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Pierre Boudon
Éditeur
Presses universitaires de Liège (PULg)
Référence électronique
Pierre Boudon, « La main comme être collectif », Signata [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 26 avril
2016, consulté le 03 avril 2017. URL : http://signata.revues.org/310 ; DOI : 10.4000/signata.310
Signata - PULg
vaRia
Pierre Boudon
LEAP, Université de Montréal
Souvent, on pense que la pratique de l’architecte est distincte de celle du peintre, les
deux formes d’œuvre qui en résultent étant apparemment sans commune mesure :
d’un côté, nous avons des volumes à habiter, de l’autre, des igures de la iction. Or
tel n’est pas le cas dans la réalité.
Le Corbusier, à la suite d’autres, en ofre un exemple contemporain et nous
allons suivre sa démarche à propos du thème de la « main ouverte » qui l’a long-
temps « travaillé », depuis sa conception des « objets à réaction poétique » dans
les années Trente jusqu’au Poème de l’angle droit en passant par la Main ouverte
à Chandigarh — soit, à travers une diversité de substrats (sculpture, architecture,
tapisserie, peinture et littérature) le souci de traduire ce qu’exprime cet organe qui
est un outil et un lien.
Depuis les années Quatre-vingts, on prend conscience de plus en plus de
l’importance de ces thèmes mythiques dans l’œuvre de l’architecte, plongeant dans
un Passé immémorial, où ils constituent des nœuds de rapports symboliques dont le
thème retenu ici, en tant que geste d’appel, en tant que lieu d’accueil, constitue l’un
d’entre eux à la manière de la Mnemosyne d’Aby Warburg (tel, le thème du serpent).
Fig. 1. Le Corbusier, Femme au guéridon et au fer à cheval, 1928 (FLC, tableau no 145),
extrait de Le Corbusier une encyclopédie (J. Lucan dir.), Paris Centre Georges Pompidou, 1987,
p. 330 (Tous droits réservés)
Ces fragments d’éléments naturels, des bouts de pierre, des fossiles, des
morceaux de bois, de ces choses martyrisées par les éléments, ramassés au bord
de l’eau, du lac, de la mer [...] exprimant des lois physiques, l’usure, l’érosion,
l’éclatement, etc., non seulement ont des qualités plastiques, mais aussi un extra-
ordinaire potentiel poétique » expliquera-t-il quelques décennies plus tard 1.
Comme on l’a souvent souligné, ces « objets », en ce qu’ils constituent des
formes en soi plus ou moins disparates, sont étranges, participant à la fois d’un
certain montage pictural proche de son ami Fernand Léger et des « objets trouvés »
surréalistes, soit d’objets autres ne relevant pas d’une élaboration esthétique. On
peut parler à leur sujet d’« incrustation » élémentaire en tant qu’emprunt à un
autre ordre que celui d’un style (comme dans le cas des « papiers collés » cubistes,
mais cela n’a rien à voir) et situé dans un plan qui n’est que leur mode d’exposition.
Ces formes participent d’un ordre pictural dont elles ne sont que l’hôte résiduel
puisque relevant d’un autre ordre (implicite).
Fig. 2. Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, dessin 1939 (galerie Arbeba, Zurich),
extrait de Le Corbusier une encyclopédie (J. Lucan dir.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1987,
p. 266. (Tous droits réservés).
naît, il se développe, il s’use, il est morcelé par le temps, etc. (ce que bien sûr la
représentation ne montre pas mais qu’elle évoque). Bref, c’est un condensat de
qualités à la fois organiques et cosmiques, un microcosme en puissance dont il
s’agit de révéler les tenants et aboutissants.
les hauts-faits, les mots d’ordres, etc., inscrits horizontalement (et formant autant
de pages), dont la position domine des petits personnages.
Fig. 5. Le Corbusier, Étude pour la main ouverte à Chandigarh (FLC 5862, 12 avril 1952),
Extrait de Le Corbusier une encyclopédie (J. Lucan éd.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1987,
p. 244. (Tous droits réservés)
Avec cet autre monument (Figure 5), le contexte est bien diférent puisqu’on
ne se réfère pas tant à une période révolutionnaire (le Front populaire) qu’à une
capitale à construire, et ceci dans une culture diférente (d’un côté l’Europe, de
l’autre, le Tiers-monde) ; nous avons cependant une continuité thématique. Dès
son élaboration (1948–1951) la « Main ouverte » prend place dans un montage
sculptural, distinct du précédent, mais cependant comparable : l’organe est dans
une position supérieure par rapport à un « cube » géométrique — d’où l’opposition
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4. Comme le notait de son côté Le Corbusier à propos de ses tapisseries ornant le Palais de justice
de Chandigarh où le thème de la main apparaît très souvent, « À gauche, au milieu de la hauteur,
la main. La main qui contient tant de lignes intérieures et tant de signiications dans son pourtour,
dans sa texture. Elle contient la personnalité de l’individu, ce qui veut dire que les choses les
plus cachées, les plus secrètes, les plus subjectives, les plus insaissisables, peuvent être fort bien
révélées par un trait précis, une ligne de la main, par les muscles de la main, par la silhouette de
la main. » (Lucan, 1987, p. 396). Bref la main est un lieu corporel.
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5. En linguistique, c’est la diférence entre les énoncés : Le chef de gare a donné le feu vert pour la
manœuvre (agentivité) et Le wagon a déraillé pendant la manœuvre (causalité où bien des causes
peuvent être sous-entendues).
La main comme être collectif 303
MT+,-:
contrôle #
non-contrôle
causalité
agent patient
moyen
(instrument, relais)
Nous avons trois termes fondamentaux (agent, patient, causalité) et, entre
eux, trois autres termes mixtes qui assurent leur liaison de façon graduelle (on
peut ainsi passer d’un de ces termes à l’autre par progression puis basculement) ;
ainsi la main peut-être un moyen (comme instrument) ou un relais (comme signe
gestuel).
Pour couronner ces distinctions (soit, dans une dimension verticale), j’intro-
duis une catégorisation générique (Cf. MT+,-) signiiant la présence ou l’absence
d’un trait commun : ici, la notion de contrôle (comme dans le cas d’une action
intentionnelle, d’une règle à suivre, d’un ordre à respecter) et de non-contrôle (du
type, action spontanée, évènement intempestif 6).
Dernier aspect propre à cette déclinaison générale d’une actantialité : nous
avons celle d’une « forme résultante » de l’action laquelle, en tant qu’objet qui
s’en détache ou en tant que conséquence d’une certaine cause (indépendante de
l’agir propre au sujet), constitue une entité à part. Celle-ci résulte d’un processus
complexe en ce qu’elle peut renvoyer à plusieurs causes possibles. C’est, par exemple,
le statut de l’æuvre d’art détachée de l’agent qui l’a façonnée et qui prend place
dans un certain contexte socio-culturel ; nous réagissons vis-à-vis de cette œuvre
à ce qu’elle représente, autant par rapport à son auteur, ses intentions, son milieu,
que par rapport à ce qu’elle signiie dans un contexte historique donné. L’œuvre
d’art est ainsi porteuse d’un Projet qui transcende ses conditions d’élaboration en
tant que destin reliant un Passé et un Futur. Nous avons parlé auparavant d’une
Tradition ; mais dans le contexte d’une société moderne telle que la nôtre, nous
pourrions parler de la Révolution comme rupture de celle-ci et ouverture d’un
nouvel horizon.
Or, c’est très exactement dans cette situation que nous sommes vis-à-vis de
la « Main ouverte » de Le Corbusier : c’est, à la fois, une « œuvre », un « geste
d’appel », un « symbole de fondation ».
Fig. 6. Le Corbusier, Poésie sur Alger, couverture du livre Poésie sur Alger, Paris, Falaize, 1950,
extrait de Le Corbusier une encyclopédie (J. Lucan éd.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1987,
p. 32. (Tous droits réservés)
Enin, c’est le même motif que nous retrouvons dans la série < violette > ou
< chair > du Poème de l’angle droit (1947–1953).
C’est un livre, mais que veut dire l’expression par rapport aux autres publications
(nombreuses) que l’architecte a ofertes ? D’un côté, nous avons sept séries de planches
qui forment autant de « tableaux » en un certain ordre assemblés, et de l’autre, des
poèmes répondant à chacun d’eux (répondant à chaque « stations » de la quête). Le
Corbusier a parlé dans son mode de présentation d’une iconostase, soit une référence
religieuse implicite, mais son propos est foncièrement poétique et non théologique :
on y parle de cosmos, de genèse, et on pourrait parler d’un « livre païen » venant
d’avant la révélation chrétienne 10. Mais cependant l’évocation n’est pas anodine et on
peut penser à un rapport entre le thème de l’angle droit « révélé » mystiquement et
celui de la croix comme symbole d’une rédemption 11. À ce même « sol » théurgique
appartiendraient également les références ésotériques à une science occulte (astro-
logie, alchimie) où la « transsubstantiation » des corps, en tant que principe de méta-
morphose, n’est pas celle entre une chair humaine et un esprit divin (chair et sang, pain
et vin christiques) mais entre une materia prima d’origine cosmique (les éléments tels
que, soleil, vent, eau) et une forme architectonique dont le but est le Grand Œuvre
—Principe de métamorphose (transmutation et sublimation) qui est au cœur de cette
quête (Cf. la série < rouge -fusion > formée d’une seule lithographie).
9. Cf. « Le vrai sujet de la modernité. Cela signiie que pour vivre la modernité, il faut une nature
héroïque » écrivait Walter Benjamin entre les deux guerres.
10. Par exemple, le thème crétois de Pasiphaé et du Taureau qui donnent naissance au Minotaure (en
rappelant que le Minotaure a été une revue surréaliste de 1933 à 1938). Sachons également que
les « cornes de taureau » (rappel du motif crétois) sont un thème récurrent dans l’architecture de
Chandigarh (monuments, tapisseries, carnets).
11. Ce rapprochement symbolique apparaît à deux endroits : au centre de la première série où la croix
est associée aux quatre horizons et à L’homme du Modulor, et dans le dernier tableau clôturant ce
cycle, associé à la main qui trace un trait (voir plus loin).
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Son plan : il est à la fois celui d’un parcours entre les sept séries qui se super-
posent, « vert », « bleu », « violet », « rouge », « blanc », « jaune », « pourpre »
(variété de rouge tiré d’un coquillage), correspondant respectivement aux thèmes,
« milieu », « esprit », « chair », « fusion », « caractère », « ofre », « outil », et une
forme synoptique (l’iconostase) en ce qu’on peut la saisir d’un seul coup d’œil ;
cette forme étalée, par le type d’échelonnement varié entre les diférentes séries,
n’est pas sans faire penser au schème d’« arborescence » (Cf. l’arbre, le bassin
hydrographique, l’éclair de la foudre, la généalogie humaine, l’édiication) avec son
tronc (foyer linéaire), ses racines qui plongent dans un cosmos et ses feuilles (« il y
a beaucoup de feuilles de chêne dans le Poème », note R. A. Moore). Nous aurions
afaire alors à une dimension inversée de ce schème puisque les racines plongent
dans un cosmos supérieur, soit une inversion tête-bêche 12.
Le plan (Figure 8) est donc un plan de lecture (ce qui se lit) et un plan tabulaire
(ce qui se regarde), dont les séries thématiques se répartissent bidimensionnellement
(horizontalement et verticalement) ; il peut se lire également comme un « jeu de
marelle » entre les diférentes stations qu’on parcourrait à cloche-pied (jeu des
enfants rappelant la forme d’un mandala). Il y a donc tout ça dans ce Livre-Tableau
qui fonctionne comme une matrice de mises en correspondance entre des thèmes
mythiques, architecturaux, érotiques, autobiographiques.
Parmi ceux-ci, trois nous retiennent plus particulièrement : celui de la « Main »
qui clôt ce cycle et dont nous avons déjà signalé plusieurs exemples ; celui du
12. Cette inversion est souvent relevée dans le travail de Le Corbusier ; Aristote ne disait-il pas
d’ailleurs que l’arbre est un organisme animal dont la bouche est enfouie dans le sol et la
croissance des membres rejetée en l’air ? Nous avons là un mouvement similaire. Cf. Louis (1975,
p. 100).
La main comme être collectif 307
Fig. 9. Le Corbusier, Le Poème de l’angle droit, « F.3 Offre (la main ouverte) », planche 145,
Fondation Le Corbusier/Editions connivences, Paris 1989. (Tous droits réservés)
13. On peut mentionner, l’Académie (dont Vignole est le parangon historique) et les « salauds »,
expression qu’il employait souvent vis-à-vis de ses détracteurs.
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Fig. 10. Le Corbusier, Le Poème de l’angle droit, « G.3 Outil », planche 151, Fondation Le Corbusier/
Editions connivences, Paris, 1989.
Comme je l’ai mentionné, chacun de ces tableaux renvoie à un texte (poème) ;
or, nous pouvons interpréter ce renvoi à la manière d’une double articulation
(linguistique et métalinguistique) constitutive du signe et de ses traductions, soit
sur le mode pictural (ce que nous voyons), soit sur le mode scriptural (ce que nous
lisons) —Double chemin qui s’interpénètre continuellement dans le Poème de
l’angle droit 14. Dans le cas de la « Main ouverte » (igure de gauche), d’ailleurs, le
titre est éloquent puisqu’il s’agit d’un don : « Ofre (la main ouverte) »,
Elle est ouverte puisque
tout est présent disponible
saisissable
Ouverte pour recevoir
Ouverte aussi pour que chacun
y vienne prendre
Les eaux ruissellent
le soleil illumine
les complexités ont tissé
leur trame
les luides sont partout
Les outils dans la main
Les caresses de la main
La vie que l’on goûte par
le pétrissement des mains
La vue qui est dans la
palpation.
14. Double chemin entrelacé que nous pourrions igurer au moyen d’un autre dispositif représentant
la notion de Texte en tant qu’écriture et image associées à leur mise en page en contrepoint puisqu’il
s’agit de Livre (à la manière des Livres de l’Apocalypse, des Bandes dessinées contemporaines ou
encore des Traités d’Architecture illustrés).
La main comme être collectif 309
On a
avec un charbon
tracé l’angle droit
le signe
Il est la réponse et le guide
le fait
une réponse
un choix
Il est simple et nu
mais saisissable
Les savants discuteront
de la relativité de sa rigueur
Mais la conscience
en a fait un signe
Il est la réponse et le guide
le fait
ma réponse
mon choix.
Ce dernier poème est construit sur des couplets (ou reprises) permettant de
circonscrire le but inal de la quête : « Il est la réponse et le guide », « une réponse /
un choix », « le signe », « ma réponse / mon choix ». Nous avons ainsi par scansions
un mouvement focalisant depuis le générique « On a / » qui ouvre le poème, « une
réponse / un choix », « Il est la réponse et le guide » (Cf. guide = contrôle), jusqu’à,
« ma réponse / mon choix » qui le termine. Or ce mouvement est un parcours
d’accomplissement dont le but est l’œuvre d’art en tant que forme résultante,
qu’elle soit architecture, peinture, littérature.
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Références bibliographiques
Boudon, Pierre, site internet : http : www.leap.umontreal.ca/pierreboudon
Focillon, Henri (1938), La Vie des formes, Paris, PUF.
Frampton, Kenneth (1997), Le Corbusier, Paris, Hazan.
Louis, Pierre (1975), La Découverte de la vie, Aristote, Paris, Hermann.
Lucan, Jacques (éd.) (1987), Le Corbusier, une encyclopédie, Paris, Centre Georges-
Pompidou.
Moore, Richard A. (1980), « Alchemical and Mythical hemes in the Poem of the Right
Angle 1947–1965 », Oppositions, 19–20, New York, Rizzoli.
Pauly, Danièle (1987), « Objets à réaction poétique », Le Corbusier une encyclopédie, Paris,
Centre Georges Pompidou.
Russell Walden (éd.) (1977), he open hand, Essays on Le Corbusier, Cambridge, M.I.T.
Press.