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ARENDT
Les étudiants juifs de Heidegger critiques de Heidegger et de Schmitt
Reinhard Mehring
in Marie-Anne Lescourret, La dette et la distance
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2014 | pages 85 à 113
ISBN 9782841623525
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/la-dette-et-la-distance---page-85.htm
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Reinhard Mehring
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dans sa correspondance avec Jaspers, Heidegger décrit leur relation
comme une « communauté de combat ». Par la suite, Jaspers dira qu’une
communauté de combat n’est pas un « compagnonnage 1 ». Heidegger
inclinait alors à utiliser des métaphores militaires, selon le jargon de
l’époque. ainsi voulait-il « mettre sur le gril » nicolaï Hartmann avec la
« troupe de choc » de ses étudiants. La philosophie universitaire allemande
n’était pas une société fermée de mandarins élitistes. Même sous le natio-
nal-socialisme, il n’y avait pas de Führer (guide) philosophique du Führer
(Hitler), et pas d’organisation effective de la communauté sous la conduite
d’un idéologue en chef. Mais on sait que Heidegger avait postulé à ce
poste dans les années 1933/34, avec son projet d’une « Grande École »
ou « École de professeurs ». en 1933-1934, son espoir en tant que recteur
de l’université de Fribourg de guider politiquement et de façon « mondia-
lement visible » la science badoise et la philosophie universitaire alle-
mande a échoué de part en part. Le national-socialisme avait éclaté en
rivalités « polycratiques » de dominations multiples. ainsi alfred Baeum-
ler échoua-t-il également dans sa tentative de s’imposer comme philo-
sophe de cour et chef-idéologue du national-socialisme, lequel se passait
de toute légitimation philosophique. il ne considérait pas la philosophie
universitaire comme discipline dominante non plus que comme science
légitimante. L’idéologie raciste du national-socialisme se légitimait mieux
dans les paradigmes naturalistes. c’est pour cette raison qu’aux yeux du
national-socialisme les sciences naturelles étaient plus intéressantes que les
sciences humaines comme instance de légitimation 2. Le mouvement
1. Voir à ce propos Heidegger à Jaspers le 27/6/1922 et Jaspers à Heidegger le
24/12/1931 in, Martin Heidegger-Karl Jaspers, Briefwechsel 1920-1963, Frankfurt am
Main, 1990, p. 29 et 145.
2. Voir à ce propos « tradition und Revolution in der Berliner Universitätsphilo-
sophie », in christoph Jahr et Rüdiger vom Bruch (éds.), Die Berliner Universität in der N-
S. Zeit, stuttgart 2005, Bd. ii, p. 199-214.
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du 22 août 1933 qu’il a explicitement sollicité la collaboration du Kronjurist
(« procureur de la couronne ») carl schmitt. il s’agissait d’abord de lui
demander conseil à propos de l’uniformisation de la faculté de droit de Fri-
bourg, mais en vue de développements ultérieurs. Leurs contemporains et
successeurs ont vu en carl schmitt et Heidegger des représentants proches
et éminents d’un « existentialisme politique » : Heidegger aurait apporté le
fondement philosophique à ce que schmitt explicitait juridiquement en
tant que penseur politique et spécialiste de droit constitutionnel. Heidegger
et schmitt étaient perçus comme des penseurs apparentés et complémen-
taires. c’est Karl Löwith en particulier qui a défendu cette conception,
seulement il est vrai, dans la deuxième version de son texte sur le « déci-
sionnisme politique ». Je voudrais défendre ici la thèse de la complémentarité.
La recherche récente renvoie à ce propos à l’empreinte catholique proche
et à la conversion national-socialiste. Littéralement, la thèse de la complé-
mentarité repose sur une assise fragile : on ne connaît pas de rencontres et
de lectures mutuelles avant 1933. schmitt ne s’est jamais considéré comme
un « heideggérien » pas plus que Heidegger comme un « schmittien ».
Même des connaissances communes comme ernst Jünger ne favorisent
pas les rencontres. La thèse de la complémentarité, de l’accomplissement
et de l’éclairement réciproques n’a été défendue ni par Heidegger ni par
schmitt en personne. Mais, en raison de la parution parallèle de Être et
Temps et du Concept du politique en 1927, elle a été fortement ressentie par les
contemporains et défendue avec vigueur et efficacité, dans une intention
critique, par certains étudiants de Heidegger.
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fondamental de mentionner ces inscriptions dans la marge. On trouve
également dans les archives de schmitt (RW 265-24812), un exemplaire
du Discours de Rectorat de Heidegger sur Die Selbstbehauptung der deutschen Uni-
versität 3, avec la dédicace : « avec un salut allemand, Heidegger. » en des-
sous, carl schmitt autographie cette possession : « carl schmitt/juillet
1933 ». ainsi, il est clair que l’envoi du discours de rectorat précède la
lettre de Heidegger en août. L’exemplaire dédicacé a été lu et souligné au
crayon, mais sans notes dans les marges. cela permet de déduire l’enchaî-
nement de la correspondance : c’est probablement Heidegger qui a com-
mencé en envoyant son discours. il est possible que le philosophe et
recteur mondialement reconnu ait envoyé la brochure au célèbre juriste
également Kronjurist national-socialiste sans autre lettre. Le signe politique
n’en était pas moins évident, et également explicite par la dédicace « avec
un salut allemand ». schmitt répondit d’une manière appropriée par l’en-
voi de la nouvelle édition de son Concept de la politique en 1933. c’était sa
première publication depuis son entrée au parti fin avril et, thématique-
ment, c’était le livre le plus susceptible d’intéresser un philosophe. Hei-
degger répondit à ce « contre-don » de schmitt par sa lettre du 22 août
1933 à laquelle schmitt selon toute probabilité répondit le 27. nous citons
la lettre de Heidegger en entier :
3. Martin Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität. Rede gehalten bei der
feierlichen übernahme des Rektorats der Universität Freiburg i. Br., le 27/5/1933, Breslau 1933
(RW 265-24812) ; schmitt possédait également (RW 265-28106) la nouvelle édition de
ce discours de 1983, confectionnée pour le rapport de rectorat de Heidegger (M.
Heidegger, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität – Das Rektorat 1933/34, Frankfurt
am M., 1933) avec signature « reçu à Pentecôte (Mai) 1933 ». schmitt a de nouveau
travaillé ces textes avec des annotations dans la marge. il est clair que Heidegger fai-
sait partie de ses dernières lectures.
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Mais en ce moment je suis en plein milieu du polemos et le littéraire doit
disparaître.
aujourd’hui, je voudrais seulement vous dire que j’espère beaucoup de
votre collaboration décisive, en vue de reconstruire en totalité la
faculté de droit selon vos directions scientifiques et pédagogiques.
ici, malheureusement, la situation est désespérée. Le rassemblement
des forces spirituelles, censées guider l’avenir, devient chaque jour plus
nécessaire.
J’en termine aujourd’hui avec mes salutations amicales.
Heil Hitler !
Votre
Heidegger.
4. carl schmitt, Über die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens, Hambourg,
1934.
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offensif ; il souligne au contraire l’intérêt scientifique et la continuité de
son analyse en relation avec le concept de vérité. il revendique par là une
signification politique de sa philosophie qui existerait « depuis des
années ». c’est seulement après avoir esquissé son intérêt scientifique que
Heidegger propose à schmitt une « collaboration décisive », qui concer-
nerait la restructuration de la totalité de la faculté de droit, et ce, en raison
du « nécessaire rassemblement de toutes les forces spirituelles ».
À la fin d’août 1933, schmitt occupe déjà des positions et fonctions
clés dans le processus de l’uniformisation national-socialiste. Lorsque Hei-
degger parle de la refonte de la faculté « en totalité », il pense non seule-
ment au droit public, mais aussi au personnel enseignant. Mais schmitt
n’avait aucun lien avec le directeur de la faculté de droit eric Wolf.
L’étudiant le plus proche de schmitt, ernst Firsthoff avait soutenu son
habilitation à Fribourg en 1931, après quelques difficultés. en droit
public, les enseignants étaient Wilhelm von calker, frère de Fritz von cal-
ker, le mentor de schmitt, ainsi que Frits Freiherr Marshall von Bieber-
stein. avec le vif soutien de schmitt, c’est theodor Maunz qui prit la
succession de calker en 1935. en 1933, schmitt polémiqua avec le pro-
fesseur d’histoire du droit Fritz Pringsheim, beau-frère de thomas Mann.
au cours du processus d’uniformisation, il y eut certes d’autres contacts
avec la faculté de droit de Fribourg. Mais nul ne sait si ces contacts furent
le résultat de la collaboration souhaitée par Heidegger. et après septem-
bre 1933, il n’est plus question de coopération.
Hans Gebhardt ne put totalement déchiffrer les annotations sténogra-
phiques de schmitt sous la signature de Heidegger. Le brouillon de lettre
5. carl schmitt, Der Begriff des Politischen, Hambourg, 1922, p.10 sq., in R.Meh-
ring, éd., Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen, Berlin, akademie Verlag, 2003.
6. Cf. « don capisco und sein soldat. carl schmitt et ernst Jünger », stephan
Mueller-doohm/ thomas Jung (éds.) Prekäre Freundschaften. Über geistige Nähe und Dis-
tanz. München, 2011, p. 173-185.
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très Honoré M. Heidegger,
Merci pour votre lettre. Je me réjouirais pareillement de pouvoir par-
ler avec vous. Vous pouvez anticiper ma joie concernant votre percep-
tion du polemos à partir des indications présentes sur ma petite leçon
inaugurale7, et vous pourrez aussi y reconnaître mon souhait de tout
travail en commun. Je sais de quoi il retourne. Votre discours8 fut un
appel grandiose. Peu importe s’ils sont nombreux à le comprendre
[…]
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schmitt n’annote que le début de la lettre, et ses remarques ne sont
pas toutes lisibles. il a dû envoyer son discours inaugural de cologne
« Reich-staat-Bund » sous forme de tapuscrit. Le texte original de 1933
est jusqu’à aujourd’hui inconnu. schmitt n’a publié ce discours qu’en
1940 dans son recueil Positionen und Begriffe. il se termine sur une discussion
d’Héraclite. des concepts comme Reich, Staat (État) et Bund (Fédération),
sont les « porteurs immédiats des énergies politiques » (Positionen und
Begriffe, p. 198). il explique :
c’est pour cela que combattre pour eux n’est pas un combat pour de
vains mots, mais une guerre d’une énorme importance. c’est une
affaire de science, que de reconnaître cette réalité et de la voir d’un œil
éclairé. si elle remplit son devoir envers la vérité scientifique, ce que
Héraclite dit de la guerre vaut également pour la lutte scientifique :
qu’elle est la mère et la reine de toutes choses. Moins citée mais non
moins significative, la suite de cette proposition sur la guerre comme
mère de toutes choses est également valable. alors, la lutte scientifique
aura sa vérité et sa justification intérieures, opérant ce qui ne pourrait
être mis en œuvre par nul autre moyen humain ; ensuite elle montre
comment Héraclite continue : des uns, elle fait des dieux, des autres
elle fait des hommes, elle libère les uns et des autres, elle fait des
esclaves. c’est là le plus grand renom de la science. elle nous rend
libres lorsque nous gagnons le combat. cette liberté n’est pas la liberté
fictive des esclaves qui raisonnent dans leurs chaînes ; c’est la liberté
d’hommes politiquement libres et d’un peuple politiquement libre. il
n’y a pas de véritable savoir chez un peuple sous domination étrangère
et pas de lutte scientifique sans cette liberté politique. Restons
7. « Reich, staat, Bund » publié en 1940 seulement dans Positionen und Begriffe.
8. il s’agit du discours du rectorat.
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revu ses termes conclusifs sous l’impression de la correspondance avec
Heidegger, et que la version imprimée de 1940 ne corresponde pas au dis-
cours prononcé en juin 1933. Quoi qu’il en soit, schmitt répond à propos
de l’analyse de Héraclite. il se présente comme l’interlocuteur de Heideg-
ger. déjà ses signaux clairs d’un acquiescement à la sémantique heideggé-
rienne nous montrent qu’il souhaitait vraiment répondre à la proposition
faite par Heidegger d’un entretien oral. il faut se rappeler qu’à l’été 1933,
schmitt et Heidegger en tant qu’activistes national-socialistes étaient tous
deux en pourparlers pour un poste à l’université de Berlin. Heidegger
reçut sa proposition le 4 septembre peu après ses échanges avec schmitt,
et il refusa fin septembre. schmitt avait reçu la sienne dès la mi-juillet et
quitta au semestre d’hiver 1933-1934 son poste de cologne pour la chaire
de Berlin où il enseigna jusqu’en 1945. carl schmitt vieillissant disait en
privé (à Gerd Giesler) qu’il avait parlé à Heidegger en 1933 (dans le
luxueux hôtel Kaiserhof, Wilhelmplatz, en face de la chancellerie). si cela
est vrai, la rencontre dut avoir lieu en septembre. selon ses Journaux
intimes, schmitt se trouvait à Berlin du 5 au 19 septembre, et logeait à
l’hôtel Bristol. Le vendredi 8 septembre à 11h il avait rendez-vous au
ministère prussien des cultes et de l’instruction publique chez le conseiller
Johann daniel achelis, où il accepta la nomination à Berlin. Heidegger
reçu sa proposition le 4 septembre et il avait rendez-vous au même minis-
tère à Berlin le 8 septembre.
Heidegger en informe aussitôt le ministère badois : « Je viens de rece-
voir de la part du ministère prussien du culte une proposition de nomina-
tion pour une chaire de philosophie à l’université de Berlin . cette
proposition s’accompagnerait d’un contrat politique particulier. J’ai ren-
dez-vous l’après-midi du 8 septembre à Berlin » (XVi, 163). tous deux
ont donc parlé le même jour avec achelis à propos de leur nomination à
Berlin. ils se sont quasiment tenu la porte. Le lendemain, Heidegger écrit
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guider le personnel enseignant prussien. L’enseignement à Berlin serait
accessoire. J’ai immédiatement déclaré qu’il n’y avait aucune possibilité
de guider et que je ne savais pas non plus si une quelconque volonté
supérieure se tenait derrière tout cela. J’ai alors exposé mon plan d’une
grande école des enseignants, qui reçut une approbation – mais sans
déboucher sur un accompagnement actif. avant tout, le travail se limite
à la Prusse ce qui représente une limite pour faire venir les enseignants
appropriés. À Berlin – à l’université – je n’aurais aucune position et sur-
tout ni temps ni force pour m’en créer une. tout cela était sans fonde-
ment. J’étais bien content de quitter Berlin » (XVi, p. 168).
dans la même lettre, Heidegger écrit que Munich lui donne la possibi-
lité « d’approcher Hitler ». donc pour Heidegger, la proposition politique
berlinoise est trop restreinte, limitée et incertaine. Le recteur en fonction
de Fribourg regrette aussi l’absence de position dans l’université de Berlin.
il ne pense certainement pas à la collégialité entre eduard spranger,
nicolaï Hartmann et alfred Bauemler, mais plutôt à la fonction de Rec-
teur. celle-ci était occupée depuis le 2 mai 1933 par eugen Fischer, direc-
teur de l’institut impérial d’anthropologie, d’hérédité et d’eugénisme.
Heidegger ne pouvait pas imaginer sérieusement que l’eugéniste puisse
céder le pas au philosophe. Mais de toute évidence, il attendait un entre-
tien direct avec le Ministre du culte Bernhard Rust : le conseiller ministé-
riel achelis ne lui suffisait pas. À l’époque, Heidegger s’intéressait plus aux
contacts politiques qu’à une proposition de poste. en vérité, il voulait se
rapprocher de Hitler. c’est dans cette disposition qu’il a rencontré carl
schmitt au Kaiserhoff au centre de Berlin. Hitler descendait toujours
dans cet hôtel dont le premier étage servait provisoirement de siège du
parti. schmitt l’y aura volontiers rencontré.
schmitt était depuis juillet conseiller d’état prussien, il appartenait de
ce fait au cercle des conseillers de Göring, travaillait aux ébauches des
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nal. Le 8 septembre, il note seulement : « à 11h chez achelis, je dis que
j’accepte Berlin. Le soir avec le Gauleiter Josef terboven et Fräulein stahl
chez Habel. » Le 9 septembre, on lit : « 9h du soir avec terboven chez
neumann. » Le conseiller d’État possède déjà les hauts contacts politiques
que souhaite Heidegger. autant dans la correspondance schmitt s’engage
avec Heidegger, autant pour ce dernier la rencontre avec le juriste dut le
convaincre qu’il était, bien mieux que les philosophes, le moyen d’accès
au détenteur du pouvoir. comme je l’ai dit, une rencontre, qui aurait pu
avoir lieu le samedi soir après les discussions sur les nominations, n’est pas
documentée avec certitude. Mais elle explique la rupture du contact. Hei-
degger prend la décision de refuser Berlin et entame, dès le semestre d’hi-
ver 1933-1934, une discussion critique du Concept du politique (Begriff des
politischen) de schmitt.
Le recteur Heidegger donne un devoir philosophique « À propos de l’es-
sence et du concept de la nation, de l’histoire et de l’état9 » qui concerne
principalement le « devenir peuple » dans « l’état du Führer ». ainsi se dis-
tancie-t-il nettement de carl schmitt. Un peu à la façon du rival national-
socialiste de Otto Koellreutter10, Heidegger jette le trouble sur le traitement
défaillant du peuple. il voit avec raison que l’approche schmittienne de la
distinction des ennemis demeure ouverte pour divers sujets politiques et que
« l’unité politique ne doit pas être identifiée à l’état et au peuple11 ». Heideg-
ger représente alors une définition politique courante du peuple comme
nation constructive de l’état, comme l’expliquait la doctrine constitutionnelle. il
9. Martin Heidegger, « Über Wesen und Begriff von nation, Geschichte und
staat », in Heidegger Jahrbuch 4 (2009), p. 53-88.
10. entre autres titres : Otto Koellreitter, Volk und Staat in der Verfassungskrise. dans le
même texte, une discussion avec la doctrine constitutionnelle de carl schmitt, Berlin 1933.
11. M. Heidegger, « Über Wesen und Begriff von nation, Geschichte und staat »
in Heidegger Jahrbuch 4, p.74.
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schmitt ne partage pas ces fantaisies expansionnistes.
La proposition berlinoise ne resta pas totalement sans conséquence.
Heidegger la fit valoir devant le Ministère de Bade pour être nommé rec-
teur de l’université de Fribourg selon la nouvelle constitution universi-
taire. après avoir reçu l’attestation écrite de nomination, le 2 octobre, il
envoie une circulaire à tous les enseignants fribourgeois : « Je n’irai pas à
Berlin, mais je chercherai à transformer en réalité dans notre université
les possibilités qu’ouvre la nouvelle réglementation universitaire du Land
de Bade, afin de préparer ainsi la construction unitaire de la future consti-
tution des Grandes écoles allemandes selon le souhait du gouvernement
de Berlin, je resterai en lien étroit avec le travail qui se fait là-bas14 .» en
fait sa mission allemande est de l’ordre du souhait. au semestre d’hiver
1933-1934 il n’en a pas encore fini avec son engagement national-socia-
liste. Mais en refusant Berlin et en restant à Freiburg, Heidegger renonce
à ses illusions politiques exagérées. On ne peut pas dire si la rencontre
avec carl schmitt fut importante et impressionnante. Mais cela n’est pas
invraisemblable. et cela éclaire la distance personnelle durable et l’animo-
sité qui s’installera entre les deux penseurs. Heidegger polémiquera avec
schmitt jusque dans ses derniers cours. après 1945, schmitt continuera
de lire à fond les publications de Heidegger tout en observant son trajet.
tous deux apparaissent dans les premiers mélanges offerts à Jünger.
nombre d’amis communs auraient pu organiser une nouvelle rencontre
entre eux s’ils l’avaient souhaité. de sorte que l’on peut supposer à juste
titre que leur rencontre de Berlin fut un échec qui interdit toute « collabo-
ration décisive » entre eux. il y a bien eu une tentative de collusion poli-
12. Max Weber, Parlament und Regierung im neugeordneten Deutschland, Munich et Leip-
zig 1918.
13. Heidegger, « über Wesen und Begriff von nation, Geschichte und staat » in
Heidegger Jahrbuch 4, p. 82.
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dérer. ils encouraient une lourde condamnation de la justice national-socia-
liste et de nos jours, la discussion spécialisée ne parle pas de faute criminelle.
schmitt fut arrêté et interrogé en 1945 dans le cadre du procès de nurem-
berg. Mais en fonction des plaintes déposées, il ne fut ni jugé fautif ni mis en
accusation16. À l’époque, on connaissait peu de chose sur son rôle dans le
national-socialisme ; toutefois, même davantage de connaissances n’auraient
pas conduit à une condamnation. Par la suite, tous deux comme nombre
d’autres, furent classés comme Mitlaüfer (« suiveurs »). La faute criminelle au
sens de fait objectivement condamnable ne leur est pas sérieusement impu-
tée, ni selon le droit positif de l’époque ni selon la recherche actuelle.
cependant il ne fait aucun doute que Heidegger et schmitt ont tous deux
commis une faute politique individuelle.
Jaspers considère la faute politique en général comme une « faute col-
lective », une responsabilité « politique » pour les actions d’un régime
incorrect. tout citoyen allemand adulte avait en tant que citoyen une cer-
taine responsabilité et une certaine co-culpabilité. dans le cas de Heideg-
ger et de schmitt, il faut aller plus dans le détail du décompte de la faute.
tous les deux se sont engagés comme fonctionnaires au service du
régime. dans une attestation juridique (Rechtsgutachten)17, schmitt souligne
la différence de responsabilité entre les acteurs et les participants. selon la
perspective juridique de l’époque, le national-socialisme était parvenu
légalement au pouvoir, du moins dans sa phase de formation. en tant que
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ce discernement. Le programme du parti, le radicalisme, le sens purement
tactique du serment de légalité de Hitler, tout cela s’étalait au grand jour.
dès l’obtention des pleins pouvoirs l’antisémitisme devint même militant.
c’est au plus tard le 30 juin 1934 que le national-socialisme se dévoila
comme un régime meurtrier. À ce moment, Heidegger avait déjà remisé
son discours de rectorat et pris quelque distance. La défaillance morale et
politique de Heidegger s’en trouve donc comparativement atténuée.
schmitt en revanche est nettement plus convaincu de national-socialisme.
certes, en privé, schmitt considérait qu’après le 30 juin 1934, le national-
socialisme était une dictature de l’état d’exception, un Léviathan révolu-
tionnaire, et il doutait de plus en plus de la constitutionnalité du régime.
c’est pour cela qu’il mit du temps à interrompre sa collaboration et son
apologie du régime. c’est de mauvaise foi qu’il continua de soutenir le
national-socialisme, et en tant que Kronjurist berlinois, il avait une vision
très différente des acteurs criminels et des développements anormaux de
Behemoth. après 1945, il ne cessa de rappeler qu’il avait tenté d’entraver
la « révolution légale » du national-socialisme au moyen de son analyse
extensive de ses compétences dictatoriales. Mais nul doute qu’il apparaît
surtout comme un national-socialiste plus radical, plus engagé, plus effi-
cace et pour plus longtemps.
Le regard de la recherche a longtemps été troublé par la légende qui
entoure schmitt comme conseiller d’état, et suivant laquelle son engage-
ment comme constitutionnaliste au côté de Göring s’était terminé en
1934. schmitt l’envisageait comme « un ordre concret et une pensée for-
melle (Gestaltungsdenken) ». il revendiquait son œuvre comme un ordre de
pensée politique à l’aide duquel mesurer le politique. Löwith souligna très
tôt le fait que cet « ordre de la pensée » n’était qu’une façade occasion-
nelle et opportuniste. en fait, schmitt réclamait des critères d’ordre poli-
tique pour son œuvre. et il ne voyait à cela aucune contradiction avec le
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simples. La morale ne va pas de soi. La morale a son histoire et jusqu’à
aujourd’hui, la philosophie défend diverses sortes d’éthiques. Les règles de
la critique morale sont problématiques.
Le comportement de schmitt et Heidegger sous le national-socialisme
a été vertement critiqué par nombre d’étudiants et de contemporains du
point de vue d’une morale bourgeoise quotidienne. On ne perçoit explici-
tement chez schmitt et chez Heidegger aucun signe d’autocritique morale
et politique. ni les théories de Heidegger ni celles de schmitt ne dévelop-
pent une éthique particulière. Je ne pose ici la question de l’éthique de
Heidegger qu’implicitement, à partir de la critique de ses étudiants. ce
qui est moins courant, c’est de savoir pourquoi schmitt en tant que
juriste, n’a pas défendu une autonomie de la morale face au système col-
lectif des normes du droit. schmitt a commencé sa carrière académique
comme pénaliste et a soutenu sa thèse en 1910 à strasbourg sur le thème
« Faute et type de fautes 18 ». Le thème de la faute occupe le tout début de
son œuvre. il sera difficile d’intégrer le concept de faute venant de sa
thèse dans les critères de l’auto-jugement qu’il développera plus tard.
Mais tout au long de son œuvre, schmitt a défendu la conception que les
normes morales restent liées collectivement à la loi dominante et que
selon la perspective du juriste, la question de la faute trouve sa réponse en
premier lieu dans les déterminations constitutionnelles de la légalité et de
la légitimité. La légalité et la légitimité fournissent le cadre de la loi et du
droit. de ce fait, l’action conforme à la loi n’est jamais fautive. Pour
schmitt, il n’y a pas de « non droit légal », d’injustice légale. La légitimité
oriente la légalité. Même les interprétations extensives de la légalité ne
sont pas fautives. celui qui commente, interprète « l’esprit » du national-
socialisme, agit légalement. schmitt n’admettra l’illégalité du national-
18. c. schmitt, Über Schuld und Schuldarten. Eine terminologische Untersuchung, Breslau,
1910.
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État des lieux initial : la critique de Schmitt par les étudiants juifs de Heidegger
Je commence par une autocitation, et un état des lieux évident et
remarquable auquel je vais me plier dans ce qui suit. dans ma biographie
de schmitt, j’écris : « il est remarquable que le nouveau tournant de la
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philosophie politique depuis Platon a commencé avec les étudiants juifs de
Heidegger dans leur discussion de schmitt. Heidegger lui-même n’a pas
pris cette voie. Pas plus que ses étudiants non juifs. Mais ce fut le cas de
Leo strauss et de Helmut Kuhn. et c’est un autre étudiant proche de Hei-
degger, en relation avec strauss, qui formula ses objections à Heidegger
par le biais de sa confrontation avec schmitt. Herbert Marcuse était éga-
lement un élève de Heidegger et entama dès 1933 une discussion critique
de schmitt. Les étudiants juifs de Heidegger voyaient en schmitt le repré-
sentant d’un existentialisme politique dont les conséquences extrémistes
renvoyaient aux fondements heideggériens. […] schmitt leur doit sa 19
première réception philosophique. » Je vais maintenant développer ce
point de vue.
Je comprends sous l’appellation « étudiants juifs » de Heidegger les
auteurs concernés par les lois raciales national-socialistes. Je parle d’une
stigmatisation politique, non pas de « l’esprit juif ». strauss et Kuhn,
Löwith et Marcuse furent tous contraints à l’émigration. L’on pourrait
nommer d’autres auteurs : Hannah arendt ou Werner Marx qui put
encore soutenir sa thèse de droit à Bonn en 1934, et qui occupa plus tard
la chaire de Heidegger à Fribourg en tant que critique de Heidegger. dolf
sternberger, ami de Hannah arendt, lut et critiqua très tôt Heidegger et
fonda sa critique de schmitt essentiellement sur aristote. sternberger
n’était toutefois pas concerné par les lois raciales, mais au regard des cri-
tères national-socialistes, il était considéré comme juif apparenté.
Le cercle des étudiants est ici envisagé au sens large, sans détermination
strictement formelle, idéologique ou de contenu. Le critère formel relève
d’une relation d’étudiant à mentor : l’étudiant de Heidegger est celui qui lui
a rendu un travail académiquement qualifiant, thèse de doctorat ou d’habi-
19. R. Mehring, Carl Schmitt, Aufstieg und Fall, Munich, Beck-Verlag,2009, p. 279.
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litation. cela vaut pour Löwith mais pas pour strauss, Kuhn ou arendt. Le
critère scientifique ou « idéologique » repose sur la réception et la transmis-
sion de la pensée de Heidegger. Les heideggériens orthodoxes sont sans
aucun doute les étudiants de Heidegger. Mais Heidegger a toujours encou-
ragé l’indépendance scientifique de ses étudiants, et il a marqué une rupture
nette avec la philosophie de Löwith et celle de Gadamer. il ne faut pas
prendre la qualité d’élève en un sens trop strict. il faudrait aussi retenir le
critère de la réception et de la transposition indépendante d’une œuvre.
ainsi des adeptes aussi philosophiquement indépendants et significatifs que
Gadamer et Löwith demeurent des étudiants de Heidegger. On connaît le
rapport de arendt à Heidegger. strauss et Kuh ont assisté aux cours de
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Heidegger, mais ne se trouvaient pas avec lui dans un rapport personnel de
maître à élève. Kuhn, strauss et Gadamer se considéraient philosophique-
ment comme des socratiques, Marcuse se rattachait plus à Hegel, Löwith à
nietzsche. À l’époque de leur première critique de schmitt, ils se trouvaient
tous plus ou moins sous l’impression du jeune Heidegger. ils lisaient Concept
du politique avec et contre Être et Temps. La thèse suivant laquelle c’est déjà en
tant que critiques de Heidegger qu’ils critiquaient schmitt n’est certes pas
très nettement délimitée. Mais il me semble que les circonstances sont suffi-
samment éloquentes. d’autres étudiants de Heidegger, tels Gadamer, Ger-
hard Krüger ou Walter Bröcker, n’ont jamais développé de critique
politique de schmitt. Formulons autrement cette thèse : c’est en 1933 que
les étudiants juifs de Heidegger apparurent comme les critiques de schmitt,
conférant ainsi indirectement une valorisation philosophique à son Concept
du politique.
certains des étudiants juifs de Heidegger ont formulé leur critique
politique de Heidegger par le biais de leur critique de schmitt. ils avaient
trouvé chez schmitt l’attaque politique, le concept de politique qui man-
quait aux écrits de Heidegger antérieurs à 1933. cette critique implicite
de Heidegger par le biais de la critique de schmitt requiert la thèse com-
plémentaire qui consiste à les considérer tous les deux comme des repré-
sentants de l’existentialisme politique de la période de République de
Weimar. Heidegger et schmitt apparaissent ainsi comme des penseurs
complémentaires qui s’éclairent mutuellement. Heidegger explicite en
philosophe ce que schmitt voyait de façon analogue : le pathos existentiel
du temps de crise qu’était la période de Weimar. cette thèse de la com-
plémentarité fut exprimée très clairement par Löwith ainsi que par Kuhn.
elle fut ensuite développée par christian von Krockow à partir de
Löwith. cette thèse est assez problématique. La recherche sur la pensée
antidémocratique ou mieux antilibérale sous la république de Weimar
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la théorie constitutionnelle. Huber, Kirchheimer et Gurian étaient dans
les années vingt des étudiants très proches de schmitt. Hugo Ball le
connaissait encore mieux. ici s’exclut la critique du point de vue de la
théorie constitutionnelle de Huber et Kirchheimer20. La critique philoso-
phique de schmitt commence en fait en 1933 avec les textes de strauss,
Kuhn et Löwith. ces textes se correspondent. Kuhn renvoie à strauss, et
Löwith cite Kuhn sans le nommer.
Grâce aux journaux intimes de schmitt nous savons que Leo strauss
lui avait demandé une lettre de recommandation sur la base de ses
« Remarques sur le Concept du politique ». strauss se présenta à schmitt le
27 novembre 1931 avec ses études sur Hobbes21. « dr. strauss s’est ins-
crit. il est arrivé à 5h ; Juif raffiné, érudit, il travaille sur Hobbes et sa thèse
m’intéresse, laquelle cependant a dû être corrigée à mon intention ; il sou-
haitait une recommandation pour la fondation Rockefeller ou une
autre. » (21/11/1931). Le 21 décembre, strauss apporte personnellement
son manuscrit. ses Remarques sont aussi une affaire de réciprocité. schmitt
les lit sous forme de manuscrit et les transmet aux archives emil Lederer.
il écrit une recommandation pour une bourse de la fondation Rockefeller,
mais rompt tout contact à partir de 1933. Les archives de schmitt com-
portent un exemplaire dédicacé des Anmerkungen (RW 265-28422). Le
document écrit comporte peu de notes marginales au crayon noir ou
rouge et à l’encre d’époques différentes. À diverses reprises, schmitt note
20. Cf. « ein typischer Fall jugendlicher Produktivität. Otto Kirchheimer », actes
de la soutenance de thèse à Bonn, in R. chr von Oyen et Fr. schale, (éds) : Kritische
Verfassungspolitologie. Das Staatsverständnis von Otto Kirchheimer, Baden-Baden 2011, p.19-
34 ; « Otto Kirchheimer und der Links-schmittismus », in Rüdiger Voigt (éd.) Der
Staat des Dezisionismus. Carl Schmitt in der Diskussion, Baden-Baden, 2007, p. 60-82.
21. L. strauss, « anmerkungen zu carl schmitts ‘Begriff des Politischen’ », in
Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 67 (1932), p. 732-749.
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strauss. tout comme ce dernier, Kuhn considère que schmitt est négati-
vement lié au libéralisme en raison de sa prédétermination du politique
par la philosophie de l’existence. L’individu existentiel de schmitt serait
un complémentaire de l’individu libéral (p. 458). Kuhn pense que schmitt
échoue en raison de sa thèse de l’originalité et de l’anhistoricité de la
sphère politique (p. 455) car en tant que « Rousseau inversé » (p. 457) il
tronque l’anthropologie de l’état de nature. contre la réduction schmit-
tienne de l’existence à la lutte, Kuhn renvoie à la question socratique du
bien. il critique l’anthropologie moderne de l’affirmation de soi de
Hobbes à nietzsche et schmitt à l’aide de socrate et Platon. La critique
du décisionnisme aveugle et du nihilisme résonne déjà clairement. ainsi
écrit-il : « L’individu existant est décidé, non pas à quelque chose mais à la
décision – il idéalise la sphère de la décision » (p. 459). ces formules réap-
paraissent quasi mot pour mot chez Löwith. Le 11 avril 1933, Kuhn avait
envoyé à schmitt – dont il connaissait déjà les affiliations national-socia-
listes – sa recension des Kant-Studien avec une lettre :
22. schmitt reçut la première édition de « Philosophie und Gesetz » (RW 265-
24659) par l’entremise de Karl Buchholtz en 1935 selon sa signature (ex libris). elle est
travaillée avec divers types de crayons et comporte nombre de notes marginales (sur-
tout dans l’introduction), principalement à l’encre. ainsi va la glose de schmitt sur le
titre : « Philosophie et le mot erroné, Loi, au lieu de nomos. » On trouve d’autres
notes polémiques. Par exemple p. 20, schmitt commente « l’idée de la loi » de
strauss : « donc la loi naturelle ! c’était donc ça. ! Le casus me fait rire. Qu’est ce
qu’un Juif qui ne sait plus ce qu’est le nomos ? » À propos de la dernière phrase (p.122)
et du retour à Platon, schmitt remarque : « comprendre radicalement, cf. p. 28. !
Mieux le comprendre qu’il ne se comprend lui-même ! » schmitt possédait d’autres
livres de strauss, peu annotés.
23. « Helmut Kuhn, Politik, existenzphilosophisch verstanden. eine auseinander-
setzung mit carl schmitts ‘der Begriff des Politischen’ » in Kant Studien 38 (1933),
p. 190-96. cité ici dans la réimpression en annexe de H. Kuhn, Der Staat, eine philoso-
phische Darstellung, Munich 1967, p. 447-460.
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sujet isolé –, est possible, cela reste ouvert. Je vois naturellement que l’on
peut très bien éviter la question « inévitable » dans la réalité de l’exis-
tence et en toute honnêteté. L’on peut donner une place à la philosophie
et à son fondement spécifique au moyen du renoncement à la décision
personnelle, débarrassée de la tâche du fondement et développer sur
cette base une éthique, une philosophie de l’état etc. c’est là aujourd’hui
le schéma de toute doctrine de l’état et politique à contenu positif, à ceci
près que manque l’honnêteté du renoncement. Votre texte me semble
significatif en ce qu’il conduit au point où l’honnêteté ne peut plus être
contournée. Mais pour ce qui concerne le renoncement à la philosophie,
je suis convaincu que chacun devrai être prêt à la quitter, – quand bien
même cela ressemble beaucoup à la quadrature du cercle. seul un détail
nous en empêche. notre autojustification nous conduit toujours à la ten-
tative de nous entendre avec les autres (avec les autres individus) sérieu-
sement et pas seulement ex praeconcessis. Mais peut-être est-ce là le
fondement de notre existence dans la culture européenne et la manifes-
tation du libéralisme propre à la philosophie. il se peut alors que le
renoncement à la philosophie nous coûte cher.
dans sa lettre, Kuhn parle aussi expressément de nihilisme et perçoit
le renoncement de schmitt à la philosophie. il ne prétend pas posséder
une philosophie complète, mais explique le retour au bien socratique
comme signe d’un problème, susceptible de proposer une autojustifica-
tion. cette inclination aux autojustifications philosophiques vaut comme
« loi de la restauration du fonctionnariat » face à la stigmatisation et à la
discrimination national-socialiste, loi à laquelle Kuhn fut confronté, et
que l’on oublia peu après (le 7 avril 1933). La légalité et la légitimité
dominantes excluent Kuhn de l’université puis de la nation. il écrit alors
son significatif Sokratesbuch (« livre sur socrate24 ») qui paraît en allemagne
24. H. Kuhn, Sokrates. Ein Versuch über den Ursprung der Metaphysik, Berlin 1934.
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dernière est un mouvement littéraire qui remonte à Kierkegaard et effectue
un retour à l’expérience religieuse de la négativité dans la tradition et la
théologie chrétiennes. La mystique chrétienne recélerait ontologiquement la
négativité existentielle. Parler d’une « rencontre avec le néant », est en
vérité absurde. il s’agit en réalité d’une expérience de l’être. Kuhn reproche
à la philosophie de l’existence comme déjà en 1933, son raccourcissement
aveuglant de l’expérience ontologique. Plus tard, Kuhn, expliquera encore
la négation de la métaphysique par l’historisme et l’existentialisme comme
pré-histoire du national-socialisme26. de façon analogue, sans référence
positive au christianisme et au platonisme, Löwith renvoie à la nature. On
trouve déjà dans la réflexion de Kuhn ce que Gurian et Löwith vont claire-
ment expliquer après 1933 : le reproche de formalisme, de décisionnisme et
de nihilisme. contre toute abréviation du développement personnel anthro-
pologique de l’essence historique de l’homme, les auteurs renvoient à la
manifestation (Öffentlichkeit) historique de la détermination de l’essence dans
l’orientation à partir de la philosophie antique.
Quand Kuhn envoie sa recension à schmitt en avril 1933, ce dernier
commence juste sa carrière comme Kronjurist national-socialiste. dans les
premiers jours d’avril 1933, il est conseiller juridique de la rédaction du
Reichsstatthaltergesetz, il rencontre les hauts dignitaires du national-socia-
lisme comme Göring et Wilhelm Frick, voit de près Hitler lors d’un évé-
nement et rédige un commentaire juridique de la constitution du Reich
(Reichsstatthaltergesetz). schmitt commence ainsi sa carrière de Kronjurist et à
l’été 1933, rien n’annonce une fin prochaine. toutes les discussions du
25. H. Kuhn, Begegnung mit dem Nichts. Ein Versuch über die Existenzphilosophie, tübin-
gen 1950 ; première publication sous le titre Encounter with Nothingness. An Essay on Exis-
tentialism, Hisdale 1949.
26. Cf. H. Kuhn, « die Universität vor der Machtergreifung » in Die deutschen Uni-
versitäten im Dritten Reich. Eine Vortragsreihe in München, Munich, 1966, p.13-43, ici p. 32.
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plus il me semble dénué de contenu ; – il n’en sort pas plus un anti-libéra-
lisme qu’un dogmatisme existentiel positif, non plus qu’un fondement de
l’amitié-inimitié (Freund-Feinsdschaft) 30. » après le semestre d’hiver, à l’été
1934 Löwith rédige ses commentaires en italie31. il les publie sous le pseu-
donyme de Fiala dans une revue de théorie du droit. après avoir entendu
une conférence de schmitt à Rome, il écrit : « L’impression personnelle
que j’ai reçue de schmitt ne correspondait pas à mes attentes. Le conseil-
ler d’État n’était nullement un dictateur imbu de lui-même, mais un petit-
bourgeois au visage rose et lisse32. » Löwith fait ici allusion à la petite taille
de schmitt, lequel par ailleurs n’était pas un bourgeois typique.
Le commentaire critique de Löwith de 1935 représentait déjà une réfé-
rence pour les premières discussions de Krockow et Hasso. La première
édition est différente de la réimpression33. Le texte « Politischer dezisionis-
mus » (« décisionnisme politique ») paru en 1935 dans la Revue internationale
de théorie du droit, dirigée par Rudolf a. Métall, l’élève de Kelsen, se concen-
trait sur schmitt et ne renvoyait qu’en fin d’article à une alternative hégé-
lienne. seule la version de 1960, que nous citons, comporte des discussions
de Heidegger et Gogarten, et répond véritablement, avec sa version du
27. Karl Löwith. Ma vie en Allemagne avant et après 1933, trad. M. Lebedel, Paris,
Hachette, 1988.
28. Werner Becker, doctorant (« la théorie de l’état chez Hobbes ») de carl
schmitt s’était détourné de ce dernier en raison de ses inclinations politiques, et rap-
proché de Karl Löwith. après des études de théologie, il devint pasteur.
29 Löwith à strauss, le 6/12/1933, in L. strauss, Schriften Bd. iii, p. 640.
30 ibid., p.641.
31 K. Löwith, Ma vie en Allemagne, p. 107-108.
32 ibid. (trad. modifiée), p. 114.
33 K. Löwith, « Politischer dezisionismus », in Revue internationale de théorie du droit 9
(1935), pp.101-123. Le dernier paragraphe, qui renvoie à Hegel est rayé dans la ver-
sion revue et augmentée.
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l’apolitisme ») avec la Politische Romantik (« Le romantisme politique ») et la
Politische Theologie (« théologie politique »). Löwith lit schmitt avec les
lunettes de Kierkegaard et caractérise son analyse de l’époque contempo-
raine à l’aide d’une comparaison entre les romantiques et les décisionnistes
(p. 100). il entend casser la disjonction de schmitt et faire ressortir les déci-
sionnistes comme des romantiques nihilistes, du fait que « le décisionniste
ne fait qu’incarner une décision à la décision » (p. 103). À partir de là,
Löwith lit la distinction schmittienne ami-ennemi (p. 104 sq.) comme une
« distinction purement formelle » en raison d’une « indifférence radicale
envers tout contenu politique. » (p. 108). en variante du texte de 1933,
Löwith ajoute que la mention d’« égalité populaire » et celle, raciste,
d’« égalité de genre » – qui correspondent à l’antisémitisme schmittien sou-
ligné par Becker – , ne sont pour schmitt qu’une substance rapportée
occasionnelle et opportuniste. Pour Löwith, le décisionnisme est un forma-
lisme et un opportunisme occasionnel.
ce reproche de formalisme fut repris par les critiques national-socia-
listes comme Koellreutter et Heidegger. schmitt aurait rétorqué : « Je suis
un juriste ! dès lors mon critère ne peut être que formel. » Le juriste doit
écarter de sa description toutes questions philosophiques relatives à l’es-
sence de la « substance » et du « telos » d’une unité politique. Löwith fait
une erreur de catégorie. il confond un traité juridique avec une justifica-
tion philosophique. Le concept formel du politique n’est pas « nihiliste »,
il trouve sa substance dans les « décisions fondamentales » historico-poli-
tiques concernant la légalité et la légitimité. Le juriste est un analyste des
décisions normatives collectives. Lorsqu’en 1933 celles-ci sont antisémites
et proclament « l’unité de genre (Artgleichheit) » raciste, en tant qu’observa-
teur, le juriste doit le dire clairement. en tant qu’observateur engagé et
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politique nazie. disons le autrement : la critique de Löwith ne concerne pas
le « critère » analytique de schmitt, mais la décision politique de ce dernier
et son apologie du national-socialisme. L’approche théorique du Concept du
politique n’est pas authentiquement national-socialiste. il s’agit, selon la for-
mulation de Löwith, d’un décisionnisme occasionnel. Le fait que la décision
politique de 1933 soit nihiliste, ne concerne pas au premier chef la théorie
de carl schmitt mais la responsabilité politique du peuple allemand.
Pour la réimpression de son texte dans les Gesammelte Abhandlungen en
1960, Löwith écrit un long complément (p. 118), qui traite de Heidegger
et de Gogarten. Löwith décrit l’engagement national-socialiste de Heideg-
ger comme un exemple de décisionnisme occasionnel et termine sur « la
déconstruction par Gogarten de la théologie traditionnelle » (p. 124). il
répond ici au livre de christian von Krockow35. tandis que la lecture de
ce dernier rapproche schmitt et Heidegger de Jünger, Löwith renvoie
pour sa part à la destruction du christianisme par Gogarten. À la diffé-
rence de Heidegger, avant 1933, avec nietzsche, il lisait l’histoire de la
métaphysique comme une théologie. À ses yeux, le théologien n’est donc
que le dernier représentant de la destruction nihiliste des ressources et tra-
ditions de l’Occident. c’est pourquoi il conserve Kierkegaard comme
aïeul de l’existentialisme récent et le défend généralement de ses adeptes
et de ses héritiers. il faut faire une lecture différenciée de la critique de
Löwith : elle lit philosophiquement la théorie analytique de schmitt et
l’expose de façon polémique afin d’atteindre le national-socialisme. en
soi, le formalisme et le décisionnisme de la théorie n’ont rien de raciste et
de nihiliste ; ils ne le deviennent qu’à l’usage, avec l’herméneutique et
l’apologie du national-socialisme. Löwith critique schmitt en tant que
prototype du politicien et carriériste nazi.
35. chr. V. Krockow, Die Entscheidung. Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl
Schmitt, Martin Heidegger, stuttgart, 1958.
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schmitt et Heidegger sont moralement et politiquement des opportunistes
et des carriéristes. Löwith se sert de Verfahren immanenter Kritik oder Dekons-
truktion (« Procédé de la critique immanente ou déconstruction »). il ne
retire pas l’exigence éthique de consistance d’une éthique personnelle de
rationalité morale, mais transpose la polémique de schmitt contre les
politiciens romantiques à schmitt et Heidegger. ce Wendung der Romantik-
kritik gegen Schmitt (« retour de la critique du romantisme contre schmitt »)
est bon marché, trivial et drôle. il s’agit d’un des plus vieux topoï de la cri-
tique de schmitt, qui est apparu dès les premières recensions de Politische
Romantik, par exemple celle de Johannes Kirschwang36, et on le retrouve
chez Gurian puis chez René König37.
La critique immanente de Löwith s’en tient à une distance ironique et
à une perspective d’observateur. scientifiquement, elle s’abstrait de ses
propres positions éthiques et de son point de vue de critique morale.
Löwith combat schmitt avec ses propres armes. ce procédé est légitime
dans un commentaire. Mais ne négligeons pas le fait que Löwith évite de se
soumettre à la critique éthique de l’exigence morale de consistance. Pourquoi un
auteur ne pourrait-il changer de point de vue politique ? certes, intuitive-
ment, le reproche d’opportunisme est frappant, mais à y regarder de plus
près, il manque son but. Une critique morale et politique de schmitt en
1935 pourrait produire des arguments plus forts que Löwith évoque éga-
lement. nous devons en déduire qu’il considérait personnellement que la
consistance d’arguments non contradictoires constituait le critère de la
36. J. Kirschweng, Der Romantiker Carl Schmitt, 1926. Réimpression in Machen Sie mir
die Freude und erwähnen Sie die Negerplastik ; W. Gurian-carl schmitt, Briefwechsel 1924-
1932, in Schmittiana, neue Folge 1 (2011), p. 59-111, ici, p.108-110.
37. Cf. « Machiavelli oder Odysseus ? Über alte und neue intellektuelle, » in
Harald Blum, Karsten Fischer, Marcus Llanque (éds.), Ideenpolitik. Geschichtliche Konstel-
lationen und gegenwärtige Konflikte, Berlin, 2011, p. 545-561.
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(Führerprätention). On a ironisé sur cette naïveté politique qui consistait à
jouer le roi des philosophes et le guide du guide (Führer des Führers). et ce
que Hannah arendt écrit à Jaspers en 1949 à propos de Heidegger vaut
également pour schmitt : « ce que vous appelez impureté, je l’appellerais
manque de caractère, au sens où, littéralement, il n’en a aucun, donc
même pas un mauvais. À côté de cela, il vit dans une profondeur et avec
une passion que l’on peut difficilement oublier 38. » La formule d’arendt
est impressionnante : refuse-t-elle la catégorie du caractère moral ? arendt
ne connaît-elle pas le critère moral de la rationalisation des principes et
règles de la conduite de la vie ? comment un homme sans caractère peut-
il vivre dans la profondeur ? À d’autres endroits, arendt défend sans sur-
prise les critères de rationalité du caractère moral. ainsi se moque-t-elle
de la « notoire propension à mentir » de Heidegger. arendt écarte la cri-
tique morale du caractère, mais au bénéfice de présupposés historiques et
de la profondeur de la conscience de soi. en premier lieu, elle pourrait ici
penser aux ressources éthico-sociales que l’école heideggérienne réfléchis-
sait à partir de l’histoire du platonisme et du nihilisme selon nietzsche.
arendt renvoie à la Généalogie de la morale, et évoque les conditions histo-
riques et les raisons de la conscience de soi morale. Kuhn et Löwith
avaient déjà argumenté que l’amoralisme, en tant que chute du nihilisme,
devait être mis sur le compte de l’existentialisme.
Face à une critique légère et moralisante, arendt protège Heidegger
d’un blâme de son imprégnation générationnelle de nietzchéanisme et d’existentia-
lisme. elle concède également qu’il s’est efforcé de dépasser et de tordre le
nihilisme, en s’émancipant du radicalisme du renversement et des distor-
sions des valeurs opérés par les nihilistes actifs. Heidegger, dit-elle, réflé-
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selon le présupposé que la morale va de soi40. » La leçon aurait commencé
en 1933 avec le phénomène de l’uniformisation et le comportement des
amis. arendt pense par exemple à Heidegger et Benno von Wiese. La leçon
commença par l’effondrement de toutes les valeurs habituelles en situation
d’exception. avec schmitt, arendt élabore le fait sociologique du lien effec-
tif d’un système de normes à un état relativement normal, et de la dépen-
dance de la validité des normes envers une situation normale, ce qui revient
à affirmer la préséance du politique sur le moral. arendt vise la responsabi-
lité morale qui consiste, en état d’exception et d’effondrement de toutes les
régularités, à ne pas s’en remettre à « l’argument du moindre mal » (p. 27)
non plus qu’à la formule de l’obéissance en tant que « rouage d’un sys-
tème », mais à développer son sens personnel du jugement et à prendre ses
responsabilités personnelles. L’extraordinaire difficulté de la condamnation
morale se reconnaît dans les comportements où « tout fait moral devient
illégal et tout acte légal devient un crime » (p. 31). il s’agit d’une formula-
tion exagérée. arendt souligne un abîme criant entre la morale et le droit.
dans cette situation, elle réserve l’action morale à la sortie hors de la vie
publique. arendt renvoie au critère de rationalité morale et de l’accord avec
soi qui existe depuis « socrate et Platon » (p. 35), donc à la préséance de la
morale sur la politique.
ce renvoi à socrate et Platon est clair. Mais ce qui pour finir n’a pas
réussi à socrate à athènes était impossible sous le national-socialisme.
Même selon les analyses d’arendt, le système totalitaire ne permettait pas
ces réserves morales et privées. il n’y avait pas de retrait de la vie publique
dans une sphère privée possiblement plus intègre. Le voisin juif était
déporté, le collègue espionné et dénoncé. Le moindre salut vous contrai-
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décrivait pas comme un caractère fort au sens de la philosophie morale de
Kant (la vertu est « la force morale » par opposition à la « résistance »),
mais plutôt comme un « spectateur sismographe engagé », qui fit d’un
temps de crise un pathos existentiel. en 1933, il affirma : « mon travail
reçoit son sens du fait que je ne suis qu’un organe de ce droit substantiel
du peuple concret 42 ». entre-temps, il a parfaitement ressenti sa faute
morale. J’ai trouvé la description la plus pertinente de son échec moral
dans un essai d’annie Kraus sur la bêtise43. schmitt connaissait l’auteur
depuis la maternelle. elle était la cousine de son ami proche Georg eisler.
durant les années 1920, elle habita quelque temps dans la maison de
schmitt à Berlin. elle échappa à l’Holocauste dans des circonstances dra-
matiques. Kraus décrit l’endurcissement moral du cœur et l’absence
d’empathie à l’aide de Quaestio XLVI De Stultitia de saint thomas, comme
le plus grand danger de la bêtise, de la folie et de la simplicité d’esprit. La
bêtise n’est pas absence d’intelligence mais « un engourdissement du cœur
et une hébétude des sens » (quia stultitia importat hebetudinem cordis er obtusio-
nem sensuum44). thomas la considère comme un péché et comme la fille de
la luxure. Le « pur fol » Parsifal est étranger à la pitié. schmitt et Heideg-
ger partageaient bien ce défaut d’intelligence émotionnelle et morale. Le
poison de l’absence d’empathie et de pitié les enferma et les abrutit dans
et à la conscience de leur faute. il faut aussi comprendre leur échec selon
la tradition du Narrenspiegel (miroir du fou45) – un genre auquel schmitt
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matisation de la mesure morale du jugement. ils constatent qu’en temps
d’exception, la morale ne va pas de soi. c’est pourquoi ils ont astucieuse-
ment évité toute critique morale forte à l’endroit de schmitt et Heidegger.
ils n’avaient pas de critère assez fort pour juger la faute individuelle. ils ne
s’occupaient pas de la critique morale du point de vue d’une éthique
déontologique du devoir. Pour eux, se tourner vers la philosophie poli-
tique était une tentative de considérer le cadre de la validité des normes
comme le présupposé de la critique morale. Pour ce faire, ils jouèrent
socrate et Platon contre l’anthropologie moderne de l’affirmation de soi
qui va de Hobbes à schmitt. La leçon de 1933 fut avant tout politique.
lieu, le fou ne s’y regarde que lui-même, ce qui souligne sa négation de dieu, en
second lieu, c’est le miroir que le fou tend au roi et à la cour dans ses bouffonneries.
46. Cf. abraham a sancta clara, der Narrenspiegel, K. Bertesche (éd.) Mönchenglad-
bach, 1925, p. 105 sq.