CINCINNATUS
Introduction
Issu d’une riche famille de Padoue, Tite-Live (64 av. J.-C. 17 ap. J.- C.)
a consacré toute sa vie à la littérature et à l’histoire. Son œuvre majeure est une
monumentale « Histoire de Rome » (en latin : Ab Urbe conditā libri), dont il ne
nous reste plus que 35 livres sur les 142 initialement écrits. Bien que ses
préférences politiques l’éloignent d’Auguste, qui le surnomme « le pompéien »,
il sert néanmoins la gloire de l’empire en exaltant les vertus des anciens
Romains, ce Mos Majorum qui restera tout au long de l’Empire la référence
obligée des moralistes désireux de stigmatiser la décadence des meurs.
Or, nul n’incarne mieux le Mos Majorum, semble-t-il, que le légendaire
Lucius Quinctius Cincinnatus (c. 519 – c. 430 av. J.-C.). Consul en 460 av. J.-
C. et dictateur à deux reprises en 458 et en 439 av. J.-C., il est considéré par les
Romains comme un des héros du premier siècle de la République et comme un
modèle de vertu et d'humilité.
On le découvre ici au moment où les périls extérieurs exigent des
romains qu’ils prennent des mesures d’exception : ils se tournent alors vers
Cincinnatus, qui s’est retiré pourtant de la vie politique, et lui proposent la
dictature. Assisté d’un maître de cavalerie, il assumera les pleins pouvoirs pour
une durée maximale de six mois.
Cincinnatus incarne à lui seul l’esprit romain. Les vertus qu’exalte le
Mos Majorum, il les possède toutes. Quatre d’entre elles cependant, pietas,
fides, virtus et frugalitas, s’affirment particulièrement dans ce passage.
LES SEPT PILIERS DU MOS MAJORUM
fides : fidélité, respect de la parole donnée, loyauté, foi,
confiance et réciprocité entre deux citoyens ;
pietas : piété, dévotion, patriotisme, devoir envers les
divinités romaines ;
majestas : majesté, dignité, sentiment de supériorité
naturelle, provoqué par l'appartenance à un peuple élu ;
virtus : qualité propre au citoyen romain, courage,
activité politique ;
gravitas : ensemble des règles de conduite du romain
traditionnel, respect de la tradition, sérieux, dignité,
autorité ;
constantia : le fait de s'en tenir à ses décisions (la
stabilité) ;
frugalitas : la frugalité, la modestie, la tempérance, la
simplicité
source : Wikipédia
1
Pietas
« … la piété antique n’a que peu à voir avec les formes modernes
de dévotion. Elle n’est pas de l’ordre du sentiment. Ce n’est pas une piété
du cœur ; l’effusion, l’affectivité n’y ont point de place. C’est un
comportement, qui se définit par le respect des devoirs que les hommes ont
envers les dieux et par l’accomplissement des obligations qui en découlent.
Elle tient tout entière dans l’observance des rites. 1 » Cette notion
d’observance des rites ne se cantonne pas au domaine religieux.
Ainsi s’explique le cérémoniel qui entoure la prise de contact entre
les envoyés du sénat (legati) et Cincinnatus. Ce sont des salutations
réciproques : salute datā invicem redditāque ; ce sont des vœux habiles qui
lient implicitement le sort de Cincinnatus et celui de sa patrie par le
truchement d’une simple coordination : quod bene verteret ipsi reique
publicae ; c’est l’évocation de la toge, costume d’apparat s’il en est !
Ainsi s’expliquent aussi les phases rituelles du retour de Cincinnatus
à Rome : le franchissement du Tibre est effectué avec les honneurs
(publice) ; l’accueil romain s’effectue en trois étapes successives, fondées
sur des liens de moins en moins personnels : ses trois fils (tres filii), ses
proches et ses amis (propinqui atque amici), et enfin la majorité des
sénateurs ( patrum maior pars).
Les choses ont été faites dans l’ordre et avec solennité : tout ira bien.
1 3
Jacqueline Champeaux, La religion romaine, @ Libraire Générale Française, « Le
livre de poche », 1998
2
Edmond Ortigues, « Foi », Encyclopædia Universalis
Fides
De quoi parlons-nous ? « … le terme fides est un terme de relation ;
il détermine entre les hommes une relation qui oriente la confiance soit dans
une direction active (la confiance que je fais ou que j'accorde), soit dans
une direction passive (la confiance que j'obtiens ou que je mérite). » 2
Cincinnatus est un homme de fides. Ceci apparaît dans la désignation du
maître de cavalerie. Certes, Lucius Tarquitius est « patriciae gentis », c’est-
à-dire qu’il appartient à une de ces grandes familles les plus anciennement
installées à Rome, et qu’on nomme familles patriciennes. Le choix opéré par
Cincinnatus, violemment opposé aux plébéiens3, est logique : c’est un choix
de caste. Mais il y a plus subtil : en jetant son dévolu sur un adjoint dont la
famille est dans la pauvreté (paupertatem), et dont l’indigence lui interdit
tout autre service que celui de l’infanterie (pedibus), Cincinnatus s’assure sa
fidélité. Comme l’écrit Emile Benveniste : « Celui qui détient la fides, une
fides mise en lui par un homme quelconque, tient cet homme à sa merci […]
Mettre sa fides en quelqu’un procurait en retour la garantie du dépositaire
et son appui.4 » Et le binôme fonctionne d’emblée : « Cum magistro equitum
in contionem venit », écrit Tite-Live. Or, en même temps qu’il évite de se
créer un rival potentiel, Cincinnatus renforce également sa réputation
d’intégrité, car il préfère la compétence à la richesse, comme le souligne
Tite-Live en usant du superlatif primus, « le premier » qu’il renforce de
l’adverbe longe, « de loin ».
Dans une affaire de meurtre, les tribuns de la plèbe ont obtenu la
condamnation du fils de Cincinnatus, Caeso Cinctius, qui s’enfuit chez les voisins
Etrusques. Le père a dû s’acquitter d’une amende énorme.
4
Cité par John Scheid dans « Pouvoir et religion à Rome », p. 173, © Pluriel 2011
2

Virtus
« La virtus est la qualité du vir, celle de l’homme, dans ce qu’il a
de viril ; celui à qui incombent deux devoirs fondamentaux : défendre sa
patrie et lui donner des fils qui la protégeront à leur tour. Dans l’action
politique et militaire, elle définit le courage, la capacité à affronter les
difficultés avec énergie. »5
Cincinnatus semble au départ très peu préparé à sa charge. Il ignore
à peu près tout des troubles auxquels Rome est confrontée, comme en
témoigne sa demande initiale : Satin salve ? « Ça va ? ». Questionnement
dont le caractère lancinant est traduit par la forme fréquentative rogitans6.
Cependant, l’acceptation de Cincinnatus se fait si naturellement que Tite-
Live n’en fait aucune mention explicite : tout va de soi. Par ailleurs, dès le
lendemain de sa prise de fonction, le dictateur agit sans la moindre hésitation
et sans la moindre faiblesse. Désormais, et pour souligner ce changement,
Tite-Live ne le nommera plus que par ce titre : l’homme disparaît derrière la
fonction.
Car ce dictateur paie de sa personne : il est debout ante luce, « avant
l’aube » ; il tient une assemblée (in contionem venit). Il multiplie les
injonctions : il proclame (edicit), ordonne (jubet, jussit), interdit (vetat) ; il
impose un temps (in dies quinque, ante solis occasum), un lieu (Martio in
campo), une organisation – il faut du pain et des armes ; il oriente les efforts
de chacun vers la guerre, comme en témoigne l’abondance du vocabulaire
5 7
Jean-Noël Robert, cité par crdp Versailles
6
Rogare = demander ; rogitare = demander sans cesse
relatif au miles, au soldat, notamment dans les expressions aetate militari,
aetas ad militandum, ou encore vicino militi.
Cette vertu du chef se révèle contagieuse, car chacun prend
conscience de ses devoirs. La plèbe elle-même, à l’accueil plutôt tiède parce
qu’elle craint l’abus de pouvoir (rata et imperii nimium et virum ipso
imperio vehementiorem) se pique de patriotisme et chacun contribue selon
ses forces : la jeunesse (iuventus) s’emploie (discurrit, sumpsere) ; les moins
jeunes approuvent : prohibitus nemo est. C’est un consensus absolu, une
mobilisation générale : inpigreque omnes ad edictum dictatoris praesto
fuere.
Frugalitas
Cette dernière vertu n’est probablement pas aussi cardinale que les
trois premières. Cependant, elle montre bien la modestie Cincinnatus. On
découvre en effet le grand homme paisiblement occupé à cultiver son
champ : quattuor iugerum colebat agrum . Quatre arpents, c’est-à-dire
10000 m2, c’est peu de chose 7 . L’ancien consul n’est certes pas un
gentleman farmer, mais un paysan rompu aux travaux agricoles, que Tite-
Live présente : seu fossam fodiens palae innixus seu cum araret , « soit en
train de creuser un fossé, arcbouté sur sa pelle, soit en train de labourer ».
On notera au passage la paréchèse8 entre fodiens et fossam. L’alternative
amenée par le balancement seu… seu…, sous couvert de traduire les
hésitations de l’historien, renforce la crédibilité de l’histoire en faisant porter
le doute non sur la réalité des faits mais sur un point de détail : l’activité
Si on préfère une unité de comptage plus parlante, cela représente environ, 1.5
terrain de football.
8
Paréchèse : répétition de groupes de sons et de syllabes entières
3
précise de Cincinnatus. Au reste, Tite-Live tranche avec certitude comme en
témoigne la modalisation9 du passage suivant : operi certe, id quod constat,
agresti intentus. Il faut marque la simplicité du personnage et souligner
combien le héros-paysan paye de sa personne : c’est ainsi que, dans un
ablatif absolu qui souligne autre chose qu’une simple circonstance,
l’historien le montre face aux envoyés de Rome, « ayant essuyé la poussière
et la sueur », absterso pulvere ac sudore. Lorsque le poète Juvénal évoquera
les valeurs des anciens, c’est la même frugalitas qu’il mettra en avant10.

Conclusion
Au-delà de l’évocation d’un homme providentiel, Spes unica
imperii populi Romani, et qui incarne peut-être par là une certaine forme de
majestas, ce qui frappe ici, c’est l’implication d’un citoyen que son sens du
devoir pousse à accepter des fonctions auxquelles il ne s’était pas préparé.
Ce faisant, il devient pour le peuple romain un exemple et un modèle. Mais
ce qui en fera un exemple sublime, une fois le travail accompli, c’est le
retour à l’anonymat, à la terre et à la vie civile qu’il effectuera aussi
simplement qu’il avait accepté la charge de dictateur. Cincinnatus recevant les envoyés du Sénat romain , Huile sur toile,
François-Léon Benouville, 1844
Une force d’âme que beaucoup de chefs d’Etat – et pas seulement
des autocrates – lui envieraient aujourd’hui…

9
La modalisation sert à nuancer son discours par rapport à son destinataire et à
indiquer le degré de confiance qu’on accorde aux propos que l’on tient.
10
« … à des soldats brisés par l'âge, à des hommes qui avaient affronté les
combats des guerres puniques ou la barbarie de Pyrrhus et les épées des
Molosses, on donnait enfin, pour tant de blessures, deux arpents à peine. Ce
salaire de leur sang et de leurs travaux ne leur sembla jamais inférieur à leur
mérite, jamais ils n'accusèrent la patrie d'être ingrate et de manquer de foi. Tel
quel, ce morceau de terre nourrissait largement le père lui-même, avec le petit
peuple de sa cabane, où reposait sa femme, qui venait d'accoucher, où jouaient
quatre petits enfants… » Juvénal, Satire 14