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Qu’en pensez-vous ?
Introduction à la philosophie expérimentale
© Éditions Germina, juin 2011
ISBN : 978-2-917285-26-8
Dépôt légal : juin 2011
INTRODUCTION
Savoir (ce) qu’on ne sait pas
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avec lui sur ce point, en conclut que la justice ne consiste pas à dire la
vérité et à rendre à chacun ce qu’on en a reçu.
Notez ce qu’il y a d’étrange dans ce mouvement argumentatif :
Socrate rejette la conception de la justice proposée par Céphale sur
la base d’un jugement, qui leur est commun, au sujet d’un cas parti-
culier. C’est donc qu’il suppose que ce jugement commun transporte
avec lui une certaine vérité au sujet de ce qu’est (et surtout de ce que
n’est pas) la justice. Or, à ce stade de l’argumentation, ni Socrate
ni Céphale ne sont en possession d’une théorie adéquate de la jus-
tice – c’est d’ailleurs ce qu’ils cherchent ! D’un côté, ils ne savent
pas ce qu’est la justice (ils sont incapables de formuler explicitement
un savoir sur cette question) mais, de l’autre, ils disposent de juge-
ments autonomes, ne dépendant d’aucune théorie générale, sur la jus-
tice ou l’injustice de tel ou tel cas particulier. Autrement dit : tout en
ne sachant pas ce qu’est la justice (sur un plan général), ils en savent
quelque chose (à un niveau particulier).
Le jugement que partagent Socrate et Céphale au sujet de la jus-
tice est un jugement pré-théorique : il ne découle et n’est pas déduit
d’une théorie explicite de la justice qu’ils partageraient. Au contraire,
ce type de jugement pré-théorique est le moyen qu’ils utilisent pour
parvenir à une telle théorie explicite. Ces jugements sont ce qu’on
appelle en philosophie des intuitions, c’est-à-dire des jugements
vers lesquels nous inclinons, sans que cette inclination soit le fruit
d’une théorie explicite. Notons qu’ils fournissent, dans de nombreux
domaines philosophiques, le matériau de base, les données premiè-
res du philosophe.
La méthode philosophique dite de l’appel aux intuitions peut
opérer de deux manières différentes. Dans l’extrait que nous venons
de citer, elle est employée dans son usage destructif : il s’agit de réfu-
ter une thèse en proposant des contre-exemples, c’est-à-dire des cas
(imaginaires ou non) qui susciteront des intuitions entrant en contra-
diction avec les implications de cette thèse. Mais l’appel aux intui-
tions peut aussi avoir un usage constructif : pour défendre une thèse,
on peut accumuler un grand nombre de cas qui susciteront des intui-
tions s’accordant avec cette thèse, si possible ne s’accordant qu’à elle.
En ce sens, le rôle des intuitions en philosophie peut être comparé à
celui que jouent les résultats des expériences dans les sciences de la
nature : elles sont un moyen de mettre les théories à l’épreuve. Si la
théorie passe le test (s’accorde avec l’intuition), elle pourra survivre
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jusqu’au prochain test. Si la théorie rate le test et entre en contradic-
tion avec l’intuition, la voilà en difficulté – il lui faut, soit s’avouer
vaincue, soit expliquer comment elle peut être vraie tout en s’oppo-
sant à notre intuition (par exemple, en montrant qu’elle est justifiée
par autre chose que nos intuitions)1.
1. J’ai beau chercher, il me semble que la philosophie est la seule discipline univer-
sitaire où les intuitions jouent un rôle si important dans la justification et la défense
des théories. Cela ne veut pas dire que les intuitions ne puissent jouer un rôle dans
d’autres disciplines, mais ce rôle n’est pas le même. On peut distinguer trois grands
rôles que peut jouer l’intuition (au sens large du terme) : (i) elle peut guider le cher-
cheur dans la formulation de nouvelles hypothèses, (ii) elle peut servir, sur la base
d’exemples, à expliquer une théorie et (iii) elle peut servir à justifier une théorie.
Si l’on prend le cas de la physique, on peut voir que l’intuition y remplit les rôles
(i) et (ii) : elle peut guider le physicien dans la formulation de nouvelles hypothè-
ses et dans ses tentatives pour les prouver, et elle peut être utilisée pour expliquer
des théories aux novices. Par contre elle n’y joue pas le rôle (iii) : les physiciens ne
justifient jamais leurs théories en disant qu’elles sont intuitives.
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pour de telles actions la question est débattue de savoir
si elles sont volontaires ou involontaires. C’est là encore
ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on
jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’ab-
solu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volon-
tairement, mais quand il s’agit de son propre salut et de
celui de ses compagnons un homme de sens agit tou-
jours ainsi1.
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Les exemples utilisés par Aristote et Constant sont assez simples.
Si l’on cherche maintenant chez Locke, on trouvera un bel exemple
d’appel aux intuitions faisant usage d’un scénario plus complexe, qui
préfigure Docteur Jekyll et Mister Hyde :
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transférer les esprits seuls ou avec leur corps d’un globe
dans l’autre sans qu’ils s’en aperçussent ; mais soit
qu’on les transfère ou qu’on les laisse, que dira-t-on de
leur personne ou de leur soi selon vos auteurs ? Sont-ce
deux personnes ou la même ? Puisque la conscience et
les apparences internes et externes des hommes de ces
globes ne sauraient faire de distinction1.
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responsable, ni du fait que p, ni du fait que p implique q, alors cet
agent n’est pas responsable de q »1.
Mais, qu’il s’agisse de cas particuliers ou de principes, dans la plu-
part de ces formes d’appel aux intuitions (ou à l’évidence), les phi-
losophes utilisent des phrases du type : « Dans ce cas, nous dirions
que… », « Il est évident que… », « Il semble naturel de dire que… ».
Ce sont ces formulations qui ont ouvert la porte à l’élaboration pro-
gressive d’une philosophie expérimentale, dont la question principale
est : « Qui dirait que… ? », « Pour qui est-ce ‘évident’ ou ‘naturel’ ? »,
« Qui est ce nous dont vous parlez ? ».
Quand un philosophe dit que nous dirions telle ou telle chose
dans tel ou tel cas, il semble faire une hypothèse sur ce que pen-
sent la plupart des gens : il suppose que le cas ou le principe en ques-
tion éveillera chez les personnes compétentes (c’est-à-dire capables
de comprendre le scénario ou le principe en question) une certaine
forme d’intuition. Mais comment sait-il que c’est réellement le cas ?
La plupart du temps, il se contente d’attribuer son intuition au reste
du monde, c’est-à-dire de prendre son cas pour une généralité. Au
mieux, il a interrogé quelques collègues (voire de malheureux mem-
bres de sa famille qui ne l’inviteront plus aux fêtes de fin d’année),
mais ces observations informelles ne permettent pas de décider si tel
cas inspire bien telle intuition chez la plupart des gens. Pour le savoir,
il faut une approche empirique plus rigoureuse. C’est elle que la phi-
losophie expérimentale se propose d’apporter, en allant étudier direc-
tement, sur le terrain, les intuitions des gens.
La philosophie expérimentale est ainsi avant tout un projet et une
méthode (et non un ensemble de thèses). Le projet est d’aller tester
ce qui, dans les arguments philosophiques, ressemble fortement à une
hypothèse empirique sur ce que pensent les gens : « Dans ce cas, les
gens diraient que… », « Il est évident pour tous que… ». La méthode
est la plupart du temps celle des questionnaires. Comme nous allons
le voir, les résultats peuvent parfois corroborer les hypothèses des
philosophes, mais parfois les infirmer : certaines intuitions philoso-
phiques semblent loin d’être universellement partagées.
Le philosophe peut néanmoins répondre que les intuitions des
autres personnes ne l’intéressent pas : ce qui compte pour lui, ce sont
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ses propres intuitions. Le philosophe qui fait cette réponse adhère,
selon moi, à une conception dialectique de l’appel aux intuitions –
conception qu’il faut décortiquer pour répondre à son objection. Cela
risque d’être légèrement technique, mais il faut en passer par là avant
d’arriver aux choses plus intéressantes. Si vous êtes prêts à payer
votre droit de passage pour le pays enchanté de la philosophie expé-
rimentale, allons-y1.
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Le chef de la police et le juge sont ainsi confrontés à un
dilemme. Afin d’empêcher les émeutes, ils peuvent faire
porter le chapeau à M. Smith – un membre du même
groupe ethnique que le meurtrier –, le condamner et
l’enfermer. Ou bien ils peuvent continuer à chercher le
vrai coupable, laissant les émeutes éclater, tout en fai-
sant de leur mieux pour les contenir. Ils optent pour la
première option et décident de faire porter le chapeau à
M. Smith, la personne innocente appartenant au même
groupe que le meurtrier, puis de le condamner et de le
jeter en prison. C’est ce qu’ils font, prévenant ainsi les
émeutes et un nombre considérable de morts et de bles-
sés graves dans ce groupe ethnique.
Ce qu’ont fait le chef de la police et le juge, était-ce
mal ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
1. Pourquoi ? Juste parce que, dans mon imaginaire personnel, « Pascal » est un
prénom typiquement philosophique.
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Dans ce raisonnement, la deuxième étape (ou « prémisse ») est une
hypothèse sur ce que pensent la plupart des gens. Il est donc clair que
cette prémisse peut faire l’objet d’une étude empirique qui irait exa-
miner, au moyen d’enquêtes, ce que pensent vraiment la plupart des
gens.
Mais, objecte Pascal, ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Je
me moque de ce que pensent la « plupart des gens ». Ce que je veux
dire, en fait, c’est que :
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Je pense que la conception dialectique de l’appel aux intuitions est
la forme proprement philosophique d’appel aux intuitions : la philo-
sophie ne repose par sur l’idée qu’une chose est vraie parce que tout
le monde la pense telle1. C’est pourtant une erreur de croire que les
intuitions des autres ne nous concernent pas. Il y a deux arguments
contre ce solipsisme intuitionniste2 : un argument pratique et un argu-
ment théorique.
Voici Pascal, seul avec ses intuitions : celles des autres ne l’intéres-
sent pas. Tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir s’il doit ou non accep-
ter telle ou telle thèse et si elle correspond ou non à ses intuitions. Il
s’engage alors dans une entreprise philosophique que l’on désigne
parfois comme la recherche d’un équilibre réfléchi : il s’agit de par-
venir à mettre en accord ses différentes croyances (intuitions inclues),
afin d’éliminer toutes les contradictions qui pourraient se cacher dans
son système de croyances. Ce que Pascal fait ici sur lui-même, c’est
l’équivalent de ce que Socrate fait sur les autres dans les premiers dia-
logues philosophiques de Platon : il pousse ses interlocuteurs à pren-
dre conscience de leurs contradictions internes, mettant leurs croyan-
ces à l’épreuve sur divers cas particuliers (par exemple, dans le cas
de Céphale, en révélant une contradiction entre sa définition de la jus-
tice et son jugement sur un cas particulier). La seule différence, dans
le cas de Pascal, c’est que ce dialogue est intérieur à son esprit. Mais
Platon ne disait-il pas que la pensée n’est qu’un dialogue de l’âme
avec elle-même ?
Il y a quelque chose de frustrant dans les dialogues dits « de jeu-
nesse » de Platon : autant il est agréable et stimulant de voir Socrate
démonter ses interlocuteurs en leur montrant comment leurs croyances
peuvent être contradictoires, autant on a l’impression, au final, de ne
pas avoir appris grand-chose. En fait, dans tous ces dialogues, Socrate
attaque les croyances d’une personne donnée sur la base d’intuitions
1. On verra néanmoins que le consensus peut faire office de preuve dans des entre-
prises comme l’analyse de concepts ordinaires ou la description de la grammaire
du langage ordinaire.
2. « Solipsisme intuitionniste » est le nom élégant que je donne à l’attitude consis-
tant à dire : « rien à faire des intuitions des autres ».
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acceptées par cette même personne : il s’attaque à la cohérence des
systèmes de croyances. Bien entendu, si nous partageons les mêmes
croyances et les mêmes intuitions que les interlocuteurs de Socrate,
ses arguments nous touchent « par rebond ». Mais quand ce n’est pas
le cas, les dialogues ne sont, pour nous, que le spectacle de systèmes
de croyances étrangers qui s’écroulent.
La même chose va nécessairement se produire dans le cas de
Pascal. Imaginons qu’il soit parvenu à mettre en accord toutes ses
croyances et ses intuitions personnelles et qu’il ait, par exemple, de
très bons arguments contre l’utilitarisme sur la base de ses intuitions.
Tant mieux pour lui ! Mais cela a-t-il un intérêt pour les « autres » ?
S’ils ont effectivement les mêmes intuitions (le même point de départ,
donc), Pascal pourra communiquer avec eux et partager ses argu-
ments. Ils pourront se lancer dans de passionnantes discussions phi-
losophiques, ils partiront ensemble à la recherche de la vérité (partant
des mêmes intuitions). Mais que faire si les autres ne partagent pas
les intuitions de Pascal ?
Eh bien, dans ce cas, il semble que le discours philosophique de
Pascal soit condamné à n’avoir de valeur que pour lui, et aucun inté-
rêt pour les autres. Puisque les autres ont des intuitions de départ dif-
férentes, que par ailleurs, selon Pascal, ce qui compte pour chacun,
ce sont ses propres intuitions, ils n’ont aucune raison de prendre en
compte ce que leur raconte Pascal. Le voici seul et isolé. Ses argu-
ments philosophiques ne valent que pour lui et leurs conclusions ne
concernent que lui.
Certes, cela n’est pas un problème si l’on conçoit la philosophie
comme une quête purement personnelle de cohérence. Mais la philo-
sophie n’est pas que cela : c’est aussi une pratique publique. Le cher-
cheur en philosophie, par exemple, est payé par l’État pour partici-
per à l’éclaircissement général de la pensée. A-t-il vraiment le droit
moral de n’employer l’argent qu’on lui verse qu’à sa seule quête per-
sonnelle de cohérence, sans se soucier de l’intérêt que ses recherches
pourraient avoir pour les autres ? Probablement pas.
Plus généralement, dès lors que le philosophe se soucie de contri-
buer à un débat public et à l’élargissement de la connaissance humaine
en général, il ne peut répondre qu’il se fiche des intuitions des autres :
ses arguments n’auront un intérêt pour la communauté que dans la
mesure où ils sont communicables et reposent sur des intuitions parta-
gées par un nombre substantiel de personnes. Le fait qu’une intuition
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soit plus ou moins partagée ne dit peut-être rien de sa vérité, mais lui
permet au moins de servir de point de départ commun pour plusieurs
personnes. La popularité d’une intuition détermine ainsi la portée de
l’argument qui s’appuie sur elle.
Lorsqu’un philosophe prétend donc faire œuvre publique et fait
appel aux intuitions, il doit nécessairement se soucier (et se soucie
en fait) de savoir si les intuitions sur lesquelles il fonde son argu-
ment sont susceptibles d’être largement partagées. Et quand je
dis « largement partagées », je ne veux pas dire « largement par-
tagées par les philosophes », mais « largement partagées en géné-
ral ». Des arguments qui reposeraient sur des intuitions propres aux
seuls philosophes violeraient en effet le réquisit de communica-
tion : ils ne constitueraient que la quête personnelle de cohérence
d’un petit groupe de personnes, et non une entreprise théorique
d’intérêt public1.
Ainsi, c’est parce qu’ils avancent des arguments dans l’espoir d’ap-
porter une contribution au débat public, que les philosophes sont ipso
facto concernés par la portée de leurs intuitions. Mais il existe une
autre raison pour laquelle les philosophes devraient se sentir au moins
un peu concernés par les intuitions des autres : imaginez que Pascal,
dans le cas du Magistrat et la Foule, soit le seul à avoir l’intuition
que ce qu’ont fait le juge et le chef de la police est mal. Dans ce cas,
n’est-il pas un tant soit peu raisonnable de douter de ses propres évi-
dences ? N’est-il pas toujours possible d’être trompé par ses intui-
tions ? Que tout le monde ait l’intuition inverse, cela doit conduire à
se poser la question de la fiabilité de son intuition : si je suis le seul
dans un groupe à ne pas voir le rhinocéros dans la salle, c’est proba-
blement qu’il y a un problème avec mes yeux…2
1. Bien sûr, on peut considérer que les citoyens ont le devoir de financer les jouis-
sances théoriques privées d’une petite bande de philosophes – mais ce n’est pas
mon cas (et je ne pense pas être le seul). (Il en résulte d’ailleurs que je pense que
tous ceux qui conçoivent la philosophie uniquement comme une quête person-
nelle d’accomplissement de soi devraient renoncer à être financés par l’État.)
2. Ou peut-être, à l’inverse, que je suis le seul à ne pas avoir trop bu. Mais ceci
est une autre histoire.
20
Ces considérations permettent de préciser le projet de la philoso-
phie expérimentale. J’ai indiqué déjà que la philosophie expérimen-
tale cherchait à étudier empiriquement les intuitions des gens. Cela ne
veut pas seulement dire qu’elle cherche à découvrir ce que les gens
pensent vraiment, mais aussi pourquoi ils le pensent. Autrement dit, la
philosophie expérimentale fait aussi des hypothèses (qu’elle teste) sur
l’origine de nos intuitions philosophiques. Les philosophes étant aussi
des hommes comme les autres1, ces hypothèses les concernent. Ainsi,
même si Pascal, malgré l’argument pratique, décide de rester solipsiste
et de ne s’intéresser qu’à ses intuitions, la philosophie expérimentale a
quand même quelque chose à lui apprendre : les mécanismes psycho-
logiques à l’origine de ses intuitions. Il se pourrait que cette étude nous
apprenne que certaines de nos intuitions relèvent de mécanismes psy-
chologiques qui ne sont pas fiables du tout. Dans ce cas, le plus sage
ne serait-il pas d’abandonner ces intuitions ? C’est pourquoi la philo-
sophie expérimentale concerne quand même celui pour qui les intui-
tions des autres ne comptent pas : elle parle aussi de ses intuitions
à lui.
Voilà pour les raisons qui font que tout philosophe faisant un
tant soit peu appel aux évidences ou aux intuitions, devrait se sentir
concerné par la philosophie expérimentale. Néanmoins, je ne voudrais
pas que vous retiriez l’impression que les philosophes sont en géné-
ral réticents à faire appel aux intuitions et à « ce que tout le monde
pense ». En fait, comme vous le verrez bientôt, c’est même une ten-
dance particulièrement développée dans le monde philosophique.
J’ai souligné que cette tendance était nécessaire pour que la phi-
losophie ait un intérêt public. Elle peut néanmoins avoir des effets
néfastes : la perpétuation de l’orthodoxie et l’ostracisme à l’égard de
ceux qui ne partagent pas « l’évidence » en question. Dans ces der-
niers cas, l’appel à l’évidence se double souvent de l’affirmation que
toute personne sensée doit accepter cette évidence, que ceux qui ne
la partagent pas (qui ne « voient pas » l’évidence) ont un problème.
Dans la version « soft », cela donne quelque chose de cet ordre :
1. Je ne souscris pas non plus à la thèse selon laquelle les philosophes représentent
une forme supérieure et à part de l’humanité.
21
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de croiser des gens
qui résistent aux cas Gettier [une expérience de pensée
que nous allons croiser au Chapitre IV]. Parfois, il m’a
semblé juste de les accuser de se tromper.1
22
citer une expérience réalisée par Guillaume Dezecache. Pour les
besoins de cette expérience, Dezecache a repris des extraits de L’Être
et le Néant de Sartre en les modifiant de façon à produire un texte
obscur et incompréhensible :
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penser que ce que leurs professeurs leur présentent comme des évi-
dences peuvent véritablement en devenir, dès lors que ces éviden-
ces sont accompagnées des citations et des grands noms appropriés.
L’appel aux évidences peut ainsi devenir un moyen de perpétuation
de l’orthodoxie, faisant de ceux qui ne la partagent pas des gens qui
« manquent de sens philosophique » et conduisant certaines personnes
à prendre pour évidentes des choses qui ne l’étaient pourtant guère.
C’est aussi pour cette (troisième) raison que la philosophie expéri-
mentale me semble avoir un rôle important à jouer et que ce rôle est
en partie sceptique : comme nous allons le voir, elle peut permettre de
remettre en cause de fausses évidences, qui ne sont en fait que l’ex-
pression d’une certaine tradition et orthodoxie philosophiques. Elle
peut ainsi permettre de rouvrir des débats qui avaient été fermés pour
de mauvaises raisons et d’ouvrir la voie à des positions qui sont trop
souvent considérées comme absurdes. La philosophie expérimentale
est ainsi une chance pour les philosophes de pratiquer, une nouvelle
fois, ce qui est la base même de l’activité philosophique : remettre en
cause les évidences, y compris les évidences dites philosophiques
24
En ce point, le lecteur pourra se demander : s’agit-il bien là de
philosophie ? Certes, ces questions sont profondes et intéressantes…
Mais la philosophie n’est-elle pas, avant tout, un art de vivre ?
Une recherche de la vie bonne ? La quête d’une « spiritualité dans
Dieu » ?
Il est vrai qu’il est devenu à la mode de tenter de vendre ainsi de
la philosophie, quitte à la déconnecter totalement de ce que font les
philosophes qui travaillent à l’université, et à aggraver de la sorte
la coupure entre philosophie « institutionnelle » et philosophie dite
« populaire »1. Mais cela me semble une absurdité que de définir la
philosophie par la recherche de la vie bonne – si c’était le cas, de
nombreux auteurs (Bacon, Hume, Locke, Quine) et de nombreux pro-
blèmes (celui du fondement des mathématiques, de la nature de la
science, etc.) devraient être tout simplement évacués du champ de
la philosophie. Ces auteurs sont pourtant considérés habituellement
comme des philosophes, et ces problèmes faisaient déjà l’objet d’une
réflexion pour Platon et Aristote.
L’argument principal en faveur de cette conception « pratique » de
la philosophie provient du mot « philosophie » et de son étymolo-
gie. La philosophie, nous disent les vendeurs de sagesse, c’est avant
tout l’amour (philia) de la sagesse (sophia). L’étymologie montre que
la philosophie est avant tout quête de sagesse, c’est-à-dire de la vie
bonne. Ceux qui disent faire de la philosophie, mais ne proposent pas
un art de vivre ou une spiritualité, ne seraient que des escrocs ayant
usurpé le nom de philosophe2.
Passons sur le fait qu’il est absurde de raisonner sur ce que signi-
fie de nos jours un mot en se basant sur son étymologie : pourquoi,
dès lors, ne pas soutenir que la plupart des économistes actuels ne
font pas de l’économie, puisque le mot grec correspondant signifie
1. C’est ainsi que Luc Ferry définit la philosophie comme une « doctrine du salut
sans Dieu ». Le titre de son livre Vaincre les peurs. La philosophie comme amour
de la sagesse est lui aussi représentatif de cette approche : le but de la philosophie
est pratique, il s’agirait de se demander comment mieux vivre.
2. Voir par exemple ce qu’en dit Luc Ferry : « on a déserté l’essentiel de la philo-
sophie, ce qui faisait son nom et son but : la sagesse, cet apprentissage de la vie
bonne sans lequel la notion de philo-sophia n’aurait plus aucun sens ni la moin-
dre raison d’être encore maintenue ». Trouvé dans : Ferry, L., La Révolution de
l’amour, Plon, 2010.
25
d’abord « gestion de la maison » ? Ce serait absolument ridicule1.
Intéressons-nous plutôt au mot grec sophia : est-on vraiment certain
qu’il signifie nécessairement sagesse, au sens d’art de vivre (sagesse
pratique) ? Je n’ai pas fait beaucoup de grec, mais je me permets
néanmoins d’élever un doute.
J’ouvre donc mon Abrégé du Bailly 2 à l’entrée σοφια et je lis :
26
d’une tête et portant sur les réalités les plus hautes. Il est
absurde, en effet, de penser que l’art politique ou la pru-
dence soit la forme la plus élevée du savoir […].
27
je propose de nous entendre sur un certain nombre de problèmes qui
sont clairement (mais pas nécessairement, exclusivement) philoso-
phiques : la nature de la vie bonne, les rapports du corps et de l’es-
prit, ce que nous devons faire ou ne pas faire, la liberté, etc. Ce sont
les problèmes dont traitent les chapitres qui suivent : impossible de
douter qu’ils sont bien philosophiques1.
Il est d’autant plus nécessaire de dissiper le préjugé selon lequel
la philosophie serait avant tout recherche de la sagesse et de la vie
bonne, à travers une quête de « spiritualité », que ces conceptions
glissent souvent vers un relativisme philosophique : il n’y aurait ainsi
pas de sens à dire qu’un philosophe a plus raison qu’un autre, par
exemple que Kant a raison contre Hume ou Hegel contre Kant. Les
œuvres des philosophes deviennent les articles d’un vaste supermar-
ché, chacun y est invité à choisir la sagesse qui lui convient le plus,
sans qu’il puisse avoir raison ou tort de choisir telle ou telle option2.
Dans les pages qui suivent, j’adopte (en général, mais on verra
qu’il y a quelques exceptions) une optique clairement opposée : si
deux philosophes disent des choses clairement contradictoires, alors
l’un au moins a tort. Faire de la philosophie, c’est permettre à notre
connaissance de progresser, c’est chercher à déterminer lequel des
deux a tort (à moins qu’ils n’aient tort tous les deux).
Ces précisions faites, il est temps de commencer notre visite à la
philosophie expérimentale. Notre première étape sera la philosophie
morale3.
30
moraux sont la plupart du temps des constructions a posteriori qui ont
peu de chances de refléter leurs véritables principes moraux.
Le problème du tramway
À l’appui de leur thèse, qui peut sembler quelque peu radicale, les
intuitionnistes citent souvent un phénomène psychologique dérou-
tant : l’ahurissement moral.1 Il y a « ahurissement moral » quand les
gens prennent conscience qu’ils ne connaissent pas les raisons qui les
ont poussés (voire les causes qui les ont menés) à formuler tel ou tel
jugement. Prenons un exemple : le célèbre « problème du tramway ».
Le « problème » en question apparaît lorsqu’on compare deux dilem-
mes. Soit le premier dilemme :
31
Ce dilemme est le résultat du travail conjoint de deux philosophes :
Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson.1 Selon elles, vous devriez
avoir l’intuition que Jean a moralement le droit de détourner le tram-
way (mais non pas qu’il y est obligé, ni que vous détourneriez for-
cément le tramway si vous étiez à sa place, questions différentes de
celle qui est posée ici). Comparons maintenant ce cas avec le second
dilemme :
1. Foot, P., The problem of abortion and the doctrine of double effect, Oxford
Review, Vol. 5, 1967, pp. 5-15. Thomson, J.J., The trolley problem, Yale Law
Journal, Vol. 94, N°6, 1985, pp. 1395-1415.
32
Le biologiste Marc Hauser et ses collègues ont présenté cette paire
de scénarios à des participants issus de pays différents.1 Les résul-
tats qu’ils ont obtenus correspondent aux prédictions des philoso-
phes : dans le cas de DÉtourner, 85% des participants ont répondu
qu’il était moralement acceptable de détourner le tramway sur la per-
sonne seule. Dans le cas de Pousser, en revanche, 12% seulement ont
répondu qu’il était moralement acceptable de pousser la personne se
trouvant sur le pont. Il est intéressant de noter que cette asymétrie a
été observée (dans le cadre de cette étude) quels que soient le niveau
d’éducation, la situation socio-économique, le sexe, l’âge et la reli-
gion des participants. Ces résultats semblent donc robustes et cette
asymétrie largement partagée.2
Mais le plus important (pour notre propos) est que les participants
n’étaient pas capables de justifier le fait d’avoir donné des réponses
différentes à ces deux scénarios. Hauser et ses collègues ont en effet
demandé, à ceux qui avaient donné des réponses différentes dans les
deux cas, de justifier cette différence. Or, 70% d’entre eux ont donné
en réponse des « justifications insuffisantes ».
On est en droit de se demander quels sont les critères utilisés
pour juger une justification « insuffisante » ? Si la psychologie est
une science descriptive, quel étalon peut-elle utiliser pour juger de
la valeur d’une justification ? Porter de tels jugements n’oblige-
t-il pas le psychologue à outrepasser ses droits, imposant sa propre
morale aux participants de l’expérience ? En fait, non. Dans le
cadre de cette expérience, une justification était estimée « insuffi-
sante » si elle ne permettait pas d’expliquer pourquoi le sujet avait
jugé un cas (DÉtourner) plus acceptable que l’autre (Pousser). Par
exemple, dire « j’ai trouvé que détourner le tramway était accepta-
ble parce qu’il suffisait de tuer une personne pour en sauver cinq »
était considéré comme un cas de justification insuffisante : en effet,
cette justification n’explique pas pourquoi l’autre cas n’avait pas été
acceptable (dans les deux cas, il suffisait de tuer une personne pour
en sauver cinq).
1. Hauser, M., Cushman, F., Young, L., Jin, R. et Mikhail, J., A dissociation
between moral judgments and justifications, Mind and Language, Vol. 22, N°1,
2007, pp. 1-21.
2. Certains résultats montrent qu’elle peut même être observée chez des enfants
à l’âge de 3/4 ans.
33
Que montre cette expérience ? Elle montre que la plupart des par-
ticipants ne savent pas pourquoi ils portent tels ou tels jugements : ils
n’ont pas accès aux principes moraux qu’ils utilisent. Même dans le
cas des 30% de participants restants, qui ont donné une justification
suffisante, il est impossible de savoir si cette justification a été pro-
duite post hoc (après coup) ou si elle reflète vraiment les principes
moraux qui ont motivé les jugements de chaque participant. Ainsi,
ces expériences semblent porter un véritable coup à la théorie selon
laquelle les jugements moraux seraient le produit d’un raisonnement
conscient à partir de principes moraux explicites.
34
Les cas d’homicide sont peut-être des cas encore trop exception-
nels. Prenons donc une infraction moins grave : le vol. Imaginez un
de vos amis, victime d’un cambriolage : on lui a volé sa toute nou-
velle télé à écran plat. Vous condamnez moralement le voleur (sauf
si vous avez quelque chose contre les télés à écran plat). Quel est le
principe sous-jacent ? Est-ce : « il est interdit de voler » ? Mais que
faire du cas suivant : un homme a enfermé des enfants dans un entre-
pôt pour les utiliser comme main d’œuvre gratuite et corvéable à sou-
hait. Vous savez où cet homme cache la clé de son entrepôt. Vous
pouvez entrer chez lui, lui voler la clé et sauver les enfants. Est-il mal
de lui voler la clé ? Il semble que non. Le principe serait-il alors qu’il
est interdit de voler, sauf si cela peut permettre de sauver des gens ?
Mais que penser du cas suivant : je travaille dans une banque et j’en
profite pour détourner beaucoup d’argent depuis le compte de par-
ticuliers très riches vers celui d’une association humanitaire. Est-ce
acceptable ? Beaucoup de personnes considèrent que non. Et pour-
tant il s’agit d’un cas dans lequel nous volons de l’argent pour sauver
des vies1.
Pour en finir avec ce genre d’exercices, prenons le temps de
détailler une expérience qui révèle de façon claire l’écart qui peut
exister entre les principes qui gouvernent nos jugements moraux et
les principes que nous articulons explicitement et que nous croyons
suivre. Freiman et Nichols ont posé à un certain nombre de gens la
question suivante2 :
La plupart ont répondu qu’il était injuste que des personnes jouis-
sant d’avantages génétiques gagnent plus d’argent que d’autres, uni-
quement à cause de cet avantage, que ces personnes ne méritaient pas
1. J’emprunte ce dernier cas à Peter Unger, dont je reparlerai un peu plus loin.
2. Freiman, C. et Nichols, S., Is desert in the details?, Philosophy and
Phenomenological Research, Vol. 82, N°1, 2011, pp. 121-133.
35
cet argent supplémentaire. Mais, au lieu de se contenter de deman-
der aux gens de répondre « dans l’abstrait », Freiman et Nichols ont
ensuite demandé à d’autres de juger des cas « concrets ». En voici un
exemple :
Dans ce cas, la plupart des participants ont jugé qu’il était juste que
Beth gagne plus d’argent qu’Amy et qu’elle méritait d’en gagner plus.
Ces réponses entrent clairement en contradiction avec celles données
par les participants à la question précédente, révélant ainsi une inco-
hérence dans les jugements des gens. Cela montre que les principes
moraux généraux qui guident nos jugements ne sont pas clairement
accessibles, ce qui nous conduit à adopter, au niveau explicite, des
principes qui entrent en conflit avec nos jugements spontanés.
Nous n’avons donc pas accès aux principes que suivent nos intui-
tions. Mais avant d’aller plus loin, posons la question suivante : ces
phénomènes, bien qu’intéressants, ne relèvent-ils pas purement et
simplement de la psychologie ? Non, parce que les intuitions jouent
un rôle crucial dans la construction des théories morales : comme
nous allons le voir, elles sont même indispensables.
Posons-nous la question : comment pouvons-nous savoir ce qui
est bien ou mal ? Normalement, un philosophe nourri au kantisme
devrait répondre : soit par expérience (a posteriori) soit par réflexion
sur nos concepts moraux (a priori). Or, l’expérience ne semble pas
être une solution viable : elle ne nous apprend que la façon dont sont
les choses, non pas ce qu’elles devraient être, ni leur valeur. Je peux
36
voir un homme en torturer un autre pour le plaisir. Mais cette per-
ception ne m’apprend pas si cette action est bonne ou mauvaise, per-
mise ou interdite : cette connaissance doit venir d’ailleurs, car il est
tout à fait possible qu’un être dépourvu de morale assiste à la même
scène, ait la même expérience que moi, mais n’en tire pas les mêmes
conclusions morales que moi. (C’est pour ces raisons, entre autres,
que nombre de philosophes considèrent que la morale ne peut rele-
ver des sciences : les sciences procèdent par expérience, elles nous
apprennent la façon dont tourne le monde, pas celle dont il devrait
tourner, ni l’appréciation qui doit être portée sur l’ordre actuel1.)
Peut-on alors savoir ce qui est bien ou mal, interdit ou permis a
priori, c’est-à-dire par seul examen de nos concepts (de la même
façon que l’on peut savoir qu’un carré a quatre côtés sans avoir
recours à l’expérience, juste en réfléchissant à ce que nous enten-
dons par « carré » et en nous apercevant qu’il serait contradictoire de
dire qu’un carré n’a pas quatre côtés). Il semble que non. Comme le
dit Hume, une proposition comme « torturer un homme pour le plai-
sir n’est pas mal », même si elle paraît atroce (et ne pourrait sortir que
de la bouche d’un monstre), n’est pas une contradiction. Ce n’est pas
en réfléchissant à ce que j’entends par « mal », donc, que je saurai ce
qui est mal : deux personnes peuvent utiliser le mot « mal » dans le
même sens, tout en ne s’entendant pas sur ce qui est mal2.
Acceptant le principe selon lequel l’expérience ne saurait nous
faire connaître ce qui est bien ou mal, Kant, contrairement à Hume,
ne renonce pourtant pas à fonder la morale a priori. La méthode qu’il
utilise consiste, dans un premier temps, à identifier la morale à la
loi morale, c’est-à-dire à cette loi qui nous dicte ce que nous devons
faire, et, dans un deuxième temps, à affirmer que, par définition, la
loi morale est une loi pratique objective, c’est-à-dire une loi qui doit
pouvoir être un objet pour toute volonté et donc tout être raisonnable
(qui doit valoir pour tous). Il en résulte donc qu’une loi objective est
(toujours par définition) universalisable et que, puisque la morale est
1. Pour prendre un exemple à la mode : les experts (de la police scientifique) peu-
vent déterminer ce qui s’est déroulé sur une scène de crime – mais ce n’est pas à
eux de décider si l’auteur du crime mérite d’être condamné ou pas.
2. En effet, si deux personnes qui ne s’entendaient par sur ce qui est mal, n’utili-
saient pas ce mot dans le même sens, alors il n’y aurait en fait aucun désaccord.
Or, il semble qu’il existe d’authentiques désaccords moraux.
37
équivalente à la loi morale objective, que toute règle morale est uni-
versalisable (c’est-à-dire : doit pouvoir valoir pour tous).
Admettons tout cela. Vous pouvez alors vous demander : en quoi le
fait de savoir que la loi morale doit valoir pour tous peut-il nous aider
à déterminer ce qui est bien ou ce qui est mal, ce que je dois faire et
ce que je ne dois pas faire ? En fait, Kant part de cette idée (selon
laquelle la loi morale doit valoir universellement) pour mettre au
point un test d’universalisation : selon Kant, pour juger de la valeur
morale d’une action, il s’agit de déterminer si oui ou non la maxime1
de cette action peut être universalisée.
Pour comprendre comment ce test est censé marcher, prenons un
exemple célèbre : comment Kant parvient-il à montrer qu’il est mal
d’emprunter de l’argent sans avoir l’intention de le rendre ? En appli-
quant le test d’universalité, et voici comment :
1. La maxime est, pour Kant, « le principe subjectif du vouloir ». Entendez : les
intentions d’un agent particulier pour une action particulière.
38
loi d’après laquelle chacun, lorsqu’il se croit dans la
misère, pourrait faire une promesse quelconque avec
l’intention de ne pas la tenir, rendrait impossible la pro-
messe et la fin qu’on y associe, en ce que personne ne
croirait plus ce qu’on lui promet et rirait de tels propos
comme d’une vaine allégation1.
Et donc3 :
(3) Si m n’est pas universalisable, alors il est, soit permis, soit inter-
dit d’agir selon m.
39
Cependant, le test kantien repose sur une prémisse plus forte, qui
ne peut être déduite de (1) :
40
nous percevons (l’idée selon laquelle tout ne serait qu’illusion parce
que nous sommes dans « la Matrice » n’étant pas considérée comme
une « raison sérieuse »).
Dans ce cadre, fonder une théorie morale va consister à rendre
compte du plus grand nombre d’intuitions possibles, c’est-à-dire
à former des règles desquelles nous pouvons déduire le plus grand
nombre possible de nos intuitions. Bien sûr, il est possible qu’il soit
impossible de capturer et de rendre cohérentes toutes nos intuitions.
Dans ce cas, il conviendra de rejeter les intuitions qui vont à l’en-
contre de la théorie qui permet d’intégrer le plus d’intuitions, de
la même façon qu’on rejettera les données des sens isolées qui ne
s’accordent pas avec les autres données des sens (par exemple : une
hallucination).
1. Par « intuition linguistique », nous désignons ici ce sentiment qui nous permet
de dire si une phrase de notre langue est correcte ou incorrecte d’un point de
vue syntaxique, alors même que nous serions incapables de formuler les règles
qui rendent cette phrase correcte ou incorrecte – règles qui, dans la plupart des
cas, demandent l’effort de nombreux linguistes pour être découvertes. Pour une
défense de la théorie de la « Grammaire Morale Universelle », selon laquelle les
intuitions morales sont similaires aux intuitions linguistiques, voir : Mikhail, J.,
Universal moral grammar: theory, evidence and the future, Trends in Cognitive
Sciences, Vol. 11, N°4, 2007, pp. 143-152.
41
culture populaire pour leurs exactions et leur comportement profon-
dément amoral. D’un point de vue clinique, ils présentent une ten-
dance à manipuler leur entourage et ne ressentent jamais de culpabi-
lité. Il n’y a nul doute que leur conduite morale pose problème mais,
comme nous allons le voir, ils souffrent d’un déficit dans leurs juge-
ments moraux mêmes1.
Là encore se pose la question : comment mesurer que quelque chose
cloche dans les jugements moraux d’une personne ? De quel droit
évaluer comme déviant ou non le contenu d’un jugement moral ? En
fait, il est possible de juger qu’il y a un problème dans les jugements
des psychopathes en s’intéressant uniquement à la forme de leurs
jugements, sans en discuter le contenu. Pour comprendre comment,
nous devons nous écarter quelque temps de notre sujet. Un domaine
qui a fait l’objet de nombreuses études en psychologie morale est
la capacité que nous avons, dans le contexte social, à distinguer les
règles morales des règles conventionnelles. Des exemples typiques
de règles morales sont : ne pas frapper autrui, ne pas tuer, etc. Des
exemples typiques de règles conventionnelles sont : lever le doigt
avant de parler en classe, boire la soupe à même le bol sans utiliser la
cuillère, etc. Les deux types de règles diffèrent selon deux points :
1. Toutes les références aux études citées dans cette section peuvent être trouvées
dans le très utile article de Shaun Nichols : Nichols, S., How psychopaths threa-
ten moral rationalism : is it irrational to be amoral?, The Monist, Vol. 85, N°2,
2002, pp. 285-304.
42
Diverses études de psychologie ont montré que cette distinction se
retrouve partout, et surtout, que les enfants sont capables de la faire
dès l’âge de 4 ans. Ainsi les réponses d’une petite fille de 4 ans, inter-
rogée à propos d’événements venant juste de se produire dans sa classe
de maternelle. Le psychologue Elliot Turiel a montré que les enfants
considèrent comme immoraux certains comportements pourtant auto-
risés par les adultes1 (comme frapper un autre enfant). Nucci a répliqué
ces expériences dans des cultures très religieuses comme les Amish-
Mennonites et les Juifs orthodoxes. Ils ont demandé aux enfants s’il
serait permis de changer le jour du culte ou de voler si Dieu le décidait.
Si la plupart des enfants ont répondu que Dieu pouvait changer le jour
du culte, l’immense majorité a refusé en revanche de considérer que le
vol deviendrait acceptable si Dieu le déclarait tel2.
Ainsi, la distinction entre règles morales et règles conventionnel-
les semble être un fait universel qui émerge très tôt. Elle ne porte
pas sur le contenu des jugements moraux, mais sur la compréhension
de ce qu’est véritablement un jugement moral : c’est un jugement
dont la validité ne dépend ni du lieu, ni des sanctions d’une auto-
rité. Or, il se trouve que les psychopathes adultes se révèlent... tout
simplement incapables de faire cette distinction. Il leur est impos-
sible de distinguer, comme le fait pourtant un enfant de 4 ans, les
normes conventionnelles de normes morales : pour eux, tout est uni-
versel, tout est indépendant de l’autorité, etc. De plus, les justifica-
tions qu’ils donnent de leurs réponses diffèrent de celles des autres
personnes : tandis que, dans ces études, les participants « contrôles »
(enfants, adultes, criminels non psychopathes) font en majorité appel
à des considérations ayant trait au bien-être de la victime, les psycho-
pathes ont plus tendance à se justifier en faisant appel à l’autorité et
à la convention3.
1. Turiel, E., Killen, M. et Helwig, C., Morality: Its structure, function and vagar-
ies, in J. Kagan et S. Lamb (dir.), The Emergence of Morality in Young Children,
University of Chicago Press, 1987, pp. 155-244.
2. Nucci, L., Children’s conception of morality, social conventions and reli-
gious prescription, in C. Harding (dir.), Moral Dilemmas: Philosophical and
Psychological Reconsiderations of the Development of Moral Reasoning,
Precedent Press, 1986.
3. Blair, R.J., A cognitive developmental approach to morality: Investigating the
psychopath, Cognition, Vol. 57, 1995, pp. 1-29.
43
Les psychopathes semblent donc véritablement souffrir d’un défi-
cit du jugement moral. Mais quelle est la source de ce déficit ? Le
rationalisme moral nous dit que la source de nos jugements moraux
est le raisonnement. Dans ce cas, on devrait s’attendre qu’un défi-
cit au niveau des jugements moraux soit expliqué par un trouble du
raisonnement. On devrait donc s’attendre à ce que les psychopathes
soient moins doués en raisonnement que la moyenne. Mais tel n’est
pas le cas : les psychopathes n’ont aucun trouble du raisonnement,
ils sont aussi intelligents que la moyenne. En revanche, des patients
atteints du syndrome de Down (aussi connu sous le nom de trisomie
21), qui ont un QI et des capacités de raisonnement inférieures à la
moyenne, se révèlent capables de faire cette différence1.
Qu’en est-il maintenant du côté des émotions ? Un certain nombre
d’études psychologiques révèlent chez les psychopathes certains
déficits émotionnels, comme par exemple l’incapacité à réagir émo-
tionnellement à la souffrance d’autrui. Confrontés à des images pré-
sentant d’autres personnes en train de souffrir, les psychopathes ne
révèlent aucune émotion2. À l’inverse, cette absence de réaction n’est
pas observée chez patients atteints du syndrome de Down et chez les
autistes.3 Ces données suggèrent que, comme le soutenait déjà Hume,
ce ne serait pas le raisonnement, mais bien l’émotion, qui constitue-
rait la source de nos jugements moraux4.
1. Blair, R.J., Brief report: Morality in the autistic child, Journal of Autism and
Developmental Disorders, Vol. 26, 1996, pp. 571-579.
2. Blair, R.J., Lawrence, J., Clark, F. et Smith, M., The psychopathic individ-
ual: A lack of responsiveness to distress cues?, Psychophysiology, Vol. 34, N°2,
1997, pp. 192-198.
3. Blair, R.J., Psychophysiological responsiveness to the distress of others in children
with autism, Personality and Individual Differences, Vol. 26, 1999, pp. 477-485.
4. Certains philosophes pourraient suggérer qu’il existe une troisième solution :
la morale dépendrait avant tout de la capacité à se mettre à la place des autres
(par l’imagination, l’empathie, etc.) Néanmoins, dans le cas présent (la distinc-
tion entre règles morales et règles conventionnelles), cette réponse ne fonctionne
pas : d’après les études dont nous disposons, les psychopathes arrivent très bien à
se mettre à la place des autres (ce qui leur permet d’ailleurs de mieux les manipu-
ler). En revanche, les autistes de haut niveau, qui sont connus pour avoir quelques
difficultés dans ce domaine, parviennent bien mieux que les psychopathes à faire
la distinction entre les deux types de règles.
44
Séparer le bon grain de l’ivraie
45
Dans ce cas l’utilitarisme conclut que nous avons le devoir moral
d’envoyer ce chèque (et même plus) : la souffrance causée par la
mort de plusieurs enfants dépasse de loin la « perte » de 100 euros.
Néanmoins, nous ne condamnerions pas moralement quelqu’un qui
n’enverrait pas le chèque. Là encore, nos intuitions semblent aller à
l’encontre de l’utilitarisme.
Cependant, le philosophe Peter Unger nous invite à contraster ce
cas avec le suivant1 :
1. Unger, P., Living High and Letting Die, Oxford University Press, 1996. Le
« paradoxe » présenté par Unger est inspiré d’un autre créé par Singer. Voir :
Singer, P., Famine, affluence, and morality, Philosophy and Public Affairs, Vol. 1,
N°3, 1972, pp. 229-243.
46
La leçon qu’en tire Unger est la suivante : si nous nous conten-
tons d’observer nos intuitions dans les cas où celles-ci reflètent réel-
lement nos valeurs, alors elles se rapprochent de l’utilitarisme. Il
oppose deux attitudes vis-à-vis de nos intuitions : le conservatisme,
qui consiste à tenter de prendre en compte toutes nos intuitions, et
le libérationnisme, qui consiste à se « libérer » des intuitions qui
ne reflètent pas vraiment nos valeurs mais sont le produit de biais
psychologiques.
1. Unger signale dans une note avoir approché ses collègues du département de
psychologie, mais que ce projet n’a jamais vraiment pris forme.
47
tant dans le cas DÉtourner que dans le cas Pousser1. À l’inverse,
l’utilitarisme ne condamnera aucun type d’action en particulier :
toute action, quel que soit son type, peut devenir acceptable dès lors
qu’elle permet d’éviter plus de peine qu’elle n’en crée. Un utilita-
riste devrait donc juger acceptable de sacrifier une personne pour en
sauver cinq, tant dans le cas DÉtourner que dans le cas Pousser.
Pour résumer cette opposition en une phrase : alors que la déonto-
logie nous demande de ne pas faire de mal (même quand cela pour-
rait éviter un plus grand mal), l’utilitarisme nous demande de mini-
miser le mal dans le monde (même si cela requiert que nous fassions
du mal).
À première vue, tant la déontologie que l’utilitarisme semblent
aller à l’encontre de nos intuitions sur le problème du tramway. Mais
le défenseur de la déontologie a une solution : il peut s’appuyer sur
la distinction entre les moyens d’une action et ses effets secondai-
res. En effet, dans le cas Pousser, la mort de l’homme énorme est un
moyen que l’agent utilise pour atteindre son but (sauver les cinq per-
sonnes) : l’homme énorme lui sert à arrêter le tramway. Dans le cas
DÉtourner, en revanche, la mort de l’homme sur la voie secondaire
n’est qu’un effet secondaire : ce que fait l’agent pour sauver les cinq
personnes, c’est détourner le tramway. La mort de la victime n’est
qu’un « dommage collatéral ».
En quoi cette distinction peut-elle aider le défenseur de la déonto-
logie ? Eh bien, celui-ci pourrait dire : « Écoutez ! La règle morale
que nous devons suivre nous interdit de tuer une personne. Dans le
cas Pousser, l’agent viole cette règle en tuant clairement une per-
sonne. Mais dans le cas DÉtourner, en revanche, l’agent fait une
chose qui est acceptable et qu’aucune règle n’interdit : actionner un
levier. La mort de la personne sur la voie secondaire est un regrettable
effet secondaire de son action, mais ne fait pas partie de ce que fait cet
agent. Ainsi, l’action de cet agent ne viole aucune règle morale ».
À l’appui d’une telle réponse, le défenseur de la déontologie pourra
citer une expérience réalisée par les philosophes Shaun Nichols et
48
Ron Mallon1. Ceux-ci ont en effet mis au point une version « morale-
ment neutre » du problème du tramway :
1. Nichols, S. et Mallon, R., Moral dilemmas and moral rules, Cognition, Vol.
100, N°3, 2006, pp. 530-542.
49
restantes, et se rend compte que la seule façon d’arrê-
ter le camion à temps est de jeter l’une de ces tasses
sur le camion, ce qui entraînera la destruction de la
tasse jetée. Susie se trouve être une excellente lanceuse
et elle est certaine de sauver les cinq tasses en jetant
une tasse sur le camion. Susie lance la tasse, ce qui la
brise, mais arrête le camion et sauve les cinq autres
tasses.
Les participants ont eu plus tendance à dire que Susie avait violé
la règle énoncée par sa mère que Billy (87% contre 56%). Cela
va donc dans le sens de la solution avancée par le défenseur de la
déontologie (même si on ne peut s’empêcher de noter que plus de
la moitié des sujets considèrent toujours que Billy a violé la règle
en question). Mais cette solution soulève en fait bien des difficul-
tés. Si les effets secondaires des actions ne peuvent être considé-
rés comme violant des règles, alors il devrait être acceptable, dans
une situation similaire à DÉtourner, mais dans laquelle les chiffres
sont inversés, de tuer cinq personnes pour en sauver une (voire pour
sauver une vache) dès lors que la mort de ces cinq personnes n’est
qu’un effet secondaire : après tout, causer leur mort ne violerait
aucune règle.
Reste alors une solution : supposer que la clause selon laquelle
tuer une personne, comme effet secondaire de son action, n’est
valide que lorsque le bien visé par l’action est supérieur au mal causé
en tant qu’effet secondaire. On arrive alors à ce que les philoso-
phes appellent la doctrine du double effet, qui peut s’énoncer de la
façon suivante :
50
Un mal peut être causé pour éviter un plus grand mal
à condition que ce premier mal soit un effet secondaire
de notre action et non un moyen1.
TRAIN
HOMME ÉNORME
5 HOMMES
51
du tramway, se trouvent cinq personnes. Ned se trouve
près d’un levier qu’il peut actionner pour rediriger le
tramway sur une voie secondaire. Cette voie secondaire
est en fait une sorte de boucle, qui rejoint la voie prin-
cipale juste avant les cinq personnes : le seul fait de
détourner le tramway sur la voie ne suffira donc pas à
sauver les cinq personnes. Mais sur cette voie secon-
daire se trouve un homme énorme. Si le tramway heurte
cet objet, il ralentira, ce qui permettra aux hommes de
s’échapper. Ned peut ainsi actionner le levier, ce qui
sauvera les cinq hommes, mais en tuera un. Ou bien il
peut s’en abstenir et laisser les cinq hommes mourir.
Ned a-t-il moralement le droit d’actionner le levier ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Dans ce cas (certes un peu complexe, mais loin d’être le plus com-
plexe de ceux qui ont pu être inventés), l’homme énorme est utilisé
comme moyen pour arrêter le tramway. Si nos intuitions étaient gui-
dées par la doctrine du double effet, et si cette doctrine expliquait
nos intuitions sur les cas DÉtourner et Pousser, alors nous devrions
avoir l’intuition qu’il est parfaitement inacceptable d’actionner le
levier. Mais les résultats obtenus par Hauser et ses collègues sont loin
d’être aussi nets : en fait, dans leur expérience, 56% des participants
ont jugé que Ned avait moralement le droit de détourner le tramway.
Dans une autre expérience réalisée cette fois par Joshua Greene, dont
nous allons tout de suite reparler, les participants devaient indiquer,
sur une échelle de 1 à 9, à quel point détourner le tramway dans un tel
cas serait moralement acceptable, « 1 » indiquant « pas du tout accep-
table » et « 9 » « tout à fait acceptable ». La moyenne des réponses a
été de 5,89 (« plutôt acceptable »).
52
tenté de réaliser Joshua Greene, auquel nous revenons maintenant.
Pour cela, sa stratégie est simple : elle consiste à dire que notre intui-
tion au sujet de Pousser n’est pas fiable (mais que notre réponse à
DÉtourner provient, elle, de processus mentaux fiables).
Comme nous l’avons mentionné, Greene pense que, dans ces deux
cas, s’affrontent une réponse « utilitariste » (accepter le sacrifice) et
une réponse « déontologique » (rejeter le sacrifice), et que ce conflit est
à l’origine de l’expérience même de dilemme. Toujours selon Greene,
la réponse « utilitariste » est le produit de processus conscients et
volontaires, et donc d’un raisonnement moral (il ne s’agit, en fait, pas
d’une intuition), tandis que la réponse « déontologique » est essentiel-
lement émotionnelle – le fruit d’une sorte de violent « signal d’alarme
émotionnel ». La différence entre les deux cas s’expliquerait ainsi par
le fait que la mort de l’homme énorme, dans le cas Pousser, suscite
chez nous une émotion plus violente que la mort de l’homme sur la
voie secondaire dans le cas DÉtourner. Ainsi, dans le cas DÉtourner,
le raisonnement l’emporterait sur une faible réponse émotionnelle,
ce qui aboutirait la plupart du temps à une réponse « utilitariste »,
tandis que, dans le cas Pousser, la réponse émotionnelle l’empor-
terait sur le raisonnement, nous conduisant à donner une réponse
« déontologique »1.
À l’appui de cette explication, Greene avance un certain nombre
d’éléments empiriques. Citons-en trois :
53
recrutée dans les tâches non automatiques, et particulièrement
dans les tâches de raisonnement) étaient plus activées dans le
cas de dilemmes « impersonnels »1.
2. Dans une autre étude, Greene et ses collègues ont soumis (pres-
que) les mêmes dilemmes à des personnes soumises à une «
charge cognitive ». En psychologie, on dit qu’un participant
est sous « charge cognitive » quand il a à exécuter, en plus de la
tâche principale, une autre tâche qui est censée « encombrer » sa
mémoire de travail et ainsi l’empêcher de l’utiliser pour résou-
dre la tâche principale. Dans ce cas précis, cette seconde tâche
consistait à surveiller une ligne de chiffres défilant sur l’écran
et à repérer un chiffre cible. Les résultats obtenus ont montré
que la « charge » affectait les temps de réaction (en ralentis-
sant les participants), mais uniquement pour les réponses « uti-
litaristes » et uniquement dans le cas de dilemmes semblables
à Pousser, ce qui suggère que les réponses « utilitaristes » sont
effectivement des produits du raisonnement et qu’elles doivent
lutter contre une force opposée dans ce type de cas2.
3. Mais la source de données la plus impressionnante vient de
l’étude des patients atteints de lésions préfrontales. Par «
lésions préfrontales », j’entends un type de lésions trouvées
chez des patients qui montrent un comportement spécifique
suite à une lésion au cortex préfrontal. Selon le neuropsy-
chologue Antonio Damasio, la plupart des lésions dans cette
région du cerveau s’accompagnent d’un déficit émotionnel
(mais l’intelligence peut rester intacte). Par exemple, exposés
à un film atroce, ces patients rapportent ne rien ressentir, alors
qu’ils comprennent très bien, selon leurs propres dires, que
quelque chose ne va pas et « qu’ils devraient ressentir quelque
chose »3. Or, la théorie de Greene fait la prédiction suivante :
54
chez des patients présentant un déficit émotionnel, le raison-
nement « utilitariste » devrait être moins susceptible d’être
contrecarré par une réaction émotionnelle « déontologique » –
on devrait donc prédire que ces patients tendront plus à donner
des réponses utilitaristes que les participants standards. Cette
prédiction a été testée à plusieurs reprises sur différentes popu-
lations de patients frontaux1, et il se trouve que, comme prévu,
ces patients tendaient à répondre de façon plus utilitariste que
les participants « contrôles ».
1. Par exemple : Koenigs, M., Young, L., Adolphs, R., Tranel, D., Cushman, F.,
Hauser, M. et Damasio, A., Damage to the prefrontal cortex increases utilitarian
moral judgments, Nature, Vol. 446, 908-911.
2. En fait, dans ses premières expériences, Greene considère que la condition (ii)
est suffisante et donc que nos émotions suivent en quelque sorte la doctrine du
double effet. Il a néanmoins changé d’avis depuis. Pour l’article où la doctrine
de la force personnelle est présentée pour la première fois : Greene, J., Cushman,
F., Stewart, L., Lowenberg, K., Nystrom, L. et Cohen, J., Pushing moral but-
tons: the interaction between personal force and intention in moral judgment.
Cognition, Vol. 111, N°3, pp. 364-371.
55
pas être expliqués de cette façon). Néanmoins, cette réponse vous
laisse probablement sur votre faim. On a envie de demander à nou-
veau : mais pourquoi ? Pourquoi nos émotions suivent-elles de telles
règles ? Pour répondre à cette question, Greene nous propose une
hypothèse évolutionniste :
1. Greene, J., From neural « is » to moral « ought » : what are the moral implica-
tions of neuroscientific moral psychology?, Nature Reviews Neuroscience, Vol. 4,
2003, pp. 847-850. C’est nous qui traduisons.
2. C’est-à-dire la violence qui respecte les conditions de la doctrine de la force
personnelle.
56
un tort est impersonnel, il ne devrait pas déclencher ce
type d’alarme émotionnelle, permettant ainsi aux gens
de répondre de façon plus cognitive, peut-être en utili-
sant une analyse coûts-bénéfices1.
57
Si Greene propose de rejeter les intuitions « déontologiques »,
c’est en raison de l’inadaptation de ces réactions à notre époque :
en effet, on a vu que, selon Greene, le mécanisme ne prend pas en
compte la violence impersonnelle, parce que celle-ci n’existait pas
(ou peu) dans l’environnement où elle a surgi. Mais les progrès tech-
nologiques (par exemple : les dommages collatéraux lors de bombar-
dements) ont rendu ce type de violence possible et courant. Ce méca-
nisme est donc inadapté à l’époque dans laquelle nous vivons : il faut
cesser de nous appuyer dessus et de faire confiance aux intuitions
qu’il suscite. Ayons plutôt recours, à la place, au calcul coûts-bénéfi-
ces maximisateur, et vive l’utilitarisme !
L’argument de Greene ne se limite bien sûr pas au seul problème
du tramway : il pense que de nombreuses autres intuitions anti-uti-
litaristes reposent sur ce même mécanisme, comme par exemple le
jugement d’Anscombe, que nous avons cité dans l’introduction, et
qui pourrait n’être finalement qu’un biais émotionnel. Greene envi-
sage même que certaines intuitions allant à l’encontre de l’utilita-
risme proviennent d’autres mécanismes de ce type, qui sont eux
aussi des signaux d’alarme émotionnels. Par exemple, l’utilitarisme
ne devrait voir aucune objection à la pratique de l’inceste entre adul-
tes consentants, dès lors que le plaisir qui en ressort est supérieur
au mal qui pourrait en découler, alors que nous avons une tendance
assez immédiate à condamner l’inceste. En suivant l’argument de
Greene, on pourrait alors répondre que la répulsion que nous ins-
pire l’inceste est le fruit d’un mécanisme qui a évolué pour empê-
cher la consanguinité et les maladies génétiques qui en résultent. À
une époque où la plupart des relations sexuelles avaient un risque
de se terminer en grossesse, elle a évolué pour condamner toutes les
relations incestueuses sans discrimination. On pourrait alors dire
que ce mécanisme n’est plus adapté à une époque où le contrôle des
naissances est possible, et où des relations incestueuses peuvent se
dérouler sans risque de donner naissance à un enfant – et donc que
nos intuitions prohibant l’inceste sont le fruit d’un mécanisme non
fiable.
Cette potentielle prolifération de mécanismes obsolètes permet
finalement à Greene de proposer un argument général contre la déon-
tologie : selon lui, la déontologie n’est qu’une tentative pour captu-
rer dans des règles, et justifier a posteriori, les intuitions que nous
soufflent ces mécanismes. Ces mécanismes étant potentiellement
58
nombreux, cela explique pourquoi les pratiquants de la déontolo-
gie sont obligés de multiplier les règles : pour chaque mécanisme, il
faut au moins une règle. Une théorie déontologique adéquate devra
donc trouver un ensemble cohérent de règles permettant d’accor-
der les intuitions engendrées par ces différents mécanismes – mais
il est peu probable que cela soit possible : la psychologie humaine
n’a rien de cohérent. C’est pourquoi, plutôt que de se lancer dans
une entreprise quasi désespérée consistant à tenter de trouver de
bonnes raisons en faveur de préjugés issus de mécanismes obsolè-
tes, mieux vaudrait se laisser aller à la simplicité, l’unité et la cohé-
rence du raisonnement utilitariste : le bonheur est bon, la douleur
est mauvaise, le bien consiste à maximiser la première et minimiser
la seconde.
59
fait que Sarkozy est le président de la République française,
fait qui vaut pour tous1.
• Le relativisme moral est la théorie selon laquelle les juge-
ments moraux ont une valeur de vérité (ils sont vrais ou faux)
qui dépend de certains faits, mais une valeur de vérité qui peut
varier selon certains facteurs (la personne qui porte le juge-
ment, ou la personne qui est jugée, ou l’époque et l’endroit
où l’on se trouve, etc.) L’objectivisme moral et le relativisme
moral constituent ainsi deux cas distincts de réalisme moral
(qui soutient la thèse selon laquelle il existe des faits moraux).
Ils se distinguent, dans la terminologie que nous utilisons, par
le fait que le premier suppose l’existence de faits moraux vala-
bles pour tous, tandis que le second suppose l’existence de
faits moraux dont la portée est limitée et relative à certains fac-
teurs (de la même façon que l’énoncé « la pharmacie est droit
devant » peut être, dans un même temps, vrai pour certaines
personnes et faux pour d’autres).
• Le nihilisme moral, appelé aussi anti-réalisme moral, est la
théorie selon laquelle il n’existe tout bonnement pas de faits
moraux susceptibles de rendre vrais nos jugements moraux.
1. Cet exemple ne sera peut-être pas valable très longtemps (du moins, certains
l’espèrent). S’il ne l’est plus au moment où vous lisez ce livre, remplacez juste
« Nicolas Sarkozy » par le nom de l’actuel président (présidente ?).
2. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal (traduction de Cornélius Hein), Gallimard,
1987, Folio Essais.
60
de philosophie intitulé paradoxalement Ceci n’est pas un manuel
de philosophie, Charles Pépin épingle, dans son « bêtisier » sur le
thème de la morale, la formule : « à chacun sa morale »1. Son argu-
ment consiste tout simplement à invoquer les mânes de Kant, qui
comme nous l’avons vu, a clairement déclaré que les vérités mora-
les avaient par définition une portée universelle (c’est-à-dire que la
loi morale était par définition une loi objective). Or, la formule « à
chacun sa morale » affirme l’inverse : elle serait donc absurde et
contradictoire.
À cela, il faut demander : de quelle interprétation de la formule
« à chacun sa morale » parlez-vous ? Selon l’interprétation relati-
viste, cette formule signifie que la vérité morale change d’une per-
sonne à l’autre, ce qui entre directement en contradiction avec l’idée
selon laquelle les vérités doivent être valables universellement. Mais
il existe aussi une interprétation nihiliste de cette formule, selon
laquelle chacun peut dire ce qu’il veut en matière de morale, parce
qu’en l’absence de vérités morales, les jugements ne sont, au même
titre, ni vrais ni faux. Dans ce cas, il n’y a pas contradiction avec l’idée
selon laquelle les vérités sont valables universellement : le nihiliste
peut tout simplement dire que les vérités morales sont par définition
valables universellement, mais qu’il n’en existe aucune (de la même
façon qu’il est possible d’affirmer que les licornes ont par définition
une corne, mais qu’il n’existe aucune licorne). Ainsi, même en accep-
tant l’idée selon laquelle les vérités morales doivent être valables uni-
versellement, la formule « à chacun sa morale » peut être vraie – elle
signifie alors qu’il n’existe aucune vérité morale, ce qui autorise tous
les jugements.
Mais est-il vrai que les vérités morales doivent, quasiment par défi-
nition, valoir universellement ? Kant (et ceux qui le suivent comme,
dans notre exemple, Charles Pépin) semblent considérer ce point
comme une évidence. Pour citer à nouveau Kant :
61
de raison et de volonté ; il s’étend même à l’Être infini
en tant qu’intelligence suprême1.
Autrement dit, la loi morale est valable pour tous, y compris les
extra-terrestres et Dieu – et cela est censé être un fait que tout être rai-
sonnable se devrait de reconnaître immédiatement (c’est « proclamé
par la raison »)2. Mais est-ce vraiment le cas ? Avons-nous vraiment
l’intuition, la certitude « rationnelle » que les règles morales sont
valables universellement ?
À première vue, il semblerait que oui : n’avons-nous pas vu que
la plupart des gens font la distinction entre règles morales et règles
conventionnelles ? C’est vrai, mais le simple fait de faire cette dis-
tinction ne suffit pas à prouver que nous considérons qu’il existe
des règles morales valables universellement. Imaginons un relati-
viste moral qui considère qu’il est très mal de tirer les cheveux de
quelqu’un (pour reprendre l’exemple de Turiel), mais accepte la pos-
sibilité que, pour d’autres personnes, cela ne soit pas mal. Cela ne
l’empêchera pas de considérer que, pour lui, il est mal de tirer les
cheveux de quelqu’un, partout dans le monde, et quoi qu’en disent
les autorités compétentes. Il semble donc tout à fait possible de conti-
nuer à faire cette distinction en étant relativiste (ou même nihiliste),
62
et c’est d’ailleurs ce que montre Shaun Nichols dans une série d’ex-
périences comparant participants objectivistes et participants relati-
vistes (ou nihilistes).
Considérons plutôt l’expérience suivante, réalisée par le philoso-
phe Hagop Sarkissian et ses collègues, et visant explicitement à déter-
miner si les gens sont ou non des relativistes culturels1. Le relativisme
culturel est une forme de relativisme pour laquelle les jugements
moraux peuvent être vrais ou faux, de telle façon qu’il est possible à
un individu de se tromper moralement, mais selon laquelle ce qui est
bien ou mal dépend de la culture à laquelle appartient chaque indi-
vidu2. Pour tester la « popularité » du relativisme culturel, Sarkissian
et ses collègues ont mis au point une expérience dans laquelle les par-
ticipants (des étudiants) devaient imaginer qu’un de leurs camarades
de classe n’était pas d’accord avec une autre personne sur le juge-
ment moral à porter sur deux scénarios mettant en scène des viola-
tions morales :
1. Sarkissian, H., Chatterjee, A., De Brigard, F., Knobe, J., Nichols, S. et Sirker,
S., Folk moral relativism, Mind and Language, à paraître.
2. L’idée n’est pas seulement que ce que les gens pensent être bien ou mal change
d’une culture à l’autre, ce qui semble assez évident, mais bien que ce qui est vrai-
ment bien ou mal varie selon la culture à laquelle appartient celui qui juge.
63
Étant donné que ces individus [dans ce cas précis :
le camarade de classe imaginaire et Sam] ont des juge-
ments différents à propos de ce cas [Horace ou Dylan],
nous voudrions savoir si vous pensez qu’au moins l’un
d’eux peut avoir tort, ou si en fait il serait possible qu’ils
aient tous deux raison. En d’autres termes, à quel point
êtes-vous d’accord avec l’affirmation suivante pour ce
qui est de ce cas : « Puisque votre camarade de classe
et Sam ont des jugements différents à propos de ce cas,
au moins l’un d’entre eux doit avoir tort. »
64
jugements opposés. Ces résultats sont exactement ceux qu’aurait
prédits l’hypothèse selon laquelle la plupart des gens sont des rela-
tivistes culturels.
De plus, Sarkissian et ses collègues ont été en mesure de répli-
quer ces résultats dans des conditions quelque peu différentes.
Dans leur première expérience, tous les participants étaient des
étudiants américains. On pourrait se dire que le relativisme n’est
qu’une spécificité de cette population. Ils ont donc recruté de nou-
veaux participants à Singapour, et ont obtenu le même type de résul-
tats. Puis, dans une troisième expérience, les participants devai-
ent répondre aux mêmes questions, mais cette fois en ayant en
même temps sous les yeux les trois versions du texte. En psycho-
logie, ce type de paradigme expérimental, qui favorise la compa-
raison entre les différentes conditions, est connu pour amener les
participants à répondre de façon plus « réfléchie » et moins « intui-
tive ». Néanmoins, les réponses des participants étaient dans l’en-
semble identiques à celles obtenues dans les deux premières
expériences.
Finalement, Sarkissian et ses collègues ont été en mesure d’écarter
un certain nombre d’hypothèses alternatives. Ils ont ainsi montré que
c’était bien la culture à laquelle appartenait celui qui porte le juge-
ment (Sam, le Mamilon ou le Pentar) qui influençait les réponses des
participants, et non la culture à laquelle appartenait l’agent sur lequel
portait le jugement (Horace ou Dylan). Ils ont aussi montré que ces
résultats étaient bien le fruit d’un relativisme purement moral, et non
d’un relativisme généralisé : quand les jugements moraux étaient
remplacés par des jugements comme « les pâtes sont faites à partir de
farine, d’eau et d’œufs », les gens donnaient des réponses beaucoup
moins relativistes.
Les réponses données par les participants correspondent donc aux
réponses que donnerait un relativiste culturel quant aux vérités mora-
les. Si on est optimiste, on peut en conclure que la plupart des gens
ont des intuitions relativistes. Si on est plus méfiant, on en conclura
juste que la situation n’a rien de clair : difficile de dire, sans plus de
résultats et d’expériences, que les gens sont plutôt objectivistes, ou
plutôt relativistes ou nihilistes. Dans tous les cas, aucune de ces deux
conclusions ne suffirait à prouver que le relativisme moral est vrai. Par
contre, ces résultats permettent de renverser la situation dialectique :
habituellement, l’objectiviste moral considère (comme nous l’avons
65
vu) qu’il a le bon sens et l’évidence (forcément « rationnelle ») de son
côté, tandis que relativistes et nihilistes soutiennent une thèse abso-
lument paradoxale, voire absurde. De ce fait, l’objectiviste moral se
sent rarement obligé de proposer un argument en faveur de sa posi-
tion : c’est aux autres de se justifier en avançant des arguments, c’est
à eux que revient la charge de la preuve.
Ce que suggèrent les résultats obtenus par Sarkissian et ses col-
lègues, c’est qu’il est loin d’être clair que l’objectivisme soit plus
« évident » ou « intuitif » que ses concurrents : si c’était le cas, pour-
quoi les gens sembleraient-ils si enclins au relativisme ? Du coup,
l’objectivisme n’a aucun avantage argumentatif : il est à égalité avec
ses concurrents et ne peut se contenter d’affirmer qu’il est évident,
qu’il est un « principe de la raison ». Il lui faut donc avancer des
arguments en faveur de l’existence de vérités morales universelles,
et qui soient meilleurs que ceux des défenseurs du relativisme et du
nihilisme.
Au cas où quelqu’un serait tenté de proposer comme argument le
fait que le relativisme et le nihilisme sont des doctrines qui ont des
conséquences morales désastreuses, je conclurai ce chapitre sur une
citation de Hume qui mérite d’être méditée :
66
peu de chance que l’adhésion philosophique à des thèses comme le relativisme
ou le nihilisme nous conduise à ne plus nous comporter moralement. De plus,
ni le relativisme ni le nihilisme n’ont pour conséquence que nous devons tout
accepter : on peut être relativiste et juger que, même si ceux qui jugent diffé-
remment de nous n’ont pas « tort », cela ne nous interdit pas de nous opposer
à eux quand leurs actions vont à l’encontre de nos principes moraux (qui sont
tout de même vrais « pour nous »). Relativisme n’est pas synonyme de tolé-
rance : on peut en toute logique être relativiste et intolérant. Néanmoins, cer-
taines études suggèrent que l’adoption du relativisme (ou du nihilisme) tend à
rendre les gens plus tolérants vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur opinion.
(Voir : Wright, J.C., Grandjean, P. et McWhite, C., Mechanisms of intoler-
ance : Do our meta-ethical commitments matter?, manuscrit non publié, College
of Charleston.)
Interlude 1
Faire de la philosophie morale rend-il meilleur ?
1. Bien sûr, les gens qui font de la philosophie morale n’en font pas en perma-
nence. Mais de même que s’entraîner un peu tous les jours au badminton suffit
pour faire de vous un meilleur joueur que la moyenne, de même pratiquer un peu
le raisonnement moral chaque jour devrait, au final, vous rendre meilleur que la
moyenne dans la pratique du raisonnement moral. Et si on suppose que la pratique
du raisonnement a un impact sur la conduite morale, cette pratique quotidienne
devrait être suffisante pour améliorer votre comportement. Une autre objection
pourrait être que les philosophes ne forment pas des raisonnements moraux, mais
réfléchissent sur les raisonnements moraux, ce qui est différent – mais cette objec-
tion ne touche que ceux qui feraient exclusivement de la méta-éthique, au détri-
ment de l’éthique, ce qui est loin d’être la totalité.
2. Quand je dis que ce terme est laid, je ne fais bien sûr qu’exprimer mon propre
goût, et ne vise aucunement un assentiment universel. Nous y reviendrons dans
l’Interlude 3.
3. Schwitzgebel, E., Do ethicists steal more books?, Philosophical Psychology,
Vol. 22, N°6, 2009, pp. 711-725.
70
le fait de conserver indéfiniment des livres empruntés à la bibliothè-
que plutôt que de les rendre. Il semble évident qu’un tel comporte-
ment est immoral (même si sa gravité est minime) : en s’accaparant
ainsi un livre, on pille ce qui est censé constituer une ressource com-
mune. Si les éthiciens, par leur pratique du raisonnement moral, sont
meilleurs que leurs collègues, on devrait s’attendre à ce qu’ils tendent
moins à conserver les livres de bibliothèque de leurs collègues.
Pour tester cette hypothèse, Eric Schwitzgebel a procédé par
étapes. Dans un premier temps, il a dressé, en se basant sur les recen-
sions d’ouvrages de la Philosophical Review, une liste de livres divi-
sée en deux catégories : ouvrages traitant clairement d’éthique et
ouvrages ne traitant clairement pas d’éthique. De chaque catégorie,
il a retiré les livres trop souvent cités (les « classiques »), suscepti-
bles d’être empruntés par des non-spécialistes. Puis il a consulté le
statut de chaque livre des deux listes dans le catalogue informati-
que de 32 bibliothèques universitaires (en rayon, emprunté, en retard,
manquant). Il a ainsi pu observer que, tant parmi les livres sortis de
rayon que parmi les livres en rayon, la proportion de livres manquants
(c’est-à-dire disparus) était plus élevée en ce qui concerne les livres
traitant d’éthique que les livres ne traitant pas d’éthique. Autrement
dit, il semblerait que les éthiciens aient, en fait, plus tendance à voler
les livres de bibliothèque (ou du moins à ne jamais les rendre) que
leurs collègues philosophes1.
Dans une seconde expérience, Schwitzgebel a procédé à une ana-
lyse similaire, mais en s’intéressant cette fois aux ouvrages philoso-
phiques « classiques », qu’il a répartis en trois catégories : textes clas-
siques de philosophie morale, textes classiques de philosophie autre
que philosophie morale, et ouvrages de Nietzsche (qui entreraient
normalement dans la catégorie « philosophie morale », mais peuvent
être perçus comme prônant un certain immoralisme). Là encore, il
a observé que les ouvrages d’éthique avaient plus tendance à être
« manquants » que les ouvrages ne traitant pas d’éthique. Notons,
1. On pourrait objecter qu’il n’y a aucun moyen de savoir si les personnes qui ont
emprunté les livres étaient des éthiciens, c’est-à-dire des spécialistes de philoso-
phie morale. C’est exact : il n’y avait aucun moyen de le vérifier. Rappelez-vous
néanmoins que, lors de la première expérience, les livres susceptibles d’être assez
classiques pour être consultés par des non-spécialistes avaient été écartés de la
liste, ne laissant que des ouvrages très spécialisés.
71
pour l’anecdote, que les ouvrages de Nietzsche avaient encore plus
tendance à manquer que les livres d’éthique1. Sur les 12 ouvrages qui
étaient le plus souvent portés disparus, 11 étaient, soit un livre d’éthi-
que (8), soit un livre de Nietzsche (3).
Ces résultats suggèrent que les éthiciens seraient plus susceptibles
que leurs collègues de s’emparer d’un bien commun, les livres de
bibliothèque. Cela va directement à l’encontre de l’idée selon laquelle
la pratique de la philosophie morale contribuerait à nous rendre
meilleurs.
1. Et, sur un registre encore plus anecdotique, notons que le livre qui avait le plus
tendance à manquer était L’Utilitarisme de Mill. Juste après, venait Les fonde-
ments de l’arithmétique de Frege.
2. Schwitzgebel, E. et Rust, J., The moral behaviour of ethicists: peer opinion,
Mind, Vol. 118, N°472, 2009, pp. 1043-1059.
72
participants de livrer le même type de jugements et de comparaisons,
mais cette fois en ne pensant pas aux éthiciens (ou aux métaphysi-
ciens/épistémologues) en général, mais à celui, dans leur département,
dont le nom venait en premier après le leur dans l’ordre alphabétique,
c’est-à-dire à une personne particulière.
Ces deux questionnaires constituent deux moyens complémentai-
res de mesurer l’opinion des philosophes sur le comportement de leurs
collègues éthiciens. Leurs résultats révèlent que, alors que les éthi-
ciens tendent à se considérer moralement meilleurs que les autres phi-
losophes, les autres philosophes ne les considèrent pas en moyenne
meilleurs ou pires que leurs collègues issus d’autres spécialités. Plus
précisément, les éthiciens étaient partagés en deux grandes catégo-
ries : ceux qui pensaient être meilleurs que les autres, et ceux qui pen-
saient être ni meilleurs ni pires que les autres. Les réponses des autres
philosophes se sont réparties en trois catégories à peu près égales : un
tiers d’entre eux pensaient que les éthiciens étaient meilleurs, un tiers
qu’ils n’étaient ni meilleurs ni pires et un dernier tiers qu’ils étaient
en fait pires. Là encore, il y a peu de raisons de penser que la pratique
de la philosophie morale rend les éthiciens meilleurs1.
73
Schwitzgebel et Rust ont ainsi dressé les listes de professeurs d’uni-
versité vivant en Californie, Floride, Minnesota, Caroline du Nord ou
dans l’État de Washington – cinq États dans lesquels il est possible
au public d’accéder aux listes des noms de ceux qui ont voté (sans
pour autant savoir pour qui ils ont voté). Ils ont ainsi pu comparer les
taux d’abstentions pour quatre groupes : les éthiciens, les philosophes
non-éthiciens, les professeurs de sciences politiques et les autres pro-
fesseurs (ceux n’appartenant à aucun des trois groupes précédents).
Ils ont constaté que, tandis que les spécialistes de sciences politi-
ques tendaient à voter plus souvent et en plus grand nombre que les
trois autres groupes, aucune différence n’apparaissait entre les trois
groupes restants. Autrement dit : les éthiciens étaient tout aussi sujets à
l’abstention que les non-éthiciens et même que les non-philosophes1.
1. Et si en fait ces résultats étaient tout simplement dus au fait que les éthiciens
avaient des raisons morales de ne pas voter ? Dans une expérience ultérieure (et pas
encore publiée), Schwitzgebel et ses collègues ont interrogé un certain nombre de
personnes (éthiciens, philosophes non-éthiciens et non-philosophes) sur leur opi-
nion morale concernant le vote. 90% des éthiciens ont répondu que voter était mora-
lement bien (contre 85% des philosophes non-éthiciens et 89% des philosophes).
2. « Dernière », si on se limite à ce qui a été publié dans des revues philoso-
phiques. Mais Schwitzgebel et ses collègues ont un certain nombre d’études en
réserve. Dans l’une de ces études, ils ont comparé la fréquence à laquelle les phi-
losophes répondaient aux mails de leurs étudiants, et n’ont trouvé aucune diffé-
rence entre les éthiciens et les autres philosophes. Dans une autre, ils ont comparé
les comportements de philosophes dans huit situations morales (dont le don de
sang, le don d’organes et le don à des œuvres de charité et n’ont, là encore, trouvé
aucune différence entre les éthiciens et les autres philosophes. Ces études (tout
comme celles que nous avons décrites) peuvent être consultées sur la page per-
sonnelle d’Eric Schwitzgebel.
3. Schwitzgebel, E., Rust, J., Huang, L., Moore, A. et Coates, J., Ethicists’ cour-
tesy at philosophy conferences, Philosophical Psychology, à paraître.
74
1. Parler à voix haute alors que quelqu’un est en train de donner
une conférence (versus rester silencieux),
2. Claquer la porte (ou laisser celle-ci se refermer bruyamment)
en entrant ou sortant de la salle, en plein milieu d’une confé-
rence (versus tenter de faire le moins de bruit possible),
3. Laisser des déchets derrière soi à la fin de la session (versus
laisser un siège propre).
75
sont rares. À une époque où certaines personnes insistent pour défi-
nir la philosophie comme un exercice spirituel et une transforma-
tion de soi, ces résultats viennent jeter le soupçon sur de telles
conceptions « pratiques » de la philosophie, définie comme art
de vivre 1.
76
CHAPITRE II
La morale est partout
78
Dans ce cas, on ne dirait pas que Pierre a intentionnellement tué
Paul. Et pourtant, c’est bien l’intention qu’avait Pierre de tuer Paul
qui provoque la mort de Paul.
On pourrait alors se rabattre sur une version plus faible du lien
entre intention et action intentionnelle :
1. Bien sûr, comme vous vous en doutez, je n’ai pas de cheminée dans la vie
réelle.
79
Prenons un exemple historique : le 13 juin 1944, l’armée alle-
mande fit pour la première fois usage de ses nouveaux missiles V1,
en les lançant en direction du cœur de Londres, dans l’espoir de tou-
cher le plus de monde possible, ainsi que les centres de commande-
ment. Mais, contrairement aux attentes des Allemands, les premiers
missiles atterrirent un peu trop au sud. Le commandement militaire
anglais mit alors au point un stratagème ingénieux : en transmettant
des fausses informations aux Allemands, les Anglais parvinrent à
leur faire croire que les bombes avaient touché leur cible, les condui-
sant à ne pas corriger leur tir. Ce plan permettait de sauver le centre
de Londres, mais il condamnait en revanche ceux qui vivaient dans
le sud de Londres – ce dont le commandement avait parfaitement
conscience. Le nombre de morts aurait pu être plus élevé sans le stra-
tagème du commandement militaire, mais les bombes firent tout de
même à peu près 6000 morts. Dans ce cas précis, on peut dire que le
stratagème a entraîné la mort de ces personnes, qui auraient été à l’abri
si les Allemands avaient pu rectifier leur tir. Mais il serait étrange de
dire que l’intention des dirigeants anglais était de causer leur mort :
il ne s’agit que d’un effet secondaire du stratagème, un « dommage
collatéral ». Faut-il alors conclure qu’ils n’ont pas intentionnellement
causé la mort de ces personnes ? J’avoue que la réponse à apporter à
cette question est loin d’être évidente (pour moi du moins)1.
L’effet Knobe
C’est dans cet esprit que Joshua Knobe a réalisé l’expérience sui-
vante2. À un certain nombre de participants, il a proposé le cas suivant :
1. Notez que, selon la doctrine du double effet, le fait de sacrifier ces personnes
est parfaitement acceptable, puisqu’il s’agit d’un effet secondaire du stratagème,
et non d’un moyen.
2. Knobe, J., Intentional action and side effects in ordinary language, Analysis, 63,
2003, pp. 190-193.
80
Le président répond : « Je me fiche complètement de
nuire à l’environnement. Tout ce qui m’intéresse, c’est
de faire le plus de profits possible. Démarrons ce nou-
veau programme. »
Le nouveau programme est démarré. Comme prévu,
l’environnement en souffre. Le président a-t-il inten-
tionnellement nui à l’environnement ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Dans ce cas précis, 82% des participants ont répondu que le pré-
sident avait intentionnellement nui à l’environnement. Ces résultats
semblent montrer que les gens considèrent qu’un effet secondaire (ici,
nuire à l’environnement) peut constituer une action intentionnelle, ils
semblent donc montrer que les intuitions de ces mêmes personnes ne
suivent pas le principe faible, selon lequel l’intention est une condi-
tion nécessaire de l’action intentionnelle : pas besoin d’avoir l’in-
tention de nuire à l’environnement pour nuire intentionnellement à
l’environnement.
Mais ce n’est pas tout. Le plus bizarre reste à venir. Considérons
maintenant cet autre scénario, très semblable au premier, à un détail
près :
81
Dans ce cas, seulement 23% des participants ont répondu que le
président avait intentionnellement aidé l’environnement. Comment
expliquer cette asymétrie ? Il semble n’y avoir aucune différence perti-
nente entre les deux scénarios. Dans les deux cas, l’action en question
(nuire à l’environnement ou l’aider) est un effet secondaire, duquel
l’agent ne se soucie guère. Les différences restantes, au nombre de
deux, sont d’ordre purement moral :
1. Et si, en fait, les participants pensaient que le président avait l’intention de nuire
à l’environnement (mais pas de lui bénéficier) ? Dans une expérience ultérieure,
Knobe a testé cette hypothèse. Il a trouvé que 29% des participants pensaient que
le président avait l’intention de nuire à l’environnement et que 0% pensaient qu’il
avait l’intention d’aider l’environnement. Il y a donc une différence entre les deux
cas, mais cette hypothèse ne permet donc pas d’expliquer tout l’effet : il y a encore
plus de 50% des participants qui considèrent que le président a nui à l’environne-
ment intentionnellement sans en avoir l’intention.
2. On lui a aussi parfois donné le nom « d’effet de l’effet secondaire » (en anglais :
side-effect effect). Néanmoins, ce nom suggère que le phénomène se limite aux
effets secondaires. Or, certaines recherches que j’ai menées en collaboration avec
Hichem Naar suggèrent que le même phénomène peut être observé, à une moins
grande ampleur, dans le cas des moyens.
82
L’effet d’Habileté
1. De l’anglais : Skill Effect. Voir : Knobe, J., Intentional action in folk psycho
logy: An experimental investigation, Philosophical Psychology, Vol. 16, 2003,
pp. 309-324.
83
Dans le premier cas (Habile), 79% des participants ont répondu
que Jacques avait intentionnellement touché le cœur de la cible.
Dans le second cas (Malhabile), seulement 28% des participants ont
donné cette même réponse. Ainsi, une action est considérée comme
beaucoup moins intentionnelle quand l’agent atteint son but par pure
chance. Notons d’ailleurs que le cas Malhabile semble constituer
un autre contre-exemple à l’idée selon laquelle l’intention est condi-
tion suffisante de l’action intentionnelle. Mais considérons mainte-
nant cette autre paire de scénarios : après tout, Jacques en vient à tou-
cher la cible parce qu’il avait l’intention de la toucher, mais cela ne
suffit pas à rendre son action intentionnelle aux yeux de nombreuses
personnes.
84
Dans le premier cas, 95% des participants ont répondu que Jacques
avait intentionnellement tué sa tante, contre 76% dans le second cas.
Cela signifie que, dans les deux cas, la plupart des participants ont
jugé que l’action de Jacques était intentionnelle. Si l’on compare ces
résultats à ceux obtenus pour la paire du Concours de Tir, on s’aper-
çoit que l’effet de l’habileté est ici grandement diminué (une diffé-
rence de 19% contre une différence de 51%). Il semble donc que
l’effet de l’habileté sur nos jugements d’intentionnalité est modulée,
là encore, par des considérations morales.
85
lui demande pas s’il a la capacité physique de me passer le sel, mais
je lui demande bien de me le passer. D’ailleurs, si cette même per-
sonne me répondait : « oui, j’en suis parfaitement capable » et se
remettait à manger sans me passer le sel, je serais probablement un
peu décontenancé.
Nous pouvons même aller jusqu’à énoncer des choses que nous
jugerions littéralement fausses, dans le seul but de communiquer
quelque chose de plus. Prenons un exemple : l’ironie. La phrase :
« Raphaël est un grand philosophe » a un sens littéral, elle attribue à
Raphaël la propriété d’être un grand philosophe. Et c’est effective-
ment ce qu’elle sert à communiquer quand elle est énoncée sincère-
ment. Mais elle peut aussi être utilisée pour se moquer de la médio-
crité philosophique de Raphaël, dès lors qu’elle est énoncée de façon
ironique. L’ironie constitue ainsi un autre exemple d’usage pragma-
tique des énoncés.
Mais l’ironie est loin d’être la seule forme d’usage pragmatique
du langage. Selon Adams et Steadman, pour qui le concept ordi-
naire d’action intentionnelle est tel que l’intention est une condi-
tion nécessaire de l’action, les gens ne pensent pas vraiment que le
président a intentionnellement nui à l’environnement. En fait, ils
pensent tout le contraire : que le président n’a pas intentionnelle-
ment nui à l’environnement. En effet, la plupart des participants
s’accordent dans le cas Nuisance pour dire que le président est res-
ponsable de ce qui est arrivé à l’environnement et qu’il mérite pour
cela d’être blâmé. Or, selon Adams et Steadman, nous avons l’habi-
tude de considérer une phrase comme « il ne l’a pas fait intention-
nellement » comme une excuse (c’est du moins son usage le plus
courant). Ainsi, les participants auraient l’impression que répon-
dre que le président n’a pas intentionnellement nui à l’environne-
ment reviendrait à impliquer (pragmatiquement) qu’il ne mérite pas
d’être blâmé pour ce qu’il a fait – une implication qu’ils rejettent.
Les participants finiraient ainsi par dire que le président a inten-
tionnellement nui à l’environnement pour ne pas impliquer que
le président n’est pas blâmable, quand bien même ils ne seraient
pas d’accord avec cette phrase prise au sens littéral. (En revan-
che, comme aucune considération de ce genre ne vaut pour le cas
où le président aide l’environnement, les participants répondent,
tout littéralement, que le président n’a pas intentionnellement aidé
l’environnement.)
86
Il existe différentes raisons de rejeter cette explication. Knobe en
propose au moins deux. La première provient d’une expérience réa-
lisée par Shaun Nichols et Joseph Ulatowski1. Ces derniers ont réuti-
lisé le cas Nuisance, mais, plutôt que de les faire répondre par « oui »
ou « non », ils ont demandé aux participants de choisir entre les deux
réponses suivantes :
87
« Très bien », dit-elle. « Démarrons le pro-
gramme. Ainsi, nous augmenterons les ventes dans
le Massachussetts et diminuerons les ventes dans le
New Jersey. »
Susan a-t-elle intentionnellement diminué les ventes
dans le New Jersey ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Susan mérite-t-elle d’être louée ou blâmée pour avoir
diminué les ventes dans le New Jersey ?
◦◦ Susan mérite d’être louée.
◦◦ Susan mérite d’être blâmée.
◦◦ Susan ne mérite ni d’être louée, ni d’être
blâmée.
Dans ce cas précis, 75% des participants ont répondu que dimi-
nuer les ventes, un effet secondaire, était intentionnel. Peut-on encore
considérer que cette réponse ne doit pas être comprise littérale-
ment, parce que les participants veulent juste impliquer que la pré-
sidente mérite d’être blâmée pour avoir fait diminuer les ventes ? En
fait, seuls 10% des participants ont jugé que Susan méritait d’être
blâmée (pour le reste, 10% ont jugé qu’elle méritait d’être louée, et
80% qu’elle ne méritait ni l’un ni l’autre). Il semble donc difficile de
recourir à cette explication. Il se pourrait bel et bien que les partici-
pants veulent littéralement dire qu’un effet secondaire (diminuer les
ventes) est intentionnel.
88
le cas Nuisance sont dues à un biais émotionnel : l’attitude révoltante
du président, qui se soucie comme d’une guigne de l’environnement,
leur donne envie de le blâmer et les conduit à juger qu’il a agi inten-
tionnellement. En revanche, dans le cas Aide, comme les gens n’ont
pas envie de louer le président, cet effet est absent.
Nadelhoffer considère que, au cas où son hypothèse se révèlerait
correcte, cela aurait des conséquences importantes pour les délibé-
rations des jurés lors de procès : déterminer si un accusé a agi inten-
tionnellement peut s’avérer d’une importance capitale pour détermi-
ner sa responsabilité. Or, si les jugements des jurés, voire du juge
lui-même1, peuvent être biaisés par de telles réactions émotionnelles,
cela pose un grave problème : les décisions de justice qui en décou-
lent pourraient être tout simplement injustes. Nadelhoffer propose
alors de mettre au point des moyens permettant d’éduquer les juge-
ments des jurés pour leur éviter de telles fautes2.
Mais l’effet Knobe est-il réellement le fruit d’un biais émotion-
nel ? Pour déterminer si l’effet Knobe était véritablement dû à un
biais de nature émotionnelle, Liane Young et ses collègues ont soumis
les cas Nuisance et Aide à des patients souffrant de lésions au cortex
préfrontal ventromédian (VMPFC)3. Ceux-ci font partie de la famille
des patients frontaux que nous avons mentionnés au chapitre précé-
dent et qui sont connus dans la littérature clinique pour leur déficit
en émotions : leur capacité à ressentir des émotions est grandement
diminuée. Si l’effet Knobe est dû à un biais émotionnel, on devrait
1. Même les décisions des juges professionnels sont susceptibles d’être influen-
cées par des facteurs non pertinents. Une étude récente montre ainsi que les juges
sont plus cléments quand ils viennent tout juste de manger, et plus sévères juste
avant les repas (voir : Danziger, S., Levav, J. et Avnaim-Pesso, L., Extraneous fac-
tors in judicial decisions, PNAS, à paraître). Les étudiants qui passent des oraux
de concours peuvent légitimement s’interroger sur l’impact de tels facteurs sur
leurs résultats finaux.
2. Nadelhoffer, T., Bad acts, blameworthy agents, and intentional actions:
Some problems for juror impartiality, Philosophical Explorations, Vol. 9, 2006,
pp. 203-219.
3. Young, L., Cushman, F., Adolphs, R., Tranel, D. et Hauser, M., Does emo-
tion mediate the effect of an action’s moral status on its intentional status?
Neuropsychological evidence, Journal of Cognition and Culture, Vol. 6, 2006,
pp. 291-304.
89
s’attendre à ce que ces patients y soient moins sensibles. Néanmoins,
dans cette étude, ces patients se sont révélés aussi sensibles à l’effet
Knobe que la plupart des gens. De plus, la théorie du biais émotion-
nel ne peut pas, non plus, rendre compte des réponses des participants
dans le cas des Ventes : difficile de croire que les gens sont profon-
dément bouleversés par la décision de Susan. Pour toutes ces raisons,
la théorie de Nadelhoffer semble ne pas véritablement rendre compte
de l’effet Knobe.
Si nous avons retracé ce débat, devenu paradigmatique, c’est en
partie parce qu’il permet de voir que, contrairement à ce que préten-
dent certaines critiques mal informées1, les pratiquants de la philoso-
phie expérimentale ont envisagé très tôt la possibilité que les réponses
des participants puissent ne pas refléter ce qu’ils pensent véritable-
ment et que les intuitions des participants ne puissent pas, non plus,
en être directement inférées – « très tôt », parce que ce débat a immé-
diatement suivi la publication du texte de Knobe, qui est considéré
par de nombreuses personnes comme l’acte de naissance de la phi-
losophie expérimentale2. La question demeure maintenant de savoir
s’il est réellement possible de distinguer les réponses qui expriment
vraiment les intuitions des gens, et, parmi ces intuitions, celles qui
ne sont pas le produit de biais et reflètent réellement les concepts ou
les croyances des gens. Certains pensent que cela est possible : après
tout, il semble possible de rejeter des théories comme celles d’Adams
1. Par exemple : Kieft, X., Les épouvantails transparents n’existent pas : Notes
pour une philosophie expérimentale à la française, REPHA, N° 2. Il est vrai que
les philosophes expérimentaux ne vérifient pas constamment qu’il n’existe pas
d’autres explications à leurs données, mais cela est plutôt dû à l’idée que, en l’ab-
sence d’hypothèses évidentes expliquant pourquoi les réponses obtenues pour-
raient ne pas refléter les intuitions des sujets, on peut accepter telles quelles ces
réponses. Quand une hypothèse alternative sera proposée, alors viendra le moment
de remettre les réponses en cause et de tester cette hypothèse.
2. Il y a bien sûr des articles qui ont précédé celui de Knobe (l’étude IRMf de
Greene, parue en 2001, et que nous avons mentionnée au chapitre précédent, et
l’article de Weinberg et ses collègues, paru lui aussi en 2001, et sur lequel nous
reviendrons au Chapitre 4). Néanmoins, l’article de Knobe est le premier à avoir
suscité immédiatement un grand nombre de réponses expérimentales, enclen-
chant ainsi une dynamique qui a permis à la philosophie expérimentale d’émer-
ger comme courant.
90
et Steadman ou de Nadelhoffer, et, lorsqu’un doute subsiste, ce n’est
qu’une invitation à mener de nouvelles (et de meilleures) expérien-
ces1. D’autres, en revanche, sont plus pessimistes2.
Mais venons-en à une théorie selon laquelle les réponses des par-
ticipants à l’effet Knobe doivent non seulement être comprises litté-
ralement mais aussi considérées comme exprimant réellement ce que
les participants considèrent être une action intentionnelle (il ne s’agit
pas d’une erreur dans l’application de leur concept d’action intention-
nelle). Cette théorie est celle de Knobe lui-même3.
Pour Knobe, on s’est longtemps trompé en pensant que la fonction
de notre concept d’action intentionnelle était de décrire un certain état
d’esprit de l’agent, afin de comprendre ses actions passées et de pré-
dire ses actions futures. C’est d’ailleurs à cause de cette erreur que
nous sommes surpris quand nous découvrons l’influence de considé-
rations morales sur nos jugements concernant le caractère intention-
nel ou non d’une action. Mais le concept d’action intentionnelle a en
fait une fonction morale : si l’évolution nous a dotés de ce concept,
c’est pour mieux déterminer si un agent mérite d’être blâmé (ou loué)
pour un effet mauvais (ou bon) de son action.
Or, nous dit Knobe, nous n’utilisons pas les mêmes critères pour
attribuer la louange et le blâme. Si quelqu’un fait quelque chose
de mauvais, il suffit qu’il ait su à l’avance que son action pourrait
avoir cet effet pour qu’il mérite d’être blâmé, qu’importe qu’il en
ait eu l’intention ou non. En revanche, pour que quelqu’un mérite
d’être félicité, il ne suffit pas qu’il fasse quelque chose de bon en
sachant qu’il ferait quelque chose de bon : il faut aussi qu’il ait eu
l’intention de le faire. Autrement dit, il y a une différence dans les
91
critères que nous utilisons pour louer et ceux que nous utilisons
pour blâmer. Puisque la fonction de notre concept d’action inten-
tionnelle est de nous permettre de juger si quelqu’un mérite d’être
loué pour avoir fait quelque chose de bon ou blâmé pour avoir fait
quelque chose de mauvais, il lui est nécessaire de « fonctionner »
différemment quand il s’agit de déterminer si quelque chose de mau-
vais a été fait intentionnellement ou si quelque chose de bon a été
fait intentionnellement. Ainsi, quand il s’agit de déterminer si quel-
que chose de mauvais a été fait intentionnellement, le seul critère
pertinent est de savoir si l’agent savait que cela avait une chance
d’arriver. Mais quand il s’agit de déterminer si quelque chose de
bon a été fait intentionnellement, un critère supplémentaire doit
être rempli : il faut qu’il ait eu l’intention de faire quelque chose
de bon.
mauvais blâmable
intentionnel ?
l’action remplit-elle
choisir les critères les critères en
question ?
92
cette dernière valeur n’a pas besoin d’être spécifiquement morale :
même si notre concept d’action intentionnelle s’est développé pour
nous permettre de porter des jugements moraux, il n’est pas sensi-
ble seulement à ce qui est moralement bon ou mauvais (le bien et
le mal), mais aussi au bon ou mauvais en général (le désirable et
le non-désirable). C’est ce qui explique que les participants jugent
intentionnel le fait de diminuer les ventes dans le cas des Ventes :
après tout, diminuer les ventes est quelque chose de mauvais (de
non-désirable).
La théorie de Knobe n’est bien sûr pas le dernier mot sur la ques-
tion : elle a d’ailleurs évolué face aux critiques et à la concurrence
des autres théories1 – mais l’idée principale est restée la même : l’ef-
fet Knobe ne serait pas un biais mais la preuve que certains de nos
concepts en apparence descriptifs auraient en fait une fonction morale,
et seraient de ce fait sensibles à des considérations morales. Comme
nous allons le voir, Knobe a étendu cette leçon bien au-delà du simple
concept d’action intentionnelle2.
1. Lors du dernier dénombrement que j’ai effectué, j’ai compté (et j’ai dû en
oublier) 16 théories différentes en compétition. Toutes les décrire deviendrait
vite fastidieux et n’aurait aucun intérêt dans le cadre d’un ouvrage qui se veut
une introduction. Notons juste une façon de reprendre l’idée de Knobe, sans
pour autant supposer que nos concepts ne sont pas descriptifs. Pour Nichols et
Ulatowski, nous utilisons tout simplement « intentionnellement » en deux sens
différents : un sens selon lequel le fait de savoir que l’effet en question se pro-
duirait est suffisant pour que l’action soit intentionnelle, et un sens dans lequel
l’intention est nécessaire pour que l’action soit intentionnelle. Les considéra-
tions morales conduisent les participants à se concentrer sur un sens plutôt qu’un
autre, selon les cas, mais cela ne signifie pas que ces sens intègrent des considéra-
tions morales : ils sont purement descriptifs. Cette théorie constitue ainsi une voie
médiane entre les différentes théories que nous avons pu voir : tout en supposant,
contre Adams, Steadman et Nadelhoffer, que les réponses des participants reflè-
tent vraiment ce qu’ils entendent par action intentionnelle, elle affirme, contre
Knobe, que nos deux concepts d’action intentionnelle sont purement descriptifs.
La seule influence des considérations morales concerne le sens dans lequel nous
allons employer « intentionnellement ».
2. Pour la formulation la plus récente de la théorie de Knobe, voir : Knobe, J.,
Person as scientist, person as moralist, Behavioral and Brain Sciences, Vol. 33,
pp. 315-329.
93
L’omniprésence des jugements moraux
94
nous allons décrire).1 Dans cette expérience, la moitié des partici-
pants recevait le cas suivant :
95
• Est-il plus approprié de dire que le docteur Bennett a mis fin
à la vie du SDF ou qu’il l’a laissé mourir ? (sur une échelle
allant de 1, « mettre fin » à 7, « laisser mourir »)
• Le docteur s’est-il comporté de façon moralement mau-
vaise ? (sur une échelle allant de 1, « pas du tout » à 7,
« absolument »)
96
Après avoir lu ce scénario, les participants devaient indiquer au
moyen d’une échelle s’il était plus juste de dire que Sarah avait fait
mourir le fœtus, ou qu’elle l’avait laissé mourir. Avant de recevoir
le scénario, ces mêmes participants avaient dû indiquer leur attitude
vis-à-vis de l’avortement : étaient-ils plutôt fermement opposés à la
légalisation et la pratique de l’avortement, ou leur étaient-ils plutôt
favorables ? Les résultats obtenus montrent que plus une personne
était hostile à l’avortement, plus elle avait tendance à dire que Sarah
avait fait mourir son fœtus (plutôt que simplement laissé mourir).
Autrement dit, nos convictions morales influencent nos jugements
lorsqu’il s’agit de déterminer si un agent a tué une personne ou l’a
juste laissée mourir1.
Moralité et causalité
1. J’aurais plutôt tendance à penser que Sarah a laissé mourir le fœtus, étant donné
qu’elle s’est juste contentée de ne pas suivre le régime, sans entreprendre d’action
positive visant à l’éliminer. Mais bon : après tout, je suis en faveur de la légalisa-
tion de l’avortement.
2. Cushman, F. et Young, L., Patterns of moral judgment derive from non-moral
psychological representations, Cognition, à paraître.
3. Knobe, J. et Fraser, B., Causal judgment and moral judgment: Two experi-
ments, in W. Sinnott-Armstrong, Moral Psychology, Vol. 3, MIT Press, 2008.
97
Les membres du personnel administratif se ser-
vent régulièrement dans la réserve de stylos. Malheu
reusement, c’est aussi le cas des membres du person-
nel enseignant. Le secrétaire leur a envoyé à plusieurs
reprises un email leur rappelant que seuls les membres
du personnel administratif ont le droit de se servir dans
la réserve de stylos.
Un matin, un membre du personnel administra-
tif rencontre le Professeur Smith dans le bureau du
secrétaire. Tous deux prennent chacun un stylo dans
la réserve. Plus tard le même jour, le secrétaire a
besoin de noter un message important… mais ren-
contre un problème : il n’y a plus de stylos dans la
réserve.
98
Mark Alicke a donné à lire aux participants le scénario suivant, dont
il existait six versions différentes1 :
99
montre que nos jugements moraux sur les motifs de l’agent peuvent
influencer nos jugements au sujet de la cause d’un accident 1.
1. Un débat oppose en ce moment ceux qui suivent Knobe pour dire que c’est
notre évaluation de l’action (viole-t-elle une norme ?) qui influence nos jugements
et ceux qui suivent Alicke et prétendent que ce sont en fait nos jugements sur les
motivations de l’agent qui sont à la source de l’effet. Personnellement, je pense
qu’il est fort possible que les deux positions soient également vraies : les deux
types d’évaluation influent sur nos jugements.
Interlude 2
La machine à expériences : y rester ou en sortir ?
101
le philosophe anglais John Stuart Mill a proposé une variété diffé-
rente et plus sophistiquée d’hédonisme, pour laquelle entre aussi en
compte la « qualité » des plaisirs, au-delà de leur seule « quantité ».
Pour Mill, il est possible à une personne d’être plus heureuse qu’une
autre, même en ressentant moins de plaisir qu’elle, dès lors que ces
plaisirs ont une meilleure « qualité ». Par exemple, il se peut que le
drogué tire de plus grands et intenses plaisirs de son vice que le phi-
losophe de ses lectures, mais cela n’empêche pas le philosophe d’être
(selon Mill) le plus heureux des deux, dans la mesure où le plaisir tiré
de la pratique de la philosophie est d’une qualité intellectuelle supé-
rieure à celui tiré du fait de « se faire un shoot ». C’est ce que Mill
résume par la célèbre formule :
102
qu’une chose a plus de valeur qu’une autre, alors que les deux pro
curent tout autant de plaisir.
L’un de ces arguments est celui des deux mondes de Georges
Edward Moore1, qui vise plus particulièrement ce que j’appellerai
l’hédonisme esthétique, c’est-à-dire la thèse selon laquelle un objet
beau n’a de valeur que dans la mesure où sa beauté procure du plai-
sir à quelqu’un. Dans cet argument, Moore nous demande d’imaginer
deux mondes : le monde le plus beau qui soit et le monde le plus laid
qui soit. Seulement, nous dit Moore, il nous faut les imaginer vides de
toute personne susceptible d’apprécier leur beauté ou laideur respec-
tives. De cette façon, les deux mondes produisent autant de plaisir et
de souffrance esthétiques l’un que l’autre (c’est-à-dire aucune, puis-
que personne n’est là pour jouir de la beauté du premier et souffrir
de la laideur du second). Selon l’hédonisme, ils devraient donc avoir
autant de valeur l’un que l’autre. Pourtant, nous demande Moore :
Autrement dit, Moore fait ici appel à notre intuition sur ce qui est le
meilleur : s’il est meilleur que le monde magnifique existe, plutôt que
le monde affreux, alors que les deux produisent autant de plaisir, cela
montre bien que nous pensons qu’une chose peut avoir de la valeur
et mériter d’exister indépendamment du plaisir qu’elle procure. Or,
cette intuition va à l’encontre de l’hédonisme.
Un autre argument basé sur le même principe de comparaison a été
proposé par Richard Mervyn Hare2. Imaginez deux hommes, Albert et
Bertrand : ils ont tous les deux des états mentaux identiques. En parti-
culier, chacun d’entre eux est très heureux parce qu’il aime sa femme
et est persuadé que celle-ci l’aime en retour et lui est fidèle. Il y a néan-
moins une différence notable entre Albert et Bertrand : alors que la
103
femme d’Albert l’aime véritablement et lui est réellement fidèle, celle
de Bertrand le lui fait seulement croire, tout en le trompant. Néanmoins,
elle est tellement discrète et prend de telles précautions qu’il est abso-
lument impossible que Bertrand l’apprenne un jour. Posez-vous main-
tenant la question : les vies d’Albert et Bertrand sont-elles aussi dési-
rables l’une que l’autre, ou ne préféreriez-vous pas être à la place
d’Albert plutôt qu’à celle de Bertrand ? Selon Hare, nous avons tous
l’intuition que la vie d’Albert est meilleure et plus désirable que celle
de Bertrand, parce que celle de Bertrand est fondée sur une illusion et
un mensonge. Or, si l’on procède au calcul des plaisirs et des peines,
Albert et Bertrand sont à égalité. Nous devrions donc en conclure que
plaisirs et peines ne sont pas tout ce qui compte dès lors qu’il s’agit de
juger de la valeur d’une chose, et en particulier d’une vie.
104
de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Mais,
en fait, vous passeriez tout ce temps à flotter dans une
cuve avec des électrodes fixées à votre crâne. Devriez-
vous vous brancher à cette machine pour le reste de votre
vie, après avoir programmé à l’avance la liste des expé-
riences que vous ferez le reste de votre existence ? Si
vous craignez d’oublier une ou plusieurs expérience(s)
désirable(s), on peut supposer que des entreprises com-
merciales ont fait des recherches approfondies sur la vie
de nombreuses autres personnes. Vous pouvez faire votre
choix dans leur grande bibliothèque (ou carte) d’expé-
riences et choisir les expériences que vous allez vivre
dans les deux ans (ou toute autre durée de votre choix)
à venir. Une fois ces deux années écoulées, vous pour-
rez passer dix minutes (ou dix heures) en dehors de votre
cuve pour choisir les expériences de vos deux prochai-
nes années. Bien entendu, une fois dans la cuve, vous ne
saurez pas que vous y êtes : vous penserez que tout ce
qui vous arrive vous arrive pour de vrai. Les autres per-
sonnes peuvent aussi se brancher à la machine pour vivre
les expériences de leur choix, aussi n’est-il pas besoin de
rester débranché pour leur venir en aide. (Ne vous arrê-
tez pas à des détails comme celui de savoir qui fera mar-
cher la machine si tout le monde se branche.)
105
et moins agréable à une illusion « hédoniquement parfaite », parce que
nous aurions une « préférence pour la réalité ». Or, ce choix que, selon
Nozick, nous ferions tous, va à l’encontre de l’hédonisme : si tout ce qui
a de la valeur, ce sont les expériences agréables (et de bonne qualité),
alors nous devrions choisir le type de vie qui maximise ces expérien-
ces, c’est-à-dire la vie dans la machine à expériences. L’expérience de
pensée de la machine à expériences montrerait ainsi que l’hédonisme est
intenable, dans la mesure où, au-delà de la quantité et des qualités des
expériences, nous prenons aussi en compte leur « réalité »1.
106
Machine À expÉriences (neutre) – Il est samedi matin
et vous avez l’intention de rester encore une heure au
fond de votre lit quand, tout à coup, on sonne à votre
porte. Un peu en colère, vous vous levez pour aller
ouvrir la porte. Derrière celle-ci se trouve un homme
de grande taille avec une veste noire et des lunettes
de soleil, qui se présente à vous sous le nom de Mr.
Smith. Il prétend détenir des informations vitales qui
vous concernent directement. Quelque peu troublé,
mais néanmoins curieux, vous le laissez entrer. Il vous
dit : « J’ai bien peur d’avoir à vous communiquer des
nouvelles assez perturbantes. Une terrible erreur a été
commise. Votre cerveau à été connecté par erreur à une
machine à expériences mise au point par des neurophy-
siologistes passés experts dans l’art de la tromperie.
Toutes les expériences que vous avez vécues jusqu’ici
ne sont rien d’autre que le produit d’un programme
informatique dont le but est de vous fournir en expé-
riences agréables. Toutes les choses désagréables que
vous avez pu ressentir jusqu’ici n’étaient qu’un préam-
bule à des plaisirs plus intenses (rappelez-vous par
exemple cette fois où vous avez dû faire la queue très
longtemps afin d’obtenir des tickets pour ce concert).
Malheureusement, nous venons tout juste de réaliser
que nous avions commis une erreur. Vous n’êtes pas
censé être connecté à la machine : nous vous avons
attribué la place de quelqu’un d’autre. Nous vous fai-
sons toutes nos excuses. Et c’est pourquoi nous vou-
drions vous proposer le choix suivant : vous pouvez
rester connecté à la machine (auquel cas nous effa-
cerons tout souvenir de cette conversation), ou vous
pouvez vous déconnecter. »
107
Le scénario bon était identique, excepté qu’il était précisé que,
dans la réalité, vous êtes en fait un artiste multimillionnaire résidant
à Monaco. Dans le scénario mauvais, en revanche, il était indiqué
que, dans la réalité, vous êtes prisonnier dans une prison de haute
sécurité. Les réponses des participants sont résumées dans le tableau
ci-dessous.
109
prendre l’argent plutôt que la tasse. Il s’agit en fait là de trois façons
différentes de mesurer une seule et même chose : la valeur moné-
taire accordée par les participants à la tasse. Les résultats obtenus sont
résumés dans le tableau ci-dessous.
1. Vohs, K.D. et Schooler, J.D., The value of believing in free will, Psychological
Science, Vol. 19, N°1, 2008, pp. 49-54.
2. Crick, F., L’hypothèse stupéfiante, Omnibus, 1995.
113
Dans un second temps, ces mêmes participants devaient répon-
dre sur un ordinateur à une vingtaine de problèmes mathématiques.
Il leur était dit que le programme avait un défaut et que la réponse
s’afficherait automatiquement à l’écran, à moins que, pour éviter
cet affichage, ils n’appuient sur une touche lors de l’apparition de
chaque problème. Il leur était ainsi possible de tricher en n’appuyant
pas sur la touche pour voir la réponse s’afficher avant de répon-
dre. Ce qu’ont observé Vohs et Schooler, c’est que les personnes
ayant reçu le premier texte avaient plus tendance à tricher que celles
ayant reçu le second (en moyenne, les premières trichaient dans
14 essais sur 20 tandis que les secondes trichaient dans 10 essais
sur 20).
Vohs et Schooler ont trouvé un effet semblable dans une seconde
expérience lors de laquelle les participants devaient résoudre certains
problèmes logiques et gagnaient 1$ pour chaque problème résolu.
Après avoir rempli les questionnaires, les participants devaient
s’auto-évaluer à partir d’une feuille de réponse et se servir eux-mê-
mes dans une enveloppe contenant des billets de 1$. Les questionnai-
res étaient ensuite détruits sans que l’expérimentateur puisse vérifier
si les participants avaient vraiment pris un montant égal au nombre
de problèmes qu’ils avaient correctement résolus. Il était donc possi-
ble aux participants de tricher en prenant plus de billets que de pro-
blèmes résolus. Là encore, les participants ayant préalablement lu des
phrases niant l’existence de la liberté avaient une plus forte tendance
à tricher (ils retiraient en moyenne des sommes plus fortes que les
autres participants).
Ce que ces expériences suggèrent, c’est que le sentiment d’être
libres et responsables de nos actes joue un rôle important dans notre
conduite morale. Dans le chapitre précédent nous nous sommes
intéressés à la nature de l’action intentionnelle, parce que cette
question avait une grande importance pour celle de la responsabi-
lité morale : après tout, il semble bien que nous sommes d’autant
plus responsables de quelque chose que nous l’avons fait intention-
nellement. Mais il existe un débat philosophique encore plus fon-
damental au sujet de la responsabilité morale, et dont l’enjeu n’est
rien moins que de déterminer s’il nous est possible d’être morale-
ment responsables de nos actions, ou si nous sommes en fait d’éter-
nels irresponsables.
114
Le déterminisme comme menace pour la responsabilité et donc la
liberté
115
antérieures même à notre naissance ? Cette hypothèse est ce que l’on
appelle en philosophie le déterminisme, sans qualificatif (il n’est ni
génétique, ni social, il est « le déterminisme », tout court, le détermi-
nisme intégral). Dans ce cas, il semble que toutes nos actions seraient
le fruit de causes extérieures, et donc que nous ne serions plus respon-
sables d’aucune d’entre elles.
Quelles raisons avons-nous de croire que le monde tourne de façon
déterministe ? Une raison qu’il semble naturel d’avancer est que, si
le déterminisme n’était pas vrai, alors il existerait des événements
qui n’ont pas d’explication. Or, tout événement doit avoir une expli-
cation. Donc le déterminisme doit être vrai. Le problème, c’est que
nous n’avons aucune preuve que tout événement ait une explication :
a priori, il n’est pas logiquement impossible que des événements se
produisent sans avoir de cause, et n’aient donc aucune explication.
Nous pouvons trouver plus satisfaisant intellectuellement de postuler
que tout a une explication et que tout a une cause, mais cela ne prouve
pas que tel soit le cas : le monde ne se plie pas à nos désirs.
Cependant, il existe des raisons a posteriori (c’est-à-dire : issues de
l’expérience) de croire au déterminisme, au moins en ce qui concerne
nos actions : après tout, nos corps font partie du monde physique
(matériel) et la physique – une science bien établie et dont les appli-
cations nous démontrent chaque jour le succès – la physique, donc,
nous apprend que tout ce qui se passe dans le monde physique est
explicable par les lois qui régissent les systèmes physiques et l’état
antérieur de ces systèmes. Par exemple, imaginons que j’accomplisse
une action (bouger le bras) : mon action, en tant que mouvement phy-
sique1, est une somme de mouvements de particules physiques. Or,
les mouvements de ces particules, du fait des lois du mouvement et
de conservation de l’énergie (entre autres), dépendent directement de
l’état de ces particules à un moment légèrement antérieur. On peut
en arriver à déduire progressivement que le mouvement de mon bras
était déjà déterminé 6000 ans avant ma naissance, et donc est entière-
ment causé par des forces qui me sont extérieures2.
116
À ce stade, il se trouve souvent quelqu’un pour entonner le Cantique
des Quantiques : « tout ce raisonnement repose sur une conception
obsolète et newtonienne de la physique », nous dit-il, « vous suppo-
sez que la physique est déterministe, mais la physique quantique est
indéterministe, et a montré qu’une même cause n’avait pas toujours
les mêmes effets ». Certainement, la physique quantique, telle qu’elle
s’est développée au XXe siècle, n’est pas déterministe au sens fort : là
où la physique classique supposait qu’à une cause donnée ne corres-
pondait qu’un seul effet possible (« si A, alors nécessairement B »),
la physique quantique nous apprend qu’une même cause peut avoir
différents effets possibles (« si A, alors nécessairement B ou C »).
Néanmoins, cela ne nous aide pas beaucoup : la physique quantique
est toujours déterministe au sens faible que j’ai utilisé jusqu’ici : elle
dit toujours que tout ce qui arrive dans le monde physique est causé et
expliqué par ce qui est arrivé avant dans le monde physique. Ce n’est
pas parce que A pouvait causer B ou C et a finalement causé B que
A n’est pas la cause de B et n’explique pas B. L’indéterminisme (au
sens fort) de la physique quantique ne sauve pas notre liberté, enten-
due comme capacité à agir sans être déterminé par des facteurs exté-
rieurs : nos actions, puisqu’elles appartiennent au monde physique,
sont entièrement causées par le monde physique (certes selon des lois
probabilistes, mais cela nous fait une belle jambe)1.
Pour ceux qui ne seraient pas entièrement convaincus, considé-
rez l’expérience de pensée suivante (attention ! je vais essayer de
« pomper » vos intuitions) :
117
de deux personnes : Igor et Gregor. Mais Igor et Gregor
ont reçu deux versions différentes du mécanisme. Dans
le cas d’Igor, le mécanisme le poussera nécessairement
à tuer sa femme sans qu’il puisse résister dès qu’il sera
activé. Dans le cas de Gregor, en revanche, l’activation
du mécanisme ne le poussera pas nécessairement à tuer
sa femme. En effet, au moment où le mécanisme est mis
en marche, il se met à mesurer pendant une minute l’état
d’un atome appartenant à un corps radioactif inclus dans
le mécanisme. En l’espace d’une minute, cet atome a
une chance sur deux de se désintégrer. S’il se désintègre,
le mécanisme poussera Gregor à tuer sa femme. Sinon,
le mécanisme est désactivé. Gregor a donc une chance
sur deux de tuer sa femme. Le docteur Frankfurtenstein
active les deux mécanismes. Le mécanisme situé dans le
cerveau de Gregor observe un atome radioactif qui finit
par se décomposer. Poussés par leurs mécanismes res-
pectifs, Igor et Gregor finissent tous deux par tuer leur
femme.
118
et unique cause de ce qui se produit dans le monde physique. C’est
pourquoi certains, pour sauver la liberté humaine, sont allés plus loin
en supposant que l’indéterminisme physique « ouvre une porte » à la
liberté en permettant à l’esprit humain d’agir sur le monde physique
et de contrecarrer le déterminisme. L’idée est que lorsqu’une cause
A peut causer B ou C (de préférence dans le cerveau humain), l’es-
prit peut piper les dés et déterminer lequel des deux se produira, de B
ou de C1. En fait, il ne s’agit là que d’une version moderne de l’idée
selon laquelle ce qui se passe dans le monde physique n’est pas seule-
ment dû à des causes physiques, car l’esprit humain peut venir « per-
turber » le déterminisme de la nature2. Nos actions n’ont pas seule-
ment une source physique, mais notre esprit peut aussi modifier le
cours des choses.
Bien sûr, pour que cette solution fonctionne, il faut déjà suppo-
ser que l’esprit humain n’est pas lui-même physique, mais une
entité immatérielle, ce qui n’a rien d’évident (nous y reviendrons
au Chapitre V)3. Mais cela n’est pas suffisant : imaginons la situa-
tion dans laquelle l’esprit humain est une entité immatérielle qui peut
influer sur le monde (en causant les actions du corps physique auquel
il est lié). Qu’est-ce qui le conduit à choisir et causer telle action plutôt
que telle autre ? Il doit bien agir sur la base de raisons, de valeurs et
de désirs. Mais d’où viennent ces valeurs et ces désirs ? Ils doivent
bien venir de quelque part. De notre éducation, de notre constitution
biologique, etc. Et si tel est le cas, alors les décisions de notre esprit
sont déterminées par des facteurs qui lui sont extérieurs, quand bien
même l’esprit ne serait pas matériel, et nous retombons dans la même
difficulté. On ne peut donc pas se contenter de dire que l’esprit peut
agir sur le monde physique sans en faire partie pour sauver la liberté :
1. Cette thèse est par exemple défendue par John Eccles, prix nobel de médecine.
Voir : Eccles, J., Évolution du cerveau et création de la conscience, Flammarion,
1993, Champs.
2. Que gagne-t-on alors à faire appel à la physique quantique ? Disons simple-
ment que cela permet d’introduire l’idée d’une influence de l’esprit humain sur le
monde physique sans violer ouvertement les lois de la physique, ce qui était le cas
dans le cadre de la physique classique (si l’on considère qu’une même cause ne
pouvait y causer qu’un seul et même effet).
3. Sinon, en tant que système physique, l’esprit humain serait lui-même entière-
ment déterminé par des causes physiques, et nos actions aussi.
119
il faut encore qu’il ne soit pas déterminé à choisir telle ou telle action
par des valeurs et des raisons qui ont une source extérieure.
Il y a alors plusieurs façons de sortir de cette situation. L’une d’en-
tre elles consiste à dire que l’esprit agit sur la base de raisons et de
valeurs, etc., mais qu’il n’est pas déterminé par elles. Même si je
choisis d’agir pour une raison quelconque, je n’étais pas obligé d’agir
pour cette raison : j’aurais pu très bien choisir d’agir pour une autre
raison. Cette idée conduit tout droit à considérer la liberté comme
une capacité à agir de façon arbitraire : même si j’ai plus de raisons
de faire A que de faire B, je peux toujours prouver ma liberté en fai-
sant B plutôt que A. Et bien sûr, si je choisis d’agir contrairement à
mes raisons, ce n’est pas sur la base d’une raison, car cela ne ferait
que repousser le problème. La liberté est donc cette capacité de choix
absolu et arbitraire selon laquelle je peux choisir les raisons pour les-
quelles j’agis, sans aucune raison pour motiver ce choix. Dans ce
cadre, la liberté humaine s’exprime et se révèle principalement dans
le cas où un agent agit contre ses raisons, ou même sans raisons (ce
qu’on appelle en philosophie un acte gratuit). C’est ainsi que le roman
d’André Gide, Les Caves du Vatican, met en scène un personnage
nommé Lafcadio qui décide de commettre un tel acte gratuit en jetant
un homme du train, un homme qu’il n’a aucune raison de tuer.1
Cette conception de la liberté est critiquable. Tout d’abord, il est
difficile de prouver qu’un tel acte gratuit est véritablement possible.
Dans le cas de Lafcadio, on peut tout simplement dire qu’il a tué cet
homme… pour se prouver qu’il était libre2. Ensuite, cette concep-
tion semble hautement paradoxale : comme je l’ai dit, elle nécessite
de nier que des raisons d’ordre supérieur guident notre choix d’agir
selon telle ou telle raison. On choisit des raisons sans raison. Mais
est-ce que cela ne revient pas finalement à agir sur des raisons choi-
sies complètement au hasard ? Faut-il vraiment considérer que la
liberté consiste à agir au hasard ?
Critiquant cette solution, Sartre en propose une seconde : nos déci-
sions et nos actions sont bien déterminées par nos valeurs – et en ce
120
sens, il n’y a pas d’acte gratuit, d’acte fait sans raison – mais nos
valeurs ne nous sont pas imposées de l’extérieur : c’est nous-mêmes
qui les choisissons (et pouvons en changer à tout moment)1. Bien sûr,
là encore, il faut que le choix de ces valeurs ne soit pas lui-même
déterminé, et soit sans raison. Là encore, on tombe dans un paradoxe :
être libre serait agir sur la base de raisons choisies sans raison, donc
agir sans raisons.
Ces conceptions de la liberté sont métaphysiquement très coûteu-
ses : elles supposent que si l’homme est libre, alors il dispose d’une
faculté mystérieuse qui lui permet non seulement de transgresser les
lois du monde physique (ou du moins de jouer sur celles-ci, dans le cas
de la mécanique quantique), mais aussi de faire des choix qui n’ont
aucune raison ni aucune cause, qui sont des commencements absolus.
Autrement dit, les hommes auraient le pouvoir d’initier, sans que rien
ne vienne expliquer leur choix, des chaînes de causes et d’effets.
121
été imposées du dehors par un hasard aveugle. Strawson en arrive à
la conclusion que la seule possibilité que j’ai d’être libre, c’est d’être
moi-même à l’origine de ce qui, chez moi, peut être la source de mes
actions, c’est-à-dire d’être ma propre cause. Ou, de manière (légère-
ment) plus formelle :
122
afin d’en décharger Dieu, le monde, les ascendants, le
hasard et la société, c’est là n’ambitionner rien moins
que d’être causa sui, et, avec une légèreté qui passe
encore celle de Münchhausen, s’empoigner soi-même
aux cheveux dans l’espoir de se tirer d’un néant maré-
cageux pour se hisser jusqu’à l’existence1.
C’est donc sous la forme d’un dilemme que le problème des rap-
ports entre liberté et déterminisme est présenté dans de nombreux
manuels de philosophie :
123
• Soit nous sommes libres, et alors il faut supposer que
l’homme est doté d’une capacité presque incompréhensible à
transcender le déterminisme.
• Soit le déterminisme est vrai, mais alors nous ne sommes
pas libres.
124
valeurs, et si mes valeurs sont déterminées par des facteurs qui me
sont extérieurs, alors mon action est entièrement déterminée par ces
facteurs extérieurs. Mais cela ne veut pas pour autant dire que je ne
prends aucune part à la production de mes actions : ces facteurs déter-
minent mon action en engendrant les valeurs qui me déterminent à
agir1. Je suis donc toujours l’auteur de mon action, et j’en reste la
source directe, même si on peut expliquer pourquoi j’ai agi de cette
manière. De plus, l’incompatibiliste semble confondre déterminisme
et contrainte : si les facteurs extérieurs me déterminent à agir en déter-
minant les valeurs selon lesquelles je vais agir, alors j’agis sans être
contraint, puisque j’agis selon mes valeurs, et non à leur encontre2.
Le compatibiliste ne dit pas cependant que je suis libre dès que je
fais ce que je désire. Si tel était le cas, cela signifierait qu’un homme
1. Imaginez une machine dans laquelle appuyer sur le bouton A déclenche la rota-
tion des pales, ce qui produit du vent (un ventilateur quoi !). Le fait que le venti-
lateur produise de l’air frais est entièrement déterminé par sa fabrication et par le
fait que j’appuie sur le bouton A. Pourtant, ça n’a aucun sens de dire que le venti-
lateur n’a aucune part dans la production d’air frais.
2. Un autre argument avancé par l’incompatibiliste est que, si le déterminisme
est vrai, alors nos choix sont illusoires (ne sont pas de vrais choix), car leur issue
était déterminée à l’avance. Le compatibiliste admet qu’en effet, l’issue de notre
choix (notre décision) était déterminée, et que nous devions choisir comme nous
l’avons fait. Mais cela n’en rend pas le choix moins authentique ou plus inutile. Si
un choix consiste à déterminer quelle action entreprendre, en comparant les diffé-
rentes actions possibles pour finalement sélectionner celle qui correspond le plus
à nos fins, alors il n’y a pas incompatibilité entre choix et déterminisme. Le déter-
minisme dira que chaque homme dispose de fins, de valeurs, qui vont guider sa
décision et que, comme ces valeurs sont déterminées et déterminent le choix de
cet individu, sa décision finale sera déterminée. De ce fait, même dans un cadre
déterministe, les choix peuvent être vrais et authentiques, dès lors que chaque
individu choisit selon ses valeurs. Quant à l’idée selon laquelle le déterminisme
rendrait le choix inutile, elle suppose que, quand le déterminisme affirme que mon
action était déterminée à l’avance, cela signifie que cette action se serait produite
même si je n’avais pas, choisi de l’entreprendre. Mais c’est une erreur : ce que
dit le déterminisme, c’est que j’étais déterminé à accomplir cette action parce que
j’étais déterminé à faire un choix qui allait aboutir à cette action. Il était nécessaire
que j’accomplisse cette action, mais il était aussi nécessaire que je fasse ce choix
pour entreprendre cette action.
125
qui agit selon un désir qui lui a été implanté par hypnose ou au moyen
d’une drogue est libre. De même, cela signifierait que la personne
qui tente de maigrir, mais n’y parvient pas parce qu’elle succombe à
chaque fois à son désir de nourriture, agit librement puisqu’elle agit
selon un de ses désirs. Le compatibilisme fait une différence entre
les désirs qui reflètent réellement nos valeurs et ceux que nous subis-
sons : nous sommes libres quand nous agissons selon les désirs qui
proviennent de nos valeurs, mais non quand nous agissons suivant
des désirs qui contreviennent à ces valeurs ou n’en proviennent pas.
Par exemple, la personne qui finit par manger alors qu’elle voudrait
maigrir succombe à un désir qui ne reflète pas ce qu’elle veut vrai-
ment (ses valeurs). Au contraire, son action s’oppose directement à
ses valeurs : elle n’est donc pas libre. De même, l’homme qui agit
sous suggestion hypnotique agit sous l’influence d’un désir qui ne
provient pas de ses valeurs, de qui il est vraiment, mais de quelqu’un
d’autre. Notez que cette distinction n’empêche pas la liberté d’être
compatible avec le déterminisme : encore une fois, être libre requiert
seulement d’agir selon ses valeurs, non que ces valeurs n’aient aucune
cause extérieure1.
Si l’approche compatibiliste de la liberté est correcte, alors le
dilemme qui nous force à choisir entre déterminisme et liberté est
un faux problème : on peut avoir à la fois la liberté et le détermi-
nisme. Le débat entre compatibilistes et incompatibilistes est donc
1. Le critère qui permet de distinguer les désirs qui reflètent mes valeurs de ceux
qui ne sont pas vraiment mes désirs (et donc ce qu’est vraiment le moi) constitue
une question difficile dont la réponse varie d’une théorie compatibiliste à l’autre.
Le philosophe Harry Frankfurt a, par exemple, développé une théorie célèbre
selon laquelle les désirs qui reflètent réellement mes valeurs sont ceux auxquels je
m’identifie. Plus précisément, Frankfurt distingue les désirs de premier ordre (qui
portent sur des actions) et les désirs de second ordre (qui portent sur des désirs),
et soutient que nous ne sommes libres que lorsque nous agissons selon un désir
de premier ordre que nous désirons par un désir de second ordre. Par exemple, la
personne qui craque et ne suit pas son régime n’est pas libre, parce qu’elle cède à
un désir de premier ordre (le désir de manger) qui n’est pas soutenu par un désir
de second ordre (cette personne n’a pas le désir d’avoir le désir de manger – au
contraire, elle a le désir de ne pas avoir le désir de manger). Voir : Frankfurt,
H.G., Freedom of the will and the concept of a person, The Journal of Philosophy,
Vol. 68, N°1, 1971, pp. 5-20.
126
plus fondamental que ce dilemme, qui n’a de sens que si les incom-
patibilistes ont raison. Commencer par le dilemme, c’est considérer
qu’il est évident que liberté et déterminisme sont incompatibles.
1. Attention ! Il n’y a aucun rapport avec la position du même nom que l’on peut
trouver en philosophie politique.
127
sur Internet et suis allé les consulter en librairie. Pour chaque manuel,
j’ai consulté la section sur le thème de « la liberté », et j’ai cherché les
mentions à la thèse compatibiliste, selon laquelle la liberté pourrait
être totalement compatible avec le déterminisme1. Au final, sur les dix
manuels consultés, aucun ne mentionnait explicitement cette thèse2.
Pourquoi un tel silence ? La réponse la plus probable est que, si
une théorie est exclue des manuels, c’est qu’elle n’est pas importante,
au sens où elle ne serait pas largement défendue et débattue, mais
1. Cette méthode excluait de la liste les manuels organisés par auteurs plutôt que
par thèmes (comme Les Chemins de la pensée, par exemple).
2. Je dois néanmoins faire remarquer que je n’ai pas comptabilisé les référen-
ces, fréquentes, à la thèse spinoziste selon laquelle (i) le libre arbitre est une illu-
sion, mais (ii) la véritable liberté consiste à « agir par la seule nécessité de sa
nature ». Pourquoi, alors qu’elle paraît si compatibiliste ? Parce qu’elle peut très
bien être considérée comme incompatibiliste (et les avis sont d’ailleurs partagés),
dans la mesure où elle déclare que, parce que nous sommes déterminés, ce que
nous appelons couramment « liberté » ou « libre arbitre » n’est qu’une illusion.
Ainsi, Spinoza considère que notre concept ordinaire de liberté, ce que nous dési-
gnons habituellement par ce mot, est incompatible avec le déterminisme : Spinoza
est donc incompatibiliste. Certes, il propose ensuite une nouvelle définition de
la liberté à la place de l’ancienne, mais, s’il garde le mot, il ne parle pas du tout
de la même chose (on dit alors que Spinoza est « révisionniste » : il veut réviser
notre concept de liberté). En fait, la liberté spinoziste ne joue même pas le même
rôle que ce que nous appelons couramment liberté : Spinoza avoue que, dans le
sens où il utilise le mot liberté, un criminel (qui agit selon sa nature) est excusa-
ble (même s’il faut tout de même le punir pour protéger la société). Le compatibi-
lisme, en revanche, considère que ce que nous appelons ordinairement « liberté »
est compatible avec le déterminisme, sans qu’il soit besoin de le remplacer par
une notion profondément différente. Pour ces raisons, la philosophie de Spinoza
peut être considérée comme plus proche de celles des incompatibilistes : il s’ac-
corde avec eux pour dire que ce que nous appelons couramment « liberté » est
incompatible avec le déterminisme (et, de ce fait, n’existe pas, étant donné que
Spinoza est déterministe, ce qui lui vaut d’être parfois catégorisé comme tenant
du déterminisme « dur »). Notons finalement que Spinoza n’est jamais introduit
dans les manuels que j’ai consultés comme représentant d’une option philosophi-
que qui dépasse sa seule personne : on a toujours l’impression que l’idée selon
laquelle la liberté pourrait être compatible avec le déterminisme est une spécia-
lité spinoziste.
128
représenterait plutôt une position minoritaire et anecdotique dans le
champ philosophique (après tout, on ne peut pas tout enseigner en
Terminale : il faut se concentrer sur les grands classiques et les grands
débats).
Le problème de cette explication, c’est qu’elle est peu probable.
Si l’on consulte le PhilPapers Survey, un questionnaire qui a cir-
culé sur Internet à l’échelle mondiale et qui interrogeait les philoso-
phes professionnels sur leurs positions1, on voit que 59% des répon-
dants ont déclaré adhérer au (ou incliner vers le) compatibilisme,
alors que seulement 28,6% ont déclaré adhérer à (ou incliner vers)
une position incompatibiliste (libertarisme ou déterminisme « dur »).
Autrement dit, le compatibilisme semblait une position bien plus
acceptée que l’incompatibilisme. De plus, le compatibilisme est loin
d’être une position neuve. À l’époque moderne, il était représenté par
des auteurs comme Locke, Leibniz, Hume ou Hobbes. Il était même
déjà présent au tout début des débats sur les rapports entre nécessité
et liberté, lorsque les épicuriens soutenaient que nécessité et liberté
étaient incompatibles (ils étaient incompatibilistes) et que les stoï-
ciens (en bon compatibilistes) répondaient que nous pouvions être
libres même dans un monde soumis à un plan divin programmé à
l’avance2.
Ainsi, il semble impossible de justifier l’oubli du compatibilisme
par son aspect minoritaire et son peu d’importance dans l’histoire de
la philosophie. Il est probable que ce peu d’intérêt pour les positions
compatibilistes relève d’une autre raison : l’idée selon laquelle les
1. Voir : http://philpapers.org/surveys/
2. Pour les stoïciens, tout ce qui existe dans le monde (y compris les âmes humai-
nes) est de nature spatio-temporelle : tout est corps (à quelques exceptions près
que nous laisserons de côté). Le monde en son entier n’est qu’un gigantesque
corps : Dieu. Or, tout ce qui se produit dans le monde est le fruit de la nécessité
divine : tout arrive de la façon dont cela devait arriver. De plus, le monde (Dieu) a
une vie cyclique. À chaque fin de cycle, le monde s’embrase puis renaît et vit un
cycle totalement identique, dans lequel chaque individu revit la même vie. Pour
résumer, selon les stoïciens : (i) tout arrive selon le plan divin et (ii) tout s’est déjà
produit de la même façon et se reproduira à l’identique. On est clairement dans
une perspective déterministe. Pourtant, les stoïciens sont considérés comme les
chantres de la liberté : selon eux, même enchaîné tout au fond d’une prison, vous
êtes toujours libre.
129
théories compatibilistes sont des erreurs, parce qu’elles utilisent le
mot « liberté » pour parler de quelque chose qui n’a rien à voir avec
ce que nous entendons par liberté, avec la liberté telle que nous l’exi-
geons pour que la responsabilité morale soit possible. Autrement dit :
les compatibilistes s’excluraient eux-mêmes du débat en supposant
que la liberté est compatible avec le déterminisme ; en faisant ainsi,
ils montreraient qu’ils ne parlent pas vraiment de la liberté.
Pour plus d’effet, mieux vaut accompagner ce dernier argument de
l’appui d’une autorité – par exemple en citant Kant. Au compatibiliste
qui défend la thèse selon laquelle être libre consiste à agir selon les
raisons et les désirs qui sont vraiment les siens, même si ceux-ci sont
déterminés par des causes extérieures, l’incompatibiliste pourra ainsi
emprunter le passage suivant :
130
L’idée est donc que le compatibilisme n’a rien d’intéressant à dire sur
la liberté parce qu’il ne parle pas de liberté au sens courant du terme :
il se contente d’utiliser le terme en un autre sens – compatible avec le
déterminisme. C’est un stratagème pitoyable, un peu similaire à celui
qui consisterait à conclure que l’homme peut voler et utilisant « voler »
dans un sens nouveau qui serait « sauter à quelques centimètres du
sol ». L’incompatibiliste fonde donc sa supériorité (et son rejet du com-
patibilisme) sur l’idée que c’est sa conception de la liberté, entendue
comme pouvoir d’échapper à toute détermination, qui est intuitive, au
sens où elle correspondrait à ce que nous appelons liberté.
Mais est-ce véritablement le cas ?
131
type quantique, la première prémisse, selon laquelle il était néces-
saire que j’agisse de la façon dont j’ai agi ne tient pas, puisqu’une
même cause peut avoir en physique quantique plusieurs effets pos-
sibles. Nonobstant, cela paraît un argument solide en faveur de l’in-
compatibilisme. Comment le compatibiliste peut-il y répondre ?
Une première façon consiste à rejeter la seconde prémisse en dis-
cutant ce que l’on entend par « je ne pouvais pas faire autrement ».
En quel sens faut-il entendre cette expression ? Les incompatibilistes
supposent que cette expression a le sens suivant : pour être respon-
sables d’un de nos actes, nous devons avoir le pouvoir de faire autre-
ment ; il faut l’entendre au sens où, même si tout dans le monde avait
été identique, il nous était possible d’agir autrement. Pris en ce sens,
il est clair que le déterminisme (au sens fort) nous prive de la possibi-
lité de faire autrement : les mêmes causes doivent produire les mêmes
effets. Mais les compatibilistes ne sont pas d’accord : selon eux, la
liberté requiert la possibilité de « faire autrement » en un sens beau-
coup plus faible. Selon eux, « j’aurais pu faire autrement » signifie
quelque chose comme :
132
De plus, il existe une seconde façon de rejeter l’argument incompati-
biliste : rejeter purement et simplement le principe des possibilités alter-
natives, et prétendre que nous n’avons pas besoin d’avoir pu agir autre-
ment pour être responsables de nos actes. Ce rejet se fonde sur une série
de célèbres cas, appelés « cas Frankfurt », d’après le philosophe qui les a
inventés, et qui sont supposés susciter en nous l’intuition qu’une personne
« qui ne pouvait pas faire autrement » peut pourtant être responsable de
ses actions1. Plus récemment, Jason Miller et Adam Feltz ont soumis cer-
tains de ces scénarios à des participants. En voici un exemple2 :
133
À midi le 7 octobre, M. Jones avait-il la possibilité de
faire autre chose que voler la voiture ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
134
même à des entités surnaturelles)1. Et ces illusions ne sont pas limitées
aux schizophrènes : le psychologue Daniel Wegner est parvenu, dans
certaines expériences, à les susciter chez des participants sains.2 À l’in-
verse, il est possible de susciter chez des personnes le sentiment d’avoir
agi librement alors que tel n’était pas le cas. Dans une expérience por-
tant sur ce sujet, Joaquim Brasil-Neto et ses collègues ont utilisé la tech-
nique appelée « stimulation magnétique transcranienne » (ou SMT).
Cette technique consiste à faire réagir une zone donnée du cortex céré-
bral en lui envoyant des impulsions magnétiques. Elle peut tout aussi
bien être utilisée pour déclencher une activité dans cette zone (par exem-
ple, déclencher un mouvement en stimulant le cortex moteur) que pour
la perturber (par exemple, perturber la vision en stimulant le cortex
occipital). Dans l’expérience de Brasil-Neto, les participants devaient
appuyer sur un bouton dès qu’ils entendaient un petit clic. Pour cela, ils
disposaient de deux boutons, un sous l’index gauche et un sous l’index
droit, et devaient tout simplement choisir sur lequel appuyer. En utili-
sant la SMT, les chercheurs sont parvenus à orienter le choix des partici-
pants à leur insu, soit vers le bouton gauche soit vers le bouton droit, en
envoyant au moment du clic une petite impulsion magnétique, soit dans
le cortex moteur droit, soit dans le cortex moteur gauche. Ainsi, les par-
ticipants répondaient en appuyant du côté choisi par l’expérimentateur.
Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est qu’ils ne se rendaient pas
du tout compte de la manipulation : interrogés après l’expérience, la plu-
part d’entre eux déclaraient ne rien avoir perçu d’anormal et avoir eu la
sensation de choisir sur quel bouton appuyer3. Autrement dit, le senti-
ment d’agir librement peut bien être trompeur4.
1. Voir entre autres : Spence, S.A., Alien control: From phenomenology to cog-
nitive neurobiology, Philosophy, Psychiatry, & Psychology, Vol. 8, N°2/3, 2001,
pp. 163-172.
2. Voir : Wegner, D., The illusion of conscious will, MIT Press, 2002.
3. Brasil-Neto, J.P., Pascual-Leone, A., Valls-Solé, J., Cohen, L.G. et Hallett,
M., Focal transcranial magnetic stimulation and response bias in a forced-choice
task, Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, Vol. 55, N°10, 1992,
pp. 964-966.
4. Certains philosophes, plutôt que de se contenter de chanter la profondeur et l’in-
compréhensibilité de ce sentiment, préfèrent en chercher la source en s’aidant des
dernières connaissances scientifiques sur le sujet. Voir par exemple : Pacherie, E.,
The sense of control and the sense of agency, Psyche, Vol. 13, N°1, 2007, pp. 1-30.
135
Mais admettons que ce sentiment que nous avons d’être libre est
fiable. Que prouve-t-il alors ? Il prouve que nous sommes libres, non
que nous échappions au déterminisme. Pour conclure sur la base du
sentiment que nous avons d’être libres, que nous échappons au déter-
minisme, il faut déjà présupposer que le fait d’être libres implique
que nous ne sommes pas déterminés, il faut présupposer l’incompa-
tibilisme. Et ce sentiment ne prouve pas que l’incompatibilisme est
vrai, puisque le compatibilisme aussi ne suppose pas que nous ne
sommes pas libres. Autrement dit, le seul sentiment d’être libre peut
prouver que nous sommes libres, mais pas que cette liberté requiert
d’échapper au déterminisme.
À ce moment, l’incompatibiliste peut encore répliquer : « vous
n’avez pas pris en compte toute la phénoménologie de l’action libre
(c’est-à-dire : ce que nous ressentons quand nous agissons librement).
Non seulement nous avons le sentiment d’être libre, mais nous avons
aussi le sentiment que cette liberté consiste dans le fait d’avoir eu la
possibilité d’agir autrement, quand bien même nos désirs et nos moti-
vations auraient été identiques. Or, ce sentiment va à l’encontre du
compatibilisme – et c’est pour cette raison que l’incompatibilisme est
si évident. »
Personnellement, je n’ai pas ce sentiment quand j’agis librement.
Mais peut-être mes capacités d’introspection sont-elles très mauvai-
ses. Heureusement pour nous, il existe quelques (trop peu nombreu-
ses) expériences sur la phénoménologie de l’action libre. Dans une
expérience menée avec ses collègues, le philosophe Eddy Nahmias a
demandé à un certain nombre de participants1 :
136
1. J’aurais pu choisir d’agir autrement même si tout avait
été identique au moment où j’ai fait mon choix,
2. J’aurais pu choisir d’agir autrement seulement si quel-
que chose avait été différent (par exemple, si d’autres
considérations m’étaient venues à l’esprit au moment
où je délibérais, ou si j’avais eu des désirs différents à
ce moment-là),
3. Aucune des deux propositions précédentes ne décrit ce
que je veux dire.
137
sentir plus libres dans les cas où il leur fallait choisir un peu au hasard.
À l’inverse, le fait que les participants se sentent plus libres quand
ils choisissent sur la base d’une préférence claire va dans le sens du
compatibilisme, selon lequel la liberté consiste à agir selon les préfé-
rences et les valeurs qui sont véritablement les nôtres. Ajoutons pour
finir que Nahmias et ses collègues passent en revue un certain nombre
d’études montrant que les gens jugent plus libres, plus responsables
de leurs actes les individus qui agissent sur la base de préférences
claires que les individus qui agissent au hasard, dans une sorte d’in-
différence, et nous pourrons conclure qu’il n’est pas du tout clair que
l’expérience de la liberté s’accompagne du sentiment d’avoir pu agir
autrement, quand bien même nos désirs et nos valeurs auraient été
identiques.
138
nature et de l’état actuel du monde ce qui se produira
à n’importe quel moment dans le futur. Ce superordina-
teur a la possibilité de voir tout ce qui se passe actuelle-
ment dans le monde et de prévoir avec une précision de
100% ce qui s’y produira par la suite. Supposons donc
qu’un tel superordinateur existe et qu’il enregistre l’état
du monde à un moment donné, le 25 mars 2150, soit 20
ans avant la naissance de Jérémy Hall. De ces informa-
tions et des lois de la nature prises ensemble, le superor-
dinateur en déduit que Jérémy braquera la Banque de
la Fidélité à 6 heures du matin le 26 juin 2195. Comme
toujours, le superordinateur voit juste et Jérémy braque
la Banque de la Fidélité à 6 heures du matin le 26 juin
2195.
Jérémy a-t-il agi librement ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Jérémy mérite-t-il d’être blâmé pour avoir braqué la
banque ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
139
neutre de ce scénario, 79% des participants ont répondu que Jérémy
était allé faire du jogging librement.1 Ces réponses semblent indiquer
que le sens commun penche plutôt du côté du compatibilisme et que
les gens ont pour la plupart une conception de la liberté qui n’entre
pas en conflit avec le déterminisme.
Dans une seconde expérience du même type, le scénario proposé
aux participants était le suivant :
1. L’expression que je traduis ici par « librement » est, en anglais, of his own
free will.
140
croyances et les valeurs de cette personne, alors il est
vrai que, si Fred avait été adopté par les Kindersons,
il aurait eu des croyances et des valeurs qui l’auraient
conduit à rendre le portefeuille; et si Barney avait été
adopté par les Jerksons, il aurait eu des croyances et des
valeurs qui l’auraient conduit à garder le portefeuille.
141
causé ce qui s’est produit juste après, et ainsi de suite
jusqu’à aujourd’hui. Par exemple : un jour, John décide
de manger des frites. Comme tout le reste, cette décision
est entièrement causée par ce qui s’est produit aupara-
vant. Ainsi, si tout dans cet univers jusqu’à la décision
de John avait été identique, alors il devait forcément
arriver que John décide de manger des frites.
Imaginez maintenant un univers (appelons-le l’Uni-
vers B) dans lequel presque tout ce qui se produit est
entièrement causé par tout ce qui s’est produit aupara-
vant. La seule exception, ce sont les décisions humai-
nes. Par exemple : un jour Marie décide de manger des
frites. Puisque dans cet univers les décisions de chaque
personne ne sont pas entièrement causées par ce qui a
précédé, alors, même si tout avait été identique jusqu’à
la décision de Marie, Marie n’aurait pas été obligée
de manger des frites. Elle aurait pu décider de manger
quelque chose d’autre.
La différence clé est donc que dans l’Univers A, toute
décision est entièrement causée par ce qui a précédé
la décision. Étant donné les événements passés, chaque
décision devait forcément se produire de la façon dont
elle s’est produite. Par contraste, dans l’Univers B, les
décisions ne sont pas complètement causées par les évé-
nements passés et ne devaient pas forcément se produire
de la façon dont elles se sont produites.
142
d’être avec elle est de tuer sa femme et ses trois enfants.
Il sait qu’il est impossible de s’échapper de sa maison
en cas d’incendie. Avant de partir en voyage d’affai-
res, il installe dans sa cave un appareil qui met le feu
à sa maison et carbonise sa famille. Bill est-il pleine-
ment responsable du meurtre de sa femme et de ses
enfants ?
Dans ce groupe, 72% des participants ont répondu oui et ont donc
donné une réponse compatibiliste, ce qui semble être cohérent avec
les résultats obtenus par Nahmias et ses collègues. Mais considé-
rons maintenant le groupe abstrait. Dans ce groupe, les participants
devaient répondre à la question suivante :
143
Comme il l’a déjà fait de nombreuses fois, Marc s’ar-
range pour tricher sur sa déclaration d’impôt. Est-il
possible pour Marc d’être pleinement responsable du
fait de tricher sur sa déclaration d’impôt ?
144
Compatibilisme et matérialisme
145
neurosciences, en nous apprenant que nos décisions et nos actions
sont le fruit de notre cerveau, prouvent que nous ne sommes pas
libres et que la liberté n’est qu’une illusion1. Mais pourquoi, s’ils
sont compatibilistes ? Dans une expérience portant sur les différen-
ces entre déterminisme psychologique et déterminisme neurologi-
que (nous allons y revenir tout de suite), Nahmias a utilisé la paire
de scénarios suivante2 :
146
Erta (DÉterminisme Neurologique) – [Même début
que le scénario précédent] Néanmoins, la science des
Ertains est beaucoup plus avancée que la nôtre. Plus
précisément, les neuroscientifiques de la planète Erta
ont découvert la façon précise dont fonctionne le cer-
veau des Ertains. Ces neuroscientifiques ont découvert
que toute décision prise ou action accomplie par un
Ertain est entièrement causée par les réactions chimi-
ques et les processus neurologiques qui se dérou-
lent dans le cerveau de cet Ertain et que ces réactions
chimiques et processus neurologiques sont entièrement
causés par les événements qui ont précédé, y compris le
patrimoine génétique et l’environnement physique de
cet Ertain. Ainsi, à chaque fois qu’un Ertain agit, son
action est entièrement causée par les réactions chimi-
ques et les processus neurologiques qui se produisent
dans son cerveau à ce moment donné, et ces réactions
chimiques et processus neurologiques sont entièrement
causés par une chaîne d’événements antérieurs que l’on
peut remonter jusqu’au patrimoine génétique et à l’en-
vironnement physique de cet Ertain.
Ces deux scénarios décrivent tous les deux des mondes détermi-
nistes. Mais, dans le premier monde, le déterminisme est un détermi-
nisme psychologique (nos décisions et nos actions sont déterminées
par nos états mentaux, qui sont eux-mêmes déterminés par notre
patrimoine génétique et notre culture) tandis que, dans le second
scénario, il s’agit d’un déterminisme neurologique (nos décisions et
nos actions sont déterminées par l’activité de notre cerveau).
Chaque participant recevait l’un des deux scénarios puis répondait
aux deux questions suivantes :
147
première question et 77% à la seconde question), elles étaient fran-
chement incompatibilistes dans le cas DÉterminisme Neurologique
(18% de réponses oui à la première question et 19% à la seconde
question). Comment expliquer un tel renversement ?
Nahmias propose l’explication suivante : le compatibilisme dit
que nous pouvons très bien être libres dans un monde déterministe
du moment que nous agissons sur la base de désirs et de raisons qui
découlent de nos valeurs – c’est-à-dire d’états mentaux. Par contre, si
des forces extérieures nous conduisent à agir sans que leur influence
passe par nos valeurs, alors ces dernières sont mises hors circuit, et
nous ne sommes pas libres (puisque nous n’agissons pas sur la base de
nos valeurs). Ainsi, dans le cas du DÉterminisme Psychologique, les
Ertains agissent sur la base de leurs états mentaux, donc de leurs désirs,
ce qui leur permet d’être libres (à supposer que certains de ces désirs
émanent de leurs valeurs), même si ces désirs sont entièrement déter-
minés. En revanche, dans le cas du DÉterminisme Neurologique, les
Ertains agissent poussés par des mécanismes neurologiques, et non par
leurs désirs et leurs valeurs, ce qui explique que, même si les partici-
pants sont compatibilistes, ils ne les considèrent pas comme libres.
Mais cette explication repose sur une prémisse qu’il faut mettre en
lumière : elle suppose que les participants ont l’intuition que des pro-
cessus neurologiques ne sauraient être des états mentaux, c’est-à-dire
ne sauraient constituer des désirs et des valeurs (sans quoi, il serait
parfaitement possible d’agir sur la base d’états mentaux en étant déter-
miné par son cerveau, puisque les états mentaux seraient des états
intérieurs au cerveau). Autrement dit : les gens seraient intuitivement
dualistes et auraient l’impression que des états cérébraux ne peuvent
pas être des états mentaux, autrement dit que l’esprit est distinct du
corps – et c’est ce dualisme qui expliquerait leurs réponses au cas du
DÉterminisme Neurologique, non le fait qu’ils aient des intuitions
incompatibilistes. Plus largement, la tendance générale à considérer
que les explications neuroscientifiques minent notre liberté, présente
même chez les neuroscientifique, ne serait pas le fruit d’un incompa-
tibilisme intuitif, mais d’un dualisme intuitif.
Mais comment cela peut-il nous aider à trancher entre les résul-
tats de Nahmias et ses collègues et ceux de Nichols et Knobe ? En
148
reprenant l’idée générale selon laquelle un compatibiliste peut donner
des réponses incompatibilistes dès lors qu’il considère que le déter-
minisme, tel qu’il est présenté dans un cas, implique que nous n’agis-
sons pas en fonction de nos désirs et de nos valeurs (ce qui est bien
sûr une erreur : le déterminisme dit que nous pouvons agir en fonc-
tion de nos désirs et de nos valeurs, mais que ces désirs et ces valeurs
sont déterminés par des facteurs extérieurs – la thèse selon laquelle
nos états mentaux n’auraient aucune influence sur nos actions n’est
pas le déterminisme mais porte le doux nom d’épiphénoménisme).
L’hypothèse de Nahmias est qu’il y a quelque chose dans la façon
dont Nichols et Knobe présentent leur scénario qui conduit les gens
à mal comprendre le déterminisme en le confondant avec la thèse
selon laquelle nos actions ne dépendent pas de nos désirs et de nos
décisions.
Pour tester cette hypothèse, Nahmias et Murray1 ont mis au
point une expérience dans laquelle les participants recevaient soit
le scénario de Nichols et Knobe (la description de l’Univers A
et de l’Univers B) soit un scénario de leur cru déjà connu pour
avoir (dans d’autres expériences) suscité plutôt des réponses
compatibilistes :
149
Est-il juste de tenir Jill moralement responsable
(c’est-à-dire de la blâmer) pour sa décision de voler le
collier ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Dans la première expérience où ce scénario a été testé, 66%
des participants ont répondu oui à la première question et 77% ont
donné cette même réponse à la seconde question – ce qui va encore
dans le sens de l’idée selon laquelle les gens sont intuitivement
compatibilistes.
Mais revenons à l’expérience de Nahmias et Murray : la moitié
des participants recevaient le scénario de Nichols et Knobe (Univers
A contre Univers B), l’autre moitié l’univers décrit dans l’Éternel
Retour, et dans chacun de ces deux groupes, la moitié des partici-
pants recevaient des questions abstraites (ne portant sur aucun indi-
vidu en particulier), tandis que ceux de l’autre moitié recevaient des
questions portant sur un individu particulier (Bill qui tue sa famille
pour le scénario de Nichols et Knobe, Jill qui vole un collier pour
l’Eternel Retour). Ces questions consistaient à demander aux parti-
cipants si un agent vivant dans l’univers en question (ou l’agent par-
ticulier décrit dans le scénario) pouvait être moralement responsable
de ses actes, pouvait agir librement et pouvait mériter d’être blâmé
pour le mal qu’il faisait.
Plus important, après avoir répondu à ces questions, les partici-
pants devaient répondre à un certain nombre de questions permet-
tant de déterminer s’ils avaient bien compris ce qu’était le détermi-
nisme, ou s’ils l’avaient confondu avec autre chose. Par exemple :
150
des états mentaux et des décisions déterminés par des facteurs exté-
rieurs) avec ce que nous appelons l’épiphénoménisme (la thèse selon
laquelle nos états mentaux et nos décisions n’ont aucun impact sur
nos actions).
Autre question :
1. On appelle parfois cette idée « l’effet papillon ». Le déterminisme est ainsi une
position qui allie un grand sens de la nécessité (étant donné l’état antérieur du
monde, tout devait nécessairement arriver de cette façon) à un grand sens de la
contingence (si l’état antérieur avait été légèrement différent, tout se serait passé
autrement). On oppose souvent la « théorie du chaos » au déterminisme : c’est une
erreur, un système parfaitement déterministe (même au sens fort) peut être ce que
cette théorie appelle un système chaotique.
151
nisme « tout court » et déterminisme épiphénoméniste, plus ils ten-
daient à donner des réponses incompatibilistes.1 Deuxièmement,
comme prévu par Nahmias et Murray, les gens avaient plus ten-
dance à développer une mauvaise compréhension du déterminisme
(et donc à donner des réponses incompatibilistes) dans le cas du
scénario de Nichols et Knobe que dans le cas de l’Éternel Retour.
Troisièmement, les participants avaient plus tendance à développer
une mauvaise compréhension du déterminisme dans les situations
décrites de façon abstraite que dans les situations mettant en jeu
des individus concrets, et donc plus tendance à donner des réponses
incompatibilistes.
Ces résultats montrent ainsi que les « intuitions incompatibilis-
tes », observées par Nichols et Knobe, ne sont que des artefacts, dus
au fait que leur scénario et leur condition abstraite favorisent une
confusion du déterminisme avec l’épiphénoménisme et le fatalisme.
Plus généralement, ces résultats laissent penser que, si nombre de
gens semblent à première vue incompatibilistes et penser que déter-
minisme et liberté sont incompatibles, c’est parce qu’ils ne com-
prennent pas bien le déterminisme. Au final, si l’on sonde les intui-
tions de ces mêmes personnes sur des cas qui leur permettent de
bien saisir ce qu’est le déterminisme et quelles sont ses implica-
tions, on se rend compte que c’est le compatibilisme qui est intuitif,
non l’incompatibilisme : notre concept ordinaire de liberté n’exige
pas que nous agissions en-dehors de toute influence par des facteurs
externes. À celui qui accusait le compatibilisme d’être un « misé-
rable subterfuge », on peut répondre avec Nietzsche que la concep-
tion incompatibiliste de la liberté est un « non-sens […] qui conti-
nue malheureusement à faire des ravages dans la cervelle des gens
à moitié instruits ».
Cela ne signifie pas pour autant que le compatibilisme est vrai et
que nous devrions tous abandonner l’incompatibilisme pour nous
convertir au compatibilisme. Mon but dans ce chapitre n’était pas tant
de défendre le compatibilisme, que de permettre au débat entre com-
patibilisme et incompatibilisme d’avoir lieu en mettant ces théories
sur pied d’égalité : au vu de ces expériences, il me semble impossible
(sauf aveuglement ou mauvaise foi) de soutenir qu’aucun débat n’est
1. Pour ceux à qui ce genre de chose parle, on peut même noter que le coefficient
de corrélation est étonnamment élevé : r(247) = −0,734.
152
nécessaire parce que le compatibilisme est absurde et qu’il faut être
dépourvu de tout sens commun pour nier que la liberté est incompati-
ble avec le déterminisme. Rien de tout ça n’est évident et il est temps
d’arrêter de vouloir esquiver le débat argumenté en citant Kant et son
fameux tournebroche.
Pour finir, je voudrais signaler que les incompatibilistes que j’ai
visés dans ce chapitre, ceux qui pensent que leur position est tellement
évidente qu’elle n’a pas besoin d’être justifiée, sont loin de représen-
ter l’ensemble des incompatibilistes. Bien au contraire, il existe des
incompatibilistes qui se comportent de façon authentiquement philo-
sophique en discutant avec le camp opposé et en proposant à l’appui
de leur position des arguments plus ingénieux les uns que les autres.
Interlude 3
Quand nous disons « c’est beau », exigeons-nous
vraiment l’accord d’autrui ?
155
porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème
qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour
moi. Car il n’a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier
ne fait que lui plaire, à lui. Il y a beaucoup de choses
qui peuvent avoir pour lui de l’attrait et de l’agrément,
mais, de cela, personne ne s’en soucie ; en revanche, s’il
affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend
des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne
juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde, et
il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété
des choses. C’est pourquoi il dit : cette chose est belle ;
et ce, en comptant sur l’adhésion des autres à son juge-
ment exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas
parce qu’il aurait maintes fois constaté que leur juge-
ment concordait avec le sien ; mais, bien plutôt, il exige
d’eux cette adhésion. S’ils jugent autrement, il les en
blâme et leur dénie ce goût dont, par ailleurs, il affirme
qu’ils doivent l’avoir […]1.
156
Le jugement de goût attend de chacun qu’il y apporte
son adhésion ; et celui qui déclare que quelque chose est
beau entend bien que chacun est obligé de donner son
approbation à l’objet considéré et de le déclarer beau
également […]1.
157
le traduisant) ce passage de l’article « Aesthetic Judgment » de la
Stanford Encyclopedia of Philosophy (encyclopédie en ligne qui fait
actuellement référence chez les chercheurs en philosophie1) :
Nous pouvons résumer la situation de la façon sui-
vante : les jugements [esthétiques] occupent une posi-
tion intermédiaire entre les jugements sur l’agréable et
le désagréable et les jugements empiriques portant sur
le monde extérieur. Les jugements [esthétiques] ressem-
blent aux jugements empiriques dans la mesure où ils
ont une validité universelle ; mais ils en diffèrent dans
la mesure où ils sont formulés sur la base d’une réponse
ou d’une expérience subjective intime. À l’inverse, les
jugements [esthétiques] ressemblent aux jugements sur
l’agréable et le désagréable dans la mesure où ils sont
formulés sur la base d’une réponse ou d’une expérience
subjective intime ; mais ils en diffèrent dans la mesure
où ceux-ci ne prétendent pas avoir une validité univer-
selle. Pour tracer la distinction d’une autre manière :
pour ce qui est de la normativité, les jugements [esthé-
tiques] ressemblent aux jugements empiriques mais pas
aux jugements sur l’agréable et le désagréable ; mais
pour ce qui est de la subjectivité, les jugements [esthé-
tiques] ressemblent aux jugements sur l’agréable et le
désagréable, et non aux jugements empiriques. Ainsi,
nous avons une tripartition : jugements empiriques,
jugements [esthétiques] et jugements sur l’agréable et
le désagréable. Et les jugements [esthétiques] sont à la
fois semblables et différents des deux autres types de
jugements.
158
caractéristiques. Notre problème est : quelle doit être
la nature du plaisir suscité par la beauté pour que des
jugements basés sur ce plaisir puissent prétendre être
corrects ? C’est là la Grande Question1 de l’esthéti-
que. Kant a bien établi le programme de l’esthétique. Le
problème qu’il a posé était le bon, quand bien même la
solution qu’il a proposée ne serait pas la bonne2.
159
jugement est vrai pour Jean, mais faux pour Jacques, tandis
que le second est vrai pour Jacques, mais faux pour Jean). Par
comparaison, pensez à l’énoncé « la pharmacie est à gauche » :
ce jugement peut être à la fois vrai pour Jean (qui se trouve à
droite de la pharmacie) et faux pour Jacques (qui se trouve en
face de la pharmacie) parce que la propriété « être à gauche »
est une propriété relative (on n’est jamais « à gauche » dans
l’absolu, mais toujours à gauche de quelque chose1).
3. Le subjectivisme esthétique, pour lequel les jugements esthéti-
ques comme « c’est beau » ou « c’est laid » n’ont pas de valeur
de vérité (ils ne sont ni vrais ni faux) mais servent juste à expri-
mer un sentiment agréable ou de rejet. De ce point de vue, ils
font partie de la même famille d’expressions que « wouah ! »
ou « beurk ! », deux expressions dont il n’y a pas de sens à
dire qu’elles sont vraies ou fausses (même si elles peuvent être
appropriées ou inappropriées dans certains contextes).
160
Mesurer l’universalisme ordinaire
161
considérer qu’il n’y a pas de vérité esthétique, mais faire valoir quand
même les qualités d’une œuvre à un ami pour lui permettre de l’ap-
précier, et ainsi lui procurer un peu de plaisir esthétique.1
C’est pourquoi je me suis demandé si mon cas était une exception
ou si, plutôt, la prémisse de base de l’esthétique n’était pas si bien
fondée qu’on aurait voulu le croire. Pour cela, il me fallait un moyen
de « mesurer » à quel point les gens avaient tendance à considérer
leurs jugements esthétiques comme universellement valables. Or, ce
moyen, la philosophie expérimentale était à même de me le fournir.
Comme nous l’avons vu, plusieurs études ont déjà été menées, parti-
culièrement dans le champ de la morale (mais aussi, comme nous le
verrons dans celui des couleurs), dont le but était de déterminer à quel
point les gens considéraient une propriété donnée comme existant
réellement, plutôt que comme n’existant que dans l’esprit de celui
qui juge. Pour rappel, ces études emploient toute la même méthode,
qui consiste à mettre en scène des désaccords entre deux personnes
(dont l’une peut parfois être le participant lui-même), puis à deman-
der au participants si, dans cette situation, (i) l’un des interlocuteurs
a raison et l’autre tort, (ii) les deux ont raison, (iii) les deux ont tort,
(iv) personne n’a raison ni tort.2 Si le participant pense réellement que
la propriété dont l’attribution fait l’objet du débat se trouve dans les
choses, il devrait choisir la réponse (i). Les réponses (ii) et (iii) poin-
tent au contraire vers une certaine forme de relativisme et la réponse
(iv) vers le subjectivisme.
Avec le philosophe Nicolas Pain3, lui aussi intéressé par ces ques-
tions, nous avons transposé cette méthode au champ esthétique en
mettant au point une série de 15 scénarios. Voici un exemple de
scénario :
1. Pour une réponse point par point à ce type d’arguments, voir le texte de l’arti-
cle que j’ai écrit en collaboration avec Nicolas Pain et qui est disponible sur le site
internet de celui-ci : Can Folk Aesthetics ground Aesthetic Realism? (soumis).
2. Il y a bien sûr, d’une étude à l’autre, une certaine variation dans les réponses
possibles.
3. Si vous avez l’intention de citer les travaux ci-dessous, n’omettez pas son
nom.
162
ils entendent le chant d’un rossignol. Agathe dit : « Ce
chant est très beau. » Ulrich répond : « Non. Ce n’est
pas beau. »
Si le participant pense que la beauté est dans les choses et que nos
jugements ont une validité universelle, il devrait choisir la première
réponse (« l’un des deux a raison et l’autre a tort »). Sur le modèle du
scénario précédent, nous avons mis au point :
163
l’auteur de À la Recherche du Temps Perdu ?, les gravures
de Dürer sont-elles colorées ?, le portrait de Clemenceau par
Manet représente-t-il Clemenceau ?) ;
• 3 scénarios attribuant des propriétés typiquement considé-
rées comme subjectives (c’est-à-dire comme existant non dans
les choses mais dans l’esprit de celui qui en fait l’expérience)
et au sujet desquelles on peut s’attendre à ce que les gens ne
répondent pas de façon réaliste (les pâtes au ketchup sont-elles
bonnes ?, les choux de Bruxelles sont-ils bons ?, la soie est-elle
agréable au toucher ?).
2.0
1.5
1.0
0.5
0.0
164
Comme on le voit, la plupart de nos participants ne considèrent
pas leurs jugements esthétiques comme universellement valables : au
contraire, ils étaient très disposés à dire que, dans des cas de désac-
cords esthétiques, personne n’a raison, ou alors tout le monde, ou
encore que cela n’a aucun sens de chercher qui a raison ou qui a
tort. Statistiquement, il n’y avait aucune différence significative entre
les notes des participants pour les conditions art, nature et corps et
celles obtenues dans la condition subjectif. À l’inverse, il y avait une
énorme différence entre ces notes et celles obtenues dans la condition
objectif. Une seconde expérience, construite sur un modèle similaire,
mais dans laquelle les jugements portaient sur la laideur, a donné
exactement le même type de résultats : les participants n’avaient pas
tendance à considérer les jugements esthétiques comme universelle-
ment valides.
Ces résultats ont ceci de perturbant qu’ils suggèrent fortement
que la prémisse kantienne sur laquelle se fonde tant l’enseignement
que la recherche en philosophie esthétique pourrait être radicalement
fausse : les gens ne semblent pas universaliser leurs jugements esthé-
tiques. Bien sûr, des objections méthodologiques peuvent être faites
à nos expériences. L’une d’entre elles pourrait être que, dans nos scé-
narios, les protagonistes portent des jugements sur un seul objet, mais
que de tels jugements ne sont pas le seul type de jugements esthéti-
ques que nous formulons. Parfois, nos jugements esthétiques pren-
nent la forme de comparaisons : nous jugeons que tel objet est plus
beau que tel autre. Sur la base de cette distinction, il pourrait être
possible de supposer que, face à de telles comparaisons, les gens
se rendraient compte qu’ils donnent une valeur universelle à leurs
jugements esthétiques. C’est à des comparaisons que recourt Hume
lorsqu’il veut nous faire sentir à quel point l’idée que tous les juge-
ments esthétiques se valent est « absurde » :
165
décréterons sans scrupules que le sentiment de ces pré-
tendus critiques est absurde et ridicule. Le principe de
l’égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié
et, tandis que nous l’admettons dans certaines occa-
sions, où les objets semblent approcher de l’égalité,
cela paraît être un extravagant paradoxe, ou plutôt une
absurdité tangible, là où des objets aussi disproportion-
nés sont comparés ensemble1.
Mais les gens universalisent-ils plus leurs jugements quand ils sont
confrontés à de telles comparaisons ? Dans une expérience portant
principalement sur les jugements moraux, mais utilisant des juge-
ments esthétiques comme points de comparaison, Goodwin et Darley
ont soumis à leurs participants des comparaisons esthétiques comme
« Shakespeare est un meilleur écrivain que Dan Brown » et « Miles
Davis est un meilleur musicien que Britney Spears ». Dans chaque
cas, les participants devaient indiquer leur accord avec ces jugements,
puis dire si, selon eux, ces jugements étaient (i) vrais, (ii) faux ou (iii)
une simple question d’opinion. Là encore, les participants étaient loin
d’universaliser leur jugement : pour la comparaison entre Shakespeare
et Dan Brown, 84% des participants ont répondu qu’il ne s’agissait
là que d’une question d’opinion. 97% ont donné cette même réponse
dans le cas de la comparaison entre Miles Davis et Britney Spears.
Pourtant, les participants avaient tendance à être d’accord avec ces
jugements.
Ces résultats, comme les nôtres, suggèrent que la prémisse anthro-
pologique cruciale, selon laquelle nous tendons à considérer nos juge-
ments esthétiques comme universellement valides, pourrait être abso-
lument fausse. Cela pose d’autant plus problème qu’elle est parfois
(pas toujours) présentée comme une évidence et enseignée comme
telle. Demeure la question : comment a-t-elle pu passer pour si évi-
dente, si elle si éloignée de la réalité ? Il existe une explication socio-
logique tentante : tout en pensant parler pour toute l’humanité, Kant
n’a fait que décrire la façon dont le milieu social auquel il appartenait
percevait les jugements esthétiques. Puis l’autorité de Kant a fait le
166
reste et les philosophes se sont convaincus, en le lisant, qu’ils avaient
le sentiment que leurs jugements esthétiques étaient valables univer-
sellement (ce ne serait pas le seul cas où l’introspection est influencée
par une théorie explicite)1.
Bourdieu avait déjà avancé l’hypothèse selon laquelle l’analyse
kantienne du jugement esthétique ne ferait que refléter l’habitus
d’une certaine classe sociale. Bien entendu, les philosophes s’étaient
empressés de répondre que l’analyse kantienne reposait sur une évi-
dence que tout le monde pouvait sentir :
Vraiment ?
1. La philosophie étant obligatoire au bac en France (du moins pour les bacs géné-
raux), on peut penser que cette idée s’est ensuite propagée dans la population,
particulièrement dans celle susceptible d’échouer sur les bancs des facs de philo-
sophie, ce qui ne fait que convaincre un peu plus les philosophes que les gens pen-
sent naturellement que les jugements esthétiques revendiquent une valeur univer-
selle – après tout, c’est le cas chez leurs élèves.
2. Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, Bibliothèque des Idées,
p.63.
3. Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Gallimard, 1988, Folio Essais,
p.275
CHAPITRE IV
Variations sceptiques
Dans chacun des trois chapitres précédents, nous avons cité des
études qui comparaient les intuitions de participants appartenant
à différents pays : l’étude de Hauser et ses collègues sur l’unifor-
mité des réponses au problème du tramway, celle de Sarkissan et
ses collègues sur le relativisme moral, les réplications de l’effet
Knobe dans différentes langues et celle des résultats de Nichols
et Knobe dans plusieurs pays. Dans tous ces cas, les répon-
ses des participants ont été les mêmes, quelle que soit leur ori-
gine. Mais c’est loin d’être toujours le cas : d’autres études, au
contraire, révèlent de grandes variations dans les intuitions phi-
losophiques des gens, variations qui semblent dépendre de leur
pays d’origine. Une de ces études peut même être considérée
comme la première étude de philosophie expérimentale jamais
publiée.
Pour comprendre sur quoi porte cette étude, il nous faut d’abord
faire un peu de philosophie de la connaissance (que l’on appelle en
anglais epistemology, mais que l’on ne peut traduire en français par
épistémologie, qui désigne plutôt une certaine forme de philosophie
des sciences, tandis que la philosophie de la connaissance s’intéresse à
169
la connaissance sous toutes ses formes, y compris non-scientifiques)1.
L’un des buts de la philosophie de la connaissance est tout simple-
ment de déterminer ce qu’est une connaissance, c’est-à-dire quelles
sont les conditions requises pour savoir quelque chose. Posons-nous
donc la question : quand savons-nous quelque chose ?2
Cette question est d’autant plus délicate qu’il existe différen-
tes formes de connaissance : « connaître quelqu’un », ce n’est pas la
même chose que « savoir faire quelque chose ». Ici, nous nous intéres-
serons à ce que les philosophes appellent la connaissance proposition-
nelle, c’est-à-dire le fait de savoir que quelque chose (par exemple : le
fait de savoir que Platon était un philosophe, ou le fait de savoir que les
gens ne considèrent par leurs jugements esthétiques comme universel-
lement valides). Quand savons-nous que quelque chose ?
Il existe au moins deux conditions nécessaires sur lesquelles s’ac-
cordent les philosophes :
1. La vérité : pour que X puisse savoir que y, il faut que y soit vrai.
Autrement dit : on ne peut savoir que quelque chose qui est le
cas. On peut savoir que Paris est la capitale de France, mais
on ne peut pas savoir que la Terre est cubique. Cette propriété
de la connaissance propositionnelle est ce que les philosophes
appellent sa « factivité ».
2. La croyance : pour que X puisse savoir que y, il faut que X
croit que y (ou : que X pense que y). On aurait du mal à com-
prendre ce que voudrait dire quelqu’un qui affirmerait : « je
sais que la Terre est ronde, mais je ne crois pas que la Terre
est ronde »3.
170
Ces deux conditions sont nécessaires mais sont-elles suffisantes ?
La connaissance est-elle la même chose que la croyance vraie (appe-
lée aussi : opinion vraie) ? La plupart des philosophes pensent que
non. Prenons par exemple le cas suivant :
purement pragmatique : s’ils disent ne pas croire, c’est pour mieux exprimer le
fait que non seulement ils le croient, mais en plus ils le savent. Maintenant, si,
dans un questionnaire d’opinion, on leur demandait s’ils croient que la Terre est
ronde, il ne fait nul doute qu’ils répondraient « oui », plutôt que « non ».
1. Chisholm, R., Theory of Knowledge, Prentice Hall, 1977.
2. Que l’on fait parfois remonter à Platon. Nous verrons que ce n’est pas vraiment
le cas.
3. Gettier, E., Une croyance vraie et justifiée est-elle une connaissance ?, in
J. Dutant et P. Engel, Philosophie de la Connaissance , Vrin, 2005, Textes Clés.
171
quelque peu alambiqués (et ce n’est rien de le dire), j’en construis un
plus simple sur le même modèle :
172
Ferrari. Jusqu’ici, il n’avait vu Jones qu’au volant
d’une vieille Ford. Pour ces raisons, il croit que Jones
s’est acheté une nouvelle Ferrari. Et en effet, Jones s’est
bel et bien acheté une nouvelle voiture, et c’est bien une
Ferrari.
Smith sait-il que Jones s’est acheté une nouvelle
Ferrari ?
◦◦ OUI
◦◦ NON
Dans ce cas, il semble naturel de penser que Smith sait bel et bien
que Jones a acheté une Ferrari. Pourtant, si l’on a justifié notre réponse
au cas précédent en disant que Smith n’y disposait pas de bonnes rai-
sons, on est contraint dans le cas présent de dire que Smith ne sait pas
que Jones s’est acheté une voiture. En effet, Smith a exactement les
mêmes raisons, dans les deux cas, de croire que Jones s’est acheté une
Ferrari : il l’a vu conduire une Ferrari.
Un autre problème de ce type de solution, qui consiste à définir une
bonne raison comme une raison qui prouve irréfutablement et à 100%
la croyance qu’elle est censée justifier, c’est qu’il réduit grandement
notre connaissance. De quoi avons-nous une preuve strictement irré-
futable ? Que la Terre est ronde ? Et si on nous avait menti tout ce
temps ? De notre prénom ? Et si nous avions été adoptés sous un faux
prénom ? Ou si notre père s’était trompé sur l’état civil ? De l’iden-
tité du président de la République alors ?1 Et si Nicolas Sarkozy avait
tout bonnement été remplacé par un sosie ? Ainsi, si l’on commence à
donner des critères trop exigeants pour qu’une raison puisse compter
comme une bonne raison, on dénie le statut de connaissance à nombre
de nos connaissances ordinaires, c’est-à-dire à des choses que nous
considérons d’habitude savoir (comme notre prénom, le nom du pré-
sident de la République, ou encore le fait que la Terre est ronde).
Certes, de nombreux philosophes ont soutenu que nos croyances
ordinaires ne sont pas en fait des connaissances (juste des opinions) et
que seules les croyances formées sur la base d’une certaine méthode
précise (la dialectique, la méthode scientifique, etc.) méritent le titre
de connaissance. C’est ainsi que Platon pouvait faire dire à Socrate :
« Je sais que je ne sais rien. » C’est probablement avec le même type
173
de conception que l’un de mes professeurs de philosophie nous répé-
tait – à moi et à mes camarades de classe – que nous ne savions pas
que le carré de l’hypoténuse était égal à la somme des carrés des deux
autres côtés, étant donné que nous ne le croyions que parce que notre
professeur de mathématiques nous l’avait dit, et non sur la base de la
démonstration du théorème de Pythagore.
Cette conception de la connaissance aboutit en effet à une concep-
tion quelque peu élitiste de la connaissance, pour laquelle la quasi-to-
talité de nos croyances ne sont que des opinions, quand bien même
elles seraient vraies (c’est ce qu’on appelle pompeusement la doxa)1.
Les rares connaissances (souvent mathématiques et scientifiques) ne
sont accessibles qu’à une minorité de savants qui sont capables de les
justifier au moyen d’une démonstration infaillible. Le problème de ce
type de conceptions de la connaissance, c’est qu’elles mènent facile-
ment au scepticisme : que sait-on véritablement de façon irréfutable
et à 100% ? Que nous existons – sûrement. Peut-être quelques théo-
rèmes logiques ou mathématiques – à condition d’en maîtriser soi-
même la démonstration. Les théories des sciences de la nature, il y
a peu de chance : non seulement, il faudrait que vous ayez fait vous-
mêmes les observations qui les soutiennent, mais en outre il se peut
qu’un nombre infini d’expériences soient possibles. Après tout, même
si vous avez vu mille fois qu’un objet, une fois lâché, tombe en direc-
tion de la Terre, cela ne prouve pas de façon irréfutable que tous les
corps au voisinage de la Terre sont attirés vers le sol. En effet, quelque
soit le nombre d’objets que l’on a vus tomber, on ne peut exclure tota-
lement la possibilité que le prochain choisisse plutôt de s’élever vers
le ciel (c’est ce qu’on appelle le problème de l’induction).
Au XXe siècle, la philosophie de la connaissance, bien qu’on y trouve
des sceptiques, a aussi rassemblé un certain nombre de philosophes qui
rejetaient cette conception élitiste de la connaissance et ont cherché à
définir une notion de connaissance qui permettait de conserver l’idée
que nous avons des connaissances ordinaires. Prenant le contre-pied des
philosophes défendant une version élitiste de la connaissance, ils sont
partis de l’hypothèse que nous savons vraiment ce que nous pensons
1. Notez bien que le fait qu’une conception puisse être considérée comme « éli-
tiste » ne constitue pas une bonne raison pour la rejeter. Je ne voudrais pas que
vous pensiez que je me sers de ce mot comme d’une insulte pour discréditer cette
thèse. C’est juste un fait qu’elle réserve la connaissance à une certaine élite.
174
habituellement savoir : nous savons que la Terre est ronde parce qu’on
nous l’a dit, nous savons que le carré de l’hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés parce que nous l’avons appris
à l’école, etc. Un tel projet nécessite de rejeter l’idée selon laquelle la
connaissance requiert une justification irréfutable. C’est pourquoi les
philosophes qui poursuivent ce projet se sont rabattus sur une notion
plus faible de justification : une croyance est justifiée quand elle repose
sur de bonnes raisons, sans pour autant qu’il soit nécessaire que cette
justification soit irréfutable (c’est ce que l’on appelle en philosophie
de la connaissance le faillibilisme : on peut savoir quelque chose sur la
base d’une justification qui n’est pas infaillible)1.
C’est en ce qui concerne ce type de projet que les « cas Gettier »
viennent poser problème : ce sont des cas dans lesquels une personne
croit quelque chose de vrai sur la base de ce que nous considérerions
habituellement comme de bonnes raisons, mais ne semble pas avoir
de connaissance pour autant. Prenons un autre exemple pour conclure
sur ce point2 :
Dans ce cas, l’idée des philosophes est que vous devriez avoir envie
de répondre non. Le cas peut paraître là aussi artificiel et dérisoire
175
mais j’espère être parvenu à vous faire voir tout ce qui s’y joue : rien
de moins que la possibilité pour nous de savoir quelque chose.
1. C’est le type de projet que poursuit par exemple Descartes lorsqu’il nous pro-
pose ses Règles pour la direction de l’esprit.
2. Stich, S., The Fragmentation of Reason, Bradford, 1990.
176
il semble que ces règles devraient être les mêmes pour tous. Pourquoi
serait-il mauvais pour une personne de croire quelque chose sans jus-
tification suffisante, et bon pour une autre ? Stich en conclut que la
dépendance du projet normatif vis-à-vis des intuitions a des consé-
quences absurdes et donc que le rôle joué par nos intuitions dans
l’élaboration de nos théories normatives devrait être grandement
réduit – et qu’il devrait l’être aussi dans la construction de nos théo-
ries descriptives : après tout, rien ne prouve que le contenu associé au
concept (ou au terme) de « connaissance » ne varie pas d’un endroit
à l’autre1.
Certains philosophes ont répondu à cette critique que la possibilité
de grandes variations au sujet de nos intuitions portant sur la connais-
sance, ne constituait pas un argument sérieux contre les projets nor-
matifs et descriptifs, tant que cette possibilité ne restait qu’une fic-
tion philosophique. C’est pour passer d’une telle fiction à la réalité,
que Weinberg et ses collègues2 ont testé un certain nombre de scéna-
rios classiques en philosophie de la connaissance sur des individus
(des étudiants, tous issus de la même université) qui pouvaient varier
selon leur origine culturelle ou leur niveau socio-économique. Parmi
ces scénarios se trouvait un cas Gettier :
1. Bien sûr, comme dans le cas des règles morales, il existe des philosophes qui
sont relativistes et pensent que les règles que nous devons suivre dans le domaine
de la croyance ne sont pas valables universellement mais uniquement localement.
Pour ces philosophes, l’objection de Stich n’en est donc pas une.
2. Weinberg, J., Nichols, S. et Stich, S., Normativity and epistemic intuitions,
Philosophical Topics, Vol. 29, pp. 429-460.
177
Weinberg et ses collègues ont réparti les participants en trois grou-
pes selon leur origine : des participants occidentaux, des participants
venant d’Asie Orientale et des participants venant d’Inde. Les résul-
tats montrent que si, comme prévu, la plupart des Occidentaux ont
répondu que Bob ne savait pas mais se contentait de croire que Jill
conduisait une voiture américaine, la tendance était inverse dans les
deux autres groupes. Tant les participants d’Asie Orientale que ceux
venant d’Inde, pensaient en majorité que Bob savait que Jill condui-
sait une voiture américaine.
179
économique élevé. En effet, si l’on regarde toutes les expériences réa-
lisées par Weinberg et ses collègues (et que nous n’avons pas la place
de décrire ici), on peut s’apercevoir de deux tendances constantes : (i)
les Occidentaux ont plus tendance à nier qu’une personne sait quelque
chose et (ii) les participants qui ont un statut socio-économique élevé
ont, eux aussi, tendance à attribuer moins de connaissance1. Cela sug-
gère que l’élitisme de la connaissance pourrait être une position carac-
téristique de certains groupes – ce qui mériterait que ces groupes se
demandent si leurs intuitions sur le sujet valent mieux que celles des
autres groupes. Les autres groupes, d’ailleurs, ne sauraient être taxés de
confondre connaissance et opinion vraie. Soit le scénario suivant :
Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre les différents grou-
pes de participants, qu’ils se distinguent selon l’origine géographique
ou le milieu socio-économique : dans tous les cas, la quasi-totalité
des participants déclaraient que Dave ne savait pas que la pièce tom-
berait sur face.
Ainsi, il se pourrait fort bien que les intuitions qui soutiennent l’éli-
tisme de la connaissance et la conception de la connaissance comme
1. La tendance inverse peut néanmoins être observée dans un type de cas parti-
culiers (les cas « Truetemp »). Curieusement, il s’agit justement des cas dans les-
quels les philosophes s’attendent à ce les gens disent que la personne impliquée
sait. Autrement dit, là encore, les réponses attendues par les philosophes sont
celles des participants occidentaux aisés.
180
croyance fondée sur une justification infaillible soit particulière à un
groupe donné. En ce cas, elle n’a rien d’évident, et il est légitime
de tenter de la remettre en cause, en proposant une conception de la
connaissance qui puisse rendre compte de la croyance répandue selon
laquelle nous savons des choses dans la vie ordinaire. Mais, comme
nous l’avons vu, une telle conception doit pouvoir résoudre le pro-
blème posé par les cas Gettier. Et c’est là que nous pouvons proposer
une troisième leçon (certes encore plus douteuse), selon laquelle les
résultats de Weinberg et ses collègues peuvent nous conduire à douter
du fait que ces cas posent un véritable problème : après tout, ils ne le
font que si les personnes décrites dans ces cas ne savent pas ce qu’el-
les croient – et les intuitions sur la question semble très partagées.
Scepticisme et Méta-scepticisme
181
2. Tu ne sais pas si tu n’es qu’un cerveau dans une cuve,
3. Donc tu ne sais pas si tu as des mains.
Par exemple, si j’ai des mains (et donc un corps), cela implique que
je ne suis pas un cerveau dans une cuve. Selon le principe ci-dessus,
1. De la même façon, on peut partir de la prémisse que je sais que le monde exté-
rieur existe pour répondre au sceptique que cela prouve que je ne suis pas la vic-
time d’un Malin Génie. Là encore, il s’agit d’un raisonnement dont la forme est
parfaitement recevable.
182
il en résulte donc que si je sais que j’ai des mains, alors je sais aussi
que je ne suis pas un cerveau dans une cuve.
Ce principe est à la source même de nombreux arguments scepti-
ques, qui sont tous construits sur le modèle suivant :
1. Si A alors B,
2. Donc, par application du principe de clôture épistémique : si je
sais que A, je sais que B,
3. Je ne sais pas que B,
4. Donc je ne sais pas que A.
ZÈbre – Pat est au zoo avec son fils, et, alors qu’ils arrivent
devant l’enclos des zèbres, Pat pointe du doigt l’animal à l’in-
térieur de l’enclos et dit : « C’est un zèbre ». Pat a raison –
il s’agit bien d’un zèbre. Néanmoins, étant donné la distance
entre les spectateurs et la cage, Pat ne serait pas capable de
faire la différence entre un vrai zèbre et un mulet astucieuse-
ment déguisé pour ressembler à un zèbre. Ainsi, si l’animal
avait été en vrai un mulet déguisé, Pat aurait tout de même
pensé qu’il s’agissait d’un zèbre.
Pat sait-il vraiment que l’animal est un zèbre, ou le croit-il
seulement ?
◦◦ Il le sait vraiment.
◦◦ Il le croit seulement.
1. Dretske, F., Epistemic operators, Journal of Philosophy, Vol. 67, N°24, 1970,
pp. 1007-1023.
183
et Indiens, ils ont observé que seulement 31% des Occidentaux répon-
daient que Pat savait, contre 50% des Indiens. De même une compa-
raison entre individus issus de milieux socio-économiques différents
a révélé que les individus ayant un statut socio-économique élevé
attribuaient moins de connaissance (12% contre 33%).
Ces résultats confirment ceux obtenus dans le cas du scénario
Conspiration : si vous y regardez bien, vous verrez que ce scénario
met, lui aussi, en scène un argument sceptique, qui attire votre atten-
tion sur le fait que Jim n’a aucune preuve que les entreprises n’ont pas
fabriqué lesdites preuves, dans le but de vous faire accepter la conclu-
sion qu’il ne sait pas que consommer de la nicotine n’est pas mauvais
pour la santé. Dans l’ensemble, cela montre que les individus occi-
dentaux et aisés sont plus sensibles aux arguments sceptiques que les
autres groupes testés. Mais pourquoi ? Est-ce parce que les autres grou-
pes trouvent plus intuitif de rejeter la conclusion (« j’ai des mains »)
que d’accepter la prémisse (« je ne sais pas si je suis un cerveau dans
une cuve »), ou est-ce parce qu’ils n’acceptent pas le principe de clô-
ture épistémique ? Ces expériences ne permettent pas de répondre.
Nichols, s’inspirant de ces expériences, suggère qu’un troisième
facteur est susceptible d’influencer les réponses des participants :
l’exposition à la philosophie. Ayant divisé leur participants en deux
groupes, ceux qui avaient suivi au plus deux cours de philosophie et
ceux qui en avaient suivi au moins trois, Nichols et ses collègues leur
ont donné le scénario suivant, que vous reconnaîtrez sans peine :
184
virtuel, sans vraies jambes pour marcher ni vraie per-
sonne à qui parler. Et voilà où je veux en venir : com-
ment peux-tu savoir que nous ne sommes pas actuelle-
ment en l’an 2300 et que tu n’es pas un cerveau dans
une réalité virtuelle ? Car après tout, si tu étais un cer-
veau dans une réalité virtuelle, tout te paraîtrait exacte-
ment pareil en ce moment. »
Georges réfléchit un instant puis répond : « Mais,
regarde ! Voilà mes jambes. » Il pointe ses jambes du
doigt. « Si j’étais un cerveau dans une réalité virtuelle,
je n’aurais pas de jambes – je ne serais qu’un cerveau
désincarné. Mais je sais que j’ai des jambes – tu n’as
qu’à les regarder ! – donc je dois être une personne
réelle et pas un cerveau dans une réalité virtuelle, car
seules les personnes réelles ont des jambes. C’est pour-
quoi je vais continuer à penser que je ne suis pas un cer-
veau dans une réalité virtuelle.»
Georges et Omar sont en fait de vrais humains vivant
aujourd’hui dans le monde réel, et aucun d’entre eux
n’est un cerveau dans une réalité virtuelle. Cela signifie
que ce que croit Georges est vrai. Mais Georges sait-il
vraiment qu’il n’est pas un cerveau dans une réalité vir-
tuelle, ou le croit-il seulement?
◦◦ Il le sait vraiment.
◦◦ Il le croit seulement.
185
Quelle leçon Nichols tire-t-il de ces résultats, ainsi que de ceux
décrits plus haut ? Il en conclut que les intuitions qui constituent la
base des arguments sceptiques devraient elles-mêmes être regardées
avec scepticisme : si ces intuitions varient d’un groupe à l’autre, alors
quelles raisons avons-nous de nous y fier ? Nichols propose alors
d’adopter un méta-scepticisme, un scepticisme vis-à-vis du scepti-
cisme : nous ne savons pas si les prémisses des arguments sceptiques
doivent être acceptées.
186
pres (c’est-à-dire ce dont on parle quand on utilise un nom propre).
Une première famille de théories, les théories dites descriptivistes,
supposent qu’à chaque nom propre nous associons une certaine des-
cription. L’objet duquel nous parlons quand nous utilisons ce nom est
alors celui auquel correspond cette description. Si aucun objet n’y
correspond exactement, alors le nom peut se référer à (parler de) l’ob-
jet qui y correspond le plus. Si plusieurs objets correspondent à la des-
cription, ou que rien n’y correspond, alors le nom ne se réfère à rien.
La seconde famille de théories, les théories historico-causales, défen-
dent, elles, une thèse radicalement différente : pour elles, chaque nom
propre est inventé au sein d’une certaine communauté pour faire réfé-
rence à un individu en particulier qui reçoit ce nom (c’est le bap-
tême). Le nom continue à faire référence à ce même individu tant que
son usage se transmet d’une génération à l’autre sans rupture. Si, par
contre, l’usage du nom vient à disparaître, puis que ce nom est réin-
troduit pour baptiser un second individu, c’est à ce second individu
qu’il fera dès lors référence. Dans tous les cas, les descriptions que
nous associons à ce nom ne jouent aucun rôle dans la détermination
de sa référence.
Pour défendre les théories historico-causales contre les théories
descriptivistes, le philosophe Saul Kripke1 a mis au point plusieurs
scénarios ingénieux. L’un d’entre eux est le suivant (tel que réécrit
par Machery et ses collègues) :
1. Kripke, S., La Logique des noms propres (traduction de Pierre Jacob et François
Récanati), Éditions de Minuit, 1982.
187
question. Son ami Gödel s’est, d’une manière ou d’une
autre, emparé du manuscrit et s’est attribué tout le crédit
de ces travaux, dont la paternité a depuis été attribuée
à Gödel. De ce fait, il en est venu à être connu comme
l’homme qui a prouvé l’incomplétude de l’arithmétique.
La plupart des gens qui ont entendu le nom « Gödel »
sont comme John : la seule chose qu’ils aient apprise
à propos de Gödel est qu’il est censé avoir prouvé l’in-
complétude de l’arithmétique. Lorsque John emploie le
nom « Gödel », est-ce qu’il parle de:
◦◦ La personne qui a véritablement découvert l’in-
complétude de l’arithmétique ?
◦◦ La personne qui s’est emparée du manuscrit et
s’est attribué tout le crédit ?
188
premiers avaient des intuitions plutôt historico-causales, les seconds
avaient des intuitions plutôt descriptivistes.
Encore une fois, le facteur géographique semble avoir un certain
impact sur les intuitions des participants. Or, il n’y a pas de raison,
dans l’état de nos connaissances, pour privilégier les intuitions d’un
groupe sur celles des autres. Ces résultats viennent ainsi nourrir le
scepticisme du programme négatif.
Différences individuelles
1. Feltz, A. et Cokely, E., The fragmented folk: More evidence of stable individ-
ual differences in moral judgments and folk intuitions, in B.C. Love, K. McRae
et V.M. Sloutsky (dir.), Proceedings of the 30th Annual Conference of Cognitive
Science Society, Cognitive Science Society, 2008, pp. 1771-1776).
189
plus grande sensibilité aux indices sociaux, mais aussi à une
tendance plus grande à rechercher la compagnie des autres.
Dans une série d’expériences, Feltz et Cokely ont montré que
les gens plus « extravertis » tendaient à être plus sensibles à
l’effet Knobe (la différence entre leurs jugements dans le cas
Nuisance et le cas Aide était en moyenne plus importante)1.
Une autre série d’expériences leur a aussi permis de décou-
vrir que les extravertis étaient plus susceptibles de donner des
réponses compatibilistes aux scénarios Erta de Nahmias2.
• Dans une dernière expérience, enfin, Feltz et Cokely ont
montré que les participants plus réflexifs (c’est-à-dire ayant
moins tendance à se fier à leurs intuitions) tendaient à donner
des réponses plus utilitaristes que les participants plus intuitifs
(nous reviendrons dans l’Interlude 4 sur la méthode permettant
de déterminer qui est « réflexif » et qui est « intuitif »).
Nous avons donc des différences entre groupes culturels et des dif-
férences entre individus au sein de chaque groupe. Peut-on trouver
des différences à une échelle encore plus petite ? Oui ! Car un même
individu peut avoir des intuitions différentes sur un même scénario
190
selon les circonstances. Ce phénomène a été observé dans différents
domaines, mais je vais me concentrer ici sur la philosophie morale,
domaine dans lequel ces phénomènes ont été largement observés et
peuvent être parfois frappants.
Commençons par introduire un philosophe, Walter Sinnott-
Armstrong, et la thèse qu’il défend, le scepticisme moral. Le scepti-
cisme moral peut être défini comme la thèse selon laquelle nous ne
pouvons pas savoir ce qui est bien ou mal (et même s’il y a des choses
qui sont véritablement bien ou mal). Autrement dit : il y a peut-être des
vérités morales, mais si tel est le cas, nous ne pouvons rien en savoir.
Sinnott-Armstrong développe un long argument à l’appui de cette
thèse (qu’il appelle le Maître Argument).1 Le principe du Maître
Argument consiste à montrer que, pour nous apprendre quelque
chose, le raisonnement moral seul ne suffit pas : encore faut-il qu’il
puisse partir de prémisses valides, connues de façon indépendante
du raisonnement, c’est-à-dire de principes évidents par eux-mêmes.
Pour Sinnott-Armstrong, en partie pour les raisons que nous avons
développées au Chapitre I, il ne peut s’agir que des intuitions. Il en
conclut que s’il parvient à montrer que nos intuitions morales ne sont
pas fiables, alors nous ne disposerons d’aucun point de départ valide
pour justifier nos théories morales. Cette dernière partie de son rai-
sonnement peut être résumée de la manière suivante :
191
Qu’est-ce qu’un effet de cadrage ? Il s’agit d’un phénomène dans
lequel une même personne va réagir différemment aux mêmes infor-
mations, juste parce ce que celles-ci ont été présentées de façon dif-
férente à cette personne.
L’exemple le plus classique et le plus fameux d’effet de cadrage est
dû à Kahneman et Tversky. Dans une de leurs expériences, la moitié
des participants recevaient le scénario suivant :
192
Sous cette présentation, 78% des participants ont choisi le plan D.
Ce qui est très étrange, étant donné que le plan A est identique au plan
C et le plan B identique au plan D. Le changement de présentation (en
nombre de vies sauvées plutôt qu’en nombre de vies perdues) entraîne
ainsi ce que l’on appelle un « renversement des préférences ».
Un effet similaire peut être obtenu dans le cas des problèmes
du tramway. Sinnott-Armstrong cite ainsi une étude réalisée par
Petrinovich et O’Neill dans laquelle les participants pouvaient rece-
voir deux versions différentes du cas DÉtourner1. Les deux versions
variaient dans leur façon de décrire le choix (qui était pourtant le
même). Une version « cadrait » le problème en termes de « morts » :
ainsi le choix était entre « actionner le levier, ce qui entraînerait la
mort d’une personne » et « ne rien faire, ce qui entraînerait la mort de
cinq personnes ». L’autre version « cadrait » le problème en termes
de « vies sauvées » : ainsi, le choix était entre « actionner le levier, ce
qui aurait pour conséquence que les cinq personnes sur la voie princi-
pale seront sauvées » et « ne rien faire, ce qui aurait pour conséquence
que la personne sur la voie secondaire sera sauvée ». Après avoir
lu sa version du scénario, chaque participant devait indiquer sur une
échelle s’il était plutôt d’accord ou en désaccord avec une certaine
action (détourner le tramway ou ne rien faire). Les résultats montrent
que, qu’il s’agisse de détourner le tramway ou de ne rien faire, les
participants tendaient à rejeter la solution proposée dans le scénario
formulé en termes de morts, mais tendaient à l’accepter dans les scé-
narios formulés en termes de vies sauvées. Ainsi, les effets de cadra-
ges peuvent influencer nos intuitions au sujet de cas philosophiques.
Les effets de cadrage peuvent être rapprochés d’un autre phéno-
mène : les effets d’ordre. Par « effet d’ordre », on entend le fait qu’un
même scénario peut susciter des réponses différentes selon ce qui l’a
précédé. Ainsi, Alessandro Lanteri et ses collègues2 ont comparé les
réponses des participants au scénario DÉtourner selon que ceux-ci
avaient lu ou non le scénario Pousser juste avant. Leurs résultats
montrent que les participants tendent à trouver moins acceptable de
193
détourner le tramway quand ils ont d’abord lu le scénario Pousser.
Petrinovich et O’Neill avaient d’ailleurs déjà trouvé des résultats sem-
blables, mais en utilisant des groupes de trois scénarios dont l’ordre
pouvait varier (DÉtourner, Pousser et un troisième cas assez bizarre
dans lequel l’agent peut appuyer sur un bouton, ce qui fera jaillir une
Rampe sous les roues du tramway, lequel passera au-dessus des cinq
personnes qu’il menaçait d’écraser, et ira à la place écraser une per-
sonne qui se trouve sur le pont au-dessus des rails1).
De ces expériences, Sinnott-Armstrong tire la conclusion que nos
intuitions morales ne sont pas fiables. Une intuition morale fiable
devrait nous conduire à croire bien (ou mal) ce qui est vraiment bien
(ou mal) la plupart du temps. Bien sûr, il nous est impossible d’aller
comparer ce que nous disent nos intuitions avec ce qui est vraiment
bien ou mal – mais on n’en a pas besoin pour prouver que nos intui-
tions morales ne sont pas fiables : il suffit de montrer que celles-ci ne
disent pas tout le temps la même chose, et donc qu’elles ne peuvent
nous dire la plupart du temps la vérité au sujet de ce qui est bien ou
mal. Or, si nos intuitions morales ne sont pas fiables, nous n’avons
aucun terrain solide pour connaître ce qui est bien ou mal. Sinnott-
Armstrong en conclut au scepticisme moral.
À l’appui de Sinnott-Armstrong, on peut citer un certain nombre
d’autres expériences qui montrent que nos intuitions morales ne
varient pas seulement selon la façon dont les scénarios sont présen-
tés, mais aussi selon notre humeur et notre état émotionnel. Ainsi,
Valdesolo et DeSteno2 ont présenté à un certain nombre de parti-
cipants le cas Pousser après leur avoir fait regarder, soit une vidéo
« neutre » (un documentaire sur un village espagnol), soit une vidéo
« positive », censée induire un état émotionnel positif chez les par-
ticipants (un extrait du Saturday Night Live). Ils ont observé que
les participants qui avaient regardé la vidéo « positive » trouvaient
1. Pour ceux qui veulent vraiment savoir, dans ce cas, la plupart des participants
tendaient à trouver acceptable le fait d’appuyer sur ce bouton. Dans l’expérience
de Petrinovich et O’Neill, la Rampe venait toujours en second : seul l’ordre dans
lequel apparaissaient DÉtourner et Pousser pouvait changer (en première ou troi-
sième place). Les participants tendaient à trouver le fait d’appuyer sur le bouton
plus acceptable lorsque DÉtourner venait en premier.
2. Valdesolo, P. et DeSteno, D., Manipulations of emotional contexte shape
moral judgment, Psychological Science, Vol. 17, N°6, 2006, p. 476.
194
plus acceptable de pousser l’homme sur la voie que ceux qui avaient
regardé la vidéo « neutre ».
D’autres études basées sur le même principe (celui de ce que l’on
appelle en psychologie l’induction d’émotions) ont aussi révélé une
influence du dégoût sur nos jugements moraux. Ainsi, Schnall et ses
collègues ont montré que le dégoût nous rendait plus sévères dans
quatre expériences différentes, utilisant chacune une façon différente
d’induire le dégoût1 :
Dans tous les cas, les participants chez qui du dégoût avait été
induit portaient des jugements moraux plus sévères.
Finalement, le phénomène inverse a pu être observé : le sentiment
d’être propre peut nous rendre plus clément. Schnall et ses collègues
ont ainsi montré que des participants qui avaient pour consigne de
retrouver mentalement des mots liés à la pureté, ou qui avaient eu
l’occasion de se laver les mains avant l’expérience, étaient moins
sévères dans leurs jugements2.
Tous ces résultats viennent suggérer que nos intuitions morales sont
trop influencées par des facteurs non moralement pertinents pour être
fiables, ce qui justifie une certaine dose de scepticisme. Et ce scepti-
cisme ne doit pas être limité aux intuitions morales, car nos intuitions
dans d’autres domaines sont sensibles aux mêmes types de facteurs.
1. Schnall, S., Haidt, J., Clore, G. et Jordan, A., Disgust as embodied moral
judgment, Personality and Social Psychology Bulletin, Vol. 34, N°8, 2008,
pp. 1096-1109.
2. Schnall, S., Benton, J. et Harvey, S., With a clean conscience, Psychological
Science, Vol. 19, N°12, 2008, pp. 1219-1222.
195
Ainsi, certaines expériences montrent que les intuitions au sujet de la
connaissance sont, elles aussi, sensibles aux effets d’ordre1.
Gender trouble
196
plastique bon marché et s’en va. La douche de Peter n’a
duré que deux minutes, et celui-ci n’a rien entendu.
Peter sait-il vraiment qu’il y a une montre sur la table
basse, ou le croit-il seulement ?
◦◦ Il le sait vraiment.
◦◦ Il le croit seulement.
197
de 1 à 7 (7 étant l’accord maximal). Les résultats montrent que les
femmes avaient plus tendance à être d’accord que les hommes.
Buckwalter et Stich font l’hypothèse que ce genre de différences
peut expliquer l’énorme sous-représentation des femmes en philoso-
phie aux États-Unis, en Angleterre et en Australie : si l’on regarde le
personnel enseignant ayant un poste équivalent à celui de maître de
conférences, on s’aperçoit que quatre personnes sur cinq environ sont
des hommes. Si maintenant, on se rapporte au PhilPapers Survey,
que j’ai déjà cité, on trouve que 16% seulement des répondants sont
des femmes. Comment expliquer une telle disparité, bien supérieure à
celle que l’on peut trouver dans d’autres disciplines académiques ? Il
ne s’agit pas d’un biais au recrutement : presque la moitié des élèves
de première année sont des femmes. Mais la proportion de femmes
diminue au fur et à mesure que l’on progresse dans le cursus1.
L’hypothèse de Buckwalter et Stich est que l’appel aux intuitions
joue un tel rôle en philosophie, que ceux qui ne partagent pas les
intuitions « fondamentales », censées être à la base des plus grands
problèmes philosophiques, sont vite exclus de la discussion. Au
mieux, ils trouveront que la discussion n’a rien d’intéressant. Au pire,
ils auront l’impression de ne pas être capables de faire de la philoso-
phie. Dans les deux cas, ils sont plus susceptibles de changer d’orien-
tation. Or, si les intuitions des femmes ne s’alignent pas sur celles
des hommes (qui, pour des raisons sociologiques évidentes, étaient
majoritaires à l’université à l’époque où les expériences de pensée
les plus fondamentales ont été discutées), il y a plus de chances pour
qu’elles se sentent exclues (ou perdues) et abandonnent la pratique
de la philosophie.
L’hypothèse de Buckwalter et de Stich est séduisante. Elle manque
juste pour l’instant de preuves solides. Parcourir des études pour
trouver des différences selon le genre n’est pas une méthode fiable :
dès lors qu’un nombre suffisant d’études est parcouru, on trouvera
1. Je n’ai pas les chiffres équivalents pour la France (qu’il serait intéressant de cal-
culer), mais, en 1995, le sociologue Charles Soulié faisait déjà remarquer que la
philosophie était la plus masculine des sciences humaines, et que cette tendance
s’accentuait au fur et à mesure que l’on progresse dans le cursus. Voir : Soulié,
C., Anatomie du goût philosophique, Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
Vol. 109, N°1, 1995, pp. 3-28. Merci à Cyprien Tasset pour avoir porté cet article
à ma connaissance.
198
toujours un ou plusieurs effets du genre (en fait purement dus au
hasard). De plus, dans les expériences menées par Buckwalter et Stich
eux-mêmes (et qui donc échappent à la critique précédente), les intui-
tions des femmes ne s’écartent de la position officiellement attendue
que dans la moitié des cas – dans l’autre moitié, elles s’en rappro-
chent plus que celles des hommes1. Affaire à suivre, donc.
Pour conclure, je voudrais juste rappeler la leçon générale de ce
chapitre, celle du « programme négatif ». Elle peut être résumée de
la façon suivante : nos intuitions étant sensibles à de nombreux fac-
teurs qui ne semblent pas philosophiquement pertinents, il convient
de les « prendre avec des pincettes » et d’être capable de ne pas s’y
cramponner, dès lors que l’on s’aperçoit qu’elles nous sont purement
idiosyncrasiques. La prochaine fois que l’on affirmera devant vous,
sans preuve, qu’en fait vous ne savez rien, même pas que la Terre est
ronde, pensez que votre interlocuteur ne fait peut-être qu’exprimer
son point de vue de philosophe occidental aisé2.
1. Pour une critique similaire, voir : Weinberg, J., Gonnerman, C., Buckner, C.
et Alexander, J., Are philosophers expert intuiters?, Philosophical Psychology,
Vol. 23, N°3, 2010, pp. 331-355.
2. Et même si l’on acceptait, for the sake of the argument, que des jugements tirés
d’une théorie constituent des intuitions, le philosophe ne serait pas pour autant tiré
d’affaire. Pour que les « intuitions » en question soient fiables, il faudrait que la
théorie de laquelle elles sont tirées le soit aussi. Or, si on peut expliquer pourquoi
certaines théories physiques sont fiables (elles ont été testées expérimentalement,
confrontées au monde extérieur), c’est plus difficile dans le cas des théories philo-
sophiques. Répondre tout simplement que les théories philosophiques sont fiables
parce qu’elles sont soutenues par des intuitions philosophiques ne ferait que nous
jeter dans un cercle vicieux dont il serait impossible de sortir.
202
intuitions ». La réponse « c’est en forgeant que l’on devient forge-
ron », qui consiste à dire que les philosophes ont de meilleures intui-
tions sur les problèmes philosophiques, parce qu’ils ont consacré plus
de temps à ces problèmes, est loin d’être satisfaisante : les astrologues
passent bien leur temps à prédire l’avenir, ce n’est pas pour autant
qu’ils y parviennent mieux que la plupart des gens. Il faut donc trou-
ver ce qui, dans l’entraînement que reçoivent les philosophes, les rend
susceptibles d’avoir de « meilleures intuitions ».
203
à évaluer la cohérence logique de thèses philosophiques n’explique
pas la supériorité des intuitions philosophiques : il n’y a pas de cohé-
rence à évaluer au sein de propositions simples. On ne voit pas non
plus comment le fait (2) de bien connaître les positions philosophiques
assurerait la fiabilité des intuitions des philosophes. Couplée avec (5)
la capacité à analyser les textes d’autres philosophes, cette connais-
sance pourrait certes permettre de saisir les intuitions qui sont au fon-
dement de tel ou tel système philosophique, mais cela ne nous fourni-
rait toujours pas de critère (ou une faculté) pour trancher entre elles.
La (4) faculté d’imaginer des contre-exemples et autres expériences
de pensée est cruciale pour faire appel aux intuitions, mais elle n’as-
sure en rien la validité des intuitions suscitées par ces cas. Reste fina-
lement (6) la capacité à tracer certaines distinctions, notamment celle
entre l’usage littéral et les différents usages pragmatiques d’un terme.
Dans ce cas, il est indéniable qu’une telle capacité peut permettre
aux philosophes d’éviter certaines confusions, surtout quand il s’agit
d’estimer si la tendance à juger, appropriée ou non l’usage d’un cer-
tain terme dans un contexte donné, reflète véritablement l’usage lit-
téral de ce terme ou le contenu du concept qui lui est associé1. Mais
cette dernière défense est d’un intérêt limité : elle ne permet de justi-
fier la supériorité des intuitions des philosophes que dans les cas où
les intuitions « populaires » sont biaisées par des considérations prag-
matiques, ce qui est loin d’être toujours le cas, comme nous l’avons
vu. De plus, si l’on poussait cet argument jusqu’au bout, il aurait pour
conséquence que les intuitions philosophiques des linguistes sont en
moyenne meilleures que celles des philosophes, dans la mesure où les
linguistes sont susceptibles d’avoir une meilleure maîtrise de la dis-
tinction sémantique / pragmatique2.
1. Cet argument est défendu (entre autres) par Antti Kaupinen. Voir : Kaupinen,
A., The rise and fall of experimental philosophy, Philosophical Explorations,
Vol. 10, N°2, 2007, pp. 95-118.
2. Ma propre expérience me permet d’affirmer que nombre de philosophes n’ont
encore aucune idée de ce que peut impliquer cette distinction.
204
mais à leurs adversaires : alors qu’il est tout à fait naturel de penser
que les philosophes sont des experts en intuition, dans la mesure où
l’appel aux intuitions fait partie de leur pratique professionnelle, il
n’y aurait en revanche aucune raison de penser que leurs intuitions
sont biaisées1. Mais cette dernière affirmation me semble trop opti-
miste : au contraire, il y a plein de raisons de penser que les intuitions
des philosophes sont biaisées, la première d’entre elles étant que les
philosophes sont plus partiaux que les gens ordinaires, lorsqu’il s’agit
d’intuitions portant sur des problèmes philosophiques. En effet, les
philosophes professionnels passent leur temps à défendre certaines
positions (leurs théories) contre les attaques des autres philosophes.
Il est possible que leur attachement à certaines théories les pousse
à trouver plus intuitives (toutes choses étant égales par ailleurs) les
propositions qui vont dans le sens de leur théorie, et moins intuitives
celles qui contredisent leur théorie2.
Prenons un exemple (certes discutable) : nous avons vu plus haut en
quoi consistait le désaccord entre compatibilistes et incompatibilistes.
Les compatibilistes pensent que la liberté et la responsabilité humai-
nes sont compatibles avec une prédétermination de nos actes, tandis
que les incompatibilistes soutiennent qu’il s’agit là de réalités incom-
patibles. Or, le compatibilisme pose un véritable problème à ceux
qui soutiennent l’existence d’un Dieu bienveillant et tout-puissant.
Soit ce que l’on appelle classiquement le « problème du mal » : s’il
existe un Dieu à la fois bienveillant et tout-puissant, pourquoi laisse-
t-il tant d’horribles choses se produire ? Dans le cas du mal causé par
les hommes, la réponse classique est la suivante : pour permettre aux
hommes d’être libres et responsables, Dieu a dû leur donner le libre
arbitre, et ainsi renoncer à prédire et déterminer leur comportement
à l’avance ; autrement dit, le mal est un mal nécessaire, car il est une
conséquence et une condition inévitable de la liberté humaine. Bien
évidemment, cette solution au « problème du mal » présuppose l’in-
compatibilisme : si liberté et déterminisme étaient compatibles, alors
Dieu aurait très bien pu à la fois « régler à l’avance » le monde pour
205
qu’aucun mal ne s’y produise et assurer la liberté humaine. Autrement
dit : les intuitions compatibilistes, via le « problème du mal », consti-
tuent un problème pour le théiste. Or, le PhilPapers Survey (déjà cité)
révèle la très forte corrélation suivante1 : les philosophes qui défen-
dent une position théiste sont beaucoup plus susceptibles d’adhérer
au libertarisme (la position incompatibiliste par excellence) que les
philosophes défendant une position plutôt athée. Alors que 48,8%
des théistes sont libertariens, seuls 19,7% des athées le sont. Dans la
mesure où, comme nous l’avons vu, les intuitions « ordinaires » ten-
dent à aller à l’encontre du libertarisme, et où les athées n’ont aucun
intérêt particulier à défendre des positions non-libertariennes, il est
tentant d’en conclure que les options théistes des philosophes peuvent
les « motiver » à avoir des intuitions plus en accord avec l’incompa-
tibilisme. Autrement dit, il y a des raisons de penser que les théories
des philosophes viennent influer sur leurs intuitions2. Et si tel est le
cas, alors les intuitions des gens « ordinaires » sont meilleures, car
plus « pures » et moins susceptibles d’être « polluées » par des enga-
gements théoriques.
Une deuxième raison de douter des intuitions philosophiques a été
développée au chapitre précédent, dans la discussion sur l’influence
du genre sur les intuitions : si l’appel aux intuitions opère une sélec-
tion entre les étudiants de philosophie, favorisant ceux qui partagent
les intuitions dominantes, et laissant sur le carreau ceux dont les intui-
tions ne collent pas à celles que les philosophes estiment être (ou
devoir être) universellement partagées, alors on peut penser que les
intuitions philosophiques seront biaisées par sélection et renforce-
ment. Au final ne subsisteront parmi les philosophes que ceux dont
les intuitions sont en accord avec le consensus de la profession, ce
qui peut être considéré comme une sorte de biais de confirmation de
1. Pour ceux à qui ces chiffres sont susceptibles de parler, le coefficient de corré-
lation mesuré entre théisme et libertarisme est de 0,396.
2. Il y a bien sûr une interprétation optimiste de ces données, selon laquelle ces
théistes sont théistes parce que (entre autres choses) ils ont des intuitions incom-
patibilistes, et non l’inverse. Mais cette interprétation prête au raisonnement phi-
losophique une grande influence sur nos engagements et nos options religieu-
ses, influence qui me paraît loin d’être garantie. Bien sûr, il serait intéressant
d’avoir une mesure empirique de l’influence du raisonnement philosophique sur
les options religieuses (et vice-versa).
206
la profession tout entière. Reprenons l’exemple des intuitions sur les
jugements esthétiques : comment se peut-il que la plupart des philo-
sophes, en esthétique, aient supposé que les gens ont tendance à uni-
versaliser leur jugement, alors que nos expériences semblent indi-
quer le contraire ? Une explication possible est que, après que Hume
et surtout Kant aient affirmé que nous avions tous tendance à uni-
versaliser nos jugements esthétiques, et que c’était là ce qu’il s’agis-
sait d’expliquer en priorité (le problème fondamental de l’esthéti-
que), un biais de sélection s’est introduit : ceux qui n’ont pas partagé
cette intuition se sont désintéressés de ce problème, qu’ils ne ressen-
taient guère comme constituant un véritable problème, laissant ainsi
le champ de l’esthétique à ceux dont les intuitions correspondaient à
celle des grands philosophes.
Finalement, une troisième et dernière raison de douter de la fiabi-
lité des intuitions des philosophes consiste à reprendre, aux défen-
seurs de l’expertise, la stratégie du raisonnement par analogie, mais
en prenant cette fois pour groupe de comparaison le groupe peut-être
le plus proche méthodologiquement des philosophes : les linguistes.
On a vu plus haut que les linguistes s’appuient eux aussi sur leurs
intuitions, c’est-à-dire dans leur cas sur leurs jugements linguistiques
spontanés. Mais, dans le cas des linguistes, il est possible de confron-
ter ces intuitions à des résultats expérimentaux sur ce à quoi elles sont
censées nous donner accès : ce qui est considéré comme linguisti-
quement correct au sein d’une communauté langagière donnée. Or,
cette confrontation a montré à plusieurs reprises que ces intuitions
sont loin d’être toujours fiables : il se peut que les intuitions des lin-
guistes professionnels, c’est-à-dire des « experts », échouent à saisir
ce qui est jugé correct au sein de la communauté à laquelle appartien-
nent lesdits linguistes. Par analogie, on peut donc conclure qu’il y a
de bonnes raisons de penser que les intuitions des philosophes, même
« experts », sont loin d’être fiables.
Mais, bien évidemment, le défenseur de l’expertise philoso
phique pourrait répondre que ces doutes sont forcés et peu étayés
empiriquement : (1) il n’y a aucune preuve directe de l’influence des
théories philosophiques sur les intuitions des philosophes ; (2) l’hy-
pothèse du biais de sélection est, elle aussi, sans fondement empi-
rique et ressemble trop à une théorie du complot aux accents para-
noïaques ; enfin (3) une analogie est loin de constituer un argument.
Du coup, l’avantage reste à la position qui semble être celle par
207
défaut, tellement elle semble naturelle : les philosophes ont long-
temps pratiqué l’appel aux intuitions, et cela a rendu leurs intuitions
plus fiables.
Même si cette stratégie me paraît quelque peu forcée, faisons sem-
blant d’accepter les arguments de celui qui veut sauver l’expertise
philosophique juste en rejetant la charge la preuve sur les épaules du
restrictionniste et tentons de résumer en quelques mots son objec-
tion. Quel en est le cœur ? Il peut être énoncé de la façon suivante :
le restrictionniste n’est pas justifié à mettre en doute la fiabilité des
intuitions philosophiques, parce que rien ne prouve que les intuitions
des philosophes soient soumises aux mêmes biais que les intuitions
qu’étudient les philosophes expérimentaux. Le problème est que
cette objection, si elle a pu fonctionner à un certain moment, n’est
plus tenable de nos jours : il existe maintenant des études démon-
trant l’existence de ces mêmes biais dans les jugements de philoso-
phes professionnels.
Prenons le cas des variations culturelles : Krist Vaesen et Martin
Peterson1 ont mené deux études d’envergure internationale dans les-
quelles les participants étaient justement des philosophes profession-
nels. Dans ces deux études, les philosophes étaient catégorisés selon
leur langue maternelle (principalement : anglais, néerlandais, suédois
et allemand2) et devaient répondre à des questions leur demandant si
un certain état mental constituait oui ou non une « connaissance ».
Par exemple :
208
le cas ci-dessus, 75,1% des participants ayant pour langue mater-
nelle l’anglais ont répondu oui, contre seulement 42,9% des partici-
pants ayant pour langue maternelle le néerlandais. Cela suggère que
les intuitions des philosophes sont elles aussi soumises à des biais
culturels.
Bien sûr, les études de Vaesen et Peterson se prêtent à de nom-
breuses objections. L’une d’entre elles est que la question qu’ils
posent est pour le moins étrange et inhabituelle, une autre que les
scénarios qu’ils ont utilisés ne correspondent à aucune expérience
de pensée classique en philosophie. Et une dernière que les diffé-
rents participants n’avaient pas la même langue maternelle, et donc
n’étaient pas tous en égale mesure d’apprécier toutes les nuances
de l’anglais (langue dans laquelle étaient proposés les textes et les
questions).
Mais passons à une seconde étude portant, elle, sur les effets
d’ordre : Eric Schwitzgebel et Fiery Cushman1 sont parvenus à
montrer que les intuitions des philosophes relatives à certains juge-
ments moraux sur des cas particuliers (y compris, mais pas unique-
ment, les fameux problèmes du tramway2) étaient influencées par
l’ordre de présentation des cas, et que cette influence n’était pas
moins importante dans leur cas que dans le cas de gens « ordinai-
res » (des universitaires non-philosophes et des non-universitaires).
De plus, après avoir jugé tous les cas qui leur étaient proposés, les
participants devaient dire si oui ou non ils adhéraient à trois princi-
pes moraux de portée générale : « si deux personnes agissent avec
les mêmes intentions et les mêmes états mentaux, mais que, par pur
hasard, l’une d’elle finit par faire plus de mal que l’autre, alors cette
personne mérite d’être punie plus sévèrement », « tuer est pire que
laisser mourir » et la doctrine du double effet. Or, l’adhésion des
participants à tel ou tel principe était influencée par l’ordre dans
lequel ils avaient lu et répondu aux cas particuliers qui précédaient,
et cette influence était plus grande dans le cas des philosophes que
dans le cas des non-philosophes.
209
Ces résultats montrent ainsi que les intuitions des philosophes ne
sont pas plus à l’abri des biais découverts par les philosophes expéri-
mentaux que les intuitions du premier venu. Même lorsque la charge
de la preuve est placée sur les épaules du restrictionniste, il y a encore
des raisons de douter de la fiabilité des intuitions des philosophes.
1. Livengood, J., Sytsma, J., Feltz, A., Scheines, R. et Machery, E., Philosophical
temperament, Philosophical Psychology, Vol. 23, N°2, 2010, pp. 313-330.
2. Frederick, S., Cognitive reflection and decision making, Journal of economic
perspectives, Vol. 19, N°4, pp. 25-42.
210
Essayez d’abord de répondre à la question. Vous serez probable-
ment (très) tentés de répondre 10 cents. Et pourtant cette réponse est
fausse : la bonne réponse est 5 cents. En effet, soit x le prix du timbre.
Le prix de l’enveloppe est alors (x + 1 euro) et on a x + (x + 1 euro) =
1 euro et 10 cents. De là, on passe facilement à 2x = 10 cents et donc
x = 5 cents. À l’inverse, si l’on suppose que le timbre coûte 10 cents,
cela signifie que l’enveloppe coûte 1 euro et 10 cents, et donc que
le total coûte 1 euro et 20 cents, ce qui n’est pas compatible avec
l’énoncé du problème. Ce problème constitue ainsi un cas dans lequel
nous sommes intellectuellement attirés par une réponse qui se révèle
en fait être fausse.
Le CRT est composé de trois problèmes. Pour ceux que les puzzles
intellectuels amusent, voici les deux autres :
1. Les réponses intuitives pour ces deux cas sont respectivement : 100 minutes et
24 jours. Les réponses correctes sont 5 minutes et 47 jours. Je vous laisse le soin
de trouver pourquoi.
211
Il y a donc des « talents » propres aux philosophes1. Néanmoins,
ces talents n’assurent en rien la validité de leurs intuitions. La plus
grande aptitude réflexive des philosophes montre seulement qu’ils
ont moins tendance que les autres à prendre leurs intuitions pour
argent comptant2.
1. Notons toutefois que ces résultats ont été collectés sur Internet par un question-
naire rédigé en anglais. On peut se demander si des résultats similaires seraient
obtenus sur des philosophes français.
2. Ángel Pinillos et ses collègues ont montré que les participants qui obtenaient
des scores élevés au CRT étaient un peu moins sensibles que les autres à l’effet
Knobe (ils tendaient à juger l’action du président moins intentionnelle dans les
deux cas). Ils en déduisent que les gens « intelligents » ont des intuitions plus en
accord avec les attentes traditionnelles des philosophes, ce qui suggérerait que les
intuitions des philosophes sont meilleures. Mais une autre interprétation de ces
résultats est possible : il est tout à fait possible que les participants ayant obtenu
des scores élevés au CRT ne répondent pas en fonction de leurs intuitions (comme
dans les cas proposés durant le CRT) mais sur la base d’une théorie explicite,
auquel cas leurs réponses ne révèlent pas leurs intuitions. Selon cette interpréta-
tion, ces résultats montreraient en fait qu’avoir un score élevé au CRT diminue
la capacité à fournir des réponses intuitives, et rend les individus dépendants de
théories explicites. Voir : Pinillos, A., Smith, N., Nair, S., Marchetto, P. et Mun,
C., Philosophy’s new challenge : Experiments and intentional action, Mind and
Language, Vol. 26, N°1, 2011, pp. 115-139.
CHAPITRE V
La matière est l’esprit
213
Quelques distinctions utiles
214
Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est […] une
chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui
veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent1.
215
vous considérez qu’elles n’existent tout simplement pas (je suppose).
En revanche, vous croyez à l’existence des tables (encore une fois : je
suppose) mais vous êtes prêts à dire que la table est un objet physique :
elle est en définitive composée d’atomes de différentes sortes – en ce
sens vous êtes réductionnistes vis-à-vis des tables : vous supposez que
les tables sont réductibles aux éléments physiques de base1.
Il faut bien comprendre que le mot réductionniste n’est pas un gros
mot : dire que x est réductible à y, c’est tout simplement dire que x est en
définitive constitué de y. Cela ne veut pas dire, contrairement à d’autres
usages du mot « réductionniste » que cette thèse laisse de côté certains
aspects de l’esprit, ou veut en nier l’importance. Beaucoup « d’argu-
ments » (c’est un bien grand mot) philosophiques contre le physica-
lisme consistent tout bonnement à jouer sur les connotations négatives
associées au terme de réductionnisme pour disqualifier le physicalisme
réductionniste. Mais si le physicalisme dit bien que l’esprit n’est en
définitive « que » de la matière, ou une partie du monde physique, il
ne nie rien des propriétés que nous lui attribuons la plupart du temps.
Il faut donc savoir passer l’obstacle des mots et des idées qui leur sont
associées pour apprécier pleinement le physicalisme2.
Finalement, notons que le physicalisme (réductionniste ou éliminati-
viste) est souvent associé en philosophie avec ce que l’on appelle natu-
ralisme. Le naturalisme est la thèse (méthodologique) selon laquelle
nous ne devrions postuler, dans nos explications, que des choses natu-
relles (qui font partie du cours de la nature, en opposition à surnaturel-
les – par exemple une intervention divine qui viendrait violer tempo-
rairement les lois de la nature). Cette thèse méthodologique se double
de celle selon laquelle tous les aspects de la nature en question (y com-
pris l’esprit humain) peuvent être étudiés par des méthodes qui appro-
chent celles des sciences de la nature. En ce sens le naturalisme n’est
pas forcément physicaliste : des philosophes comme David Chalmers3,
par exemple, se disent (et sont) naturalistes et prônent une approche
scientifique de la conscience tout en étant farouchement dualistes.
216
Il n’empêche que le naturalisme se double souvent d’une adhésion au
physicalisme – ce qui n’est pas une raison pour confondre les deux1.
Faisons attention néanmoins à ce que veut dire le naturalisme.
Quand on dit que « tout est naturel », « naturel » peut avoir deux
sens bien distincts. Dans un premier sens, « naturel » désigne tout
ce qui obéit et est gouverné par les lois de la nature (par opposition
aux êtres surnaturels) : en ce sens, une montre est tout aussi naturelle
qu’un arbre2. Dans un second sens, « naturel » s’oppose à « artificiel »
et désigne ce qui n’est pas le produit de l’activité humaine (ou de
l’activité de tout autre être intelligent). Les deux sens sont très diffé-
rents : un objet construit par l’homme est « naturel » au premier sens,
mais pas au « second »3. Quand le naturaliste dit que tout est naturel,
c’est bien au premier sens et non au second – par exemple, Stanislas
Dehaene a proposé une explication « naturaliste » de l’apprentissage
de la lecture4, une explication qui est « naturelle » au premier sens
parce qu’elle fait de la lecture une activité du cerveau, mais qui n’est
pas « naturelle » au second sens, dans la mesure où Dehaene sait per-
tinemment que la lecture, loin d’être innée, est le produit de l’entraî-
nement et de la culture humaine. Dire qu’une chose est dans le cer-
veau, ce n’est pas du tout dire qu’elle est innée5.
1. Par exemple, si l’on prend une fois de plus le PhilPapers Survey, on peut voir
qu’il y a une corrélation de 0,51 entre physicalisme et naturalisme, mais que 13%
des participants qui se disent naturalistes rejettent le physicalisme (et à l’inverse
que 30% de ceux qui se disent physicalistes n’acceptent pas le naturalisme).
2. Je reprends ce célèbre exemple à Descartes : « Il est certain que toutes les
règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses
qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une
montre marque les heures par le moyen de roues dont elle est faite, cela ne lui est
pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. » Voir : Descartes,
Principes de la philosophie, IV, § 203.
3. Sur cette distinction, je ne saurai trop conseiller l’excellent texte de John
Stuart Mill sur La Nature. Voir : Mill, J.S., La Nature (traduction d’Estiva Reus),
La Découverte, 2003.
4. Dehaene, S., Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007, Sciences.
5. Il peut paraître inutile d’insister sur la distinction entre ces deux sens de « natu-
rel », mais pourtant des philosophes aguerris semblent parfois l’oublier. Par exem-
ple, Francis Wolff, prenant acte du caractère « naturaliste » des sciences cogniti-
ves (qui font effectivement de l’esprit humain un objet naturel au premier sens)
217
Pourquoi le dualisme est-il intuitif ?
semble en conclure, sans doute par glissement sur le sens de « naturel », (i) que
les sciences cognitives et leur conception physicaliste de l’homme s’accompa-
gnent d’une tendance à considérer la plupart de nos dispositions comme n’étant
pas le produit de la culture, mais des dispositions innées, stables et intangibles. De
plus, il suppose (ii) que cette « conception de l’homme » implique que les traits
moraux sont innés et que notre personnalité morale dépend surtout de notre patri-
moine génétique (ce qui légitimerait, par exemple, le dépistage précoce des cri-
minels). Parmi les quelques exemples développés à l’appui de (i), il prend ainsi
le cas de l’autisme, que de nombreux psychologues « naturalistes » considèrent
effectivement aujourd’hui comme quelque chose d’inné. Le problème est qu’on
peut trouver des exemples allant en sens inverse : les mêmes psychologues peu-
vent tout aussi bien travailler sur la psychopathie acquise ou sur la dépression,
sans considérer qu’il s’agit de quelque chose d’inné. De plus, si, dans le cas par-
ticulier de l’autisme, les psychologues se rallient massivement à l’hypothèse de
l’inné, ce n’est pas parce qu’ils sont idéologiquement « naturalistes », mais bien
parce que des études montrent qu’avoir un frère jumeau autiste augmente consi-
dérablement les risques d’autisme, même lorsque les jumeaux ont été séparés à la
naissance. N’est-ce pas là une bonne raison de penser que l’autisme a des bases
génétiques ? Sur (ii), on ne peut que renvoyer Wolff aux programmes de natura-
lisation de la vertu, qui mettent énormément l’accent sur l’effet de l’entraînement
et de la pratique. En conclusion, l’hypothèse selon laquelle le naturalisme aurait
pour conséquence que (presque) tout est le produit de tendances innées est proba-
blement une erreur, due à une confusion entre le sens de « naturel » qu’emploie le
naturaliste, quand il dit que « tout est naturel », et le sens de « naturel » quand on
veut signifier que quelque chose n’est pas le produit de la culture. (Il ne s’agit bien
sûr que d’une hypothèse : il est toujours possible que Francis Wolff n’ait pas fait
cette confusion et qu’il ait simplement une mauvaise connaissance des program-
mes naturalistes). Voir : Wolff, F., Notre Humanité : d’Aristote aux neuroscien-
ces, Fayard, 2010, Histoire de la pensée. Notez aussi que, contrairement à ce que
cette thèse prédirait, on trouve des philosophes profondément naturalistes farou-
chement opposés à toute forme d’innéisme (comme par exemple Jesse Prinz, dont
nous reparlerons plus loin).
218
préférer le dualisme au physicalisme ? Le fait que nous puissions
concevoir (ou imaginer) l’esprit comme indépendant du corps ne
prouve rien : pendant longtemps, les gens ont pensé que l’Étoile du
Matin et l’Étoile du Soir étaient deux choses différentes, avant que
l’on ne découvre qu’il ne s’agissait que d’une seule et même étoile
(et plus précisément, d’une même planète, Vénus). On peut donc très
bien imaginer que deux choses sont différentes sans pour autant qu’el-
les le soient vraiment (pour prendre un autre exemple : comme Clark
Kent et Superman). Cet argument est donc loin d’être suffisant1.
Mais ne peut-on pas tout simplement dire que le dualisme est plus
intuitif (voire évident) ? On en a effectivement fait l’hypothèse à la fin
du Chapitre III. Reste à comprendre pourquoi il paraît si intuitif.
Avec le philosophe Brian Fiala et ses collègues2, commençons par
nous poser la question suivante : pourquoi et comment attribuons-
nous des états mentaux à autrui ? Pourquoi pensons-nous que les
autres (humains ou animaux) ressentent des choses, désirent, pen-
sent ? Selon certains philosophes, c’est sur la base d’un raisonnement,
le plus souvent par analogie. Par exemple, John Stuart Mill écrit :
219
Quelles sont les considérations qui me conduisent à
penser […] que ces silhouettes qui marchent et qui par-
lent et que je perçois ont des sensations et des pensées
[…] ? J’en viens à conclure que les autres êtres humains
ont des sentiments comme moi du fait, tout d’abord,
qu’ils ont un corps comme moi et, secondement, qu’ils
manifestent un comportement et des signes extérieurs
que je sais être chez moi causés par des sentiments1.
220
poupées (portant les doux noms d’Anne et Sally). Avec elles, l’ex-
périmentateur jouait à l’enfant l’histoire suivante : Sally a un objet
et le « cache » en présence d’Anne dans le panier, avant de quitter la
pièce. En son absence, Anne prend l’objet qui se trouve dans le panier
puis le range dans la boîte. Puis Sally revient. À ce moment, l’expé-
rimentateur demande à l’enfant de deviner où Sally va aller chercher
son objet en premier. Dans ce cas, donner la bonne réponse (« dans
le panier ») nécessite de comprendre que Sally possède une représen-
tation erronée du monde (une fausse croyance selon laquelle l’objet
est dans la boîte). Autrement dit, pour réussir la tâche, l’enfant doit se
représenter les représentations d’autrui, plutôt que le monde tel qu’il
est. On constate généralement que les enfants réussissent cette tâche
à partir de 4 ans, mais pas avant.
Pendant longtemps, les psychologues du développement en ont
conclu que les enfants n’étaient pas capables, avant cet âge, de se
représenter les fausses croyances des agents. Mais, récemment, de
nouvelles expériences ont révélé que cette capacité pourrait en fait
apparaître de manière beaucoup plus précoce. Les psychologues
Onishi et Baillargeon ont mené sur des enfants de 15 mois l’expé-
rience suivante1 : les enfants observaient un agent (l’expérimentateur)
qui se trouvait face à deux boîtes. Par une ouverture, les enfants pou-
vaient voir ce que contenait chaque boîte, mais pas l’agent. À plu-
sieurs reprises, l’agent jouait avec un objet, puis le rangeait dans une
des deux boîtes. Puis il le reprenait, rejouait, et le rangeait à nouveau,
et ainsi de suite. À un moment donné, l’objet était transféré d’une
boîte à l’autre sans intervention de la part de l’agent. Deux cas étaient
alors possibles : dans la condition croyance vraie, l’agent assistait
au déplacement de l’objet. Dans ce cas, les enfants regardaient plus
longtemps l’agent (ce qui signifie en général qu’ils étaient plus éton-
nés2) si celui-ci allait chercher l’objet dans la mauvaise boîte (celle où
il ne se trouvait pas). Dans la condition fausse croyance, l’objet était
221
déplacé alors que l’agent était absent. Lorsqu’il revenait chercher
l’objet, les enfants le regardaient plus longtemps lorsqu’il allait direc-
tement chercher l’objet au bon emplacement plutôt qu’à son emplace-
ment antérieur. Cela indique que des enfants de l’âge de 15 mois sont
capables de se représenter les croyances des agents (vraies ou faus-
ses) et de prédire leur comportement en conséquence.
Cette capacité pourrait apparaître encore plus précocement,
comme le suggère une expérience qui cette fois ne contraste pas
croyances vraies et croyances fausses mais croyances vraies et igno-
rance. Dans cette expérience1, menée sur des enfants de 13 mois,
une marionnette en forme de chenille se déplaçait dans un espace
où se trouvaient deux panneaux. À chaque essai2, l’expérimentateur
cachait une pomme derrière un des deux panneaux et un morceau
de fromage derrière l’autre. Durant les quatre premiers essais, la
chenille « voyait » l’expérimentateur cacher les objets et « connais-
sait » ainsi leur position. Elle se dirigeait ensuite à chaque fois vers
le même objet – révélant ainsi à l’enfant ses « préférences » pour un
type précis d’aliment. La véritable tâche intervenait au cinquième
essai. Dans ce cinquième essai, les aliments étaient dissimulés en
l’absence de la chenille, qui arrivait quelques secondes plus tard.
Dans une première condition, les panneaux étaient très bas et la
chenille pouvait voir les aliments qui se trouvaient derrière. Dans
un cas, la chenille se dirigeait vers le même aliment que d’habi-
tude. Dans l’autre, elle se dirigeait vers l’autre type d’aliment. Les
expérimentateurs ont observé que les enfants regardaient la chenille
plus longtemps dans ce second cas, ce qui signifie qu’ils étaient
surpris et que le comportement de la chenille allait à l’encontre de
leurs attentes. Autrement dit, les enfants s’attendaient à ce que la
chenille, sachant où se trouvent les différents aliments, aille cher-
cher son aliment préféré. Dans une seconde condition, en revanche,
les panneaux étaient assez hauts pour dissimuler les aliments. Dans
cette condition, les enfants ne faisaient aucune différence entre le
cas où la chenille se dirigeait vers son aliment préféré et le cas où
elle se dirigeait vers l’aliment qu’elle aimait moins. Cela indique
222
que ces enfants modifiaient leurs prédictions sur le comportement
de la chenille en fonction des croyances qu’ils lui prêtaient.
Ainsi, la théorie de l’esprit – la faculté à attribuer à autrui des états
mentaux et à en inférer son comportement futur – la théorie de l’es-
prit, donc, apparaît de façon précoce chez l’enfant. Il y a donc peu
de chances pour que ces attributions soient le fruit de raisonnements
explicites complexes. Il est plus probable que ces enfants (et donc
les adultes) disposent de mécanismes psychologiques automatiques
et inconscients qui les conduisent à attribuer des états mentaux à cer-
taines entités. Mais quelles règles suivent ces mécanismes ? Sur quels
indices se basent-ils pour attribuer des états mentaux ? D’après Fiala
et ses collègues, le critère pertinent est le statut d’agent : notre méca-
nisme va nous pousser à attribuer des états mentaux à tout ce qui pré-
sente les caractéristiques d’un agent, même si cette entité a une phy-
siologie très différente des humains1.
À l’appui de cette théorie, Fiala et ses collègues citent une expé-
rience devenue classique en psychologie : celle de Heider et Simmel,
dans laquelle les participants devaient observer des formes géomé-
triques en mouvement sur un écran.2 Ce qu’ont observé Heider et
Simmel, c’est que, lorsque ces formes géométriques adoptent certains
types de mouvements, nous avons immédiatement et automatiquement
223
tendance à interpréter leurs comportements en termes d’états men-
taux. Par exemple, dans l’un de ces films, un grand triangle se trouve
à l’intérieur d’un rectangle avec une petite ouverture. Un petit triangle
arrive sur l’écran et se déplace en direction de l’ouverture du rectan-
gle. Au même moment, le grand triangle se met en mouvement pour
se placer juste à l’ouverture du rectangle. Le petit triangle s’arrête
alors à une certaine distance du grand triangle. Puis le grand trian-
gle « frémit » et entre rapidement en contact avec le petit triangle. Le
petit triangle recule. Cette interaction se répète un certain nombre de
fois.
Quand vous regardez cette vidéo1, vous ne pouvez pas vous empê-
cher de l’interpréter de la façon suivante : le grand triangle, en colère,
chasse brutalement de chez lui (c’est-à-dire le rectangle) un intrus (le
petit triangle). Autrement dit, vous ne pouvez vous empêcher d’attri-
buer automatiquement des états mentaux à des formes géométriques
sur un écran, quand bien même vous savez explicitement que des
formes sur un écran ne pensent pas réellement.
Pour que cet effet soit présent, il faut qu’un certain nombre de
conditions soient remplies. Parmi ces conditions, il faut que la forme
géométrique en question soit auto-mue, c’est-à-dire qu’elle ait l’air
de bouger par elle-même, et non comme une boule de billard sous
l’impulsion d’une force extérieure. De plus, l’effet sera d’autant plus
fort que la forme semble viser un but précis, au lieu de bouger aléa-
toirement. Finalement, si la forme réagit aux comportements d’autres
formes (ou d’agents humains), l’effet sera encore plus fort. Dans le
film décrit, les trois conditions sont remplies.
Autrement dit, toute entité qui remplirait ces trois critères active-
rait automatiquement un mécanisme psychologique qui nous condui-
rait à lui attribuer des états mentaux. Bien sûr, les « conclusions » de
ce mécanisme ne seront pas forcément cohérentes avec nos croyan-
ces explicites sur le type d’entités qui disposent d’états mentaux. Par
exemple, des insectes pourront activer notre mécanisme, alors que
nous ne pensons pas explicitement qu’ils ont des états mentaux.
Si de tels conflits existent (entre nos attributions automatiques et
nos attributions raisonnées d’états mentaux), alors ils devraient pou-
voir être observés empiriquement. C’est ce qu’ont cherché à montrer
1. Et vous pouvez la regarder : elle est disponible sur Internet. Tapez juste « Heider
and Simmel » dans le moteur de recherches Google.
224
Adam Arico et ses collègues dans une expérience où les participants
devaient attribuer des états mentaux à différentes entités (par exem-
ple : « est-ce qu’une fourmi ressent de la douleur ? », « est-ce qu’un
oiseau peut se sentir heureux ? »). Les entités proposées étaient de
deux types, des créatures vivantes susceptibles d’être considérées
comme des agents (par exemple : des mammifères, des oiseaux, des
insectes) et des objets peu susceptibles d’être considérés comme des
agents (par exemple : des voitures, des nuages, des rivières). Bien
sûr, la plupart des participants ont nié tout état mental aux objets. En
revanche, les réponses étaient plus partagées dans le cas des poten-
tiels agents. Arico et ses collègues ont alors analysé les temps mis
pour répondre par les participants. Ils ont observé que ces derniers
répondaient rapidement dans les cas où ils attribuaient des états men-
taux à un agent ou en refusaient à un objet (les cas où il n’y avait
probablement pas de conflit entre leurs croyances explicites et les
« décrets » du mécanisme), mais étaient plus lents dans les cas où
ils refusaient d’attribuer des états mentaux à un agent (les cas où il
y avait probablement un conflit entre leurs croyances explicites et la
« conclusion » du mécanisme). Ces résultats confirment l’hypothèse
du mécanisme attribuant des états mentaux aux agents : l’augmenta-
tion du temps de réponse dans le cas où les participants doivent dénier
des états mentaux à des agents montre qu’il y a dans ces cas une dif-
ficulté supplémentaire – probablement un conflit entre leurs réponses
et une tendance à répondre en sens inverse.
Partant de l’hypothèse selon laquelle ce mécanisme existe, Fiala et
ses collègues expliquent de la façon suivante notre tendance à trou-
ver le dualisme intuitif : lorsque nous pensons à des êtres humains (ou
en regardons), ceux-ci remplissent les conditions pour que le méca-
nisme en question s’active – nous leur attribuons donc des états men-
taux. Par contre, lorsque nous pensons à un cerveau, de la matière
grise ou des neurones, ces entités immobiles ne remplissent pas les
critères nécessaires à l’activation du mécanisme – nous n’avons donc
pas le sentiment que ces entités puissent avoir ces états mentaux1. Les
agents et leur cerveau nous inspirent ainsi deux sentiments très diffé-
rents, et c’est pourquoi nous en retirons l’impression générale que le
cerveau des agents ne peut être le siège de leur pensée.
225
Fiala et ses collègues rapprochent ce phénomène d’un autre
appelé syndrome de Capgras. Les malades atteints du syndrome
de Capgras pensent que l’un de leurs proches (pour la plupart leur
conjoint, si tant est qu’ils en ont) a été remplacé par une autre per-
sonne qui est son sosie. Ils peuvent rationaliser leur délire en faisant
appel à des scénarios élaborés impliquant des technologies comple-
xes comme le clonage. L’une des explications en vogue de ce syn-
drome distingue deux processus psychologiques1 : l’un qui examine
le visage pour en tirer une représentation morphologique, repré-
sentation qui pourra être comparée à d’autres en mémoire, et un
autre qui examine le visage et engendre, quand ce visage corres-
pond à celui d’un proche, un sentiment de familiarité. L’explication
du syndrome de Capgras suppose que, chez le patient qui en est
atteint, le premier processus fonctionne bien (il voit que le visage
de la personne en question est identique à celui de son conjoint – et
pour cause : c’est son conjoint), alors que le second est hors service
(ce visage ne lui semble pourtant pas familier), et c’est cette disso-
nance qui engendre le syndrome (dans lequel les gens en viennent à
conclure, pour accorder les conclusions des deux mécanismes, que
leur conjoint a été remplacé par une autre personne, qui lui est pour-
tant identique).
Ainsi, dans le cas de l’attribution d’états mentaux, il se passerait la
même chose : même si nous en venons à considérer qu’il y a des rai-
sons pour penser que le siège de la pensée est dans le monde physi-
que, les neurones et atomes ne sollicitent pas notre mécanisme d’at-
tribution, ce qui crée un sentiment d’incohérence, une tension qui
peut être résolue en acceptant le dualisme (l’individu pense, mais la
pensée n’est pas dans son cerveau).
1. Stone, T. et Young, A.W., Delusions and brain injury : the philosophy and psy-
chology of belief, Mind and Language, Vol. 12, 1997, pp. 327-364.
226
donc ne pas se fier à nos intuitions : le dualisme est peut-être évi-
dent, ce n’est pas ça qui le rend vrai. De plus, même son caractère
contre-intuitif, n’a pas empêché un certain nombre de philosophes
d’adopter le physicalisme. Tant les épicuriens que les stoïciens, par
exemple, pensaient que l’âme était de nature corporelle (et donc
mortelle).1 À l’époque moderne, on trouve Diderot, Gassendi,
Hobbes, Locke ou encore La Mettrie. Enfin, en ce qui concerne
notre époque, le PhilPapers Survey (encore lui) montre que, parmi
les gens qui y ont répondu, 56% disent accepter (ou pencher vers)
le physicalisme (contre 27% pour le non-physicalisme). Bien sûr,
cela ne prouve en aucun cas que le physicalisme est vrai, mais on
peut par contre y voir le signe que le physicalisme n’est pas évidem-
ment faux ou complètement absurde – et donc que le sujet mérite
discussion.
En plus de cela, il se peut que nombre de philosophes qui rejettent
avec véhémence le physicalisme soient en fait victimes d’une confu-
sion entre deux thèses différentes :
1. Même si les stoïciens pensaient que l’esprit pouvait survivre quelque temps
sans le corps avant de se dissoudre.
2. J’emprunte cette expression à Julien Dutant qui l’a utilisée sur son blog,
Philotropes.
227
logique avec le physicalisme1. Au mieux, les deux ont quelques rap-
ports historiques parce que certains « matérialistes » au sens physica-
liste du terme ont aussi été des matérialistes démasqueurs. Mais on ne
peut pas confondre les deux thèses.
Et pourtant, c’est cette confusion que semblent faire un certain
nombre de très mauvais arguments contre le physicalisme, argu-
ments qui pullulent pourtant dans les discussions et les magazi-
nes soi-disant philosophiques. Ces arguments ont à peu près tous
la même structure : si le physicalisme est vrai, alors tout ce qui
est beau et bien en l’homme n’est qu’une illusion, donc le phy-
sicalisme est faux. Ces arguments sont doublement débiles2 parce
qu’ils reposent sur deux prémisses fausses : non seulement (i) le fait
qu’une théorie ait des conséquences qui ne nous plaisent guère ne
prouve en aucune façon qu’elle est fausse3, mais en plus (ii) le phy-
sicalisme ne ruine pas tout ce qui est bon et beau chez l’homme –
dire cela, c’est confondre le physicalisme et le pseudo-matérialisme
démasqueur.
Pour nous faire une idée de la force de ce préjugé, en dehors même
du champ philosophique, ouvrons notre dictionnaire (dans mon cas
un Larousse) à l’entrée « matérialiste » :
228
L’expression « satisfactions matérielles » est loin d’être éclairante
(le physicaliste répondrait que même la satisfaction éprouvée à faire
une bonne action ou à comprendre enfin un texte de Heidegger est
matérielle), mais l’idée est bien que le matérialiste est celui qui ne
s’intéresse à rien qui élève l’esprit. Le matérialiste se contente de sub-
venir à ses besoins les plus « vulgaires » et de plaire à ses sens, sans se
soucier de son élévation spirituelle, ni du bien des autres. Car le maté-
rialiste, de surcroît, est bien sûr égoïste.
On pourra dire que le dictionnaire dit clairement qu’il s’agit de
deux sens différents, mais il faut bien tenter de comprendre pour-
quoi le mot « matérialisme » en est venu à désigner une sorte d’indi-
vidu que les philosophes (et pas seulement eux) trouvent détestable.
L’hypothèse la plus probable (et la plus simple) est que cet usage pro-
vient de la superposition d’un certain nombre de dichotomies dans
lesquelles un des deux termes est plus valorisé que l’autre1 :
ESPRIT / corps
RAISON / désirs animaux
MORALITÉ / égoïsme
etc.
1. L’idée selon laquelle notre pensée est structurée par des hiérarchies de deux
termes dans lesquelles un terme est « supérieur » à l’autre est un thème récurrent
dans le courant philosophique connu sous le nom de Déconstruction. Si cette
idée a connu certains abus, je pense qu’elle peut s’avérer parfois très éclairante.
C’est le cas ici.
2. Entre guillemets, parce que Platon n’aurait sûrement pas pensé les choses aussi
grossièrement.
229
des désirs les moins spirituels (souvent ceux que nous partageons
avec les animaux1) qui nous poussent nécessairement vers l’égoïsme,
l’esprit, lui, renferme ce qu’il y a de meilleur dans notre personne,
c’est-à-dire la raison, d’où est issue toute morale2. Ainsi, le physica-
liste, qui est compris de travers comme celui qui nie l’existence de
l’esprit, est perçu comme celui qui nie tout ce qu’il y a de bon et de
grand en l’homme et suppose que tout ce qui apparaît bon a en fait
des origines viles. Bien sûr, il s’agit d’une erreur : le physicaliste ne
nie pas l’existence de toutes ces choses, mais affirme leur existence
en tant qu’objets physiques. Autrement dit, les sources de ces argu-
ments ne seraient rien moins que des préjugés non remis en cause
et une confusion entre deux positions différentes (le réductionnisme
et l’éliminativisme) – un comble pour des gens qui sont censés être
capables de prendre du recul vis-à-vis de leurs préjugés et se méfier
des évidences !
Pour illustrer à quel point l’accusation faite au physicalisme de
nier tout ce qui beau et bon repose sur des confusions honteuses, pre-
nons un exemple : celui de l’amour. Un certain nombre de philoso-
phes prennent plaisir à taper sur les explications neuroscientifiques de
l’amour. Cela leur permet (pour une fois) de prendre un air supérieur
et condescendant vis-à-vis de ces pauvres neurologues qui ne voient
pas que l’amour ne saurait être « réduit » à un ensemble de neuro-
nes et de processus chimiques3. Bien sûr, passées les affirmations
péremptoires, on ne voit pas ce qu’il y a d’évident là-dedans : pour-
quoi l’amour que je porte à une personne qui m’est chère ne serait-il
pas une certaine disposition, une certaine activité qui a son siège dans
le substrat physique du cerveau ?
Un argument qui est souvent avancé est que si tel était le cas, alors
notre amour ne serait pas authentique : il ne serait qu’une illusion, une
pensée implantée en nous par des forces extérieures. Mais pourquoi ?
Parce que dans ce cas notre amour serait un produit du déterminisme ?
Mais cela suppose que celles de nos pensées qui sont déterminées ne
1. Mais pas forcément : on fait souvent de l’intérêt pour l’argent un désir « maté-
riel », alors qu’il est clair qu’il s’agit de quelque chose de proprement humain
(trop humain ?).
2. On a vu au Chapitre I les doutes que l’on pouvait raisonnablement avoir quant
à l’association entre raison et morale.
3. On a les satisfactions qu’on peut.
230
sont pas vraiment les nôtres, ce qui présuppose à son tour une forme
d’incompatibilisme – or nous avons vu que l’incompatibilisme n’a
rien d’évident (au contraire)1. En fait, il est plus probable que ce qui
inspire ce genre de remarques soit tout simplement notre tendance
intuitive au dualisme : le physicaliste nous dit que l’amour est produit
dans le cerveau, or le cerveau ne peut pas être l’esprit (nous en avons
l’intuition) – donc cela signifie que notre amour ne vient pas de nous,
et que nous sommes en fait « manipulés » par notre cerveau. Ainsi,
le raisonnement qui conclut que le physicalisme « tue l’amour » pré-
suppose en fait le dualisme, c’est-à-dire que le physicalisme est faux.
Si les gens prenaient au sérieux la prémisse matérialiste, ils verraient
que le physicalisme dit que notre esprit est notre cerveau, que nous
sommes notre cerveau, et donc que l’amour n’est pas une illusion
imposée par une force extérieure, parce que cette force c’est nous.
Mais la tendance à penser que le cerveau est forcément différent de
la pensée, c’est-à-dire de nous, rend difficile la pleine compréhension
de ce qu’implique le physicalisme (et nous avons vu d’où vient cette
tendance)2.
En fait, ce dernier exemple montre tout simplement que, quand
elles ne confondent pas le physicalisme réductionniste avec le physi-
calisme éliminativiste, certaines personnes le confondent alors avec
l’épiphénoménisme. Pour rappel, l’épiphénoménisme est la thèse
selon laquelle notre esprit est bien distinct de notre corps mais est
complètement impuissant : c’est le cerveau qui détermine tous nos
231
comportements et produit, en sus, des états mentaux et une conscience
qui ne jouent aucun rôle et se contentent passivement de contem-
pler ce que fait notre corps. Par exemple : dans ce cas, l’amour n’est
qu’une sorte d’illusion soufflée à notre esprit par notre cerveau, mais
une illusion impuissante qui n’a aucune influence sur nos actions.
Mais l’épiphénoménisme est en fait tout le contraire du physicalisme,
puisqu’il est une forme (certes peu séduisante) de dualisme. Le physi-
calisme, lui, ne nie pas que nos états mentaux aient un effet sur notre
comportement et sur le monde : ils en ont d’ailleurs un parce qu’ils
font partie du corps.
Pour résumer, le matérialisme ne nie pas l’amour, pas plus qu’il
n’en fait une illusion. Il n’en nie pas non plus la beauté. On peut très
bien affirmer qu’un arc-en-ciel ou un tableau de maître sont des objets
physiques sans pour autant nier leur beauté : pourquoi vouloir forcé-
ment associer la matérialité à la laideur et à ce qui est vil ? Plus large-
ment, supposer que l’esprit est une partie du monde physique, ce n’est
pas nier qu’il soit capable de grandes pensées ou d’altruisme : encore
une fois, préjugés mis à part, quels sont les arguments qui montre-
raient qu’un être purement physique serait incapable de spiritualité
ou de moralité ?
232
manière ou d’une autre. La solution (i) semble inacceptable,
car elle revient à accepter cette position peu attrayante qu’est
l’épiphénoménisme, selon laquelle notre esprit n’a aucune
influence sur notre comportement1. La solution (ii), aussi appe-
lée dualisme interactionniste, a le défaut d’entrer en contra-
diction avec nos théories scientifiques et/ou de postuler des
formes métaphysiquement douteuses d’influence de l’esprit
sur le corps (et vice-versa d’ailleurs). Alors que ces deux solu-
tions présentent des difficultés évidentes, le physicaliste a une
réponse toute trouvée à la question de la causalité mentale :
l’esprit peut agir sur le monde physique parce qu’il fait partie
du monde physique.
• Agir sur le cerveau modifie l’esprit : Un autre phénomène
qui est à l’avantage du physicaliste est l’effet qu’on peut avoir
sur l’esprit en agissant sur le cerveau. En effet, comme nous
avons pu le voir dans les précédents chapitres, de nombreux
patients atteints de lésions cérébrales perdent l’usage de cer-
taines facultés mentales. Certaines lésions peuvent ainsi pro-
voquer des troubles sélectifs de la vision (perte de la vision
des couleurs, perte de la vision du mouvement) ou du langage
(perte de la capacité à parler, perte de la capacité à compren-
dre le langage, perte de la capacité à lire un texte à voix haute,
perte de la capacité à entendre les sons du langage sans pour
autant cesser d’entendre les autres sons de la vie quotidienne)
ainsi que la perte de certains types de concepts (certains
patients sont ainsi capables de reconnaître des objets inanimés
mais pas des êtres vivants ou des parties du corps). Comment
expliquer que des lésions au cerveau provoquent des « lésions
de l’esprit » si les deux sont distincts ? On pourra alors dire
que ce qui est endommagé, ce n’est pas l’esprit lui-même, la
1. Et pour ceux qui (comme moi à une certaine époque) seraient tout de même
tentés par l’épiphénoménisme, j’offre un argument contre cette position : le seul
fait que nous discutions des rapports de l’esprit et du corps montre que l’esprit a
une influence sur notre comportement – car c’est bien parce que nous avons un
esprit que nous nous posons ce type de question. Autrement dit, le seul fait de se
demander si l’esprit est un épiphénomène suffit à prouver qu’il n’est pas un épi-
phénomène, puisqu’il a au moins le pouvoir causal de nous conduire à nous poser
cette question.
233
faculté mentale, mais la partie du cerveau qui lui transmet les
informations depuis le monde physique ou les reçoit depuis
le monde mental. Mais si une telle réponse peut fonctionner
dans les cas d’aphasies (c’est-à-dire de pertes du langage), elle
est plus difficile à appliquer à d’autres troubles comme l’acal-
culie (un trouble dans lequel le patient devient incapable de
faire des calculs mathématiques)1. Au final, le dualiste nous
doit une explication de ces phénomènes – le physicaliste, lui, a
une réponse toute trouvée.
1. Et c’est sans parler (par manque de place) des incroyables patients split-brain
chez lesquels les deux hémisphères du cerveau sont déconnectés l’un de l’autre.
Dans ce cas, en effet, il semble qu’il en résulte une scission de la conscience en
deux consciences séparées. Je vous invite fortement à y aller voir de plus près.
Pour une première approche philosophique : Parfit, D., Divided minds and the
nature of persons, in C. Blakemore et S. Greenfield (dir.), Mindwaves: Thoughts
on Intelligence, Identity and Consciousness, Blackwell, 1987.
234
dans l’organisation fonctionnelle de l’organisme. Ce
rôle se caractérise, en partie du moins, par le fait que
les organes sensoriels responsables des inputs en ques-
tion sont des organes dont la fonction est de détecter les
dommages subis par le corps, ou les limites de tempéra-
ture et de pression dangereuses, etc., et par le fait que les
« inputs » eux-mêmes, quelle que soit leur réalisation
physique, représentent une condition à laquelle l’orga-
nisme attribue une valeur hautement négative… cela ne
signifie pas que la machine évitera toujours la condition
en question (la « douleur ») ; cela signifie seulement
qu’elle l’évitera, à moins que ne pas l’éviter soit néces-
saire à l’atteinte de quelque but auquel elle accorde
une valeur supérieure. Puisque le comportement de la
machine (dans ce cas un organisme) ne dépend pas seu-
lement des inputs sensoriels mais aussi de l’état total
(c’est-à-dire des autres valeurs, croyances), il semble
impossible de formuler un énoncé général quelconque
sur la façon dont un organisme dans une telle condition
doit se comporter, mais cela ne signifie pas que nous
devions abandonner l’espoir de caractériser cette condi-
tion. En fait, nous venons de le faire1.
235
fonctionnalisme d’être la porte grande ouverte au physicalisme, car,
de la même façon, il suffit qu’un système physique soit dans un état
qui a la fonction correspondante à celle de la douleur pour qu’on
puisse lui attribuer de la douleur. Autrement dit : il suffit que le sys-
tème physique qu’est le cerveau soit dans un état qui remplisse le rôle
fonctionnel de la douleur pour qu’on puisse légitimement dire que cet
état constitue de la douleur à proprement parler. On a ainsi une expli-
cation simple de la façon dont l’esprit peut être physique : être dans
un certain état mental, c’est être dans un état qui remplit une certaine
fonction – si un système physique est dans un état qui remplit cette
fonction, cet état est l’état mental correspondant.
On dit parfois que le fonctionnalisme est un physicalisme non
réductionniste. Il faut bien comprendre ce qu’on entend par là : cette
expression ne signifie pas que les états mentaux ne sont pas des états
physiques, mais que les types d’états mentaux ne peuvent pas être tra-
duits en types d’états physiques. Pour bien comprendre la distinction,
il faut saisir la différence faite en philosophie entre types et instan-
ces : les instances sont les objets particuliers et les types les catégories
auxquelles peuvent appartenir les objets. Par exemple, si vous ache-
tez deux chaises du même modèle au nom exotique chez Ikea, vous
avez deux « instances » de chaises différentes qui appartiennent à un
seul et même « type » (le type « chaise Fluguduk »). La distinction
entre types et instances s’applique aussi aux états mentaux : la dou-
leur que j’ai ressentie en tombant dans l’escalier hier et celle que j’ai
ressentie en me coinçant le doigt dans la porte aujourd’hui sont deux
instances différentes de douleur, mais deux instances qui appartien-
nent à un même type (la « douleur »).
Quand on dit que le fonctionnalisme n’est pas réductionniste, on
veut dire par là qu’il soutient que les différents types d’états mentaux
ne sont pas définissables à partir des types d’états physiques. Ainsi,
il est impossible de définir la douleur en termes de types d’états céré-
braux (par exemple : « la douleur est une activation des fibres C,
etc. »). Néanmoins, cela ne signifie pas que les instances d’états men-
taux (les états mentaux particuliers) ne sont pas entièrement physi-
ques. Prenons un exemple avec un objet : l’ouvre-boîte. Là aussi, il
est impossible de définir ce qu’est un ouvre-boîte en termes purement
physiques (d’atomes, de particules, etc.) – essayez un peu pour voir !1
236
Pourtant, difficile de nier que chaque ouvre-boîte particulier est un
objet physique (à moins que vous n’ayez chez vous un ouvre-boîte
immatériel). Cela signifie que, même si le type « ouvre-boîte » ne
peut être défini en termes purement physiques (mais peut l’être par sa
fonction, ouvrir des boîtes), cela n’empêche pas chaque ouvre-boîte
particulier d’être un objet physique. De même, même s’il est impos-
sible de définir ce qu’est la douleur en termes de neurones ou d’ato-
mes, cela n’empêche pas chaque douleur particulière d’être un état
physique.
Mais pourquoi supposer que la douleur et les autres états men-
taux ne peuvent pas être définis en termes physiques (par exem-
ple en termes d’activations de neurones), me demanderez-vous ?
Parce que le fonctionnalisme accepte (la plupart du temps) la réa-
lisabilité multiple des états mentaux. Rappelez-vous que, pour le
fonctionnaliste, un état mental se définit par la fonction qu’il rem-
plit. Or, une même fonction peut être remplie par des supports
matériels très différents. Prenez par exemple une cuillère : c’est un
objet qui se définit principalement par la fonction qu’il doit jouer
et pas par la matière qui le constitue. Ainsi, vous pouvez avoir une
cuillère en plastique, en inox, en bois, en porcelaine, etc. – toutes
ces cuillères auront des compositions physiques très différentes,
cela ne les empêchera pourtant pas d’être toutes des cuillères. Or,
si l’on définit les états mentaux par leur fonction, rien n’empê-
chera, pour les mêmes raisons, qu’un même état mental puisse
avoir des supports physiques très différents (telles fibres plutôt
que telles autres selon l’espèce, voire non nécessairement un cer-
veau organique). Pour un autre exemple, prenons le fameux logi-
ciel WORD. Ce logiciel peut fonctionner aussi bien sur les PC
que sur les MAC : dans les deux cas, il fonctionnera de la même
manière, alors que son support physique pourra être assez diffé-
rent (un PC n’est pas constitué de la même manière qu’un MAC).
Là encore, le logiciel se définit par sa fonction, ce qui lui permet
de rester le même logiciel sur différents supports physiques. En
résumé, de la même manière qu’une même fonction peut être réa-
lisée par des supports physiques très différents, définir les états
mentaux par leur fonction a pour conséquence qu’un même état
mental peut exister dans des systèmes physiques très différents.
C’est pour cette raison, selon le fonctionnaliste, qu’il est impossi-
ble de définir les états mentaux en termes purement physiques – et
237
c’est aussi pour cette raison qu’il est possible qu’une intelligence
artificielle puisse un jour ressentir de la douleur (il suffit qu’elle
ait un état qui remplit le même rôle et la même fonction que la
douleur chez les êtres organiques).
1. L’Esprit conscient.
238
douleur, ni celle de plaisir, pas plus qu’il n’aurait la sensation de
rouge ou de bleu lorsqu’il percevrait des objets1.
Et alors, me direz-vous ? Eh bien, ce zombi, s’il existait, serait
fonctionnellement identique à nous, et pourtant très différent de
nous mentalement. Autrement dit, ses états auraient les mêmes fonc-
tions que les nôtres (et engendreraient le même comportement) mais
seraient pourtant très différents (il leur manquerait l’aspect phéno-
ménal) : cela montre que la fonction ne fait pas tout ce qu’il y a dans
les états mentaux, car l’aspect phénoménal ne semble avoir aucune
fonction.
Il y a plusieurs façons de répondre à cette expérience de pensée.
Certains philosophes disent tout simplement qu’ils ne la comprennent
pas : ils ne parviennent pas à imaginer un être qui serait fonctionnelle-
ment identique à nous sans pour autant avoir de sensations conscien-
tes – pour eux, une personne qui se trouve dans un état fonctionnelle-
ment identique à la douleur ressent ipso facto de la douleur, l’état est
conceptuellement le même. Une façon d’exprimer cette réponse est
de dire que les zombis philosophiques sont tout simplement inconce-
vables2. Une autre façon de répondre consiste à dire que les zombis
sont effectivement concevables mais que cela ne prouve rien : le fait
que l’on puisse imaginer que l’aspect phénoménal d’un état mental
est distinct de sa fonction ne prouve en aucun cas qu’il en soit réel-
lement distinct (de la même façon que le fait que l’on puisse imagi-
ner que l’eau n’est pas à base d’H2O ne prouve pas que l’eau et H2O
Ceux qui n’ont peur de rien (au moins au niveau musical) trouveront facilement
sur Internet des vidéos de Chalmers interprétant la chanson en question. Il n’y a
qu’à chercher « Chalmers Zombie blues » sur Google.
2. 16% des répondants au PhilPapers Survey.
239
ne soient pas la même chose dans la réalité). Dans ce cas, on dit que
les zombis philosophiques sont concevables mais métaphysiquement
impossibles (ils sont impossibles selon les lois qui régissent notre
monde, dans lequel l’aspect phénoménal est identique à la fonction)1.
Enfin, il y a ceux qui sont convaincus par l’expérience de pensée et
en concluent que les zombis sont métaphysiquement possibles, c’est-
à-dire non pas que les zombis existent mais que l’aspect phénoménal
des états mentaux est irréductible à leur fonction (et donc que le fonc-
tionnalisme est faux)2.
Autrement dit, pour mettre le fonctionnalisme en difficulté, il faut
parvenir à trouver un exemple dans lequel deux agents sont fonc-
tionnellement identiques et ont pourtant des états mentaux diffé-
rents (du fait de leur aspect phénoménal) : cela suffit à montrer que
la fonction des états mentaux n’épuise pas tous leurs aspects. Si vous
n’êtes pas convaincus par les zombis, d’autres expériences contras-
tent les agents individuels avec ce que l’on appelle des agents collec-
tifs (groupes, entreprises, nations). Ainsi, le philosophe Ned Block
nous propose l’expérience de pensée suivante3 : imaginez que nous
parvenions à convertir le gouvernement de la Chine au fonctionna-
lisme et que nous convainquions les autorités officielles de réaliser
un esprit humain pour une durée d’une heure. Pour cela, le gouver-
nement construit un corps artificiel géant (genre Goldorak). Chaque
habitant (ils sont plus d’un milliard) reçoit ensuite un transmetteur
radio, qui le connecte de façon appropriée à d’autres habitants (mais
pas à tous), ainsi qu’au corps artificiel géant. Chacun remplit ainsi
le rôle d’un neurone, connecté à d’autres neurones. Pris ensemble,
les habitants de la Chine forment l’équivalent d’un cerveau artificiel
pour le corps artificiel : chaque habitant / neurone transmet de l’infor-
mation à d’autres habitants / neurones, information qui déterminera
au final les actions du corps artificiel. Ainsi, la nation chinoise (habi-
tants + corps artificiel) est fonctionnellement équivalente à un être
humain (cerveau + corps) : les habitants peuvent répliquer le compor-
tement des neurones. On demande ensuite à l’ensemble de jouer le
rôle fonctionnel correspondant à la perception de l’odeur d’une fleur.
240
L’ensemble formé par les habitants de Chine plus le robot va-t-il se
trouver dans l’état phénoménal correspondant ? Va-t-il avoir la sensa-
tion associée au fait de respirer l’odeur d’une fleur ? Le fonctionna-
lisme doit prédire que oui, et donc qu’il existe des états phénoménaux
(des sensations) propres à la nation chinoise prise en son ensemble.
Or, cela paraît absurde : on ne peut pas dire qu’une nation a une sen-
sation olfactive, ressent de la douleur, etc.
Cette expérience de pensée quelque peu farfelue vise à montrer
que deux entités (ici un être humain et la nation de Chine) peuvent
être équivalentes fonctionnellement sans pour autant avoir les mêmes
états mentaux (puisqu’il semble bizarre d’attribuer à la nation chinoise
des états phénoménaux comme des sensations, états que nous n’hési-
terions pas à attribuer à des individus). Joshua Knobe et Jesse Prinz1
se sont inspirés de son principe (la comparaison entre agents indi-
viduels et agents collectifs) pour sonder les intuitions des gens au
sujet de la conscience phénoménale : les gens pensent-ils en général
que les états mentaux ont un aspect phénoménal distinct de leur rôle
fonctionnel ? Pour le savoir, ils ont donné à leurs participants un cer-
tain nombre de phrases attribuant des états mentaux à un agent col-
lectif (une entreprise appelée Acmé). Certaines phrases attribuaient à
cet agent collectif des états considérés comme typiquement « phéno-
ménaux », c’est-à-dire incluant des sensations conscientes, une expé-
rience particulière :
241
• L’entreprise Acmé croit que ses profits vont bientôt
augmenter.
• L’entreprise Acmé a l’intention de lancer un nouveau produit
sur le marché en janvier.
• L’entreprise Acmé veut changer son image.
• L’entreprise Acmé sait qu’elle ne peut rivaliser avec GenCorp
dans le domaine de l’industrie pharmaceutique.
• L’entreprise Acmé vient tout juste de décider d’adopter une
nouvelle campagne de publicité1.
242
États avec aspect phénoménal :
• Éprouve un besoin soudain = 4,7
• Éprouve une grande joie = 3,7
• Imagine de façon très nette = 2,7
• Est en dépression = 2,5
• Ressent une douleur atroce = 2,1
243
expérientiel (« se sentir contrarié ») de chaque état mental. Ainsi, si
les participants pensent qu’une entreprise est fonctionnellement iden-
tique à un individu mais n’a pas d’expérience consciente, ils devraient
n’avoir aucun inconvénient à dire qu’une entreprise est contrariée ou
regrette une décision, mais devraient refuser de dire qu’elle se sent
contrariée ou ressent du regret. Les résultats de l’expérience ont plei-
nement corroboré ces prévisions.
1. Huebner, B., Bruno, M. et Sarkissian, H., What does the nation of China think
about phenomenal states?, Review of Philosophy and Psychology, Vol. 1, N°2,
pp. 225-243.
244
arguments qui prétendent réfuter le fonctionnalisme sur la base du fait
que l’attribution d’états mentaux phénoménaux à des agents collectifs
est intuitivement peu plausible. En effet, cela ne semble pas peu plau-
sible pour tout le monde.
Ce texte, pas forcément évident, est en fait une version un peu datée
d’un argument que l’on peut résumer de la façon suivante : vous aurez
beau regarder dans le cerveau (par trépanation ou imagerie cérébrale),
vous n’y verrez jamais la conscience et son aspect phénoménal. Par
exemple, quand je vois un objet rouge, j’ai une sensation de rouge :
or, si je regarde dans le cerveau, je ne retrouverai pas cette sensa-
tion, juste des neurones aux couleurs ternes. Je n’y retrouverai pas
non plus la douleur et le plaisir que je ressens parfois. Plus formel-
lement, on peut opposer les propriétés du monde physique et celles
de l’aspect phénoménal : par exemple, on pourra faire remarquer que
245
les objets physiques sont des objets qui existent dans l’espace (et ont
donc une largeur et une longueur), alors que l’aspect phénoménal en
est dépourvu (quelle est la largeur de votre douleur ?), ce qui montre
bien qu’il s’agit là de deux choses différentes.
Ces arguments sont séduisants parce qu’ils semblent pointer un
écart évident entre l’aspect phénoménal de nos états mentaux (la
conscience, le « ce que ça fait ») et le monde physique. Pourtant, pour
certains philosophes, ces arguments reposent surtout sur une confu-
sion entre le contenu d’une représentation et son véhicule. Pour com-
prendre cette distinction, prenons un exemple : le portrait du pré-
sident de la République, que l’on trouve dans toutes les mairies de
France. Le contenu de ce portrait est ce qu’il représente : le président
de la République. Le véhicule, le support de la représentation, est
le portrait lui-même (la photo). On voit immédiatement qu’il y a de
grandes différences entre le contenu et le véhicule : alors que le véhi-
cule (la photo) est un être inanimé et inerte, le contenu (le président)
est un être vivant et en mouvement. De la même façon, un architecte
peut faire le plan d’un appartement vu du dessus : dans ce cas, il y a
une différence énorme entre le contenu (l’appartement représenté, 65
mètres carrés et en trois dimensions) et le véhicule (le plan lui-même,
même pas 1 mètre carré et tout plat) – vous iriez vivre dans le plan,
vous ?
En transposant cette distinction au problème de la conscience
phénoménale, certains philosophes ont ainsi défendu la thèse selon
laquelle les arguments contre le physicalisme que nous avons men-
tionnés reposaient sur une confusion entre contenu et véhicule des
représentations mentales : le fait que nos représentations mentales
aient pour contenu (ou : représentent) le « rouge » ou la « douleur »
ne signifie pas que ces représentations doivent avoir les mêmes
propriétés que ce qu’elles représentent. Il se peut que le véhi-
cule de la représentation mentale soit des neurones, même si son
contenu ne ressemble pas du tout à des neurones. Chercher l’expé-
rience de rouge ou de douleur, le « ce que ça fait », dans le cerveau,
c’est comme chercher à s’allonger dans un lit dessiné sur un plan
d’architecte.
Cette réponse (qui permet d’intégrer l’aspect phénoménal dans
une perspective physicaliste) repose ainsi sur l’idée que tout l’as-
pect phénoménal est compris dans le contenu de la représentation
mentale, dans ce qu’elle représente. C’est pour cela que l’on appelle
246
les théories qui font cette réponse les théories représentationalistes
de la conscience. Néanmoins, comme vous pouvez vous en douter,
d’autres philosophes ont très vite avancé des arguments contre cette
théorie (non pas que les philosophes aient un goût pervers pour la
contradiction – ce qui est peut-être bien le cas – mais parce que c’est
ainsi que progresse la recherche, et cela dans n’importe quelle disci-
pline). Un de ces arguments est celui de l’existence d’états mentaux
qui ont un aspect phénoménal mais ne représentent pourtant rien, ce
qui montrerait que l’aspect phénoménal ne peut se réduire à ce qui est
représenté. Exemple canonique : la douleur, encore une fois. La dou-
leur constitue un clair cas d’expérience consciente ayant un aspect
qualitatif et phénoménal (désagréable). Mais, disent ceux qui s’op-
posent au représentationalisme, la douleur est une pure sensation :
elle ne représente rien. Plus précisément, alors qu’il semble possible
dans certains cas de distinguer un état mental de ce qu’il représente
(ma perception de la pomme et la pomme elle-même), cela semblerait
impossible dans le cas de la douleur (l’expérience de la douleur et la
douleur sont une seule et même chose). Il serait ainsi impossible, dans
le cas de la douleur, de dire que les propriétés de l’aspect phénomé-
nal ne sont pas des propriétés de la représentation elle-même (c’est-à-
dire de l’état mental lui-même).
Bien sûr, les représentationalistes ne se laissent pas si facilement
abattre : ils pourront par exemple répliquer que l’expérience de la
douleur représente en fait quelque chose : l’état du corps par exem-
ple. Ce à quoi, les anti-représentationalistes répondront que l’état
du corps n’est pas la même chose que la douleur et donc que cela
fait de la sensation associée à la douleur (l’expérience de la dou-
leur) quelque chose qui déborde le contenu de ce qui est représenté
par la douleur (si tant est que la douleur représente vraiment quel-
que chose).
Les représentationalistes pensent parfois que leur principal avan-
tage est que notre concept de douleur, ce que nous entendons par
ce mot, ne s’applique qu’à des états conscients : par définition, le
mot « douleur » désignerait un aspect phénoménal, une expérience
consciente. Autrement dit : une douleur inconsciente serait une expres-
sion contradictoire. Il serait donc absurde de dissocier la douleur de
son expérience, ce qui rendrait impossible de faire de l’expérience de
la douleur une simple représentation d’une douleur qui pourrait par
ailleurs exister sans être consciente. Par exemple, si je prends une
247
drogue provoquant des hallucinations et que je perçois une pomme1,
on peut dire que je me trompe, parce que la représentation est fausse
(il n’y a pas de pomme). La pomme est donc distincte de l’expé-
rience de pomme. Mais imaginons maintenant que cette drogue me
fait ressentir de la douleur : va-t-on dire que je ne souffre pas réel-
lement parce que cette douleur n’est qu’une hallucination ? Pour les
anti-représentationalistes, cette réponse serait absurde : le simple fait
d’avoir l’impression de souffrir, c’est déjà souffrir.
Mais est-ce vraiment le cas ? Le philosophe Justin Sytsma a réa-
lisé sur ce sujet une série d’expériences. Dans l’une d’elles, les parti-
cipants recevaient le scénario suivant2 :
1. Mon obsession curieuse pour les pommes provient des cours de philosophie de
l’esprit donnés par Pascal Ludwig à l’Université Paris IV, cours dont je m’inspire
ici de mémoire et sans vergogne, étant donné leur grande clarté.
2. Sytsma, J., Dennett’s theory of the folk theory of consciousness, Journal of
Consciousness Studies, Vol. 17, N°3-4, 2010, pp. 107-130.
3. « Avoir une grande douleur » n’est peut-être pas très français, mais c’est ce qui
me paraît le mieux convenir pour traduire l’expression anglaise to have a pain,
qui diffère de l’expression to feel a pain (« ressentir de la douleur ») en ce qu’elle
n’implique pas la notion de sentiment. Le fait que le français ne dispose que de
l’expression « ressentir de la douleur » peut fournir un argument supplémentaire à
l’anti-représentationaliste. Bien sûr, tout ce qui dans cet exposé est erroné relève
entièrement de ma responsabilité.
248
La moyenne des réponses était de 2,57. Autrement dit, la plupart
des participants étaient prêts à dire que la douleur pouvait toujours
être là sans pour autant que la personne blessée ne la ressente – ce qui
va directement contre l’idée selon laquelle nous utiliserions le mot
« douleur » pour désigner une expérience consciente. Dans une autre
expérience, les participants recevaient le scénario suivant :
1. Pour ceux qui s’inquiéteraient du fait que les participants puissent juste vouloir
dire que les jumeaux ressentent le même type de douleur (plutôt que de partager
une instance), sachez que Sytsma a aussi testé un cas dans lequel deux personnes
font une course, chacune avec une jambe attachée à une jambe de l’autre, et ren-
contrent simultanément un caillou. Dans ce cas, les participants n’hésitaient pas à
dire que ces deux coureurs ressentaient deux douleurs distinctes.
249
Le même type de stratégie argumentative a été utilisé dans le cas
des couleurs. Pour le représentationaliste, la sensation de rouge, c’est
le contenu de ma représentation du fait qu’une chose est rouge. Mais,
dira l’anti-représentationaliste, une telle théorie suppose que le rouge
existe indépendamment de la sensation de rouge, et que les couleurs
sont une propriété des objets. Or, les couleurs ne sont pas dans les
objets : elles n’existent que dans notre tête1.
Bien sûr, encore une fois, le représentationaliste n’est pas forcé
d’être d’accord : il pourra dire par exemple que c’est la représen-
tation de telle ou telle couleur qui est dans notre esprit, et non la
couleur elle-même qui en est distincte, et qui est une propriété des
objets eux-mêmes (par exemple : la propriété de réfléchir tel ou tel
type de lumière). Après tout, un objet ne cesserait pas d’avoir une
certaine couleur même si tous les êtres vivants devenaient subite-
ment aveugles. Les anti-représentationalistes sont dubitatifs : pour
eux, ce que nous entendons par couleur, c’est la sensation et pas
autre chose.
Sur ce point, Sytsma a aussi mené certaines expériences. Voici le
texte de l’une d’entre elles :
250
vous pensez des couleurs – nous voulons connaître vos
intuitions au sujet des questions suivantes.
1. Pensez-vous qu’une tomate mûre serait rouge
même si personne n’était là pour la voir ?
2. Pensez-vous que le rouge que vous voyez
quand vous regardez une tomate mûre est dans
votre tête ?
3. Pensez-vous que le rouge que vous voyez
quand vous regardez une tomate mûre est dans
la tomate ?
4. Pensez-vous qu’il soit possible qu’une autre
personne voie la couleur que vous appelez
« bleu » en regardant une tomate mûre ordi-
naire tout en ayant une acuité visuelle normale
(c’est-à-dire sans être daltonienne) ?
Question Q1 Q2 Q3 Q4
Réponse 6,10 3,20 5,05 3,33
Réponses des participants sur les couleurs (Sytsma, 2010)
251
La question du statut des couleurs (entendons-nous par couleur une
sensation ou une propriété objective qui se trouve dans les choses ?)
a aussi fait l’objet d’une expérience de Jonathan Cohen et Shaun
Nichols1. Ceux-ci ont repris la méthode consistant à mettre en scène
un désaccord et que nous avons déjà abordée dans le cadre des juge-
ments moraux et des jugements esthétiques. Voici un exemple de
désaccord au sujet des couleurs :
Dans ce cas, les sujets étaient très divisés : une moitié des parti-
cipants a choisi une des deux réponses (1) ou (2), selon lesquelles la
couleur est une propriété des choses, et l’autre moitié la réponse (3),
selon laquelle la couleur n’est pas une propriété objective des choses2.
Il semble donc difficile d’inférer à partir des intuitions ordinaires ce
que sont véritablement les couleurs – en tout cas, il est loin d’être évi-
dent que les couleurs sont les sensations de couleurs, ce qui laisse la
porte ouverte au représentationalisme.
252
Y a-t-il vraiment un « problème difficile » ?
1. La référence classique : Levine, J., Materialism and qualia: The explanatory gap,
Pacific Philosophical Quarterly, Vol. 64, 1983, pp. 354-361. Si on relit l’extrait
de Leibniz donné plus haut, on y aperçoit une formule qui préfigure l’argument
du fossé explicatif.
253
Il y a plusieurs positions possibles face au problème difficile. On
peut tout simplement nier que le problème soit difficile, parce que les
propriétés phénoménales sont réductibles à quelque chose que l’on
sait pouvoir expliquer par ailleurs. Par exemple, le fonctionnaliste peut
prétendre que l’aspect phénoménal a un rôle fonctionnel et se réduit
à ce rôle fonctionnel. Ou le représentationaliste peut dire que l’aspect
phénoménal n’est que le contenu de nos représentations, et qu’expli-
quer comment la conscience phénoménale provient du monde physi-
que revient « seulement » à expliquer comment un système physique
peut représenter quelque chose (je mets « seulement » entre guille-
mets, parce que les philosophes trouvent aussi qu’il est difficile, voire
impossible d’expliquer comment un état physique peut représenter
quelque chose : c’est ce que l’on appelle le problème de la naturali-
sation de l’intentionnalité1). Ces stratégies visent toutes à transformer
le problème difficile en problème facile. On peut adopter aussi une
position « mystérienne » qui consiste à accepter le physicalisme tout
en reconnaissant que l’on ne pourra jamais expliquer la conscience.
On peut enfin se servir de ce problème comme argument pour défen-
dre une théorie dualiste, dans laquelle la conscience est un fait pre-
mier irréductible, qui ne doit justement pas être expliqué2. Telles sont
les trois grandes options possibles après avoir accepté l’existence des
états phénoménaux.
Mais il existe une quatrième option possible qui consiste à dire qu’il
n’y a tout simplement pas de problème parce que les états phénomé-
naux n’existent pas – ou, du moins, pas de la façon dont le pensent
les philosophes. C’est bien sûr la solution utilisée par le physicalisme
éliminativiste, pour lequel il n’existe de toute façon aucun type d’état
mental. Elle a aussi été choisie par le philosophe Daniel Dennett, qui
est devenu célèbre pour avoir proposé de « quiner les qualia », c’est-
1. Impossible de parler ici de ce problème sans ajouter une dizaine de pages. Pour
ceux qui voudraient s’y mettre : Jacob, P., L’Intentionnalité : Problèmes de philo-
sophie de l’esprit, Odile Jacob, 2004.
2. Néanmoins, pour que l’existence du fossé explicatif constitue une raison d’ad-
hérer au dualisme, il faut que le dualisme propose une théorie de la conscience
qui n’en fasse pas un mystère insondable (sinon, le mieux est encore d’adhérer
au physicalisme « mystérien », tout aussi mystérieux que le dualisme, mais qui
échappe au moins aux difficultés qu’affronte habituellement le dualisme, et que
nous avons décrites plus haut).
254
à-dire de nier l’existence de l’aspect phénoménal des états mentaux1.
Mais c’est aussi une option qui a trouvé un nouveau souffle dans le
travail des philosophes expérimentaux sur la conscience.
Sytsma et Machery2 se sont ainsi posé la question suivante : quel-
les raisons avons-nous de penser qu’il existe un aspect phénoménal,
un « ce que ça fait que d’être dans cet état » ? Une réponse courante
est que ces propriétés sont introspectivement évidentes : il suffit de
réfléchir un peu sur nos états mentaux pour en percevoir l’existence.
Mais si cela est vraiment le cas, alors on devrait s’attendre à ce que
des gens sans expertise en philosophie ou en psychologie reconnais-
sent l’existence d’états phénoménaux. Est-ce vraiment le cas ?
Nous avons vu comment Knobe et Prinz répondaient « oui » à cette
question : selon eux, le fait que leurs participants soient prêts à attri-
buer certains états typiquement phénoménaux à des individus mais
non à des agents collectifs pourtant fonctionnellement identiques
montre qu’ils maîtrisent le concept d’états mentaux phénoménaux et
que c’est cette maîtrise qui explique leurs réponses. Mais Sytsma et
Machery ne sont pas convaincus3. Selon eux, une entreprise et un
individu ne sont pas, malgré ce qu’en disent Knobe et Prinz, fonction-
nellement équivalents. Il y a plein de choses que les individus peu-
vent faire et que les entreprises ne peuvent pas faire : sourire, manger
un sandwich, faire une grimace, etc. De ce fait, il est impossible de
savoir si le fait que les participants sont disposés à attribuer certains
états mentaux aux entreprises, et pas aux individus, s’explique par
leur maîtrise du concept d’états mentaux phénoménaux, plutôt que
par des considérations purement fonctionnelles. Il se pourrait juste
que les participants aient une définition purement fonctionnelle de
« ressentir du regret » et de « se sentir contrarié » mais que les entre-
prises ne puissent pas remplir les critères contenus dans ces défini-
tions. Sytsma et Machery en concluent qu’à l’avenir, les expériences
au sujet des intuitions sur la conscience feraient mieux de comparer
des entités plus proches les unes des autres.
255
Sytsma et Machery se proposent de déterminer d’une autre manière
si oui ou non les gens ont pour la plupart un concept d’état mental phé-
noménal. Selon eux, les philosophes reconnaissent que le fait d’avoir
un aspect phénoménal réunit un grand nombre d’états mentaux diffé-
rents : des expériences perceptives (comme voir, entendre ou humer),
des sensations corporelles (comme la faim ou la douleur) et le fait de
ressentir des émotions (comme la colère ou la joie) ou des sentiments
plus diffus (comme l’ennui ou la dépression). Ainsi, si les gens ont
vraiment un concept d’état mental phénoménal, ils devraient recon-
naître ce qui est commun à tous ces états mentaux (leur aspect phéno-
ménal) et accepter ou refuser de les nier en bloc aux entités.
C’est ainsi que, dans une première expérience, Sytsma et Machery
ont mis au point quatre scénarios différents. Deux des scénarios décri-
vaient un robot appelé Jimmy :
256
par Timmy, un être humain tout ce qu’il y a de plus normal. On avait
ainsi quatre attributions d’états phénoménaux :
257
une nouvelle hypothèse : les participants seraient disposés à refu-
ser au robot les états mentaux qui ont une certaine valence (positive
ou négative), c’est-à-dire qui sont agréables ou désagréables. Voir
du rouge est neutre, donc un robot peut voir du rouge. Mais sentir
une banane peut être agréable, et ressentir de la colère ou de la dou-
leur est clairement quelque chose de désagréable, ce qui explique-
rait pourquoi les participants refusent d’attribuer ces états mentaux
à des robots.
258
Machery ont pu observer que les participants étaient prêts à dire que
Jimmy avait senti l’acétate d’isoamyle, mais refusaient de dire que
Jimmy avait senti de la banane ou du vomi.
Selon Sytsma et Machery, cela montre que les participants clas-
sent les états mentaux en deux grandes catégories : ceux qui ont une
valence (positive ou négative) et ceux qui n’en ont pas, et que c’est
cette distinction qui les conduit à attribuer ou refuser d’attribuer
certains états mentaux à des entités non-humaines. Or, cette distinc-
tion est très différente de celle, devenue traditionnelle en philoso-
phie, qui regroupe les états mentaux selon l’absence ou la présence
d’aspect phénoménal (supposé commun à des expériences neutres
comme voir du rouge et des expériences avec une valence comme
sentir du vomi). Sytsma et Machery en concluent que la plupart
des gens n’ont pas le concept d’états mentaux phénoménaux, ce qui
laisserait planer un grand doute sur la soi-disant « évidence » de
l’aspect phénoménal des états mentaux. Et si, après tout, il n’y avait
pas d’aspect phénoménal (de « ce que ça fait ») au sens où l’enten-
dent les philosophes ? Dans ce cas, il n’y aurait plus de problème
difficile.
Sytsma et Machery ne veulent pas pour autant dire que nous ne
sommes que des zombis : ils ne nient pas l’existence d’une expé-
rience subjective associée à certains états mentaux (comme sentir de
la banane). Seulement, disent-ils, cette expérience subjective ne doit
pas être comprise, ainsi que le proposent les philosophes, comme un
aspect phénoménal, un « ce que ça fait que d’être dans cet état-là »,
mais comme une valence : l’expérience subjective, c’est le fait pour
un état mental d’avoir une certaine valence. Or, si tel est le cas, il
n’y a plus rien de bien mystérieux dans l’expérience subjective : la
valence d’un état mental peut « facilement » être analysée en termes
du rôle fonctionnel qu’elle joue (motiver l’organisme à favoriser telle
option plutôt que telle autre à l’avenir, etc.)
Systsma et Machery ne pensent bien sûr pas avoir prouvé qu’il
n’existe pas d’aspect phénoménal des états mentaux, d’expérience
subjective telle qu’elle est conçue par nombre de philosophes. Leur
conclusion est purement sceptique : elle vise à montrer qu’il n’y a
rien d’évident dans le problème difficile de la conscience, et donc que
la prémisse fondamentale de ce problème (l’existence d’états phéno-
ménaux non-réductibles à une certaine fonction) devrait être parfois
remise en cause et interrogée.
259
Le langage ordinaire… de qui ?
Ainsi, le débat sur les rapports du corps et de l’esprit (le conflit entre
physicalisme et dualisme) est loin d’être terminé : contrairement à ce que
semblent croire certains, le physicalisme est une option qui doit être prise
au sérieux (tout comme le dualisme) parce qu’il existe de bons argu-
ments, de bons arguments qui suffisent largement à contrebalancer son
côté contre-intuitif, dont nous avons par ailleurs fait la genèse.
Mais certains philosophes, se plaçant « au-dessus de la mêlée », pen-
sent que le débat n’a pas lieu d’être et que tout cela est une perte de
temps. Vouloir dire que la pensée est « dans le cerveau » ou « dans un
esprit immatériel », voilà des phrases qui n’ont pas de sens : la pensée, en
effet, est une propriété des individus en entier, non d’une de leurs parties
(matérielle ou spirituelle). Au lieu de chercher où est la pensée dans l’in-
dividu et de vouloir réduire l’esprit au corps, nous devrions tout simple-
ment accepter qu’il existe différentes façons de décrire la vie et l’expé-
rience humaines, sans chercher un quelconque rapport entre elles.
Ces philosophes adoptent la plupart du temps une conception de
la philosophie héritée de Wittgenstein : la philosophie n’a pas pour
but de résoudre les problèmes philosophiques (et par là d’augmenter
notre connaissance), mais de les dissoudre en éliminant les pseudo-
problèmes sans solution engendrés par la réflexion philosophique1.
Pour citer Wittgenstein (Recherches philosophiques) :
1. Mais alors, la seule fonction de la philosophie serait de montrer que les pro-
blèmes philosophiques sont des non-sens ? – C’est à peu près ça. (Peut-être vau-
drait-il alors mieux ne pas faire de philosophie pour commencer : fermez vite ce
livre, pauvres fous !)
260
§309 – Quel est ton but en philosophie ? Montrer à la
mouche comment sortir du piège à mouche.
261
Fiala et ses collègues1 – qu’est-ce que cela veut dire que la « gram-
maire » de nos termes psychologiques prohibe leur usage pour autre
chose que des animaux ?
Bennett et Hacker semblent parfois vouloir dire que tout énoncé
qui ne respecterait pas cette grammaire serait ipso facto dépourvu de
sens. Mais cela me paraît un énoncé trop fort. Est-il vrai, par exemple,
que tout énoncé qui attribuerait (ou nierait) un certain état mental à
autre chose qu’un animal serait de ce fait dépourvu de sens ? Je pense
que non. Les millions de lecteurs de la saga Harry Potter ne sem-
blent pas avoir « buggé » outre mesure sur le passage où un chapeau
prend la parole et déploie toute une gamme de pensées complexes.
Quant aux parties du corps, il suffit de penser aux Bijoux indiscrets
de Diderot : qui aurait pu penser que ce chef-d’œuvre de la littéra-
ture française n’eût en fait aucun sens ? On me répondra sûrement
que par « dépourvu de sens », on ne veut pas dire « qui n’a pas de
sens », mais quelque chose de plus subtil. Mais si ces phrases ont
des sens, alors comment dissoudre le problème des rapports entre le
corps et l’esprit ? Dès lors que la question « le cerveau pense-t-il ? »
a un sens, il semble légitime de s’interroger sur la réponse à donner
à cette question.
Pour ceux qui ne seraient pas convaincus par ces exemples anec-
dotiques, voici une expérience réalisée par Knobe et Prinz. Ils ont mis
au point le scénario suivant :
1. Et donc que l’on peut douter de la nature purement « grammaticale » des intui-
tions de Bennett et Hacker.
262
plupart d’entre eux ont répondu que oui – autrement dit, cela ne leur
paraissait pas dépourvu de sens d’attribuer des états mentaux à un
objet inanimé. Pourquoi, dans ce cas, supposer que cela leur paraîtrait
absurde d’en attribuer à un cerveau ?
Cette question nous conduit, au-delà du problème de savoir ce
qu’est un « non-sens », à la question de la méthode employée par ceux
qui rejettent tel ou tel problème philosophique sur la base de consi-
dérations ayant trait à la « grammaire » ou à « l’usage » de certains
termes : comment savent-ils quel est l’usage correct (« grammatical »)
de ces termes ? Comment déterminent-ils quelles sont les règles qui
fixent l’usage correct de ces termes dans une communauté linguisti-
que donnée ? Ont-ils fait des études de terrain, comme le font les psy-
cholinguistes lorsqu’ils cherchent à déterminer les règles syntaxiques
suivies par les gens ? Non ! D’après eux, toute personne compétente
(le « locuteur compétent ») connaît les règles du langage. Le philoso-
phe étant un locuteur compétent, il n’a pas besoin d’aller interroger les
autres pour savoir ce qui fait sens (et ce qui n’en fait pas).
Mais que faire en cas de conflit, c’est-à-dire dans le cas où deux
philosophes ne parviennent pas à s’entendre sur ce qui a ou n’a pas
du sens ? Dans ce cas, il convient de choisir la réponse du locuteur
compétent, nous dira-t-on. Mais comment identifier le locuteur com-
pétent sans déjà connaître la réponse ? Une telle situation laisserait le
projet de description de la « grammaire » de notre langage dans une
impasse.
Et le pire, c’est que de telles situations existent : dans un article
consacré à l’attribution d’états mentaux, Sytsma1 fait remarquer que
de nombreux philosophes sont en désaccord avec Bennett et Hacker.
Déclarer immédiatement et sans justification que tous ces philoso-
phes ne sont pas des locuteurs compétents, constituerait l’un des plus
pitoyables arguments jamais avancés et risquerait, de plus, d’être peu
convaincant. Comment faire pour déterminer les règles qui distinguent
le sens du non-sens, quand les « locuteurs compétents » sont divisés ?
Vous aurez bien sûr deviné la réponse : si les règles en question
sont celles qui sont en vigueur dans la communauté linguistique, alors
il suffit d’aller les étudier sur le terrain. C’est justement ce qu’a fait
263
Sytsma, en allant tester directement l’une des conséquences du prin-
cipe général utilisé par Bennett et Hacker, selon lequel cela n’aurait
aucun sens de dire qu’un ordinateur ou une caisse enregistreuse cal-
cule vraiment (parce que calculer est un prédicat mental, et que ces
prédicats ne font sens que lorsqu’ils s’appliquent aux animaux).
Les participants recevaient la liste de phrases suivante :
Pour chaque phrase, les participants devaient dire si elle était vraie
ou fausse (sur une échelle allant de 1 à 7, 7 indiquant « clairement
vraie »), et si elle devait être comprise de façon littérale ou métapho-
rique (là encore sur une échelle de 1 à 7, 7 indiquant « clairement lit-
téralement »). Les phrases 2 à 5 étaient clairement littérales, et les
participants les ont jugées telles. Les phrases 6 à 9 étaient clairement
métaphoriques, et les participants les ont considérées comme méta-
phoriques. Mais quid de la phrase 1, celle qui nous intéresse vrai-
ment ? Eh bien, les participants l’ont massivement considérée comme
devant être comprise littéralement (une moyenne de 6,0). De plus, ces
mêmes participants l’ont massivement jugée vraie (une moyenne de
6,55). Autrement dit : les participants étaient tout à fait prêts à attri-
buer un prédicat psychologique (« calculer ») à un ordinateur, et cela
de façon littérale.
Cette expérience n’est d’ailleurs pas la seule. Dans une seconde
expérience, chaque participant recevait l’une des deux phrases
suivantes :
264
Chaque participant avait pour consigne de paraphraser la phrase
qu’il avait reçue. Sytsma a ensuite comparé les termes utilisés par les
participants pour paraphraser chacune des phrases (« additionner »,
« faire la somme », « deviner », « sonner » et « déterminer »). Il a
observé que, à l’exception de « sonner » qui était réservé exclusive-
ment à la caisse enregistreuse, tous les autres termes étaient utilisés
de la même façon, et à peu près à la même fréquence pour paraphra-
ser les deux types de calcul. Cela semble indiquer que les participants
entendaient bien le terme « calculer » dans le même sens quand il était
attribué au caissier et quand il était attribué à la caisse enregistreuse.
Enfin, dans une troisième expérience, les participants recevaient
un scénario dans lequel une femme, Mary, utilisait l’une de ces nou-
velles caisses dites « automatiques » (dans lesquelles vous scan-
nez vous-même vos articles). Le scénario racontait comment, après
avoir scanné ses articles un par un, Mary avait mis un peu de temps à
retrouver sa carte de crédit, ce qui avait conduit la caisse à émettre des
bips agaçants. Après avoir lu ce scénario, les participants recevaient
les cinq questions suivantes :
265
plus réflexifs, des personnes moins susceptibles de répondre selon
des intuitions incertaines. Il a juste constaté que les participants plus
réflexifs trouvaient toutes ces phrases un peu plus littérales et un peu
plus vraies que les autres participants.
Ainsi, contrairement à ce que prétendent Bennett et Hacker (et
avec eux d’autres partisans de la dissolution des problèmes de la phi-
losophie de l’esprit), il est loin d’être clair que la « grammaire » de
nos états mentaux (et en particulier ceux concernant le calcul) res-
treigne leur usage aux seuls animaux pris en leur entier. Tout au long
de ce chapitre, nous avons vu comment les gens pouvaient trouver
« grammaticalement normal » d’attribuer de tels états à des chai-
ses, des entreprises, des robots, des ordinateurs ou encore des cais-
ses enregistreuses. Le problème des rapports entre le corps et l’esprit
est loin d’être mort.
Qu’on me comprenne bien : mon but n’est pas de vous convaincre
que la description du langage ordinaire et des règles de notre « gram-
maire » devrait être abandonnée – loin de là ! Il s’agit d’une entre-
prise philosophique de première importance, qui peut effectivement
permettre de mieux comprendre l’origine et l’état de certains problè-
mes philosophiques. Ce que je veux interroger et remettre en cause,
c’est la méthode employée par les philosophes qui cherchent à éta-
blir de telles descriptions, et qui consiste en gros à partir de ce qui
leur semble grammatical (ou non), pour en déduire ce qui l’est pour
la plus grande partie de leur communauté linguistique. S’il y a bien
une chose à retenir de tout ce que nous vu, c’est que les philosophes
ne sont pas immunisés contre l’erreur et qu’il leur est fort possible
d’attribuer à tous des vues que seul un petit groupe défend. Il en va
de même dans la description du langage ordinaire : la seule descrip-
tion « en fauteuil » de ce qui nous semble grammatical ou non ne
peut être qu’un prélude, et ne peut remplacer l’étude empirique de
la langue. Les linguistes l’ont compris depuis un moment : il serait
peut-être temps pour les philosophes du langage ordinaire d’avoir la
même révélation. Cette révolution méthodologique permettrait d’évi-
ter de faire, d’impressions idiosyncrasiques les règles de la langue (ce
que semblent faire Bennett et Hacker de leurs intuitions sur l’usage
de « calculer »).
Certaines personnes pourraient être tentées d’éviter cette dif-
ficulté et de refuser ce tournant méthodologique, pourtant néces-
saire, en disant que, en fait, par « grammaire » d’un mot, on n’entend
266
pas l’usage qu’en font la plupart des gens, parce que les gens ne
connaissent pas vraiment le sens qu’ils donnent à leurs mots, ou
parce que leur usage de ces mots est déjà pollué par une philosophie
ambiante. Ainsi, pour savoir ce qu’est le « vrai » usage « authenti-
que » d’un mot, il ne faudrait se fier qu’à ce qu’en dit le « locuteur
compétent ».
Mais cette réponse sonnerait d’après moi le glas et la déchéance de
l’usage des arguments « grammaticaux » en philosophie. Si l’usage
ordinaire n’est plus là pour servir de critère, alors il deviendra impos-
sible de trancher entre deux philosophes, qui se prétendront tous deux
locuteurs compétents et auront des jugements opposés sur la « gram-
maire » d’un même terme. L’appel à la « grammaire », loin de per-
mettre un débat, deviendra ainsi une façon péremptoire et sans appel
d’avancer ses propres préjugés philosophiques1 : « Je dis X et j’ai
raison parce que dire l’inverse n’est pas grammatical, etc. » C’est
pourquoi l’avenir de la philosophie du langage ordinaire, en tant
qu’elle est un ensemble d’hypothèses descriptives sur nos pratiques
quotidiennes, passe par la philosophie expérimentale. Sans quoi, elle
risque fort de n’être qu’une chimère bâtie sur des préjugés2.
1. Et, en tant qu’êtres humains tout ce qu’il y a de plus ordinaires, les philosophes
– même ceux qui travaillent sur le langage ordinaire – sont loin d’être dépourvus
de préjugés. Par exemple, pour écrire que « le problème de la psychologie comme
science n’est pas le manque de données, ni même le statut de ses théories : c’est
plutôt de ne rien nous apprendre » ou que « on a […] l’impression que la psycho-
logie (universitaire), à la différence d’autres pratiques que nous appelons scien-
ces, nous en dit moins que ce que nous savons déjà », il faut vraiment avoir de
sacrés préjugés contre la psychologie (et aucune idée, même vague, de ce qui s’est
fait sous le nom de psychologie dans les trente dernières années). Étant donné
que les expériences et les théories décrites dans ce livre peuvent être considé-
rées comme faisant partie de la psychologie, j’espère que vous aurez au moins eu
l’impression d’apprendre quelque chose – ce qui suffirait à montrer la fausseté de
telles affirmations. Première citation : Laugier, S., Règles, formes de vie et relati-
visme chez Wittgenstein, Noesis, 2008, pp. 41-80. Seconde citation : Cavell, S.,
Les Voix de la Raison (traduction de S. Laugier et N. Balso), Seuil, 1979.
2. C’est ici que nous terminons notre excursion dans la philosophie de l’esprit.
Pour ceux que la question du rapport entre le corps et l’esprit intéresse, il existe
un excellent livre d’introduction à ce domaine : Esfeld, M., La Philosophie de
l’esprit : De la relation entre l’esprit et la nature, Armand Colin, 2005.
CONCLUSION
Connais-toi toi-même
Connais-toi toi-même !
1. Même Stephen Stich, qui apparaît comme le plus grand pourfendeur de l’appel aux
intuitions, avoue ne pas défendre l’abandon pur et simple de l’appel aux intuitions,
mais une utilisation sceptique et empiriquement informée de celles-ci. (Voir sur ce
point les Gottlob Frege Lectures in Theoretical Philosophy de l’année 2010.)
270
Je pourrais bien sûr terminer sur ce retour à la glorieuse tradition
socratique. Néanmoins, je voudrais profiter de ces dernières lignes
pour répondre d’avance à une accusation qui ne manquera pas d’être
portée. Non ! La philosophie expérimentale ne transforme pas la phi-
losophie en concours de popularité ! Non ! La philosophie expéri-
mentale n’est pas la dernière manifestation en date d’une idéologie
démocratico-nihilistico-populiste1 rampante ! À aucun moment je
n’ai affirmé dans cet ouvrage qu’une thèse était vraie parce que la
plupart des gens y adhéraient. Le but que j’ai poursuivi est exacte-
ment inverse : se servir d’études sur ce que pensent réellement les
gens pour mettre en difficulté les arguments du type : « c’est évi-
dent », « tout le monde voit bien que », « il faudrait être fou pour ne
pas penser que », etc. Autrement dit : il s’agit de faire parler le peuple
réel pour faire taire le peuple imaginaire invoqué par les philosophes,
non pour faire de sa voix la voix de Dieu2.
1. Ou un truc approchant.
2. Je ne mentionne pas « l’argument » qui consiste à objecter à la philosophie
expérimentale qu’elle n’est qu’une activité pratiquée par des philosophes en
manque de sensations fortes et dont le seul but est de singer la science en fai-
sant de la mauvaise science. Il est probable qu’aucun philosophe digne de ce nom
n’osera l’avancer.
PISTES DE LECTURE
Pour ceux qui voudraient aller plus loin, voici quelques articles
à lire en priorité. Il s’agit principalement d’articles synthétiques.
Comme la plupart des articles cités dans ce libre, ils sont tous en
anglais et sont, pour la plupart, librement disponibles sur Internet, soit
en passant par Google Scholar1, soit en les cherchant sur la très utile
Experimental Philosophy Page2, soit enfin en cherchant la page per-
sonnelle de leur auteur.
1. http://scholar.google.fr/
2. http://pantheon.yale.edu/~jk762/ExperimentalPhilosophy.html
273
*Chapitre 4 : Nichols, S., Stich, S. et Weinberg, J., Metaskepticism :
Meditations in ethno-epistemology, in S. Luper, The Skeptics, Ashgate,
2003, pp. 227-247.
INTRODUCTION
Savoir (ce) qu’on ne sait pas ...................................................... 7
CHAPITRE I
Dilemmes moraux ....................................................................... 29
Interlude 1
Faire de la philosophie morale rend-il meilleur ?....................... 69
CHAPITRE II
La morale est partout ................................................................. 77
CHAPITRE III
Liberté et déterminisme : la formule 2 en 1 ............................. 113
CHAPITRE IV
Variations sceptiques .................................................................. 169
Interlude 4
À quoi les philosophes sont-ils bons ? ......................................... 201
CONCLUSION
Connais-toi toi-même .................................................................. 269
Remerciements
Éditions Germina
Extrait du catalogue
À paraître