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LE SILENCEMENT DU MONDE

Paysages sonores au haut Moyen Âge et nouvelle culture aurale

Nira Pancer
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Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2017/3 72e année | pages 659 à 699


ISSN 0395-2649
ISBN 9782713227059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-annales-2017-3-page-659.htm
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Le silencement du monde
Paysages sonores au haut Moyen Âge
et nouvelle culture aurale

Nira Pancer

Pour entrer en matière, commençons par prêter l’oreille :

Quel plaisir pour les oreilles que d’entendre de ce lieu résonner à midi le chant des cigales, au
crépuscule le coassement des grenouilles, au début de la nuit le cri des cygnes et des oies, dans
la nuit encore profonde les accords des coqs, le croassement trois fois répété des corbeaux
prophétiques saluant, à son lever, la torche pourpre de l’Aurore, au point du jour enfin les
roulades de Philomèle dans les buissons et le gazouillis de Procné sur les charpentes ! Encore
pourras-tu ajouter à ce concert la muse pastorale de la flûte à sept trous que tourmentent
souvent, dans les contours nocturnes, les Tityres de nos montagnes oublieux du sommeil, au
milieu de leurs troupeaux porteurs de cloches, dont les mugissements se répondent à travers
les pacages où ils paissent. Et pourtant, ces harmonies variées des voix et des instruments
se mettront à ton service pour te faire goûter un sommeil plus profond 1 .

En ces termes charmants, où se mêlent sonorités pastorales et mythologie grecque,


l’évêque d’Arverna (Clermont-Ferrand) Sidoine Apollinaire (430-486) vante au
destinataire de sa lettre les agréments de la vie loin de Rome. Ces sons que l’on
peut entendre à Avitacum (en Auvergne), une terre qui lui vient de sa femme, parti-
cipent de l’enchantement des sens, plus particulièrement de l’ouïe, que lui procure
la vie à la campagne. Ce passage laisse deviner tout le bonheur qu’il ressent en se
remémorant ces tonalités familières gravées dans sa mémoire auditive. En quelques

1 - SIDOINE APOLLINAIRE, Lettres, éd. et trad. par A. Loyen, Paris, Les Belles Lettres,
659
1970, II, 2, 14, p. 50.

Annales HSS, 72-3, 2017, p. 659-699, 10.1017/S0395264918000033


© Éditions de l’Ehess
N I R A PA N C E R

mots choisis pour leur puissance évocatrice, Sidoine Apollinaire fait renaître un
riche paysage où se répondent en écho le chant des oiseaux, le craillement des
corbeaux et la cymbalisation des cigales, le bruissement des feuillages, les beugle-
ments du bétail et le tintinnabulement des clochettes, la profondeur du silence de
la nuit et le souffle de la flûte. Mais ces sonorités d’une paisible campagne ne sont
pas les seuls dont Sidoine Apollinaire se souvient. À la mélodie rurale il oppose le
capharnaüm de la ville, avec ses bruits éprouvants pour les nerfs : le vacarme de
Rome et de Byzance 2 , ou bien celui, insupportable, que font les vieilles femmes
querelleuses, buveuses et dégoûtantes du pays des Goths 3 . Bien sûr, la restitution
des différents environnements sonores auxquels ses oreilles aristocratiques ont
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été soumises relève autant de sa mémoire auditive que de sa culture romaine. On
reconnaît sans peine le thème de la nature policée et aimable, le locus amoenus, un
topos de la poésie latine depuis Lucrèce 4 . En ce sens, Sidoine Apollinaire est bien
l’évêque le plus païen de la romanité tardive 5 . Il est aussi le dernier poète à avoir
su parler du paysage et de ses sonorités sans se préoccuper de l’aspect moral de
sa littérature 6 .
Un siècle plus tard, l’évêque Venance Fortunat (530-609), fraîchement débar-
qué d’Italie pour s’installer en Gaule, dresse lui aussi une oreille attentive :

L’abeille, pour construire ses rayons, abandonne désormais sa ruche, et, bourdonnante,
arrache aux fleurs le miel avec ses pattes. L’oiseau se remet à chanter : engourdi par le
froid de l’hiver, il avait perdu l’inspiration et était devenu muet. Maintenant Philomèle
accorde son registre sur ses flûtes et la brise portant le chant devient plus mélodieuse. Voici
que le charme du monde qui revient à la vie atteste que tous les biens lui sont rendus avec
son Seigneur. En effet, c’est le Christ triomphant après avoir connu le sombre Tartare que,
de toutes parts, célèbre le bois par ses frondaisons, l’herbe par ses fleurs […]. Ainsi la forêt

2 - Ibid., VII, 17, p. 124. Voir aussi les témoignages sonores de CLAUDIUS RUTILIUS
NAMATIANUS, Sur son retour, éd. et trad. par É. Wolff, Paris, Les Belles Lettres, 2007, I,
200-205, et de AMMIANUS MARCELLINUS, Ammien Marcellin, Jornandès, Frontin (Les stra-
tagèmes), Végèce, Modestus, éd. dir. par M. Nisard, Paris, Firmin Didot, 1860, XVIII, 4, 29.
3 - SIDOINE APOLLINAIRE, Lettres, VIII, 3, p. 127.
4 - François PLOTON-NICOLLET, « Entre éloge de la nature et récriture précieuse :
le carmen III de Mérobaude », in B. GOLDLUST et F. PLOTON-NICOLLET (dir.), Le
païen, le chrétien, le profane. Recherches sur l’Antiquité tardive, Paris, Presses de l’université
Paris-Sorbonne, 2009, p. 43-63, ici p. 57.
5 - Françoise PRÉVOT, « Sidoine Apollinaire et l’Auvergne », in B. FIZELLIER-SAUGET
(dir.), L’Auvergne de Sidoine Apollinaire à Grégoire de Tours. Histoire et archéologie, Clermont-
Ferrand, Institut d’études du Massif central/Association française d’archéologie méro-
vingienne/Service régional de l’archéologie d’Auvergne, 1999, p. 63-80.
6 - Denis HENRY et B. WALKER, « Review Man in an Artificial Landscape: The Marvels
of Civilization in Imperial Roman Literature, by Zoja Pavlovskis », Classical Philology, 72-
4, 1977, p. 365-367. Sur les rapports de Sidoine Apollinaire à la culture païenne, voir
Lucie DESBROSSES, « L’Ancien monde chez Sidoine Apollinaire. Prégnance et signi-
fication du modèle païen », in S. RATTI (dir.), Une Antiquité tardive noire ou heureuse ?,
660
Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2015, p. 209-226.
HISTOIRE DU SILENCE

Vous applaudit de ses palmes, ainsi le champ de ses épis, ainsi la vigne Vous rend grâce par
ses sarments silencieux. Si maintenant les buissons retentissent du bruissement des oiseaux,
c’est au milieu d’eux, qu’humble passereau, je veux lancer mon chant d’amour 7 .

Fortunat nous offre dans cet extrait un véritable enchantement des oreilles,
chatouillées par les mélodies aux harmonies chaleureuses de la nature sauvage et
domestiquée. Certes, sa littérature ne saurait être prise au pied de la lettre, et les
sons qu’elle évoque sont un savant amalgame entre élégie virgilienne et natura-
lisme biblique 8 . Grand observateur et « écouteur » de la nature 9 , dont il ne manque
pas, à l’occasion, de distiller les sons dans ses lettres et poèmes, le poète élégiaque,
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« chantre chrétien de la nature 10 », a lui aussi accumulé les expériences auditives
au cours des longs trajets effectués sur les routes de Gaule. Par la richesse de son
répertoire acoustique et sa référence à Philomèle, sa description ne manque pas de
rappeler celle de son homologue auvergnat. Pourtant, une oreille attentive saurait
reconnaître qu’un monde les sépare. Chez Sidoine Apollinaire, les beuglements,
coassements, croassements et autres manifestations des habitants de la campagne
n’ont aucune valeur herméneutique ; c’est leur nature que d’émettre ces cris pour
bercer le repos du maître de maison. Chez Fortunat, « humble passereau » de Dieu,
il ne s’agit plus d’évoquer les sons de la nature pour le seul plaisir qu’ils procurent.
Les créatures qui les émettent, y compris humaines, sont désormais marquées par
le labeur de Dieu. Ce n’est plus le sommeil de l’homme qu’ils viennent bercer mais
« le Christ triomphant » à son retour de l’enfer qu’ils chantent à l’unisson. Pour
l’historien du sonore, ces témoignages sont précieux à double titre, non seulement
parce que, à leur manière, ils l’immergent dans l’univers acoustique de la campagne
du Ve et du VIe siècle mais aussi, et surtout, parce qu’ils lui permettent de saisir
la grande sensibilité des hommes et des femmes de cette romanité finissante aux
bruits de leur environnement. Ces deux approches du sonore conservent un fort
dénominateur commun malgré la disparité des filtres culturels qui les informent :

7 - VENANCE FORTUNAT, Poèmes, éd. et trad. par M. Reydellet, Paris, Les Belles Lettres,
1994, III, 9, p. 100-101, v. 315, 346 et 374.
8 - Anne ROLET, « L’Arcadie chrétienne de Venance Fortunat. Un projet culturel, spiri-
tuel et social dans la Gaule mérovingienne », Médiévales, 15-31, 1996, p. 109-127, ici p. 111 ;
Michael ROBERTS, The Humblest Sparrow: The Poetry of Venantius Fortunatus, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2009, p. 145-147.
9 - Les poèmes de Fortunat représentent une sorte de carnet de route selon
François CASSINGENA-TRÉVEDY, « Son et lumière, la ‘matière’ liturgique des Carmina
de Venance Fortunat : entre l’Adventus de la croix et l’icône de Martin de Tours »,
no spécial « Présence et visages de Venance Fortunat, XIVe centenaire », Camenae, 11,
2012, www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/6Cassingena_Camenae.pdf. Il est intéressant de
noter le réalisme de certaines de ses descriptions, comme lorsque Fortunat évoque
longuement la sécheresse du Gers (Poèmes, I, 21, De Egircio flumine). Voir Gustave
LAURENT, « L’Armagnac et les pays du Gers », Annales de géographie, 20-110, 1911, p. 143-
154, ici p. 148. Voir aussi Fabrice GUIZARD-DUCHAMP, Les terres du sauvage dans le monde
franc, IVe -IXe siècle, Rennes, PUR, 2009, p. 108.
10 - Luce PIETRI, « Fortunat, chantre chrétien de la nature », in Venanzio Fortunato e il suo
661
tempo, Trévise, Fondazione Cassamarca, 2003, p. 317-330.
N I R A PA N C E R

ils font affleurer une sensorialité, voire une sensualité, auditive qui, au-delà du
remaniement symbolique qu’elle a subi dans l’intervalle, s’ancre encore
dans la réalité.
Quelques décennies plus tard, cette sensibilité se transforme une nouvelle
fois. Dans la Vita Eligii, écrite au milieu des années 670 par saint Ouen, évêque
métropolitain de Rouen 11 , saint Éloi adresse à ses ouailles la recommandation
suivante : « Lorsque vous êtes en chemin, ne prêtez pas attention au chant de
certains oiseaux 12 . » Cette injonction à « fermer ses oreilles » est emblématique
de la lente métamorphose que subit la culture des sens en général, et la culture
aurale en particulier, depuis la fin de l’Antiquité tardive. Entre Fortunat, le poète,
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et saint Ouen, l’hagiographe, la perception de ce qu’il est légitime et licite de « faire
écouter » et d’entendre a profondément évolué. À l’instar de l’hagiographie, qui
devient peu à peu le genre littéraire dominant, les chroniques sont, elles aussi,
silencieuses 13 . Le texte de Frédégaire et de ses continuateurs (VIIe -VIIIe siècle)
accuse une nette indifférence au paysage sonore contemporain. À aucun moment
ne s’y entend le moindre hennissement, ni même un chant d’oiseau, le fracas du
tonnerre ou le cliquetis des armes. Seules deux allusions sonores se décèlent : le
strepitu hostium et sonitum tubarum, une métaphore de la prise de Jéricho empruntée
à la Bible, et le terrifiant fragor, un signe divin venu du Ciel, qui met un terme à
l’entrevue houleuse entre Colomban et la reine Brunehaut 14 .
Tout en constituant un cas extrême, la chronique de Frédégaire n’en est
pas moins représentative du traitement que commence à subir la matière sonore
dans la littérature de cette période. À la différence des poètes de l’Antiquité
tardive, les auteurs mérovingiens semblent peu sensibles à l’univers sonore qui les
entoure, particulièrement à l’environnement acoustique que représente la nature ;
lorsque, très rarement, ils mentionnent un son, celui-ci n’est plus l’écho, aussi altéré

11 - Charles MÉRIAUX, « Du nouveau sur la Vie de saint Éloi », Mélanges de science religieuse,
67-3, 2010, p. 71-85.
12 - Vita Eligii ep. Noviomagensis, éd. par B. Krusch, Monumenta Germaniae historica,
Scriptores rerum Merovingicarum 4 (ci-après MGH, SRM), Hanovre, Hahn, 1902, p. 666-
741, II, 16, p. 705.
13 - D’aucuns objecteront que chroniques et textes hagiographiques répondent à des
modèles narratifs qui ne sont point comparables. Cependant, « les recherches récentes
tendent plutôt à marquer, sinon l’identité entre œuvres historiques et œuvres hagiogra-
phiques, du moins leur appartenance à un genre finalement commun », selon Patrick
HENRIET, « Texte et contexte. Tendances récentes de la recherche en hagiologie »,
in S. CASSAGNES-BROUQUET et al. (dir.), Religion et mentalités au Moyen Âge, Rennes,
PUR, 2003, p. 75-86, ici p. 81. Ce type de glissement d’un genre à l’autre, ou de
« contamination » de l’historiographie par l’hagiographie, est caractéristique de l’Histoire
des Lombards : Christiane VEYRARD-COSME, « Saints et rois dans l’Histoire des Lombards de
Paul Diacre (VIIIe siècle) : une tentation hagiographique ? », in F. LAURENT, L. MATHEY-
MAILLE et M. SZKILNIK (dir.), Des saints et des rois. L’hagiographie au service de l’histoire,
Paris, Honoré Champion, 2014, p. 47-60, ici p. 47.
14 - FRÉDÉGAIRE, Chronique des temps mérovingiens (livre IV et Continuations), trad. par
O. Devillers et J. Meyers, éd. par J. M. Wallace-Hadrill, Turnhout, Brepols, 2001, 20
et 36.
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HISTOIRE DU SILENCE

soit-il, d’une réalité sensible mais celui d’une tout autre sphère. Dans le passage
de l’Antiquité au haut Moyen Âge, le répertoire des manifestations acoustiques,
autrefois aussi varié qu’intense, s’est ainsi considérablement amenuisé. Les sono-
rités majeures – ou, pour reprendre la terminologie de Raymond Murray Schafer,
les « sons toniques 15 » – composant le paysage rural ou maritime naturel de la fin
du VIe et du début du VIIe siècle, en Gaule ou en Italie, se seraient à ce point raré-
fiées que les auteurs n’y prêtent plus attention. Ce phénomène de silencement
du monde est-il l’une des conséquences des bouleversements démographiques et
économiques qui affectent le haut Moyen Âge ? Surtout, est-il l’effet d’un autre
bouleversement, plus culturel qu’environnemental, étroitement lié à une mutation
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qui touche l’ensemble des fondements sur lesquels s’appuie la société de la fin du
VIe siècle (théologie, littérature, culture des sens), à savoir la christianisation qui bat
son plein en cette fin de siècle ?
Le présent article se compose de trois parties. La première est consacrée au
cadre historiographique dans lequel s’inscrit la réflexion, qui s’articule autour de
la notion de paysage sonore empruntée à M. Schafer. Malgré son immense succès
– son impact dans la création des sound studies a été décisif –, ce néologisme soulève
nombre de problèmes qui sont passés en revue. Au-delà de l’environnement acous-
tique « objectif » qu’il constitue, le paysage sonore est lié à la perception auditive,
elle-même le produit d’une construction culturelle. L’historiographie médiévale
du sensible, dont Éric Palazzo est l’un des principaux représentants, est également
convoquée 16 . La deuxième partie suit l’évolution de l’expression « paysage sonore »
et la manière dont les historiens l’ont adoptée et affinée. En combinant lecture des
textes et comptes rendus archéologiques et en prenant en considération les change-
ments des conditions matérielles d’existence, elle se propose également de cerner
le « paysage sonore objectif » du haut Moyen Âge. Il faut en convenir, eu égard à
la pauvreté et au caractère souvent allusif des témoignages textuels et archéolo-
giques, la restitution « du possible et du probable » de l’environnement sonore est
un véritable défi. Finalement, la troisième partie, la plus importante de l’article,
s’attache à l’étude de la culture aurale du haut Moyen Âge. Après avoir défini la
nature du corpus, il s’agit de répondre à la question du silencement du monde et
de son remplacement par une sonographie sacrée.
S’il est raisonnable de supposer que la transformation des infrastructures
explique un certain recul du bruit, celle-ci n’élucide pas entièrement l’énigme
de la raréfaction des indications sonores car le silencement du monde, loin d’être

15 - Les « sonorités maîtresses » ou « toniques » (keynote sounds) sont des sons qui jouent
le rôle de fond, comme l’eau, le vent, les forêts, les plaines, les oiseaux, les insectes et les
animaux, cités par Raymond Murray SCHAFER, Le paysage sonore. Le monde comme musique,
trad. par S. Gleize, Marseille, Éd. Wildsproject, [1977] 2010, p. 31-32.
16 - Éric PALAZZO, « Les cinq sens au Moyen Âge. État de la question et perspectives
de recherche », in É. PALAZZO (dir.), Les cinq sens au Moyen Âge, Paris, Éd. du Cerf, 2016,
p. 11-57, ici p. 13-31 ; Id., L’invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen
Âge, Paris, Éd. du Cerf, 2014.
663
N I R A PA N C E R

uniquement le résultat d’une disparition de certaines sonorités, s’expliquerait


surtout, comme le remarque M. Schafer, par la volonté de ne plus leur prêter atten-
tion, de perdre l’habitude ou le désir de les entendre 17 . Afin de saisir les enjeux
qui se cachent derrière ce détachement apparemment volontaire, l’historien doit
à la fois déplacer son attention de l’« objet son » au « sujet auditeur », c’est-à-dire
du paysage acoustique physique objectif au paysage sonore sensible et culturel,
et passer d’une méthodologie à l’autre, d’une « archéologie de reconstitution d’un
horizon sonore 18 » à une histoire de la perception, qui est une construction cultu-
relle. Pour ce faire, deux pistes sont explorées : l’une est liée à l’histoire littéraire
des sources ; l’autre est relative à la conception théologique de l’ouïe. L’analyse des
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sources et des influences littéraires et culturelles qui les traversent permet d’évaluer
le rôle de ces dernières à la fois dans la disparition relativement subite, à l’extrême
fin du VIe siècle, d’un paysage qui résonnait dans les textes depuis des siècles et
dans sa substitution par un autre imaginaire sonore, strictement religieux, qui vient
servir les besoins d’une théologie pastorale : en « amuïssant » les bruits familiers
qui ancrent les fidèles dans un univers sonore profane et en créant « une sonogra-
phie 19 » sacrée, une « hagiophonie » inspirée des Saintes Écritures, les hagiographes
ont voulu initier leur audience à un mode d’écoute qui leur permettrait de percevoir
l’ineffable. À partir du travail de Pierre Schaeffer sur les différents modes d’écoute,
et en se fondant sur les concepts d’indices et de signes sonores conceptualisés par
Umberto Eco, nous espérons parvenir à une meilleure compréhension de la manière
dont ces auteurs ont procédé.

La notion de paysage sonore


Le concept clef de paysage sonore informe pour une bonne part l’armature théo-
rique de cette recherche. Créé par M. Schafer dans son ouvrage Le paysage sonore.
Le monde comme musique, ce néologisme est devenu depuis lors incontournable
lorsqu’il s’agit d’envisager le rapport entre écoute et environnement. Ce concept
qui répond à celui de paysage visuel, au sens d’espace perçu par le regard et investi
de valeurs esthétiques et politiques, a ouvert de nouveaux champs d’investigation
jusque-là négligés : non seulement le champ du fait sonore en tant que tel, mais
aussi celui de la relation historique, culturelle et artistique que l’homme entre-
tient avec lui. En réinvestissant le domaine de l’audible, du son et de l’auralité,

17 - M. Schafer reprend, sans la citer explicitement, la question fondamentale que pose le


philosophe George Berkeley pour rendre compte du rapport entre perception et réalité :
« Lorsqu’un arbre s’abat dans la forêt sans personne pour l’entendre, sa chute produit-
elle un son ? »
18 - Jean-Marie FRITZ, « Littérature médiévale et sound studies », in S. EMERIT, S. PERROT
et A. VINCENT (dir.), Le paysage sonore de l’Antiquité. Méthodologie, historiographie, perspec-
tives, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2015, p. 63-85.
664
19 - R. M. SCHAFER, Le paysage sonore…, op. cit., p. 29.
HISTOIRE DU SILENCE

les sound culture studies 20 , sous-champ des sensory studies 21 , sont venues contester
l’hégémonie séculaire de la vision dans l’organisation de la connaissance. Tout en
permettant de nommer ce nouveau champ épistémologique, la notion de paysage
sonore, qui a vite rencontré le succès, n’était pas aussi innocente qu’elle en avait l’air
a priori. Elle drainait derrière elle un jugement moral acerbe du monde moderne
et contemporain, caractérisé par une pollution sonore due à la civilisation indus-
trielle et post-industrielle. Nombreuses sont les critiques qui ont été adressées à
l’« entendement du monde » de M. Schafer : Francisco López a déploré certains
de ses partis pris, notamment celui qui consiste à considérer systématiquement le
bruit comme « une mauvaise chose en soi », tandis que Tim Ingold a remis en ques-
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tion la pertinence d’un concept qui, selon lui, n’a plus lieu d’être 22 ; d’autres cher-
cheurs ont utilisé la notion tout en la dépouillant de sa dimension conservatrice et
« décliniste ». Devenue à la fois une catégorie d’analyse et un outil méthodologique
efficace dans nombre de sciences sociales, notamment en histoire, petit à petit affi-
née et rendue plus performante, la notion de paysage sonore rassemble aujourd’hui
en une seule expression une double acception qu’Emily Thomson définit ainsi :

L’aspect physique du paysage sonore ne consiste pas seulement dans les sons eux-mêmes, les
ondes d’énergie acoustique qui imprègnent l’atmosphère dans laquelle les gens vivent, mais
aussi dans les objets matériels qui créent, et parfois détruisent, ces sons. L’aspect culturel

20 - Les sound culture studies peuvent être définies comme « un champ interdisciplinaire
émergent qui étudie la production et la consommation matérielles de la musique, du son,
du bruit et du silence et la manière dont ils se sont transformés au long de l’histoire et
dans différentes sociétés » : Trevor PINCH et Karin BIJSTERVELD, « Sound Studies: New
Technologies and Music », Social Studies of Science, 34-5, 2004, p. 635-648, ici p. 636. Dans
Karin BIJSTERVELD et Trevor PINCH (dir.), Oxford Handbook of Sound Studies, New York,
Oxford University Press, 2012, il est fait état de la recherche la plus récente dans ce
domaine.
21 - Le sensory turn (tournant sensoriel), qui s’est amorcé dans les années 1980
en histoire et en anthropologie, a fait naître un nombre incalculable d’études
et de sous-champs : David HOWES, « The Expanding Field of Sensory Studies »,
Centre for Sensory Studies, 2013, www.sensorystudies.org/sensorial-investigations/
the-expanding-field-of-sensory-studies/.
22 - Francisco LÓPEZ, « Schizophonia vs. l’objet sonore. Le paysage sonore (soundscape)
et la liberté artistique », no spécial « Écologie acoustique », eContact!, 1-4, 1998, http://
cec.sonus.ca/econtact/Ecology/Lopez_fr.html ; Tim INGOLD, « Against Soundscape », in
A. CARLYLE (dir.), Autumn Leaves: Sound and the Environment in Artistic Practice, Paris,
Double Entendre/CRISAP, 2007, p. 10-13. Voir aussi la critique de David Dunn contre
le naturalisme de M. Schafer, rapportée par Pauline NADRIGNY, « Paysage sonore et
pratiques de field recording. Le rapport de la création électroacoustique à l’environnement
naturel », Centre interuniversitaire de recherche sur l’histoire de l’art contemporain,
2010, p. 1-12, ici p. 10-11, http://hicsa.univ-paris1.fr/documents/pdf/CIRHAC/pauline
nadrigny.pdf. Pour une évaluation du terme et de ses lacunes, voir Ari Y. KELMAN,
« Rethinking the Soundscape: A Critical Genealogy of a Key Term in Sound Studies »,
Senses and Society, 5-2, 2010, p. 212-234 ; Alexandre VINCENT, « Paysage sonore et sciences
sociales : sonorités, sens, histoire », in S. EMERIT, S. PERROT et A. VINCENT (dir.), Le
665
paysage sonore de l’Antiquité…, op. cit., p. 9-40.
N I R A PA N C E R

d’un paysage sonore incorpore les manières d’écouter scientifique et esthétique, la relation
de l’auditeur avec son environnement et les conditions sociales qui décident qui est amené
à entendre quoi 23 .

Pour l’historienne, « le paysage sonore a plus à voir avec la civilisation qu’avec


la nature, et de ce fait est en constante construction, et ne cesse de se transfor-
mer 24 ». Il y a donc du social et du culturel dans ce qui paraît a priori naturel. En
cela, E. Thomson rejoint les chercheurs des sensory studies anglais David Howes et
Constance Classen ainsi que, bien sûr, français avec Alain Corbin, pour lesquels le
paysage sonore est avant tout une question de perception.
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Du point de vue historique, M. Schafer divise l’histoire de l’humanité en deux
civilisations sonores successives, l’une naturelle et harmonieuse, l’autre « consumée
par sa cacophonie 25 ». S’étendant de manière stable sur des millénaires, la première
période aurait été majoritairement silencieuse, avec pour principal paysage une
ruralité paisible que seuls les bruits de la guerre et de la religion venaient pertur-
ber 26 . Cette quiétude aurait perduré jusqu’aux bouleversements produits par
l’arrivée de la machine, de l’électricité et du son enregistré. Cette mutation d’un
environnement hi-fi, dans lequel les signaux étaient distincts et audibles (comme
les cloches et le bruit du moulin de l’époque médiévale, considérés comme excep-
tionnels dans un paysage où régnait un très faible niveau sonore), à un paysage
sonore lo-fi (celui de la cité industrielle, aux sonorités récurrentes et monotones)
se serait produite avec la révolution industrielle qui débute au XVIIIe siècle et
crée une rupture radicale 27 . Cette vision quasi mythique d’un paysage sonore
antique et médiéval, où régnerait un équilibre parfait entre les sons et ceux qui
les écoutent 28 , relève pour une bonne part de la projection de l’imagination de
M. Schafer. Si sa recherche a eu le mérite d’attirer l’attention sur l’historicité du
phénomène sonore, elle exige une révision de l’image stéréotypée d’un Moyen Âge
où seuls « une poignée de sons naturels tels que les orages et le tonnerre, les cris de
certains animaux, comme les aboiements des chiens, quelques sonorités d’origine
humaine – des cris, des sons de cloches, de la musique dans des espaces clos, le
timbre des instruments à vent et à percussion, exceptionnellement des explosions
de poudre à canon 29 », contribuaient à augmenter le niveau des décibels ambiants.
Le postulat selon lequel les sociétés prémodernes auraient été silencieuses n’est
pas franchement confirmé par les sources. Dans son étude sur la maîtrise du bruit
des débuts du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime, Jean-Pierre Gutton montre

23 - Emily THOMSON, The Soundscape of Modernity: Architectural Acoustics and the Culture of
Listening in America, 1900-1933, Cambridge, MIT Press, 2004, p. 1-2.
24 - Ibid., p. 2.
25 - R. M. SCHAFER, Le paysage sonore…, op. cit., p. 340.
26 - Ibid., p. 86.
27 - Ibid., p. 383, pour la définition des termes lo-fi et hi-fi.
28 - P. NADRIGNY, « Paysage sonore et pratiques de field recording… », art. cit., p. 7.
29 - Christopher M. WOOLGAR, The Senses in Late Medieval England, New Haven, Yale
666
University Press, 2006, p. 66.
HISTOIRE DU SILENCE

que, à l’époque, « le bruit est partout, et d’abord dans les villes 30 ». Concernant la fin
du Moyen Âge, Jean-Marie Fritz souligne l’enrichissement du paysage sonore de la
littérature par l’inclusion de « bruits dérisoires du quotidien 31 » qui n’y figuraient
pas jusque-là. De nombreux articles et chapitres de livre portant sur le paysage
sonore de la fin du Moyen Âge insistent sur le bruit de la rue et évoquent la volonté
des institutions séculières et ecclésiastiques de contrôler leurs effets acoustiques et
politiques 32 . L’intérêt particulier des médiévistes pour l’étude du paysage sonore
de la ville relève d’un parti pris méthodologique véhiculé par la notion elle-même :
celui d’un environnement essentiellement bruyant qui s’inscrit dans un espace
circonscrit et cohérent 33 . L’impression qui se dégage de cette historiographie pour
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le moins « résonnante » est que seule la ville présente un intérêt acoustique, le
reste du monde médiéval baignant dans un silence monastique. Sortir du cadre de
la ville, et des textes qui « disent » la ville, permet d’explorer d’autres rapports au
son et à l’audition.

D’un paysage sonore à l’autre


Depuis une dizaine d’années, l’archéologie des sons est en pleine expansion.
L’examen des propriétés acoustiques de certains espaces archéologiques et des
divers objets qui y sont utilisés a permis de comprendre le rôle joué par le son
dans les pratiques rituelles de la préhistoire. Toutefois, ce type d’étude laisse dans
l’ombre les sonorités de la vie quotidienne. Selon Steve Mills, l’archéoacoustique
doit non seulement élargir son champ d’investigation pour inclure l’ensemble
de l’espace, mais aussi se départir de son angle exclusivement physique pour
s’intéresser aux sons comme sources d’information. S. Mills a développé pour
cela l’archéologie auditive, à laquelle il assigne plusieurs objectifs : recueillir les

30 - Jean-Pierre GUTTON, Bruits et sons dans notre histoire. Essai sur la reconstitution
du paysage sonore, Paris, PUF, 2000, p. 19.
31 - Jean-Marie FRITZ, La cloche et la lyre. Pour une poétique médiévale du paysage sonore,
Genève, Droz, 2011, p. 98 ; Id., Paysages sonores du Moyen Âge. Le versant épistémologique,
Paris, Honoré Champion, 2000.
32 - Didier LETT et Nicolas OFFENSTADT (dir.), Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri
au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 40, expliquent l’absence
d’étude sur la place du cri au haut Moyen Âge « sans doute moins parce que le Moyen
Âge tardif est plus sonore que parce que notre documentation, plus abondante et
émanant d’autorités plus diverses et davantage laïques, offre une plus grande place au
cri ». Pour une bibliographie des études des différents bruits de la ville, voir Andrea
MARTIGNONI et Mickaël WILMART, Les bruits de la ville. Choix bibliographique, 2006, http://
questes.free.fr/index2.php?option=com_content&do_pdf=1&id=76 ; Laurent HABLOT
et Laurent VISSIÈRE (dir.), Les paysages sonores. Du Moyen Âge à la Renaissance, Rennes,
PUR, 2015 ; Susan BOYNTON et Diane J. REILLY (dir.), Resounding Images: Medieval Intersec-
tions of Art, Music, and Sound, Turnhout, Brepols, 2015 ; Philippe GUÉRIN, « Du bruit dans
le Décaméron », Chroniques italiennes, série web 19-1, 2011, http://chroniquesitaliennes.
univ-paris3.fr/PDF/web19/Guerinweb19.pdf.
33 - Sur la notion de paysage et ses implications idéologiques : A. VINCENT, « Paysage
667
sonore et sciences sociales… », art. cit., p. 17-22.
N I R A PA N C E R

informations acoustiques qui informent sur les pratiques quotidiennes passées ;


prendre en considération le fait que ces informations structurent et sont structu-
rées par l’environnement, et qu’il existe une relation étroite entre le corps humain,
les informations acoustiques et les lieux d’habitation ; comprendre que la création
d’informations acoustiques fait partie intégrante des interactions sociales 34 .
L’étude de ces sons ancre plus profondément le chercheur dans le monde
matériel et l’expérience sensorielle des hommes du passé, que ce soit à la période
du néolithique, dont S. Mills s’occupe, ou à celle du haut Moyen Âge, à laquelle,
malheureusement, peu de recherches sont consacrées 35 . En attendant que les
archéoacousticiens s’y intéressent, l’apport des données archéologiques, relative-
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ment peu nombreuses elles aussi, sur les matériaux de construction utilisés, le
type d’urbanisme, la présence ou l’absence d’activités artisanales, la densité démo-
graphique, les rassemblements sociaux – tous ces éléments qui influent sur la
formation d’un environnement plus ou moins riche donc plus ou moins bruyant –
pourrait aider à approfondir la connaissance du paysage sonore. Si l’on devait choi-
sir un repère chronologique qui fasse sens dans l’histoire du paysage sonore de
l’Antiquité et du haut Moyen Âge, celui-ci se situerait à la fin du IIIe siècle. Il ne
s’agit pas cependant de proposer une date précise, mais de retracer les multiples
transformations de l’environnement sonore du triple point de vue de la démogra-
phie, de l’occupation des sols et de l’urbanisme 36 .
Aucune étude systématique n’a été menée sur la démographie de l’Antiquité
tardive et du haut Moyen Âge malgré son importance pour la compréhension de
l’époque. La réduction de l’occupation des sols s’est accompagnée, d’après les
évaluations démographiques globales (très approximatives), d’une baisse progres-
sive de la population. Entre le IIIe et le VIe siècle, la population de l’Empire
romain s’est réduite de moitié, malgré des variations régionales. Si l’on suit la
courbe démographique que dessinent Elio Lo Cascio et Paolo Malanima pour
l’Italie, le premier déclin de la population (entre 20 et 30 %) a lieu au cours de
la seconde moitié du IIe siècle à la suite d’une épidémie de variole, suivie à la fin du
IIIe siècle par une nouvelle épidémie, de peste cette fois. Deux siècles plus tard, la

34 - Steve MILLS, « The Contribution of Sound to Archaeology », Buletinul Muzeului


Judeţean Teleorman, 2, 2010, p. 179-195, ici p. 184.
35 - Kristopher POOLE et Eric LACEY, « Avian Aurality in Anglo-Saxon England », World
Archaeology, 46-3, 2014, p. 400-415 ; Eric LACEY, « Birds and Words: Aurality, Semantics,
and Species in Anglo-Saxon England », in S. C. THOMSON et M. D. J. BINTLEY (dir.),
Sensory Perception in the Medieval West, Turnhout, Brepols, 2016, p. 75-98. Malheureuse-
ment, l’archéologie acoustique n’est d’aucune aide dans le contexte du haut Moyen
Âge. Les premiers pots acoustiques médiévaux datent du XIe siècle selon Bénédicte
PALAZZO-BERTHOLON et Jean-Christophe VALIÈRE (dir.), Archéologie du son. Les dispositifs
de pots acoustiques dans les édifices anciens, Paris, Société française d’archéologie, 2012. Parmi
les rares recherches, voir David J. KNIGHT, « The Archaeoacoustics of a Sixth-Century
Christian Structure: San Vitale, Ravenna », in R. JIMÉNEZ, R. TILL et M. HOWELL
(dir.), Music and Ritual: Bridging Material and Living Cultures, Berlin, Ekho Verlag, 2013,
p. 133-147.
36 - Paul VAN OSSEL, « De la ‘villa’ au village. Les prémices d’une mutation », 2006,
668
p. 1-19, ici p. 6-7, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00090599/document.
HISTOIRE DU SILENCE

conjonction de plusieurs éléments, dont la guerre des Goths, les cycles de famine
et une longue phase de peste qui dura de 541 à 664, entraîna une nouvelle baisse
démographique 37 . En Angleterre, les témoignages des sources écrites et les fouilles
archéologiques confirment que, au milieu du VIIe siècle, l’épidémie de peste qui
sévissait sur le continent atteignit les îles Britanniques. Dans la Vita de saint
Cuthbert, Bède le Vénérable témoigne des ravages démographiques que provoqua
ce fléau. De vastes villages et de nombreux monastères autrefois peuplés furent
totalement décimés 38 . Parlant de la vague de peste qui a décimé la Ligurie vers
560, Paul Diacre rappelle le souvenir de la désolation des lieux en ces termes :
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Dans les prés ne restaient plus que les bêtes, sans aucun pasteur. Des villages, des places
fortes qu’on voyait la veille remplis d’une foule dense, tous s’enfuyaient et le lendemain
n’y régnait partout qu’un épais silence. […] On aurait dit ce siècle ramené aux silences
d’antan : pas une voix dans les campagnes, pas un sifflement de berger, pas une attaque de
bêtes sauvages contre les troupeaux, pas un dommage au poulailler. […] L’on ne voyait
aucune trace de passants. L’on ne voyait aucun meurtrier et cependant les cadavres des
morts surpassaient la vue des yeux. […] Les pâturages étaient convertis en sépultures des
hommes, et les habitations humaines étaient devenues le refuge des animaux 39 .

Certes tardif, ce témoignage de l’Histoire des Lombards est évocateur du rapport entre
la baisse démographique et le silence désertique de la mort qui rôde alentour.
Ces changements démographiques ont entraîné une réorganisation de
l’occupation des sols. Les grandes villae luxueuses que décrivent les Anciens,
avec leurs centaines d’esclaves 40 , font graduellement place à des établissements
plus modestes 41 . Cette évolution, qui connaît de grandes variations, s’étend du
IVe au VIIe siècle selon les régions 42 . Il en résulte une rétraction des zones

37 - Elio LO CASCIO et Paolo MALANIMA, « Cycles and Stability: Italian Population before
the Demographic Transition (225 B. C.-A. D. 1900) », Rivista di storia economica, 21-
3, 2005, p. 5-40, ici p. 12-13. Certains historiens expliquent la baisse démographique
comme étant le résultat d’un ensemble de phénomènes économiques et sociaux corré-
latifs à la chute de l’Empire romain : Jean-Pierre DEVROEY, « Catastrophe, crise et chan-
gement social. À propos des paradigmes d’interprétation du développement médiéval
(500-1100) », in L. BUCHET et al. (dir.), Vers une anthropologie des catastrophes, Antibes/Paris,
APDCA/INED, 2009, p. 142-147.
38 - Sur la peste en Angleterre : John MADDICOTT, « Plague in Seventh-Century
England » [1997], in L. K. LITTLE (dir.), Plague and the End of Antiquity: The Pandemic
of 541-750, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 171-214.
39 - PAUL DIACRE, Histoire des Lombards, éd. et trad. par F. Bougard, Turnhout, Brepols,
1994, II, 4, p. 39.
40 - Philippe LEVEAU, « La ville antique et l’organisation de l’espace rural : villa, ville,
village », Annales ESC, 38-4, 1983, p. 920-942, ici p. 925.
41 - P. VAN OSSEL, « De la ‘villa’ au village… », art. cit., p. 5. Selon Claude RAYNAUD,
« Les campagnes en Gaule du Sud-Est dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge »,
Zephyrus. Revista de prehistoria y arqueología, 53-54, 2000-2001, p. 473-507, ici p. 478,
certaines régions, notamment le Sud-Est de la Gaule, sont le témoin de l’« effacement
de la villa à la romaine entre le milieu du Ve et le milieu du VIe siècle ».
669
42 - J.-P. DEVROEY, « Catastrophe, crise et changement social… », art. cit., p. 143.
N I R A PA N C E R

cultivées (ager) ; peu à peu, des portions de plus en plus vastes du territoire restent
en friche (saltus), puis la forêt (silva) commence à reprendre ses droits 43 . Ce
mouvement laisse imaginer la transformation corrélative d’un paysage sonore
autrefois très anthropisé. De nombreux espaces naguère bourdonnant d’activité
semblent s’assoupir. Au cours de la période allant du IVe au VIIe siècle, l’équilibre
entre les trois types d’environnement sonore (ager, saltus, silva) est profondément
bouleversé au profit des deux derniers. Ces terres nouvellement abandonnées à la
forêt participent du silencement du monde. Dans son étude sur les sons au paléo-
lithique, S. Mills affirme que les régions boisées étaient les moins bruyantes de
tous les types de paysage. Selon les mesures soniques qu’il a effectuées pour sa
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recherche, les périodes de calme y auraient été plus longues que dans les prairies,
avec de brusques et courtes interruptions bruyantes 44 . Il conclut également que la
distribution des sons entre les diverses zones – cultures, pâtures et régions boisées –
aurait été la même que dans le passé 45 .
Les villes au haut Moyen Âge étaient-elles plus silencieuses que du temps
de l’Empire ? La raréfaction des mentions sonores dans les sources écrites oriente
assurément le chercheur vers l’existence d’un processus de recul du bruit. S’il est
des lieux qui se distinguent par leur bruit incessant – les plaintes réitérées des
auteurs anciens en sont la preuve –, ce sont bien les grandes civitates impériales.
À en croire les témoignages, les habitants sont de jour comme de nuit importu-
nés par le vacarme. Des poètes et des philosophes tels que Sénèque, Juvénal ou
Martial, aux Ier et IIe siècles, ont plaint le triste sort que subissaient les oreilles des
citadins de leur temps. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, les tribus germa-
niques passent le limes, et cet événement change à tout jamais la physionomie du
paysage urbain. Partout autour des villes commence à se construire des remparts
et, au IVe siècle, le phénomène se généralise jusqu’à devenir une caractéristique
du paysage ; ces remparts abritent désormais les infrastructures du pouvoir (église,
palais épiscopal, praetorium). La rétraction de la ville derrière ses murs a pu atteindre
dans certains cas jusqu’au tiers, et parfois même jusqu’au dixième, de l’étendue de
la cité antique 46 . Cet élément a des conséquences décisives dans l’évolution du
phénomène sonore autant du point de vue de sa densité que de sa variété.

43 - Ibid.
44 - Steve MILLS, Auditory Archeology: Understanding Sound and Hearing in the Past, Walnut
Creek, Left Coast Press, 2014, p. 129.
45 - Ibid., p. 130.
46 - Cyrille BEN KADDOUR, « Chartres et sa proche campagne au haut Moyen Âge (fin
Ve -fin Xe siècle). Topographie urbaine et péri-urbaine, analyse de structures et étude du
mobilier : un premier bilan », Revue archéologique du Centre de la France, 53, 2014, http://
racf.revues.org/2104. Par exemple, Reims se recroqueville dans ses 20 à 30 hectares,
tandis que Paris n’en occupe plus que 8 ou 9 et Soissons 12. Jean HEUCLIN, Georges
JEHEL et Philippe RACINET, Les sociétés en Europe du milieu du VIe à la fin du IXe siècle,
Nantes, Éd. du Temps, 2002, p. 101, ainsi que John H. W. G. LIEBESCHUETZ, Decline
and Fall of the Roman City, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 84-85, donnent les
chiffres suivants : Orléans, 30 ; Sens, 25 ; Bordeaux, 32 ; Lyon, 21 contre 65 au début de
670
l’Empire ; Autun, 12 au lieu de 180 ; Narbonne, 3.
HISTOIRE DU SILENCE

Il est important de rappeler que la question des modalités de la survivance


du fait urbain fait encore débat entre archéologues. Certains, dont Guy Halsall, y
voient une désaffection de la population à l’égard de la ville 47 . Les habitants qui
peuplaient jadis les centres urbains – dont la fonction première était dorénavant
administrative et défensive – les auraient abandonnés pour leur préférer les alen-
tours des monastères, dont la force spirituelle était de plus en plus attractive en ce
début du Moyen Âge 48 . D’autres chercheurs, s’appuyant sur une nouvelle inter-
prétation des « terres noires 49 », loin de voir dans cette tendance une disparition
de la ville, y perçoivent la recomposition réticulaire d’un espace urbain selon de
nouvelles modalités. Cette relecture de l’espace à partir des terres noires permet de
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rendre compte de l’apparition d’un nouveau type d’espace urbain qui ne ressemble
plus à celui de la fin de l’Antiquité – structuré autour du decumanus et du cardo, avec
des rues à colonnades – et pas encore à celui de la fin du Moyen Âge – avec ses bâti-
ments en pierre et plâtre ayant façade commune et structurant la rue.
Les fouilles archéologiques conduites par Hélène Noizet montrent que, au
début du Moyen Âge, prédominent des habitats souvent construits à l’aide de maté-
riaux organiques aussi divers que le bois, le chaume, le roseau, l’osier ou d’autres
végétaux. Les maisons ont des murs bas constitués de clayonnage enduit de torchis
et des toits de chaume qui descendent presque jusqu’au sol en terre battue 50 .
Dans ce type de construction, les sons et les bruits ne traversent pas les parois
mais circulent dans tout l’espace grâce aux qualités vibratoires des matériaux qui

47 - Guy HALSALL, « Town, Societies and Ideas: The Not-So-Strange Case of Late
Roman and Early Merovingian Metz », in N. CHRISTIE et S. T. LOSEBY (dir.), Towns in
Transition: Urban Evolution in Late Antiquity and the Early Middle Age, Aldershot, Scolar
Press, 1996, p. 235-261, ici p. 246.
48 - Par exemple, la ville de Tours voit la construction d’une basilique dédiée à saint
Martin à plus de 800 mètres de l’enceinte où se trouvaient les vestiges de la ville romaine
et où demeuraient les centres du pouvoir. Ce phénomène se retrouve à Orléans qui
se recentre autour de trois établissements religieux : Saint-Paul, Saint-Aignan et Saint-
Euverte. Les bourgs monastiques possèdent souvent leurs propres enceintes, comme à
Tours, Bourges, Reims, Poitiers, Soissons, etc. Voir C. BEN KADDOUR, « Chartres et sa
proche campagne au haut Moyen Âge… », art. cit.
49 - Depuis les années 1980, le débat s’est cristallisé autour de la question de
l’interprétation des terres noires, cette couche de terre plus foncée qui apparaît autour
des castra. D’abord unanimement perçues comme un signe de raréfaction de la popu-
lation, les terres noires sont désormais vues comme dénotant la présence continue
d’une population encore relativement nombreuse. Elles obligent à envisager pour
cette période de l’« entre-deux urbain » des critères radicalement autres que ceux
qui ont présidé autant à l’étude de la ville antique qu’à celle de la ville médiévale :
Henri GALINIÉ, « L’expression terres noires, un concept d’attente », Les petits cahiers
d’Anatole, 15, 2004, p. 1-29, ici p. 3 et 13, http://citeres.univ-tours.fr/doc/lat/pecada/
F2_15.pdf ; Hélène NOIZET, « La ville au Moyen Âge et à l’époque moderne. Du lieu
réticulaire au lieu territorial », EspacesTemps.net, 2014, www.espacestemps.net/articles/
la-ville-au-moyen-age-et-a-lepoque-moderne.
50 - Rainer SCHREG, « Farmsteads in Early Medieval Germany: Architecture and
671
Organisation », Arqueología de la arquitectura, 9, 2012, p. 247-265, ici p. 252.
N I R A PA N C E R

la composent 51 . Simultanément, dans les amphithéâtres et les cirques désaffectés


ainsi que dans les espaces publics qui n’ont pas été récupérés par les autorités,
apparaît un autre type d’occupation, qualifiée de parasitaire 52 : des hommes et
des femmes, dont on suppose qu’ils ont fui quelque danger, guerre ou épidémie,
installent leur demeure dans les alvéoles des gradins et prennent possession de
l’espace 53 . Les fora sont eux aussi « squattés » par des habitations de fortune
construites à même le dallage, qui est parfois recouvert de terre battue. C’est aussi
à cette époque que commencent dans nombre de villes, et notamment à Arles, le
pillage et la déconstruction, plus ou moins tolérés par les pouvoirs civils, des bâti-
ments en pierre dont les matériaux servent à l’édification d’églises et de monastères,
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ce qui donne lieu à d’incessants chantiers dans de nombreuses villes 54 . Contrai-
rement aux constructions organiques, dans ces espaces dont l’architecture était
destinée à amplifier la résonance des voix, il devait régner un bruit assourdissant.
Au terme de cette rétrospective, à la question de ce que j’ai appelé le
« silencement du monde », on peut répondre en ces termes : le paysage sonore de la
période altimédiévale pouvait être plus ou moins bruyant et plus ou moins riche en
sonorités toniques selon que l’on vivait à l’intérieur ou à l’extérieur des remparts de
la ville, à proximité des côtes maritimes ou à la lisière d’une forêt, selon qu’on avait
planté les poteaux de sa maison dans la terre près de l’église ou le long du decumanus
pavé qui menait au monastère. Dans les villes, alternaient le vacarme des chantiers
de reconstruction qui se prolongeaient souvent des années et le silence de déser-
tion qui planait quand le fléau de la famine ou l’épidémie de peste faisaient fuir
la population, comme à Pavie 55 . Il est donc difficile, pour ne pas dire impossible,
de rendre compte exactement de la diversité des ambiances sonores qui caractéri-
saient les différents milieux de vie. Cependant, eu égard aux changements notoires
qui se sont opérés entre le IIIe et le VIIe siècle – la baisse démographique générale et
endémique, les déplacements de la population, la rétraction de la ville derrière des
murailles, une nouvelle forme d’urbanisme réticulaire, la transformation des moda-
lités d’occupation du sol, l’extension des friches (beaucoup plus silencieuses) aux

51 - Voir l’étude du paysage sonore d’un petit village soudanais par Samuel ROSEN et al.,
« Presbycusis Study of a Relatively Noise-Free Population in the Sudan », Annals of
Otologie, Rhinology and Laryngology, 71-3, 1962, p. 727-743, ici p. 733 : « L’absence de
surfaces réverbérantes dures, murs, plafond, planchers, meubles, etc., semblerait expli-
quer la faible intensité des niveaux enregistrés, qui sont de l’ordre de 73-74 dB à l’oreille
du travailleur. »
52 - Marc HEIJMANS, « Les habitations urbaines en Gaule méridionale durant l’Antiquité
tardive », Gallia, 63, 2006, p. 47-57, ici p. 51. Cet état de fait est attesté à Arles et dans
beaucoup d’autres villes comme Nîmes, Cimiez et Fréjus. Cité p. 52-53, PROCOPE DE
CÉSARÉE, Histoire des Goths, éd. et trad. par D. Roques et J. Auberger, Paris, Les Belles
Lettres, 2015, vol. II, 6, 1, se fait le témoin de cette pratique : « Il y a un cirque où les
gladiateurs combattaient autrefois, et où l’on a depuis bâti des maisons. »
53 - Marc HEIJMANS et Claude SINTÈS, « L’évolution de la topographie de l’Arles
antique. Un état de la question », Gallia, 51, 1994, p. 135-170, ici p. 160.
54 - Rien qu’à Poitiers, aux cinq églises existantes au Ve siècle viennent s’adjoindre cinq
nouvelles au cours du siècle et neuf autres avant l’an 700 : J. H. W. G. LIEBESCHUETZ,
Decline and Fall of the Roman City, op. cit., p. 85.
672
55 - PAUL DIACRE, Histoire des Lombards, II, 4, p. 39.
HISTOIRE DU SILENCE

dépens des terres cultivées, le développement d’un type d’habitat organique –, on


peut raisonnablement avancer l’hypothèse d’un lent recul du sonore. L’intensité
des sons qui constituaient l’environnement des hommes et des femmes du haut
Moyen Âge, à la campagne mais surtout à la ville, était sans doute globalement infé-
rieure à celle qui caractérisait jadis l’univers de leurs ancêtres. Cette constatation est
d’autant plus pertinente pour la fin du VIe siècle, période où convergent la plupart
des processus décrits plus haut, qu’elle coïncide avec le silencement qui s’opère
dans les sources littéraires. La concomitance entre ces deux phénomènes est trou-
blante, même si elle n’explique que partiellement le désintérêt des auteurs vis-à-vis
de l’environnement sonore dans lequel ils vivent. Cependant, la récession objective
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du bruit, surtout du bruit humain, n’équivaut pas à sa disparition totale. Dans les
villes, dans les champs, dans les monastères, autour des églises, partout pouvaient se
percevoir les échos de l’activité humaine et ceux d’une nature très présente dans la
vie de tous les jours. Se pose alors à nouveau et avec plus d’acuité encore la question
de M. Schafer : qui écoute quoi ? Pour y répondre, il faut s’interroger sur les sons qui
sont ignorés ou rejetés et pourquoi 56 . Cette nouvelle sensibilité auditive se devine
à travers les méandres de l’histoire littéraire de la fin de l’Antiquité tardive, dont
nous allons suivre le parcours.
L’un des faits les plus caractéristiques de l’histoire littéraire de l’Antiquité
tardive, à une période où les frontières entre le profane et le sacré sont encore
mouvantes, réside dans l’ambivalence structurelle des auteurs chrétiens vis-à-vis
de la littérature antique. D’un côté, ils désiraient ardemment mettre à distance
une littérature dont l’univers païen choquait leur sensibilité religieuse mais, de
l’autre, ils savaient pertinemment que la connaissance des auteurs classiques et
la maîtrise des techniques rhétoriques dont ils faisaient preuve constituaient une
matrice dont il était impossible de se défaire 57 . S’en émanciper revenait à renon-
cer à un outil indispensable à l’étude exégétique de la Bible. En outre, force leur
était de constater que le langage peu sophistiqué du texte sacré rebutait leurs
contemporains lettrés, exercés depuis leur plus tendre enfance aux subtilités des
vers virgiliens 58 . Afin de surmonter ces écueils, ils redoublèrent d’inventivité pour
christianiser les topoï païens. Ce pari fut relevé par les plus grands poètes chré-
tiens, de Juvencus (début du IVe siècle) à Fortunat (fin du VIe siècle), en passant
par Sedulius (première moitié du Ve siècle), Sidoine Apollinaire, Avit de Vienne
(v. 450-v. 518), Ennode de Pavie (v. 473/474-521) et Arator (VIe siècle) 59 . Les IVe ,
Ve et une grande partie du VIe siècle furent donc une ère d’intense créativité où
la fusion du message biblique et de la poésie classique allait produire un genre

56 - Raymond Murray SCHAFER, « Open Ears », in M. BULL et L. BACK (dir.), The Auditory
Culture Reader, Oxford, Berg, 2003, p. 25-41, ici p. 25.
57 - Sur l’ambivalence, voir AVITUS, Histoire spirituelle, éd. et trad. par N. Hecquet-Noti,
Paris, Éd. du Cerf, 2005, t. II, p. 27.
58 - Anne FRAÏSSE, « Épopée biblique entre traduction poétique et commentaire exégé-
tique », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 4, 2008, §. 1-44, ici §. 8-11,
http://cerri.revues.org/570.
59 - Roger P. H. GREEN, Latin Epics of the New Testament: Juvencus, Sedulius, Arator, Oxford,
673
Oxford University Press, 2006.
N I R A PA N C E R

littéraire nouveau, l’épopée biblique 60 , qui alliait avec art l’« utilitas – la trans-
mission du message chrétien » – à la « voluptas du style 61 ». Simultanément, la
poésie lyrique (épithalames et panégyriques), fort appréciée par l’aristocratie tardo-
antique, subit, elle aussi, un processus d’adaptation. Dans un article exemplaire
portant sur le thème du cortège divin dans la littérature latine de l’Antiquité tardive,
Juliette Guérard retrace l’évolution du topos, de sa conversion en un « artifice rhéto-
rique 62 » dépouillé de son ancienne connotation religieuse jusqu’à sa complète
métamorphose en « vecteur(s) d’un enseignement théologique 63 ». Bien que son
analyse se concentre exclusivement sur le cortège divin, son approche revêt une
valeur heuristique pour l’ensemble des grands thèmes de la poésie classique. Vivant
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dans une période de l’entre-deux, où la sphère du profane conservait une certaine
autonomie, les poètes de l’Antiquité tardive, qu’ils soient chrétiens ou païens,
continuèrent de puiser dans l’immense réservoir des figures de style que la poésie
classique mettait à leur disposition. Ainsi, chacun d’eux s’inspira plus ou moins
abondamment et librement du répertoire des métaphores lyriques, y compris celles
inspirées de la nature, et de l’ambiance sonore qui s’en dégageait.
Au fur et à mesure que le processus de« désécularisation », pour reprendre le
terme de Robert Markus 64 , progressait, les rapports entre culture profane et culture
chrétienne qui, au début du VIe siècle, oscillaient encore entre un « rejet méfiant
et [une] attirance ambiguë 65 » se rigidifièrent. La légitimité des lettres classiques
comme vecteur du sacré chrétien fut remise en cause avec plus d’acuité 66 . La
poésie chrétienne, notamment, dont Fortunat fut l’ultime et le plus prestigieux
représentant, entra dans une longue phase d’hibernation – il faut attendre la
Renaissance carolingienne pour que refleurisse une véritable écriture poétique 67 .

60 - Pour une définition du genre, voir Paul-Augustin DEPROOST, « L’épopée biblique


en langue latine. Essai de définition d’un genre littéraire », Latomus. Revue d’études latines,
56-1, 1997, p. 14-39.
61 - AVITUS, Histoire spirituelle, introduction, p. 35.
62 - Juliette GUÉRARD, « Le thème du cortège divin dans la littérature latine de
l’Antiquité tardive : lectures profanes et adaptation chrétienne », Camenulae, 7, 2011,
p. 1-16, ici p. 1, www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/Guerard.pdf.
63 - Ibid., p. 15. Sur les méthodes d’imitation des poètes chrétiens, voir Paul
W. A. T. VAN DER LAAN, « Imitation créative dans le Carmen Paschale de Sédulius », in
A. HILHORST et J. DEN BOEFT (dir.), Early Christian Poetry: A Collection of Essays, Leyde,
Brill, p. 135-166.
64 - Robert MARKUS, Au risque du christianisme. L’émergence du modèle chrétien, IVe -VIe siècle,
éd. et trad. par D. Kempf, Lyon, Presses universitaires de Lyon, [1990] 2012, p. 305.
65 - A. FRAÏSSE, « Épopée biblique… », art. cit., § 2.
66 - Michel ZINK, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003.
67 - René MARTIN, « Poésie, politique et religion à l’époque carolingienne », Bulletin
de l’Association Guillaume Budé, 1-2, 2000, p. 157-174. Il faut effectivement attendre
la Renaissance carolingienne pour que l’élégie réapparaisse dans le cercle fermé des
lettrés de la cour de Charlemagne. Cependant, le rapport à la nature qui en émane a
profondément évolué depuis l’Antiquité tardive, mâtiné d’un bucolisme « à la Virgile » :
F. GUIZARD-DUCHAMP, Les terres du sauvage…, op. cit., p. 105. Dans ces poésies, la nature,
tout comme l’univers bruissant qui affleure, n’est plus qu’un décor dans lequel « le
674
conventionnel l’emporte sur la sensibilité » (p. 107). Imitant le modèle de la poésie
HISTOIRE DU SILENCE

L’œuvre du poète d’origine italienne, et plus particulièrement la manière dont les


deux versants – poétique et hagiographique – qui la composent se côtoient sans
vraiment s’interpénétrer, est un cas de figure très éclairant du lent phénomène de
désécularisation. La comparaison de ses épithalames à sa prose hagiographique,
la Vita Radegundis en particulier, laisse perplexe tant les styles diffèrent. On suit
volontiers Sylvie Labarre lorsqu’elle s’étonne qu’« en lisant l’hagiographie en
prose de Venance Fortunat, on découvre un autre visage de cet auteur. […] Le
style simple et la naïveté des scènes font penser à Grégoire de Tours. On a parfois
peine à croire que l’auteur soit le même que celui d’œuvres aussi sophistiquées
que les poèmes figurés par exemple 68 . » Cette dissonance de style est perceptible
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notamment dans l’appauvrissement du domaine de l’expression auditive de ce
« musicien dans l’âme 69 ». L’adoption du genre hagiographique, au style apparem-
ment simple et naïf, représente donc un parti pris conscient de la part de Fortunat,
et probablement de la majeure partie des hagiographes qui lui sont contemporains,
et non le signe d’une régression culturelle. L’œuvre de Fortunat est une illustration
vivante du tournant épistémologique qui se produit dans l’histoire de la littérature
médiévale 70 , et dans la culture en général, à la fin du VIe siècle, à savoir l’abandon
délibéré d’une poésie élégiaque divertissante, avec sa rhétorique sophistiquée que
seul un public restreint de lettrés apprécie, au profit d’une littérature hagiogra-
phique édifiante, rédigée dans le style simplifié du sermo humilis 71 , dont la nature
narrative représente « le moyen le plus efficace pour toucher les foules 72 », quels
que soient leur niveau intellectuel ou leur origine sociale 73 .
Alors que Fortunat, en sa qualité de « poète de cour », se permet encore
d’utiliser des figures de style mythologiques et profanes, son contemporain
Grégoire le Grand renonce délibérément à tout emprunt à la culture antique,

antique, les vers des poètes carolingiens ne traduisent plus une expérience sensorielle
mais des conventions poétiques que seul un public lettré et solidement christianisé peut
apprécier et comprendre sans être soupçonné de paganisme. C’est le résultat d’un long
processus et du formidable travail de reconversion des hagiographes mérovingiens.
68 - Sylvie LABARRE, « Introduction », no spécial « Présence et visages de Venance
Fortunat, XIVe centenaire », Camenae, 11, 2012, p. 1-7, ici p. 3.
69 - F. CASSINGENA-TRÉVEDY, « Son et lumière… », art. cit. p. 10.
70 - M. ROBERTS, The Humblest Sparrow…, op. cit., p. 320.
71 - Marc VAN UYTFANGHE, « L’hagiographie de l’Antiquité tardive : une littérature
populaire ? », Antiquité tardive. Revue internationale d’histoire et d’archéologie (IVe -VIIe siècle),
9, 2002, p. 201-218. Sur le sermo humilis : Michel BANNIARD, Viva Voce. Communication
écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, Institut des études
augustiniennes, 1992, p. 126-127.
72 - Marie-Céline ISAÏA, « Normes et hagiographie dans l’Occident latin (Ve -
XVIe siècle) », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 15, 2011, p. 229-236.
73 - Jamie KREINER, The Social Life of Hagiography in the Merovingian Kingdom, Cambridge,
Cambridge University Press, 2014, p. 8, défend l’hypothèse que les hagiographes espé-
raient que « leur prose enseignerait aux lecteurs bien disposés à suivre de nouvelles
manières de penser et que leurs audiences finiraient par adapter leur comportement et
675
leur sentiment communautaire aux modèles suggérés par les Vitae ».
N I R A PA N C E R

qu’il rejette comme immorale 74 . La césure dans l’« esthétique théologique 75 » qui
se profile dans l’œuvre de Fortunat est nettement plus marquée chez Grégoire
le Grand. Ses remontrances à l’encontre de l’évêque Didier de Vienne, soupçonné
de trop apprécier les poètes païens, montrent que le seuil de tolérance est largement
atteint. Son rejet de la préciosité tardo-antique est annonciatrice d’une nouvelle
ère où le discours biblique, et sa manière si spécifique « de voir le monde, de
l’interpréter et d’en parler 76 », mais aussi de l’entendre, devient hégémonique.
Tant que les auteurs chrétiens puisèrent dans le répertoire des grandes
œuvres païennes de Lucrèce, de Virgile, d’Ovide ou d’Ausone, une sensualité
sonore émanait encore de leurs textes. Petit à petit, cette source d’inspiration deve-
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nant illégitime, le registre des sons profanes se réduisit comme peau de chagrin.
Pourtant, ce n’était pas le vocabulaire qui leur faisait défaut. Les auteurs chré-
tiens auraient très bien pu s’inspirer du traité de poésie métrique d’Aldhelm de
Malmesbury – utilisé par des générations entières d’écoliers –, qui dresse un cata-
logue de quelque soixante-seize items (les cris des animaux et ceux des humains,
le bruit de la nature ou celui d’objets inanimés 77 ), mais ils n’en firent rien. Le silen-
cement du paysage et son remplacement par un nouveau bruitage qui s’accordait
mieux aux critères du sacré biblique s’expliquent ainsi par l’« excision épistémo-
logique 78 », de tout ce qui relevait du profane. Désormais, les hagiographes, ces
« poètes » chrétiens d’un nouveau genre, moines pour la plupart, promouvaient une
forme de silence, cette « empreinte sonore 79 » qui leur était si chère. Débarrassé
de l’emprise des sens charnels qu’exerçait la culture profane, l’imaginaire hagiogra-
phique, avec ses références scripturaires plus aptes à diffuser des idées religieuses 80 ,
colonisa petit à petit tout le champ littéraire, les chroniques profanes devenant des
historiae 81 . Une autre manière d’ausculter le monde, profondément ancrée dans une
théologie des sens, se mettait désormais en place.

74 - Pour une étude plus approfondie des influences littéraires de Grégoire le Grand :
John MOORHEAD, « Gregory’s Literary Inheritance », in N. BRONWEN et M. DAL SANTO
(dir.), A Companion to Gregory the Great, Leyde, Brill, 2013, p. 249-267, ici p. 263 ; Claude
DAGENS, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, Études augusti-
niennes, 1977, p. 34.
75 - Jacques FONTAINE, « Esthétique et foi d’après la poésie latine chrétienne des
premiers siècles », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres,
137-4, 1993, p. 881-888, ici p. 887.
76 - R. MARKUS, Au risque du christianisme…, op. cit., p. 300.
77 - Susan RANKIN, « Écrire les sons. Création des premières notations musicales », in
É. PALAZZO (dir.), Les cinq sens au Moyen Âge, op. cit., p. 78-98, ici p. 81-83.
78 - R. MARKUS, Au risque du christianisme…, op. cit., p. 305.
79 - L’empreinte sonore « confère à la vie acoustique d’une communauté son caractère
singulier », R. M. SCHAFER, Le paysage sonore…, op. cit., p. 32.
80 - M. VAN UYTFANGHE, « L’hagiographie de l’Antiquité tardive… », art. cit., p. 217.
81 - Martin HEINZELMANN, « L’hagiographie au service de l’histoire. L’évolution du
‘genre’ et le rôle de l’hagiographie sérielle », in F. LAURENT, L. MATHEY-MAILLE et
M. SZKILNIK (dir.), Des saints et des rois…, op. cit., p. 23-44, ici p. 34 et 36, pense que
les chroniques profanes deviennent des historiae, un genre historique spécifiquement
676
chrétien.
HISTOIRE DU SILENCE

Oreille charnelle versus oreille spirituelle


Pris dans un faisceau de jugements contradictoires, tantôt méprisants tantôt indul-
gents, le cheminement des Pères de l’Église concernant les cinq sens est pour
le moins complexe à suivre. Un bref survol historique permet de mieux saisir les
nuances de leurs points de vue. Dans la tradition exégétique des premiers siècles
chrétiens 82 , l’ouïe était l’un des cinq portiques 83 , ou l’une de cinq fenêtres 84 , de
l’âme par lesquels le démon pouvait s’introduire et semer le trouble pour mener
l’homme à sa perte. Dans le même temps, comme les quatre autres sens, elle était
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l’une des voies d’accès aux enseignements de Dieu 85 . Généralement considérée
comme inférieure à la vue, mais supérieure au goût, au toucher et à l’odorat, plus
sensuels, l’ouïe possède une fonction tout à fait particulière dans la théologie chré-
tienne. Faisant écho au fides ex auditu 86 , cette idée paulinienne selon laquelle la « foi
vient en écoutant », l’audire est l’étape initiale de la conversion 87 : « Écoute, ô mon
fils, l’invitation du maître, et incline l’oreille de ton cœur », dit saint Benoît dans son
prologue 88 . L’ouïe est primordiale dans l’économie du salut puisqu’elle motive le
processus de conversion. Cependant, elle demeure une source de danger potentiel
lorsqu’elle se détourne de la parole de Dieu. Cette dualité structurelle qui marque
l’ensemble du discours des Pères de l’Église à propos des sens prend sa source
dans la doctrine élaborée par Origène au IIIe siècle apr. J.-C. : aux sens charnels
qui permettent à l’homme extérieur de percevoir l’univers d’ici-bas correspondent
les sens spirituels de l’homme intérieur capable d’accéder au monde divin 89 . Pour
Origène, les sens corporels et les sens spirituels sont analogiques, mais s’opposent
les uns aux autres 90 . L’ouïe est donc marquée du sceau de l’ambivalence. De
Tertullien à Augustin en passant par Lactance, Ambroise, Paulin de Nole et Jérôme,

82 - Pour une présentation de la théologie des cinq sens, voir É. PALAZZO, L’invention
chrétienne des cinq sens…, op. cit., p. 31-73.
83 - PAULIN DE NOLE, Letters of St. Paulinus of Nola, éd. et trad. par P. G. Walsh,
Westminster/Londres, Newman Press/Longmans, Green and Co., 1966, vol. II, p. 158.
84 - GRÉGOIRE LE GRAND, Morales sur Job, éd. par R. Gillet et trad. par A. de Gaudemaris,
Paris, Éd. du Cerf, 1989, XXI, II. Sur l’image de l’homme citadelle, voir É. PALAZZO,
L’invention chrétienne des cinq sens…, op. cit., p. 73.
85 - Sur l’origine origénienne de la notion de sens spirituels, voir le résumé de Régis
COURTRAY, « Une exégèse des cinq sens chez Jérôme. Du mépris au salut », in G. PUCCINI
(dir.), Le débat des cinq sens de l’Antiquité à nos jours, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2013, p. 201-215, ici p. 201.
86 - Épître aux Romains, 10, 17. Voir J.-M. FRITZ, Paysages sonores du Moyen Âge…, op. cit.,
p. 34-40.
87 - Paul TOMBEUR, « ‘Audire’ dans le thème hagiographique de la conversion », Latomus.
Revue d’études latines, 24-1, 1965, p. 159-165, ici p. 159.
88 - SAINT BENOÎT, La règle de saint Benoît, éd. et trad. par A. de Vogüé et J. Neufville,
Paris, Éd. du Cerf, 1972, t. I, prologue, V, 1.
89 - R. COURTRAY, « Une exégèse des cinq sens chez Jérôme… », art. cit., p. 201.
90 - Mariette CANÉVET et al., Les sens spirituels. Sens spirituel, goût spirituel, toucher, touches,
677
gourmandise spirituelle, luxure spirituelle, Paris, Beauchesne, 1993, p. 6.
N I R A PA N C E R

elle est tantôt valorisée 91 , tantôt perçue comme une porte laissée grande ouverte
au vice. Contrairement à l’ensemble de ses pairs, Ambroise pense que « la fonc-
tion de l’ouïe est la plus éminente et [que] son agrément surpasse celui de la vue ».
Selon lui, elle représente un instrument privilégié de la sagesse divine grâce auquel
l’homme accède « aux secrets de la connaissance » 92 . Si Dieu l’a créée, c’est pour
que les hommes en usent à bon escient, pour écouter sa parole, le Verbe, et non
pour le plaisir qu’elle procure lors des représentations théâtrales (Lactance) ou pour
écouter les chants des poètes et les farces des comédiens (Jérôme) 93 .
Cependant, l’attitude des Pères de l’Église vis-à-vis de l’ouïe est loin d’être
univoque. La position la plus radicale dans le désaveu est celle de Paulin de Nole.
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Dans une lettre adressée à l’un de ses amis, il va jusqu’à préconiser l’obstruction des
sens, enjoignant au fidèle de devenir sourd et aveugle, et de boucher ses oreilles aux
mélodies séduisantes 94 . Jérôme est moins catégorique, malgré son mépris marqué
pour les sens corporels 95 . Si ceux-ci peuvent mener l’homme à sa perte, ils peuvent
se transformer en sens spirituels grâce à la résurrection et à la condition qu’ils
soient tournés vers Dieu. Pour qui écoute la parole du Christ avec « le sens de
l’âme », et ne se contente pas de la « percevoir par l’oreille 96 », le salut demeure
possible. Le point de vue de saint Augustin, son contemporain, repose sur la même
contradiction inhérente à la nature duelle des sens. Mais la démarche du théo-
logien, grand intellectuel, se fait plus originale car au lieu d’aborder le problème
uniquement par le biais de la dichotomie entre ouïe charnelle et ouïe spirituelle,
il réfléchit aussi en termes de sons licites et illicites. Dans le sermon CLIX, dans
lequel il évoque les plaisirs qui stimulent les sens, il écrit : « L’oreille se plaît
au chant harmonieux d’un psaume sacré ; elle aime aussi le chant des histrions.
[…] Vous le voyez donc, mes bien chers frères, parmi ces jouissances sensibles,
il en est de permises et il en est d’interdites 97 . » Ici, le jugement est catégorique
et sans équivoque mais ailleurs, dans le livre X des Confessions, le doute affleure.
L’évêque d’Hippone souligne la difficulté à trancher entre le plaisir dangereux que
procure l’écoute des psaumes et l’« évidence constatée des effets salutaires qu’ils
suscitent ». Inquiet du risque que représente la suavité de la voix humaine, surtout
lorsque l’on prête davantage attention à la mélodie qu’au verset, il finit toutefois par
convenir qu’il vaut mieux maintenir le chant dans l’Église « afin que le charme de
l’oreille élève aux mouvements de la piété l’esprit trop faible encore » 98 . Comment

91 - J.-M. FRITZ, Paysages sonores du Moyen Âge…, op. cit., p. 34-40.


92 - SAINT AMBROISE, Hexameron, Paradise, and Cain and Abel, trad. par J. J. Savage, New
York, The Catholic University of America Press, 1961, VI, 62, p. 274.
93 - LACTANCE, Institutions divines, éd. et trad. par C. Ingremeau, Paris, Éd. du Cerf, 2007,
liv. VI, p. 329 ; JÉRÔME, Contra Jovinianum, Patrologia Latina, XXIII, II, 8, p. 297.
94 - PAULIN DE NOLE, Letters of St. Paulinus of Nola, vol. II, p. 218.
95 - Je suis la réflexion que R. COURTRAY développe dans « Une exégèse des cinq sens
chez Jérôme… », art. cit.
96 - Ibid., p. 204.
97 - É. PALAZZO, L’invention chrétienne des cinq sens…, op. cit., cité p. 64.
98 - SAINT AUGUSTIN, Confessions, éd. et trad. par P. de Labriolle, Paris, Les Belles
Lettres, 1925, X, 33, p. 277.
678
HISTOIRE DU SILENCE

désamorcer cette inéluctable tension sinon par la seule volonté de l’homme, elle-
même motivée par l’intention du cœur, le « seul vrai juge de la perception du
monde extérieur par l’homme 99 ». C’est, semble-t-il, uniquement à cette condition
que les sens pourront déchiffrer les manifestations sonores du divin. Cette distinc-
tion entre oreille du cœur et oreille du corps qu’opère la majorité des penseurs
chrétiens est primordiale pour la compréhension de l’attitude des hagiographes
vis-à-vis de l’ouïe.
On ne saurait clore cette brève rétrospective sans mentionner Grégoire
le Grand, dont l’influence pastorale a été sans précédent 100 . Selon George
Demacopoulos, ce Père de l’Église n’a jamais élaboré d’épistémologie ni de
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philosophie des sens spirituels à proprement parler 101 . Sa position, loin d’être
tranchée, fluctue entre « un sentiment positif, du fait, principalement, de la récon-
ciliation entre la matière et l’esprit rendue possible grâce à l’incarnation, et une
vision négative des cinq portes ou fenêtres que représentent les cinq sens chez
l’homme, risquant de le pervertir plus encore 102 ». Si Grégoire le Grand n’élucide
pas le paradoxe qui plane sur le sensorium, son interprétation pragmatique de la
doctrine des sens spirituels est remarquable. Celle-ci doit être mise au service de
la pastorale, d’abord à l’attention du guide spirituel et ensuite à celle de l’audience
à laquelle il s’adresse 103 . En ce qui concerne le guide spirituel, Grégoire le Grand
est persuadé que le recouvrement de l’usage des sens spirituels, partiellement
perdu après l’expulsion du paradis, est possible grâce à une vie ascétique fondée
sur l’humilité. Malheureusement, pour toutes les autres créatures, l’accès aux sens
spirituels demeure très limité, voire impossible – car si tous les hommes sont
dotés de sens physiques, seule une minorité parvient à entendre « une louange de
Dieu qui n’a pas de son (sine sono) 104 ». La mission du saint, plus généralement de
tous ceux qui ont charge d’âme, est d’œuvrer sans relâche à l’affinement de l’ouïe
spirituelle des fidèles.
Grégoire de Tours a parfaitement compris quel devait être le rôle de
l’hagiographe et du prédicateur. L’anecdote qui suit, tirée de l’ouvrage rédigé à
la gloire des confesseurs, exemplifie la surdité de l’homme terrestre et le rôle du
guide spirituel. Elle offre également une excellente illustration de la manière dont
la doctrine des sens spirituels a été non seulement intégrée à la pastorale mais
aussi rendue accessible à un auditoire peu versé dans les questions théologiques
pointues.

99 - É. PALAZZO, L’invention chrétienne des cinq sens…, op. cit., p. 65.


100 - Selon É. Palazzo, la vision pessimiste ou du moins ambivalente de Grégoire vis-à-
vis des sens n’est pas dominante à la période carolingienne.
101 - George E. DEMACOPOULOS, « Gregory the Great », in P. L. GAVRILYUK et
S. COAKLEY (dir.), The Spiritual Senses: Perceiving God in Western Christianity, Cambridge,
Cambridge University Press, 2012, p. 71-85, ici p. 71.
102 - Ibid., p. 73.
103 - Ibid., p. 84-85.
104 - GRÉGOIRE LE GRAND, Homélies sur Ezéchiel, éd. et trad. par C. Morel, Paris, Éd. du
Cerf, 1986-1990, t. 2, II, 2, p. 95.
679
N I R A PA N C E R

Le bienheureux Séverin, évêque de la cité de Cologne, homme de vie honnête et digne


d’éloge en toute chose, parcourait un jour de dimanche, après l’office des matines, les lieux
saints avec ses clercs, selon son habitude, lorsqu’il entendit, à l’heure même où le saint
mourait [saint Martin], un chœur de voix chantant dans l’espace. Ayant appelé son archi-
diacre, il lui demanda si ses oreilles étaient frappées par ces sons que lui entendait si bien.
« Nullement », répondit celui-ci. Sur quoi il lui dit : « Écoute avec plus d’attention. » Alors
l’archidiacre se mit à tendre le cou, à dresser les oreilles et à se tenir sur la pointe des pieds,
appuyé sur un bâton. Mais je crois qu’il n’était pas d’un mérite suffisant, car il n’entendait
rien. Alors, tous deux prosternés à terre, lui et le bienheureux évêque prièrent que la bonté
divine permît à celui-là d’entendre. S’étant relevés, le vieux pontife demanda de nouveau
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à l’autre : « Qu’est-ce que tu entends ? » Celui-ci lui répondit : « J’entends comme des voix
qui chantent dans le ciel, mais je ne sais nullement ce que c’est. » 105 .

L’image de cet homme juché sur la pointe des pieds, se tordant le cou pour écou-
ter des sons silencieux, est une parfaite allégorie de l’impuissance inhérente au
commun des mortels à percevoir les sons sacrés : l’archidiacre n’est pas en mesure de
saisir par ses propres moyens ces signes divins que seule une ouïe spirituelle est en
mesure de capter. Ce n’est que grâce à la direction de l’évêque, et à la purification
de son cœur par la prière, que celui dont le mérite n’autorise pas l’accès immé-
diat aux réalités divines peut faire l’expérience de l’ineffable. Mais la disponibilité
de l’ouïe n’est pas suffisante, remarque Grégoire de Tours, encore le fidèle doit-il
comprendre la signification des signes divins qu’il a eu le privilège d’entendre. Là
encore, le rôle des guides spirituels est essentiel dans l’élucidation des messages
divins et dans leur transmission à un auditoire néophyte.
En lecteurs avertis des Pères, les hagiographes savaient que la perception
sensorielle n’était pas un phénomène « neutre ou objectif » et que les sens en géné-
ral, et l’ouïe en particulier, étaient déterminés par « un large registre de pratiques
ordinaires, de suppositions tacites et de conventions admises qui caractérisait et
constituait une culture » 106 . Dans leur immense effort de « conversion en profon-
deur », cette tâche interminable et « renouvelée à chaque génération de fidèles » 107 ,
les hagiographes, à l’instar des deux Grégoire, se sont servis de la notion de
sens spirituels pour prêcher « des principes théologiques simples et des codes de
conduite morale 108 ». En utilisant le sermo humilis caractéristique de la Vita, ils se
sont efforcés de résoudre deux problèmes : que peut se permettre un chrétien d’ouïr
pour garder son oreille pure ? Comment lui apprendre à distinguer entre l’ouïe

105 - GRÉGOIRE DE TOURS, Œuvres complètes, vol. 3, Le livre des miracles de saint Martin,
éd. et trad. par H. Bordier, Clermont-Ferrand, Éd. Paleo, 2006, t. 2, I, IV, p. 19.
106 - Carol HARRISON, The Art of Listening in the Early Church, Oxford, Oxford University
Press, 2013, p. 25.
107 - Charles MÉRIAUX, « Qui verus christianus vult esse. Christianisme et ‘paganisme’
en Gaule du Nord à l’époque mérovingienne », in H. INGLEBERT, S. DESTEPHEN et
B. DUMÉZIL (dir.), Le problème de la christianisation du monde antique, Paris, Picard, 2010,
p. 359-373, ici p. 372.
108 - G. E. DEMACOPOULOS, « Gregory the Great », art. cit., p. 84.
680
HISTOIRE DU SILENCE

charnelle et l’ouïe spirituelle, à affiner chez lui cette dernière, et comment le conver-
tir d’une forme de perception à l’autre 109 ? En d’autres termes, comment l’initier à
une autre manière d’écouter ? Afin d’aborder cette question, le détour par la théorie
schaefferienne de l’écoute peut se montrer fructueux.

Pierre Schaeffer et les modes d’écoute


Cette partie s’appuie sur les recherches de P. Schaeffer, le concepteur de la
musique concrète – « l’un des premiers courants musicaux résolument centré sur le
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son 110 » –, qui s’est fait connaître dans les années 1950 par ses expériences électro-
acoustiques. A priori rien ne semble relier cet ingénieur et homme de radio du
XXe siècle aux hagiographes des VIe et VIIe siècles ; pourtant, par bien des aspects, la
dimension spirituelle 111 , voire mystique, de sa démarche artistique est inspirante
pour penser les modes d’écoute mis en œuvre dans et par le texte hagiogra-
phique 112 . Dans son Traité des objets musicaux, P. Schaeffer établit une hiérarchie
des modes d’écoute qui n’est pas sans rappeler les notions d’ouïe charnelle et
d’ouïe spirituelle : il distingue « ouïr », « écouter », « entendre » et « comprendre ».
Le premier niveau, « ouïr », le plus passif 113 , consiste à percevoir par l’oreille, à être
« frappé de sons » ; l’homme ouït indistinctement tous les sons qui lui parviennent
sans éprouver le besoin de les écouter ou de les interpréter – le bruit de fond, en
quelque sorte, qui l’accompagne sans qu’il cherche à en définir la cause ni à lui
donner une signification. Le deuxième niveau, « écouter », renvoie à une attitude
plus active. Pour P. Schaeffer, il s’agit d’un type d’écoute qui consiste à considérer les

109 - Il existe une certaine analogie entre la mission des hagiographes et celle que
M. Schafer attribue aux designers sonores : « Encourager la société à se remettre à l’écoute
des modèles du paysage sonore merveilleusement modulés et équilibrés comme le sont
les grandes compositions musicales. Celles-ci aident à concevoir la manière de modifier,
d’accélérer ou de ralentir, de purifier ou de densifier un paysage sonore, à déterminer ce
qu’il faut encourager et ce contre quoi il faut lutter », M. SCHAFER, Le paysage sonore…,
op. cit., p. 340.
110 - Makis SOLOMOS, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe -
XXIe siècles, Rennes, PUR, p. 7.
111 - Sur les différents aspects de la biographie de P. Schaeffer et l’évolution de son
rapport au christianisme : Martin KALTENECKER et Karine LE BAIL (dir.), Pierre Schaeffer.
Les constructions impatientes, Paris, CNRS Éditions, 2012, et notamment l’article « Jalons »,
p. 9-65, ici p. 9-20.
112 - M. Kaltenecker rapporte que, au bas d’une feuille de brouillon, P. Schaeffer a
disposé en croix quatre phrases qui suggèrent une équivalence des modes d’écoute
entre quatre attitudes face à Dieu : « Je Te comprends » ; « Je Te prends » ; « Je tends
vers Toi » ; « Je T’entends » (M. KALTENECKER et K. LE BAIL (dir.), Pierre Schaeffer…,
op. cit., p. 198). Sur la dimension théologique de l’écoute selon P. Schaeffer, voir Martin
KALTENECKER, « Théologie de l’écoute », Droit de cités, 2010, http://droitdecites.org/
2010/10/15/kaltenecker/.
113 - Pierre SCHAEFFER, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Éd. du Seuil,
1966, p. 105.
681
N I R A PA N C E R

sons comme des indices d’objets ou d’événements. Écouter revient à collecter des
indices sonores et à en identifier la provenance : j’écoute les vocalises d’un oiseau,
je reconnais qu’il s’agit du coquelinement d’un coq et j’en conclus qu’il est tôt le
matin. Sans recouvrir totalement ce que les théologiens identifient comme l’ouïe
charnelle, il semble que ce mode d’écoute en soit le plus proche par son aspect
fonctionnel, ordinaire et quotidien.
Le troisième niveau, l’« entendre », qui a pour étymologie intendere, appar-
tient, comme son sens premier l’indique, au domaine de l’intention 114 . Ce type
d’écoute implique une sélection attentive au sein de l’indifférenciation sonore.
Ainsi naît ce que P. Schaeffer nomme l’« écoute réduite », qui se concentre sur les
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qualités objectives du son en faisant abstraction de sa cause et de sa signification.
Elle implique une sélection des indices sonores pour viser un élément très précis
afin de l’abstraire du fond sonore et ainsi le laisser apparaître dans son essence. Ce
type d’écoute est sans doute le plus complexe car il ne s’acquiert qu’au prix d’un
« réapprentissage de l’entendre 115 », processus de déconditionnement à ce que nous
sommes accoutumés d’entendre. Le dernier niveau de la terminologie schaeffe-
rienne fait appel au verbe « comprendre ». P. Schaeffer évoque la situation au cours
de laquelle il écoute un interlocuteur : « Je n’écoute pas le son de sa voix. Je me
tourne vers lui, docile à son intention de me communiquer quelque chose, prêt à
n’entendre, de ce qui s’offre à mon ouïe, que ce qui a valeur d’indication séman-
tique 116 . » Il ajoute : « Écouter n’est pas forcément s’intéresser à un son. Ce n’est
même qu’exceptionnellement s’intéresser à lui, mais par son intermédiaire, viser
autre chose. On en vient même à la limite à oublier ce passage par l’ouïe 117 . » Ce ne
sont plus les matières sonores qui ont un intérêt en elles-mêmes, ce sont les idées
qu’il faut s’efforcer de saisir :

Je peux comprendre la cause exacte de ce que j’ai entendu en le mettant en rapport avec
d’autres perceptions, ou par un ensemble plus ou moins complexe de déductions. […] Je
comprends à l’issue d’un travail, d’une activité consciente de l’esprit qui ne se contente plus
d’accueillir une signification, mais abstrait, compare, déduit, met en rapport des informa-
tions de sources et de natures diverses 118 .

Cette dernière dimension de l’écoute s’attache à déduire un sens à partir des sons,
mais ceux-ci ne sont plus des indices sonores qui seraient perçus par l’ouïe char-
nelle – ils sont devenus des signes, que l’hagiographe donne à entendre à son audi-
teur/lecteur afin que celui-ci les comprenne.
Les notions d’indice sonore et de signe sonore font écho à la distinction
qu’opère U. Eco entre les indices, « signes non intentionnels, constituant en
quelque sorte des événements naturels que nous utilisons pour reconnaître quelque

114 - Ibid., p. 104.


115 - Ibid., p. 27.
116 - Ibid., p. 106.
117 - Ibid.
682
118 - Ibid.
HISTOIRE DU SILENCE

chose ou en inférer l’existence », et les signes, « réputés artificiels, qui sont eux
utilisés par les êtres humains pour communiquer avec d’autres êtres humains sur
la base de conventions » 119 . Cette distinction entre écouter des indices sonores
et comprendre des signes sonores paraît intéressante pour saisir les modalités de
l’écoute élaborées par les textes hagiographiques. Dans le contexte de la fonction
pastorale de l’hagiographie, l’approche de P. Schaeffer est particulièrement éclai-
rante : les hagiographes ont évacué l’ouïr, purement charnel, et l’écouter, par trop
fonctionnel, et privilégié l’entendre et le comprendre. L’entendre car il suppose
une intention, voire une orientation doublée d’un effort de perception de certains
sons, dont la nature propre ne peut être saisie qu’au prix d’un travail sur soi, « un
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travail qui ressemble à un travail de contemplation, à un exercice physique 120 » :
l’ascétisme pour les chrétiens, un réapprentissage quasi spirituel pour les musi-
ciens. En sélectionnant des sons qu’ils transforment en signes sonores, les auteurs
amènent leurs ouailles à saisir que ce qu’ils écoutent ici-bas n’a plus vraiment de
sens dans le monde surnaturel et que seul l’entendre et le comprendre des mani-
festations divines apparaissant dans le texte de la vie du saint leur ouvriront l’ouïe
spirituelle ou, en tout cas, les aideront à prendre conscience qu’une telle écoute est
possible. L’exemple emprunté à Grégoire de Tours cité plus haut étaye à merveille
ces différentes modalités d’écoute. L’archidiacre reste absolument sourd car aucune
écoute, ni causale ni fonctionnelle, ne peut lui permettre de percevoir la manifes-
tation divine. Ce n’est qu’en priant, donc en s’appliquant à orienter ses sens vers
Dieu, qu’il peut entendre ce qui était jusque-là indicible. Finalement, dépouillé
des moyens de comprendre ce qui a été entendu, il doit à nouveau se tourner vers
les guides spirituels, saints et/ou hagiographes, dont la tâche est précisément de
faire entendre et de faire comprendre. En attendant, les hagiographes préparent le
jour où les hommes seront à même de percevoir l’ineffable sans intermédiaire, en
créant un paysage dépouillé de tout indice sonore.

Le silencement du monde
La « mise en son » d’un texte, qui consiste à fournir au lecteur des indications
sonores sur l’action qui est en train de se dérouler, fait partie des procédés courants
qu’emploie la littérature pour rendre un récit plus vivant. En évoquant le chant des
oiseaux, le murmure du vent ou tout autre son, l’auteur construit un paysage sonore
qui induit des associations ou suscite des émotions chez le lecteur. Même si ces sons
n’ont qu’une importance secondaire ou paraissent fortuits, leur impact sur la façon
dont le lecteur perçoit la scène est essentiel. Sans eux, il manque une dimension
à la narration. Dans l’imaginaire culturel, ces représentations sonores véhiculent
des informations qui font écho à la réalité concrète et vécue du lecteur/auditeur.

119 - Umberto ECO, Le signe. Histoire et analyse d’un concept, Bruxelles, Éd. Labor, 2002,
p. 23.
120 - Cours au conservatoire de Paris, 22 janv. 1969, cité par M. KALTENECKER,
683
« Théologie de l’écoute », art. cit., p. 5.
N I R A PA N C E R

Appliquant presque à la lettre le conseil simple mais percutant de Grégoire


le Grand, qui recommande de « repousser et [de] laisser tomber tout ce que la vue,
tout ce que l’ouïe […] présentent à la pensée 121 », les hagiographes mettent en sour-
dine la grande majorité des sons qui évoquent la sphère acoustique du profane. Les
quelques mentions sonores du paysage rural relevées dans un substantiel corpus
de textes – celles de la pâture avec les sonnailles 122 , les cris des troupeaux 123 et
les sifflements des bergers 124 , celles de la chasse avec le galop des chevaux 125 et les
aboiements de chiens 126 , celles de la ferme avec le chant du coq 127 , ou encore celles
du bruit de la mer 128 ou du tonnerre (comme simple phénomène climatique) 129 ,
toutes ces empreintes ordinaires qui ponctuent la vie et lui donnent son sens et
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son rythme – font paradoxalement apparaître à quel point elles sont rares 130 . Cette
rareté n’est pas fortuite. Les hagiographes négligent délibérément d’insérer dans
leur narration les signes non intentionnels qui infèrent l’existence du réel, de l’ici et
du maintenant. Mais ils ne se contentent pas de les omettre. Certains bruits, consi-
dérés désormais comme parasitaires, figurent dans les récits à la seule fin d’être
ostensiblement condamnés. Si, de prime abord, on est tenté de classer les « sons
à éliminer » en deux catégories distinctes, païens et profanes, on se rend compte
très vite que la ligne de partage est plutôt floue – le profane ressortissant souvent
du païen. Par contre, le dénominateur commun des cinq exemples que nous allons
analyser relève de la lutte sans merci que livrent les hagiographes contre une culture
sonore encore imparfaitement christianisée.

Faire taire la musique profane


Commençons par deux cas relatifs aux sons humains, et à la musique en particu-
lier. Un soir, à proximité du couvent, des gens du siècle chantaient et dansaient
bruyamment au son de cithares jouées par des musiciens. Entendant cela, l’une
des moniales dit en plaisantant à Radegonde qu’elle reconnaissait les chansons

121 - GRÉGOIRE LE GRAND, Homélies sur Ezéchiel, t. 2, V, 9, p. 243.


122 - Selon VENANCE FORTUNAT, Poèmes, II, XVI, p. 75, les bœufs portaient des
clochettes. Les chevaux en portaient aussi : Liber historiae Francorum, éd. et trad. par
B. Bachrach, Lawrence, Coronado Press, 1973.
123 - IORDANES, Getica, Auctores antiquissimi 5, 1, n. IV, 27, p. 60, l. 19
124 - PAUL DIACRE, Histoire des Lombards, n. 40.
125 - GRÉGOIRE DE TOURS, Histoire des Francs, trad. par R. Latouche, Paris, Les Belles
Lettres, 1963-1965, 2 vol, t. 1, III, 15, p. 160.
126 - SULPICIUS SEUERUS, Dialogorum libri II (CPL 0477), dialogus 3, cap. 3.
127 - Vita Genovefae virginis Parisiensis, MGH, SRM 3, c. 22, p. 224 ; GRÉGOIRE DE TOURS,
Liber in gloria martyrum, MGH, SRM 1, 2, c. 86 (p. 546), p. 96, l. 10 ; IONAS, Vita Iohannis
abb. Reomaensis, MGH, SRM 37, c. 16, p. 339, l. 17.
128 - GRÉGOIRE DE TOURS, Liber in gloria martyrum, XXXVI.
129 - PAUL DIACRE, Histoire des Lombards, III, p. 72.
130 - À la fin du Moyen Âge, c’est exactement l’inverse qui se produit – le hennissement
des chevaux est récurrent, le chant des oiseaux devient un marqueur du passage des
saisons : J.-M. FRITZ, La cloche et la lyre…., op. cit., p. 33-34.
684
HISTOIRE DU SILENCE

chantées par les joyeux fêtards. La sainte répondit, sans doute un peu pincée,
que grand bien lui fasse si « elle se délectait d’entendre l’odeur du siècle ». La
moniale insistant encore, la sainte coupa court en déclarant qu’elle-même, en tout
cas, n’avait absolument rien entendu. Et Fortunat de conclure que Radegonde
« vivait par la chair dans le siècle mais dans le ciel en esprit » 131 . Cette anecdote, qui
semble prise sur le vif, éclaire à merveille les grands principes théologiques de l’ouïe
et les attitudes qu’ils doivent inspirer. Elle montre que pour être proche du ciel et
rencontrer Dieu, il faut, comme la sainte, détourner l’oreille du monde profane, la
libérer de l’emprise du sensible à tel point que l’on n’entend plus rien des bruits qui
composent le milieu environnant. On note à des fins comparatives avec le prochain
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exemple que, malgré son mépris évident à la fois pour la culture musicale des
bruyants villageois et pour la nonne qui s’en délecte, la sainte s’enveloppe dans
un voile d’indifférence. Telle n’est pas la réaction de saint Boniface, l’évêque de
Ferentino, que rapporte Grégoire le Grand dans ses Dialogues. Un jour, au sortir de
la messe, l’évêque fut invité à la table d’un noble nommé Fortunat, invitation qu’il
accepta par charité :

mais avant qu’il ait dit un hymne à Dieu, voici que se présenta à la porte un homme avec
un singe, qui donna aussitôt un coup de cymbales : un de ces baladins habitués à quêter
leur pitance. Le saint, se hérissant à ce bruit, s’écrie : « Ah ! Ah ! Il est mort, ce malheureux,
il est mort, ce malheureux ! Je suis venu à table pour manger, je n’ai pas encore ouvert la
bouche pour louer Dieu, et lui avec son singe, il arrive et il donne un coup de cymbales ! »
Il ajoute cependant : « Allez, par charité, donnez-lui à manger et à boire. Mais je vous
annonce qu’il est mort. » 132 .

Après avoir bu et mangé, le joueur de cymbales s’apprêtait à sortir de la demeure


quand une énorme pierre, tombée du toit, s’abattit sur sa tête. Le lendemain, confor-
mément à la sentence de l’homme de Dieu, le cymbaliste rendit l’âme.
Bien que l’objet de ce miracle ne porte pas directement sur la « guerre des
sons », les circonstances dans lesquelles il s’opère sont suggestives des enjeux
qui se jouent autour de cette dernière. À travers les protagonistes de cet exem-
plum, Grégoire le Grand oppose la culture profane, figurée par le claquement des
cymbales du pauvre mendiant, à la culture sacrée, incarnée par les célébrations reli-
gieuses de saint Boniface. Tout les distingue : l’une est instrumentale, bruyante
et n’est perçue que par l’oreille charnelle ; l’autre, ordonnée et pieuse, vient de
la voix du cœur. Le parti pris de Grégoire le Grand d’affubler l’homme au singe
d’un instrument de musique, qui plus est à percussion, n’est peut-être pas aussi
neutre qu’il y paraît. Le rejet quasi unanime par les théologiens chrétiens de la

131 - VENANTIUS FORTUNATUS, Vita Radegundis, éd. par B. Krusch, MGH, SRM 2, 1888,
p. 364-377, 2, lib. I, c. 36, p. 375, trad. in R. FAVREAU (dir.), Radegonde. De la couronne au
cloître, Poitiers, Association Gilbert de la Porée, 2005, p. 54.
132 - GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, éd. par A. de Vogüé et trad. par P. Antin, Paris, Éd.
du Cerf, 1978-1980, t. II, p. 83-85.
685
N I R A PA N C E R

musique instrumentale 133 , essentielle dans « les religions à mystères où elle servait
à provoquer à volonté une extase facile 134 », au profit de la voix et du chant place
d’emblée le saltimbanque dans une tradition musicale illicite. Plus spécifiquement,
les cymbales sont associées non seulement aux pratiques rituelles hébraïques 135
mais, plus grave encore, à la célébration des cérémonies consacrées à Dionysos 136 .
Et si cette fonction cultuelle ne suffit pas à rendre l’instrument suspect, la tradi-
tion néotestamentaire se charge de le discréditer entièrement. Au verset 13 de la
première Épître aux Corinthiens, saint Paul associe le retentissement bruyant des
cymbales au langage vide de sens proféré sans charité et sans amour, vertus sans
lesquelles il n’est point de parole chrétienne. Dans ce contexte, le son disharmo-
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nieux des cymbales devient le symbole de la vacuité et de l’inintelligibilité de la
culture du musicien – ou plutôt du faiseur de bruit – qui le produit. Peu original,
cet exemplum ne fait que réitérer des interdits déjà bien assimilés à l’époque du
pape Grégoire. Un siècle auparavant, Sidoine Apollinaire, pourtant complaisant vis-
à-vis de la culture païenne, opérait déjà une distinction entre les sons charmeurs
de la musique profane et ceux qui, sans être purement religieux, profitent aussi à
l’âme 137 . Quelques décennies plus tard, Césaire d’Arles interdisait les « chansons
d’amour diaboliques et scandaleuses », et fustigeait ceux qui « ne cessent de les
chanter 138 ». Ce qui est frappant ici, c’est le traitement punitif radical et sans appel
que subit le joueur de cymbale. Il ne s’agit plus seulement de bannir la musique
populaire tout en montrant la supériorité de son homologue chrétienne, comme
c’était le cas jadis, ou, comme Radegonde, d’y opposer l’indifférence. La mort du

133 - Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome, Jérôme, Augustin, Gaudence et bien


d’autres rejettent la musique instrumentale car elle risque de détourner du sacré.
Toutes les références aux cymbales dans la littérature chrétienne sont citées par James
MCKINNON (dir.), Music in Early Christian Literature, Cambridge, Cambridge University
Press, 1987.
134 - Henri-Irénée MARROU, « Une théologie de la musique chez Grégoire de Nysse ? »,
Christiana tempora. Mélanges d’histoire, d’archéologie, d’épigraphie et de patristique, Rome,
École française de Rome, 1978, p. 365-372.
135 - Les cymbales sont aussi utilisées par les Hébreux pour rythmer leurs louanges :
Joachim BRAUN, Music in Ancient Israel/Palestine: Archaeological, Written, and Compara-
tive Sources, trad. par D. W. Stott, Grand Rapids, W. B. Eerdmans, [1999] 2002, p. 108.
Pour Jean CHRYSOSTOME, dans son commentaire du psaume CXLIX, s’accompagner
d’instruments dénotait incontestablement une faiblesse de l’esprit, cité par J. W. MCKIN-
NON (dir.), Music in Early Christian Literature, op. cit., p. 83. Voir aussi H.-I. MARROU, « Une
théologie de la musique… », art. cit., p. 366.
136 - David E. GARLAND, 1 Corinthians, Grand Rapids, Baker Academic, 2003.
137 - Dans sa lettre à Agricola, SIDOINE APOLLINAIRE, Lettres, t. II, I, 2, p. 8, décrit les
goûts musicaux de Théodoric : « Mais c’est un fait qu’on n’entend jamais résonner là-bas
les orgues hydrauliques, ni un chœur de chanteurs entonner ensemble, sous la conduite
d’un chef d’orchestre, un concert savamment préparé. Il n’y a là ni joueur de lyre, ni
flûtiste, ni coryphée, ni joueuse de tympanon ou de cithare, car le roi ne trouve de plaisir
qu’aux instruments dont la force ne charme pas moins l’âme que la mélodie l’oreille. »
138 - CÉSAIRE D’ARLES, Sermons au peuple, éd. et trad. par M.-J. Delage, Paris, Éd. du Cerf,
1971, t. I, 6, 3, p. 325. Au sujet de la condamnation des chansons et danses populaires,
voir Catherine DUNN, The Gallican Saint’s Life And The Late Roman Dramatic Tradition,
686
Washington, The Catholic University of America Press, 1989.
HISTOIRE DU SILENCE

mendiant, voire sa mise à mort par une intervention divine, si l’on estime que la
chute de la pierre n’est pas fortuite, marque sans aucun doute un durcissement
dans le processus de délégitimation d’une culture sonore, mais elle vient surtout
sanctionner une transgression qui perturbe le dialogue entre Dieu et ses saints. En
faisant retentir ses cymbales, ce bruit qui couvre la voix du saint, le mendiant inter-
rompt le flux de la louange divine ; il paye cette audace de sa misérable vie.

Faire taire la nature profane


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Silencer le monde n’équivaut pas uniquement à faire taire la musique humaine.
Le paysage sonore de la nature, notamment les cris de certains animaux, fait lui
aussi l’objet de l’attention des hagiographes. En témoigne la curieuse interdiction
de saint Éloi, citée en début d’article : « Lorsque vous êtes en chemin, ne prêtez
pas attention au chant de certains oiseaux. » Quelle est la signification de cette
injonction ? À quels oiseaux saint Éloi fait-il allusion ? Un passage tiré de la Vita de
sainte Radegonde rédigée par Baudonivie permet d’élucider la question. Un soir, la
sainte chantait silencieusement l’office divin lorsqu’un oiseau nocturne, perché sur
un arbre au milieu du monastère, perturba la paix en faisant retentir des ululements,
fort désagréables à l’oreille humaine. L’une des sœurs, troublée par le bruit, proposa
à sainte Radegonde de le chasser, ce à quoi la sainte répondit par l’affirmative. La
sœur s’exécuta et ordonna à l’oiseau, au nom de la sainte, de ne plus s’aviser de
chanter au monastère, à moins qu’il ne le fît sur l’ordre de Dieu. Ce dernier prit son
envol et ne reparut plus jamais 139 .
Comme l’indiquent les récits de saint Ouen et de Baudonivie, il ne s’agit pas
de faire taire tous les oiseaux, une mission impossible dans un environnement où
leur chant est omniprésent, à la ville comme au monastère. Alors, pourquoi ceux-là
et point d’autres ? La réponse réside sans doute, une fois encore, dans la lutte des
hagiographes contre le « vieux fond de croyances traditionnelles, ressurgies sur les
ruines du paganisme romain 140 ». Parmi ces croyances et ces pratiques, la divina-
tion par le chant ou le vol des oiseaux était encore fort répandue en ce début de
Moyen Âge 141 . Dans l’art divinatoire, la chouette et le hibou figuraient parmi les

139 - BAUDONIVIA PICTAVIENSIS, Vita Radegundis, éd. par B. Krusch, MGH, SRM 2, 1888,
p. 377-395. v. 2, lib. II, c. 18, p. 390.
140 - Jacques LE GOFF, « Le christianisme médiéval en Occident du concile de Nicée
(325) à la Réforme (début du XVIe siècle) », in H.-C. PUECH (dir.), Histoire des religions,
vol. 2, La formation des religions universelles et des religions de salut dans le monde méditerranéen
et le Proche-Orient. Les religions constituées en Occident et leurs contre-courants, Paris, Gallimard,
1972, p. 749-868, ici p. 749.
141 - Dimitri Nikolai BOEKHOORN, « Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans
la tradition celtique. De la littérature orale à la littérature écrite », thèse de doctorat,
Université Rennes 2/University College Cork, 2008, p. 202 ; Liliane BODSON, « Les
oiseaux dans l’Antiquité gréco-romaine. Choix de textes avec introduction, traduction,
commentaires et passages parallèles », supplément au Bulletin de l’Association des profes-
687
seurs de langues anciennes de l’Académie de Lille, 15, 1991, p. 13-17.
N I R A PA N C E R

oiseaux dont le chant pouvait être interprété par les augures 142 . Tantôt associés à
la sagesse, tantôt au malheur, ces rapaces nocturnes étaient donc fortement liés à
l’ornithomancie romaine. La volonté de ne plus les écouter participe du lent travail
de purification de l’oreille des nuisances sonores liées au culte païen.
D’autres cris d’animaux vont également faire l’objet d’un silencement. Dans
un passage de la Vita de saint Martin écrite par Sulpice Sévère, récit qui est repris
et développé plus tard par Fortunat, on lit l’épisode suivant :

Raconterai-je ce qui a été fait par une certaine personne dont je tairai le nom, car elle est
présente et ne veut pas être connue ; Saturninus, d’ailleurs, fut témoin de ce fait à cette
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époque. Un chien nous importunait par ses aboiements. « Au nom de Martin, dit cette
personne, je t’ordonne de te taire. » Les aboiements s’arrêtèrent aussitôt dans son gosier, et
sa langue (qu’on aurait crue coupée) resta muette. C’était peu, croyez-moi, que Martin fît
des miracles, car les autres en faisaient en son nom 143 .

Par la banalité de la situation qu’il met en scène, ce récit laisse le lecteur perplexe.
On se demande la raison qui a incité des hagiographes aussi talentueux que Sulpice
Sévère et Fortunat à l’inclure dans leurs Vitae. Au-delà de son but apparent qui est
de manifester la puissance du saint, même après sa mort, quelle est la finalité du
miracle ? S’agit-il de protéger les disciples de saint Martin des crocs d’un féroce
molosse ou bien de lutter contre le diable qui aurait pris possession de la bête ?
Rien dans la narration n’indique la pertinence de l’une ou l’autre de ces proposi-
tions. L’animal aboyait, et cela importunait les disciples du saint. Le miracle porte
donc uniquement sur le silencement du chien 144 . En premier lieu, on peut invo-
quer l’idée de Luc Charles-Dominique selon laquelle, au Moyen Âge, le problème
du volume sonore fait partie « des préoccupations religieuses et morales » des gens
d’Église 145 . Au-delà de l’irritation que peuvent causer ces aboiements qui justi-
fieraient à eux seuls la volonté de faire taire l’animal, un autre enjeu apparaît en
filigrane. Si l’on suit le raisonnement d’U. Eco selon lequel « le chien distingue
une figure amie d’une figure ennemie sur la base du fait qu’il connaît l’une et pas
l’autre 146 », on comprend qu’en aboyant ce dernier manifeste sa méconnaissance
hostile du saint, de ses disciples, et de la foi chrétienne qu’ils représentent. Dans
son analyse de la tradition exégétique du « chien-païen à convertir » qu’elle fait
remonter à saint Augustin, Geneviève Bührer-Thierry montre toute l’ambivalence

142 - D. N. BOEKHOORN, « Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradi-


tion celtique… », op. cit., p. 229-230.
143 - SULPICIUS SEUERUS, Dialogorum libri II (CPL 0477), dialogus 3, cap. 3.
144 - Dans un autre épisode de la Vita, Sulpice Sévère raconte comment Martin exerce
son autorité sur une meute de chiens féroces en leur ordonnant de cesser la poursuite
d’un lièvre affolé, ibid., IX ; Dominic ALEXANDER, Saints and Animals in the Middle Ages,
Woodbridge, Boydell Press, 2008, p. 16.
145 - Luc CHARLES-DOMINIQUE, « Anthropologie historique de la notion de bruit », Fili-
grane, 7, 2008, p. 33-55.
146 - Umberto ECO, « Sur l’aboiement du chien et autres archéologies zoosémiotiques »,
De l’arbre au labyrinthe. Études historiques sur le signe et l’interprétation, trad. par H. Sauvage,
688
Paris, B. Grasset, [2007] 2010, p. 199-215.
HISTOIRE DU SILENCE

du topos du chien aboyeur : il peut aboyer « pour le seigneur » ou bien « contre


lui » 147 . Une fois encore, derrière ces signes sonores, c’est une lutte sans merci qui
s’engage. Dans le cas du molosse, elle porte moins sur la volonté de convertir que
sur celle d’expurger tout son qui viendrait troubler une harmonie strictement chré-
tienne. On retrouve là la détermination à contrôler le paysage sonore et à le purifier
de toute extravagance profane et profanatoire. Ce passage de la Vita indique l’idéal
à atteindre qu’est la rééducation des sens : occulter le profane car il n’est que vanité ;
fermer ses oreilles aux passions pour les ouvrir à une autre dimension.
En faisant l’objet de miracles, de micro-miracles devrait-on dire, l’aboiement
et le ululement que l’on cherche à faire taire prennent valeur de signes – ces
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signes sonores forment ce que nous appelons une sonographie sacrée. Au fond, le
filtrage des sons indésirables – un filtrage herméneutique à proprement parler –,
que les hagiographes considèrent comme des perturbations ou, pis, comme autant
d’obstacles à la formation de l’ouïe spirituelle, vise à laisser la place à d’autres sonori-
tés qui, elles, vont favoriser l’expérience du divin. La Vita est un univers sacré qui ne
trouve aucun écho dans la réalité, mais qui ne saurait exister sans se référer à elle. Le
silencement permet aux auteurs de soustraire leurs ouailles à leur environnement
sonore quotidien pour mieux les plonger dans un monde similaire en apparence,
mais réenchanté. Comme nous allons le voir, le silence qui règne dans les textes
hagiographiques laisse résonner des images sonores dans l’imaginaire de l’auditoire,
des images qui vont former ce que j’appellerai une « sonographie sacrée », c’est-à-
dire un ensemble de sons associés au monde surnaturel. Signalons que les hagio-
graphes n’ont pas tous la même sensibilité aux sons et aux bruits : alors que certains
restent complètement silencieux, d’autres, plus inventifs, comme Jonas de Bobbio,
Grégoire le Grand ou Grégoire de Tours, pour ne citer que les plus connus, déve-
loppent un imaginaire auditif plus riche et plus élaboré.

Sonographie sacrée
Dans la perspective d’une « sonographie sacrée », il convient d’envisager la lecture
des Vitae (lesquelles étaient souvent lues à haute voix devant des auditoires illet-
trés réunis pour l’occasion 148 ) comme une forme d’expérience spirituelle au cours
de laquelle l’auditeur est convié à entendre un certain nombre de sonorités comme
autant de manifestations de Dieu. L’enjeu n’est plus d’identifier le réel mais de
percevoir l’univers divin donné à entendre. Les hagiographes dirigent l’attention
de leurs auditeurs vers des signes sonores très codifiés. À partir d’une partition
dont le spectre va du bruit le plus spectaculaire au son le plus anodin, ils recom-
posent un imaginaire auditif dans lequel les signes sonores sont des manifestations

147 - Geneviève BÜHRER-THIERRY, « Des païens comme chiens dans le monde germa-
nique et slave du haut Moyen Âge », in L. MARY et M. SOT (dir.), Impies et païens entre
Antiquité et Moyen Âge, Paris, Picard, 2002, p. 175-187.
148 - M. BANNIARD, Viva Voce…, op. cit., p. 111, utilise le terme de « pastorale phonique »
pour désigner la transmission orale/aurale du message divin et celui de « pastorale icono-
689
graphique » pour qualifier un apprentissage qui passe par la figuration.
N I R A PA N C E R

de la puissance divine, de véritables théophanies. Le cadre restreint de cet article


ne permet malheureusement pas une étude exhaustive de toutes les occurrences
sonores formant l’imaginaire aural du haut Moyen Âge. Sans ignorer totalement les
sons qui appartiennent à la catégorie du vocal, un domaine tellement riche qu’il
constituerait un objet d’étude en soi 149 , nous nous concentrerons plutôt sur les
grands « bruits sacrés », définis par M. Schafer comme « tout son prodigieux […]
lié aux phénomènes naturels – tonnerre, éruptions volcaniques, orages, etc., consi-
dérés comme manifestation de la colère divine 150 ».

Les bruits de Dieu et de ses saints : tonnerre et autres fragor


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Tout en haut de l’échelle de cette sonographie sacrée se placent les manifesta-
tions acoustiques naturelles hautement spectaculaires – il faut employer les grands
moyens pour rappeler à l’ordre ceux qui font la sourde oreille. Parmi les topoï
sonores les plus courants par lesquels Dieu se fait entendre, le tonnerre apparaît
régulièrement. Rien d’étonnant à cela puisque dans la Bible, source inépuisable
d’inspiration pour les hagiographes mérovingiens 151 , la voix de Dieu emprunte au
tonnerre son bruit, sa haute intensité et ses basses fréquences, qui ont la capacité
d’effrayer ceux qui les entendent ou les imaginent. On se rappelle l’épisode du
mont Sinaï où les Hébreux furent tellement effrayés par la parole tonitruante de
Dieu qu’ils supplièrent Moïse de leur parler lui-même, pourvu qu’Il ne s’adresse
plus à eux directement (Exode 20:19). Plus qu’aucun autre phénomène sonore
naturel, le tonnerre, par sa force et son intensité, possède la capacité de signifier
la présence de Dieu et, le plus souvent, son jugement, comme le précise Isidore de
Séville : « Le tonnerre est un reproche adressé d’en haut par la voix divine, ou encore
l’éclatante prédication des saints qui retentit en une clameur puissante aux oreilles
des fidèles, à travers l’univers entier, afin que le monde averti puisse reconnaître
sa culpabilité 152 . »
Grégoire de Tours ne déroge pas à la tradition qui fait du tonnerre le signe
annonciateur du Jugement précédant la mort des pécheurs. Associé à la foudre, son
fracas est, par excellence, le signe de l’intervention divine, en particulier pour ceux
qui ne respectent pas l’Église. En témoigne la fin d’Ingenuus, qui a usurpé des
biens appartenant à la basilique voisine et ne tarda pas à en payer le prix. Le jour
de la fête de saint Julien, alors que celui-ci est joyeusement attablé avec des amis,

149 - On remarque, à la suite de J.-M. Fritz, le phénomène d’anthropomorphisation que


subit la matière sonore. Dans le cadre du récit hagiographique, les sons, et plus parti-
culièrement les voix, deviennent l’un des éléments de l’immersion du fidèle dans un
monde sacré.
150 - R. M. SCHAFER, Le paysage sonore…, op. cit., p. 381 ; Id., « I Have Never Seen a
Sound », Environmental and Architectural Phenomenology, 17-2, 2006, p. 10-15.
151 - Marc VAN UYTFANGHE, « La Bible dans les Vies de saints mérovingiennes.
Quelques pistes de recherche », Revue d’histoire de l’Église de France, 62-168, 1976,
p. 103-111.
152 - ISIDORE DE SÉVILLE, Traité de la nature, éd. par J. Fontaine, Paris, Institut d’études
690
augustiniennes, [1960] 2002, p. 19-38.
HISTOIRE DU SILENCE

« tout à coup l’éclair brille, le tonnerre gronde, et au second coup un trait de feu
lancé du ciel vient le frapper, sans tuer aucun des autres assistants 153 ». Influencé
par Grégoire le Grand, Jonas de Bobbio fait lui aussi appel à l’image auditive du
tonnerre vengeur pour marquer les imaginations. Dans les chapitres IX et X de
la Vita Columbani, il relate l’épisode d’Agrestius, un moine schismatique opposé
à la règle de saint Colomban et qui tente de rallier des partisans à sa cause 154 .
Ayant obtenu le soutien de deux de ses confrères, les abbés Romaric et Amé, il
se rend auprès de l’abbesse Burgondofara qu’il pense, en vain, pouvoir convaincre.
Il remporte toutefois quelque succès auprès d’un bon nombre de nonnes de
la communauté qui adhèrent, par excessive simplicité, à son point de vue. Le
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châtiment divin ne tarde pas à frapper ces misérables :

soudain la foudre tombe du ciel, s’abat sur le monastère avec un fracas énorme, parcours
l’église en zigzags, renverse la toiture et jette la communauté dans un état de peur. […]
Sur-le-champ, il en mourut une vingtaine. Ensuite, sous le choc de la terreur la mort les
enleva peu à peu, si bien que ce châtiment en fit mourir, dit-on, plus de cinquante 155 .

Dans un autre épisode, le tonnerre gronde lorsque des sœurs, enflammées par la
malice du diable, transgressent la stabilitas en franchissant la clôture du monastère
pour s’enfuir. Profitant du silence de la nuit pour mettre leur projet à exécution,
elles sont surprises par une masse incandescente et par le fracas du tonnerre (tonitrui
fragor) et sont « tellement terrifiées par un si grand bruit qu’elles voulurent rentrer
immédiatement 156 ». Dans cet épisode, comme dans celui rapporté par Grégoire
de Tours, le registre du merveilleux visuel (le trait de feu, la masse incandes-
cente) vient exalter la violence de la manifestation divine. Ailleurs dans les Vitae,
il n’est pas rare que les hagiographes convoquent d’autres sens pour exprimer
la puissance divine.
Si le tonnerre est une caractéristique sonore qui confère à la divinité une
« identité acoustique » distincte, des sonorités d’intensité quasi égale sont aussi
l’apanage de certains saints. Le plus bruyant d’entre eux est sans aucun doute saint
Colomban. Cela n’a rien d’étonnant, car plus qu’aucun autre hagiographe, Jonas
de Bobbio a réussi à créer une ambiance sonore tantôt effrayante tantôt agressive,
qui correspond bien au caractère vigoureux du monachisme irlandais en général et
de saint Colomban en particulier. Coups de tonnerre à faire trembler les maisons,
vaisselle et récipients qui éclatent en morceaux avec fracas, voix rauques et hale-
tantes composent la bande sonore de la Vita. Jonas a souvent emprunté au répertoire
des bruits sacrés pour magnifier l’action du moine. En voici un exemple : de passage

153 - GRÉGOIRE DE TOURS, Liber de passione et virtutibus Iuliani, éd. par B. Krusch, MGH,
SRM 1, 2, 1885, p. 1, 2, c. 15, (p. 570), p. 120, l.
154 - Pour plus de détails sur Agrestius, voir Bruno DUMÉZIL, « L’affaire Agrestius de
Luxeuil. Hérésie et régionalisme dans la Burgondie du VIIe siècle », Médiévales, 52-1,
2007, p. 135-152.
155 - JONAS DE BOBBIO, Vie de Saint Colomban et de ses disciples, éd. par A. de Vogüé,
Brégolles-en-Mauges, Éd. Abbaye de Bellefontaine, 1988, p. 200.
691
156 - Ibid., p. 220 ; IONAS, Vitae Columbani libri II, SS rer. Germ. 37, liv. II, c. 19.
N I R A PA N C E R

dans l’aula du roi Thierry, saint Colomban se voit demander par la puissante reine
Brunehaut de bénir ses arrière-petits-enfants. Bien que ce soit la coutume pour un
personnage religieux, le saint refuse d’obtempérer car, dit-il, ces rejetons sont issus
d’unions illicites et, pour cette raison, ils ne recevront pas le sceptre royal. Devant
cet affront, la reine entre dans une colère folle. Mais le moine, qui n’a pas peur du
conflit, s’apprête à sortir et, au moment même où il franchit le seuil, un bruit (fragor)
si terrible qu’il fait trembler toute la maison se fait entendre, jetant l’effroi parmi
les membres de la cour 157 . Ce signe sonore mérite que l’on s’y arrête un instant car
il présente un caractère particulier. À la différence des autres bruits que nous avons
mentionnés, il n’est associé à aucune représentation tangible (objet ou phénomène)
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qui viendrait expliquer son origine. Ce fragor qui accompagne la sortie du saint est
acousmatique, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un son que l’on entend mais dont on ne
devine pas directement la cause 158 . La non-identification du son ajoute à l’étrangeté
de la scène et, du coup, à la dimension dramatique du récit. Le fait de ne pas pouvoir
s’appuyer sur une image ouvre au mystère de la présence divine. Ce bruit, dont on
ne sait s’il est l’œuvre de Dieu, du saint ou de leur effort conjugué, vient entériner
la prophétie de Colomban : aucun des quatre arrière-petits-enfants ne régna, et la
puissante Brunehaut paya le prix des persécutions qu’elle avait fait subir au saint
en mourant dans d’affreuses souffrances.
Toujours en analogie avec le tonnerre, le grand fracas dans lequel se brisent les
chaînes des prisonniers est un autre signe que les hagiographes insèrent à plusieurs
reprises dans leurs récits miraculeux. Ainsi, dans la Vita de saint Éloi, au moment
où le saint s’approche des portes de la prison, les prisonniers entendent « un bruit
semblable à celui du tonnerre. Tout à coup, ils sentirent leurs liens se briser, leurs
chaînes se rompre ; en même temps la prison parut ébranlée jusque dans ses fonde-
ments, et les portes s’ouvrirent 159 . » Outre le topos biblique du tonnerre – nous
reparlerons plus tard de l’impact émotionnel des images sonores et de l’expérience
du numineux –, on trouve sous la plume des hagiographes des images sonores
beaucoup plus ordinaires. Dieu ne se révèle pas seulement dans les explosions
du firmament, il est aussi ailleurs, dans des sons souvent puissants, certes, mais
dont les connotations scripturaires sont moins évidentes, voire inexistantes. Subti-
lement, par petites touches, les hagiographes apprennent à leurs ouailles à entendre
l’extraordinaire dans l’ordinaire et le miraculeux dans le banal. Dans ces théopha-
nies sonores, l’expérience de l’ineffable – qui caractérise l’ouïe spirituelle – passe
du registre du divin, du sublime, à celui de la proximité, voire du prosaïque. Trois
récits illustrent ce registre sonore du quotidien miraculeux. Le premier est extrait
des Dialogues de Grégoire le Grand :

Il y avait dans ce pays un fort pieux serviteur de Dieu appelé Martyrius, qui donna jadis
un gage de sa haute puissance. C’est l’usage dans cette province de tracer sur la pâte le signe

157 - IONAS, Vitae Columbani libri I, SS rer. Germ. 37, liv. I, c. 19, p. 188.
158 - « La situation d’écoute acousmatique est celle où l’on entend le son sans voir
la cause dont il provient » : Michel CHION, Glossaire, 2006, www.lampe-tempete.fr/
ChionGlossaire.html.
692
159 - Vita Eligii ep. Noviomagensis, II, 65.
HISTOIRE DU SILENCE

de la croix, de telle sorte qu’on la croirait partagée en quatre. Or les frères de Martyrius,
ayant fait un pain destiné à cuire sous la cendre, oublièrent de former sur lui ce signe sacré.
Le serviteur de Dieu était là présent. Instruit par les frères eux-mêmes qu’ils n’avaient
pas eu recours à cette pieuse précaution avant de le recouvrir de cendres et de charbons
ardents, il s’écria : « Pourquoi ne l’avez-vous pas marqué du signe de la croix ? » À ces
mots, il traça du doigt ce signe divin sur les charbons. Aussitôt le pain fit un grand bruit,
semblable à celui d’une vaste marmite qui éclate sur les flammes. Lorsqu’il fut cuit, on le
retira du feu, marqué de la croix qu’avait tracée non point le contact de la main, mais la
puissance de la foi 160 .
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Ce qui est remarquable dans ce miracle, c’est l’extrême familiarité de la scène et
le caractère on ne peut plus ordinaire du bruit. Il n’y a rien de singulier dans ce
pain qui craque en cuisant, ni même dans l’explosion d’une marmite en terre cuite.
L’association de ces deux éléments et l’immense puissance acoustique qu’elle
produit (crepitus immensus) concourent à créer l’exceptionnalité de l’événement.
Lorsque le miracle ne peut être perçu par la vue, c’est le bruit totalement démesuré
(ingens) qui témoigne que quelque chose d’exceptionnel a lieu.
L’hagiographe de sainte Sadalberge a recours, lui aussi, à l’ordinaire pour
manifester la présence de l’ineffable. Deux nonnes affectées au blanchissage du
linge se voient confrontées à un problème technique. En effet, selon la méthode
de lavage en usage à l’époque, un récipient en cuivre est accroché au bout d’une
chaîne, elle-même fixée au plafond, juste au-dessus du feu. Malheureusement
pour les nonnes, la chaîne est trop courte et le chaudron reste trop éloigné du
feu pour chauffer. Après un moment de réflexion, celles-ci décident d’attiser le
feu afin que les flammes atteignent enfin le récipient, mais en vain. Dépitées, les
sœurs se demandent ce qu’elles vont faire, lorsqu’un énorme bruit se fait soudain
entendre (fragoris strepitusque) : le plafond s’effondre, mais partiellement seulement,
comme s’il s’était délibérément courbé, juste assez pour que le chaudron touche
le feu. Les deux femmes quittent la pièce en courant alors que leurs consœurs
accourent pour connaître la cause de ce vacarme. En constatant le miracle, elles
demeurent stupéfiées 161 .
Tout aussi proche de l’ordinaire, le miracle de la Vita de sainte Sadalberge
fait état d’un prodige, à notre connaissance unique en son genre dans le corpus,
qui mérite d’être mentionné. Un jour d’été, alors que la sainte se promène dans le
cloître, elle aperçoit, à plus de huit cents mètres d’elle, le moine jardinier en train
de travailler. Dans un sifflement quasi inaudible, qu’aucune des sœurs, pourtant
beaucoup plus proches, ne peut entendre, elle lui dit :

« Apporte-nous de la laitue, frère Lantefrid », communiquant avec lui plus par signe que
par parole. Et ô merveille, la voix, qui n’était qu’un souffle d’air, arrive aux oreilles du

160 - GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, t. II, p. 111-113.


161 - Vita Sadalbergae abb. Laudunensis, éd. par B. Krusch et W. Levison, MGH, SRM 5,
693
1910, p. 49-66, 5, c. 21, p. 62.
N I R A PA N C E R

moine comme si elle lui avait parlé directement, bien que la distance entre eux soit très
grande. C’est le jardinier lui-même qui a révélé le miracle à l’hagiographe 162 .

Pourquoi la sainte ne parle-t-elle pas à haute voix ? Peut-être considère-t-elle


qu’une requête aussi futile pourrait constituer une rupture du silence parfait qui
l’unit à Dieu et qui est au cœur de la pratique monastique. Quoi qu’il en soit,
une fois encore, cet épisode relève de l’ordinaire le plus insignifiant – quoi de plus
prosaïque que de demander à un jardinier d’apporter de la salade ? En même temps,
on ne peut être qu’émerveillé par ce petit miracle qui en dit long sur les facultés de
l’entendre. Que le sifflement de la sainte porte à une telle distance est incontesta-
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blement exceptionnel en soi, mais le véritable miracle réside surtout dans sa faculté
de faire entendre l’inaudible à un homme dont les vertus n’ont rien d’exemplaire.
Ce miracle, qui se distingue de ceux mentionnés jusqu’à présent par sa subtilité et
son extrême discrétion, est à la fois une belle métaphore sur l’éducation de l’ouïe et
une parfaite analogie entre le « faire entendre » de la sainte et le « faire entendre »
des hagiographes, qui n’ont de cesse d’ouvrir leurs auditeurs à la perception
de l’ineffable.
Ces trois micro-miracles permettent de saisir comment s’opère, dans le
domaine de l’ouïe, le procès de transformation de l’ordinaire en merveilleux. Cette
métamorphose des sons ordinaires en signes sonores s’effectue grâce à des récits
dont les éléments paraissent à la fois familiers, parce qu’ils sont connus et recon-
nus, et étrangers, parce qu’ils ont en eux une part de mystère. En défamiliarisant les
sonorités quotidiennes ou en en détournant le sens, les hagiographes encouragent
le croyant à entendre et à comprendre le monde avec une ouïe spirituelle : celle qui
transfigure ce qu’il y a de plus banal en surnaturel.

Les cris du diable et l’ambiance sonore de l’enfer


On ne saurait parler de sonographie sacrée sans évoquer en dernier lieu les bruits
du diable 163 . Alors que Dieu et ses saints se partagent un répertoire relativement
homogène, le diable et l’espace qui le symbolise, l’enfer, sont dotés de leur propre
registre sonore. Paradoxalement, malgré sa réputation de créature bruyante – il lui
arrive, certes, de pousser des cris énormes (cum ingenti fremitu) 164 –, ce n’est pas
dans le volume que réside sa spécificité. Le seul bruit de forte puissance dont il
est capable est celui du pet formidablement sonore (sonus validus), nauséabond

162 - Ibid., 5, c. 22, p. 62.


163 - Les spécialistes de l’hagiographie mérovingienne ont déjà remarqué que le diable
n’occupe plus la place centrale qui lui était dévolue dans l’hagiographie antique : Marc
VAN UYTFANGHE, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne
(600-750) », in D. AIGLE (dir.), Miracles et karâma, Turnhout, Brepols, 2000, p. 67-144,
ici p. 101-103 ; Martin ROCH, L’intelligence d’un sens. Odeurs miraculeuses et odorat dans
l’Occident du haut Moyen Âge (Ve -VIIIe siècles), Turnhout, Brepols, 2009, p. 201.
164 - SULPICE SÉVÈRE, Vie de Saint Martin, t. VII, éd. et trad. par J. Fontaine, Paris, Éd.
694
du Cerf, 1967-1969, 2, p. 299.
HISTOIRE DU SILENCE

de surcroît, qu’il lâche en s’enfuyant lâchement, tout confus qu’il est en face de
la puissance de Dieu ou du saint 165 . Le bruit que produit le diable est presque
toujours l’aveu de sa défaite – en témoigne ce miracle où, après la consécration
d’une église autrefois arienne, il quitta les lieux dans un grand tintamarre. Une nuit,
les habitants de la ville entendent un grand vacarme sur les toits de l’église. Après
quelques nuits, un son terrifiant se fait entendre, comme si l’église s’effondrait et,
brusquement, ce bruit se tait : « Par le fracas terrifiant qu’il avait causé, [le vieil
adversaire] rendait notoire qu’il était sorti, bien contraint et forcé, du lieu qu’il avait
longtemps occupé 166 . »
Ce qui différencie véritablement le diable de ses compétiteurs divins, c’est
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sa proximité avec la sphère profane, dans ses manifestations les plus méprisables.
Pour s’exprimer, le diable emprunte les voix des créatures, souvent les plus viles,
dans lesquelles il choisit de s’incarner. Pour cette raison, il est plus difficilement
reconnaissable, puisqu’il excelle dans l’art de la dissimulation. Mais ses manœuvres
sont rapidement déjouées car, très vite, il est démasqué par l’oreille exercée des
saints et condamné honteusement au silence. Ainsi, au cours d’une nuit paisible
où l’évêque Datius repose tranquillement, le diable fait entendre des cris prolon-
gés et de bruyantes clameurs : le rugissement du lion, le bêlement de la brebis, le
braiment de l’âne, le sifflement du serpent, le grognement du pourceau ou le cri
perçant de la souris. L’évêque, réveillé par le bruit, au lieu de trembler de peur,
crie plein de colère : « Voilà que ton orgueil t’a rendu semblable aux souris et aux
pourceaux ! Toi qui as refusé si indignement d’imiter Dieu, te voilà digne d’imiter
les bêtes 167 ! » Le plus souvent, humiliés ou contraints par le pouvoir du saint de
reconnaître leur défaite et leur impuissance, le diable et ses démons font de biens
piètres adversaires.
À son infériorité acoustique s’ajoutent la disgrâce et la faiblesse des hommes,
tous misérables pécheurs, dont il emprunte les cordes vocales : c’est dans les cris
des possédés que le diable s’exprime le plus souvent – clameurs, vociférations à
la tonalité rauque ou gémissements s’échappent de la bouche des énergumènes.
Ces cris, qui inspirent l’angoisse plus que la terreur ou l’effroi, expriment une souf-
france indescriptible. La vie de saint Nizier, parmi tant d’autres exemples, décrit un
homme jeune qui, « saisi du démon, se mit à crier de toute sa force, au milieu des
douleurs du tourment qu’il souffrait, en proclamant les vertus du saint 168 ». Et si le
diable ne réussit pas à s’emparer de leur voix quand ils sont encore vivants, il prend
sa revanche en enfer. Dans le registre des voix exprimant la douleur figurent en
bonne place celles des migrants vers l’autre monde. Dans la lettre X, qu’il rédige
à l’attention de l’abbesse Eadburge du monastère de Thanet, Boniface relate la
vision troublante du voyage dans l’au-delà du moine Wenlock. Ce dernier raconte
avoir vu et entendu des pécheurs en nombre infini, hurlant leur désespoir et leur

165 - GRÉGOIRE DE TOURS, Liber vitae patrum, MGH, SRM 1, 2, c. 11 (p. 710),
p. 260, l. 26.
166 - GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, t. II, p. 381-383.
167 - Ibid., t. II, p. 273.
168 - GRÉGOIRE DE TOURS, Liber vitae partum, MGH, SRM 1, 2, c. 17 (p. 729),
695
p. 279, l. 21.
N I R A PA N C E R

souffrance. Un gémissement terrifiant montait de l’abîme sans fond de l’enfer infé-


rieur 169 . Dans un registre analogue, le voyage dans l’au-delà de Maximus, conté par
Valerio del Bierzo, se fait l’écho de la même cacophonie inhumaine et déchirante.
Maximus, posté au bord d’un gouffre immense dont il ne voit pas le fond, est sommé
par l’ange qui le guide de tendre l’oreille. Là, il entend « hurlements, gémissements,
lamentations, pleurs et grincements de dents 170 ». Le troisième récit – une vision
expérimentée au cours d’un périple post mortem par un laïc du nom de Drythelm –
est rapporté par Bède le Vénérable 171 . Drythelm a décrit de manière très vivante et
associative les sensations qu’il avait ressenties lors de son périple dans l’au-delà. Ses
impressions auditives, olfactives et visuelles semblèrent l’avoir tellement marqué
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que, une fois revenu à la vie, il quitta le siècle pour s’enfermer dans le silence de la
pénitence. Ce ressuscité témoigna que, parvenu à proximité de l’enfer, il entendit
« le son d’un pleur inhumain et misérable » qui se mêlait à « un ricanement strident,
comparable à celui d’une foule stupide insultant des ennemis prisonniers ». Tout
à coup, alors que le son se faisait plus distinct, il aperçut une troupe de démons
qui traînaient « cinq âmes humaines qui s’affligeaient et hurlaient » tandis qu’ils
« exultaient et ricanaient sans répit » 172 . Les sons étaient si intenses et si angoissants
qu’ils continuèrent d’affecter Drythelm même après le départ de la troupe. Puis il
arriva à proximité du paradis et là, sans être vraiment silencieux, l’environnement
s’apaisa et laissa entendre la voix très douce de chanteurs 173 . Cette cacophonie infer-
nale, où se mixent lamentations humaines et ricanements démoniaques, fait appa-
raître l’enfer comme le théâtre sonore d’une confrontation, certes terrifiante, mais
dont l’issue – la victoire des démons – n’est que peu reluisante en face de victimes
vulnérables. Comparé à la puissance tonitruante de Dieu, le registre sonore accordé
aux créatures du diable – ricanements ou rires – témoigne de leur indignité et de
leur bassesse.
Les voyages dans l’au-delà – tout particulièrement la visite de l’enfer – repré-
sentent un genre littéraire propice à la création d’un bruitage particulièrement
évocateur qui joue un rôle essentiel dans les stratégies des prédicateurs 174 . En
composant un univers sonore hostile et effrayant, les auteurs travaillent sur les
affects de l’auditeur, lui faisant associer certains sons à des situations extrêmement
pénibles et douloureuses. Le choix de ces bruits stimule l’imaginaire du fidèle tout
en l’encourageant à corriger ses mauvais penchants et à faire pénitence pendant
qu’il en est encore temps. On note en passant – mais c’est le sujet d’un autre
article – que l’effroi que distillent ces voix, symbole de l’horreur de l’enfer, découle

169 - SAINT BONIFACE, Lettres, éd. Tangl (M.), MGH. Epistolae selectae I, Berlin, 1916,
p. 8-15, cité par Claude CAROZZI, Le voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine
(Ve -XIIIe siècle), Rome, École française de Rome, 1994, p. 195-196.
170 - Ibid., p. 74.
171 - BÈDE LE VÉNÉRABLE, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, 2 t., éd. et trad. par
O. Szerwiniack et al., Paris, Les Belles Lettres, 1999.
172 - Ibid., V, 12, p. 325.
173 - Sur la notion de silence chez Bède le Vénérable, voir Olivier SZERWINIACK, « Le
silence dans l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable », Micrologus.
Natura, scienze e società medievali, 18, 2010, p. 29-46, ici p. 30-33.
696
174 - Pour la définition du genre, voir C. CAROZZI, Le voyage de l’âme…, op. cit., p. 4-5.
HISTOIRE DU SILENCE

en grande partie de l’incapacité à les imaginer visuellement. Les sons acousma-


tiques – les cris des damnés aussi bien que les manifestations divines – contribuent
sans aucun doute à faire naître des sentiments religieux d’une grande intensité.

Les sons et l’expérience du numineux


Tonitrus strepitum, fragor, crepitum, magnus sonum, clamor : les récits hagiographiques
composent une partition dans laquelle les effets sonores dramatiques, voire violents,
dominent largement. Cette surenchère, qui va du forte au fortissimo, est une
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caractéristique que le corpus hagiographique partage avec l’imaginaire bruyant et
violent de la littérature du Moyen Âge tardif décrit par J.-M. Fritz et L. Charles-
Dominique 175 . Là s’arrête l’analogie. Les auteurs de la fin du Moyen Âge associent
les bruits explosifs et agressifs – « météores violents comme le tonnerre ou les vents
tempétueux ; cris des animaux avec une prédilection pour le sifflement des serpents
ou dragons et pour l’aboiement à travers la figure de Cerbère 176 » – à l’enfer, prisme
qui contribue grandement à stigmatiser la sphère du « haut » sonore 177 , laquelle
devient l’apanage du diable. À l’opposé, pour les auteurs mérovingiens, le registre
de la puissance acoustique est intimement associé aux forces divines. Comme le
dit Mircea Eliade, « tout ce qui est insolite, singulier, nouveau, parfait ou mons-
trueux devient un récipient pour les forces magico-religieuses 178 ». Ce bruit déme-
suré, signe de la présence de Dieu, qui traverse soudain le paysage sonore silencé et
silencieux des Vitae crée chez l’auditeur une inquiétude qui suscite des émotions
très fortes : effroi, frayeur, stupéfaction, émerveillement. Celui-ci connaît alors ce
que Rudolf Otto a appelé le « sentiment du numineux » : une expérience émotion-
nelle tantôt effrayante tantôt sublime, en face du « Tout Autre », quelque chose de
radicalement différent, indépendant de la volonté de l’homme, qui lui fait prendre
conscience d’être en face de réalités suprasensibles. Cette expérience devant le
numineux se décline sur deux modes : le mysterium tremendum, la réaction émotion-
nelle face à ce qui est terrifiant, qui provoque peur et effroi, et le mysterium fascinans,
qui naît du sublime et suscite émerveillement et étonnement 179 . C’est donc bien
cette double expérience du mysterium qui est à l’œuvre lorsque des grands bruits
d’origine divine rythment le texte. Cependant, tout bruit n’éveille pas au sacré et
les émotions de peur ou d’effroi ne sont pas systématiquement liées à l’expérience
du numineux. La Vita se constitue comme un paysage sonore en rupture avec le

175 - J.-M. FRITZ, La cloche et la lyre…, op. cit., p. 184-185 et 408 ; L. CHARLES-DOMINIQUE,
« Anthropologie historique de la notion de bruit », art. cit., p. 13-14.
176 - J.-M. FRITZ, La cloche et la lyre…, op. cit., p. 184.
177 - J’adopte ici les conclusions de l’étude de J.-M. FRITZ, La cloche et la lyre…, p. 409.
178 - Mircea ELIADE, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, p. 25.
179 - Rudolf OTTO, Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le
697
rationnel, trad. par A. Jundt, Paris, Payot et Rivages, 2001.
N I R A PA N C E R

monde réel. Pour cette raison, les hagiographes ont, d’une part, silencé tous les sons
de nature profane et, d’autre part, privilégié un paysage sonore où seule une sono-
graphie sacrée pouvait se faire entendre.
Purification de l’ouïe charnelle, formation de l’ouïe spirituelle, ces deux
conditions pour entendre l’ineffable se résument dans un dernier exemple, qui tient
lieu de conclusion. Un pauvre homme du nom de Servulus souffrait d’une grave
paralysie qui le clouait au lit depuis son plus jeune âge. Comme il ne savait pas lire,
il demandait aux dévots qui venaient chez lui de lui faire la lecture de l’Écriture
sainte. Mais un jour, sentant la mort approcher :
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Servulus pria passagers et hôtes de se lever et de chanter avec lui des psaumes dans l’attente
de sa fin. Tandis que, mourant, il psalmodiait lui-même avec eux, soudain il arrêta la
psalmodie avec un grand bruit qui terrifia : « Taisez-vous, n’entendez-vous pas quelles
louanges retentissent dans le ciel ? » Tandis qu’à ces louanges entendues au-dedans il prêtait
l’oreille de son cœur, sa sainte âme se détacha de la chair 180 .

Bien que l’exemple choisi mentionne des voix plutôt que des bruits sacrés − objets
sur lesquels nous nous sommes concentrés −, il articule à merveille les notions de
silencement du monde et d’ouïe spirituelle. L’idée qui se dégage de ce miracle
est que l’ouïe spirituelle et l’ouïe physique sont des facultés difficilement conci-
liables. Il faut clore l’une pour être en mesure d’entendre l’autre. Les hagiographes
pensaient qu’un homme ne pouvait entendre les manifestions divines s’il ne s’était
pas détaché de tous les bruits terrestres. Pour que l’oreille du cœur puisse percevoir
la réalité divine, il fallait purifier l’oreille charnelle de tous les sons profanes. C’est
ce qu’ils ont fait en procédant au silencement du monde et en créant un nouvel
imaginaire aural. En ce sens, le texte hagiographique est une métaphore textuelle
du silence qui plane dans l’enceinte du monastère. De même que l’espace du cloître
opère une coupure nette d’avec le monde profane et contribue à sa mise à distance,
l’audition de la Vita est une expérience textuelle qui a pour vertu de purifier l’ouïe
de l’environnement sonore quotidien et, ce faisant, de préparer à l’écoute d’une
autre dimension, celle de la transcendance divine.
Au terme de ce voyage d’écoute historique, nous souhaiterions revenir sur
le concept de paysage sonore pour poser une dernière réflexion. A priori, rien ne
permet d’établir une analogie entre le projet d’un compositeur acousticien canadien
de la fin du XXe siècle, celui d’un acousticien concepteur de la musique concrète des
années 1950 et celui des hagiographes écrivant il y a quelque 1 500 ans, et pourtant
on s’étonne de leur inquiétude commune : celle de retrouver une acuité auditive ex-
ceptionnelle, la clairaudience pour M. Schafer 181 , l’écoute réduite pour P. Schaeffer
et l’ouïe spirituelle pour les hagiographes. Tous préconisent, à des degrés divers,

180 - GRÉGOIRE LE GRAND, Homélies sur l’Évangile, t. I, éd. par R. Étaix, C. Morel et
B. Judic, Paris, Éd. du Cerf, 2005, 15, p. 341.
698
181 - R. M. SCHAFER, Le paysage sonore…, op. cit., p. 381.
HISTOIRE DU SILENCE

une purification de l’ouïe. Une question se pose alors : le besoin métaphysique de


silencer le profane, l’ordinaire, l’artificiel, pour atteindre l’essentiel ne serait-il pas
une nécessité de tous les temps ?

Nira Pancer
Université de Haïfa
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