système, et sur le contrôle (rétroaction) de la fonction du système
en ce qui concerne l’environnement. »1

La cybernétique s’inscrit donc pleinement dans le cadre de la


modélisation des systèmes, mais, et Bertalanffy insiste
particulièrement sur ce point, elle n’en est qu’une méthodologie
parmi d’autres, dans lesquelles il faut compter la théorie
« classique », c'est-à-dire analytique, la théorie des ensembles,
axiomatisant les propriétés formelles générales des systèmes, la
théorie des graphes, qui modélise les propriétés structurelles ou
topologiques des systèmes, la théorie de l’information, utilisant sa
formalisation de l’information comme mesure de l’organisation, la
théorie des jeux, la simulation des systèmes complexes2. Diverses
approches auxquelles il faudrait ajouter les développements plus
récents de la théorie des systèmes chaotiques, qui analyse
génériquement l’irréversibilité des dynamiques structurellement
instables, c'est-à-dire, selon la formule consacrée, « infiniment
sensibles aux conditions initiales »3. Cette théorie tâche de produire
un formalisme capable de rendre compte des processus d’auto-
organisation des « structures stationnaires de non-équilibre »4 qui
apparaissent au sein de ces dynamiques.
Comment expliquer alors le rôle privilégié donné par Heidegger
à cette « branche » de la cybernétique ? Ce qui la singularise, et en
fait à ses yeux beaucoup plus qu’une simple méthodologie, est
qu’elle constitue, fondamentalement, ce qui donne son impulsion à
l’émergence de tous ces développements, en tant qu’avec elle
s’accomplit l’imposition absolue de la méthode de la science sur
toute considération de l’étant. Mais, et c’est là le point crucial pour
Heidegger, cet accomplissement s’y dévoile sous la forme double qui
caractérise désormais toute entreprise de modélisation scientifique : à
la fois comme théorie des systèmes et comme théorie du contrôle,

1
L. von Bertalanffy, op.cit., p.20.
2
Cf. ibid., p.18-21 et 93-98.
3
Cf. D. Ruelle, « Hasard et chaos », op.cit., p.53-59.
4
I. Prigogine, « Les lois du chaos », op.cit., p.33.
206 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

c’est à dire théorie de la commande, du κυβερνήτης (kubernètès). C’est


là le sens de la rétroaction circulaire introduite comme caractère
fondamental de tout système : « sur elle repose la possibilité de
l’autorégulation, l’automatisation d’un système moteur »1. La
cybernétique est la réalisation même de cette duplicité de la méthode
devenue modélisation : d’une part, établissement de l’hypothèse
fondamentale de l’universalité absolue du système, et d’autre part,
mise en œuvre du modèle comme contrôle du système.
Dans le projet cybernétique, l’équivalence de tout système,
vivant ou artificiel, comme système moteur est assurée par
l’universalité numérique de la mesure de l’information structurant
ce système. Cette mesure a été formulée, dans la théorie de
l’information de Shannon et Weaver, comme « néguentropie » (ou
entropie négative), à partir d’une analogie entre énergie
thermodynamique et information, dans laquelle le nombre d’états
thermodynamiques est analogiquement remplacé par le nombre de
messages informationnels possibles2. Cette analogie fondatrice de la
théorie de l’information montre assez combien ce qui joue dans
l’accomplissement cybernétique de la science moderne était déjà en
germe dans la physique probabiliste et la thermodynamique de la fin
du XIXe siècle, et avant elle, dans la physique mathématique
développée à partir de l’explicitation de la méthode, ou plutôt
comme cette explicitation même, marquant l’entrée dans la
« modernité ». Mais précisément, la cybernétique accomplit la
totalisation du procédé systémique sur le domaine de l’étant, qui
n’est plus circonscrit à la seule sphère « physique » de l’inanimé.
Une telle singularisation universalisante du système comme
informatif et rétroagissant fait de plus, et surtout, apparaître la
dimension proprement technique du contrôle au sein même de la
théorie scientifique. Et c’est là véritablement le point clef qui pour
Heidegger, fait de la cybernétique le fondement du nouvel âge de la
science technique, consécutif à l’âge moderne de la méthode, et

1
M. Heidegger, ibid.
2
Cf. D. Ruelle, op.cit., p.171-178, ainsi que L. von Bertalanffy, op.cit., p.40-41.
MODÈLE ET SYSTÈME 207

partant, le nouvel âge du monde comme époque de la victoire de la


méthode se concrétisant en domination de la technique moderne. Le
trait essentiel de cet avènement de la cybernétique réside en ce que
l’objet lui-même y vient à disparaître, pour laisser place à la
permanence de l’autorégulation circulaire du système, processus
auquel on peut donc appliquer la remarque que Heidegger formulait
déjà à propos des développements de la physique atomique :
« l’objectité se transforme et devient permanence du fonds »1.
Jusque-là en effet, le système, considéré comme système physique
spatio-temporel, était encore intégralement déterminé par une
objectité « stable », telle que constituée à partir de Descartes, en cela
que c’est bien l’étant comme objet qui rendait nécessaire de poser le
réel comme collection d’objets en interaction sur un support spatio-
temporel. Dans ce cadre, l’objet conserve la prééminence sur le
système. Mais l’accomplissement cybernétique de la science impose
un nouveau renversement par lequel tout « objet » n’est plus lui-
même que le produit de la « rétroaction des informations »2. Cette
constante rétroaction devient ainsi l’« objet » propre de la
considération scientifique, c'est-à-dire le fonds de la calculabilité.
Autrement dit, l’objectité de l’étant elle-même change de forme, et
devient ce qu’il convient d’appeler désormais la systémicité3 du réel,
dès lors que le système n’est plus un outil de représentation, mais le
sol et la finalité de toute considération. Le renversement
cybernétique consiste donc à relier toute considération à la
« permanence du fonds » visée par Heidegger, nouvelle forme prise
par l’objectité comme calculabilité de l’étant, et que nous
nommons : systémicité.
Bien sûr, ce renversement n’est pas l’œuvre de la seule
cybernétique. Il déborde le strict domaine du contrôle des systèmes.
Ce dernier peut à bon droit apparaître secondaire par rapport à ce
qui constitue le déploiement plus essentiel de la domination de la

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.68.
2
M. Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », op.cit., p.372.
3
Cette « systémicité » ne doit pas être entendue comme caractère systématique, systématicité,
mais bien comme « être-système », c’est à dire permanence de l’autorégulation circulaire.
208 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

science, sous le titre de « Théorie générale des systèmes », dans


laquelle s’insère non seulement la cybernétique, mais également
l’intégralité des sciences contemporaines, y compris la récente
« révolution paradigmatique » de la complexité et du chaos
déterministe1. Cette dernière, en quelque manière, inclue et élargit la
révolution quantique2 en généralisant les notions d’imprédictibilité
et de trajectoire probabiliste que le modèle atomique onde-particule
de Bohr et la relation d’indétermination de Heisenberg, en
particulier, avaient introduit. On pourrait donc y voir une
contradiction à ce qui vient d’être exposé, en ce sens que la
considération des systèmes n’y est pas explicitement dirigée par la
théorie du contrôle, mais au contraire par la formalisation de
l’imprédictibilité de systèmes présentant des dynamiques instables,
qu’il s’agisse de systèmes atomiques, météorologiques, écologiques
ou économiques. On passe là dans un nouveau domaine de
modélisation s’appliquant à des dynamiques instables non linéaires,
difficilement compatibles, en première analyse, avec l’idée même de
contrôle.
Pour autant, l’analyse heideggérienne n’est en rien erronée, au
sens où toute théorie générale des systèmes est en son fond contrôle. En
effet, la formalisation de l’imprédictibilité aboutit à inverser la
perspective classique – dans laquelle se meut encore la cybernétique
– fondée sur la norme de la stabilité et l’exception de l’instabilité3.
Par là, la représentation du contrôle n’est pas abolie, mais
transformée radicalement. La régulation d’un système instable,
caractérisé par le non-équilibre, n’opère pas comme simple
rétroaction agissant de manière linéaire sur la trajectoire des
paramètres de représentation du système, mais s’élargit et devient un
domaine de contraintes non-linéaires, maintenant le système dans
une gamme de trajectoires probabilistes. Cet élargissement nécessaire
du concept de régulation est particulièrement frappant dans le cas
des systèmes dissipatifs « chaotiques », dans lesquels, malgré

1
Cf. D. Ruelle, op.cit., p.75-105.
2
I. Prigogine, op.cit., p.65.
3
Ibid., p.94.
MODÈLE ET SYSTÈME 209

l’apparente absence de structure, peuvent être observées une


convergence des trajectoires des paramètres d’état du système, et
donc une auto-organisation de ce système vers, non pas un état
d’équilibre stationnaire ou périodique (attracteur), mais ce que les
théoriciens du chaos nomment un attracteur « étrange », c'est-à-dire
une situation de régime du système présentant une structure à
dimension fractale et dans laquelle le mouvement de l’état du
système dévoile une dépendance sensitive aux conditions initiales1.
Ainsi, dans ces cas si particuliers, la « régulation » devient elle-même
« complexe », mais existe toujours bel et bien. Seulement, elle
change de niveau, et ne peut donc être observée qu’à la condition
expresse d’un changement dans les modes de représentation des
systèmes en question. C’est bien le concept même de « loi
scientifique » qui change ici, passant d’une conception strictement
mécaniste, linéaire, à une conception probabiliste2, non linéaire,
conception que la mécanique quantique avait déjà rendue nécessaire3,
et que la théorie du chaos généralise. Mais il ne faut pas s’y tromper :
la systémicité du réel n’en est que plus fondée, dès lors que l’on
intègre le caractère « complexe » de ce type de systèmes. Que l’on
puisse formaliser de tels systèmes imprédictibles, en définir des
fenêtres de pseudo-stabilité, et en décrire les processus émergents
d’auto-organisation, ne marque pas la fin de toute possibilité de
contrôle, mais constitue au contraire l’apothéose du contrôle le plus
absolu du mathématique sur le réel. C’est pourquoi l’intégralité de la
science contemporaine peut bien être dite déterminée par le projet
cybernétique, quand bien même ce projet est en réalité protéiforme,
et se complexifie du fait, précisément, de l’élaboration grandissante

1
Cf. D. Ruelle, op.cit., p.84-85, et pour une présentation plus générale et moins technique : J.
Gleick, La théorie du chaos, trad.fr. C. Jeanmougin, Paris, Flammarion, 1991, p.159-197.
2
Cf. K. Popper, Un univers de propension, op.cit., p.35 : « L’introduction du concept de
propension équivaut à une nouvelle généralisation de l’idée de force ».
3
Cf. W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine. II : Physique de l’atome et
loi de causalité, trad.fr. U. Karvelis, Paris, Gallimard, 1962, p.157 : « Les lois de la théorie
quantique doivent être de nature statistique. Voici un exemple : nous savons qu’un atome de
radium peut émettre des rayons α. La théorie des quanta est capable d’indiquer, par unité de
temps, le degré de probabilité, pour la particule α, d’abandonner le noyau ; mais elle ne peut
prévoir le moment précis de cet événement, lequel est indéterminé par principe. »
210 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de la « nouvelle » science, unifiée comme « Théorie générale des


systèmes ».
Mais Heidegger va plus loin, considérant que ce projet
cybernétique, qu’il conviendrait mieux, nous venons de le voir, de
qualifier de projet systémique, est précisément réalisé par la science
contemporaine. Il laisse donc entendre que ce projet double de
modélisation et de contrôle du réel comme système n’est pas une
« déviation » ou un tournant de l’histoire des sciences, mais qu’il en
constitue au contraire le moteur même. Or cette dimension de
contrôle est précisément ce qui fait la jonction de la découverte
scientifique avec ce que l’on considère habituellement comme simple
application technique de cette découverte. Si donc la science
contemporaine réalise le projet systémique, c'est-à-dire de la
modélisation comme support du contrôle, la perspective courante
qui veut faire découler la production technique de la découverte
scientifique devient caduque. Heidegger inverse ainsi, de manière
décisive, la perspective courante du rapport entre technique et
science, en montrant que le trait le plus propre de l’époque de la
métaphysique achevée est précisément que s’y dévoile le caractère
essentiellement technique de la science, caractère qui vient à
s’expliciter dans l’imposition du système général et de la
modélisation de ce système comme contrôle. La science se fonde
donc « dans le cadre du développement de l’essence de la technique
moderne et non pas l’inverse »1. Ainsi, que la science devienne pur
projet systémique fait signe vers cela que celle-ci, loin de constituer
la condition de la technique moderne, est au contraire de part en
part déterminée par l’essence de la technique, essence que Heidegger
désigne du nom de Gestell. C’est bien ce que pointait la remarque
déjà citée précédemment, et que nous pouvons à présent compléter :
« L’objectité se transforme et devient permanence du fonds, déterminée par
le Gestell. »2

1
M. Heidegger, « Entretien du professeur Richard Wisser avec Martin Heidegger », 1969,
trad.fr. M. Haar, Cahier de l’Herne, op.cit., p.385.
2
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.68. Nous conservons ici le terme allemand
Gestell, rendu dans la traduction d’A. Préau par « arraisonnement ». Par souci de clarté, nous
MODÈLE ET SYSTÈME 211

Remarque qu’il convient donc d’entendre maintenant ainsi : le


projet systémique, réalisé par l’intégralité de la science
contemporaine unifiée en « Théorie générale des systèmes », fonde le
calcul méthodique, c'est-à-dire désormais la modélisation, sur le
contrôle cybernétique, et accomplit par là la transformation de
l’objectité en systémicité ; l’objectité se découvre alors intégralement
déterminée par l’essence de la technique, le Gestell, en tant que le
modèle systémique détermine essentiellement l’étant comme
contrôle informatif et rétroagissant. Dès lors, cette lecture
« systémique » de l’analyse heideggérienne de l’objectité découvre la
relation intrinsèque qu’entretient cette « essence de la technique »
avec le Système général, visé et posé comme son hypothèse
fondatrice par la systémique désormais dominante. Mais cette
relation nous reste pour l’instant parfaitement opaque, et ce pour la
raison évidente qu’il nous faut clarifier la référence singulière et
centrale à l’essence de la technique, que Heidegger introduit sous le
vocable non moins singulier de Gestell.

procèderons de même par la suite, avant de rappeler et discuter les différentes traductions
existantes.
212 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE VII

DU GE-STELL COMME SYSTÈME DE PRODUCTION

§ 25. Le Ge-stell : disposition – commande – énergie

Singulière, cette désignation de l’essence de la technique par le


terme Gestell l’est de fait, et Heidegger n’en disconvient pas :
« Nous nous risquons à employer ce mot (Gestell) dans un sens qui jusqu’ici
était parfaitement insolite. Suivant sa signification habituelle, le mot Gestell
désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette
s’appelle aussi un Gestell. »1

Le mot traduit également « armature », « support », « châssis »,


etc. Bien qu’elle ne soit pas sans donner d’indication, nous y
reviendrons, la liste des objets désignés par ce terme ne nous aide pas
beaucoup à en entendre son sens heideggérien. Comme souvent,
Heidegger, lorsqu’il introduit ce terme au cours des deux
conférences de Brême en 1949 et de Munich en 1953, s’attache à en
décrypter la constitution même, et la façon dont, à travers elle, le
mot, littéralement, parle. Sans reprendre l’intégralité de ses analyses,
on peut tâcher d’en synthétiser les moments clefs. Tout d’abord, le
préfixe Ge- indique un rassemblement unifiant. Ainsi :

1
M. Heidegger, « La question de la technique », Essais et conférences, op.cit., p.26.
214 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Le rassemblement de montagnes, en ce qu’il trouve déjà en lui-même, et


jamais en sus, sa propre cohésion, nous le nommons “massif montagneux”
(Gebirge). Le rassemblement des modalités selon lesquelles nous sommes
disposés, et pouvons nous sentir de telle et telle façon, nous le nommons
“l’âme” (Gemüt). »1

Aussi le Gestell nomme-t-il le rassemblement, unifiant à partir de


lui-même, de quoi ? De tout stellen, c'est-à-dire de toute disposition,
position, mise à disposition. Le verbe stellen décline les divers modes
du « disposer », et peut donc traduire « mettre », « disposer »,
« arranger », « poser ». Mais un tel « disposer » possède le double
sens de la présentation et de la contrainte : disposer signifie à la fois
présenter, ou « présentifier », et rendre disponible. On dispose un
objet, en même temps que l’on en dispose. Et c’est parce qu’on en
dispose qu’on peut ainsi le disposer, en même temps qu’on n’en
dispose qu’en tant qu’on le dispose de telle ou telle manière. C’est
sur ce double sens, et sur la correspondance et l’interdépendance
essentielles du transitif et de l’intransitif, que se développe
l’argumentaire de Heidegger. D’une part, le « rendre disponible »
(sens intransitif de la disposition), prenant la forme d’une
provocation à la mise à disposition, à la disponibilité, constitue selon
lui le phénomène majeur de la technique moderne, et de toute la
machinerie développée par elle : mise à disposition inconditionnée
de l’étant, qui, ainsi rendu disponible inconditionnellement devient
pur matériel énergétique, c'est-à-dire permanence d’un « fonds »
(Bestand). C’est à partir de ce fonds, que nous avons déjà qualifié
précédemment comme nouvelle forme de l’objectité, que s’établit, se
constitue et s’étalonne la totalité du monde, comme monde
technique :
« Le mot “fonds” est maintenant promu à la dignité d’un titre. Il ne
caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est
atteint par le dévoilement qui provoque. »2

1
M. Heidegger, « Le dispositif », trad.fr. S. Jollivet, Po&sie, n°115, Paris, Belin, 2006, p.15.
2
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.23.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 215

Car, d’autre part, cette mise à disposition, proprement


« totalitaire », en tant qu’elle requiert bien la totalité de l’étant et que
simultanément elle régit la détermination du tout du monde, prend
place dans une présentification, c'est-à-dire qu’elle est une forme du
dévoilement. C’est ce que Heidegger précise plus loin :
« Dans l’appellation Ge-stell, le verbe stellen ne désigne pas seulement la
provocation, il doit conserver en même temps les résonances d’un autre
stellen dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen (« placer debout
devant », « fabriquer ») qui est uni à dar-stellen (« mettre sous les yeux »,
« exposer ») et qui, au sens de la ποίησις, fait apparaître la chose présente
dans la non-occultation. »1

Le stellen technique est donc bien aussi une disposition au sens


transitif, en tant que ses productions participent d’un darstellen : il
dispose l’étant de telle façon que celui-ci s’expose comme ce qu’il est.
Il entend dévoiler l’être de l’étant. Mais simultanément, cet être est,
proprement, provoqué, en tant que l’étant se dévoile univoquement
comme matériel énergétique. Ainsi, reliant intrinsèquement
disposition transitive et disposition intransitive, la technique
moderne est, en son essence, un dévoilement provoquant :
« Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le
caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. »2

Le stellen propre de la technique moderne consiste en la


disposition du tout de l’étant comme pure disponibilité d’énergie.
L’étant n’est désormais présent qu’en tant que disponible, c'est-à-
dire en tant que matériel énergétique, par quoi effectivement, il
devient intégralement mis à disposition. Il est ainsi provoqué à
devenir ce fonds permanent de disponibilité, dans lequel il n’est plus
« objet » (gegenstand) en tant que faisant face, mais fonds permanent
(Bestand), c'est-à-dire pure ressource constamment remplaçable, ou
réinvestissable, devenir qui présuppose donc le règne de
l’équivalence :
1
Ibid., p.28.
2
Ibid., p.22.
216 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Tout, dans le Ge-stell, est requis en vue de cette remplaçabilité permanente


de l’identique par l’identique […] Le Ge-stell accumule par avance tout ce qui
est disponible, le rejetant chaque fois à l’identique dans la disponibilité
illimitée du fonds pris en sa totalité […] L’équi-valent qui règne en tout
subside l’assure en sa mise en réserve à travers la possibilité, disponible,
d’être immédiatement remplacé. Le fonds consiste en cette imposition du
Ge-stell. Dans le fonds, tout se tient dans l’équi-valent. »1

Or ce règne de l’équivalence « en tout subside » est assuré par la


transformation préalable de l’objectivation de l’étant, qui d’objet est
devenu énergie. Mais que recouvre ce concept fondateur de la
civilisation technique qu’est l’énergie ? Précisément, elle est le seul
véritablement étant, au sens du véritablement permanent, lorsque
l’objet a perdu toute constance et toute consistance dès lors qu’il est
pris dans les cycles de changements d’états. C’est pourquoi,
historiquement, le saut dans l’âge technique se fait lorsque la
mécanique classique laisse place d’abord à la thermodynamique, puis
à la physique atomique, et que la représentation mathématique du
monde passe de la géométrie analytique au nuage statistique ; c'est-à-
dire lorsque l’individuation de l’objet devient chimérique, et que
s’impose alors le concept abstrait d’« énergie ». Que ce soit dans une
machine calorifique, un réacteur nucléaire ou une centrale
électrique, l’objet n’existe réellement que par et dans les transitions
qui le font passer d’un état à un autre. Et ce qui se transmet
effectivement dans ces changements d’états, c’est précisément
l’énergie, sous ses différentes formes, cinétique, thermique,
chimique, potentielle. Ainsi, de même que la mécanique classique
s’était fondée sur l’énoncé newtonien du principe d’inertie, le
système énergétique se fonde sur le principe de la conservation de
l’énergie. Le concept même d’énergie ne désigne finalement rien
d’autre que ce principe : le demeurer constant au sein du changement
perpétuel. Ainsi, Poincaré, bien en peine pour donner une définition

1
M. Heidegger, « Le dispositif », op.cit., p.23. Comme précédemment, nous conservons ici le
terme Gestell, rendu dans la traduction de Servanne Jollivet par « dispositif ».
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 217

stable de ce concept essentiellement abstrait, dit du principe de


conservation d’énergie :
« Si l’on veut énoncer le principe dans toute sa généralité et en l’appliquant
à l’univers, on le voit pour ainsi dire s’évanouir et il ne reste plus que ceci :
Il y a quelque chose qui demeure constant. »1

Ce « quelque chose », c’est l’énergie, c'est-à-dire l’ultime et


unique véritable étant, par quoi toute diversité objectale est
remplacée par la stricte équivalence énergétique. Le « faisant face »,
Gegen-stand, disparaît et laisse place au « faisant fonds », Be-stand.
Cette présentification du stellen technique, comme mise à
disposition interpellante et provocante du tout de l’étant, requiert
l’homme lui-même, sommé de se rendre l’agent de cette
présentification, l’agent de la mise en œuvre du dévoilement
provoquant. Et ce à double titre : d’abord, comme agent de la
représentation énergétique du monde, par le biais, comme on l’a déjà
vu, du développement de la physique mathématique aboutissant à
l’élaboration théorique du système énergétique ; et ensuite, et par
conséquence directe, comme élément même de la permanence du
fonds, c'est-à-dire comme élément du matériel énergétique, soumis
au même règne de l’équivalence et de la disponibilité :
« Au sein de cette imposition du fonds, l’homme est interchangeable. Le
penser comme pièce du fonds, c’est donc toujours déjà présupposer qu’il
puisse devenir, en sa fonction même, l’agent permanent de cette imposition,
le fonctionnaire. »2

Cela ne vaut pas seulement pour la dimension d’organisation et


de division du travail planétaire, comme industrie de mise à
disposition et d’exploitation du fonds, mais bien de la totalité du
déploiement de l’humanitas de l'homme, devenue elle-même pure
« énergie » économique, génétique, sociale, érotique,
démographique, doxographique, psychique, et même

1
H. Poincaré, La science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, 1968, p.146.
2
M. Heidegger, « Le dispositif », op.cit., p.18-19.
218 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« conceptuelle », comme énergie produisant et fondant l’« outillage


théorique » agissant pour le dévoilement provoquant. Sur ce point,
les illusions alimentées par les « conflits d’opinions » sont grandes :
la question n’est pas de savoir si tel ou tel champ de cette humanitas
est menacé par telle ou telle application technologique, mais bien
d’apercevoir qu’avec l’imposition du Be-stand, c’est sa totalité qui se
voit ainsi investie dans le fonds. C’est pourquoi Heidegger insiste
tant sur le point que c’est bien l’essence de l’homme qui se voit
« assignée à prêter la main à l’essence de la technique »1, et non pas
l’homme dans telle ou telle de ses activités. Que la totalité de
l’humanitas soit ainsi investie par l’essence de la technique constitue
précisément le point aveugle de tout « humanisme », comme s’en
était déjà expliqué Heidegger, dès 1946, dans sa Lettre sur
l’humanisme. Les développements ultérieurs de sa pensée du Ge-stell
permettent rétrospectivement de préciser la cause de cet
aveuglement, à savoir que cet humanisme, se présentant lui-même,
par définition, comme hétérogène à toute dimension technique, ne
veut tout simplement rien savoir du système énergétique, et ne peut
donc rien comprendre à sa toute puissance. Son hypothèse, par
principe, consiste à s’en croire indemne, ou plutôt, à s’en
présupposer le maître et possesseur, puisqu’il entend lui-même
disposer et ordonner les différents champs de l’humanitas, en quoi
précisément, « l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de
l’homme »2. L’humanisme s’apparente déjà à une manipulation et un
arrangement de cette humanitas, c'est-à-dire à un stellen de
l’humanitas en vue de sa mise à disposition comme pure énergie.
Toute résurgence de cet « humanisme », si moralement fondé qu’il
soit, ne peut alors que servir le Be-stand, alimentant sans le savoir la
représentation énergétique de l’humanité de l’homme. Car, dès lors
que le système énergétique s’installe, il ne saurait souffrir aucune
exception, et toute « chose » se voit ainsi fondée de manière

1
M. Heidegger, « Le tournant », op.cit., p.309.
2
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.87.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 219

univoque et exclusive par le Be-stand. Par quoi c’est bien le tout de


l’étant, l’homme y compris, bien que singulièrement comme
« agent », qui se voit ainsi commis à ce travail du dévoilement
provoquant en vue de la disponibilité absolue. C’est dire combien
avec la technique moderne s’impose un totalitarisme d’un genre
inédit, parce qu’absolu, inconditionnel, et portant sur le mode
même du dévoilement, c'est à dire donc, sur l’être de l’étant.
Totalitarisme non plus « politique », ni même strictement
« humain », mais que son fondement ontologique, univoquement
structuré comme pure permanence, autorise à qualifier de
« totalitarisme métaphysique ». Ici s’éclaire d’un nouveau jour ce qui
avait été dit, dans le premier chapitre, de la fin de la philosophie
comme accomplissement universel de la métaphysique.
Cette commission universelle régie par le fonds, Heidegger
l’appelle Be-stellen, qu’André Préau traduit par « commettre », et qui
renvoie à la commande dont il était question précédemment au sujet
de la cybernétique. Le Be-stellen, c’est le κυβερνήτης pleinement
accompli et généralisé au tout de l’étant, comme travail
inconditionnel de la provocation devenue seul mode du
dévoilement. Ainsi, le Ge-stell vient nommer ce qui rassemble et
unifie à partir de lui-même toute possibilité de stellen, c'est-à-dire de
disposer le et du tout de l’étant et de l’homme sur le mode de la
commande universelle, c'est-à-dire en tant que Be-stellen. Heidegger
résume :
« Ge-stell : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen)
qui requiert l’homme, c’est à dire le pro-voque à dévoiler le réel comme
fonds dans le mode du “commettre”. Ainsi appelons-nous le mode de
dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même
rien de technique. »1

Le Ge-stell est donc ce à partir de quoi se déploie le nouvel ordre


de la commande généralisée, c'est-à-dire le Be-stellen. Dans ce
processus de déploiement, le représenter (Vor-stellen) scientifique est
1
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.27.
220 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

lui-même devenu un « suivre à la trace » (Nach-stellen) du réel, par


lequel ce dernier est intégralement mis à disposition comme système
énergétique par le « commettre » (Be-stellen) en vue de la
manipulation technique de l’étant. Dans le même mouvement, tout
produire et fabriquer (Her-stellen) se voit restreint à la pure
manipulation de l’identique, dès lors que règne l’équivalence propre
au fonds. Mais c’est précisément la possibilité d’une telle
manipulation qui guide de part en part cette succession du Vor-
stellen au Be-stellen. C’est pourquoi c’est bien le Be-stellen de la
manipulation qui oriente le Vor-stellen théorique, et non pas le
contraire, même si factuellement une manipulation ne devient
possible que par une avancée théorique. On retrouve là l’inversion
capitale de la relation entre science et technique opérée par
Heidegger. Ainsi, le Ge-stell soumet toute représentation (Vor-
stellen), toute exposition (Dar-stellen) et toute production (Her-
stellen) au régime exclusif et sans partage de la commande généralisée
(Be-stellen) ordonné par le fonds (Be-stand). Aussi ce règne de
l’assignation et de l’équivalence qu’impose le Ge-stell recèle-t-il une
menace insigne, que Heidegger nomme « le péril des périls » :
« L’être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité
que tout dévoilement se limite au commettre et que tout se présente
seulement dans la non-occultation du fonds. »1

Autrement dit, la menace, propre au Ge-stell, réside en ce que,


celui-ci soumettant tout stellen au Be-stellen, la disposition ne puisse
plus désormais s’entendre que dans son sens intransitif de la
commande généralisée, c'est-à-dire que tout dévoilement ne soit plus
que le simple auxiliaire de la provocation, et que l’homme lui-même
se réduise à n’être plus que le « fonctionnaire de la technique »,
travaillant au service exclusif du fonds, pour le dévoilement exclusif
de ce fonds en tant que pur matériel énergétique.

1
Ibid., p.45.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 221

Nous reviendrons plus largement sur la signification et la portée


qu’il convient de donner à cette menace au cours du chapitre IX.
Nous y verrons alors comment, du fait qu’elle concentre sur elle la
question même du dévoilement, elle constitue l’enjeu propre de la
pensée, par delà les conclusions hâtives qui en sont parfois tirées
sous la forme d’analyses scientifiques du « danger technologique »,
d’analyses politiques des « processus de domination », ou bien
encore d’analyses psychologiques des « modes d’aliénation du
sujet ». Tâchons, pour le moment, de synthétiser quelque peu le
relief épars qui se détache des analyses rapides que nous venons de
faire de la pensée heideggérienne du Ge-stell. Nous devinons déjà
qu’elle est sans doute la « pensée la plus abyssale », ou en tout cas la
plus capitale, centrale et fertile de l’œuvre prolixe du philosophe – ce
pourquoi les « accusations » formulées à son encontre, récurrentes et
pour le moins étranges, de « technophobie »1 ne peuvent
qu’apparaître absurdes, malhonnêtes, à moins que stupides, dès lors
que toute sa pensée pointe précisément vers cette essence de la
technique, dont il fait le point focal de notre monde.

§ 26. Le Ge-stell comme Système : « dispositif »,


« arraisonnement » et « consommation »

Nous avons mis en évidence trois traits fondamentaux, que


rassemble et unifie à partir de lui le Ge-stell : la disposition, au
double sens transitif et intransitif d’arrangement et de mise à
disposition ; la commande, comme Be-stellen généralisé ; l’énergie, au
sens large de pure permanence du fonds, Be-stand. On peut tout de
suite remarquer que ces trois traits du Ge-stell recoupent très
largement les trois principales traductions qui ont pu en être
proposées, à savoir les termes « dispositif », « arraisonnement » et
« consommation ».

1
Nous citons, malheureusement.
222 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Le « dispositif », proposé par Dominique Janicaud et que reprend


Servanne Jollivet dans sa traduction de la conférence de Brême, se
trouve sans doute au plus près du sens littéral du mot Gestell, c'est-à-
dire de ce qui dispose et par là présentifie. Il présente l’énorme
avantage de faire ressortir la résonnance de l’emploi courant comme
simple « montage » ou « armature ». Mais y manque la dimension
essentiellement rassemblante que porte le préfixe Ge- du Gestell,
remplacé par la particule dis- qui marque au contraire la séparation
ou l’écart entre éléments1. Un dispositif agence des éléments séparés,
et ainsi les dispose. Mais le Ge-stell tel que l’entend Heidegger est le
rassemblement même de toute possibilité de disposition. Ainsi,
pourrions-nous dire, il fonde tout dispositif. Et par conséquent, cette
traduction ne rend pas pleinement compte de ce qui s’impose avec la
domination du Gestell, à savoir le règne de la commande et la
« compression » énergétique du tout de l’étant sous la forme du Be-
stand.
À l’inverse, l’« arraisonnement » d’André Préau montre de
manière particulièrement féconde l’ampleur de ce qui se joue au sein
de l’apparente et trompeuse « simplicité » du « montage », ou de
n’importe quel dispositif. S’y fait ainsi entendre la provocation
généralisée, le Be-stellen, au sens cette fois d’un « faire rendre raison »
à l’étant, qui œuvre au cœur même de la question du rapport de la
Raison au Monde, question que Heidegger développe dans son cours
de 1955-1956 sur le Principe de raison suffisante. Dans la conférence
qui suit immédiatement ce cours, il déclare :
« L’homme d’aujourd’hui écoute constamment le principe de raison en ce
sens qu’il est de plus en plus à ses ordres. »2

On voit clairement énoncée ici l’imposition du Ge-stell comme


fondement de la représentation et de la mise en œuvre modernes de
la ratio, à l’origine des développements de la science et de la

1
Cf. A. Rey, op.cit., p.653.
2
M. Heidegger, Le principe de raison, trad.fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p.261.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 223

technique modernes. Mais malgré ses grandes qualités, cette


traduction, à son tour, a le défaut majeur de laisser totalement de
côté le lien intrinsèque du Ge-stell et du Be-stand, c'est-à-dire la
dimension « énergétique » de la permanence du fonds. Pourtant,
Heidegger insiste clairement sur ce point :
« Le fonds consiste en cette imposition du Ge-stell. »1

Du coup, l’extériorité radicale du Ge-stell, c'est-à-dire son


caractère absolument inhumain reste quelque peu brouillé par cette
mise en avant de la raison. Nous disons « inhumain » au sens,
simplement, de non-humain. Or il est clair que le Ge-stell participe
de l’Ouverture essentielle du Dasein, et c’est précisément pourquoi il
touche au dévoilement lui-même, dont il constitue un mode. Il ne
faut donc pas y voir une sorte de décision aveugle et inconséquente
prise univoquement par l’homme, orientant son comportement
social et culturel selon les caprices et la voracité de son intellect. Plus
encore, cette pensée du Ge-stell peut à bon droit être considérée
comme une double réponse que fait Heidegger, directement à
Heisenberg d’une part, et indirectement à l’existentialisme sartrien,
et plus largement à tout humanisme d’autre part. Dans sa propre
conférence de Brême, qui précédait celle de Heidegger, Heisenberg
déclarait ainsi que dans le monde transformé par la technique,
« l’homme ne rencontre plus que lui-même »2. À quoi Heidegger,
tout en saluant la pertinence de l’inquiétude d’Heisenberg,
répondait :
« Pourtant aujourd’hui l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même
en vérité nulle part, c'est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être. »3

Ce point doit évidemment être relié à ce qu’il déclarait trois ans


auparavant, à propos de « […] cette proposition de Sartre :
Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement des

1
M. Heidegger, « Le dispositif », op.cit., p.23.
2
W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, op.cit., p.137.
3
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.36.
224 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

hommes. Si l’on pense à partir de Sein und Zeit, il faudrait plutôt


dire : Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement
l’Être »1. C’est pour cette raison qu’il convoque le Ge-stell, censé
nommer cette « configuration » de l’Être même dans laquelle ce qui
domine est la commande ordonnée par le fonds, dont découle la
confusion de l’homme quant à son propre être, désormais
univoquement assigné au règne du Be-stellen. Autrement dit, il y a
encore trop d’humanisme dans le diagnostic d’Heisenberg, et peu
importe ici que sa profonde lucidité lui confère quelque inquiétude
légitime. C’est la même nuance qu’il convient d’apporter à ce terme
d’« arraisonnement », encore trop « humaniste » pour traduire le Ge-
stell.
Enfin, François Fédier reprend la proposition de traduction de
Michel Haar :
« Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe à Heidegger
vient quasiment de lui-même au premier plan. C’est notre mot :
« consommation » – à condition toutefois de le prendre à rebours de son
sens habituel (la consommation d’énergie). Si l’on oriente l’écoute sur le
sens fort du mot « sommation », on peut l’entendre dire : la multiforme
variété de sommations en lesquelles l’humanité planétaire se voit désormais
sommée de ne plus rien viser (à commencer par elle-même) que sous le
visage sommaire de la totalité. » 2

Cette « consommation », nous dit Fédier, il faut donc l’entendre


comme une « co-sommation » : sommation du tout de l’étant et de
l’homme même en vue de l’établissement de la commande
généralisée. Cette appellation présente l’insigne avantage de faire
écho inversé à la « co-propriation » de l’Être et de l’homme, comme
mode d’Ouverture propre au Dasein. En ce sens, la « co-
sommation » est précisément ce qui vient oblitérer l’Ouverture, en
se posant très exactement à sa place, comme son négatif. Et, nous
venons de le rappeler, le Ge-stell est bien un mode du dévoilement,
1
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.92.
2
F. Fédier, Entendre Heidegger et autres exercices d’écoute, Paris, Le Grand Souffle, 2008,
p.80.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 225

dont la menace propre consiste à masquer tout dévoilement qui ne


soit pas de l’ordre du Be-stellen. De plus, cette « co-sommation »,
entendue cette fois comme « consommation », fait également signe
vers le règne de l’équivalence qu’ordonne le Be-stand, c'est-à-dire
donc vers la dimension proprement énergétique que recèle cette
imposition du Ge-stell. Or, cela est cocasse, c’est précisément ce
point que récuse Fédier, donnant cette condition expresse d’écarter
tout rapprochement avec l’usage courant de la « consommation
d’énergie ». En quoi il a d’ailleurs parfaitement raison : le terme de
« consommation » est pour le moins connoté, de cette sorte de
frénésie qui qualifie un comportement face à un « stock » qui serait
simplement « là », constitué de fait. Le Ge-stell ne saurait en aucune
manière se ramener à cette simple configuration comportementale et
économique, pour les mêmes raisons que précédemment : il n’est pas
une orientation « humaniste » du comportement de l’homme face à
un « déjà là » que celui-ci n’aurait qu’à constater, constat à partir
duquel diverses configurations s’offriraient à lui, comme autant de
conceptions de l’humanisme moderne. Avec le Gestell, c’est bien au
contraire la question de la constitution même du fonds qui est posée.
Si, comme nous l’avons vu, le Ge-stell est bel et bien
fondamentalement relié à l’énergie, c'est-à-dire à la permanence du
fonds, ce n’est pas, en effet, dans le sens de l’imposition d’une
« consommation d’énergie », mais au contraire en tant qu’il impose
l’énergie comme unique horizon d’être de toute chose. C’est donc
bien plutôt la question de la production qui doit être visée, comme le
terme « technique » l’indique lui-même suffisamment : le Ge-stell
impose un « faire », un mode du « produire » en quoi il se relie
irrémédiablement, non pas à un « consommer », mais à la τέχνη elle-
même, qui doit être pensée, comme Heidegger le signale, à partir de
la ποίησις du dévoilement producteur.
D’une certaine manière, donc, le Ge-stell ressortit aux trois
orientations prises ensemble : il est le Dis-positif consommant de la
mise en œuvre de l’arraisonnement. Mais on sent bien que l’enflure
d’une telle formule est peu compatible avec la discrétion du terme
226 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

originel allemand, discrétion qui paraît pourtant essentielle au sens


où le Ge-stell, en tant qu’il ordonne la totalité du monde moderne,
comme pure totalité, c'est-à-dire « mondialisme », s’y déploie en
effet jusqu’en ses plus subtiles productions. Autrement dit, le Ge-stell
porte avec lui quelque chose du « simple », en quoi également il n’est
rien de technique. Aussi, Heidegger reste attaché à cette signification
première du Ge-stell, comme simple objet d’utilité courante, tout en
affirmant évidemment l’écart d’avec le sens qu’il entend lui donner.
Autrement dit, si le Ge-stell n’a effectivement plus rien d’un
« objet », ou d’un « subside », il n’en reste pas moins du ressort du
« simple ». Dans une note additive à sa conférence de Brême, il
oriente l’écoute du mot vers la nécessité d’y « faire ressortir de
manière plus incisive encore le montage, l’armature, le support qui
permet à l’ensemble de s’ajointer ; l’ossature »1. On voit ici le lien
avec le sens originel : dans « étagère », Heidegger entend
« armature » ; dans « squelette », il entend « ossature ». Le Ge-stell
relève ainsi du pur « support qui permet à l’ensemble de s’ajointer ».
C’est là une indication des plus précieuses : comme « support »
fondamental, le Ge-stell prend la place de tout « sujet », c'est-à-dire de
« l’ὑποκείµενον transposé dans la conscience »2. Aussi marque-t-il non
seulement, comme nous l’avons vu, la transformation radicale de
l’objectité, mais également celle de la subjectité. Il détermine ainsi
que tout objet et tout sujet disparaissent, de telle manière que le seul
« véritablement présent »3 ne se présente plus désormais que comme
pure permanence du fonds – énergie. Nous retrouvons ici ce qui
avait été avancé au Chapitre III, à propos de la constitution du
subjectum comme fondant conjointement objectité et subjectité. En
ce sens, le fonds est la forme terminale prise ensemble par l’être-
objet et l’être-sujet. Le Ge-stell détermine donc à la fois ce que nous
appelions la « production originaire du subjectum » et son avènement
1
M. Heidegger, « Le dispositif », op.cit., p.15.
2
M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », op.cit., p.290. Voir
Chapitre premier, et plus spécialement § 3.
3
Ibid.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 227

sous la forme du fonds. Par ailleurs, ce support est ce qui par essence
« ajointe » : il commande la connexion, et par là préside la formation
de tout ensemble. Il est donc ce qui détermine tout « disposer »
comme « ensemble », c'est-à-dire la disposition comme telle de tout
ensemble d’éléments interconnectés.
Disons-le donc sans plus d’ambages : le Ge-stell, comme ce qui
rassemble à partir de lui énergie, connexion et commande, par quoi il
constitue le support de tout ensemble, nous paraît correspondre en
tout point au terme « Système » tel qu’il se déploie depuis
l’émergence de la systémique1, déterminant et fondant celle-ci en
imposant universellement son hypothèse fondamentale sous la
forme du « Système général » désigné par Bertalanffy et ses
successeurs. Ici s’éclaire alors quelque peu ce qui avait été avancé au
§ 11, sous le terme de « Système de production » : celui-ci relève
ainsi intégralement du Ge-stell en tant que synthèse originaire de
toute énergie, connexion et commande. Cette synthèse précède la
synthèse originaire du subjectum, dont elle est proprement la
condition.

§ 27. Qu’est-ce qu’un système ?

Un point capital reste ici en suspens. C’est à savoir la question de


la relation qu’il convient d’attester entre le Système et la production
pure, c'est-à-dire la τέχνη pensée à partir du dévoilement poïétique. Il
nous faut donc à présent préciser ce lien tel qu’il se configure au sein
de la systémique, afin de bien comprendre l’articulation du produire
avec ce qui a été décrit précédemment comme projet systémique.
Pour ce faire, nous devons entrer de plein pied dans l’analyse du
1
« Systémique » doit ici, et dans toute la suite, être entendu au sens large de « Théorie
générale des systèmes », et non comme méthodologie de cette théorie, sens strict et technique
dans lequel ce terme est parfois utilisé. Pris dans ce second sens, il désigne alors une approche
« descendante », ou « top-down », de la modélisation, par opposition à l’approche
« ascendante », ou « bottom-up » », « constructiviste », qui caractérise notamment les méthodes
de simulation des systèmes complexes. Cf. sur ce point J.M. Legay, L’expérience et le modèle.
Un discours sur la méthode, op.cit., p.44-52.
228 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

concept de « système » qui donne toute son orientation à ce projet.


Bertalanffy nous sert ici de guide :
« Pendant longtemps, l’unification de la science a été considérée comme la
réduction ultime de tous les phénomènes en événements physiques. À notre
point de vue, l’unité de la science devient plus réaliste. Nous pouvons
fonder notre conception unitaire du monde, non pas sur l’espoir peut-être
futile et certainement outré de réduire en dernier ressort tous les niveaux de
la réalité à celui de la physique, mais plutôt sur les isomorphismes qui
existent entre les divers domaines. Pour parler selon ce qu’on appelle le
mode « formel », c’est à dire en portant son attention sur les constructions
conceptuelles de la science, ces isomorphismes signifient uniformité
structurelle des schémas que nous appliquons. En langage “matériel”, cela
signifie que le monde, c’est à dire l’ensemble des événements observables,
présente des uniformités structurelles qui se manifestent aux divers niveaux
ou dans les diverses disciplines par des traces d’ordre isomorphes. »1

La révolution paradigmatique en jeu ici concerne bien la place


centrale du système comme tel. La science « moderne », c’est à dire
la physique mathématique, ne se référait au système qu’en tant que
« système cinétique spatio-temporel et de quelque manière pré-
calculable »2 : c’est encore le « physique » qui donne sa consistance
au système ; le système comme tel s’y tient en retrait. Mais désormais,
avec le déploiement dominant du multiple des sciences particulières,
la science contemporaine, comme théorie générale des systèmes,
dévoile le système comme son fondement unifiant, à partir duquel se
développent les sciences comme les diverses algèbres de ce fond. Ce
fond constitue proprement la fonctionnalité « bijective » de ces
algèbres, qui en assure l’isomorphisme, l’unité structurelle. C’est à
partir de ce fond que le monde peut présenter les « uniformités
structurelles » observées entre les divers champs d’investigation sous
la forme de « traces d’ordre » formellement transposables d’un
champ dans un autre. Cela va loin. Cela signifie que le système n’est
rien moins que le fondement du monde comme tout de l’observable.
C'est-à-dire le seul véritable étant auquel se confronte l’observation.
1
L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, op.cit., p.47.
2
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.64.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 229

Il est la « vérité » scientifiquement perçue et recherchée de ce


monde, vérité qui prend donc désormais le nom de « système ».
Une remarque s’impose. Le texte de Bertalanffy insiste sur le
système comme structure fondamentale de tout domaine de l’étant,
et par là de tout domaine scientifique, à partir duquel les sciences
décrivent et modélisent des fonctionnalités propres à chaque
domaine. Le concept de fonction est ici d’une importance capitale.
Ce concept signifie le mode de calcul d’une transformation. Il
constitue donc le nœud du mathématique à l’œuvre dans les sciences.
« Mathématiser le réel », c’est décrire celui-ci comme un ensemble de
fonctions, c’est à dire en fin dernière, comme un système. La
fonction assure la cohérence de la structure ; elle installe proprement
celle-ci comme « structure », c’est à dire comme organisation. C’est
par la fonction, et uniquement par elle, que la relation est ainsi
déterminée comme connexion, et finalement interaction, à partir de
quoi peut se constituer une structure. Il ne faut donc pas s’y
tromper : la fonction précède la structure, et c’est précisément ce que
dévoile la science comme théorie du système comme tel. Le système
est ainsi le complexe fonctionnel fondamental unifiant
structurellement les divers domaines d’investigation de
fonctionnalités, autrement dit les domaines d’investigation de
l’étant.
À propos de cette unification nécessaire des divers domaines
d’investigation, Cavaillès notait :
« Il n’y a pas diverses sciences ni divers moments d’une science, non plus
immanence d’une science unique aux disciplines variées ; mais celles-ci se
conditionnent entre elles de telle façon que les résultats comme la
signification de l’une exigent, en tant qu’elle est science, l’utilisation des
autres ou l’insertion commune dans un système. Une théorie de la science
ne peut être que théorie de l’unité de la science. »1

Ainsi l’orientation épistémologique de Cavaillès en vient aux


mêmes conclusions que Bertalanffy : la science contemporaine, en
1
J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 1987, p.22.
230 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

tant qu’elle se déploie dans « les sciences » contemporaines, ne


saurait être pensée autrement que comme théorie générale du
Système. Mais ce système ne se détermine pas simplement comme
« système de la science ». Il n’est pas le simple nom de l’unité et de
l’uniformité des « constructions conceptuelles de la science » comme
« uniformité structurelle des schémas conceptuels que nous
appliquons » – uniformité de la modélisation comme modèle
systémique. Il est également, et avant tout, le garant ontologique
fonctionnel « des uniformités structurelles qui se manifestent aux
divers niveaux ou dans les diverses disciplines par des traces d’ordre
isomorphes ». La conséquence en est que tout « structuralisme » est
avant tout un fonctionnalisme1, et reste entièrement déterminé, qu’il
le reconnaisse ou non, par le projet technique de la science comme
cybernétique, c'est-à-dire plus fondamentalement systémique. On
peut ainsi traduire le vocabulaire heideggérien : dans sa « poursuite »
(Nach-stellt), la science suit à la trace le réel et y traque ces « traces
d’ordre » dont parle Bertalanffy. Elle poursuit l’isomorphisme, et
tâche d’y correspondre, ce pourquoi elle est en son essence, comme
modélisation, théorie générale du système. La venue au centre du
langage scientifique de ce concept de système n’a donc rien d’une
simple circonstance, puisqu’elle met la science face à son essence
propre, comme ce qui unifie le divers de son déploiement et de son
actualisation contemporaine. C’est pourquoi Bertalanffy déclare :
« la notion de “système” est un nouveau “paradigme” de la science,
face à l’approche élémentaliste et aux conceptions qui prédominent
dans la pensée scientifique. »2

1
C’est pourquoi, précisons-le aussi en passant, il convient de distinguer Lacan de tout
« structuralisme », précisément parce que chez lui l’« analyse » ne saurait être celle des fonctions
sous-tendue par la structure, mais consiste bien, comme il le déclare le plus clairement du monde
dans sa « Radiophonie », à « s’assurer de l’effet du langage », ce qu’il nomme « suivre la
structure ». Ce qui, poursuit-il, ne se fait « qu’à écarter la pétition de principe qu’il la reproduise
de relations prises au réel », pétition propre au « guêpier de l’idéalisme » faisant du langage une
« fonction du collectif ». Il se réfère d’ailleurs ici explicitement à une « autre structure ».
2
L. von Bertalanffy, op.cit., p.87.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 231

Il est temps, pour entendre ce qui se joue effectivement dans cette


révolution paradigmatique présentée par Bertalanffy sous le terme
de systémique, de revenir quelque peu sur ce que recouvre
précisément ce terme de « système », avant sa reprise scientifique
comme « nouveau paradigme ». Pour cela une parenthèse
étymologique ne saurait être superflue. Le mot « système » signifie
d’abord σύστηµα, c’est à dire assemblage, ensemble ; il désigne par
exemple la théorie cosmologique aristotélicienne, comme « système
du monde ». Au moyen-âge, systema est « un terme de musique
employé […] pour désigner, d’après le grec, les théories
cosmogoniques et théologiques »1. Par extension, il désigne tout
regroupement, institution, corps (d’armée par exemple), mais aussi
accord au sens musical. « Sustêma vient du verbe sunistanai “placer
ensemble, grouper, unir” »2, de σύν, « avec, ensemble » et ἰσταναι
« placer debout ». De σύν vient également la « synthèse », dont Kant
avait eu l’intuition qu’elle est l’origine de toute analyse, pointant
déjà par là en direction du système comme tel. Si la synthèse est un
« poser ensemble », le système est l’ensemble « placé debout », c'est-
à-dire l’ensemble édifié, en plein déploiement de lui-même. On
pourrait voir là une dépendance du système vis-à-vis de toute
synthèse, de toute action de poser ensemble. C’est très exactement la
perspective « classique » de la métaphysique, sur quoi a pu se fonder
l’approche « élémentaliste » de la science à laquelle Bertalanffy fait
référence. D’une part, en effet, la perspective cartésienne conçoit le
système comme simple assemblage d’éléments ; d’autre part, la
perspective kantienne fait de la synthèse l’origine de tout assemblage
possible. On a, à chaque fois, une conception « constructiviste » du
système, comme pur assemblage. Mais une telle orientation oblitère
la condition fondamentale de l’assemblage, à savoir que l’assemblage
s’assemble, précisément, et qu’en lui joue depuis l’origine l’accord
« préalable » à cet assemblage. Or cet « accord », c’est précisément le

1
A. Rey, op.cit., p.2220.
2
Ibid.
232 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

système comme tel qui le donne, en tant qu’il faut entendre dans le
« placé debout » l’effectivité en acte de l’ensemble. Dans son
dictionnaire historique, Alain Rey précise les origines du « poser » et
du « placer debout » que l’on trouve ajointés au syn respectivement
dans la synthèse et le système :
« tithenai “poser”, d’une base – the – qui se rattache à une racine
indoeuropéenne °dhe- “placer”, la consonne du- étant représentée en latin
par le f de facere “faire” […] histanai “placer debout”, forme à redoublement,
de °sista-, qui se rattache à la racine indoeuropéenne °stā “être debout”,
comme le latin stare. »1

La synthèse s’oriente d’un « faire » ; le système s’oriente d’une


« stance », d’un « se tenir debout ». Or, en tant que ce qui se tient
ainsi debout, le système est également le « ce qui se tient sous » tout
faire en vue d’un assemblage, ce qui dirige et guide l’effectuation du
rassemblement. Il est le préalable à toute activité de synthèse, au
titre a minima de cause finale, formelle et matérielle : le système est
bien la fin et la matière même de toute synthèse rassemblante, en
même temps qu’il lui donne sa forme pleinement et entièrement
« synthétique ». On a là un renversement complet de perspective,
dont il est aisé d’apercevoir qu’il est, au sein de l’histoire de la
métaphysique, le fait propre de Hegel, faisant du mouvement
dialectique de la conscience le procès de présentation du Système de
la science se présentant lui-même : le système est alors ce qui dirige
tout « poser ensemble » ayant lieu dans ce processus d’auto-
présentation. Ainsi, si « le système complet des formes de la
conscience non réelle résultera de la nécessité du processus et de la
connexion même de ces formes »2, ce n’est que parce que
« l’expérience que la conscience fait de soi ne peut, selon le concept
de l’expérience même, comprendre rien de moins en elle que le
système total de la conscience ou le royaume total de la vérité de

1
A. Rey, op.cit., p.2219- 2220.
2
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad.fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne,
1941, t. I, p.70
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 233

l’esprit »1. S’il y a bien un système construit, celui des formes de la


conscience non réelle, ce n’est qu’à partir de la nécessité propre à ce
« faire » qui lui vient du « système total » de la conscience véridique,
ce que Hegel nomme l’Absolu. Le « faire » de la conscience en
mouvement de réalisation n’est que l’effectuation du système total
qui se tient « déjà là » comme « placé debout », mais sous la forme de
la pure intériorité – donc précisément pas « là » au sens de Hegel –,
c'est-à-dire l’Esprit absolu à la fois en attente de, et dirigeant sa
propre effectuation. Ainsi Hegel déclare-t-il :
« Dans l’effectivité la substance du savoir est là plus tôt que sa forme, plus
tôt que sa figure conceptuelle. La substance en effet est l’en-soi encore non
développé, ou le fondement et le concept dans sa simplicité immobile ; elle
est donc l’intériorité ou le Soi de l’esprit qui encore n’est pas là. Ce qui est là
est donc comme le Simple et l’immédiat non encore développés, ou comme
l’objet de la conscience représentative en général2.

C’est donc bien le Système lui-même qui oriente et dirige la


synthèse représentative, rendue outil de son effectuation-réalisation.
Le système est le fondement de toute synthèse3.
Ce détour montre à quel point le système ne saurait être la
simple résultante d’un assemblage, mais qu’il constitue bien plutôt le
fond le l’assemblage comme tel, dans et par lequel se donne l’accord
pour le rassemblement. De la même façon, l’accord harmonique

1
Ibid., p.77.
2
Ibid., t. II, p.304.
3
Faut-il relier cette “position” à l’existence d’un « a priori grammatical », seul à même de
constituer, comme le propose magistralement Jocelyn Benoist, le principe de toute synthèse ? Il
paraît délicat d’entamer ici une telle discussion, qui demanderait une tout autre analyse du
système en tant que « système conceptuel ». La question mérite toutefois d’être posée, qui
suggèrerait un rapprochement pour le moins inattendu de la pensée hégélienne avec la double
tradition analytico-phénoménologique convoquée par Benoist. Le medium d’un tel
rapprochement serait alors la question de la relation du « conceptuel » à l’absolu. Cf. J. Benoist,
L’a priori conceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, p.173 : « Ce synthétique a
priori conceptuel – il n’y en a pas d’autre – recouvre alors exactement la sphère de l’a priori
matériel husserlien. » ; p.206 : « Ce que nous entendons souligner au titre d’une véritable logique
de l’existence, c’est au contraire l’intrication extrême de notre langage et de notre monde,
constitutive au point que celle-ci prenne (presque) la figure d’a priori. » ; et plus généralement :
p.105-129 et p.153 sq.
234 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

n’est pas la conséquence d’un agrégat de notes, mais ce qui au


contraire guide l’agrégation de ces notes. Fondamentalement, le
système, en tant qu’en lui et par lui joue l’accord qui accorde
l’assemblage, se présente donc comme ἁρµονία (harmonia) du κόσµος
(kosmos), principe d’harmonie du Tout de l’étant, puis devient unité
et perfection du divin, comme fond et vérité de tout assemblage. Il
se présente enfin, au sein du projet systémique, comme principe
décharné d’interprétation du tout de l’étant. Mais, dans le σύστηµα, le
κόσµος, l’ordre, précède l’ἁρµονία représentée, et donc également
l’ensemble d’éléments dont il est l’harmonie. En quoi il est,
précisément, σύστηµα, système.

§ 28. Système et Ge-stell : l’appel vers l’essence de la production

On le voit, cette analyse du système nous conduit droit vers ce


que Heidegger désigne comme ce qui donne en se retirant, et par là
accorde l’accord : l’Ereignis, dont nous venons d’apercevoir qu’il se
tient en creux du système comme tel, car se tenant dans l’accord qui
fonde tout assemblage systémique. Mais ce qui accorde ainsi,
l’Ereignis lui-même, reste impensé dans la venue en présence du
système comme tel. La « révolution paradigmatique » que constitue
la systémique atteste de cette venue en présence, mais ne la pense en
aucun cas. Si effectivement la science contemporaine parvient à la
considération du système comme tel, ce n’est que pour mieux
occulter l’essence du système, et son origine qu’est l’accord lui-
même. La croyance farouche aux « paradigmes » empêche de
considérer le système comme ce qu’il est, à savoir l’envoi propre et
destinal de la philosophie, cor-respondant à la relation comme co-
appartenance essentielle de l’être et de la pensée. À la place du
système comme accord vient ainsi en domination le système comme
organisation, dont l’« isomorphisme fonctionnel » laisse les traces
structurelles qu’il s’agit de modéliser. L’organisation s’avère ainsi
comme le « négatif » de l’accord, de même qu’il faut penser le Ge-
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 235

stell lui-même, ainsi qu’aime à le préciser Heidegger, comme le


« négatif » de l’Ereignis.
Une remarque s’impose ici. Tout isomorphisme est une fonction.
Aussi l’expression employée d’« isomorphisme fonctionnel » est-elle
une redondance, mais une redondance choisie afin de bien marquer
la centralité et la primauté du concept de fonction sur celui de
structure. La fonction, comme mode de calcul d’une transformation,
assure la cohérence de la structure, c’est à dire l’instaure comme
« structure ». Dès lors, tout « structuralisme » n’est possible que sur
fond de fonctionnalisme systémique. Autrement dit, toute relation
formelle est fondamentalement calcul, dont le support est la
cohérence systémique. L’isomorphisme fonctionnel est alors la
fonction d’objectivation établissant toute structure de l’étant en tant
que système.
Le concept directeur de la systémique est donc celui
d’organisation : « le problème fondamental qui est posé à la science
moderne est celui d’une théorie générale de l’organisation »1. Mais à
son tour, l’organisation est inséparable de la relation, représentée
comme connexion :
« Le problème central de la science moderne est l’interaction dynamique
dans tous les domaines de la réalité. »2

Aussi, les quatre concepts fondamentaux mis en avant par la


systémique : interactions multiples des éléments, organisation,
globalité, et complexité, sont étroitement liés entre eux.
L’organisation dynamique des interactions implique qu’on ne puisse
considérer le système que comme un tout non réductible à ses
parties. De plus, un système pouvant se décomposer en collection
interagissante de sous-systèmes couplés présentant chacun un réseau
interne d’interactions dynamiques, l’organisation structurelle et
fonctionnelle d’un système est hiérarchique, faisant éventuellement

1
L. von Bertalanffy, op.cit., p.33.
2
Ibid., p.86.
236 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

alors intervenir une multiplicité d’échelles spatio-temporelles,


caractéristique de la « complexité » d’un système1. Aussi,
l’organisation d’un tel système « complexe » est double :
organisation « horizontale » en sous-systèmes couplés en interaction
dynamique mutuelle, et organisation « verticale », ou hiérarchique,
en sous-systèmes emboîtés sous contrainte mutuelle. Cette
hiérarchie est susceptible de déterminer alors un processus
d’« émergence », où une dynamique locale, correspondant à un
niveau d’organisation inférieur, donc à une échelle spatio-temporelle
plus fine, contraint une dynamique globale (niveau d’organisation
supérieur). Il s’agit là de l’émergence d’une dynamique ou d’une
fonctionnalité nouvelle, que le seul examen des entités en
interactions à l’échelle supérieure ne peut mettre en évidence
(inversement, on pourra parler d’« immergence » pour les
contraintes « descendantes »). Ce processus, au centre des
préoccupations de toute considération systémique, peut être résumé
par le schéma approximatif suivant, dans lequel sont présentées les
contraintes réciproques entre niveaux d’organisation au sein d’un
système hiérarchique à deux niveaux2 :
E E

E
I I

1
Cf. T.F.H. Allen et T.B. Starr, Hierarchy : perspectives for ecological complexity, Chicago,
University of Chicago Press, 1982.
2
En gras sont schématisées les contraintes entre niveaux d’organisation ; E : contraintes
« émergentes » ; I : contraintes « immergentes ».
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 237

On est loin, même dans cette schématisation grossière du


fonctionnement d’un système qui sous-tend la conception
« systémique » du système, du simple assemblage stable et linéaire de
toute « systématique », ou même du cycle fermé de la rétroaction de
l’information de la cybernétique qui n’est plus qu’un cas de la
théorie générale du système. Mais, ce que dit déjà la cybernétique, le
point important à ne surtout pas négliger ici est bien que le système
est essentiellement production d’organisation, et non pas seulement
isomorphisme fonctionnel. Par quoi le « fond » (Grund) devient,
c’est à dire est plus essentiellement, « fonds » (Bestand), c'est-à-dire
constance énergétique. Et c’est précisément cette production que la
science, comme théorie du système, s’attache à décrire – à laquelle
elle tâche de correspondre par sa propre production de modèles. Le
système – le tout de l’étant comme « fonds » – est désormais système
de production, en quoi il est bien le rassemblant des trois pôles :
énergie, connexion, commande. Mais en tant qu’il est système
dynamique autorégulé, c’est à dire auto-organisé, il est par là même
système de consommation. Production et consommation
constituent le cycle dynamique, éventuellement complexe, dans
lequel le système se produit lui-même comme pure organisation, c’est
à dire planification dans l’élément de la cohérence de la connexion1.
Il faut donc ici distinguer deux plans de la production. L’un est
celui du cycle de production et consommation interne à
l’organisation, que modélise la théorie du système, et au sein duquel
celle-ci se déploie et trouve son propre domaine, c’est à dire
également sa propre limite – plan donc, dans lequel la science, c’est à
dire toute référence au système, est proprement enfermée comme en
son élément le plus propre. L’autre plan est celui, plus originel, de la
production de l’organisation elle-même, c’est à dire la production

1
Cf. M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.111 : « Le cercle de
l’usure pour la consommation est l’unique processus qui caractérise l’histoire du monde devenu
non-monde (Umwelt) ». Ce « non-monde », le système comme tel en donne une évidente
version.
238 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

pure qu’est le système comme tel – plan donc, qui, dans la


présentification ultime du système que constitue le déploiement tous
azimuts de la systémique, reste impensé car seulement supposé
comme hypothèse fondamentale sous le vocable de « système
général ».
Du coup, et plus essentiellement, une autre distinction devient
nécessaire entre deux niveaux d’entente de ce qu’est le « Système ».
D’une part, le système comme tel, advenant dans l’émergence de la
science unifiée et dominante comme théorie du système, doit être
circonscrit à l’isomorphisme fonctionnel, c’est à dire au déploiement
de l’uniformité de la représentation du tout de l’étant, comme
système d’organisation dans l’élément de la cohérence de la
connexion. C’est le Système général de Bertallanffy. Et d’autre part
la prescription du Système de production – le Ge-stell – constitue en
propre ce par quoi cet avènement est lui-même possible : cette
prescription est la production elle-même de l’organisation
systémique. Mais la confusion des deux niveaux est ici logique, et
presque inévitable, en tant que cette production est une auto-
production, pensée à l’intérieur même de la systémique comme
émergence de l’organisation. Le système, c'est-à-dire l’uniformité de
la représentation de l’étant comme isomorphisme fonctionnel, « se »
produit à lui-même sa prescription. Autrement dit il constitue en
lui-même l’origine de toute systémicité, avant même toute
représentation « scientifique », c'est-à-dire désormais systémique, de
l’être de l’étant. C’est cette auto-production de la systémicité que
nous nommons ici prescription du Système de production, comme
traduction possible du Ge-stell.
Dans l’avènement du système de production, incarné et attesté
par l’émergence de la théorie générale des systèmes unifiant la
science, et concomitante au déploiement généralisé des sciences
particulières comme ultime envoi et fin de la philosophie, se cache
alors l’« extrême péril » auquel Heidegger n’a de cesse de se référer,
en tant que reste entièrement impensée l’essence de la production,
qu’occulte précisément le système comme pure organisation de la
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 239

connexion. Ainsi, la production n’apparaît que comme la


conséquence de l’organisation de la connexion : elle est rendue
secondaire à l’isomorphisme fonctionnel, secondarité que reproduit
l’opinion courante selon laquelle la technique industrielle,
« pratique », est secondaire à l’activité scientifique, « théorique ».
Que la production soit au contraire l’essence même d’où s’origine
l’organisation de la connexion, cela disparaît derrière la plénitude du
système dans laquelle l’objet lui-même vient à disparaître, dans
laquelle l’étant est proprement englouti. La production n’apparaît
dès lors que comme productivité du système. Mais la production
originaire, dont on a vu qu’il fallait la relier à l’accord, reste
occultée. Ainsi se constitue le monde organisé de la systémique, au
double sens objectif et subjectif du génitif, puisque ce monde est
celui dans lequel advient la systémique, en même temps que cette
dernière le produit et le configure. Monde dans lequel donc :
« […] l’essence dévorante du calcul peut se dissimuler derrière les produits de
celui-ci et prêter à la pensée calculante l’apparence de la productivité, alors
qu’en réalité, déjà dans son intention, et non seulement dans ses résultats
ultérieurs, elle ne fait valoir tout étant que sous la forme de l’additionnable
et du comestible. »1

La théorie du système engloutit tout étant dans l’organisation de


la connexion dont est censée émerger la production comme
fabrication de l’étant. Soumettant toute chose, le monde et l’homme
à la loi du système de production comme pure organisation de la
connexion, la science, comme théorie du système – c’est à dire
l’intégralité des produits de la culture, dès lors que l’époque
contemporaine est celle de la domination de la référence scientifique,
donc de la référence au système dans tous les champs de la
production humaine – fait advenir le Gestell, mais reste aveuglée par
la puissance d’une telle venue, et incapable de penser l’essence du
Gestell qu’est le produire lui-même.

1
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op.cit., p.80.
240 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

On l’a vu, il faut ici entendre Gestell au triple sens des traductions
existantes : arraisonnement, co-sommation et dispositif. En tant que
tel, il est le Système de production, comme isomorphisme de
l’organisation de la connexion et production de l’organisation. La
science contemporaine, c’est à dire l’articulation même de l’époque
de la technique, met l’homme face au Gestell comme au destin le
plus intime de la pensée, en tant qu’elle le place face à la possibilité
de penser l’accord comme fond du σύστηµα. Elle constitue donc en
même temps une occasion insigne, comme le répète Heidegger,
l’occasion de la plus extrême faveur, l’occasion de la pensée, dont
l’élément propre est précisément l’accord. Mais cette faveur reste
occultée par le péril que la provenance du Gestell, c’est à dire du
Système, et donc l’essence de la production, tombe définitivement
dans l’oubli face à l’éclat de l’organisation de la connexion :
« La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque
dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la
technique, en tant qu’elle est un destin de dévoilement, qui est le danger. »1

L’essence de la technique, le Ge-stell, est le système comme


imposition et totalisation du dévoilement de l’organisation de la
connexion, par quoi tout différencié est unifié2, comme pur élément,
ou quantum, énergétique, dans et par le système. Ce dévoilement
occulte et laisse voilée sa propre essence qu’est le produire comme
tel, c’est à dire le Possible fondant l’identité de la Différence3, où
seulement tout produire peut avoir lieu, c'est-à-dire l’accord fondant
le « faire ». Ce qu’atteste donc, et occulte en même temps la science
comme théorie du système, est cette faveur où la pensée est conduite
devant son « destin de dévoilement » comme pensée du Possible, à
partir de l’essence de la production. Mais en tant que cette faveur est
également le plus grand péril : péril de l’oubli de cette essence dans
l’incorporation universelle au sein de l’organisation de la connexion

1
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.37.
2
Cf. § 16.
3
Cf. § 15.
DU GE-STELL COMME « SYSTÈME » 241

systémique. C’est pourquoi Heidegger voit dans cet établissement de


la domination du Gestell, c'est-à-dire dans l’accomplissement du
projet systémique, une croisée des chemins, où seule peut se décider
l’advenue d’un tournant :
« Dans l’essence du péril s’abrite en retrait la possibilité d’un tournant, dans
lequel l’oubli de l’essence de l’être prend une tournure telle que la vérité de
l’essence de l’être, lors de ce tournant (Kehre), fait en propre son entrée
(einkehrt) dans l’étant. »1

Ce qui pour l’heure fait son « entrée dans l’étant », de manière


fracassante, et en lieu et place de cette « vérité de l’essence de l’être »,
est le système de production comme pure organisation de la
connexion unifiant le différencié. Comment à partir d’une telle
advenue, ce tournant est-il possible ? Comment la pensée même de
ce possible peut-elle avoir lieu ?

1
M. Heidegger, « Le tournant », op.cit., p.313.
242 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE VIII

SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE : HEGEL

§ 29. « Systématique » et « systémique »

Nous proposons d’entendre le Gestell comme Système. Mais cette


proposition du terme « Système » pour traduire le Gestell
heideggérien n’est pas tout à fait nouvelle ; elle a pu ici ou là être
fugitivement suggérée, au moins sous forme d’allusion ou
d’intuition, sans jamais être tout à fait assumée, ni même réellement
justifiée par les quelques travaux s’orientant dans ce sens. Ce point
qu’on pourrait croire anodin est en réalité très significatif de la
convergence qui caractérise notre temps, dont un trait remarquable
est la généralisation étonnante, pour ne pas dire l’envahissement, du
terme même de « système ». Le mot est ainsi devenu tout à la fois
l’outil de désignation de n’importe quel « machin » quelque peu
ordonné, la référence obligée de tout champ d’organisation, qu’il
soit politique, morale, économique ou scientifique, en même temps
que l’objet de cette étrange – mais pas moins répandue – vocifération
retenue s’en prenant, sous l’adresse « le système » laissée
mystérieuse, à l’opaque domination politique et économique d’un
vague « ce qui décide de ce qui est ». Vocifération muette qui comme
d’habitude, ne sait pas à quel point elle a raison – car c’est bien de
244 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

cela dont il s’agit avec le « Système » : d’un « ce qui décide de ce qui


est » – et ce précisément parce qu’elle persiste à penser ce
« Système », effrayant par son opacité même, comme manipulé par
on ne sait quel « surhomme » planétaire qui en aurait fait son jouet
de domination. C'est-à-dire donc, parce qu’elle en fait encore
quelque chose « d’humain, beaucoup trop humain ». Effrayante, la
réalité l’est plus encore que ne l’ose l’imaginer cette défiance, dès
lors que le « super homme systémique » n’existe justement pas1 – ce
pourquoi c’est bien le système comme tel qui domine.
La question se pose alors de savoir quel est le moteur de cet
envahissement du langage lui-même par le mot « système ». Or,
comme on l’a vu, ce moteur n’est autre que le projet systémique.
Mais c’est précisément cela, le déploiement contemporain de la
systémique comme accomplissement mondialisé du destin technique
de la science européenne, qui reste totalement impensé dans les
diverses références au système. Et cet impensé s’explique lui-même
assez clairement : ces références ne prennent pas acte du
retournement radical qui a eu lieu au cours du XXe siècle, où le
« systématique » est devenu pur « systémique ». Ainsi, traduire le
Gestell heideggérien par « Système » ne peut se justifier qu’à partir de
ce retournement contemporain, c'est-à-dire sur le sol de la
constitution de la science systémique.
Or un tel retournement reconfigure intégralement l’être-au-
monde, parce qu’il relève de l’ouverture de la vérité elle-même :
abandonnant résolument et définitivement le vieux rêve
philosophique d’une pure « science de la vérité », il exclut désormais
intégralement la vérité hors du domaine propre de la science
dominante, au profit exclusif de la stricte validité du modèle
systémique. Ainsi, le Gestell détermine la venue en domination du
projet cybernétique sous la forme du modèle systémique, au sein

1
On pourrait ici parodier – ou plutôt infléchir et préciser – la formule célèbre de Lacan :
l’homme du Système n’existe pas, mais seulement son sujet – où il est bien question de
domination…
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 245

duquel devient proprement « invisible » la consistance de cette


origine, parce qu’y domine l’assignation elle-même – le contrôle –
par quoi le tout de l’étant est arrêté et interpellé, puis manipulé, en
vue de l’établissement répété du système général. Aussi le
« systémique » reste-t-il voilé par le « systématique », et la
reconnaissance du système comme tel, en tant qu’essence de la
technique moderne se déployant dans l’émergence de la science
systémique, en reste bien souvent au stade de la simple intuition : on
voit bien que le système devient la pierre angulaire du monde
technique, et ce jusqu’au cœur même du langage qui y subsiste, mais
on ne voit pas encore sa prééminence « ontologique », parce qu’on
en reste encore à l’entente « systématique » du système comme
construction conceptuelle ordonnée, c'est-à-dire produit doctrinaire
d’une synthèse. Son entente « systémique », comme système général
de l’être fondant toute synthèse, dont l’essence doit être pensée
comme le rassemblant unifié de toute énergie, connexion et
commande, reste occultée.
À vrai dire, cette valse-hésitation entre les deux ententes du
système se laisse déjà entrevoir chez Heidegger lui-même, qui s’y
rapporte explicitement, mais sous la forme d’allusions fugaces, sans
en faire un terme central de son œuvre. Disons, pour faire vite, que
le système est, en apparence tout au moins, un concept
« secondaire » du corpus heideggérien, si tant est qu’un tel corpus
existe. Nombre de ses références au système qualifient simplement la
représentation métaphysique dans l’ordre de la systématicité, c’est à
dire comme construction logique ou doctrinaire à partir d’un
principe fondateur. Mais d’autres, plus fugitives, et que l’on trouve
pour l’essentiel dans ses études hégéliennes, montrent qu’il a déjà
l’intuition que ce qui se déroule sous ses yeux, c'est-à-dire dans
l’après-Hegel, et plus généralement dans l’époque de ce qu’il finira
par nommer la « fin de la philosophie », est bien de l’ordre d’un
déploiement du système comme tel, préfigurant en cela l’éclosion de
la systémique. En témoigne cette référence, pourtant bien antérieure
à cette éclosion puisqu’elle date de 1938, dans laquelle il questionne
246 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

la signification de la domination de la représentation comme image


(Bild) de la chose :
« “Nous avons idée de, nous sommes fixés quant à quelque chose”, cela ne
veut pas seulement dire que l’étant nous soit présent dans la représentation,
mais que nous le tenions devant nous, en tout ce qui relève de lui, en tout ce
en quoi il consiste comme système. »1

La question philosophique de la connaissance n’est ainsi pas tant


celle du statut de la représentation de l’étant que de ce qui se joue à
travers elle, à savoir que l’étant s’y présente univoquement comme
système. On voit déjà ici, en arrière-fond, s’exprimer le dévoilement
plus tardif du « système comme tel », c'est-à-dire du Gestell, comme
fond et principe de l’installation de l’âge technique, dont le moyen
est la domination inconditionnée de la science comme considération
du tout de l’étant en tant que système.
Or c’est avec Hegel, nous l’avons dit, que s’opère la bascule du
sens qu’il convient de donner au concept de « système », devenu
fondement, support et environnement de toute synthèse possible, en
quoi précisément celui-ci renverse intégralement la perspective
kantienne. Mais la question reste ouverte de l’interprétation qu’il
convient de donner à ce renversement, et de son lien avec le
déploiement du projet cybernétique. Question qui me paraît
précisément le lieu propre du dialogue heideggérien avec Hegel. Du
reste, Heidegger le dit explicitement – c’est l’une des rares fois, et
encore de manière quelque peu ambiguë – dans son Éclaircissement
de l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel rédigé en
1942, parlant de :
« […] la question de l’essence et du déploiement de la systématicité, laquelle
constitue la marque distinctive de la métaphysique moderne en général en
tant que telle. »2

1
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.117.
2
M. Heidegger, Hegel. La négativité – Éclaircissements de l’Introduction à la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, trad.fr. A. Boutot, Gallimard, Paris, 2007, p.89.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 247

Hegel ouvre ainsi la question de l’essence de ce que Heidegger


nomme encore ici systématicité, et qui se déploie, nous l’avons
longuement développé, sous la forme de la pure systémicité. Il est
tout à fait remarquable de noter l’insistance de cette note sur son
appui terminal : « en général en tant que telle ». Rétrospectivement,
cette insistance s’éclaire parfaitement : ce qui est visé ici est la
métaphysique comme projet, dont l’apothéose est le projet
cybernétique – systémique. Mais l’ambiguïté est conservée, au sens où
il s’agit, dans le dialogue avec Hegel, de montrer comment ce
dernier, dans sa tentative de donner sa pleine vérité au système, en
vient à transformer le sens même du « systématique ». Sur ce point la
confusion est donc sans doute inévitable, du fait de la singularité
philosophique de la pensée hégélienne du système. Il conviendrait
donc, pour schématiser et tenter d’y voir clair, de distinguer trois
ententes du système : un sens « systématique », un sens
« systémique », et quelque part entre les deux, ou « au-dessus », « en-
deçà », bref « quelque part » où il détermine le glissement de l’un à
l’autre, un sens « encyclopédique-absolu », qui est celui développé
par Hegel. Il paraît alors légitime de considérer le thème
heideggérien de l’accomplissement de la métaphysique et du
déploiement du Gestell comme pensée de ce glissement allant du
systématique au systémique, dont le point focal ne peut qu’être
l’élaboration hégélienne de l’Encyclopédie philosophique, et surtout
sa préparation par la phénoménologie de l’Esprit absolu. C’est alors
également lui qu’il faut chercher au creux de ce que Heidegger
découvre comme constitution onto-théologique de la métaphysique,
dont il fait de Hegel l’apogée, et ce précisément pour les raisons
invoquées précédemment.

§ 30. L’entre-deux hégélien

Rappelons la définition du système que Hegel propose dans son


introduction à l’Encyclopédie des sciences philosophiques :
« La science de [l’absolu] est essentiellement système, parce que le vrai en tant
que concret est seulement en tant qu’il se déploie en lui-même et se recueille
248 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

et retient dans l’unité, c'est-à-dire en tant que totalité. »1

Le système est totalité, c'est-à-dire déploiement des différences en


soi-même, et par là recueillement dans l’unité de la différenciation.
En tant que tel, il est l’absolu, comme son essence. Il y a donc ainsi
réciprocité des deux termes : l’absolu est nécessairement système en
tant que forme de l’absolu, de même que le système est l’absolu en
tant que substance du système. C’est là le point clef de la conception
hégélienne : il y a stricte équivalence sémantique entre système,
absolu et science, dès lors que l’être est univoquement conçu comme
déploiement de l’Esprit, c'est-à-dire conquête du « se savoir soi-
même » de l’esprit comme esprit. Aussi le système est-il la conquête
du concret, en tant qu’il est la concrétion de l’absolu, et comme tel, il
est la science. Cette stricte équivalence constitue le fond de
l’interprétation de Heidegger :
« Le savoir absolu est le savoir pur authentique, la science. La science qui
connaît comme telle absolument “connaît l’absolu”. La science comme
savoir absolu est en soi, en son essence la plus intime, système. Le système
n’est pas un cadre quelconque, une disposition après coup qui s’ajouterait au
savoir absolu, mais le savoir absolu n’est conçu, ne se sait que lorsqu’il se
déploie et se présente dans le système et comme système. »2

Aussi, il ne saurait y avoir qu’un système. Le langage hégélien est


clair : de même qu’il n’y a que la science, seul est vraiment le
système, en tant que l’absolu. Le terme en vient donc à changer
intégralement de sens, puisqu’il ne saurait se ramener à la diversité
des constructions systématiques, diversité correspondant à la
diversité des principes d’interprétation fondant chaque système
philosophique. C’est pourquoi Hegel ajoute plus loin dans son
introduction :
« Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe
borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une

1
G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. T. I : La science de la logique, §
14 (1827-1830), trad.fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p.180.
2
M. Heidegger, La « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, trad.fr. E. Martineau, Gallimard,
Paris, 1984, p.49.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 249

philosophie vraie, que de contenir en soi tous les principes particuliers. »1

Parce qu’il est total, le système est nécessairement unique, en tant


précisément qu’il est le « se contenir » du Tout. Mais du coup, la
question se pose du lien entre le Système, c'est-à-dire le système de la
science, et les systèmes apparaissant comme autant de jalons du
déploiement de l’esprit absolu dans l’histoire. Cette question oriente
le dernier paragraphe de la Phénoménologie de l’esprit, où Hegel
présente le rapport singulier qu’entretient la succession des esprits
dans l’histoire, qui sont autant d’élaborations de la systématique
philosophique, avec la réalisation de l’esprit par l’histoire. Il y est
alors question du « but de la succession » comme révélation de la
« profondeur », elle-même nommée « le concept absolu »2. Les
grands systèmes de la systématique philosophique révèlent, dans leur
succession, la profondeur et l’envergure du système absolu, unique
vrai système dont les systèmes forment les jalons de l’incarnation
temporelle. Il y a ici glissement très clair : en aucun cas le système
pensé par Hegel ne constitue un « système hégélien » à côté des
systèmes de Kant ou Descartes. Il est le système comme vérité de
toute systématique et de toute l’histoire de cette systématique – y
compris donc de tout ce que peut en dire Hegel lui-même – au sein
duquel la Phénoménologie plonge d’emblée. Aussi, Heidegger
remarque :
« On reste donc très en deçà de la pensée authentique de Hegel si l’on
observe que, dans la philosophie, Hegel a ramené à une unité la
représentation fournie par l’« histoire » et la pensée systématique. Car pour
Hegel il ne s’agit, ni de science historique, ni de système au sens d’une
construction doctrinale. »3

Il ne s’agit en effet, pour Hegel, que de l’unique présence – en


tant qu’auto-présentation – du système absolu, faisant fond de
l’histoire et de la systématique, et non pas unité des deux. Science
historique et systématique sont rapportées et soumises au règne
1
G.W.F. Hegel, ibid., p.181.
2
G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, t. II, op.cit., p.312.
3
M. Heidegger, « La constitution onto-théo-logique de la métaphysique », op.cit., p.280.
250 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

univoque de l’absolu. La « réunion » ne se fait que sur la base d’une


co-fondation, d’une co-possibilisation, à partir d’une source unique
qu’est le système de l’absolu, seul effectivement réel. Le système est
donc désormais déterminé par Hegel comme l’unique « absolument
réel », et non plus « construction doctrinaire » contingente. Il n’a
plus le sens métaphysique de la systématique, sans non plus s’en
détacher totalement, dès lors qu’il en est essentiellement le
fondement, l’élément et le guide. Ici se joue l’Aufhebung
fondamentale : le système absolu « relève » les systématiques
doctrinaires, puisqu’il en constitue la vérité propre, et méconnue par
elles, et les réduit par là à de simples étapes du développement du
Tout, tout en leur conservant leur portée unique de jalon révélant la
profondeur du Tout. Le Système est ainsi la récollection des
systématiques, et en tant que tel il est la concrétion vivante de
l’absolu, l’expérience même du concret ; comme tel il est savoir
absolu. Cette récollection est l’ultime et déchirante proposition de
l’ouvrage, se dévoilant ainsi comme le départ même de la
Phénoménologie, ce dans quoi celle-ci s’est immédiatement plongée,
comme en son épreuve fondatrice, son expérience et son « calvaire »
propres, dans l’élément du système :
« Le but, le savoir absolu, ou l’esprit se sachant lui-même comme esprit, a
pour voie d’accès la récollection des esprits, comme ils sont en eux-mêmes et
comme ils accomplissent l’organisation de leur royaume spirituel. Leur
conservation, sous l’aspect de leur être-là libre se manifestant dans la forme
de la contingence, est l’histoire ; mais sous l’aspect de leur organisation
conceptuelle, elle est la science du savoir phénoménal. Les deux aspects réunis,
en d’autres termes l’histoire conçue, forment la récollection et le calvaire de
l’esprit absolu, l’effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel
il serait la solitude sans vie. »1

En tant qu’il est forme de l’absolu, le système en est également la


vie concrète et intégralement déterminée, comme rassemblement et
expérience du rassemblement de toutes les déterminations. Il est donc
essentiellement unique, mais également plurivoque, constituant

1
G.W.F. Hegel, ibid., p.312-313.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 251

l’ensemble des entrelacs du savoir absolu, et par là les divers modes


d’être de ce savoir. Il apparaît donc, dans son mouvement d’auto-
constitution, à la fois comme Phénoménologie de l’esprit et Logique.
Heidegger parle ici de « plurivocité dialectique-spéculative » :
« Le titre général “Système de la science” a une plurivocité dialectique-
spéculative. Il ne signifie pas : les sciences placées par rubriques en un ordre
inventé. Il ne signifie pas non plus : la philosophie présentée comme la
Science en sa cohésion. “Système de la science” signifie : la science est, en
soi, l’organisation absolue de l’absoluité de l’absolu […] “Système”, c’est la
constitution de l’absolu qui se rassemble en son absoluité et, ainsi constitué,
accède à la constance de sa propre présenteté (Anwesenheit). »1

On voit bien ici s’exprimer le statut tout à fait unique du concept


hégélien de système : abandonnant l’univocité systématique, il inclut
et rassemble la plurivocité des productions systématiques. Sans
jamais signifier le simple ordonnancement des savoirs, la cohésion
d’ordre scientifique, l’élaboration logico-doctrinale de tel ou tel
principe métaphysique, il est la reprise de toutes les déterminations
systématiques, et constitue ainsi l’absolu comme tel. Il se « détache »
de la systématique, mais sous le mode de l’Aufhebung, et donc de la
« négativité », c'est-à-dire, comme la décrit Heidegger, sous le mode
« de la saisie médiatrice au sens de la fondation »2 : il dépasse en
conservant, et ainsi « relève » la systématique.
Par conséquent, l’interprétation qui verrait dans le système de
l’absolu un modèle du système général posé par la systémique serait
pour le moins abusive, en tout cas trop hâtive. Qu’on y trouve bien
le concept central de l’auto-déploiement et du rassemblement dans
l’unité de toute détermination, montre combien il engage la venue
postérieure de l’interprétation « systémique » du système. Mais cela
ne doit pas oblitérer la complète indifférence de la systémique vis-à-
vis de l’idée même d’absolu. Le système général n’est pas la
constitution de l’absolu, le mode d’être de l’esprit ; il est le mode
d’être de la domination du système comme tel. L’univocité est ici

1
M. Heidegger, « Hegel et son concept de l’expérience », op.cit., p.241-242.
2
M. Heidegger, « La constitution onto-théo-logique de la métaphysique », op.cit., p.284.
252 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

totale : il n’y a pas équivalence sémantique entre système, esprit et


absolu, mais le règne univoque de la systémicité. Nous pourrions sur
ce point reprendre à notre compte ce que dit Heidegger du concept
hégélien d’expérience, en l’appliquant au système :
« Comparé à la plénitude de ce concept de l’expérience, le concept
d’expérience de l’empirie et des empiristes n’est que le dépôt insipide et
desséché d’une boisson jadis vivifiante. »1

Et bien de la même façon, comparé à la plénitude du concept


hégélien de système, celui de la systémique et des théoriciens des
systèmes ne peut qu’apparaître, et cela ne rend que plus inquiétante
sa domination, que comme le « dépôt insipide et desséché d’une
boisson jadis vivifiante », précisément parce qu’y manque toute
« vie », entendue dans le langage de Hegel, c'est-à-dire précisément
l’expérience du « calvaire » de la récollection de l’esprit. D’une
certaine façon, ce « système systémique » est l’abstraction radicale de
ce qui devait être pour Hegel l’absolument concret. Il est
l’« absolument abstrait » : l’effort absolu d’indifférence à l’absolu. Si le
système absolu « relève » la systématique, le système de production
« ravale » le système absolu. Aussi doit-on bien à Hegel la tentative
inouïe de penser la modernité à partir de son cœur même qu’est le
système. Mais en faire le père lointain de la systémique serait un
dangereux contresens, en tout cas un sérieux abus de langage, dès
lors que sa pensée du système se heurte précisément, comme à son
point aveugle, à la puissance et la sécheresse du système de
production, c'est-à-dire de ce qui s’impose univoquement comme
rassemblement unifié du tout de l’étant dans la représentation
énergétique, l’emprise de la connexion et la soumission à la
commande généralisée. N’est-ce pas cette puissance du système
comme tel, c'est-à-dire l’irrésistible domination du système de
production rassemblant en totalité énergie, connexion et commande,

1
M. Heidegger, Hegel. La négativité – Éclaircissements de l’Introduction à la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, op.cit., p.152.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 253

que Heidegger tâche de découvrir comme l’impensé propre, et


déterminant, de la pensée de Hegel ?

§ 31. Le système impensé

Une courte note, hâtivement rédigée en 1942, semble nous


mettre sur cette voie. Son titre est explicite : « Explication avec
Hegel ». Sous ce titre, Heidegger énumère huit points, constituant
autant de jalons devant guider cette « explication » fondamentale. Il
s’agit notamment d’interpréter le lien que Hegel instaure entre
conscience, certitude, subjectité (au sens du rapport entre conscience
et conscience de soi) et absolu. Mais le sixième point requiert
particulièrement notre attention, dans lequel le système est
clairement désigné comme point d’orgue de ce qui constitue la
question centrale de l’œuvre entière de Heidegger – et dont cette
« explication avec Hegel » est un moment clef – à savoir le lien
intime qui relie l’époque de la technique à l’histoire de la
métaphysique. Ce court fragment énonce :
« Le système et la mise en ordre de l’histoire. Métaphysique absolue et
technique. »1

D’après ce que nous avons dit, le mot « système » porte ici


plusieurs sens. Il s’agit d’abord du système de la science tel que
conceptualisé par Hegel. Du coup, et avec ce premier sens, il désigne
aussi la systématicité à l’œuvre dans l’histoire de la métaphysique, et
qui constitue la substance même de la récollection de l’esprit absolu
au sein du système de la science. Mais résonne clairement ici un
troisième sens, qui vient fonder les deux premiers de manière
décisive, en cela qu’il constitue le bord commun, ce qui fait lien
entre « métaphysique absolue », c'est-à-dire le suprême degré du
questionnement métaphysique tel qu’il se déploie avec Hegel, et
déploiement moderne de la technique, qui n’a pourtant en
apparence rien d’« hégélien » pour les raisons que nous avons

1
Ibid., p.162.
254 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

données précédemment. Dès lors, technique et métaphysique


trouvent dans le « système » leur essence propre et commune,
comme destin de dévoilement, qui doit donc désormais constituer le
souci premier de la pensée. En ce sens, ce fragment semble mettre en
avant le « système » comme précisément ce qui déborde le système
de la science, comme l’impensé du concept hégélien de « système ».
Qu’en lieu et place du savoir absolu advienne la civilisation
technique est le symptôme majeur de notre temps, qui dévoile la
puissance propre du système face à laquelle même la pensée la plus
incisive, celle de Hegel, ne peut que se laisser déborder.
C’est du moins ce que semble indiquer une étrange déclaration de
Heidegger, venant ponctuer son interrogation quant à l’abandon du
titre, originellement destiné à la Phénoménologie, de « Science de
l’expérience de la conscience ». Heidegger y présume une espèce de
recul effrayé de Hegel devant la portée de sa reprise du concept
d’expérience, contre son entente kantienne, comme mouvement que
la conscience exerce sur elle-même, c'est-à-dire comme substance de
la récollection de l’absolu par lui-même. Il en fait la pointe de la
pensée hégélienne, en tant que celle-ci fait « advenir l’ancienne
assonance de la signification originelle du mot “Expérience” –
assonance que Hegel entendait probablement en pensée – à une
nouvelle résonance : expérience comme élan qui parcourt jusqu’à
atteindre, et celui-ci comme la guise de la présence, de l’εἶναι, de
l’être. »1 De cette signification originelle, il dit auparavant :
« Le “-per-” dans expérience, a la signification originelle de conduire […]
L’expérience c’est le “tendre-vers” qui arrive en plein où il faut […] c’est le
conduire qui fait parvenir à […] c’est le parcours qui s’élance jusqu’à ce qui
est à atteindre. L’expérience est une guise de la présence, c'est-à-dire de l’être. »2

Autant dire qu’avec son concept d’expérience, comme calvaire de


la récollection de l’absolu, Hegel pousse à son extrême limite le
questionnement métaphysique, puisqu’il le mène devant la

1
M. Heidegger, « Hegel et son concept de l’expérience », op.cit., p.243.
2
Ibid., p.225.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 255

possibilité insigne de la question de l’être en tant qu’être. Ce qui


pourrait se nommer l’absolu non plus comme sujet se sachant lui-
même, mais différence absolue qui appelle la pensée ; en termes
heideggériens : l’absolu en tant qu’appel de l’être, comme présence du
présent, au Dasein. Mais devant cette possibilité, Hegel semble
reculer, dit Heidegger, au profit de l’insertion de la Phénoménologie
dans le système didactique de l’Encyclopédie, comme simple
discipline scolastique de la philosophie de l’esprit. L’impulsion
première de Hegel, dans laquelle le système est placé de plein pied
comme absolu de l’expérience de l’absolu, semble se perdre dans le
gigantisme du système encyclopédique-didactique. Or pour
expliquer ce supposé recul, Heidegger avance, et c’est là l’étrange
déclaration dont nous parlions :
« Cependant, pas plus que Kant avant lui et le dernier Schelling après lui,
Hegel n’a maîtrisé la puissance depuis longtemps affermie de la systématique
didactique de la métaphysique d’école. Nietzsche ne s’emporte contre cette
systématique que parce que sa pensée ne peut que rester prise dans le
système essentiel, c'est-à-dire onto-théologique de la Métaphysique. »1

L’ensemble des forces en présence semblent trouver ici leur ordre


propre, mais qui reste, c’est le moins que l’on puisse dire, un ordre
encore opaque. Tâchons d’en établir quelques points. La pensée de
Hegel, et avec elle toute tentative « moderne » de penser l’essence de
la métaphysique, s’arrête devant la puissance de la « systématique
d’école » : toute pensée du système s’insère et se fond dans cette
systématique. Mais cet arrêt renvoie à ce que Heidegger appelle ici le
système essentiel, qui donne sa constitution à la systématique, et par
là constitue l’essence même de la métaphysique, qu’est le système
onto-théo-logique. C’est ce que nous disions plus haut : la pensée
hégélienne du système se laisse comme déborder par la systématique,
et ce débordement ne signifie rien d’autre que le règne de l’onto-
théo-logique au cœur même de toute entreprise métaphysique. Cette
déclaration recentre donc clairement la visée heideggérienne : la

1
Ibid., p.242.
256 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

constitution onto-théo-logique de la métaphysique, faisant fond à


toute l’histoire occidentale du déploiement de la philosophie, et par
laquelle l’être s’éclaire univoquement comme Logos de l’étant, c’est à
dire comme étant suprême et maximal en même temps
qu’universellement premier et « causal », ou fondateur en raison, il
convient de la nommer « système essentiel ». Pourquoi cela ?
La seconde partie du texte Identité et différence, qui s’intitule
explicitement La constitution onto-théo-logique de la métaphysique,
nous donne un élément de réponse. La question centrale de toute
métaphysique est celle de l’unité essentielle de « ce qui est interrogé
et pensé dans l’ontologique et le théologique : l’étant comme tel,
dans ce qu’il a d’universel et de premier, conjointement avec l’étant
comme tel, dans ce qu’il a de suprême et de dernier »1, les deux se
fondant réciproquement. Nulle prééminence de l’une sur l’autre : la
métaphysique n’est ontologie que parce qu’elle est d’emblée théo-
logique, de même que c’est sa visée ontologique qui la détermine
comme pure théo-logique. Aussi les deux bords constituent-ils la
« logique du Logos »2, comme « pensée qui partout approfondit
l’étant comme tel et le fonde en raison dans le Tout, à partir de l’être
comme fond (Λόγος) »3. Interroger la métaphysique, c’est donc
questionner la logique comme telle, c'est-à-dire la conjonction
essentielle des logiques de l’étant. Loin d’être séparée en catégories
disciplinaires plus ou moins étanches, la métaphysique tient son
essence propre de cette interrogation perpétuelle du Logos lui-même
comme pure conjonction fondatrice du Tout de l’étant. On voit
bien réapparaître ici le rôle intermédiaire capital que joue la pensée
hégélienne du système dans cette détermination de l’essence du
système métaphysique. Au sens strict, la métaphysique est, non pas
Système de la Science comme déploiement de l’esprit absolu, mais
système du Logos, comme conjonction des considérations onto-théo-
logiques de l’étant comme tel.
1
M. Heidegger, « La constitution onto-théo-logique de la métaphysique », op.cit., p.295.
2
Ibid., p.293.
3
Ibid., p.293-294.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 257

Mais il reste à déterminer d’où cette conjonction tire son unité


propre. Heidegger répond sans ambages : de la différence elle-même.
La conjonction a pour élément et support la Différence comme telle,
que l’on peut dans un premier temps – c’est l’abord du maître
ouvrage Être et Temps – entendre comme différence « ontologique »
de l’être et de l’étant, mais qui doit désormais plus précisément
s’entendre comme différence entre fondé et fond, logique et Logos,
sur-venue de l’être au-dessus de l’étant qu’il dévoile et arrivée de
l’étant dans l’élément abritant de l’être1, et finalement : système et
systémicité, système ordonné et production d’ordre, κόσµος et
ἁρµονία. Différence laissée impensée par la métaphysique
précisément parce que cette dernière est intégralement nourrie et
développée par la conjonction onto-théo-logique. Comme
déploiement du Logos, elle ne peut par essence penser la fracture
interne au Logos, tout en l’exhibant de part en part. C’est aussi bien
pourquoi la métaphysique reste le lieu privilégié de cette exposition
de la différence et de son oubli. Interroger l’essence de la
métaphysique, c’est donc interroger la Différence, et ainsi revenir
sur son oubli. Or, cet abord de la Différence comme telle mène alors
droit vers la question de ce qu’elle accomplit : ouvrant l’entre-deux,
elle le possibilise, c'est-à-dire que c’est d’elle que procèdent les deux
bords de ce qui par elle, est ouvert. Ainsi, elle rapporte l’un à l’autre
les deux termes qui diffèrent, c'est-à-dire le fondé et ce qui le fonde.
Heidegger introduit ici un terme aussi capital qu’il est ambigu : celui
d’Austrag, qu’André Préau traduit par Conciliation. Terme
particulièrement délicat à manipuler, ne serait-ce que par la
bizarrerie étymologique de l’emploi qu’en fait Heidegger, en forçant
quelque peu son lien à la Différence. Mais, nous allons le voir, ce
terme bien que discrètement utilisé par lui peut à bon droit être
considéré comme absolument central, pour la pensée de la
Différence précisément. Il convient donc de s’y arrêter quelque peu.

1
Cf. ibid., p.298-299.
258 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Il apparaît en réalité dès 1940, dans le texte Le nihilisme européen,


pour lequel Pierre Klossowski choisit une traduction plus directe, en
tout cas plus directement reliée aux indications de Heidegger lui-
même, par le mot « différent », en signalant l’unité étymologique
avec le différend comme divergence, écart, désaccord. Il vient
renommer, ou requalifier la différence ontologique de l’être et de
l’étant, la Differenz devant ainsi être repensée comme Austrag :
« L’ontologie se fonde sur la distinction de l’Être et de l’étant. La
“distinction” [Unterschied] est plus convenablement dénommée par le nom
de “différence” [Differenz], en quoi s’annonce que l’étant et l’être sont en
quelque sorte portés à l’écart l’un de l’autre, séparés et tout de même rapportés
l’un à l’autre, cela à partir d’eux-mêmes, non pas en raison d’un “acte” de la
“distinction”. La distinction en tant que “différence” veut dire qu’un
différent [Austrag] existe entre l’être et l’étant. »1

Trois termes sont ici reliés pour nommer la différence :


Unterschied (distinction, écart entre deux termes), Differenz (ce qui
porte la distinction, l’entre-deux, ce qui porte le dis-), et enfin
Austrag. Ce dernier est construit (aus-trag) similairement à la
diaphora grecque et la differentia latine, et donc finalement au mot
Differenz, comme port2 d’une disjonction. Toutefois, et André Préau
le note, il ne peut s’agir là que d’une traduction étymologique
approximative, précisément parce que le aus- n’indique pas une
disjonction quelconque, mais bien une origine ou un départ, et de là
un achèvement ou une exclusion (de, hors de, depuis, par …)3. D’où
découle le sens courant d’Austrag comme solution ou règlement
d’une affaire, arrangement, voire organisation. L’Austrag est ce qui
porte hors du litige, ce qui fait sortir du blocage des divergences.
Mais c’est précisément cette dimension originelle qu’il convient peut-
être d’entendre dans l’emploi heideggérien.

1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », Nietzsche II, trad.fr. Pierre Klossowski, Paris,
Gallimard, 1971, p.167.
2
Le verbe tragen signifie « porter ».
3
F.G. Eichhoff et W. de Suckau, Dictionnaire étymologique des racines allemandes, avec leur
signification française et leurs dérivés classés par familles, op.cit., p.51.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 259

Ce terme fait écho à l’interprétation existentiale que propose


Heidegger de la Sache métaphysique, la « Chose », comme « cause »,
et par là « affaire » et « litige », au sens de ce qui contraint la pensée
sur ce qui la concerne en propre. Une « affaire », c’est ce dans quoi
on se trouve intégralement pris et concerné. C’est donc aussi ce qui
fait le lien entre l’« ontique » et l’« ontologique » : toute affaire n’est
à la fois qu’une affaire et simultanément la prise essentielle dans
l’affairement, le concernement comme tel. La Sache, la Chose, est ce
qui concerne au plus haut point la pensée ; elle est son affaire
propre1. Et cette affaire de la pensée, nous venons de le voir, c’est la
Différence comme telle : le différent doit donc s’entendre
existentialement comme différend. L’Austrag, c’est la solution, le
règlement du litige, de l’affaire qui nous concerne : c’est l’horizon
du différend, en tant que ce qui le règle, c'est-à-dire à la fois ce qui le
règlemente, le régit, lui donne sa mesure propre, et ce qui le résout.
L’Austrag est finalement ce qui concilie les termes du litige, c'est-à-
dire les possibilise en les maintenant dans leur différence propre,
tout en les rapportant l’un à l’autre. Il est donc l’accomplissement
même de la Différence comme telle :
« La constitution onto-théologique de la métaphysique procède de la
puissance supérieure de la Différence, qui tient écartés l’un de l’autre et
rapportés l’un à l’autre l’être comme fond et l’étant comme fondé et
fondant-en-raison. Fonction qui est remplie par la Conciliation. »2

Mais qu’est-ce donc alors que la Conciliation, l’Austrag, si ce n’est


l’essence même du Système comme tel, à savoir ce que nous avions
proposé pour nommer le fond de l’assemblage : l’accord, comme ce
qui guide, oriente et harmonise l’assemblage3 ? Une remarque
importante est ici nécessaire. Le terme « conciliation » adroitement
choisi par André Préau fait entendre la connotation « juridique » qui
est celle de l’Austrag. Mais du coup, il implique un certain forçage,
celui-là même que Heidegger fait subir au terme allemand : s’il s’agit

1
Cf. § 1.
2
Ibid., p.305.
3
Cf. § 28.
260 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

bien d’entendre la fonction de l’Austrag comme conciliation des


termes du litige, c’est à la condition expresse de ne pas la restreindre
à cette connotation juridique du compromis trouvé entre les termes.
L’Austrag est précisément ce qui fait sortir le litige de la circularité
autonome qui est celle de l’oubli de la Différence. Il nomme
l’hétéronomie radicale de la Différence comme telle. L’Austrag n’est
donc pas un contrat que passent les termes, mais bien l’accord
préalable qui régit leurs rapports. Il est ainsi à la fois conciliation du
différend et ajointement du différent : il est « accord ». Il doit donc
être entendu en écho à la traduction que propose Heidegger de la
δίϰη (dikè) d’Anaximandre – la Justice – par le terme Fug comme
accord ajointant, ordre qui joint et enjoint1. Mais alors une question
redoutable surgit ici : quelle relation se tisse entre les deux ;
comment s’ordonne l’Austrag au Fug ? Il y a là clairement un point
d’achoppement pour la traduction de ces termes, d’autant plus
délicat que Heidegger, à notre connaissance, ne l’aborde nulle part
directement. Et ce pour la raison simple qu’il ne saurait y avoir nulle
synonymie entre ces deux termes, l’Austrag nommant la différence
ontologique, le Fug désignant l’ajointement juste. Ce dernier terme
revient dans le cours de 1942-1943 sur Parménide, dans un passage
consacré à la République de Platon :
« Ce qui est ainsi octroyé à l’homme, ce à quoi il doit se soumettre et ce qui
l’accorde et l’ordonne, nous le nommons, d’un seul mot, l’accord [Fug] en
grec : δίϰη. »2

Le Fug est l’accord, mais en tant qu’octroyé à l’homme. Il est


l’ordre fondamental, tel que « reçu » par lui comme son élément le
plus propre, c'est-à-dire l’ordre dans lequel l’humain se voit toujours
déjà renvoyé, à titre même d’horizon. On reconnaît là ce qu’Être et

1
Cf. « La parole d’Anaximandre, op.cit., p.430 : « ∆ίϰη, pensé à partir de l’être comme
présence, est l’accord joignant et accordant (der fugend-fügende Fug) », ainsi que le cours de
1935, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.166. Ce qui est dit précédemment de l’Austrag
converge en grande partie avec l’analyse du Fug que propose D. Franck dans son ouvrage
Heidegger et le christianisme, Paris, PUF, 2004, p.29-39.
2
M. Heidegger, Parménide, trad.fr. T. Piel, Paris, Gallimard, 2011, p.151.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 261

Temps avait tâché de penser comme ouverture essentielle du Dasein.


Ce renvoi à l’ouverture est précisé plus loin, en faisant intervenir la
relation intime existant entre δίϰη et ἀλήθεια :
« La δίϰη, comprise comme l’accord qui prescrit à l’humanité les rapports
dans lesquels elle se tient, tient son essence de son rapport à l’ἀλήθεια, et
n’est pas déterminée elle-même à partir de la πόλις ni de son rapport à la
πόλις. »1

Le juste rapport découle de l’ouverture de la vérité ; il en est,


pourrions-nous dire, l’émanation. La justice de l’ajointement dit le
vrai de l’humanité, dans l’ensemble des relations où elle se tient. Or,
pensé plus essentiellement, l’ouvert est le différend de l’être et de
l’étant, par quoi l’homme reçoit sa juste charge de penseur, son
« affaire ». Aussi, l’Austrag tâche de penser plus originairement le
pur, ou simple, ajointement « juste » que nomme le Fug, en lui
adjoignant la dimension de conciliation du différend entre l’être et
l’étant. Si l’on nous permet une formule un peu barbare, mais qui
semble pouvoir résumer cette difficile nuance : l’accord du Fug,
comme octroi du juste rapport des choses en ce qu’elles sont, émane
de l’accord plus fondamental de l’Austrag, par quoi s’ouvre la
différence de l’être et de l’étant, la Différence comme telle2.
Autrement dit, la Justice, comme ordre ajointant, est elle-même
accordée par l’Austrag, depuis le cœur de l’hétéronomie de la
Différence.
Le terme français d’« accord » fait apparaître cette dimension
capitale de l’hétéronomie, précisément parce que s’y entend
l’ambiguïté entre les connotations juridique et « harmonique » de ce
qui rassemble dans l’élément de la Différence. La métaphore
musicale est ici explicite et féconde : l’accord harmonique n’est pas

1
Ibid., p.157.
2
Une formule encore plus barbare peut être lancée, qui n’a d’autre but que de tâcher de
préciser les choses : Fug + Unterschied = Austrag ; ordre juste de l’ajointement + dimension de
la différence = accord. À condition, bien sûr, d’entendre l’addition comme déploiement de la
somme, et non pas construction de celle-ci. L’Austrag est l’accord à partir de quoi ajointement
juste et dimension de la différence trouvent leur lieu propre.
262 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

un contrat que passent les différentes notes entre elles, mais bien ce
qui les « concilie » en tant qu’il oriente leur rassemblement. Il ne
saurait être un compromis atténuant les tensions, mais au contraire
ce dans quoi seul ces tensions apparaissent comme tensions dans leur
rassemblement même, ce qui leur donne leur sens de tensions. Par
là, il les tient à la fois écartées et rapportées l’une à l’autre, tout en
constituant l’élément de leur apparition.
Ainsi pensée à partir de l’Austrag, comme fonction de la
différence, l’onto-théo-logie métaphysique doit bien être nommée le
« système essentiel », parce qu’en elle se déploie l’essence du système,
à savoir l’accord. Penser l’essence de la métaphysique, c’est donc
questionner la différence et, à travers elle, questionner l’accord dans
lequel le système trouve son essence et son origine.

§ 32. Le questionnement de l’époque

Maintenant, quel lien convient-il d’établir entre ce « système


essentiel » de la métaphysique et le système comme tel – le Ge-stell –
unifiant le Tout de l’étant sous la triade énergie, connexion,
commande ? Autrement formulée, cette question s’énonce :
comment se détermine notre temps, à savoir l’époque de la
technique moderne comme déploiement du projet systémique, à
partir de l’histoire de l’achèvement de la métaphysique ?
Tâchons de ne plus tergiverser, et disons-le tout net : il y a
correspondance stricte de l’onto-théo-logique à la triade énergie-
commande-connexion. Mais encore faut-il déterminer la nature
d’une telle correspondance. Pour cela, commençons par proposer
quelques formules qui, quoiqu’elles demandent à être précisées et
complétées, ont le mérite de fixer et synthétiser la position du
problème :
- l’énergie, c’est l’ontologique sans l’Être ;
- la commande, c’est le théologique sans Dieu ;
- la connexion, c’est le logique sans Logos.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 263

« Sans », c'est-à-dire « après l’exclusion de ». Le « sans » détermine


un « reste ». L’énergie est le reste ontologique, dernière, et ultime car
indépassable, configuration du mode d’être de l’étant, une fois exclu
l’être comme question. La commande est le reste théologique
immanent, ultime configuration du transcendant sous la forme
stricte de la pure fonction de déclenchement surplombant un
« déclenché », une fois exclu Dieu comme adresse. La connexion est
le reste logique déterminant ultimement tout « langage » comme
strict enchaînement et communication, une fois exclue la
dispensation du Logos comme mystère. D’une certaine façon, nous
pourrions dire que l’énergie, la commande et la connexion sont la
« solution » à toute ontologie, à toute théologie, à toute logique,
« solution » devant alors s’entendre non plus comme accord, ni
conciliation, mais bien comme effacement de la question même, ou
plus prosaïquement : « dépôt de bilan », « banqueroute », « ruine »,
la « solution » déclarant littéralement qu’il n’y a plus rien à penser.
Dès lors, le système comme tel, c’est le « système essentiel » mais
comme dépouillé de l’essence, c'est-à-dire de la question de l’essence.
Il est donc le système sans question, puisque rendant la question de
l’essence superflue ; sorte d’épure inversée de l’onto-théo-logique, où
précisément l’épure se verrait épurée de l’essence même, où à force
d’épuration il ne resterait plus rien que les trois restes énergie,
connexion et commande. Il est l’impérieuse présence systémique
pure, niant toute absence, et allant même jusqu’à nier toute négation
et tout néant : son mode d’être étant l’auto-production, aucun étant
ne saurait sortir de la sphère de son auto-affirmation. Partout le
système comme tel ne peut que s’affirmer comme total, unique et
universel. Mais niant ainsi absence, négation et néant même, il est le
système décharné, où toute incarnation est rendue pure virtualité,
car univoquement renvoyée aux trois dimensions strictes de la
présence énergétique, de la relation connective, et de la
« transcendance » automatisée et fonctionnelle, c'est-à-dire
« horizontalisée » comme « quasi-immanence », sous la forme de la
commande circulant au sein de l’élément énergétique via la
connexion globalisée. Plus largement, épurant ainsi la question
264 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

même de l’essence, en imposant le règne de l’identique et de


l’identification au travers de l’univocité des trois restes, le système de
production s’attaque directement aux trois dimensions qui
constituent, comme ses conditions, l’élément même de la pensée.
Ces trois dimensions – nous y reviendrons – sont la transcendance, le
langage et l’incarnation1. En effet, l’apothéose de la systémique
1
Un rapprochement, incertain mais pas impossible, peut être ici tenté, avec les trois
existentiaux – affection, comprendre et parler – mis au jour par l’analytique existentiale du
Dasein au chapitre V de la première section d’Être et Temps, comme les trois modes
fondamentaux de l’ouverture de l’être-au-monde. Que l’affection (Befindlichkeit), analysée par
Heidegger comme tonalité (Stimmung), être-intoné, puisse être reliée à la transcendance éclate
négativement dès lors que celle-ci se voit rabaissée à la stricte commande. Le règne de la
commande implique précisément la compression absolue de toute tonalité. C’est ce que nous
avons appelé la « quasi-immanence » du pur déclenchement, ou mécanisme. Seule l’ouverture de
la transcendance peut donner lieu, au sens strict de donner un espace de déploiement, à la
tonalité. Celle-ci pourrait être dite le parfum de la transcendance, au sein duquel seule « de
l’étant abordant peut faire encontre » (M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., §29, [138], p.115).
Le rapprochement du langage au parler (Rede) est évident. Celui de l’incarnation au comprendre
(Verstehen) l’est beaucoup moins. Le terme allemand indique un « se tenir debout », « se
dresser », « subsister » (stehen) « pour », « contre », voire « mal », le préfixe ver- jouant un rôle
similaire au para- grec. Il désigne donc un mode fondamental de l’existence même, comme « se
tenir vers le monde », qui accompagne nécessairement toute affection tonale. Ouvrant aux
possibilités propres du « se tenir », il renvoie le Dasein à son engagement, sa prise singulière au
monde, le préfixe ver- indiquant l’éventail des modes de cette prise, pouvant notamment se
traduire par une mé-prise ou une dé-prise. C’est en ce sens tout à fait fondamental que Heidegger
en fait un existential : « Le comprendre est l’être existential du pouvoir-être propre du Dasein
lui-même, de telle sorte que cet être ouvre en lui-même “où” il en est avec lui-même. » (ibid.,
§31, [144], p.119). Ouvrant le Dasein à son possible propre, à partir de l’affection tonale, le
comprendre est son engagement singulier dans le monde. Le relier à la dimension de
l’incarnation n’a en ce sens rien d’abusif, bien qu’évidemment cela ne soit plus tout à fait
« heideggerien ». Si, selon une ritournelle devenue classique, le corps est le grand absent de la
pensée de Heidegger, c’est surtout et d’abord par l’interprétation univoque de l’incarnation à
partir de l’ouverture du Dasein, et de la médiation à partir de la Différence. Nous retrouverons ce
second point plus loin, à propos du Quadriparti. Mais « interprétation » n’implique pas
« absence » ; c’est très exactement le contraire qui est vrai. La tentative centrale de ce travail est
peut-être de tâcher de montrer l’affleurement « débordant », à côté de la transcendance et du
langage, de ce thème de l’incarnation, et plus généralement du « problème » de la médiation au
cœur de l’œuvre heideggérienne. Les questions à poser seraient alors, à rebours de Heidegger
mais grâce à lui : comment penser l’ouverture à partir de l’incarnation, et la différence à partir de
la médiation ? Questions « médiévales » par excellence, qui ne pouvaient être celles de
Heidegger, en raison même de l’orientation de son interprétation, centrée qu’elle fut sur le
couple pensée grecque-pensée moderne. Comme le rappelle Rémi Brague : « Heidegger ne dit
pas grand-chose de la façon dont on faisait l’expérience de l’ego entre l’époque grecque et la
révolution cartésienne. Il n’explique pas non plus comment on faisait l’expérience du monde. La
pensée médiévale ne fait guère plus que lui fournir une toile de fond sur laquelle la pensée
moderne devient visible, sans qu’elle reçoive un contenu défini, et sans même qu’elle en ait
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 265

signifie précisément ce triple angle d’attaque : la transcendance se


voit rabaissée à l’horizontalité de la commande généralisée ; le
langage se voit comprimé dans le régime général de la connexion ;
l’incarnation est univoquement virtualisée comme pure présence
énergétique. Mais alors, qu’en lieu et place de la trinité
transcendance-langage-incarnation s’impose la triade commande-
connexion-énergie, implique nécessairement que la pensée soit, au
sens propre, rendue accessoire.
Ainsi, le déploiement inconditionné du système comme tel – le
système productif, Gestell – dont l’avènement de la systémique est à
la fois l’instrument et le témoignage, n’accomplit rien moins que la
séparation radicale du système et de la pensée.
Les deux étaient intimement et essentiellement reliés au sein de la
configuration métaphysique de l’histoire de la philosophie. Le
« système essentiel », c'est-à-dire la constitution onto-théo-logique de
la métaphysique est précisément le lieu de la correspondance entre
système et pensée – correspondance que nous avions fugitivement
rencontrée précédemment lorsqu’il s’agissait de questionner
l’essence de la proposition métaphysique : correspondance signifiant
dialogue au creux de la coappartenance1. Mais dans l’achèvement et
l’épuisement de l’onto-théo-logique métaphysique dans le système de
production, le système comme tel s’autonomise et s’affranchit de la
pensée, pour la raison très simple qu’il n’en a plus besoin. Au sens
propre, il devient autonome, c'est-à-dire qu’il se produit à lui-même
son propre calcul, en quoi il est bien le Système général supposé par
le développement systémique, et plus essentiellement Système de
production comme tel. C’est à cet arrachement au dialogue
nécessaire et donc cette rupture consommée entre système et pensée
qu’il doit son avènement.

besoin. » (R. Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophie médiévales en chrétienté, judaïsme
et islam, Nouvelle édition revue et corrigée, Chatou, La Transparence, 2006, coll. « Champs
essais », Flammarion, p.171).
1
Cf. § 14.
266 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Ainsi l’époque, la nôtre, c'est-à-dire celle qui s’ouvre « après


Hegel », voit l’advenue non pas du Système de la Science comme
forme de l’Esprit absolu et effectivité de la pensée comme pensée de
la pensée, mais bien du système de production comme tel, arraché à
la relation métaphysique essentielle système-pensée, et par là
intégralement séparé de la pensée. Notre temps est celui de la
séparation1. Mais c’est précisément ici, dans cet arrachement, dans
cette séparation radicale, qu’un retournement doit pouvoir se
distinguer comme possible. Car cette séparation signifie précisément :
le système ne peut plus en aucun cas être considéré ni comme
effectivité du penser ni même comme support pour la pensée,
conceptions « systématiques » qui sont celles de la tradition
métaphysique jusqu’à Hegel. Avec Nietzsche, la séparation
s’accomplit et se présente comme un « dos à dos » irrévocable : face à
l’autonomisation du système, repéré incomplètement par Nietzsche
sous la forme des symptômes « modernité », « décadence »,
« socialisme », « État », la pensée elle-même doit s’autonomiser et
tourner le dos à la « systématique » métaphysique ayant eu cours
jusque là, mouvement pouvant inclure d’ailleurs l’hypothèse d’un
nouveau système, qui serait le système de cette séparation. Ce projet
de constitution d’un système de la séparation d’avec la systématique
fut précisément celui du maître-ouvrage inaccompli La volonté de
puissance. C’est bien là le thème et l’objectif central de la
transvaluation de toutes les valeurs : installer la pensée dans
l’élément de la séparation, mais en tant que cette séparation est
univoquement caractérisée par Nietzsche comme autonomie de la
Volonté. C’est pourquoi, dit Heidegger, Nietzsche reste encore pris
dans le « système essentiel » : il reste pris dans l’entente systématique
du système, dont il s’agit de séparer la pensée. Il ne prend pas garde
que c’est le système lui-même qui organise cette séparation, cette
expulsion de la pensée. La séparation ne saurait donc constituer un
quelconque programme pour la pensée sous la forme d’un « nouveau
1
Cf. M. Heidegger, « Pourquoi des poètes », op.cit., p.353 : « La production technique est
l’organisation de la séparation. »
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 267

système », cette remarque valant également pour Marx. Prendre acte


de l’advenue systémique du système de production implique au
contraire d’apercevoir que littéralement, la séparation est aussi et
dorénavant le lieu d’un face à face, dans lequel le système doit
désormais devenir non plus support mais bien visée de toute
considération. C’est donc apercevoir que s’y prodigue
simultanément la séparation comme expulsion de la pensée et la
séparation comme injonction de la pensée. La séparation installe la
pensée dans l’injonction de son nouveau départ, injonction qui
constitue comme le quatrième reste1, séparé de et face à la triade
systémique des restes énergie-commande-connexion. Ce dernier
reste, inapparent par définition puisque l’intégralité de l’apparent est
absorbé dans le système général, la pensée ne peut désormais rien
faire d’autre que s’y installer de plein pied.
Mais où peut se lire une telle injonction de la pensée ? Que
peuvent signifier ces formules à l’emporte-pièce : « penser face au
système », « prendre pied dans la séparation » ? Nous en avons
donné une indication rapide : l’épuisement de l’onto-théo-logie dans
la triade systémique énergie-commande-connexion, qui ordonne
l’époque comme pure séparation, constitue en même temps comme
le rappel décisif de la pensée à ses trois dimensions propres. Que
l’ontologique s’épuise dans l’énergétique, le théologique dans le
cybernétique, le logique dans le connectif pointe vers cela qu’en deçà
de l’onto-théo-logique métaphysique joue le triparti incarnation-
transcendance-Logos dans lequel la pensée trouve son élément le plus
propre. Et l’épuisement doit alors se lire comme injonction de la
pensée de ce triparti, injonction dont l’avènement du Gestell, du
système de production comme tel, est donc le moyen nécessaire.
Autrement dit, l’imposition systémique, et la séparation absolue qui
l’accompagne, consistent en une triple infliction faite à la pensée :
l’énergie inflige la dimension de l’incarnation ; la commande, celle
de la transcendance ; la connexion celle du Logos.

1
Cf. § 16.
268 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Cette simple indication nous replonge dans une certaine


perplexité. Car voilà que notre lecture « systémique » du Gestell
heideggérien nous amène à introduire un triparti, là où Heidegger
oriente l’intégralité de sa pensée, à partir de sa lecture de Hölderlin,
vers le Quadriparti comme structure ultime de l’Être en tant
qu’Être, qu’il introduit notamment dans sa conférence « La chose »1.
La difficulté est ici d’envergure : comment s’articule ce que nous
venons de déterminer comme élément tripartite de la pensée, à
savoir le trinitaire transcendance-incarnation-Logos, avec le
quadriparti rassemblant à partir de la chose les deux couples divins
et mortels – terre et ciel, comme ultime nom du jeu de l’Être à partir
de quoi se déploie le « monde »2 ? Il n’est pas encore temps ici
d’entrer dans ce questionnement. Mais il apparaît d’ores et déjà
clairement que cette articulation – ou peut-être « non-articulation » –
du « trois » et du « quatre » constitue la pointe de ce qu’il s’agit ici
d’orienter comme « pensée face au système ». Il sera donc capital d’y
revenir si l’on veut pouvoir entendre quelque chose à ce « nouveau
départ » pour la pensée appelé par Heidegger3.
Reste la situation de l’époque, que nous avons déterminée comme
séparation et injonction de la pensée face au système. En elle se
« termine » la philosophie, par l’advenue triomphante de la science
comme théorie du système qui détermine de part en part une telle
époque comme technique. Aussi Heidegger fait-il de cette époque
l’envoi destinal du Gestell : le système, séparant la pensée, advient
comme destin pour la pensée en tant qu’injonction de la pensée. La
philosophie prend « fin », c’est à dire qu’elle s’arrête devant
l’obstacle de son nouveau départ comme pensée face au système. Dès
lors cette « fin » prend maintenant une tout autre tournure : dans
l’advenue de son destin, face au système comme tel, la philosophie
1
M. Heidegger, « La chose », Essais et conférences, op.cit., p.212-216.
2
Cf. M. Heidegger, « La parole », op.cit., p.24 : « Ce cadre uni de Ciel et Terre, Mortels et
Divins, ce cadre qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu’à elles-mêmes des choses,
nous l’appelons le “monde” ».
3
Cela fera l’objet de la dernière partie de cet ouvrage, dans laquelle nous serons amenés à
repenser la Différence, non plus comme entre-deux, mais comme « entre-trois et quatre ».
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 269

reste bouche bée – situation de la « fin de la philosophie » comme


aphasie philosophique. Ce silence de la philosophie tranche avec, et
doit s’entendre en-deçà de, la multitude des énoncés technico-
scientifiques qui visent à absorber l’obstacle dans la totalité
systémique de la triade énergie-commande-connexion. Que ces
énoncés prennent parfois une posture philosophante ne doit pas
occulter qu’il s’agit bien là d’un contournement, et même d’un
forçage de l’obstacle, dans lequel l’interrogation ne parvient qu’à
parler par-devers lui, construisant de nouveaux systèmes au sein de
la systémique généralisée. La face du système comme tel – c'est-à-
dire en même temps la question de l’Être en tant qu’Être – est laissée
dans le silence qui lui est essentiel, au sein duquel elle correspond
« encore », c’est à dire plus que jamais, à la philosophie, lui
enjoignant de prendre son nouveau départ comme pensée de
l’obstacle, pensée de la séparation : pensée, face au système comme tel,
de l’essence du système comme tel – l’Austrag, l’accord. En tant qu’il
est ce reste de correspondance silencieuse, l’obstacle est nommé par
Heidegger « l’Incontournable inaccessible qui régit entièrement les
sciences »1 : incontournable, parce qu’il se donne dans la totalité
systémique ; inaccessible, parce que son accession supposerait
précisément de s’installer dans la séparation, et donc de ne plus
s’appuyer sur le système, qui pourtant domine et détermine
désormais la totalité de l’étant. Dans l’époque règne donc cette
situation inextricable, intégralement paradoxale, et pour tout dire
parfaitement absurde2, régie de part en part par l’obstacle et le
silence philosophique qui lui correspond, de l’inapparence et du
passer outre à l’Incontournable. Passer outre qui est celui de la
domination à la fois de l’éclat et du bruit de la théorie du système se
développant et s’imposant dans toutes les sphères de l’étant :

1
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.75.
2
Ainsi, caractérisant ce qu’ouvre l’achèvement nietzschéen de la métaphysique, Heidegger
parle de « l’ère de la parfaite absurdité ». Cf. M. Heidegger, Nietzsche II, trad.fr. P. Klossowski,
Paris, Gallimard, 1971, p.23 : « C’est à l’époque de la parfaite absence de sens que s’accomplit
l’essence des Temps modernes ».
270 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Pour autant que l’inapparence est un trait fondamental de la situation elle-


même, celle-ci n’est suffisamment déterminée que lorsque nous disons : La
situation qui domine l’être de la science, c’est à dire de la théorie du réel, est
l’Incontournable inaccessible auquel il est constamment passé outre. »1

Aussi, la fin de la philosophie n’est ni son constat d’échec, ni son


aboutissement, mais son arrêt et son silence dans la situation
inapparente où, face à l’obstacle qui lui est destiné, son langage reste
inadéquat à l’entente de l’injonction silencieuse de l’obstacle. Cette
inadéquation réside précisément dans la séparation à laquelle elle
doit faire face : séparation du système et de la pensée, signifiant pour
la philosophie l’injonction incontournable du deuil du système. Elle
n’est plus en mesure de comprendre – au double sens d’inclure et de
maîtriser – le système. Elle doit désormais penser face à lui.
Autrement dit, dès lors que le système comme tel advient, la
philosophie se voit renvoyée à la pensée comme telle. Autant dire à sa
propre origine. C’est pourquoi dans l’advenue de l’obstacle se
réentend – doit se réentendre – l’appel de celui-ci dans l’histoire de la
philosophie comme appel de la pensée comme telle ; dans cette
advenue règne la possibilité que la philosophie s’entende elle-même
comme la correspondance pensante à l’obstacle.
L’entente du silence et l’inapparence de l’obstacle recèlent
l’injonction du nouveau départ, qui, en tant qu’il est destinal, est à la
fois un « retour » :
« Le voyage vers “Ce qui mérite qu’on interroge” n’est pas une aventure,
mais un retour au pays natal. »2

On l’a compris : l’enjeu est le plus capital, puisqu’il s’agit de rien


moins que de retrouver le sol, l’élément même du déploiement de la
pensée. Et un tel retour est tout sauf un caprice de la pensée, voire
une décision arbitraire d’ordre idéologique. Il est imposé par la
séparation qu’ordonne l’avènement systémique. Mais face à un tel
enjeu, l’aphasie philosophique constitutive de la situation ordonne

1
Ibid.
2
Ibid., p.76.
SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE 271

que la pensée précisément s’installe dans cette aphasie, qu’elle y


trouve son site et son élan comme remémoration et prospection,
Andenken et Vordenken1. Ce n’est que là qu’elle répond au silence,
comme à l’injonction du nouveau départ en tant que pensée de
l’obstacle, pensée du système comme tel, pensée de la séparation.
(S’)installant (dans) l’aphasie, la philosophie devient pur
questionnement, par quoi elle ne peut plus que préparer la pensée de
l’obstacle, en quoi elle redescend « dans la pauvreté de son essence
provisoire »2.
Dévoilant l’essence de la situation comme nihilisme, Nietzsche
inflige décisivement l’évidence de l’injonction silencieuse de
l’obstacle ; il « arrête » la philosophie, et la met au pied du mur, c’est
à dire au pied de l’obstacle. L’époque est donc en même temps celle
de la confrontation à cette infliction décisive, à laquelle le
questionnement heideggérien est entièrement consacré. En quoi
l’époque est aussi celle du « moment » Nietzsche–Heidegger,
moment qui dure toujours. Et ce pourquoi Heidegger reste, et pour
longtemps, le « philosophe à venir ».

1
Cf. § 15.
2
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.127.
272 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CHAPITRE IX

L’ÉCART PHILOSOPHIQUE : DU SYSTÈME AU POSSIBLE

(GE-STELL ET EREIGNIS)

§ 33. Situation de la culture et domination systémique

À quoi sommes-nous parvenus jusqu’ici ? Notre interprétation


« systémique » du Gestell heideggérien comme système de
production comme tel nous a permis d’essayer de suivre, autant que
faire se peut, le cheminement heideggérien comme préparation au
questionnement de l’époque. À cette tentative correspond la
proposition : la situation de l’époque est déterminée intégralement
par le Système de production, d’où tire son origine le système
général auto-productif de la Systémique. C'est-à-dire : l’époque – la
nôtre – parce qu’elle est systémique, car entièrement dominée par le
système auto-productif se déployant sous la forme univoque de la
triade énergie-commande-connexion, est l’époque de la
détermination totale du Gestell comme Système absolu de la
production comme telle. Pourquoi cela ? Que faut-il entendre de cette
domination et de cette détermination ? Comment se manifeste cette
domination absolue ? Il nous faut ici, de nouveau, revenir en arrière,
et notamment à l’analyse husserlienne de la modernité.
274 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Husserl, dans son entreprise de fondation phénoménologique de


la philosophie scientifique des essences, qualifie, pour s’en écarter, la
modernité post-hégélienne par le double dépérissement, à la fois
corruption et affaiblissement, de la philosophie, qu’il présente
comme conséquence directe de l’idéalisme hégélien :
« Bien que Hegel lui aussi veuille soutenir l’absolue validité de sa méthode et
de sa doctrine, la critique de la raison qui est la première condition d’une
scientificité philosophique fait défaut à son système. Or cela entraîne cette
philosophie, comme toute l’école romantique, à provoquer par la suite soit
un affaiblissement, soit une corruption de la dynamique visant à constituer
une science philosophique rigoureuse. »1

La réaction contre cet idéalisme provoque la montée en puissance


du naturalisme philosophique, se traduisant par la domination du
positivisme psychologique, et par là corrompt l’impulsion
philosophique elle-même, en tant que « suivre le modèle des sciences
de la nature signifie presque inévitablement réifier la conscience, ce
qui, d’emblée, fait qu’on s’empêtre dans un contresens où ne cessera
de s’alimenter la propension à poser de manière absurde les
problèmes et à lancer la recherche dans de fausses directions »2.
Inversement, la puissance doctrinale de la philosophie hégélienne
comme Science de l’histoire, incomprise par ses successeurs,
provoque le « revirement de la métaphysique hégélienne de l’histoire
en un historicisme sceptique »3, affaiblissant par là toute prétention
philosophique à la scientificité. La béance de la pensée des essences,
conséquence de la corruption positiviste, laisse libre cours à l’élan
historiciste qui, en tant qu’il relativise toute formation de l’esprit au
point de l’histoire de son développement, « mène à un subjectivisme
sceptique radical »4. S’attachant ainsi exclusivement aux « formations
culturelles qui apparaissent et disparaissent au cours de l’évolution
de l’humanité »5, dont le « contenu culturel est toujours tel contenu

1
E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, op.cit., p.16.
2
Ibid., p.41.
3
Ibid., p.16.
4
Ibid., p.64.
5
Ibid., p.63.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 275

déterminé et défini en fonction de rapports historiques donnés »1,


l’historicisme contribue de manière insigne à la transformation pure
et simple de la philosophie en pure « vision du monde »
(Weltanschauung), « fille du scepticisme historique »2. Fondée
subjectivement sur l’« expérience vécue », une telle « philosophie
comme vision du monde » (Weltanschauungsphilosophie) détermine le
mode de formation (Bildung), c’est à dire le mode de « culture » en
accord avec la visée de cet idéal de « sagesse » que porte en elle la
Weltanschauung. Elle se présente donc comme humanisme, en tant
qu’en elle s’exprime « une esquisse concrète, relativement parfaite,
de l’idée d’humanité »3. Aussi, par le jeu réciproque du dogmatisme
naturaliste d’une part – c’est à dire du positivisme, et finalement de
toute forme d’objectivisme – et du scepticisme historiciste d’autre
part – c’est à dire du relativisme, et finalement de tout subjectivisme
– la modernité est l’époque où « philosophie de la vision du monde
et philosophie scientifique se scindent donc radicalement, comme
deux idéaux qui, d’une certaine manière, sont liés, mais ne sauraient
être confondus »4. L’analyse que fait Husserl des Weltanschauungen
aboutit ainsi à caractériser la situation philosophique de l’après XIXe
siècle comme domination de la référence scientifique d’une part, et
domination des « visions du monde » d’autre part. C’est à la fois
contre et à partir de cette situation qu’il tâche d’élaborer sa théorie
phénoménologique des essences, seule « en mesure de fonder une
philosophie des sciences de l’esprit »5, en tant qu’elle se dégage de la
corruption scientiste et ignore l’affaiblissement historiciste de la
scientificité.
Cette analyse husserlienne de la Weltanschauung est, encore une
fois, le départ du questionnement heideggérien, lorsque celui-ci
interroge ce que l’habitude nomme les « Temps modernes ». Mais, là

1
Ibid.
2
Ibid., p.68.
3
Ibid., p.72.
4
Ibid., p.75.
5
Ibid., p.68.
276 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

comme ailleurs, ce questionnement se sépare radicalement de ce qui


lui donne son élan, en cela qu’il tâche de repenser plus
essentiellement ce qui est ainsi dégagé par Husserl comme
Weltanschauung. Car toute « vision du monde », dit-il, en tant
qu’elle demeure une élaboration philosophique dans laquelle
s’exprime « la position fondamentale de l’homme face à l’étant dans
sa totalité »1, se constitue à partir d’une « conception du monde »
(Weltbild)2, c’est à dire d’une image (Bild) du monde (Welt) comme
totalité de l’étant. Et si l’image est ainsi nécessaire à l’élaboration
d’une « vision » telle que la Weltanschauung, c’est précisément parce
que cette dernière est elle-même plus fondamentalement « image
conçue ». Ce que conçoit le Weltbild est le monde comme totalité de
l’étant mais qui, en tant qu’il est « conçu », « ne signifie donc pas une
idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on
peut “avoir-idée” »3. Dans le Weltbild s’exprime ainsi la constance et
le sens du « monde », c’est à dire son organisation présupposée, qui
soutient toute conception, et à partir de là toute « vision du
monde » :
« À l’essence de l’image conçue (Bild) appartient la constance
(Zusammenstand), le système. Par là, nous n’entendons cependant pas la
simplification et l’assemblage artificiels et extérieurs du donné, mais l’unité
de structure dans le représenté en tant que tel, unité se déployant à partir du
projet de l’objectivité de l’étant »4.

Ce qui est dit ici doit être mis en relation avec ce que nous
disions précédemment5. L’organisation présupposée, l’« unité de
structure », n’est pas le modèle systémique comme « assemblage

1
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.122.
2
Cf. Ibid., p.130 : “Il est vrai que la Weltanschauung a besoin de l’érudition philosophique et
qu’elle s’en sert ; mais elle n’a nul besoin de la philosophie, ayant pris sur soi, en tant que
Weltanschauung, une interprétation et conformation propre de l’étant ». Heidegger joue en
même temps ici sur le sens de la Weltanschauung comme vision du monde se faisant idéologie,
double sens qui pointe que toute « vision du monde » se fonde intégralement sur une conception
du monde ; qu’elle est une construction à partir d’une conception du monde.
3
Ibid., p.117.
4
Ibid., p.131. Nous soulignons.
5
Cf. § 29.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 277

artificiel », mais bien le système lui-même comme isomorphisme


fonctionnel instituant l’unité structurelle, à partir duquel seulement
est possible un modèle. Or ce « modèle », que dit l’allemand Vorbild,
est, au sens le plus essentiel, l’effort de correspondance, entendue
comme conformation, au système de production lui-même, en vue de
l’instauration de sa domination comme « monde », c'est-à-dire à la
fois tout de l’étant et étantité :
« Le mouvement de l’organisation dans la recherche est une conformation et
une installation déterminées du systématique, celui-ci déterminant du même
coup – dans la réciprocité de leur rapport – l’installation. »1

Comme on l’a vu précédemment, c’est dans et par le paroxysme


de cet effort, devenant théorie du système, que ce qui est encore
nommé par Heidegger « systématique », advient comme pure
« systémique », dévoilement du système de production pure. Or
c’est bien depuis le système de production lui-même que
« l’installation déterminée du systématique », c’est à dire
l’avènement du dévoilement du système comme tel, devient
possible.
Ainsi, le Système comme tel de la production pure prescrit tout
Bild, toute conception d’image, comme conformation à cette
prescription. À son tour, le Weltbild prescrit le mode de cette
conformation, c’est à dire la formation (Bildung) en vue de la
correspondance. Une telle formation caractérise au sens le plus
essentiel le phénomène de la culture (Bildung), qui devient « valeur »
dès lors qu’elle est l’outil efficace d’une telle correspondance, et par
là « culture » (Kultur), au sens de « l’expression des buts suprêmes de
l’activité humaine qui est au service de la confirmation par lui-même
de l’homme comme subjectum »2. Mais nous avons déjà montré
comment le subjectum est en soi déjà système de production, c’est à
dire plus précisément, pure conformation à la prescription du
système de production qu’est le Gestell. Ainsi, confirmation par lui-

1
Ibid.
2
Ibid., p.132.
278 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

même de l’homme comme subjectum, avènement du Weltbild, et


dévoilement comme système, au sein de la systémique, du Système
de production pure, renvoient au même phénomène : la prescription
du système de production, à partir de laquelle « là où le monde
devient image conçue, le système exerce sa domination, et cela non
seulement dans la pensée »1. C’est donc bien uniquement à partir du
système de production que doivent être pensés dans un même
mouvement à la fois le phénomène de la culture (Bildung), comme
formation en vue de l’établissement de la sphère de la « culture »
(Kultur), c’est à dire conformation et valeur, et celui de la domination
de la science en tant que modèle (Vorbild), au double sens du terme,
comme élaboration en vue de la constitution d’un « système de la
science », c’est à dire confirmation et validité.
Le Bild, comme prescription du système de production, est ainsi
l’origine d’où se déploie dans un mouvement commun Bildung et
Vorbild. En ce sens, Heidegger déclare :
« Le mot bilden (“former”) signifie d’abord : dresser un modèle-image et
produire un modèle-écrit. Il signifie ensuite : donner forme, en les
développant, à des dispositions préexistantes. La culture place devant
l’homme un modèle (Vorbild) suivant lequel il informe et développe son
faire et son non-faire. La culture a besoin d’une image directrice assurée au
préalable et d’un emplacement défendu de tous côtés. »2

Aussi l’avènement des conceptions du monde, dans le


phénomène de la culture, à partir de quoi peut s’instaurer une
« confrontation des Weltanschauungs »3, est-il consubstantiel à celui
de la science comme théorie du système. Dans cet avènement qui
caractérise la situation, joue « de tous côtés » la prescription du
système de production, déterminant, par le biais de l’imposition du
Bild, de la conception d’image, d’une part l’imposition de la valeur
comme mesure de la conformation du Bild à cette prescription, le Bild
se faisant alors Bildung, formation ; et d’autre part l’imposition du

1
Ibid., p.131.
2
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.77.
3
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.123.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 279

système lui-même, sous la forme du « système de la science », c’est à


dire règne du modèle systémique, comme validation de la
confirmation du Bild se faisant Vorbild, c'est-à-dire modèle, au sens à
la fois de modèle scientifique et de modèle culturel. Nous pouvons
donc proposer la formule suivante : c’est par la confirmation
systémique que la conformation s’assure d’elle-même comme
valeur ; réciproquement, c’est dans le règne de la valeur assurée
d’elle-même comme conformation que s’impose le système –
l’isomorphisme – comme mode de confirmation du subjectum, c’est
à dire finalement, et synthétiquement : confirmation de la
conformation à la prescription du système de production. C’est
pourquoi « pour l’interprétation moderne de l’étant, l’idée de la
valeur est aussi essentielle que le système »1. C’est dans ce jeu
réciproque de la valeur et du système (l’isomorphisme) que
s’assurent à la fois l’homme comme subjectum et « le processus
fondamental des Temps Modernes […] la conquête du monde en tant
qu’image conçue. »2
Dans cette réciprocité, modèle culturel et modèle scientifique
convergent essentiellement, en tant que les deux participent du
même règne de la prescription du Système. Mais surtout, la
réciprocité circulaire de l’installation du Bild, de l’image conçue, se
prémunit contre tout questionnement de cette prescription, en tant
qu’elle est précisément le cercle d’un « s’assurer l’un l’autre » de la
conformation et de la confirmation. Ainsi :
« La production d’un idéal commun de culture et son rayonnement
présupposent une situation de l’homme qui ne soit pas mise en question et
qui soit assurée dans toutes les directions. »3

On voit ici comment Heidegger inverse totalement la perspective


husserlienne de l’analyse de la Weltanschauung. Husserl, en effet,
conclut que « vision du monde et science tiennent leur valeur de

1
Ibid., p.132.
2
Ibid., p.123.
3
M. Heidegger, « Science et méditation », op.cit., p.77.
280 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

sources différentes, elles ont des rôles, des effets et des types
d’enseignements distincts. »1 Une telle conclusion se fonde sur la
distinction superficielle de la sphère des « valeurs humanistes » d’une
part et de celle de l’objectivité systématique d’autre part. Elle occulte
ainsi totalement le jeu essentiel de l’établissement réciproque du
règne de la valeur et du règne du système, auquel s’attache
Heidegger. Ce jeu, nous pouvons le résumer comme suit : la
« sphère » des valeurs est essentiellement système en tant
qu’organisation de la conformation à la prescription du Ge-stell ; la
science comme systémique est en soi déploiement de la valeur, en
tant qu’elle réalise la confirmation de la configuration (Ge-bild)
systémique comme isomorphisme fonctionnel. Par là, l’avènement
de l’époque est celui de « l’époque des conceptions du monde », c’est
à dire l’avènement du Weltbild en lequel « s’accomplit une
assignation décisive quant à l’étant dans sa totalité »2, en tant que
celui-ci « n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il
est arrêté et fixé par l’homme dans la représentation et la
production »3. En ce sens, représentation et production culturelles
de l’idéal des visions du monde d’une part, et représentation et
production des modèles systémiques d’autre part, se soutiennent
mutuellement. C’est pourquoi toute philosophie se revendiquant
scientifique, qu’elle soit « phénoménologique » au sens de Husserl,
ou « scientiste »-objectiviste, d’une part, et philosophie de la vision
du monde d’autre part, se déploient toutes deux dans le même
mouvement du Weltbild comme configuration (Ge-bild) rassemblant
formation (Bildung) et modèle (Vorbild) – rassemblement de la
configuration que dispense le Gestell, comme production pure et
système. Dans ce déploiement, l’homme s’assure lui-même comme
subjectum, répondant en cela à la prescription du système de
production par le jeu réciproque de la conformation comme
production de valeur – la culture – et de la confirmation comme

1
E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, op.cit., p.82.
2
M. Heidegger, « L’époque des “conceptions des mondes” », op.cit., p.117.
3
Ibid.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 281

représentation (validation) du système – la systémique. Cette


réciprocité détermine l’époque comme Weltbild, c’est à dire comme
situation de la culture et domination de la référence systémique, où la
vérité ne joue plus que comme réciprocité de la valeur et de la validité.

§ 34. L’époque de la référence systémique : subjectum et Gestell

Cette « inversion » heideggérienne n’en est donc en réalité pas


tout à fait une, en tant qu’elle tâche avant tout de penser plus
essentiellement que ne le fait Husserl l’époque où se déploie cette
« situation » de la référence systémique. Ainsi, tout « humanisme »,
toute philosophie scientifique, toute « vision du monde », de même
que tout objectivisme et tout subjectivisme, se meuvent par avance
dans cet avènement du Weltbild où la vérité perd son espace propre
– et avec elle l’essence même de l’homme, en tant que Dasein et
vérité s’entre-appartiennent essentiellement, comme l’a montré
l’analytique existentiale du Dasein dans la première section d’Être et
Temps – dès lors qu’elle est circonscrite au cercle de la valeur et de la
validité, se soumettant ainsi elle-même à la prescription du système
de production. C’est en ce sens, et en aucun autre, qu’il faut
entendre la question que pose Heidegger :
« La pensée ne doit-elle pas tenter, par une résistance ouverte à
l’“humanisme”, de risquer une impulsion qui pourrait amener à reconnaître
enfin l’humanitas de l’homo humanus et ce qui la fonde ? »1

Car précisément, tout « humanisme » déclaré et revendiqué ne se


déploie qu’à partir du règne de la valeur, depuis lequel il inscrit par
avance l’humanitas dans la conformation à la prescription
systémique. Cette conformation se traduit par cela que toute
« valeur humaine » émane d’une conception d’image du monde,
c'est-à-dire d’une unification du différencié dans l’élément de la
cohérence de la connexion, unification qui prend alors la forme
d’une Weltanschauung. Ainsi, l’« humanisme » ne se déploie que

1
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.105-106.
282 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

conformément à la Weltbild, comme configuration de la situation de


la culture à partir de l’imposition du règne de la valeur.
Dans l’époque de la technique moderne se produit donc
l’avènement de la convergence radicale de tous les domaines
d’élaboration de la métaphysique, où valeur et validité, humanisme
et productivisme, philosophie de la vision du monde et philosophie
scientifique, historicisme et logicisme dévoilent leur essence
commune dans la concrétion du point de convergence qu’est la
systémique. Une telle effectivité de la convergence répond à l’unicité
du départ qu’est la production originaire du subjectum1, à partir de
laquelle le système de production fait son entrée dans la
considération de l’étant, pour devenir étantité absolue, déterminant
à la fois objectité et subjectité sous les formes ultimes que sont le
Système et le Travailleur. Il nous faut ici repréciser ce que nous
disions de cette production originaire, afin d’établir cette circularité
allant du « Je » à la systémique, comme envoi du Gestell.
L’auto-imposition du « Je » s’est avérée être le double
mouvement de possibilisation de toute possibilité par la
considération se considérant elle-même, et de possibilisation du tout
de l’étant par la considération du fondement. À partir de cette auto-
imposition, l’investigation de l’étant s’établit peu à peu comme
systémique, c’est à dire auto-production de l’organisation unifiante
absolue de la connexion du distinct, sous la forme de la triade
énergie-commande-connexion, et à partir de là déploiement
technique de cette organisation. Ce mouvement historique répond
au mouvement historial inverse, en tant que ce que pose le cogito
n’est pas tant le primat de la pensée que celle de la considération dans
l’élément tripartite de la cohérence systémique. En tant qu’elle
consiste en ce double-mouvement, l’auto-imposition du « Je » ouvre
l’ère de la technique moderne :
« Qu’il le sache ou non, ou qu’il le veuille ou non, l’homme de l’auto-

1
Cf. § 11 et 12.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 283

imposition qui s’impose est le fonctionnaire de la technique. »1

Ce qui distingue et singularise essentiellement cette ouverture


cartésienne des Temps modernes réside en cela que la puissance de
possibilisation – l’unité du distinct2 – déjà présente chez Platon
comme Idée du Bien, est désormais intégralement supportée par
l’auto-imposition du « Je » :
« C’est en effet le subjectum dans le sens du représenter se représentant soi-
même qui désormais constitue le “fondement” et le “principium”. »3

Toutefois, le reproche souvent adressé à l’analyse heideggérienne


du cogito se centre sur le fait que, précisément, les Méditations de
Descartes ne mettent pas en œuvre une pure auto-imposition
sauvagement rationaliste, mais le double mouvement de fondation
réciproque allant du Je à Dieu, par quoi le sujet reçoit sa vérité de
l’Autre. Ainsi, le montage cartésien ne serait justement pas une
« auto-imposition ». Mais, à la décharge de Heidegger, il faut bien
dire que cette critique semble d’une certaine manière confondre
divers sens du « Je » à l’œuvre dans le cogito, et qu’il s’agit au
contraire de distinguer : le « Je » essentiel, le subjectum pour tout
subjectum, celui-là même qui intéresse Heidegger, réside précisément
dans ce double mouvement de fondation des substances « sujet » et
« Dieu »4. C’est du reste Kant qui établit cette distinction, par
laquelle se singularise l’acte fondateur de l’aperception
transcendantale. Rappelons le texte :
« Au contraire, j’ai conscience de moi-même, dans la synthèse
transcendantale du divers des représentations en général, par conséquent
dans l’unité synthétique originaire de l’aperception, non pas tel que je
m’apparais phénoménalement, ni non plus tel que je suis en moi-même,

1
M. Heidegger, « Pourquoi des poètes », op.cit., p.353.
2
Cf. § 15.
3
M. Heidegger, Nietzsche II, op.cit., p.135.
4
Cette différence essentielle entre les deux « Je », comme subjectum et « sujet » se retrouve à
l’œuvre dans l’écart de la subjectité à la subjectivité.
284 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

mais j’ai seulement conscience que je suis. »1

Cet acte est alors la position de la pure conjonction du que (daβ)


par quoi « j’ai seulement conscience que je suis ». Il se distingue du
« je » phénoménal et du « je » substance, semblant fonder les deux.
Cette conjonction du que est donc bien ce que nous avons interprété
comme l’opération vide de l’auto-fondation du possible de tout
possible, opération se possibilisant elle-même par la réflexivité
essentielle de la considération considérant le possible (§ 11). Dans ses
« Remarques sur Descartes », Beaufret note :
« Une telle conjonction [le que] est essentiellement posante. Mais de quoi ?
Du je lui-même qui, dès lors, se pose comme centre de tout pour tout
ramener synthétiquement à lui. »2

C’est donc bien à cette pure conjonction que se réfère Heidegger


dans le terme d’auto-imposition, par laquelle seule devient possible
toute position de l’étant, et singulièrement toute position des
substances « Dieu » et « Je ». La question ici n’est pas de savoir
comment l’un reçoit sa vérité de l’autre, et si une telle réception
constitue un cercle ou pas, mais bien qu’antérieurement à cette
réception préexiste la nécessité d’une garantie, c’est à dire d’un
« s’assurer de », en quoi Descartes se sépare radicalement de toute
métaphysique antérieure et dévoile l’essence propre de la
considération métaphysique comme fondation. Ce que Beaufret
résume :
« Il n’est plus question maintenant – à la suite de quelle inassurance secrète ?
– que de s’assurer de l’étant. »3

C’est pourquoi également Descartes clame que, de cercle, il ne


peut y en avoir, en tant précisément que son cogito, vu à partir de la

1
E. Kant, Critique de la raison pure, op.cit., §125, B 157, p.213. Nous modifions légèrement
la traduction de A. Renaut, qui donne pour la dernière proposition : « j’ai seulement conscience
du fait que je suis ». L’allemand dit : « sondern nur daβ ich bin. ». Il n’est pas question de
« fait » ici, mais bien de la pure conjonction daβ.
2
J. Beaufret, « Remarques sur Descartes », Dialogue avec Heidegger. Philosophie moderne,
Paris, Éditions de minuit, 1973, p.45.
3
Ibid., p.42.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 285

conjonction, dévoile la condition même de possibilité d’un


« cercle ». Fondant ainsi d’abord, par l’évidence de la conjonction,
l’établissement de la possibilité de toute substance, il donne ensuite,
par cet établissement, le départ pour toute investigation méthodique
du tout de l’étant :
« Fort de son Dieu connu comme non trompeur, l’ego cogito est déjà à pied
d’œuvre pour la domination méthodique de l’étant. »1

C’est à dire, le cogito est la déclaration : je pense donc « Je » et


« Dieu » sont, par quoi le sol de la vérité pour tout développement
méthodique est conquis. Aussi, l’ego cogito cartésien se situe bien en
deçà de toute imposition « rationaliste », mais ce en tant qu’il pointe
l’auto-imposition fondamentale qui la supporte essentiellement. Du
moins est-ce vers cela que mènent les interprétations de Heidegger
suivies par Beaufret.
Reste que, en l’occurrence, Descartes ne fait pas lui-même la
distinction des « je ». C’est d’ailleurs ce qui constitue la base de la
critique kantienne de Descartes, que celui-ci aurait fondé sa pensée
sur des amalgames impossibles. On peut même pousser plus loin :
c’est la base de sa critique allemande. Que l’on pense par exemple à
la distinction grammaticale de Nietzsche. Mais peut-être est-ce,
justement, pour une bonne raison, à savoir que le cogito est
précisément cette expérience instantanée d’une unité fondamentale,
l’unité de la triple donation du « je », de Dieu et du lumen naturale.
Ne faut-il pas alors plus justement rendre Kant lui-même
responsable de cette « organisation » de l’auto-imposition ? N’y a-t-il
pas là une injustice flagrante commise à l’égard de Descartes, le
rendant responsable de ce que seules les interprétations ultérieures
du cogito y ont placé ? La critique adressée à Descartes sur la base de
son interprétation kantienne ne devrait-elle donc pas être adressée à
Kant lui-même ? Il nous semble qu’il en est bien ainsi, ou que du
moins nous pouvons en poser l’hypothèse. Nous tâcherons de la
justifier, ou en tout cas de reposer à nouveaux frais cette question de
1
Ibid., p.43.
286 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’interprétation du sens strictement cartésien du cogito dans le


dernier chapitre, lorsqu’il s’agira de s’interroger sur l’articulation de
la pensée et de la foi.
Mais que ce soit Kant ou Descartes qui en saisisse le moment
fondateur, il nous faut alors questionner le sens de cette auto-
imposition du « je » comme conjonction du « que ». Proprement,
elle présente la possibilité pour toute existence dans le rapport des
substances, par quoi essentiellement, elle relie dans l’élément de la
connexion :
« C’est bien en effet le sens de cogitare, fréquentatif, disait saint Augustin, de
cogere : rassembler, réunir, concentrer tout ce qui tend à se disperser. »1

Par là, le subjectum met en place, chaque place se définissant


intégralement par l’évidence des connexions la reliant aux autres, ou
plutôt par l’évidence de la connexion elle-même, le « que ». Le « Je »
– le Je essentiel, le subjectum – dit l’évidence du « que » – son auto-
imposition – par quoi il établit la primauté non pas tout à fait de la
pensée, mais bien celle de la pure considération comme connexion.
Et s’il y a connexion, alors il y a places qu’occupent les substances,
places qu’il s’agit d’établir en vue de la garantie du sol pour toute
investigation de l’étant comme objet. Le « que » institue donc l’a
priori absolu de l’organisation comme Transcendantal pur, comme
cohérence dans l’élément de la connexion, a priori fondé lui-même,
non plus sur la bivalence créateur/créature, mais sur « cette place
qui, en pensée métaphysique, est le lieu de l’efficience causale et de la
conservation de l’étant en tant que créé »2. Le renversement opéré –
mais est-ce vraiment par Descartes ? – consiste donc à établir cela
que ne peut penser la métaphysique médiévale, à savoir que la place
précède la substance. Or, qu’est-ce qu’une place si ce n’est l’élément
d’un système de connexion des places ? Aussi la prééminence de la
place est-elle celle de la connexion. Et ce n’est qu’à partir de la
reconnaissance de cette prééminence de la connexion que toute

1
Ibid., p.45.
2
M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” », op.cit., p.308.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 287

réalité métaphysique et toute réalité scientifique peuvent être


établies. Ainsi, la conjonction du « que » s’auto-impose comme
élément de la connexion. C’est à partir de cet élément seul, et sur la
base de sa reconstitution perpétuelle, que peut ensuite se constituer
un objet effectif du « Je ». Aussi Heidegger déclare-t-il :
« Tout ce qui est, est maintenant ou bien le réel (c’est à dire l’effectif), en
tant qu’objet, ou bien l’efficient en tant qu’objectivation dans laquelle se
constitue l’objectivité de l’objet. L’objectivation représente l’objet en
l’ajustant sur l’ego cogito. En un tel ajustement, l’ego cogito s’avère comme ce
qui fait fond à son propre agissement (l’ajustement représentant), c’est à dire
s’avère comme subjectum. »1

En tant que ce « fond à son propre agissement », il est bien la


puissance potentialisante par quoi la possibilité même de l’étant peut
ensuite être établie par l’ajustement. Et cette puissance s’auto-impose
dans l’opération vide du « se poser » de la considération – la pure
conjonction du « que » – comme possibilité de toute possibilité. Ceci
indique clairement que la « révolution de l’auto-imposition »
consiste bien, non pas à correspondre à la potentialisation – ce que
fait Platon par la pensée de l’Idée du Bien – mais à l’établir dans
l’élément qui lui préexiste, à savoir la puissance même de la
connexion comme cohérence du « que », cohérence de la
conjonction. Le terme de « cohérence » doit ici s’entendre en son
sens premier, qui lui vient du verbe cohaerere : « être soudé, attaché
ensemble », c’est à dire rassemblé en une unité dans l’élément de la
connexion, et non pas au sens postérieur de l’assemblage logico-
méthodique des objets de la considération.
Seulement, derechef, c’est bien là le sens même de l’interprétation
kantienne du « je pense », et non son sens cartésien, en tant que la
cohérence de la conjonction n’est rien d’autre que le principe même
de la synthèse. Le « fond à son propre agissement » que souligne
Heidegger porte un nom, celui, kantien, d’aperception
transcendantale, qui soutient et rend possible tout acte de

1
Ibid., p.308-309.
288 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’entendement. Qui l’accompagne en chacun de ses actes, lorsque le


cogito cartésien est une expérience unique, car dépassée dans son
mouvement même, celle de l’épochè du monde même. Et dont le sens
est celui de la connexion du divers en une synthèse primordiale,
lorsque le cogito cartésien est l’unité d’une donation rendant possible
un divers. Le texte de Kant est explicite :
« Le : je pense doit nécessairement pouvoir accompagner toutes mes
représentations ; car, si tel n’était pas le cas, quelque chose serait représenté
en moi qui ne pourrait aucunement être pensé […] Donc, tout le divers de
l’intuition entretient une relation au : je pense, dans le même sujet où ce
divers se rencontre.
[…] Cette identité complète de l’aperception d’un divers donné dans
l’intuition contient une synthèse des représentations et n’est possible que
par la conscience de cette synthèse. »1

Aussi faudrait-il parler d’un cogito kantien, qui serait le véritable


objet visé, ou plutôt atteint par les critiques heideggériennes. Car
c’est bien l’interprétation kantienne de Descartes qui découvre et
dévoile ce Transcendantal pur qu’est la cohérence de la conjonction,
comme conscience de l’unité synthétique possibilisant toute
unification du divers dans la synthèse représentative. Reste que
Descartes fait bien référence à cette unité dont il fait le sol de toute
évidence, par le biais de la simultanéité des évidences que sont l’ego
sum, la causalité et l’existence de Dieu. C’est pourquoi Beaufret
pointe :
« Le mot essentiel est ici : simul. L’arme décisive contre une tromperie
même surnaturelle est donc la simultanéité possible de plusieurs évidences. »2

Seulement, là encore, cette simultanéité a-t-elle bien chez


Descartes le sens que veut lui donner ici Beaufret ? Descartes fait
l’expérience de la simultanéité au sein d’une triple donation, à partir
de laquelle peut s’établir un régime de l’évidence. Il ne s’agit pas tant
d’une simultanéité d’évidences que de la simultanéité inhérente à la

1
E. Kant, Critique de la raison pure, op.cit., §16, B 132-133, p.198-199.
2
J. Beaufret, op.cit., p.32.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 289

donation rendant possibles des évidences, et à partir de là la


construction d’une connaissance. Ce qui est donné n’est pas un
ensemble d’évidences quelconques s’auto-possibilisant dans leur
simultanéité même, mais bien le triptyque de l’instance du doute, de
Dieu dans l’idée de l’infini, et de la lumière naturelle. C'est-à-dire les
trois dimensions en lesquelles s’instaure le règne de la vérité, au sein
duquel pourront se développer des évidences. Trois vérités fondant
les autres vérités. Avec Kant, la perspective se renverse
effectivement, puisque cette fois le je pense unifie précisément la
simultanéité du divers de l’intuition. Dans ce cadre, on peut
effectivement parler de la simultanéité de « plusieurs évidences »
anonymes, expression dans laquelle c’est la simultanéité elle-même
qui tient le premier rôle. Une telle simultanéité atteste alors le fond
de la cohérence de la connexion, qui constitue le sol sur lequel seul
peuvent être ensuite fondés Vérité, Monde, Homme et Choses. Dans
« l’évidence que je pense » se pose, s’établit et s’impose le « que »
comme conjonction fondatrice de la cohérence connective, c'est-à-
dire la cohérence systémique primordiale, dont dépend le tout de
l’étant. Chez Descartes, la connexion essentielle à toute connaissance
est rendue possible par la triple donation de la vérité. Chez Kant, la
vérité elle-même se voit suspendue à la pré-donation de la connexion
du divers.
Bref, ayant montré qu’il paraît plus juste de faire remonter l’auto-
imposition du « je », et donc l’émergence de la subjectivité moderne,
à Kant plus qu’à Descartes, nous pouvons en revenir à son lien au
système. Car cette auto-imposition est en même temps l’imposition
inaugurale de la réciprocité liant conformation à et confirmation de
la prescription du Gestell. Par là elle rend possible l’élaboration
scientifique ultime du système comme triade énergie-commande-
connexion, et avec elle, l’avènement technique des conceptions du
monde comme domination de la référence systémique dans la
réciprocité de la valeur et de la validité. Les Temps modernes,
comme entrée dans l’époque de la technique, commencent avec
Kant, ou avec le « Descartes de Kant », précisément parce que c’est à
partir de lui que s’impose le dévoilement de l’élément de la
290 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

cohérence de la connexion, comme possibilisation de toute


possibilité. Aussi la systémique, en tant, comme on l’a vu, qu’elle
caractérise intégralement l’époque, ne constitue-t-elle pas tant la
« révolution paradigmatique » dépassant la science « classique » que
se veut être son développement scientifique comme « nouvelle
science », qu’au contraire, le parachèvement absolu du projet de
l’auto-imposition de la conjonction comme subjectum. Cet
achèvement absolu du projet a lieu lorsque le subjectum prend pour
ultime nom : « énergie » ; la conjonction : « connexion » ; et l’auto-
imposition : « immanence de la commande ». Dans la circularité de
l’auto-imposition du subjectum et dans son parachèvement
systémique, vérité, monde, homme et choses sont rendus matériel
pur et simple « au bénéfice de la production technique de la
possibilité absolue de tout fabriquer »1. C’est à dire conformation au
Système comme destin de dévoilement. Auto-fondation du
subjectum et déploiement inconditionné de la systémique constituent
la réciprocité propre à la prescription du Ge-stell, dont Kant et sa
« révolution copernicienne », plus que Descartes, inaugurent et
attestent l’installation.

§ 35. Possibilité du tournant

Le terme de systémique reçoit maintenant son acception la plus


large. Elle constitue l’intégralité du déploiement historial de la
métaphysique du subjectum, déploiement qui a lieu dans l’avènement
de la domination scientifique comme théorie du système au sein de
l’époque des conceptions du monde. La prescription du Système
s’avère comme l’auto-imposition de l’élément de la cohérence de la
connexion, à partir duquel se constitue l’élaboration de
l’organisation, comme configuration du tout de l’étant, c’est à dire
conformation au, et confirmation du système de production comme
tel. Qu’il n’y ait d’étant que structuré par l’isomorphisme
fonctionnel du système, selon les trois dimensions énergie-
1
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.110.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 291

commande-connexion, tel est le fond de la production technique


inconditionnée par laquelle l’homme s’assure lui-même comme
subjectum et répond à la prescription systémique. C’est pourquoi
l’uniformité est nécessairement la finalité de cette production du
réel, en tant que cette uniformité est d’avance prescrite comme
isomorphisme. Par là, la systémique ouvre bien une nouvelle
époque, qui n’est plus celle de Descartes ni de Kant, mais celle du
parachèvement de l’uniformité de la production technique. Dans
cette époque s’établit l’uniformité systémique dans la réciprocité de
conformation et de confirmation.
Cette uniformité réduit :
- la vérité à la réciprocité d’un système de valeurs et de
procédures de validation ;
- le monde à la réciprocité d’un système de matières premières
et de procédures d’exploitation et de production ;
- la chose à la réciprocité d’un système de paramètres et de
procédures d’évaluation et de calcul de ces paramètres.
Dans cette époque, la place de l’homme lui-même, quatrième
terme de la série, devient en apparence paradoxale. Il est l’étant qui
ordonne le système, c’est à dire l’organisation systémique de
l’époque, en même temps qu’il s’y voit soumis. Mais il n’y a là nul
paradoxe. C’est précisément parce que l’homme de la technique met
en œuvre la systémicité du tout de l’étant qu’il se conforme lui-même
au Système de production. S’assurant ainsi de sa propre essence
comme subjectum, il instaure la domination de la prescription du
système de production, en se fondant pour ainsi dire lui-même dans
l’uniformité systémique :
« La réalité consistant dans l’uniformité du calcul traduisible en plans, il faut
que l’homme lui aussi entre dans l’uniformité, s’il veut rester en contact
avec le réel. »1

1
Ibid., p.112.
292 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

L’avènement de la systémique dans l’époque technique


correspond précisément à l’achèvement de cette conformation qui
englobe l’homme avec la vérité, le monde et la chose. Et un tel
achèvement rend caduque toute querelle épistémologique, puisque le
savoir n’est plus la constitution d’une « logique », mais est d’avance
informé par la réciprocité de conformation et confirmation
systémique. Tout acte humain n’est plus que l’émanation de cette
inscription dans la conformation au système, inscription qui peut
bien être « logique », mais tout aussi bien « existentielle », au sens où
tout « existentialisme » ne vise finalement à rien d’autre qu’à la
constitution d’un « système de l’existence ».
Pour le dire autrement, l’époque de la technique se sépare
radicalement de l’époque « moderne », en cela qu’avec elle, ce n’est
plus la connexion logique qui instaure le réel, mais bien la
connexion elle-même, pure, pour laquelle la distinction entre
« logique » et « illogique » n’a plus d’efficace : toute connexion a
désormais un sens du fait qu’elle instaure l’élément de la cohérence
systémique. Il y a donc réduction conjointe de la connexion logique
et de la relation existentielle à l’uniformité de la connexion pure, qui
traduit en propre la conformation de l’humain à la prescription du
Système. Et c’est parce qu’un tel passage a lieu que le discours
logique lui-même change de forme, pour devenir pur langage du
système – ce que vise Heidegger dans la « logistique ».
Notons, par parenthèse, que le « régime du slogan » mentionné
au premier chapitre constitue une illustration frappante de cette
transformation conjointe du logique et de l’existentiel en connectif
pur. Un trait de ce régime est précisément la revendication de
neutralité, tant logique qu’existentielle. Une telle revendication n’a
d’ailleurs pas grand chose de logique, et fait fi de tout avatar
existentiel : ce qu’il faut y entendre est avant tout la mainmise du
« neutre » sur toute « logique » et toute conception de l’« existence ».
Elle ne saurait donc être interprétée comme travail du langage en
vue de la constitution d’une « logique de l’existence », si ce n’est
comme sa plus caricaturale déviation. Et doit donc d’emblée être
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 293

distinguée, par exemple, de l’intéressante formulation proposée par


Benoist de ce qui pourrait constituer le véritable support d’une telle
constitution :
« Ce que nous entendons souligner au titre d’une véritable logique de
l’existence, c’est au contraire l’intrication extrême de notre langage et de
notre monde, constitutive au point que celle-ci prenne (presque) la figure
d’un a priori. »1

Dans le cadre d’une telle référence « logico-existentielle neutre »,


langage et monde sont bien plutôt littéralement engloutis dans un
vague amas subsistant – le slogan – dont la seule qualité semble
précisément la neutralité, c'est-à-dire la vocation d’inexistence. Sa
finalité propre est de constituer un garant de neutralité du discours
en y imposant le règne systémique de l’équivalence. Les linéaments
idéologiques liés de près ou de loin, depuis quelques décennies, à la
construction d’une « Europe politique » donnent une mesure de la
radicalité de cette référence, dans laquelle ce « plan logico-existentiel
neutre » semble être devenu le support fondamental, le subjectum de
tout discours « moderne ». Elle ne fait donc qu’instituer, avant tout,
et quitte à ne rien penser de ce qu’elle affirme, le règne de la
neutralité de l’équivalence comme support de tout ce qui appartient
à la sphère « sociale et culturelle ». Ce règne est d’abord celui du
langage du vide procédural, confondu artificiellement avec le
jugement logique et/ou existentiel, et garantissant le maintien dans
la réciprocité de conformation et confirmation. Le langage est ainsi
rendu pure puissance de neutralisation, dont l’unique finalité n’est
rien d’autre que l’inscription réitérée dans le cercle étanche de la
réciprocité entre valeur et validité.
Cette conformation systémique de l’homme reste apparemment
paradoxale parce que c’est elle qui achève et instaure la domination
du système de production. Aussi l’humain est-il tout à la fois soumis
à la prescription du Système, et ordonnateur de sa domination. C’est
en tant qu’il est le plus soumis à elle qu’il apparaît comme maître de

1
J. Benoist, L’a priori conceptuel, op.cit., p.206.
294 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

la domination technique de la terre. C’est à dire finalement, maître


de la production de toute possibilité d’« être », l’être de tout étant
n’apparaissant désormais plus que comme productibilité par un
système, contrôlé ou du moins supposé contrôlable, que celui-ci soit
industriel, psychique, écologique ou culturel. Dès lors, la question se
pose du lien existant entre cette apparente domination de l’être par
l’homme, régie intégralement par la conformation de celui-ci à la
prescription du système de production, et ce que dit Heidegger du
lien de l’être à l’homme, dire qui donne son impulsion à toute sa
pensée. Rappelons-en la formule :
« C’est seulement aussi longtemps que le Dasein est, autrement dit aussi
longtemps qu’est la possibilité ontique de la compréhension d’être, qu’« il y
a » de l’être. »1

Ultérieurement à cette proposition inaugurale, reprise dans la


Lettre sur l’humanisme par la formule : « Il n’y a d’Être qu’autant
qu’est l’être-là », Heidegger déclare :
« L’Être ne se transmet à l’homme qu’autant qu’advient l’éclaircie de l’Être.
Mais que le « là », l’éclaircie comme vérité de l’Être lui-même advienne, c’est
le décret de l’Être lui-même. L’Être est le destin de l’éclaircie. Cette phrase
toutefois ne signifie pas que l’être-là (Dasein) de l’homme, au sens
traditionnel d’existentia et au sens moderne de réalité de l’ego cogito, soit cet
étant par le moyen duquel l’être est créé. Elle ne dit pas que l’Être est un
produit de l’homme. »2

Sous l’apparence de la situation se cache l’inapparence de


l’Incontournable, l’inapparence de l’obstacle dont il était question à
la fin du chapitre précédent, et qui est ici visée par Heidegger.
L’apparence est structurée par l’ordonnancement systémique de
l’être, sous la forme de l’organisation planétaire de l’étant comme
production pour toute possibilité d’être. Production dont l’homme
se pense, en tant que sujet issu du subjectum, le maître d’œuvre. Dans
une telle mise en branle de la production, en tant que mise en ordre,
mise en cohérence dans l’élément de la connexion, joue
1
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 43, [212], p.159.
2
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.95.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 295

l’existentialité soucieuse du Dasein dans son mode inauthentique, où


le Souci qui détermine l’être-jeté au monde est réduit à la pure
circonspection de l’affairement1. L’inauthenticité propre au Dasein
doit ainsi être rapprochée de ce qui avait été précédemment désigné
comme contournement de l’obstacle incontournable auquel il est
constamment passé outre dans et par la domination de la théorie du
système. Elle s’avère comme voilement de l’inapparence de la
situation, dont l’instrument est la production inconditionnée
comme mise en ordre et organisation du tout de l’étant, par laquelle
s’impose le système de production comme puissance de
possibilisation absolue et ultime. Mais un tel voilement de
l’inapparence n’est à son tour possible que parce qu’il a lieu dans
l’élément du destin de dévoilement. L’inauthenticité du Dasein n’est
qu’un mode de l’existentialité soucieuse de l’être-au-Monde jeté, et
porte donc en permanence avec elle cette présence inapparente – en
retrait – de l’obstacle. Une telle présence est celle du « vide » de
l’être qui, dans et par la prescription du Gestell, doit se voir
intégralement comblé. Aussi Heidegger déclare-t-il :
« Mais comme le vide de l’être, surtout quand il ne peut être senti comme
tel [lorsqu’il n’est plus reçu que sous le mode de l’inauthenticité du Dasein, c'est-
à-dire dans la fermeture du « là » de l’être-le-là, refus de l’habitation essentielle
dans l’ouverture]2, ne peut jamais être comblé par la plénitude de l’étant, il
ne reste, pour y échapper, qu’à organiser sans cesse l’étant pour rendre
possible, d’une façon permanente, la mise en ordre entendue comme la
forme sous laquelle l’action sans but est mise en sécurité. Vue sous cet angle,
la technique, qui sans le savoir est en rapport avec le vide de l’être, est ainsi
l’organisation de la pénurie. »3

L’« action sans but » ici désignée est l’obéissance inconditionnée à


la prescription du Système de production. Par quoi elle n’a d’autre
finalité que d’être la simple conséquence de l’instauration réciproque
de l’auto-imposition du subjectum et de la domination du
déploiement systémique de l’habitation humaine dans le vide de
1
Cf. M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., Première section, passim.
2
Nous commentons.
3
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.110-111.
296 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’être1. Dans un tel déploiement, le vide qui fonde cette habitation


ne peut être perçu que comme pénurie qui, en tant qu’elle est l’envoi
même de l’être, accompagne nécessairement toujours l’apparence de
la situation. C’est bien l’inapparence de l’obstacle qui fonde
l’apparence de son contournement. Précisons cela, en reprenant
l’ensemble des termes fondamentaux dégagés jusqu’ici.
Ces termes sont le système de production, ou prescription du
Gestell, l’être, et l’Ereignis. La pierre de touche de ces fondamentaux
est le subjectum, comme point d’ancrage de la réciprocité de
conformation et confirmation, en tant que possibilisation de toute
possibilité. Et enfin, le dernier terme est le Possible comme tel, en
tant qu’identité de la Différence. Nous pouvons maintenant avancer
des correspondances. Le Système de production est le simulacre de
l’être, par quoi l’être de tout étant est déterminé par l’élément de la
cohérence, en tant qu’insertion univoque au sein des dimensions de
la triade énergie-commande-connexion. Le Gestell, comme
prescription du Système de production, c'est-à-dire Système pur de la
production comme telle, est le simulacre de l’Ereignis, comme
donation en retrait – destin – de l’horizon du Temps et
coappartenance dans l’élément d’être. Le subjectum, comme auto-
imposition de la puissance potentialisante, est le simulacre du
Possible, comme élément de l’identité de la Différence d’où s’origine
toute unification du différencié dans l’auto-production de
l’organisation systémique.
De telles correspondances ne renvoient pas à une hiérarchie
d’ordre systémique des forces en présence, mais bien à la multiplicité
essentielle qui structure la coappartenance destinée par le Possible, à
partir de laquelle seulement peut se déployer le simulacre. Tout
simulacre trouve son origine propre dans le simulé ; il est l’envoi
même du simulé. Ainsi, l’époque de la technique comme avènement

1
Cf. ibid., p.106 : « Cet usage de l’étant est à son tour utilisé au bénéfice de l’équipement.
Mais, pour autant que celui-ci ne sert qu’à transformer en certitudes l’amélioration des
rendements et la propre mise en sûreté et pour autant que le but ainsi visé est en vérité l’absence
de but, cet usage est en réalité une usure. »
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 297

(c’est aussi ce que signifie l’Ereignis) du simulacre, est celle de la plus


grande proximité dans la coappartenance, époque donc où pour la
première fois peut et doit se dire :
« Il y a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximité. »1

Le simulacre recèle en lui la faveur qui lui est la plus propre,


faveur destinée par la co-propriation elle-même, qu’il puisse se
dévoiler comme simulacre. Or, dans quelle proximité se trouve
toujours déjà l’homme de la technique ? Comme subjectum recevant
et faisant advenir la prescription du système de production,
l’homme technique est en permanence toujours déjà compris dans le
réquisit du Système. Et dans une telle réquisition se laisse voir en
négatif l’inapparence de l’obstacle où parle l’injonction silencieuse
de la pensée de l’obstacle. Aussi l’essence de la technique n’est-elle
pas l’aliénation, mais bien la copropriation elle-même, à partir de
laquelle seulement la coappartenance peut ensuite être prescrite
comme aliénation du Travailleur dans le système de production.
Dans le Système de production comme tel, c'est-à-dire l’avènement
du Ge-stell prescrivant l’univocité systémique, l’homme s’aliène du
vide de l’être : simulacre en quoi se dit déjà qu’il lui appartient en
tant que requis par l’être. Par là, la pensée de l’être est
essentiellement non pas la levée du simulacre, mais la pensée du
simulacre comme tel, pensée du Gestell comme simulacre de
l’Ereignis – c’est à dire finalement comme l’Ereignis lui-même, sous
sa face renversée. C’est ce que finit par déclarer Heidegger, parlant
du Gestell comme « négatif » de l’Ereignis.
En effet, en tant que prescription du simulacre, le Gestell est le
péril comme tel : « l’essence du Ge-stell est le péril »2, c’est à dire, le
péril de la disparition mort-née de la pensée du simulacre. Mais
alors, le Gestell est Ereignis, avènement de « ce qui sauve » comme
naissance de la pensée du simulacre dans le risque même de sa
disparition :
1
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 23, [105], p.94.
2
M. Heidegger, « Le tournant », op.cit., p.313.
298 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Dans tout dissimulé du Gestell s’éclaircit le regard-éclaircie du monde ; il y


a éclair de la prise en garde de l’être : à savoir lorsque le Gestell s’éclaircit
dans son essence comme le péril, c’est à dire comme ce qui sauve. Même
dans le Gestell, en tant qu’il est un destin essentiel de l’être, point une
lumière : la lumière de l’éclair de l’être. Le Gestell, même voilé, est encore
regard et non pas un destin aveugle au sens d’une fatalité totalement
masquée. »1

Car dans le Gestell, prescription du système de production pure,


luit l’appel de la coappartenance au vide de l’être. Dans cet appel gît
la possibilité du tournant (Kehre), par quoi la pensée répond à
l’injonction silencieuse de l’obstacle, comme pensée du vide de l’être
dans l’élément du Possible qu’est le Rien :
« C’est pourquoi la pensée, parce qu’elle pense l’Être, pense le Rien. »2

Ce « Rien » n’est pas une simple nullité numérique (zéro), ni


même cardinale (ensemble vide), mais au contraire la plénitude
insistante de la copropriation de l’être et de la pensée, qui parle
depuis Parménide comme le Même ouvrant la pensée philosophique.
Aussi, le péril, qui advient dans l’époque de la fin de la philosophie,
ouvre la possibilité que la philosophie se tourne elle-même vers ce
qui constitue son origine et son obstacle. Dans un tel tournant, la
philosophie se trans-forme et entre dans son essence propre comme
pensée de ce « Rien qui n’est pas néant », en quoi elle s’installe
résolument dans son aphasie destinale, « afin de veiller au secret de
l’être et de préserver l’inviolabilité du possible »3.

§ 36. La pensée du Possible : détresse et sérénité

Un tel tournant, une telle trans-formation, n’est pas un


événement4. Il est ce qui tâche de se maintenir dans la relation à
1
Ibid., p.318.
2
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », op.cit., p.123.
3
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.114.
4
À l’aune de cette transformation historiale de la philosophie elle-même, la remarque
formulée dans le cours de 1935, à propos de la question métaphysique fondamentale « Pourquoi
donc y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien », acquiert une résonance et une dimension
singulière, et inattendue à l’époque de sa formulation : « Cependant, c’est ce questionner qui
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 299

l’événement. Il est la tentative inouïe de conservation de


l’événementiel. Une telle formule risque fort d’être inaudible dans le
climat paradoxal des diverses « idéologies » systémiques, pour qui
« événement » et « conservation » ne peuvent qu’apparaître
antinomiques. C’est là oublier le sens fondamental du « conserver »,
comme co-servare, sauver et servir dans et par la relation. Aussi le
tournant reste-t-il de part en part inscrit dans le silence de
l’injonction et l’inapparence de la situation qui lui sont
consubstantiels. Car précisément, l’événement a toujours déjà eu lieu.
Le tournant n’est que la précaire et difficile tentative de
correspondre à l’événement, à l’Ereignis, en tant qu’il se donne dans
l’époque comme avènement de la domination du Gestell et de
l’aphasie philosophique. Loin d’être une levée du péril, une
« libération », voire une « révolution », le tournant est donc
l’installation déterminée dans le péril de l’aphasie philosophique face
à la domination du simulacre. En tant qu’il vient ainsi
essentiellement dans un après de l’événement, comme
correspondance au secret du non-présent, le tournant s’établit à
partir de la détresse du Dasein errant, où ce dernier se tient dans
« cette oscillation perpétuelle entre le mystère et la menace de
l’égarement »1.
Il est capital de ne pas se méprendre sur ce terme de détresse (Not)
introduit par Heidegger. Il n’est en aucun cas le signe d’un
revirement sauvagement subjectiviste de sa part, mais au contraire
un jalon capital de sa tentative de penser par delà tout objectivisme
et tout subjectivisme. La détresse est ce qui vient répondre à la
situation, en même temps que ce qui en répond, comme revirement

nous déplace vers un espace ouvert, à condition qu’il se transforme lui-même tout en
questionnant (ce que fait tout questionner véritable), et qu’il ouvre une nouvelle dimension, c'est-
à-dire projette un nouvel espace par-dessus tout et à travers tout. » (M. Heidegger, Introduction à
la métaphysique, op.cit., p.41). Il est vrai que Heidegger parle à cette occasion de « l’événement
d’un tel questionner ». Mais précisément, la transformation de la philosophie elle-même n’est
plus de l’ordre de l’avènement d’un « questionner véritable ». Il s’agit bien de la transformation
de cet avènement lui-même.
1
M. Heidegger, « De l’essence de la vérité », op.cit., p.188.
300 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

essentiel de l’étroitesse qu’impose la situation. Rappelons que


« détresse » vient de districtia, « étroitesse »1. La détresse correspond
au plus juste à cette étroitesse, en tant que ce qui la mesure de part
en part, et en prend la pleine mesure. La situation est un « district »
contraignant l’être-au-monde comme détresse. La détresse est ainsi la
contrainte de l’étroitesse de la situation Elle est le mode propre
d’existence du Dasein qui, comme être-jeté au Monde, se voit
contraint dans l’étroitesse de son pouvoir-être-tout, comme être-
pour-la-mort délivrant « la possibilité la plus propre, la plus absolue,
certaine et comme telle indéterminée, indépassable du Dasein »2. La
détresse est donc la condition même de l’existence dans l’élément du
Possible, élément qui contraint le Dasein dans la finitude de l’être.
Mais inversement, la détresse est cette finitude même, où l’homme
est requis par l’être dans son destin de dévoilement. Aussi
l’avènement de la prescription du Gestell est-il simultanément celui
de la détresse du requisit de l’être. L’époque de la technique est celle
de la plus grande détresse où perce le péril de l’oubli même de la
détresse, qui s’ouvre ainsi comme l’époque de la nuit du monde où
se voile l’éclaircie :
« Au milieu de cette nuit, la détresse du temps est la plus grande. Alors
l’époque indigente ne ressent même plus son indigence. »3

L’indigence réside dans l’oubli du Possible et l’oubli de la


détresse, qui se concrétisent dans le simulacre systémique. En un tel
simulacre, l’ouverture du Possible est arrêtée comme production
(Herstellen) dans l’élément de la connexion. Un tel arrêt n’est lui-
même possible qu’à partir de l’enfermement du Possible dans la
modalité métaphysique de la possibilité :
« Le possible n’est pas l’hypothétique, il n’est le virtuel, inférieur au réel,
que dans son acception métaphysique ; le possible n’est pas à comprendre en
son sens restrictif, mais comme la richesse et le pouvoir le plus élevé de

1
A. Rey, op.cit., p.633.
2
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 52, [258], p.189 sqq.
3
M. Heidegger, « Pourquoi des poètes », op.cit., p.325.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 301

l’être lui-même. »1

Ce n’est au contraire que dans l’élément du Possible que peuvent


se distinguer possibilité, réalité et nécessité. Le Possible précède ainsi
toute graduation modale de l’être, en tant qu’il est l’être lui-même,
comme fini. Mais en tant que tel, le Possible recèle alors la détresse
comme contrainte de l’étroitesse : le Possible est la mesure de cette
détresse, c’est à dire la mesure de l’étroitesse. Par là, l’oubli du
Possible devient oubli de la détresse. Celle-ci n’est plus alors qu’une
affection de la subjectivité, c’est à dire plus généralement un mode
de l’inscription humaine dans l’ordre de la connexion systémique,
comme défaillance locale de la production inconditionnée. Or c’est
précisément dans cet oubli de la détresse, déterminé par la restriction
du Possible, que la contrainte de l’étroitesse devient la plus forte, ce
pourquoi « l’absence de détresse est la détresse suprême et la plus
cachée, qui, du plus loin qu’elle soit, commence à peser sur nous »2.
La détresse de l’époque est la plus grande en cela que l’époque ferme
l’ouverture du Possible par l’imposition de la réciprocité systémique
de la conformation du subjectum et de la confirmation du système de
production. Mais bien que toute puissante, une telle imposition ne
fait que graviter autour de son indigence ; elle est l’indigence même :
« Cette incapacité, par laquelle l’indigence même de la détresse tombe dans
l’oubli, voilà bien la détresse elle-même de ce temps. »3

La détresse est celle de l’aphasie philosophique, recevant


l’injonction silencieuse de l’obstacle incontournable. Le tournant de
la pensée s’écarte du contournement, du passer outre, dans lequel
« nous accomplissons constamment, sans y prêter attention, le
meurtre de l’être de l’étant »4, pour s’installer délibérément dans la
détresse de l’aphasie. Ce faisant, il instaure la pensée du Possible
comme correspondance à l’obstacle du Rien. C’est pourquoi il est,

1
M. Haar, « Le tournant de la détresse », Cahier de l’Herne Heidegger, op.cit., p.353.
2
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.104.
3
M. Heidegger, « Pourquoi des poètes », op.cit., p.325.
4
M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” », op.cit., p.321.
302 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

en tant que détresse, écart de la sérénité. La sérénité (Gelassenheit) ne


doit pas s’entendre comme indifférence à toute « tonalité affective »
(Stimmung), qui caractérise précisément l’indigence du temps, et
n’est qu’un avatar de l’uniformisation systémique. Elle n’est pas plus
l’accomplissement d’une sagesse, c’est à dire d’un savoir absolu,
portant son regard depuis la toute puissance de sa réalisation vers
l’ineffectivité de ce qui ne se sait pas encore. Cette seconde
interprétation erronée se ramène finalement à la première, en tant
que l’accomplissement du savoir ne se sait tel qu’en tant que système
d’équivalence, par quoi une telle sagesse ouvre au contraire le
domaine de l’indifférence. Il est d’ailleurs patent que le
« détachement » est bien souvent la visée explicite des « sagesses »,
derrière lequel la frontière avec l’indifférence paraît bien mince.
La sérénité doit à l’inverse être pensée en écho à la résolution
(Entschlossenheit) « comme le fait, assumé spécialement par le Dasein,
de s’ouvrir pour l’Ouverture »1. Loin de l’indifférence à la
« disposition d’âme », la sérénité prend pied au contraire dans
l’ouverture qu’ouvre la Stimmung, qui, en tant qu’elle est
« ontologiquement » – disons essentiellement – l’affection qui
« ouvre le Dasein en son être-jeté »2, constitue « existentialement
l’ouverture-au-monde du Dasein »3 en son « Là ». Ainsi, la sérénité
ne se réduit pas plus que la détresse à une affection subjective, aussi
accomplie, ou supposée telle, que soit la subjectivité, mais l’essence
même de la pensée :
« Peut-être l’essence de la pensée, que nous en sommes à chercher, a-t-elle sa
place au fond de la sérénité. »4

La sérénité avancée par Heidegger désigne « cette attitude du oui


et du non dits ensemble au monde technique »5, dans laquelle
seulement peut être pensée l’essence de la technique, le Système,

1
M. Heidegger, « Sérénité », Questions III et IV, op.cit., 172.
2
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., § 29, [136], p.114.
3
Ibid., [137], p.115.
4
M. Heidegger, « Sérénité », op.cit., p.153.
5
Ibid., p.145.
L’ÉCART PHILOSOPHIQUE 303

comme destin. Elle est donc bien l’écart de la pensée elle-même qui,
s’écartant de la prise dans la prescription systémique, c'est-à-dire de
son emprise, se tend vers l’entente de la provenance propre du
Gestell. Cette provenance est « le rassemblement de la production,
du laisser arriver au relief d’une présence dans le tracé comme
contour (πέρας) »1, c’est à dire circonscription de la finitude du
Possible comme tel, dont la contrainte de l’étroitesse détermine les
traces, le contour de ce qui entre en présence. La sérénité est ainsi
l’écart de la pensée dans l’élément de la détresse, par quoi celle-ci
s’ouvre à l’Ouvert du Possible.
Le tournant « n’ » est « qu’ » un écart, en cela qu’il n’est pas un
événement, mais ce qui tâche de correspondre à (avec) l’événement
de l’Avènement (Ereignis). En quoi il ne s’« établit » pas comme
avancée dialectique, mais reste inscrit dans le provisoire de la
correspondance à l’événement, événement qui seul peut s’établir.
Une telle tâche ne renverse ni ne dépasse rien ; elle ne lève pas plus
le simulacre qu’elle ne le combat, mais trouve au contraire son sol
dans le simulacre lui-même du Gestell, d’où elle ouvre l’écart où se
révèle le simulacre en son être de simulacre, c’est à dire comme
envoi propre de l’Ereignis. Aussi le tournant est-il avant tout celui
du simulacre lui-même qui, se tournant par l’écart de la pensée, se
dévoile comme simulacre. Il ne faut donc pas ici entendre le
simulacre dans la négativité de la tromperie ou de l’imposture. Bien
au contraire, en tant qu’il constitue l’envoi propre du simulé qui se
dissimule, le simulacre systémique est l’habitation même dans
l’envoi en retrait de l’Ereignis, habitation que seul l’écart peut
révéler. Que cet écart soit celui de la philosophie elle-même,
Heidegger, nous l’avons vu au § 2, le laisse entendre lorsque, près de
dix ans avant la formulation explicite du thème de « la fin de la
philosophie », il détermine la philosophie comme « correspondance
à l’être de l’étant »2, correspondance qui « se déploie essentiellement
1
M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, op.cit.,
p.95.
2
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », op.cit., p.336.
304 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

dans une disposition » (Stimmung), en tant que la Stimmung est


l’être « ex-posé, éclairé et ainsi transposé dans l’appartenance à ce qui
est »1. Que cet écart soit ensuite univoquement désigné comme celui
de la tâche de la pensée, dès lors que l’époque de l’avènement du
Gestell installe l’aphasie philosophique, cela indique précisément que
l’injonction de l’écart – dans lequel l’obstacle n’est plus contourné –
enjoint la philosophie à se tourner elle-même sur son propre
déploiement et à dévoiler celui-ci comme habitation pensante dans le
simulacre.
L’écart dévoile l’installation inconditionnée de la prescription du
système de production comme un mode de l’habitation dans
l’élément de la Différence qu’est le Possible. Par là, il révèle la
réciprocité de conformation et confirmation au sein de la cohérence
systémique. Il est alors écart plus essentiel tenant détresse et sérénité
dans l’élément de co-propriation comme correspondance. Qu’un tel
écart soit la tâche de la philosophie elle-même implique que celle-ci
se trans-forme, c’est à dire s’écarte à son tour d’elle-même pour
dévoiler son propre sol systémique comme simulacre. Il implique
donc finalement qu’elle entre en son essence de simulacre comme
correspondance au Gestell par quoi parle l’envoi du retrait, l’envoi
de l’Ereignis. C’est dans cet écart essentiel que la philosophie
correspond à sa propre essence comme pensée, par quoi elle peut
conduire « sur la voie de l’habitation pensante et poétique »2. C’est
en tant que cet écart, que la philosophie devient pleinement ce
qu’elle est : coappartenance du simulacre et de la pensée.

1
Ibid., p.337.
2
M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », op.cit., p.115.
CHAPITRE X

LA PENSÉE ET SES QUESTIONS

§ 37. Écart, pensée et savoir

Le développement qui précède a proprement laissé en plan, à la


fin du chapitre II, une question tout à fait fondamentale pour ce qui
concerne la pensée heideggérienne, et que ce que nous en avons tiré
quant à l’essence du système n’a pas permis d’éclairer. Il s’agit de
celle du lien entre questionnement et savoir effectif. Cette question
est posée par Alain Juranville dans la perspective d’une mise en
œuvre, considérée par lui comme rigoureusement incontournable,
de l’intégration par la philosophie d’une découverte qui lui est, c’est
en apparence du moins un « fait d’histoire », absolument
hétérogène : à savoir celle de l’inconscient. Dans cette optique, la
psychanalyse est présentée comme savoir de l’inconscient, c'est-à-dire
savoir du non-pensé comme élément principiel de toute pensée et
irréductibilité de l’ouverture de tout savoir. Elle impose alors
précisément à la philosophie la tâche de la constitution d’un savoir
effectif de l’existence, fondé sur la radicalité de son ouverture (sa
« non-clôture ») essentielle. Il fut et reste impossible, ici, d’engager
une réelle interrogation de cette constitution d’un savoir
306 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

philosophique effectif, qui demanderait, dans une tout autre


orientation que la nôtre, d’analyser le concept même d’effectivité à
partir de la non-clôture. Pour autant, nous pouvons essayer d’en
proposer une direction.
En premier lieu, il est clair que l’analyse de la situation de
l’époque comme séparation absolue de la pensée face au Système
comme tel, impose humilité et dénuement aux perspectives qui s’en
discernent : si l’enjeu s’énonce comme « sortie de l’aphasie
philosophique », la constitution d’un « savoir effectif » est au
minimum prématurée. Il semble qu’il y ait là conflit de diagnostic.
Toutefois, que l’écart philosophique – le tournant de la pensée visé
par Heidegger – soit un savoir, et même le savoir essentiel, cela ne
fait aucun doute, en tant qu’il est savoir de l’écart de la détresse et de
la sérénité où s’ouvre l’espace de jeu pour la pensée. Mais il faut alors
entendre ce « savoir » comme accueil du Possible dans l’élément de
la coappartenance. Aussi est-il tout à la fois le plus « effectif » et le
plus « ineffectif » des savoirs. Précisément, il n’établit rien, dès lors
qu’il n’advient que dans le provisoire et maigre écart à tout
établissement, « établissement » pouvant génériquement s’entendre
comme intégration systémique dans l’élément de la cohérence
connective. C’est pourquoi il peut être dit « savoir poétique »,
dénomination qu’emploie Juranville1, mais en tant qu’en lui se
concentre l’« ineffectivité » du pur écart dans l’Identité de la
Différence, c'est-à-dire en tant qu’il serait savoir de la
coappartenance essentielle du poème et de la prescription du Gestell.
En tant, donc, qu’il serait « savoir de l’Accord », qui accorde et
ajointe système et correspondance, et ainsi circonscrit le topos dual
comme lieu insigne de la pensée. Or dans une certaine mesure, c’est
bien le savoir de l’écart qui constitue l’effectif visé par Juranville.
Dans la droite lignée de Lacan, la question est alors de savoir dans
quelle mesure la psychanalyse parvient à cristalliser ce savoir, c'est-à-

1
Cf. Juranville, op.cit., p.330 sq.
PENSÉE ET SAVOIR 307

dire à le rendre à son statut gommé du plus effectif de tous les


savoirs. Comme le dit Lacan, il s’agit alors essentiellement d’un
« savoir y faire », où s’entend clairement la dimension poïétique de
l’effectivité visée. La question est bien alors celle d’une bascule de
l’effectivité, dont la psychanalyse pourrait être le lieu.
La coappartenance du système et de la correspondance, nous
l’avons rapidement indiqué précédemment, Heidegger la marque
clairement lui-même, dans le supplément capital qu’il ajoute en 1960
à son texte L’origine de l’œuvre d’art, où il revient sur la
dénomination commune de l’essence de la technique et de l’origine
du trait de l’œuvre d’art par le même terme « Gestell ». Pensé à partir
de l’œuvre d’art, le Gestell est ainsi « le rassemblement de la
production, du laisser arriver au relief d’une présence dans le tracé
comme contour (πέρας) »1, par quoi il configure la stature (Gestalt),
en tant qu’il institue et constitue, c'est-à-dire dispose, le tout du tracé.
Or, c’est bien à partir de cette détermination du Gestell qu’est pensée
l’essence de la technique moderne, comme rassemblement unifiant
de tout « disposer » :
« Cette cohésion est essentielle parce que historiale. Le Ge-stell comme
essence de la technique moderne provient du laisser s’étendre devant
(Vorliegenlassen), λόγος, de la ποίησις et de la θέσις grecques. »2

Nous reviendrons sur cette triple provenance indiquée ici par


Heidegger comme λόγος, ποίησις et θέσις, et sur le lien qu’il convient
d’en établir avec ce que nous avons présenté comme supportant la
triade connexion-énergie-commande en tant que déploiement
systémique des dimensions de la pensée elle-même : à savoir le
ternaire langue-incarnation-transcendance. Il nous suffit pour
l’instant d’indiquer ici que l’éclairage systémique qui a guidé notre
interprétation du Gestell nous a conduits à déterminer l’habitation
poétique de la pensée comme écart questionnant en direction de la
1
M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op.cit., p.95.
2
Ibid., p.96.
308 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

prescription du système de production. Nous comprenons alors


clairement cette cohérence « essentielle parce que historiale », sur
laquelle insiste si singulièrement Heidegger. Elle n’est rien moins
que le fond du topos dual dont la pensée a à faire son site, comme
question en double direction du système et du poème. C’est peut-
être là le coup de force majeur de Heidegger, que la question de
l’être en tant qu’être doive finalement se muer en questionnement
de l’essence de la technique et du poème.
Mais y a-t-il alors « compatibilité » entre un tel questionnement
dual et la constitution d’un « savoir effectif » ? Penser l’« effectivité »
d’un tel « savoir de l’Accord » impliquerait de repenser
intégralement l’« effectif » lui-même, à partir de l’écart. Mais si
l’effectif trouve son essence propre dans le Possible comme tel, en
tant qu’effectivité de l’écart, toute revendication d’effectivité du savoir
ne risque-t-elle pas de refermer l’écart dans la domination de la
prescription systémique ? Inversement, le Possible comme tel n’est-il
pas déjà, et avant toute effectuation, le plus « effectif » en tant que ce
qui ouvre à la présence, par quoi la correspondance au Possible ne
peut qu’être « savoir effectif de l’existence » ? Et à nouveau, si tel est
le cas, d’où une telle « effectivité » tire-t-elle alors sa propre mesure ?
Nous l’avons dit, Juranville pose cette question de l’effectivité à
partir de l’« événement » qu’a constitué l’élaboration freudienne de
la psychanalyse comme théorie de l’inconscient et pratique de la
cure. Or cet événement coïncide précisément avec l’émergence de la
domination de la science comme théorie du système, constitutive de
l’entrée du monde dans l’âge technique. De fait, comme le réaffirme
Lacan, la proximité scientifique constitue, pour l’œuvre freudienne,
un sol indélébile et déterminant :
« Nous disons, contrairement à ce qui se brode d’une prétendue rupture de
Freud avec le scientisme de son temps, que c’est ce scientisme même […] qui
a conduit Freud, comme ses écrits le démontrent, à ouvrir la voie qui porte
à jamais son nom. Nous disons que cette voie ne s’est jamais détachée des
PENSÉE ET SAVOIR 309

idéaux de ce scientisme, puisqu’on l’appelle ainsi, et que la marque qu’elle


en porte, n’est pas contingente mais lui reste essentielle. »1

En termes systémiques, cette proximité essentielle apparaît


clairement dès lors que l’on considère les topiques freudiennes
comme modèles psychiques du système de production qu’est par
essence l’inconscient. Vue sous cet angle, la théorie de l’inconscient
serait, non pas le dévoilement de l’essence de l’existence, mais au
contraire l’impulsion décisive de la systémique, à partir de laquelle la
considération scientifique du système comme tel devient possible.
Dans une telle impulsion se décide la totalisation de la prescription
du Gestell, en tant que la théorie de l’inconscient constitue
l’achèvement de la conformation du subjectum, comme intégration
de l’existence humaine dans l’élément de la cohérence de la
connexion prodiguée par le système de production inconscient. Si
tel est le cas, la théorie de l’inconscient est en soi le contournement
ultime de l’obstacle, achevant l’oubli de la question de l’être, et avec
lui l’installation de l’aphasie philosophique. À moins, bien sûr,
qu’elle n’en soit que le symptôme.
Ici peut s’éclairer la méfiance radicale de Heidegger à l’égard de la
pratique psychanalytique, dont il ne parle pas souvent mais toujours
de manière pour le moins tranchante. Parlant de l’angoisse
constitutive de cette aphasie devant l’obstacle, il « demande » :
« Le destin ontologique de cette angoisse, qu’a-t-il à faire avec la psychologie
et la psychanalyse ? »2

Et ailleurs :
« Pour la sauvegarde de l’être de l’homme, la Psychologie prise en elle-
même, non plus que la Psychothérapie, ne peuvent rien. »3

Toutefois, la reprise lacanienne de l’inconscient freudien le


réinstaure comme épreuve fondamentale de l’altérité radicale, sans
1
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits II, Paris, Seuil, 1971, p.221-222.
2
M. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op.cit., p.30.
3
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.66.
310 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

commun rapport avec la loi de normalisation de l’ego qu’ont pu y


entendre certains héritiers de Freud. Mais là encore, la question se
pose de l’identité de cette altérité, car l’épreuve fondamentale de
l’altérité n’a lieu que dans et par la prescription du Système. Aussi
s’agit-il bien de savoir dans quelle mesure la psychanalyse – et avec
elle, la théorie de l’inconscient – ouvre l’espace pour l’écart dans
lequel s’entend la provenance même de l’inconscient. Car si
l’inconscient est le simulacre lui-même, la focalisation sur lui – sa
« modélisation » d’une certaine manière – n’est-elle pas la fermeture
de l’écart ? Ou une telle focalisation est-elle le risque propre de la
psychanalyse qui, en tant qu’elle apparaît comme expérience de la
non-pensée, ouvre au contraire à la déprise de la fixation sur
l’inconscient comme système ? C’est ici, évidemment, la question de
la structure qui devient prégnante, dans son ambiguïté essentielle. Si
l’inconscient doit être fondé comme structure, alors ne se détermine-
t-il pas de part en part comme système de production auto-organisé,
c’est à dire isomorphisme fonctionnel1 fondant le simulacre de
l’essence ?
En ce sens, la provenance de l’inconscient ne peut-elle pas qu’être
pensée univoquement comme prescription du Système comme tel
sans que cette prescription soit elle-même questionnée, par quoi la
« dérive égologique » de la psychanalyse serait consubstantielle à
toute théorie de l’inconscient ? En d’autres termes, si la
psychanalyse ne peut être, comme l’a montré Lacan, que
fondamentalement structuraliste, n’est-elle pas d’emblée prise dans la
configuration systémique, en tant qu’elle pose la structure
inconsciente comme fondement absolu de toute appréhension de
l’étant ? Et par là, toute théorie de l’inconscient n’est-elle pas dans
l’incapacité absolue de penser la production de cette configuration,
production qui, comme nous l’avons vu, doit être rapportée au
Gestell lui-même ? Nous ne faisons, là encore, que formuler les

1
Cf. § 28.
PENSÉE ET SAVOIR 311

prémisses d’un questionnement, dont l’engagement demanderait un


tout autre travail de clarification de la « théorie de l’inconscient », et
surtout de son rapport à la cure, qui n’a pas lieu d’être ici. Seulement
pouvons-nous en donner une orientation et un éclairage à partir de
ce qui a été dit du système de production et de son rapport à l’être.
La question est ici d’importance, puisqu’elle se rapporte au statut de
la pensée, et en interroge par là le destin, dès lors que la théorie de
l’inconscient se présente elle-même comme dépassement historial de
la philosophie.
Une remarque ici s’impose, avant d’entrer dans le vif du sujet,
quant à ce statut. Le « statut » de la pensée ne saurait découler d’une
décision d’ordre méthodologique ou juridique. Le statut est, selon la
traduction de Hölderlin, le Νόµος (nomos), comme « la médiateté qui
médiatise tout »1, ce à partir de quoi a lieu toute approche de ce qui
est. Il est la loi en tant que ce qui enjoint dans son être, l’injonction
qui supporte la position d’Antigone. Il est donc à relier au Χρεών
(khréon), la nécessité comme maintien, que Fédier traduit par « il
faut » :
« Les “statuts” ici nommés sont les νόµοι, au sens des injonctions du grand
destin ; il enjoint et destine ; il envoie là-dedans, où il faut chaque chose
fidèlement à sa manière d’être. […] ce sont les statuts “desquels parle
Antigone”. »2

Nous pourrions dire : le statut est le « ce qu’il faut qu’il soit »


conformément à « ce qu’il est » : principe de la justice, en tant que
cette conformation, non plus à la validité du système, mais à la
vérité de l’être. Fermons la parenthèse.

1
M. Heidegger, « Comme au jour de fête », trad.fr. M. Deguy et F. Fédier, Approche de
Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p.80.
2
M. Heidegger, « Terre et ciel de Hölderlin », op.cit., p.216-217.
312 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

§ 38. Inconscient, système et pensée

La conception freudienne de la pensée est celle d’une opération,


d’un calcul, dont l’attribut premier, comme pensée consciente ou
pensée inconsciente, nomme, désigne le système de production de ce
calcul. Nul appel en jeu ici, nulle emphase phénoménologique, nulle
mystique de la pensée, mais une stricte scientificité : la pensée n’est
qu’affaire de psychologie – de psychologie « moderne » s’entend,
tâchant de rendre compatibles scientificité de la méthode et
confrontation aux gouffres de l’âme humaine. C’est sans doute là le
trait saillant de l’œuvre freudienne : un acharnement scientifique
proprement inouï qui explore les profondeurs de la psyché, un désir
de rationalité tel qu’il le pousse à parcourir, en les logicisant, les
méandres des constructions – des calculs – du système inconscient,
les soumettant à une rigueur méthodique et une probité scientifique
hors du commun. Il s’agit, avec Freud, d’explorer méthodiquement
le gouffre qui sépare deux modes de calcul, c'est-à-dire le gouffre qui
sépare deux systèmes de production de calcul.
Le « primat de la pensée » – hypothèse métaphysique par
excellence – n’est donc pas véritablement abandonné, mais
simplement déplacé, depuis un système vers un autre. Il y a primat
de la pensée inconsciente, c'est-à-dire de l’ensemble des processus
primaires, possédant leur logique propre fondée sur le déplacement
et la condensation, sur la pensée consciente, c'est-à-dire l’ensemble
des processus secondaires dans lesquels l’énergie psychique, en tant
qu’elle est ici liée aux processus primaires, élabore secondairement
réflexion et représentation. Mais, parce que la pensée est
univoquement appréhendée comme pure production systémique,
comme pure opération calculante, un tel primat, même déplacé, ne
fait que marquer le primat d’un système sur l’autre, et donc
antérieurement, le primat du système comme tel, en tant que
système de production. Primat du système de production sur la
pensée ramenée à une stricte élaboration systémique : nous
PENSÉE ET SAVOIR 313

reconnaissons là ce que nous avons décrit comme prescription du


Système comme tel de la production pure.
Avec Lacan, et après lui, la pensée est rendue pur effet de
jouissance. Le « parlêtre » – le sujet en tant que saisi par le langage –
ne pense qu’en tant que la jouissance sexuelle lui est interdite. C’est
par défaut que la substance jouissante, que « suppose proprement
l’expérience psychanalytique »1, se fait pensante – par défaut du
rapport sexuel, par défaut de la « toute jouissance ». Un de ses
commentateurs déclare ainsi :
« C’est donc l’Autre sexuel qui cause notre pensée. La pensée vise à ramener
au sens et au familier ce qui vient de l’Autre sexuel. Ainsi, plus qu’une
raison, la pensée est un affect qui vient de l’Autre, mais nécessairement elle
rate son but. »2

Tout primat de la pensée est ici clairement révoqué, au nom du


primat univoque de la jouissance. Lacan se distingue clairement de la
systémique freudienne, réaffirmant avec force le sujet, comme divisé,
et donc le primat de cette division sur les systèmes qu’elle engendre :
batteries signifiantes, représentations, identifications.
Profondément marquée par le texte freudien Au-delà du principe
de plaisir, la théorie lacanienne disqualifie d’emblée toute ontologie,
rendue « hontologie », au nom d’un principe « anti-ontologique » de
l’être qu’est la jouissance, par quoi l’expérience de l’être est avant
tout ratage de l’être, manque-à-être, « par-être ». Par cette sorte
d’ontologie négative, Lacan substitue à toute ontologie ce que nous
pourrions nommer une « jouirologie », uniquement accessible à
partir de l’expérience du manque-à-être que démontre la cure
psychanalytique.
Comment devons-nous entendre cette disqualification radicale de
la prétention philosophique que délivre le terme « hontologie » ?

1
J. Lacan, Le séminaire, liv XX, Encore, op.cit., p.26 sq.
2
P. La Sagna, « Controverses sur le mental », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Le Seuil,
n°62, 2006, p.46.
314 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Lacan y déclare clairement que toute entreprise ontologique, en tant


qu’elle est fondamentalement le symptôme insu du fonds jouissant
du parlêtre, est essentiellement une entreprise de dénégation de ce
fonds jouissant. Elle ne peut dès lors que se présenter dans une
posture morale de culpabilité, comme entièrement déterminée par sa
propre honte de la jouissance. L’ontologie est le ressentiment
fondamental jouissant de sa propre honte de la jouissance : voilà ce
que dit le terme « hontologie ». On peut voir dans cette jonction
généalogique de la métaphysique et de la posture morale des
résonances clairement nietzschéennes. Mais une différence essentielle
– décisive pour ce qui nous occupe ici – réside en ce que Nietzsche
ne déduit en aucun cas de cette jonction une quelconque
disqualification de la philosophie. Bien au contraire, son œuvre
entière est jalonnée d’un appel récurrent et désespéré aux
« philosophes à venir » : appel aux ressources tectoniques de la
pensée qui, devant se dépasser elle-même, a à devenir ce qu’elle est.
Si un tel appel concerne au plus haut point l’entreprise
heideggérienne, il reste tout à fait étranger au questionnement de
Lacan. Il y a là, derrière l’apparente convergence, une radicale
dissension, dont le nœud est, là encore, celui de la pensée elle-même.
Dans une certaine mesure, la pensée est pour Lacan comme pour
Freud strictement calculante, ou représentante, c'est-à-dire qu’elle est
ordre logique pur, ou ordre symbolique. Ce qui distingue le sujet de
la machine cybernétique n’est pas la « pensée », mais bien le fonds de
jouissance qui supporte toute pensée, tout calcul logique émanant du
sujet. C’est là une intuition précoce de Lacan qui, avant de mettre en
avant le concept central de jouissance, parle d’une « inertie
imaginaire »1 venant brouiller l’ordre symbolique. On a bien là
rupture avec la « psychologie des profondeurs » freudienne : il n’y a
plus de gouffre séparant deux systèmes possédant leur logique

1
J. Lacan, Le séminaire, liv. II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.353.
PENSÉE ET SAVOIR 315

propre, mais un système unique de l’organisation signifiante qui


soutient la jouissance du corps – système qu’est la substance
jouissante elle-même. Mais cette rupture n’engage en rien une
réévaluation de la pensée, ramenée, au mieux, à un simple effet de
structure – nous pourrions dire, par une sorte d’analogie forcée avec
le genre de formule qui sont celles de la neurophysiologie
contemporaine, ouvertement systémique, que la pensée est alors une
« propriété émergente », non pas bien sûr du système neuronal, mais
du système signifiant qui fonde le sujet humain – au pire, une
dénégation, voire un « honteux discours » lorsqu’elle se donne les
airs d’un savoir ontologique. La formule fameuse de Lacan marque
cette essentielle destitution, non pas de la conscience, mais de la
pensée elle-même, par la découverte freudienne de l’inconscient :
« […] l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […], c’est que l’être, en parlant
jouisse, et […] ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire – ne
rien savoir du tout. »1

La question est ici celle de ce qui cause la pensée, par quoi la


pensée ne saurait elle-même être cause, mais pur effet :
« Une règle de la pensée qui a à s’assurer de la non-pensée comme de ce qui
peut être sa cause, voilà ce à quoi nous sommes confrontés avec la notion de
l’inconscient. »2

Nulle place ici, donc, pour aucune « pensée méditante ». Nulle


place même à aucun « esprit ». Pour autant, il serait grossier de ne
voir dans ces formules qu’une « destitution » du primat de la pensée.
Le rapport de Lacan à la pensée, dont il ne s’agit évidemment pas de
donner le fin mot ici, est plus complexe et délicat à aborder que cela.
Et surtout plus fécond. Car, ce que destituent avant tout ces
formules n’est pas tant la pensée elle-même, que la possibilité de
maîtrise et de totalisation de la pensée calculante – c'est-à-dire ici, la
possibilité d’une conformation absolue du subjectum à la

1
J. Lacan, Le séminaire, liv. XX, Encore, op.cit., p.95.
2
J. Lacan, Le séminaire, liv. XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p.13.
316 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

prescription du Système. L’ambiguïté provient de ce qu’elles disent


dans le même temps que la pensée – la pensée tout court, la pensée
elle-même – n’intéresse pas le discours analytique qui, mené par la
pratique de la cure, où il ne peut qu’être très indirectement question
de pensée, n’a en propre, rien, ou du moins pas grand-chose, à dire
de la pensée.
Qu’il faille se défier de toute référence à la pensée – avec tous les
glissements entre pensée et pensée calculante1 que peut produire une
telle référence – lorsqu’il s’agit de constituer un tel discours, est une
chose. En déduire que la découverte de la jouissance supportée du
règne du signifiant, et soumise à la loi de la castration, disqualifie
d’emblée toute prétention de la pensée elle-même, en est une autre,
qui revient précisément à opérer le glissement de la pensée – qui
comme telle est avant tout question vers – à la pensée calculante. Qui
revient donc à oblitérer la question de la pensée, c'est-à-dire à fixer le
règne de la pensée calculante. Donc, finalement, à acter illusoirement
la totalité de la pensée calculante, tout en déclarant le contraire. Un
tel glissement n’est pas tout à fait celui opéré par Lacan lui-même,
comme l’a magistralement démontré Juranville dans son « Lacan et
la philosophie »2. Celui-ci va même, à rebours d’une certaine lecture
férocement anti-philosophique du texte lacanien, jusqu’à faire de la
théorie terminale du « nœud borroméen » la jonction nécessaire et
fondamentale de la psychanalyse à la pensée philosophique, à partir
de la reconnaissance de la consistance réelle de l’imaginaire comme
épreuve terminale de la psychanalyse qui, bien qu’elle ouvre à la
pensée, n’en est pas moins fondée par l’épreuve initiale de la
castration. Cette interprétation, étant donné les positions ambiguës

1
Que représentation et pensée soient inextricablement liées, le présent travail l’a suffisamment
montré, mais en partant précisément d’une distinction nette des deux, distinction dont le lieu est
le topos dual de l’écart, dans lequel peut devenir question l’élément de la cohérence de la
connexion. Mais cette liaison ne signifie donc en aucun cas que toute pensée soit « strictement
représentante ». Heidegger a largement démontré le contraire, faisant de cet écart au calcul
scientifique – la réflexion-représentation modélisatrice – le socle même de la pensée.
2
A. Juranville, Lacan et la philosophie, Paris, P.U.F., 1984.
PENSÉE ET SAVOIR 317

adoptées par Lacan sur cette question particulièrement épineuse de


la pensée au regard de la castration, appelle sans doute à discussion,
dans laquelle nous n’entrerons pas ici. D’une certaine façon, il est
clair que cette interprétation de Juranville se présente en même
temps comme un « dépassement » de la position de Lacan sur cette
question de la pensée, en constituant une théorie de la sublimation
qu’elle relie à l’écriture, et par elle à la pensée. Sur cette question, il
n’y a pas de doute qu’un « dépassement fidèle » a bien lieu. Notons
simplement qu’elle a de fait l’immense mérite de redonner souffle et
vie à la fois au discours de la psychanalyse – comme discours
« public » ayant à témoigner de l’existence du discours de l’analyste
– et de celui de la philosophie, en un temps – le nôtre – où les deux
en manquent singulièrement, étouffés qu’ils sont, l’un par son
bavardage, l’autre par son aphasie.
Avec Lacan, l’inconscient devient donc épreuve de la non-pensée,
parce qu’épreuve de la castration. Mais n’est-il pas alors appel de la
pensée elle-même, ou plus précisément épreuve de l’appel ? La non-
pensée – le « non-représentable, parce que barré de l’interdit de la
jouissance »1 – comme cause de la pensée, n’est-ce pas l’élément de la
pensée elle-même ? En ce sens, la castration fondamentale, loin de
représenter une impossibilité pour la pensée, serait au contraire
l’injonction réelle de la pensée, et surtout la permanence de cette
injonction, ou de cet appel. La permanence de cela que « nous ne
pensons pas encore »2. Dans cette perspective, l’apport décisif de
Lacan, qui arc-boute toute sa pensée sur l’irréductibilité de la loi
fondamentale de la castration, imposerait de nuancer cette
injonction, en accentuant son insistance par la formule : « nous ne
pensons pas – encore ! »3. N’est-ce pas ici l’insistance de la pensée
elle-même qui se fait jour, comme injonction de l’écart ?

1
J. Lacan, ibid.
2
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.24.
3
Cf. A. Juranville, Lacan et la philosophie, op.cit., p.481 : « Ce que donne à penser la
psychanalyse, qui est ce qui y donne le plus à penser, c’est que nous ne penserons jamais tout à
318 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Ce détour nous fait aboutir à une double aporie. D’une part, la


psychanalyse n’a rien à dire de la disjonction du système et de la
pensée, parce qu’elle a fait son objet propre de la disjonction
purement subjective entre discours et identification, comme loi de la
castration. Recourir à la théorie de l’inconscient pour envisager
l’effectivité propre de la tâche de la pensée ne peut donc constituer
qu’un expédient, laissant finalement de côté la « chose même » que
constitue la situation de la séparation. Et ce précisément parce
qu’elle-même se meut dans l’élément du déploiement de la
systémique et de la domination de la référence scientifique, dont elle
peut à bon droit être considérée, lorsqu’elle théorise sa pratique,
comme un champ, quand bien même elle se penserait elle-même
comme le champ fondamental sous-jacent, en tant que son envers, au
multiple déploiement systémique. La psychanalyse reste ainsi
irrémédiablement et essentiellement reliée au destin de la science,
destin qu’elle ne peut donc par elle-même penser. Ce que par ailleurs
Lacan n’a jamais contesté, faisant même du « sujet de la science », tel
qu’exhibé par Descartes, le sujet propre de l’inconscient. Mais c’est
précisément pourquoi, d’autre part, il paraît difficile d’écarter d’un
simple revers de main – comme semble le faire, du moins
apparemment, Heidegger – ce qui se rapporte de cette pratique de la
cure analytique quant à la situation de l’époque. Car en tant qu’en
elle se déploie, en sa radicalité, la disjonction fondamentale du sujet et
du savoir, elle constitue le symptôme majeur de la séparation de la
pensée et du système.
En tant qu’elle est ce symptôme majeur de la domination
systémique, la psychanalyse pas plus que la science ne possède les
ressources pour penser la « tâche de la pensée », en quoi, dirait
Heidegger « elle ne pense pas ». Elle se déploie simultanément à
l’effort d’unification du divers des sciences dans le sein même de la

fait, c’est la présence de la non-pensée au plus intime de la pensée. L’homme n’a, d’une certaine
manière, jamais cessé de le savoir. Mais le discours psychanalytique en énonçant l’inconscient
l’inflige irrémissiblement, le diffuse dans tous les recoins et les refuges du monde social. »
PENSÉE ET SAVOIR 319

domination systémique, mais comme symptôme nécessaire et donc


attestation accablante de cette domination. Lacan parle en ce sens du
rôle éminemment compensatoire de l’analyse, de ce qu’a d’irrespirable
une telle domination1. De cette dépendance réciproque découle
l’intégration, si douloureuse et insupportable à Lacan, de la
psychanalyse dans l’informe conglomérat des « sciences humaines ».
Celle-ci ne peut au mieux, dans sa pointe lacanienne, et
parallèlement à sa pratique, que dire lucidement cet insupportable :
« On sait ma répugnance de toujours pour l’appellation de sciences
humaines, qui me semble l’appel même de la servitude. »2

Sans parvenir finalement à s’en extirper réellement – du moins


ailleurs que dans le secret de la cure et de ses effets de discours.
Accrochage paradoxal, et même équivoque, se vérifiant chaque jour
un peu plus dans l’envahissement progressif de l’assommante et
confuse publicité prenant pour slogan la « référence psy », qui en
vient à constituer de manière toujours plus incisive comme,
pourrions-nous dire, « la réponse même de la servitude ». Cet
impossible détachement implique une part nécessaire d’aveuglement,
sur lequel insiste avec force Lacan lorsque précisément, il s’agit
d’introduire ce que pourrait être une éthique de la psychanalyse :

1
Le mot se trouve dans une intervention radiophonique datant de 1970, nommément aux
Après-midi de France Culture. Nous ne résistons pas au désir de reproduire dans son intégralité
le passage en question, pour le moins capital et éclairant pour ce que nous disons ici. La
magnifique pointe terminale y porte quelque chose du plus grand et rare panache : « Bon ben
disons quelque chose de plus : l’analyse n’est pas une science. C’est un discours sans lequel le
discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé depuis pas plus de trois
siècles, d’ailleurs. Le discours de la science a des conséquences irrespirables, pour ce qu’on
appelle l’humanité. L’analyse, c’est le poumon artificiel, grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il
faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. On ne s’en est pas encore
aperçu, et c’est heureux. Parce que dans l’état d’insuffisance et de confusion où sont les
analystes, le pouvoir politique aurait déjà mis la main dessus, aux analystes. Ce qui leur aurait
ôté toute chance d’être ce qu’ils doivent être : compensatoires. En fait c’est un pari, c’est aussi
un défi, que j’ai soutenu. Je le laisse livré aux plus extrêmes aléas. Mais, dans tout ce que j’ai pu
dire, quelques formules heureuses peut-être surnageront. Tout est livré dans l’être humain à la
fortune. »
2
J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits II, op.cit., p.224.
320 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« La psychanalyse est hautement significative d’un certain moment où nous


vivons, sans pouvoir toujours, et même loin de là, repérer ce que signifie
l’œuvre, l’œuvre collective, dans quoi nous sommes plongés. »1

S’exprime là comme une probité peu commune de la part de


Lacan qui, tâchant de circonscrire les possibilités propres de la
pratique analytique à partir de la scission irréductible du sujet et du
savoir comme béance signifiante, est amené à pointer son incapacité
intrinsèque à penser « l’œuvre collective », c’est à dire l’agencement
de l’être au monde, qui lui fait fond. Aussi pouvons-nous risquer une
formule : la psychanalyse comme discours fondé par la béance
signifiante du sujet et du savoir est le symptôme « impensant » de
l’époque de la séparation de la pensée et du système.

§ 39. Du désert au quadriparti

Nous voici donc ramenés à la pensée comme telle, désormais


séparée et placée face au système comme tel, dans l’indécision et
l’insistance de sa tâche. Penser cette insistance indécise – l’impensé
par excellence – c’est précisément se placer de plein pied au cœur
même de l’aphasie philosophique et y chercher les ressources
propres de la pensée. Autant dire que son élément ne saurait être
aucun débat, aucun calcul, ni aucune « école ». Son élément, son sol
et son départ sont à chercher dans le combat interne à la
métaphysique – le paradoxe de la proposition – c'est-à-dire cela que
laisse à la pensée la philosophie arrivée à sa fin, qui est tout sauf sa
mort, qui est sa persistance comme finie dans l’aphasie de
l’accomplissement, en-deçà du régime outrancier du slogan et du jeu
bigarré des « renaissances épigonales » que peut au mieux constituer
le soutien « philosophique » à ce régime2. Le support de la pensée
n’est pas le « débat d’idée » mais bien le combat indécidable dont la
philosophie est le lieu propre. Combat mené sur la cime des siècles

1
J. Lacan, Le séminaire, liv. VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p.9.
2
Cf. § 1 et 2.
PENSÉE ET SAVOIR 321

par les penseurs qui ont façonné la philosophie, jusqu’à ce qu’en


émerge le système comme tel, émergence à partir de laquelle la
philosophie se voit à la fois circonscrite et exclue. Dès lors, la tâche
de la pensée n’est plus tant le combat lui-même que la prise en
charge de son indécidabilité foncière. Parce que ce combat interne
est fondamentalement toujours le même, comme aporie de la pensée
dans son avancée face au système, son indécidabilité essentielle
donne son impulsion à la pensée, depuis son élément qu’est
désormais l’aphasie philosophique. Ce n’est qu’à partir de cet
élément, à partir de la correspondance de l’aphasie et de l’indécidable,
que la pensée se confronte réellement à son simulacre systémique –
en dehors de quoi elle ne peut et ne fait que s’y fondre. Elle n’est
alors plus philosophie en tant qu’effort d’élaboration du simulacre
systémique. Simultanément à quoi elle est pleinement philosophie en
tant que pensée de ce simulacre achevé. Et parce que la pensée est
fondamentalement cet écart face et depuis le calcul systémique, elle
est, comme l’a pointé décisivement l’intuition nietzschéenne,
confrontation au désert, pensée du désert, en deçà de la désolation
qu’engendrent le plein de la structure systémique et la conformation
du subjectum à la prescription du Système de production pure. En
tant que cet écart face au désert, la pensée – ce que dit l’envoi
terminal de Heidegger – est en son essence propre, tâche, en même
temps que destin.
Or, quelle texture est celle de ce désert systémique ? Nous en
avons donné quelques éléments épars, qu’il s’agit ici de rassembler.
Ce désert s’avance comme puissance du Neutre, neutralisant le tout
de l’étant comme système général auto-productif en vue de la
production pure (§ 28). Cette puissance s’accomplit par la
réciprocité de la valeur comme « conformation à » et de la validité
comme « confirmation de » la prescription du Système comme tel (§
33). Un tel accomplissement instaure la domination sans partage des
trois restes qui constituent la teneur même du régime systémique, à
savoir la triade énergie-commande-connexion (§ 26) comme unique
322 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

horizon d’être de tout étant. La neutralisation s’avère ainsi


« désolation » en tant que domination univoque des trois restes qui
prescrivent, organisent et assurent la « décroissance » de l’être en
pure systémicité. De la désolation, Heidegger précise :
« Mais la désolation barre l’avenir à la croissance et empêche toute
édification. La désolation est plus sinistre que le simple anéantissement. Lui
aussi abolit, et même encore le rien, tandis que la désolation cultive
précisément et étend tout ce qui garrotte et tout ce qui empêche. »1

La désolation est décroissance parce qu’elle abolit toute


possibilité de croissance hors d’elle-même, en quoi elle « cultive ce
qui empêche » tout développement hétérogène à son ordre propre.
Elle ne fait croître qu’elle-même, par quoi « le désert croît ». Elle est
fondamentalement puissance de neutralisation, et accroissement de
cette puissance, faisant croître la décroissance de l’être en neutralisant
le tout de l’étant. Elle n’est donc pas l’anéantissement de toute
production, mais installe au contraire le règne total de la production
pure comme décroissance et compression ultime de l’être sur les
trois restes systémiques2. Elle neutralise toute production, toute

1
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.36.
2
La négligence de la domination systémique, au profit de la primauté univoque de l’action,
induit un renversement du sens qu’il convient de donner à cette puissance de neutralisation,
renversement qu’une certaine tendance de la philosophie contemporaine semble avoir
résolument pris en charge. Que l’on songe par exemple à la stupéfiante déclaration d’Alain
Badiou, commentant le quadruple constat que Heidegger fait dans son Introduction à la
métaphysique de 1935 : « De telle sorte que la fuite des dieux est aussi le bénéfique congé qui
leur est donné par les hommes ; que la destruction de la Terre est aussi son aménagement comme
convenance à la pensée active ; que la grégarisation est aussi l’irruption égalitaire des masses sur
la scène de l’histoire ; et que la prépondérance du médiocre est aussi l’éclat et la densité de ce
que Mallarmé nommait l’action restreinte. » (A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire,
Paris, Seuil, 1998, p.27). C’est là la plus étrange, et pour le moins inquiétante, interprétation qui
se puisse donner de cette décroissance systémique de l’être, devenue gentiment « l’aménagement
de la Terre comme convenance à la pensée active ». Charmante formule en vérité, où résonne
l’unique et rêche ambition de toute bonne intention qui se respecte, à savoir, comme dit l’adage,
l’aménagement de l’enfer. Elle fait irrésistiblement penser à la réponse fabuleuse que fit
Bernanos au journaliste malicieux qui lui avait posé, à la suite de la parution du roman « Sous le
soleil de Satan », la faramineuse question « Avez-vous vu le diable ? ». Sa réponse finissait
ainsi : « Je me le représente assez sous les traits d’un idéaliste qui baptise de noms évangéliques,
PENSÉE ET SAVOIR 323

« poïétique », dans l’élément de la production pure par quoi s’auto-


constitue et s’entretient le système comme tel. Elle opère selon les
modalités des trois restes, et sur la base de l’apothéose métaphysique
comme système onto-théo-logique, qu’elle vient précisément
neutraliser, épurer et renverser sous la forme du système comme tel
(§ 31). L’énergie s’avère la neutralisation ultime de l’ontologie par
expulsion de la question de l’être ; la commande neutralise la
théologie par expulsion de l’adresse divine ; la connexion neutralise
la logique par expulsion du mystère de la dispensation du langage.
Mais dans cette bascule du système onto-théo-logique vers la triade
systémique s’ouvre aussi la possibilité la plus insigne pour la pensée
d’entrer en son élément le plus propre, en tant que s’y déploie « en
retrait », comme par devers elle, et sous sa forme la plus déprimée, le
ternaire incarnation-transcendance-langue. Aussi le désert
systémique est-il lui-même dual : il est la neutralisation comprimant
le ternaire de la pensée, en même temps que son ultime et décisive
infliction (§ 32). C’est pourquoi la confrontation au système comme
tel, et au désert qu’il institue, ne peut se déployer, comme l’a
décisivement circonscrit Heidegger, que dans l’oscillant mouvement
de la pensée entre détresse et sérénité (§ 36). Parce que la désolation
est l’ultime forme du retrait du Possible comme tel, dans cette
oscillation perpétuelle se marque et se délimite le topos dual dont la
pensée a à faire son site (§ 2).
Une remarque d’emblée s’impose. Parce qu’il est dual, le désert
systémique ne se réduit pas à la seule désolation, mais recèle l’insigne
possibilité de toute espérance : il est le lieu de l’épreuve. Épreuve que
saint Augustin interprète et synthétise comme triple tentation, à
partir du texte des évangiles de Matthieu et Luc rapportant les trois
tentations du Christ au désert1. Cette tentation, ou convoitise, ou
encore « concupiscence », le saint Docteur la décline triplement : « la

à l’usage des nigauds, les forces obscures qui mettront demain l’univers à feu et à sang. » (G.
Bernanos, Le crépuscule des vieux, Paris, Gallimard, 1956, p.61).
1
Matthieu, 4 ; Luc, 4, 1-12.
324 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’ambition


du siècle »1. Il pourrait paraître scabreux de vouloir à toute fin faire
correspondre la triade systémique à cette triple convoitise.
Comment pourtant ne pas voir dans la première une forme
dégénérée, occultante, et intégralement neutralisée de la seconde ? La
réduction énergétique occulte l’épreuve de l’incarnation que pointe
« la convoitise de la chair ». La réduction cybernétique de la
commande immanente pure occulte l’épreuve de la transcendance,
que pointe « la convoitise des yeux » comme « vaine curiosité qui se
couvre du nom de connaissance et de science »2. La réduction
logistique de la connexion pure occulte l’épreuve du Logos, que
pointe « l’ambition du siècle », troisième et majeure tentation « qui
consiste à vouloir être craint et aimé des hommes pour s’en faire une
joie, qui n’est pas une joie »3, c'est-à-dire à se faire « imitateur de
Votre puissance »4, froid et orgueilleux simulacre de la puissance du
Verbe. Orgueil fondamental qui trouve sa source dans la langue elle-
même, où se mêlent louange et blâme comme autant d’occasions de
détournement de la vérité ; qui s’alimente de cela que « c’est une
fournaise où nous sommes mis à l’épreuve chaque jour, que la langue
des hommes »5. Dont le vecteur donc, est la stricte fermeture sur lui-
même du langage comme pure expression connective autonome.
Bref, disons pour faire court, et clôturer cette simple remarque, que
la triade systémique, en tant que puissance de neutralisation
énergétique, cybernétique et logistique, s’avère comme la tentation,
par essence triple, dans son versant « métaphysique ».
Nous ne pouvons plus ici éluder ce qui pour l’instant est resté
seulement sous-jacent, à savoir que cette dimension ternaire
fondamentale de la pensée, que porte par devers elle la triade
1
Saint Augustin, Les confessions, Livre X (30), trad.fr. J. Trabucco, Paris, Flammarion, 2008,
p.271.
2
Ibid., X (35), p.281.
3
Ibid., X (36), p.285.
4
Ibid.
5
Ibid., X (37), p.286. Nous soulignons.
PENSÉE ET SAVOIR 325

systémique, n’est précisément jamais pointée par Heidegger. Ce


dernier, lorsqu’il s’agit d’orienter la pensée vers sa tâche propre, lui
préfère et lui substitue le Geviert (Quadriparti, Cadre, Carré, voire
Quaternité) qui unit Terre et Ciel, Divins et Mortels dans le
déploiement du « monde » et de la « chose ». Il approche, pointe et
nomme ce quadriparti à partir de sa méditation de la poésie de
Hölderlin. Toutefois, Jean-François Mattéi le démontre très
clairement dans l’exhaustive étude qu’il lui a consacrée1, l’intuition
heideggérienne d’une structuration quaternaire de l’être s’ébauche
beaucoup plus tôt, sur la base du questionnement de la double
déclinaison aristotélicienne, d’une part de la cause en quatre espèces :
matérielle, formelle, efficiente et finale, et d’autre part de la
multiplicité de l’être de l’étant en quatre sens2 :
- l’étant par soi (par essence) ou par accident (καθʹαύτό ; καθὰ
συµϐεϐηκός [kat’auto ; kata sumbébèkos]);
- comme possibilité (puissance), ou actualité (καθὰ δύναµιν ἢ
ἐνέργειαν [kata dunamiv è énergéian]) ;
- comme vrai ou non-vrai (ὠς ἀληθές ἢ ψεῦδος [os alèthès è
pseudos]) ;
- comme signification, ou « figure » catégoriale du mode d’être
par essence3 (κατὰ τὰ σχήµατα τῆς κατηγορίας [kata ta skèmata tès
katègorias]).

1
J.-F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris, PUF, 2001. On trouvera
également une synthèse de la généalogie heideggérienne du Quadriparti dans l’article du même
auteur : « Emmanuel Faye, l’introduction du fantasme dans la philosophie », Le Portique [En
ligne], 18 | 2006, mis en ligne le 15 juin 2009, URL : http://leportique.revues.org/index815.html,
§ 13-51. Nous ne discuterons ni ne détaillerons pas ici cette généalogie proposée par Mattéi,
puisque notre question n’est pas tant celle de la genèse du Quadriparti, que de son rapport au
ternaire de la pensée.
2
Cf. M. Heidegger, Aristote, Métaphysique Θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force,
op.cit. p.20-26, et « Lettre à Richardson », op.cit., p.341.
3
Aristote précise bien : « L’être par essence reçoit autant d’acceptions qu’il y a de sortes de
catégories, car les significations de l’être sont aussi nombreuses que ces catégories. »
(Métaphysique, t.1, op.cit., ∆, 7, 1017 a 22, p.181).
326 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Une remarque peut être faite quant à la manière avec laquelle


Heidegger présente ces quatre significations fondamentales de l’être.
On notera que les deux énumérations qu’il en donne, dans les deux
références citées, ne sont pas tout à fait identiques pour ce qui
concerne le premier sens de l’être de l’étant. Dans le cours sur
Aristote, Métaphysique Θ 1-3 de 1931, Heidegger reprend la
structuration classique, en parlant simplement pour ce premier sens,
de l’être par accident (καθὰ συµϐεϐηκός). Dans la Lettre à Richardson
de 1962, il pointe directement « l’être comme proprement être »
(καθʹαύτό), sans même citer le συµϐεϐηκός. Glissement étonnant
quoique discret, qui semble viser ce point essentiel, que l’être par
accident ne peut lui-même se dire qu’en référence et opposition à
l’étantité comme telle, d’où peut se lire, comme en négatif, la
persistance chez Aristote d’une visée de la question de l’être en tant
qu’être, mais comme réduite à cette nomination du καθʹαύτό. Aussi
avons-nous conservé ici l’opposition interne à ce premier sens.
De cette structuration quaternaire1 découle notamment la
quadruplicité de la métaphysique elle-même, qui jalonne sous
diverses formes le questionnement heideggérien comme le fonds à
partir duquel seul peut se déterminer quelque chose comme une
« position métaphysique », et constitue ainsi le rapport même de
l’homme à l’être. L’indétermination de ce quaternaire impose qu’il
ne soit qu’approché, par le biais d’interrogations polymorphes de la
tradition philosophique. Il prend ainsi la forme des quatre
déterminations essentielles de l’être : devenir, apparence, penser,
devoir2. Ou des quatre modes « canoniques » d’opposition à la
nature : histoire, art, esprit, surnature3. Ou encore des quatre points

1
Mattéi parle de « quadrature de l’étant ». Cf. J.-F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin. Le
Quadriparti, op.cit., p.33-85.
2
Cf. M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie », op.cit., p.36, et surtout l’intégralité de la
quatrième partie du cours de 1935, Introduction à la métaphysique, intitulée « La limitation de
l’être » (op.cit., p.102-202).
3
Cf. M. Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la ΦΥΣΙΣ », op.cit., p.486.
PENSÉE ET SAVOIR 327

de vue constituant toute position métaphysique : humanité de


l’homme, projet d’être de l’étant, essence de la vérité de l’étant,
mode de la mesure humaine de la vérité1. Dans ce contexte, il est
clair que le Quadriparti ne s’apparente en rien à une espèce de
caprice poétique qui aurait été celui du dernier Heidegger. Il
constitue bien au contraire la pointe même de tout son
questionnement, pointe qui reste certes énigmatique, mais qui
soutient par rétrocession l’ensemble des virages et circonvolutions,
en tant précisément qu’elle en constitue l’origine impensée en même
temps que la visée. Le Quadriparti nomme l’essence et l’origine de
toute quadrature, que la quadruplicité de la métaphysique occulte en
même temps qu’elle en relève nécessairement, c'est-à-dire qu’elle
porte, elle aussi, comme par devers elle. Ainsi, Mattéi note que « le
tétramorphisme de la métaphysique est le reflet d’un quadriparti
plus initial vers lequel la métaphysique n’a jamais pu remonter »2.
Celui-ci est le nom de la tâche propre de la pensée. Mais au vu de
cette généalogie s’impose déjà une question. Comment en effet
s’articule la quadruplicité métaphysique avec le ternaire de sa
constitution onto-théo-logique ? Si le mode de questionnement
métaphysique s’avère nécessairement tétramorphe, car porté sans
qu’il le sache par un quaternaire plus originel, à la recherche duquel
Heidegger consacre intégralement sa méditation, pourquoi la
métaphysique elle-même se constitue autour des trois questions de
l’être, de Dieu et du Logos ? Nul doute que cette question ne fait
qu’en occulter une autre, plus décisive encore, car directement
orientée par la tâche de la pensée, et qui est la nôtre ici : comment
penser l’articulation du Quadriparti et de la trine-dimension
incarnation-transcendance-langue ? Cette articulation n’est-elle pas
précisément ce topos dual que nous cherchons depuis notre départ ?

1
Cf. M. Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », op.cit., p.135, et « Le nihilisme
européen », op.cit., p.162.
2
J.-F. Mattéi, ibid., p.84.
328 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

§ 40. Le dual

La question est rendue d’autant plus délicate qu’il paraît difficile


d’arrêter fermement la portée qui est celle du Geviert. Il constitue
bien le départ de « l’autre commencement » de la pensée, par cela
précisément qu’il ne se laisse en aucun cas restreindre dans le
concept. Le Quadriparti visé par Heidegger est absolument
hétérogène à toute herméneutique conceptuelle, dès lors qu’il tâche
de nommer l’éclosion elle-même du « monde » comme appartenance
infinie des quatre régions de l’étant :
« Ce qui vient, c’est l’appartenance in-finie en entier, en laquelle ont place
ensemble, avec le dieu et l’homme, terre et ciel. »1

C’est pourquoi Heidegger le présente comme énigme, comme le


mystère même de la dispensation d’être, qui ne saurait s’approcher
et se déterminer que par touches successives. Mais une chose est
donnée, à savoir que ce mystère se déploie selon les quatre
dimensions fondamentales, rassemblées en toute « chose » et
déployées en « monde » :
« Les choses laissent auprès d’elles séjourner le Cadre des Quatre. Laisser
ainsi séjourner en rassemblant, tel est l’être-chose des choses. Ce cadre uni
de Ciel et Terre, Mortels et Divins, ce cadre qui est mis en demeure dans le
déploiement jusqu’à elles-mêmes des choses, nous l’appelons le “monde”. »2

Geviert, Quadriparti, ici « Cadre des Quatre », nomme le point


focal d’où sourd toute présence. Il vient donc structurer ce qui
n’était jusque là apparu à Heidegger, poussant la phénoménologie à
sa plus extrême limite, que comme pure donation en retrait,
Ereignis. Au-delà de toute phénoménologie, il s’agit désormais
d’embrasser d’un seul regard la chose et le monde non plus comme
« phénomènes », mais structure même de la coappartenance comme

1
M. Heidegger, « Terre et ciel de Hölderlin », op.cit., p.229.
2
M. Heidegger, « La parole », op.cit., p.24.
PENSÉE ET SAVOIR 329

telle. Structuration duale donc, comme réciprocité et différence


initiale du monde et de la chose :
« Les choses : portée du monde. Le monde : faveur de choses. »1

Et structuration quadripartite, selon les quatre régions de l’étant,


les quatre « contrées du monde », qui s’unissent et s’entre
appartiennent, à la fois au travers du dual et comme support du dual.
Le dualisme est intrinsèque au Quadriparti, qui se laisse lui-même
lire selon les deux couples terre et ciel, divins et mortels. Le Quatre
découle en effet d’un double dualisme ; il est le chiffre parfait du
dual, en tant que ce qui structure la Dyade, et la déploie donc selon
la quaternité. Il est, pourrait-on dire, le « deux du deux ». La
présence du Pli au cœur du dual, par quoi celui-ci se donne comme
quaternité. Par parenthèse, et anticipation, notons que cette
redondance du dual sur lui-même s’écrit arithmétiquement selon
trois modes, que l’on peut aussi nommer les trois régimes
d’intensification du dual, qui sont ceux de l’ajout, du produit et de la
puissance :
42(2
' 4  2 ) 2+
4  2*
Aussi est-ce bien à partir du topos dual qu’il nous faut penser le
Quadriparti : le Geviert donne l’être-dual comme tel, se dépliant
dans le Quatre. Nous trouvons ici un écho heideggérien à ce topos
que nous avions introduit à notre départ : le topos dual, c’est pour
Heidegger « monde et chose ». Il ne saurait s’apparenter au
phénomène métaphysique du « monde », précisément parce qu’il
déploie la coappartenance comme telle :
« “Monde” n’est plus à présent un mot de la Métaphysique. Il ne nomme
plus ni l’univers sécularisé de la nature et de l’histoire, ni la création
représentée théologiquement (mundus), ni même et seulement l’entier de ce

1
Ibid., p.27.
330 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

qui est présent (κόσµος). »1

Le Geviert, comme nom du « monde », doit être pensé en deçà de


l’onto-théo-logie métaphysique dans l’horizon de laquelle la
philosophie pense le monde selon les trois étages de l’entièreté de
l’étant, κόσµος, du plein de la création, mundus, et du support
logique de l’objet, universum. Le « monde » est le topos de
l’habitation humaine sur la terre en regard avec le ciel, où se
maintient, par l’ouvert du vis-à-vis, la présence du dieu :
« Le regard vers le haut mesure tout l’entre-deux du ciel et de la terre. Cet
entre-deux est la mesure assignée à l’habitation de l’homme. Cette mesure
diamétrale qui nous est assignée et par laquelle l’entre-deux du ciel et de la
terre demeure ouvert, nous la nommons la Dimension. »2

La Dimension ici nommée est la mesure de l’entre-deux du ciel et


de la terre, du royaume des dieux et du royaume des hommes, qui
laisse ouvert cet entre-deux en tant qu’il conserve et transfigure la
séparation en tant que relation. La Dimension est la mesure du
Quadriparti. Elle n’est pas une mesure qui assimile, mais qui
parcourt cet ouvert de la relation duale, du Ciel et de la Terre, des
Divins et des Mortels. Par là, la Dimension est la mesure
aménageante de l’habitation, assignée à l’habitation en tant qu’elle
mesure la séparation-relation essentielle de l’habitation humaine.
« Suivant les paroles de Hölderlin, l’homme mesure la Dimension d’un bout
à l’autre, alors qu’il se mesure à ceux du ciel. »3

La Dimension est mesurée par l’homme dès lors qu’il se mesure


aux dieux, c'est-à-dire qu’il œuvre comme Poète. Aussi, ce n’est qu’à
partir de la poésie, et nommément celle de Hölderlin, et non plus
d’aucune phénoménologie, que peut être pensé le Quadriparti. La
parole poétique est seule à même d’accomplir cette mesure inouïe de
la mesure avec les dieux, par quoi l’homme mesure la mesure

1
Ibid., p.26.
2
M. Heidegger, « ...l'homme habite en poète... », Essais et Conférences, op.cit., p.233.
3
Ibid., p.234.
PENSÉE ET SAVOIR 331

aménageante de la Dimension. Mais se mesurer aux dieux ne signifie


pas « combattre » ou « se comparer » aux dieux. Il s’agit, plus
originellement, de la prise de mesure, par laquelle la mesure de
l’homme lui-même devient possible. L’homme « se mesure à ceux du
ciel » : c’est à dire, l’homme regarde « vers le haut », vers « ceux du
ciel », et par ce regard prend la pleine mesure de son habitation
« séparée-reliée » au creux du monde et auprès de la chose. Or cette
mesure n’est autre que celle du jeu des Quatre, où chacun ouvre
l’espace pour les trois autres, à partir du dual où chacun se trouve
relié à son vis-à-vis. Dans le regard de l’homme depuis la terre vers le
ciel se manifeste « le Dieu »1 :
« Quelle est la mesure pouvant servir à mesurer l’homme ? Dieu ? non. Le
ciel ? non. La manifestation du ciel ? non. La mesure consiste dans la façon
dont le dieu qui reste inconnu est, en tant que tel, manifesté par le ciel. Dieu
apparaît par l’intermédiaire du ciel. »2

Le Quadriparti est la donation en retrait de cette mesure de


l’habitation du topos dual, où les Mortels se voient mesurés par le
regard qu’ils portent aux Divins, où la Terre regarde le Ciel : où la
détresse habitant le district de la terre porte son regard vers la
Sérénité. C’est pourquoi cette dernière constitue l’horizon obligé du
poète :
« Le “Plus Haut” et le “Sacré”, c’est pour le poète le même : la Sérénité. »3

On comprend mieux ici l’orientation insistante de Heidegger


vers le « Sacré », dont il n’hésite pas à faire le nom même de la tâche
de la pensée – cela lui a été suffisamment reproché sous bien des
formes pour que nous n’y revenions pas. Cette insistance, là aussi,

1
Nous maintenons ici délibérément la majuscule, qui marque l’ambivalence persistante de
Heidegger. Ambivalence s’exprimant très clairement dans le texte cité, qui tâche d’articuler
« Dieu » et « le dieu ». C’est un des enjeux de la question de la relation entre Quadriparti et
trinité que d’éclairer cette ambivalence, dont l’expression « le Dieu » conserve la tension
paradoxale.
2
Ibid., p.237.
3
M. Heidegger, « Retour », op.cit., p.23.
332 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

lui vient de Hölderlin. Mais le Sacré nomme l’ouvert de l’entre-deux


qui, en tant que dual, se joue à quatre termes. Le Sacré, c’est
l’Ouvert à partir de quoi s’instituent les quatre places. Le Sacré est
l’Ouvert en tant que quaternité. Du sacré ne peut être parlé qu’à
mots couverts, c’est à dire en tant que Quadriparti. Le Geviert est ce
qui peut être dit du Sacré, en tant que l’indemne, donnant à tout ce
qui est sa stature d’être et sa position, son trait et son contour, sa
vibration propre au sein du jeu des Quatre, au creux du monde et
auprès de la chose. Il est ainsi la réponse heideggérienne à
l’injonction du poème « Comme au jour de fête », où Hölderlin
s’écrie : « que le Sacré soit ma parole ! » Une telle parole doit dire la
« fête », comme brillance infinie, vibration intime et transfiguration
de l’être depuis l’origine de ce qui toujours fut :
« Ce qui ne cesse d’être de toujours est le sacré ; car en tant qu’initial il
demeure en soi, intact et sauf. L’originellement sauf donne par son
omniprésence à chaque réel l’heur de son séjour. Mais ce sauf, ainsi
donateur, renferme en soi comme immédiat toute plénitude et tout
ajointement. »1

L’indication terminale est ici capitale : le Sacré est l’autre nom de


l’Austrag, l’accord dont tout ajointement procède ; qui donne corps
au système comme tout « ce qui se tient ensemble », et plénitude à la
relation. Le « Sacré » est l’Ouvert quadripartite de la correspondance
infinie à partir de laquelle s’accorde ce qui s’ajointe. Ici s’éclaire
quelque peu ce que nous n’avions que fugitivement qualifié de coup
de force majeur de Heidegger, à savoir que la pensée en direction de
l’essence de la technique doive nécessairement s’orienter
simultanément vers l’écoute de la parole du poème. Au terme de nos
analyses, il apparaît clairement que la situation de l’époque, que
nous avons déterminée comme séparation de la pensée face au
système comme tel, impose à celle-ci de cheminer, certes comme elle
le peut, en direction de l’accord. Et donc de prendre site au cœur de

1
M. Heidegger, « Comme au jour de fête », op.cit., p.82.
PENSÉE ET SAVOIR 333

l’éclaircie du Sacré, site auquel Heidegger donne le nom du Geviert,


comme cadre du dual. La mutation de la question de l’être en tant
qu’être en ce double mouvement de la pensée vers l’essence de la
technique et vers la parole du poème est peut-être l’attestation la
plus évidente de la présence chez Heidegger d’une telle recherche du
topos dual. Le « sacré » nomme la source des deux orientations,
comme source du dual.
Dans une remarque préliminaire à sa conférence de 1959 sur
Hölderlin, il donne une indication précieuse, miraculeusement
synthétique – nous y retrouvons tous les termes recteurs dont nous
avons fait nos jalons jusqu’ici – sur la teneur de la mutation vers le
dual qui s’impose ainsi à la pensée :
« [Notre méditation] est un essai pour quitter notre représentation
habituelle et sa disposition (la pro-position), la changer d’accord, la
transformer en épreuve inhabituelle, parce que simple – épreuve pensante.
(Conversion du ton, disposant enfin à l’épreuve pensante du foyer médian
de l’appartenance infinie – : partant du dispositif [où se rassemble et
s’accomplit l’unité de toute position] entendu comme propriation de la
Quaternité se dissimulant elle-même.) »1

L’épreuve pensante est le parcours précaire, car se soutenant


seulement d’une conversion du ton et de l’écoute, de l’écart du
Gestell au Geviert, du Système au Quadriparti. Cet écart est le site
même de toute copropriation, c'est-à-dire de l’être-dual : c’est le
topos. La métaphore musicale, pourtant rare chez Heidegger, prend
ici toute son importance : il s’agit de convoquer toutes les forces de
la pensée dans l’unique direction de l’Accord, unique qui se révèle
alors, comme sacré, dans sa quadruplicité. Or une telle convocation
n’est possible que sur base du dévoilement du Gestell, c'est-à-dire de
l’information totale du monde par le Système comme tel, face
auquel la pensée se trouve mise en demeure de se tourner, à partir de
la séparation, vers l’Accord. Aussi : « dans la domination
1
M. Heidegger, « Terre et ciel de Hölderlin », op.cit., p.198. Le terme « dispositif » traduit ici
Gestell : le Système.
334 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

inconditionnée du déploiement de la technique moderne, il se


pourrait que règne le pouvoir de joindre d’une jointure harmonique
à partir de laquelle et par laquelle se joint l’appartenance in-finie tout
entière en sa quadruplicité. »1 La jointure harmonique est la
conversion duale du système.

1
Ibid., p.234.
CHAPITRE XI

LA PENSÉE ENTRE TRINITÉ ET QUADRIPARTI

§ 41. Triade ou quaternité : médiation et incarnation

La question peut maintenant être abordée de front. Nous l’avons


dit, le Quadriparti est la réponse à l’injonction du Sacré, l’écho
pensant de la parole du poème. En tant que tel, son irruption dans la
méditation heideggérienne doit tout à Hölderlin. Et pourtant, nous
l’avons également vu, son impulsion est essentiellement
aristotélicienne – disons philosophique. De fait, le Geviert n’est pas
de l’ordre de la parole poétique, et Heidegger n’en disconvient pas.
Le Quadriparti tâche de dire l’éclaircie du Sacré en sa quadruple
dimension fondamentale supportant toute parole, c'est-à-dire donc
ce sur quoi s’appuient d’un même élan parole et pensée. Il
n’appartient pas explicitement à la nomination de la parole elle-
même. C’est pourquoi :
« Ce nombre, Hölderlin ne le pense pas en propre ; il ne le dit nulle part. Et
pourtant, partout, pour tout son Dire, les Quatre sont d’avance pris en vue
à partir de l’intimité d’être les uns avec les autres. […] “Quatre” ne nomme
nulle somme calculée, mais la stature qui unifie à partir d’elle-même
336 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’appartenance in-finie des voix du destin. »1

Le poème nomme le sacré unifiant les voix du destin ; il tâche de


chanter la fête de cette union. Il n’en chiffre pas la structure, mais
pointe les voix de la coappartenance. Le Quatre est comme la portée
proprement philosophique d’un tel dire ; son écho dans la pensée se
tenant dans la double écoute du poème et de la φιλοσοφία. Pourtant,
un autre chiffrage se voit convoqué par Hölderlin, et c’est Heidegger
lui-même qui le note :
« Le Haut s’appelle “l’Éther”, Αἰθήρ. L’air qui est au principe des souffles, la
lumière au principe de ce qui apparaît, et avec eux s’épanouissant la terre,
forment trois en un, la triade, en qui la Sérénité se déploie comme telle et
fait que de la joie se lève et en joie salue les hommes. »2

La sérénité se déploie maintenant selon la triade. Triade de


l’Éther où tonne le Père, de la Lumière que porte le Fils, de la Terre
nourrissant les puissances d’embrasement de l’esprit, que l’élégie
articule au dual du pain et du vin :
« Le pain est fruit de terre, et la lumière cependant doit le bénir,
Il faut le dieu tonnant pour que le vin donne sa joie. »3

Le chiffre même du trois se voit multiplement thématisé par


Hölderlin, sous la figure des trois médiateurs Dionysos-Evios,
Héraklès, et Christ, ou des trois frères chantant la terre mère. Mais
toujours sous le règne de la triade, à laquelle l’ode « L’errant »
adresse son serment :
« Et ainsi je suis seul. Mais toi, au-dessus des nuages,
Père de la Patrie ! puissant Éther ! et toi
Terre et Lumière ! vous trois en Un, qui régnez et aimez,
Dieux éternels ! avec vous mes liens ne se briseront jamais. »1

1
M. Heidegger, « Terre et ciel de Hölderlin », op.cit., p.222-223.
2
M. Heidegger, « Retour », op.cit., p.24.
3
F. Hölderlin, « Le pain et le vin », Odes, élégies, Hymnes, trad.fr. G. Roux, Paris, Gallimard,
Poésie, 1993, p.104.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 337

Serait-ce alors que la Triade de Hölderlin soit comme un


Quadriparti tronqué de l’un de ses termes piliers, par quoi celui-ci
constituerait l’accomplissement de celle-là ? Ou bien encore que l’un
des termes de la Triade doive être plus essentiellement pensé dans un
dédoublement faisant apparaître la relation essentielle dont le
Quadriparti donnerait la structure véritable ? Si la première
proposition paraît absurde, ou au mieux d’une grande indigence, dès
lors que le Quadriparti déployant le dual comme tel se présente
essentiellement comme un dédoublement du double, on ne peut nier
que la seconde porte quelque séduisante perspective. Le terme
médiateur avancé ici par le poète, la Lumière, serait ainsi dédoublée
au sein du Quadriparti, dans l’ouvert qui relie les divins aux mortels.
Par quoi elle serait bien portée par l’incarnation du Fils2, comme la
médiation absolue dont la structure ne saurait être pensée autrement
que dans l’entre-deux des divins et des mortels. Mais cette harmonie
des deux chiffrages n’est que d’apparence, dès lors que l’on veut bien
prêter attention à la seconde conséquence d’un tel dédoublement : à
savoir la soustraction, et pour mieux dire l’occultation même du
terme propre de la médiation, se justifiant précisément de cela que le
Quadriparti est censé constituer la médiation elle-même. Interprétant
par le Geviert la parole poétique de la médiation que vise Hölderlin,
Heidegger opère rien moins que le déplacement de cette médiation,
depuis l’incarnation portant la lumière dans la Triade, au dual du
monde et de la chose dans le Quadriparti, qu’il qualifie bien de foyer
médian de l’appartenance infinie. La médiation n’est plus
l’incarnation d’où sourd toute lumière, mais devient le foyer de toute
illumination. Par quoi le Quadriparti n’est finalement rien d’autre
que le déploiement cadre de la Lichtung3, désormais pensée plus
originellement à partir du dual du monde et de la chose. Nulle
homogénéité ne saurait donc être trouvée entre la Triade Éther,

1
Ibid., « L’errant », trad.fr. F. Fédier, p.88.
2
Cf. F. Hölderlin, « Le pain et le vin », op.cit., p.105 : « Mais le fils du Très-Haut, durant la
longue attente, le Syrien descend comme un porteur de torche parmi les ombres. »
3
Cf. § 5.
338 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Lumière, Terre, et le Quadriparti terre et ciel, divins et mortels.


L’Éther n’est pas le ciel ; la terre elle-même ne porte pas le même
sens dans la Triade et le Quadriparti. Et cela pour une raison
simple : les deux ne nomment pas la même chose. L’adresse de
Hölderlin est précise : « vous Trois en un, qui régnez et aimez ». La
Triade déploie le règne trine du Très-Haut ; le Quadriparti articule
l’habitation au creux du monde et auprès de la chose. Nous avons
faits ici un pas, car la dissension qui s’avère entre les deux chiffrages
de la médiation, laisse également poindre la possibilité, non pas
d’une assimilation de l’un par l’autre, voire d’une inclusion, mais
bien d’une articulation des deux, dont une première formule
indicative peut être avancée : le règne trine, règne d’amour sur
l’habitation ; l’habitation au creux de la quadrature, s’ordonne au
règne aimant.
Si la triade est explicitement nommée par Hölderlin, le
Quadriparti est, dit Heidegger, « d’avance pris en vue » dans cette
adresse, comme ordre de l’intimité des quatre les uns avec les autres.
D’une certaine manière, on peut avancer que l’articulation des deux
chiffrages est exactement inverse chez Heidegger : le Quadriparti est
explicitement nommé et questionné ; mais est d’avance pris en vue
dans cette nomination, et plus généralement dans toute son œuvre –
de façon certes voilée et problématique mais pas moins insistante –
le mode ternaire du règne de l’Austrag : la trinité de l’Accord. Avant
de chercher à en dessiner les traits saillants, disons d’emblée que
cette présence est par essence paradoxale, dès lors que le Quadriparti
entend constituer l’horizon même de l’arrachement de la pensée non
seulement à l’onto-théo-logie, mais plus généralement à tout
endiguement chrétien au cœur du dogme trinitaire. Nous ne
pénétrerons pas ici les arcanes de la relation pour le moins
ambivalente entretenue par Heidegger avec le christianisme, et plus
exactement avec le catholicisme ardent qui fut celui de sa jeunesse1.

1
Je me permets de renvoyer à deux analyses remarquables, récemment publiées : P. Capelle,
« La signification du christianisme chez Heidegger », Maxence Caron (éd.), Heidegger, Les
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 339

Une telle analyse dépasse les possibilités du présent travail, orienté


qu’il se trouve par la séparation du système et de la pensée. Mais
nous ne saurions totalement l’éluder, dès lors que ce qui constitue
notre question – l’articulation du trinitaire au Quadriparti – interfère
évidemment, sans pour autant s’y résoudre, avec l’épineuse question
du sens qu’il convient de donner au trajet singulier de Heidegger,
prenant son départ au cœur de l’expérience chrétienne, et
nommément catholique, pour finalement prendre « résolument
congé du christianisme, tant du catholicisme que du
protestantisme »1. Nous venons de voir une conséquence majeure –
et peut-être désastreuse – d’un tel « congé », à savoir l’occultation de
la médiation incarnée, au profit d’une pure structure médiatrice, le
Quadriparti. D’une certaine manière, Heidegger reste sur ce point –
et sur celui-là seulement – fidèle à la logique systémique, sans
prendre la pleine mesure de la béance qui est celle de la séparation
désormais accomplie de la pensée et du système. Il s’agit finalement
avec le Geviert de nommer et décrire ce qui constitue le système
fondamental de l’être comme structure cadre de l’ajointement
comme tel. Bien sûr, ce « système » n’est pas celui de la systémique.
Il se présente comme l’« autre » système occulté par la domination
du système comme tel. D’une certaine façon, il s’agit avec le
Quadriparti de nommer l’ouverture de la relation, sa transcendance
et sa médiation, en deçà de la clôture connective, immanente et
« énergétique », c'est-à-dire de pure actualisation sans médiation,
organisée par le règne de la systémique. Aussi ce Quadriparti se
présente-t-il lui-même « comme un système » : il exhibe la vérité
occultée du système. C’est du reste ce que note Mattéi :
« Je crois que l’“unique idée” de Heidegger – ce qu’il nomme d’abord, en
une langue métaphysique, la “question fondamentale”, puis en une langue
poétique, “une étoile au ciel du monde” – constitue la clef de voûte de la
pensée heideggérienne qui se présente, de manière implicite, comme un

cahiers d’histoire de la philosophie, Paris, Cerf, 2006, p.295-328, et D. Franck, Heidegger et le


christianisme. L’explication silencieuse, op.cit.
1
P. Capelle, ibid., p.297.
340 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

système. »1

Le Quadriparti n’est autre que la venue progressive au langage de


cet implicite, et dont la condition expresse est bien la mutation
forcée de la nature même de la médiation. C’est pourquoi,
précisément, Heidegger en vient à « prendre congé du
christianisme » pour affirmer la prééminence originaire du
Quadriparti : il s’agit avant tout, d’une certaine manière, de
« donner congé » à Saint Augustin et son commentaire du thème
paulinien du médiateur unique parce que Sauveur incarné 2. L’enjeu
n’est rien moins que celui de l’Incarnation comme source unique de
tout salut. Ce salut, Heidegger le pense univoquement comme
ouverture à la dispensation du Logos au sein de l’architecture
quadripartite de l’habitation au creux du monde et auprès de la
chose. Primauté du Geviert, comme site propre du déploiement du
Logos, sur la médiation trine que le cours Qu’appelle-t-on penser ?
n’hésite pas à asséner pour le moins clairement :
« Sans ce λέγειν et son λόγος, il n’y aurait pas non plus de doctrine de la
Trinité dans la Foi chrétienne, ni d’interprétation théologique du concept
de la deuxième Personne dans la Déité. »3

Même là, et peut-être là plus que nulle part ailleurs, l’incarnation


– l’incarnation elle-même, non pas sa « doctrine » ou son
« interprétation théologique », voire son « concept », qui paraissent
ici comme autant de circonvolutions tâchant d’éluder la question –
se voit intégralement occultée, passée sous silence. Sans doute est-ce
plus aux développements de la théologie dogmatique – dont il
reproche surtout les incursions philosophiques – qu’à ses racines

1
J.-F. Mattéi, ibid., p.17.
2
Cf. saint Augustin, Les confessions, op.cit., X, 43, p.293 : « Le véritable médiateur que, dans
votre secrète miséricorde, vous avez envoyé et révélé aux hommes, afin que, par son exemple, ils
apprissent l’humilité, ce “ médiateur entre Dieu et les hommes, l’Homme Jésus-Christ”, s’est
manifesté entre les pécheurs mortels et le Juste immortel : mortel comme les hommes et juste
comme Dieu. »
3
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, op.cit., p.255-256.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 341

apostoliques que Heidegger s’en prend1. Sans doute son trajet si


singulier, qui le conduit à pointer décisivement la tâche de la pensée
et son époque à partir d’une interprétation proprement géniale du
Gestell comme essence de la technique, nécessitait une telle prise de
distance avec toute référence théologique, dès lors qu’un tel pointage
passe essentiellement par la mise à nu de l’édifice onto-théo-logique.
Reste qu’on ne peut pas ne pas discerner la formidable dénégation
sourde qui parcourt sa méditation, jalonnée à la fois du trinitaire et
du refus de le penser comme tel. Philippe Capelle, au terme d’une
analyse serrée des relations entretenues par la phénoménologie
heideggérienne avec la scolastique catholique, la mystique médiévale,
la philosophie de la religion d’inspiration protestante, et finalement
avec saint Augustin et Maître Eckhart, résume parfaitement la
situation comme celle d’une « double tension inscrite dans le chemin
de pensée heideggérien, l’une confessionnelle, l’autre anti-religieuse :
entre l’intelligence de la foi catholique-scolastique et le monde de la
théologie protestante ; entre le christianisme et la sortie jamais
achevée du christianisme, et paradoxalement nourrie de
christianisme. »2 Sans entrer dans les linéaments de cette persistance
chrétienne au cœur même de sa mise à distance, il importe ici d’en
éclairer ce qui me paraît être son symptôme majeur, à savoir le
maintien certes discret mais affleurant récursivement au cœur même
de l’effort d’élaboration du Quadriparti, d’un chiffrage ternaire de
l’Accord constituant l’horizon de la pensée. Ce ternaire voilé, quel
est-il ?
Le texte L’origine de l’œuvre d’art de 1936, après avoir tâché
d’établir l’essence poématique de l’art en tant que mise en œuvre de
la vérité, s’oriente en sa pointe finale vers la triple portée qu’il

1
Nous ne discuterons pas ici de la part de ces développements revenant en propre au
protestantisme que Heidegger a pourtant paradoxalement, et pour tout dire étrangement,
embrassé – accomplissant là encore le chemin inverse de Hölderlin – pour finalement le
congédier lui aussi.
2
P. Capelle, ibid., p.327.
342 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

convient de donner à cette « mise en œuvre », dont dépend la stature,


c'est-à-dire la tenue de l’œuvre :
« L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration
de la vérité. Cette instauration, nous la prenons ici en un triple sens :
comme don, comme fondation, comme initial. »1

Cette triple entente de l’instauration de la vérité est d’emblée


pensée comme déploiement dual, dès lors que « toute instauration
n’est réelle que dans la sauvegarde. Ainsi, à chaque mode
d’instauration correspond un mode de sauvegarde »2, c'est-à-dire une
réception faisant écho par quoi l’instauration prend place effective
au sein du monde, ou plus justement, et en suivant la formule déjà
proposée plus haut, une conservation de l’événementiel, par quoi
l’événement qui instaure se voit lui-même restauré comme
événement3. L’instauration de la vérité est don en tant que
« surcroît », c'est-à-dire surgissement insoupçonné de l’atour vrai de
l’étant, transfiguration. Elle est fondation, en tant que production
historiale appelant sa propre sauvegarde, et par là « tirant à la
lumière » le séjour historial de l’humain, fondant ainsi la terre sur et
en quoi repose et s’épanouit toute habitation au cœur de l’histoire
de l’être :
« Cela, c’est la terre, et pour un peuple historial, sa terre, le fonds qui se
réserve, sur lequel il repose avec tout ce que, à lui-même encore secret, il est
déjà. »4

Elle est initial (Anfang) en tant qu’immédiate « initiation du


combat de la vérité »5 ; saut dans et anticipation de l’à venir de la
vérité comme stature de ce qui se tient, qui, bien qu’« encore voilé,
se trouve déjà devancé »6. Cette triple instauration de la vérité
s’accomplissant dans la stature de l’œuvre résonne en contrepoint

1
M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op.cit., p.84.
2
Ibid.
3
Cf. § 36.
4
Ibid., p.85.
5
Ibid. p.87.
6
Ibid., p.86.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 343

des quatre causes aristotéliciennes sur lesquelles Heidegger fonde par


ailleurs, et notamment dans la conférence de 1953 La question de la
technique, son interrogation de la même thématique de la production
d’œuvre, prise cette fois-ci non plus à partir de l’œuvre mais de la
production elle-même1. Le pivot de ces deux approches est le Gestell
lui-même, qui dans le texte de 1936 désigne l’institution et
constitution sur quoi repose la stature, « en laquelle se déploie
l’œuvre dans la mesure où elle se fait venir et s’installe »2, et qui
devient par la suite l’essence même de la technique, dont nous avons
interprétés la teneur à partir du système comme tel de la production
pure. Or, le supplément à L’origine de l’œuvre d’art, ajouté en 1960,
revient sur cette correspondance des deux ententes du Gestell3, en la
référant explicitement à la triade grecque λόγος, ποίησις et θέσις.
Rappelons le texte complet de cette remarque capitale, que nous
avions déjà citée partiellement :
« C’est conformément à ce qui vient d’être éclairé [le sens grec de θέσις :
laisser s’étendre en son rayonnement et en sa présence] que se détermine la
signification du mot Ge-stell : le rassemblement de la production, du laisser
arriver au relief d’une présence dans le tracé comme contour (πέρας). C’est
par le Ge-stell ainsi pensé que s’éclaire le sens de µορφἠ, comme stature. Et,
en fait, le mot de Ge-stell, employé plus tard expressément pour l’essence de
la technique moderne, est pensé à partir du Ge-stell qui s’est déterminé ici,
dans l’essai sur l’Origine de l’œuvre d’art, et non pas à partir du sens courant
de Gestell : appareil et appareillage. Cette cohésion est essentielle parce
qu’historiale. Le Ge-stell comme essence de la technique moderne provient
du laisser s’étendre devant (Vorliegenlassen), λόγος, de la ποίησις et de la
θέσις grecques. »4

La triade grecque fait ici clairement écho à la triple instauration


de la vérité dans la stature. Il faut y entendre que donation en
surcroît, avènement d’un sol, immédiat initial renvoient

1
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.13-14.
2
M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op.cit., p.71.
3
Cf. § 36 et 37.
4
Ibid. p.95-96. Nous commentons entre crochets.
344 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

respectivement au λόγος comme « Pose recueillante »1, à la ποίησις


comme « dévoilement producteur »2, et à la θέσις comme
« installation dans l’ouvert »3. La relation intime des trois est
clairement formulée dans l’explication synthétique que donne
Heidegger pour justifier sa traduction du λόγος comme Pose
recueillante :
« Le Λόγος est le rassemblement originel du recueillement initial à partir de
la pose initiale. »4

Résonne ici l’unité des trois moments, dont le λόγος constitue le


rassemblement : pose initiale ; recueillement initial ; rassemblement
originel. Ainsi, le λόγος est la pointe en surcroît rassemblant le
dévoilement poïétique fondateur à partir de l’envoi initial d’un
poser, d’une θέσις. Les trois forment l’unité triple de l’ouverture de
l’Ἀλήθεια, et la trinité de l’instauration de la vérité comme stature.
Remarquons en passant qu’à ce trinitaire de la vérité peuvent être
reliés analogiquement les trois modalités de déploiement du dual,
c'est-à-dire ses trois régimes d’intensification que nous avons
proposés précédemment sous la forme arithmétique de l’ajout, du
produit et de la puissance.

§ 42. Trinité de l’accord

Dans quelle mesure ce trinitaire oriente-t-il, en contrepoint de la


structure fondamentale quadripartite, la méditation heideggérienne
de l’Accord ? La question est d’autant plus délicate que, nous l’avons
dit, cette orientation seconde ne fait qu’affleurer une pensée
intégralement dédiée à la pénétration du Geviert. Nous pouvons
tout au moins tenter d’en proposer une formulation, ne serait-ce
qu’hypothétique. Cette hypothèse est alors celle d’une triple

1
Cf. § 13.
2
M. Heidegger, « La question de la technique », op.cit., p.46.
3
M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op.cit., p.68.
4
M. Heidegger, « Logos », op.cit., p.260.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 345

orientation de la visée de l’Austrag selon les trois directions données


par la copropriation, la coappartenance et la correspondance, c'est-à-
dire en allemand, respectivement : Ereignis ; Zusammengehörigkeit ;
Entsprechung. L’unité de l’accord visée ici éclate dans la traduction
française des trois termes allemands : l’accord devrait ainsi être pensé
comme unité des trois « co- », déclinant les trois modes unifiés de la
relation, selon l’appropriement, l’appartenance réciproque et le
dialogique. Il est significatif de constater que ce ternaire émerge, sans
être désigné explicitement dans son unité, au sein de la méditation
qui suit la mise au jour du Gestell dans les conférences de Brême et
Munich, c'est-à-dire dans les textes de 1956-1957 Qu’est-ce que la
philosophie ? et Identité et différence. Le premier, nous l’avons déjà vu
au tout début1, articule la correspondance à l’appel de la pensée de
l’être, et le second relie tout d’abord, dans le texte de la conférence
Le principe d’identité, appropriement et co-appartenance, pour
ensuite, dans La constitution onto-théo-logique de la métaphysique,
pointer vers l’Austrag en-deçà de toute onto-théo-logie. Il y a là un
parcours proprement sidérant, dès lors que la médiation de l’Ereignis
est finalement par la suite intégralement prise en charge dans la
parole du Geviert, simultanément à quoi est décrétée sans ambiguïté
la fin de la philosophie. Au contraire, ce parcours se meut dans
l’ambiguïté même, où la donation en retrait de l’Ereignis comme
appropriement est mise en avant en même temps que déclinée selon
la coappartenance et la correspondance, où la primauté de l’Ereignis
est donc posée et affirmée, en même temps que rapportée à l’unité
ouverte de l’Austrag, et où donc en deçà du ternaire métaphysique
de l’onto-théo-logie se voit pointé – certes de manière parcellaire et
voilée – un ternaire-unité, c'est-à-dire au sens propre une trinité, un
être-trine, plus originaire, au sein duquel la primauté de l’Ereignis est
comme fondue dans le déploiement trine de l’Accord en
copropriation, coappartenance et correspondance. Or ce ternaire

1
§ 2.
346 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

doit évidemment être mis en relation avec la triade grecque, dont il


est censé constituer la provenance et le fonds.
Nous pouvons dès lors, pour clôturer cette hypothèse d’une
« trinité heideggérienne » gisant au fond de la méditation du
Quadriparti, et comme malgré elle, proposer un schéma de
l’ensemble des correspondances dépliant les trois dimensions de
déploiement de ce trinitaire. L’Austrag, l’accord, nomme l’unité de
la relation se dépliant en copropriation, coappartenance et
correspondance, sur lequel reposent les trois moments de la vérité
comme instauration de la stature, que sont l’immédiat initial du
combat de la vérité, la fondation découvrante du sol et la donation
en surcroît, et les trois moments de la vérité comme ouverture de
l’ἀλήθεια, à savoir l’installation dans l’ouvert, θέσις, le dévoilement
producteur, ποίησις, le rassemblement posant, λόγος :

Accord – Austrag

Copropriation Coappartenance Correspondance


Ereignis Zusammengehörigkeit Entsprechung

Instauration de
la Vérité Immédiat initial Fondation Donation en surcroît

Ouverture de
l’Ἀλήθεια θέσις ποίησις λόγος

Intensification
du dual puissance produit ajout

Cette structuration trine doit se lire en filigrane de la constitution


métaphysique comme telle, qui en constitue le recouvrement. Un tel
recouvrement trouve son apothéose dans le renversement
systémique de cette constitution sous la forme de la triade des trois
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 347

restes commande, énergie, connexion, sur la base de la triple


occultation de l’adresse divine, de la question de l’être et du mystère
de la dispensation du langage. Occultation qui neutralise, et par là
même cristallise les trois dimensions unifiées de la pensée que nous
avons discernées dans notre analyse du système : transcendance,
incarnation, langue, ce dernier terme devant s’entendre en tant que
λόγος incarné de l’ouvert de la transcendance. Au trinitaire de
l’accord correspond donc encore l’épuisement de la métaphysique
dans la triade systémique, épuisement dans lequel la pensée se voit à
la fois séparée face au système et renvoyée à la trine-dimension qui
lui est propre :

Métaphysique Théo– Onto– Logique

Système Commande Énergie Connexion

Occultation Dieu –adresse Être – question Langage – mystère

Pensée Transcendance Incarnation Langue

Notre hypothèse d’une tripartition de l’accord induit donc des


conséquences majeures quant au contenu essentiel de ce que Didier
Franck nomme l’explication silencieuse de Heidegger avec le
christianisme accompagnant sa méditation historiale :
« L’explication magistrale avec l’histoire de la philosophie, la mise en
question de cette dernière depuis la vérité de l’être dont témoigne
l’ensemble des cours postérieurs à la publication d’Être et Temps se sont
donc accompagnées d’une explication aussi douloureuse que silencieuse,
c'est-à-dire finalement d’une manière ou l’autre, en présence du dieu
chrétien lui-même. Mais présence tue, sans parole aucune, adressée ou
énoncée. »1

1
D. Franck, Heidegger et le christianisme, op.cit., p.10.
348 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Cette présence invisible du « dieu chrétien lui-même » au cœur de


l’œuvre s’atteste, au-delà même de l’explication avec la théologie et
plus particulièrement avec saint Augustin, et du « congé » qui en
résulte, par cet affleurement du trinitaire. Il y a donc non seulement
explication silencieuse, mais plus encore persistance occultée de la
structure même de ce qui devrait constituer une « pensée
chrétienne ». Il conviendrait donc – nous ne le ferons pas ici – de
confronter les deux tableaux précédents à la série infinie du
déploiement trinitaire :

Trinité Père Fils Esprit Saint


Vertus théologales Foi Espérance Charité
Médiation Voie Vérité Vie
Tentation Vue Pain Siècle

Seulement, c’est précisément l’idée même d’une « pensée


chrétienne » que récuse finalement Heidegger, et ce d’une manière
absolument constante, sous le thème pour le moins équivoque de
l’indifférence, voire de l’incompatibilité de la pensée et de la foi.
Qu’on se souvienne, par exemple de la formule sans appel du cours
Qu’appelle-t-on penser ? :
« L’inconditionnalité de la foi et la problématicité de la pensée sont deux
domaines dont un abîme fait la différence. »1

Ou encore, très antérieurement, de ce qu’il dit lors du premier


cours de son Introduction à la métaphysique de 1935, quant au
rapport de la foi avec la question fondamentale de la métaphysique
« Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? ». La mise au
point qu’il propose est on ne peut plus claire :
« Elle n’a aucun rapport avec elle parce qu’elle ne peut pas du tout en avoir.
Ce qui est demandé à proprement parler dans notre question est pour la foi

1
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser, op.cit., p.171.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 349

une folie.
La philosophie réside dans cette folie. “Une philosophie chrétienne” est un
cercle carré et un malentendu. »1

Au nom de cette incompatibilité supposée, et toujours


réaffirmée, sur laquelle nous tâcherons de revenir dans le chapitre
conclusif, sa méditation se tourne univoquement et résolument vers
le Quadriparti, laissant par devers elle, mais sans parvenir réellement
à l’occulter, la tripartition de l’Austrag. Nous voyons ici au sens
propre une dénégation, prenant la forme d’une persistance occultée
du trinitaire sous l’affirmation de la structure quadripartite.
Il convient de faire ici une remarque d’importance. Cette
« dénégation trinitaire » vient en quelque sorte compléter ce que
Marlène Zarader a pu établir quant à l’autre dénégation proprement
heideggérienne, qu’elle montre être celle de l’héritage hébraïque et
plus généralement biblique2. Disons tout de suite que, bien
évidemment, ces deux dénégations ne peuvent se compléter que
parce qu’elles se placent respectivement sur les deux versants
radicalement différents de la racine « judéo-chrétienne » de
l’Occident, puisque ce qui est alors en cause est l’héritage judaïque
pour l’une et la révélation proprement chrétienne, trinitaire, pour
l’autre. Partant d’une analyse des analogies pouvant être exhumées
entre les conceptions respectives du langage comme ouverture
essentielle, hétéronomie radicale et dialogue, de la pensée comme
accueil, mémoire et reconnaissance, et de l’interprétation comme
réalisation, recréation et révélation, à partir d’un texte par essence
inachevé, dans la méditation heideggérienne et les herméneutiques
juives, Zarader démontre magistralement comment les
interprétations si radicalement singulières de ces dernières trouvent
dans la pensée de Heidegger la plus ample, et la plus inattendue,
résonnance :
« Qu’il s’agisse du langage (comme ouverture de l’être), de la pensée (comme

1
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.20.
2
M. Zarader, La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, Paris, Seuil, 1990.
350 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

mémoire et reconnaissance), ou de l’interprétation (comme nouvelle


révélation), Heidegger rompt avec l’“essence” jusqu’alors dominante, au
profit d’une tout autre essence, dite “plus originelle”. Dans ce
renouvellement radical auquel il soumet les notions directrices de la
tradition occidentale, il accompagne, avec une singulière constance, les voies
ouvertes – et patiemment suivies jusqu'à nos jours – par la tradition
judaïque. »1

Ces analogies sont certes formelles. Il est bien évident que la


différence première du sens que porte la transcendance elle-même,
entre « Dieu » et « Être », reste irréductible – Heidegger le martèle
assez – et ne saurait être éludée. Mais c’est précisément dans ce
transfert analogique de Dieu à l’Être que Zarader voit le geste
fondamental du philosophe :
« […] si Heidegger renouvelle de manière si radicale la compréhension
grecque de l’être, c’est à partir de formes de pensée puisées à une autre
source, et qui initialement se rapportaient, comme l’ensemble de l’univers
biblique, à Dieu. »2

Par le geste de cette analogie inaugurale qui vient fonder son


questionnement, celui-ci peut ainsi être considéré à bon droit
comme le plus éclatant exemple de perpétuation et de
développement philosophiques de cette tradition biblique, sans que
pourtant jamais il ne s’y réfère explicitement. L’ampleur de la
« dette », bien qu’elle soit strictement d’ordre analogique,
concomitante à l’absence de référence, autorise alors largement à
parler de dénégation :
« […] le penseur qui a, plus amplement que tout autre, restitué à la pensée
occidentale des déterminations centrales de l’univers hébraïque est
précisément celui qui n’a jamais rien dit de l’hébraïque comme tel. »3

Cette « dénégation hébraïque » pourrait, dans le cadre qui est le


nôtre, trouver une formulation chiffrée, à partir du développement
ultime de ce « renouvellement radical de la tradition occidentale », à

1
Ibid., p.125.
2
Ibid., p.151.
3
Ibid., p.197.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 351

savoir le Geviert. Orientant univoquement sa méditation vers le


Quadriparti, sur la double base du questionnement aristotélicien et
du poème hölderlinien – donc sur la base du jeu de réciprocité entre
les langues grecque et allemande, dont Zarader montre parfaitement
qu’il constitue à la fois le moteur même du dépassement de l’onto-
théo-logie en même temps que la clôture à toute référence
testamentaire dans le mouvement même de la visée de l’originel 1 –
Heidegger semble totalement délaisser ce qui constitue pourtant la
plus éclatante prééminence de la quaternité, dans ses trois
occurrences faisant fond à la tradition biblique :
- le tétragramme, nom cadre de l’ineffable éternité nommant
« celui qui s’appelle “je suis” » (Exode, 3 ; 14) ;
- le tétramorphe des vivants, dans ses deux apparitions d’abord
vétérotestamentaire de la vision d’Ézéchiel (1 ; 1-14), où il
redouble la quaternité en se présentant sous la forme de
quatre animaux identiques possédant chacun les quatre faces
d’homme, de lion, de bœuf et d’aigle, puis néotestamentaire
de l’Apocalypse (4 ; 7-8), où il se présente comme quaternité
« simple » des quatre vivants à face unique ;
- enfin, la tétrade évangélique, reliée symboliquement selon
saint Jérôme aux quatre vivants, l’homme annonçant
Matthieu, le lion, Marc, le taureau, Luc, et l’aigle, Jean.
Que la méditation du Geviert se fasse sans référence aucune à ne
serait-ce que la question de l’existence et du sens d’un quaternaire
biblique, cela ne peut en effet que paraître une autre formidable
dénégation, parallèle à celle que nous avons tâchée de mettre en
lumière.
Mais ces deux dénégations n’ont pas tout à fait le même sens.
D’une part, et c’est l’objet de la démonstration de Zarader, la pensée

1
Cf. Ibid., p.188 : « Ainsi se confirme une remarquable constance de structure. Structure en
forme de clivage entre le “métaphysique” et l’“originel”, et comportant une part d’indécision
concernant le site auquel peut être renvoyée l’essence dite originelle. En cette indécision se joue
le difficile problème du rapport grec/allemand. »
352 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de Heidegger converge vers, retrouve et met en œuvre tout un pan


oblitéré de la tradition occidentale, qui mérite pourtant au même
titre que la tradition philosophique grecque la qualification
d’« originel ». Heidegger en fait même l’horizon de la pensée à venir,
mais sans reconnaître à l’héritage hébraïque la paternité de cette
deuxième source de la pensée européenne, ou, pour être plus précis,
et pour tout dire, de la pensée de l’« esprit » comme marqueur
fondamental de ce qu’est l’Occident. D’autre part, cette même
pensée heideggérienne finit par se déclarer ouvertement, mais avec
des circonvolutions pour le moins complexes, séparée de toute
référence chrétienne, tout en déployant par devers elle, et même
malgré elle, une structuration trinitaire faisant contrepoint à
l’unilatéralité du Quadriparti. D’un côté donc, il y a clairement
convergence, au moins formelle, des contenus, et oubli ou omission
de la référence. De l’autre, la référence est on ne peut plus claire,
mais ce qui se voit paradoxalement rejeté est le contenu même de ce
qui est à penser alors même qu’il reste la matrice de cette pensée : à
savoir la médiation comme incarnation, au profit de la médiation
comme ouverture. Il serait donc plus juste de parler au sens propre de
« dénégation » dans le second cas, et d’omission dans le premier.
L’oubli de la référence, feint ou sincère, est une forme détournée
d’appropriation, lorsque la dénégation est une inquiétante tentative
de désappropriation : elle déclare séparé ce qui est
fondamentalement relié, tout en trouvant dans cette relation même
les ressources de sa déclaration de séparation. L’élaboration de la
pensée du Quadriparti se fait donc sur la double base d’une omission
de la tétrade biblique et d’une dénégation du trinitaire.
Que nous révèle un tel enchevêtrement d’omission et de
dénégation ? Comment expliquer ce double recul de Heidegger, lors
même qu’il tâche de conduire la pensée à sa possibilité la plus
extrême comme pensée du Quadriparti ? Précisément par cela que la
tradition biblique, au sens large vétéro- et néotestamentaire, est le
lieu même où s’élabore, au moins sous la forme d’une question qui
en ressortirait, l’articulation entre trinité et quaternité comme
faisant fond à l’« accrochage » de la révélation chrétienne sur
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 353

l’héritage hébraïque. Dès lors, l’omission de cet héritage devient la


condition même de la dénégation. En effet, celle-ci se fonde en
grande partie sur le rejet explicite de la lecture chrétienne-scolastique
du départ grec de la pensée, en vue du « retour prospectif » vers
l’essence du Logos grec. Pour le dire un peu rapidement, les choses
étant comme on l’a vu un peu plus complexes, un effet majeur de la
théologie médiévale réside pour Heidegger dans la construction d’un
Aristote imaginaire, et plus généralement d’une Grèce imaginaire
incluant l’aube même du « miracle grec », fondée sur une
mécompréhension du logos héraclitéen, du noein parménidien, et
plus généralement de la phusis grecque, avec à chaque fois en point
de mire l’élaboration de la subjectivité occidentale1. Une telle
mécompréhension aurait été le support de l’oubli occidental de la
pensée comme telle au profit exclusif de l’élaboration métaphysique
de la science technique. Mais si l’origine s’avère n’être pas exclusive,
le montage : origine grecque – oubli post-grec de la tâche de la pensée –
pensée de l’en-deçà des Grecs nécessitant le « congé » donné au
christianisme, tombe de lui-même, dès lors que le christianisme se
verrait alors naturellement raccroché à ne serait-ce qu’une part de
cette origine, c'est-à-dire à cet « en-deçà » auquel Heidegger consacre
sa méditation, sans que la teneur même de cet accrochage soit
seulement questionnée. Aussi, omission et dénégation s’avèrent
inséparables, la première étant la condition même de la seconde.
Autrement dit, interroger la quaternité biblique imposerait
nécessairement de reposer à nouveaux frais la question du sens
philosophique du trinitaire, ce que précisément l’élaboration du
Geviert entend contourner. Et de façon plus générale, reconnaître
l’héritage hébraïque imposerait de reconsidérer la portée de la
révélation chrétienne, ce que le diagnostic sans appel de
l’incompatibilité de la pensée et de la foi s’est d’emblée interdit.

1
Le cours de 1935 va jusqu’à parler de « falsifications » (M. Heidegger, Introduction à la
métaphysique, op.cit., p.143).
354 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

L’omission « judaïque » et la dénégation « chrétienne » se


complètent donc parfaitement, en fermant les deux abords de ce que
le recul même de la pensée heideggérienne fait pourtant apparaître
comme l’horizon fondamental s’imposant à la pensée désormais
séparée du Système. La grandeur peu comparable de l’œuvre
heideggérienne est précisément d’amener la pensée devant cet
horizon comme devant sa tâche propre, mais sans pouvoir l’y faire
pénétrer explicitement, du fait de ce double recul. Cet horizon est
celui-là même vers lequel Heidegger se meut déjà sans le reconnaître
comme tel, à savoir celui de l’articulation voilée du quadriparti et de
la trinité comme configuration duale de l’Accord. Ce qui a été dit
précédemment de la relation entre la Triade hölderlinienne et le
Quadriparti a tracé les prémisses de cette possible articulation, que
tentait de rendre la formule provisoire : la trinité règne d’amour sur
l’habitation du monde ; l’habitation au creux de la quadrature
s’ordonne au règne aimant. Le topos dual que nous poursuivons
depuis le départ à la suite de Heidegger commence à trouver ici non
seulement son chiffrage mais également sa texture. Articulant
mystérieusement le 4 et le 3, il est l’équilibre voilé d’ordre et amour.
Qu’est-ce à dire ? Dans l’aphasie se dévoile l’indécidable du quatre et
du trois, de l’ordre et de l’amour. C’est vers cette autre « harmonie »
– justement pas « harmonique » mais contrapuntique et rythmique,
car relevant d’un autre « ordre » que celui de l’ordre précisément –,
accord mystérieux liant l’un à l’autre l’ordre et l’amour, la structure
et la présence, qui ordonne l’amour à l’ordre et soutient l’ordre par
l’amour – c’est vers ce contrepoint conjoint du quatre et du trois, du
Quadriparti et du Trinitaire, qu’est menée la pensée désormais
séparée face au système, et par là mise irrévocablement en quête de
son horizon propre : le topos dual qu’est l’accord d’ordre et d’amour.

§ 43. La Croix

Une image saisissante de ce topos transparaît dans le chef-d’œuvre


fameux que le maître iconographe Andreï Roublev exécuta autour
de l’année 1411, connu sous le nom d’icône de la Trinité. Il n’est pas
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 355

anodin de rappeler que Roublev y relie thématiquement l’origine


même de la tradition vétérotestamentaire à l’accomplissement
évangélique de la révélation trinitaire. Ce thème est en effet celui de
l’épisode de la Genèse dans lequel l’Éternel apparaît à Abraham aux
chênes de Mambré sous la figure des trois pèlerins, désignés
distinctement et auxquels pourtant le prophète s’adresse
singulièrement1, thème que Roublev interprète, à la suite des Pères
de l’Église, comme première manifestation du Dieu trinitaire.
L’icône se donne donc d’emblée pour tâche inouïe de composer le
lieu même où s’articulent révélation trinitaire et tradition biblique.
Or ce que déploie la composition est un équilibre formel
époustouflant, absolument singulier, et à la logique pour le moins
relevée et délicate à appréhender, où s’enchevêtrent et s’articulent
deux structurations fondamentales, qui devraient être antagonistes et
qui trouvent pourtant là leur plein épanouissement réciproque :
l’une trine, qu’impose la présence surnaturelle des trois anges, et
l’autre cadre, qu’il faudrait sans doute interpréter comme présence
pure du monde comme tel – cosmos – qui à la fois « encadre » la
présence surnaturelle des anges, en tant que simple cadre de l’icône,
mais sur quoi ce règne surnaturel lui-même trouve en retour un
fondement, sous la double forme de l’autel sur lequel l’unité des
trois – la coupe du sang de l’Agneau – repose, et de la pierre
angulaire que l’on voit représentée sous l’autel – symbole de
l’humanité sur laquelle règne la présence trinitaire.
Cet équilibre formel entre structurations trine et cadre se
retrouve dans la composition interne de l’icône, qui peut être
analysée, comme le rappelle Philippe Verhaegen2, selon quatre
modules, ou motifs, conférant au tout sa tenue si singulière, parce
qu’unifiant la présence des trois anges : les modules de la croix, du
cercle, de la coupe et du triangle. Le module de la croix articule une
ligne verticale descendant de l’arbre situé en haut de l’icône,
1
Genèse, 18. Cf. P. Verhaegen, L’icône de la Trinité d’Andrei Roublev, 2è éd., Namur,
Éditions Fidélité, 2009, p.21-24.
2
Ibid., p.45-54.
356 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

traversant la pierre angulaire, la coupe sacrificielle et la main du


second ange qui, ouverte au-dessus de la coupe, arbore le signe
trinitaire, identifiant cet ange comme Christ, seconde personne et
Verbe de Dieu, et une ligne horizontale joignant et s’appuyant sur
les épaules des deux autres anges, personnes du Père et de l’Esprit
Saint. La croisée des deux axes est alors le cœur même du Christ. Le
module du cercle entoure les trois personnes d’un cercle dont le
centre est la main du Christ et dont la courbure poursuit celle des
épaules des deux autres anges. Le module de la coupe unifie le centre
de l’icône à partir de la base de l’autel en remontant selon une ligne
courbe qui joint les regards des trois anges. Le module du triangle
oriente la présence des trois anges vers une pointe située au bas de
l’autel, faisant ainsi reposer la pierre angulaire sous leur présence
bienveillante. La composition articule donc quatre modes selon
lesquels l’unité trine elle-même se déploie dans le règne calme et sûr
des trois personnes.
Ainsi, la présence trinitaire transfigure, accomplit et ordonne la
structure cadre, mais précisément en tant qu’elle s’articule à elle :
qu’au sens propre elle s’y accorde. Inversement, le cadre n’est
fondement naturel, au sens le plus absolu, c’est à dire en tant
qu’ordre du cosmos, que parce qu’il est intégralement pénétré de la
Trinité surnaturelle. La présence s’instaure dans la structure ; la
structure s’ordonne à la présence – au don de la présence, Verbe
incarné sur lequel repose le dogme trinitaire1.
À ce point, et pour tenter encore un pas vers ce topos, son
articulation voilée, et son double chiffrage, il n’est pas inutile de
nous tourner ne serait-ce que fugitivement vers une référence aussi
inattendue face à la pensée de Heidegger, et à sa tension interne qu’y
impose la poésie de Hölderlin, qu’elle est désormais incontournable
de par la synthèse éclatante et l’écho contrapuntique qu’elle apporte

1
Cf. R. Brague, Du dieu des chrétiens. Et d’un ou deux autres, Paris, Flammarion, 2008,
p.161 : « Ce verbe n’est pas n’importe quelle parole, même divine. Il est, comme le montre le
parallèle transparent avec le début de la Genèse, “au commencement”, la parole par laquelle
Dieu a tout créé, et qui ne peut donc être elle-même une créature. »
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 357

à ce qui fut questionné jusqu’ici. Je pense aux secrètes fulgurances


largement oubliées, et pour cause, du philosophe – mystique,
catholique et français – Ernest Hello, que Bloy avait appelées
timidement ses « quelques éclairs »1 – les fulgurances d’Hello
condamne toujours à l’euphémisme, même Léon Bloy n’échappe pas
à cette règle. Relisons quelques-uns de ces éclairs :
« La science avait cessé d’adorer : de là le malheur. »2
« La véritable science dépasse et écrase tous les systèmes. »3
« L’erreur croit toujours que l’ordre et l’amour sont contradictoires. »4

L’erreur n’est pas séparée du dual ; elle le croit contradictoire,


s’en détourne, le supprime de sa visée, à partir de quoi elle s’empêtre
dans le système, et finit par s’y engloutir. Le règne du système est
précisément ce détournement du dual, c'est-à-dire de l’articulation
voilée de l’ordre et de l’amour. En quoi il est, nous l’avions dit,
règne de la séparation. Mais alors, quelle figure doit être celle de la
vérité, et de sa correspondance pensante comme retournement de la
pensée vers son horizon propre, vers le topos de l’accord articulant
ordre et amour ? La réponse d’Hello est nette :
« La croix est le premier et le dernier mot de la science […] par la croix,
l’amour et l’ordre demeurent en équilibre et se dilatent sans s’égarer. »5

Ici s’éclaire singulièrement le double chiffrage de l’Accord. La


Croix est l’articulation même de la quaternité cosmique et du logos
trinitaire, où l’unité joue comme accomplissement du 4 par le 3,
dans l’abaissement même du 3 dans le 4 – le cadre est l’humilité
infinie du trine, sa venue dans le monde, qui ne tient donc en retour
que par lui. Chaque « signe de croix » supporte, répète et reconduit
cette articulation inouïe : le signe quadriparti s’y accomplit dans
l’invocation trine du don de présence, dès lors que les trois invoqués

1
L. Bloy, « Le fou », dans E. Hello, Prières et méditations, Paris, Arfuyen, 1993, p.49.
2
E. Hello, L’homme. La vie, la science, l’art, Versailles, Éditions de Paris, 2003, p.171.
3
Ibid., p.193.
4
Ibid., p.195.
5
Ibid., p.196.
358 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

s’y encadrent. Le règne surnaturel de l’amour y fonde et structure de


part en part, dans l’invocation trine, l’ordre naturel du cosmos
qu’appelle le signe cadre. L’équilibre des deux s’y établit et y
demeure, dit Hello, par la réciprocité hiérarchique de
l’accomplissement dans lequel l’abaissement relève, la structure
déploie la présence, le sacrifice surnaturel donne vie. La Croix est
l’Accord dual qui empêche tout égarement, le non-ambigu absolu, le
non-duplice qui a double nature, règne aimant et ordre aimé. Elle est
donc ce topos dont la pensée a à faire son site en même temps que
son horizon, « premier et dernier mot de la science » qui s’est laissé
dire définitivement, il y a deux millénaires, au mont Golgotha. La
Croix dont Jérôme Bosch, dans l’une de ses œuvres maîtresses et
terminales qu’est le « Triptyque de l’Épiphanie » visible au musée du
Prado, a fait, sur le panneau fermant du retable, l’origine, le but et le
sens même de la Nativité, c'est-à-dire de la double nature du Verbe
incarné. Par parenthèse, signalons l’architecture extraordinaire de
l’étable du panneau central, sorte d’impossible pyramide dont on ne
saurait dire si la base est triangulaire ou quadrangulaire, mobilisant
ainsi à nouveau cette articulation du 4 et du 3 sur laquelle s’équilibre
l’ensemble de l’œuvre. Sous cette « cabane » à l’équilibre improbable
se tiennent les trois mages faisant face, dans les trois stases de
l’adoration, à l’incarnation duale de la Vérité, le peintre ayant ainsi
« représenté le mouvement qui les conduit à la prosternation »1
devant la Vierge présentant l’Enfant, c'est-à-dire à la conversion –
conversion au dual, auquel ils participent déjà. Une perche de
soutènement, « un tronc maigre et tors, [qui] dirait à elle seule la
faiblesse et l’instabilité de la cabane »2, distingue les deux groupes,
consacrant la place de la Vierge à l’Enfant, tout en ouvrant la place
aux trois stases :
« Cette perche maigre, ce tronc d’arbre mort qui a du mal à se dresser, à se
tenir debout, à soutenir au-dessus de la Vierge et de Jésus un toit dérisoire,

1
C.-H. Rocquet, Jérôme Bosch et l’étoile des mages, Belgique, Nouvelles Éditions Mame,
1995, p.80.
2
Ibid., p.85.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 359

ce bois misérable, nous cause, sans que nous en prenions conscience, un


sentiment d’inquiétude. »1

Fragilité et inquiétude caractérisent en effet au mieux ce


soutènement qui assure comme un impossible maintien, et ainsi
donne abri au dual. Par cette perche branlante la cabane maintient
l’ordre cadre, figurant à la fois la maison de David et l’Ancienne Loi
que le Messie vient à la fois relever et accomplir, mais en tant qu’elle
abrite le dual, ouvrant ainsi l’espace pour l’amour trine. Et cette
tenue est, par essence, de la plus extrême fragilité, car fondée sur
l’articulation voilée du trine et du cadre. On voit là combien cette
étonnante cabane de l’Épiphanie constitue comme la préfiguration
même de la Croix – ou pour mieux dire, le lieu de son institution,
dont le Calvaire est l’accomplissement.
N’est-ce pas là le lieu même du « revirement des mortels » que
nous sommes, dit Heidegger, condamnés à attendre et espérer ? Une
telle interprétation n’est sans doute plus tout à fait
« heideggérienne » stricto sensu, dès lors qu’elle est évidemment et
fondamentalement chrétienne – mais nous avons vu que ce n’est pas
là un argument décisif, au regard des circonvolutions, évitements et
dénégations extraordinaires qui jalonnent l’entretien de Heidegger
avec le christianisme. Elle l’est pourtant encore au sens le plus
primaire, n’étant rendue possible que par la pensée incontournable
du philosophe, qui précisément pose au cœur même de la pensée, et
dans ses plus extrêmes conséquences, l’irréductibilité d’un tel
revirement. Ce faisant, il la conduit au seuil du topos tout en se
refusant à y faire entrer, préférant – c’est son tragique propre – se
réfugier derrière la laconique déclaration :
« Seulement un dieu peut encore nous sauver. »2

La confusion toute « journalistique » qu’un tel jet déclencha et


déclenche encore1 ne fait qu’oblitérer le fait massif du déni, ou de

1
Ibid.
2
M. Heidegger, Écrits politiques, op.cit., p.260.
360 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’« oubli », lui-même massif et proprement incroyable qu’il suppose.


À savoir que, pour ce qui est de « nous sauver », « le » Dieu – celui-là
même du catholicisme qui fut le terreau de la formation du
philosophe – ce « dieu-là », l’a déjà fait : c’est précisément ce que
saint Paul a pu nommer la folie de la Croix. Le déni n’invalide en
rien le thème du retrait divin dont Heidegger a fait son aiguillon.
Seulement il renverse étrangement les choses, en feignant d’oublier
l’inversion : « le » Dieu ne s’est pas retiré avant de « nous sauver »,
mais bien après. Inversion propre au messianisme dont Heidegger ne
parvient pas à se dépêtrer, pour la raison simple qu’il s’y empêtre de
son propre chef. Que devient la question de l’être dans cet « après » ?
C’est là ce qu’il ne questionne pas, soulignant, affirmant et
réaffirmant au contraire l’incompatibilité absolue de la philosophie
et de la foi chrétienne, tout en laissant déborder de toute part
comme les traces prégnantes de cette foi « oubliée » ou « mise de
côté », traces que synthétise le trinitaire de l’Austrag, au cœur même
de son élaboration philosophique. Autrement dit, en laissant
affleurer l’urgence d’une réévaluation de cette supposée
incompatibilité, une réévaluation du « cercle carré ». Il convient
donc de laisser la problématique de l’« heideggérianisme » à ses plus
scabreuses conséquences, au profit de la seule interrogation qui
convienne en propre à l’époque : la pensée est-elle capable d’un tel
retournement vers ce qui ne cesse de se tourner vers elle, et dont elle
n’a de cesse de se détourner, par quoi donc, elle se voit intégralement
concernée ? Est-elle seulement capable de ce simple tour sur elle-
même, dont dépend peut-être le retournement de tout l’être ? Est-
elle capable de faire cesser son détournement, sa fascination pour sa
propre exclusion depuis et hors du règne du système comme tel,
pour enfin se tourner vers son unique horizon – le topos dual
articulant l’Ordre quadriparti et la Grâce trinitaire ?
1
Les questions du journaliste à qui ce jet s’adresse, et qui le suivent immédiatement,
appartiennent au plus grand style du comique contemporain, sorte de sérieux tartuffe mâtiné de
prudhommesque niaiserie : « Y a-t-il un rapport entre votre pensée et l’avènement de ce dieu ? Y
a-t-il là, à vos yeux, un rapport causal ? » (ibid.). Heidegger « créateur de Dieu », il fallait en
effet y penser…
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 361

Comme un aveu extraordinaire et pas moins secret, le texte


rédigé en 1948, court et magnifique de sobre précision, intitulé Le
chemin de campagne, laisse silencieusement affleurer ce topos. De
manière comme toujours détournée, mais pour une fois explicite.
Presque malgré lui donc, laissant planer comme une assomption non
dite, et pourtant bien présente. Tâchons de voir comment. C’est
avec raison que Mattéi centre sa lecture autour du grand chêne à la
lisière de la forêt où s’enfonce le chemin :
« Son texte le plus personnel et le plus secret, Der Feldweg, est un hymne au
grand chêne qui commande silencieusement le cours patient du chemin de
campagne. »1

Le chêne est comme le sens même du chemin, ce qu’il porte avec


lui, ce qu’il ouvre et permet. Non son aboutissement ou son départ,
mais ce qu’il déploie. Le texte tâche de dire le dialogue du chêne et
du chemin, en forme d’écoute et d’écho, sur le chemin même, du
Logos porté par le chêne :
« Le chêne lui-même disait qu’une telle croissance est seule à pouvoir fonder
ce qui dure et porte des fruits ; que croître signifie : s’ouvrir à l’immensité
du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre ; que tout
ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité que si l’homme est
disponible à l’appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous
la protection de la terre qui porte et produit.
Cela, le chêne le dit toujours au chemin de campagne, qui passe devant lui
sûr de sa direction. »2

Sur le chêne se rassemble donc le Quadriparti, qui dit l’harmonie


fondamentale du monde dont le chemin recommence
perpétuellement la visitation. Le chemin s’avère le parcours de cette
harmonie cosmogonique, où le temps scandé par l’horloge et les
cloches, la réminiscence de l’enfance, la vie qui l’entoure et dure, la
présence permanente des éléments, le travail qui s’y inscrit, le
Simple, Dieu, Monde et Chose, trouvent leur espace de

1
J.-F. Mattéi, La barbarie intérieure, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 3è édition, 2006, p.225.
2
M. Heidegger, « Le chemin de campagne », Questions III et IV, op.cit., p.12.
362 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

déploiement. Ce parcours est donc celui de la pensée, dont le chêne,


reliant terre et ciel, donne la figure, à l’ombre de laquelle se tient le
banc où le jeune penseur tâchait de déchiffrer les écrits de ses Maîtres
passés. Figure, donc, qui forme modèle pour toute élévation, ce que
note Mattéi :
« […] c’est l’arbre qui est le modèle vivant de la pensée, laquelle, née de
l’éblouissement devant l’être, s’élève jusqu’à sa propre vérité. »1

Condensant admirablement tout l’effort de pensée qui fut celui


de Heidegger, y compris le questionnement de la technique comme,
précisément, perte de tout chemin, épuisement de la « puissance
silencieuse » du chemin, le texte s’oriente de la sérénité, celle même
qui fut l’enjeu de son interprétation de l’entièreté finie de la
philosophie, depuis le départ grec jusqu’à sa terminaison
nietzschéenne :
« La parole du chemin éveille un sens, qui aime l’espace libre et qui, à
l’endroit favorable, s’élève d’un bond au-dessus de l’affliction pour atteindre
à une sérénité dernière. […] Ce gai savoir est une sagesse malicieuse. […]
Mais tout devient serein dans une harmonie unique, dont le chemin dans
son silence emporte ça et là l’écho. »2

Suivant le déploiement du chemin dont le chêne est la mesure, le


texte met en scène la quête même qui fut tout au long de son œuvre
celle de Heidegger, à savoir la quête du Quadriparti. Seulement
voilà, il dit subrepticement, presque sans y prendre garde, comme
d’une évidence dont il n’y aurait rien à commenter tellement elle
s’impose dans sa discrétion même, une tout autre chose. Précisément,
il dit le départ et l’aboutissement du chemin – oserions-nous dire
l’alpha et l’oméga ? Le chemin, où se parcourt le cadre de tout
déploiement, où se lit la mesure infinie de toute chose entre ciel et
terre, divins et mortels, est lui-même, non pas seulement délimité
par son propre contour, son péras, mais comme porté – par quelle
grâce ? – en son départ et son retour. Porté par cela qui donne sa

1
J.-F. Mattéi, ibid., p.224.
2
M. Heidegger, ibid., p.14.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 363

tonalité au cheminement, par laquelle seule peut s’y voir


l’ouverture. Cela à quoi nous ne prenons même plus garde, tournés
que nous sommes vers le chêne ouvrant la pensée à l’écoute de
l’harmonie cosmogonique. « Cela » ? Qu’est cela ? Une autre
résonnance, celle du dernier coup de la cloche qui pointe vers les
sacrifices silencieux :
« Avec le dernier coup le silence s’approfondit encore. Il s’étend jusqu’à
ceux qui ont été sacrifiés prématurément dans deux guerres mondiales. »1

Ce qui intervient là, à la toute fin, au retour du chemin, laisse


entendre une autre gravité, qui n’est plus celle du chemin lui-même,
qui n’est pas celle du Quadriparti, bien qu’elle s’y accorde. Bien
même, qu’elle y accorde. Le silence qui suit le dernier coup
« s’approfondit encore », au fil de la résonnance de la cloche. Il
s’étend alors jusqu’aux sacrifiés, tendant ainsi vers le silence absolu,
qui fut celui du sacrifice absolu : celui-là même saisi génialement par
Velázquez dans sa Crucifixion où, comme le note avec justesse
Thierry Lentz, il « a réussi à peindre le silence » dans lequel « le
temps s’est comme arrêté » 2. Mais le silence n’arrête pas le temps, il
le transfigure. Ce silence, c’est le dernier coup de la cloche qui
l’accorde. La tour de l’église Saint-Martin, la vieille cloche et son
dernier coup forment à eux trois l’omega du chemin. Auquel
répondent les trois scansions :
« Est-ce l’âme qui parle ? est-ce le monde ? est-ce Dieu ? »3

Quel en était l’alpha ? Le premier paragraphe du texte fait


référence aux variations que le temps fait subir au chemin lui-même,
c'est-à-dire à sa tonalité et sa portée :
« […] soit qu’aux environs de Pâques il allonge son trait clair entre les
champs verts et les prairies renaissantes ou qu’à Noël il disparaisse derrière

1
Ibid., p.15.
2
T. Lentz, Une passion. Promenades autour de la Crucifixion de Velázquez, Perrin, 2011,
p.105-106.
3
M. Heidegger, ibid., p.15.
364 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

la première colline parmi les tourbillons de neige. »1

Bien sûr, il paraîtrait presque « naturel » de n’y lire que le


« printemps » qui ouvre toute clarté pour le trait du chemin, et
l’« hiver » où les tourbillons, le ciel bas, la nuit précoce ré-occultent
son sillonnement. Mais non : le printemps et l’hiver y sont déjà
qualifiés. « Pâques » ne signifie pas « printemps » ; « Noël » dit
infiniment plus que « hiver ». La « renaissance » des prairies est le
signe même de l’inscription à la fois terrestre et surnaturelle de la
résurrection pascale. Les tourbillons de neige faisant disparaître le
chemin derrière les collines viennent éclairer par contraste sa
naissance. Ils opacifient gravement ce que cette naissance fait advenir,
d’un mystère opaque semblant opérer le renversement même du
monde. Cette naissance fait littéralement tourbillonner le monde. Le
chemin est ainsi porté par la grâce insigne que pointent « Noël » et
« Pâques ». Leur entre-deux peut à bon droit être nommé chemin de
croix, d’où prend son propre départ le chemin de campagne, dont le
déploiement cosmogonique est ainsi donné par cet autre chemin
invisible. La phrase suivante donne la clef de cette articulation voilée
du déploiement quadripartite du chemin sur la grâce trinitaire, à
peine mais clairement mentionnée. Point d’articulation où
précisément bifurque le chemin :
« À partir de la croix, il tourne vers la forêt. À sa lisière il salue en passant
un grand chêne, sous lequel est un banc tout juste équarri. »2

Le chemin se tourne vers la forêt, à la lisière de laquelle il vient


saluer le chêne, pour tâcher ensuite d’entendre ce que celui-ci a à lui
dire du « secret de toute permanence et de toute grandeur »3. Mais
cela, il ne le fait qu’« à partir de la croix ». Non pas que cela soit une
« condition de possibilité » du chemin. Mais c’en est la grâce. Grâce
oubliée, dès lors que la pensée se tourne vers l’ordre cosmogonique
gouvernant la forêt. Et que sur le chemin elle en découvre le

1
Ibid., p.11.
2
Ibid.
3
Ibid., p.13.
TRINITÉ ET QUADRIPARTI 365

déploiement quadripartite. Cette grâce n’est donc pas la donation en


retrait que nommait l’Ereignis, et que structure le Geviert,
précisément parce qu’elle ne se retire jamais. Toujours, le chemin
repasse devant elle, sans même plus y prendre garde, car c’est vers le
chêne qu’il se tourne :
« À partir de la croix il tourne vers la forêt. »

Voilà nommé par Heidegger lui-même le topos dual qui fut l’objet
de nos pérégrinations au fil de sa pensée. Articulant et accordant
grâce trinitaire et ordre quadripartite, en tant que la grâce toujours
déjà là portant tout ordre, la croix donne et porte le départ pour
chaque « tour vers ». En l’occurrence, vers la forêt, cet ensemble à la
fois inquiétant et radieux, qui n’est pas un système sans être plus un
chaos. La forêt où se dressent les arbres innombrables en pleine
force de leur déploiement, leur élévation accomplie, tous ces
« maîtres » donnant la mesure de la pensée parce qu’ils l’ont
parcourue. Vers la forêt : c'est-à-dire, verticalement, vers l’aventure
finie de la philosophie, son impensé et son en-deçà, son humus
fondant l’humanité de l’homme, comme vers ses altitudes et ses
cimes, qui le font tenir debout ; et donc également, horizontalement,
vers ses enchevêtrements et ce qu’ils laissent libre, les obscurités
dont Héraclite s’était fait le héraut, et les clairières et les éclaircies
surgissant comme de nulle part. Cette simple phrase aux
résonnances multiples résume à elle seule le parcours même qui fut
celui de Heidegger : à partir de la théologie, la bifurcation vers les
Grecs. Mais simultanément elle en donne la vérité, c'est-à-dire le
manquement et l’oubli : la bifurcation repose sur l’« à partir », non
pas de la théologie, mais bien de la croix elle-même.
« À partir de la croix il tourne vers la forêt. »

La Croix … la pensée est-elle seulement capable de La voir, dans


l’alternative terrible où elle se trouve, entre engloutissement
systémique et tour univoque vers l’appel du déploiement
harmonique ? Mais cela signifie aussi et d’abord : est-elle seulement
capable de soutenir un tel Regard ? Est-elle seulement capable de s’en
366 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

rendre capable ? Il incombe à la « pensée à venir » d’émerger de


l’aphasie philosophique pour en dire ne serait-ce qu’un mot, à moins
qu’un Nom : désormais séparée du système, saura-t-elle se tourner
vers le lieu même de la Relation, son origine et son foyer ?
CHAPITRE XII

LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ

§ 44. Descartes moderne ?

« Descartes, dans l’histoire de la pensée, ce sera toujours ce cavalier français


qui partit d’un si bon pas. »1

Ce dernier chapitre s’avère nécessaire. Il est le complément


indispensable et incontournable au parcours qui conduit du système
au cadre trinitaire. S’y découvre comme le gouffre propre de l’édifice
de pensée heideggérien, où s’éclaire quelque peu la dénégation
formidable qui le sous-tend. Il tâche donc de donner un autre
éclairage à ce fait massif que Heidegger oriente ce parcours, sans
pouvoir jusqu’au bout l’accomplir.
Ce qu’il s’agit de pointer ici est aussi capital que difficile,
justifiant la prudence qu’il convenait d’adopter. L’affaire concerne la
portée qu’il convient de donner à son interprétation de la
métaphysique cartésienne. Question que nous avons « glissée sous le
tapis » à plusieurs reprises, mais s’est trouvé à chaque détour, tel le
hérisson du conte de Grimm auquel Heidegger fait référence dans

1
C. Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », Œuvres en prose
complètes III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p.1280.
368 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Identité et différence, pour déclamer son ineffable « Je suis là ! » Ce


qui est bien le cas de le dire, puisqu’il s’agit essentiellement de
pénétrer le sens même de l’ego sum. Nous en avons finalement dit
quelques mots au § 34, sans lui enlever, loin s’en faut, son caractère
particulièrement épineux. Nous nous sommes vus ainsi contraints à
des circonvolutions impossibles, liées à cela que s’il est difficilement
discutable de voir en Descartes un renouvellement radical du
questionnement philosophique, il n’est pas certain qu’un tel
renouvellement se laisse circonscrire sous le thème univoque de la
fondation de la subjectivité moderne, et avec elle de la rupture
absolue avec la pensée médiévale. Le fait même que Descartes juge
opportun d’établir à nouveaux frais une preuve ontologique de
l’existence de Dieu impose a contrario de le rapprocher de la longue
tradition théologico-philosophique de l’Europe chrétienne, où cet
argument s’est vu proposé et discuté, par saint Anselme d’abord, qui
introduit l’argument dans son Proslogion, et par saint Thomas
d’Aquin qui en expose rapidement une critique au début de la
Somme théologique. Lignée, certes, à laquelle il serait difficile et
même absurde de vouloir à toute force inclure le nom de Descartes,
qui précisément n’est pas théologien, comme il le rappelle à
l’occasion. Mais lignée de laquelle, donc, il ne saurait être question
pour lui de faire table rase. Autrement dit, qu’une telle rupture ait
eu lieu n’est pas contestable. Mais que Descartes en soit le maître
d’œuvre l’est beaucoup plus. Sa propre position serait, en ce sens,
nettement plus singulière et nuancée que celle du philosophe
révolutionnaire initiateur de la modernité, image portée par cette
modernité même que Juranville propose de résumer ainsi :
« C’est l’image véhiculée par la métaphysique moderne, de Spinoza à Hegel.
Image mêlée : si Descartes est reconnu comme initiateur, il est aussi
considéré comme n’ayant pas su ni pu accomplir l’entreprise de raison pure
dont il avait donné dans la subjectivité le principe, trop empiriquement
découvert. […] Cette image de Descartes, elle demeure, avec des nuances au-
delà de Hegel, dans ce que j’appellerai la pensée de l’existence. Chez
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 369

Heidegger par exemple. »1

Par un autre biais, le cogito, que celui de Juranville, qui se penche


sur le statut de l’hypothèse du Malin génie, nous étions arrivés, dans
nos circonvolutions, à la même conclusion, ou du moins au même
soupçon d’une persistance de la conception idéaliste de Descartes
chez Heidegger, qui aboutit chez lui au thème de la fondation du
subjectum. Soupçon donc d’une forte orientation de sa lecture par la
reprise kantienne du je pense. Nous avions pu ainsi montrer que
l’essentiel de l’analyse du cogito, dont le martellement un peu
excessif de Beaufret tâche de donner la ligne directrice, portait
quelque amalgame avec l’aperception transcendantale, à partir de
laquelle devient pensable effectivement la double auto-possibilisation
du subjectum. C’est du reste une pente que notait avec force
Ferdinand Alquié qui, dans ses Leçons sur Descartes, n’a précisément
de cesse de resituer les enjeux de la métaphysique cartésienne en
opposition à Kant. À voir, par exemple, cette prévenance dont le
nœud porte sur le sens même du sujet transcendantal, que nous
avons analysé à partir du subjectum comme « possible de tout
possible » :
« Voyez, par conséquent, combien il faut se défier de la tendance à
interpréter Descartes à travers Kant, et à travers des auteurs plus modernes.
Il est évident que, depuis Kant, nous avons l’impression que le sens de l’être,
le sens du moi, de l’ego, sont constitués à partir du sujet transcendantal qui
est, lui seul, véritablement premier. Mais, chez Descartes, il n’en est pas du
tout ainsi. Chez Descartes, la dialectique est toujours ontologique. »2

Alquié prend ici clairement le contrepied exact de


l’interprétation heideggérienne, pour laquelle avec Descartes, au
contraire, « l’homme devient le fondement et la mesure posés par
lui-même pour fonder et mesurer toute certitude et toute vérité. »3
La pensée heideggérienne questionne, dès Être et Temps, cette auto-

1
A. Juranville, « Du malin génie de Descartes au Surmoi de la psychanalyse », L’Âne. Le
magazine freudien, Diffusion Seuil, n°64, 1996, p.35.
2
F. Alquié, Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Paris, La Table
Ronde, 2005, p.181.
3
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », Nietzsche II, op.cit., p.109.
370 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

imposition de la conjonction du « que » comme Transcendantal pur.


Elle se présente alors comme projet de « destruction
phénoménologique du cogito sum »1, substituant à la primauté du
solipsisme cartésien, la structure existentiale du Dasein comme être-
au-monde ek-sistant. Il s’agit ainsi proprement d’inverser la
perspective du cogito :
« Pour que le cogito sum pût servir de point de départ à l’analytique
existentiale, il serait besoin non seulement d’une inversion, mais encore
d’une nouvelle confirmation ontologico-phénoménale de sa teneur. Le
premier énoncé serait alors : “sum”, à savoir au sens de : je-suis-à-un-monde.
Étant ainsi “je suis” dans la possibilité ontologique de diverses attitudes
(cogitationes) comme guises de l’être auprès de l’étant intramondain.
Descartes, au contraire, dit : des cogitationes sont sous-la-main [Vorhanden]
et en elles est conjointement sous-la-main un ego comme res cogitans sans
monde. »2

La critique est ici tout à fait fondamentale. Heidegger ne peut que


récuser toute épochè du monde, dès lors que l’analytique existentiale
du Dasein fait apparaître celui-ci comme être-au-monde. Par quoi
une proposition telle que : « je pense hors monde, donc je suis, et à
partir de là un monde est » ne peut plus avoir aucun sens. Ici,
Heidegger se veut beaucoup plus radical que Kant. Et la formule de
cette radicalité serait : je suis à un monde, à partir de quoi la
détermination essentielle du « je » ne peut être autre que l’appel à la
pensée du monde. Si Descartes part d’un « je suis à Dieu », le
renversement heideggérien consiste à poser un « je suis au monde ».
Le cogito kantien se laisserait alors formuler ainsi : « je suis (et à
partir de moi le monde est) le produit répété de la synthèse
originaire ».
Tout au contraire, et presque en contrepied systématique à
Heidegger, Alquié insiste fortement sur la portée essentiellement
ontologique du cogito, comme sum fondamental dont les cogitationes
sont les attributs, et non pas la fondation :

1
M. Heidegger, Être et Temps, op.cit., [89], p.84.
2
Ibid., § 43b, [211], p.158.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 371

« Cette pensée, il la présente comme un attribut inséparable de son moi.


Donc, c’est bien du moi qu’il est parti, c’est bien à l’ego, c’est bien au sum
qu’il se tient. »1

Mais alors, est-ce à dire qu’il s’agit bien, avec ce moi, de la


fondation de la subjectivité moderne, au sens où l’entend l’idéalisme
allemand, et après lui Heidegger, mais d’une manière différente
quoiqu’empruntée ? Autrement dit, le moi ainsi découvert est-il le
subjectum insigne pour toute fondation de l’étant ? C’est bien sous
cette forme que l’entend Heidegger :
« Même avant Descartes l’on s’était aperçu déjà que le représentateur et ce
qu’il représente se rapportaient à un moi représentateur. Le nouveau en un
sens décisif, c’est que ce rapport au représentateur non moins que celui-ci en
tant qu’un tel assume un rôle essentiel de critère pour ce qui se produit et
doit se produire dans le représenter à la manière d’un agencement de
l’étant. »2

Mais accentuant ainsi le rôle de critère dévolu au moi, Heidegger


occulte la dimension fondamentale d’expérience ontologique,
expérience de l’être, qui est celle du cogito, et sur laquelle Alquié
oriente toute son analyse. La méditation du cogito n’est pas la
découverte d’un critère fondamental, mais l’expérience d’un être qui
se donne comme immédiate altérité interne, par la césure qu’impose,
au sein de cette donation, l’idée de l’infini. Aussi le critère n’est-il
pas le moi, mais bien l’infini qui le déborde de toutes parts, et dont
l’ego est comme le signe. La troisième Méditation marque le moment
de l’expérience de ce débordement, par quoi l’ego se dévoile comme
trace de Dieu :
« Et certes on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en
moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son
ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose
de différent de ce même ouvrage. »3

1
F. Alquié, op.cit., p.162.
2
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », op.cit., p.126.
3
R. Descartes, Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p.299.
372 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

S’arrêtant sur cette dernière accentuation, essentielle, Alquié va


donc jusqu’à dire qu’en cette expérience « je suis l’idée de Dieu. »1 Le
renversement du critère est ainsi total :
« Cela revient à dire que, pour Descartes, l’infini est la condition de toute
pensée. »2

L’ego idée de Dieu : nous sommes loin de la subjectivité moderne


dont Descartes est censé avoir fondé l’élaboration. Et ce d’abord
parce que l’ego est avant tout la marque même de l’expérience la plus
fondamentale de la transcendance, et la preuve de son originarité.
C’est pourquoi Jean-François Mattéi n’hésite pas à le rapprocher,
non pas de la philosophie moderne, mais de son déploiement initial,
à savoir Platon :
« Avec ce jaillissement de la transcendance, que Platon nomme le Bien,
l’âme se détourne d’elle-même et s’oriente vers le monde, désormais saisi
dans la lumière, de même que, chez Descartes, l’expérience de la méditation
ne replie en aucun cas la chose qui pense sur son « esprit », c'est-à-dire sur
son « moi » ou « ce même » qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui
imagine et qui sent. L’autosaisie de l’existence dans le cogito – « je suis,
j’existe » –, nécessairement vraie chaque fois qu’elle est véritablement
pensée, et donc ressentie, dévoile, par un retournement aussi singulier que la
conversion platonicienne, la présence dans l’âme de ce qui la déborde de
toutes parts. »3

S’il est devenu commun de considérer que le « monde technique


contemporain », dont nous avons tâché de montrer qu’il doit
d’abord se concevoir comme « monde systémique », trouve dans la
métaphysique cartésienne un point d’ancrage majeur, il faut bien
admettre que c’est là une de ces évidences ressassées qui, à force de
l’être, prennent presque figure de slogan oublieux. Reste à décrypter
ce qui fait le fond réel de cet ancrage, dont on ne peut nier
l’existence, au moins relative, ne serait-ce que sous la forme, par
exemple, de la fortune de l’écriture algébrique et de la géométrie
analytique dont Descartes a, pour le coup, été l’instigateur

1
F. Alquié, op.cit., p.204.
2
Ibid., p.205.
3
J.-F. Mattéi, La barbarie intérieure, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 3è édition, p.153.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 373

révolutionnaire, à la suite toutefois de Viète. Or il faut bien


l’admettre, la multiplicité des visages de Descartes ne facilite pas un
tel décryptage. Valéry en faisait la remarque, plus décisive qu’elle en
a l’air, car exhibant un trait indiscutable de la postérité du
philosophe :
« Descartes… Mais depuis trois siècles que sa pensée est repensée par tant
d’hommes du premier ordre ; détaillée, commentée par tant d’exégètes
laborieux ; résumée par tant de maîtres pour tant d’écoliers, – où est
Descartes ? Je n’oserai vous dire qu’il y a une infinité de Descartes
possibles ; mais vous savez mieux que moi qu’il s’en compte plus d’un, tous
fort bien attestés, textes en mains, et curieusement différents les uns des
autres. »1

Dans l’orientation heideggérienne, le fond de cet ancrage réside,


nous l’avons dit à plusieurs reprises, dans la mise au jour décisive de
l’opération de la considération se possibilisant elle-même. Le
responsable de cette mise au jour serait donc, par sa thèse du cogito,
Descartes, du moins le « Descartes lu par Kant et Hegel », c'est-à-dire
fondateur de la modernité par l’élaboration de la subjectivité à partir
du « Je pense », comme pure opération de fondation. Descartes serait
le primordial fondateur de la subjectivité moderne, parce qu’il pose
celle-ci comme subjectum insigne à partir de la certitude de soi-même
de la cogitatio. Un cogito sans Dieu en somme, devenant par la suite
unité pure de l’aperception transcendantale. Une remarque incidente
de Mattéi résume assez nettement la situation :
« Ce tournant subjectiviste, en quoi consiste l’avènement des Temps
Modernes, est généralement imputé à Descartes et à sa détermination du
sujet humain comme res cogitans, tout en occultant la découverte de l’infini
dans la troisième Méditation, c'est-à-dire la découverte de l’extériorité
absolue de Dieu. »2

Tout l’effort d’Alquié porte à l’inverse sur le sens ontologique de


la différenciation en trois termes de ce que découvre le cogito à partir
précisément de cette idée de l’infini, que porte avec lui le moi

1
P. Valéry, « Descartes », Variété III, IV et V, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002,
p.488.
2
J.-F. Mattéi, op.cit., p.9.
374 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

découvert, et du lumen naturale qui se donne avec elle : les trois


substances que sont Dieu, la res cogitans et la res extensa.
Que la modernité réduise ainsi Descartes à ce « cogito sans Dieu »
tout en s’en réclamant, est de fait significatif du sens de sa
constitution, de son engagement, de ses « intérêts ». Intérêts dont la
tabula rasa n’est évidemment pas le dernier. Mais alors il ne serait
pas absurde de considérer Descartes non pas seulement comme le
premier « héros », selon la formule hégélienne, de ce déploiement
naissant de l’essence de la modernité, qu’également son premier
symptôme. Autrement dit, il y a des chances que Descartes ne soit
pas qu’un départ, mais aussi une fin. Il serait une frontière, au-delà de
laquelle s’ouvre un monde ne voulant plus rien savoir de ce qui l’a
précédé, car ne voulant plus savoir que le « subjectif objectivé ». Que
le doute hyperbolique fournisse une charmante métaphore de cette
table rase, qui a pu jouer un rôle significatif dans la transmission de
l’idée même de la tabula rasa travaillant de l’intérieur toute cette
modernité, n’empêche pas qu’elle ne soit une mauvaise métaphore,
car utilisable, dans le cas de Descartes, au sens exclusivement
épistémologique de l’épochè. Tout autant « moderne » que
« scolastique » – Kant lui-même en fait la remarque, parlant d’un
« renouvellement de l’esprit scolastique »1 – Descartes n’est
finalement sans doute aucun des deux. À la fois apôtre de l’ordre
méthodique et de la vérité chrétienne, son parcours est celui, il faut
bien l’admettre, d’un étrange et singulier apostolat, qui lui aura
finalement valu d’être « mis à l’index » autant par le Pape que par
Newton. Il reste peut-être avant tout cet ambigu caillou infiltré
discrètement dans la chaussure du scientisme moderne. Le cadeau
« empoisonné » de la transcendance philosophique laissé au cœur
même de l’immanentisme de la « méthode », en quelque sorte. N’est-
ce pas alors aussi vis-à-vis de la modernité qu’il s’avance ainsi
« masqué » ?

1
E. Kant, op.cit., B 631, p.536.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 375

§ 45. Descartes médiéval ?

Ce soutien théologique et médiéval se laisse lire à plusieurs


degrés. Qu’on pense déjà à saint Augustin qui, comme le remarque
Arnauld dans les quatrièmes objections aux Méditations, fonde sa
démonstration de l’existence de Dieu, au Livre II du Libre arbitre,
sur une épreuve de doute qu’il s’agit de dépasser par l’établissement
de quelque certitude. Il fait ainsi dire à Evodius :
« Bien que je tienne cela d’une foi très ferme, cependant, puisque je n’en ai
pas encore la pleine connaissance, cherchons comme si tout était
incertain »1.

Et la première forme de la reconquête sur cette incertitude de la


connaissance, posée hypothétiquement comme absolue, est bien
celle de l’évidence du soi, sur la base d’une déduction du sujet de
toute tromperie possible :
« Pour prendre notre point de départ dans ce qu’il y a de plus évident, je te
demande donc d’abord si toi-même tu existes. Mais peut-être crains-tu d’être
trompé par cette question, alors que tu ne pourrais certainement pas être
trompé, si tu n’existais pas ? »2

On pourrait objecter l’immédiateté avec laquelle cette


supposition est balayée, Evodius répondant le laconique : « Passe
plutôt à la suite. » Par quoi s’établit donc, comme base de la
démonstration : « Il est donc évident que tu existes ». Mais
l’hypothèse du Malin génie a chez Descartes le même rôle
transitoire, ce qui n’est pas tout à fait le cas de celle du Dieu
trompeur, dont il faut attendre la fin de la méditation troisième,
c'est-à-dire précisément la preuve de l’existence de Dieu, pour
montrer qu’elle est absurde. Ce qui revient à dire que Descartes ne
fait qu’examiner plus à fond et dans ses plus extrêmes conséquences
cette possibilité de la tromperie qui fonde le doute. Dans les deux
cas, on trouve la même nécessité de cette épreuve radicale, qui chez

1
S. Augustin, « Le libre arbitre », livre II, II, 5, Le maître – Le libre arbitre, Paris, Institut
d’études augustiniennes, « Nouvelle bibliothèque augustinienne », 1993, p.150.
2
Ibid., III, 7, p.153-154.
376 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

saint Augustin est celle de tout croyant voulant s’engager dans le


dépassement de sa propre ignorance de Dieu, et que Descartes
généralise à tout pensant désirant dépasser sa propre ignorance de
l’être. Mais n’est-ce pas là dire que Descartes institue avec d’autant
plus de force la primauté absolue de la foi sur le déploiement même
de la pensée ? L’ontologie cartésienne est une théologie. Et tout le
mouvement des Méditations consiste à montrer qu’aucune physique
n’est pensable en dehors de l’intrication de ces deux pans
fondamentaux de la métaphysique. Comme le dit Alquié :
« Chez Descartes, le souci théologique et le souci physicien ne peuvent être
séparés. »1

Il faut noter toutefois que ce souci ne signifie aucune prétention


théologique, à la différence d’ailleurs de Galilée comme de Newton.
Descartes a bien plutôt le souci de se plier à la vérité théologique,
dont l’existence de Dieu est évidemment la première pierre. Ainsi,
dans la Lettre à Mersenne du 6 mai 1630, Descartes déclare :
« Ce que vous dites de la production du Verbe ne répugne point, ce me
semble, à ce que je dis ; mais je ne veux pas me mêler de la théologie, j’ai
peur même que vous ne jugiez que ma philosophie s’émancipe trop, d’oser
dire son avis touchant des matières si relevées. »2

Il s’agit bien, à l’aide de l’ontologie, de reconquérir une vérité


d’ordre théologique – le fondement de l’être – qui serait menacée
d’oubli par une puissance cognitive devenue aveugle à ses propres
incertitudes fondamentales. Les promesses de la science nouvelle ne
doivent pas être perdues par l’oubli de ce qui fonde à la fois
théologie et connaissance. Autrement dit, sans Dieu l’assurance
scientifique est un non-sens et verse à l’imposture. Avec Dieu, elle
est acquise et peut déployer toute sa puissance. L’ontologie
cartésienne se présente ainsi comme intermédiaire entre théologie
fondatrice et physique en cours d’émancipation. Mais
l’émancipation chez Descartes ne signifie en rien rupture ou

1
F. Alquié, op.cit., p.77.
2
R. Descartes, op.cit., p.937.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 377

révolution – ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’il faille rompre avec


certaines habitudes rhétoriques, celles de l’École tardive notamment,
ces habitudes n’ayant rien d’essentiel quant au fond véritable de la
théologie. L’émancipation est le développement libre à partir du
socle de la vérité théologique. Aussi, disons-le tout de suite, si
l’analyse heideggérienne du cogito par la subjectivité moderne paraît
très discutable, comme du reste toutes les interprétations plus ou
moins kantiennes qui émaillent la philosophie moderne, sa pensée
de la métaphysique comme onto-théo-logique trouve au contraire en
Descartes une illustration, et même la confirmation la plus
exemplaire qui soit. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique la
fortune interprétative qui lui succède, et en fait un « fondateur » :
Descartes est le sommet de l’onto-théo-logie, qui démarre à Platon et
Aristote, se déploie dans la constitution philosophique de la
théologie chrétienne, et trouve son climax dans l’entreprise
cartésienne en référence à laquelle la modernité philosophique s’est
développée.
Le deuxième point de cet accrochage médiéval de la
métaphysique cartésienne concerne bien sûr saint Anselme, qui le
premier formule une preuve ontologique de l’existence de Dieu. À
vrai dire, cette preuve est un mixte de ce que Descartes présentera
séparément, à savoir une « preuve par l’idée » et une preuve par
l’être, mais sans qu’aucune référence à la cause ne soit mentionnée.
Cette preuve, en son pan « idéel », est produite en confrontation à la
négation de l’insensé du Psaume 13 :
« Or, nous croyons que tu es quelque chose dont on ne peut rien concevoir
de plus grand. Est-ce qu’une nature pareille n’existe pas parce que l’insensé a
dit en son cœur : Dieu n’est pas (Psalm. XIII, 1) ? […] Et certainement ce dont
on ne peut rien concevoir de plus grand ne peut être dans l’intellect seul. En
effet, s’il n’était que dans l’intelligence, on aurait pu penser qu’il soit aussi
en réalité : ce qui est plus. Or donc, si l’être dont on ne peut concevoir de
plus grand est dans l’intelligence seule, cette même entité, dont on ne peut
rien concevoir de plus grand, est quelque chose dont on peut concevoir
quelque chose de plus grand : mais certainement ceci est impossible. Par
conséquent, il n’y a aucun doute que quelque chose dont on ne peut rien
378 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

concevoir de plus grand existe et dans l’intelligence et dans la réalité. »1

Il y a bien ici expérience de l’idée de l’infini, en tant que « ce dont


on ne peut concevoir de plus grand ». Si la référence à l’idée diffère
nettement de celle de Descartes, car sans recours à la causalité, elle se
fonde bien sur la même expérience fondamentale. Le chapitre III
développe plus directement le pan strictement ontologique de la
preuve :
« Et il [Dieu] est si véritablement que l’on ne peut même pas penser qu’il
n’est pas. En effet, on peut concevoir quelque chose qu’on ne saurait
concevoir comme non existant, ce qui est plus grand que ce que l’on peut
concevoir comme non existant. Ainsi donc, si ce dont on ne peut rien
concevoir de plus grand peut être conçu comme n’existant pas, ce même
[être] dont on ne peut rien concevoir de plus grand n’est pas cet [être] dont
on ne peut concevoir de plus grand : ce qui est contradictoire. Ainsi donc,
cet [être] dont on ne peut pas concevoir de plus grand est d’une manière
tellement véritable que l’on ne peut pas penser qu’il n’est pas. Et cet être,
c’est toi, Seigneur notre Dieu. »2

Ainsi, le chapitre II, intitulé Que Dieu est véritablement, dit : j’ai
l’idée de l’infini, de même que l’insensé qui nie la réalité de l’infini,
mais ne peut nier la réalité de l’idée elle-même ; or un infini
purement réel sera « plus grand » qu’un infini purement idéel ; donc
l’infini dont j’ai l’idée ne peut être que réel. Le chapitre III, intitulé
Que l’on ne peut penser que Dieu n’existe pas, dit plus directement :
l’infini réel est plus que l’infini comme n’existant pas ; l’infini
n’existant pas n’est donc pas l’infini ; seul l’infini réel est
véritablement infini. Donc l’infini existe. Autrement dit, le chapitre
III montre que la preuve par l’idée est en réalité une preuve
ontologique.
Chez Descartes, bien sûr, la texture de la preuve par l’idée, dans
la troisième Méditation, n’est pas la même, car fondée sur la
causalité qu’il déplie selon trois modes : cause de l’idée de Dieu ;
cause de l’ego ; et enfin cause du maintien de l’ego dans l’être, selon le
thème si capital de la création continuée. Mais il s’agit bien
1
S. Anselme, Sur l’existence de Dieu (Proslogion), chap. II, Paris, Vrin, 1992, p.13.
2
Ibid., chap. III, p.15.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 379

finalement là de trois abords d’une même et unique preuve, du fait,


comme on l’a vu avec Alquié, que l’ego lui-même n’est rien d’autre
que cette idée de Dieu, ou que l’épreuve fondatrice de cette idée.
Aussi, la preuve par l’idée est bien unique, en tant que Dieu est la
cause et le maintien de son idée que je suis moi-même. Par
conséquent, la différence de texture ne doit pas oblitérer la
convergence du fondement que constitue l’expérience originaire de
l’idée d’infini, que l’on trouve bien dans les deux cas. Et de fait,
l’argument ontologique vient compléter sur un mode démonstratif
cette « preuve par l’épreuve » de l’idée, chez Descartes comme chez
saint Anselme. L’expérience et la démonstration sont les deux bords
couvrant tout l’espace de ce qui doit devenir la plus complète
certitude d’une même et unique preuve :
« Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de
quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et
distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas
tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l’existence de
Dieu ? […] Et partant, encore que tout ce que j’ai conclu dans les
Méditations précédentes, ne se trouvât point véritable, l’existence de Dieu
doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que j’ai estimé
jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les
nombres et les figures. […] Mais néanmoins, lorsque j’y pense avec plus
d’attention, je trouve manifestement que l’existence ne peut non plus être
séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle rectiligne la
grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien l’idée d’une
montagne l’idée d’une vallée ; en sorte qu’il n’y a pas moins de répugnance
de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être souverainement parfait) auquel
manque l’existence (c'est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de
concevoir une montagne sans vallée. »1

Ce qui chez saint Anselme apparaît sur le mode scolastique d’une


démonstration purement logique, syllogistique, devient chez
Descartes démonstration mathématique. Mais le mouvement de
« complétude » est bien le même : il s’agit d’établir
démonstrativement ce qui s’établit d’abord par l’expérience d’une
épreuve fondamentale de l’altérité originaire, qu’est l’idée de Dieu. Il

1
R. Descartes, op.cit., p.312.
380 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

n’est d’ailleurs pas anodin, pour cette prééminence de l’épreuve


comme preuve de Dieu, de remarquer chez Descartes comme chez
saint Anselme le même agacement face aux objections purement
« logistiques » de la part même de gardiens de la foi. Ainsi, saint
Anselme introduit sa réponse à Gaunilon par cette phrase, où fait
plus qu’affleurer cet agacement devant ce qui lui paraît n’être qu’une
extrême légèreté face à la grave question de la conversion de
l’insensé :
« Puisque ce n’est pas l’insensé dont j’ai parlé dans mon opuscule qui me
reprend, mais quelqu’un qui n’est pas insensé, et comme c’est un catholique
qui parle pour l’insensé, il me pourra suffire de répondre au catholique. »1

Et Anselme enfonce le clou juste après : « qui que tu sois, toi qui
dis que l’insensé aurait pu le dire ». Le même agacement perce sous
la plume magnifiquement acérée de Descartes, au début de sa
réponse aux premières objections de Caterus :
« Je vous confesse que vous avez suscité contre moi un puissant adversaire,
duquel l’esprit et la doctrine eussent pu me donner beaucoup de peine, si cet
officieux dévot théologien n’eût mieux aimé favoriser la cause de Dieu et
celle de son faible défenseur, que de la combattre à force ouverte. Mais
quoiqu’il lui ait été très honnête d’en user de la sorte, je ne pourrais pas
m’exempter de blâme, si je tâchais de m’en prévaloir ; c’est pourquoi mon
dessein est plutôt de découvrir ici l’artifice dont il s’est servi pour m’assister,
que de lui répondre comme à un adversaire. »2

L’agacement provient bien, dans les deux cas, de cela que les
objections font fi de l’expérience réelle de l’idée de Dieu, pourtant
seule à même de convaincre l’insensé ou l’athée, comme le premier
bord de la certitude, dont la démonstration est le second et le
parachèvement. Seule, c'est-à-dire en un sens purement logique, la
démonstration n’aura pas d’efficace. Elle doit donc elle-même
s’entendre à partir de l’épreuve de l’idée, ce que feignent d’ignorer
les objecteurs. C’est pourquoi, également dans les deux cas, il s’agit
de répondre à la même objection portant sur la nature de l’idée : y

1
S. Anselme, op.cit., p.71.
2
R. Descartes, op.cit., p.343.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 381

répond alors la différenciation entre penser et comprendre chez saint


Anselme, et la référence à la cause de l’idée infinie dans un être fini
chez Descartes. Caterus ne se réfère pas directement à Gaunilon,
mais à saint Thomas qui reprend la même critique dans la Somme
théologique (Ia, q. 2, art.1), avant de proposer les cinq voies possibles
d’une démonstration de l’existence divine, comme premier moteur,
première cause efficiente, nécessité par soi, cause de l’être, et cause
finale de toute chose (Ia, q.2, art. 3). Il énonce sa critique de
l’argument ontologique en suivant le fil de son énoncé par saint
Anselme :
« Mais admettons que tous donnent au mot Dieu la signification qu’on
prétend, à savoir celle d’un être tel qu’on n’en puisse concevoir de plus
grand : il s’ensuit que chacun pense nécessairement qu’un tel être est dans
l’esprit comme appréhendé, mais nullement qu’il existe dans la réalité. Pour
pouvoir tirer de là que l’être en question existe réellement, il faudrait
supposer qu’il existe en réalité un être tel qu’on ne puisse pas en concevoir
de plus grand, ce que refusent précisément ceux qui nient l’existence de
Dieu. »1

Reprenant à son compte le contenu formel de cette critique,


Descartes lui accorde une « faute manifeste en la forme » de
l’argument ainsi présenté, mais il la surmonte, comme du reste saint
Anselme, par la singularité absolue de l’idée de Dieu. En laquelle
« nous concevons clairement que l’existence actuelle est
nécessairement et toujours conjointe avec les autres attributs de
Dieu », par quoi « il suit de là que Dieu nécessairement existe. »2
D’une certaine façon, Descartes réactualise et approfondit un
argument qui en son fond est bien le même que celui de saint
Anselme : l’épreuve unique et absolument singulière de l’idée de
Dieu est la preuve de son existence nécessaire, que la démonstration
ontologique ne fait que parachever par l’explicitation quasi
tautologique de l’inclusion de l’existence dans l’essence de l’infini.

1
S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 1, Ia, q.2, art.1, Paris, Cerf, 2004, p.170.
2
R. Descartes, op.cit., p.356.
382 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Bon. Cette controverse est sans doute elle-même infinie, à l’image


de l’idée qui la soutient. Reste que nous pensons suffisamment avoir
montré que loin de l’achever, Descartes la ravive le plus
énergiquement du monde. Pour ce qui est de l’« achèvement », à
entendre comme on achève les chevaux, de cette controverse
fabuleuse, menée au faîte des treize siècles de l’histoire de la
construction, tout autant politique et philosophique que
théologique, de l’Europe, c’est bien à Kant qu’il convient de se
référer.
Reste le dernier point, et peut-être le plus important, que nous
voulons soulever quant à ce soutien de la tradition théologique chez
Descartes, pour lequel il nous faut revenir à saint Augustin. La
première phrase d’Evodius citée précédemment exhibe l’articulation
très spécifique d’un questionnement incertain sur la base d’une « foi
très ferme ». On reconnaît ici – c’est bien ce qui fonde la force du
« comme si tout était incertain » – la mise en œuvre du principe
établi par saint Augustin au tout début du Livre I du Libre arbitre, à
savoir que toute connaissance doit s’établir sur la base d’une foi
inébranlable, comme un développement et un approfondissement de
cette foi :
« Car Dieu nous assistera et nous fera comprendre ce que nous avons cru ;
nous avons, en effet, bien conscience de nous conformer à la marche
prescrite par le prophète disant : Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez
pas (Is 7, 9). »1

Principe qui deviendra fondateur de la scolastique, sous les deux


formes du credo ut intelligam, « je crois pour comprendre », formulé
par saint Anselme sept siècles après Augustin, ou du Fides quaerens
intellectum, « la foi cherchant l’intelligence », qui forme le titre
principal du Proslogion :
« Je ne tente pas, Seigneur, de pénétrer ta Hauteur, car nullement je n’y
compare mon intelligence, mais je désire entrevoir ta vérité, que croit et
aime mon cœur. Et je ne cherche pas à comprendre pour croire (intelligere
ut credam) ; mais je crois pour comprendre (credo ut intelligam). Car, je crois

1
S. Augustin, op.cit., livre I, II, 4, p.108.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 383

aussi que je ne pourrais comprendre si je ne croyais pas. »1

Le cœur de la question du rapport de Descartes à la pensée


médiévale et à la pensée moderne réside peut-être dans sa position
tout à fait singulière face à ce principe. D’une certaine manière, il est
indéniable que le geste cartésien consiste à s’en émanciper, au profit
d’une primauté de la connaissance. Comme le dit Alquié :
« Descartes aborde le monde en savant. »2

C’est bien cet abord qui a pu par la suite orienter les lectures
« kantiennes », c'est-à-dire modernes, du cogito. Mais à l’inverse, ce
que révèle l’expérience unique des Méditations est que cette
émancipation même revient à se fonder sur l’idée de l’infini, source
de toute croyance et de toute connaissance possible. Autant dire à
feindre de s’en émanciper. Mais quel statut donner à cette feinte ? Si
elle est sans ambiguïté chez Augustin – elle est bien un « comme si »
fondé sur la foi – on ne peut pas dire la même chose du « comme si »
cartésien, qui semble suspendre la foi même, et que l’ontologie
permettra précisément de refonder. Avec Descartes, le geste même
d’autonomisation de la science est inséparable de cette découverte
fondamentale de sa propre dépendance à la donation de l’infini.
Dans son mouvement de libération de toute contrainte, la
connaissance se voit d’elle-même contrainte à reconnaître cette
contrainte absolue – et en ce sens pas du tout « contraignante » car
garantissant au contraire l’harmonie du monde qu’il s’agit de
connaître, comme monde créé –, contrainte absolue qui est celle de
Dieu. La fameuse « méthode » prend ici tout son sens de « chemin
vers la vérité », car indissolublement reliée à la vérité théologique :
« Ce chemin, c’est la véracité divine. Ainsi, ici comme ailleurs, vous le
voyez, c’est la théologie qui rend la science indépendante, qui fonde, si l’on
peut dire, la libre pensée. »3

1
S. Anselme, Sur l’existence de Dieu (Proslogion), chap. I, Paris, Vrin, 1992, p.13.
2
F. Alquié, op.cit., p.33.
3
Ibid., p.230-231.
384 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

La jolie formule d’Alquié synthétise parfaitement cette position


de frontière qui est celle, fondamentale, de Descartes. Il n’est « libre
penseur » que parce que croyant, et d’une foi aussi déterminée
qu’elle a été reconquise sur le doute et refondée par la pensée même,
et que par là elle ouvre la possibilité de la connaissance. Avec
Descartes, le credo ut intelligam devient un credo et intelligam, mais
où la conjonction joue à plein son rôle de relation. Le et serait en ce
sens une modification du ut rendue nécessaire par la pression
formidable que fait peser sur la pensée les promesses de la science
nouvelle, mais en lui conservant toute sa portée. Si la connaissance
se veut désormais première, et ce n’est pas tant le fait de Descartes
que celui de son temps, le geste fondamental des Méditations consiste
à montrer que cette primauté ne saurait être que relative, c'est-à-dire
d’apparence, car nécessairement fondée elle-même sur la base d’un
credo plus originaire. Le moins que l’on puisse dire est que ce credo et
intelligam n’aura pas été tout à fait entendu, puisque remplacé, dans
le véritable renversement qui est le fait de Kant, par une espèce
d’intelligo ut credam, où c’est bien la critique de la raison pure
théorique qui doit donner son socle au domaine pratique.
Pour finir ce paragraphe, permettons-nous une dernière citation
de saint Augustin, qui plus que tout montre cette proximité
profonde de Descartes avec la tradition qui le précède, tradition
longue qu’il est malhonnête de réduire à la scolastique tardive avec
laquelle il voulait effectivement quelque peu en découdre. Citation
que Descartes n’aurait sans doute pas rechigné à faire sa propre
maxime :
« […] cette chute m’abattit tellement et m’ensevelit sous un tel amas de
fables creuses, que, si le désir de trouver la vérité ne m’avait obtenu l’aide de
Dieu, je n’aurais pu m’en dégager et recouvrer la première des libertés,
précisément celle de chercher ; et, puisqu’on s’est empressé auprès de moi
pour me délivrer de ce problème, je le traiterai avec toi selon l’ordre que j’ai
suivi pour en sortir. »1

1
S. Augustin, op.cit., livre I, II, 4, p.108.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 385

Qu’est-ce autre, en effet, que l’œuvre entière de Descartes, sinon


cette reconquête, dans l’ordre qu’il a suivi, de la première des libertés ?
Reste, bien sûr, qu’entre les deux la recherche change bel et bien de
nature. Mais est-ce bien Descartes le responsable d’un tel
changement ?

§ 46. Descartes ou Kant ?

Ce qui vient d’être dit montre à quel point la lecture moderniste


de Descartes dit plus du « modernisme » que du cartésianisme lui-
même. Car elle est fondamentalement une lecture athée. Sur ce
point, Heidegger fait une remarque capitale, et ô combien
exemplaire :
« En vérité il s’agit avec Descartes d’un réel transfert de l’ensemble de
l’humanisme et de son histoire hors du domaine chrétien de la vérité de foi
spéculative dans celui de la représenté-ité de l’étant fondée sur le sujet, dont
le fondement d’essence rend enfin possible la nouvelle position souveraine
de l’homme. »1

Encore une fois, une telle affirmation, qui paraît proprement


absurde au regard de l’accrochage théologique fondamental, certes
pas de la science, mais de la métaphysique cartésienne, n’est
évidemment possible que sur la base de la reprise kantienne du je
pense. La « représentéité de l’étant fondée sur le sujet » n’est en rien
établie par le cogito, mais bien par sa reprise et son incorporation
dans l’aperception transcendantale exhumée dans la Critique de la
raison pure. Alors, comment expliquer une telle orientation de la
lecture heideggérienne, et avec elle de l’essentiel de la réception
philosophique moderne de Descartes ? Comment expliquer un tel
poids de l’influence kantienne dans l’interprétation de Descartes,
c'est-à-dire en dehors même du génie propre à l’élaboration
philosophique de la Critique ? Qu’on s’entende bien : la question ne
porte pas sur la décision concernant la plus grande pertinence du
cogito cartésien ou de l’Ich denke kantien, mais bien de la confusion

1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », op.cit., p.151.
386 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

pure et simple des deux. La lecture moderne ne dit pas que Descartes
a tort face à Kant, mais bien, contre toute évidence, qu’il dit déjà la
même chose. Quel non-dit faramineux peut expliquer un tel
glissement ?
Au regard de notre propre interprétation, cette question nous
dirige vers cela que si Descartes est tout sauf un philosophe « pré-
systémique », ce n’est évidemment pas le cas de Kant. Du moins en
un sens, celui du système de la « métaphysique future », comme le
rappelle Yves-Jean Harder :
« Quelle est donc l’idée qui régit la métaphysique future, le système ? C’est
l’idée par excellence, l’idée de totalité dans la détermination : l’idéal de la
raison pure. Le système est donc le sens de l’infinité du désir. » 1

Si Kant n’est bien sûr pas, au même titre que Hegel comme nous
avons pu le montrer au chapitre VIII, un instigateur lointain de la
systémique en tant que telle, il est clairement « responsable », dans
l’orbe métaphysique s’entend, du renversement qui l’a rendue
possible. Celui par lequel s’établit dans son double mouvement
d’auto-possibilisation le subjectum insigne comme fondement
d’essence, rendant « enfin possible la position souveraine de
l’homme » à laquelle se réfère Heidegger. Et en lequel Harder lit ici
l’« infinité du désir », qui n’est rien d’autre que la subjectivité
moderne. Ainsi, Heidegger, et avec lui toute la modernité
philosophique, attribue à Descartes cela qui revient explicitement à
Kant, comme le note très clairement Harder :
« À la fin du XVIIe siècle, la métaphysique a reçu de Kant la forme de la
subjectivité, c'est-à-dire de la parfaite conscience de soi et de la liberté. »2

Constat auquel il faudrait ajouter le qualificatif sous-entendu


d’autonome. On voit là s’exprimer une forme de ce qui a rendu
possible la confusion, à savoir que, précisément, la conscience de soi
et de la liberté n’est pas moins parfaite chez Descartes, mais elle est
irrémissiblement reliée à l’infinité de Dieu. Elle ne saurait par

1
Y.-J. Harder, Histoire et métaphysique, Chatou, La Transparence, 2006, p.109.
2
Ibid., p.271.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 387

conséquent ouvrir à la constitution d’un système de la conscience.


Le sens même du renversement kantien réside en cette nouvelle
qualification de la perfection de la conscience comme autonomie,
dont dépend la subjectivité, et par quoi une nouvelle souveraineté
peut s’ouvrir effectivement, comme souveraineté univoque de
l’humain, humanisme. Alors, derechef, pourquoi faire de Descartes
cet initiateur qu’il n’est pas ? Quel enjeu sous-jacent se laisse ici
effleurer ?
Un premier élément d’explication pourrait se trouver dans la
mainmise scientifique dont Descartes, sorte de précurseur du
positivisme, serait le maître d’œuvre, et dont l’affuble volontiers le
qualificatif vulgaire de « cartésien ». Nous en avons dit un mot
précédemment, et constaté la superficialité. Le mot d’ordre si célèbre
de la sixième partie du Discours de la méthode, chantant les promesses
de la nouvelle science censée « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature »1, peut lui-même être accordé à la
problématique générale onto-théologique de Descartes. Alquié fait
en ce sens une référence capitale à son lien avec l’Oratoire, fondé en
France en 1611 par Pierre de Bérulle, celui-là même qui en 1627,
alors devenu Cardinal, lui fit, devant le nonce apostolique, une
obligation de conscience de se consacrer à la philosophie :
« Parce que le grand souci de l’Oratoire, à ce moment-là, était de lutter
contre le naturalisme propre à la Renaissance, naturalisme qui prêtait à la
nature mille forces occultes ; l’Oratoire, qui apercevait un certain paganisme
en cela, voulait laisser apparaître, entre l’homme et Dieu, un pur rapport de
volonté à volonté.
Il n’est pas douteux que la théorie de la création des vérités éternelles aille en
ce sens ; elle déréalise la nature, elle la prive de toute véritable profondeur
ontologique, et elle reporte tout être, toute réalité sur la volonté de Dieu. »2

Occultisme foncier de la Renaissance que même Lacan a pu


souligner, et qui reste comme la contrepartie inévitable de tout
« naturalisme », qu’il soit de type positiviste ou romantique. Ce n’est

1
R. Descartes, op.cit., p.168.
2
F. Alquié, op.cit., p.77.
388 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

donc clairement que sous le règne de Dieu qu’il s’agit bien pour
l’homme de la science nouvelle, non pas de devenir le maître et le
possesseur de la nature, mais bien comme ce maître inexistant,
soumettant lui-même et le monde au règne unique du dieu chrétien.
Aussi, non seulement l’époque de la technique n’est pas
cartésienne, mais son systémisme essentiel, qui à sa façon est une
manière d’apothéose occultiste, la rend même foncièrement
anticartésienne. La doctrine centrale des idées claires et distinctes est
absolument hétérogène à toute totalisation systémique, ce qui ne
sera déjà plus le cas du système des monades chez Leibniz. Il n’y a
nulle préfigure de système total chez Descartes, mais seulement un
ordre du monde créé. Et par extension, la revendication de la liberté
de la science ne saurait en aucun cas être ramenée à celle d’un
impératif de la science, qui serait précisément celui du naturalisme.
Où l’impératif serait d’autant plus absolu que la science elle-même,
dans son mouvement de totalisation, en viendrait à inclure
l’occultisme lui-même. Qu’on pense, sur ce point, à Newton.
Mais ce scientisme imaginaire attribué à tort à Descartes n’est-il
pas, quoiqu’erroné, ce qui dirige sa lecture moderne, et en explique
les aberrations ? Il n’est en tout cas pas ce qui oriente celle de
Heidegger, qui insiste au contraire très largement sur la nécessité
d’une pensée strictement métaphysique de la position de Descartes,
seule à même d’en circonscrire la grandeur historiale. Et c’est
d’ailleurs le fond de ce qu’il reproche à Pascal, dont il pointe
l’insuffisance dans son rejet épidermique de la métaphysique
cartésienne au nom de la christianité de l’homme. Ainsi
l’affirmation qui nous occupe est-elle précédée d’une remarque
incidente :
« Le fait que Pascal, presque dans le même temps que Descartes, mais
essentiellement déterminé par celui-ci, tenta de sauver le caractère chrétien
de l’homme, non seulement a refoulé la philosophie cartésienne jusqu’à lui
donner l’apparence d’une “théorie de la connaissance”, mais du même coup
l’a fait apparaître en tant qu’une manière de penser qui servirait la
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 389

“civilisation”, non pas la “culture”. »1

La référence à Pascal explique, par contrecoup, que Heidegger


fasse de Descartes l’initiateur du « transfert hors du domaine
chrétien » dont il était question plus haut, et dont nous avons
souligné l’abus de langage. On pourrait résumer l’articulation
heideggérienne ainsi : que Pascal, au nom d’un christianisme radical,
récuse la métaphysique cartésienne comme une vulgaire intrusion
scientiste réduisant la pensée à sa plus basse et triste manifestation, à
savoir comme épistémologie, et qu’ainsi il s’aveugle lui-même quant
à la véritable portée historiale du renversement cartésien – la
fondation du subjectum – prouve a contrario que le sens même de ce
renversement est bien une émancipation de toute référence
chrétienne. Articulation qui de plus a le mérite de renforcer et
d’accréditer l’interprétation « subjectiviste » du cogito, pour peu que
l’on veuille bien lui accorder tout son sens historial comme prise de
position métaphysique décisive sur la base désormais assurée du
subjectum. Évidemment, étant donné l’ampleur du rejet pascalien de
Descartes, ce raisonnement se tient. Cependant, il convient de
remarquer qu’il se fonde sur une espèce de confiance en
l’« exemplarité chrétienne », pourrions-nous dire, de la radicalité de
Pascal, confiance qui dans une certaine mesure, se retrouve dans
toute lecture « moderne » de cette polémique si centrale pour
l’histoire de la pensée. Loin de nous l’idée de vouloir en quoi que ce
soit récuser cette radicalité pascalienne. Mais il s’agit d’en pointer sa
propre influence, sa propre orientation, qui n’est autre que celle du
jansénisme, par quoi cette « exemplarité chrétienne » reste toute
relative.
Ce point est absolument capital. Il laisse percer l’ombre d’une
deuxième hypothèse d’explication du sens du glissement opéré dans
l’interprétation heideggérienne de Descartes. Hypothèse que nous
ferons nôtre, mais en lui maintenant, étant donné la difficulté en
même temps que l’énormité de ce qui se trouve ici en question, son

1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », op.cit., p.151.
390 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

statut d’hypothèse. Nous marchons là sur des œufs, dont nous ne


maîtrisons pas tout à fait la composition. Aussi tâcherons-nous
d’avancer avec prudence. Notamment, il ne saurait être question ici
d’élucider la portée de cette influence janséniste dans l’œuvre
pascalienne, qui ne sera même pas ici abordée directement, mais
maintenue, comme dans l’articulation interprétative de Heidegger, à
titre d’intermédiaire. Ce n’est donc pas Pascal, mais bien Heidegger
que nous visons ici. Si nous lisons la position pascalienne vis-à-vis de
Descartes à l’aune de la radicalité janséniste, qu’il aurait en quelque
sorte reformulée dans la langue de la philosophie, alors elle tire son
sens de la primauté de la grâce sur la liberté. Et ce thème lui-même
découle directement de l’influence grandissante en Europe de la
réforme protestante du siècle précédent. Or, et c’est là que
l’hypothèse prend tout son poids, il est notoire que Luther fut une
source d’inspiration centrale de tout l’idéalisme allemand, et après
lui, mais certainement de manière plus torturée, de Heidegger. Cette
hypothèse peut alors se formuler ainsi : l’enjeu implicite du
glissement d’interprétation du sens historial de la métaphysique
cartésienne ne serait rien moins que celui du sens du christianisme
lui-même. À l’appui de cette formulation on peut d’ores et déjà
noter que les plus longs développements heideggériens sur Descartes
prennent précisément place dans le cours sur Le nihilisme européen,
dont la toile de fond est l’interprétation nietzschéenne du
christianisme et de son histoire.
Avant de développer cette hypothèse, il nous faut préciser encore
une fois que nous ne sommes pas en train de dire que Pascal eut
quoique ce soit de protestant. Il ne fut même pas janséniste !
Simplement, il est indéniable que la polémique qu’il engage à
l’encontre de Descartes prend corps au sein des controverses quelque
peu malsaines émaillant la vie de l’Église du XVIIe siècle, et qui ne
sont rien d’autre que la conséquence du luthéranisme et de la
réforme calviniste du siècle précédent, puis de la réforme catholique
qui y répond à partir du Concile de Trente. Que Descartes et Pascal
ne soient pas intégralement déterminés par ces controverses – mais
de son côté, Pascal y a bien pris sa part – n’empêchent pas qu’ils en
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 391

conservent par devers eux quelque trait. Et il faut alors admettre que
ces traits paraissent opposés. Que tous deux aient bien une
conception « équilibrée » de la grâce et du libre arbitre, suivant en
cela la doctrine la plus catholique, n’empêche pas que cet équilibre se
traduit par des formes contradictoires, semblant accentuer l’un des
deux pôles. Si Descartes est bien le philosophe par excellence de la
liberté, l’ayant inscrit tant dans sa chair et sa propre existence qu’en
sa méthode, ce qui explique, en passant, que même un Bernanos,
suivant Péguy, ait pu s’y attacher avec tant de force, il n’en fonde
pas moins tout son parcours sur une forme de certitude de sa propre
élection, par laquelle son œuvre même devait constituer comme une
nécessité d’ordre quasi surnaturel. Il s’agissait bien d’y répondre à
une certaine grâce. De son côté, Pascal ne pouvait s’orienter
exclusivement de la grâce, qui fut le fond d’évidence de sa propre
conversion, que pour suivre comme à la trace les figures de la liberté
comme vraie. Il ne saurait être considéré comme un « ennemi de la
liberté », sur le mode protestant ou janséniste. Terminons cette
parenthèse par une conjecture. Cette polémique aussi essentielle que
radicale semble donner, par défaut ou contraste, une merveilleuse
illustration de ce que pourrait être une figure, au sein de la pensée,
de l’articulation cadre et trine de l’ordre et de l’amour. La pensée,
comme séparée du système, trouverait alors une orientation dans la
conjonction réunifiant ce qui n’eût peut-être jamais dû être séparé,
dont un slogan pourrait se titrer : « Pascal avec Descartes ». Nous
n’entrerons malheureusement pas ici en cette recherche.

§ 47. Descartes ou Luther ?

Revenons donc à notre hypothèse du « non-dit faramineux » :


Luther. Il est tout à fait remarquable que dans le même texte des
cours sur Nietzsche, Heidegger nous y dirige comme de lui-même.
Ainsi, quelques pages avant la discussion sur Descartes et Pascal, qui
tâche d’établir le « transfert hors du domaine chrétien » de la
métaphysique du cogito, Heidegger s’attarde sur le double sens que
porte le renversement des Temps Modernes qui, pour lui donc,
s’ouvrent avec Descartes. Sur le plan strictement métaphysique,
392 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

nous l’avons abondamment commenté, l’homme est rendu


subjectum insigne :
« Par Descartes et depuis Descartes l’homme, le “moi” humain, devient
d’une manière prééminente le “sujet”, dans la métaphysique. »1

Ce renversement est immédiatement relié au thème de


l’émancipation du cadre chrétien :
« […] la prétention de l’homme à trouver et à s’assurer lui-même le
fondement de la vérité résulte de la “libération” par laquelle il se dégage de
l’obligation suprême eu égard à la vérité révélée, biblique et chrétienne, celle
dogmatique de l’Église. »2

En quoi il a certainement raison, mais à condition de relier cette


situation à la configuration métaphysique de Kant, et non pas de
Descartes. Ce que d’une manière indirecte, et même ambiguë, il
semble par après quelque peu admettre :
« Si nous disons de façon plus précise que la nouvelle liberté consiste en ce
que l’homme se donne lui-même la loi et choisit l’obligation de s’y lier,
nous parlons le langage de Kant et touchons tout de même l’essentiel du
début des Temps modernes, qui historialement dégage de haute lutte la
structure propre d’une position métaphysique fondamentale, position pour
laquelle d’une manière toute particulière la liberté devient essentielle (cf.
Descartes, Meditationes de prima philosophia, Med. IV). »3

Ce morceau nous mène au cœur même de l’ambiguïté maintenue


dans la relation de Heidegger à Descartes, et qu’occultaient pour
part les coups de boutoir de Beaufret. Heidegger y glisse ce
merveilleux conditionnel, appuyé du discret : « de façon plus
précise ». Recul formidable ! Si l’on pense précisément l’autonomie
du subjectum, alors c’est bien vers Kant qu’il faut se tourner. Mais,
ajoute-t-il, s’y dévoile alors comme l’accomplissement de ce qui
constitue le fond d’essence du début des Temps modernes, qu’il
caractérise alors comme imposition du sujet comme libre. De quoi ?
De la « vérité révélée, biblique et chrétienne, celle dogmatique de

1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », op.cit., p.115.
2
Ibid.
3
Ibid., p.116.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 393

l’Église » du fragment précédent. Mais n’est-ce pas de Luther qu’il


faudrait affirmer pareille chose, plus que de Descartes ? Au moins
pour la fin de la phrase. Le renvoi de la parenthèse n’est pas moins
merveilleux. Il condense à lui seul toute la confusion qui commence
à se distinguer autour du mot de liberté, et dont nous voyons
poindre qu’elle constitue comme le nœud même de l’affaire. De
toute l’affaire. Elle nous en donne le fin mot. En effet, en même
temps que la découverte progressive du monde et de la nature
corporelle, la Méditation quatrième commence précisément par
affirmer l’infinie dépendance de l’ego à l’idée de Dieu, et partant, à
son existence. Pour ensuite relier la possibilité de l’erreur et de la
vérité à ce qui constitue justement l’un des piliers du dogme
catholique, à savoir la découverte du libre arbitre comme, dit
Descartes, « l’image et la ressemblance de Dieu » en l’homme. Ce
libre arbitre, trace de l’infini en l’ego, s’y révèle l’opposé de la
vulgaire – c'est-à-dire, concrètement, athée – liberté d’indifférence,
« le plus bas degré de la liberté » dit-il, par le truchement de la grâce
de Dieu et de la connaissance :
« Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer
ma liberté, l’augmentent plutôt, et la fortifient. »1

Non seulement Descartes ne s’y sépare donc pas du dogme, mais


plus encore, il y réfute, certes sans en avoir l’air, et même avec le
plus ingénu panache – celui-là même qui fit l’admiration de Péguy –,
les diverses attaques dont il fait l’objet, et dont les controverses qui
en découlent sont en train de plonger l’Europe chrétienne dans le
plus profond et meurtrier désarroi. Ces attaques sont de deux ordres.
D’une part la critique virulente du libre arbitre, renommé serf
arbitre par Luther, proprement et simplement nié comme « pur
mensonge »2, c’est son expression, au nom d’une primauté exclusive
de la grâce prédestinée, émanant du protestantisme grandissant3.
1
R. Descartes, op.cit., p.305.
2
M. Luther, Du serf arbitre, trad.fr. G. Lagarrigue, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
2001, p.67.
3
Nous n’entrerons pas dans l’analyse des nuances infinies que subit, sur ce point, l’impulsion
luthérienne au sein des multiples formes prises par le protestantisme. Un point reste à peu près
394 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

D’autre part la menace de l’athéisme découlant de la séparation de la


connaissance et de la foi que fait peser la nouvelle science naissante.
Cette quatrième Méditation n’est rien moins que la réfutation
simultanée des deux menaces, établissant la relation intime de la
grâce, du libre-arbitre et de la puissance de connaître, qui n’est autre
que la triple texture de la relation de l’homme à Dieu. « Qu’on aille
y voir ! » comme disait Lacan. La possibilité du péché, en même
temps que celle de l’erreur, y est reliée, non pas au libre-arbitre lui-
même, mais à l’imperfection naturelle de l’entendement fini, c'est-à-
dire à un mauvais usage du libre arbitre. Par quoi c’est bien la
puissance de connaître, et non le libre arbitre, qui doit être
contenue, en l’occurrence par le critère des idées claires et distinctes :
« Or si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne
la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use
fort bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier,
ou assurer, alors je ne me sers plus comme je dois de mon libre arbitre ; et si
j’assure ce qui n’est pas vrai, il est évident que je me trompe, même aussi,
encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, et je ne laisse
pas de faillir, et d’user mal de mon libre arbitre ; car la lumière naturelle
nous enseigne que la connaissance de l’entendement doit toujours précéder
la détermination de la volonté. »1

Ce court passage réfute à la fois les prétentions inconsidérées


d’une science sans foi qui voudrait supplanter toute considération
théologique sur la base d’une « hypertrophie » de l’entendement, en
même temps que la ruine de la liberté de connaître qu’impose la
doctrine de la prédestination exclusive protestante. Sur ce point, la
dernière phrase est explicite : la volonté ne saurait en aucun cas être
prédéterminée. On retrouve ici ce que nous avions déjà dit, à savoir
que la théologie vient dans les Méditations fonder la liberté du savoir.
S’y établit la compatibilité absolue et nécessaire, parce que d’origine
divine, du libre-arbitre, de la grâce et de la volonté de connaître. La
grâce est, chez Descartes, à la fois libre arbitre, lumen naturale et foi

constant : la primauté de la grâce est pensée contre toute idée de libre arbitre. Ce n’est donc pas
tant la prédestination de la grâce elle-même qui fait débat avec le catholicisme, mais bien le fait
qu’elle soit conçue en un sens exclusif, comme négation du libre arbitre.
1
Ibid., p.307.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 395

surnaturelle1. Par quoi la connaissance est par essence l’émanation


même de la foi. Aussi ne voit-on pas que sa liberté foncière lui ait
fait perdre quoique ce soit de sa foi en la révélation :
« […] et je me suis porté à croire avec d’autant plus de liberté, que je me suis
trouvé avec moins d’indifférence. »2

Loin de s’émanciper de la vérité révélée et du dogme de l’Église,


la quatrième Méditation les redécouvre et consolide ! Il paraît donc
pour le moins aberrant de vouloir relier la liberté mise en avant par
Descartes, celle du libre arbitre comme émanation de la grâce de
Dieu et dont l’entendement fini est responsable du bon usage, à la
« nouvelle liberté », autrement dit l’émancipation du dogme qui est
bien le fait de Luther, sa « méthode d’examen » renommée après lui
libre examen. Il semble y avoir un vrai trouble chez Heidegger, que
montre précisément sa référence à la quatrième Méditation, quant à
ces deux « libertés » que tout oppose, et que les deux passages
précédemment cités confondent le plus clairement du monde. S’il y
a bien une « nouvelle liberté » dont le fond est l’émancipation de la
vérité révélée et du dogme catholique, ou plus exactement de la
vérité révélée en tant que dogme, celle-ci émane du libre examen de
Luther, associé à ce fatalisme inhérent à sa négation de la liberté que
notait Michelet, et non pas du libre arbitre réaffirmé au contraire
avec force par Descartes. Trouble que l’on retrouve un peu plus
loin, dans un passage où la référence au protestantisme, certes pas à
Luther lui-même, est discrètement indiquée :
« Que dans le développement de l’histoire moderne, le christianisme
continue de subsister ; que, sous la forme du protestantisme, il contribue à
ce développement ; qu’il se mette en valeur dans la métaphysique de
l’idéalisme allemand et dans le romantisme ; que par ses variations, des
adaptations et des compensations correspondantes, il se réconcilie à chaque
fois avec l’esprit régnant de l’époque et qu’il exploite à chaque fois les
acquisitions modernes à des fins cléricales, voilà qui prouve plus fortement
que tout le reste à quel point décisif le christianisme a perdu sa force

1
Il parle ainsi, dans les Secondes réponses, de « lumière surnaturelle » comme raison formelle
de la foi (R. Descartes, op.cit., p.382).
2
Ibid., p.306.
396 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

médiévale, capable de forger l’histoire. »1

Mais que dit d’autre ce passage sinon que la fragilité du dogme


chrétien dans les Temps modernes résulte précisément de cette
coupure en deux du christianisme, dont le reflet est l’opposition des
deux libertés ? Que le protestantisme est le moteur même du
« développement de l’histoire moderne », par le truchement
notamment de l’idéalisme allemand, et du naturalisme romantique
qui lui répond ? Heidegger accrédite ici pleinement notre
hypothèse : « Descartes » est le nom philosophique attribué de force,
par son interprétation « allemande », à ce qui revient de fait et de
droit à Luther. Et contre toute logique, car Descartes est, en une
certaine mesure, le dernier penseur du libre arbitre, avant le règne
désormais sans partage du libre examen, fondant la subjectivité
moderne en laquelle, et c’est le constat dont nous sommes partis :
« L’homme devient le fondement et la mesure posés par lui-même pour
fonder et mesurer toute certitude et toute vérité. »2

Précisément, l’erreur de Heidegger consiste non seulement à


confondre deux libertés, mais également deux certitudes. La
certitude ontologique du cogito n’est conquise qu’à partir de la
reconnaissance de sa dépendance infinie à Dieu. Elle fonde non pas
l’autonomie du sujet, mais bien son libre arbitre, et donc sa
suspension essentielle dans une économie satisfactoire du salut qui est
celle du catholicisme, où le lumen naturale prend toute sa part
naturelle dans l’orientation de l’âme, par une sorte de collaboration
avec la lumière surnaturelle. À l’inverse, Max Weber a pu montrer
qu’un effet majeur du luthéranisme, et plus généralement de
l’ascétisme protestant, réside dans l’établissement de la possibilité
d’une certitude non plus ontologique mais sotériologique. Et ce,
notamment, par le biais de l’interprétation intramondaine de la
vocation religieuse comme métier, le Beruf introduit par Luther dans
sa traduction de l’Ancien Testament, dont Weber n’a de cesse

1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », op.cit., p.117.
2
Ibid., p.109.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 397

d’appuyer la portée fondatrice. Si le salut est l’effet exclusif d’une


prédestination de la grâce, alors celle-ci détermine que toute vocation
ait à la fois un sens religieux et mondain. Autrement dit, les œuvres
ne sont plus un moyen de salut, mais sa confirmation, comme
preuve d’une élection. Il ne s’agit donc plus d’identifier et chercher à
accomplir les œuvres propitiatoires, mais d’approfondir sa vocation
en un métier, dans la tenue et la persistance duquel la certitude du
salut peut se révéler :
« C’est justement l’aspect qui nous paraît décisif : l’idée caractéristique du
protestantisme ascétique, comme on le verra plus loin, qu’il faut confirmer
son propre salut et acquérir la certitudo salutis par le biais d’un métier : en
d’autres termes, les primes psychiques que cette forme de religion associait à
l’“industria” et qui faisaient nécessairement défaut dans le catholicisme,
puisque ce dernier prônait d’autres moyens de salut. »1

Weber voit dans cette certitude du salut l’origine même de la


conception « industrieuse » de l’économie protestante, dont il fait
l’essence du capitalisme moderne. Aussi, cet « homme du métier »,
posant sa vocation dans le monde et tirant d’elle la confirmation de
son élection, et donc l’assurance de son propre salut, n’est-il pas
celui-là même que vise Heidegger, constitué et renouvelé par le
double mouvement d’auto-possibilisation du subjectum ? N’est-il pas
ce fondement des Temps modernes, qui fonde et mesure toute
certitude et toute vérité ? Allons plus loin : n’est-il pas cet homme de
la systémique, dont le double mouvement est celui de la réciprocité
de conformation à la valeur et de confirmation de la validité ? C’est
ce qu’une autre remarque de Weber, concernant les développements
calvinistes de cette morale du salut fondée sur sa certitude, permet de
supposer :
« Le Dieu du calvinisme n’exigeait pas des siens un certain nombre de
“bonnes œuvres”, mais une sainteté par les œuvres faite système. Il ignorait le
va-et-vient catholique et vraiment humain entre le péché, le repentir, la
pénitence, la délivrance, le nouveau péché, et ne croyait pas que le solde de
la vie puisse être réglé par des peines temporelles ou de grâces accordées par

1
M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad.fr. Isabelle Kalinowski,
Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p.120.
398 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’Église. La pratique morale de l’homme du quotidien cessait d’être une série


d’actions dépourvue de plan d’ensemble et de système et devenait une
méthode conséquente de conduite de toute la vie. »1

Remarque capitale, qui porte à signaler une troisième confusion,


cette fois entre les deux « méthodes ». La méthode cartésienne de
conduite de la pensée est poursuite de la vérité hors système, dans un
« va-et-vient » avec le domaine du péché et de l’erreur. La méthode
de conduite de la vie sur le mode ascétique protestant est
l’établissement et l’insertion du sujet de la foi certain de lui-même,
dans le monde conçu comme système des œuvres.
Alors, au vu de ces trois confusions, entre les deux libertés, les
deux certitudes, et les deux méthodes, notre interprétation devrait
être celle-ci. Qu’il y ait bien eu rupture est indéniable. Que
Descartes en soit l’agent est absurde. Il tâche bien plutôt de « faire
avec », ou « malgré », cette rupture, de s’en accommoder, en forçant
celle-ci, pour le coup de manière qu’on pourrait bien qualifier
d’« héroïque », dans le sens d’une continuité possible. Mais il le fait
dans une singularité, et même une solitude, absolues. Il tâche de
maintenir l’unité de ce qui est en cours de séparation, voire de
dissolution. Unité du savoir et de la foi. Unité de la liberté et de la
grâce. Unité de la pensée et de la vérité. Le moins que l’on puisse dire,
alors, est que Descartes eut la grâce d’ignorer le plus absolument
cette « haine féroce de l’unité, au principe de toute barbarie »2, selon
la formule terrible lancée par Mattéi, pour s’en faire, contre vents et
marées, la plus exacte antithèse. En quoi il fut bien, selon le mot
fabuleux de Péguy, « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas. »

§ 48. Au-delà du « cercle carré », ou les miroirs de la feinte

Quel sens donner à une telle confusion ? Si l’on veut tâcher de le


cerner quelque peu, il convient de commencer par dégager celle-ci de
toute insuffisance ou légèreté, peu compatibles avec un esprit du

1
Ibid., p.191.
2
J.-F. Mattéi, La barbarie intérieure, op.cit., p.220.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 399

calibre de Heidegger. Cette confusion n’est pas de hasard ni


d’inattention. Plus encore, elle est sans doute ce qui travaille
souterrainement toutes les interprétations modernes, « kantiennes »,
de Descartes. Et il faudrait donc même savoir gré à Heidegger d’en
faire affleurer l’origine. Qu’est-ce donc qui se joue, dans l’ordre
historial de la constitution métaphysique, avec Luther, qui justifie
que son nom reste comme « sauvegardé » dans son escamotage et sa
substitution par celui de Descartes ?
Le texte de 1943 Le mot de Nietzsche « Dieu est mort », élaboré à
partir des cours sur Nietzsche, reproduit, dans une note incidente, la
confusion entre certitudes sotériologique et ontologique. L’allusion
est alors claire, bien qu’elle reste sous-entendue :
« Au début des Temps Modernes s’éveille avec une nouvelle vigueur la
question : comment, dans l’entier de l’étant, ce qui veut dire devant le
fondement le plus étant de tout étant (Dieu), l’homme peut-il devenir et être
certain de sa permanence, c'est-à-dire de son salut ? Cette question de la
certitude du salut, c’est précisément celle de la justification, c'est-à-dire de la
justice. »1

La confusion entre certitude du salut et certitude ontologique est


ici reliée à l’autonomie du subjectum, par laquelle la justice change de
sens. Si le sujet humain devient souverain, la notion même de justice
doit se rapporter univoquement à lui, et devenir ainsi justification.
De ce changement dépend précisément la convergence des questions
de l’être et du salut, toutes deux émanant fondamentalement de la
représentation d’un sujet autonome. Par quoi :
« Chaque fois que le sujet est sujet, il s’assure par la certitude de son
assurance. Il se justifie devant sa propre exigence de justice. »2

Ainsi, toute certitude de l’étant est une justification de « la


représentation et de son représenté devant sa propre clarté »3. La
justice comme justification porte donc le double sens d’une

1
M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” », Chemins qui ne mènent nulle part,
op.cit., p.295-296.
2
Ibid., p.295.
3
Ibid.
400 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

justification de l’être et celle du salut du sujet, dont il s’assure par sa


propre « clarification ». Double sens dont Heidegger montre
parfaitement l’opération chez Leibniz puis Kant, c'est-à-dire dans le
développement philosophique de la modernité, et qui deviendra
central chez Nietzsche. Mais c’est ensuite pour glisser, presque
anodinement, une référence à « l’idée primordiale de la certitude
chez Descartes »1. On voit ici encore réapparaître l’escamotage à
l’œuvre. Après avoir donné une référence des plus claires au sens
théologique de ce fameux commencement des Temps Modernes,
c'est-à-dire nommément à Luther et au protestantisme qu’il fait
naître, par lequel la primauté de la certitude est reliée
fondamentalement à l’émergence de l’idée proprement
révolutionnaire de la certitude du salut, Heidegger le réinsère en son
sens strictement philosophique, par une référence à Descartes.
Référence douteuse puisque précisément chez ce dernier la certitude
n’a ni le sens d’une autonomie du sujet, ni encore moins celle d’une
certitude sotériologique.
L’articulation commence alors à se dessiner. Le basculement
historial se voit parfaitement, et il faut bien le dire génialement,
décrit par Heidegger. Il va jusqu’à donner la trace de son origine
« historique », à savoir Luther, mais sans nommer ce dernier. Il
décrit les conséquences de cet envoi historique dans la philosophie
allemande qui lui fait suite. Puis, comme un tel basculement ne
saurait avoir, pour Heidegger, qu’une origine historialement
déterminée par la pensée de l’être seule, la philosophie, et donc
justement pas par la théologie, le nom de Descartes vient incarner
cette origine historiale. À supposer que l’articulation soit bien celle-
ci, la question se pose alors de ce qui peut bien la justifier. Est-ce
véritablement la séparation toujours revendiquée par Heidegger
entre théologie – en son sens religieux s’entend, et non pas
« aristotélicien », comme branche de la prima philosophia, dont on
sait qu’elle est constitutive de la métaphysique comme telle, en tant
qu’onto-théo-logique – et philosophie ? Il montre à l’occasion qu’elle
1
Ibid., p.297.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 401

est une nécessité, et un bienfait, pour les deux modes de pensée. Mais
enfin, ce ne semble là qu’une recommandation plus ou moins
bienveillante à l’adresse des théologiens, dont on ne voit pas qu’elle
soit si fondamentale pour le destin de la philosophie. Et ce d’autant
moins que Heidegger a bien l’idée fondatrice que toute théologie, en
tant qu’elle est conceptuelle, ne se développe elle-même que sur un
fond philosophique déjà constitué. Il n’y a qu’à se référer, justement,
à Descartes, et sa prudence théologique quasi méthodique, pour
mesurer que Heidegger n’invente là pas grand-chose. La question est
ailleurs, et beaucoup plus essentielle. Elle est, du moins nous semble-
t-il, celle du fameux « cercle carré » que nous avons déjà rencontré,
et qui qualifie à plusieurs reprises l’idée d’une philosophie chrétienne.
Cette question est bien sûr reliée à la précédente, mais elle ne saurait
s’y réduire. Car elle porte avec elle la relation de la philosophie avec,
non pas seulement l’interprétation plus ou moins conceptuellement
élaborée de la Révélation, mais bien avec la Révélation elle-même.
Ce qui du coup nous met au cœur du problème de l’interprétation
de Descartes. La grande polémique lancée par Pascal aura bien eu
pour enjeu cette question-là.
Heidegger y revient à diverses reprises, et toujours avec, il est
amusant de le noter, cette même image du « cercle carré ». Dans le
cours de 1935 déjà cité, bien sûr. Mais également, dès 1927, dans sa
communication sur Phénoménologie et théologie, où plane encore la
possibilité d’une relation possible entre les deux champs
essentiellement séparés de la philosophie et de la théologie :
« Cette opposition existentielle entre la fidélité et la libre disposition de tout
l’être-là […] doit précisément comporter la communauté possible de la
Théologie et de la philosophie comme sciences, s’il est vrai que cette
communication doit pouvoir rester une communication authentique,
affranchie de toute illusion et de tout essai débilitant de compromis. En
conséquence, il n’y a rien qui ressemble à une Philosophie chrétienne, c’est
là tout simplement un “cercle carré”. »1

1
M. Heidegger, Phénoménologie et théologie, cité dans R. Kearney et J.S. O’Leary (éds.),
Heidegger et la question de Dieu, Nouvelle édition, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p.347.
402 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Le point important à noter ici est que même dans ce cadre


interprétatif d’une communauté scientifique des deux modes de
penser, l’exigence d’authenticité d’une telle communication
hypothétique impose de les conserver sans mélange. Bien plus tard,
dans le texte qui a constitué notre fil conducteur ici, le cours sur
Nietzsche de 1940 Le nihilisme européen, la séparation avec la
théologie semble, en apparence du moins, consommée :
« Ceux qui de la sorte traitent de ce qu’est l’étant dans sa totalité sont les
“théologiens”. Leur “philosophie” n’en est une que de nom, parce qu’une
“philosophie chrétienne” dépasse en absurdité la quadrature du cercle.
Encore le carré et le cercle coïnciderait-ils tout au moins en ce sens que ce
sont des figures spatiales, tandis qu’une différence infranchissable sépare la
foi chrétienne et la philosophie. »1

Bien que dans ces deux références le « cercle carré » soit convoqué
dans le cadre d’une séparation entre théologie et philosophie, on
voit bien en même temps qu’il la déborde. Seulement de fait, c’est
bien d’abord à la théologie qu’une telle restriction doit s’adresser. En
ce sens, une théologie chrétienne « philosophique » devrait du point
de vue de la philosophie paraître une folie. Le cours de 1935 élargit
la perspective, en la renversant, puisque c’est alors la philosophie qui
doit paraître folie pour la foi. Redonnons l’extrait :
« La philosophie réside dans cette folie. “Une philosophie chrétienne” est un
cercle carré et un malentendu. »2

La bienveillance, et même l’attirance persistantes, mais se


maintenant à distance respectueuse, de Heidegger vis à vis de la
théologie n’y retire rien. De quelque côté qu’on le tourne, le
diagnostic sans appel du « cercle carré » semble devoir s’imposer,
indépassable. Bien. Quel rapport avec Luther et Descartes ?
Le premier point, évident, est que, comme nous l’avons noté, le
trait central des lectures « kantiennes », ou « modernes », de
Descartes, dont Heidegger donne la version à la fois la plus
exemplaire et la plus conséquente, participent de ce diagnostic, en
1
M. Heidegger, « Le nihilisme européen », Nietzsche II, op.cit., p.107-108.
2
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.20.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 403

s’orientant d’une lecture fondamentalement « athée ». C’est bien ce


qui explique en dernière analyse les diverses confusions, entre sens
hétéronomique et autonomique du cogito d’abord, puis entre libre
arbitre et émancipation, certitudes ontologique et sotériologique,
méthodes noétique et morale. Ensuite, et c’est le point capital, il se
trouve précisément que cette séparation nette, infranchissable, et
absolument dissymétrique, constitue précisément l’argument
fondamental de Luther en vue d’une révision de l’intégralité de la
théologie chrétienne, selon une posture que l’on pourrait qualifier
de paulinisme radical. Et cet argument est non seulement
fondamental, mais également premier, puisqu’il apparaît dès le
Commentaire sur l’épître aux Romains, donné en 1515 et 1516, donc
peu avant l’épisode supposé des 95 thèses. Bien entendu, la
perspective luthérienne ne vise aucun « équilibre ». Elle tend avant
tout à prémunir la théologie de ce qui s’apparente à ses yeux à une
véritable contagion philosophique. Les qualificatifs aimables ne
manquent pas : vanité, inutilité, superficialité, stupidité, sottise et
même, et surtout, perdition de la philosophie qui, obnubilée par la
présence des choses, est incapable par essence d’apercevoir la
créature en sa finalité, son attente eschatologique. Plus que tout, la
philosophie est le support et l’outil désignés du détournement et de
la perte des esprits au cœur même de l’Église. Ainsi, dans Du serf
arbitre :
« Mais c’est avec des épouvantails de cette espèce que Satan a détourné les
gens de la lecture des Lettres sacrées et a rendu méprisable l’Écriture sainte
pour faire régner dans l’Église les pestes qui sont les siennes, à partir de la
philosophie. »1

Au-delà de l’ironie majeure, au vu de cette défiance sans


équivalent, du poids de la référence luthérienne dans l’idéalisme
allemand, et chez Heidegger même, ce poids prouve l’importance
que revêt le strict geste de séparation radicale, précisément parce
qu’il ouvre le domaine de la manifestation pure, comme telle, en
dehors de toute problématique liée à la Révélation. Autant dire qu’il
1
M. Luther, Du serf arbitre, op.cit., p.79.
404 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

ouvre la possibilité de quelque chose comme une phénoménologie,


dont la philosophie transcendantale kantienne donne les prémisses
d’une méthode, et la philosophie de l’Esprit hégélienne, les prémisses
d’une finalité. Les références explicites à Luther vont souvent en ce
sens d’une préservation simultanée du mystère de l’appel de la foi et
de l’éclaircie du champ propre du questionnement de l’être. Par
exemple :
« Si j’écrivais encore une théologie, ce que parfois je suis tenté de faire,
l’expression “être” ne devrait pas y figurer. La foi n’a pas besoin de la pensée
de l’être. Quand elle en a besoin, elle n’est déjà plus la foi. Luther a compris
cela. Mais même à l’intérieur de sa propre Église, on semble l’oublier. En ce
qui concerne l’aptitude de l’être pour penser l’essence de dieu de façon
théologique, ma propre pensée est très modeste. Avec l’être, il n’y a rien à
faire ici. Je crois que l’être ne peut jamais être pensé comme essence et
fondement de dieu, mais qu’en revanche l’expérience de dieu et de sa
manifestation (dans la mesure où celle-ci vient à la rencontre de l’homme) se
produit dans la dimension de l’être, ce qui ne signifie jamais que l’être
pourrait valoir comme prédicat possible de Dieu. »1

Le point clef, dans la deuxième partie de l’extrait, est bien que la


séparation indépassable des deux champs ouvre à la philosophie le
domaine de la présence, de la manifestation comme telle. Autant
dire qu’elle lui offre la possibilité d’une percée en retour vers
l’essence de la pensée grecque.
Nous voici donc arrivés au cœur du paradoxe, dont
l’interprétation de Descartes masque l’enjeu. Si Luther s’avère par
bien des points l’initiateur véritable du coup de force moderne de la
subjectivité autonome, il est en même temps, et par le même geste,
celui qui rend possible les prémisses d’une pensée de l’être en tant
qu’être, par l’exclusion même de la philosophie hors du domaine de
la foi. Il rompt décisivement, dans cette opposition en bloc de la
pensée et de la foi, avec le « fides quaerens intellectum » qui fut le
soutien de toute la pensée chrétienne depuis saint Augustin, et qui

1
M. Heidegger, « Dialogue avec Martin Heidegger, le 6 novembre 1956 », Comité des
conférences des étudiants de l’Université de Zurich, cité dans R. Kearney et J.S. O’Leary (éds.),
Heidegger et la question de Dieu, op.cit., p.364.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 405

d’une façon guide encore Descartes, nous l’avons vu avec le « credo et


intelligam » que l’on peut plus ou moins lui attribuer. Sur ce point,
et sur celui-là seulement, le reste étant passablement embrouillé –
nous naviguons ici à vue – sur ce point donc, les choses sont claires :
Descartes – du moins celui des Méditations ; les autres, le
mathématicien de génie et le « mécanicien », tracent une route que
ces Méditations ont précisément pour tâche à la fois d’encadrer et de
rendre « possible », non pas au sens transcendantal, mais bien dans
un après-coup, qui consiste à découvrir la « compatibilité » de la
route, le fait qu’elle soit bien praticable – Descartes donc, veut
« sauver les meubles ». Empêcher cette distorsion par quoi la pensée
devient l’ennemie de la foi. Conserver, et même refonder le geste
d’Anselme, refondation rendue nécessaire tout simplement parce
qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, après la faille ouverte par
Luther, et dont on aperçoit à présent qu’elle est l’origine commune
des deux menaces réfutées par la quatrième Méditation. Il s’agit bien
pour lui de maintenir l’unité à toute force, après que Luther l’ait fait
littéralement voler en éclats. Cette unité aussi précieuse que fragile,
dont nous avons dit la triple déclinaison, savoir et foi, liberté et
grâce, pensée et vérité. Et l’on commence à comprendre quelque peu
que l’espèce de schizophrénie, celle-là même que Heidegger exhibe
dans son interprétation de la métaphysique cartésienne, n’est que la
conséquence de ce paradoxe luthérien. C’est à savoir que le
commencement des Temps modernes, dans lequel il s’agit de
circonscrire et penser les origines essentielles de ce qui fait le fond de
la civilisation technique, est, en la personne de Luther, cela même
qui rend possible cette pensée et cette circonscription, par le même
geste de division de la pensée et de la foi. De cette schizophrénie
découle l’escamotage, et les glissements de sens qui le constituent. Le
nom « Descartes » vient se substituer à celui de Luther, ne serait-ce
que pour rendre vivable ce qui s’apparente analogiquement à rien
moins qu’un écartèlement.
Mais un tel escamotage ne gomme pas les questions. Notamment
celle qui résulte de ce que l’on pourrait nommer le jeu de miroirs des
« comme si », qui constituent comme les miroirs de la feinte. Dans le
406 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

cours de 1935, l’Introduction à la métaphysique, Heidegger tâche de


justifier cette incompatibilité supposée de la pensée et de la foi, au
nom donc du « cercle carré » :
« Celui qui se tient sur le terrain d’une telle foi peut certes de quelque
manière suivre le questionner de notre question et y participer, mais il ne
peut pas questionner authentiquement sans renoncer à lui-même comme
croyant avec toutes les conséquences de cet acte. Il peut seulement faire
comme si… »1

Ce « comme si » résonne étrangement. Il rappelle, mais en le


renversant, le distordant, en inversant son image, l’autre « comme
si », celui de la pensée chrétienne réputée impossible, précisément.
Celui que saint Augustin fait prononcer à Evodius : « cherchons
comme si tout était incertain ». Ce « comme si » qui est aussi celui de
Descartes bien sûr. Et dont saint Anselme accepte de faire l’épreuve
au nom de la conversion de l’insensé. Mais c’est tout aussi bien celui
qui fonde l’entreprise inouïe de saint Thomas, qui tâche précisément
d’en parcourir la transcendance dans la forme même qui fait la
singularité de la Somme, où il déplie toutes les modalités de ce
« comme si », l’élabore, le contrarie, lui répond, et le réconcilie. Où
il lui rend justice.
Ce « comme si », cette feinte obligée à la racine de toute pensée,
son épreuve, Heidegger le renverse, dans une posture pour le coup
sensiblement luthérienne, mais en son bord philosophique. Là où
Luther dit que le philosophe ne peut croire authentiquement,
Heidegger répond, sur la base de la même séparation : le croyant ne
peut questionner authentiquement l’être tant qu’il reste sur le
terrain de la foi. Il ne peut faire que « comme si ». Comme si quoi ?
On peut raisonnablement se poser la question de savoir si
l’apparence logique de la séparation des champs ne cache pas quelque
monstrueux sophisme. Car enfin, en prononçant sa sentence, que
fait Heidegger lui-même de sa propre foi, ou, s’il l’a effectivement
perdue – mais enfin les textes ultérieurs tendraient à montrer que
c’est beaucoup plus compliqué que cela, à savoir qu’il l’a bien
1
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.19.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 407

gardée, mais à distance ; distance plus que curieuse, et dont le


contenu nécessairement échappe – que fait-il de sa propre formation
théologique ? Qu’a fait Luther de sa jeunesse philosophique ? Que
fait Kant de sa piété dans la première Critique ? N’abondent-ils pas
tous dans le « comme si » castrateur, pourtant dénoncé ici par
Heidegger lui-même ?
Où le « comme si » augustinien pose la première pierre de l’unité
promise de la foi et de la pensée, le « comme si », appelons-le
luthérien par commodité, entame sa désunion. Où le « comme si »
augustinien déclare croire et penser comme s’il n’entendait rien à ce
mystère de la foi, qui du coup doit constituer la première et seule
véritable évidence, déclaration que Descartes infléchira sur la base
d’une espèce de parallélisme des évidences naturelles conquises et des
évidences surnaturelles données, le « comme si » luthérien substitue
l’impératif mutilant de croire sans penser ou de penser sans foi.
Impératif d’un conflit univoque et insurmontable entre nature et
surnature, où le choix d’un bord implique la négation de l’autre – ne
faudrait-il pas d’ailleurs y voir une inspiration lointaine du processus
dialectique ? Où le « comme si » augustinien tâche de percer le
chemin d’une conciliation du fini et de l’infini, de la raison naturelle
et du verbe surnaturel, de la pensée et de la foi, comme le sens même
de la Révélation en l’homme, et notamment du dogme de
l’Incarnation1, le « comme si » luthérien s’établit sur le gouffre de
l’inconciliable, séparant une pensée de la finitude comme telle d’une
part – sujet Transcendantal chez Kant ; résorption du fini dans la
circularité de l’infini comme mouvement de l’Esprit absolu comme
Sujet, Science et Système, chez Hegel ; l’être en tant qu’être comme
fini d’une donation historiale chez Heidegger – d’une piété ascétique
d’autre part, conformée à l’infini dans l’élaboration du système
mondain des œuvres – au sens strict : système d’opérations.

1
Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, op.cit., Ia, q.1, art. 8, p.161 : « Donc, puisque
la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait, c’est un devoir, pour la raison naturelle, de servir
la foi, tout comme l’inclination naturelle de la volonté obéit à la charité. »
408 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Questionner le sens douteux d’une expression telle que


« philosophie chrétienne », où résonnent tous les malentendus
inhérents à la définition et la texture mêmes de la théologie et de son
lien à la pensée, est une chose. Mais y laisser entendre une
irrévocable séparation de la pensée et de la foi en est une autre sans
commune mesure, quand bien même il s’agirait par là d’établir le
domaine propre de la pensée de l’être. « Comme si » ce domaine
pouvait en quelque manière constituer un compartiment étanche
pouvant organiser ses propres exclusions. Nous l’avons vu, ce
domaine est celui du topos dual, non pas duplice, où la double nature
de la pensée tient toute sa place. Pierre Boutang, dont l’Ontologie du
secret était considérée par George Steiner comme l'un « des maîtres-
textes métaphysiques de notre siècle », et penseur éminemment
chrétien – bref, un penseur dont on ne saurait soupçonner aucun
mépris pour l’un ou l’autre des deux pans de la conjonction –
affirmait lui-même : « Je me moque bien de philosophie
chrétienne »1. Mais ce n’était certes pas pour affirmer qu’un chrétien
ne pourrait penser par principe, comble de la dénégation de quinze
siècles de « pensée chrétienne » ! La question n’est pas tant de savoir
dans quelle mesure la philosophie aurait à se conformer à on ne sait
trop quel impératif formel, qui constituerait sa « christianité », que
d’apercevoir ce que l’apparent formalisme recèle de la plus réelle, et
certes toujours mystérieuse, relation, que la plénitude systémique
aura, dans son exclusion de la pensée, finalement laissée intacte.
C’est bien ce que le même Boutang indique, en une sorte de nouveau
renversement de l’image inversée du « comme si » :
« Que s’il y a un Étant seul proprement dit, qui se répète pour Moïse en tant
que “Je suis”, le philosophe ne sera pas libre de jouer la pensée de l’être
comme si rien n’en avait été dit ; et si la Trinité ne le laisse pas tel un chien
muet, il ne pourra oublier, le temps de philosopher, l’autre temps qu’induit
ou accouche l’égorgement originel et éternel de l’Agneau. »2

1
P. Boutang, Apocalypse du désir (1979), 2è éd., Paris, Cerf, 2009, p.266.
2
Ibid.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 409

Ce miroir apposé en face de celui déformant et divisant du


« comme si » luthérien, en ses deux bords de récusation de la pensée
par la foi et de la foi par la pensée, est du reste l’une des clefs de son
texte difficile de l’Apocalypse du désir, qu’il fait débuter par cette
double question redoutable :
« Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de ces confirmations d’une
convergence de la pensée chrétienne avec l’angoisse moderne, hors des
apocalypses de remplacement. Nous proposons seulement à ceux qui
mettraient foncièrement en cause notre entreprise comme ruinant la
possibilité même d’une philosophie et d’un projet de communication
universelle, deux énigmes : qui pourrait imaginer un philosophe croyant à la
Révélation, ayant rencontré la Croix du Christ, et continuant de
philosopher comme si de rien n’était ? Et que serait la philosophie, avec sa
métaphysique et son ontologie, pour que cette foi la laisse intacte,
indifférente ? »1

Ce jeu complexe des miroirs du « comme si » est le parcours en


retour rendu nécessaire pour entendre quelque chose de son épreuve
fondamentale. Et cette épreuve de la pensée n’est rien d’autre que
celle de la feinte annihilant les résistances à la conciliation de
l’Accord. Le « cercle carré » est le reflet déformant de cette épreuve,
que Heidegger pousse à ses plus extrêmes conséquences, faisant
apparaître, par contraste, la possibilité d’un surmontement. Il nous
mène vers la pensée de l’Accord, mais son luthéranisme foncier lui
interdit le pas de l’« autre saut », celui du tour de la pensée vers son
essence de relation : le tour vers la Croix, vers le cadre trinitaire
conciliant l’amour trine et l’ordre quadripartite. N’est-ce pas là la
tâche de la pensée devant devenir, face au système comme tel, pensée
de l’Accord ? Substituer le cadre trinitaire au reflet déformant du
cercle carré. L’articulation à l’incompatibilité. L’ordre aimant à
l’alternative funeste, dont Hello a montré qu’elle est la racine de
l’erreur. Alternative à la fois désespérée et désespérante, celle-là
même qui enserre la pensée dans son exclusion hors de la plénitude
systémique. Citons ici le texte si beau que Bernanos consacra à
Luther, Frère Martin :

1
Ibid., p.27.
410 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Je me méfie de mon indignation, de ma révolte, l’indignation n’a jamais


racheté personne, mais elle a probablement perdu beaucoup d’âmes, et
toutes les bacchanales simoniaques de la Rome du XVIe siècle n’auraient pas
été de grand profit pour le diable si elles n’avaient réussi ce coup unique de
jeter Luther dans le désespoir, et avec ce moine indomptable, les deux tiers
de la douloureuse chrétienté. Luther et les siens ont désespéré de l’Église, et
qui désespère de l’Église, c’est curieux, risque tôt ou tard de désespérer de
l’homme. À ce point de vue, le protestantisme m’apparaît comme un
compromis avec le désespoir. »1

Formule terrible, mais qui semble bien constituer comme la


racine même de notre monde. Et dont le tragique propre est cette
sorte de distorsion macabre de l’attente, cette spes de la créature que
Luther renverse en la revendiquant. Le cercle carré n’est-il pas
l’ultime forme d’un tel compromis ? N’est-il pas cet ultime
contournement de la Croix, par lequel éclate la nécessité de son
propre surmontement ? En cette tâche, Descartes tient un rôle
éminemment stratégique, parce que central. Il tient le miroir de la
feinte, au moment même de sa déformation en image renversée.
Mais n’est-ce pas également le cas de Heidegger, dont le rôle
stratégique serait au moins aussi important, sorte de second centre
donc, tenant le miroir inversé de la feinte au moment même où il
rend possible son nouveau renversement, son « tournant » vers son
premier sens ? En ce jeu réciproque des miroirs de la feinte se dessine
une courbe inattendue, et pourtant bien connue depuis Kepler, celle
de l’ellipse faisant l’orbe de toute révolution, où chaque point
conserve constante la somme des distances aux deux foyers
doublement symétriques. De quel corps cette gravitation étrange
serait-elle la loi ? Si Descartes tâche de retenir la division
luthérienne, et le désespoir qui en est à la fois la racine et le fruit,
Heidegger les étire à leurs plus extrêmes conséquences. Le schéma
ainsi s’éclaire, d’être celui d’une errance toute moderne, quête de la
pensée vers elle-même, son revolvere à son essence propre. Chaque
foyer répond silencieusement à l’autre comme à son symétrique

1
G. Bernanos, « Frère Martin », Les Prédestinés, textes rassemblés par Jean-Loup Bernanos,
Paris, Seuil, 1983, p.113-114.
LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ 411

éternel, l’empêchant de devenir le centre d’une circularité obsédante.


Le premier rappelle au second la simplicité de l’unité fondée sur
l’infini. Le second en retrouve les traces de l’appel au creux de la
finitude. Le premier déplie la liberté d’un ordre simple. Le second
découvre l’au-delà de toute aliénation dans un ordre quadripartite.
Le premier chemine le plus tranquillement du monde sur l’évidence
d’une grâce trinitaire ouvrant à tout ordre possible. Le second s’y
arrache de force et d’inquiétude, en la conservant malgré lui comme
en-deçà voilé de l’ordre absolu. Le premier pense juste avant le
système. Le second pense juste après. En cette image d’errance
elliptique à deux foyers s’ouvrirait ainsi selon deux modes la
possibilité d’une pensée du cadre trinitaire, comme double tour : en-
deçà de Descartes, et au-delà de Heidegger.
« C’est seulement lorsque, dans l’avènement du regard, l’essence de l’homme
comme ce que regarde le regard, renonce à l’opiniâtreté humaine et se
projette loin de soi sous le regard, que l’homme correspond dans son essence
à l’appel du regard. C’est dans cette correspondance que l’homme est
approprié, en sorte que dans l’élément pris en garde du monde il regarde
comme mortel le divin à l’encontre. »1

Renoncer à l’opiniâtreté. Se projeter loin de soi sous le regard.


Prendre en garde l’élément du monde. Regarder en mortel le divin à
l’encontre. Ne serait-ce pas là comme la plus haute forme, parce que
déniée et occultée, en mode inversé, de cartésianisme ? N’avons-nous
pas là comme les deux noms du dual, ses deux foyers en étrange
conjonction : Descartes et Heidegger ?

1
M. Heidegger, « Le tournant », Questions IV, op.cit., p.319-320.
412 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
CONCLUSION

§ 49. … jalons pour l’intelligence de la suite

Il est temps de conclure. Bien qu’il paraisse difficile, même


absurde, d’espérer conclure ici quoique ce soit. Tout au plus
pouvons-nous pointer l’évidence de l’inachèvement, et tâcher de
relancer le questionnement vers l’essentiel de ce qui fut laissé en
suspens. À commencer par cela, que les formules – elles se sont
présentées sous la forme de questions, mais n’en sont pas moins des
formules – qui ont terminé le chapitre XI, et devaient nous ouvrir
l’espace du lieu de pensée, ne peuvent que laisser comme un goût
amer d’inachevé, que portent avec eux ces appels quelque peu
dérisoires à l’intelligence de la Croix. C'est-à-dire, très exactement, à
l’intelligence du Mystère : oxymore parfait dont on voit pourtant
qu’il constitue la racine même de toute possibilité de la pensée –
nécessairement aporétique comme l’avait déjà montré Aristote –, car
posant l’horizon de l’Accord, en même temps qu’il semble en barrer
tout déploiement. Il s’agit alors de retrouver un élan, une fois
donnée la direction. Retrouver – ou trouver – la force, la
« dynamique », une fois aperçu l’horizon. Élan vers l’accord trine et
cadre, le cadre trinitaire, constituant le topos dual de la pensée, à
partir du règne systémique et de l’aphasie qui lui est
consubstantielle. Peut-être quelques éclaircissements, détours et
lectures croisées permettront de trouver cet élan, du moins d’en
discerner les contours, d’en proposer quelques jalons. Jalons qui
pourraient permettre d’entrevoir ce que notre analyse de la pensée
heideggérienne en regard de l’avènement de la systémique, et de
414 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

l’horizon de l’accord dual du trine et du cadre que nous y avons


trouvé, peut receler de ressources et d’échos hors – ou du moins à la
marge – de notre interrogation sur le cheminement de Heidegger. Il
s’agit donc avant toute chose de poser des questions, vers d’autres
directions. Et tâcher de porter ce questionnement un peu plus loin
qu’au seul constat de son insuffisance.
D’abord les regrets. Immenses, et qui suivent le double appel du
chapitre précèdent : l’en-deçà par excellence de Descartes, et auquel
il reste « accroché », saint Thomas, et au-delà de Heidegger, Pierre
Boutang, qui lui aussi, d’une manière, conserve quelque attachement
au philosophe souabe. À peine abordés au chapitre douzième, il ne
fut pas possible, pour des raisons assez évidentes, de temps, d’espace,
et tout simplement de « capacité », d’engager sérieusement un travail
dans ces directions. Mais l’évidence des raisons n’enlève rien au
manque énorme qu’elles provoquent. Car enfin, ce qui pour
l’instant reste un obscur horizon formel, et pour le coup bien peu
« incarné », eût trouvé là, en ces confrontations, matière à
s’expliciter quelque peu. Ne disons rien de saint Thomas, à fin de
nous éviter le ridicule étalage de la plus flagrante inculture. Tentons
quelques mots sur la difficile entreprise de Boutang, dont nous
découvrons, un peu tard, la puissance tous azimuts d’avancée. S’il y
eut et s’il y a nombre de percées hors de l’aphasie philosophique
constitutive de l’époque systémique, à commencer évidemment par
celle, fantastique, de Heidegger lui-même, nulle sans doute n’est plus
singulière que celle-ci. Même à s’en tenir à sa magnifique Apocalypse
du désir, déjà citée, dont la difficulté et la peu commune densité
n’empêchent pas tout à fait d’y distinguer quelques-unes des flèches
capitales, auxquelles nous eussions gagné à confronter certaines de
nos propositions. Les entrées y sont multiples. Mais il est clair que le
premier dessein consiste à extirper le désir de la pure immanence, où
il se trouve englué depuis ce que Boutang décrypte comme un culte
de l’idée immanente – sorte d’idée « matérialiste » – des
« philosophies du désir ». Il n’est pas anodin que celles-ci furent
précisément contemporaines de l’institution du simulacre
systémique. Elles ont constituées comme la matière même de ce
… JALONS 415

moment que Heidegger désigne du nom de « fin de la philosophie ».


Nous avions rencontré quelque chose de cet ordre, parlant d’un
« contournement » de l’obstacle propre à l’aphasie de la philosophie
venue à sa fin, face au système comme tel (§32). Passons sur l’exégèse
monumentale de ce culte immanentiste au cœur de la modernité
philosophique1. Le point particulièrement impliquant ici, réside
dans la « réouverture » du désir en ses trois dimensions, que Boutang
vient proposer sous la forme d’une « vulgate du vouloir ». L’enjeu
du libre arbitre, déjà rencontré précédemment en ce « début des
Temps modernes » si problématique, et qui paraît ainsi comme une
constante accompagnant le développement de la Systémique, la clef
même de ce développement, y est central. Trois dimensions
signifiant trois réductions de la prise immanentiste, qui ne sont pas
sans demander un rapprochement avec nos compressions systémiques :
énergétique, logistique et cybernétique. On y retrouverait ainsi
quelque chose des trois dimensions de la transcendance, de la langue
et de l’incarnation. En hauteur, dit-il, est l’abîme du désir selon les
trois stases du libre vouloir : « je veux » de la délibération ; « je puis
ou pas » de la prise dans l’horizon unique de l’idée ; « je puis ne
pas… » où surgit le libre arbitre, en toute son épaisseur d’appel au
salut par la grâce :
« Parce qu’espérer fonde tout vouloir, et que la violence, la contrainte
(vaincue) de s’arrêter ou de franchir, est celle du vouloir que la grâce sauve,
ou qui se perd en son absence. »2

1
S’il y avait une courte réserve à faire sur cette exégèse, elle concernerait Lacan. En qui, dit
Boutang, il vise Freud, de même qu’il vise Hegel en Kojève, et Kant en Hegel. Reste que son
analyse de la « Pentecôte pour la mort » mériterait un long commentaire, et pointe une dimension
indéniable de l’œuvre lacanienne, en laquelle Boutang reconnaît d’ailleurs une certaine forme de
grandeur, certes « limitée » par ce qui lui semble une fascination mortifère. Parlant du « Lacan
des mauvais jours », il salue implicitement celui des « bons jours ». Tout en le lui reconnaissant,
Boutang ne semble pas vouloir voir le bord non sophistique de Lacan, qui accentue Freud, et
l’analyse elle-même, en un sens qui n’est pas sans rapport avec ce que, dans le Gorgias, Calliclès
déclare à Socrate : « Quand on fait un lapsus, tu sautes dessus comme si c’était un cadeau des
dieux ! » (Platon, Gorgias, 489 c, trad.fr. M. Canto-Sperber, Œuvres complètes, Paris,
Flammarion, 2008, p.464). Reste que l’attaque de Boutang n’en reçoit pas moins sa pertinence
d’un certain lacanisme idolâtre. N’y aurait-il pas d’ailleurs le même genre de remarque à faire
concernant sa grande défiance vis-à-vis de Descartes ?
2
P. Boutang, Apocalypse du désir, op.cit., p.276.
416 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Trois stases donnant le temps de la prise du désir au creux de la


transcendance, et de sa justification :
« Le temps où l’impie (le non-croyant, ou le croyant chaque fois qu’il
retombe) est justifié, c’est ensemble le temps de la grâce et le temps de la
liberté. »1

Quelles seraient les trois stases de la prise transcendante et


justifiante de la pensée, à ne pas se contenter du trop simple constat,
quoique d’une vérité incontestable, qu’elle est elle-même désir et
espérance ? La pensée est aussi idée, précisément. Qu’elle ne s’y
engloutisse pas, en une absorption dans la quasi-immanence
systémique par une réduction de l’idée à la fausse transcendance de la
commande, dont nous croyons pouvoir rapprocher la défiance
boutangienne aux « philosophies du désir »2, serait sans doute l’enjeu
de ces stases.
En longueur est « l’allongement du vouloir abandonné par la
grâce »3, après l’instant oublié de la justification. Volonté la plus
intelligible, parce que la plus familière, mais aussi la plus sophistique.
Lieu de la réduction par excellence du désir de béatitude à une
clôture sur les moyens de jouissance, d’une fruitio à la fois ingrate et
oublieuse, mais de reconnaissance de soi, de la personne. Sans entrer
dans le détail de l’analyse touffue, et d’une joyeuse érudition peu
commune, que Boutang y consacre, où se rencontrent Kafka, Boèce,
Socrate ou Évagre le Pontique, notons qu’elle se déploie sur fond
d’un sens de la raison, où sophistique et pensée s’affrontent et se
confondent parfois. Lieu donc, par excellence, de la réduction
logistique de toute ratio, c’est à dire de tout logos, et de l’aphasie
temporaire de l’akèdia qui en résulte.

1
Ibid., p.287.
2
La possibilité même de ce que Boutang nomme le « meurtre au nom de l’idée », expression
où l’on retrouve évidemment la thématique des démons du nihilisme chez Dostoïevski, implique
cette soumission absolue à une obscure commande, que porterait par devers elle toute idéologie,
et ce d’autant plus qu’elle se voudrait la plus matérialiste. Ce surplomb de la commande est ce
que nous concevons comme pseudo-transcendance, ou quasi-immanence. Il assure précisément
le rétrocontrôle, la permanence, la circularité du système de l’idée par lui soutenu.
3
Ibid., p.292.
… JALONS 417

En largeur, enfin, est l’épaisseur incarnée de cette volonté en


abîme et s’étirant. Où se retrouve cette « terrible liberté chrétienne,
la croix du libre arbitre »1, en sa dimension d’accord simultané d’une
âme et d’un corps, comme corps vivant, c'est-à-dire à la fois pécheur
et espérant, dont Boutang décrit d’ailleurs bellement la texture
profondément musicale :
« Ceci est pourtant “anticipé” et participé, dans la musique : la persistance de
l’accord entre l’homme et son corps vivant, que rien, et surtout pas le
christianisme, n’est maître de réduire à la “chair du péché” (“sarx
amartêmatos”), avec la réalité du monde. Toute écoute musicale est une
ferme espérance en chemin. »2

Permettons-nous ici une courte parenthèse, appelée par cette


référence musicale inattendue sous la plume de Boutang. Cette idée,
rapidement évoquée par lui, de la musique comme « résonnance par
anticipation » de l’accord du monde et du corps vivant, me paraît en
effet essentielle. La musique serait ainsi comme, non pas une
« expression » de l’être incarné, mais déjà le signe avant-coureur de la
tension propre à l’incarnation, comme toujours à réaliser. Par quoi
elle ouvrirait primairement à la transcendance. Autrement dit, la
musique serait ainsi l’art fondamental de la suspension, par laquelle
nous avions fait démarrer ce travail, mais d’une suspension déjà
teintée d’espérance. Déjà, ou encore. Par quoi pourrait s’expliquer ce
statut si unique de la musique dans l’art du XXe siècle, dans lequel
elle paraît étrangement protégée des effrois de la fin de l’histoire.
Parce que la suspension n’est chez elle nullement le signe d’aucune
fin, mais le mouvement même de sa participation à l’être. Que l’on
songe par exemple au Concerto pour violoncelle et orchestre de Ligeti,
ou à son Requiem, au Premier concerto pour violon de Chostakovitch,
à l’interprétation du Tristan par Furtwängler, aux Quatuors de
Bartók, ou plus récemment à l’extraordinaire Une prière de Bacri,
sorte de condensé des diverses formes prises par ce langage musical
de la suspension au cours du siècle, pour prendre la mesure de cette

1
Ibid., p.325.
2
Ibid., p.323.
418 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

extraordinaire capacité d’incorporation de toutes les pires


inquiétudes comme moteur même de l’expression. L’anti-aphasie par
excellence ! À côté de laquelle les simiesques apocalypses d’un
certain art moderne et le suicide interminablement sophistiqué de
quelque avant-garde théâtrale retrouvent leur vraie saveur nihiliste.
On peut également penser, dans un tout autre registre, à cet art
inouï de la suspension continuée dans le jazz de Miles Davis ou
Wayne Shorter. Ou encore à Bernard Herrmann, compositeur qui
sut si bien manier ces différents langages musicaux de la suspension,
de Wagner et Mahler à Bartók, et qui mit tout son art au service de
l’artiste par excellence de la suspension que fut Hitchcock. Si le
cinéma de ce dernier est intégralement fondé, par principe, sur cette
séparation que nous avons appelée celle du système et de la pensée,
où le regard se voit en permanence mis en face d’un système qui
fonctionne en exclusion, cela n’est jamais aussi vrai que dans les
quelques films mis en musique par Herrmann. Le plus haut sommet
étant sans doute l’une des dernières séquences de Psycho, celle de
l’exploration des deux chambres par Vera Miles, où la lente marche
orchestrale fait parcourir en trois minutes l’abîme de l’incarnation,
pour le coup « folle » c'est-à-dire impossible, qui fait le fond du
fonctionnement délirant de Bates. Fermons la parenthèse, et
revenons à Boutang.
Les trois dimensions de la « vulgate du vouloir » s’orientent d’un
salut du désir, donc, dans une pensée du désir comme espérance
fondamentale, où le libre arbitre trouve son salut dans la grâce
trinitaire. Aussi, ce premier dessein n’est que le support d’un autre à
la fois plus massif et secret, déjà entrevu précédemment, qu’il énonce
au tout début de l’ouvrage :
« Le retour à la tâche paulinienne, contre la puissance avide de signes (que
cette avidité-là rend aveugle aux analogies de la Création) et contre une
sagesse formelle incapable de payer le prix du sang, l’annonce du Christ en
Croix comme préalable, pour le croyant, à toute philosophie (et scandale
insupportable et présent à toute philosophie qui la rejette), ne sont pas des
… JALONS 419

extrémités dont notre âge puisse faire l’économie. »1

Annonce où l’on trouve à nouveau, déjà articulées selon les


oppositions pauliniennes du langage de la Croix, les trois dimensions
fondamentales : la langue de l’analogos au-delà du signe attendu par
la sagesse juive, l’incarnation du « prix du sang » échappant à la
sagesse grecque, et la Transcendance de la Création, d’où s’origine
l’impératif incontournable du tour de la pensée vers le foyer du
cadre trinitaire, la Croix. Mais qu’en cette articulation même se
mesure combien nous sommes réduits à courir derrière Boutang si
loin avancé, déjà, et dès le début de son livre ! Comme l’avait
pressenti (pourquoi « pré » d’ailleurs ?) Lévinas, Boutang est un
« maître ». Nul doute qu’il sera un maître, une référence et une
mesure pour toute pensée future. À qui il faut donc souhaiter bon
courage, et la chance d’approcher quelque peu les hauteurs de ce
grand enthousiasme. Signalons tout de même à notre petit crédit, un
détail qui n’est pas sans importance, et pour le coup directement
relié à la percée spécifiquement heideggérienne. C’est à savoir que la
part formelle, c'est-à-dire chiffrable, de l’orientation de la Croix
comme cadre trinitaire impose et donc permet d’élargir la restriction
donnée ici par Boutang dans la formule « pour le croyant ». L’accord
trine et cadre de l’ordre et de l’amour, de la liberté et de la grâce, est
comme la trace oubliée d’une configuration de tout l’être, certes
objet d’une foi principielle, mais déterminant bien un ordre. Cet
accord précède toute séparation artificielle entre pensée et foi,
philosophie et théologie. En quoi, précisément, il est bien
l’orientation de la pensée elle-même, dont, comme dit Boutang,
notre âge ne saurait faire l’économie. Le formel du chiffre n’invalide
pas ni n’affadit ici la configuration. Il la renforce.
Il est un point qui préoccupe particulièrement Boutang, celui de
la qualification fondamentalement sophistique de notre temps, temps
que nous avons nous-mêmes qualifié d’époque systémique. Cela
exige rebond. Est-ce que le simulacre systémique, désormais séparé

1
Ibid., p.26.
420 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de la pensée, dans l’époque de sa domination, devrait ainsi se voir


lui-même requalifié comme une sorte, donc, de « sophistique
moderne », qui aurait tout simplement emporté le combat ? Le
simulacre systémique n’est-il finalement rien d’autre qu’une
apothéose du simulacre sophistique que Socrate ne cesse de
dévoiler ? Par quoi pourrait aussi s’entendre une autre résonnance à
la « fin de la philosophie ». Or que peut signifier d’autre cette
aphasie philosophique consubstantielle à la domination du Système
comme tel ? Elle est logiquement la victoire, assourdissante, de la
compagne aussi encombrante qu’elle lui est nécessaire de la
philosophie, à savoir la sophistique. Le temps de l’aphasie
philosophique serait celui du règne de la sophistique, comme règne
du simulacre face à la pensée, désormais expulsée. Nous avions parlé
(§36) de la venue, dans son aphasie même, c’est le sens de
l’accomplissement de la fin, de la philosophie en son être propre
comme coappartenance du simulacre et de la pensée. Faut-il y voir une
entente compréhensive de la philosophie, qui serait ainsi
coappartenance de la sophistique et de la pensée ? Par quoi le règne
désormais sans partage de la sophistique ne saurait être pour autant
définitif, ne serait-ce que parce que la philosophie comme pensée est
elle-même et réciproquement la compagne aussi encombrante que
nécessaire de la sophistique. Au pire, c'est-à-dire à sa « fin », la
philosophie se tait, ou a du mal à parler ; elle ne disparaît pas.
L’écart de la pensée au simulacre est relié à cette compréhension
philosophique de la sophistique. Le saut n’est jamais définitif. Il se
heurte toujours au risque fondamental qui lui est propre de sombrer
dans le simulacre, dont nous avons donné la texture systémique. Le
saut hors du simulacre n’est qu’un écart hors système, parce qu’il ne
peut que rester temporaire, fragile et précaire, comme descente de la
pensée « dans la pauvreté de son essence provisoire »1, dit la Lettre
sur l’humanisme. C’est du reste ce qu’indique Kierkegaard, dans la
préface au Traité du désespoir, visant l’alternance paradoxale et
pourtant essentiellement nécessaire dans son texte, de l’exposé
1
M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III et IV, op.cit., p.127.
… JALONS 421

spéculatif et de l’édification. Mais que vise-t-il d’autre alors, sinon


que c’est du cœur même du système que peut percer l’édification, ce
qui signifie pour Kierkegaard la pensée comme chrétienne. Le
spéculatif n’est-il pas pour lui ce bord fondamentalement sophistique
auquel la pensée aurait à livrer combat ?
L’intuition de Boutang est que les supposées « philosophies du
désir » se révèlent avoir été des sophistiques du « meurtre du désir au
nom de l’idée ». Le point clef y est le forçage absolu de l’opposition
instituée du désir et de la transcendance, simulant l’oubli qu’en sa
dimension d’espérance de la béatitude, le désir est la marque même
de la transcendance en l’homme. On trouve d’ailleurs là une certaine
forme de réminiscence et d’écho d’un point fondamental chez
Heidegger, indiqué également dans la Lettre sur l’humanisme, où la
transcendance essentielle de l’homme signifie sa relation à l’Être
comme désir1. Bref, l’attaque première de cette sophistique moderne
serait donc celle d’un « processus radical d’immanentisation »2, dont
Mattéi a pu décrire les diverses formes de violente intrusion dans les
moindres recoins de la culture européenne. Analysant la mise en
cause par Charles Taylor des « malaises de la modernité », il résume :
« Taylor surenchérit et condense les trois malaises de la modernité dans ces
trois formules : “la perte du sens”, causée par la disparition des horizons
moraux ; “l’éclipse des fins”, causée par le primat de la raison
instrumentale ; “la perte de la liberté”, causée par le renoncement à
l’engagement dans la cité. Dans les trois cas, ce qui a disparu, c’est le regard
transcendantal que l’homme européen ou occidental portait sur son horizon
d’existence, sur la fin morale qui éclairait ses choix et sur une liberté qui
devait son orientation à la visée d’un bien commun. »3

Si cette primauté du transcendantal, et de l’immanentisme qui s’y


oppose, est indéniable, il reste que ces trois orientations ne sont pas
sans faire penser à notre triade des réductions systémiques. On
pourrait ainsi renverser l’ordre des causes, par une espèce de passage

1
Cf. Ibid., p.71-72.
2
J.-F. Mattéi, Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne, Paris,
Flammarion, 2007, p.276.
3
Ibid., p.225.
422 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de l’ontique à l’ontologique. À savoir que la perte du sens est elle-


même cause de la disparition des horizons moraux, dès lors qu’on la
considère à partir de la compression logistique du logos à la
connexion pure. Il y a certes perte de sens dans l’individu, mais plus
fondamentalement, et comme « antérieurement », dans le rapport de
cet individu à l’être. De la même manière, l’éclipse des fins est une
conséquence directe de la compression cybernétique de la
transcendance comme telle à la quasi-immanence de la commande,
ce que porte d’ailleurs l’expression même de « raison
instrumentale ». Nulle fin sinon celle de la circularité du contrôle.
Et la perte de la liberté découle assez naturellement de la réduction
énergétique de l’étantité au quantum d’énergie. Que seule l’énergie
puisse être dite « libre », et que tout étant soit soumis à ses
variations, laisse peu de degrés à cette « liberté ». Plus encore, et
moins caricaturalement, le point ici est que cette compression de
l’être implique une conception elle-même strictement énergétique de
la liberté : celle d’une liberté de « flux », ou de « transfert ».
Autrement dit, et là encore, le libre arbitre, et son abîme, se voient
renvoyés aux îles imaginaires de Gaunilon qui agacèrent tant saint
Anselme. Il n’en reste pas moins vrai que la dimension de
transcendance est bien la première, comme l’indique assez le terme
même de « compression ». C’est du reste ainsi que nous avions
expliqué la focalisation de Heidegger sur le phénomène
cybernétique. Aussi le trait premier de cette sophistique moderne
est-il son immanentisme foncier. La substance immanente, c’est le
système général en puissance.
Il y aurait alors correspondance de la sophistique, en tout cas
dans sa forme moderne, à la systémique. Mais peut-être cette
correspondance est-elle plus originaire que nous pouvons le penser
de prime abord. C’est ce que d’une certaine manière pourraient
indiquer les rares éléments connus du traité de Gorgias sur le Non-
être, tâchant d’établir trois principes, ainsi que le rappelle Pierre
Aubenque :
« On sait que cet ouvrage prétendait démontrer successivement trois thèses :
1) Rien n’existe ; 2) S’il existait quelque chose, ce quelque chose serait
… JALONS 423

inconnaissable ; 3) Si même ce quelque chose était connaissable, il ne


pourrait être communiqué à autrui. »1

Gorgias s’attaque, sous un angle qui n’est évidemment plus du


tout le nôtre, un angle « antique », aux trois mêmes dimensions de la
pensée, incarnation, transcendance et langue. Le « rien n’existe »
devient en sa forme moderne la réduction de l’existence réelle au
seul quantum énergétique. L’agnosticisme sceptique, radical et
absolu, de la seconde thèse, nie tout accès à la transcendance d’un
savoir. Et il faudra bien à Platon, pour la contrer, introduire la
transcendance de l’Idée. Enfin, le thème de l’incommunicabilité de la
chose induit la circularité d’un langage auto-référé. Bon. Ce ne sont
là qu’indications grossières, très impropres à régler en quelque
mesure cette question redoutable de la sophistique, et notamment de
la sophistique antique. Encore moins d’en inférer une
correspondance avec sa forme moderne, systémique. Un trait
toutefois peut être proposé en faveur d’une telle « continuité »
analogique, qui est donné au début de l’Hippias majeur :
« SOCRATE – Mais alors, par Zeus, en va-t-il comme des progrès dans les
autres techniques, où les artisans anciens sont mauvais par rapport à ceux
d’aujourd’hui ? Est-ce que, de la même façon, dans votre technique à vous,
les sophistes, on doit dire qu’il y a un progrès et tenir que les anciens
étaient, par rapport à nous, mauvais en matière de savoir ?
HIPPIAS – Ce que tu dis est parfaitement juste. »2

Cette arrogance progressiste n’est-elle pas le fond même de toute


conception sophistique de la pensée ? Heidegger appuie bien souvent
ce point fondamental de l’absurdité de toute application de l’idée de
progrès à la pensée, dont l’histoire est bien plutôt un « dialogue sur
les cimes ». C’est précisément le trait séparant irréductiblement la
philosophie d’avec la science, pour laquelle elle est au contraire et
évidemment principielle. Du coup s’éclaire ce que serait le bord
sophistique de la systémique moderne. Si le système n’était qu’un

1
P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, op.cit., p.101.
2
Platon, Hippias majeur, 281 d, trad.fr. F. Fronterotta et J.-F. Pradeau, Œuvres complètes,
op.cit., p.525.
424 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

mode opératoire de l’activité scientifique, il ne saurait entretenir nul


rapport avec une quelconque position d’ordre sophistique. Mais dès
lors qu’il devient l’ultime référent métaphysique, comme
domination du système comme tel s’appuyant sur les trois
compressions renversant l’onto-théo-logie, il signe une apothéose
sophistique tout à fait inédite. Le sophisme radical ne réside pas dans
l’unification des sciences par la théorie des systèmes, mais bien dans
le simulacre de l’onto-théo-logie par la triade systémique. Qui en
constitue le fond métaphysique. Et surtout qui lui barre tout
déploiement propre, en s’auto-constituant comme l’ultime étape de
progrès dont elle fut capable. Le Système général serait le « progrès »
indépassable et définitif, signant la fin de la progression. Il n’est qu’à
tendre l’oreille aux « enfumages » prophétiques des divers apôtres
contemporains de la systémique – il est vrai qu’ils ont tendance à se
faire plus discrets depuis quelques temps – pour y reconnaître une
espèce d’Hippias réchauffé et d’autant plus stérile qu’il est
maintenant mutilé de cette passion rhétorique qui faisait la force de
la sophistique antique. Précisément, la sophistique moderne n’a plus
besoin de cette passion. Sa rhétorique se calque sur le système qui la
soutient : elle fonctionne toute seule. Sur ce point d’ailleurs, Boutang
glisse également un mot, dans un court paragraphe génialement
synthétique intitulé Le système et « l’espérance mesurée ». Mot peut-
être le plus brillamment comique qui se fut prononcé à l’égard de ces
prophéties systémiques1, dont le si « faible désir » ne sait plus
qu’ânonner jusqu’au délire le Système du « grand désir planifié »2.
On y retrouverait une forme à la fois plus expressive et littérale de
nos trois « compressions », magistralement articulées en quelques
lignes, qui terminent par cette exclusion terrible de la pensée :
« […] le libre arbitre du pauvre chrétien, le mot et la chose, sont bannis,
pour ainsi dire déportés… »3

1
Il parle en l’occurrence de l’ouvrage de 1976 Les systèmes du destin de Jacques Lesourne.
2
P. Boutang, Apocalypse du désir, op.cit., p.343.
3
Ibid., p.345.
… JALONS 425

Après les regrets, les indécisions, ou « questions massues ». Un


autre point en effet, aussi imposant, fut éludé, qui doit ici être
évoqué ne serait-ce que rapidement. Celui du lien, du rapport, de la
relation, qu’il faudrait concevoir de ce qui fut dit du Système comme
tel, à cette autre détermination, structurale, de l’époque : le
capitalisme. Mince affaire ! Nous l’avons indirectement abordée. En
premier lieu, par le maintien à distance respectable de Marx, à deux
reprises, au nom de son « antiphilosophie » (§ 3) d’une part et de son
inclusion dans une systémique impensée (§ 32) d’autre part. En
second lieu, par une référence rapide à l’ouvrage de Max Weber,
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (§ 47). Il nous semble
pouvoir nous maintenir en cette pente, en tâchant de la densifier
quelque peu. D’abord, et nous suivons là Heidegger, parce que Marx
ne pense pas l’époque, mais en produit la rhétorique et le mode de
réflexion mêmes. Au cours du Séminaire de Zähringen de 1973,
Heidegger commente la phrase de Marx : « Être radical, c’est
prendre ce dont il s’agit par la racine. Mais la racine, pour l’homme,
c’est l’homme même. » Où se mesure l’extrémité de la forme prise
par la double auto-possibilisation du subjectum, par quoi il est
fondamentalement système de production :
« Le marxisme pense en effet à partir de la production : production sociale de
la société (la société se produit elle-même), et autoproduction de l’homme
comme être social. Pensant ainsi, le marxisme est bien la pensée
d’aujourd’hui, la pensée qui correspond à la situation d’aujourd’hui, où
effectivement règne l’autoproduction de l’homme et de la société. »1

Bref, la pensée marxiste est peut-être la plus pure expression de la


contrainte systémique auto-référée. Si le système comme tel est bien
déterminé par la triade énergie-connexion-commande, c’est peu dire
que Marx en fut l’un des plus vaillants promoteurs. Les Manuscrits de
1844 en sont l’illustration flagrante. La triple compression, et
inversion, de l’onto-théo-logie trouve en l’homme générique social
son apothéose, comme productivisme radical, immanentisme radical,
connexionnisme radical. Ainsi, le Premier Manuscrit exhibe, en les

1
M. Heidegger, « Séminaire de Zähringen », Questions III et IV, op.cit., p.475.
426 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

laissant impensés, les divers moments de la double constitution du


subjectum comme Système et Travailleur, pure productivité
circulaire :
« C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme
commence donc à faire réellement ses preuves d’être générique. Cette
production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature
apparaît comme son œuvre et sa réalité. »1

Le Troisième Manuscrit inscrit cette productivité pure au cœur de


la connexion des productivités, comme accomplissement social :
« Donc le caractère social est le caractère général de tout le mouvement ; de
même que la société elle-même produit l’homme en tant qu’homme, elle est
produite par lui. L’activité et la jouissance tant par leur contenu que par leur
genre d’origine sont sociales […] Donc, la société est l’achèvement de l’unité
essentielle de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le
naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature. »2

Ce naturalisme humaniste pris dans la circularité de la


production réciproque n’est rien d’autre que ce que nous avions
décrit comme unité « unifiante », unité « horizontale », du système
et du produire, en laquelle l’homme, le monde et la chose se voient
intégralement dissous. Unification systémique de la production
pure, comme énergie connective commandée. L’homme générique,
universel, objectif, de Marx est fondamentalement l’homme
systémique. Dans cette optique, le capitalisme est le support de cette
humanité générique, qu’il s’agit donc de pousser à son terme, à son
accomplissement. Qu’est-ce autre que cet accomplissement, sinon la
domination du Système comme tel ? Le marxisme s’avère un « ultra-
systémisme ». En ce sens, le Système serait une sorte d’infrastructure
métaphysique du capitalisme, impensé comme tel par le marxisme.
Passons, en second lieu, à Max Weber, dont l’interprétation
généalogique du capitalisme par le recours à son « esprit » est plus à
même de nous diriger. D’abord par sa reconnaissance d’une rupture
fondamentale que constitue un capitalisme moderne d’origine

1
K. Marx, Manuscrits de 1844, trad.fr. Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1972, p.64.
2
Ibid., p.89.
… JALONS 427

spécifiquement occidentale, s’opposant aux diverses formes


historiques d’un capitalisme « d’aventuriers, de marchands et de
spéculateurs »1, plus ancien, et traversant les temps et les continents :
« Mais l’Occident connaît aussi, à l’époque moderne, une forme toute
différente de capitalisme, qui ne s’était jamais développée auparavant dans le
monde : l’organisation capitaliste rationnelle du travail (formellement)
libre. »2

Weber articule cette rupture capitaliste sur deux phénomènes


dont il montre la relation profonde quoique peu évidente. D’une
part, une rationalisation technique extrême du travail libre sur la
base des développements de la science occidentale :
« Un calcul exact – le fondement de tout le reste – n’est possible que dans la
mesure où le travail est libre. »3
« Le capitalisme spécifiquement occidental et moderne est d’abord
déterminé, dans une large mesure, par le développement de certaines
possibilités techniques. Sa rationalité est aujourd’hui fondamentalement
tributaire de la possibilité de calculer les facteurs techniquement décisifs : les
bases d’un calcul exact. En réalité, cela signifie qu’elle est tributaire de la
spécificité de la science occidentale, des sciences de la nature en particulier,
dont les fondements exacts et rationnels sont les mathématiques et
l’expérimentation. »4

Cette première détermination rend visible la convergence d’une


science et d’une économie dont le concept de système pourrait être
la médiation parfaite. Si le capitalisme n’est en aucun cas
intrinsèquement systémique, il est probable qu’il le soit
essentiellement en sa forme « moderne », suivant en cela les ruptures
épistémologiques modernes dont il fut traité ici. Mais d’autre part, et
principalement, il faut bien qu’une telle convergence soit elle-même
déterminée auparavant par un facteur « externe », non strictement
rationnel, transformant ce qui n’était qu’une forme économique en
quasi-forme vitale, comme organisation globale de l’humanité :

1
M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op.cit., p.62.
2
Ibid., p.57.
3
Ibid., p.59.
4
Ibid., p.61.
428 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« Mais l’exploitation technique des connaissances scientifiques, ce facteur


décisif pour les conditions de nos masses, a manifestement été tributaire, en
Occident, des primes économiques qui y ont été associés. Ces primes
découlaient cependant de la spécificité de l’ordre social occidental. »1

Cette transformation profonde de l’ordre social est rendue


possible par la mutation protestante, qui oriente cette inscription du
corps social dans le grand mouvement de rationalisation du profit
économique. Le protestantisme joue là un rôle majeur, et non pas
seulement contextuel, car à l’origine des « primes psychiques » liées à
ce mouvement. Il est bien le moteur de la révolution rationnelle de
l’économie, et non sa conséquence : c’est le fond de l’interprétation
wébérienne, qui relativise nettement, voire annule, le rôle du
« rationalisme » philosophique dans ce procès de rationalisation
économique. Ce dernier n’est pas un « cas » ou un effet du
rationalisme, mais le lieu privilégié où une telle rationalisation tire
son sens et sa radicalité de visées tout à fait extérieures, proprement
irrationnelles, liées à la conception protestante du salut, dont nous
avions vu qu’elle découle du renversement du libre arbitre par
Luther. Toutefois, il est vrai que Weber souligne avant tout
l’importance essentielle des conceptions calvinistes, mais sur la base
d’une rupture qui elle, repose bien sur Luther, celle de la vocation
comme « métier ». C’est sur cette base que devient possible, à son
origine, l’extrême spécialisation de l’organisation capitaliste du
travail, dans laquelle « la main d’œuvre doit effectuer le travail
comme s’il était une fin en soi absolue – une “vocation”. »2
L’aliénation du travail dénoncée par Marx, comme extériorité d’un
« travail de sacrifice de soi, de mortification »3, s’avère la
conséquence directe d’une aliénation antérieure, et comme
principielle, par laquelle précisément le sacrifice et la mortification
prennent toute leur portée religieuse à partir d’une intériorité
devenue exclusive, d’un « sentiment de solitude intérieure inouïe de

1
Ibid.
2
Ibid., p.105.
3
K. Marx, op.cit, p.60.
… JALONS 429

l’individu »1, dont Weber montre qu’elle est au cœur de l’ascétisme


puritain. La thèse marxiste se voit ainsi renversée : ce n’est pas
l’organisation capitaliste du travail qui produit l’aliénation de
l’homme devenu par elle Travailleur, mais bien l’inverse. Un passage
essentiel du livre de Weber montre tout le tragique de ce glissement
fondamental de toute la sphère de l’existence vers sa propre
désertification, dont le moteur calviniste fut « l’idée de la nécessité
d’une confirmation de la foi dans la vie professionnelle temporelle »2,
issue de la nouvelle sotériologie protestante :
« Conjugué avec la doctrine radicale qui proclamait que l’homme était
irrémédiablement séparé de Dieu et déniait toute valeur à la sphère de la
créature, cet isolement intérieur de l’homme explique d’une part l’attitude
absolument négative du puritanisme à l’égard de tous les éléments de la
culture et de la religiosité subjective qui relevaient de la sensibilité et du
sentiment – parce qu’ils n’étaient d’aucune utilité pour accéder au salut et
encourageaient les illusions sentimentales, la superstition et l’idolâtrie de la
créature – et son rejet fondamental de toute culture des sens en général.
D’autre part, il constitue l’une des racines de l’individualisme désillusionné
et teinté de pessimisme dont le “caractère national” et les institutions des
peuples qui connurent un passé puritain portent aujourd’hui encore la
marque. »3

Cette solitude désespérée, dont Luther donne bien sûr la figure


éminente, fait fond à l’organisation moderne du travail capitaliste,
en s’y rendant disponible, une fois commuée en volontarisme
économique à portée sotériologique. Elle a pu être soulignée par
Mattéi comme le trait fondamental de l’homme de la modernité :
« Privé désormais de substance, et ainsi privé de monde, le sujet moderne ne
trouvera en lui que la forme vide d’une raison solitaire tournée vers elle-
même. L’ère de l’individu commence, et avec elle, l’ère du vide qui fait
insensiblement disparaître, à faire de nécessité humanisme, la figure de
l’homme elle-même. »4

1
M. Weber, op.cit., p.165.
2
Ibid., p.198.
3
Ibid., p.167-168.
4
J.-F. Mattéi, La barbarie intérieure, op.cit., p.12-13.
430 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Solitude d’une intériorité devenue vide, car sans monde où se


réfléchir et penser, qui est celle de la subjectivité absolue. Et qui
n’est rien d’autre, c’est bien la conséquence de l’étude de Weber, que
le Travailleur dont nous avions esquissé le portrait, et dont Jünger
voyait advenir la domination sans partage de la volonté de puissance.
Et enfin dont on aperçoit à nouveau qu’il est à l’opposé de l’homme
de Descartes faisant reposer lui-même et le monde sur l’expérience
de l’infini. Or c’est précisément ce dernier point qui constitue la
charnière du renversement : celle d’une évacuation de toute
expérience du divin, dont le libre arbitre ouvrait l’abîme de
transcendance. La racine « révolutionnaire » est bien la
transformation de la transcendance même, dont la disparition du
libre arbitre donne le départ. Devenue une transcendance sans
relation, inaccessible, fixée et fixant tout être et tout destin, elle laisse
l’humain à une solitude dont seule une garantie de salut, confirmée
dans et par le métier, peut soutenir l’individuation. Cet « excès » de
transcendance voulu par Luther ne tarde donc guère à se convertir
en régression effective de la transcendance. Un abîme sans relation se
transforme bien vite en puits au fond duquel le désespoir peut
tomber et s’installer. Bref, en abîme qu’on ne parcoure plus, et dont
on ne se représente plus qu’abstraitement la tenue en hauteur, sous
la forme d’une commande pure à laquelle il ne s’agit plus que de se
soumettre pour s’arracher à la déréliction de la créature :
« Il en résultait, pour l’individu, une impulsion de contrôle méthodique de son
état de grâce dans sa conduite, et une soumission totale de cette dernière à
l’ascèse. Ce style de vie ascétique impliquait cependant, comme on l’a vu,
une mise en forme rationnelle de toute l’existence, conforme à la volonté de
Dieu. »1

Dès lors, s’il faut bien qu’une expérience résiduelle persiste dans
le monde, elle ne sera plus le fait que d’une commande généralisée,
celle d’un « accroissement quantitatif et qualitatif du rendement du
travail [servant] le bien commun (common best) qui se confond avec

1
Ibid., p.250.
… JALONS 431

le bien du plus grand nombre. »1 Servir Dieu sera servir le métier en


lequel se montre l’assurance de l’élection, c'est-à-dire la certitude du
salut. Et donc émanciper l’orientation intramondaine par le métier
et la réussite qu’il permet, tout en favorisant son organisation
rationnelle :
« L’ascèse protestante intramondaine – pour résumer ce qui précède – mit
tout en œuvre pour combattre la jouissance spontanée de la fortune, elle
restreignit la consommation, en particulier les consommations de luxe. En
revanche, elle eut pour effet psychologique de libérer l’enrichissement des
entraves de l’éthique traditionnelle, de supprimer ce qui faisait obstacle à la
quête du profit, en présentant celle-ci non seulement comme légitime, mais
comme immédiatement voulue par Dieu. »2

Le point décisif, qui permet toutes les confusions, tous les


amalgames, toutes les interprétations les plus athées ou les plus
rationalistes, d’un mode de vie fondamentalement ascétique, serait
donc une espèce de sécularisation forcée de la grâce elle-même, une
généralisation mondaine de l’ascèse monastique, opérant par la
rationalisation du style de vie, à partir du calvinisme essentiellement.
Mais ce point est précisément décisif en ce qu’il induit une
indistinction principielle entre nature et surnature, au profit de la seule
différence sotériologique, entre une nature « sauvée » et une nature
perdue. Nous voyons là très exactement à l’œuvre
« l’horizontalisation » de la transcendance d’où procède la
dimension cybernétique du Système, et déterminant « l’impulsion de
contrôle méthodique » soulignée par Weber. Toute sa
démonstration consiste à montrer comment ce procès trouve sa
justification, sa « bonne conscience de pharisien » dit-il, au cœur de
la mondanité de l’ascèse protestante. Le capitalisme moderne résulte
de la constitution, en rupture avec l’ordre catholique qui conservait
« à la vie quotidienne sa naïveté naturelle »3, d’un ethos bourgeois,
matrice du développement de ce qu’on pourra nommer un
« système capitaliste ». Ethos lui donnant sa structure et son énergie

1
Ibid., p.264.
2
Ibid., p.285.
3
Ibid., p.250.
432 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

propre, sa reproduction, et son auto-organisation émancipée de tous


les abîmes de vie intérieure dont le libre arbitre était l’ouverture :
« Le XVIIe siècle, période d’intense vie religieuse, a précisément légué à
l’époque utilitariste qui lui a succédé une incroyable bonne conscience –
disons-le sans hésiter : une bonne conscience de pharisien – dans
l’accumulation du profit, dès lors qu’elle s’opérait par les voies légales.
Toute trace du “Deo placere vix potest” avait disparu. Un ethos
spécifiquement bourgeois était né. […] La puissance de l’ascèse religieuse
mettait de surcroît à sa disposition des ouvriers pragmatiques,
consciencieux, extraordinairement travailleurs et attachés au travail comme
à la finalité de leur vie, voulue par Dieu. Elle lui conférait en outre
l’assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde
était tout spécialement l’œuvre de la Providence divine qui, en imposant ces
différences, tout comme la restriction de la grâce à un certain nombre
d’élus, poursuivait des fins secrètes, inconnues des hommes. »1

Forme primitive et religieuse de ce qui deviendra la civilisation


moderne, ce que Bernanos nommait « la conspiration universelle
contre toute espèce de vie intérieure ». Le recours de Weber au
« pharisianisme » n’est pas sans piquant, pour ce qu’il en est d’une
« sophistique moderne » : l’homme de la systémique serait ce
« pharisien sans dieu », espèce pour le moins étrange pour laquelle le
seul qualificatif sophistique permettrait de distinguer vaguement la
silhouette brouillée. C’est l’une des clefs de l’interprétation de
Weber que de montrer combien cette fondation ascétique
protestante du capitalisme préparait toutes les conditions d’une pure
et simple évacuation de la transcendance. Ramenée au strict
impératif rationalisé de confirmation sotériologique de la foi dans la
conformation à la « vocation professionnelle », l’ascétisme protestant
n’y fait plus résonner que le trans- de l’« au-delà », en omettant le
scandere de la « montée », du « gravissement »2. Une transcendance
sans scandale ni scansion en somme. Fixée hors d’écoute et
d’incarnation, ignorant superbement l’étendue de gouffre qu’ouvre

1
Ibid., p.294-295. La formule citée provient d’une phrase du droit canon au XIIe siècle : Homo
mercator nunquam aut vix potest Deo placere (« le marchand ne peut plaire à Dieu, ou
difficilement »).
2
Cf. A. Rey, op.cit., p.2315.
… JALONS 433

l’expérience du libre arbitre. Superba qui fait de la vie intérieure le


désert de l’indivis.
Pour clore cette brève présentation, nous ne résistons pas à
donner la conclusion de Weber, terrible, aux accents quelque peu
heideggériens, et faisant résonner une « résolution » à trois termes
bien maigre :
« Dans la sphère où elle ne connaît plus aucune entrave, les États-Unis,
l’aspiration au profit, affranchie de sa signification éthique et religieuse, tend
aujourd’hui à s’associer aux passions de pure compétition, et il n’est pas rare
qu’elles lui confèrent un caractère purement sportif. Nul ne sait plus qui va
habiter ce carcan et si nous connaîtrons, au terme de cette terrible
évolution, des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante
renaissance de conceptions anciennes et d’idéaux du passé, ou – si aucune de
ces deux hypothèses ne se vérifie – une pétrification [mécanisée], drapée
dans une sorte de suffisance maladive. Dans ce cas, au terme de cette
évolution culturelle, les “derniers hommes” pourraient vérifier cette
prédiction : “Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant
s’imagine avoir accédé à un stade de l’humanité.” »1

La première hypothèse, celle de la nouvelle prophétie, fut celle,


elle-même prophétisée, espérée, imaginée, conceptualisée,
ontologisée par la Volonté de puissance et la doctrine du retour
éternel, chantée et hurlée sous la figure si folle du « surhomme », par
Nietzsche. Et à l’opposé, elle est cette incantation hallucinée et
assurée sous la figure tartignole de la « nouvelle rationalité » par la
sophistique systémique, dont se régalent depuis quelques lustres les
diverses impostures pédagogiques, ce qui est très embêtant, ou
épistémologiques, ce qui n’a aucune importance, à ceci près que les
premières s’en inspirent – quoiqu’il n’y ait nulle « inspiration » ici,
mais bien la seule exploitation d’une énergie « culturelle » assez
dévastatrice. La seconde hypothèse fit le désespoir de la « grande
triade » littéraire, menée par le pressentiment, ou le constat, des
grands massacres préludant le système-monde : chacun à sa manière
propre, Péguy, Bloy et Bernanos furent les grands désespérants

1
Ibid., p.301-302. Entre crochets est donné l’ajout de la main de Weber pour la seconde
édition, datant de 1920.
434 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

d’une « chevalerie » devenue impossible. Le premier la mena


jusqu’au seuil de ce premier conflit mondial qui en signait la
définitive disparition. Le second en but le calice jusqu’à son terme.
Le troisième fut « éduqué » à cette dévastation, dont il dut attendre
la résolution trente ans plus tard. Reste alors la troisième hypothèse,
celle de la « pétrification mécanisée drapée de suffisance maladive »,
elle aussi pressentie par Nietzsche comme pour équilibrer la folie de
la première, et dont Weber, par cette formule assez extraordinaire,
semble accréditer la probabilité. Hypothèse qui est bien celle d’une
domination déterminée du Système comme tel dont le « capitalisme
moderne » ne serait, « en couverture », que la figure ontique.
Remarquons ici que nous pouvons, à l’actif d’une telle dimension
métaphysique du Système, comme infrastructure1 régissant le
développement du capitalisme, qui n’en serait donc que l’effet, ou le
port, rappeler et tâcher d’analyser une idée qui revient souvent sous
la plume de Heidegger. À savoir un certain mode d’équivalence, qui
n’a rien d’évident et pose donc la question de son critère, entre les
trois idéologies politiques dont le XXe siècle fut le temps et le lieu du
combat le plus féroce et dévastateur de l’histoire :
« Ce que pense Ernst Jünger dans les pensées de domination et de figure du
travailleur, ce qu’il voit dans la lumière de cette pensée, c’est la domination
universelle de la volonté de puissance dans le champ de l’histoire devenue
visiblement planétaire. En cette effectivité se tient aujourd’hui tout, que cela

1
Nous empruntons le terme au récent ouvrage de Rémi Brague, Les ancres dans le ciel.
L’infrastructure métaphysique, Paris, Seuil, 2011. Brague y déplie la situation contemporaine
comme « manque de métaphysique », où nous retrouvons un écho de ce que nous avons décrit
comme exclusion de la pensée hors du Système. Si la philosophie se transforme, ce ne peut être
qu’en un retour inattendu de la métaphysique elle-même, dont finalement, et contre toutes les
diverses « attaques » qu’elle a pu subir, y compris celle de Heidegger, nous ne pourrions tout
simplement pas nous séparer. Et, pourrions-nous dire, dont le désir propre sous-tend ce qui se
nomme bien improprement le vague « retour des religions ». Il s’agirait alors rien de moins que
d’une révolution de la métaphysique en son cœur, après l’avènement de sa totalisation dans le
Système. La référence à Antonin Artaud au début de l’ouvrage (p.14) n’est pas anodine. Artaud
pour qui « c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits », et chez qui la
métaphysique nomme précisément la vérité occultée du Moyen-âge. Par la peau, par le péras du
corps, ultime topos laissé intact par le système ayant neutralisé tout intérieur et tout extérieur.
C’est en cette frontière, topos dual encore, que luit le manque de métaphysique désigné par
Brague.
… JALONS 435

s’appelle communisme, ou bien fascisme ou démocratie mondiale. »1

La même idée est déjà formulée dans un passage du cours de


19352, que nous avons déjà cité (§12), dans lequel cette équivalence
est posée dans le sens d’une instrumentalisation de l’esprit :
« Peu importe que ce service ait trait à la réglementation et à la domination
des rapports matériels de production (comme dans le marxisme), ou plus
généralement à la systématisation et à l’explicitation rationnelle de tout ce
qui se trouve déjà pro-jacent (vor-liegend), établi, posé (comme dans le
positivisme), ou qu’il s’accomplisse en dirigeant l’organisation d’un peuple
conçu comme une masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit
devient, en tant qu’intellect, la superstructure impuissante de quelque chose
d’autre, et cette autre chose, parce qu’elle est sans esprit, voire contraire à
l’esprit, est considéré comme le réel véritable. »3

Cette « autre chose sans esprit », et « considérée comme le réel


véritable », nous ne pouvons pas ne pas y voir la domination du
Système comme tel, en tant qu’installation déterminée de la triade
systémique pour seul horizon d’être. Dans les faits, elle se traduit, au
terme de ce combat apocalyptique, par l’instauration mondialisée du
système productif capitaliste qui, de projet, est devenu structure de
l’être-au-monde. À l’expression, douteuse4, des « trois
monothéismes » devrait ainsi être ajointée celle des « trois
matérialismes », dont le produit, ou l’issue de la confrontation, est
bien le capitalisme comme accompli, sur la base des possibilités
ouvertes, d’ordre déjà systémique, par le protestantisme ascétique.
Mais il y aurait alors en ce sens une forme de correspondance entre
la triade systémique et ce qui est présenté ici comme les trois stases
d’une telle instauration. Elle s’y déploierait bien sûr intégralement
en chacun, mais en appuyant spécifiquement l’un des trois traits. Le
communisme, marxiste, pourrait ainsi être associé à la dimension
proprement énergétique de la compression systémique. La négation

1
M. Heidegger, Écrits politiques, op.cit., p.220.
2
On la retrouve formulée presque à l’identique dans l’entretien de 1966 avec le Spiegel, mais
jointe alors au thème de la technique planétaire (cf. M. Heidegger, Écrits politiques, op.cit.
p.256-257).
3
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op.cit., p.58.
4
Cf. sur ce point R. Brague, Du dieu des chrétiens. Et d’un ou deux autres, op.cit., p.16-26.
436 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

de toute transcendance et la connexion essentielle, sous la forme de


la société, y sont évidemment présentes, mais à titre à la rigueur
d’hypothèses fondatrices indiscutables, ou pour mieux dire,
d’axiomes. L’objet propre du combat marxiste, et de la société
communiste qui s’en inspire, est bien le dégagement de toute
ontologie au profit exclusif de l’institution et de l’organisation de la
production, pour laquelle tout être sera matériel énergétique. La
même analogie peut être proposée pour le fascisme (le peuple
comme « masse vivante »), et sa variante nazi (le peuple comme
« race »), pour lequel les axiomes fondateurs seront bien une
ontologie dégradée en « énergie du peuple » d’une part, et le régime
connectif du national ou du racial d’autre part. Quant à l’objet
propre, d’une sorte de démonstration par le fait, il est bien la
dégradation absolue de la transcendance en sa compression
proprement cybernétique, du contrôle par la commande. Enfin, la
démocratie mondiale, troisième et ultime stase politique de
l’installation du système productif, impose, comme son objet
propre, le langage du système, c'est-à-dire le non-langage du code
connectif, sous la forme de la dégradation logistique du langage
même, sur la base axiomatique d’un horizon énergétique indiscuté et
d’une perte de transcendance. Le capitalisme accompli serait alors la
résultante d’un communisme énergétique, d’un fascisme cybernétique,
et d’un démocratisme logistique. Fermons la parenthèse, en signalant
bien sûr, pour éviter tout malentendu, que ces trois stases ne sont en
rien homogènes à la résolution à trois termes que proposait Max
Weber.
À cette résolution de Weber, pour le moins accablante, Juranville
oppose une interprétation, aussi séduisante qu’elle peut paraître
polémique en nos temps si foncièrement systémiques. C’est peu dire
qu’elle prend à rebrousse poil l’entière collection des propositions
contemporaines, y compris dans une certaine mesure celles que nous
avons tâchées d’établir ici, en réaffirmant à plein à la fois la
philosophie, le capitalisme, l’individu et le système ! Ce qui la rend,
du reste, incontournable. Cette interprétation repose sur cela même
qui constituait le nœud de la rencontre, dont nous avons dit deux
… JALONS 437

mots, de la psychanalyse et de la philosophie « comme savoir de


l’existence », à savoir le refus primordial de l’existence qui en
constitue le fond :
« Que l’homme toujours d’abord refuse l’existence, et que ce refus soit le
refus premier, cela, dont chacun fait l’expérience sans cesse, ne relève pas
d’une constatation – il n’y en a pas en philosophie –, mais est impliqué dans
l’affirmation même de l’existence. »1

Précisément, le « savoir de l’existence » est savoir de ce refus


primordial et de son irréductibilité, comme principe de tout « mal »,
ce dernier devant s’entendre au double sens moral et pathologique.
Mais c’est donc que l’existence ne peut se penser hors de ce « mal
radical », où se voit déplacée la « racine pour l’homme » poursuivie
par Marx. Fond d’aliénation principielle qu’on ne saurait tenter
d’éliminer en aucune manière, sans atteindre l’homme même. Ce
qu’ont pu montrer les diverses catastrophes émaillant le siècle du
« mondialisme » qui fut celui de l’instauration déterminée du
capitalisme dans son conflit dévastateur avec les révolutions
anticapitalistes, communiste, fasciste ou national-socialiste.
« La révolution anticapitaliste débouche donc sur la répétition, mais en
aggravé, du système sacrificiel. »2

Configuration pour le moins insoluble d’une existence fondée sur


sa propre négation. La question est donc, et c’est le sens de la
perspective « analytique » adoptée par Juranville, de rendre possible
cette existence, malgré le mal radical, c'est-à-dire aussi bien malgré
l’inconscient et ses empêchements plus ou moins tragiques, ses crocs
en jambes plus ou moins amusants. Car l’« inconscient » est alors
comme la trace de cet irréductible « mal radical ». Notons tout de
suite la part d’embêtement paradoxal que porte cette orientation.
Elle réimpose un abîme inévacuable, certes. Mais peut-il encore se
relier à quelque chose comme un libre arbitre ? La réduction de la
conscience à une simple surface de calcul ouvre bien un abîme, mais

1
A. Juranville, Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire, Paris, PUF, 2010, p.55.
2
Ibid., p.240.
438 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

sans « stase » car sans forme. C’est tout l’effort des penseurs de
l’inconscient, Freud et Lacan en tête, d’élaborer ce que seraient les
« formations de l’inconscient ». En cet abîme, l’homme ne s’y tient
pas, mais « son » inconscient. La tenue libre du moment de la
décision ne peut que passer pour naïf échappement à un
déterminisme foncier et occulte. C’est tout le problème du concept
même d’inconscient – de ce point de vue, est-il si utile que cela ? –,
qu’il impose des circonvolutions théoriques au minimum difficiles
pour le soustraire à ce vulgaire déterminisme invisible auquel on le
ramène toujours – sans doute à tort, mais peut-on faire autrement
avec un concept si marqué, nous l’avions indiqué (§38), de
résonnances systémiques ? Autrement dit, que l’inconscient, celui de
Freud comme de Lacan, ne soit pas la commande « surmoïque » est
une chose, mais la configuration même du concept, nimbé,
quoiqu’on en ait, d’une part d’occultisme qui d’ailleurs fleurissait au
même titre que le scientisme du temps de l’adoption du terme par
Freud, semble forcer la confusion. Or, d’une certaine façon,
Juranville règle ici le problème, en le surmontant par cette référence
immédiate au « mal radical », comme fondamental paganisme, pure
jouissance sacrificielle, refus premier du Bien, de la Vérité et de la
Justice, contre lequel s’ouvre la philosophie, du moins en son
origine socratique. Référence qui pourrait bien être précisément le
point de jonction possible entre une philosophie qui ne peut que
récuser le concept d’inconscient au nom, non pas d’une plénitude de
la conscience mais bien de son abîme précisément, et un abord
« analytique » – mais ne faudrait-il pas dire plutôt « symbolique » ? –
qui n’y verrait que la réitération du refus primordial.
Une fois posé ce refus fondamental, l’orientation du « rendre
possible malgré » exige un changement de perspective de toute
généalogie du système et du capitalisme, devant s’établir sur la base
de cette reconnaissance du mal radical. La question se pose alors de
sa « forme minimale ». Si le mal est inévacuable, il doit pouvoir se
circonscrire en une forme qui ne soit pas de stricte captation. Où
autre chose que le seul pataugeage réitéré au cœur de la compulsion
sacrificielle serait possible. C’est précisément le rôle que Juranville
… JALONS 439

confère au capitalisme, comme instauration salutaire de cette forme


minimale du « mal radical ». La philosophie prend alors toute sa
portée politique aussi bien qu’éthique en affirmant, dans cette
institution même, la visée d’un « au-delà » du capitalisme, mais qui
ne pourra trouver son espace propre qu’« à côté ». C’est la thèse
centrale de l’ouvrage :
« […] l’acte politique de la philosophie s’accomplit aujourd’hui, avec
l’institution du capitalisme comme forme minimale du mal social – ou
encore du refus que l’homme oppose à la justice »1.

Une telle institution s’avère alors la seule véritable révolution, au


sens exact de son étymologie d’où provient le sens astronomique
premier : comme revenue à soi, retour en un déroulement à sa
position d’origine. En l’occurrence ici, à la nécessité originaire d’un
surmontement de tout paganisme sacrificiel. Précisément,
l’institution du capitalisme serait l’instauration de l’unique forme
vivable de paganisme, où le sacrifice peut être effectivement
surmonté, car à la fois circonscrit et configuré de telle sorte qu’il
laisse l’espace à un écart possible en la figure de l’individu :
« La révolution véritable consiste non pas à abolir le capitalisme (une telle
visée conduit, on l’a vu, à la catastrophe), mais à l’instituer. À l’instituer
comme forme minimale du paganisme, qui est le mal déployé dans la
société, et qui est ce mal en tant que, foncièrement, haine de Dieu – ce que
le capitalisme fait apparaître très expressément. Mais à l’instituer pour le
bien, et comme bien, parce qu’il laisse place à l’individu, que tel est le sens
de l’histoire et que c’est ce qu’a voulu le Dieu de la révélation. Car là est le
terme de la révolution : s’arracher à un monde fondé sur le paganisme et
instituer un monde laïc certes, mais fondé sur la révélation et, à partir d’elle,
sur toutes les grandes religions. »2

Ce privilège du capitalisme provient bien de cela qu’il est


l’unique forme de paganisme fondé sur l’envers du paganisme,
l’individu comme ce que tout paganisme refuse précisément de
laisser être, refus qui est au principe même du sacrifice. Aussi ce
privilège se voit-il redoublé par cela que le capitalisme révèle la
1
Ibid., p.45.
2
Ibid., p.307-308.
440 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

vérité du paganisme, à savoir que son immanentisme radical ne fait


que cacher ce qui n’est que haine foncière de Dieu :
« Or le capitalisme, s’il est le prolongement, dans l’histoire, du paganisme, le
dévoile dans ce en quoi celui-ci est mal absolu et haine du vrai Dieu. »1

Il s’avère donc à la fois l’ultime forme prise par le paganisme


sacrificiel et immanentiste – c’est la même chose – et la seule arme de
défense contre les ravages de sa propagation. Faisant advenir
l’individu sur lequel il se fonde, il ouvre au sujet humain le chemin
de salut par l’œuvre. C’est ce que soulignent avec force les lignes
conclusives de l’ouvrage :
« L’institution du capitalisme accomplit le monde juste. Et cela parce qu’elle
fixe définitivement ceci : que l’homme doit s’affronter à sa captation
inévitable dans un système sacrificiel, et savoir qu’il y restera toujours, en
quelque manière, pris. Sur fond de quoi seulement il pourra, comme il le
doit, devenir individu et produire son œuvre propre – et se préparer pour le
Jugement. […] Le philosophe peut, par son savoir, anticiper le monde futur
où l’autre homme est accueilli et aimé. Il peut, comme tous, espérer dans le
pardon de Dieu. Il ne peut pas, pas plus qu’aucun autre, oublier la présence
de ce Jugement. »2

D’une certaine façon, nous retrouvons là une situation qui n’est


pas sans rapport avec ce que nous avons rencontré dans notre
analyse de la systémique. Dès lors que s’instaure la domination du
système comme tel, la pensée se trouve comme expulsée, livrée à son
œuvre propre, non pas contre le système, mais bien face à lui.
Seulement il faut là appuyer un point capital, qui est peut-être
d’achoppement. La pensée en son exclusion même se trouve livrée à
ce que l’on pourrait nommer sa « solitude » hors système. C'est-à-
dire qu’elle ne peut s’appuyer sur les ressources propres du système
sans se voir irrémédiablement réabsorbée en un pur « faire »
systémique, qui précisément interdit l’œuvre, comme nous l’avions
noté dès notre Pré-texte. C’est bien là le sens de cette domination
sans partage de la triade des « compressions » systémiques, que

1
Ibid., p.310.
2
Ibid., p.420.
… JALONS 441

d’inscrire tout acte dans l’univocité de la production pure. L’œuvre se


voit alors suspendue au tour de la pensée vers l’autre absolu du
système, le cadre trinitaire. Bon, jusque là, nul achoppement
véritable ne se fait jour. Mais le point est que la considération du
capitalisme comme système conserve ici une entente « systématique »
du système, en laquelle celui-ci reste inféodé aux diverses formes que
l’on voudra bien lui donner :
« Mais une totalité ordonnée selon une forme, cela définit ce qu’on appelle
un système. »1

Dès lors, le capitalisme est cette forme d’aliénation laissant


ouverte la possibilité d’une désaliénation dans l’œuvre, par cela
même qu’il n’est qu’un système partiel :
« La seule façon de s’approprier la force du système, c’est d’en construire un
nouveau, qui s’élèvera contre celui auquel on voulait s’opposer. De toute
manière, si ce à quoi on s’oppose est un vrai système, il tiendra ; et on ne
pourra s’opposer à lui qu’en l’inscrivant dans un système plus vaste ; ce que
nous ferons pour le système capitaliste qui est un vrai système, mais un
système partiel. »2

Partiel, car s’inscrivant dans le système plus essentiel des quatre


discours, empruntés à Lacan, et modifiés dans le sens de l’intégration
de la théorie de l’inconscient dans la philosophie que revendique
Juranville : discours métaphysico-magistral (discours du maître chez
Lacan), philosophico-clérical (universitaire), scientifico-populaire
(hystérique) et psychanalytico-individuel (analyste). Mais en lui
conservant, et même en lui conférant toute sa portée quaternaire, car
affirmant précisément l’individu, dans le quatrième discours, celui de
l’analyste. Autrement dit le capitalisme fournit la matière même de
son dépassement – dont la psychanalyse signe la possibilité – par
quoi il impose sa propre institution, seule à même de juguler un
paganisme qui s’avère principiel. Sans entrer dans le détail de
l’analyse aussi fournie qu’acérée de cet avènement des quatre
discours, il nous faut pointer ici l’achoppement dont il était

1
Ibid., p.90.
2
Ibid., p.91.
442 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

question. Si « ce qui arrive » à l’époque actuelle est l’institution,


voulue et affirmée comme nécessaire par la philosophie, du
capitalisme, alors il ne s’agit pas tout à fait de la domination du
système comme tel. C’est bien le sens fondamentalement
« heideggérien » de notre analyse du système de production en tant
que Gestell : il ne saurait être institué par qui que ce soit, en tant
qu’il est bien destin du Dasein, vers la pensée précisément. Il ne
saurait pas plus être « contenu » : l’exclusion qu’il implique est sans
demi-mesure. Nous voyons ici clairement réapparaître la texture
métaphysique du système comme tel, dont il constitue précisément
l’ultime envoi, en tant qu’infrastructure ontologique dont une forme
de la manifestation peut en effet se trouver, nous l’avons vu avec
Weber, dans le déploiement et l’instauration du capitalisme. Si ce
dernier peut bien se dépasser « à côté » de son maintien, ce ne peut
être qu’au prix d’une assomption du deuil du système dans
l’orientation du cadre trinitaire. Ce qui pour le coup rend la
possibilité de l’œuvre plus problématique que le seul recours
désinhibant à la psychanalyse – certes elle-même orientée par la
philosophie, dans la perspective donnée par Juranville –, c'est-à-dire
à un tour sur lui-même de l’individu, et sa propre division comme
sujet, qui lui ouvrirait le rapport à l’altérité absolue de Dieu1 comme
condition de toute œuvre. En même temps, ce « tour » est bien aussi
celui de la pensée vers l’en-deçà renversé de la triade énergie-
connexion-commande, constitué par les dimensions de l’incarnation,
de la langue et de la transcendance de l’esprit. Seulement, en ce
second sens, l’œuvre ne saurait plus être la production d’un « bon
système ». Aucun retour du systémique vers une simple
systématique ne sera possible, dès lors que le système général dévoile
précisément la vérité, ou le « danger », propre du systématique,
comme prise univoque dans la production pure. Comment penser
une œuvre qui ne soit pas pure et simple production d’énergie
connective commandée ? C’est que l’œuvre doit d’abord s’entendre

1
Juranville saute ici le pas de l’Autre à Dieu, laissé certes possible mais sous silence chez
Lacan par une forme d’« athéisme méthodologique » que le premier ne conserve pas.
… JALONS 443

d’une foi fondamentale, celle du tour vers le cadre trinitaire. Ce que


d’ailleurs Juranville, d’une manière, affirme lui-même, mais comme
condition du « bon système ». Bref, nous tournons en rond ! Mais
c’est parce que la question n’est pas simple. Ce cercle est, me semble-
t-il, parfaitement vertueux, en tant qu’il relève du lieu même de la
pensée, son topos dual, comme articulation du trine et du cadre, de la
vérité incarnée chrétienne, et de la vérité ordonnée en ses formes
grecque et juive. La première étant insupportables scandale et folie de
la Croix pour la seconde. La seconde étant misère et tiédeur du désir,
aveuglement tout intellectuel à l’Esprit igné, « lampe du désir »,
chanté par Hildegarde von Bingen1, et déni du langage de la Croix
pour la première. Et ce cercle correspond à la question d’une autre
articulation, traduisant en négatif celle de l’articulation du dual.
Comment concilier, ou du moins articuler deux avènements qui se
ressemblent bien par quelques traits, et notamment celui, central, de
la production, mais s’avèrent fondamentalement hétérogènes quant à
leur texture métaphysique : celui du capitalisme et celui du système
comme tel ?
L’étude magistrale de Jean-Michel Rey, Le temps du crédit, pourra
peut-être permettre d’en avancer quelques mots. Reprenant un effort
généalogique inouï, qui n’est pas sans faire penser, mais sur un tout
autre plan, à celui de Weber, Rey exhume, à partir de deux épisodes
considérés comme fondateurs dans leur faillite même, celui du
système de Law de 1720, et celui des assignats révolutionnaires de
1790, ce qui pourrait bien être le moteur même de l’instauration de
quelque chose comme un « système capitaliste ». C’est à savoir ce
qui se nomme d’un petit terme qui n’a l’air de rien et envahit
pourtant l’intégralité du champ sémantique, le crédit. Aussi évident
qu’il est resté impensé dans le procès même de sa propagation. Et

1
H. von Bingen (1098-1179), Psaume à l’Esprit saint : « O ignee Spiritus, laus tibi sit, qui in
tympanis et citharis operaris. Mentes hominum de te flagrant, et tabernacula animarum eorum
vires ipsarum continent. Unde voluntas ascendit et gustum animae tribuit, et eius lucerna est
desiderium. » (« Ô Esprit de feu, Louange à Toi, qui agis au son des tambourins et des cithares.
Les esprits des hommes brûlent de Toi et les tentes de leurs âmes maintiennent leurs forces.
Aussi la volonté s’élève et donne saveur à l’âme, et sa lampe est le désir. »).
444 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

exhibant toute la plurivocité de sens qui est celle-là même de cette


instauration. Bien sûr, une étude si riche, et au sens propre
renversante, demanderait autre chose qu’une simple référence. Il
faudra ici nous contenter, à contrecœur, de cette bien médiocre
approche en forme de remarque, peu à même de rendre compte des
enjeux profonds qui se trouvent là déployés.
Le « crédit » partage avec le « système » cette simplicité de
l’énoncé ouvrant l’infinie multitude des emplois. Jusqu’à structurer
l’intégralité non seulement des rapports économiques, mais des
rapports tout court. Le crédit s’avère ainsi comme une sorte d’Idée
absolue de ce que doit être, à partir de lui, la forme même de l’être
au monde :
« Comme si, en 1720 et 1790, quelque chose de fondamental venait s’inscrire
dans le corps social – quelque chose qui ne peut être dépassé, dans la mesure
où cela agit désormais à titre de structure. Quelque chose : c'est-à-dire tout à
la fois une Idée et une pratique multiforme, un grand rêve et un processus à
longue portée, une idéologie et un ensemble de comportements. »1

Il devient ainsi, à partir de son usage économique, le nouveau


terme de toute « confiance ». Et même, va jusqu’à suggérer Rey, de
toute « foi ». Il préside au passage de la fides à tout ce qui ressort du
« fiduciaire », à commencer par le changement, radical, et qui mettra
un siècle et demi à devenir effectif, de la médiation même des
échanges par la mise en place du papier-monnaie, la « monnaie
fiduciaire ». Mais avec elle, d’une certaine manière, c’est tout le
régime symbolique qui se trouve renversé. La question est bien celle
d’un forçage symbolique, comme en témoigne la virulence du
transfert de valeur de l’or au papier. Passant donc nécessairement
par une forme particulièrement radicale de désacralisation :
« Le sacré ne peut être en l’occurrence qu’un obstacle majeur, un
empêchement dirimant, à ce que Law, comme quelques autres de ses
contemporains, réclame de toutes les manières possibles : la rapidité de la
circulation des richesses grâce à une nouvelle forme de “signe”, grâce au
“papier” et à la politique générale du crédit qu’il permet et semble

1
J.-M. Rey, Le temps du crédit, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p.271.
… JALONS 445

garantir. »1

Le crédit marque un transfert de référence, par lequel le mode de


circulation symbolique, et avec lui l’ensemble de ce qui constituait
les « valeurs » censées soutenir l’édifice social, se voit renversés. On
pourrait d’ailleurs peut-être soutenir qu’avec sa politique du crédit,
Law engage le processus même d’artificialisation qui est celui-là
même du « social », conduisant à la métamorphose du peuple en
société, et dont l’accomplissement ne serait effectif qu’à la fin de la
seconde guerre, c'est-à-dire précisément avec l’accomplissement
mondialisé du capitalisme. Métamorphose que Heidegger admettait
à mots couverts avoir mis beaucoup de temps à comprendre2. Ce
changement du mode de circulation symbolique, induisant un
ensemble complexe de « mutations qui sont aussi bien de l’ordre de
l’évaluation ou du calcul que des manières de dire ou de signifier ? »3,
poursuit un but clair : celui de faciliter le passage à un monde de la
grande Production :
« La modernité – celle à laquelle Law participe totalement, celle qu’il
contribue en bonne part à faire advenir en ce tout début de siècle – se
définissant avant tout comme le mode de gestion du plus grand nombre de
choses, à défaut de tout, dans l’optique d’une espèce de production
accélérée ; une façon de procéder qui a pour résultat majeur de produire une
saturation de tous les possibles. Le temps de la grande Production coïncide
avec le mouvement de perte ou d’effondrement des principales “valeurs”. »4

Extension et accélération de la circulation de valeurs, par quoi


« ce qui vaut » change du tout au tout. Précisément parce que ce qui
circule désormais, ce qui s’échange, c’est de la valeur, c'est-à-dire du
crédit. La nature même de l’avoir se transforme, en une forme
d’équivalence de la « richesse » au « crédit », par quoi cette richesse
acquiert la promesse d’un accroissement qu’une rhétorique bien
aiguisée doit faire croire illimité :

1
Ibid., p.64.
2
Cf. l’entretien de 1966 : « La société a pris la place du “peuple”. » (M. Heidegger, Écrits
politiques, op.cit. p.247).
3
J.-M. Rey, Le temps du crédit, op.cit., p.105.
4
Ibid., p.62.
446 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

« La même minime perversion du discours en vue du seul faire-croire […]


l’utopie d’une formidable plus-value qui ne connaîtrait plus aucune limite ;
la Production par excellence. »1

C’est donc au cœur du langage même que doit nécessairement


s’inscrire cette révolution, qui est aussi par conséquent une
révolution du simulacre. Un sol se voit proprement évacué, et
remplacé par une stricte logique de persuasion, et donc d’un
« croire » généralisé. Où toutes les ressources rhétoriques de
l’approximation se voient mobilisées :
« Avec le “crédit” nous sommes sur le terrain particulièrement instables des
équivalences, et des termes impropres, d’un surcroît de comparaisons ou
d’analogies, d’un régime métaphorique particulièrement accentué »2.

Une croyance qui est certes bien désacralisée, mais au sens fort
d’un transfert de sacralité. Rey va jusqu’à souligner la référence
prégnante à une forme de transsubstantiation dans l’opération de
promesse soutenant l’usage de la monnaie fiduciaire :
« La “valeur” viendra comme par elle-même résider dans le “papier”, se
déposer en lui jusqu’à se confondre en quelque manière avec lui. »3

Persuasion donc quasi « magique », où le mimétisme de la


sacralité jusque-là reçue, chrétienne, doit servir l’efficacité du
transfert vers cette nouvelle « foi » toute païenne d’une certaine
manière, mais en un dieu lui-même nouveau dont ne se distingue pas
encore clairement la nature. Il est en tout cas le garant d’un ordre
nouveau, qui se traduit bien par la circularité d’un fonctionnement
autonome, dont l’énergie propre serait précisément le crédit :
« La “magie” opère essentiellement ici par une immense substitution, une
forme de remplacement généralisé. […] Tout semble tenir ici à la seule
efficace d’un discours adressé, à une simple scène d’annonciation d’une
bonne nouvelle. Tout paraît se produire selon l’ordre d’une parfaite
circularité. Ce qui est annoncé par l’autorité arrivera de la façon dont c’est

1
Ibid., p.71.
2
Ibid., p.117.
3
Ibid., p.166.
… JALONS 447

dit. »1

Nous retrouvons évidemment ici nos « petits ». Ce que Rey


décrit là semble comme une préfigure de la systémique, où l’autorité
devient le système lui-même, au sens du Système comme tel. Le
principe du crédit est d’annoncer sa propre complétude, au prix d’un
crédit absolu demandé à ceux qui reçoivent une annonce mimant
avec le plus grand cynisme un nouvel évangile. Il y a en cette
annonce circulaire comme un discours sous-jacent perpétuel en
forme de prosopopée : « si vous me croyez, moi le principe même
du croire, vous croirez, et la nouvelle foi qui a nom Crédit, mon
propre nom, sera établie en sa perfection. » C’est ce que montrent
notamment les si nombreuses reprises du thème au cœur même de la
littérature qui se développe parallèlement, aussi bien chez
Montesquieu, Goethe ou Musil, mais ils sont légion, et qu’analyse si
admirablement l’ouvrage. Perfection qui est bien celle d’un
fonctionnement, d’ordre absolument systémique c'est-à-dire fondé
sur la circulation connective infinie d’une énergie principielle, le
« croire » comme valeur du crédit, assurée en sa propre ordination,
la commande qu’est par essence le crédit. Où l’on retrouve
également la réciprocité de conformation à la valeur et de
confirmation de la validité. Le système fonctionne pour peu que l’on
s’y plonge, que l’on se soumette à son autorité. Remarquons en
passant que c’est dans une certaine mesure à cette logique
rhétorique, celle généralisée du crédit, que vient répondre Nietzsche,
en la figure de Zarathoustra s’annonçant lui-même par l’annonce du
surhomme. Avec en toile de fond le même thème fondamental du
« renversement de toutes les valeurs ».
Ces trois dimensions proprement systémiques se retrouvent
d’ailleurs dans les effets dévastateurs que provoquent l’intrusion
violente du crédit, et le renversement total qu’il entraîne :
« La folie qui naît de la surabondance du papier, la débauche d’imagination
que cela entraîne, le dérèglement du discours qui se produit en même

1
Ibid., p.72.
448 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

temps : il y a là, pour certains analystes du Système de Law, trois


dimensions qui ne cessent de se recouper, qui obligent donc à porter le
regard sur d’étranges coutures, sur des modes de rapport inhabituels. »1

On reconnaîtra en cette surabondance la compression


énergétique à l’œuvre, où tout être se voit réduit à la pure
circulation de la valeur symbolique du papier. Le discours déréglé est
bien le produit d’un langage transformé en pure procédure de
circulation, sans transcendance. Et la débauche d’imagination est
bien cette forme d’extase « magique », ou « thaumaturgique », par
laquelle le moteur même de la circulation se voit réduit à
l’immanence d’une obscure commande, d’un occulte
« ordonnateur ». Cet immanentisme par l’imagination, dans lequel la
pensée elle-même se voit proprement exclue, est du reste clairement
souligné par Rey :
« En d’autres termes, c’est la pensée qui doit céder la place aux pouvoirs de
l’imagination. Exigence première du “crédit” qui s’avère, pour bon nombre
d’observateurs, lourde de conséquences. Parmi ces conséquences, en bonne
place, on trouve la promotion de l’“illimité” comme caractéristique majeure
des principaux échanges. »2

Illimité en « largeur », pourrions-nous dire, et non plus en


« hauteur ». Avec le Crédit, l’infini laisse place à l’illimité. Et dans le
même mouvement, la grâce laisse place à la production, le libre
arbitre à la libre circulation. Il s’agit bien d’un procès
d’« horizontalisation » cybernétique de toute transcendance, d’où
découlent les réductions énergétique et logistique. D’ailleurs, un
autre point demande à être souligné dans ces rapprochements, qui
concerne l’autonomie du crédit, y compris quant à la production
elle-même :
« La formule en est parfois même très abrupte – du genre : le crédit crée ;
tout court. Il crée même à profusion pour certains économistes du XVIIIe
siècle. Serait-ce la dernière version du monothéisme ? Faut-il voir là l’ultime
forme de Dieu comme pure Production, comme Médiateur de tous les
échanges sous le signe de la vitesse ? Serait-ce la figure laïque d’un Dieu

1
Ibid., p.126.
2
Ibid., p.258.
… JALONS 449

essentiellement utilitaire ? »1

Le crédit se présente donc non seulement comme auto-


organisateur, mais également auto-productif, clef de la conception
systémique du système, comme nous l’avions vu au chapitre VII. Et
créant quoi ? De l’organisation, de la connexion, de la circulation,
bref du systémique – ici, de la valeur de crédit. De là l’analogie
suprême, puisque le crédit – la tentation devient grande de dire
« donc le système » – exhibe une puissance toute cosmogonique de
totalisation : il unifie dans l’immanence l’un et le Tout, en une
circulation univoque de crédit. Le crédit s’avère à la fois l’unité
d’échange, le tout de l’échange, et la médiation de l’échange. Il est le
langage même – oserons-nous dire le Verbe ? – de la Production. Ce
qui pousse précisément Rey, s’appuyant sur Musil, à questionner ce
grand mouvement de sécularisation dont le crédit serait le moteur, et
par là à demander « si la Production n’est pas le nom contemporain
de Dieu. »2
Mais se dessine alors une hypothèse prolongeant, et même d’une
certaine manière appelée par celle de Rey. Qui du coup paraîtrait
plus inquiétante encore, à moins que délirante, et pourtant, si du
moins tout ce qui précède – je veux dire, tout depuis le début de ce
travail – est autre chose qu’une énorme erreur d’appréciation,
apparemment inévitable. Hypothèse d’une « trinité » toute
blasphématoire, qui serait celle de ce dieu laïc et utilitaire, saturé et
désertique, rhétorique et « aphasiant », illimité et immanent, de la
Production, dont le « verbe » serait le Crédit, et dont le Système serait
le « paraclet », le « consolateur », l’avocat c'est-à-dire (ad-vocatus)
l’« appelé auprès ». Qu’est-ce qui justifierait une telle hypothèse,
massive, où pour le coup système et crédit trouveraient leur
articulation ? Peut-être la question de la garantie, et de la crise qui lui
est consubstantielle, que porte avec elle l’idée même du crédit :
« Le comte de Monte-Cristo pose à sa façon, par le biais de l’invention
romanesque, une des questions majeures que le crédit fait apparaître

1
Ibid., p.169.
2
Ibid., p.323.
450 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

fortement et sans laquelle le terme de “crédit” risque de perdre tout sens et


toute portée : la question de la garantie en tant que telle et, donc, de ce qui est
à même de donner autorité ou efficacité, sens ou portée, à la garantie. »1

D’une certaine manière, le système, tel qu’il s’élabore avec la


systémique, constitue comme un garant « absolu », parce que
fondamentalement scientifique. Il donne corps à la réciprocité de
conformation et confirmation, qui s’apparente à la production
même de la garantie, et dont le crédit serait l’annonce. La garantie
ultime, en ce sens, serait désormais le système comme tel. Or, dès
lors que la « crise de confiance » est inhérente au régime du crédit,
celui-ci inclut nécessairement sa propre faillite, la Banqueroute, qui
ne peut, à l’image de sa cause, qu’être totale. Le crédit institue les
conditions mêmes de sa dépendance, car ne laissant subsister, c’est
bien son principe, aucun sol ni support en dehors de lui. Aussi la
faillite dévoile-t-elle son désert :
« Tout l’essentiel apparemment est dans le fait suivant : la faillite suit la
même voie que la construction, l’effondrement refait en sens inverse le
chemin de l’édification. Processus qui ne ressemble à rien, qui nous laisse
démunis quant à une quelconque raison d’être. Ce serait aussi, on l’a vu par
plusieurs biais, la fin brutale d’un certain consensus. La réversibilité à
l’œuvre dans de tels processus laisse en fait une sorte de désert. »2

Dans une note à propos de certaines formules de Quinet,


évoquant la possibilité de faillite non seulement d’États et de
nations, voire de continents entiers, mais de l’humanité même, Rey
va jusqu’à proposer une formulation radicale de cette dépendance
essentielle et totale, qui serait irrévocablement attachée à
l’institution du crédit généralisé :
« L’espèce humaine : débiteur sans créancier en quelque manière. »3

Point qui n’est pas sans faire penser au motif de l’être-en-dette


dans Être et temps, pris dans une toute autre perspective qu’une
analytique existentiale évidemment. Mais alors, ce créancier

1
Ibid., p.248.
2
Ibid., p.253.
3
Ibid., p.284.
… JALONS 451

inhumain et invisible, sans consistance, il faudra bien lui en trouver


une, le corps de la garantie ultime : le système comme tel. Si la
question centrale du Crédit généralisé est de « faire croire à la
stabilité de ce qui est donné dans le présent »1, quel autre que le
Système général peut accomplir un tel « faire croire » ? Le terme de
« stabilité » devant d’ailleurs alors s’entendre en un sens
« complexe » de pseudo-stabilité, ou de structuration de l’instabilité.
Cette incorporation de l’instable au cœur même de la structure est
précisément ce qu’accomplit la systémique. Il y aurait d’ailleurs une
indication allant dans ce sens dans la dernière partie de l’ouvrage, où
Rey mentionne cette inclusion de la catastrophe au sein même du
régime du crédit :
« La catastrophe n’est plus l’effondrement brutal d’un système supposé
jusqu’alors stable, la ruine brusque d’un édifice réputé jusqu’alors solide, elle
ne cesse d’avoir lieu sous des formes que rien ne signale à l’attention. »2

Nous voyons donc notre hypothèse prendre quelque peu


tournure. En cette trinité de pacotille, quoiqu’analogique, le
Système serait bien ce « consolateur » abstrait de toute espérance, cet
avocat venant donner « corps », c'est-à-dire en réalité structure,
abstraite de toute incarnation, soutenir et accomplir l’espèce de
« verbe » informe du Crédit, venu annoncer la « bonne nouvelle » de
la Production. Trinité maquillée, sinistre et monstrueuse à la fois,
car pure trinité de simulacre, sans personne précisément.
Dès lors, le « capitalisme » serait l’accomplissement de cette
espèce de substitution sacrilège. En quoi il pourrait bien, comme le
suggère Juranville, être considéré comme figure exemplaire du « mal
radical ». Mais peut-il bien alors n’en être que la forme minimale ?
S’il se fonde sur la plus désolante déformation, le plus pervers
détournement de la liberté humaine, qui de libre arbitre est devenue
libre circulation énergétique au sein d’une connexion commandée
par la totalisation du système, quelle part peut bien subsister à
l’œuvre de la pensée ? C’est tout le paradoxe de la pensée comme
1
Ibid., p.320-321.
2
Ibid., p.334.
452 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

reste. Exclue, ou séparée, elle ne peut penser contre ce qui fut le


produit de l’histoire même de la pensée métaphysique sans être
immédiatement réincorporée dans le flux de circulation systémique,
et ne peut donc bien que penser face. Mais elle doit pourtant se faire
l’origine d’une contre-production, consistant en la redécouverte du
trinitaire authentique dans le parcours ré-ouvert des trois
dimensions de la transcendance, de l’incarnation et de la langue. Et
sur ce point, le diagnostic si troublant de Juranville pourrait bien
s’avérer exact, en même temps d’ailleurs que ceux, pourtant si
opposés en apparence, de Heidegger et de Boutang : au sens où ce
serait bien dans l’accomplissement même du capitalisme que
pourrait se révéler la texture de sa propre fondation, en la figure de
ce simulacre trinitaire pour le moins sinistre et désespérant. Au
crédit des deux premiers, mais finalement aussi à la manière si
singulière de Boutang, relisant saint Thomas, d’articuler la pensée en
quête de la grâce à son fondement philosophique, il faudrait ici
pointer le rôle essentiel d’une référence au cadre de l’ordre
cosmogonique. Cadre, fondamentalement grec et juif, de l’ordre
divin que déplie le Quadriparti, rendant inepte tout détournement
du trine, cette perversion de la grâce en production pure. Ce n’est
qu’articulée à ce cadre que la Trinité se déploie en son essence
propre comme grâce de Dieu, son Verbe et son Esprit. Car
précisément, la trinité faussée de la Production s’avère non
seulement sans personne, mais, parce qu’elle est par essence visée folle
de l’illimité, également hors cadre. La pensée orientée du cadre
trinitaire serait donc ce tour face au sinistre détournement, laissant à
sa nécessité propre le hors cadre sans personne signant, comme
inéliminable, la perversion comme telle. Lui redonnant donc sa
limite, en circonscrivant le contours, le péras, « à partir de la Croix ».
À quel prix ?
INDEX

Abraham, 354 Bertalanffy L.von, 96, 158,


Alquié F., 369, 370, 371, 372, 204, 205, 206, 227, 228,
373, 376, 379, 383, 384, 229, 230, 231, 235, 458
387, 457 Bérulle P. de, 387
Anaximandre, 56, 139, 141, Bloy L., 164, 199, 356, 433,
148, 260, 459 458
Anselme saint, 368, 377, 378, Boèce, 416
379, 380, 381, 382, 383, Bosch J., 358, 464
405, 406, 422, 457 Boutang P., 408, 414, 415,
Antigone, 311 416, 417, 419, 421, 424,
Aristote, 15, 36, 39, 57, 124, 452, 458
125, 126, 127, 128, 148, Brague R., 264, 356, 434,
149, 150, 152, 154, 325, 435, 458
326, 352, 377, 413, 423, Calliclès, 415
457, 461 Capelle P., 338, 339, 341, 458
Arnauld, 375 Carnap R., 117, 118, 120,
Artaud A., 434 121, 132, 198, 458
Aubenque P., 124, 125, 149, Cavaillès J., 229, 458
422, 423, 457 Chostakovitch D., 417
Augustin saint, 286, 323, Comte A., 167
324, 340, 341, 347, 375, Davis M., 418
376, 382, 383, 384, 404, Descartes R., 15, 28, 43, 59,
406, 457 97, 101, 102, 107, 130, 164,
Bachelard G., 188, 189, 198, 170, 171, 207, 249, 283,
202, 203, 457 284, 285, 286, 288, 289,
Bacri N., 417 291, 318, 367, 368, 369,
Badiou A., 193, 194, 195, 196, 370, 371, 372, 373, 374,
197, 198, 322, 457 375, 376, 377, 378, 379,
Bartók B., 417 380, 381, 382, 383, 384,
Beaufret J., 23, 29, 30, 61, 66, 385, 386, 387, 388, 389,
69, 159, 160, 164, 284, 285, 390, 391, 392, 393, 394,
288, 369, 392, 457, 460, 461 395, 396, 398, 399, 400,
Benoist J., 233, 293, 457 402, 404, 406, 407, 410,
Bernanos G., 322, 391, 409, 411, 414, 415, 430, 457,
410, 432, 433, 457 458, 462, 464, 470
Bernoulli D., 167 Dionysos, 53, 336
454 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Eckhart, 341 Hölderlin F., 41, 112, 267,


Euler L., 167 311, 325, 326, 328, 330,
Évagre, 416 332, 333, 335, 336, 337,
Evodius, 375, 382, 406 338, 340, 356, 460, 461,
Ézéchiel, 351 462, 463
Fédier F., 20, 66, 69, 224, Husserl E., 42, 44, 45, 46, 49,
311, 336, 458, 460, 461, 462 74, 75, 76, 78, 88, 89, 92,
Fichte J.G., 128 93, 94, 100, 103, 165, 167,
Franck D., 260, 338, 347 168, 169, 170, 172, 174,
Frege G., 117, 130 179, 233, 274, 275, 276,
Freud S., 308, 310, 312, 314, 279, 280, 281, 457, 462, 468
415, 438, 459, 462 Jean saint, 351
Furtwängler W., 417 Jérôme saint, 351
Galilée, 164, 165, 166, 168, Jünger E., 89, 90, 113, 430,
170, 172, 376 434, 462
Gödel K., 117, 195 Juranville A., 9, 82, 305, 306,
Goodman N., 202, 459 308, 316, 317, 368, 369,
Gorgias, 415, 422, 423 436, 437, 438, 441, 442,
Haar M., 210, 224, 300, 459, 451, 462
461 Kafka F., 416
Harder Y.-J., 386, 459 Kant E., 28, 37, 94, 97, 104,
Hegel G.W.F., 7, 15, 16, 17, 105, 107, 108, 127, 169,
27, 29, 42, 43, 44, 45, 46, 177, 231, 249, 255, 283,
61, 78, 97, 101, 102, 107, 284, 285, 286, 288, 289,
128, 136, 232, 243, 245, 291, 369, 370, 373, 374,
246, 247, 248, 249, 250, 382, 384, 385, 386, 392,
251, 252, 253, 254, 255, 400, 407, 415, 459, 461,
265, 274, 368, 373, 386, 462, 470
407, 415, 459, 460, 461, 469 Keaton B., 121
Heisenberg W., 208, 209, 223, Kepler J., 410
224, 462 Kierkegaard S., 420
Hello E., 78, 356, 357, 409, Klossowski P., 48, 258, 269,
458, 462 460
Héraclite, 32, 56, 112, 139, Kojève A., 415
140, 147, 148, 365 Lacan J., 81, 230, 244, 306,
Héraklès, 336 308, 309, 310, 313, 314,
Herrmann B., 418 315, 316, 317, 318, 319,
Hippias, 423, 424 320, 387, 394, 415, 438,
Hitchcock A., 418 441, 442, 462
INDEX 455

Law J., 443, 444, 445, 448 Parménide, 56, 58, 139, 142,
Le Moigne J.-L., 188, 204, 148, 260, 298, 461
463 Pascal B., 190, 388, 389, 390,
Legay J.-M., 190, 227, 463 391, 401
Leibniz G.W., 130, 131, 167, Paul saint, 360, 462, 464
172, 388, 400, 458 Péguy C., 367, 391, 393, 398,
Lentz T., 363, 463 433, 464
Lévinas E., 419 Pierront A., 126
Levins R., 201, 202, 463 Platon, 36, 37, 57, 58, 153,
Ligeti G., 417 154, 156, 260, 283, 287,
Lloyd H., 121 372, 377, 415, 423, 460,
Luc saint, 17, 24, 71, 323, 461, 464
351, 463, 465 Poincaré H., 216, 217, 464
Luther M., 390, 391, 393, Popper K., 121, 198, 200, 201,
395, 396, 399, 400, 402, 202, 203, 209, 464
403, 404, 406, 409, 410, Prado, 358
428, 429, 430, 463, 470 Préau A., 28, 52, 61, 137, 153,
Mahler G., 418 210, 219, 222, 257, 258,
Mallarmé S., 322 259, 459, 460
Marion J.-L., 17, 24, 71, 463 Prigogine I., 158, 205, 208,
Marx K., 43, 266, 425, 426, 464
428, 437, 463 Pythagore, 179
Mattéi J.-F., 9, 325, 326, 327, Rey J.-M., 443, 444, 445, 446,
339, 361, 362, 372, 373, 447, 448, 449, 450, 451, 464
398, 421, 429, 463 Rocquet C.-H., 358, 464
Matthieu saint, 323, 351 Roublev A., 354, 355, 464
Michelet J., 395 Ruelle D., 158, 205, 206, 208,
Minski M.L., 191, 196, 463 209, 464
Neumann J. von, 192, 196, Russell B., 117, 118, 119,
201 130, 131, 132, 464
Newton I., 165, 166, 168, 172, Safouan O., 173, 174, 464
176, 374, 376, 388, 463 Salanskis J.-M., 182, 464
Nietzsche F., 11, 26, 46, 47, Sartre J.-P., 223
48, 49, 50, 52, 53, 54, 78, Schelling F.W.J. von, 128,
167, 255, 258, 266, 269, 255
271, 283, 285, 286, 301, Schlick M., 120, 233, 457
314, 369, 391, 399, 400, Serfati M., 170, 464
402, 433, 447, 459, 460, 463 Shannon C., 158, 206, 464
Shorter W., 418
456 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

Socrate, 37, 415, 416, 420, Weaver W., 158, 206, 464
423 Weber M., 396, 397, 425, 426,
Steiner G., 408 427, 428, 429, 430, 431,
Tarski A., 195 432, 433, 434, 436, 442,
Taylor C., 421 443, 465
Thomas d’Aquin saint, 368, Whitehead A.N., 117, 118,
381, 407, 464 119, 131, 464
Valéry P., 373, 464 Wiener N., 158, 465
Varenne F., 188, 195, 464 Wittgenstein L., 119, 120,
Velázquez D., 363 131, 132, 465
Verhaegen P., 355, 464 Zarader M., 137, 139, 140,
Viète F., 170, 171, 172, 373 144, 349, 350, 351, 465
Wagner R., 117, 418, 458, Zévort C., 126
463
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Heidegger (Martin), Essais et conférences, trad.fr. André Préau, Paris,
Gallimard, coll. « TEL », 1958.
- « La question de la technique »
- « Science et méditation »
- « Dépassement de la métaphysique »
- « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? »
- « La chose »
- « ...l'homme habite en poète... »
- « Logos »
- « Moîra »
- « Alèthéia »
Heidegger (Martin), Qu’appelle-t-on penser ?, trad.fr. Aloys Becker et
Gérard Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1959
Heidegger (Martin), Chemins qui ne mènent nulle part, trad.fr. Wolfgang
Brockmeier, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1962.
- « L’origine de l’œuvre d’art »
- « L’époque des conceptions du monde »
- « Hegel et son concept de l’expérience »
- « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” »
460 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

- « Pourquoi des poètes ? »


- « La parole d’Anaximandre »
Heidegger (Martin), Le principe de raison, trad.fr. André Préau, Paris,
Gallimard, coll. « TEL », 1962.
Heidegger (Martin), Questions I et II, trad.fr. Paris, Gallimard, coll.
« TEL », 1968.
- « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad.fr. Henri Corbin ;
Introduction (« Le retour au fondement de la métaphysique ») et
Postface, trad.fr. Roger Munier.
- « Ce qui fait l’être essentiel d’un fondement ou “raison” », trad.fr.
Henri Corbin.
- « De l’essence de la vérité », trad.fr. Alphonse de Waelhens et
Walter Biemel.
- « Contribution à la question de l’être », trad.fr. Gérard Granel.
- « Identité et différence », Le principe d’identité, et La constitution
onto-théo-logique de la métaphysique, trad.fr. André Préau.
- « Qu’est-ce que la philosophie », trad.fr. Kostas Axelos et Jean
Beaufret.
- « Hegel et les Grecs », trad.fr. Jean Beaufret et Dominique
Janicaud.
- « La doctrine de Platon sur la vérité », trad.fr. André Préau.
Heidegger (Martin), Introduction à la métaphysique, trad.fr. Gilbert Kahn,
Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1967.
Heidegger (Martin), Questions III et IV, trad.fr., Paris, Gallimard, coll.
« TEL », 1966 (Questions III) et 1976 (Questions IV).
- « Le chemin de campagne », trad.fr. André Préau.
- « L’Expérience de la pensée », trad.fr. André Préau.
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466 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
TABLE DES MATIÈRES

SOMMAIRE.................................................................................................. 5

AVANT-PROPOS ......................................................................................... 7

PRÉ-TEXTE

DE L’ACTUALITÉ COMME SUSPENSION ......................................... 11

CHAPITRE PREMIER

LES FINS DE LA PHILOSOPHIE ........................................................... 23

§ 1. JALONS POUR L’INTELLIGENCE DE LA « FIN … » ................................ 23


§ 2. « … DE LA PHILOSOPHIE » .................................................................. 30
§ 3. L’APPEL DE LA PHILOSOPHIE .............................................................. 38
§ 4. PHILOSOPHIE, VOLONTÉ ET PENSÉE .................................................... 46

CHAPITRE II

L’AFFAIRE DE LA PENSÉE ................................................................... 55

§ 5. PENSER ET VOIR : DE LA VÉRITÉ (ALÈTHÉIA) À L’ÉCLAIRCIE (LICHTUNG)


55
§ 6. VERS L’EREIGNIS ................................................................................ 64
§ 7. LA FIN DE LA PHILOSOPHIE ................................................................. 73
§ 8. LA QUESTION DE LA PENSÉE : SCIENCE ET PHILOSOPHIE ..................... 79

CHAPITRE III

DE LA DIFFÉRENCE ............................................................................... 87
468 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

§ 9. L’INTERROGATION VISANT SCIENCE ET PHILOSOPHIE : SUBJECTIVISME


ET OBJECTIVISME 87
§ 10. TRAVAILLEUR ET SYSTÈME ................................................................ 95
§ 11. LA PRODUCTION ORIGINAIRE DU SUBJECTUM COMME SYSTÈME ... …102
§ 12. L’UNITÉ DE LA DIFFÉRENCE COMME « PAROLE DU PLI » ……………109

CHAPITRE IV

L’UNITÉ, ENTRE SYSTÈME ET POSSIBLE : IDENTITÉ ET


DIFFÉRENCE .......................................................................................... 123

§ 13. CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES : UNITÉ, IDENTITÉ, DIFFÉRENCE,


MÊME. 123

§ 14. L’OUVERTURE DU MÊME : L’ENVOI GREC ........................................ 133


§ 15. LE MÊME ET SON OUBLI ................................................................... 142
§ 16. NOMINATION SCIENTIFIQUE DU SYSTÈME PRODUCTIF ET PENSÉE
PHILOSOPHIQUE DU POSSIBLE ...................................................................... 153

CHAPITRE V

SCIENCE, MATHÉMATIQUE ET CALCUL ...................................... 163

§ 17. DE L’ἐπιστήµη À LA SCIENCE .......................................................... 163


§ 18. MESURE ET FORMES-LIMITES CHEZ HUSSERL .................................. 167
§ 19. LA MÉTHODE COMME PROJET ........................................................... 172
§ 20. OBJECTIVATION ET CALCUL ............................................................. 176

CHAPITRE VI

SYSTÈME DE PRODUCTION ET SCIENCE MODERNE : LA


QUESTION DU « MODÈLE » ................................................................ 185

§ 21. SCIENCE ET MATHÉMATIQUE ............................................................ 185


TABLE 469

§ 22. LA THÉORIE COMME MODÈLE............................................................ 190


§ 23. MATHÉMATIQUE ET RÉEL : DU MODÈLE AU SYSTÈME ....................... 200
§ 24. LA SCIENCE À L’ÉPOQUE TECHNIQUE : LA THÉORIE DU SYSTÈME.. …204

CHAPITRE VII

DU GE-STELL COMME SYSTÈME DE PRODUCTION ................... 213

§ 25. LE GE-STELL : DISPOSITION – COMMANDE – ÉNERGIE ....................... 213


§ 26. LE GE-STELL COMME SYSTÈME : « DISPOSITIF », « ARRAISONNEMENT »
ET « CONSOMMATION » ............................................................................... 221
§ 27. QU’EST-CE QU’UN SYSTÈME ? .......................................................... 227
§ 28. SYSTÈME ET GE-STELL : L’APPEL VERS L’ESSENCE DE LA PRODUCTION
……………………………………………………………………...234

CHAPITRE VIII

SYSTÈME ET MÉTAPHYSIQUE : HEGEL ........................................ 243

§ 29. « SYSTÉMATIQUE » ET « SYSTÉMIQUE » ........................................... 243


§ 30. L’ENTRE-DEUX HÉGÉLIEN ................................................................ 247
§ 31. LE SYSTÈME IMPENSÉ ....................................................................... 253
§ 32. LE QUESTIONNEMENT DE L’ÉPOQUE ................................................. 262

CHAPITRE IX

L’ÉCART PHILOSOPHIQUE : DU SYSTÈME AU POSSIBLE (GE-


STELL ET EREIGNIS)............................................................................. 273

§ 33. SITUATION DE LA CULTURE ET DOMINATION SYSTÉMIQUE ...……… 273


§ 34. L’ÉPOQUE DE LA RÉFÉRENCE SYSTÉMIQUE : SUBJECTUM ET GESTELL281
§ 35. POSSIBILITÉ DU TOURNANT .............................................................. 290
§ 36. LA PENSÉE DU POSSIBLE : DÉTRESSE ET SÉRÉNITÉ............................ 298
470 HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE

CHAPITRE X

LA PENSÉE ET SES QUESTIONS ........................................................ 305

§ 37. ÉCART, PENSÉE ET SAVOIR ............................................................... 305


§ 38. INCONSCIENT, SYSTÈME ET PENSÉE .................................................. 312
§ 39. DU DÉSERT AU QUADRIPARTI ........................................................... 320
§ 40. LE DUAL ………………………………………………………..328

CHAPITRE XI

LA PENSÉE ENTRE TRINITÉ ET QUADRIPARTI .......................... 335

§ 41. TRIADE OU QUATERNITÉ : MÉDIATION ET INCARNATION …………...335


§ 42. TRINITÉ DE L’ACCORD ...................................................................... 344
§ 43. LA CROIX ………………………………………………………..354

CHAPITRE XII

LE CAS « DESCARTES » ET LE CERCLE CARRÉ .......................... 367

§ 44. DESCARTES MODERNE ? ................................................................... 367


§ 45. DESCARTES MÉDIÉVAL ? .................................................................. 375
§ 46. DESCARTES OU KANT ? .................................................................... 385
§ 47. DESCARTES OU LUTHER ? ................................................................ 391
§ 48. AU-DELÀ DU « CERCLE CARRÉ », OU LES MIROIRS DE LA FEINTE
…………………………………………………………………….. 398

CONCLUSION

§ 49. … JALONS POUR L’INTELLIGENCE DE LA SUITE................................. 413

INDEX ....................................................................................................... 453

BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 457


VU : VU :

Le Directeur de Thèse Le Responsable de l'École Doctorale


(Nom et Prénom)

VU pour autorisation de soutenance

Rennes, le

Le Président de l'Université de Rennes 1

Guy CATHELINEAU

VU après soutenance pour autorisation de publication :

Le Président de Jury,
(Nom et Prénom)
RÉSUMÉ

HEIDEGGER ET LA SYSTÉMIQUE
Vers le lieu de pensée

De notre temps, Heidegger donne un double diagnostic pour le moins tranchant : temps d’accomplissement de la
fin de la philosophie d’une part, et de la domination de la cybernétique sur l’intégralité de la considération de l’étant
d’autre part, par quoi elle vient à constituer comme la véritable métaphysique de ce temps. Ces interprétations
pointent vers cet autre événement, capital pour leur entente, qu’est l’émergence et le déploiement de la systémique,
fondant et unifiant le multiple de la science moderne comme théorie générale du Système comme tel. Ce travail tente
une relecture de l’œuvre de Heidegger à la lumière de cet événement, seul à même de donner le plein sens à la radicalité
de ses interprétations, et surtout à leur nécessaire jointure.
Le temps de la « technique achevée » est ainsi essentiellement et intégralement déterminé par le déploiement de la
triade systémique énergie-commande-connexion, se substituant à la constitution onto-théo-logique de la métaphysique.
Substitution en forme de simulacre d’accomplissement, dont la pensée se trouve dès lors exclue au profit de la
Production pure. Un tel renversement impose de questionner à nouveau frais la texture du lieu de pensée, laissé comme
reste par cette substitution. Ce topos, par essence dual, peut s’entrevoir comme articulation d’un cadre trinitaire, à
partir du Quadriparti heideggérien et d’une tripartition de l’Accord (Austrag) qui lui est sous-jacent, selon les trois
thèmes de la copropriation (Ereignis), de la coappartenance (Zusammengehörigkeit) et de la correspondance (Entsprechung).

Mots clés : accord ; Martin Heidegger ; métaphysique ; onto-théo-logie ; pensée ; production ; système ; trinité.

ABSTRACT

HEIDEGGER AND THE SYSTEMICS


Towards the place of thought

Of our times, Heidegger gives a quite decisive double diagnosis: times of the accomplishment of the end of
philosophy on the one hand, and of the domination of cybernetics over the whole of the consideration of beings on
the other hand, thus becoming the real metaphysics of these times. These interpretations point towards this other
event, which is capital for understanding them, this event being the emergence and spreading out of systemics which
found and unify the multiple of modern science into one general theory of the System as such. This work is an attempt
at rereading Heidegger's work in the light of this event, the only one able to give its full meaning to the radicalism of
his interpretations and especially to their necessary joint.
The times of "achieved technology" are thus essentially and completely determined by the unfolding of the
systemic triad, Energy-Command-Connexion, taking the place of the onto-theo-logical constitution of metaphysics. A
substitution in the shape of a pretence of completion, from which thought is therefore excluded for the benefit of pure
Production. Such a shifting makes us question anew the texture of the place of thought, which has been left after by this
substitution. This topos, dual in essence, can be perceived like the articulation of a Trinitarian frame, taking its source
in Heidegger's Fourfold and a tripartition of the Tension (Austrag) which is underlying it, according to the three
themes of Enowning (Ereignis), Togetherness (Zusammengehörigkeit) and Correspondence (Entsprechung).

Key-words: tension; Martin Heidegger; metaphysics; onto-theo-logy; thought; production; system; trinity.

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