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Sommaire

DANS LA MÊME COLLECTION


Page de Copyright
DÉFENSE ET ILLUSTRATION DU DÉTECTIVISME HISTO-
RIQUE
PREMIÈRE PARTIE - COMMENT DEVIENT-ON HISTORIEN ?
1 - Le milieu familial et l’enfance
2 - Les études
3 - Politique et guerre
4 - La Sorbonne
5 - L’Académie des sciences morales et politiques
DEUXIÈME PARTIE - LE MÉTIER D’HISTORIEN
6 - Qu’est-ce que l’histoire ?
7 - De L’Anti-Napoléon au Grand Empire
8 - Napoléon à la conquête de la Sorbonne
9 - Le biographe (in)différent
10 - Paris, la France, l’Empire
11 - L’historien face à l’homme Napoléon
12 - L’historien et la littérature
13 - L’historien et ses publics
14 - La morale de l’Histoire
TROISIÈME PARTIE - L’HISTORIEN AUX CHAMPS
15 - L’historien et la bande dessinée
16 - L’opéra
17 - Le gastronome
18 - La vie du cinéphile
19 - L’avis du cinéphile
20 - L’Histoire au cinéma
21 - La passion du polar
22 - Les grandes énigmes de l’Histoire

1
De l’obsolescence des livres d’histoire
Bibliographie de Jean Tulard
DANS LA MÊME COLLECTION

2
Collection « Entretiens »
dirigée par Noël Simsolo

3
DANS LA MÊME COLLECTION

Jean-Claude Carrière, L’Esprit libre,


entretiens avec Bernard Cohn, 2011.

Bertrand Tavernier, Le Cinéma dans le sang,


entretiens avec Noël Simsolo, 2011.

Michel Tournier, Je m’avance masqué,


entretiens avec Michel Martin-Roland, 2011.

Jean Vautrin, Docteur Jean et Mr Vautrin,


entretiens avec Noël Simsolo, 2010.

4
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Montréal, Québec, H3N 1W3.

978-2-359-05048-6

Copyright © Éditions Écriture, 2012.

5
DÉFENSE ET ILLUSTRATION DU DÉ-
TECTIVISME HISTORIQUE

Le téléphone sonne. Au bout du fil, un homme, un inconnu. Il veut


parler à Jean Tulard. « C’est moi-même, de quoi s’agit-il ? »
L’homme explique son absolue certitude que Napoléon est enterré à
Westminster et non aux Invalides, qu’enfin le grand historien doit
user de son autorité pour demander l’ouverture du tombeau. « Je ne
sais pas si vous avez raison, lui répond-il, mais une chose est sûre :
en aurais-je le pouvoir, jamais je ne ferai ouvrir le tombeau de Napo-
léon. » L’importun s’étonne. « Sachez, monsieur, qu’il y a un siècle
l’historien Gabriel Hanotaux, qui fut ministre, fit ouvrir le tombeau de
Richelieu auquel il avait consacré sept volumes. Une fois le tombeau
ouvert, le cardinal apparaît comme sur le tableau de Philippe de
Champaigne. Hanotaux se penche vers lui, mais après quelques se-
condes, le visage se décompose irrémédiablement. C’était sûrement
à cause de l’irruption de l’air, mais les mauvaises langues ont dit que
c’était d’horreur d’avoir vu son historien face à face. À aucun prix je
ne voudrais connaître pareille mésaventure. » L’échange télépho-
nique ainsi écourté, Jean Tulard peut reprendre son travail. Une
conférence à préparer sur les grands westerns qui ont fait l’histoire
d’Hollywood. À moins que ce ne soit une notice de son Dictionnaire
du roman policier. Ou encore la préface du livre d’un de ses élèves.
Avec un procédé très visuel, quasi cinématographique, Jean Tu-
lard commence la plupart des biographies qu’il a écrites par le récit
d’un épisode de la vie de son personnage. Ce n’est pas une scène
d’exposition, plutôt un prologue destiné à montrer d’emblée le héros
au moment de sa vie où tout a basculé : Brumaire pour Napoléon,
Vendémiaire pour Murat. À cet instant, la personnalité se révèle et
d’un seul coup la question historique essentielle est posée : d’où
vient le pouvoir de Bonaparte ? Comment le destin de Murat s’est-il

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lié à celui du futur empereur ? L’homme entre dans l’Histoire et le
lecteur dans le livre. Il n’en sortira plus.
Il est tentant d’utiliser le même procédé pour Jean Tulard, au mo-
ment d’entrer dans ce livre. Et aussitôt surgit une grande difficulté.
Jean Tulard a ceci d’exceptionnel qu’il n’est pas une personnalité
connue, mais plusieurs. Bien des gens le connaissent, mais tous ne
connaissent pas le même Tulard. Lequel choisir ? Celui des ciné-
philes, des napoléoniens, des sorbonnards, des policiers, des hauts
fonctionnaires, des mélomanes, des gastronomes, des académi-
ciens ? Seule solution : écrire plusieurs prologues, comme il existe,
à première vue tout au moins, plusieurs Tulard.
Première catégorie : les dizaines de milliers d’habitués du Diction-
naire du cinéma ou du Guide des films. Pour eux, Jean Tulard est
d’abord l’auteur du livre de référence qu’ils consultent avant d’aller
voir un vieux film au cinéma, de choisir un programme à la télévision
ou simplement pour le plaisir. Quel épisode de sa vie pourrait intro-
duire idéalement Jean Tulard, spécialiste du cinéma ? Imaginons le
plateau de « Bouillon de culture ». Bernard Pivot l’a invité à l’occa-
sion de la sortie de Madame Bovary de Claude Chabrol, en pré-
sence d’Isabelle Huppert. Que fait l’historien cinéphile ? Sous l’œil
amusé de la grande actrice, il ne commente pas son jeu dans le film,
il énumère et détaille la liste des nombreux rôles de femmes adul-
tères qu’elle a tenus dans sa carrière. Goût de l’érudition mêlée
d’ironie, plaisir de l’inattendu, finesse de l’expert : tout Jean Tulard
est déjà dans cette brève scène. Un autre épisode vient à l’esprit.
Imaginons cette fois les couloirs silencieux de Sciences-Po en pleine
heure de cours. Tout à coup, des éclats de rire se font entendre. Ils
se prolongent, s’accentuent, on les entend jusque dans les salles de
classes voisines. C’est Jean Tulard qui fait son cours d’histoire de
l’administration française aux futurs élèves de l’Ena. Il leur projette
des extraits de Messieurs les ronds de cuir d’Yves Mirande, d’après
Courteline. Les voilà invités à réfléchir sur cette phrase du directeur
de l’administration, tirant la philosophie de l’histoire devant son chef
de bureau : « Est-ce que cela ne durera pas autant que nous ? »
Après avoir analysé cette citation, le professeur annonce à la fin du
cours : la semaine prochaine, nous commenterons Promotion cana-
pé.

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Deuxième prologue possible, pour la deuxième catégorie : celles
et ceux – des milliers encore – qui connaissent Jean Tulard pour
avoir suivi ses cours à la Sorbonne. La plupart (soyons optimistes)
ont lu au moins l’un de ses livres : le Napoléon, biographie de réfé-
rence indispensable pour décrocher une mention à l’examen, ou
simplement Les Révolutions, un manuel bien commode pour les étu-
diants pressés du mois de juin ou stressés du mois de septembre.
Mais tous se rappellent le premier cours de l’UV (« unité de valeur »,
en jargon de l’époque) « Révolution et Empire ». C’est la rentrée
dans l’annexe de la Sorbonne, porte de Clignancourt. Il est 14
heures. Près de trois cents étudiants de première année de Deug
s’engouffrent en quelques instants dans un amphi sans fenêtre –
quatre murs de béton sous un plafond trop bas. Le professeur entre
d’un pas rapide dans cette pénombre étouffante et sinistre. Il se di-
rige vers le tableau, prend une craie blanche et, sans dire un mot,
trace en très amples lettres : « La France en 1789. » Il sort de la
poche droite de son veston quelques petites feuilles pliées en deux,
les déplie, s’assied au bureau et allume le micro. « Mesdemoiselles,
messieurs. Il y a parmi vous deux catégories d’étudiants : ceux qui
veulent réussir leur examen, et ceux qui ne le veulent pas. » Pre-
miers sourires interrogatifs. « À l’usage de la première catégorie, voi-
ci les ouvrages qu’il vous faudra lire, consulter ou placer sur votre
bureau pour en admirer la couverture. » Premiers rires approbatifs. Il
énumère : les manuels de gauche, les manuels de droite et les ma-
nuels du professeur. L’auditoire est conquis, et pas seulement parce
que la liste des livres est brève. À chaque cours, clair et précis, facile
à prendre en note, toujours émaillé de faits saillants et drôles, la ma-
gie opère. Pas question d’en manquer un seul : l’amphi restera plein
jusqu’à la fin de l’année. Le travail des assistants n’en est que plus
facile : un travail toujours sérieux dans une atmosphère toujours dé-
tendue. Ainsi naissent les vocations d’historiens qui aiment l’histoire
et les histoires, de professeurs qui aiment enseigner, d’universitaires
qui aiment chercher le document rare et l’expliquer au lecteur ou à
l’étudiant. Pour les jeunes collègues chargés des travaux dirigés, les
meilleurs souvenirs seront toujours les séances de délibérations
après les examens, s’achevant par un déjeuner au restaurant Chez
Babette rue Championnet (un général du Directoire), pour échanger

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autour du maître les impressions de l’année et les nouvelles des
(rares) redoublants.
Après les cinéphiles, les étudiants et collègues de la Sorbonne, le
troisième groupe est composé de ceux qui connaissent Jean Tulard
comme académicien – ses confrères de l’Académie des sciences
morales et politiques, les invités des séances ordinaires ou solen-
nelles, ou encore le personnel de l’Institut. À leur usage, quel pro-
logue choisir ? Peut-être cette séance mémorable de 2005, lorsque
l’Académie des sciences morales et politiques reçut les plus hautes
autorités de la République sous la Coupole pour célébrer solennelle-
ment le centenaire de la loi de 1905. L’atmosphère était tendue, aus-
si lourde que le sujet l’imposait. En coulisses, les organisateurs
étaient anxieux. Plusieurs orateurs devaient intervenir et le Premier
ministre, enfoncé dans son fauteuil, n’avait pas l’air à la fête. La pa-
role est donnée au biographe de Napoléon qui doit évoquer l’histoire
du Concordat napoléonien, aboli en 1905. L’orateur s’avance et,
après les salutations officielles, lance : « Tout commence par une
trahison. » La partie est gagnée. En un instant, l’atmosphère s’al-
lège, l’auditoire est saisi, ministres, élus, préfets, universitaires, reli-
gieux, maçons, académiciens sont transportés d’un bond en 1789.
Car la trahison est la première d’une longue série, celle de Talley-
rand, député du clergé, faisant voter la nationalisation des biens
d’Église, enclenchant ainsi la mécanique infernale qui conduira à la
grande crise religieuse de la Révolution française et du XIXe siècle.
Il existe encore bien d’autres Tulard.
Pour les hauts fonctionnaires qui s’intéressent à l’histoire de l’État,
de ses ministères et de ses personnels, Jean Tulard est l’auteur
d’ouvrages sur l’administration et surtout sur la police. Fondateur et
animateur de l’histoire administrative, il a longtemps organisé,
chaque année, un colloque dans la grande salle du Conseil d’État.
Ceux qui y ont assisté ont dû garder en mémoire ce jour où, à la
veille de l’élection de François Mitterrand en mai 1981, l’historien tira
les conclusions d’un colloque sur l’histoire des épurations adminis-
tratives. « Comment échapper aux épurations ? », demande-t-il. Un
profond silence se fait dans cette assemblée de dignes serviteurs de
l’État plus inquiets de l’avenir que du passé. Et Jean Tulard cite des

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auteurs du XIXe siècle qui, dans une époque d’instabilité politique
chronique, méditèrent sagement la question.
Mais, pour les plus nombreux, Jean Tulard est d’abord et avant
tout le meilleur spécialiste de Napoléon, le biographe de l’Empereur,
de son fils l’Aiglon, de Talleyrand, de Fouché, de Fiévée, de Murat,
l’auteur du Grand Empire, le maître d’œuvre du Dictionnaire Napo-
léon, l’inlassable directeur d’études de la 4e section de l’École pra-
tique et le préfacier de dizaines d’ouvrages qui ont renouvelé en pro-
fondeur l’histoire du Consulat et de l’Empire.
Pour introduire la vie et l’œuvre napoléoniennes de Jean Tulard, il
faudrait bien deux prologues.
Après la parution de son premier livre, L’Anti-Napoléon, en 1963,
le jeune auteur de trente ans reçoit une lettre. Elle a été postée à
Vevey, elle est signée Paul Morand. L’écrivain félicite chaleureuse-
ment l’historien. Qu’a-t-il trouvé de si remarquable dans L’Anti-Napo-
léon ? Il applaudit celui qui, en critiquant Napoléon, a si bien visé de
Gaulle. Le malentendu est complet. Nul n’a plus mal compris quel
historien est Jean Tulard.
Quinze ans plus tard paraît sa grande biographie de Napoléon aux
éditions Fayard. Les échos sont plus que bons : le livre sera un
grand succès. Mais les lecteurs de Nice Matin ont droit à un autre
son de cloche. Dans sa recension du livre, un critique reproche ver-
tement à Jean Tulard d’être trop savant, trop érudit et surtout de
manquer d’enthousiasme, de chaleur pour l’Empereur. L’article, qui
se voulait violemment à charge, est intitulé : « Lumières froides sur
Napoléon. » Nul n’a mieux compris quel historien est Jean Tulard.
Orson Welles l’a montré définitivement dans Citizen Kane en in-
ventant « rosebud », mystère indéchiffrable du héros : même le plus
habile biographe est voué à l’échec car son personnage gardera tou-
jours son plus intime secret. Là n’est point notre ambition. Mais pour
comprendre qui est Jean Tulard, il faut commencer par abattre les
cloisons entre le cinéphile, l’historien, l’amateur de romans policiers,
le gastronome ou le mélomane. Car toutes ses spécialités sont mê-
lées, enchevêtrées dans son œuvre. Étudie-t-il l’hypothèse de l’as-
sassinat de Napoléon ? Il invoque Rouletabille. Écrit-il une chronique
sportive dans un magazine ? Il compare avec la stratégie de la

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Grande Armée. Enquête-t-il sur la gastronomie ? Il reconstitue les
repas de Napoléon en détail, archives et témoignages à l’appui.
Évoque-t-il Les Enfants du paradis ? Il cite sa thèse de doctorat sur
l’histoire de la Préfecture de police. L’interroge-t-on sur le mythe du
policier Vidocq ? Il renvoie au dossier des Archives de la Préfecture
de police (EA 90), « bien pauvre en renseignements fiables ». Lui
demande-t-on le meilleur récit policier ? Mort d’un gourmet (Dinner
at Garibaldi’s), nouvelle de Leonard Pruyn. Mélomane, il est invité à
présenter le Napoléon d’Abel Gance sur la scène de l’Opéra de Pa-
ris, avant que l’orchestre n’entame la musique d’Arthur Honegger et
que les images soient projetées sur trois écrans géants. Quelques
années auparavant, le directeur de l’Opéra Bernard Lefort lui avait
demandé de réfléchir à un livret d’opéra sur la Révolution. Seul le
remplacement du directeur en 1981 mit fin au vaste projet de quatre
opéras historiques pour le bicentenaire, où Jean Tulard devait cô-
toyer Jean-Edern Hallier et Arthur Conte. L’historien se rattrapera au
cinéma en semant la panique sur le tournage du film La Révolution
française sorti en 1989, dont il était le conseiller historique.
Jean Tulard a toujours su croiser ses multiples compétences, jus-
qu’à inviter Léo Malet à la Sorbonne pour une conférence intitulée :
« L’historien doit-il lire des romans policiers ? » L’amphi Guizot était
plein à craquer. Et l’austère François Guizot dut se retourner dans sa
tombe en protestant. Se serait-il attendu à un pareil coup d’un loin-
tain successeur en Sorbonne ?
Mais il faut se rendre à l’évidence : Jean Tulard, bon élève des
derniers hussards noirs de la République « à l’apogée d’un magni-
fique système d’enseignement », historien formé à l’ombre de la
coupole de l’Institut et dont la carrière napoléonienne se dessina
lorsque Jean Mistler, secrétaire perpétuel de l’Académie française,
préparant le bicentenaire de la naissance de Napoléon, l’invita à dé-
jeuner avec Mauriac, Maurois, Morand ; cet homme est assurément
un classique, mais il n’est pas seulement un classique. On trouverait
même chez lui une tentation anarchiste : qu’aime-t-il tant dans Les
Pieds nickelés, la bande dessinée de Forton, sinon la dénonciation
de la bêtise des bourgeois et la contestation d’une société de « go-
gos » ? Ribouldingue, Croquignol et Filochard forment sa Trinité sub-
versive : il leur doit sa vocation de sceptique. Dans son Panthéon, il

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est aussi une Trinité fondatrice : Athos, Porthos et Aramis – Dumas
en trois personnes : il leur doit sa vocation de conteur. Sa mythologie
personnelle compte aussi des frères ennemis : non point les an-
tiques Romulus et Remus ou les bibliques Caïn et Abel, mais Laurel
et Hardy d’un côté – eux aussi ont fini par se disputer – , Talleyrand
et Fouché de l’autre – l’apostat et le régicide, « le vice appuyé sur le
bras du crime ».
Jean Tulard possède aussi sa propre Bible – en réalité une biblio-
thèque entière – où voisinent tout Balzac, tout Dumas, tout Léo Ma-
let, tout Simenon et quelques autres touts. Leur point commun ? Ils
sont, comme lui, autant d’observateurs insatiables des passions hu-
maines. « Le roman policier, note-t-il, touche toutes les passions hu-
maines, toutes les cultures, tous les milieux. Est-il une meilleure
compréhension du monde ? »
Le sens de l’observation est la première vertu cardinale de l’histo-
rien. La deuxième est le sens de l’humour. En 2003, Jean Tulard fit
une communication devant l’Académie des sciences morales et poli-
tiques intitulée « Éloge du calembour ». Dans sa conclusion, il expri-
ma d’une formule ce principe fondamental : « L’humour, c’est ce qui
rend le sérieux supportable. »
La troisième vertu cardinale est le sens de la narration. Comment
écrire l’histoire ? « Il faut donner de la vie », répond-il dans ce livre.
En l’écoutant, on ne peut que penser à l’épigramme de Voltaire :
« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » Le grand
historien du XIXe siècle Fustel de Coulanges, qui reprit la formule
voltairienne, ajouta ce commentaire : « En histoire, tous les genres
sont bons, sauf le genre faux. Toutes les méthodes sont bonnes,
pourvu que l’esprit scientifique domine et vivifie. » La quatrième ver-
tu cardinale est ici tout entière : le sens de la méthode.
Dans toutes les disciplines où il s’est imposé, Jean Tulard a tou-
jours appliqué la même méthode : il est positiviste. Il a le culte du do-
cument. Hors du document, point de salut. C’est un culte singulier
qui craint les clergés, refuse les dogmes et encourage le scepti-
cisme. Un culte qui se satisfait des plaisirs de la découverte d’ar-
chives inédites ou inconnues, de la trouvaille qui va modifier les
connaissances, valider une hypothèse, combler une omission, dé-
truire un préjugé. Un culte, surtout, qui exige du pratiquant deux qua-

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lités essentielles, la liberté et la froideur : l’historien positiviste doit
être affranchi de toute idéologie et libre de toute passion.
Mais plus que tout, Jean Tulard nous le montre tout au long des
pages qui suivent, l’historien doit se comporter en détective. Il
aborde sa recherche sans parti pris, observe d’un œil froid, recueille
les indices, évalue les preuves, confronte les témoignages, construit
son récit et conclut, enfin, s’il le peut. Il est comme Maigret au terme
de son enquête dans L’Affaire Saint-Fiacre, convoquant les protago-
nistes et tenant ses lecteurs en haleine pour leur raconter la vérité
des faits. Le tulardisme, c’est entendu, est un positivisme historique.
Mais il est mieux que cela : un détectivisme historique.
Je m’arrête car Jean Tulard va me dire : « Méfiez-vous des jar-
gons, des théories, des grands mots ! Les faits d’abord. Clarté et
simplicité avant tout. » Mais il ajoutera aussitôt : « Parlons-en à l’oc-
casion d’un déjeuner ! »
Écrire des dictionnaires, prononcer des conférences sur le wes-
tern, faire cours à la Sorbonne, organiser une rétrospective à la Ci-
némathèque, commenter des repas gastronomiques, parler de Na-
poléon à la télévision, rédiger des articles dans la presse magazine,
présider une séance académique sous la Coupole : Jean Tulard sait
presque tout faire. Mais l’art qu’il pratique le mieux est l’art de la
conversation – et peut-être est-ce celui qu’il préfère. C’est pourquoi
ce livre, le tout premier livre sur, de et avec Jean Tulard, est un re-
cueil de conversations mises par écrit pour que le lecteur puisse les
partager.

Yves BRULEY

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PREMIÈRE PARTIE

COMMENT DEVIENT-ON HISTORIEN ?

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1

Le milieu familial et l’enfance


Une famille dans l’Histoire. – Onésime Lafille. – Jean Tulard dans la
Grande Guerre. – Vichy et le fichier juif. – Les derniers hussards
noirs de la République. – Une ampoule historique. – Souvenirs d’en-
fance.

YVES BRULEY : Être historien n’est pas un métier banal. Vous al-
lez nous raconter comment on le devient. Mais la première question
qui se pose ne serait-elle pas plutôt : pourquoi devient-on historien ?
Il y a souvent, à l’origine d’une vocation d’historien, le milieu familial.
Parlez-nous de votre famille.

JEAN TULARD : La première illustration, du côté paternel, fut un


aïeul qui s’opposa à Neuvy-sur-Loire, dans la Nièvre, au coup d’État
du 2 décembre 1851, coup d’État qui allait faire de Louis-Napoléon
Bonaparte, alors président de la République, l’empereur Napoléon
III. Il s’appelait Eugène-Onésime Lafille, maître bourrelier. Il y eut
une manifestation à Neuvy contre le maire qui fut l’objet de me-
naces. Onésime Lafille était l’un des meneurs. Les troubles furent
tels qu’il fallut faire donner l’armée. Lafille fut arrêté. M. Guy Thuillier,
historien du Nivernais, a retrouvé aux archives de Nevers son inter-
rogatoire. Interné à Chalon-sur-Saône, il fit longtemps figure d’oppo-
sant au second Empire. On trouvera sa notice dans le Dictionnaire
du mouvement ouvrier de Jean Maitron1. En réalité, il n’a rien à voir
avec les ouvriers des grandes villes qui s’opposèrent au coup d’État.

15
Comme le père Grandet, Lafille était un artisan rural, aux confins de
la petite bourgeoisie, proche de Proudhon, qu’animaient des senti-
ments quarante-huitards, mais sans revendications sociales. Les gé-
nérations qui vont suivre s’embourgeoiseront et seront plus conser-
vatrices. Pas trop toutefois dans la Nièvre.
Mon arrière-grand-père, Ulysse Benoît, d’abord clerc de notaire à
Cosne, épouse la fille de son patron et succéda à ce dernier à la tête
de l’étude. Il a laissé des mémoires où il raconte son ascension, qui
en fait un notable de la Nièvre. Il multiplie les considérations d’ordre
moral, d’une morale rigide et, ce qui m’a frappé, laïque.
Sa fille Jenny, ma grand-mère, épouse Alphonse Tulard, receveur
de l’enregistrement, grand lecteur de Mon oncle Benjamin de Claude
Tillier2, ce qui ne traduit pas des sentiments très religieux. Un rece-
veur de l’enregistrement était un personnage important dans l’admi-
nistration financière. Il a fini sa carrière à Paris, puis s’est retiré à
Neuvy-sur-Loire.
Ainsi se renforce une classe moyenne de fonctionnaires et de no-
tables provinciaux. On la situe trop rapidement à droite, du moins
dans les départements du Centre. Elle était peu religieuse, tout en
respectant certaines convenances. Un proche parent, Hippolyte
Mauger, siégea à gauche au Sénat sous la IIIe République. Mais
cette classe moyenne était patriote et germanophobe. La perte de
l’Alsace-Lorraine l’a affectée. Je me souviens d’avoir lu chez mon
grand-père des albums de Hansi.
Mes grands-parents eurent une fille et deux fils. L’aîné, Jean, se
porta volontaire lors de la Grande Guerre, devançant l’appel. Il aurait
dû être réformé, mais il menaça de se donner la mort s’il n’était pas
pris. Il mourut à vingt-deux ans, aspirant, sur le front de Salonique,
en 1918. Poète, il signait ses poésies du nom de Jehan de Maupas ;
artiste, il dessinait les avions de l’époque avec une étonnante préci-
sion. J’ai retrouvé les lettres qu’il adressait à ses parents, pleines
d’optimisme et racontant une guerre en dentelles, et d’autre part ses
carnets où il consignait pour lui-même la vie des tranchées. Capi-
taine Conan, le film de Bertrand Tavernier, relève de la Bibliothèque
rose en dépit de son réalisme, par rapport à ce que raconte mon
oncle. Ces carnets mériteraient d’être publiés.

16
Son frère cadet, André, mon père, fut d’abord avocat, puis entra à
la Préfecture de police comme administrateur, chef de bureau au
service des étrangers, puis nommé en 1942 sous-directeur dans le
même service auquel furent ajoutées les affaires juives. À l’époque,
la Préfecture de police disposait de nombreux fichiers. Il n’est pas
nécessaire de remonter aux lieutenants généraux et à Fouché pour
comprendre l’utilité de ces fichiers. La loi du 2 juin 1941 confiait aux
préfectures le recensement des israélites et donc la tenue d’un fi-
chier. Parler comme on l’a fait du « fichier Tulard » est abusif. Le fi-
chier de la Préfecture de police était comme les autres, même si, dit-
on, il aurait fait l’admiration des Allemands. Malheureusement, il a
servi à la rafle du Vél d’Hiv’.
Après avoir assisté à une réunion franco-allemande présidée par
Dannecker, mon père a compris le danger que représentait ce fi-
chier, même si l’on ignorait alors la Solution finale. Il a remis sa dé-
mission le 12 juillet 1942. J’ai retrouvé une lettre du secrétaire géné-
ral de la Préfecture de police d’alors qui le confirme. Sa démission a
été refusée. Le préfet de police Bussière craignait que le fichier pas-
sât au Commissariat des affaires juives, réputé violemment antisé-
mite. Ce n’était pas le cas de mon père, qui ne cachait pas son hos-
tilité aux menaces d’exception, même administratives, contre les
juifs. J’ai connu après guerre des israélites comme Jacques Lévy,
qui succéda à mon père à la direction du contentieux à la Préfecture
de police lorsqu’il prit sa retraite ; il ne cessait de le remercier des
conseils et avertissements qu’il lui avait prodigués. J’ai encore des
livres qu’il m’a offerts plus tard.
On a reproché à ce fichier des juifs d’être bien fait, mais une note
indique que, lors des grandes rafles de juifs étrangers ordonnées en
1942 par les Allemands, il permit, grâce à sa précision, de nom-
breuses exemptions : conjoints de Français ou de Françaises,
épouses de prisonniers, mères de famille ayant de jeunes enfants.
Certes, l’effet a été limité, mais il est incontestable, d’autant qu’il fal-
lait compter dans le service avec deux antisémites virulents, dont
l’un avait écrit un ouvrage contre les juifs.
Par la suite, mon père protesta officiellement contre le projet de
dénaturalisation des juifs par décret, en juillet 1942, le jugeant illégal.
Il me souvient d’une dame Besse qui, après la mort de mon père,

17
écrivit à ma mère pour lui dire qu’André Tulard lui avait sauvé la vie.
Elle avait changé de nom et craignait que l’on découvrît son ancien
patronyme. Devait-elle se déclarer ? Mon père l’aurait rassurée : la
Préfecture de police n’aurait pas les moyens de la retrouver –
preuve des limites du fichier. Surtout, qu’elle ne bouge pas. En cas
de dénonciation – toujours possible –, mon père lui aurait promis de
témoigner qu’elle avait souhaité se déclarer, mais que, sa situation
n’étant pas claire, il l’en avait dissuadée.
Je n’irai pas plus loin. D’abord, parce que je ne vivais pas alors
avec mes parents, ensuite, parce que je serais suspect de vouloir
défendre à tout prix la mémoire de mon père. Mais j’ajouterai deux
observations tirées du rapport de la commission présidée par René
Rémond sur le fichier juif. Il signale que le 24 mars 1943 André Tu-
lard a protesté contre l’arrestation de vieillards et d’invalides (p. 129)
et qu’il fut dénoncé en termes violents dans les comptes rendus alle-
mands (p. 82). Ces attaques sont confirmées par Paxton dans Vichy
et les juifs, qui cite les rapports d’Oberg et de Röthke « hostiles à Tu-
lard3 ». La Gestapo demandait son arrestation.
Bussière, se souvenant qu’il avait refusé sa démission, le sauva
en l’écartant du service le 23 juillet 1943. Le service fut alors réorga-
nisé et trouva une efficacité qui lui avait fait – heureusement – défaut
auparavant.
Après la Libération, mon père a dirigé le contentieux à la Préfec-
ture de police, reçu la Légion d’honneur et fini directeur honoraire
sans susciter de protestations. C’est avec la polémique autour du
rôle de Bousquet dans la rafle du Vél d’Hiv’, puis celle suscitée par
un prétendu fichier juif retrouvé, que le nom de mon père a été cité
de façon fort injuste. Comme il était décédé, c’est moi qui ai fait une
mise au point dans Le Monde du 14 novembre 1991. Elle n’a suscité
aucun démenti.
— Votre père vous parlait-il de cette époque ?
— Non. Il semble, mais je puis me tromper, que beaucoup de Juifs
souhaitaient tourner la page et se perdre dans la société française. Il
n’y avait pas d’esprit de vengeance chez ceux que j’ai rencontrés
alors, plutôt une volonté d’oublier. C’est plus tard, peut-être à cause
de la politique étrangère du général de Gaulle, que ce tragique pas-
sé a resurgi.

18
— C’est ainsi qu’est né le révisionnisme…
— J’avais connu Robert Faurisson à la Sorbonne. On parlait beau-
coup à la Fondation Thiers, lorsque j’y étais pensionnaire, de son in-
terprétation du sonnet des voyelles de Rimbaud dans Bizarre. Il était
de gauche, favorable au FLN. Par la suite, je pense que ce bon uni-
versitaire a voulu nier la Shoah par sympathie pour la cause palesti-
nienne et s’est pris au jeu, finissant par se brûler.
Lorsqu’il a été agressé dans le parc de Vichy où il promenait son
caniche ( !), j’étais invité du journal de RTL avec mon éditeur Guy
Schoeller. Une dépêche de l’AFP annonçait qu’il était mourant. J’ai
réagi en déclarant qu’on ne tue pas un homme pour des écrits
même excessifs ou de mauvaise foi, rappelant son passé d’universi-
taire. Du coup, il a essayé de me récupérer, ainsi qu’Alain Decaux,
lors du vote de la loi Gayssot. J’ai protesté dans une lettre publiée le
7 juin 1990 par Le Monde et n’ai jamais revu Faurisson. Il est dom-
mage qu’il ne s’en soit pas tenu à l’histoire littéraire.
— Voilà pour le côté paternel. Si vous n’aviez pas voulu être histo-
rien, vous auriez quand même été entraîné dans cette voie. Et du
côté de votre mère ?
— Nous quittons la Nièvre pour le Tarn. C’est l’ascension par le
mérite sous la IIIe République. Mon grand-père appartenait à une fa-
mille appauvrie par le nombre d’enfants ; il a fait l’École normale
d’instituteurs et a fini directeur d’école. Ma grand-mère venait d’un
milieu rural très pauvre ; remarquée par son institutrice, elle a fait,
elle aussi, l’École normale. Deux traitements d’instituteur assuraient
en milieu rural une relative aisance. À l’heure de la retraite, ils ont pu
faire construire une maison à Albi qui offrait tous les avantages de la
ville : soins médicaux et distractions. Si ma grand-mère, malgré son
passage à l’École normale, était très pieuse, mon grand-père était
radical-socialiste, à la grande époque du parti radical. Il aurait pu
faire une carrière politique, mais il préférait les cartes, jouant tout
l’après-midi au bridge ou au poker dans un grand café de la place du
Vigan, à Albi. Lorsque j’ai vu John Carradine dans La Chevauchée
fantastique de John Ford, j’ai cru le reconnaître.
Mes grands-parents n’ont eu qu’une fille, ma mère. Elle était
vouée à l’enseignement : elle devint professeur d’anglais et partit en-
seigner en Angleterre. Ce métier ne lui convenait guère. Rentrée en

19
France, elle passa – j’ignore pourquoi – le concours d’administrateur
de la Préfecture de police. Il y avait alors peu de femmes dans l’ad-
ministration, à ce grade du moins. Elle devint rapidement chef du
service du musée et des archives de la Préfecture de police, sans
doute en raison de ses titres universitaires. Nous voilà directement
dans l’histoire. C’est le principal lien entre Clio et moi.
— Vous êtes né à Paris le 22 décembre 1933.
— Oui, à Paris, ce qui serait une sorte de symbole de l’ascension
sociale de cette bourgeoisie provinciale dont je suis issu. C’est à Pa-
ris que se terminent les carrières réussies de fonctionnaires.
1933, c’est une époque de crise économique et de malaise poli-
tique ; je nais quelques semaines avant le 6 février 1934. Sur le plan
financier, mes parents n’ont pas subi le contrecoup de la crise. Ils
étaient fonctionnaires. L’appartement du 3 square Arago, dans le
XIIIe, était situé dans un immeuble habité par la moyenne bourgeoi-
sie : un officier en retraite, quelques ingénieurs, un inspecteur géné-
ral de l’Éducation nationale, un pasteur. C’était au fond le monde
qu’interprétaient à l’écran Pierre Larquey, Noël Roquevert, Fernand
Charpin, Pierre Labry.
Mes parents avaient une bonne, les charges sociales étaient alors
légères. L’immeuble comprenait en effet, au dernier étage, des
chambres de service avec des toilettes communes. J’ai connu deux
bonnes entre 1934 et 1940. Je passais la journée seul, étant fils
unique, en leur compagnie. Ce n’était guère stimulant sur le plan in-
tellectuel et nul sur le plan de la sociabilité. J’étais fort docile, encore
qu’une fois, racontait ma mère, comme je rentrais du jardin du
Luxembourg avec la bonne, je lui serinai pendant tout le trajet que je
lui dirais quelque chose d’important à l’arrivée. Et là, je lui révélai
qu’elle avait oublié son parapluie sur un banc. Ma mère, apprenant
de sa bouche cet oubli, voulut savoir si elle avait dû retourner le
chercher. « Oh ! non, dit-elle. C’était un parapluie de madame. » La
lutte des classes était alors vive, mais je me garderai de verser cette
réplique au dossier.
La bonne avait repos le dimanche. C’était pour moi le jour du gui-
gnol du Luxembourg, fondé l’année de ma naissance. Je garde un
vif souvenir d’un bal à la sous-préfecture que venaient troubler Gui-
gnol et Gnafron.

20
Après un bref séjour de quelques mois chez mes grands-parents
paternels à Neuvy-sur-Loire, où l’on considérait que l’air était plus
sain qu’à Paris (hantise de la tuberculose), j’ai passé la guerre à Albi
chez mes grands-parents maternels après avoir quitté Paris peu
avant l’avance allemande, dans l’un des derniers trains qui partaient
encore de la capitale.
Après la guerre, mes parents n’ont eu que des femmes de mé-
nage. Faut-il y voir un indice de la régression sociale de cette
moyenne bourgeoisie ou le fait que j’avais passé l’âge d’être gardé ?

21
2

Les études
Les études. – Le bon élève. – D’Alexandre Dumas à Sherlock
Holmes. – Le lycée Louis-le-Grand. – Et paraît Napoléon.

YVES BRULEY : Beaucoup d’historiens découvrent leur vocation


au moment de leurs études, soit qu’ils subissent l’influence d’un
maître, soit qu’ils se passionnent pour cette matière. Et vous ?

JEAN TULARD : J’ai été ce qu’on appelle un bon élève. Qu’est-ce


qu’un bon élève ? C’est quelqu’un qui fait ce qu’on lui dit de faire.
Est-ce justifié ? Qu’importe. L’essentiel est de ne pas être puni et de
ne pas redoubler.
À mes débuts à l’école primaire, ma mère vient me voir. La maî-
tresse appelle « Jean-François » et je sors des rangs. Étonnement
de ma mère : « Mais tu ne t’appelles pas Jean-François ! » Ré-
ponse : « Qu’est-ce que cela peut faire, si elle me reconnaît sous ce
prénom ? »
Ne pas contrarier le maître, exécuter ce qu’il demande : voilà le
bon élève. Comment le maître ne l’adorerait-il pas ? Il craint le sur-
doué dont il devine le mépris. Avec le bon élève, il se sent à l’aise. Il
ignore que le bon élève est avant tout un sceptique, amoureux de sa
tranquillité. Avoir de bonnes notes est un gage de paix à l’école et à
la maison. De paix et d’avantages divers. Ajoutons que le bon élève
est aussi un bon camarade.

22
J’ai débuté à l’école communale de Neuvy-sur-Loire, dans la
Nièvre, chez mes grands-parents paternels. Je savais déjà lire et
écrire en arrivant, et la concurrence n’était pas féroce. Encore que
Jacques Rigaud, futur conseiller d’État et père de la fameuse loi sur
le mécénat, y était aussi élève. C’était l’époque des tabliers, des en-
criers et des doubles décimètres. C’était l’apogée d’un magnifique
système d’enseignement.
J’ai poursuivi mes études primaires de 1940 à 1944 à Albi, chez
mes grands-parents maternels, à l’école Rochegude, du nom d’un
conventionnel fameux. L’école était située dans un faubourg d’Albi, à
Ranteil, où se trouvaient de nombreux réfugiés italiens ayant fui
Mussolini ou espagnols chassés par Franco. Ils parlaient difficile-
ment le français. Mais M. Jaladieu, l’instituteur, avait une méthode
infaillible : à chaque mot écorché un coup de règle sur les doigts ! À
la fin de l’année scolaire la prononciation était presque parfaite.
Noyé avec quelques autres au milieu de ces jeunes Espagnols et
Italiens, j’ai assisté, sans le savoir, à leur intégration culturelle. Cette
intégration ne pouvait réussir qu’avec une discipline de fer et le res-
pect du maître. M. Jaladieu donnait un enseignement à plusieurs vi-
tesses qui ne défavorisait pas les bons élèves. Ceux-ci, au nombre
de quatre, passèrent sans coup férir le BEPC, l’examen d’entrée au
lycée ; les autres continuant jusqu’au certificat d’études.
Longtemps l’enseignement primaire a fait la force de la France.
J’ai connu les derniers hussards noirs de la République.
— Nous n’avons pas encore parlé de vos lectures. Elles passent
pour déterminantes dans la carrière d’un historien.
— Elles l’ont été. Il me faut acquitter à mon tour ma dette envers
Alexandre Dumas et ses Trois Mousquetaires. J’ai découvert d’Arta-
gnan et ses compagnons à travers le récit en bandes dessinées des
Belles Aventures, un périodique pour enfants qui a commencé à pa-
raître en 1942. Les Trois Mousquetaires étaient adaptés et illustrés
par Giffey, un admirable dessinateur à qui l’on doit également un Ca-
pitaine Fracasse. J’ai racheté plus tard une collection des Belles
Aventures et je la parcours encore avec émotion. Une page par se-
maine : le rythme était bien lent. J’ai eu hâte de connaître la suite
des exploits de Porthos, Athos et Aramis, et une voisine de mes
grands-parents m’a prêté le roman proprement dit. Ce fut une révé-

23
lation. J’ai enchaîné avec Vingt Ans après où je fus fasciné par le
personnage du cardinal de Retz. Immédiatement, j’ai consulté plu-
sieurs dictionnaires pour en savoir plus sur lui et sur la Fronde. Et
puis il y eut Fouquet, le héros malheureux du Vicomte de Brage-
lonne. Ainsi se constitue à neuf ans une première culture historique.
Merci, Alexandre Dumas !
L’autre choc fut Salammbô de Flaubert, dans une édition à la por-
tée des jeunes. C’était en sixième : le livre figurait dans la petite bi-
bliothèque de la classe. Je l’ai relu aussitôt dans la version authen-
tique et intégrale avec un éblouissement encore plus grand. J’y ai
puisé le goût des peintres pompiers dont les toiles figuraient sur les
planches des dictionnaires Larousse. Je ne sais si la fréquentation
des « pompiers » forme le goût, mais elle éveille une vocation d’his-
torien.
— D’autres auteurs ?
— Toujours des classiques. J’ai peu lu Curwood, London, Kipling
dans la Bibliothèque verte et pas du tout George Sand. Ce fut, tou-
jours avant douze ans, le théâtre complet de Hugo (Lucrèce Borgia,
Ruy Blas, Angelo, des pièces historiques), le Cinq-Mars de Vigny,
Lorenzaccio de Musset qui me fit forte impression, puis quelques
Balzac dont Le Cousin Pons et La maison du chat qui pelote, tous
les Daudet et certains Anatole France. Je n’arrivai pas au bout d’Ar-
mance de Stendhal.
— Voilà une bonne base pour un enfant de douze ans.
— Aujourd’hui, cela paraît anormal. Mais, dans les années 1940,
on lisait beaucoup, malgré, on l’a oublié, les restrictions de papier.
La radio, déjà écoutée, ne faisait pas concurrence à la lecture. À
l’époque, c’était « Radio-pastiche » de Michel Méry et Jacques Pro-
vins, « Sans rime ni raison » de Pierre Cour et Francis Blanche, « Le
Grenier fantôme » de Robert Beauvais, et M. Champagne, un pro-
fesseur d’histoire à la retraite qui répondait aux colles que lui adres-
saient les auditeurs : « Bravo, bravo, monsieur Champagne, vous
êtes digne d’enseigner ! »
Perec a évoqué certaines de ces émissions dans Je me souviens.
Elles ont marqué une génération. Mais, encore une fois, elles ne nui-
saient pas à une formation littéraire.

24
— Revenons à vos lectures. La dominante historique est incontes-
table. Dans quelles bibliothèques trouviez-vous ces livres ?
— J’ai lu le théâtre de Hugo, celui de Vigny et celui de Musset
dans la bibliothèque de mon père qui avait fait du théâtre amateur et
avait été lauréat des mussetistes. J’ai ensuite lu le fonds de ma
mère, mais un peu plus tard : la « Select-Collection », « Le Livre
illustré », la « Bibliothèque Nelson » où figuraient Henri de Régnier,
Edouard Estaunié, Rosny Aîné. Je me faisais offrir Arsène Lupin et
Sherlock Holmes. Cela sert d’être fils unique et de vivre dans un mi-
lieu cultivé. Vous prenez de l’avance. Surtout si, en plus, vous n’êtes
pas sportif !
— Entre-temps, vous êtes revenu à Paris.
— En 1944, je me suis retrouvé au lycée Montaigne. L’hiver 1944-
1945 fut très rigoureux et l’approvisionnement difficile : une pomme
au dessert, à la suite d’un minuscule morceau de viande. Il m’a fallu
m’adapter, connaître à mon tour les affres de l’intégration, tout en
ayant froid et faim.
L’enseignement à Montaigne était franchement médiocre. En
sixième, j’ai eu un professeur de français aveugle – son assistant
était surnommé « le Caniche » – et un professeur de sciences natu-
relles fou.
Le bon élève a fini par émerger, mais seulement en troisième. À
partir de la seconde, au lycée Louis-leGrand, l’enseignement était
plus relevé.
— Et vous êtes resté bon élève ?
— J’ai eu le prix d’excellence. J’ai été présenté au concours géné-
ral en français et en histoire, mais j’ai raté de très peu la mention
« bien » au bac à cause des mathématiques. Et, au concours géné-
ral, le tirage au sort favorisa la géographie au détriment de l’histoire
en première.
— Pourtant, passé à la Sorbonne, vous y faites des études d’his-
toire.
— Je devais faire mon droit et m’orienter vers la magistrature,
mais il y a eu un problème d’inscription. De plus, le proviseur de
Louis-le-Grand voulait me garder pour préparer l’École normale su-
périeure. Du coup, je me suis retrouvé inscrit à la faculté des lettres

25
et pas à celle de droit. Aurais-je été un bon juge d’instruction ? C’est
un métier voisin de celui d’historien, nous y reviendrons.
— Des professeurs vous ont-ils marqué ?
— Non. À quoi bon assister aux cours, puisqu’ils étaient polyco-
piés ? En revanche, j’ai aimé les soutenances de thèse. J’en ai suivi
beaucoup, notamment celle d’Étiemble sur Rimbaud. Ce fut une em-
poignade mémorable. C’est ainsi qu’on apprend la méthode, à tra-
vers les critiques du jury. Et c’est parfois drôle. Je me souviens du
malheureux qui avait écrit : « On respirait encore, dans la Marine im-
périale, l’odeur des sans-culottes. » Relevée par l’un des profes-
seurs, cette phrase suscita dans la salle une hilarité dont le candidat
ne se remit pas.
Je lisais aussi beaucoup d’ouvrages historiques.
— Comment ont fini vos études ?
— Pris dans l’engrenage de la Sorbonne, après la licence, j’ai pas-
sé le diplôme d’études supérieures. Il s’agissait de rédiger un mé-
moire de cent pages sur un sujet original. C’est ici qu’intervint ma
mère. Conservatrice des archives de la Préfecture de police, elle me
conseilla d’étudier la création et les débuts de cette institution. Or,
celle-ci ayant été créée par Bonaparte en vertu de la loi du 28 plu-
viôse an VIII, ce fut mon premier contact avec Napoléon.
— Ne vous étiez-vous jamais intéressé à lui auparavant ? C’est
étonnant.
— Le milieu dans lequel je vivais ne s’intéressait pas à Napoléon.
Bien sûr, je connaissais sa carrière et ses victoires : elles étaient au
programme de la classe de première, mais je n’éprouvais pas un at-
trait particulier pour le personnage. Je l’avais rencontré aussi à tra-
vers Balzac, Stendhal ou le brigadier Gérard de Conan Doyle, mais
ma curiosité se portait davantage sur Talleyrand et Fouché. La
guerre m’avait privé de la joie de faire manœuvrer des soldats de
plomb, le plomb étant fondu pour les besoins de la guerre. Bref, Na-
poléon n’avait jusqu’alors occupé aucune place dans ma vie.
— Qui enseignait alors l’histoire du premier Empire à la Sor-
bonne ?
— Une chaire d’histoire de la Révolution française, créée en 1889
par la Ville de Paris, avait été occupée par Alphonse Aulard, Albert
Mathiez et Philippe Sagnac. Son titulaire était Marcel Dunan, qui pri-

26
vilégiait Napoléon au détriment de Robespierre. C’est à lui que je
m’adressai.
— Dunan fut donc votre premier maître.
— Oui. Je l’ai souvent évoqué : moustache à la Rostand, redin-
gote, rosette de la Légion d’honneur sur canapé à la boutonnière,
toujours entouré d’un essaim de jeunes étudiantes. Normalien, au
sortir d’une guerre où il avait brillamment combattu, il avait été nom-
mé attaché culturel à Vienne. Il y resta jusqu’à l’Anschluss, menant
grand train, écrivant des livrets d’opérette, rédigeant une thèse sur le
royaume de Bavière à l’époque du Blocus continental où il apportait
des preuves de la trahison de Talleyrand en 1809. À son retour, il
avait été élu à la Sorbonne puis à l’Académie des sciences morales
et politiques. Il vivait dans un bel appartement de la rue Rosa-Bon-
heur, encombré d’un mobilier Empire d’époque et de bibliothèques
où s’alignaient de magnifiques reliures enrichies d’aigles et
d’abeilles. Il possédait tout (ou presque) de ce qui avait été écrit sur
Napoléon en français ou en allemand. Tranchant avec la banalité de
ses collègues, il invitait ses meilleurs élèves à dîner chez lui. Il y ser-
vait le chambertin, vin préféré de Napoléon, dans les verres du ser-
vice de l’archiduc Charles, le vaincu de Wagram, verres qu’il avait
achetés au temps de sa splendeur à Vienne. Ce raffinement laissait
pantois. Comment ne pas devenir un spécialiste de Napoléon avec
un tel maître ? Il me remarqua, m’associa à la publication de la Re-
vue de l’Institut Napoléon et m’accorda la mention « très bien » pour
mon mémoire, qui exaltait les exploits des sbires de Fouché.
En juillet 1958, je fus reçu premier à l’agrégation d’histoire. Formé
par un tel maître et initié aux secrets de Fouché, il ne me restait qu’à
partir à la conquête de l’Empire.

27
3

Politique et guerre
L’occupation allemande vue d’Albi. – L’épuration à Paris. – Le ser-
vice militaire en Allemagne. – L’Algérie. – Le putsch de Salan.

YVES BRULEY : À cette époque, n’avez-vous pas été tenté par la


politique ?

JEAN TULARD : Non, sans doute à cause de mon enfance. Je


suis devenu très tôt sceptique. Comprenez : je défile devant le maré-
chal Pétain à Albi avec les enfants des écoles en chantant : « Maré-
chal, nous voilà ! » C’était en 1941. Et, en 1944, mon grand-père dé-
chire devant moi la lettre que j’avais reçue du Maréchal – un fac-si-
milé – comme meilleur élève de mon école. Ce même grand-père
avait été arrêté un peu auparavant par les Allemands, conduit à la
caserne d’Albi puis aussitôt relâché à la faveur d’une alerte. Il avait
dû être dénoncé pour des propos imprudents – c’était un vieux radi-
cal – ou pour avoir écouté Radio-Londres. Et voilà qu’il craignait – si
j’ai bien compris son geste – d’être dénoncé cette fois comme colla-
borateur, à cause de cette lettre que j’avais montrée partout, dans
ma fierté imbécile de bon élève !
La voisine de mes grands-parents, rue du Docteur-Camparas,
louait deux chambres à des miliciens, deux jeunes de bonne famille
qui s’étaient probablement engagés pour éviter le STO. On les citait
en exemple dans la rue pour leurs bonnes manières – rien à voir
avec Lacombe Lucien. Ils furent fusillés à la Libération, pas très loin
de notre rue.

28
Déjà, aux actualités cinématographiques, je ne distinguais pas
« les Boches » – expression employée par mon grand-père pour dé-
signer les Allemands – et les « bolcheviks » – les Russes, ainsi nom-
més par le speaker.
À Paris, quand je suis revenu en octobre 1944, l’épuration battait
son plein. L’appartement qui faisait face à celui de mes parents,
square Arago, était occupé par une dame et sa fille qui avaient été
tondues comme « horizontales ». Je n’avais pas connu les délations
sous l’Occupation, mais elles jouèrent un rôle comparable à la Libé-
ration. Et n’oubliez pas que la guerre ne s’est achevée qu’en avril
1945. Rien, en octobre 1944, n’était encore joué.
J’ai lu dans les journaux, quand j’étais en cinquième, les grands
procès de l’époque : Pétain, Laval… C’étaient alors de petites
feuilles, mais qui consacraient plusieurs colonnes à l’actualité judi-
ciaire. Pétain, devant lequel j’avais défilé à Albi, était condamné à
mort quelques années plus tard. Comment ne pas devenir scep-
tique ?
— C’était une époque très singulière…
— L’Histoire nous en révèle d’autres : les proscriptions à Rome,
les guerres de religion, la Révolution française. Le Corbeau d’Henri-
Georges Clouzot semble tirer la leçon de ces événements. Je ne l’ai
pas vu à l’époque – il est sorti en 1943 –, mais plus tard. Après la fa-
meuse dictée qui a échoué à démasquer le corbeau, Larquey et
Fresnay engagent un débat sur le bien et le mal. « Qu’est-ce que le
bien ? », interroge Larquey, et Fresnay de lui répondre : « Le bien,
c’est la lumière, le mal, les ténèbres. » Larquey donne une légère
impulsion à une ampoule suspendue au plafond : la lampe va éclai-
rer une partie de la pièce, laissant l’autre dans le noir. « Donc, dit
Larquey, le bien est ici et le mal de l’autre côté. » Fresnay approuve,
mais par un mouvement de balancier la lampe va éclairer le côté
précédemment sombre et plonge dans les ténèbres la partie oppo-
sée de la pièce. « Comment s’y reconnaître ? », demande Larquey,
feignant l’embarras. « Très simple, répond Fresnay, il suffit d’arrêter
l’ampoule. » Et il se brûle. 1943 : Pétain ? de Gaulle ? J’ai été déçu
par l’article de Lucien Rebatet sur ce film dans Je suis partout4, re-
publié récemment. Il n’a pas compris l’allusion ou l’a ignorée volon-
tairement.

29
— Donc, vous avez fui l’engagement politique…
— Par scepticisme surtout, par lâcheté aussi. J’ai eu tort. Une ex-
périence politique peut aider le travail de l’historien. Comment pour-
ra-t-il comprendre les événements s’il se coupe de la vie réelle et
s’enferme dans sa bibliothèque ? Mais, d’un autre côté, son engage-
ment risque d’aliéner sa liberté de jugement.
— Laissons donc la politique et passons à la guerre.
— Il m’aurait été difficile de lui échapper. À sept ans, j’ai eu ma
première expérience d’un bombardement, comme tous les enfants
de ma génération. Puis j’ai assisté, après le répit qu’assura pendant
deux ans la zone libre, à l’occupation d’Albi par les Allemands. Ils
paraissaient peu redoutables : des vieux et des Asiatiques. On ra-
massait des balles après leurs exercices de tir. Ils n’ont pas beau-
coup combattu lors de la libération d’Albi.
— De spectateur, vous êtes devenu acteur de la guerre, quelques
années plus tard.
— Bien sûr, il y a eu la guerre d’Algérie. Après l’agrégation et un
passage de trois mois au lycée de Compiègne, j’ai dû faire mon ser-
vice militaire, sans l’enthousiasme, je l’avoue, du Jean Tulard de
1918, mais avec un meilleur sort. J’avais refusé de faire les EOR5.
C’était trop prenant et trop dur physiquement. Pour une histoire de
QI élevé, j’ai été affecté au chiffre. Il y avait un stage de quatre mois
à Montélimar. On passait du parcours du combattant à des exercices
de substitution de lettres ou de chiffres et au maniement de ma-
chines où les brillants universitaires se faisaient distancer par les
comptables et les employés des postes. J’ai fini le stage septième
sur quarante. Un peu mieux que Bonaparte à la sortie de l’École mili-
taire, mais un peu mortifiant pour un cacique d’agrégation !
Ensuite, ce fut d’abord l’Allemagne, à Coblence, où je fus aussitôt
détaché pour donner des cours de français, de latin et d’histoire aux
enfants des officiers de la garnison que l’on ne voulait pas mettre en
pension. Cet enseignement laissait beaucoup de liberté, ce qui me
permit, durant l’année 1959-1960, de visiter l’Allemagne de l’Ouest.
Elle n’était pas encore remise du traumatisme de la défaite. Des
villes comme Nuremberg, Essen, Düsseldorf restaient en partie si-
nistrées. Il y régnait une atmosphère pesante, mais l’on sentait que
la vie économique avait déjà repris.

30
La rive gauche du Rhin était plus gaie. Je me souviens d’un carna-
val de Mayence où soufflait un vent de joyeuse folie. J’y ai aperçu,
déguisée en Indienne, la plus jolie fille du monde – c’est du moins ce
que j’ai pensé. À dire vrai, j’étais victime d’une jeunesse trop stu-
dieuse : en dehors des vedettes de l’écran, je manquais de réfé-
rences.
La vie intellectuelle et artistique était très animée à Coblence : à
côté de plusieurs salles de cinéma (j’y ai vu – paradoxe du service
militaire – Les Sentiers de la gloire de Kubrick, qui n’était pas distri-
bué en France pour les raisons que l’on devine), il existait un opéra
remarquable, porté surtout sur Richard Strauss. Mais on n’avait pas
effacé tous les vestiges des ruines et des combats.
Cette existence de professeur-touriste – exceptionnelle dans le
cadre militaire – allait s’achever au contact des réalités d’une guerre
qui n’en était pas une.
— Ce fut le départ pour l’Algérie. Quand êtes-vous parti ?
— En juillet 1960. Il était intéressant, pour un historien, de se trou-
ver plongé dans cette guerre révolutionnaire qui renvoyait à l’Es-
pagne de Napoléon. Celui-ci n’avait pas trouvé la parade à la gué-
rilla, à la « petite guerre » comme disait Grandmaison au
XVIIIe siècle. Il y engloutit argent et soldats en vain. Il ne pouvait ga-
gner car sa stratégie reposait sur une victoire décisive dans une
guerre éclair. Il affrontait l’adversaire à la faveur d’une grande ba-
taille qu’il se donnait les moyens de remporter et l’ennemi demandait
aussitôt la paix. Impossible en Espagne, où il n’y avait pas un souve-
rain à combattre et une bataille décisive à livrer, mais des opérations
en ordre dispersé contre des bandes qui se formaient et se défai-
saient au gré des circonstances.
— Dans quelles circonstances abordez-vous l’Algérie ?
— La bataille d’Alger avait cassé les forces vives du FLN, mais
quand je suis arrivé, en 1960, persistait une guérilla larvée menée
par quelques maquis difficiles à réduire qui immobilisaient une partie
de l’armée française.
Je me retrouvai à Médéa, la principale ville de l’une des zones les
plus dangereuses du pays, la zone sud-algéroise (ZSA). À proximité
se trouvait le fameux monastère de Tibhirine, qui inspirera le film
Des hommes et des dieux.

31
Chiffreur et régulateur, c’est-à-dire « cerveau » d’un centre de
transmissions, déterminant les moyens et les voies par lesquels
acheminer les ordres (estafettes, radio, télétype, téléphone), j’avais
la possibilité de suivre les événements au jour le jour. Je transmet-
tais les instructions aux unités de la zone et j’en recevais tous les
rapports. Trois équipes tournaient : matin, après-midi, nuit. Il fallait
aller vite : il y avait une indication d’urgence dans les messages,
mais restait souvent à déterminer leur degré de confidentialité en
fonction de la destination. Ils étaient alors chiffrés.
La pire chose, heureusement exceptionnelle : envoyer, par un
message chiffré à une gendarmerie de la métropole, l’annonce de la
mort d’un soldat. C’étaient les gendarmes qui prévenaient la famille.
Au moment de le faire partir, j’imaginais des parents ou une fiancée
encore dans l’ignorance du malheur que le message que j’avais
entre les mains allait leur annoncer.
— Quels étaient les sentiments du contingent ?
— En 1960, l’armée se trouvait, à Médéa du moins, coupée de la
population. Je ne peux parler pour les hommes qui étaient installés
dans un village. Mais dans une petite ville comme Médéa, il en allait
différemment. Les contacts avec les pieds-noirs, peu nombreux, se
limitaient aux commerçants. Je n’ai jamais été invité par une famille.
Les rapports avec les « indigènes » – pour reprendre la terminologie
de l’époque – étaient cordiaux, un peu paternalistes peut-être, mais
dépourvus de tension raciale.
Il y avait à Médéa trois cinémas dont l’un attirait une clientèle
presque exclusivement indigène. C’était celui qui passait les wes-
terns et les polars. Je l’ai beaucoup fréquenté, en uniforme bien sûr,
sans susciter le moindre incident.
Reste le cas des harkis. J’ai déchiffré plusieurs messages faisant
état de défections : ils s’étaient enfuis la nuit, après avoir égorgé nos
camarades. Mais il s’agissait de cas exceptionnels.
À Médéa, l’armée vivait repliée sur elle-même dans un vaste
camp. Je recevais un colis par semaine ou tous les quinze jours : j’y
trouvais Arts, des calissons, des chaussettes, quelques conserves,
parfois des livres.
À part quelques opérations que suivait le chiffre, je passais mon
temps entre le camp et l’état-major, installé dans un hôtel de la ville

32
et où était le centre des transmissions.
— Avez-vous été le témoin d’exactions ou de tortures ?
— Personnellement, non. Un transmetteur n’est au contact de
l’adversaire qu’à l’occasion de patrouilles qu’on nous imposait en rai-
son du manque d’hommes. Sinon, il reste enfermé à l’état-major. S’il
y a eu des tortures à Médéa, personne n’en parlait officiellement, ni
– bien sûr – entre soldats. Des passages à tabac, oui, la torture sys-
tématique, je ne sais pas. Il y eut une répression parfois très dure,
mais je n’ai jamais entendu mentionner de viols, ce qui ne veut rien
dire. À l’occasion de contrôles, quelques femmes furent déshabillées
et photographiées en tenue d’Ève. Des photos circulaient. J’ai eu
parfois un doute : peut-être ces femmes étaient-elles complaisantes.
Sinon, cela relevait du viol.
— La sexualité devait avoir une grande importance, dans ce milieu
d’hommes dans la force de l’âge ?
— À Médéa, il y avait deux bordels : Chez Carmen et Aux Muses.
Les pensionnaires étaient plutôt grosses et défraîchies. Elles se te-
naient au rez-de-chaussée, où l’on pouvait consommer de la bière,
du champagne et des alcools. Certains clients montaient à l’étage
pour y poursuivre d’une autre manière la conversation. L’un des
membres de mon équipe y contracta une maladie vénérienne. Pour-
tant, le contrôle sanitaire devait être strict. Mais il était plus prudent
de se contenter d’offrir à ces dames une coupe de champagne et
d’écouter leurs confidences souvent pittoresques, toujours grivoises.
— Dans les familles de pieds-noirs, les filles n’engageaient-elles
pas des flirts avec les militaires ?
— Ce fut surtout au début de la guerre d’Algérie. En 1960, c’était
plus exceptionnel. Médéa était au demeurant une petite ville isolée,
reliée à Alger par le chemin de fer et donc peu peuplée, moins di-
verse que d’autres cités. Notons aussi une certaine fidélité des
hommes du contingent à la fiancée, à la petite amie restée en métro-
pole. Ils épinglaient la photo au-dessus de leur lit ou la posaient sur
leur bureau. Cela donnait une étonnante variété de types féminins :
des brunes, des blondes, des frisées, des grosses, des filles à lu-
nettes… Belle leçon sur la relativité du goût !
— Et le cafard ?

33
— Il était très fort. Mais dans mon cas, non. Je n’avais pas laissé
de tendre amie en métropole et ma situation était assurée. J’ai
même touché mon traitement après dix-huit mois de service,
puisque je me trouvais alors au-dessus de la durée légale. Peu
convaincu de l’utilité de ce service – je n’avais guère le sentiment de
défendre la France, environné de palmiers, de chameaux et de ca-
méléons, rappelant plus le désert que la Normandie ou la Savoie – ,
je n›avais qu’à prendre mon mal en patience. Le travail était intéres-
sant, les loisirs nombreux, les camarades sympathiques. J’avais
l’avantage d’être plus âgé, à cause du sursis qui m’avait été accordé
pour mes études, ce qui me donnait une petite supériorité. L’état-ma-
jor me ménageait, je ne sais pourquoi car je n’avais aucun piston.
C’était moins agréable qu’en Allemagne, mais cette guerre ne m’a
pas laissé de mauvais souvenirs, sauf le temps perdu pour la rédac-
tion de ma thèse.
— Vous étiez une exception.
— Oui. Se retrouver sur un piton à surveiller une vallée ou à assu-
rer la défense d’un village était nettement moins drôle. Les risques
étaient beaucoup plus grands et les conditions de vie inconfortables.
Il y a eu des suicides ou de graves dépressions parmi les soldats du
contingent. Même à Médéa.
— Avez-vous eu l’impression de perdre votre temps ?
— Jusqu’à ma libération en avril 1961, oui. J’ai mené une vie de
fonctionnaire coupé des réalités. Je ne les rencontrais qu’à travers
les messages qui passaient dans mes mains. Et puis elles sont ve-
nues à ma rencontre.
— Comment ?
— Libéré du service, je suis arrivé à Alger, venant de Médéa avec
de nombreux autres soldats du contingent, la nuit même où Salan
prenait le pouvoir. J’ai assisté en direct au coup d’État : routes bar-
rées par des parachutistes, officiers arrêtés, dont le pauvre Gambiez
que je retrouverai à l’Académie des sciences morales et politiques…
Ce n’est que le lendemain, grâce aux transistors, que les libérés qui
convergeaient vers Alger ont appris que les insurgés étaient maîtres
du port. Rien n’avait filtré à Médéa de mouvements suspects (j’au-
rais pu le savoir) ; il s’est avéré que la ZSA fut tenue en dehors du
complot.

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— Quelle a été votre réaction ?
— Celle du contingent. Après deux ans et six mois de service, au
moment où l’on est enfin libéré, apprendre que l’on en reprend pour
plusieurs mois, cela a rendu fou mon entourage. D’autant que les
permissions étaient rares (je n’en ai pas eu pendant mon séjour en
Algérie). Le contingent s’est révolté. Je n’ai pas décelé de mots
d’ordre hostiles à l’OAS ou favorables à de Gaulle parmi les soldats
qui attendaient un bateau à Alger pour regagner la métropole. Au-
tour de moi, le mouvement fut spontané. Je me suis retrouvé au mi-
lieu de manifestants exigeant leur retour en France. Un parachutiste
nous a tiré dessus (il a été jugé plus tard) : il y a eu au moins un
blessé à côté de moi. J’ai vu le moment où j’allais me faire des-
cendre par des balles françaises, alors que mon service venait de
s’achever ! Les manifestants venaient de la zone des combats la
plus dure : armés, ils auraient mis en échec les parachutistes, unité
d’élite mais qui n’intervenait, comme la garde impériale, qu’en der-
nier ressort. Le sale travail était fait par les types qui m’entouraient.
Le bon sens a prévalu : un bateau, l’El-Mansour, a été mis à notre
disposition. Au moment d’embarquer au pied de la passerelle, deux
femmes remettaient un bouquet à chaque soldat : l’une était ravis-
sante, l’autre distinguée mais très âgée. Pas de chance, c’est la
vieille qui me remit mon bouquet… Je ne l’ai pas embrassée.
D’ailleurs, je ne méritais pas ce bouquet. Je ne m’étais jamais senti
concerné par cette guerre. En tout cas, je me retrouvais, mais je ne
le savais pas encore, dans le camp du vainqueur, lors du coup d’État
qui venait de se dérouler et que j’étais en train de contribuer, avec
les autres passagers du bateau, à faire échouer.
— Certains diraient que vous gagnez là un brevet d’antifascisme.
— Non. Hélie de Saint-Marc6 n’était pas un fasciste : il avait com-
battu dans la Résistance et avait été déporté. Après avoir lâché l’In-
dochine, il ne pouvait se résigner à abandonner l’Algérie. L’amour de
la France et l’orgueil du soldat l’animaient. J’ai eu plusieurs amis qui,
sur le terrain, comme officiers sortis de la formation des EOR,
avaient juré aux responsables indigènes locaux, après la fameuse
« tournée des popotes » du général de Gaulle, que la France reste-
rait en Algérie. Il n’y avait aucun fascisme chez eux, aucune volonté
d’établir une dictature en France.

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Pour moi, je n’avais rien juré, j’étais resté enfermé dans l’hôtel de
l’état-major, sauf pour aller au cinéma ou boire une coupe de cham-
pagne aux Muses et effectuer quelques patrouilles peu dange-
reuses ; je n’avais aucun lien avec l’Algérie, pas plus que je n’en
avais eu avec l’Allemagne un an auparavant. Je pouvais donc partir
sans regret ni remords. Ce que je ne pardonne pas au général Sa-
lan, c’est de nous avoir donné pour rentrer en métropole un rafiot
comme l’El-Mansour. J’ai eu un épouvantable mal de mer !
Quarante-huit heures plus tard, je sonnais à la porte de l’apparte-
ment de mes parents. Je n’avais pu les prévenir car ils n’avaient pas
le téléphone. Ma mère ne m’attendait pas, elle ne m’avait pas vu de-
puis un an, elle éclata en sanglots. Ma guerre était finie.

36
4

La Sorbonne
La Fondation Thiers : une abbaye de Thélème. – Un déjeuner avec
le ministre. – Élu à l’École pratique des hautes études. – L’université
Paris-IV. – Sciences-Po.

YVES BRULEY : Vous voilà libéré de vos obligations militaires,


mais vous approchez la trentaine, vous n’êtes pas docteur ès lettres
et vous n’avez encore rien écrit, à l’exception de quelques articles
dans la Revue de l’Institut Napoléon, tirés de votre mémoire de maî-
trise. En ce printemps de 1961, il fallait vous réadapter à la vie civile
et rattraper ces années loin de la Sorbonne. Ne vous êtes-vous pas
senti découragé ?

JEAN TULARD : Non. D’abord, je n’avais pas songé à me sous-


traire à mon devoir, tout en sachant le prix à payer – c’est mon ré-
flexe de bon élève. D’autre part, j’avais prévu de postuler à une en-
trée à la Fondation Thiers pour réduire ce retard.
— Pouvez-vous nous expliquer ce qu’était la Fondation Thiers ?
— Créée par Mlle Félicie Dosne dans l’hôtel occupé aujourd’hui
par le club Saint-James, rond-point Adenauer, dans le XVIe arrondis-
sement, cette fondation ne doit rien à Adolphe Thiers, dont une
énorme statue ornait le hall de l’entrée. Thiers était mort lorsque sa
belle-sœur, Mlle Dosne, à la tête d’une coquette fortune et véritable
vestale du culte du grand homme, décide en 1892 de faire bâtir
« une maison large, saine et riante » par Alfred Aldrophe, qui avait

37
reconstruit l’hôtel de Thiers incendié par la Commune, place Saint-
Georges. Cette demeure devait accueillir « des jeunes gens déjà
distingués par leur savoir et leur esprit », au début de leur carrière et
dont les recherches s’étendaient à la philosophie, à l’histoire et aux
sciences. Quinze pensionnaires devaient être accueillis sous l’égide
des cinq académies de l’Institut de France. Ils étaient logés, nourris,
blanchis pendant trois ans aux frais de la Fondation et libres de toute
contrainte, sauf la remise d’un rapport annuel sur leurs activités.
— Une vie digne de l’abbaye de Thélème !
— Oui, mais avec des conditions : avoir moins de vingt-cinq ans,
être célibataire et du sexe masculin.
— Mlle Dosne était machiste ?
— À l’époque, les filles faisaient des recherches moins poussées.
Il fallait être agrégé dans les disciplines littéraires et scientifiques ou
sortir d’une grande école, celle des Chartes par exemple, préparer
l’agrégation pour les juristes et les médecins.
— La barre était placée très haut.
— Mais aucun contrôle n’était exercé après l’admission, à l’excep-
tion d’un rapport où le pensionnaire exposait le résultat de ses re-
cherches. Le renouvellement se faisait par tiers tous les ans.
— Les conditions de vie étaient-elles spartiates ?
— Nullement : chambre spacieuse adjointe à un bureau et cabinet
de toilette, valet de chambre (eh oui !) pas toujours discret : j’ai héri-
té de celui de Michel Foucault, qui m’avait précédé ; il m’en a racon-
té sur Foucault dont le comportement l’horrifiait… mais je serai plus
discret que lui !
Une cuisinière préparait d’excellents repas pris en commun dans
une vaste salle à manger. Il y avait une belle bibliothèque et une
salle de billard qui accueillait, de mon temps, une télévision. Dans
l’ensemble, la nourriture était bonne et la cuisinière avait quelques
spécialités qu’elle mijotait dans les grandes occasions. Le directeur,
Georges Davy, qui avait fait passer l’agrégation à Sartre et à Simone
de Beauvoir, invitait à dîner les pensionnaires à tour de rôle avec ses
confrères de l’Institut. J’ai rencontré à sa table quelques illustres
membres de l’Académie française, dont Georges Duhamel.
Chaque année, Davy invitait à déjeuner le ministre de l’Éducation
nationale. Le repas était exécrable. J’ai compris d’emblée la raison

38
d’une telle indigence lorsque ce fut mon tour d’y assister. Il se com-
posait, ce jour-là, d’un pâté de poisson particulièrement riche en
arêtes. Je fis un effort surhumain pour les broyer, afin – toujours bon
élève – de ne rien laisser dans mon assiette. La serveuse – une étu-
diante de l’Alliance française – revint avec un deuxième pâté. Je re-
fusai poliment mais fermement. Elle parut navrée. Ce pâté était à la
fois l’entrée et le plat de résistance. On enchaîna avec une crème
Mont-Blanc gélatineuse à souhait et que surmontait une noix, une
unique noix qui alla dans l’assiette du ministre. Ce repas frugal – ô
combien frugal – achevé, Georges Davy exposa les conditions diffi-
ciles de la vie matérielle de la Fondation et formula le souhait d’une
augmentation de la subvention du ministère. Il insista sur la nourri-
ture insuffisante servie aux pensionnaires – le ministre venait d’en
avoir la preuve – et fit planer sur la tête des pensionnaires le spectre
de la tuberculose. On se serait cru à une représentation de La Dame
aux camélias. C’est le moment où, victime d’une arête, je fus saisi
d’une violente quinte de toux. Le ministre me regarda d’un air in-
quiet. Pensa-t-il qu’il aurait ma mort sur la conscience s’il n’augmen-
tait pas sa subvention ? Davy eut son augmentation. Ce vieux socio-
logue était vraiment très fort.
— Quelle était la finalité de la Fondation Thiers ?
— L’idée était de mettre en contact de jeunes chercheurs apparte-
nant à des disciplines différentes. Le recrutement était effectué par
une commission formée de membres de l’Institut : il a été brillant.
Parmi les anciens pensionnaires, citons les historiens Albert Ma-
thiez, Marc Bloch, Lucien Febvre, les philosophes Jacques Chevalier
(qui fut ministre de Pétain), René Le Senne, Jean Guitton, Henri
Gouhier, Michel Foucault, l’économiste François Simiand, le mathé-
maticien Paul Montel, les germanistes André François-Poncet et Al-
fred Grosser, René Étiemble (spécialiste de Rimbaud), les juristes
Joseph Barthélemy (autre ministre de Vichy), Maurice Duverger, Mi-
chel Villey, Olivier Martin, des hommes politiques comme Pierre Cot,
Jean Charbonnel ou Jean-Bernard Raimond. J’y ai croisé Pierre No-
ra et Marc Fumaroli, aujourd’hui l’un et l’autre à l’Académie fran-
çaise, Bruno Neveu qui fut élu à l’Académie des sciences morales et
politiques, Jean Gattegno, Philippe Sellier… Plusieurs de mes col-
lègues de la Sorbonne y avaient été pensionnaires.

39
— Quelle était l’atmosphère ?
— Les pensionnaires ne se rencontraient qu’aux déjeuners et aux
dîners. Les discussions étaient rarement politiques, malgré le
contexte algérien et la politique menée par le général de Gaulle.
J’étais l’un des rares à parler cinéma. Chacun était déjà un maître
dans sa spécialité et avait tendance à s’y enfermer. De là des
conversations du type « puis-je avoir le sel ? » ou « je trouve que
Georgette (la cuisinière) n’a pas assez fait cuire les petits pois ». Le
tutoiement était peu pratiqué.
Le bâtiment tenait du mausolée : froid, grandiose, plutôt écrasant.
L’un des pensionnaires, entré la même année que moi, en 1961,
s’est pendu quelques mois après son arrivée au son de la musique
de Frescobaldi. On ne s’en est aperçu que quelques jours plus tard
car on le croyait parti. Il s’appelait Jacques Terrier et était un spécia-
liste du linéaire A crétois, l’une des écritures que l’on n’a pas encore
réussi à décrypter. Je lui avais apporté mon expérience, modeste, de
chiffreur en Algérie. Terrier était digne de Poe, un vrai détective de
l’histoire. Les raisons de son geste n’ont jamais été élucidées. Une
malédiction crétoise, si l’on veut rester dans le domaine du policier ?
L’angoisse du chercheur ? Le sentiment qu’il n’atteindrait pas son
but ? Ou plus banalement un chagrin privé ? Un autre pensionnaire
s’était donné la mort quelques années auparavant.
— Il faudrait écrire l’histoire de la Fondation Thiers.
— D’autant qu’elle s’achève dans les années 1980. Les fonds de
Mlle Dosne victimes de l’inflation, l’Institut de France a pris à son
compte les dépenses, mais il a dû se résigner à vendre l’immeuble –
qui faillit être rasé – au club Saint-James. La Fondation Thiers, qui
s’était déjà ouverte aux femmes en 1978, a cessé d’avoir des pen-
sionnaires. Désormais, ce sont de simples détachements et les cher-
cheurs travaillent chez eux. Ils se retrouvent toutefois à l’occasion de
déjeuners organisés par l’Institut pour maintenir une certaine tradi-
tion. Mais l’esprit a changé.
— J’ai moi-même été pensionnaire de la Fondation Thiers (le titre
est resté après la disparition de la « pension »). Les rencontres men-
suelles entre jeunes chercheurs d’horizons variés perpétuent l’esprit
interdisciplinaire, humaniste. Nous invitions pour ces déjeuners à
l’Institut de France des personnalités que nous n’aurions sans doute

40
jamais pu rencontrer ailleurs. Il est très important que l’Institut de
France conserve cette possibilité de choisir des jeunes chercheurs
et de les aider au début de leur carrière : c’est, à mon avis, l’une des
missions des académies qui composent l’Institut – comparable à
celle qui consiste, chaque année, à attribuer des dizaines de prix à
des thèses ou à des ouvrages sur toutes sortes de sujets.
— Placé sous l’égide d’une commission de l’Institut à laquelle j’ai
appartenu, le recrutement est resté aussi brillant. Mais une certaine
discrétion continue à entourer la Fondation Thiers, inconnue du
grand public.
— Que devenez-vous au sortir de la Fondation Thiers ?
— J’ai obtenu une année de détachement au CNRS, puis j’ai été
élu à la 4e section de l’École pratique des hautes études à la Sor-
bonne, en 1965, très jeune donc, sans être passé par l’enseigne-
ment primaire de l’assistanat des facultés. Je dois cette élection à
Michel Fleury, un maître exceptionnel. J’avais suivi son enseigne-
ment sur l’histoire de Paris à l’École des hautes études et soutenu,
parallèlement à ma thèse de doctorat d’État, une thèse sous sa di-
rection : La Préfecture de police sous la monarchie de Juillet. Depuis
Les Enfants du paradis de Carné, on connaît le boulevard du crime,
Lacenaire et Vidocq, auteurs de mémoires qui rencontrèrent en leur
temps un grand succès. Mais on avait négligé la Préfecture de po-
lice, dirigée sous Louis-Philippe par Vivien, Gisquet et Delessert.
C’est l’époque où sont créés les sergents de ville, où se multiplient
les agents secrets souvent aux limites de la légalité. Balzac évoque
de façon magistrale ce monde policier dans Splendeurs et misères
des courtisanes.
À partir de ce qui reste des archives de la Préfecture de police
(elles ont brûlé en 1871), j’avais reconstitué cet univers de façon ri-
goureuse. Michel Fleury se passionna pour mon travail et me prit en
affection. Il me proposa de postuler à une direction d’études qui se-
rait intitulée « Histoire du premier Empire ». Il prit ma campagne en
main. À la Sorbonne, on est élu par ses pairs. J’obtins la majorité,
malgré une liste encore réduite de travaux. Mais on voulait des cher-
cheurs jeunes et non des érudits en fin de carrière. Jean Favier fut
élu en même temps que moi. J’étais désormais à la Sorbonne.

41
Michel Fleury, grand historien de Paris – une plaque évoque son
souvenir au musée Carnavalet –, est probablement le maître le plus
fascinant que j’aie rencontré. Sorte de Porthos doté de la verve de
Léon Daudet, d’une immense culture, connaissant tous les im-
meubles de Paris, archéologue génial (c’est lui qui mena les fouilles
du Louvre et de Bercy), mais aussi prosopographe émérite, il a mar-
qué toute une génération et réveillé une École pratique des hautes
études un peu engourdie.
Cette école était une création du second Empire et plus précisé-
ment de Victor Duruy. Les cours de faculté se faisaient ex cathedra,
du haut d’une chaire, sans rapports directs entre le professeur et
l’étudiant, sauf le jour de l’examen. Influencé par l’enseignement dis-
pensé alors en Allemagne, Victor Duruy voulut rapprocher l’ensei-
gnant de l’enseigné dans ce qu’on appelait des « séminaires ». Au-
tour d’une même table, professeur et élèves étaient placés sur un
pied d’égalité : le maître n’assenait pas des vérités, il expliquait sa
méthode avant de donner les résultats de ses recherches que les
disciples pouvaient discuter. Au mot de « séminaire » fut préféré ce-
lui de « conférence ».
Le décret impérial du 31 juillet 1868 créait à la Sorbonne une
École pratique des hautes études ayant pour but de « placer à côté
de l’enseignement théorique les exercices qui peuvent le fortifier et
l’étendre ». Cette école était divisée en quatre sections : mathéma-
tiques ; physique et chimie ; histoire naturelle et physiologie ;
sciences historiques et philologiques. En 1886, la suppression des
facultés de théologie entraîna la création d’une cinquième section :
sciences religieuses. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1947,
Fernand Braudel et Charles Morazé, qui appartenaient à la section
des sciences historiques, firent créer une sixième section tournée
vers les sciences économiques et sociales. Elle devint indépendante
par la suite.
La caractéristique de l’École était d’admettre tous les étudiants
sans condition d’âge, de diplôme ou de nationalité, mais après une
simple vérification de leur aptitude. Le nombre des directions
d’études avait été longtemps limité. Celles-ci étaient souvent l’anti-
chambre du Collège de France et avaient un caractère vieillot, mal-

42
gré la succession de grands savants : Boissier, Monod, Maspero,
Gaston Paris… L’Histoire s’y arrêtait en 1610.
— Donc bien avant Napoléon…
— Michel Fleury a obtenu des créations de postes et modernisé
les enseignements. Il a rajeuni le recrutement. J’ai profité de ce re-
nouveau. Au début, j’eus quatre auditeurs dont deux réalisèrent sous
ma direction des ouvrages remarqués. Puis le nombre s’accrut. On
en arriva, vers 1990, à près de cent, tant cet enseignement plus ac-
cessible que d’autres (l’araméen, le copte, l’archéologie de l’Eu-
phrate…) était couru. C’était un autre aspect de l’histoire de Napo-
léon qui était envisagé, loin des anecdotes alors en vogue dans les
ouvrages destinés au grand public.
— Cent, c’est beaucoup !
— C’était trop. La salle n’était pas assez grande. Certains audi-
teurs se tenaient dans le couloir et je devais forcer la voix car il n’y
avait pas de micro. Je fus critiqué. Mais il y avait beaucoup de per-
sonnes âgées pour qui ces « conférences » étaient un moyen de
s’entretenir intellectuellement et dont le niveau était élevé. Pouvais-
je les chasser ? Le vendredi, de 14 à 16 heures, c’était pour eux
comme une liturgie, une fête. Ils poursuivaient le débat au Balzar, la
brasserie de la rue des Écoles, et attendaient avec impatience le
vendredi suivant.
Un nombre important de travaux (Les Blessés dans les armées
napoléoniennes par le docteur Lemaire, Barante par le docteur De-
nis, Milan, capitale napoléonienne par Alain Pillepich, Sémonville par
Jacques Parent7…) sont sortis de ces conférences.
J’aurais pu limiter mon activité à l’École pratique des hautes
études, mais, devenu docteur ès lettres avec ma thèse sur Paris et
son administration (1800-1830), je fus tenté de passer à la Faculté et
de s’adresser à un public plus jeune. Le cumul était possible avec
les hautes études.
En mai 1968, l’enseignement supérieur avait explosé. Sur les
ruines de la vieille faculté des lettres s’étaient créées les universités
Paris-I, Paris-III et Paris-IV. Paris-I avait regroupé les enseignants de
gauche, Paris-IV ceux de droite. Jean Favier, devenu le patron des
historiens de Paris-IV, m’avait fait signe comme guest star en 1971.
Je donnais un cours de Deug sur la Révolution et l’Empire. Je fus

43
élu par la suite comme professeur titulaire. Là encore, je dus faire
face à des amphithéâtres remplis à ras bord, ce qui suscita l’irritation
de certains collègues.
— J’ai été votre élève. Il était souvent difficile d’entrer et de s’as-
seoir dans l’amphi Guizot, à la Sorbonne, et dès le premier cours on
comprenait que la foule n’était pas venue pour admirer la fresque La
Grèce se dévoilant à la Science au-dessus du tableau noir… Je suis
ensuite devenu votre assistant, huit années durant, et c’était un réel
bonheur. Les étudiants étaient tellement conquis par le cours magis-
tral qu’assurer les travaux dirigés dans ces conditions était un luxe
exceptionnel… J’en ai gardé la conviction – peut-être naïve, mais
juste pourtant – que nous devons faire en sorte, autant que possible,
que nos étudiants soient heureux d’étudier. C’est ainsi que peuvent
naître des vocations d’enseignants et d’historiens.
— Le succès tenait peut-être à la période étudiée, qui a toujours
passionné le public, à mes passages à la télévision et à mon livre
sur Napoléon que les étudiants, un peu avant l’examen, venaient me
faire dédicacer dans l’amphithéâtre, convaincus qu’ils achetaient ain-
si leur succès. Au cours d’un oral, une étudiante très « boat people »
et dont la prestation n’avait guère été enthousiasmante sort de son
sac ce Napoléon et me le tend pour une signature. Mon cœur fond.
J’ouvre le livre et je découvre une étiquette : « Joseph Gibert, occa-
sion. » C’était touchant. Tant pis pour mes droits d’auteur !
Entre 1971 et 2003, date de ma retraite, j’ai compté jusqu’à cinq
cents étudiants par an. Une grande partie fut reçue. Dans combien
de dîners en ville la maîtresse de maison ne m’a-t-elle annoncé :
« Ma fille a été votre élève. » Moment d’angoisse. « Et elle a été re-
çue ?
— Oui, reprenez un peu de ce paleron braisé. » Ouf !
Un Tunisien qui s’était égaré à l’École pratique des hautes études
et que j’avais aidé pour l’obtention de ses papiers décida de passer
la licence. À l’issue des épreuves, au moment de la délibération,
mon assistant annonça qu’il avait un zéro à l’écrit. Étonné, j’en de-
mandai la raison. L’assistant m’expliqua qu’il avait ainsi commencé
sa copie : « Les Français voulaient la mort de Louis XVI et en effet
ils l’ont pendu. » Je ne pus faire comprendre à l’étudiant l’importance
de cette erreur. Pour lui, c’était comme s’il avait écrit que tel vizir

44
avait été empalé alors qu’il eut la tête tranchée. La symbolique de la
mort de Louis XVI lui échappait, preuve des limites de l’intégration.
— Vous avez aussi enseigné à l’Institut d’Études politiques de Pa-
ris.
— J’ai partagé pendant plusieurs années un cours d’histoire de
l’administration française avec Guy Thuillier, conseiller maître à la
Cour des comptes et directeur à l’École pratique des hautes études.
Plusieurs de nos élèves ont été reçus à l’Ena grâce à ce cours. Je
passais des films comme Messieurs les ronds-de-cuir, adaptation
d’Yves Mirande, ou Promotion canapé et j’apprenais à mes étudiants
à fabriquer des fausses citations pour donner du piment à leur copie.
Par exemple : « La gauche est une droite qui s’ignore », attribué à
René Rémond. De Confucius à Raymond Aron, le champ des
fausses citations est vaste !
C’était un cours décontracté qui, par contraste avec celui de Guy
Braibant en droit administratif, très austère, remporta un grand suc-
cès.

45
5

L’Académie des sciences morales et


politiques
Comment devient-on académicien ? – Les sciences morales et poli-
tiques. – Adversaire de René Rémond. – La campagne à Paris et en
banlieue. – Enfin l’habit vert !

YVES BRULEY : Professeur à l’université de Paris-IV et à l’Institut


d’études politiques, directeur d’études à l’EPHE, vous n’aviez plus
qu’à obtenir votre bâton de maréchal, indispensable pour un spécia-
liste de l’Empire : l’Institut de France.

JEAN TULARD : Dès mon mémoire de maîtrise, Marcel Dunan,


qui siégeait à l’Académie des sciences morales et politiques, m’avait
prédit que j’y entrerais. Je pense qu’il avait rêvé que je lui succède,
mais j’étais bien trop jeune à sa mort.
— Comment devient-on candidat ?
— Il vaut mieux être sollicité par des académiciens que s’y pré-
senter de sa propre initiative. Et encore faut-il savoir interpréter ce
type de sollicitation. Jacques Soustelle, puis Maurice Rheims et en-
fin Jean Dutourd m’ont invité à me présenter à l’Académie française.
J’ai toujours décliné, n’étant pas certain d’avoir le profil pour le fau-
teuil laissé vacant. J’étais trop universitaire et pas assez connu.
— En revanche, l’Académie des sciences morales et politiques
vous convenait mieux.

46
— Formée de cinquante membres, c’est une académie à sec-
tions : philosophie, morale et sociologie, législation, économie poli-
tique, histoire et géographie… De là, la difficulté d’y entrer si l’on
n’est pas un spécialiste. Et chaque section n’a qu’un nombre limité
de fauteuils. Moins célèbre et moins ancienne que l’Académie fran-
çaise sous la coupole de l’Institut, elle a compté parmi ses membres
Talleyrand, d’anciens présidents de la République, Thiers, Millerand,
Coty, des historiens aussi illustres que Tocqueville et Michelet, tout
ce qui a compté en philosophie, des idéologues à Bergson, de Lévy-
Bruhl à Bachelard, de Victor Cousin à Raymond Aron, ainsi que les
plus brillants économistes et juristes.
Bien que supprimée en 1803 par Bonaparte pour « mauvais es-
prit », mais heureusement rétablie par Guizot en 1832, elle a ac-
cueilli les meilleurs spécialistes de Napoléon. J’y avais donc une
place.
— Il faut savoir attendre avant d’y entrer.
— On est venu me chercher à la mort de Mgr Jean Leflon, en
1980. René Rémond, grand spécialiste de l’histoire politique, avait
posé sa candidature. Mais les juristes et l’aile droite de l’Académie,
qui gardaient un mauvais souvenir de sa présidence à l’université de
Nanterre, lui étaient hostiles et cherchaient un autre candidat. Chau-
nu s’était défilé. On pensa à moi car Mgr Leflon avait été un spécia-
liste de l’histoire religieuse de la Révolution et de l’Empire. J’avais
donc une certaine légitimité à lui succéder. J’acceptai la proposition
de Bernard Chenot, secrétaire perpétuel de l’Académie et d’Édouard
Bonnefous, chancelier de l’Institut, deux « poids lourds ». Mais la
partie était rude.
— Comment votre campagne s’est-elle passée ?
— Il faut faire visite à chaque académicien : or, parti tard, je ne
disposais que d’un temps limité. Ce fut une course de vitesse, avec
quelques ratages. L’un des académiciens m’avait fixé, sauf erreur,
un rendez-vous précis avenue Roger-Salengro, à Châtenay-Malabry.
Ayant repéré la rue sur un plan, j’arrivai devant un pavillon sordide
où un féroce chien-loup montait la garde. Étonné, je sonnai. Parut un
homme en gilet de corps qui n’avait rien du philosophe distingué au-
quel je rendais visite. Je m’expliquai avec lui, soulignant que, pour-
tant, j’étais bien au bon numéro de la rue Roger-Salengro… Oui,

47
mais j’étais à Antony, une commune voisine. Beaucoup de municipa-
lités ont leur rue Roger-Salengro, mais je m’étais trompé de munici-
palité ! Le temps de reprendre mes esprits, j’arrivai trop tard au ren-
dez-vous à Châtenay-Malabry. Une voix de perdue !
Quelques jours plus tard, j’arrive en avance au domicile du grand
rabbin Kaplan. Je fais les cent pas en attendant et je suis repéré par
les agents qui gardaient son immeuble par crainte d’un attentat. Me
voilà appréhendé : je me justifie en montrant mes papiers. J’étais en
avance, me voilà en retard ! La voix du grand rabbin ira à Rémond.
Sans compter les déceptions : les académiciens sur lesquels on
compte et dont on découvre qu’ils ne voteront pas pour vous. Ce fut
le cas d’un économiste, ami de Marcel Dunan. En évoquant la mé-
moire de ce dernier, je comptais m’assurer son vote. J’entrai dans
son bureau : je découvris un immense crucifix sur le mur. C’était un
mauvais présage, vu la réputation d’historien catholique de René
Rémond. L’économiste me demanda d’emblée pourquoi j’étais can-
didat à l’Académie. Je lui répondis que ce serait pour moi un im-
mense honneur que de pouvoir siéger aux côtés de gens aussi
illustres. Il me coupa, affirmant : « Il n’y a dans cette académie que
des médiocres ! » Je protestai : « Mais vous, maître, qui avez
écrit… » Et là, la panne sèche. Impossible de citer un titre dans une
œuvre que je n’avais au demeurant jamais lue. Je fis un geste d’im-
puissance que le maître interpréta comme une approbation de sa
médiocrité. Encore une voix de perdue.
Au rayon des économistes, je fis visite à Maurice Allais, qui me re-
çut à l’École des mines. L’illustre Prix Nobel examina la liste de mes
livres et, avec un flair d’économiste, pointa les plus coûteux qu’il me
demanda de lui adresser. N’en possédant souvent qu’un exemplaire,
je dus me ruiner pour les acheter. Et je suis certain qu’Allais n’a pas
voté pour moi. Peut-être Gibert ne les lui avait-il pas rachetés au prix
escompté ? C’était après tout un bon critère pour juger de la valeur
marchande du futur académicien.
Le comble fut l’exigence formulée par un académicien, impotent et
ne prenant donc pas part au vote, que je lui rende quand même vi-
site à Chantilly, me faisant perdre un après-midi ! J’ai compris pour-
quoi des historiens qui avaient leur place à l’Académie, comme le

48
père Guillaume de Bertier de Sauvigny ou Louis Chevalier, avaient
abandonné en cours de route.
— Quel fut le résultat de l’élection ?
— Il fut surprenant. Au cinquième et dernier tour, René Rémond
eut dix-neuf voix, moi-même dix-huit. Il en fallait vingt pour être élu.
C’était une élection blanche.
René Rémond eut sa revanche. Il fut élu à l’Académie française.
Quant à moi, j’attendis plus de douze ans avant de faire un nouveau
tour de piste, preuve que ma « fièvre verte » n’était pas trop virulente
ou que je savais attendre le moment opportun. Je fus enfin invité par
mes anciens partisans, du moins ceux qui vivaient encore, à poser
ma candidature à la succession de Roland Mousnier, professeur à la
Sorbonne et historien des institutions de l’Ancien Régime. Il fallut re-
partir en campagne, mais cette fois l’expérience me servit. Une
seule erreur : deux escaliers partant du hall d’entrée de l’immeuble
d’un académicien. J’interroge la gardienne qui me parle une langue
à laquelle je ne comprends rien. Je prends l’escalier de droite, c’était
celui de gauche qu’il fallait emprunter. Une voix perdue, mais peut-
être pas car le retard était minime.
L’élection eut lieu le 16 mai 1994. Il y avait six candidats et un fa-
vori, mon collègue de Paris-IV François Crouzet. La section d’his-
toire le classa premier et me relégua à la dernière place, sous l’in-
fluence de Pierre Chaunu, élu dans l’intervalle après s’être refusé à
affronter Rémond. Je passai au premier tour avec vingt voix, ces fa-
meuses vingt voix que n’avait pu atteindre Rémond douze ans aupa-
ravant. J’avais à mon tour ma revanche.
Mais je vois que vous souriez. Je raconte ces élections comme s’il
s’agissait de l’Iliade ou d’Austerlitz. Si l’enjeu est dérisoire, le génie
machiavélique de l’homme s’y donne libre cours, plus peut-être que
dans d’autres circonstances, la politique exceptée.
— Quelle fut votre réaction à l’annonce de votre élection ?
— Lorsque je me suis retrouvé dans les séances de l’Académie,
siégeant entre Raymond Barre et Pierre Messmer, j’ai compris que
le bon élève de Neuvy-sur-Loire et d’Albi venait de recevoir son plus
prestigieux prix d’excellence.

49
DEUXIÈME PARTIE

LE MÉTIER D’HISTORIEN

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6

Qu’est-ce que l’histoire ?


Entre philosophie et érudition. – La vision romantique de l’Histoire. –
De l’École des chartes à l’École pratique des hautes études. – Le
positivisme, ultime métamorphose de Clio ? – Marx contre la Sor-
bonne. – Vive le positivisme !

YVES BRULEY : Nous allons aborder votre métier, celui d’histo-


rien, ses droits et ses devoirs. Mais peut-être faudrait-il d’abord défi-
nir ce qu’est l’histoire.

JEAN TULARD : L’histoire est à la fois une science et un genre lit-


téraire. L’historien est un chercheur et un écrivain.
Comme je l’ai écrit il y a un quart de siècle dans L’Année sociolo-
gique, sous l’Ancien Régime l’histoire n’existait pas en tant que disci-
pline autonome, elle se partageait en deux courants. Premier cou-
rant : l’érudition des antiquaires, dont l’acte fondamental est en 1681
le Re Diplomatica de Mabillon. Érudition religieuse – comment s’en
étonner dans une société imprégnée de christianisme ? –, l’érudition
des actes des saints, de la patristique, de la Gallia christiana… Une
variante : l’érudition robine, qui vise à archiver toutes les sources ju-
ridiques pour établir un corpus de droit public.
Puis naît un autre courant : l’histoire philosophique, qui s’éloigne
des vieilles chartes et des chroniques anciennes pour prendre de la
hauteur. L’histoire désormais doit se décliner au présent, elle est fon-
dée sur le mythe du progrès. Ainsi, chez Montesquieu, les Considé-
rations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur déca-

51
dence doivent fournir des exemples pour la démonstration de L’Es-
prit des lois. Le courant philosophique considère la conception éru-
dite de l’histoire comme obsolète. Il entend dégager des leçons pour
le temps présent et regarde l’érudit comme poussiéreux et ridicule.
Déjà La Bruyère avait moqué Hermagoras.
— Au fond, l’histoire évolue avec le temps, elle s’adapte aux nou-
velles réalités d’une société qui bouge.
— Survient en effet la Révolution. Elle revêt un double aspect :
d’une part, un refus du passé par les destructions d’archives pu-
bliques et surtout privées (les fameux droits féodaux). C’est la table
rase, la condamnation de l’ancien. Le vandalisme révolutionnaire
veut avant tout une rupture totale, surtout avec le christianisme.
Mais la Révolution développe aussi un sentiment de la fuite du
temps, de la fragilité des choses, inconnu auparavant et qu’ex-
pliquent les circonstances. De là une curiosité nouvelle du passé qui
englobe non plus seulement les grands hommes ou les institutions,
mais aussi la civilisation.
— C’est ainsi que Chateaubriand voit désormais l’histoire.
— Vous pensez à un texte fameux : « Maintenant l’histoire est une
encyclopédie : il y faut tout faire entrer, depuis l’astronomie jusqu’à la
chimie, depuis l’art financier jusqu’à celui du manufacturier, depuis la
connaissance du peintre, du sculpteur et de l’architecte jusqu’à la
science de l’économiste8. » L’histoire romantique est née, une his-
toire qui reprend celle des philosophes en élargissant le champ et
qui entend, elle aussi, dégager des leçons, sinon des lois. Ni Guizot,
ni Michelet, ni Thiers, ni Tocqueville ne veulent être neutres. L’idée
d’objectivité est étrangère aux historiens nés en 1800 et 1830.
— Que devient l’érudition ?
— En réalité, le romantisme qui enterre les historiens d’avant 1789
favorise un retour de l’érudition. En 1821 est fondée l’École des
chartes. Le mot même de « charte » a un parfum vieillot qui renvoie
aussi à la Charte octroyée par Louis XVIII en 1814.
— Une école qui existe encore aujourd’hui.
— Et dont le prestige, jusqu’aux récentes réformes, a été très
grand. Ma mère rêvait de m’y voir, mais je n’avais pas fait d’alle-
mand. La paléographie, voilà un excellent exercice pour un détective

52
de l’histoire. En tout cas, la création de cette école a ressuscité la
passion du document.
— L’Allemagne du XIXe siècle a porté une grande tradition d’his-
toire érudite. À quel moment s’est-on tourné vers elle ?
— Après Sedan, la France s’est remise en cause. Elle avait été
vaincue par l’Allemagne. Pourquoi ? On a découvert les méthodes
pédagogiques d’outre-Rhin. Barrès, dans L’Appel au soldat, évoque
les « séminaires » allemands où les maîtres travaillent devant les
élèves et les associent à leurs recherches. Il souligne la valeur
exemplaire de ce travail mené « par un homme absolument désinté-
ressé qui ramasse tous les documents, contrôle leur authenticité,
pèse leur poids moral, et de tâtonnements en tâtonnements, circons-
crit toujours son enquête jusqu’à toucher enfin, par la plus délicate
approximation, le point névralgique9 ».
— C’est l’École pratique des hautes études !
— En effet, sous le second Empire, Victor Duruy avait anticipé cet
engouement pour les méthodes allemandes en créant sur le modèle
germanique l’École pratique des hautes études.
— Vous y avez enseigné longtemps.
— De 1965 à 2002. C’était passionnant. Un sujet était choisi. À
partir des documents passés au crible, on montrait comment on en
arrivait à une connaissance plus ou moins parfaite du sujet.
— Mais dans ce séminaire, autour du professeur appelé « direc-
teur d’études », les étudiants nommés « auditeurs » ont voix au cha-
pitre.
— Les auditeurs pouvaient poser des questions et même critiquer
le maître en proposant d’autres solutions. Au début, j’avais trois ou
quatre auditeurs : Umberto Todisco, qui a publié une remarquable
étude sur le personnel de la Cour des comptes au XIXe siècle ; Ri-
gal, qui s’intéressait aux pharmaciens de Napoléon ; et Bertrand
Desgrey, qui a soutenu une thèse sur Montalivet, ministre de l’Inté-
rieur. Ils avaient un autre métier mais désiraient faire des recherches
historiques et avaient besoin d’acquérir une méthode.
— D’ailleurs, l’École pratique des hautes études n’exigeait aucun
diplôme.

53
— Non, l’École était ouverte à tous. Certains de mes élèves, grâce
au diplôme que délivrait l’École après soutenance d’une thèse, ont
pu améliorer une situation subalterne.
— Avec la fondation de l’École pratique des hautes études, nous
sommes à la fin du second Empire. Surviennent la République et de
nouvelles métamorphoses de Clio.
— Sous la IIIe République, c’est Camille Jullian qui impose le culte
du document. Il a publié une anthologie des historiens français du
XIXe siècle qu’il a fait précéder d’une préface où il pose les fonde-
ments de ce qu’on appellera – en y introduisant une nuance péjora-
tive – l’histoire positiviste.
— Le document est placé au centre de la méthode de l’historien.
— Première base du travail historique : la lecture du document.
Sans document, affirme Jullian, pas d’histoire. La lecture du docu-
ment doit se faire « sans préjugé, sans colère, sans idée ni passion
préconçues 10 ». C’est le contraire de la conception romantique d’un
Michelet. Il faut lire tous les documents et n’accorder qu’à eux sa
confiance. Une confiance que viendra tempérer un solide esprit cri-
tique. Car il est indispensable de faire la critique du document, de
vérifier son authenticité (papier, écriture…) et d’étudier la constitution
de la phrase. Je cite Jullian car il va très loin : « Il convient de définir
chacune des expressions et d’en arrêter le sens, non pas d’une ma-
nière générale, mais en regard de l’époque précise où les textes ont
été écrits. On ne séparera jamais le texte du contexte, c’est-à-dire
de ce qui précède et de ce qui suit : on le replacera dans la pensée
de l’auteur et l’on ne lui fera dire que ce que l’auteur a voulu
dire11. »
Voilà de l’hypercritique reprise dans l’Introduction aux études his-
toriques de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos12 : la lec-
ture et la critique des textes forment la première partie du travail his-
torique. C’est l’analyse. Ensuite, il faut grouper les documents et tirer
de leur concordance une conclusion. C’est la synthèse. Avant de
conclure, il faut longuement hésiter, être sûr de son interprétation.
— Cette Sorbonne de Langlois et de Seignobos était encore celle
que vous avez connue étudiant.

54
— Bien sûr. À l’époque, Pierre Renouvin analysait ainsi les docu-
ments de la Première Guerre mondiale. Il était d’une grande rigueur.
J’avoue que cette méthode m’a convaincu. Dans mes ouvrages his-
toriques, je lui ai été toujours fidèle. C’était la méthode de celui qui a
dirigé mon mémoire de maîtrise, Marcel Dunan.
— Mais c’est à ce moment qu’a été lancé l’assaut contre l’histoire
positiviste. Il faut dire qu’ils avaient prêté le flanc à la critique…
— Les positivistes ont sans doute eu trop tendance à regarder les
événements par le petit bout de la lorgnette. En imposant le cadre
étroit de la critique du document, l’école des Alfred Rambaud, Lan-
glois et autres Seignobos ne pouvait que susciter une réaction. Déjà
Jean Jaurès, pourtant normalien et formé par l’université, avait pro-
testé en dirigeant une histoire « socialiste » de la France de 1789 à
1900, histoire populaire et engagée qui ouvrait des perspectives sur
la vie quotidienne des classes populaires, jusqu’alors négligée au
profit des grands hommes.
— Est-ce l’intrusion de la sociologie dans le domaine historique ?
— En effet, la sociologie fut appelée à jouer un rôle décisif dans
les nouvelles conceptions de l’histoire. Furent surtout appelés en
renfort Émile Durkheim et la sociologie allemande. Désormais, l’his-
toire s’interrogeait sur les faits sociaux, la foule, les masses, les mé-
canismes de la division du travail… Il y avait volonté de découvrir
des lois générales qui donnent un sens au comportement particulier.
— L’école positiviste a-t-elle réagi ?
— Bien sûr ! L’historien de la Révolution Albert Mathiez a pourfen-
du les prétentions de la sociologie, « cette nouvelle science qui pré-
tend absorber toutes les autres et qui s’intitule sociologie. Cette so-
ciologie plane sur les nuées13 ».
— C’est alors que Marx est appelé à la rescousse.
— Son audience était faible dans les problèmes de méthodologie
historique avant 1940. Elle devient forte dans la période 1945-1960.
Tout alors est condamné qui ne se rattache pas au marxisme. Et il
faut avouer que certaines grilles de lecture des événements sont
très séduisantes à la lumière de la lutte des classes.
— Lesquelles ?
— Ainsi l’interprétation des origines économiques et sociales de la
Révolution française. Je l’ai souvent utilisée dans mes cours et dans

55
mes livres. En schématisant : la Révolution commence par une mau-
vaise récolte. Le paysan, qui doit continuer à payer les droits féo-
daux, n’a plus d’excédent négociable ; il a juste ce qu’il faut pour se
nourrir et assurer les nouvelles semences. Quand le colporteur venu
de la ville vient lui proposer des objets de l’artisanat urbain, il ne peut
les acheter. La fermeture du marché rural frappe durement l’indus-
trie, d’autant que les milieux urbains confrontés à la cherté du pain –
sinon à la disette – ont eux aussi tendance à réduire leur consom-
mation en objets non indispensables. Le chômage frappe les fau-
bourgs ouvriers. Du coup, la misère née du chômage se répand
dans les villes et crée une solidarité plus ou moins consciente avec
les campagnes durement frappées par la mauvaise récolte.
En face, la crise profite à ceux qui touchent des rentes fixes en na-
ture (droits féodaux, dîmes) dont la valeur décuple en raison de la
rareté. Disposant de stocks, ils peuvent laisser monter les prix en dif-
férant leurs ventes pour obtenir d’énormes bénéfices. Ils sont donc
accusés de pressurer le peuple des campagnes et d’affamer celui
des villes. Ce sont les nobles et le clergé. Contre eux, le tiers état
(paysans, bourgeois et prolétariat urbain) fait donc bloc. Victime de
la crise financière, le roi n’est plus capable de jouer les arbitres. Tout
est réuni pour une révolution.
— Ce schéma marxiste fonctionne-t-il toujours ?
— Il fonctionne au XIXe siècle, où le facteur économique est dé-
terminant – avec, bien sûr, des aménagements.
— Le marxisme a-t-il favorisé l’avènement de l’école des Annales,
qui accorde la primauté à l’histoire économique et sociale, au détri-
ment d’une histoire événementielle ?
— Incontestablement. Mais cet avènement traduit seulement un
changement dans le choix des sujets. Il ne peut récuser la méthode
positiviste : la nécessité du document, l’obligation d’une source fiable
et le devoir de la citer.
— Il y a élargissement des sujets et des sources, mais la rigueur
doit être la même que précédemment. Vous continuez donc à vous
réclamer de l’histoire positiviste, même si vous ne vous êtes pas
contenté de la biographie ou de l’histoire bataille.
— Je suis un sorbonnard.

56
7

De L’Anti-Napoléon au Grand Empire


Un premier livre loin de Napoléon. – L’Anti-Napoléon. – Comment on
devient spécialiste de Napoléon. – Historien de Paris. – Frédéric-Du-
pont et Michel Fleury. – Une œuvre napoléonienne.

YVES BRULEY : Nous venons de définir le champ de l’histoire, un


champ immense, celui des civilisations. Mais l’historien universitaire
a un domaine de recherche précis, dont il ne s’éloigne pas ou guère
pour vagabonder dans d’autres périodes. Or votre premier livre est
une histoire de la Crète.

JEAN TULARD : En Algérie, je suis passé à côté de la guerre, en-


fermé dans un état-major à chiffrer et déchiffrer des messages sans
en voir l’environnement. C’est au retour, après le putsch manqué de
Salan, que le problème algérien s’est posé à moi. Il me semblait que
la solution résidait dans la partition. Il y avait un précédent : Chypre
partagée entre Grecs et Turcs. J’ai beaucoup lu sur Chypre et j’ai
proposé à Pierre Angoulvent, le patron des Presses universitaires de
France, de rédiger un « Que sais-je ? » sur cette île. À la lecture de
mon projet, il a accepté d’enthousiasme et m’a envoyé un contrat.
Deux mois plus tard, il s’excusait : il y avait déjà un Chypre en pré-
paration. Il me suggéra la Crète pour me dédommager. Je n’ai pas
réfléchi : j’ai accepté.
L’ennui, c’est que la partie la plus importante correspondait à l’An-
tiquité : les civilisations minoenne et mycénienne, encore pleines de
mystère, notamment celui de l’écriture. Le linéaire A venait d’être dé-

57
chiffré par Michael Ventris, ancien décrypteur de la RAF, selon une
méthode digne de Sherlock Holmes. Pour le linéaire B et pour m’y
retrouver dans la chronologie crétoise entre le minoen ancien, le mi-
noen moyen et le minoen récent, j’ai bénéficié des conseils d’un
brillant helléniste, Jacques Terrier. Pas suffisamment, hélas, puis-
qu’au moment où il allait peut-être trouver une clé pour le linéaire B,
quelques mois à peine après son entrée à la Fondation Thiers, il
s’est donné la mort.
Paru en 1962, ce petit livre a été bien accueilli, alors que je n’étais
pas un spécialiste. J’ai même eu droit à un article très favorable de
Pierre Vidal-Naquet dans les Annales. Il a été réédité en 1969, attei-
gnant vingt mille exemplaires. Son succès est venu de sa clarté, due
peut-être à une simplification imprudente des problèmes posés aux
archéologues.
— Vos livres suivants ont porté sur Napoléon : une édition des
Bulletins de la Grande Armée dans la collection 10-18, des pages
choisies du voyage d’Alexander von Humboldt en Amérique latine
dans une collection patronnée par Raymond Aron, et surtout L’Anti-
Napoléon dans la collection « Archives ».
— Tous ces ouvrages m’avaient été commandés pendant mon sé-
jour à la Fondation Thiers. Celui qui eut le plus de retentissement fut
L’Anti-Napoléon. C’est Pierre Nora, que j’avais connu à Louis-le-
Grand, retrouvé à l’agrégation puis à la Fondation Thiers, qui m’avait
demandé un livre pour la collection qu’il lançait : « Archives ». Très
brillant, au début d’une carrière qui allait le conduire à l’Académie
française, il avait conçu une collection de poche qui, entre érudition
scientifique et littérature historique, visait à publier les sources de
notre Histoire, à mettre le lecteur en contact direct avec les docu-
ments, mais à la faveur d’un montage qui en rende la lecture at-
trayante.
Je fis gracieusement un numéro zéro sur les attentats contre Na-
poléon, intitulé Mort au tyran. Finalement, il ne fut pas retenu et ce
fut en 1963 L’Anti-Napoléon. À travers libelles anonymes, pamphlets
divers et réfutations se dessinait un portrait en creux de Napoléon,
tel que ses ennemis avaient voulu l’imposer entre 1800 et 1840. Une
légende noire, en quelque sorte. Je pris grand soin d’indiquer qu’il
s’agissait de l’étude d’un courant antinapoléonien. L’ouvrage suscita

58
des réactions diverses, défavorables dans les milieux napoléoniens
ou inattendues de la part de lecteurs sur lesquels je ne comptais
pas. Ainsi, Paul Morand m’écrivit de Vevey pour me féliciter d’avoir
visé de Gaulle à travers Napoléon, ce qui n’était pas mon intention.
Mais je ne l’ai pas détrompé.
— Peut-être avait-il confondu L’Anti-Napoléon avec Le Coup
d’État permanent de François Mitterrand 14, sorti presque en même
temps ! Quoi qu’il en soit, vous voilà orienté vers Napoléon.
— C’était logique. J’avais rédigé un mémoire de maîtrise sur la
Préfecture de police sous le Consulat et l’Empire dirigé par Marcel
Dunan et, après l’agrégation, celui-ci m’avait embauché pour m’oc-
cuper de la Revue de l’Institut Napoléon, une fonction qu’avait occu-
pée Alain Decaux lui-même. Malgré Mai 68, le bicentenaire de la
naissance de Napoléon ne manqua pas d’allure. Jean Mistler, de
l’Académie française, m’engagea chez Hachette pour l’aider à
mettre au point un très beau livre en deux tomes, Napoléon et l’Em-
pire. Cette histoire du Consulat et de l’Empire réunissait de brillantes
signatures, d’André Maurois à René Huyghe, sans parler de Marcel
Dunan et de tout ce qui comptait alors dans l’Université : Jacques
Godechot, Marcel Reinhard, André Fugier, Guillaume de Bertier de
Sauvigny, Charles Durand… J’avais moi-même rédigé les chapitres
relatifs aux oppositions, à la presse et à l’affaire Malet15. Malheureu-
sement, ce magnifique et savant ouvrage était coûteux. Il dut subir la
concurrence du Napoléon « grand public » d’André Castelot16. Jean
Mistler en conçut un vif mécontentement. C’est l’une des raisons, du
moins je le pense, qui expliquent qu’André Castelot, à l’inverse
d’Alain Decaux, ne soit jamais entré à l’Académie française.
— Vous devenez le spécialiste de Napoléon. Mais, en même
temps, votre intérêt porte sur Paris.
— Mon mémoire était consacré à la Préfecture de police entre
1800 et 1814. Ce sujet englobait toute la vie parisienne : les mœurs,
la santé, la criminalité. J’ai poursuivi cette étude dans ma thèse de
l’École pratique des hautes études sur la Préfecture de police sous
la monarchie de Juillet, la grande époque du romantisme : le Paris
du boulevard du crime, du choléra et des émeutes (notamment le
massacre de la rue Transnonain), Daumier et Vidocq, Les Enfants

59
du paradis… Comment ne serais-je pas devenu historien de Paris ?
J’ai présidé la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, j’ai
appartenu à la Commission des travaux historiques de la Ville de
Paris. Si je me reconnais un maître en Marcel Dunan pour Napo-
léon, c’est à Michel Fleury que je dois ce côté parisien.
— Il a marqué ceux qui l’ont connu.
— Il existe un « déjeuner Michel Fleury » qui réunit tous ses an-
ciens amis et élèves. L’assemblée est particulièrement brillante.
— Vous faites la jonction entre Napoléon et Paris avec, en 1970,
le volume de la Nouvelle Histoire de Paris intitulé Le Consulat et
l’Empire.
— En effet. Frédéric-Dupont, député et conseiller municipal in-
amovible du VIIe arrondissement, avait constaté qu’il n’existait au-
cune bonne histoire de la Ville de Paris. (Toutes les concierges, dont
il s’occupait beaucoup, étaient pour lui, de là son surnom de « Du-
pont des loges » ; tous les couvents aussi, car il avait fait interdire La
Religieuse de Jacques Rivette.) Il avait obtenu des crédits pour la
publication d’une collection en vingt volumes. J’ai écrit le premier,
sur l’époque napoléonienne. Ont suivi les Gallo-Romains par Paul-
Marie Duval, le XVe siècle par Jean Favier, la Restauration par le
père de Bertier de Sauvigny, le second Empire par Louis Girard… Il
faut rendre justice à Michel Fleury : c’est lui qui a porté à bout de
bras cette collection. Pourtant, il n’a pu mener à son terme le volume
sur les Mérovingiens, seule lacune dans la série.
— Votre thèse Paris et son administration paraît en 1976. Dès
lors, vous vous partagez entre ouvrages scientifiques et ouvrages de
vulgarisation, ces derniers conservant la rigueur nécessaire.
— Parmi mes publications scientifiques, beaucoup d’éditions cri-
tiques de textes, conformément aux règles de l’histoire positiviste.
J’ai donné une bibliographie critique des mémoires sur le Consulat
et l’Empire qui faisait le tri entre mémoires apocryphes ou anecdo-
tiques et mémoires d’un réel intérêt pour l’historien, même s’il faut
savoir les interpréter. L’ouvrage, réédité, a servi de référence pour
les librairies spécialisées dans les livres anciens.
J’ai édité, avec un appareil critique, les lettres de Cambacérès à
Napoléon en l’absence de celui-ci à Paris. Cette correspondance in-

60
édite nous éclaire sur le fonctionnement du gouvernement. En colla-
boration avec un grand maître de la cartographie, le père de Dain-
ville, mon collègue à l’École pratique des hautes études, j’ai présen-
té un Atlas administratif de l’Empire français reprenant toutes les
données que Napoléon avait chaque jour devant les yeux, une sorte
de photographie de l’administration impériale.
J’ai enfin analysé la composition de la noblesse d’Empire en en
donnant une liste établie rigoureusement : il ne suffisait pas d’un dé-
cret de Napoléon pour devenir noble, il fallait passer devant le
Conseil du Sceau, qui examinait notamment la composition de la for-
tune (formées sous la Révolution, certaines fortunes étaient d’origine
douteuse). C’est lui qui délivrait les lettres patentes. Alors, seule-
ment, on entrait dans la noblesse impériale.
— C’est par vos livres de vulgarisation que l’on vous a mieux
connu.
— Napoléon a toujours été un bon sujet. Un livre avec « Napo-
léon » dans le titre se vendait encore, avant la crise, à deux mille
exemplaires au minimum. Les médias, de surcroît, en ont toujours
été demandeurs.
Certains ouvrages, comme Le Grand Empire, ont eu un succès
d’estime malgré leur austérité. D’autres, comme La Vie quotidienne
sous Napoléon, ont bénéficié de l’effet de collection. Mais c’est ma
biographie de Napoléon chez Fayard qui a été mon plus gros suc-
cès. Je l’avais pourvue d’une abondante bibliographie, chapitre par
chapitre et, ce qui était nouveau, d’un « état des questions » où je
faisais le point sur les grands problèmes et où je soulignais les
zones d’ombre dans nos connaissances sur la période.
Il fut une époque où la collection de biographies chez Fayard mar-
chait très fort. Après Napoléon, j’ai signé un Napoléon II et un Fou-
ché. Murat, que j’avais publié chez Hachette, repris et complété, a
rejoint Fayard. J’ai également réédité et complété la chronologie de
Louis Garros17. À partir du siège de Toulon, on peut suivre Napo-
léon quotidiennement grâce à sa correspondance et aux documents
militaires ou administratifs.
Deux gros dictionnaires ont fait la synthèse de ces recherches,
l’un sur Napoléon en 1988, l’autre sur le second Empire en 1995.

61
— Avez-vous le sentiment d’avoir tout exploré dans la vie de Na-
poléon ?
— Bien sûr que non. J’ai négligé les aspects militaires, où les tra-
vaux ont été très nombreux. J’ai toujours rêvé de prendre une ba-
taille (le siège de Saint-Jean d’Acre, par exemple) pour la disséquer
ou d’analyser la stratégie napoléonienne. J’ai une énorme documen-
tation, mais pourrais-je apporter un point de vue bien neuf ?
— N’avez-vous pas sacrifié la Révolution à l’Empire, ce qui n’était
pas le cas dans vos cours de Sorbonne, en Deug ou en licence ?
— La Révolution et l’Empire sont indissociables. Outre un Paris
sous la Révolution (j’ai refait le volume de Marcel Reinhard dans la
Nouvelle Histoire de Paris) et une Histoire et Dictionnaire de la Ré-
volution dans la collection « Bouquins », en collaboration avec
Fayard et Fierro, je me suis attaché aux thermidoriens et au coup
d’État de Brumaire, connu mais pas toujours compris. Mais il y avait
moins à dire car les recherches sur la Révolution française n’ont ja-
mais été délaissées, pas plus que celles sur Paris. Il n’en allait pas
de même pour les études napoléoniennes. Il ne suffisait pas de s’im-
poser, il fallait aussi imposer son sujet, montrer, après les cérémo-
nies du bicentenaire de sa naissance, que Napoléon était un grand
thème historique.

62
8

Napoléon à la conquête de la Sor-


bonne
Napoléon chassé de la Sorbonne. – De Thiers à Frédéric Masson. –
Le retour de la biographie. – L’Institut Napoléon. – Napoléon
conquiert enfin la Sorbonne. – Le Dictionnaire Napoléon. – Un histo-
rien de Napoléon peut-il être bonapartiste ? – Le comte de Paris :
parallèle avec le prince Napoléon.

YVES BRULEY : À trente-trois ans, vous étiez déjà universitaire,


spécialiste du premier Empire, avec une longue carrière devant
vous, centrée sur le personnage le plus connu de l’histoire de
France. Et pourtant vous dites parfois que votre mission était alors
de « faire entrer Napoléon à la Sorbonne ». Que voulez-vous dire ?
Pourquoi un sujet dit « grand public », très présent dans la presse ou
à la télévision, serait-il par principe méprisé des historiens universi-
taires ? Ce devrait être le contraire : il faut bien éclairer l’opinion pu-
blique, lorsqu’elle s’intéresse à l’histoire.

JEAN TULARD : Entre 1880 et 1930, les grands historiens de Na-


poléon n’ont pas manqué : Albert Vandal, Albert Sorel, Henry Hous-
saye, Louis Madelin, Jacques Bainville… Tous appartinrent à l’Aca-
démie française mais écrivirent en dehors de l’Université. La Sor-
bonne est à l’écart du grand courant d’intérêt pour Napoléon au
cours de ces décennies. Les professeurs le boudent, quand ils ne le
dénigrent pas. Pourquoi ? Parce qu’Ernest Lavisse, qui règne sur la

63
Sorbonne après avoir été le précepteur du prince impérial, a donné
le ton en se posant en parangon des valeurs républicaines. Prenez
son manuel à l’usage des écoles primaires : « Bonaparte renversa le
Directoire, violant la première et la plus respectable des lois d’un
pays, sa Constitution. » La conclusion du chapitre sonne comme une
condamnation : « Napoléon a laissé la France plus petite qu’il ne
l’avait trouvée, montrant ainsi qu’une nation commet une irréparable
faute quand elle s’abandonne à un homme alors même que cet
homme a reçu le don du génie. »
Une chaire est créée à la Sorbonne en 1885, mais c’est une
chaire d’histoire de la Révolution française. Elle existe toujours. Al-
phonse Aulard en fut le premier titulaire, avec mission de célébrer
« dans les formes républicaines », en 1889, le centenaire de la Ré-
volution. Sa chaire était largement subventionnée par la Ville de Pa-
ris aux mains de la gauche radicale. Aulard entreprit de réfuter Taine
qui avait prononcé un réquisitoire contre 1789 dans ses Origines de
la France contemporaine. Mais, à son tour, Aulard se fit réfuter par
Augustin Cochin qui, dans La Crise de l’histoire révolutionnaire18,
présenta la Révolution comme une entreprise collectiviste, un abru-
tissement du peuple par les sociétés de pensée.
— Et Napoléon ? Aulard ne pouvait le négliger.
— Il fut lié au siège de Toulon, au 13 Vendémiaire, à la campagne
d’Italie… Dantoniste convaincu, Aulard n’a guère de sympathie pour
un personnage qui fut lié, à Toulon, au frère de l’Incorruptible. Mais,
rédigeant son Histoire politique de la Révolution française19, il étend
son récit jusqu’en 1804, créditant ainsi les révolutionnaires des ré-
formes du Consulat, mais faisant de Bonaparte un héros de la Révo-
lution. Il écrira aussi Napoléon Ier et le monopole universitaire20 qui
est resté le livre de référence sur le sujet.
Aulard aura pour successeurs Albert Mathiez (qui ne sera jamais
titulaire), Philippe Sagnac et Georges Lefebvre, proche du Parti
communiste, qui écrira en 1936 un Napoléon qui est en réalité une
histoire de l’Europe et du monde à l’époque du Consulat et de l’Em-
pire. Marcel Dunan, qui succède à Lefebvre en 1946, est le seul spé-
cialiste de Napoléon à avoir occupé cette chaire. Il fut mon maître,
mais, hormis sa thèse sur le royaume de Bavière et une admirable

64
édition du Mémorial, il a peu écrit. Ses successeurs Marcel Rein-
hard, Albert Soboul et Michel Vovelle ont été, avant tout, des spécia-
listes de la Révolution.
C’est pourquoi a été créée en 1965, à l’École pratique des hautes
études, une direction d’études intitulée « Histoire du premier Em-
pire », afin de relancer les travaux universitaires sur Napoléon. J’ai
eu l’honneur d’y être élu assez jeune. L’éclatement de la Sorbonne,
après Mai 68, m’a valu une chaire à Paris-IV consacrée à l’histoire
de la Révolution et de l’Empire, chaire rivale de celle de Paris-I, héri-
tière d’Aulard.
J’ai donc été, après Dunan, le premier napoléonisant à entrer à la
Sorbonne. Encore ma thèse consacrée à l’administration de Paris
englobait-elle la période 1800-1830.
— Quel était l’état des études napoléoniennes à cette époque ?
— Vers 1960, on évitait, au niveau de la recherche, de se déclarer
spécialiste de Napoléon. Cela n’aurait pas fait sérieux. Napoléon ap-
partenait au domaine de la petite histoire et à lui seul. Les grands
travaux sur les années 1800-1815 n’étaient pas centrés sur lui. Fran-
çois Crouzet publiait sa thèse sur l’économie britannique et le Blocus
continental et se présentait en historien de l’économie ; Roger Du-
fraisse préparait une grande étude sur l’Allemagne qu’il n’a pu termi-
ner ; André Palluel-Guillard travaillait sur Genève et Louis Bergeron
étudiait les milieux d’affaires.
C’est que dominait alors la « nouvelle histoire », dont Fernand
Braudel était le pape. En simplifiant beaucoup, elle condamnait le
court terme et la biographie. Le modèle, c’était la Méditerranée – ce
qui n’est pas rien – au XVIe siècle, c’est-à-dire pendant cent ans.
Napoléon faisait un peu étriqué…
Le livre le plus connu sur l’Empereur était alors sa biographie par
André Castelot, parue en 1968 : deux volumes nourris d’anecdotes
et de bons mots d’une authenticité douteuse, d’où étaient évacués
les institutions, le Blocus continental, le stratège au profit de l’infidéli-
té de Joséphine.
En 1968, à la veille du bicentenaire de sa naissance, Napoléon
était rayé des sujets historiques par la « nouvelle histoire » ou obser-
vé par le petit bout de la lorgnette des tenants de la « petite his-
toire ».

65
— Quelles grandes phases ont traversé l’historiographie du pre-
mier Empire depuis le XIXe siècle ? Sont-elles à l’image de l’évolu-
tion de la discipline historique que nous avons évoquée tout à
l’heure ?
— La première biographie de Napoléon fut anonyme. Elle parut en
1821 sous ce titre : Napoléon, sa naissance, son éducation, sa car-
rière militaire, son gouvernement, sa chute, son exil et sa mort par
M. C. C’est un portrait objectif que j’ai souvent souhaité rééditer,
sans y parvenir. Puis paraît en 1823 le Mémorial, l’ouvrage de base,
la source de tout historien, mais qu’il ne faut utiliser qu’avec cet es-
prit critique que réclamait Jullian.
Des vies de Napoléon se succèdent par Arnault, Laurent de l’Ar-
dèche, Norvins, Jomini, Walter Scott, Capefigue, etc. On les trouve
superbement reliées chez les libraires d’occasion ou dans les
ventes. Elles sont décoratives dans une bibliothèque. C’est désor-
mais leur principal intérêt. Elles ont connu de gros tirages. Beaucoup
de familles avaient dans leur bibliothèque un Norvins ou un Laurent
de l’Ardèche.
Un flot de mémoires a suivi : le valet de chambre Constant, le se-
crétaire Bourrienne, le policier Savary et surtout la duchesse
d’Abrantès, dite Abracadabrantès, treize volumes parus entre 1831
et 1835. Là encore, voilà de beaux ensembles reliés pour orner un
salon. L’éditeur Jean de Bonnot ne s’y était pas trompé !
Mais le premier véritable historien de Napoléon, c’est Adolphe
Thiers. Né en 1797, il n’a pas connu directement les événements de
1800 à 1815, mais il a certainement été guidé par ses impressions
d’enfance, même s’il a perdu cette innocence du regard lorsqu’il écrit
son histoire et s’il a déjà une expérience politique chargée. C’est
cette expérience politique qui lui a permis de rencontrer de nom-
breux témoins encore vivants : Molé, Sébastiani, Soult, Pasquier,
Mortier, Talleyrand… Le tome I est de 1845 et la table analytique de
1874. Ce fut une entreprise de longue haleine. Je sais bien que
Thiers est l’un des hommes les plus haïs de l’histoire de France,
mais il faut reconnaître que sa fresque est réussie : claire, complète,
bien écrite. Elle ouvre la voie à de nouvelles fresques : L’Europe et
la Révolution d’Albert Sorel (de 1885 à 1904), 1814 et 1815 d’Henry

66
Houssaye (entre 1888 et 1898), L’Avènement de Bonaparte d’Albert
Vandal en 1902…
Sous le second Empire, la publication – même imparfaite – de la
Correspondance de Napoléon avait donné le signal de l’ouverture
des sources, aux Affaires étrangères, à la Guerre, dans les fonds
privés. Dès lors, une histoire scientifique peut se substituer aux té-
moignages suspects et aux généralités vagues. La biographie pros-
père avec deux œuvres marquantes : le Fouché de Louis Madelin et
le Talleyrand de Georges Lacour-Gayet. À partir de 1890, c’est le
déferlement : il est paru plus de livres sur Napoléon qu’il ne s’est
écoulé de jours depuis sa mort !
— Parmi les auteurs anciens qui ont écrit sur Napoléon, il en est
bien que vous aimez relire. Je pense à Thiers, dont vous venez de
parler, ou à Albert Sorel, que vous avez mentionné et qui avait l’art
du portrait, de l’évocation et aussi de la grande synthèse. Quelle est
la valeur de ces auteurs que l’on dit « classiques » – même s’ils
sont, pour certains, des représentants de l’histoire « romantique » ?
— Il n’y a pas pour l’Empire l’équivalent du Michelet de l’Histoire
de la Révolution que j’ai lue très jeune et relue plusieurs fois. Ou
alors ce serait la vie de Napoléon racontée par Chateaubriand dans
les Mémoires d’outre-tombe. Thiers ? Sorel ? Je dois vous l’avouer,
je les ai consultés mais non lus en continuité. J’y ai puisé des rensei-
gnements, extrait des citations, cherché un témoignage. C’est tout.
Disons que je les ai parcourus. S’il me fallait accorder une préfé-
rence, elle irait aux ouvrages d’Henry Houssaye, 1814 et 1815. Mais
même ceux-là, je les ai parcourus, pas lus comme des romans. Il y a
les livres qu’on lit pour le plaisir et ceux que l’on consulte la plume à
la main.
— En revanche, malgré l’agrément qu’il peut y avoir à relire les
livres d’un Frédéric Masson, il faut bien avouer que la rigueur univer-
sitaire n’y trouve pas toujours son compte. Une certaine façon de ra-
conter l’histoire de Napoléon n’a-t-elle pas nui aux études napoléo-
niennes en donnant des arguments aux pourfendeurs de la « petite
histoire » ?
— Le grand reproche adressé à Frédéric Masson – qui fut comme
Vandal, Houssaye et Sorel de l’Académie française – est de n’avoir
pas indiqué ses références, de n’avoir pas mis de notes en bas de

67
page, ce qui disqualifie un historien aux yeux de l’Université. Mais
les documents qu’utilise Masson existent et sont conservés à la Bi-
bliothèque Thiers, place Saint-Georges, à Paris. Leur authenticité
est incontestable. Pourquoi ne les a-t-il pas indiqués ? Coquetterie ?
Souci de préserver l’anonymat de certaines sources ? Du moins est-
il aujourd’hui possible de contrôler ses affirmations et de vérifier leur
valeur scientifique. C’est pourquoi j’ai accepté de préfacer des réédi-
tions de livres comme Napoléon chez lui ou Napoléon et les
femmes.
— Parmi les historiens plus récents, les spécialistes de la Révolu-
tion qui ont marqué leur temps se sont bien intéressés à Napoléon,
même ceux qui ont longtemps dénoncé le principe même de la bio-
graphie historique. Comment éviter Napoléon ?
— Un soir que je dînais au Violon d’Ingres en face de François Fu-
ret, l’une des figures de proue de la « nouvelle histoire », il m’annon-
ça qu’il préparait une vie de Napoléon et qu’il était en train de
consulter précisément le fonds Masson de la Bibliothèque Thiers. Il
mourut quelques jours plus tard – rassurez-vous, je ne l’ai pas em-
poisonné pour éliminer un futur concurrent ! – et l’on ne sait rien de
ce qu’aurait été cette biographie. Patrice Gueniffey a consacré un ar-
ticle à ce Napoléon de Furet21, sans beaucoup nous éclairer. Sans
doute Furet aurait-il multiplié les formules audacieuses, du genre :
« Napoléon, c’est Lénine sans l’électricité… » Je plaisante, bien sûr !
Mais le succès médiatique eût été certain. Qu’en aurait pensé Brau-
del ? Marc Ferro prétend qu’il l’avait encouragé à écrire un Pétain.
En tout cas, ce Napoléon de Furet aurait été une belle revanche
pour ceux qui, comme moi, ont résisté aux ukases braudéliens en
écrivant des biographies dans les années 1960.
— Quel rôle jouent les sociétés savantes dans l’histoire napoléo-
nienne ?
— Je ne parlerai que de l’Institut Napoléon, que j’ai présidé de
1974 à 2000.
En octobre 1932, à l’occasion du centenaire de la mort du roi de
Rome, s’est réuni à Paris, sous les auspices de la Société des amis
de Napoléon et de la Revue des études napoléoniennes, le 2e
Congrès Napoléon. Ce congrès a remporté un succès aussi consi-

68
dérable que le premier, tenu en 1921 pour le centenaire de la mort
de Napoléon. En clôture de ses travaux, il a estimé qu’il était néces-
saire d’unir les napoléonisants de tous les pays par un lien plus étroit
que celui d’une collaboration occasionnelle à la Revue des études
napoléoniennes. Il a émis le vœu qu’ils fussent groupés en un Insti-
tut Napoléon. Celui-ci a été fondé le 15 décembre 1932 et Édouard
Driault, auteur de livres importants sur l’époque, en est devenu pré-
sident.
L’histoire de Napoléon et son culte devaient être les deux préoccu-
pations de l’Institut Napoléon. Mais Philippe Sagnac, professeur à la
Sorbonne, ayant remplacé Édouard Driault, le culte de Napoléon est
abandonné au profit de l’histoire. En 1938, Philippe Sagnac trace un
ambitieux projet de recherche dans le premier numéro de la Revue
de l’Institut Napoléon. Elle remplace la Revue des études napoléo-
niennes, parue entre 1912 et 1935, qui avait fait progresser les
connaissances – surtout sur la politique étrangère de Napoléon qui
passionnait Driault.
La guerre interrompt l’essor de l’Institut Napoléon. En 1947, Mar-
cel Dunan lui donne une nouvelle impulsion. L’aspect hagiogra-
phique initial de l’Institut est abandonné au Souvenir napoléonien,
voué au culte du grand homme. Au moment de se retirer en 1974,
Marcel Dunan me préfère à un médecin réputé, Guy Godlewski.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il veut que la revue soit strictement universitaire et
présente un caractère scientifique. J’ai donc présidé l’Institut Napo-
léon et dirigé sa revue pendant quelques décennies. Elle a permis
d’approfondir nos connaissances sur la période dans tous les do-
maines et en totale indépendance.
Guy Godlewski, passé au Souvenir napoléonien, a hérité de la for-
tune d’un fabricant d’escaliers, Lapeyre. Il s’est trouvé très riche et a
pu donner à sa revue un caractère particulièrement attrayant. Il a pu-
blié des articles dont le niveau n’a cessé de monter. Une fondation a
été créée pour gérer et distribuer l’argent aux filiales provinciales du
Souvenir napoléonien. D’autres revues de remarquable niveau sont
apparues, Napoléon et Napoléon Ier. La Revue de l’Institut Napo-
léon a donc perdu son monopole. Mais pourquoi en concevoir de

69
l’amertume ? C’est que, là encore, nous aurions eu raison quand
nous souhaitions sortir Napoléon de la petite histoire.
L’Institut Napoléon continue d’organiser des conférences et de pu-
blier sa revue grâce à mon successeur en Sorbonne, Jacques-Oli-
vier Boudon.
— Érudition avant tout, en quelque sorte : tel est votre message
au monde des historiens de Napoléon, dont l’immense majorité ne
sont pas des professionnels. Le résultat de cette « mobilisation »
érudite a été le Dictionnaire Napoléon. Comment est né ce projet ?
Dans quel esprit ? Comment lui avez-vous donné vie, jusqu’en réali-
ser une seconde édition, fait assez rare pour ce genre de livre ?
— On a voulu voir en moi un maniaque du dictionnaire. Et il est
vrai qu’en dehors de ce Dictionnaire Napoléon j’ai écrit et dirigé des
dictionnaires du cinéma, du roman policier, de la police… Les dic-
tionnaires me fascinent. Non seulement ils concentrent tout un sa-
voir sous la forme d’un volume, mais leur auteur dispose d’un im-
mense pouvoir : celui de faire mourir une seconde fois un person-
nage ou un auteur. Prenez l’exemple de Collin d’Harleville (1755-
1806), auteur comique français. Il fut dans le Petit Larousse et dans
les différentes éditions des Larousse jusque vers 1950. Puis il dispa-
rut. Pour quelle raison ? Je ne sais. Je ne pus le réintroduire dans
l’Encyclopedia Universalis dont je fus l’un des premiers directeurs
scientifiques. Tous les dictionnaires l’oublient. Il est mort une nou-
velle fois. Je vous rassure : il est dans le Dictionnaire Napoléon.
Mes disciples et mes amis voulaient m’offrir des « mélanges »,
pratique courante dans les universités en l’honneur d’un vieux maître
qui prend sa retraite. Corvée abominable pour les participants, qui
recherchent dans leur tiroir l’article qu’aucune revue n’a voulu. J’ai
proposé de faire plutôt un dictionnaire : ils seraient payés – moi aus-
si – et nous aurions l’instrument de travail sur la période qui faisait
défaut. J’ai réuni près de deux cent quatre-vingts collaborateurs :
chaque fois le meilleur – ou peu s’en faut – sur le sujet. Maurice
Schumann traitait Talleyrand et Thibault de Sade son ancêtre le divin
marquis. Tous les préfets, tous les sénateurs, tous les conseillers
d’État, presque tous les généraux ayant combattu dans les grandes
campagnes y figurent. Toutes les institutions, les sciences, la vie lit-

70
téraire et artistique ont des notices. Il est devenu l’ouvrage de réfé-
rence.
— Il existe en France, mais aussi dans d’autres pays, des pas-
sionnés d’histoire napoléonienne. Ces milieux si dynamiques vous
sollicitent beaucoup et vous y avez de nombreux amis et élèves.
Pourtant, vous ne ménagez pas la figure de Napoléon. Lorsque
votre premier livre, L’Anti-Napoléon, a paru, ce petit monde vous a
exprimé son mécontentement.
— Les critiques dont je fus l’objet pour L’Anti-Napoléon reposent
sur un malentendu. Mon livre ne reflète pas mes idées, il étudie la lé-
gende noire de Napoléon, née en 1814 à travers pamphlets et cari-
catures. Je montre que cette légende a été alimentée par deux cou-
rants, l’un royaliste lancé par Chateaubriand et repris par Charles
Maurras et Léon Daudet, l’autre libéral, initié par Benjamin Constant
et continué par Henri Guillemin. Je suivais les vicissitudes de cette
légende, balayée au moment du retour des Cendres et ressuscitée
après Sedan. J’en montrais les thèmes privilégiés, notamment celui
de l’ogre. Mais je ne prenais pas ces thèmes à mon compte. Que ce-
la n’ait pas sauté aux yeux de mes critiques montre l’aveuglement
des thuriféraires de l’Empereur. Il paraît impensable à un historien
de négliger les zones d’ombre d’un personnage, d’en dissimuler les
caricatures. Non, Napoléon ne fut pas aimé de tous : il a été autant
critiqué qu’il fut encensé.
— L’intérêt pour l’histoire napoléonienne ne peut évidemment pas
être assimilé au bonapartisme. Ce phénomène de l’histoire de
France dure depuis deux cents ans sous diverses formes. Dans une
étude lumineuse sur Chateaubriand et Napoléon, Marc Fumaroli a
proposé cette formule : le bonapartisme est « le culte rétrospectif de
la personnalité22 ». Si la formule paraît incontestable pour le
XIXe siècle, l’est-elle encore pour le XXe et, a fortiori, pour le XXIe ?
— Quand Hegel voit Napoléon après la victoire d’Iéna, il s’ex-
clame qu’il a vu « l’âme du monde à cheval ». Que veut dire Hegel ?
Qu’il a été subjugué par un homme dont le charisme est aveuglant.
Et c’est en cela que le gaullisme est l’héritier du bonapartisme. Il y a
un même culte de la personnalité qui s’exacerbe avec le temps. Je
n’ai jamais été bonapartiste, même si je ne peux qu’être ébloui par le

71
destin de Napoléon. Je me suis toujours tenu à l’écart de la famille
impériale, que je respecte, pour ne pas paraître suspect de bonapar-
tisme.
Je n’ai pas adopté la même réserve avec le comte de Paris, qui
me fit entrer au conseil d’administration de la Fondation Saint-Louis
et dont j’ai publié, avec une longue préface, les lettres échangées
avec le général de Gaulle. Cela m’a valu d’ailleurs d’être accusé de
royalisme ! Je n’avais accepté qu’à la demande de mon mentor, Mi-
chel Fleury. Mais je ne l’ai pas regretté. Le comte de Paris était un
homme passionnant. Il m’avait offert la collection complète de ses
Bulletins, qui furent très lus sous la IVe République et qui forment
une admirable chronique de la vie politique avant 1958. Il m’avait en-
couragé à en publier des extraits, mais le temps m’a manqué. Il
croyait à son destin, analysant les événements avec une intelligence
remarquable, mais finalement aveuglé par son étoile et très naïf en
politique. Autant le prince Napoléon ne semblait pas envisager son
retour au pouvoir et s’était contenté de faire avec un grand courage
son devoir dans la Résistance, autant le comte de Paris s’était égaré
à Vichy, s’était trouvé compromis (injustement) dans l’assassinat de
Darlan, avait cru aux promesses (vagues) du général de Gaulle.
Mais il émanait de lui une séduction étonnante, un charme fou, un
côté Orléans qui renvoyait au régent ou à Louis-Philippe en 1830.
Peut-être lui a-t-il manqué un Talleyrand.

72
9

Le biographe (in)différent
Défense et illustration de la biographie. – Le regard froid du bio-
graphe. – Le mythe du sauveur. – Les thermidoriens. – Un préfet ho-
mosexuel de Napoléon. – Le vice et le crime. – Murat le méconnu. –
Pourquoi les Français n’aiment pas Napoléon III.

YVES BRULEY : Napoléon a donc forcé les portes de la Sor-


bonne. Mais au risque d’y perdre son aura : l’histoire universitaire
transforme les statues en objets d’étude, l’idolâtrie n’est pas son fort
et c’est tant mieux. Les écoles les plus influentes du XXe siècle ont
renié le genre biographique comme peu compatible avec l’histoire
universitaire. Il faut reconnaître que la biographie est parfois un
piège. Bien des auteurs, au motif qu’ils racontent une vie, écrivent
un roman. Comment éviter le piège ?

JEAN TULARD : Difficile d’exclure la biographie de l’histoire, ou


alors il faut condamner Plutarque, Suétone et Cornelius Nepos. La
tendance qui s’est développée visait, pour lui donner une allure qui
lui permette de rivaliser avec les sciences exactes, à rendre l’histoire
ennuyeuse et incompréhensible, à en gommer l’aspect littéraire. La
biographie se lit souvent comme un roman, de là sa condamnation.
— Raconter la vie de Napoléon a toujours été un enjeu politique
ou idéologique. Bien avant de consacrer une partie des Mémoires
d’outre-tombe à ce qui est en fait une Vie de Napoléon, Chateau-
briand s’était défini comme opposant, au nom de la liberté de l’histo-

73
rien face au tyran : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on
n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du déla-
teur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux
d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît,
chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron pros-
père, Tacite est déjà né sous l’Empire23. » Deux siècles plus tard, la
vie de Napoléon a-t-elle encore des résonances politiques ou idéolo-
giques ?
— Incontestablement. Étudier Napoléon vous vaut une réputation
de droite, de réactionnaire. C’est d’autant plus absurde que la droite
pure et dure n’a jamais aimé Napoléon. Je vous renvoie à Bainville
et à Maurras. Le résultat ? Les innombrables brimades que j’ai dû
subir. À Paris-IV, université réputée de droite, mon unité de valeur
« Révolution et Empire » ne donnait qu’une moitié de points. Il fallait
en passer en plus une autre, plus « convenable ». Au Comité
consultatif, malgré une belle ancienneté et des publications nom-
breuses, la classe exceptionnelle m’a toujours été refusée. Ce sont
les syndicats de gauche qui faisaient l’avancement. Du coup, j’ai une
retraite minable. Il est vrai qu’en France la politique est partout.
— Tout biographe entretient des rapports singuliers avec son su-
jet. Dans un ouvrage que vous avez écrit en duo avec Régine Per-
noud, sous le titre Le Paradoxe du biographe, la célèbre biographe
de Jeanne d’Arc explique qu’un jour un « historien » médiatique lui
demanda des renseignements historiques précis pour son prochain
livre, en ajoutant : « Rassurez-vous, je suis pour Jeanne d’Arc24. »
C’était d’ailleurs un mensonge. Mais la question du biographe est-
elle de décider s’il est pour ou contre ?
— Il y a en effet des historiens qui écrivent des biographies à
charge. Je me souviens d’un livre sur Joseph de Maistre où il ne res-
tait rien de l’auteur de Du pape. Henri Guillemin et Jean Savant ont
écrit des biographies de Napoléon accablantes pour l’Empereur.
Certes, ils donnent leurs références, mais ce sont des pamphlets
comme L’Histoire secrète du cabinet de Bonaparte, publiée en 1811
par Lewis Goldsmith, un adversaire de Napoléon.
Les rapports entre un biographe et son personnage sont souvent
difficiles. Mon camarade de Louis-le- Grand, Fred Kupferman, avait

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entrepris une biographie de Laval qui, de réquisitoire initial, s’est
transformée en semi-plaidoyer25. Il y a les biographes à gages, tels
Tacite et Suétone noircissant, probablement, Néron. Ne parlons pas,
pour nos contemporains, des biographies autorisées ou non autori-
sées de sportifs, de chanteurs, d’acteurs ou d’hommes politiques.
— Au fond, Napoléon vous laisse froid. Ce peu d’empathie pour le
personnage est-il un obstacle ou au contraire une condition du genre
biographique ?
— Lorsque j’ai publié chez Fayard mon livre sur Napoléon, en
1977, Nice-Matin en a fait un compte rendu cinglant intitulé « Lu-
mière froide sur Napoléon ». On reprochait à ce livre son manque de
chaleur, un enthousiasme éteint sous les flots de l’érudition, une ab-
sence de parti pris. C’était, pour moi, le plus beau des compliments.
Le biographe doit poser sur son personnage le regard froid du liber-
tin sur sa proie. Si le libertin tombe amoureux, il est perdu. Le bio-
graphe aussi. Nous parlons bien sûr de la biographie érudite, scienti-
fique, qui entend fournir tous les éléments de la vie du sujet. Dans le
cas de la biographie romancée, destinée uniquement à être lue et
non consultée comme ouvrage de référence, il en va différemment.
Méfions-nous des adjectifs : « le faible » Louis XVI, or c’était un
colosse, « le fourbe » Louis XI qui se fait prendre à son piège lors de
l’entrevue de Péronne !
— Au cœur de votre biographie de Napoléon, il y a une thèse : le
« mythe du sauveur ».
— Cette biographie était en réalité une étude intitulée Napoléon et
la bourgeoisie. Georgette Elgey a rayé « et la bourgeoisie » et m’a
imposé de traiter le sujet sous la forme d’une biographie. J’ai fait
grise mine car il y en avait déjà tant ! Mais elle avait raison : le livre a
été un grand succès, mon plus grand peut-être. Il a connu de nom-
breuses rééditions en poche ou en clubs, sans parler des traductions
en anglais, en allemand, en italien, en portugais, en russe, en hon-
grois… mais pas en espagnol. J’y soulignais qu’en période de crise
les classes dirigeantes s’inventent un sauveur : ce fut Napoléon pour
terminer la Révolution, Cavaignac pour écraser l’insurrection ou-
vrière de juin 1848, Napoléon III pour mettre fin à l’anarchie qua-
rante-huitarde, Boulanger (mas il ne tint pas son rôle) pour la Re-

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vanche, Pétain en 1940, de Gaulle en 1958 quand la IVe République
était empêtrée dans la crise algérienne… Et dès que le sauveur de-
vient encombrant, on s’en débarrasse. Dans l’intervalle, on lui aura
donné tous les pouvoirs sans s’encombrer du principe de la liberté.
— Bonaparte est donc le « sauveur » au service de la bourgeoisie
ou, pour mieux dire, des profiteurs de la Révolution, quitte à sacrifier
la liberté. Partagez-vous cette opinion de Chateaubriand, pour qui
« les Français […] n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur
idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous
ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français,
militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amou-
reux du niveau26 . » Au fond, on n’est pas loin de ce que pensait
Napoléon lui-même…
— Oui, Napoléon disait : « Qu’est-ce qui a fait la Révolution ? La
vanité. La liberté n’a été qu’un prétexte. »
— Finalement, on en revient au bon vieux sujet de dissertation, le
grand classique des études d’histoire ou de sciences politiques : Na-
poléon, héritier ou fossoyeur de la Révolution ?
— Napoléon a sauvé les conquêtes de la Révolution : l’égalité,
l’abolition des droits féodaux qui pesaient sur les paysans, la des-
truction des corporations, la vente des biens nationaux qui a repré-
senté un gigantesque transfert de la propriété en France. En 1799,
nous étions très près d’une restauration et Louis XVIII avait annoncé
son programme : rétablir dans son intégralité l’Ancien Régime. Le
coup d’État de Brumaire a pris de vitesse les royalistes, comme un
peu plus tôt en Fructidor. Napoléon, lors du sacre en 1804, jure de
maintenir l’intégrité du territoire de la République, de respecter et
faire respecter l’égalité des droits, l’irrévocabilité des ventes des
biens nationaux… En 1814, lorsque Talleyrand restaure Louis XVIII,
celui-ci s’engage à préserver les conquêtes de la Révolution. Quinze
années ont passé. Le retour à l’Ancien Régime est devenu impos-
sible grâce à l’œuvre consulaire. Et lorsque Charles X voudra jouer
au monarque absolu, il sera balayé par la révolution de juillet 1830.
— Parmi tous les personnages de cette époque fascinante, vous
paraissez chérir les mal-aimés, notamment ces thermidoriens aux-

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quels vous avez consacré un livre, une sorte de portrait collectif…
Que leur trouvez-vous ?
— Les thermidoriens jouissent d’une mauvaise réputation. Aux
yeux des jacobins, ils ont renversé et guillotiné Robespierre ; à en-
tendre les royalistes, ils ont empêché toute restauration monar-
chique ; quant aux bonapartistes, ils les noircissent pour mettre en
lumière l’œuvre du Consulat. Or celle-ci doit beaucoup aux réformes
des thermidoriens : le redressement des finances n’a été possible
que grâce à la banqueroute des deux tiers qui a réduit considérable-
ment l’endettement de l’État. C’est la loi du 15 août 1795 qui déclare
que l’unité monétaire portera le nom de « franc », annonçant le franc
Germinal. Et la centralisation napoléonienne est esquissée avec les
commissaires du pouvoir exécutif, précurseurs des préfets. N’ou-
blions pas enfin que les thermidoriens ont créé l’Institut national,
l’École polytechnique, l’École normale et le Conservatoire des arts et
métiers. Le bilan est brillant.
Mais, bien sûr, il ne faut pas taire les coups d’État qui discréditent
le régime, l’insécurité (la fameuse affaire du courrier de Lyon) et le
relâchement des mœurs. C’est l’envers d’une période trop dénigrée
par ailleurs.
— Le genre de la biographie vous réussit. Hormis Napoléon, vous
vous êtes intéressé à d’autres personnages, des plus célèbres – Tal-
leyrand en 2011, Fouché ou Murat auparavant – jusqu’au moins
connu : je pense à Joseph Fiévée, à qui vous avez consacré un
livre. Pourquoi lui ? Parce qu’il est le parangon des girouettes et, à
ce titre, typique d’une époque ?
— J’avais découvert dans la bibliothèque familiale des pages choi-
sies par Maximilien Vox dans la collection « Horizons de France »,
en 1942. Ce qui m’avait frappé, c’était l’intelligence des remarques.
J’ai retrouvé Fiévée à travers des articles de Guy Thuillier dans la
Revue administrative. Et j’ai été séduit par son art de la formule :
« Quand on a des ennemis, je ne connais qu’un bon moyen d’en
être vengé, c’est de vivre plus longtemps qu’eux. » Ou encore : « Il
n’y a plus en France aucune idée du juste et de l’injuste. Ce qui est
injuste est ce qui blesse les intérêts de quelques individus ; ce qui
est juste est ce qui blesse les intérêts de tous. » Ou enfin : « Il faut
être poli, même avec les révolutions. »

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De la Chronique de Paris, la feuille inspirée par Mirabeau, au Na-
tional, journal influent sous la monarchie de Juillet, il n’a cessé
d’écrire avec une lucidité étonnante des articles éblouissants d’intel-
ligence. Il a même rédigé un roman, La Dot de Suzette, peinture fé-
roce des mœurs du Directoire. Rallié à Napoléon, il fut maître des
requêtes au Conseil d’État, où il croisa Stendhal, puis préfet de la
Nièvre de 1813 à 1815. Établi à la préfecture de Nevers avec son
« ami » Théodore Leclercq, auteur de Proverbes avant Musset, il y
affichait son homosexualité, déclarant : « Quand on a un vice, il faut
savoir le porter. »
Mon intérêt pour lui avait grandi lorsque j’ai acheté son portrait par
Desbordes (le frère de la poétesse Desbordes-Valmore), peint en
1822. Il orne la couverture de mon livre.
— Quelle biographie avez-vous préféré écrire ? Talleyrand ou
Fouché, le vice ou le crime ? Murat ou Fiévée, le cavalier ou le pré-
fet ?
— La plus difficile à écrire était celle de Talleyrand car il a inspiré
beaucoup d’ouvrages et d’excellente qualité. Alors, un Talleyrand de
plus !… Mais la Bibliothèque des introuvables avait mis à ma dispo-
sition nombre d’illustrations inédites et nous en avons fait surtout un
beau livre, reflet de cette douceur de vivre dont il garda la nostalgie.
Fouché est autant une histoire de la police qu’une vie de ce person-
nage si inquiétant. Je l’ai écrit en souvenir de ma mère qui m’avait
offert une gravure de Fouché par Girardet. Reste Murat…
— … que certains de vos lecteurs considèrent comme votre
meilleure biographie. C’est aussi celle que j’ai préférée. En épi-
graphe, cette phrase de Machiavel : « Ceux qui combattent pour leur
propre gloire sont bons et fidèles soldats. » Pour qui combattait Mu-
rat ?
— J’ai écrit ce Murat pour sauver un directeur littéraire d’Hachette
menacé de cécité et donc de retraite anticipée, sinon de licencie-
ment. Il avait besoin, pour se maintenir, de faire signer des contrats.
Je lui avais proposé, sans grande conviction, un Soult qu’il jugea
peu commercial. J’enchaînai avec Murat. À l’inverse de Fouché, Fié-
vée ou Talleyrand, il n’était pas un de mes personnages familiers.
Mais il y avait beaucoup d’archives inédites – encore ne pouvais-je
aller à Naples à cause d’un tremblement de terre…

78
Là encore, j’avais mal choisi. Murat était haï du Souvenir napoléo-
nien, sous l’influence de Godlewski. C’était injuste. Certes, le Mémo-
rial n’est pas tendre avec lui. Il est le traître. Pourtant c’est lui qui
sauve la mise de Napoléon dans les moments cruciaux. Le 13 ven-
démiaire, il va chercher aux Sablons les canons qui permettront à
Bonaparte de mitrailler l’insurrection royaliste. Le 19 brumaire, il ré-
tablit une situation compromise en dispersant les membres du
Conseil des Cinq-Cents. Lors de la découverte de la conspiration de
Cadoudal et de l’arrestation du général Moreau, c’est lui qui, comme
gouverneur militaire de Paris, tient l’armée en main. Le 7 février
1807, à Eylau, Murat, par une charge immortalisée dans Le Colonel
Chabert, sauve une nouvelle fois Napoléon. Bien sûr, en 1814, il
tente de préserver son trône de Naples par une proclamation fâ-
cheuse – qu’il regrette aussitôt – et une intervention militaire qui au-
rait pu lui donner toute l’Italie.
— Murat n’a-t-il pas mieux compris que Napoléon les transforma-
tions de l’Europe, l’apparition de cette Europe des nationalités du
XIXe siècle ? Le vrai précurseur de Napoléon III, c’est peut-être Mu-
rat davantage que Napoléon Ier.
— En effet, Napoléon parle du mouvement des nationalités dans
le Mémorial, mais c’est un peu tard. Il a simplifié la carte de l’Alle-
magne et celle de l’Italie, mais à son profit. Murat comprend mieux le
sentiment national. Il est au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790,
lorsque la France devient une nation. À Berg, il découvre les aspira-
tions des Allemands à l’unité. Il s’enthousiasme pour la résurrection
du royaume de Pologne, lors de son entrée à Varsovie. C’est lui qui
réprime à Madrid le Dos de Mayo. À Naples, il sera plus ou moins
manipulé par les carbonari partisans de l’unité italienne. Il a failli être
ce prince que Machiavel appelait de ses vœux et qu’il avait cru voir
en César Borgia. Sa proclamation de Rimini, le 30 mars 1814, ré-
sonne dans toutes les oreilles italiennes : « Un cri se fait entendre
depuis les Alpes jusqu’au détroit de Scylla et ce cri est : l’indépen-
dance de l’Italie. » Les Italiens adorent Murat et sa statue continue
de se dresser devant le Palais royal à Naples.
— Pour Napoléon III, point de biographie – il est vrai que l’on en
trouve d’excellentes. Vous avez préféré la formule du dictionnaire

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(celui que vous avez dirigé a paru chez Fayard en 1995). Karl Marx
a assassiné Napoléon III dès les tout premiers mots du 18 Brumaire
de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que
tous les grands événements et personnages historiques se répètent
pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois
comme tragédie, la seconde fois comme farce. »
— Vous ne pensez pas si bien dire. Le Dictionnaire Napoléon,
malgré un prix élevé, s’est vendu à quarante mille exemplaires, le
Dictionnaire du second Empire à quatre mille ! Et pourtant il réunis-
sait les meilleurs spécialistes et offrait une vaste documentation sur
la période.
— Autant la fascination qu’exerce la personnalité de Napoléon a
nourri l’intérêt pour l’histoire du premier Empire, autant le rejet susci-
té par la personne même de Napoléon III a beaucoup nui aux études
sur le second Empire. Pourquoi les Français n’aiment-ils pas Napo-
léon III ?
— En effet, malgré les flonflons d’Offenbach, les grands travaux
d’Haussmann et l’essor des chemins de fer, les Français n’aiment
pas Napoléon III. Le second Empire a contre lui la haine des républi-
cains et le mépris des royalistes. Il est victime d’une légende noire
qui n’a jamais désarmé, alimentée d’abord par la littérature qui ré-
sume la période en trois mots : fête, curée, débâcle. Les Châtiments
de Victor Hugo n’ont pas pris une ride et l’on continue à lire La Cu-
rée et La Débâcle de Zola. Même si nous avons repris l’Alsace et la
Lorraine, La Dernière Classe d’Alphonse Daudet fait toujours pleu-
rer. Aucun grand écrivain dans l’autre camp : Mérimée, aimable
sceptique, a profité des faveurs du couple impérial sans jamais le
beaucoup défendre.
Il y a ensuite l’image. La photographie tue le rêve. Napoléon III
avec sa moustache et sa barbiche, le regard flou, ne supporte pas la
comparaison avec Bonaparte franchissant les Alpes de David. Que
dire des maréchaux ventripotents et décorés comme des maréchaux
soviétiques ? Ils ne respirent pas le fol héroïsme. Quant aux
femmes, les crinolines protègent efficacement leur vertu. Comment
pouvait-on les déshabiller ?
Du Petit Lavisse au Petit Larousse, manuels et dictionnaires ac-
cablent le second Empire. Un effort a été entrepris sur le plan de

80
l’historiographie : de nombreuses thèses ont été soutenues par de
grands historiens, de Claude Fohlen ou Louis Girard sur l’économie
à vous-même sur le Quai d’Orsay, mais ces travaux ne touchent
guère le grand public. Le bilan du second Empire reste, à cause de
Sedan et de la Commune de Paris, négatif. C’est à peine si
quelques biographies de grandes figures féminines, dont celle de la
princesse Mathilde par Jean des Cars27, ont pu donner une image
plus flatteuse de la période.
— Avec le temps, il est des retournements étonnants. L’image de
Napoléon s’est récemment brouillée, à cause du rétablissement de
l’esclavage. Du coup, Napoléon III paraît devenir presque plus fré-
quentable que son oncle…
— La mémoire de Napoléon Ier a connu bien des vicissitudes. La
polémique autour du rétablissement de l’esclavage a pu lui nuire,
mais de façon très limitée. Philippe Séguin avait tenté de réhabiliter
Napoléon III. S’il a échoué, son sympathique combat a laissé des
traces. Une nouvelle génération, celle d’Éric Anceau et vous-même,
est en train de modifier l’image de Napoléon III, ce que n’avait pas
réussi mon Dictionnaire du second Empire.
— De la même façon, si l’on étudie de près les programmes sco-
laires valables jusqu’en 2010-2011, le second Empire est mieux trai-
té que le premier. Dans les instructions officielles, la Révolution a lo-
giquement une bonne place. Mais le Consulat et l’Empire sont noyés
dans « les expériences politiques qui se suivent entre 1789 et
1851 ». Le nom de Napoléon n’est pas mentionné. En revanche, ce-
lui de Napoléon III est cité au début du programme de première, qui
insiste sur le « césarisme démocratique, dans lequel le suffrage uni-
versel n’est pas remis en question mais confisqué ». Il faut étudier
ensuite « l’évolution libérale maîtrisée voulue par Napoléon III […]
qui se brise sur sa politique étrangère, inscrite dans la tradition soli-
dement ancrée de la gloire nationale ». En outre, les progrès écono-
miques et sociaux ne sont pas négligés, ainsi que les unités natio-
nales en Italie et en Allemagne. Napoléon est entré péniblement à la
Sorbonne, mais il est bel et bien sorti de l’École…
— Mais pas des médias et d’Internet, désormais la véritable école.
S’il y a bataille, elle portera désormais sur les déjà très nombreux

81
sites napoléoniens.

82
10

Paris, la France, l’Empire


Les morts de la Grande Armée. – Être fonctionnaire sous Napoléon.
– La peur de l’épuration. – La centralisation est-elle un mal néces-
saire ? – Jacques Chirac, premier maire de Paris depuis 1794. – La
nation a tué l’Empire. – Comment l’Europe juge Napoléon au-
jourd’hui.

YVES BRULEY : Pour la plupart des amateurs d’histoire, l’histoire


napoléonienne, c’est d’abord l’histoire militaire, le pont d’Arcole, la
Grande Armée, Austerlitz, mais aussi la Bérézina et Waterloo. Pas
pour vous.

JEAN TULARD : Ce n’est pas mépris à l’égard de l’histoire-ba-


tailles, mais les campagnes de Napoléon ont été étudiées en détail.
Le personnel militaire est désormais bien connu, au moins jusqu’aux
colonels. Reste la question des pertes en hommes, le grand re-
proche adressé à Napoléon. Hippolyte Passy avait parlé de 1 700
000 tués et Taine, contempteur de Napoléon, a repris ce chiffre sans
contrôle. Georges Vacher de Lapouge monte à 2 000 000 morts
pour les Français et 3 500 000 pour les étrangers, mais sans appor-
ter de preuves. Des évaluations plus sérieuses ont abouti autour
d’un million. Mais nous sommes toujours dans l’approximation.
Mes élèves Danielle et Bernard Quintin ont repris le problème ba-
taille après bataille, en utilisant les situations d’effectifs adressées à
l’Empereur et les contrôles de troupes : 1538 morts à Austerlitz sur
un total de 75 200 combattants, 2711 tués à Eylau. Dans ces ba-

83
tailles, on peut chiffrer les disparus avec une faible marge d’erreur.
En revanche, pour la campagne de Russie, l’enquête est impos-
sible : perte des registres, désertions, prisonniers qui n’ont plus don-
né de nouvelles…
Le chiffre réel des morts au combat paraît devoir être bien infé-
rieur au million encore évoqué aujourd’hui. Il n’en reste pas moins
élevé.
— Vous avez abordé l’histoire de l’Empire par l’administration.
C’est moins étincelant, moins sanglant aussi, la poussière n’est pas
la même dans les bureaux des ministères que sur les champs de ba-
taille… Et pourtant, n’est-ce pas l’œuvre la plus durable de Napo-
léon ?
— Il m’a semblé plus intéressant d’étudier l’administration napo-
léonienne, un autre aspect du génie impérial et un aspect plus du-
rable. On me l’a reproché, notamment un bâtonnier de Brive qui me
déclarait dans une lettre enflammée que, comme historien, je n’arri-
vais pas à la cheville de M. Thiers. Comme M. Thiers était petit, c’est
vous dire que je n’étais pas haut dans son estime !
Pendant une quinzaine d’années, les colloques de l’Institut fran-
çais des sciences administratives m’ont permis, dans la grande salle
du Conseil d’État entièrement remplie de hauts fonctionnaires et de
chercheurs, de faire des mises au point sur les préfets, les recteurs,
le clergé fonctionnaire, les cabinets ministériels, la police et – ce fut
un grand succès à la veille de 1981 où M. Giscard d’Estaing fut battu
par François Mitterrand – les épurations administratives.
Non seulement toutes les institutions créées par Napoléon sont
parvenues jusqu’à nous, mais il y a des leçons à tirer de ces ta-
bleaux de l’administration.
— Lesquelles ?
— Étudiant les épurations de 1814 et de 1815, suivies de celle de
1830, j’ai dégagé trois types d’épuration : une épuration de conve-
nance, modérée et discrète, une épuration de revanche, née d’une
révolution dans une France scindée en deux camps ennemis, et une
épuration ponctuelle de plus en plus fréquente avec l’établissement
du régime parlementaire.
Restait à expliquer comment échapper à ces épurations. Un si-
lence s’établit au sein de ce public de fonctionnaires qui pressen-

84
taient des bouleversements politiques. Je citais les Mœurs adminis-
tratives d’Ymbert : « Le fonctionnaire qui veut rester en place doit
avoir pour règle invariable d’écrire le moins possible, de fuir les ob-
jections, d’exécuter passivement les circulaires et d’envoyer très
exactement les états de situation 28. » Je précisais : ne pas occuper
un poste en vue, assurant des avantages matériels et ne nécessitant
pas de connaissances spécialisées. Ce n’était pas exaltant. Je rap-
pelais les secteurs exposés : la police, la carrière préfectorale, la
magistrature, à fuir en cas de tempête. On ne m’avait pas attendu.
Louis Guyon, évoquant les commissaires de police de la monarchie
de Juillet à la veille de 1848, observe : « Ils sont presque tous sans
force aujourd’hui, se dissimulant et opérant mollement29. » On peut
les comprendre. La leçon ne sera pas perdue.
— L’une des victoires les plus durables de Napoléon est peut-être
celle qu’il a fait gagner à Paris contre « la province ». Napoléon est
centralisateur, il est jacobin, mais aussi un héritier de la monarchie
absolue. Croyez-vous, comme Taine, à la continuité de l’histoire de
France, y compris sous la Révolution et l’Empire, dans le renforce-
ment de la centralisation ? Napoléon a-t-il réussi ce dont Louis XIV
avait rêvé ?
— Rappelez-vous la fameuse phrase de Mirabeau au sujet de la
France : « Un agrégat inconstitué de peuples désunis. » La France
s’est formée autour du domaine royal du Capétien en Ile-de-France.
Les provinces amalgamées autour de Paris, par conquête, héritage
ou acquisition, gardaient leurs privilèges qu’elles mettaient en avant
face à l’autorité royale. Il n’y avait souvent d’autres liens entre elles
que le monarque. Un lent travail de sape a été commencé par Louis
XI et poursuivi par Richelieu et ses intendants. La centralisation et
l’unification n’auraient pas été possibles sans la nuit du 4 août :
l’abolition des privilèges, Mirabeau l’avait pressenti, a supprimé un
obstacle au pouvoir. Celui-ci, devenu jacobin, s’est efforcé de lami-
ner les particularismes régionaux, d’abord en découpant les pro-
vinces en départements, puis en envoyant dans ces départements
des représentants en mission et des agents nationaux. Sous le Di-
rectoire, les commissaires de l’exécutif ouvrent la voie au préfet et à

85
la fameuse centralisation napoléonienne. Il y a bien continuité de Ri-
chelieu à Napoléon, des intendants aux préfets.
Aujourd’hui il y a réaction, esquisse de décentralisation, mais cela
ne va pas sans danger. Du Pays basque à la Savoie, sans parler de
la Corse et peut-être même de la Bretagne, des mouvements auto-
nomistes existent, des régions pourraient échapper à l’État. Pour-
quoi diable vouloir ressusciter les patois ? Il est bon que les an-
ciennes provinces se penchent sur leur passé, mais pas au point de
s’affirmer contre le gouvernement en revendiquant leur particula-
risme. Le péril est toutefois moins grand que celui du communauta-
risme qui nous guette, faute d’intégration des immigrés.
— Le statut particulier de Paris, fixé par Napoléon, a été très du-
rable, même si de nos jours les choses ont bien changé. Comment
expliquez-vous une telle pérennité ?
— C’était le sujet de ma thèse de doctorat publiée en 1976. Paris
fait peur – ou, du moins, a fait peur. Comme j’avais expliqué Napo-
léon par le mythe du sauveur, j’ai expliqué le statut donné à Paris
par Napoléon comme inspiré par la peur que suscitait la capitale.
Peur d’un nouvel Étienne Marcel qui, prévôt des marchands, s’était
dressé en rival du roi, peur du Paris de la Ligue qu’avait dû assiéger
Henri III, peur de la Fronde qui avait obligé Louis XIV enfant à fuir de
sa capitale, peur d’une commune insurrectionnelle renversant Louis
XVI et suscitant les massacres de septembre, peur du Paris de la
Terreur.
L’homme à abattre était le maire de Paris. C’est ce qu’ont bien
compris les thermidoriens. Au personnage le plus important était ré-
servé le redoutable honneur d’être guillotiné en dernier. Le 10 ther-
midor an II, ce fut non pas Robespierre mais Jean-Baptiste Fleuriot-
Les- cot, maire de Paris. Le dernier jusqu’à Jacques Chirac !
Lorsqu’en 1800, sous le Consulat, s’ouvre la discussion sur le pro-
jet de loi qui deviendra la loi du 28 pluviôse an VIII, un député du Tri-
bunat s’exclame qu’il est au cœur de la France « une cité que sa
vaste étendue, sa population immense et la présence des premières
autorités nationales rendent peu susceptible d’un régime administra-
tif parfaitement conforme à celui des autres parties du territoire », et
cette cité c’est Paris.

86
Alors que l’on vante l’efficacité et l’aspect rationnel des réformes
administratives du Consulat, on est stupéfait par le caractère aber-
rant – le mot n’est pas trop fort – du statut de Paris :
– deux préfets, le préfet de la Seine, véritable maire de Paris, et le
préfet de police chargé du maintien de l’ordre, deux préfets détenant
le pouvoir réel mais nommés par le gouvernement, donc dans sa
main et en rivalité l’un avec l’autre ;
– douze maires d’arrondissement, sans grand pouvoir, au lieu d’un
maire unique partout ailleurs ;
– un conseil général faisant fonction de conseil municipal, chargé
de discuter le budget, mais dont les membres sont, comme les deux
préfets, nommés par le gouvernement.
Un tel morcellement des pouvoirs et une telle complexité des
rouages étonneraient de la part d’un génie aussi simplificateur que
celui du Premier Consul, si l’on n’y trouvait la volonté de supprimer
l’ancien maire de Paris pour mettre la ville sous la tutelle de l’État.
Les révolutions de 1830, 1848 et 1870 et celle de la Commune vien-
dront rappeler que Paris reste une ville révolutionnaire. Comment re-
viendrait-on sur le statut napoléonien ? Paris gardera ses préfets
tout-puissants, son conseil tout à la fois municipal et général pour
mieux noyer la ville dans un département encore rural à l’époque, et
ses maires d’opérette voués à célébrer les mariages et à examiner
l’anatomie des conscrits.
Renversement de tendance en 1976, sous Valéry Giscard d’Es-
taing. Paris devient modéré, alors que l’ancien département prend le
nom de « ceinture rouge ». Le nouveau statut rend un maire élu à
Paris, rompant avec la tradition napoléonienne. Et aussitôt Jacques
Chirac, élu maire, se pose en adversaire du président de la Répu-
blique. C’est le prévôt des marchands qui ressuscite face au roi !
— Au cœur de la conception de l’État napoléonien : l’efficacité.
Mais l’administration était-elle vraiment efficace sous le Consulat et
l’Empire ?
— J’ai multiplié les études sur les départements de l’Empire. La
conclusion que l’on peut en tirer, c’est que la centralisation napoléo-
nienne fonctionnait mal. Il y avait à cela diverses raisons. Les liai-
sons étaient difficiles : on ne pouvait faire plus de quarante kilo-
mètres à pied en un jour. La poste aux chevaux mettait huit jours

87
pour relier Paris à Toulouse, cinq pour Bordeaux et Lyon, quatre
pour Nantes. Le télégraphe n’en était qu’à ses débuts et ne reliait
Paris qu’à Lyon, Strasbourg et Brest.
Les préfets étaient submergés par les demandes des différents
ministères dont ils relevaient. C’est Vaublanc, préfet de Metz, qui se
lamente dans ses mémoires30 sur le morcellement de l’administra-
tion parisienne où les affaires s’enchevêtrent continuellement.
Enfin, il y a trop de communes, malgré les suppressions. Les
maires étaient médiocres : certains ne savaient ni lire ni écrire. Pour-
quoi ce mauvais recrutement ? La fonction de maire n’assurait au-
cun avantage honorifique ou matériel : le maire avait en charge la
conscription, les impôts, les délits forestiers : autant d’occasions de
se faire des ennemis. Plusieurs maires furent assassinés !
On a beaucoup embelli l’administration impériale. Il y eut à Paris
de grands chefs de division, d’Hauterive auprès de Talleyrand, Des-
marest auprès de Fouché. Ce sont des vice-ministres, des « co-
gneurs », comme dit Ymbert dans ses Mœurs administratives.
— Que sont ces cogneurs ?
— Je cite Ymbert : « Ils faisaient et refaisaient des rapports, met-
taient la main aux états de situation, écrivaient des lettres impéra-
tives aux préfets indolents ; ils savaient au besoin interroger les car-
tons, ouvrir les dossiers pour assembler des résultats et en faire
jaillir des vues ou des propositions qu’ils développaient dans des
mémoires rédigés par eux31. »
Mais, au niveau des commis, on sombrait dans une routine dont
se plaignent les contemporains. C’est le fameux rapport dont Balzac
dira : « Un rapport est parfois un apport et toujours un report32. »
— Autre aspect durable du bilan de Napoléon : la société, et
d’abord le Code civil. Bonaparte a réalisé ce que la Révolution
n’avait pu accomplir, mais en modifiant en partie les principes fonda-
mentaux. Le Code Napoléon est très révélateur de l’idée qu’il se fai-
sait de la société moderne.
— Le Code civil est une formidable transformation du droit. Jus-
qu’alors, les coutumes changeaient d’une province à l’autre, d’une
ville à l’autre : Napoléon réussit l’unification. Le Code civil est de sur-
croît écrit dans une langue claire et précise, qui fera l’admiration de

88
Stendhal. Mais, évidemment, la société qu’il fonde est une société
bourgeoise où la femme est traitée en mineure.
— Une certaine idée de l’État, des pouvoirs et de l’administration ;
une certaine idée de la société, de la religion et du droit civil. Tout
cela, Napoléon l’a exporté en Europe. Il s’inscrit dans le sillage des
révolutionnaires, notamment des hommes du Directoire.
— La Révolution se voulait universelle et entendait exporter la dé-
claration des droits de l’homme. À son tour, Napoléon a souhaité im-
poser à l’Europe son Code civil. Tous ses frères, devenus rois à
Naples, en Hollande, en Westphalie, devaient l’introduire et le faire
appliquer. Le Code civil a été salué par Karl Marx comme ayant dé-
truit la vieille féodalité allemande et ébranlé les structures ar-
chaïques de l’Italie. C’est une idée popularisée par les Lumières du
XVIIIe siècle que l’universalisme des idées.
— Est-ce cet universalisme, cette certitude de la valeur des prin-
cipes français pour d’autres nations, qui a provoqué le réveil des na-
tionalités contre Napoléon ?
— En 1811, l’Europe était faite et elle était française : les routes
partaient en étoile de Paris. Dans cent trente départements était
mise en place une administration française avec préfet, sous-préfet
et maire. Partout, le Code civil était appliqué. Une décoration euro-
péenne était créée : l’ordre de la Réunion. Seule faisait défaut une
monnaie unique ; l’étalon or ne la rendait pas nécessaire. Et pour-
tant, en une année, la fatale année 1813, le Grand Empire s’est
écroulé. Il s’est produit partout en Europe une réaction contre la do-
mination française.
Tout commence en Espagne, où Napoléon a voulu imposer son
frère Joseph comme souverain à la place des Bourbons, où il a sup-
primé l’Inquisition et les couvents et aboli la féodalité. Ces réformes
étaient inspirées par les Lumières et visaient à sortir l’Espagne de
l’obscurantisme. Elles ont été bien accueillies par une petite élite, les
afrancesados, mais elles ont provoqué une réaction de fierté natio-
nale. C’est le Dos de Mayo immortalisé par Goya, c’est le Caté-
chisme espagnol :
« Question : Que veut dire espagnol ?
Réponse : Homme de bien.

89
Question : Combien y a-t-il d’obligations à remplir pour un Espa-
gnol ?
Réponse : Trois. Être chrétien, défendre sa patrie et mourir plutôt
que de se laisser vaincre. »
En Allemagne, le philosophe Fichte lance ses Discours à la nation
allemande et Friedrich Staps tente d’assassiner Napoléon à Schön-
brunn. J’ai étudié cet attentat dans Une journée particulière de Na-
poléon. À l’Empereur qui l’interroge Staps répond : « Vous tuer n’est
pas un crime, c’est un devoir. »
En Italie, Ugo Foscolo affirme qu’une nation ne saurait exister
sans liberté et Giacomo Leopardi s’en prend à la domination de la
langue française.
On ne fait pas le bonheur des peuples contre leur gré. Napoléon a
cru que les idées nouvelles venues de la Révolution française per-
mettraient de fédérer l’Europe, mais sous sa domination. J’ai montré
dans Le Grand Empire combien trop d’autoritarisme et trop de bruta-
lité sont à l’origine de son échec. Comment cet homme, qui avait si
bien su utiliser le référendum-plébiscite en France, ne l’a-t-il pas ap-
pliqué dans les pays qu’il annexait ou plaçait sous l’autorité de ses
frères ? Il a gâché les chances de son empire en négligeant le fait
national.
À son tour Metternich, bâtissant une nouvelle Europe au Congrès
de Vienne en 1815, oubliera de tenir compte du sentiment national,
réunissant la Belgique à la Hollande, rétablissant la domination autri-
chienne sur l’Italie du Nord, soumettant la Pologne à la Russie. Le
bel édifice sera ébranlé en 1830 et s’effondrera en 1848. L’Europe
d’aujourd’hui devrait se méfier !
— Considérant les rapports de la France avec le reste de l’Eu-
rope, Mme de Staël oppose le bilan positif du Directoire à celui, dé-
sastreux, de l’Empire. Dans ses Considérations sur la Révolution
française, elle imagine les cinq directeurs se relevant de leur tom-
beau et demandant compte à Napoléon « pour la barrière du Rhin et
des Alpes, conquise par la République […], compte surtout de cette
sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la liberté en
France, et qui s’est maintenant changée en aversion invétérée33 ».
C’est assez vrai, sans doute, pour l’Allemagne du XIXe siècle, ou

90
encore pour l’Espagne, mais cette aversion était-elle égale partout
en Europe ?
— Il faut se méfier de Mme de Staël, qui n’est pas une observa-
trice aussi lucide que Fiévée. On ne peut parler d’une popularité du
Directoire en Europe. Il avait mis au point un système de Répu-
bliques-sœurs, sœurs de la République française : République cisal-
pine (Milan), République parthénopéenne (Naples), République ba-
tave (Hollande), République helvétique, République cisrhénane (rive
gauche du Rhin), République romaine où se succédèrent exactions
et coups d’État. La liberté y fut bafouée. Parler dans ce domaine
d’un bilan positif du Directoire est excessif. Jean-Jacques Rapinat,
chargé d’administrer la République helvétique, a laissé un souvenir
épouvantable : « On ne sait, disait-on, si “rapine” vient de Rapinat. »
En Italie, les Républiques-sœurs ont été emportées en 1799, à l’ex-
ception de la Cisalpine.
L’administration napoléonienne n’a pas laissé un tel souvenir, sauf
en Espagne où la haine de Napoléon est encore très forte, surtout à
Saragosse. En Allemagne et en Italie, on veut voir en lui le premier
artisan de l’unité. Il est populaire en Belgique, mais pas en Hol-
lande : j’y fis une conférence à La Haye et dus faire face à des mani-
festants.
C’est en Russie et en Angleterre qu’il est probablement le plus po-
pulaire, mais c’est la fierté de l’avoir vaincu.
— Analysant les causes si multiples de la chute de l’Empire, Albert
Sorel avait écrit de la Grande Armée : « Formidable, sans doute, la
plus belle, la plus perfectionnée, la plus entraînée, la mieux munie,
la plus solide, la plus fortement encadrée, la plus souple, la mieux en
main que la France ait possédée ; c’est la Grande Armée. Tout y est
concerté pour le commandement d’un seul, mais ce seul comman-
dant est tout, et autour de lui, si l’on est dressé à obéir, on se désha-
bitue d’oser et d’entreprendre : tout se plie sous son infaillibilité, mais
tout s’y absorbe. C’est sa guerre, c’est sa bataille, c’est son affaire,
non plus celle de tous et de chacun34. » Qu’en pensez-vous ?
— Il est vrai que tout repose sur un homme. Des délibérations du
Conseil d’État aux opérations sur les champs de bataille, Napoléon
est partout. Tout part de lui, tout arrive à lui. À la veille de la bataille
de Leipzig, décisive pour le sort de l’Allemagne, il perd de pré-

91
cieuses minutes à signer des nominations de commissaires de po-
lice ou des pensions destinées à des veuves de militaires. Il veut
tout savoir, tout décider et n’écoute plus les conseils. Les grands mi-
nistres Chaptal, Carnot, Talleyrand, Fouché sont écartés. Laissés à
eux-mêmes en Espagne, les maréchaux s’affrontent entre eux au
lieu de combattre les insurgés, mais n’osent pas prendre de déci-
sions de peur d’être rappelés à l’ordre par l’Empereur. Napoléon est
le moteur du régime ; si ce moteur se grippe, tout s’arrête.

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11

L’historien face à l’homme Napoléon


La tentation du suicide. – Comment Bonaparte fut déniaisé. – Un
grand écrivain. – Napoléon sanguinaire ? – Le Blocus continental. –
La santé de Napoléon. – La liberté. – L’égalité. – On sait tout sur Na-
poléon.

YVES BRULEY : Napoléon est au centre de votre œuvre et pour-


tant vous n’en avez parlé que de façon contrôlée. On ignore ce que
vous pensez de l’homme. Le moment n’est-il pas venu de nous le ré-
véler ?

JEAN TULARD : Il faut que j’abandonne le regard de l’historien, ce


fameux « regard froid » que Roger Vailland attribuait au libertin35.
En principe, l’historien ne doit pas trahir ses sentiments. Il n’existe
pas. Certains auteurs de romans policiers donnent la vedette au dé-
tective par rapport à l’enquête : or c’est le résultat de l’enquête qui
compte, pas les petites manies d’un Hercule Poirot.
— Et Napoléon, quelle place lui réserve le détective Jean Tulard ?
— Il y a plusieurs Napoléon. Le personnage est plus complexe
qu’Alexandre, par exemple. J’ai une tendresse pour le jeune Bona-
parte. Il arrive à Brienne, provincial égaré dans un milieu plus évolué
et avec un accent corse à couper au couteau. J’ai connu ce que l’on
éprouve dans ce cas : venu de l’école primaire d’Albi avec lunettes
(pour corriger un strabisme très sartrien) et accent du Midi, je me
suis retrouvé au lycée Montaigne dans un milieu de bonne bourgeoi-

93
sie parisienne plutôt ironique à l’égard des provinciaux. Il faut s’im-
poser par les bonnes notes. Je me suis vite débarrassé de mon ac-
cent. Bonaparte, devenu empereur, semble l’avoir gardé. Mais, à
l’époque, cela se remarquait moins car tous les maréchaux avaient
un accent régional : Lefebvre celui d’Alsace, Murat celui du Sud-
Ouest… Par la suite, le jeune officier est également émouvant.
— Vous avez publié ses écrits de jeunesse en 1968.
— Ils n’avaient pas été réédités depuis Frédéric Masson. Napo-
léon les avait conservés et donnés en 1814 à son oncle le cardinal
Fesch. Ils se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque Laurentienne à
Florence. Ils nous révèlent un jeune homme fragile, porté vers le sui-
cide. Je cite : « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour
rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélanco-
lie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort…
Puisque je vais mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? »
— Ne faut-il pas y voir une influence de Werther ?
— Napoléon a admiré Goethe et lui décernera la Légion d’hon-
neur, mais l’avait-il lu en 1786 ? Je crois à la sincérité du jeune
homme. Il y a chez Napoléon une tendance suicidaire que l’on re-
trouve à Fontainebleau en 1814. Et puis il y a cette étonnante timidi-
té avec les femmes…
— Vous pensez à la rencontre avec la prostituée du Palais-Royal.
— C’est un texte magnifique que je ne peux lire sans émotion. Bo-
naparte a noté sa première expérience sexuelle, qui eut lieu le 22
novembre 1787. Poussé par le désir, il avise au Palais-Royal « une
personne du sexe » qui retient son attention : « L’heure, la taille, sa
grande jeunesse ne me firent pas douter qu’elle fût une fille. » Elle
n’a pas l’air grenadier des autres, ce qui rassure l’officier, elle est ti-
mide et convenable : un teint pâle, un physique faible, un organe
doux, ainsi nous la décrit-il. Il l’interroge sur son métier, d’autant qu’il
fait froid. Sa réponse est jolie : « L’espoir m’anime. Il faut terminer
ma soirée. » Mais pourquoi faire ce métier ? « Monsieur, il faut bien
vivre. » Bonaparte est enchanté. Et voilà qu’il s’abandonne à son ob-
session du pucelage (à Sainte-Hélène, il affirmera à Gourgaud qu’il
a pris à Désirée Clary ses deux pucelages). Comment l’a-t-elle per-
du ? Un officier. Le regrette-t-elle ? « Oh oui, je vous en réponds. »
« Sa voix, note Bonaparte, prenait une saveur, une onction que je

94
n’avais pas encore remarquée. » Et la jeune prostituée d’expliquer :
« Ma sœur est bien établie actuellement. Pourquoi ne l’eussé-je pas
été ? » Mais il fait froid, elle met fin à l’interrogatoire. « Allons chez
vous. — Mais qu’y ferons-nous ? — Nous nous chaufferons et vous
assouvirez votre plaisir. » C’est un texte que je trouve admirable.
— Est-il authentique ?
— Tout à fait. C’est l’écriture de Napoléon. Il s’agit d’une expé-
rience vécue, notée à chaud. Je l’avoue : de toutes les figures fémi-
nines de l’époque impériale, c’est celle de cette jeune prostituée que
je préfère, cette douceur, cette dignité, cette résignation me
touchent. J’aurais aimé en savoir plus. Il y avait des contrôles de po-
lice, mais, si nous connaissons ses origines, il y avait tellement de
Bretonnes parmi les prostituées qu’il faut renoncer à l’identifier.
Dommage !
— Il y a le Bonaparte fou d’amour de Joséphine. Vous avez publié
ses lettres.
— L’ensemble des lettres a été confié par le prince Napoléon aux
Archives nationales et leur directeur Jean Favier m’a demandé d’en
faire une édition critique. Là encore, c’est un autre Napoléon qui
nous est révélé. Nous sommes loin du conquérant partageant le
monde à Tilsit avec le tsar. Quelle fougue ! Et quelle naïveté ! Déjà
dans la manière de faire sa cour, il est touchant, profondément hu-
main. Sade a écrit (ou du moins on lui attribue) Zoloé et ses deux
acolytes, qui met en scène Joséphine (Zoloé), Barras (le vicomte de
Sabar) et Bonaparte (Orsec). Ce ne sont que « nouvelles attitudes
dans les amoureux réduits ». Mais le libertinage de Bonaparte n’est
pas celui de Sade. Certes, le général appelle un chat un chat, mais il
y a dans certaines expressions – dont la fameuse « petite forêt
noire » – une tendresse absente chez le divin marquis. Au fond, Bo-
naparte est un sentimental. Il est l’homme d’une femme. Laissons de
côté le « repos du guerrier » qui ne compte pas.
— Et pourtant…
— C’est en Égypte qu’il apprend une infortune qu’il n’avait qu’à
peine soupçonnée. Le choc est rude. D’emblée, il prend une maî-
tresse : Pauline Fourès. Le ton des lettres à Joséphine change. Finis
les « mille baisers au petit Oscar ». Je me souviens à ce sujet de
l’embarras de l’archiviste-paléographe chargée d’établir les notes de

95
l’édition critique et qui ne trouvait aucun enfant répondant au prénom
d’Oscar dans l’entourage de Joséphine. Bernadotte aura bien un fils
prénommé Oscar, mais plus tard ! Qu’était pour elle ce mystérieux
Oscar ?
Mais, dans cette correspondance avec Joséphine, les dernières
lettres après la séparation méritent l’attention. Magnifique, ce billet
laconique du 16 avril 1814 : « Adieu ma chère Joséphine, résignez-
vous ainsi que moi et ne perdez jamais le souvenir de celui qui ne
vous a jamais oubliée et ne vous oubliera jamais. » Ce qui me séduit
chez Napoléon, c’est son style.
— C’est surtout dans ses écrits militaires qu’il se montre un écri-
vain prodigieux.
— L’un de mes premiers livres était, dans la collection « 10-18 »,
une édition des proclamations et des bulletins de la Grande Armée.
Il est parmi les généraux de la Révolution celui qui comprend le
mieux la puissance du verbe. Déjà dans son conte oriental Le
Masque prophète, il évoque le héros Hakem, galvanisant ses
troupes grâce à ses dons exceptionnels d’éloquence.
— Et, bien sûr, il avait lu César.
— Ainsi que Machiavel qui, dans son Art de la guerre, écrit : « In-
nombrables sont les rencontres qui peuvent perdre une armée si un
chef n’a pas le talent ou l’habitude de lui parler. » Napoléon a parfai-
tement maîtrisé l’art de la proclamation, de celle à l’armée d’Italie, le
29 mars 1796, à celle de Fontainebleau du 11 avril 1814. La procla-
mation de 1796 a probablement été réécrite, mais l’esprit de l’origi-
nale était le même : « Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises,
presque pas de pain et nos magasins sont vides. Ceux de l’ennemi
regorgent de tout ; c’est à vous de les conquérir. Vous le voulez,
vous le pouvez, partons ! »
Quand il les relisait à Sainte-Hélène, Napoléon s’exaltait à la lec-
ture de ses proclamations : « Et ils ont osé dire que je ne savais pas
écrire ! »
— Étaient-elles de lui ?
— Certaines ont été remaniées, mais d’habitude il les dictait. Il en
allait de même pour les bulletins de la Grande Armée, qui donnent le
récit officiel des batailles. On y retrouve la griffe du lion. À la fin du
bulletin relatant Austerlitz, on lit : « Cette journée coûtera des larmes

96
de sang à Saint-Pétersbourg. Puisse-t-elle y faire rejeter avec indi-
gnation l’or de l’Angleterre et puisse ce jeune prince, que tant de ver-
tus appelaient à être le père de ses sujets, s’arracher à l’influence de
ces trente freluquets que l’Angleterre solde et qui le jettent dans les
opérations les plus erronées. »
— Vous le considérez donc comme un grand écrivain.
— C’est un angle sous lequel on a peu l’habitude de le présenter
et pourtant, avec le Mémorial de Sainte-Hélène, il est entré dans la
Pléiade au même titre que Charles de Gaulle. En tout cas, j’ai tou-
jours plaisir à lire ses œuvres de jeunesse et son roman d’amour (eh
oui ! il en a écrit un !) Clisson et Eugénie, que j’ai été le premier à
publier sous sa forme intégrale36.
— Napoléon, c’est la guerre. Quel est votre jugement sur le mili-
taire ?
— Ce n’est pas l’aspect que j’ai le plus étudié. Je ne me suis ja-
mais beaucoup passionné pour les uniformes de la Grande Armée. Il
y a des spécialistes tatillons et lorsque j’ai été conseiller historique
de films, j’ai beaucoup redouté leurs jugements… tout en étant scep-
tique ! Je me souviens d’un éreintement des Duellistes de Ridley
Scott par un spécialiste, pour la raison que les parements d’un géné-
ral de division n’étaient pas réglementaires à l’époque où était située
l’action !
— Pourquoi vous dites-vous sceptique ?
— Parce que les soldats, après tant de combats et de marches
harassantes, avaient des uniformes disparates. Certes, dans les pa-
rades, ils étaient magnifiques, mais en dehors, dans la vie courante,
ils se débrouillaient comme ils pouvaient. Prenez l’exemple des
chaussures : elles tenaient la distance Paris-Poi-tiers, mais pas au-
delà. Il fallait ensuite se fournir sur place. Ce n’est que dans les ta-
bleaux d’Édouard Detaille ou au cinéma que les soldats partent à
l’assaut dans des tenues rutilantes. La situation était la même pour
l’armement.
— Il n’y eut pas de progrès technique dans l’armement sous Na-
poléon. Comment l’expliquez-vous ?
— L’Empire dure de 1804 à 1815 : c’est peu pour innover. Il fallait
faire vite car les guerres se sont enchaînées. De complets change-
ments dans l’équipement du soldat l’auraient perturbé et l’on n’avait

97
pas le temps de former les hommes. On en est encore au canon Gri-
beauval et au fusil modèle 1777. On n’utilise ni les fusées Congreve
ni les dirigeables. Mais il y a un bon côté : la puissance de feu faisait
moins de morts.
— Voyez-vous en Napoléon un ogre ou un général soucieux de
ménager ses soldats ?
— À ses débuts, Napoléon s’efforce d’éviter les pertes trop
lourdes en hommes car il dispose d’effectifs réduits. Par la suite, le
mot qu’on lui prête : « Une nuit de Paris réparera tout cela » est apo-
cryphe. Lorsqu’il découvre le champ de bataille d’Eylau, il est sincè-
rement choqué. Le 64e bulletin du 2 mars 1807 se termine par ces
mots : « Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l’amour de la
paix et l’horreur de la guerre. » Il interrompt les opérations.
La mort de Lannes le bouleverse, celle du Duroc l’ébranle. Là en-
core, le bulletin de la Grande Armée est révélateur : « L’Empereur au
chevet de Duroc, lui serrant la main droite, reste un quart d’heure
dans le plus profond silence. Puis il quitte le duc de Frioul sans pou-
voir lui dire autre chose que ces mots : “Adieu donc, mon ami.” Sa
Majesté rentra dans sa tente et ne reçut personne pendant toute la
nuit. »
À Dresde, le 26 juin 1813, il est peu vraisemblable que l’Empereur
ait déclaré à Metternich : « Un homme comme moi se fout de la vie
d’un million d’hommes. » Trop de mots apocryphes lui sont attribués.
Mais il est vrai aussi qu’après Eylau il ne peut plus renouveler les
manœuvres qui ont suscité l’admiration lors de la première cam-
pagne d’Italie ou à Austerlitz. Il compte désormais sur l’effet de
masse : la charge de cavalerie à Eylau, les furieuses attaques contre
la redoute russe à Borodino. Ce sont les incessantes levées
d’hommes, à partir du moment où il combat sur deux fronts, qui ont
créé la légende de l’ogre.
— À votre avis, était-il cruel ?
— Pas du tout à la façon des tyrans qui l’ont précédé ou d’un Sta-
line après lui. Il aurait dû faire fusiller Talleyrand. Il ne sait pas que
celui-ci l’a trahi à Erfurt, puis a vendu des renseignements aux Autri-
chiens lors de la campagne de 1809 – Mata Hari en a fait beaucoup
moins –, mais il n’ignore pas que Talleyrand est acheté par Vienne. Il
l’humilie lors de la fameuse scène du 28 janvier 1809 (« de la merde

98
dans un bas de soie ») mais, à la surprise générale, ne le fait pas ar-
rêter. C’est une erreur. De même avec Fouché. Staline se débar-
rasse de ses ministres de la Police – Guenrikh Iagoda, Nikolaï Iejov
– et se prépare à éliminer Beria lorsque la mort le prend de vitesse.
Aucun climat de terreur à la cour des Tuileries comparable à ce qui
se passait au Kremlin.
Lors de la campagne de 1813, plusieurs soldats se mutilèrent en
se coupant un ou plusieurs doigts de la main droite. Ils ne pouvaient
plus tirer. Ils se brisaient les canines supérieures en sorte qu’ils se
trouvaient dans l’incapacité de déchirer les cartouches. Le nombre
des mutilés montant, murmure-t-on, à trois mille, une réaction est in-
dispensable. Les mutilés de la main doivent passer devant un jury
pour savoir si la mutilation est une blessure de guerre ou si elle est
volontaire. Tout mutilé volontaire sera condamné à mort. Des pelo-
tons d’exécution sont désignés. Mais le chirurgien Larrey s’arrange
pour conclure que toutes sont dues à la guerre. Napoléon n’en est
pas dupe. Fera-t-il quand même un exemple ? Il s’y refuse. Il sera
moins dur que certains généraux de la guerre de 14-18. Il y a peu de
fusillés dans la Grande Armée.
— Mais il fait enlever et exécuter le duc d’Enghien…
— Il faut replacer l’événement dans le contexte de l’époque. En
octobre 1803 est découverte une vaste conspiration royaliste qui en-
globe Cadoudal, Pichegru et Moreau et qui met en danger la vie du
Premier Consul. Les conspirateurs, après leur arrestation, avouent
qu’ils attendaient la venue d’un prince, le comte d’Artois probable-
ment. Mais des rapports indiquent la présence à Ettenheim, près de
la frontière, du duc d’Enghien. Et si c’était lui ?
La colère de Bonaparte monte : « Suis-je donc un chien qu’on
peut assommer dans la rue ! Je rendrai guerre pour guerre. » C’est
la vendetta corse. À l’issue d’un conseil animé où siègent Talleyrand
et Fouché, l’ordre est donné d’enlever Enghien. Il y a là une violation
du droit international – elle sera répétée lorsque les sbires du géné-
ral de Gaulle enlèveront le colonel Argoud en territoire étranger37.
Le duc d’Enghien est un émigré ayant servi les armes à la main
contre la France. Il passe devant une commission militaire qui le
condamne à mort. Savary prend l’affaire en main et le duc est fusillé
dans les fossés de Vincennes. Savary est-il allé trop vite ? Avait-il

99
des instructions ou a-t-il agi dans un excès de zèle ? Le duc avait
demandé une entrevue à Bonaparte, mais la lettre parvint trop tard.
En définitive, même s’il a eu, je le pense, la main forcée, Napoléon
a assumé la responsabilité de la mort de l’infortuné prince. Et c’est à
son honneur.
— Porte-t-il la responsabilité des guerres entre 1803 et 1815 ?
— Prenez la chronologie. C’est l’Angleterre qui, en refusant de
rendre Malte à l’ordre des Hospitaliers, prend l’initiative de la rupture
de la paix d’Amiens. Bonaparte avait même proposé, pour éviter la
guerre, de laisser Malte aux Anglais pendant dix ans.
C’est l’Autriche qui, sans déclaration de guerre, envahit la Bavière,
alliée de la France, le 7 septembre 1805. C’est la troisième coalition
qu’elle forme avec la Russie, preuve que les guerres de l’Empire ne
sont que la continuation de celles de la Révolution. C’est la Législa-
tive qui a lancé la France dans la guerre avec l’Europe en avril 1792.
C’est Berlin, le 7 octobre 1806, qui lance un ultimatum à la France.
La guerre s’achèvera à Tilsit en juillet 1807. Et c’est de nouveau
l’Autriche qui attaque la première la France en avril 1809.
En 1811, le tsar Alexandre Ier masse des troupes à la frontière du
duché de Varsovie mais hésite à attaquer. La réplique de Napoléon
survient l’année suivante.
Après le désastre de Russie, la Prusse puis l’Autriche déclarent la
guerre à la France. Ce n’est pas Napoléon qui les défie. En re-
vanche, c’est l’Empereur qui s’engage imprudemment en Espagne.
Là est son erreur. Mais il y a à cette intervention une logique : en
1805 et 1806, Madrid se préparait à rejoindre la troisième puis la
quatrième coalition.
On a dénoncé la suite d’annexions de Napoléon en Europe qui
aboutit à la France des cent trente départements. Mais elle répondait
à la logique du Blocus continental.
— Une conséquence de Trafalgar ?
— Après Trafalgar, Napoléon ne pouvait espérer envahir l’Angle-
terre avant plusieurs années. Il a eu un coup de génie : porter la
guerre sur le plan économique en fermant l’Europe aux produits an-
glais. C’était condamner l’Angleterre à l’asphyxie, ruiner la livre ster-
ling et obliger le cabinet anglais à solliciter la paix. Mais, pour aboutir
à ce résultat, il fallait fermer tout le continent. Certains pays s’y sont

100
refusés, tels le Portugal ou l’Europe du Nord, sans parler de Trieste.
De là ces annexions qui ne répondent pas à une soif de conquêtes
mais à une nécessité stratégique. Vainqueur de Londres, Napoléon
aurait-il relâché la pression ? Je ne sais.
— Pourquoi, selon vous, cette stratégie a-t-elle échoué ?
— D’abord parce qu’elle n’a pas touché les grands propriétaires
terriens anglais qui tenaient le Parlement. Ce sont les négociants et
les manufacturiers qui souffrent. Au contraire, l’arrêt des importa-
tions de blé étranger en Angleterre a valorisé la production des land-
lords. Le Blocus les enrichit ! Pourquoi voudraient-ils la paix ?
Deuxième raison : les opinions, en Europe, se sont insurgées
contre le Blocus en raison des privations imposées et de l’humiliation
ressentie devant les occupations de troupes françaises. Le Blocus
continental est à l’origine d’un réveil des nationalités. Il a finalement
échoué. Il n’aurait pas dû durer plus de trois ans.
— Napoléon a finalement perdu, mais pouvait-il gagner ?
— Talleyrand lui conseillait de ne pas dépasser les frontières natu-
relles de la France : le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, l’océan ; de re-
noncer à l’Italie qui avait déjà perdu Louis XII et François Ier. Il pré-
conisait une alliance contre la Prusse avec l’Autriche, autre puis-
sance catholique du continent, et de laisser la Russie s’étendre en
Orient. C’était la sagesse. Napoléon III ne soutiendra pas l’Autriche
après Sadowa et laissera s’établir à son détriment la puissance prus-
sienne. Clemenceau portera le coup de grâce à ce subtil équilibre
lorsqu’il signera le traité de Versailles qui aboutit au démembrement
de l’empire des Habsbourg, avec les conséquences que l’on sait.
— À la guerre, Napoléon était-il courageux ? Sauf en Italie, il ne
charge pas à la tête de ses troupes.
— À Lodi et à Arcole, il a montré son courage physique en prenant
la tête de ses troupes. C’était le cas de tous les généraux de la Ré-
volution. Joubert est tué en attaquant les Russes à Novi, le 15 août
1799.
Ensuite, Napoléon coordonne les mouvements des troupes, il
reste au milieu de son état-major pour diriger les opérations. Il est in-
dispensable qu’il ait une vue d’ensemble. Au demeurant, il est expo-
sé quand même : il sera blessé à Ratisbonne, blessure légère qui
aurait pu être mortelle. En pratiquant l’autopsie, Antommarchi relève-

101
ra de nombreuses cicatrices, toutes, il est vrai, n’étant pas d’origine
guerrière.
— Qu’admirez-vous le plus en lui ?
— Sa résistance physique. Il passe du désert d’Égypte aux neiges
de Russie, sans se plaindre. Certes, il jouit de conditions plus
confortables que celles du simple soldat. Mais quel randonneur s’en
accommoderait aujourd’hui ? Et, pourtant, il est souvent malade : on
l’oublie lorsqu’on raconte ses campagnes. Il souffre de dysurie : ses
soldats sont habitués à le voir descendre de cheval, s’appuyer
contre un mur, jambes écartées, corps penché et rester plusieurs mi-
nutes sans pouvoir uriner, ou goutte à goutte. Mal bénin mais dou-
loureux parfois et quelque peu humiliant, d’autant que les envies
sont fréquentes. Le docteur Lemaire a observé que, le 11 décembre
1820, Napoléon est resté vingt-quatre heures sans miction.
Il est souvent sujet à la fièvre et surtout à des rhumes violents.
L’un d’eux, à Borodino, paralyse son cerveau. Tolstoï s’en moque
dans Guerre et Paix.
Il souffre d’hémorroïdes, maladie du cavalier. Il utilise les sang-
sues qu’il recommande à son frère Jérôme ou une lotion mise au
point par Larrey.
Était-il épileptique ? Nous n’avons que des témoignages de se-
conde main. Mais son estomac lui joue de mauvais tours et finira par
l’emporter. Démangeaisons, rhinite, dysurie, malaises gastriques…
Et pourtant il ne se plaint pas. Il a, à l’apogée de l’Empire, des jour-
nées écrasantes, dormant à peine quatre heures par nuit. Tout cela
est-il à l’origine de son embonpoint, je ne sais, mais son hygiène de
vie laisse à désirer, sauf les bains et le brossage des dents qu’il avait
fort belles.
— Il y a pourtant des zones d’ombre dans la vie de Napoléon. Y a-
t-il des actions que vous condamnez au fond de vous-même ?
— Effectivement. Il y a l’absence de liberté. Mais il faut relativiser :
la période précédente, entre 1789 et 1799, n’a connu que de rares
moments de liberté. Il n’y a pas, sous Napoléon, l’équivalent de la
Terreur. Pourquoi exalter Robespierre et dénigrer Napoléon ?
— Il a rétabli l’esclavage, que condamnait Robespierre.
— Il l’a rétabli dans des circonstances que l’on oublie. Ses manus-
crits de jeunesse sont imprégnés de la pensée de l’abbé Raynal, an-

102
tiesclavagiste convaincu. À Malte, il abolit l’esclavage. Pas en
Égypte, il est vrai, mais il craint de heurter de front une société où
l’esclavage joue un grand rôle. Premier Consul, il tient des propos
hostiles à l’esclavage. Mais en 1802, alors que celui-ci a été aboli à
Saint-Domingue et à la Guadeloupe, il récupère au traité d’Amiens la
Martinique, restituée par les Anglais qui y avaient maintenu le sys-
tème esclavagiste : esclavage à la Martinique, liberté à la Guade-
loupe. Le Conseil d’État et surtout le Sénat, gardien de la Constitu-
tion, veulent une uniformisation du droit. Bonaparte voulait se limiter
au travail forcé. Les pressions se font vives : il faut remettre en acti-
vité les plantations, l’esclavage est la meilleure solution. Bonaparte
cède.
À la même époque, l’esclavage existe dans les colonies anglaises,
espagnoles et hollandaises, au sud des États-Unis, sous forme de
servage en Russie, dans les États barbaresques. Son rétablisse-
ment en Guadeloupe ne s’accompagne que de faibles protestations
en France. Toute décision doit être replacée dans son contexte. Cela
dit, ce fut une faute, non seulement morale mais stratégique : on va
engloutir, pour rien, une armée à Saint-Domingue, sans parler de la
Guadeloupe. Le fantôme de Toussaint Louverture planait sur la mé-
moire de Napoléon bien avant les récentes polémiques.
— Vous connaissez bien la police de Napoléon. Peut-on parler
d’un État policier ?
— Oui et non. Fouché est considéré comme le père de la police
moderne. Mais il n’a rien de commun avec un Himmler ou un Beria.
Si la police pratique la torture (et elle y est encouragée par Napoléon
dans une lettre qui fut omise lorsqu’on publia la correspondance de
l’Empereur sous le second Empire), elle le fait exceptionnellement.
Car en principe la torture est abolie. À l’époque, on pince un doigt de
l’inculpé dans un chien de pistolet. À un complice de Cadoudal, lors
du procès, le président demanda pourquoi il niait les faits qu’il avait
pourtant avoués à la Préfecture de police : l’homme se contenta de
montrer sa main mutilée.
Il y avait des agents provocateurs (la conspiration des poignards
en 1800 fut montée par la police), des mouchards dans tous les mi-
lieux, des lettres anonymes, des internements sans jugement. Mais
n’exagérons pas. Il ne faut pas, encore une fois, oublier le contexte :

103
les complots royalistes, la Vendée pas tout à fait pacifiée. Et l’avenir
du régime était attaché à la vie du Premier Consul. Or il y eut de
nombreux attentats.
Si l’on parcourt les circulaires de Fouché, on voit qu’il prêche la
modération : « Soyez vigilants et sévères, jamais tracassiers et durs.
Faites honorer la surveillance de la police en rendant sensible pour
tous qu’elle n’est que l’inquiétude de la patrie. » Fouché a laissé un
mauvais souvenir à Lyon, mais à la tête de son ministère il a été mo-
déré et cette modération fut appréciée.
Le mauvais rôle a été tenu par la Préfecture de police. On y re-
trouve des personnages étonnants, dignes des romans de la « Série
noire ». Je les ai pris en affection : Bertrand, un ancien imprimeur,
chef de la division politique, une sorte de cyclope dont la seule appa-
rition suffisait à faire avouer les plus récalcitrants, sinon il pratiquait
la torture ; Boucheseiche, responsable de la censure et qui fit inter-
ner Sade, Piis et Alletz ; Henry à la criminelle… Arrêtons-nous sur ce
dernier. Nous savons que, venu de la lieutenance générale de police
de l’Ancien Régime, âgé, il ne pouvait plus se déplacer et procédait
par déduction (bien avant MM. Lecoq et Sherlock Holmes). Il avait
été surnommé « l’Ange malin » par le monde du bagne. C’est lui qui
eut l’idée d’engager Vidocq comme agent secret. Je pourrais citer
encore une dizaine de noms, dont certains à la tête de polices paral-
lèles. C’est un monde déjà moderne de coups fourrés, de corruption
et de culture. Songez que l’un des meilleurs commissaires de police
de l’époque, Louis-François Beffara, a écrit un dictionnaire de l’opéra
qui a fait longtemps autorité.
— On vous sent partagé…
— La formule de l’époque est déjà que l’on ne fait pas de police
avec des enfants de chœur. Mais il y a un contrecoup à cette effica-
cité : la censure a étouffé la littérature.
— Elle est en effet bien médiocre.
— J’ai lu poètes et romanciers de l’époque et j’ai eu du mérite ! Il
faut mettre à part Sade, enfermé sans jugement à Charenton où il
fera jouer quelques pièces sans grand intérêt, Mme de Staël que l’on
redécouvre, et surtout Chateaubriand. Difficile de lire l’abbé Delille,
Lebrun-Pindare ou Legouvé. On pourrait leur appliquer ce quatrain
de l’époque :

104
On vient de me voler…

— Que je plains ton malheur.


— Tous mes vers manuscrits.
— Que je plains le voleur !

La comédie est insipide, sauf peut-être celle de Collin d’Harleville


et de Picard, et la tragédie inexistante, à part Les Templiers de Ray-
nouard.
— Et la presse ?
— Voilà une source difficilement utilisable pour l’historien. Il y a Le
Moniteur et rien d’autre. Le Journal de l’Empire, la Gazette de
France et le Journal de Paris se contentent de reprendre les infor-
mations contenues dans Le Moniteur, lui-même soumis à une stricte
censure. J’ai la collection complète entre 1800 et 1814 et je me de-
mande parfois pourquoi je continue à m’en encombrer. Il n’y a pas
de débats, un ton uniforme et insipide. Après la grande époque de la
presse révolutionnaire, des Mirabeau, des Marat, des Hébert, c’est
un peu morne sous l’Empire !
— Pas de liberté donc, mais l’égalité ?
— Ce sont les excès de la réaction nobiliaire, réservant charges et
emplois aux bien nés, qui ont provoqué la Révolution. Mais, là en-
core, l’égalité prônée par la Révolution avait ses limites. Prenez la
Constitution de 1791. Elle est précédée d’un préambule, la Déclara-
tion des droits de l’homme, où on lit : « Les hommes naissent et de-
meurent libres et égaux en droit. » Or cette même Constitution dis-
tingue citoyens actifs et citoyens passifs. Les citoyens actifs, qui
paient un certain taux d’impôt, sont seuls admis à participer aux
élections.
Sous le Consulat, des listes des six cents plus imposés sont éta-
blies pour un certain nombre d’emplois, même si le suffrage univer-
sel est proclamé et s’applique pour les référendums. C’est l’idée, re-
prise avec le système censitaire de la Restauration et de la monar-
chie de Juillet, que le pouvoir politique est réservé à ceux qui paient
un certain taux d’impôt. Il est normal qu’ils contrôlent l’utilisation de

105
l’argent qu’ils ont versé, alors que les autres n’ont aucune raison de
s’occuper du budget de l’État – d’autant que, s’ils sont pauvres, c’est
qu’ils n’ont pas su gérer leurs propres affaires !
La Légion d’honneur, créée le 19 mai 1802, était ouverte à tous et
récompensait les services rendus à l’État. La Révolution avait connu
les Armes d’honneur, mais il était difficile de se promener dans la rue
avec son fusil d’honneur. Une décoration était plus facile à porter.
— Napoléon établit ce qu’on appelle couramment la « noblesse
d’Empire ». N’est-ce pas une erreur ?
— Au fond, les révolutionnaires se seraient volontiers accommo-
dés de l’ancienne noblesse si celle-ci s’était ouverte à eux. La no-
blesse d’Empire part sur de nouvelles bases. Elle va très vite incor-
porer de nombreux membres de l’ancienne noblesse mêlés à ceux
qui ont émergé à l’armée, dans les sciences et dans les grands em-
plois administratifs.
Surtout, cette noblesse ne comporte pas de privilèges. Le privi-
lège, c’est ce à quoi tout le monde rêve en France pour lui mais le
refuse au voisin. Or le nouveau noble paie des impôts comme les
autres, est soumis au même droit et ne bénéficie d’aucun avantage
qui le placerait au-dessus de la loi.
Comme la Légion d’honneur, la noblesse d’Empire a rencontré un
vif succès, même auprès des anciens révolutionnaires.
— Les différences sociales existent dans la société postrévolution-
naire, mais sur quel critère ?
— Le critère, c’est l’argent. La ploutocratie se substitue à l’aristo-
cratie. Certes, cela donne une société beaucoup moins policée, mais
plus juste. La naissance était une barrière infranchissable, sauf par
l’adoption. L’argent se gagne (la noblesse impériale était fermée tou-
tefois aux spéculateurs). « Enrichissez-vous », dira Guizot, mais
« par le travail et l’épargne », vertus des classes moyennes.
Avec Napoléon naît une société nouvelle. Mais il échoue à créer
un pouvoir stable.
— C’est de votre part une critique.
— Oui. Napoléon a échoué à donner à la France la stabilité poli-
tique. Lui succéderont la monarchie, la IIe République, le second
Empire, la IIIe République, l’État français de Vichy, la IVe et la Ve

106
République. Il a essayé de fonder une nouvelle dynastie, celle des
Bonaparte, qui devait succéder aux Mérovingiens, aux Carolingiens
et aux Capétiens. Le sacre a été une cérémonie inutile, mais il a
donné à l’histoire de l’art la grande machinerie de David. Regardez,
sur le tableau, le sourire sceptique de Talleyrand. Le roi de Rome n’a
jamais régné. Dès l’affaire Malet38, on sut qu’il y avait Napoléon et
personne après. Peut-être le temps a-t-il manqué, peut-être les
Français n’étaient-ils pas prêts.
Napoléon a résolu tous les problèmes auxquels il était confronté :
la crise financière, l’effondrement de la société d’ordres, la dispari-
tion des corporations, le schisme religieux… Partout il trouve des so-
lutions qui ont survécu jusqu’à nous ; il échoue sur le problème poli-
tique : par qui remplacer le roi ? Les successeurs de Napoléon ne
seront pas plus heureux.
— Est-il exact de dire que l’on sait tout sur Napoléon ?
— Oui, presque tout, de la consistance de son sperme, selon Jo-
séphine, jusqu’à sa vue (on a retrouvé des lunettes que le docteur
Amalric a étudiées). Quand j’ai dirigé le Dictionnaire Napoléon, au-
cune rubrique n’a été oubliée ou négligée. Nous savons tout, mais le
secret de Napoléon, s’il en eut un, son « rosebud » nous échappe.
— Qu’en concluez-vous ?
— Alors que nous savons tout sur lui, à l’inverse d’Ulysse, Roland
ou Don Juan, il continue à nous fasciner, sa légende demeure in-
tacte. C’est ce qu’il y a de stupéfiant dans ce personnage.

107
12

L’historien et la littérature
Napoléon héros de roman. – Balzac et Stendhal, deux sources de
l’histoire napoléonienne. – Dumas balzacien. – Le mythe des Cent
Jours. – Tolstoï. – L’uchronie. – L’historien face au hasard.

YVES BRULEY : L’un de vos premiers livres fut consacré au


mythe de Napoléon. Vous y analysiez les œuvres littéraires consa-
crées à l’Empereur. Napoléon et plus largement l’époque de la Ré-
volution et de l’Empire ont toujours inspiré la littérature. Encore au-
jourd’hui, le nombre de romans historiques qui portent sur l’Empire
est considérable.

JEAN TULARD : « Quel roman que ma vie ! », disait Napoléon. Et


il fut un héros de roman, thème que j’ai développé dans de nom-
breuses conférences : Napoléon et la littérature populaire, Napoléon
dans le roman policier. J’ai collectionné les romans sur Napoléon et
son époque. J’en ai une armoire remplie ! Cela va du roman popu-
laire (le merveilleux Jean d’Agraives et son Aviateur de Bonaparte,
Juliette Benzoni avec Marianne, une étoile pour Napoléon) à l’Aca-
démie française (Henri Troyat dans Le Moscovite ; Le Cavalier bles-
sé de Jean-Marie Rouart), en passant par le roman policier (La
Bande à Bonape d’Henri Viard, Le Capitaine Coupe-gorge de John
D. Carr et L’Énigme de la rue Saint-Nicaise de Laurent Joffrin, sans
oublier le théâtre (Brisville, Jean d’Ormesson)) .
— Et le meilleur roman ?

108
— Patrick Rambaud et sa Bataille. Nous avons souvent déjeuné
au Balzar pour parler de son cycle napoléonien, qui a remporté un
grand succès. Il a une énorme culture historique et connaît bien le
XIXe siècle français. Hélas, il a délaissé Napoléon Ier au profit de Ni-
colas Ier pour se transformer en chroniqueur (bien malveillant !) du
président actuel de la République. Du coup, nous ne nous voyons
plus. Avouerai-je que j’attends avec impatience la prochaine
échéance présidentielle et un retour de Rambaud à un héros plus
prévisible ? De façon générale, ces romans sur Napoléon, à travers
l’image qu’ils en donnent, sont le reflet de notre époque. Ils ne
peuvent que passionner l’historien.
— Il faut dire que les modèles sont légion : Balzac, Stendhal, Vi-
gny, Dumas, Aragon, pour ne citer que des Français. Commençons
par Chateaubriand. Les Mémoires d’outre-tombe ne sont certes pas
une œuvre de fiction… ou peut-être que si ? Quoi qu’il en soit, com-
ment l’historien doit-il les lire ?
— Dans L’Homme des Mémoires d’outre-tombe, Henri Guillemin a
mis en rapport les archives de l’époque et les affirmations de Cha-
teaubriand. Guillemin fait là de la bonne histoire positiviste. Il comble
les silences du vicomte, souligne les contradictions, le bouscule
dans ses poses, met au jour ses mensonges. Il ne reste pas grand-
chose des Mémoires d’outre-tombe ! Si, une chose : le style.
Je me souviens d’un inspecteur des finances à la retraite, auteur
de quelques livres sur la période qui avaient failli le conduire à l’Aca-
démie des sciences morales et politiques. Il s’était mis à la lecture
des Mémoires d’outre-tombe qu’il avait jusqu’alors dédaignés, les ju-
geant peu fiables, et il ne s’en remettait pas, hurlant, le terme n’est
pas trop fort, son admiration pour la magie du style.
Jacques Chancel, auteur d’une anthologie des plus belles pages
de la littérature française, m’avait demandé de choisir mon morceau
préféré. Je n’hésitai pas : ce fut Chateaubriand et son portrait de Tal-
leyrand et Fouché. Je connais la page par cœur : « Tout à coup une
porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du
crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision
infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi
et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le

109
féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de
Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut
caution du serment. »
La scène a bien eu lieu. Mme de Chateaubriand et Beugnot39 le
confirment. Mais eût-elle été inventée qu’elle s’imposerait comme
vérité, tant la page de Chateaubriand a de force et de cruauté.
— Balzac est très différent. Les Chouans, Une ténébreuse affaire,
Le Colonel Chabert, Un contrat de mariage… Toute La Comédie hu-
maine est fictive et pourtant c’est bien toute l’histoire qui est révélée
au lecteur. N’a-t-il pas tout compris de la société postrévolutionnaire,
de la société du Code Napoléon ? Que vous a-t-il apporté ?
— L’historien ne peut ignorer Balzac. C’est à sa lecture que l’on
s’imprègne d’une époque, la première moitié du XIXe siècle. Nous
évoquions Talleyrand et Fouché : Une ténébreuse affaire met en
scène l’une de leurs intrigues racontée par la duchesse d’Abrantès.
À Marengo, Bonaparte, victime de son infériorité numérique, fut
d’abord battu par Melas40 et des courriers partirent pour Paris an-
noncer sa retraite. La seule légitimité du Premier Consul résidait
dans ses victoires. Une défaite remettait en cause son pouvoir. Tal-
leyrand et Fouché le comprirent aussitôt. S’adjoignant un obscur sé-
nateur, Clément de Ris, qui leur assurait l’appui du Sénat, ils for-
mèrent avec lui un triumvirat sur le modèle romain – rappelez-vous
César-Pompée-Crassus – qui prit aussitôt des décisions et rédigea
des proclamations. C’est alors qu’arrivèrent de nouveaux courriers
qui annoncèrent que, grâce au général Desaix surgissant sur le
champ de bataille de Marengo et surprenant les Autrichiens, la vic-
toire avait changé de camp. Le triumvirat n’avait plus de sens, il de-
venait même compromettant. Fouché et Talleyrand s’empressèrent
de brûler tous les papiers. Mais pas Clément de Ris. Bêtise ? Ou vo-
lonté de tenir ainsi par le chantage Talleyrand et Fouché ? Il eut tort.
Il fut enlevé à Tours le 23 septembre 1800 par de pseudo-chouans et
relâché le 10 octobre quand il eut restitué tous les documents en sa
possession. Pour apaiser l’ire de Bonaparte, trois innocents furent
exécutés.
Cette intrigue devient ce magnifique roman de Balzac qu’admirait
tant Alain (« une analyse politique supérieure à tout ce qu’on peut ci-

110
ter dans la littérature »). La transposition romanesque reste rigou-
reuse : pas d’inexactitudes historiques à travers l’invention du ro-
mancier. Et que penser de l’image de l’Empereur en bivouac, la
veille d’Iéna, recevant Laurence de Cinq-Cygne : Napoléon y prend
une dimension épique.
— C’est la vision de Napoléon par la monarchie de Juillet.
— Ayant étudié la Préfecture de police à cette époque, j’ai beau-
coup lu Splendeurs et misères des courtisanes. J’ai constaté que sa
description de la police est exacte jusque dans les détails. Certains
lui attribuent L’Histoire de la police d’Horace Raisson41.
— De même ne peut-on comprendre la genèse de la légende na-
poléonienne sans Balzac.
— Le Napoléon du peuple est celui de Goguelat dans Le Médecin
de campagne, l’Empereur raconté dans une veillée. À travers le récit
de Goguelat se découvrent les raisons de la fascination exercée
dans les milieux populaires par Napoléon : besoin de merveilleux,
volonté d’échapper à la routine quotidienne, nostalgie d’un âge d’or,
d’un passé embelli fait de gloire et de prospérité.
— L’administration napoléonienne est aussi évoquée dans La Co-
médie humaine.
— Dans Les Employés, Balzac fait de nombreuses allusions à
cette administration : « Alors, écrit-il, on pouvait avoir vingt-cinq ans
et une place élevée, être auditeur au Conseil d’État ou maître des
requêtes… » Napoléon apparaît comme l’inépuisable distributeur de
croix, de faveurs et d’avancements. Comme à l’armée, chaque sol-
dat avait son bâton de maréchal dans sa giberne, chaque employé
pouvait espérer un avancement rapide et la Légion d’honneur. Bal-
zac fait comprendre que l’écroulement du Grand Empire a entraîné
le rapatriement de l’administration des départements supprimés et
réveillé les prétentions des familles ruinées par la Révolution : dès
lors il y a pléthore de fonctionnaires et l’avancement se ralentit. En-
core une raison de regretter Napoléon. Sans Balzac, on ne com-
prendrait pas cet élan populaire que suscita le retour des Cendres
en 1840.
— Tout historien, tout amateur d’histoire doit lire le début de La
Chartreuse de Parme : la bataille de Waterloo vécue par Fabrice.

111
Stendhal avait un grand avantage sur les autres romanciers, il avait
vu la guerre de près…
— C’est sa supériorité sur Balzac, même si celui-ci rendit notam-
ment visite à Talleyrand au château de Rochecotte. Stendhal est
avec Balzac l’un des meilleurs témoins littéraires de l’épopée. Litté-
raire, parce que l’ouverture de La Chartreuse est sublime. Tout na-
poléonisant la connaît par cœur : « Le 15 mai 1796, le général Bona-
parte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui ve-
nait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après
tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » J’ai tou-
jours soigné dans mes livres et mes conférences la phrase d’ouver-
ture, mais là, c’est du grand art. Je ne me lasse pas de lire la Vie de
Henry Brulard et surtout le Journal, malgré les lacunes de l’année
1812. Ses portraits de Daru, de Fiévée, du personnel d’intendance,
sa haine des militaires, sabreurs arrogants mais qui, il est vrai,
risquent leur peau – comme Stendhal d’ailleurs –, tout nous fait pé-
nétrer dans cet univers napoléonien avec plus de vérité et d’authen-
ticité que les mémoires où les contemporains prennent la pose.
Et puis il y a ce jugement qui évolue sans cesse sur Napoléon.
Comme je l’ai écrit dans Le Mythe de Napoléon, pour Stendhal le
génie de Napoléon est d’avoir été Bonaparte, l’échec de Bonaparte
est d’avoir été Napoléon. Quant au drame de Stendhal, c’est d’avoir
boudé Bonaparte et servi Napoléon.
— Pour vous, comme romanciers, Balzac et Stendhal ont valeur
de documents.
— Tout à fait. Ce sont des sources fiables.
— Parmi les grands auteurs romantiques, Victor Hugo reste une fi-
gure écrasante. À tel point que certains auteurs sont un peu oubliés
du grand public, comme les deux Alfred, Musset et Vigny. La
Confession d’un enfant du siècle est encore lue, mais plus guère
Servitude et grandeur militaires, malgré la scène célèbre de la ren-
contre entre Napoléon et Pie VII. À ce propos, est-elle historique ?
ou plausible ? ou symbolique ?
— Cette génération, avec Lamartine, qu’il ne faut pas oublier, a
d’abord été monarchiste. Sous l’influence de sa mère, Hugo exalte
l’enfant du miracle, Quiberon, la Vendée. Même influence de la mère
sur Lamartine. Le poids du milieu familial est très fort sur Alfred de

112
Vigny. C’est la publication du Mémorial en 1823, proposant la vision
de Prométhée cloué sur le rocher de Sainte-Hélène, qui a rallié les
romantiques à la légende. La comparaison avec la monarchie res-
taurée tournait à l’avantage de Napoléon. Ce que souligne bien Bal-
zac : « Sans le Mémorial de Sainte-Hélène, il n’a tenu presque à rien
que le caractère de Napoléon ne fût méconnu42. » Ce que résume
assez bien et avec grandiloquence Hugo :

On jeta ce captif suprême


Sur un rocher, débris lui-même
De quelque ancien monde englouti43.

Musset, dans La Confession d’un enfant du siècle, traduit le vide


et l’ennui ressentis par sa génération après la chute de l’Empire. En-
core une belle page à méditer pour l’historien : « Alors s’assit sur un
monde en ruine une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants […]
avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil
des Pyramides. […] Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regar-
daient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et
les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le loin-
tain44. »
Vigny est plus nuancé lorsqu’il publie en 1835 Servitude et gran-
deur militaires. Vous vous interrogez sur la fameuse scène entre Na-
poléon et le pape ; elle a été bien sûr inventée, mais j’en ai trouvé
l’origine : Recueil de faits et anecdotes relatifs à Napoléon Bona-
parte par un Corse, un pamphlet publié en 1814. J’ai reproduit ce
passage dans mon Anti-Napoléon. On y trouve les mots devenus cé-
lèbres : comœdia et tragœdia45.
— Alexandre Dumas est connu comme romancier historique, mais
il a aussi écrit sur sa propre époque. Je ne citerai que deux livres
bien différents : Le Comte de Monte-Cristo, qui n’est pas un roman
historique, et ses Mémoires où il propose des analyses de son
temps, notamment sur Napoléon…

113
— Il lui a consacré une pièce de théâtre fort réussie 46. Le Comte
de Monte-Cristo est peut-être à l’origine un feuilleton, mais c’est aus-
si un roman « balzacien ». Il offre en effet une peinture impitoyable
de la société louis-philipparde. Les trois bourreaux de Dantès – Fer-
nand, Villefort et Danglars – symbolisent les trois piliers de la monar-
chie de Juillet : la Chambre des pairs, où siège le premier, la justice,
représentée par Villefort et la banque, par Danglars. C’est l’argent
qui règle les rapports sociaux, comme chez Balzac. Vautrin tire sa
puissance du trésor du bagne, Monte-Cristo des richesses du cardi-
nal Spada, que convoitaient les Borgia et dont l’abbé Faria lui a ré-
vélé la cachette. Dans le régime censitaire, l’argent a supplanté la
naissance, la ploutocratie se substitue à l’aristocratie. Il y a beau-
coup à prendre pour un historien dans Le Comte de Monte-Cristo.
À découvrir ou redécouvrir, Les Mohicans de Paris du même Du-
mas évoque ce régime ploutocratique menacé par les sociétés se-
crètes et par les classes dangereuses, avec une fascination iden-
tique à celle de Balzac pour la police. Le personnage de Jackal, un
policier qui raisonne par déduction, est fascinant. Sa description phy-
sique renvoie à celle de Contenson, le limier de Splendeurs et mi-
sères des courtisanes, et à celle de Javert dans Les Misérables.
J’ai souligné, dans un petit livre consacré à Alexandre Dumas,
combien la comédie contemporaine mise en scène par Dumas n’est
nullement inférieure à celle de Balzac.
— Comme pour le début de Monte-Cristo, Aragon s’est intéressé
à la période cruciale de 1815 dans La Semaine sainte.
— Il faut distinguer les « vingt jours », du 1er mars, date de débar-
quement de Napoléon à Golfe-Juan, au 20 mars, lorsqu’il arrive aux
Tuileries, des « Cent-Jours », formule lancée par le préfet de la
Seine Gaspard de Chabrol au retour de Louis XVIII de Gand après
cent jours d’absence de sa capitale.
J’ai étudié les vingt jours dans un ouvrage sorti quelques se-
maines à peine avant Les Cent-Jours de Dominique de Villepin47.
Nous nous sommes retrouvés sur le plateau de Bernard Pivot. Il y fut
très brillant comme à son habitude, flamboyant même, mais reprit
l’erreur commune : l’expression « Cent-Jours », ai-je dû rappeler, ne
s’applique pas à Napoléon mais à Louis XVIII.

114
— Pourquoi cette époque fascine-t-elle ?
— Une nouvelle fois, la France est divisée en deux. Le change-
ment de régime s’était fait en 1814 sans violence, en raison de l’ab-
dication de Napoléon qui déliait l’armée et l’administration de son
serment de fidélité. Au retour de l’île d’Elbe, deux légitimités se
heurtent. Louis XVIII règne à Paris depuis l’abdication de Napoléon
et celui-ci, par le traité de Fontainebleau, a reçu l’île d’Elbe. Il devait
recevoir une somme annuelle de deux millions de francs versée par
le roi. Or celui-ci n’a pas tenu son engagement. Le traité de Fontai-
nebleau devient caduc et Napoléon se considère en droit de re-
prendre son trône. Deux souverains s’affrontent donc à partir du 1er
mars 1815.
— Quel est le bon ? Lequel servir ?
— La question se pose aux officiers, aux préfets, aux maires, aux
évêques qui sont depuis le Concordat des fonctionnaires. Et ne pas
se tromper, sous peine de révocation ou pire ! Un film italien traduit
parfaitement l’embarras des autorités : il s’agit des Cent-Jours de
Giovacchino Forzano. Le film s’ouvre sur le cabinet de travail du pré-
fet du Var à Draguignan. Nous sommes le 2 mars 1815. Le préfet
s’entretient tranquillement avec son secrétaire général lorsque surgit
un gendarme porteur d’une dépêche : Napoléon a débarqué la veille
à Golfe-Juan. Le préfet perd ses moyens : « Il y a plus de quatre-
vingts départements dans le royaume et Napoléon choisit le mien
pour y débarquer ! » Mais il faut prévenir Paris. Le préfet commence
à dicter au secrétaire général : « L’Usurpateur a débarqué à Golfe-
Juan. Je mets tout en œuvre pour l’arrêter… » Mais il s’interrompt.
« Et si Napoléon arrivait à Paris et y trouvait mon message ? Je se-
rais révoqué… Non, non. Reprenons : “Sa Majesté Napoléon Ier a
débarqué à Golfe-Juan et entreprend une marche triomphale sur Pa-
ris”… » Il s’interrompt de nouveau : « Mais si Napoléon était arrêté
avant d’arriver dans la capitale, que penserait le roi de ma dé-
pêche ?… Que faire ? Je ne me sens pas bien, je vais me coucher.
Monsieur le secrétaire général, rédigez vous-même le message. »
C’est traduire avec exactitude le sentiment qui domine entre le 1er et
le 20 mars. Se retrouver dans le camp du vainqueur est une néces-
sité.

115
— Mais il y a ceux qui ne transigent pas avec l’honneur ou la fidé-
lité…
— Ce sont ceux qui n’ont rien à perdre. Vous évoquiez La Se-
maine sainte d’Aragon. Curieusement, Aragon choisit non d’évoquer
le Vol de l’Aigle, Napoléon porté par un mouvement populaire, par le
souffle de la Révolution, mais la fuite de Louis XVIII à Gand vue du
côté du peintre Géricault. Géricault fait partie des mousquetaires
gris. C’est un jeune fou. Comme Alfred de Vigny, autre mousquetaire
de la maison du roi qui évoque cette retraite dans Servitude et gran-
deur militaires : « La grande route d’Artois et de Flandre est longue
et triste. Elle s’étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans
des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps.
[…] Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi
Louis XVIII ; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges,
tout à l’horizon au nord48. » Encore une page magnifique ! Il y a
aussi Lamartine, qui n’est encore que simple garde du corps et rêve
de devenir mousquetaire. Et enfin Chateaubriand, derrière, en re-
tard, dans sa voiture : « À l’aube, je vis des corbeaux descendre pai-
siblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit
pour prendre aux champs leur premier repas, sans s’embarrasser de
Louis XVIII et de Napoléon49. » Là encore, quel style !
Aragon ne s’y trompe pas. Tout le romantisme est derrière Louis
XVIII. Mais, Chateaubriand excepté et dans une certaine mesure
Géricault, qui a exposé au salon de 1814, ce sont pour l’heure d’obs-
curs gardes du corps qui ne risquent rien, à l’inverse du préfet du
Var !
— Que deviendra ce dernier ?
— Épuré ! On retrouvera les mêmes états d’âme dans les mo-
ments de crise de notre histoire. En publiant Les Vingt Jours, je pen-
sais bien sûr aux années 1940-1944.
— En dehors de la littérature française, on trouve à l’étranger une
même profusion d’œuvres littéraires sur Napoléon.
— Les Anglais ont écrit de nombreux romans sur Napoléon et son
époque, de Thackeray à Conan Doyle avec son brigadier Gerard. En
Russie, Tolstoï est le plus important.

116
— Quel regard l’historien du premier Empire porte-t-il sur Guerre
et paix ?
— Antinapoléonien, certes, mais traduisant les sentiments diffé-
rents de l’élite russe. Et c’est en cela qu’il intéresse l’historien. D’un
côté, Pierre Bezoukhov : « Oui, Napoléon est grand parce qu’il a do-
miné la Révolution : en étouffant ses abus, il a gardé ce qu’elle avait
de bon, l’égalité des citoyens. » De l’autre, le prince André Bolkons-
ki : il voit en Bonaparte le héros selon son cœur, mais aussi un ambi-
tieux qui a réussi. Admiration idéologique chez Pierre, admiration ro-
mantique de la part d’André. Mais au soleil d’Austerlitz succède la
neige de 1812. Envahie, la Russie ne voit plus en Napoléon que ce-
lui que la Providence a prédestiné au rôle de bourreau des nations.
— Souvent, la littérature présente une vision faussée de l’Histoire,
qui reflète l’opinion du romancier. Mais, on l’a vu, elle peut offrir aus-
si des personnages fictifs plus représentatifs d’une époque que ne le
seraient les personnages historiques réels. La littérature est donc
une source pour l’historien.
— La littérature est le miroir de la société, le reflet de l’opinion.
Elle élève les personnages au rang de mythes. Que serait Fouché
sans Balzac ? C’est Balzac qui en a fait le parangon du policier, atti-
rant ainsi l’attention de Madelin qui écrira, le premier, sa biographie.
— Il existe, pour le romancier et pour l’historien, une tentation
commune : celle de réécrire l’histoire, de décider que tel événement
n’a pas eu lieu et d’imaginer que l’Histoire a poursuivi son cours dif-
féremment. Valéry Giscard d’Estaing s’y est essayé dans La Victoire
de la Grande Armée50, mais avant lui Jean Dutourd dans Le Feld-
maréchal von Bonaparte51. Et bien d’autres. Que vous inspire cette
littérature, indépendamment du style ?
— Nous entrons dans le domaine de l’uchronie. Nous ne sommes
plus dans l’histoire mais dans un jeu : si Napoléon avait gagné à Wa-
terloo… Le premier à y avoir joué fut Louis Geoffroy dans Napoléon
apocryphe, paru en 1841. Il raconte la vie de Napoléon, mais le
montre triomphant en Russie. En 1813, il reste pendant la saison
d’hiver à Saint-Pétersbourg, signe le concordat de Fontainebleau,
pacifie l’Espagne, débarque en Angleterre et, vainqueur, signe le dé-
cret de Londres dont l’article 2 annonce que l’Angleterre est réunie à

117
l’Empire français. Puis Napoléon se lance à la conquête du monde.
De retour de Chine, il longe sur son navire l’île de Sainte-Hélène : il
est alors pris d’un malaise. Par la suite, il fera anéantir Sainte-Hé-
lène. En 1831, je cite Geoffroy : « N’ayant plus rien à faire parce qu’il
avait tout fini, ni rien à désirer parce qu’il n’y avait plus pour lui de
désirs possibles, trop loin des choses et des hommes, il se trouvait
seul dans l’univers. » C’est le chef-d’œuvre de l’uchronie.
J’aime aussi Les Enfants du bon Dieu d’Antoine Blondin52 où un
professeur d’histoire oublie dans son cours la signature des traités
de Westphalie ; l’histoire de l’Europe change de ce fait et le profes-
seur doit imaginer une autre histoire.
Dans l’uchronie, l’imagination du romancier se substitue à la ri-
gueur de l’historien.
— Ce genre de romans, fondés sur la réécriture de l’Histoire à
partir d’un événement omis ou détourné, pose la question centrale
des causes des grands faits historiques. Chacun connaît cette pen-
sée de Pascal : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute
la face de la terre aurait changé. » Qu’en pense l’historien ?
— L’histoire est faite de rebondissements, de coups du sort, de
malchances et de bonheurs. La victoire se gagne parfois à la der-
nière minute de façon inattendue : le détail négligé par l’adversaire,
sa faute d’inattention quand tout paraissait joué. C’est ce que j’ai
voulu évoquer dans Napoléon, les grands moments d’un destin. Le
hasard a-t-il un rôle en histoire ? À Marengo, Bonaparte est battu
lorsque, guidé par le bruit du canon, Desaix surgit sur le champ de
bataille et surprend les Autrichiens ; à Waterloo, Grouchy ne surgit
pas, ayant trop tardé, c’est Blücher. À Marengo : victoire, à Water-
loo : défaite. Mais l’inverse aurait pu aussi bien se produire. Nul n’est
maître de son destin, sinon l’Histoire serait-elle aussi passionnante ?

118
13

L’historien et ses publics


L’histoire et le roman. – La conférence. – Comment écrire une dra-
matique historique ? – De « La Tribune de l’Histoire » au « Fil de
l’Histoire ». – « Les Grosses Têtes ». – La télévision. – Bernard Pi-
vot. – La presse hebdomadaire. – Connors et Platini. – Les paral-
lèles historiques.

YVES BRULEY : On connaît l’expression : tel livre d’histoire « se


lit comme un roman ». Nous avons parlé, dans le précédent entre-
tien, de la littérature comme source pour l’historien, mais pas comme
son modèle. Écrire un livre historique « comme un roman », est-ce
un bon critère pour l’historien ?

JEAN TULARD : Il y a deux types de livres d’histoire. D’abord la


thèse, à laquelle viennent s’ajouter les articles dans les revues éru-
dites et les contributions dans les colloques. C’est la partie scienti-
fique de l’œuvre de l’historien. Certains s’en tiennent là et n’écrivent
que pour leurs pairs qui les analyseront dans d’autres articles et les
citeront dans leurs bibliographies. Personnellement, j’ai choisi de
m’en échapper et de toucher un public plus vaste. C’est alors faire
de la vulgarisation historique. Les livres que j’ai publiés chez Fayard
– Napoléon, Napoléon II, Fouché, Murat, Les Thermidoriens, Napo-
léon les grands moments d’un destin – restent rigoureux, positi-
vistes, mais souhaitent un plus grand nombre de lecteurs. Il importe
donc de les rendre attrayants.

119
— L’historien, dans ce type de livre, se trouve pris entre le chaud
et le froid, la chaleur nécessaire du récit et la froideur de la connais-
sance scientifique. Péguy a eu des mots très durs sur une histoire
trop scientifique, qu’il comparait à une « usine de conserves »…
Quelle est votre recette ?
— Donner de la vie. Poser une question en ouverture et apporter
la réponse en conclusion, rendre passionnant l’événement et soigner
les portraits, mais éviter les dialogues inventés, les anachronismes
volontaires, les apostrophes au lecteur. Vulgarisation ne se confond
pas avec vulgarité.
— Dans l’un de vos livres, vous écrivez que l’une des plus
grandes qualités de l’historien doit être la clarté, vertu classique par
excellence. Qu’est-ce que la « clarté de l’historien » ?
— Si vous lisez un ouvrage scientifique ou philosophique, vous ne
comprenez pas grand-chose à cause du vocabulaire. Vous êtes
plein de respect pour ce texte qui vous demeure fermé. Certains his-
toriens ont voulu gagner en prestige en utilisant un jargon incompré-
hensible et en introduisant les mathématiques dans leur démonstra-
tion. Je pense, quant à moi, qu’il faut être clair, même lorsqu’on
s’adresse à des spécialistes et, si l’on utilise des mots savants, ne
pas hésiter à en donner le sens.
— L’écrit et l’oral sont tous deux utiles à l’historien : faire un cours,
une conférence sur un sujet aide à le comprendre, à le clarifier, à
l’exprimer simplement. Peut-être la clé du succès de vos livres est-
elle dans votre enseignement et dans l’art de la conférence…
Qu’est-ce qu’une conférence réussie ?
— Tout se joue dans les premières phrases : il faut accrocher l’at-
tention de l’auditoire, un auditoire a priori intéressé puisqu’il est venu
vous entendre. Ensuite, ne pas lire un texte d’une voix monocorde,
marquer des temps d’arrêt, couper par de bons mots qui main-
tiennent l’éveil du public… et faire court : entre trois quart d’heure et
une heure, surtout pas davantage. Enfin, si une discussion est pré-
vue, avoir conservé un certain nombre d’effets qui empêchent l’at-
tention de retomber.
Vous connaissez le mot célèbre d’un académicien à un confrère
qui lui disait : « Rien n’est plus terrible dans une conférence que
lorsque l’on voit un auditeur regarder sa montre », et lui de ré-

120
pondre : « Si, c’est lorsqu’il la porte à l’oreille pour voir si elle est ar-
rêtée. »
— Avez-vous une idée du nombre d’heures de cours et de confé-
rences que vous avez données ?
— Je ne les ai pas comptées, mais j’ai parlé dans les endroits les
plus divers : au Conseil d’État, à la tribune du Sénat, sur la scène de
l’Opéra et sur celle de la Comédie-Française, au Jockey Club, au
Cercle interallié et devant des publics populaires.
Le public le plus difficile : les enfants du primaire. Il faut accrocher
tout de suite ou c’est un aimable chahut. Avec eux, certains
« trucs », comme commencer en parlant bas, ne marchent pas.
— Avez-vous beaucoup écrit dans les revues de vulgarisation his-
torique ?
— Historia a ouvert la voie et reste encore une revue très appré-
ciée. J’y ai beaucoup écrit. L’Histoire a mis la barre plus haut : elle a
attiré beaucoup d’universitaires et j’y ai moi-même collaboré. Der-
nière venue, la Nouvelle Revue d’histoire ne dissimule pas ses sym-
pathies de droite, tout en restant objective. J’y ai donné là encore
quelques articles. De même à Historama et Histoire magazine, qui
furent plus éphémères. S’adressant au grand public, ces revues ne
pouvaient aborder que des sujets accessibles à leurs lecteurs, à l’in-
verse des revues universitaires, la Revue historique, la Revue d’his-
toire moderne et contemporaine, etc. Je n’ai jamais eu de gêne à me
retrouver aux côtés des maîtres de la « petite histoire ».
— Vous êtes même allé plus loin en participant à la fameuse « Tri-
bune de l’Histoire », à la radio.
— André Castelot, Alain Decaux et Jean-François Chiappe
avaient mis au point cette excellente émission . Une dramatique sur
un sujet historique était jouée par des acteurs ; elle était suivie d’un
débat auquel on invitait un spécialiste. Je m’y suis rendu à plusieurs
reprises. Certes, je n’appréciais pas beaucoup les livres de Castelot
sur l’époque napoléonienne (je n’ai pas à porter de jugements sur
les autres périodes). Je les trouvais vraiment légers, anecdotiques,
complaisants. Mais j’avais beaucoup de sympathie pour l’homme,
ainsi que pour Alain Decaux qui est toujours resté modeste malgré
les honneurs. Jean-François Chiappe me fascinait par son brio et
l’étendue de ses connaissances. Il introduisait dans ses pièces ra-

121
diophoniques des personnages secondaires – le baron de Vitrolles,
Siméon – qui confirmaient sa maîtrise du sujet.
Bien sûr, on frôlait le ridicule lorsque Othon Ier s’adressait à ses
vassaux teutons en ces termes : « Gentils seigneurs, gentes
dames », etc. Cela rappelait ce personnage d’Alexandre Dumas qui
s’exclamait : « Nous autres, gens du Moyen Âge !… » Et l’on appro-
chait souvent l’anachronisme.
Mais nous étions au théâtre et certaines libertés étaient autori-
sées. On écoutait cette émission le dimanche soir en famille, avant
l’entrée de la télévision dans les foyers. Les derniers mots de mon
père, avant de sombrer dans le coma, furent pour demander si
c’était bien ce soir-là qu’on entendrait « La Tribune de l’Histoire ».
Castelot et Chiappe se disputèrent puis disparurent. Resté seul,
malade, Alain Decaux s’effaça. La formule fut reprise par un brillant
producteur, Patrick Liegibel, qui fit appel à un nouveau triumvirat :
Henri Amouroux, Jean Favier et Marcel Jullian, ancien patron de té-
lévision. L’émission s’intitula « Questions pour l’Histoire », puis « Au
fil de l’Histoire ». Malheureusement, pour des raisons d’économie,
fut supprimé le débat.
À la mort de Marcel Jullian, Amouroux me demanda de le rempla-
cer. J’hésitai, mais finalement je me suis laissé tenter. Il y avait un
défi à relever. Le champ des sujets était immense. Encore fallait-il
capter les auditeurs. La durée de l’émission était d’une demi-heure,
ce qui était à la fois court pour épuiser un thème et long pour retenir
l’attention, le dimanche à 13 h 30. Je choisis de privilégier les mé-
chants, ils fascinent davantage : Beria, Fouché, Talleyrand, Sade,
César Borgia, Fouquier-Tinville, Julien l’Apostat, le Père Joseph – la
première éminence grise –, Olivier Le Daim, âme damnée de Louis
XI, Pierrot le fou, Lacenaire, Richard III, Ivan le Terrible vu par Sta-
line, Palagonia et ses monstres53, Crassus qui fit crucifier Sparta-
cus…
— Le problème n’est-il pas de les faire parler ?
— Pour l’époque napoléonienne, pas de problème : il y a les mé-
moires et une abondante documentation. Il y a bien sûr les accents :
corse pour Napoléon, alsacien pour Lefebvre, méridional du Sud-
Ouest pour Murat. Des personnages comme Retz ou Bernis ont lais-

122
sé des mémoires. Pour les Borgia, il y a Machiavel, pour Richard III,
Shakespeare. Qui a fait du latin n’a pas d’embarras pour Néron : il
suffit de se tourner vers Suétone et Tacite et de construire des
phrases sur la structure du latin : « Non solum, sed etiam », par
exemple.
— Et le vieux français pour le Moyen Âge ?
— Évoquant Olivier Le Daim et Louis XI, j’ai hésité. Le person-
nage de Le Daim – esquissé chez Walter Scott dans Quentin Dur-
ward – me fascinait, comme son confrère Tristan L’Hermite. J’ai pui-
sé dans Commynes, mais lui faire dire des phrases du type : « Je
suis moult content » aurait été franchement ridicule.
J’ai raté Laurel et Hardy. L’émission que j’avais imaginée rappelait
leur première rencontre et leur relation, très tendue sur la fin. Harry
Langdon remplaça Laurel comme partenaire d’Oliver Hardy dans Ze-
nobia de Gordon Douglas. Je fis parler Laurel et Hardy comme dans
les versions doublées en français par Frank O’Neill et George Mat-
thews. Ce fut une catastrophe : toute l’émotion s’envolait.
— Ces œuvres avaient un caractère personnel car on vous sait un
« fan » de Laurel et Hardy, qui ornaient la couverture de l’un de vos
dictionnaires du cinéma…
— Bien sûr ! J’ai fait une émission qui dressait un parallèle entre
les Pieds Nickelés et Arsène Lupin. Ils sont contemporains, nés de
la vague anarchiste. Une dramatique s’intitulait « L’histoire vraie des
Trois Mousquetaires », car Athos, Porthos et Aramis ont réellement
existé, comme d’Artagnan.
J’admire beaucoup la pièce de Brisville, Le Souper, mais elle s’ar-
rête au moment où commence l’intérêt dramatique des relations
entre Talleyrand et Fouché. Maîtres du pouvoir, ils ne pouvaient que
s’affronter, surtout après l’élection de la Chambre introuvable. En ef-
fet, ils ont perdu les élections en août 1815. C’est que Talleyrand a
été « plaqué » par la future duchesse de Dino, sa nièce, dont il était
épris et il ne cesse de « pleurnicher », selon le mot de Pasquier.
Quant à Fouché, veuf, il s’est remarié avec une ravissante demoi-
selle de Castellane et depuis il « roucoule ». Ils en ont oublié les
élections. Le réveil est brutal car les ultras demandent leur tête. Cha-
cun pense qu’il peut la sauver s’il se débarrasse de l’autre. Un duel
s’engage, que j’évoque dans l’émission. Talleyrand l’emporte, mais

123
c’est une victoire à la Pyrrhus. Le duel est commenté par Chateau-
briand et Fiévée.
— On a l’impression que vous avez mis tous vos héros imagi-
naires ou historiques dans ces émissions.
— C’est exact. J’ai par exemple évoqué les débuts d’Orson Welles
à Hollywood avec le tournage de Citizen Kane. J’ai fait aussi une
émission sur Rossini, mon musicien préféré. Pourquoi Rossini
cesse-t-il de composer des opéras après son Guillaume Tell en
1830 ? L’enquête est menée par Balzac, Dumas et Stendhal, tous
trois admirateurs du compositeur.
J’ai rendu hommage à la lucidité politique de Thiers, le mal-aimé,
le méchant par excellence, en l’opposant à Tocqueville, le naïf, en
1848, lors de la première élection d’un président de la République au
suffrage universel. Je n’ai pas résisté davantage à un parallèle entre
Danton et Robespierre en évoquant Fabre d’Églantine et le scandale
de la Compagnie des Indes.
— Et Napoléon ?
— Depuis l’an 2000, j’ai célébré tous les anniversaires : le sacre,
Austerlitz, Iéna, Tilsit, l’élection de Bernadotte au trône de Suède, la
naissance du roi de Rome… et même Joubert qui faillit faire le coup
d’État à la place de Bonaparte retenu en Égypte.
— Vous parlez avec une certaine tendresse de ces émissions. Il
semble que vous ayez eu plaisir à les écrire, un plaisir plus grand
que pour vos livres.
— J’en ai fait à ce jour quarante-quatre entre 2004 et 201154. Le
rythme s’est ralenti, par la volonté de la direction qui veut maintenant
une diversification plus grande des auteurs. C’est dommage car j’ai
un réservoir encore important de sujets.
De même ai-je présenté à l’ancienne commanderie du Temple, à
Arville, des extraits de films regroupés autour d’un thème médiéval :
la guerre, Satan, banquets et tournois, Jeanne d’Arc, invasions et
mouvements de population. Le public votait à la fin pour le film qu’il
jugeait le meilleur du point de vue historique. Furent couronnés le
Henry V de Kenneth Branagh et La Passion de Jeanne d’Arc de Carl
Dreyer.
— Le théâtre ne vous a pas tenté ?

124
— Non, car il est difficile de trouver une salle et un public, et plus
difficile de tenir en haleine les spectateurs pendant une soirée et non
pendant une demi-heure. Et il y a le problème de l’entracte qui brise
l’attention.
— Pourtant, vous aimez le contact avec le public.
— C’est le propre du professeur : il a devant lui un amphithéâtre
plein (comme l’était l’amphi Guizot quand j’y enseignais à la Sor-
bonne) ; il faut passionner les étudiants jusqu’à la dernière minute,
sans que personne se lève avant la fin. La différence avec le
théâtre ? Là, c’est un public captif : il y a l’examen à la fin de l’an-
née !
— Comment vivez-vous le contact – qui est souvent un grand
écart – entre le monde universitaire, l’érudition, que vous représen-
tez, et le monde des médias ? Un universitaire doit-il chercher à se
faire une place dans ce monde et, si oui, comment ? Comment faire
entendre une voix raisonnable, savante, objective, factuelle, dans un
monde médiatique où seuls les plus provocateurs, les plus extrêmes
et les plus politisés se font facilement entendre ?
— Quand j’ai débuté dans la carrière universitaire, passer à la ra-
dio ou à la télévision (qui n’avait encore que deux chaînes) était mal
vu. De même, un article dans un magazine de vulgarisation histo-
rique vous exposait aux sarcasmes des vieux maîtres. Il n’en va plus
de même aujourd’hui. Bernard Pivot est passé par là. Il y a actuelle-
ment des chaînes culturelles à la télévision, des animateurs de quali-
té, de Jacques Pradel à Philippe Vallet à la radio. Évidemment, il faut
fuir un Drucker, très à l’aise avec des chanteurs ou des acteurs,
mais inculte sur des sujets historiques.
Reste le cas des « Grosses Têtes » de Philippe Bouvard. Un
chansonnier m’y demande l’origine du prénom Napoléon et, sans me
laisser le temps de répondre, explique : « Napoléon ne voulait pas
mettre la table et Joséphine devait lui rappeler : “La nappe, ô
Léon.” » Le sorbonnard se trouve un peu gêné. Mais quelle au-
dience ! Et Bouvard est si drôle !
— Reste la télévision. Vous y êtes souvent sollicité sur les sujets
napoléoniens. Il a existé jadis de grandes émissions historiques sur
le petit écran, nous venons d’en parler. Avec le recul, quels étaient
leurs qualités et leurs défauts ? Où en est-on aujourd’hui ?

125
— Autant j’ai aimé « La Tribune de l’Histoire », autant j’ai détesté
« La caméra explore le temps ». Lorsqu’on revoit aujourd’hui ces
émissions en DVD, on constate qu’elles ont beaucoup vieilli. Non le
texte de Castelot et Decaux, mais la mise en scène de Stellio Loren-
zi et le jeu des acteurs. Il est toujours dangereux de faire interpréter
des personnages illustres par des comédiens connus : ils perdent
souvent toute crédibilité quand on les voit. Une expérience fondée
sur la distanciation avait été tentée par Jean Chérasse dans « Pré-
sence du passé » qui mêlait bancs-titres, scènes reconstituées, do-
cumentaires, propos d’historiens et extraits de films. Cette formule,
par son mélange des genres, a dérouté le téléspectateur. Elle a pro-
duit pourtant des œuvres originales comme le Valmy d’Abel Gance.
Le grand succès est allé aux « Dossiers de l’écran », reposant sur
la formule : un film suivi d’un débat. Le choix des films pouvait sur-
prendre, mais la discussion entre spécialistes était généralement
passionnante et rarement pédante. Mais il fallait voir la tête des émi-
nents professeurs au Collège de France et membres de l’Académie
des inscriptions et belles-lettres après la projection d’un péplum,
style Hercule contre Samson ! Ils en perdaient leur latin et leur grec.
Laurent Joffrin avait par la suite imaginé de traiter avec des ex-
perts des énigmes de l’Histoire dans une série intitulée « Les Détec-
tives de l’histoire ». J’y fus invité pour l’empoisonnement de Napo-
léon. J’ai déjà donc été un « détective de l’histoire ».
— On vous a vu aussi sur la chaîne Histoire à la télévision.
— C’est une excellente chaîne de vulgarisation. Outre ma partici-
pation à quelques débats, je présente « L’Histoire fait son cinéma »
en commentant des films historiques chaque semaine. J’y mêle l’his-
toire du cinéma à l’Histoire tout court. En moins de dix minutes, on
peut dire l’essentiel sur un film. On peut souligner la composition
d’un acteur, les sous-entendus d’un scénariste, le réalisme des dé-
cors.
— Une émission plus qu’une autre a contribué à vous rendre cé-
lèbre auprès du « grand public », c’est « Apostrophes », devenue
« Bouillon de culture ». Bernard Pivot vous invitait souvent et vous a
même convié à la toute dernière émission qu’il a animée. Quels sou-
venirs gardez-vous de ces émissions aujourd’hui mythiques et bien
regrettées ?

126
— D’après un numéro ancien de Lire, j’arrive en effet en qua-
trième position pour le nombre d’apparitions dans les émissions de
Bernard Pivot. C’est Jean d’Ormesson qui est en tête. Je dois cette
position à Napoléon et au cinéma, non que Bernard Pivot ait été un
admirateur inconditionnel de l’Empereur (je pencherai plutôt pour
l’inverse), mais il savait que le sujet passionne toujours le public. Par
ailleurs, le cinéma occupait une grande place dans « Bouillon de
culture », de là ma fréquente présence.
Bernard Pivot a su créer un style de débat vivant et profond, évi-
tant le côté mondain, superficiel, complaisant. Il maîtrisait parfaite-
ment les sujets évoqués et menait les entretiens avec une bonhomie
qui n’excluait pas la fermeté. Si l’auteur piquait la curiosité, surpre-
nait, brillait de mille feux, son succès était assuré le lendemain dans
les librairies. Et l’on parlait pendant une semaine de sa prestation,
des rames de métro aux salons de province.
Il y eut d’ailleurs des malentendus. Mon ami Claude Hagège, émi-
nent linguiste, fit une apparition éblouissante face à Raymond Devos
au cours d’une émission d’« Apostrophes ». Le lendemain, ce fut un
raz-de-marée dans les librairies. L’ennui, c’est que ses livres
s’adressaient principalement aux spécialistes. On prétend que cer-
tains auditeurs demandèrent à Bernard Pivot de les rembourser !
L’écoute des émissions de Bernard Pivot paralysait toute activité
le vendredi soir. Pas question d’un dîner en ville ou d’une séance de
cinéma ! Les magnétoscopes fonctionnaient à plein. En dehors des
interventions télévisées du général de Gaulle au moment de la
guerre d’Algérie, aucune production télévisée n’a eu un tel impact.
Je crois, pour l’avoir observé, que Bernard Pivot avait le trac avant
l’émission, mais, celle-ci lancée, il était un animateur hors pair, tout
en restant toujours naturel et modeste devant ses invités. Mais que
l’on ne s’y trompe pas, il était redoutable dans la polémique : la fa-
çon dont il exécuta (le terme n’est pas trop fort) Maurice Druon, qui
l’avait agressé pour ses fameuses dictées, mérite de figurer dans
toutes les anthologies55. Régis Debray avait connu un sort identique
quelques années auparavant. Bernard Pivot est non seulement un
remarquable lecteur, mais aussi un grand écrivain.
Certes, je dois beaucoup aux « Dossiers de l’écran » où j’ai com-
menté une douzaine de films sur Napoléon, mais je dois plus encore

127
à « Apostrophes » et à « Bouillon de culture ». Mon meilleur souvenir
reste le soir où je détaillai les rôles de femme adultère tenus par Isa-
belle Huppert, sous l’œil ironique de cette grande comédienne.
C’était à propos de la sortie de Madame Bovary de Claude Chabrol.
Un autre soir, je reprochais au septième art de n’avoir pas assez
utilisé de merveilleuses actrices de la Comédie-Française, comme
Cyrielle Clair ou Ludmilla Mikaël. Je reçus quelques jours plus tard
une lettre plus qu’aimable signée Ludmila Mikaël. J’ai cru à un canu-
lar. Peut-être ai-je eu tort.
La dernière émission d’« Apostrophes » fut extraordinaire. Tout ce
qui comptait en littérature s’y retrouvait, de Jean d’Ormesson à Fré-
déric Dard, de Jean Dutourd à Vautrin. Je me souviens qu’il fallait
donner le mot de la langue française que l’on préférait. Je choisis
« ronchon », l’illustrant de trois exemples historiques : Richelieu (re-
gardez sa tête sur le tableau de Philippe de Champaigne), Napoléon
(pourquoi met-il sa main dans son gilet ? Pour ne pas vous la
tendre !) et de Gaulle, l’homme qui dit non.
Plus brillante encore fut la dernière émission de « Bouillon de
culture », peut-être moins homogène mais plus enlevée : acteurs et
écrivains, metteurs en scène et savants illustres. J’étais entre Fa-
brice Luchini et Patrick Rambaud.
La télévision, dénigrée à l’origine et encore aujourd’hui, est un for-
midable instrument de culture. Et j’éprouve toujours un vif plaisir à
présenter des films historiques, regroupés en cycles, sur la chaîne
Histoire . Mais je me fais l’effet d’un dinosaure. Internet est en train,
dans la jeunesse, de supplanter la télévision. Il va me falloir créer un
site !
— Homme de radio et de télévision, vous êtes aussi, à votre ma-
nière, un journaliste. Dans quelles circonstances l’êtes-vous deve-
nu ?
— En 1982, François d’Orcival cherchait un chroniqueur pour
l’hebdomadaire Valeurs actuelles, journal de droite plutôt centré à
l’époque sur les problèmes économiques et financiers. Il souhaitait
quelqu’un qui parlerait d’histoire et de cinéma. M’ayant entendu à la
télévision, il m’a proposé cette rubrique. Encore fallait-il l’accord de
Raymond Bourgine, important sénateur de Paris, qui était le proprié-
taire du magazine.

128
Raymond Bourgine réunissait une fois par mois ses journalistes
lors d’un déjeuner où il fixait la ligne de l’hebdomadaire. Mais il n’in-
tervenait pas dans la rédaction des articles. Je fus donc convié à sa
table. La conversation porta aussitôt sur l’entreprise, son finance-
ment, les diversifications nécessaires, la fiscalité. C’étaient les
thèmes favoris de Bourgine et les convives s’y étaient préparés. In-
utile de vous dire que je n’avais aucune idée sur ces sujets et que je
restais coi, un peu contrarié de décevoir François d’Orcival qui était
présent. On en vint aux charges sociales pesant sur les petites et
moyennes entreprises. Je pensai à un film X où deux industriels
échangeaient leurs idées au bord d’une piscine. Le premier deman-
dait au second : « Pourquoi baises-tu toujours ta bonne ? » Et l’autre
de répondre : « Ça me rembourse des charges sociales. » Je contai
ce plaisant propos qui me semblait venir à point pour illustrer le
grave problème de l’Urssaf. Un froid s’abattit sur la tablée. J’ai failli
ne pas être embauché. Mais, sous une apparence quelque peu ri-
gide, Raymond Bourgine avait le sens de l’humour. J’obtins ma ru-
brique.
Les réunions de travail du comité de rédaction étaient passion-
nantes. Il y avait là, outre François d’Orcival, Patrick Buisson, Bruno
de Cessole, Frédéric Pons… Le choix des sujets, la manière de les
aborder donnaient lieu à des empoignades ardentes mais toujours
courtoises.
J’avais les coudées franches à Valeurs actuelles. Mais il y avait
d’excellents critiques de cinéma dans l’équipe (Norbert Multeau, Mi-
chel Mourlet…) et la chronique des livres d’histoire était tenue par le
très compétent Frédéric Valloire. Je remarquai qu’en revanche il
n’était jamais question de sports. Or ceux-ci – en tant que spectacle,
du moins – prenaient une importance considérable dans notre socié-
té. C’étaient les nouveaux jeux du cirque. Et beaucoup d’abonnés
jouaient au tennis. Je m’en fis une spécialité. Je remettais ma chro-
nique à l’avance, mais, pour Roland-Garros, elle ne paraissait que
pour la deuxième semaine du tournoi. Il m’est donc arrivé de vanter
des joueurs qui avaient été éliminés dès les premiers tours. C’était
fâcheux, mais les lecteurs ne m’en ont pas voulu. Peut-être parta-
geaient-ils alors mon admiration inconditionnelle pour Jimmy
Connors, terreur des courts, mais qui ne gagna jamais à Paris.

129
— À part le tennis, quels sont les sports qui vous intéressent ?
— J’ai écrit sur le football « Comment Platini tire un coup franc »
ou sur la stratégie de certains entraîneurs inspirée des guerres na-
poléoniennes. C’était le cas, disait-on, de Guy Roux.
Le cyclisme m’a passionné très jeune : j’ai appris la géographie de
notre pays grâce au Tour de France. Sur les cols des Alpes et des
Pyrénées, j’étais incollable (sans jeu de mots). Lors des affaires de
dopage, considérablement grossies, j’ai soupçonné quelque coup
tordu pour abattre ce monument franchouillard. Pourtant, que
d’images magnifiques de paysages et de monuments nous offre la
télévision en suivant la course ! Les Chinois eux-mêmes se pas-
sionnent pour le Tour.
J’aime le côté dramatique des courses cyclistes. M’est resté en
souvenir – j’avais douze ans – le championnat du monde sur route
couru en Suisse en 1946. Il y avait là tous les cracks, Fausto Coppi,
Gino Bartali, Brick Schotte, Gerrit Schulte, Mario Ricci… Le tenant
du titre, le Belge Marcel Kint, dit l’Aigle noir, s’était échappé à un ki-
lomètre de l’arrivée lorsque revint sur lui son coéquipier Rik Van
Steenbergen avec, dans sa roue, un obscur Suisse du nom de Hans
Knetch, et c’est Knetch qui coiffa les deux Belges sur la ligne, à la
stupéfaction générale. Même sans image, à la radio, c’était haletant.
Ce fut, je crois, ma première émotion sportive.
— Vous êtes donc chroniqueur dans la presse hebdomadaire de-
puis longtemps. Quels souvenirs marquants conservez-vous de
cette expérience plutôt rare chez un professeur d’histoire à la Sor-
bonne ?
— Écrire pour la presse est enrichissant. On apprend à être ra-
pide, précis, concis et imaginatif. Songez au spécialiste du cyclisme
qui, l’hiver, n’a rien à se mettre sous la dent et doit pourtant alimen-
ter sa rubrique. Il doit inventer de faux problèmes : untel ne va-t-il
pas raccrocher ? Un autre disputera-t-il en même temps le Tour de
France et le Tour d’Italie ? Il faut donner l’impression que le sort du
monde en dépend.
— Écrire des livres et écrire des articles de presse n’est pas le
même exercice. Y a-t-il dans la presse un style particulier, des exi-
gences particulières ?

130
— L’historien écrit avec le recul du temps. Prophète du passé, il
ne se trompe jamais, sauf s’il est victime d’une documentation infi-
dèle. De toute façon, il met des références en bas de page. Le jour-
naliste, qui écrit à chaud, se trouve à découvert. Il peut être démenti
par les faits. Malheur à l’historien qui se transforme en journaliste et
colle à l’actualité ! N’oublions pas Alain Decaux, brillant historien, dé-
fendant à l’époque l’innocence des époux Rosenberg. Par la suite,
les archives du NKVD ont prouvé qu’ils étaient des agents de Beria.
Si Decaux avait eu accès aux documents russes, comme l’historien
d’aujourd’hui, il n’aurait pas défendu à chaud cette thèse. Il l’a
d’ailleurs très honnêtement reconnu. Le journaliste doit aller vite,
l’historien prend son temps.
— Un historien peut-il faire malgré tout un bon journaliste ?
— Je serais tenté de vous répondre : un grand journaliste peut
faire un excellent historien. Henri Amouroux en serait un exemple,
comme Jacques Bainville. Prenez mon confrère à l’Académie, Fran-
çois d’Orcival : il est journaliste et historien.
— Quoi qu’il en soit, le regard de l’historien sur l’actualité est fort
goûté par les lecteurs de la presse. Il est souvent très utile. On com-
pare facilement certains hommes politiques, français ou non, à Na-
poléon – plus rarement à Napoléon III, moins connu, moins caricatu-
ral, plus insaisissable. Ces parallèles vous paraissent-ils convain-
cants ou faut-il s’en méfier ?
— Nous avons déjà cité la formule de Karl Marx à propos du pa-
rallèle entre le 18 Brumaire et le 2 décembre. Pour lui, les événe-
ments se répètent de tragique en comique. Des parallèles s’im-
posent en effet, mais peut-être pas sous la forme que suggère Marx.
L’Histoire est toujours tragique. Plutarque a écrit des Vies parallèles
des hommes illustres. J’ai moi-même développé dans mon Napo-
léon le thème du sauveur qu’inventent les notables dans les pé-
riodes de crise et qu’ils abandonnent ensuite : d’abord Bonaparte,
puis son neveu Napoléon III, Boulanger, Pétain en 1940, de Gaulle
en 1958… En 2007, on m’a plusieurs fois demandé de dresser un
parallèle entre le nouveau président Nicolas Sarkozy et le Premier
Consul Bonaparte. Parallèle facile, jusque dans la vie privée des
deux hommes, mais exercice un peu vain où je me suis efforcé de

131
rester respectueux vis-à-vis du Président. Jusqu’à nouvel ordre, M.
Sarkozy ne s’est pas proclamé empereur.
Il y a des leçons à tirer de l’Histoire. L’engagement de la France
en Afghanistan n’est pas sans faire penser à celui de Napoléon en
Espagne. On impose par la force un nouveau chef d’État au nom
des Lumières en Espagne, de la démocratie en Afghanistan. Mais
l’on se heurte aussitôt à un obstacle religieux (le catholicisme en Es-
pagne, l’islam en Afghanistan), à un relief montagneux où peut se
développer la guérilla et à des particularismes locaux (régions en
Espagne, tribus en Afghanistan). La rébellion est alimentée en Es-
pagne par la flotte anglaise, en Afghanistan par le Pakistan. Je
crains que le dénouement ne soit le même.
— Les médias s’intéressent aux questions historiques, mais ce
sont presque toujours les mêmes sujets qui reviennent sans cesse,
que l’on peut qualifier de « médiatiques »…
— Il est vrai que certains personnages « font de l’audience »,
comme disent les médias, et d’autres non. Les méchants fascinent
toujours, les grands savants ennuient car on ne comprend rien à
leurs découvertes faute d’une culture spécifique, alors que la mé-
chanceté est universelle.
Deux époques retiennent en France l’attention : la Révolution et
l’Empire d’un côté, les années 1940-1945 de l’autre. C’est que,
chaque fois, les protagonistes ont mis leur vie dans la balance. Les
Girondins, Danton et Robespierre, lorsqu’ils perdent la majorité à la
Convention, n’ont plus d’autre issue que la guillotine. Jean Moulin
n’ignore pas le sort qui l’attend s’il tombe aux mains de la Gestapo et
Pierre Laval sait qu’il ne pourra justifier sa politique si l’Allemagne
perd la guerre. Aujourd’hui, un ministre battu se retrouve conseiller-
maître à la Cour des comptes ou ambassadeur. Le tragique est ab-
sent du jeu du pouvoir.

132
14

La morale de l’Histoire
Histoire et nation. – Peut-on tirer des leçons de l’Histoire ? – Risques
et plaisirs du métier d’historien. – L’art de la préface.

YVES BRULEY : Vous avez beaucoup écrit, notamment avec Guy


Thuillier, sur la méthode en histoire, la morale de l’historien, le mar-
ché de l’histoire, les écoles historiques, mais avez-vous répondu à
une question essentielle : à quoi l’histoire peut-elle bien servir ?

JEAN TULARD : L’historien est d’abord un chercheur, un détective


qui cherche à retrouver et expliquer le passé. Il est ensuite le trans-
metteur de son savoir car, s’il le gardait pour lui, sa recherche n’au-
rait pas d’intérêt. Il est enfin le conservateur de cette mémoire, qui
survit à travers ses livres et ses articles. Supprimez l’histoire et ima-
ginez la vie à Paris. Les Parisiens longeraient le Louvre, regarde-
raient la colonne Vendôme, circuleraient autour de l’Arc de triomphe
sans connaître la signification et l’origine de ces monuments. Vous
me direz que les fellahs d’Égypte ont vécu à l’ombre des Pyramides
et des colonnes de Karnak ou de Thèbes sans savoir ce qu’elles re-
présentaient, faute de déchiffrement des hiéroglyphes. Jamais le de-
voir de mémoire n’a été autant invoqué qu’aujourd’hui.
— Les premiers historiens grecs (Hérodote ou Thucydide) conce-
vaient l’histoire comme le récit d’un destin commun (d’une cité ou
d’un peuple). Cette vision finalement très politique de l’histoire était
encore forte au XIXe siècle, par exemple dans l’émergence des na-

133
tionalités. Anatole France en donne une parodie caustique dans L’Ile
des Pingouins, l’un de ses romans les plus drôles. On a un peu ou-
blié Anatole France, mais on parle beaucoup du « roman national ».
Peut-on se contenter d’une vision de l’histoire centrée sur l’État-na-
tion, surtout en France, où l’histoire divise plus souvent qu’elle unit ?
— Au cœur de l’histoire, il y a le débat sur la nation. De Michelet à
Lavisse, l’histoire de France est une apologie de l’identité nationale.
Aujourd’hui, d’un côté on réédite l’Histoire de Lavisse, de l’autre on
évacue des manuels scolaires, ou plutôt on noie l’histoire de notre
pays dans le tableau de la civilisation chinoise, l’évolution des
royaumes africains ou le message de l’islam. On pourrait se réjouir
de cet élargissement s’il ne se déroulait sur fond de polémiques. La
sérénité fait défaut. Il en fut toujours ainsi, il est vrai : Bossuet remis
en cause par les Lumières, l’Action française contre la Sorbonne ra-
dicale-socialiste, la « nouvelle histoire » contre l’université positi-
viste. L’historien devrait pouvoir travailler loin des préjugés et des
engagements, non retiré dans une tour d’ivoire, mais en dehors de la
mêlée, avec pour seul souci la vérité des faits.
— Faut-il tirer des leçons de l’Histoire ?
— Valéry condamnait les prétentions des historiens à donner des
leçons, à enseigner les peuples, à dégager une idéologie. Il dénon-
çait le flou dangereux du vocabulaire, l’inconscience qu’il y a à pro-
noncer ces mots : un siècle, un peuple. Prisonnière de conventions,
l’histoire passe à côté des faits essentiels : « L’introduction de la sy-
philis en Europe est un événement un peu plus important que le trai-
té d’Utrecht56 », dit Valéry. Dans ces conditions, quelles leçons
pourraient prétendre tirer l’historien, alors que l’histoire, affirme-t-il
dans Regards sur le monde actuel, n’est pas une science ? C’était
aussi le point de vue d’Anatole France dans Le Crime de Sylvestre
Bonnard : l’historien juge arbitrairement qu’un fait est important ou
non, il est incapable de marquer la relation de ces faits entre eux car
ils sont amenés par des faits non historiques et comme tels incon-
nus. Valéry allait plus loin : « Tout ouvrage d’histoire qui ne s’achève
pas par le thème du chaos, du hasard, etc., est absurde57. » Et
France de conclure : « Comment l’historien juge-t-il qu’un fait est no-

134
table ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son ca-
price, à son idée, en artiste enfin58 ! »
— L’histoire serait donc un divertissement, un peu comme le ciné-
ma et la musique ; elle ferait partie de la vie culturelle, elle serait un
plaisir pour le « consommateur » ?
— Il existe en effet un genre historique, la biographie romancée
mise au point par André Maurois, une histoire vivante où sont intro-
duits les éléments du roman. C’est un genre où se sont illustrés
Alain Decaux et Max Gallo. Rien de plus agréable que ce type d’ou-
vrage. Mais cela doit-il nuire aux prétentions scientifiques des histo-
riens ? Faut-il se contenter de raconter sans vérifier, préciser, com-
pléter, expliquer ? S’il n’y a pas de lois scientifiques de l’histoire, il y
a des précédents : si Napoléon, en envahissant la Russie, avait son-
gé à Charles XII, et Hitler à Napoléon, le cours des événements eût
été différent. Les princes et les dictateurs n’étudient pas assez l’His-
toire.
— Y a-t-il un sens de l’Histoire ?
— De Bossuet à Marx, en passant par Hegel, on y a beaucoup ré-
fléchi. Ce sens reste à trouver, mais cette recherche relève de la phi-
losophie. Vous avez cité plusieurs de mes ouvrages sur l’histoire, ils
touchent à la méthode de l’historien, non à la finalité de l’Histoire. Je
ne me suis jamais aventuré sur les terres du philosophe ou du reli-
gieux. Trop positiviste pour cela !
— Mais l’Histoire est-elle morale ?
— En apparence, oui. Hitler se donne la mort dans son bunker. Le
culte de Staline vole en éclats avec le dégel. Les tyrans finissent
mal, assassinés ou renversés. Toute faute politique finit par être
sanctionnée. Le bon l’emporte toujours ou, s’il perd, il sera réhabilité
par la suite. Attila, César Borgia, Richard III, Julien l’Apostat… Tous
les méchants de l’histoire échouent.
Mais il faut quand même s’interroger : l’histoire est écrite par les
vainqueurs et le bien se confond inévitablement avec ces derniers.
— L’historien exerce-t-il un métier à risques ?
— Il faut échapper à son environnement politique. Evgenii Tarle, le
grand historien russe de Napoléon, fut persécuté par Staline ; de
nombreux historiens furent envoyés en camp de concentration par
Hitler. Mêmes ennuis en Chine sous Mao. Marc Bloch fut fusillé –

135
non pour ses écrits, il est vrai, mais pour ses actes de Résistance. Il
est préférable, dans les époques troublées, de ne pas écrire sur ses
contemporains.
En restant sur le plan scientifique, il faut, pour éviter l’erreur, se li-
bérer de ses a priori et lire honnêtement les documents. « Les textes
que cite M. Taine, disait le duc de Broglie, me font penser à ceux
qu’il ne cite pas. » Le marxisme a fait des ravages en histoire. Éviter
l’idéologie, mais aussi la rhétorique qui conduit inévitablement à l’in-
exactitude. L’inexactitude et l’erreur ne pardonnent pas en histoire.
— L’historien prend-il du plaisir dans son métier ?
— J’ai toujours évoqué l’historien enveloppé dans sa robe de
chambre, les pieds dans ses pantoufles, dans son cabinet de travail
tapissé de livres, tandis qu’un excellent thé (ou whisky) vient cha-
touiller ses narines, écrivant sur les massacres de la Saint-Barthéle-
my ou la retraite de Russie. Rien de plus délicieux que de prévoir,
après coup, les erreurs de tel chef d’État, ce qui donne un sentiment
exquis de supériorité facile. En histoire, on s’identifie avec le person-
nage dont on écrit la biographie, on est lui et soi-même. Il y a aussi
le plaisir de la découverte du document inédit qui modifie nos
connaissances.
— On a du mal à vous imaginer en vieil érudit replié égoïstement
sur lui-même. Vous avez écrit bénévolement de nombreuses pré-
faces, soutenant ainsi de jeunes historiens, des amateurs, des in-
connus.
— J’ai tenu à en donner la liste en annexe59, à côté d’introduc-
tions savantes. L’auteur qui sollicite une préface est souvent un an-
xieux qui souhaite une caution qui le rassurera sur la qualité de son
travail. Il peut être aussi à la recherche d’un éditeur. Souvent c’est
un inconnu, parfois un élève. Comment refuser ? Ce serait risquer
de décevoir le solliciteur. Et quel honneur pour le préfacier. Mais
l’exercice est périlleux. Va-t-on, s’il s’agit d’un romancier, raconter
son roman, commentant tous les coups de théâtre qu’il a habilement
ménagés et s’extasiant sur un dénouement que l’on dévoile ainsi in-
volontairement ? Dans le cas d’une biographie, doit-on retracer les
étapes de la vie du grand homme qui est le sujet du livre, avec le
risque que, tout étant dit dans la préface, il devienne inutile de lire la
suite ?

136
Certains historiens chevronnés sont connus pour donner des pré-
faces de plusieurs pages où le sujet du livre est repris et largement
traité à la manière brillante du préfacier, si brillante que la préface
semble avoir été écrite pour mettre en lumière la médiocrité de l’au-
teur du livre et la platitude de son style.
S’il est périlleux de parler du préfacé (comment le présenter ?), de
son sujet (on risque de le moins bien connaître que l’auteur) et du
livre (quelquefois à peine entrevu sous forme d’épreuves), s’offre la
ressource de parler de soi. Des préfaciers profitent de l’occasion
pour évoquer les travaux qu’ils sont en train d’achever ou ceux qu’ils
ont en préparation, comme le coucou qui vient déposer ses œufs
dans le nid du voisin.
De toute façon c’est une responsabilité car le livre peut déplaire,
être critiqué et vous voilà englobé dans cet ostracisme.
— Que faites-vous ?
— Généralement une préface courte et sobre qui « introduit » l’au-
teur et son sujet souligne l’intérêt de la recherche et se réjouit que ce
livre puisse trouver un public. J’avoue avoir pris plaisir à rédiger cer-
taines préfaces. Comme pour mes chroniques de Valeurs actuelles
et mes émissions historiques de France Inter, je les ai toutes gar-
dées. Vous voyez que je reste bien, en définitive, l’égoïste que vous
vous refusiez à entrevoir.

137
TROISIÈME PARTIE

L’HISTORIEN AUX CHAMPS

138
15

L’historien et la bande dessinée


Le sous-préfet ou le bénédictin. – Une enfance marquée par la BD. –
La France des Pieds nickelés. – De Tintin à Astérix. – Geluck et
Sempé.

YVES BRULEY : Alphonse Daudet a inventé le « sous-préfet aux


champs » et a donné à la littérature un délicieux poème en prose.
Vous, historien de l’administration, n’y êtes sûrement pas insensible.
Le jeune fonctionnaire doit préparer un discours : « Messieurs et
chers administrés… » Mais l’inspiration ne vient pas. On le retrouve
dans un petit bois, parmi les fleurs et les oiseaux, écrivant des vers.
Qu’est-ce qu’un « historien aux champs » ? Vous n’avez jamais buté
devant un discours à prononcer et ne devez pas passer votre temps
à écrire des vers dans les sous-bois. Mais vous faites beaucoup plus
que votre métier d’historien. Ou, plutôt, vous concevez ce métier très
largement : spécialiste du cinéma, mais aussi du roman policier, de
la BD, de l’opéra, de la gastronomie… Est-ce là l’« historien aux
champs » ?

JEAN TULARD : La tentation de l’historien serait de vivre dans sa


tour d’ivoire, au milieu de ses livres, sans autre souci que d’écrire
des ouvrages qu’il espère définitifs, tout en sachant que d’autres his-
toriens reprendront le même sujet et l’enrichiront de découvertes
nouvelles ou l’envisageront sous un angle différent. S’isoler, vivre
dans l’époque que l’on étudie et non dans celle où l’on vit, mépriser
ses contemporains, ce serait une erreur. Le passé n’est pas coupé

139
du présent. De même, la vie de famille n’est pas incompatible avec
la recherche érudite. Au contraire. L’horizon du bénédictin peut pa-
raître limité. Il ne comprend rien à la vie et donc au passé.
— La bande dessinée est une lecture d’enfance, que bien des
adultes redécouvrent avec nostalgie au temps de la maturité. Votre
enfance a été marquée par les grands débuts de la BD moderne, et
notamment par Les Pieds nickelés de Louis Forton.
— C’est en effet avec la bande dessinée que l’on apprend à lire.
Ce sont nos premiers livres. L’ennui, dans mon cas, c’est que j’ai dé-
buté avec le professeur Nimbus qui n’avait qu’un cheveu en forme
de point d’interrogation : or ses aventures étaient muettes. Il n’y avait
pas de texte. Par la suite, en 1939, mon grand-père m’a abonné au
Journal de Mickey. Celui-ci avait commencé à paraître le 21 mars
1934. Je n’en ai connu que les derniers numéros, avant sa dispari-
tion en 1940. Mais avec quelle impatience j’attendais la venue du
facteur, le jeudi ! Je ne peux encore feuilleter les huit pages bario-
lées de vieux numéros sans ressentir une pointe d’émotion à redé-
couvrir les aventures exotiques de Jim la Jungle, les tournois des
chevaliers de la Table ronde que disputait Prince Vaillant ou les es-
piègleries de Pim, Pam et Poum.
Il y avait surtout Mickey, ses grandes oreilles et son curieux bout
de nez, ses gants blancs et sa culotte rouge, lancé dans d’éton-
nantes aventures où il entraînait sa fiancée Minnie, le chien Pluto,
stupide mais fidèle, le canard grincheux Donald et ses terribles ne-
veux, Dingo – parfait goofy –, Mme Belcorne, M. Dusabo et les mé-
chants Ratino et le Frisé. Les aventures de Mickey se vendaient
aussi en albums que le Père Noël déposait au pied des sapins : Mi-
ckey était chercheur d’or, aviateur, boxeur, détective, jockey, roi de
Bamboulie, quand il n’affrontait pas de féroces pirates. Mickey devait
faire face à la concurrence de Félix le Chat (dont j’ai lu aussi tous les
albums), de l’ours Prosper et de Zig et Puce (sans parler de Bicot),
également publiés chez Hachette.
En 1936 avait paru Robinson, qui accentuait l’américanisation de
la bande dessinée avec Guy l’Éclair, Mandrake, le Fantôme du Ben-
gale, la famille Illico, mais je n’ai découvert Robinson qu’un peu plus
tard, comme Hurrah ! ou Hop-là ! En revanche, en 1938, on distri-
buait au Guignol du Luxembourg (fondé en 1933) Le Journal de Toto

140
(où se retrouvaient Charlie Chan et Fu Manchu, le Péril jaune !). J’en
regardais les images sans trop comprendre et comme j’avais les
cheveux longs, à ma grande rage, l’ouvreuse me donnait plutôt La
Semaine de Suzette.
Entre 1940 et 1945, la pénurie de papier a raréfié livres et jour-
naux. Je suis né à un mauvais moment. Il fallut sous l’Occupation se
contenter des Belles Aventures, un hebdomadaire sans tendance
politique, publié par Del Duca, réfugié à Nice, où René Giffey illus-
trait Les Trois Mousquetaires et Raymond Poïvet Sans le sou, mais
aussi du Téméraire, accusé par la suite d’avoir véhiculé une idéolo-
gie nazie. Il est vrai que les méchants avaient le nez crochu (mais
c’était déjà courant dans les comics américains) et qu’il y avait une
propagande vichyssoise diffuse, mais qui ne sautait pas aux yeux
d’un enfant de neuf ans.
Après guerre, je n’ai lu ni Spirou, ni Pif le chien, ni Coq hardi. Je
me souviens seulement de M. Subito qui remplaça Nimbus, son
créateur André Daix ayant dû fuir de l’autre côté des Pyrénées pour
faits de collaboration.
En revanche, c’est après guerre que j’ai découvert Les Pieds ni-
ckelés que l’on trouvait dès 1929 en albums publiés par la Société
parisienne d’édition et qui furent réédités avec pas mal de coupures
en 1946 et 1947. Je parle des premiers albums, ceux de Louis For-
ton. Forton, un joyeux drille, mourut en 1934. Aristide Perré et Al-
bert-Georges Badert prirent sa succession jusqu’en 1940. Les Pieds
nickelés disparurent alors. Ils ressuscitèrent en 1949 avec Les Pieds
nickelés font fortune, par René Pellos. Il dessinera trente-deux vo-
lumes, certains plutôt réussis, mais il y manque le génie de Forton.
Pierre Lacroix, qui a signé trois albums, s’en rapproche davantage.
Par la suite, Pesch, Jicka, Laval et autres m’ont laissé de marbre. Il y
avait chez Forton une liberté, un non-conformisme, un refus de toute
morale qui, aujourd’hui encore, me semblent aller très loin, sans le
frein du politiquement correct.
— En 2008, vous êtes revenu, dans un livre, sur cette lecture de
jeunesse. Non plus seulement avec le regard de l’enfant, mais avec
celui de l’historien.
— J’ai voulu célébrer le centenaire de l’apparition des Pieds nicke-
lés, le 4 juin 1908, dans le numéro 9 de L’Épatant, journal pour en-

141
fants, en publiant un petit livre joliment illustré, mais qui n’a pas ren-
contré un grand succès.
— Vous montrez à quel point cette bande dessinée est un formi-
dable témoignage sur la IIIe République.
— En effet, j’y soulignais l’intérêt de cette épopée picaresque pour
l’historien. Les Pieds nickelés sont inspirés des sinistres exploits des
anarchistes qui défrayèrent la chronique à partir de 1881. En 1892,
Ravachol fait exploser plusieurs bombes ; de 1905 à 1911, la bande
à Bonnot multiplie les méfaits au volant de puissantes voitures. Ar-
sène Lupin fait ses débuts dans Je sais tout le 15 juillet 1905 et Fan-
tômas terrorise Paris, silhouette noire et inquiétante, un poignard à
la main, en 1911.
Comme les Pieds nickelés, Arsène Lupin est proche de Marius Ja-
cob, un cambrioleur qui, entre 1900 et 1903, détroussa les « riches »
avec panache et humour. Venu cambrioler un appartement, il dé-
couvre que le propriétaire, à en juger d’après la pile de sommations
d’huissiers entassée dans son entrée, est criblé de dettes ; par soli-
darité, Jacob lui laisse de l’argent. Chez un marchand d’art, il dé-
daigne un Rubens et un Titien qu’il proclame être des faux.
Cette contestation de la société française est reprise par Forton,
qui passe au crible les mœurs du temps, mais sans haine ni mé-
chanceté. Sous son crayon, ils défilent tous : les hommes politiques,
les prêtres, les juges, les policiers, les militaires et surtout ces bour-
geois gogos (le terme vient de la monarchie de Juillet, on dit au-
jourd’hui « bobos »), dont la bêtise permet aux Pieds nickelés un
moyen d’enrichissement rapide mais passager. Car les Pieds nicke-
lés ne détroussent pas le riche pour donner au pauvre, à la façon de
Robin des Bois, ils volent pour satisfaire leurs plaisirs : un bon repas
richement arrosé, un costume bien coupé…
Ils sont trois : Croquignol, Ribouldingue et Filochard, comme les
trois mousquetaires, mais pour le physique (Filochard est borgne,
Ribouldingue barbu et Croquignol a un long nez), ils ne sont pas in-
dividualisés comme Athos, Porthos et Aramis. Ils forment une
bande. Ce sont des escrocs, mais leurs méfaits ne sont jamais san-
glants et ne reposent que sur la bêtise de leurs victimes, sur les-
quelles on ne pleure jamais. Ainsi ouvrent-ils une baraque foraine :
« Entrez ! Entrez ! Le spectacle est gratuit ! Seule l’entrée est

142
payante ! » Qu’y voit-on ? Un homme ordinaire sur une estrade,
mais pas n’importe quel homme. On lit sur le cartouche : « Le plus
petit géant du monde. » Le tour est joué.
Se faisant passer pour le ministre des Colonies et deux membres
de son cabinet, les Pieds nickelés se rendent en Afrique-Équatoriale
française où ils vendent aux indigènes le remède infaillible contre la
mouche tsé-tsé : deux pavés de bois. Parmi les acheteurs, certains
essaient de manger les pavés, d’autres se frottent la peau avec ce
bois rugueux. « Les plus intelligents, écrit Forton, demandèrent à Ri-
bouldingue, promu ministre, le mode d’emploi des pavés. Vous pre-
nez le pavé A, leur expliqua Ribouldingue et vous posez délicate-
ment la mouche sur ce pavé. Puis vous rabattez brutalement le pavé
B sur le pavé A. » Il y a à la fois dans cet album un racisme bon en-
fant et une aimable satire de la colonisation.
La lecture en était déconseillée dans les bonnes familles. Com-
ment laisser les chères têtes blondes apprendre les meilleures fa-
çons de ne pas payer au restaurant ? Voici l’un des procédés des
Pieds nickelés. Ribouldingue, Croquignol et Filochard arrivent dans
un « trois étoiles » et demandent un cabinet particulier. Ils font un re-
pas somptueux et très arrosé, puis réclament l’addition. Le serveur
l’apporte ; il est assommé et glissé sous la table. Un quart d’heure se
passe. Ribouldingue appelle. Cette fois, c’est le patron qui paraît.
« Mon ami, lui dit Ribouldingue, avant de venir chez vous, j’ai chan-
gé de costume et j’ai bêtement laissé mon chéquier dans l’autre
veste. Je n’avais sur moi que mon portefeuille avec une grosse cou-
pure d’un million que j’ai donnée à votre serveur. J’attends ma mon-
naie. » Le patron cherche partout le garçon et, ne le trouvant pas, il
en conclut qu’il est parti avec le billet. Il rend donc la monnaie sur le
prétendu billet, accompagnée de cigares, de digestifs et de ses ex-
cuses. Ainsi les Pieds nickelés, à l’issue d’un fastueux repas, res-
sortent-ils plus riches du restaurant qu’à leur entrée. Un comble !
Tout est immoral chez eux !
Vivons-nous une autre époque ? On ne lit plus Les Pieds nickelés,
du moins ceux de Forton. À l’époque, il n’y avait pas de bulles mais
un texte dense, rempli de jeux de mots sous les images (« Docteur,
j’ai la vue basse. — Montez sur la tour Eiffel, elle sera haute »). Les
lecteurs d’aujourd’hui sont incapables de faire l’effort de lire un com-

143
mentaire suivi. Pire ! On emploie désormais à contresens l’expres-
sion « pieds nickelés » pour désigner des losers, des ratés, ce qui
n’était pas le cas.
Le dessin, enfin, surprend. De même néglige-t-on aujourd’hui
Bosc et Chaval pour leur graphisme particulier. J’ai réussi, il y a
quelques années, à faire frapper à la Monnaie une médaille en l’hon-
neur de Forton. Par ailleurs, une rue porte son nom à Sées, sa ville
natale. Justice est rendue à l’un des pères de la BD.
— Bien d’autres BD peuvent intéresser l’historien. Tintin, par
exemple, a commencé à devenir célèbre en France dès les années
1930. Avez-vous connu alors les albums d’Hergé ? Ce sont aussi
des témoignages d’une époque.
— Tintin est l’anti-Pieds nickelés, le chouchou des familles catho-
liques. Il est devenu après la guerre le héros des « talas60 » des
classes de khâgne, le personnage favori de la démocratie chré-
tienne. On a fait silence sur l’attitude d’Hergé pendant l’occupation
allemande de la Belgique et on a adopté un sourire gêné sur son an-
ticommunisme : Tintin au pays des Soviets, publié en 1930, ne repa-
raît qu’en 1973. Même les critiques, au demeurant excessives, sur le
paternalisme de Tintin au Congo n’ont pas ébranlé le prestige du
jeune reporter. Pourtant, il me paraît fade par rapport aux Pieds ni-
ckelés et dépourvu de la dimension surréaliste de Mickey. Mais
j’avoue que ses policiers, Dupont et Dupond, sont dignes de ceux
qui traquent les Pieds nickelés : Bob Hinette, Mac Aron, Harry Cover
ou Tom Hatt. Les gags qu’ils inspirent sont souvent prodigieux. Et il y
a toujours l’inévitable colle que l’on pose dans les cercles gastrono-
miques : quel whisky boit le capitaine Haddock ?
— Il y a cinquante ans naissait Astérix le Gaulois. Les aventures
imaginées par Goscinny se situent, certes, dans l’Histoire, mais avec
deux puissants ressorts humoristiques qui sont l’anachronisme per-
manent et la caricature de l’histoire scolaire nationale. Y êtes-vous
sensible ? Comment expliquez-vous le succès phénoménal des « ir-
réductibles Gaulois », non seulement dans la France des années
1960, qui apprenait encore le latin et pouvait encore comprendre les
citations du pirate, mais dans la France d’aujourd’hui qui ne l’ap-
prend plus ?

144
— Astérix a supplanté Tintin. C’est que l’histoire de la bande des-
sinée est le reflet des générations : il y eut Christophe et son sapeur
Camember, Benjamin Rabier, L’Épatant avec les Pieds nickelés, Mi-
ckey et l’âge d’or des comics, Tintin puis Spirou et les bandes
belges, Astérix et Lucky Luke, Blake et Mortimer, Largo Winch et Ti-
teuf, sans oublier les Simpson. Le goût évolue. Chaque personnage
correspond à un moment de notre histoire : Les Pieds nickelés
étaient un reflet du mouvement anarchiste, l’apogée de Tintin se si-
tue au moment des Trente Glorieuses, Astérix naît avec la prise de
conscience que la France n’est plus une grande nation, mais que, si
l’on n’a pas de pétrole, on a des idées.
— Y a-t-il, dans la BD contemporaine, des auteurs qui ont attiré
votre attention ?
— Il est aujourd’hui difficile de suivre la production des albums de
BD. Ils occupent la moitié du rez-de-chaussée de la librairie Gibert,
boulevard Saint-Michel. Tous les genres y sont abordés, de l’éro-
tisme à Napoléon, de l’intrigue policière à la science-fiction.
Il m’est arrivé d’en préfacer. Ainsi l’album des dix ans des éditions
Glénat en 1994 (qui ont publié L’Épervier et Les Chemins de Male-
fosse) ou le Napoléon d’André Osi en 2009 (le volume consacré au
siège de Toulon). J’ai aussi rédigé une introduction au catalogue de
l’exposition de Gilles Bachelet, qui a métamorphosé Napoléon en
champignon et les champs de bataille en champignonnières. Au-
jourd’hui, les créateurs font éclater les conventions de ce que l’on a
appelé le neuvième art, notamment dans le domaine du graphisme.
Le dessinateur qui m’a le plus ébloui ces dernières années est
Geluck. J’ai découvert son Chat il y a bien longtemps, en vacances,
dans la presse régionale. L’image est simple, mais tout est dans le
jeu de mots. Cela va de la planche à la bande de trois dessins, et
même au timbre-poste. Arrêtons-nous sur cette série et écoutons le
Chat : « Envoyer une lettre est un jeu d’adresse », « Le mot “enve-
loppe” contient neuf lettres », « Le timbre ne manque pas de ca-
chet », ou encore : « Je le dis en toute franchise postale. » C’est re-
trouver la tradition de Forton.
J’ai aussi une grande admiration pour Sempé rencontré à une ou
deux occasions. Il y a des personnages et un univers. Là aussi, le
graphisme joue un rôle décisif.

145
— Pensez-vous que la BD puisse entrer, un jour, à l’Académie des
beaux-arts ?
— L’Académie des beaux-arts a connu une évolution intéressante.
Longtemps considérée à tort comme le principal repaire de ce que
l’on appelait – péjorativement – l’académisme, elle s’est ouverte au
cinéma et à la photo. Orson Welles, Federico Fellini et Ingmar Berg-
man, aujourd’hui Woody Allen et Andrzej Wajda ont appartenu ou
appartiennent à l’Académie des beaux-arts. La bande dessinée y au-
rait sa place dans une section spéciale. Les grands maîtres sont
morts, mais Tardi ou Uderzo pourraient très bien y siéger, ainsi que
Sempé. Je rêve d’un album signé par lui sur les académiciens.

146
16

L’opéra
L’opéra violon d’Ingres. – Garnier d’autrefois. – Conseiller historique
de Bernard Lefort. – Napoléon héros d’opéra. – Abel Gance et
Hugues Gall. – L’opéra au cinéma. – Bernard Herrmann.

YVES BRULEY : Si la BD n’est pas encore sous la Coupole, la


musique lyrique, quant à elle, a sa place à l’Institut de France depuis
les origines.

JEAN TULARD : Vous avez raison : l’Académie des beaux-arts a


compté de nombreux compositeurs d’opéra depuis Méhul et Le-
sueur. Voilà qui est plus convenable que la bande dessinée.
— L’opéra fait partie de vos nombreux violons d’Ingres. Change-
ment de style.
— J’ai commencé très jeune à entendre des opéras. Un lycéen de
la fin des années 1940 se devait d’avoir un abonnement le jeudi
après-midi à la Comédie-Française et, un samedi soir dans le mois,
d’entendre un opéra au palais Garnier. Cela faisait partie d’une
bonne éducation.
Je garde un souvenir épouvanté des matinées de la Comédie-
Française. En prélude à une comédie languissante était donnée une
Nuit de Musset. Une actrice enveloppée dans un drap (Mary Mar-
quet, déjà âgée, tenait le rôle) invitait un poète somnolant sur sa
table de travail à prendre son luth et lui donner un baiser. La tirade
de la muse était débitée à la vitesse d’un train de marchandises de
l’époque et ne faisait grâce d’aucune liaison. Suivaient, dans une co-

147
médie, Denis d’Inès dont les effets comiques étaient limités ou, dans
une tragédie, Jean Yonnel, insurpassable dans le ridicule, le tout
dans des décors poussiéreux et usés. J’aurais probablement pris le
théâtre en horreur si je n’avais vu Charles Dullin dans L’Avare au
théâtre Sarah-Bernhardt et surtout, à l’Athénée, Louis Jouvet dans
Knock. J’ai gardé en mémoire tous ses jeux de scène.
Mais revenons à l’Opéra. À l’époque, la salle Garnier avait une
troupe et un répertoire, comme la Comédie-Française. Depuis l’arri-
vée de Rolf Liebermann en 1973, on engage des voix prestigieuses,
des metteurs en scène d’avant-garde et on monte les opéras préfé-
rés du patron. J’ai connu l’avant-Liebermann. Tous les ans – ou
presque –, on donnait, soit salle Garnier, soit à l’Opéra-Comique,
Faust, Carmen, Le Barbier de Séville, Manon, Lohengrin, Lucia di
Lammermoor, La Traviata, Così fan tutte et Les Contes d’Hoffmann.
Les mises en scène étaient immuables et collaient au livret. Décors
et costumes étaient un peu défraîchis mais assortis à l’époque de
l’action. Quant aux voix, j’étais incapable d’en juger, faute d’une for-
mation musicale suffisante. Au demeurant, comme Napoléon, j’ai
toujours chanté faux. Du moins chantait-on en français, ce qui per-
mettait de suivre l’intrigue. Sauf pour Les Pêcheurs de perles ou
Lakmé, je ne me suis jamais ennuyé dans ma jeunesse à l’Opéra.
Enfant, j’appréciais le fantastique de Faust ou des Contes d’Hoff-
mann, ainsi que les fantaisies vocales de Papageno dans La Flûte
enchantée.
— En trois ou quatre ans, on pouvait connaître tous les classiques
du genre lyrique.
— Oui, mais rien après Debussy. Liebermann a secoué tout cela.
En bien pour les vrais amateurs, sans doute, mais beaucoup
d’œuvres du répertoire, du coup, ont sombré dans l’oubli. La préémi-
nence a été accordée au metteur en scène, qui interprète le livret à
sa façon et pas toujours en accord avec la musique. L’historien
souffre de voir Don Giovanni accommodé à toutes les sauces, sans
respect pour Mozart et Lorenzo da Ponte.
— Un réalisateur de films est-il qualifié pour mettre en scène un
opéra ?
— Il y a l’exception de Losey avec Don Giovanni, mais il s’agit
d’un opéra filmé. J’ai protesté auprès d’Hugues Gall, alors directeur

148
de l’Opéra de Paris – et grand directeur –, contre son choix d’une
réalisatrice (dont je n’aime pas les films, mais dont je ne donnerai
pas le nom) pour une mise en scène de Mozart. « Du moins, ajoutai-
je, elle ne fait pas de films pendant ce temps-là. — Donnez-moi la
liste des réalisateurs que vous n’aimez pas, me répondit avec hu-
mour Hugues Gall, je les appellerai à l’Opéra. »
— Finalement, qu’est-ce qui vous a fait aimer l’opéra ?
— Pour moi, le choc est venu, au retour d’Algérie, du Théâtre des
Nations qui, chaque année, présentait à Paris les grands spectacles
lyriques européens : la mise en scène des Contes d’Hoffmann par
Béjart, venue du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, m’a ébloui. Je
me souviens de l’impressionnant Œdipus der Tyrann de Carl Orff, re-
pris de Hambourg, ou de Lulu de Berg. Der Prinz von Homburg me
révéla une autre musique, celle de Hans Werner Henze. Nous étions
loin de l’Opéra de Paris des années 1950 ! C’est là que j’ai été at-
teint par le virus, au point d’aller entendre des opéras sur des
scènes européennes, dont un sublime Crépuscule des dieux à
Londres.
— Avez-vous été sensible à la redécouverte de l’opéra baroque
depuis quelques décennies ?
— Impossible d’y échapper. Est-il une saison parisienne sans un
opéra de Haendel ? Mais où entendre Johann Theile ou Reinjard
Keiser, les compositeurs les plus représentatifs de ce courant ?
Peut-on appliquer cette appellation d’opéra baroque à des œuvres
du XVIIe siècle qui sont avant tout françaises ou italiennes ?
— Vous avez été conseiller historique à l’Opéra de Paris. Pouvez-
vous préciser dans quelles circonstances ?
— Aimer l’opéra conduit inévitablement à s’y investir. J’en aurais
été incapable comme compositeur ou chanteur, mais je suis histo-
rien et l’histoire de l’art lyrique ne peut me laisser indifférent.
D’ailleurs, dans ma thèse de doctorat, j’évoquais le commissaire de
police Beffara, qui fut le premier à écrire un dictionnaire des opéras
et qui a son buste au palais Garnier.
J’ai été sollicité par Bernard Lefort, qui dirigea l’Opéra de Paris
comme administrateur général de 1980 à 1982, à la suite de Lieber-
mann, pour devenir, de façon bénévole, son conseiller historique.
Même sans honoraires (je tenais, tout aussi gracieusement, un rôle

149
voisin pour le cinéma auprès de Jean-Pierre Elkabbach à Europe n°
1), c’était l’occasion d’accéder à la très riche bibliothèque de l’Opéra,
aux coulisses, aux répétitions et aux premières. Bernard Lefort rêvait
de faire créer pour 1989 quatre opéras sur la Révolution française.
Arthur Conte devait écrire le livret d’une œuvre consacrée à Marie-
Antoinette à Trianon ; Jean-Edern Hallier (que j’ai connu à cette oc-
casion et qui m’invita ensuite à ses émissions de télévision) était prêt
pour un Saint-Just. Je devais moi-même évoquer Bonaparte en Ita-
lie. On pouvait suggérer un compositeur. J’ai rêvé de Henze. Ne fai-
sait-il pas sur commande de la musique de film ?
Hélas ! la gauche arrivée au pouvoir en 1981, Jack Lang chassa
(le mot n’est pas trop fort) Lefort de l’Opéra et je dus partir avec lui.
Néanmoins, j’ai beaucoup appris de ce court passage à l’Opéra.
Bernard Lefort avait un système de doublure terriblement efficace en
cas de défaillance de l’une de ses vedettes. Je m’en suis inspiré
pour les conférences que j’ai été amené à organiser à l’Institut Napo-
léon, au déjeuner Paul Gaultier61 ou lors de ma présidence de
l’Académie des sciences morales et politiques.
— L’Histoire est essentielle à l’opéra. Un grand nombre d’œuvres
se déroulent dans des époques plus ou moins reculées, et c’était
même une obligation faite aux librettistes, jusqu’au milieu du
XIXe siècle, de situer l’action dans l’Histoire et non dans l’actualité.
Depuis, l’actualité a pris sa revanche plus que de raison car la plu-
part des opéras qui se déroulent dans une période historique précise
sont déplacés dans d’autres périodes, plus contemporaines, souvent
même dans une pseudo-actualité. Croyez-vous que la fidélité de la
mise en scène à l’Histoire soit importante pour apprécier certains
opéras ? Ou est-ce un mauvais « réflexe » d’historien profession-
nel ?
— Un opéra est comme une pièce de théâtre : l’action est située
dans un contexte historique et social précis. Certes, les personnages
s’élèvent à l’universel et les leçons à tirer du drame sont valables
pour toutes les époques ; néanmoins, il ne faut pas forcer le trait, ce
que font aujourd’hui de nombreux metteurs en scène découvrant
dans les livrets des messages qui n’y sont pas. Bien sûr, certaines
intrigues sont quelque peu poussiéreuses ou trop datées pour émou-

150
voir, mais si on les modernise, encore faut-il le faire avec tact et
goût. Il me souvient d’une transplantation de Rigoletto dans le
monde des gangsters du Chicago des années 1930. Rigoletto deve-
nait Scarface, mais c’était cohérent : au spadassin répondait le
tueur, au prince le parrain. Tout collait. Il en va de même au théâtre :
Jean-Pierre Miquel faisait jouer Othon de Corneille en costumes
trois-pièces. Rien ne choquait : il n’y avait pas de hiatus entre les pa-
roles et la mise en scène. En revanche, je n’ai pu supporter les mo-
dernisations prétentieuses et gratuites de l’époque de Gérard Mortier
à l’Opéra de Paris.
— Napoléon voyait dans l’opéra un moyen de propagande poli-
tique. Le livre de David Chaillou, Napoléon et l’opéra62, l’a remar-
quablement montré. Quelle musique lyrique aimait-il ?
— Le musicien préféré de Napoléon était Jean-François Lesueur.
Il appréciait particulièrement Ossian ou les bardes, opéra donné en
1804. On prétend qu’à la fin de la représentation il enleva sa Légion
d’honneur pour l’épingler sur la poitrine du compositeur. Lesueur fut
le maître de Berlioz, qui lui rend hommage dans ses Mémoires. Et,
pourtant, il est à peu près oublié, sauf une thèse de Jean Mongré-
dien63. J’ai voulu en savoir plus et j’ai mené une enquête. Toujours
le détective… J’ai retrouvé la partition des Bardes et j’ai chargé une
de mes élèves, Chantal Bigot, de monter cet opéra avec quelques
amis chanteurs et musiciens, sinon l’intégralité, du moins certains
morceaux. La représentation eut lieu à la bibliothèque Marmottan
mais ne fut pas enregistrée, à la demande des interprètes. Ce fut, si-
non un choc, du moins une révélation, hélas ! sans lendemain.
Napoléon n’a pas dédaigné Ferdinando Paër, découvert en 1806
pour son opéra Achille. Il le fit venir à Paris et en fit son directeur de
la musique des concerts et du théâtre de la Cour. Cette musique
particulière (à laquelle appartenaient la Grassini et le castrat Girola-
mo Crescentini) le suivait dans ses campagnes. Elle jouait surtout de
la musique italienne. On aimerait entendre les opéras de Paër.
J’avais commencé des recherches, mais un détective ne peut s’en-
gager sur trop de pistes. D’autant que j’ai essayé d’expliquer aussi le
silence de Rossini, qui débute sous Napoléon et achève sa carrière,
au moins pour l’opéra, après Guillaume Tell en 1830. Ah ! si Bernard

151
Lefort était resté plus longtemps à l’Opéra, peut-être serais-je deve-
nu un musicologue réputé !
Il y a moins de zones d’ombre pour Spontini et Cherubini, en re-
vanche. Rendons grâces à la Callas d’avoir ressuscité La Vestale et
Médée.
— L’histoire napoléonienne a naturellement sa place à l’opéra. On
pense à Tosca, d’après la pièce de Victorien Sardou, mais surtout à
Guerre et Paix. Quelles productions vous ont le plus marqué ?
— Napoléon héros d’opéra ! Peut-on citer une activité artistique
qui ne l’ait pris pour sujet ? Il n’apparaît pas dans Tosca, mais l’ac-
tion se passe à Rome, en juin 1800, au moment de la bataille de Ma-
rengo. Dans un premier temps, le général autrichien Melas semble
l’avoir emporté. C’est ce qu’annonce le chef de la police romaine
Scarpia dans l’église Sant’Andrea della Valle où il joint sa voix au Te
Deum qui clôt l’acte I.
J’ai vu plusieurs Tosca : la meilleure me semble avoir été celle du
Festival d’Arles en 2010, mais j’aime également la version filmée par
Benoît Jacquot avec Ruggero Raimondi en Scarpia. Citons deux
autres extraordinaires Scarpia, mais au cinéma : Michel Simon dans
la Tosca de Carl Koch en 1939 (c’est la pièce de Sardou) et Vittorio
Gassman dans Une Tosca pas comme les autres de Luigi Magni
(1994), qui transforme le mélodrame en comédie.
Napoléon est en revanche au centre de Guerre et Paix, l’opéra de
Serguei Prokofiev, d’après Tolstoï, composé en 1941 et que Gall
monta magnifiquement à l’Opéra de Paris lors de la saison 1999-
2000. Il me demanda l’un des textes du programme que j’intitulai
« Un pauvre homme qu’un rhume paralyse… », image de Tolstoï qui
résume l’esprit de l’opéra.
— Le Napoléon d’Abel Gance n’est pas un opéra, même si la mu-
sique est d’Arthur Honegger. Et pourtant vous l’avez présenté sur la
scène de l’Opéra-Bastille.
— Le Napoléon de Gance a été présenté pour la première fois à
l’Opéra le 7 avril 1927, sur triple écran pour certaines parties, mais
dans une version incomplète. Pour cette représentation, Gance avait
dû sacrifier beaucoup de pellicule, mais il conserva tout ce qui avait
été tourné. Hugues Gall a eu l’excellente idée de présenter à l’Opé-
ra-Bastille une version aussi complète que possible sur triple écran,

152
en deux soirées. Il a choisi la copie de la Cinémathèque française et
m’a demandé d’en assurer la présentation sur la scène, au milieu de
l’orchestre. Un honneur auquel j’ai été sensible.
Cette projection a été triomphale, servie par la musique qu’avait
composée pour le film Arthur Honegger et que dirigeait Laurent Pe-
titgirard. J’avais déjà présenté l’œuvre d’Abel Gance dans les
mêmes conditions à Monaco.
Jean Vigo disait du Napoléon de Gance : « Sur triple écran, c’est
trois fois plus con ! » Jugement injuste. La musique de Honegger fait
passer la grandiloquence du jeu des acteurs. Dans la version sonori-
sée en 1935, prévue pour une projection plus courte et sans grand
écran par Gance lui-même, la musique d’Henry Verdun est moins
spectaculaire mais plus achevée. En 1981, Carmine Coppola a écrit
une troisième partition pour la version montée par Kevin Brownlow et
produite par son fils Francis Ford Coppola. Une nouvelle musique a
été composée par Carl Davis pour une version encore plus complète
due à Brownlow. Quatre partitions différentes : voilà une œuvre qui
inspire les musiciens ! Ma préférence va quand même aux « Men-
diants de la gloire », la partition d’Arthur Honegger.
— Si la musique de film est presque aussi ancienne que le cinéma
lui-même, la rencontre de l’opéra et du cinéma n’était pas une évi-
dence dans les premiers temps du cinéma muet. Depuis, dans ce
genre particulier qu’est l’opéra filmé, il existe de très grands chefs-
d’œuvre. Notamment des Puccini, des Verdi, des Mozart… Quelles
sont à vos yeux – et à vos oreilles – les meilleures réussites ?
— Il y a eu dès le muet des opéras filmés : on tournait le livret
adapté aux nécessités de l’écran et un orchestre interprétait les prin-
cipaux morceaux. Mais, bien sûr, rien qui puisse séduire les mélo-
manes. L’opéra filmé à partir de l’invention du son peut aussi laisser
froid : rien du contact avec une voix dont on redoute la défaillance et
dont on admire la maîtrise en communion avec l’orchestre. Rien de
ce grand moment d’émotion quand l’artiste vient saluer après la
chute du rideau. Les applaudissements établissent un lien entre les
chanteurs et leur public. L’opéra filmé est froid mais parfait ; les im-
perfections sont gommées.
Selon moi, la première réussite du genre fut Les Contes d’Hoff-
mann, tournés en 1951 par Michael Powell, grand réalisateur an-

153
glais. Je venais de voir à l’Opéra-Comique l’œuvre d’Offenbach ; la
revoir à l’écran fut un choc. Powell retrouve la magie du fantastique
en restant fidèle à la musique.
Autre réussite : La Traviata de Franco Zeffirelli, ancien assistant
de Luchino Visconti et metteur en scène chevronné de la Scala et de
la Fenice, qui sait s’évader, comme Powell, des contraintes scé-
niques pour nous transporter dans les luxueux décors du
XIXe siècle.
J’aime aussi la Tosca de Benoît Jacquot, évoquée tout à l’heure,
mais le chef-d’œuvre reste, bien sûr, le Don Giovanni de Joseph Lo-
sey : fidélité à l’opéra, raffinement des images qui sortent le film du
cadre étroit de la scène, interprétation sublime des chanteurs Rug-
gero Raimondi, José Van Dam, Kiri Te Kanawa et Teresa Berganza.
Un sommet.
Tout en le saluant, je suis moins séduit par le parti pris de Berg-
man pour La Flûte enchantée : partir de la salle et respecter les
conventions d’une mise en scène théâtrale. Du moins les chanteurs
ont-ils l’âge des rôles. En revanche, la version donnée par Kenneth
Branagh m’a terriblement déçu. On y retrouve les absurdités des
mises en scène qui se veulent modernes.
— L’opéra lui-même est un lieu qui a inspiré les réalisateurs. On
pense, par exemple, à la scène finale du Parrain III de Coppola,
mais surtout au Fantôme de l’opéra de Gaston Leroux et à ses nom-
breuses adaptations.
— Avec ses coulisses, ses réserves de décors, sa machinerie, ses
loges, l’opéra est un lieu cinématographique. De là, en effet, les
nombreuses adaptations du Fantôme de l’Opéra, la meilleure restant
la première, celle de Rupert Julian avec Lon Chaney, au masque ter-
rifiant. Mais Brian De Palma, dans Phantom of the Paradise en
1974, a donné du thème une version rock particulièrement sédui-
sante, mêlant film fantastique et comédie musicale dans un cocktail
détonant. N’oublions pas Une nuit à l’Opéra des frères Marx et la
folle poursuite de la fin entraînant des changements involontaires de
décor lors d’une représentation du Trouvère. Ajoutons, pour faire
bonne mesure et dans le genre tragique, le début de Senso de Vis-
conti, évoquant une représentation de Verdi à la Fenice au moment
du Risorgimento.

154
— Certains auteurs de musiques de film ont composé des opéras.
Nino Rota, par exemple, le célèbre auteur des bandes originales de
Fellini, mais aussi du Parrain, a écrit des opéras dont plusieurs ont
connu la notoriété en Italie, grâce à leur efficacité théâtrale et mélo-
dique. Il a même adapté Hugo, comme à la grande époque de l’opé-
ra. Plus récemment, Vladimir Cosma a composé la musique d’un
Marius d’après Pagnol, créé par Roberto Alagna. En juillet 2010, un
opéra inédit de Bernard Herrmann, le compositeur des films de Hit-
chcock, a été créé à Montpellier. Certains trouvent sa musique trop
« hollywoodienne ». Mais n’est-ce pas sa musique, au contraire, qui
s’est imposée à Hollywood ?
— Ah ! Bernard Herrmann… Peu de gens savent qu’il a composé
un opéra pour Citizen Kane, intitulé Salammbô. On en voit quelques
fragments que chante Suzanne. Gian Carlo Menotti fit mieux, il tour-
na lui-même son opéra, Le Médium. Je l’ai vu à sa sortie et en garde
un excellent souvenir. Quant à Rota, je n’ai malheureusement enten-
du aucun de ses opéras. J’ignore ce que valent Il cappello di paglia
di Firenze et I due timidi, probablement inspirés par Eugène Labiche.
Il est plus facile de combler ses lacunes dans le domaine cinémato-
graphique.

155
17

Le gastronome
Une vocation tardive : la gastronomie. – Académies et clubs. – Les
vins de Napoléon. – Cuisine du passé. – Guy Savoy. – Un genre lit-
téraire ? – De Balzac au Balzar.

YVES BRULEY : C’était un jour de vacances, il y a une vingtaine


d’années. J’allume la radio sur la fréquence de France Musique et
j’entends annoncer l’émission « Domaine privé ». Invité : Jean Tu-
lard. Titre de l’émission : « Quand l’opéra bouffe… et boit. » Vous
présentiez une anthologie de chansons à boire dans l’opéra… Cela
commençait par le prélude des Contes d’Hoffmann, dont les pre-
mières paroles sont : « Glou glou glou, je suis la bière ! Glou glou
glou, je suis le vin ! » Nous avons vu dans notre précédent entretien
que ce n’était pas le seul attrait que vous trouviez à l’opéra. Et l’opé-
ra n’est sans doute pas la « porte d’entrée » la plus évidente vers la
gastronomie. Qu’est-ce que la gastronomie, pour vous, et quel attrait
y trouvez-vous ?

JEAN TULARD : Parler de gastronomie semble paradoxal pour un


enfant de la guerre qui a connu les restrictions, les tickets d’alimen-
tation et la consommation de topinambours et de rutabagas, faute de
mieux, à l’âge où se forme le goût. En 1945, j’étais demi-pension-
naire au lycée Montaigne et on allait déjeuner au réfectoire du lycée
Louis-le-Grand. Le menu était quasi invariable : une sardine en en-
trée, suivie d’un mince morceau d’une viande dure et d’origine indéfi-
nissable, et une pomme pour finir.

156
Dans le milieu auquel j’appartenais, on ne fréquentait pas les
grands restaurants. La nourriture familiale était saine, bonne mais
frugale. La cause ? La pénurie, puis, par la suite, cet esprit bour-
geois qui privilégie l’économie, du moins dans certains domaines.
Mes parents recevaient peu.
La table de la Fondation Thiers était correcte : le veau-petits pois
et les fonds d’artichauts farcis formaient la base des menus. Deux
ans et six mois de service militaire m’avaient entraîné à la frugalité.
C’est donc tardivement que j’ai découvert la gastronomie. À l’ori-
gine : la curiosité.
— Qu’est-ce que la gastronomie peut apporter à l’historien ?
— Un historien peut-il ignorer l’art de la table, ne pas connaître le
Grand Véfour ou Taillevent, ne pas distinguer un bourgogne d’un
bordeaux autrement que de façon livresque, à travers les manuels
de géographie ? La sociabilité a été l’autre élément : j’ai été élu à
l’Académie des gastronomes, aux Amis des Bistrots, au Club des
Cent, aux Psychologues du goût ; des camarades m’y ont entraîné.
Enfin, la grande époque de la gastronomie française se situe sous
Napoléon, lui-même piètre gastronome : Berchoux, Cussy, Brillat-
Savarin, Grimod de La Reynière, Talleyrand, Cambacérès… Com-
ment aurais-je pu y échapper ?
Le goût se forme vite, un palais s’éduque. Je suis donc devenu
gastronome, mais pas au niveau de certains membres de l’Acadé-
mie des gastronomes ou du Club des Cent car la gastronomie est
une passion exigeante, un art de vivre, une obsession que Jean-
François Revel a très bien décrite dans Un festin en paroles64.
— La gastronomie a donc toute sa place dans l’Histoire, et pas
uniquement parce qu’Esaü a vendu son droit d’aînesse contre un
plat de lentilles. Peut-on faire une histoire de la gastronomie ?
— Il y a d’excellents historiens de la gastronomie : mon confrère
Jean-Robert Pitte pour ce qui touche au vin, le docteur Jean-Fran-
çois Lemaire qui a rédigé les articles sur la gastronomie dans mon
Dictionnaire Napoléon et dans mon Dictionnaire du second Empire,
et Jean Vitaux, auteur d’un remarquable Dictionnaire du gastro-
nome.
La gastronomie, comme l’a souligné Jean Vitaux, n’est pas qu’une
affaire de goût. Elle s’attache aux produits alimentaires, aux aspects

157
culturels liés à la cuisine : la réapparition de certains légumes
comme le topinambour (nostalgie ?), les panais, le crosne, l’évolu-
tion de la préparation des mets, le cadre des repas (jadis la cuisine
était éloignée de la salle à manger par crainte des incendies et pour
maintenir une barrière sociale, alors qu’aujourd’hui on invite souvent
à dîner dans sa cuisine, devenue spacieuse et moderne, et les plats
sont préparés devant les convives). Et faut-il rappeler que la tomate
fut introduite à Paris par les volontaires marseillais de 1792 en
même temps que La Marseillaise ?
La gastronomie est un excellent reflet de l’évolution des mœurs
car elle combine un plat, un décor et une conversation. Les conver-
sations les plus étincelantes s’épanouissent à table plus encore que
dans un salon.
— Napoléon buvait du gevrey-chambertin. On le comprend. Mais
que sait-on des vins de cette époque ?
— Il est une maxime qui distingue « l’eau pour la soif, le vin pour
le plaisir ». Napoléon en a fait la synthèse, puisque tout le monde
sait qu’il coupait d’eau son chambertin. C’était d’ailleurs encore ré-
cemment un usage de couper d’eau un vin de table, plus dans les
milieux de la petite bourgeoisie que chez les ouvriers. Comme l’on
ignore le goût des vins à l’époque de Napoléon, on ne sait la qualité
du chambertin qu’il buvait. On est mieux renseigné sur Napoléon III.
C’est sous son règne, en 1855, que sont classés les grands crus du
Médoc : quatre premiers crus (château-lafi te-rothschild, château-la-
tour, château-margaux, château-haut-brion) et quatorze seconds
crus dont le château-montrose qui était servi à la table des Tuileries.
On dit que Napoléon III aimait aussi le château-massereau, un vi-
gnoble de Barsac. Il y a eu pour le Bordelais une rigueur qui a man-
qué à la Bourgogne et qui éviterait quelques déceptions à propos
des chambertins du négoce. Mais le prestige du clos-vougeot et des
vosne-romanée est intact.
— Quant à trancher entre bordeaux et bourgogne…
— Je m’en garderai bien. N’oublions pas la vallée du Rhône et
celle de la Loire, riches en excellents vins. J’aurais une tendresse
pour le gaillac rouge, à cause de mon enfance albigeoise. Et peut-
être vais-je me faire exclure des associations gastronomiques, mais
je trouve qu’il va bien avec le foie gras – d’oie, bien sûr. C’était celui

158
que faisait ma grand-mère à Albi et qu’elle servait avec un vin du
pays.
— J’ai connu à Rome un restaurant qui servait des plats cuisinés
« à l’antique », dans un ancien columbarium de la Via Appia. Heu-
reusement, on n’y buvait pas de vin « à l’antique », mais je me rap-
pelle un dessert crémeux singulièrement poivré. L’historien-gastro-
nome prudent que vous êtes s’est-il laissé tenter par des reconstitu-
tions historiques en matière de cuisine ?
— Toujours le détective sur la piste du passé ! On peut reconsti-
tuer un repas de Napoléon. Je l’ai fait plusieurs fois : poulet marengo
à l’huile servi avec œuf frit, écrevisses et tomates ; pâtes ; parme-
san ; café et, bien sûr, le chambertin. C’est encore plus facile pour
Napoléon III avec les recettes de Jules Gouffé, qui fait la transition
entre Carême et Escoffier.
Les reconstitutions de repas à l’ancienne sont plus décevantes,
même en ce qui concerne la cuisine romaine sur laquelle nous
sommes renseignés par Apicius. Un rêve : refaire le festin des mer-
cenaires décrit par Flaubert dans Salammbô : pain saupoudré
d’anis, antilope rôtie, gigot de chamelle, hérissons au garum, cigales
frites, petits chiens à gros ventre et à soies roses engraissés avec
du marc d’olives. Pour les boissons : vins grecs servis dans des
outres, vins de Campanie enfermés dans des amphores, vins des
Cantabres en tonneau, sans oublier les vins de jujubier, de cinna-
mome et de lotus. Je ne sais s’il y aurait aujourd’hui beaucoup
d’amateurs.
Les recettes tirées d’ouvrages comme Le Viandier de Taillevent ou
Le Ménagier de Paris sont inapplicables telles quelles. Mêmes diffi-
cultés pour La Cuisine bourgeoise de Menon. Les produits ne sont
plus les mêmes, les palais ont évolué, les éléments intermédiaires
nous manquent. Pour obtenir un plat consommable, il faut adapter,
modifier, moderniser. L’archéologie du goût est une science difficile
et aléatoire.
— La gastronomie a-t-elle pour vous un intérêt que l’on dirait géo-
graphique ou ethnographique ? Autrement dit, est-elle un reflet d’une
région, d’un pays ?
— « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. » Toutes les
cuisines régionales méritent l’intérêt lorsqu’elles sont fondées sur la

159
production locale : la cuisine alsacienne est différente de la cuisine
normande, la cuisine au beurre s’oppose à la cuisine à l’huile. « La
France est un agrégat inconstitué de peuples désunis », disait Mira-
beau en 1789. La remarque est vraie pour la cuisine. Et c’est ce qui
en fait le charme.
— Faut-il donc beaucoup voyager pour être un fin gastronome ?
— Les associations gastronomiques voyagent beaucoup et le Mi-
chelin a des suppléments pour de nombreux pays, dont les États-
Unis et le Japon. La France n’est pas le centre du monde. Il faut sa-
voir s’ouvrir à d’autres saveurs et ne pas avoir peur de l’exotisme.
Du moins si l’on a une santé robuste, ce qui n’est pas mon cas.
— Fréquentez-vous les grands cuisiniers, comme vous fréquentez
les cinéastes ?
— Les grands chefs sont des divas qui savent rester simples avec
les connaisseurs. J’admire beaucoup Guy Savoy. J’ai organisé chez
lui des repas éloignés de ses propres recettes. Il s’est prêté à mes
demandes avec son talent habituel, sans faire de difficultés mais en
me donnant des conseils judicieux. Voilà ce qu’on appelle un grand
cuisinier.
— On ne vous imagine pas seul à table, même dans un grand res-
taurant. L’intérêt de la gastronomie, au fond, n’est-ce pas la compa-
gnie, la conversation, la sociabilité ?
— Le gastronome est un homme de culture. Il n’est pas forcément
un bon cuisinier, mais il sait parler de ce qu’il mange et aime en par-
ler. Il a donc besoin d’une compagnie. La sociabilité est associée à
la gastronomie. Grimod de La Reynière en avait fixé les règles avec
son jury dégustateur : pas plus de dix-sept convives. Talleyrand
réunissait huit convives à sa table. C’est que le repas préparé par le
gastronome suppose une mise en scène. Talleyrand en fut le maître.
De nombreuses anecdotes circulent à son sujet. Un jour, ses invités
voient un maître d’hôtel apporter un magnifique saumon entouré de
ces pyramides de légumes dont Carême avait le secret. Un « ah ! »
d’admiration sort de la poitrine des convives. Il se transforme en un
« oh ! » de déception quand le maître d’hôtel se prend les pieds
dans le tapis et renverse le plat. Seul Talleyrand conserve son im-
passibilité coutumière. Il tape dans ses mains et un second maître
d’hôtel paraît avec un saumon encore plus beau. Les invités com-

160
prennent que la chute du premier était voulue, pour mieux stimuler
les papilles des convives et montrer la magnificence de leur hôte.
Il faut distinguer le gastronome du « mangeur » attablé seul à sa
table, la serviette autour du cou et dévorant le plat qui lui a été servi.
C’est comme en amour : il y a l’onaniste et le séducteur.
— Vous avez cité tout à l’heure les académies et clubs gastrono-
miques dont vous êtes membre. Quels en sont les usages ?
— Prenons le Club des Cent, l’association gastronomique la plus
réputée en France. Pour y entrer, il faut avoir été sollicité et être par-
rainé par deux membres. On annonce d’abord aux membres le nom
du candidat. Une seule « boule noire » vous élimine. Cela est arrivé
à des gens pourtant considérables. Mais ce n’est pas tout. Il faut en-
suite passer un examen, sorte d’agrégation de la gastronomie.
Question type : « Quel vin peut-on servir avec une tête de veau ? »
(Il y a un piège : le vin se marie mal avec le vinaigre.) Un candidat,
très à l’aise financièrement, auquel était posée cette question répon-
dit : « Je demande à mon maître d’hôtel. » Il fut refusé.
Un repas est organisé chaque semaine dans un restaurant diffé-
rent. Un « brigadier », désigné parmi les membres, est responsable
du choix des plats et des vins, ainsi que du service. Il a répété la se-
maine précédente afin que tout soit « huilé ». Il expose et défend
son menu. À la fin du déjeuner, un camarade, choisi par le président,
en fait, en présence du chef, une critique qui peut être positive et
parfois féroce. Ce type de joute est toujours de qualité et le plus sou-
vent très instructif.
Je rappelle que le Club des Cent, fondé en 1912 par un journa-
liste, Louis Forest, a pour but la défense de la gastronomie française
et publie à usage interne Les Nouvelles Heures du Club des Cent où
j’ai écrit plusieurs articles : « Le crime donne faim » (ce que mangent
les héros de polar), « La table de Joséphine », « Les cuisiniers de
Napoléon », « Les Pieds nickelés gastronomes », « Que mangeait
Sade à la Bastille ? », etc.
— L’Unesco vient d’élever la gastronomie française au rang de pa-
trimoine mondial de l’humanité. Cela vous a-t-il réjoui ?
— J’ai été parmi les premiers associés à l’entreprise, qui a rencon-
tré des réticences. Peut-on mettre la cuisine française sur le même
plan que Petra ou la cathédrale d’Albi ? Le concept est pourtant inté-

161
ressant. Il fallait tenter et, grâce à Jean-Robert Pitte, l’entreprise a
réussi. Il l’a expliquée : « Tant pour les Français que pour les étran-
gers, l’art de bien manger fait partie de l’identité de la France et a
donc vocation à être reconnu par l’Unesco comme un patrimoine
culturel immatériel. »
— À la fin de L’Aile ou la Cuisse, Louis de Funès paraît en habit
vert : il vient d’être élu à l’Académie française et va recevoir son
épée. Vous qui avez écrit des dizaines de livres sur les sujets les
plus variés et dans presque tous les domaines que vous aimez, vous
verriez-vous critique gastronomique et auteur d’un guide des
meilleurs adresses ?
— La tentation serait grande, mais – outre qu’il y a d’excellents
guides, comme le Lebey, et de remarquables critiques, comme
Jean-Claude Ribaut – ai-je la compétence nécessaire ? Vais-je criti-
quer Joël Robuchon ou Alain Ducasse, Christian Constant ou le chef
du Ribouldingue, le premier sur sa purée, le dernier pour sa salade
de tétines de vache ? Je peux être sensible à l’accueil (Jean-Claude
Vrinat était merveilleux chez Taillevent), aux attentions ou aux mal-
adresses du service, au décor et à l’art de la table – ce que d’autres
feraient aussi bien que moi, mais je n’ai pas assez d’expérience pour
juger le travail d’un chef, sauf si le rôti est brûlé et le vin bouchonné.
La critique faite à l’issue d’un déjeuner du Club des Cent est à usage
interne et ne porte que sur un seul repas. Elle peut être contredite
par les murmures des autres convives. Je m’en suis souvent tiré par
une pirouette : à un camarade qui avait organisé chez Maxim’s un
repas normand, j’ai objecté que ce repas était manqué. Pourquoi ?
« Regardez, ai-je dit, il ne pleut pas ! »
— La gourmandise, au sens strict, passe pour un péché. Au sens
large, n’est-ce pas une vertu, voire un art de vivre ?
— Il est vrai que Dante place les gourmands dans le troisième
cercle de l’Enfer. Et qu’il y a sur terre pour le gourmand un châtiment
évoqué par Balzac dans Le Cousin Pons : « On n’a jamais peint les
exigences de la gueule. Elles échappent à la critique littéraire par la
nécessité de vivre, mais on ne se figure pas le nombre de gens que
la Table a ruinés. La Table est à Paris, sous ce rapport, l’émule de la
Courtisane. » Au demeurant, l’Église a généralement considéré que

162
la bonne chère était permise, la nature se chargeant d’en réprimer
les excès.
La gourmandise, « ce péché des moines vertueux », dit Balzac,
est aussi une vertu car ce qui est condamné par Dante c’est la goin-
frerie, que symbolise le client du restaurant dans Le Sens de la vie
des Monty Python, qui finit par exploser. Faisons confiance au déli-
cieux Joseph Berchoux dans son poème La Gastronomie (1801), un
mot venu du grec et qu’il a fait entrer dans la langue française :

S’il est un rôle noble, et bien digne d’envie,


Un agréable emploi dans le cours de la vie,
C’est celui d’un mortel qui fait en sa maison
Les honneurs de la table en digne Amphitryon.

— Vous êtes à la fois cinéphile et gastronome, ce qui vous donne


un point commun de plus avec le rocker Eddy Mitchell. Avez-vous ai-
mé sa Cuisine américaine65 ?
— Ce film n’est peut-être pas le meilleur sur le monde des restau-
rants… Un grand gastronome, qui le montrait dans ses œuvres,
c’est Claude Chabrol. Bertrand Tavernier l’égale. Il vint un jour dîner
chez moi – il voulait alors tourner un film sur la retraite de Russie –
et laissa dans son assiette, à la grande confusion de la maîtresse de
maison, un plat qu’il n’avait pas aimé.
Allons finir cet entretien au Balzar, cette brasserie du Quartier latin
que je fréquente depuis 1967 et où, à la table 11, j’ai reçu Pierre
Messmer, le prince Napoléon, Leslie Caron, Bernard Pivot, Patrick
Rambaud, Antoine de Caunes, etc. Nous y dégusterons les escar-
gots, la tête de veau et le paris-brest, arrosés d’un château de
Brague. Voilà la cuisine que j’aime, franchouillarde et goûteuse !

163
18

La vie du cinéphile
Devenir cinéphile sous l’Occupation. – Citizen Kane. – Administra-
teur de la Cinémathèque. – La Commission d’avances sur recettes.
– Les festivals.

YVES BRULEY Entre-t-on en cinéphilie comme on entre au


couvent, par une vocation irrépressible et définitive ? On pense au
petit garçon de Cinema Paradiso 66 : la reconstitution d’un cinéma
dans les années 1940 y était saisissante. Mais votre histoire est, je
crois, assez différente.

JEAN TULARD : Le premier film que j’aie vu, à cinq ans, était
Charlot fait une cure. J’ai tellement ri lors des scènes du tourniquet
que je me suis cogné le front contre le fauteuil de la rangée devant
moi. J’ai pleuré et ma mère a dû me sortir. J’en ai gardé une dent
contre Chaplin. J’ai ensuite un souvenir assez précis de Laurel et
Hardy poursuivis par un gorille dans Les montagnards sont là. Cette
fois, j’ai vu le film en entier et j’en ai gardé une grande tendresse
pour ce couple dont je possède en DVD toutes les apparitions à
l’écran. J’ai vu aussi Scipion l’Africain, mais cela n’a pas éveillé en
moi une vocation d’historien.
En réalité, j’ai découvert le cinéma à Albi en 1940. Bien que sortie
de l’École normale d’institutrices du Tarn, ma grand-mère maternelle
était très pieuse et m’emmenait le dimanche après-midi entendre les
vêpres à la cathédrale Sainte-Cécile. Certes, Vivaldi et bien d’autres

164
ont composé des airs magnifiques pour cette cérémonie, mais
j’avais alors huit ans et les vocalises de l’archevêque d’Albi, Mgr
Moussaron, ne suscitaient chez moi qu’un morne ennui, d’autant
qu’il chantait en latin. Ayant fait remarquer à ma grand-mère qu’à la
même heure beaucoup de mes camarades étaient au cinéma, j’ob-
tins d’être emmené le quatrième dimanche du mois voir un film à la
place des vêpres.
Le premier que je vis, au Moderne, place du Vigan, s’intitulait Les
Justiciers du Far West. Un justicier masqué, le Lone Ranger, s’oppo-
sait aux louches agissements d’un méchant du nom de Jeffries. À la
fin, le Lone Ranger tombait entre les mains de ses ennemis et Jef-
fries se préparait à démasquer le justicier. C’est alors que le film
s’arrêta et que l’on put lire sur l’écran : « La semaine prochaine,
vous saurez qui est le Lone Ranger. » Ma grand-mère se leva :
l’identité du Lone Ranger la laissait indifférente. Mais moi ? Elle était
bonne ; nous revînmes le dimanche suivant et le dimanche d’après.
Ce ne fut qu’à la fin du quatrième épisode que l’on sut… Il s’agissait
d’un sympathique ranger qui partit aussitôt vers de nouvelles aven-
tures, flanqué du fidèle Indien Tonto. Mais pendant quatre di-
manches j’avais échappé aux vêpres et vu les films qui accompa-
gnaient chaque épisode : Fra Diavolo, où je retrouvai Laurel et Har-
dy, et Une nuit à l’Opéra des frères Marx. Le virus cinématogra-
phique était entré en moi.
Voulant plus tard exprimer ma gratitude à l’égard du metteur en
scène des Justiciers du Far West, William Witney (le coréalisateur
John English était mort), je décidai le programmateur de la Cinéma-
thèque à organiser une rétrospective de son œuvre. Witney vint à
Paris, plus étonné que flatté par un tel hommage. Hélas ! on ne put
trouver en France ni aux États-Unis une copie des Justiciers du Far
West. Comme je m’excusais auprès de Witney d’une telle carence, il
m’avoua… qu’il ne se souvenait plus d’avoir tourné ce film !
À Albi, on voyait jusqu’en novembre 1942 tous les films améri-
cains et surtout des westerns : Jesse James, The Plainsman, Pacific
Express, Dodge City qui m’ont profondément marqué. Puis, après
1942, le western céda la place aux films italiens de cape et d’épée.
J’y étais préparé par deux œuvres qui m’avaient impressionné : Le
Capitaine Fracasse de Gance, d’après Théophile Gautier, et Le Bri-

165
gand gentilhomme d’Émile Couzinet, inspiré du roman de Dumas El
Salteador. Parmi les films italiens dont je garde un souvenir précis :
Une aventure de Salvator Rosa d’Alessandro Blasetti. Le célèbre ar-
tiste peignait le jour ses paysages tourmentés et, la nuit, se transfor-
mait en justicier masqué. C’est le premier peintre que j’aie connu car
je me suis précipité aussitôt sur les dictionnaires pour en savoir plus.
Évidemment, tout était sorti de l’imagination du scénariste, mais le
peintre n’en avait pas moins connu, comme le Caravage, un destin
mouvementé. Je n’ai plus cessé d’être fasciné par ses tableaux.
Il y eut aussi Capitaine Tempête de Corrado D’Errico. Dans la cour
de l’école Rochegude, à Albi, on ferraillait dur avec des épées de
bois.
Mon intérêt pour le cinéma a faibli à mesure que je grandissais. Le
livre finit par l’emporter. Je lisais beaucoup et dédaignais les salles
obscures. Tout a changé en classe de philosophie. J’ai été présenté
au Concours général d’histoire. En révisant le manuel de Lucien Ge-
net, qui faisait alors autorité, j’ai découvert dans les dernières pages
que le cinéma (au moins jusqu’en 1939) faisait partie du programme.
Si je connaissais Chaplin, j’ignorais tout de Jean Renoir et de René
Clair, de La Kermesse héroïque et du Quai des brumes.
Craignant un sujet sur le septième art, j’ai compilé l’Histoire du ci-
néma de Maurice Bardèche et Robert Brasillach67 à laquelle ren-
voyait Genet. Le sujet qui sortit fut « La France de M. Fallières ». Il
fallait avoir lu un bouquin de Jacques Chastenet sur ce sujet. Je n’ai
pas eu de prix, à la déception de mon professeur. Mais le souvenir
des titres de films que citait Genet, Scarface ou À nous la liberté, ne
cessait de me hanter. Où les voir ? Au début des années 1950, il y
avait bien des ciné-clubs, mais pas toujours d’accès facile et les
commentaires y occupaient plus de temps que les projections. L’en-
quête me conduisit à la Cinémathèque française de l’avenue de
Messine. C’est ainsi que je devins cinéphile.
— Quand avez-vous compris que le cinéma était un art, au même
titre que la peinture ou la sculpture ?
— C’est Citizen Kane d’Orson Welles qui m’a révélé l’écriture ci-
nématographique : le montage d’abord, les mouvements de caméra
ensuite et le son enfin. C’est le film qu’il faut montrer pour faire com-

166
prendre le travail du metteur en scène et des techniciens, alors que,
pour le public, tout se ramène aux acteurs.
Dans l’enseignement secondaire, on n’apprenait pas à « lire » un
tableau : Bosch, Bruegel, Vélasquez, La Tour, Goya étaient repro-
duits en noir et blanc et au format timbre-poste. Il en était de même,
avant Welles, pour les histoires du cinéma : on ne savait pas « lire »
un film. Et pourtant, il y avait eu de grands metteurs en scène qui
« composaient » des images, tels Eisenstein ou Gance.
— Aimer le cinéma et être un cinéphile, malgré l’étymologie, ce
n’est pas tout à fait la même chose. Comment faites-vous pour
connaître les centaines de films figurant dans votre Dictionnaire, ré-
gulièrement mis à jour avec les productions d’aujourd’hui ? Combien
d’heures font vos journées, combien de jours vos semaines ?
— Je n’ai évidemment pas vu tous les films analysés dans le
Guide des films. Plusieurs collaborateurs ont signé leurs notices.
Pour certains films devenus invisibles depuis des décennies, il m’a
fallu faire des recherches. Le cinéphile, comme l’historien, est un dé-
tective qui doit retrouver des copies d’œuvres oubliées pour les vi-
sionner. Les cinémathèques n’ont pas tout conservé et les produc-
teurs ont souvent détruit leurs stocks, surtout lors du passage du
muet au parlant. Les films étaient alors sur des supports inflam-
mables. Il faut s’adresser aux collectionneurs, aux marchands d’oc-
casion, aux adresses les plus inattendues. À défaut, j’ai fait appel
aux critiques de l’époque, ou bien je suis resté vague. Pour de mau-
vais films disparus, comme La Fille de Frankenstein, une pirouette
suffit : « Drame de l’enfance malheureuse. » À la lecture de cette
plaisanterie, le lecteur aura compris qu’il s’agit d’un film mineur qui
n’appelle pas de commentaires métaphysiques.
Aujourd’hui, ce type de travail est plus facile grâce à Internet, aux
DVD et aux chaînes de télévision. Il n’est plus nécessaire d’aller vi-
sionner des films dans les cinémathèques de Londres, Lausanne ou
Bruxelles. Moi qui suis peu voyageur, j’ai fait de nombreux déplace-
ments à mes frais pour voir un film rare que l’on trouve aujourd’hui
en DVD pour 12 euros.
— On comprend votre attachement à la Cinémathèque. Quel y fut
votre rôle ?

167
— Je suis en effet un enfant de la Cinémathèque. Je l’ai décou-
verte avenue de Messine, lorsque j’ai voulu voir les films que men-
tionnait Lucien Genet dans son manuel. C’était une petite salle avec
quelques fauteuils et une banquette. Un vieux monsieur déchirait les
billets à l’entrée. J’ai appris plus tard que c’était Léon Mathot, un
vieux réalisateur qui avait connu son heure de gloire sous l’Occupa-
tion avec Cartacalha, reine des gitans. La programmation était fan-
taisiste : le film annoncé était remplacé à la dernière minute. Pas de
sous-titres, des bobines inversées ou manquantes…
La Cinémathèque a rejoint ensuite le musée d’Art moderne, à la
faveur d’une exposition, avant d’organiser des projections au Musée
pédagogique de la rue d’Ulm : trois films par jour et des rétrospec-
tives en présence des réalisateurs. J’y ai vu Robert Aldrich, Gene
Kelly qui esquissa quelques pas de danse sur la scène, Josef von
Sternberg et surtout Buster Keaton en 1962. On l’attendait par une
porte, il entra par une autre ; on lui tendit un micro, il le transforma
en rasoir électrique, multipliant les gags devant un public enthou-
siaste. Ce fut une révélation : des films comme Fiancées en folie, Ma
vache et moi, Sherlock Junior avaient disparu des écrans depuis
l’avènement du parlant et Chaplin avait complètement occulté son
œuvre. En 1962, un génie était enfin reconnu et c’était à la Cinéma-
thèque. Le soir de la projection de Ma vache et moi, je l’ai vu pleurer
tandis qu’il était ovationné. Toutes les séances durent être doublées
en raison de l’affluence.
J’ai sous les yeux, l’ayant précieusement gardé, le programme de
la rétrospective Vingt-cinq Ans de cinéma, pour le vingtième anniver-
saire de la Cinémathèque, du 1er octobre 1956 au 31 mars 1957.
Henri Langlois rappelait que la Cinémathèque avait débuté en oc-
tobre 1936 dans une petite salle des ChampsÉlysées, disparue à la
fin des années 1940. Tout était parti d’un constat : « Comme celle de
la haute couture, écrivait Langlois, l’industrie cinématographique ne
peut subsister que dans un renouvellement perpétuel, souvent fac-
tice, parfois arbitraire, destiné à démoder artificiellement ses produits
afin d’assainir le marché. » Il évoquait la disparition des films muets
des écrans et l’effort du Cercle du cinéma, fondé en 1935, pour les
projeter à nouveau dans un but esthétique et historique. Telle était la
mission – exaltante – de la Cinémathèque : sauver, conserver et pro-

168
jeter les films anciens. C’était déjà trop tard pour Le Roi du cirque de
Max Linder, La Terre qui flambe de Friedrich W. Murnau, Le Masque
aux dents blanches de Louis Gasnier ou Le Calvaire de Lena X de
Sternberg.
Ironie : parmi les films que j’ai vus lors de cette rétrospective ont
disparu Mariage de prince d’Erich von Stroheim, qui a péri dans un
incendie de la Cinémathèque et, semble-t-il, Les Mystères de New
York et 93.
Par la suite, tout en conservant la salle de la rue d’Ulm, la Ciné-
mathèque s’installa au palais de Chaillot. Ce fut l’âge d’or : trois films
rue d’Ulm, trois films au palais de Chaillot. Avec quelle impatience
on attendait les programmes ronéotypés sur deux faces – car on
ignorait les richesses de la Cinémathèque, aucune liste des dépôts
n’ayant été établie. J’ai montré ces fameux programmes dans le film
de Jacques Richard, Le Fantôme d’Henri Langlois. Rétrospectives
presque complètes, films rares… le bonheur !
Puis, à mon grand regret car je n’habitais pas loin, la salle de la
rue d’Ulm ferma, remplacée un temps par une salle de cinéma près
du Rex. Enfin, la Cinémathèque déménagea à Bercy dans un vaste
immeuble abritant une bibliothèque, une librairie, un restaurant et
plusieurs salles. Désormais, tout film étranger est sous-titré et les
changements de programme demeurent exceptionnels. Le public est
plus nombreux.
Le temps est loin où, rue d’Ulm, les spectateurs chahutaient la
projection d’un film japonais sans sous-titre et où Marie Meerson,
l’égérie de Langlois, faisait rallumer les lumières et engueulait l’as-
sistance : « Bande de cons, vous admirez la Vénus de Milo sans ses
bras, vous pouvez admirer ce film sans sous-titre ! »
— Avec vos connaissances encyclopédiques, vous ayez été appe-
lé à siéger au conseil d’administration de la Cinémathèque. Com-
ment entre-t-on dans ce cercle très fermé ?
— J’ai en effet été élu, à la fin des années 1970, au conseil d’ad-
ministration de la Cinémathèque où j’ai siégé pendant une quinzaine
d’années. En faisaient partie des producteurs, des réalisateurs
comme Jean-Charles Tacchella, Costa-Gavras, Alain Corneau,
Jean-Paul Rappeneau, Jean Dréville, des scénaristes à l’image de
Jean-Claude Carrière, des techniciens et des critiques dont Patrick

169
Brion, Bernard Eisenschitz, Lotte Eisner ou Philippe d’Hugues. Le
conseil d’administration a pris, après la mort de Langlois, une impor-
tance considérable dans la vie de la Cinémathèque, même si le vrai
pouvoir était réservé à un directeur général ayant autorité sur le per-
sonnel. Les membres du conseil étaient élus par l’assemblée des
déposants (producteurs, acteurs, collectionneurs…) à jour de la coti-
sation. Car la plupart des collections de la Cinémathèque venaient
de dépôts.
Il y avait alors deux grands électeurs : Claude Berri, comme réali-
sateur, et surtout Anatole Dauman. Sa société, Argos, avait produit
Alexandre Astruc, Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Walerian Bo-
rowczyk, Chris Marker, Le Tambour de Volker Schlöndorff et L’Em-
pire des sens de Nagisa Oshima. Beaucoup de réalisateurs en-
voyaient leurs pouvoirs à Berri et Dauman. Ces deux producteurs
faisaient donc les élections au cours d’une assemblée annuelle où
les débats étaient fort animés. Il y avait des stars – Michel Arnold,
Noël Simsolo, Maria Koleva… – qui terrorisaient la direction.
C’est à Anatole Dauman que je dois d’être entré au conseil. Mon
ami, le critique Jean Domarchi, m’avait invité à dîner chez Pierre, au
Palais-Royal, avec Dauman. Celui-ci était d’une humeur exécrable.
Au moment où nous allions, à la fin d’un repas plutôt morose, traver-
ser la place devant la Comédie-Française pour rejoindre un taxi ou
une voiture, une motocycliste s’arrêta devant nous, belle autant
qu’on pouvait le deviner, une chevelure blonde s’échappant de son
casque. Elle m’interpella : « Vous êtes bien Jean Tulard, l’histo-
rien ? » Interloqué, je n’osai démentir, mais l’inquiétude me saisit. Il y
avait eu des attentats terroristes. Allait-elle m’abattre ? Non. « Je
vous admire beaucoup », me dit-elle et elle repartit dans un bruit de
moto. Avait-elle été mon élève en Sorbonne ? M’avait-elle vu à la té-
lévision ? En tout cas, Dauman fut subjugué. Il l’appela : « Qui êtes-
vous ? » Mais elle avait disparu. Son regard changea sur moi. Me
vit-il en une sorte de Casanova de la Sorbonne, ce que j’étais loin
d’être ? Le lendemain, il me demanda si je voulais être candidat au
conseil d’administration de la Cinémathèque. J’en fus ravi. Je dépo-
sai à la Cinémathèque, pour être en règle, quelques films de 16 mm
que je possédais comme collectionneur, dont Kiss the Blood off my

170
Hands de Norman Foster et, à l’assemblée suivante, je fus élu en
bon rang.
— Une fois élu, en quoi consistaient vos fonctions ?
— À vrai dire, mon rôle fut limité. Sous Michel Guy, j’ai influencé la
programmation et favorisé le retour aux films américains écartés
pour des raisons absurdes. Par la suite, je fus souvent dépassé. Un
débat agitait le conseil, qui laissait indifférents les spectateurs : fal-
lait-il modifier ou déménager le musée qu’Henri Langlois avait instal-
lé au palais de Chaillot ? Depuis la tentative manquée de Malraux
d’évincer Langlois de sa cinémathèque, ce dernier, après sa mort,
était devenu une sorte de dieu. Une partie du conseil s’opposait à
toute modification, même sous la forme d’une modernisation.
Je n’avais connu Henri Langlois que comme habitué de la Ciné-
mathèque, m’étant autorisé à l’interroger deux fois, alors qu’il s’était
mêlé au public, sur les futurs programmes. Mais je n’avais jamais
travaillé avec lui, comme Noël Simsolo ou Jacques Richard. Ce qui
m’importait, c’était de voir des films, beaucoup de films et surtout
des films rares. À la demande de Dauman, je soutins les « conserva-
teurs ». La bataille dura des années et le débat ne fut tranché que
par le déménagement à Bercy.
J’ai gardé beaucoup de papiers : procès-verbaux, programmes,
pétitions, lettres diverses, mais je n’écrirai pas une histoire de la Ci-
némathèque. Cela a été fait de l’extérieur, même si le regard ne fut
pas toujours neutre.
— À votre avis, l’État joue-t-il son rôle en France à l’égard du ciné-
ma ? Si l’on veut que le cinéma reste un art, et non une industrie ne
produisant que des films commerciaux rentables, il faut bien des
aides. Mais qui doit les attribuer et sur quels critères ?
— J’ai appartenu à la Commission d’avances sur recettes du ciné-
ma. Elle aidait et elle aide toujours les projets de films qui, sans elle,
ne trouveraient pas de producteurs. Elle est alimentée par un droit
prélevé sur les entrées et ne coûte donc rien, en principe, aux contri-
buables.
Lors de mon bref passage – nommé par Michel Guy, je fus évincé
par Françoise Giroud, sans motif et avec une superbe faute d’ortho-
graphe –, j’ai siégé sous la présidence d’Armand Panigel. Y sié-
geaient Gilles Jacob, Michel Fano et Olivier Barrot. Les membres

171
étaient payés sous la forme de places de cinéma. On visionnait des
films déjà tournés mais qui n’avaient pas trouvé de distributeurs, ou
des fragments de films inachevés. On lisait surtout des scénarios.
Beaucoup étaient incompréhensibles ou incohérents. Je me sou-
viens d’un projet qui contait l’histoire d’un paysan qui, venant d’en-
terrer son épouse, regardait le soir une émission de télévision sur la
métempsycose. À quelque temps de là, il se rendait à la foire et
apercevait une vache qui ressemblait à la défunte. Il l’achetait et se
comportait avec elle comme si elle était son épouse réincarnée. Il
devenait la risée de ses voisins. Ceux-ci lui faisaient une mauvaise
farce. Un soir, en rentrant des champs, il découvrait son épouse
dans les bras (si l’on peut dire) d’un taureau. Il prenait son fusil et
abattait les deux amants. Un des membres de la Commission défen-
dit le projet en soulignant que les films sur le monde rural étaient
rares. Le rapport était au second degré, mais il eut un tel succès
qu’une subvention fut votée et que le projet devint, avec des modifi-
cations, Tendrement vache68.
Un cinéaste m’a beaucoup intrigué : Jean-Claude Biette. Je ne
comprenais rien à ses scénarios et, sur l’écran, c’était pire. Certains
de mes collègues ne juraient que par lui. Pourtant, comment ne pas
préférer à ces œuvres ésotériques une bonne série B américaine ?
— Fréquentez-vous les festivals ? Que pensez-vous des plus cé-
lèbres d’entre eux : Cannes, Venise, Deauville… Grand-messes
nombrilistes ou vraies rencontres de cinéphiles ?
— Je ne fréquente pas les festivals, n’y ayant jamais été invité.
Normal, puisque je n’appartiens pas au milieu cinématographique.
C’est ce qui assure mon indépendance dans ce domaine. J’ai com-
menté plusieurs fois le palmarès du Festival de Cannes. Le jury a
tendance à récompenser des œuvres austères d’un ennui mortel et
à passer sous silence des réalisateurs importants. Invité un peu
avant sa mort à Cannes, Bergman refusa de s’y rendre. Il y avait
souvent été maltraité, notamment pour Le Septième Sceau, une
œuvre majeure du septième art qui n’eut qu’un accessit. Orson
Welles dut partager la récompense suprême, son Othello finissant
ex-aequo avec un médiocre film néoréaliste. À dire vrai, le festival
n’a pas d’unité : tous les genres sont mélangés dans une même
compétition. Comment un film grave et ambitieux ne l’emporterait-il

172
pas sur une comédie aimable et décontractée qui se garde de faire
« penser » ?
Cannes est une belle ville que j’adore, mais son festival vaut sur-
tout pour le marché aux films : des œuvres en vrac qui ne trouvent
pas de producteurs, petits thrillers et surtout films fantastiques. C’est
bien meilleur que sur l’écran du festival. Au demeurant, les films sé-
lectionnés passent souvent au même moment à Paris : pourquoi se
déranger ?
Venise et plus encore Berlin ont tendance à couronner des
œuvres engagées. L’intention est louable, mais c’est ainsi que l’on
vide les salles. J’ai l’impression, en voyant le palmarès de ces festi-
vals, que je siège encore à l’avance sur recettes. En revanche, Avo-
riaz et Cognac, l’un dans le fantastique, l’autre dans le polar, ont per-
mis jadis l’émergence de « nanars » inventifs et surprenants.
Bastia propose un passionnant festival de films italiens inédits en
France. Sans parler de festivals à thème comme celui de Pessac ou
celui de la faculté de droit de La Rochelle, où un sujet juridique est
illustré par des films. Ainsi, pour le contrat de travail, ai-je présenté
en 2009 le « contrat » du tueur, illustré entre autres par Robert Siod-
mak dans Les Tueurs. Pas de tapis rouge, pas de stars se dissimu-
lant derrière des lunettes noires, pas de badauds… mais du cinéma !

173
19

L’avis du cinéphile
Abel Gance. – Le cinéma de Vichy. – Hollywood des années 1950. –
La série B. – L’archéologie du cinéma. – Les acteurs. – Les seconds
rôles. – L’art du dialogue.

YVES BRULEY : Dans votre vie de cinéphile, vous avez rencontré


de nombreux réalisateurs. Quels sont ceux qui vous ont le plus mar-
qué et le plus appris sur ce qu’est le cinéma ?

JEAN TULARD : À la Cinémathèque ou sur des plateaux de télévi-


sion, j’ai rencontré plusieurs réalisateurs français ou étrangers. Le
premier et le plus prestigieux fut Abel Gance, en 1966. Il traversait
une passe difficile, ses derniers films avaient été des échecs : La
Tour de Nesle et surtout Cyrano et d’Artagnan, en vers, qui, malgré
la caution de François Truffaut, n’avait pas attiré les foules. « Rin-
gard », disait-on. C’était profondément injuste. Gance a toujours été
un novateur. Il avait inventé la distorsion de l’image dans La Folie du
docteur Tube et le grand écran pour son Napoléon (en réalité, trois
écrans normaux). Dans J’accuse, il découpe certaines scènes en
une infinité d’images. Par la suite, il invente le pictographe qui réduit
les frais de décor et l’applique dans Le Capitaine Fracasse.
Jean Chérasse lui proposa de tourner un téléfilm intitulé Valmy
pour la série « Présence du passé », dont il était le principal produc-
teur. Il me demanda d’être son conseiller historique, ce que je m’em-
pressai d’accepter. J’invitai chez moi Abel Gance devant un parterre

174
d’amis, dont ma future épouse. Ce fut une soirée mémorable. Il évo-
qua ce qui devait être son chef-d’œuvre : un Christophe Colomb qu’il
mima devant nous, expliquant les innovations techniques qu’il avait
en tête et qui devaient réduire le coût de cette superproduction. Rê-
veur ? Mégalomane ? Je ne sais, mais il avait une telle force de per-
suasion que l’auditoire était fasciné, comme si les images du film dé-
filaient devant nous. On voyait son Christophe Colomb : il reçut une
belle ovation.
Je le revois, pleurant d’émotion en descendant l’escalier. Il venait
de me dédicacer un livre inspiré de son Napoléon avec cette
phrase : « À Jean Tulard. Je ne conserve pas beaucoup d’amis,
mais je suis certain de conserver celui-là. Affectueusement. 3 dé-
cembre 1966. » J’ai aussi quelques lettres de lui : il écrivait à l’encre
bleue sur du papier blanc et signait en rouge !
Déjà âgé, il eut beaucoup de mal à diriger Valmy. C’est Jean Ché-
rasse, au demeurant excellent réalisateur, qui acheva le téléfilm.
— De Valmy, passons à Austerlitz.
— Pour honorer la mémoire de Gance, j’ai participé à l’élaboration
du bonus de l’édition en DVD d’Austerlitz. Si la première partie est
un défilé de vedettes dans des scènes convenues, sauf l’émouvante
évocation du sacre, la reconstitution de la bataille elle-même, bien
que tournée dans des conditions déplorables en Yougoslavie, reste
admirable de clarté et de rigueur. Bien sûr, la scène finale où Napo-
léon fait jouer La Marseillaise est inventée. Mais comment choque-
rait-elle ? Elle renvoie à la naissance de notre hymne national au
club des Cordeliers dans le Napoléon de 1927.
J’ai travaillé aussi avec Francis Girod : vous trouverez dans le
DVD de son Lacenaire une longue évocation par mes soins du bou-
levard du Crime sous la monarchie de Juillet. Moins lyrique que
Gance, il était très perfectionniste dans ses reconstitutions histo-
riques. Il fut élu à l’Académie des beaux-arts.
Lorsque j’étais au conseil d’administration de la Cinémathèque, j’ai
rencontré Orson Welles et Clint Eastwood, impressionnants… et pas
seulement physiquement ! J’ai présenté William Witney, Mervyn Le-
Roy et Robert Dhéry à l’occasion de rétrospectives de leurs œuvres.
Et j’ai croisé, sous la Coupole, Pierre Schoendoerffer, grand cinéaste
mais aussi magnifique romancier.

175
— Vous admirez particulièrement le cinéma des années 1940 et
1950, tant américain que français. Comment expliquez-vous cette
concentration de chefs-d’œuvre et de génies à une certaine période
de l’histoire du cinéma ?
— Est-ce parce que j’ai découvert le cinéma dit « de Vichy » lors
de mes débuts de cinéphile en culottes courtes ? Je revois sans me
lasser Le Dernier des six, L’assassin habite au 21, Les Inconnus
dans la maison, Le Capitaine Fracasse… Certes, il n’y a pas que
des chefs-d’œuvre dans les deux cent vingt-deux films recensés par
Jacques Siclier et Philippe d’Hugues dans des livres devenus clas-
siques, tournés entre L’An 40, dont le premier tour de manivelle fut
donné le 21 octobre 1940, et Le Dernier Sou, commencé le 16 dé-
cembre 1943. Certains sortirent après la Libération, comme Les En-
fants du paradis, La Cage aux rossignols ou Les Dames du bois de
Boulogne.
On a l’impression, à regarder les dates des tournages, que les
événements n’avaient aucune prise sur le septième art. L’attentisme
a joué. Et il y avait une censure allemande, sans oublier la censure
française, qui obligeaient, si l’on voulait « résister », à quelque subti-
lité. Ainsi, dans Vautrin69, le destin de cet ancien bagnard qui de-
vient chef de la police judiciaire sous la monarchie de Juillet renvoie
à Henri Lafont, ancien gangster, devenu le chef de la Gestapo de la
rue Lauriston.
Célèbre est la scène de la lampe dans Le Corbeau de Clouzot. Je
l’ai évoquée dans un précédent entretien 70. Elle va si loin que je me
demande parfois s’il y avait vraiment une allusion volontaire à la si-
tuation politique ou une simple considération sur le bien et le mal,
d’autant que le scénario aurait été écrit avant la guerre. Mais com-
ment la force de cette scène a-t-elle pu échapper aux spectateurs de
1943 ?
Beaucoup de films de cette époque sont si ambigus qu’ils sus-
citent des interprétations divergentes. Ainsi Nous les gosses de
Louis Daquin, sorti en 1941. On apprendra seulement à la Libération
que Daquin était un militant clandestin du Parti communiste.
Jacques Siclier, dans La France de Pétain et son cinéma, voit Nous
les gosses comme une œuvre fortement imprégnée par l’idéologie

176
du Front populaire : banlieue ouvrière, gosses de la communale, pa-
rents prolétaires. Jean-Pierre Bertin-Maghit, historien du cinéma de
Vichy, va plus loin et croit pouvoir écrire que le film de Daquin est
« marqué par un esprit de solidarité qui symbolise la Résistance. Les
gosses laissent de côté leur rivalité de bandes pour s’unir et lutter
contre l’ennemi commun. » Peut-être cette interprétation paraîtra-t-
elle excessive dans le contexte de l’année 1941. En revanche, Phi-
lippe d’Hugues cite dans Les Écrans de la guerre71 une lettre du se-
crétaire général de la Jeunesse, Georges Lamirand, au président de
Pathé, producteur du film : « Cette réalisation ouvre pour le cinéma
une voie nouvelle pour le plus grand profit de la jeunesse et de
l’œuvre à laquelle le maréchal Pétain nous a tous conviés. » Com-
ment s’y reconnaître ?
L’époque a compté un nombre élevé d’adaptations de grands clas-
siques de la littérature française : sept pour Balzac (La Duchesse de
Langeais, La Fausse Maîtresse, Le Colonel Chabert, Vautrin, Un
seul amour, La Rabouilleuse et Le Père Goriot), deux pour Dumas
(Le Comte de Monte-Cristo et Le Brigand gentilhomme), deux pour
Daudet (Froment jeune et Risler aîné, L’Arlésienne), une pour Gau-
tier, Sue, Maupassant, Zola… Je pose la question : n’était-ce pas un
acte de résistance que d’exalter notre littérature face aux Alle-
mands ? Goebbels avait mal pris la sortie de La Symphonie fantas-
tique de Christian-Jaque, qui racontait la vie de Berlioz. Il y voyait
une manifestation du chauvinisme français. Et ce n’était pas faux :
toutes les gloires de la France y défilaient : Hugo, Delacroix, Du-
mas… C’était affirmer la pérennité de la culture française face à l’oc-
cupant.
En tout cas, les écoliers dont j’étais s’instruisaient beaucoup,
même si leur préférence allait aux films policiers. Ce n’est que plus
tard que j’ai découvert le courant fantastique (La Main du diable, Le
Loup des Malveneurs, L’homme qui vendit son âme), qui offrait un
autre mode d’évasion que la nostalgie des temps romantiques.
Si les films de l’Occupation n’ont pas vieilli, c’est qu’ils se voulaient
avant tout de purs divertissements. Pas d’allusions aux problèmes
de l’époque, à l’exception du retour à la terre, transposition du mes-
sage pétainiste (« la terre ne ment pas ») dans des œuvres un peu
ennuyeuses (Après l’orage ou Jeannou).

177
Aucune trace de l’idéologie nazie, même dans les films produits
par la Continental, firme aux mains des Allemands. Des acteurs ma-
gnifiques jusque dans les seconds rôles, des reconstitutions soi-
gnées (est-il plus belle évocation du boulevard du Crime que dans
Les Enfants du paradis ?), des dialogues étincelants (« Tiens la bou-
gie bien droite » de Saturnin Fabre à Bernard Blier dans Marie-Mar-
tine)… Que demander de plus ? Cet état de grâce, si l’on peut dire,
dura jusqu’au début des années 1950, preuve qu’il n’était pas lié à
un régime politique : Quai des Orfèvres, L’Auberge rouge se rat-
tachent à ce courant.
Après 1950, les grands réalisateurs Marcel Carné, Henri-Georges
Clouzot, Claude Autant-Lara semblent avoir perdu leur originalité.
De retour en France, Jean Renoir, Julien Duvivier et René Clair
s’épuisent rapidement. De là la réaction de la Nouvelle Vague et un
océan de médiocrités.
— Et en Amérique ?
— À Hollywood, les années 1940 et surtout 1950 sont marquées
par l’apogée de réalisateurs qui avaient commencé au temps du
muet et dont la carrière s’achève au milieu des années 1960. John
Ford, Howard Hawks, Raoul Walsh, Cecil B. DeMille, Michael Curtiz,
King Vidor, William Wellman, Henry Hathaway, Allan Dwan, Tay Gar-
nett, Rouben Mamoulian… Ils ont brillé dans tous les genres. Ajou-
tons Alfred Hitchcock, Fritz Lang et Josef von Sternberg, qui oc-
cupent une place à part mais ont su se glisser dans le moule holly-
woodien. Et la relève est déjà assurée : John Huston, Robert Aldrich,
Nicholas Ray… De ces réalisateurs, j’ai vu tous les films (sauf ceux
de Ford, Walsh ou Hawks, qui ont été détruits à l’avènement du par-
lant). Ces grands cinéastes m’ont rarement déçu.
Mais c’est à la série B, ces westerns et ces thrillers à petit budget,
que va ma tendresse. Budd Boetticher, Gordon Douglas, Jacques
Tourneur, Anthony Mann à ses débuts, Joseph Pevney, Samuel Ful-
ler, André De Toth, Harry Keller, Edward Ludwig, Phil Karlson, Nor-
man Foster… C’est la grande époque des « petits maîtres » : ils
savent conduire une intrigue, évoquer une ville la nuit, le désert de la
Vallée de la mort ou une mer sillonnée de pirates ; ils savent aussi
diriger ces merveilleux acteurs que sont un Richard Boone, un Dan
Duryea, un Arthur Kennedy, pas tout à fait des stars mais qui les

178
valent bien, ainsi que ces troisièmes couteaux : Jack Elam, Jack
Lambert, George Macready, Ray Teal, Neville Brand et bien sûr Lee
Van Cleef, qui deviendra une vedette.
Oui, il y a eu un grand moment dans l’histoire du cinéma, une
sorte d’apogée, une époque dont je ne me lasse pas de voir et revoir
les œuvres.
— Vos dictionnaires vous permettent aussi de sortir de l’oubli ou
du mépris des réalisateurs peu connus, mais à qui vous trouvez un
immense talent. Quelles découvertes, redécouvertes ou réhabilita-
tions vous ont le plus donné de satisfaction ?
— La sortie de mon dictionnaire des réalisateurs, en 1982, n’a
suscité aucun compte rendu dans les médias. Seules quelques pe-
tites revues, celles qu’on appelle des fanzines, l’ont saluée avec en-
thousiasme. Je faisais entrer dans ce dictionnaire, à côté des « va-
leurs sûres » – Griffith, Renoir, Rossellini, Murnau… – les réalisa-
teurs de série Z, du cinéma bis : Jesús Franco, par exemple, qui sut
habilement mêler dans sa filmographie l’horreur et la pornographie.
Les spécialistes du péplum (Giorgio Ferroni, Gianfranco Parolini,
Duccio…) qui ont également tourné des westerns-spaghettis, cô-
toyaient la comédie italienne (Les Nouveaux Monstres), les maîtres
américains du dessin animé (Tex Avery, Freleng et la série de Syl-
vestre et Tweetie Pie, Chuck Jones et son Coyotte poursuivant en
vain un oiseau Supersonique).
Certes, il y avait des inexactitudes et je n’avais pas tout vu, mais
c’était la première fois que l’on donnait aux réalisateurs d’un cinéma
populaire, dans un dictionnaire qui se voulait sérieux, signé par un
universitaire, une place aussi grande que celle accordée traditionnel-
lement à René Clair, Alain Resnais ou Robert Bresson. Quel autre
ouvrage proposait alors une filmographie de Victor Halperin (White
Zombie), John Sherwood (La créature est parmi nous), Kurt Neu-
mann (La Mouche noire), Ray Enright… ?
Outre Laurel et Hardy, Buster Keaton et Harold Lloyd, je rappelais
l’existence des « petits » burlesques – Larry Semon, Clyde Cook,
Charley Chase… –, auteurs et acteurs d’extraordinaires courts-mé-
trages d’une constante drôlerie. Bien sûr, je n’étais pas le seul à les
connaître, mais j’ai utilisé mon autorité sorbonnarde pour attirer l’at-
tention sur eux.

179
— Un cinéphile historien devient ainsi une sorte d’archéologue du
cinéma…
— Archéologue et détective. Mais j’ai bénéficié du travail des
conservateurs de cinémathèques. J’ai rendu hommage à Jacques
Ledoux et à Denis Marion à Bruxelles, à Freddy Buache et à Hervé
Dumont à Lausanne, à Éric Le Roy aux Archives du film (je fus du
jury de sa thèse) : ils ont non seulement recueilli mais inventorié des
masses de bobines que l’historien n’a plus qu’à venir visionner.
— Parmi les réalisateurs les plus marquants se trouvent nombre
d’anciens acteurs ayant décidé, à un moment, de passer de l’autre
côté de la caméra. Aujourd’hui, c’est le cas de Clint Eastwood, par
exemple. Est-ce une tradition ancienne ? Est-ce une bonne tradi-
tion ?
— Chaplin et dans une certaine mesure Keaton ont d’emblée
confirmé qu’un magnifique comédien peut être aussi un excellent
réalisateur, surtout s’il se met en scène lui-même. Le cas reste ex-
ceptionnel dans les années 1940 et 1950, mais John Wayne devient
réalisateur en 1960 avec Alamo (aidé, semble-t-il, par Ford) et
d’autres vont suivre comme Kirk Douglas (Scalawag en 1973), Burt
Lancaster (The Kentuckian en 1955, puis The Midnight Man en
1973), Jack Nicholson (Drive He Said en 1970), etc. Aujourd’hui, ce-
la paraît faire partie du standing d’un acteur, mais George Clooney
ne vaut pas Eastwood.
— Nous voici du côté des acteurs, les grandes stars comme les fi-
gurants. Je me rappelle une interview donnée par le chanteur Re-
naud à la sortie du film Germinal où il jouait Lantier. Un journaliste lui
demande : « Alors, c’est votre premier film ? » Renaud répond :
« Non, c’est le dernier. » Être acteur de cinéma, est-ce l’affaire des
seuls professionnels ?
— Je le pense. Robert Bresson avait ouvert la voie aux non-pro-
fessionnels, répudiant ses premiers films pourtant admirables. Mais
comment entrer dans ses œuvres ultérieures, où les interprètes
ânonnent sans conviction un texte austère dans une mise en scène
dépouillée ? Que pèse la Jeanne d’Arc de Florence Carrez à côté de
celle de Maria Falconetti ? Et que dire du nouveau réalisme qu’imita
la Nouvelle Vague, prenant à l’origine des acteurs dans la rue pour
les faire parler comme dans le métro ? Ce pseudo-naturel, cette dic-

180
tion incompréhensible, ce vocabulaire vite démodé ont fait sombrer
certains films que je n’aurai pas la cruauté de citer. Chabrol a été le
premier à le comprendre.
En revanche, un film comme L’Habit vert vaut non par sa mise en
scène, mais par la façon dont des acteurs venus du théâtre le
jouent : André Lefaur, prodigieux duc de Maulévrier, Pierre Larquey,
secrétaire de l’Académie française, Jules Berry, le parasite Parme-
line, Elvire Popesco, la duchesse, sans oublier l’extraordinaire
Charles Lamy en doyen des cinq académies. Tous sont au service
de leur texte. Et quelle efficacité dans le comique ! Imaginez-vous un
western joué par des non-professionnels ? Certes, il y en eut un in-
terprété par des nains, mais il s’agissait d’une parodie très réussie.
Lee Marvin est inégalable.
— À l’opposé, certains grands acteurs enchaînent les films, jouent
des dizaines de rôles : on les voit incarner successivement des per-
sonnages très différents, mais ils ont eux-mêmes une telle person-
nalité que, bien souvent, le spectateur ne voit plus le personnage : il
ne voit que l’acteur. Les acteurs ne sont-ils pas assez nombreux ?
— Ils sont trop nombreux, hélas ! et mal utilisés, malgré les pro-
fessionnels du casting. Ce n’est pas le talent qui compte, mais le
nombre d’entrées que fera le film. J’aime beaucoup Gérard Depar-
dieu, dont la gentillesse sur le plateau de Pivot m’avait séduit. Mais
je suis effrayé par sa boulimie de rôles : Vatel, Vidocq, Rodin, Por-
thos, Obélix, Boudu, Cyrano, Colomb, Danton… Il a un immense ta-
lent, mais il est vrai qu’on finit par ne voir que lui. C’est un peu
comme Pierre Fresnay, qui était à la suite saint Vincent de Paul, Of-
fenbach, M. Fabre et le docteur Schweitzer. On saluait la perfor-
mance, mais on n’entrait pas dans le film. Ce fut aussi le cas de Gé-
rard Philipe, tour à tour Fanfan la Tulipe, Julien Sorel, Modigliani,
Valmont… Un acteur trop connu ne devrait pas interpréter un per-
sonnage historique ou mythique.
— D’un autre côté, certains seconds rôles ont marqué l’histoire du
cinéma. Quels sont vos préférés ?
— Le trio criminel de L’assassin habite au 21 : Jean Tissier, Pierre
Larquey et Noël Roquevert – et les deux premiers avec Saturnin
Fabre, Lucien Baroux, Arletty et Armand Lurville dans Messieurs les
ronds-de-cuir, version Yves Mirande. Olivier Barrot et Raymond Chi-

181
rat ont consacré un joli livre aux « excentriques » du cinéma72. À la
Cinémathèque, chaque fois que l’on voyait apparaître André Alerme,
Pauline Carton, Jeanne Fusier-Gir ou Paul Demange, un murmure
de plaisir parcourait la salle. Alexandre Rignault composait des sil-
houettes de brutes inquiétantes : le maître d’école dans Les Mys-
tères de Paris, Caderousse dans Le Comte de Monte-Cristo ou le
capitaine dans Volpone… Jeune, c’était l’un de mes acteurs préfé-
rés. Je l’avais rencontré car il était un cothurne de mon père.
— Une expression a fait florès depuis quelques années, celle de
« film culte ». Cette notion appartient-elle à votre vocabulaire ?
— Il y a pour le cinéphile des films incontournables, comme Les
Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang.
— En France, certains films ont connu un succès inattendu par
son ampleur et par sa durée : on pense aux Tontons flingueurs.
Comment expliquez-vous la gloire d’Audiard ?
— Le succès des Tontons flingueurs, de Georges Lautner, est ve-
nu des dîners en ville, du bouche à oreille, pas des habitués de la
Cinémathèque ou de la critique. Les cinéphiles ont longtemps boudé
les films de Michel Audiard. Ils préféraient les films américains. Il faut
dire que Comment réussir dans la vie quand on est con est pleurni-
chard n’inspire pas l’enthousiasme. C’est à travers certains polars
qu’on le redécouvre aujourd’hui.
— Quels ont été les grands dialoguistes de l’histoire du cinéma ?
— En tête, évidemment, Sacha Guitry : la mise en scène de ses
films – sauf Le Roman d’un tricheur – ne compte pas. C’est du
théâtre filmé, mais les mots fusent. Je n’en retiens qu’un. Dans Si
Paris nous était conté, un marchand déclare – nous sommes sous le
règne de Louis XIV : « On a de mauvaises nouvelles du roi. » Et le
mendiant : « Ah ! il va mieux ? » Je placerai ensuite Henri Jeanson,
auquel Louis Jouvet et Arletty doivent beaucoup dans Hôtel du Nord.
Et je mettrai ensuite Jean Anouilh, dont on oublie qu’il fut dans les
décennies 1940 et 1950 un bon réalisateur (Le Voyageur sans ba-
gage) et un brillant dialoguiste. Le soin apporté à la vérité historique
est frappant chez lui. Dans Monsieur Vincent, Vincent de Paul, reçu
par Richelieu qui veut en faire un aumônier des galères, le salue du
titre de « Monseigneur ». On est étonné : à un cardinal, on doit dire
« éminence » ou « monsieur le cardinal ». Mais nous sommes en

182
1619 et Richelieu ne sera cardinal qu’en 1622. Un détail qui montre
le sérieux de Jean Anouilh.

183
20

L’Histoire au cinéma
Lumière ou Méliès. – La Révolution au cinéma. – Du péplum au
western. – Henry V. – Les dictateurs et le cinéma. – Un modèle de
film de guerre : Schoendoerffer.

YVES BRULEY : L’histoire au cinéma, c’est un océan… Comment


l’aborder, sinon par une question d’historien : le cinéma peut-il être,
comme la littérature, une source pour la recherche historique ?

JEAN TULARD : Au fameux parallèle Corneille/ Racine, bien


connu des bacheliers de mon temps, Racine peignant les hommes
tels qu’ils sont et Corneille tels qu’ils devraient être, le septième art a
substitué l’opposition Lumière/Méliès. Louis Lumière filme la réalité :
l’entrée d’un train en gare, la sortie d’une usine ; Georges Méliès la
reconstitue en studio avec des acteurs et des décors.
— La préférence de l’historien devient évidente.
— Dans la mesure où le film devient document ou archive, on
comprend aisément que la préférence de l’historien se porte vers Lu-
mière. N’est-il pas le père des « actualités », qui firent longtemps la
première partie des spectacles cinématographiques, avant d’être
emportées par la concurrence du journal télévisé ? Marc Ferro a
montré tout l’intérêt que présentaient ces actualités pour l’histoire du
XXe siècle, et notamment pour celle de la Seconde Guerre mon-
diale.

184
Lumière est aussi le père de ces documentaires qui nous offrent
aussi bien le travail d’un maréchal-ferrant saisi par la caméra de
Georges Rouquier que la vie quotidienne d’un Esquimau filmé par
Robert Flaherty. Des témoignages que l’historien ne peut négliger.
— L’historien doit donc faire appel au cinéma selon Lumière ?
— Mais avec prudence et esprit critique, comme devant le docu-
ment. Le spectateur croit que ce qu’il voit est la réalité, mais l’image
n’est jamais neutre. Elle est volontairement ou involontairement ma-
nipulée. Tout dépend par exemple de la position de la caméra : un
personnage qui parle est écrasé s’il est filmé en plongée, magnifié
en contre-plongée. Le montage des images peut ne pas être inno-
cent.
Enfin, il faut tenir compte des coupures. Avez-vous remarqué que
dans les actualités la mort n’est jamais présentée en direct ? Par
ailleurs, la caméra ne peut être partout. Il arrive qu’il n’y ait pas
d’opérateur pour filmer un moment important.
De plus, Marc Ferro prenait grand soin de donner l’origine des
bandes qu’il passait : comment la propagande n’aurait-elle pas im-
prégné les actualités ? Le Triomphe de la volonté de Leni Riefens-
tahl est un document capital sur le nazisme, mais il vise à l’exaltation
du Führer. De l’autre côté, Pourquoi nous combattons est une ma-
chine de guerre américaine pour justifier l’intervention des États-Unis
dans la Seconde Guerre mondiale.
— Le cinéma de Méliès serait-il plus objectif ?
— Le film historique de fiction n’a de valeur que pédagogique. Ce
n’est pas un document brut, mais une reconstitution. Ce qui n’exclut
pas la qualité.
— L’anachronisme est-il plus excusable au cinéma que dans le ro-
man ?
— L’anachronisme est parfois difficile à éviter quand il n’est pas
évident. Ainsi, dans un péplum, on entend Pétrone dire à Néron lors
des jeux du cirque : « Ce que tu es sadique, Néron ! » Le mot n’ap-
paraîtra qu’avec Sade, au début du XIXe siècle. Dans ce même film,
on voit Néron, au sortir d’une orgie, longer une galerie où le décora-
teur, sans beaucoup réfléchir, a aligné une série de bustes des Anto-
nins, qui régneront beaucoup plus tard. Un peu comme si l’on mon-
trait Louis XIV contemplant Le Sacre de Napoléon peint par David !

185
Dans un film sur la Révolution, La Fayette a la poitrine couverte de
décorations, tel un maréchal soviétique, alors que la Constituante les
avait abolies. Et que dire de Marguerite de Bourgogne, dans Les
Folles Nuits de la tour de Nesle, masquant ses appas d’un coquin
slip Petit Bateau ?
— Vous avez été conseiller historique plusieurs fois. Quels souve-
nirs en gardez-vous ?
— Avec Abel Gance, lors du tournage de son téléfilm Valmy, ce fut
un cauchemar. Il prenait d’énormes libertés avec l’Histoire. J’étais
pétrifié de respect devant le grand homme et conscient qu’on ne
peut imposer de limites pédantes au créateur de génie. Mais j’avais
la responsabilité de l’exactitude des images. Heureusement, Gance
a dû abandonner pour raison de santé et le producteur Jean Ché-
rasse a pris la relève. Il était normalien, agrégé ; avec lui, il n’y eut
plus de problèmes.
J’ai travaillé en 1988 sur La Révolution française, un film produit
pour le Bicentenaire. J’avais hésité, mais le producteur exécutif me
proposa un cachet astronomique (du moins pour un universitaire !)
qui endormit tous mes scrupules.
La première partie, intitulée Les Années Lumières, était dirigée par
Robert Enrico, un réalisateur sérieux, connaissant son métier. Il me
consulta peu ; je lui fis confiance et j’eus raison. Il y avait bien
quelques scènes inventées, mais vraisemblables. Pour la deuxième
partie, Les Années terribles, sur la rivalité Danton-Robespierre (le
film s’arrêtait, comme chez Michelet, à la chute de l’Incorruptible), la
mise en scène avait été confiée à un Américain (il fallait viser le mar-
ché outre-Atlantique), Richard T. Heffron. J’avais vu Les Rescapés
du futur et J’aurai ta peau, des œuvres qui ne me paraissaient pas
qualifier Heffron pour un film sur la Révolution française. Cette fois,
je décidai de me rendre sur le plateau.
— Le conseiller historique ne se contente-t-il pas de vérifier l’exac-
titude du scénario ?
— Non, il y a les costumes, les décors, et il a son mot à dire sur le
casting… mais là, il n’est pas du tout écouté ! J’allais donc voir Hef-
fron au travail. Il ne comprenait le français que quand on lui faisait
des compliments, ce qui ne simplifiait pas les choses. Il tournait le
procès du roi jugé par les députés de la Convention. Il en était arrivé

186
à la sentence, au moment où les conventionnels montent à tour de
rôle à la tribune pour se prononcer pour ou contre la mort. Premier
affolement de ma part : on voyait le roi assis à côté de la tribune. Or
Louis XVI n’était pas là : il dormait au Temple. C’eût été trop sadique
(et cette fois le terme n’est pas anachronique !). Je fis tout arrêter et
expliquai la situation au brave Heffron. Il leva les bras au ciel et
poussa de grands cris : il avait réglé les éclairages pendant plusieurs
heures. Si le roi devait être retiré du plateau (c’était Jean-François
Balmer, excellent, qui l’interprétait), il fallait tout refaire et cela coûte-
rait cher. J’avais un gros chèque en jeu et nul intérêt à la faillite du
producteur. Heffron m’assura que l’on ne verrait pas ou peu Louis
XVI. Je m’inclinai.
On reprit. Sieyès monta à la tribune et dit : « La mort sans
phrases ! » À nouveau, j’interrompis le tournage. L’ex-abbé ne pou-
vait avoir prononcé une telle phrase. Derechef, Heffron poussa des
hurlements et sortit d’une chemise une photocopie du Moniteur où il
était mentionné : « La mort (sans phrases). » Sieyès, mort de peur,
avait tout juste bredouillé : « La mort », mais sans faire de phrases,
se hâtant de descendre au plus vite de la tribune… J’expliquai cela
de mon mieux à Heffron. « Ah ! me dit-il, c’est ennuyeux pour le co-
médien car il n’a que cette réplique et vous lui coupez son cachet en
deux. » Je crus lire dans le regard du modeste figurant qui jouait
Sieyès une lueur de désespoir. Il n’aurait plus le soir de quoi nourrir
femme et enfants. Je m’inclinai de nouveau. Je crois que la scène
fut coupée au montage.
— Avez-vous continué dans cette voie ?
— Avec Francis Girod, pour son Lacenaire. C’était une autre poin-
ture. Antoine de Caunes m’a demandé des conseils pour Monsieur
N. et je suis remercié au générique. Mais j’ai limité cette activité un
peu trop éloignée de la Sorbonne.
— D’autres historiens ont-ils été sollicités ?
— Robert Mandrou, je crois, pour Le Retour de Martin Guerre,
Jacques Le Goff pour Le Nom de la rose… Mais je ne leur en ai ja-
mais parlé.
— Que pensez-vous du genre le plus prolifique et le plus inégal :
le péplum ? Il a connu une longue période de gloire, puis il a été

187
longtemps dénigré. Il revient en force. C’est justice car il a donné au
cinéma de grands chefs-d’œuvre.
— À la télévision, « Les Dossiers de l’écran » passaient souvent
des péplums qui, selon l’excellente formule de l’émission, étaient en-
suite commentés par d’éminents spécialistes de la Sorbonne, du
Collège de France ou de l’École pratique des hautes études. Il fallait
voir leur tête à la fin du film (c’était en direct) et leurs commentaires
outragés ! J’ai toujours défendu le genre (dont mon collègue Claude
Aziza est le meilleur connaisseur). Bien sûr, la fantaisie règne, mais
au moment où le latin et le grec étaient en net recul dans les études,
le péplum a familiarisé le public avec les mythes antiques : la chute
de Troie, Ulysse, le colosse de Rhodes, Romulus et Remus. Comme
au demeurant nos connaissances restent imprécises, fondées es-
sentiellement sur les trouvailles archéologiques, on peut être moins
sévère que pour les films portant sur des périodes beaucoup mieux
connues.
— Où s’arrête le péplum ? Le Jules César de Joseph Mankiewicz,
d’après Shakespeare, pourrait être le sommet du genre, et pourtant
il n’est pas considéré comme péplum, alors que son Cléopâtre
l’est…
— Le péplum est avant tout un film d’action avec orgies et ba-
tailles, jeux du cirque et intervention de l’Olympe. Ce n’est pas le cas
de Jules César, chef-d’œuvre de Mankiewicz, avec une superbe dis-
tribution, dont Marlon Brando dans la fameuse tirade qui suit la mort
de César. Dans le péplum, il y a des variétés. Les premiers (Cabiria,
La Couronne de fer, Scipion l’Africain) sont devenus des classiques.
Le péplum a inspiré des superproductions comme Ben-Hur, Les Dix
Commandements, Cléopâtre, dont je ne suis pas fou. Toutefois, il y a
dans La Chute de l’Empire romain une ouverture (reprise dans Gla-
diator) qui me semble rigoureuse. Mais le péplum correspond surtout
pour les cinéphiles à la série B italienne, aux films des Duccio Tessa-
ri, Mario Bava, Vittorio Cottafavi, avec des héros body-buildés, des
tyrans cruels, des reines perverses et des vierges effarouchées.
J’aime le genre comme cinéphile, mais l’historien est évidemment
plus réservé.
— Et le western n’est-il pas, d’une certaine façon, un film histo-
rique, destiné à illustrer l’Amérique, à resituer les vieux mythes dans

188
le Nouveau Monde ?
— Les personnages du western ont réellement existé : Jesse
James, Buffalo Bill, le général Custer, Sitting Bull, Cochise, Wyatt
Earp, Billy the Kid… Mais le cinéma les a entourés d’une légende
bien éloignée de la réalité. D’ailleurs, le cinéma s’amuse parfois à se
moquer de cette hagiographie : rappelez-vous L’homme qui tua Li-
berty Valance de John Ford ou, moins connu, C’est arrivé entre midi
et trois heures de Frank Gilroy. Buffalo Bill a forgé lui-même son per-
sonnage. Quant au fameux « règlement de comptes à OK Corral »
qui a inspiré une douzaine d’œuvres, dont des versions dues à John
Ford et à John Sturges, ce ne fut qu’une banale fusillade. Pour l’his-
torien, ce qui est intéressant, c’est la manière dont se forge un
mythe.
— Quel est pour vous le chef-d’œuvre du film historique ?
— Henry V de Laurence Olivier (1944). C’est un film que j’ai vu,
adolescent, à sa sortie, et qui m’a subjugué. Historiquement, il se lit
sur trois plans. D’abord, la reconstitution d’une représentation du
théâtre du Globe au temps de Shakespeare, d’après les gravures de
l’époque : le théâtre en bois, l’étendard hissé au mât pour annoncer
le début de la représentation, le public réparti entre la scène et les
hautes galeries, les panneaux qui situent l’action comme le feront les
intertitres au cinéma, les acteurs et la manière dont ils sont grimés.
C’est la guerre de Cent Ans qui est évoquée sur l’étroite scène du
Globe. Le chœur demande aux spectateurs de suppléer par l’imagi-
nation au manque de moyens du théâtre. Et voilà que l’image s’élar-
git aux combats que mène Henry pour reconquérir la couronne de
France. Mais – surprise – ce sont des miniatures qui s’animent de-
vant nous, celles des Très Riches Heures du duc de Berry, avec les
erreurs de perspectives, les personnages plus grands que les mu-
railles des cités… car c’est ainsi que les spectateurs voient les évé-
nements anciens, en un temps où l’image populaire et la photogra-
phie n’existaient pas.
Mais pour nous, spectateurs de 1944, le film a une autre réso-
nance : ce roi âgé et fatigué, ce pauvre Charles VI, n’est-ce pas Pé-
tain, cette France ravagée par la guerre, n’est-ce pas celle de Brest,
de Caen, du Havre démolis par les bombardements ? Et ce mo-
narque anglais qui débarque à Honfleur, c’est bien sûr l’image des

189
forces anglo-saxonnes débarquant en Normandie en juin 1944.
D’ailleurs, le film est dédié aux troupes aéroportées de Grande-Bre-
tagne.
Voilà un film irréprochable sur le plan historique.
— Pour vous, le film historique de fiction ne doit donc pas être dé-
daigné.
— Les dictatures l’ont utilisé. C’est ce que j’ai montré lors d’une
« carte blanche » à la Cinémathèque que m’avait accordée son pré-
sident Jean-Charles Tacchella, du 5 au 9 septembre 2001. Les ré-
gimes totalitaires du XXe siècle ont vu le parti à tirer du cinéma
comme instrument de propagande. Ministre de l’Information, Goeb-
bels ouvre la voie en novembre 1933 dans un discours resté cé-
lèbre. Avec lui, la fiction est placée sur le même plan que les actuali-
tés. Les œuvres historiques exaltant les grandes figures de l’Alle-
magne se multiplient. Frédéric II a droit à trois films, dont Le Grand
Roi tourné par Veit Harlan en 1942. Le parallèle avec Hitler y est si
évident que le Führer en fit envoyer une copie à Mussolini pour lui
remonter le moral. Bismarck, qualifié de « valeur suprême de la civi-
lisation nord-occidentale », eut droit à deux films signés par Wolf-
gang Liebeneiner. Mais c’est surtout Le Juif Süss qui montre com-
ment une doctrine totalitaire peut faire d’un film présenté comme his-
torique une machine de guerre redoutable. Certes, Joseph Süss Op-
penheimer a bien existé : il fut conseiller financier du duc de Wur-
temberg de 1733 à 1737 et il est vrai qu’après la mort du duc il fut ju-
gé et condamné à mort. Mais Veit Harlan détourne l’histoire pour
faire de Süss le symbole du « péril juif » et va jusqu’à inventer le viol
et la mort d’une jeune fille qui provoquent l’insurrection populaire et
l’exécution de Süss.
— Les autres totalitarismes ont-ils utilisé au même degré le film
historique comme arme de guerre ?
— Staline n’a pas négligé la force de propagande du film histo-
rique. Les œuvres ont été nombreuses et d’excellente qualité, mal-
gré le contrôle souvent stupide d’Andreï Jdanov, père du réalisme
socialiste, assisté de Beria, le redoutable chef de la police, plus por-
té, il est vrai, sur les actrices que sur le contenu idéologique des
films qu’elles interprétaient.

190
Si Hitler a mis en exergue Frédéric II, c’est Pierre le Grand qu’a
exalté Staline. Vladimir Petrov a raconté la vie du souverain dans
une œuvre en deux parties, sortie en 1937 et 1939. C’est Staline qui
est magnifié sous les traits du souverain. Une biographie sage et
prudente, ce que ne sut pas faire en 1946 Sergueï Eisenstein dans
la deuxième partie de son Ivan le Terrible, où Beria crut se recon-
naître dans le personnage impitoyable de Maliouka.
— Il y eut des films de fiction consacrés à Staline.
— Staline, c’est à noter, a privilégié pour sa propre histoire la fic-
tion au documentaire, Méliès à Lumière, notamment dans La Chute
de Berlin en 1949. Inutile de dire que les acteurs qui interprètent le
rôle du dictateur (en l’occurrence un spécialiste, Mikhaïl Gelovani) et
ceux de Jdanov et de Beria ont soigné leur prestation.
— D’autres dictateurs du XXe siècle ?
— Mussolini, dans Les Cent Jours, où le Duce fait de Napoléon
son porte-parole. Emil Ludwig, dans une biographie de l’Empereur,
avait écrit que Mussolini était le chef d’État qui rappelait le plus Na-
poléon. Le compliment était monté à la tête de Mussolini. Il faudrait
également citer Ceausescu avec Vlad l’empaleur, Enver Hoxha et
son Skanderbeg… Il n’est pas jusqu’à Franco qui, en inspirant Agus-
tina de Aragón en 1950, ne compare l’Espagne encerclée par les dé-
mocraties au siège de Saragosse par les forces de Napoléon.
— Vous êtes en train de réhabiliter le film de fiction à la Méliès…
— Une pièce au dossier : lorsque Schoendoerffer décide de tour-
ner un film sur Diên Biên Phù, il ne va pas, lui qui fut pourtant opéra-
teur sur les lieux du combat, rechercher les documents filmés qui
purent être sauvés à l’époque, il reconstitue la bataille avec des ac-
teurs et des décors. Le film est plus vrai que les épaves cinémato-
graphiques subsistantes, plus clair et plus pédagogique aussi.
L’historien ne peut ignorer le cinéma et surtout pas le film de fic-
tion sans prétention à reconstituer le passé. Car le cinéma de diver-
tissement est un formidable reflet de la société de son temps, un mi-
roir. J’ai dirigé sur ce sujet une thèse de Mme Gaston-Mathé qui a
été publiée73.
Tout va très bien, madame la marquise, tourné à la veille de la
guerre, en pleine montée du nazisme, illustre le degré d’incons-

191
cience des Français devant une guerre qui menaçait. Ces messieurs
de la Santé, jolie histoire d’escroquerie bancaire jouée par un Raimu
grandiose, sont un témoignage des dérives de la finance en 1934 :
derrière la comédie de Pierre Colombier, l’affaire Stavisky n’est pas
loin. Nombreux sont les films, en apparence anodins, qui nous
éclairent sur leur temps. Là, nous avons une source directe.
— Vive Méliès, donc…
— Le plus bel hommage rendu à la fiction au détriment du docu-
ment se trouve dans un manuel d’histoire de la collection Bordas :
pour illustrer le boulevard du Crime sous la monarchie de Juillet, on
a fait figurer une photo des Enfants du paradis plutôt qu’une gravure
d’époque. C’est saluer le travail du grand décorateur Alexandre
Trauner, que j’ai connu à la Cinémathèque.

192
21

La passion du polar
Le musée du crime. – Vidocq. – Naissance du polar. – Meurtre en lo-
cal clos. – Polar et cinéma. – Polar et histoire. – Léo Malet. – Un his-
torien doit lire des romans policiers.

YVES BRULEY : Vous avez été historien de la Préfecture de po-


lice de Paris. Sont-ce ces recherches qui vous ont donné le goût du
polar, ou le contraire ?

JEAN TULARD : Ma mère a été nommée en 1944 conservatrice


des archives et du musée de la Préfecture de police. Archives et mu-
sée étaient installés au 36 quai des Orfèvres, adresse de la fameuse
PJ. Pour accéder au musée, il fallait emprunter un escalier au pied
duquel se trouvait la « cage aux filles », où des prostituées vous pro-
posaient de vous montrer leur c… contre une cigarette. Dans l’esca-
lier, vous croisiez toute une faune emmenottée entraînée par des
inspecteurs dont la médiocre tenue contrastait parfois avec l’élé-
gance de certains gangsters. Quai des Orfèvres de Clouzot reconsti-
tue admirablement cette atmosphère.
À l’entrée du musée, vous étiez accueilli par un mannequin bran-
dissant un poignard. Toute l’histoire du crime à Paris était racontée
dans une suite de petites salles qu’il fallait franchir pour accéder aux
archives. Le bureau de ma mère, tapissé de livres et de gravures,
était impressionnant. Elle dirigeait un personnel de quatre employés
sortis tout droit de Messieurs les ronds-de-cuir, version Mirande. Les
chercheurs, au début, étaient peu nombreux, mais les visiteurs

193
brillants : ma mère reçut le comte de Paris, Alfred Hitchcock,
Georges Simenon, Eddie Constantine, Léo Malet… Beaucoup lui
laissèrent une photo dédicacée. Hélas, lettres, photos et papiers ont
été dispersés à son décès. Comment, avec un tel environnement, ne
pas se passionner dès l’adolescence pour la police… et pour le
crime.
— Au commencement était le crime, si l’on ose dire. Il n’en est pas
de même en littérature : sauf à considérer la Genèse ou l’Orestie
comme des romans policiers, le genre n’apparaît vraiment qu’au dé-
but du XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque où se situe votre thèse de
doctorat sur la Préfecture de police. Que s’est-il passé dans l’histoire
du roman d’une part, dans l’histoire de la police – ou du crime –
d’autre part, qui puisse expliquer la naissance, à un moment précis
de l’Histoire, d’un genre littéraire si particulier et son succès phéno-
ménal ?
— Distinguons le roman où le crime a la vedette et celui où le poli-
cier occupe la première place. D’un côté, Les Mystères de Paris
d’Eugène Sue, peinture qui fit sensation sous la monarchie de
Juillet, avec des personnages des bas-fonds aussi inquiétants que le
maître d’école, la chouette ou le Chourineur. De l’autre, voici les Mé-
moires de Vidocq, puis ceux de Paul-Louis Canler et de Claude, une
police pas toujours distincte de la classe dangereuse, avec son
monde louche d’indicateurs et d’anciens bagnards reconvertis dans
le maintien de l’ordre.
La rencontre se fait sous le second Empire avec Émile Gaboriau,
considéré comme le père du roman policier. La Gazette des tribu-
naux, ancêtre de Détective, qui rendit compte des débats judiciaires
à partir de 1825, a joué un grand rôle dans cette fascination pour le
crime. La Bibliothèque des archives de la Préfecture de police en
avait une collection quasi complète dans laquelle je me suis souvent
plongé quand j’allais voir ma mère. N’oublions pas aussi les Mé-
moires tirés des archives de la police de Paris pour servir à l’histoire
de la morale et de la police depuis Louis XIV jusqu’à nos jours, pa-
rus en 1838 et dus à la plume de Jacques Peuchet, qui fut archiviste
de la Préfecture. C’est dans ces six volumes in-8° qu’Alexandre Du-
mas puisa le sujet du Comte de Monte-Cristo, que lui inspira un fait
divers relaté par Peuchet. À vrai dire, la Préfecture de police ayant

194
brûlé en 1871, on ne peut contrôler les affirmations de Peuchet, qui
semble avoir eu beaucoup d’imagination. Au fond, c’est peut-être lui
l’inventeur du roman policier.
La fascination pour la « classe dangereuse » si bien analysée par
Louis Chevalier74 est à l’origine du roman policier au XIXe siècle.
Car cette fascination a pour contrepartie celle pour la police qui ins-
pire nombre d’ouvrages, de Claveau à Saint-Elme et de Guyon à
Horace Raisson. Balzac lui-même, fasciné par Fouché, a créé des
personnages inoubliables, tel Corentin qui apparaît à plusieurs re-
prises dans son œuvre.
— Comment expliquez-vous la gloire posthume et littéraire de Vi-
docq, personnage historique devenu mythique ?
— J’ai étudié Vidocq dans ma thèse sur la Préfecture de police
sous la monarchie de Juillet. On ne sait pas grand-chose de son
passé ni même de ses activités, ses mémoires, dont le succès fut
énorme, ayant brouillé les pistes. On sait seulement qu’il a impres-
sionné les romantiques : Vidocq, c’est Vautrin chez Balzac, un peu
Valjean chez Hugo, et quelques traits du personnage se retrouvent
dans le comte de Monte-Cristo.
Ce que l’on sait, d’après les mémoires du préfet de police de Na-
poléon, le baron Pasquier, c’est qu’il fut recruté, malgré son passé,
par le chef de la police criminelle de la Préfecture, Henry, pour deve-
nir un pourvoyeur du bagne après en avoir été le locataire. Il prit la
tête d’une brigade d’anciens forçats, plus ou moins repentis, rému-
nérés sur les fonds secrets. Il ne parut jamais à la Préfecture ; il
avait ses locaux rue Sainte-Anne. C’est le principe : « On ne fait pas
une bonne police avec des enfants de chœur. » Mais la frontière
entre le bien et le mal cessait d’être évidente. Pasquier le reconnaît :
« Cette confiance, accordée avec tant d’abandon à un homme
condamné, a été d’un très mauvais effet et elle a beaucoup contri-
bué en plusieurs occasions à déconsidérer la police75. »
Se voulant morale, la Restauration l’écarta. Mais on le regretta. Il
fut rappelé comme chef de la police de sûreté le 31 mars 1832. Mais
les attaques se déchaînèrent contre ses méthodes. À la demande du
préfet Henri Gisquet, il dut remettre sa démission le 15 novembre
1832. Gisquet explique dans ses Mémoires : « Jusque-là, on pensait

195
généralement qu’on ne pouvait faire la police des voleurs qu’avec
des voleurs. Je voulus essayer de la faire faire par des gens hon-
nêtes76. » Vidocq ne se retira pas dans le besoin, mais selon les
mémoires d’un policier de l’époque, Canler, « possesseur d’une for-
tune qui n’avait pas pour origine les économies qu’il avait pu faire
sur ses appointements77 ».
Voilà tout ce que l’on sait de certain sur Vidocq. Sa biographie par
Jean Savant manque de rigueur. Le dossier Vidocq aux archives de
la Préfecture de police (EA 90) est bien pauvre en renseignements
fiables. C’est à partir de ses mémoires que la légende de Vidocq a
pris son essor. Outre un feuilleton télévisé, il y a eu plusieurs films :
l’un de Jean Kemm en 1922, un autre de Jacques Daroy en 1938 et
Une aventure de Vidocq de Lucien Gasnier-Raymond en 1947, où
Henri Nassiet était excellent. Le film de Pitoff en 2001, avec Depar-
dieu, n’a plus rien à voir avec le personnage.
— Dans le genre du roman policier, il existe de multiples catégo-
ries. Tantôt le personnage principal est le criminel (Fantômas, par
exemple), mais, le plus souvent, c’est l’enquêteur. Qu’est-ce qui fait
l’attrait du polar : le crime ou l’enquête ?
— À ses débuts, le roman policier est avant tout un exercice céré-
bral. Il faut imaginer un crime dont on ne peut identifier le coupable
ni le procédé choisi. C’est le fameux « mystère de la chambre
jaune », un crime commis en local clos, imaginé par Gaston Leroux.
Sauf à faire appel au fantastique, ce qui serait tricher, il faut trouver
une explication logique et pourtant inattendue. Le crime en local clos
relève de deux données : l’espace et le temps. Le crime a été com-
mis à un autre moment et pas dans le local où l’on a retrouvé le ca-
davre. Il y a de multiples variantes. Quand j’étais très jeune et déjà
passionné par la littérature policière, j’avais imaginé que la porte
n’était pas fermée à clé. C’est l’assassin qui le faisait croire en la dé-
fonçant. Mais il était trahi par le penne qui n’était pas engagé. Mal-
heureusement, je n’ai pas trouvé d’éditeur. Roland Lacourbe a publié
plusieurs anthologies de crimes impossibles. Dans ce type de ro-
man, il faut mettre le lecteur au défi de trouver la solution. Et celle-ci
doit pourtant être évidente.

196
Le meilleur récit est à mon sens Mort d’un gourmet (Dinner at Ga-
ribaldi’s), une nouvelle de Leonard Pruyn78 (1954). Edmond Leffing-
ton, riche gourmet, découvre à New York le Garibaldi’s, un restau-
rant snob où l’on ne peut se rendre qu’une fois par semaine. Il est
enthousiasmé et y revient tous les jours sous des déguisements. On
le retrouve dans sa chambre d’hôtel… mort d’inanition. Une enquête
est ouverte. Le policier se rend au Garibaldi’s où il fait un repas ma-
gnifique et plantureux. Comment peut-on mourir de faim quand on
mange tous les jours dans ce restaurant ? Il se rend aux cuisines et
découvre la clé de l’énigme : il n’y a ni chef ni cuisine, mais il aper-
çoit une malle portant le nom du propriétaire, Luigi Garibaldi, et sa
qualité : magicien. Au Garibaldi’s, on mange de l’illusion ; le festin
est imaginaire. C’est la vraie nature, à l’origine, du roman policier.
— De grandes figures de policiers ont marqué le polar (Maigret,
par exemple), mais aussi de détectives privés (Sherlock Holmes,
Nestor Burma, ou avant eux le bien nommé Tirauclair inventé par
Gaboriau). Qu’ont-ils de plus que les policiers officiels ?
— Les détectives privés ne sont pas des fonctionnaires, ils sont
établis à leur compte (et les fins de mois sont souvent difficiles). Ils
ne sont pas prisonniers des règles que leur fonction impose aux poli-
ciers officiels qui ont des comptes à rendre à leur hiérarchie. Les
méthodes de Maigret lui valent souvent des ennuis. Nestor Burma,
le propriétaire de l’agence Fiat Lux, l’homme qui met le mystère KO,
n’a de comptes à rendre qu’à ses clients. Il est libre d’utiliser les mé-
thodes qu’il veut, parfois aux limites de la légalité. Qu’importe ! Cela
permet dans la conduite d’une intrigue plus de facilités, plus de fan-
taisie.
— Comme dans une mise en abyme, la littérature est parfois ap-
pelée à la rescousse dans les intrigues policières. Le roman de Noël
Simsolo, Les Derniers Mystères de Paris, qui mériterait d’être adapté
au cinéma, met en scène un libraire, Pierre de Gondol. Il découvre
que le serial killer qui terrorise la capitale s’inspire des Nouveaux
Mystères de Paris de Léo Malet…
— Nouveaux Mystères inachevés, ce qui complique l’enquête.
C’est là un brillant exercice qui ouvre de nouvelles voies au polar.
Simsolo est à la fois créateur et pasticheur.

197
— Parmi les auteurs de romans policiers, on rencontre des sur-
prises. Qui sait, par exemple, que Berna-nos s’est fait, lui aussi, au-
teur de polars ? Edgar Faure également. Un grand écrivain fait-il un
bon auteur de polars, ou est-ce affaire de spécialistes ?
— Beaucoup de romans sont des romans policiers qui s’ignorent,
ainsi Thérèse Desqueyroux de François Mauriac ou Le Secret de
Mme Claplain d’Édouard Estaunié, qui appartint lui aussi à l’Acadé-
mie française. Les œuvres d’Alain Robbe-Gril-let relèvent souvent
du roman noir, notamment Les Gommes. Ne quittons pas le quai
Conti : Pierre-Jean Rémy a signé, sous son nom, des polars, comme
Frédéric Vitoux. En revanche, l’Académie française n’a jamais ac-
cueilli un auteur de romans policiers spécialisé dans le genre. Honte
à elle !
— La littérature anglo-saxonne est très présente dans ce do-
maine, de Charles Dickens à sir Arthur Conan Doyle, et bien sûr
Agatha Christie. Quels sont vos préférés ?
— Le Mystère d’Edwin Drood de Dickens est resté inachevé. Aga-
tha Christie a finalement trop écrit. Des trois auteurs que vous me ci-
tez, c’est à Conan Doyle qu’irait ma préférence. J’ai lu et relu toutes
ses nouvelles, mais je suis surtout un collectionneur de ses pas-
tiches. J’en possède une centaine. J’ai recensé les principaux dans
mon Dictionnaire du roman policier. Il y eut à l’origine Herlock
Sholmes, que Maurice Leblanc opposait à Arsène Lupin. L’imagina-
tion des auteurs de pastiches est sans limites : Sherlock Holmes in-
nocente Dreyfus et sauve Marx des tueurs de Thiers et de Bismarck,
il rencontre Sarah Bernhardt, Einstein, le fantôme de l’Opéra et sur-
tout Jack l’Éventreur. Mais les pastiches les plus extraordinaires sont
ceux de Cami dans Les Aventures de Loufock-Holmes où l’écuyère
chauve se noie dans l’océan Atlantique d’une mappemonde. Élé-
mentaire, mon cher Watson : la mappemonde était creuse et remplie
d’eau salée !
— Du côté francophone, l’œuvre de Georges Simenon a marqué
le siècle. Mais dans une production si considérable, que faut-il
conserver à votre avis ?
— Tout Maigret, cela va de soi. J’ai l’intégrale sur un rayonnage en
face de moi, comme d’ailleurs tout Arsène Lupin, tout Rouletabille,
tout Nestor Burma… Maigret s’impose tellement que l’on montre en-

198
core son bureau au 36 quai des Orfèvres. Il y a quelque temps, j’ai
fait un reportage sur ce lieu à la radio. J’ai protesté auprès de la di-
rection de la PJ. Dans le bureau de Maigret, il y a un panneau :
« Défense de fumer. » Pauvre Maigret ! Aujourd’hui, il devrait ranger
sa pipe dans son tiroir…
Mais les autres romans de Simenon montrent l’étendue de son gé-
nie et ne permettent pas de le réduire au genre policier. Pourquoi
n’a-t-il pas eu le prix Nobel de littérature ?
— Le polar était fait pour le cinéma et le cinéma pour le polar. Les
deux genres ne se confondent pas, mais ils sont indissociables. On
ne compte plus les adaptations réussies. On a pourtant vu quelques
échecs retentissants, je pense au film inspiré par Da Vinci Code : le
livre était un succès planétaire, mais le film a révélé les faiblesses et
les incongruités (pour ne pas dire plus) du récit. Faut-il en déduire, à
rebours d’une pensée dominante, que le livre a finalement une force
de suggestion sur le lecteur plus grande que celle de l’image ?
— L’adaptation de classiques du polar à l’écran a souvent posé
problème. Chacun a son image de Maigret, d’Arsène Lupin, de San
Antonio… Certaines intrigues se prêtent moins que d’autres au récit
imagé. Mais il arrive aussi que le film soit supérieur au roman : Fan-
tômas est aujourd’hui illisible, mais les films de Louis Feuillade tour-
nés dans un Paris disparu (Bercy, par exemple) se voient avec plai-
sir.
La meilleure adaptation d’un roman policier à l’écran reste pour
moi Les Inconnus dans la maison : un magnifique roman et un chef-
d’œuvre du septième art, avec un Raimu sublime. Dès l’ouverture du
film, on est dans un roman de Simenon ; et quand on lit le début du
roman, on est déjà dans le film.
— Parmi les auteurs qui furent aussi réalisateurs, un homme
comme José Giovanni attire l’attention. Son parcours est pour le
moins insolite.
— Ici, nous sortons de la littérature. Ce qui frappe dans les ro-
mans comme dans les films de Giovanni, c’est leur authenticité. On
devine sa réelle connaissance du milieu. Mon ami le traître, sur
l’épuration de 1944, sonne juste. Sa filmographie est impression-
nante : une quinzaine d’adaptations par Jacques Becker, Claude
Sautet, Jean-Pierre Melville, Robert Enrico. Du sérieux !

199
— Roman historique et roman policier sont eux aussi étroitement
liés : le « polar historique » cumule les agréments de lecture des
deux genres et séduit le public. Goûtez-vous ce genre ? Lisez-vous,
par exemple, les enquêtes de Nicolas Le Floch, œuvres du diplo-
mate français Jean-François Parot ?
— Je me souviens d’une amusante collection, « Le Gibet », pu-
bliée par Robert Laffont : il s’agissait de romans policiers situés dans
le passé, du genre Gare aux flèches, Caïus ! de Frédéric Hoé
(1955). La collection « Les Grands Détectives » a repris cette tradi-
tion avec Ellis Peters et son frère Cadfael (dont se serait inspiré Um-
berto Eco pour Le Nom de la rose), Anne Perry et l’inspecteur Pitt,
Dominique Muller et Sauve-du-Mal, etc.
L’époque napoléonienne est riche en sujets : d’incessants com-
plots, des faits divers flamboyants (dont l’histoire de l’aveugle du
bonheur qui fut « guillotiné » deux fois) et, surtout, sous la houlette
de Fouché, une faune policière que j’ai étudiée dans ma thèse, les
Henry, Boucheseiche (au nom merveilleux), Bertrand, Beffara, sans
oublier les polices parallèles, de Veyrat à Vidocq. On m’a proposé
plusieurs fois d’écrire un roman policier inspiré par cette période. La
tentation était forte. Ma connaissance des archives et des mémoires
m’aurait évité quelques faux pas. Finalement, j’ai résisté. Laurent
Joffrin, lui, a succombé avec son Donatien Lachance, détective de
Napoléon. Et il a eu raison !
Le Floch n’est pas moins intéressant. La lieutenance générale de
police a précédé Fouché qui en a repris certains agents, lesquels
avaient traversé sans encombre la Révolution. Le pouvoir policier
s’affirme déjà sous Antoine de Sartine, qui est le supérieur de Le
Floch. De là les coups tordus déjà fréquents sous Louis XV ou au
début du règne de Louis XVI.
— Vous avez fréquenté de nombreux auteurs de romans policiers,
dont certains sont célèbres. Lesquels vous ont le plus marqué ?
— Je citerai d’abord Léo Malet, dont j’ai préfacé le deuxième tome
des œuvres dans la collection « Bouquins ». Malet était jaloux de
Frédéric Dard, qui avait été fait docteur honoris causa de l’université
de Bordeaux, sur l’initiative de Robert Escarpit. Je lui ai proposé de
venir prononcer une conférence à la Sorbonne. Le thème choisi
était : « Un historien doit-il lire des romans policiers ? par Malet

200
(sans Isaac) », plaisanterie que je ne ferais plus aujourd’hui. Ce fut
l’affluence : l’amphithéâtre Guizot était plein à ras bord. Je fis un
texte de présentation et Malet prit la parole. Il raconta ses débuts
comme nègre d’un maître-chanteur analphabète, donc incapable
d’écrire ses lettres anonymes. Ce métier l’ayant dégoûté, il entra au
service d’un militant syndicaliste qui avait besoin d’une plume pour
ses discours. Malet manquait d’expérience : il puisa ses formules
dans Zola. Le syndicaliste empocha le discours sans le lire et arriva
sur les lieux de la grève où il était attendu. Il était obèse : il sortit le
texte de Malet et commença à lire : « Nous autres, les ventres
creux… » Il n’alla pas plus loin : le fou rire devant son gros ventre
saisit l’assistance. La grève ne fut pas reconduite et Léo Malet fut re-
mercié.
Son coup de maître reste d’avoir imaginé une énigme policière par
arrondissement de Paris : le succès fut au rendez-vous, mais Léo
Malet ne se remit pas de la mort de son épouse et d’un déménage-
ment forcé. Son invention se tarit et il se retrouva exploitant d’une
boîte de livres d’occasion sur les quais. C’est Guy Schoeller, le pa-
tron de la collection « Bouquins », qui le relança et publia ses
œuvres complètes.
J’ai été aussi l’ami d’Hubert Monteilhet, auteur d’un chef-d’œuvre
du roman historique, Neropolis79, et qui a signé des polars d’un ré-
jouissant cynisme. Retiré en province, après une carrière de critique
gastronomique, il n’a rien perdu du ton sarcastique de ses premiers
livres. Je lui ai fait avoir le prix Arsène Lupin 2009 pour relancer sa
carrière.
J’admire aussi Fred Kassak que je retrouve souvent devant une
bonne table : son agilité dans la conduite des intrigues de ses émis-
sions policières à la radio (« Les Maîtres du mystère ») et à la télévi-
sion (« Les Cinq Dernières Minutes ») m’a toujours ébloui. Je pense
comme lui qu’un roman policier doit être court et que tout est dans la
chute.
En revanche, je n’ai pas connu Maurice Renard dont j’ai réédité
les principales œuvres dans la collection « Bouquins », dont Les
Mains d’Orlac, aux confins du fantastique. Certaines de ses nou-
velles sont magnifiques, comme La Cantatrice : qui est cette mer-
veilleuse chanteuse qui ensorcelle par sa voix envoûtante les ama-

201
teurs d’opéras ? Mystérieuse, elle porte une robe longue qui masque
le bas de son corps et se déplace avec des béquilles. Vous avez
compris : c’est une sirène pêchée par un marin qui est devenu son
impresario.
— Finalement, pourquoi l’historien doit-il lire des romans poli-
ciers ? Y trouve-t-il la clé de son propre métier ?
— J’ai commencé comme tout le monde par les volumes de la col-
lection du « Masque » (Fu-Manchu, le Pied Bot, M. Wens, Hercule
Poirot, le Loup solitaire, les romans de Léon Groc et de Pierre Vé-
ry…), puis je suis passé à la Série noire (Raymond Chandler, Da-
shiell Hammett, Jim Thompson, James Cain, David Goodis) et j’ai fi-
ni avec l’espionnage (James Bond, John Le Carré…). C’est d’abord
un jeu intellectuel qui prépare l’historien à mener ses enquêtes sur
un homme ou un événement, puis on s’aperçoit que le polar est un
miroir tendu à notre société. Le roman policier touche toutes les pas-
sions humaines (argent, pouvoir, sexe…), toutes les cultures, tous
les milieux. Est-il une meilleure compréhension du monde ? L’histo-
rien doit lire des romans policiers.

202
22

Les grandes énigmes de l’Histoire


Louis XVII est-il mort au Temple ? – Les faux dauphins. – Un roi,
deux cœurs. – Napoléon s’est-il évadé de Sainte-Hélène ? – Napo-
léon a-t-il été empoisonné ? – Qui se cachait derrière le Masque de
fer ? – Mystère autour de la chute de Beria. – La vérité impossible
sur Dallas. – Petite histoire et grande méthode.

YVES BRULEY : Jamais l’historien ne se révèle autant détective


du passé que lorsqu’il se trouve confronté à certaines énigmes an-
ciennes qui attendent toujours d’être définitivement élucidées. Peut-
être ces énigmes ont-elles suscité le dédain de la Sorbonne, mais
elles passionnent le grand public. Avez-vous été confronté à
quelques-uns de ces fameux mystères qui ont fait les délices de la
« petite Histoire » ?

JEAN TULARD : Comment aurais-je pu échapper à Louis XVII…


— Pouvez-vous rappeler les faits ?
— Le 10 août 1792, la monarchie est renversée. Le 13, Louis XVI
et sa famille (la reine, Mme Élisabeth, sœur du roi, et les deux en-
fants, Mme Royale et le Dauphin) sont enfermés dans la tour du
Temple. Le 21 janvier 1793, Louis XVI est guillotiné. Le dauphin de-
vient Louis XVII. Le roi est mort, vive le roi ! Dès lors, l’enfant devient
un précieux otage : monnaie d’échange dans des négociations, pos-
sibilité d’établir une régence…
— Quel âge a-t-il ?

203
— Il était né le 27 mars 1785. Il était frêle, souffreteux, souvent
malade, mais semble-t-il gai et attachant. Le 1er juillet 1793, le Co-
mité de Salut public ordonne que l’enfant soit remis entre les mains
d’un instituteur et vive désormais dans un appartement séparé. C’est
une initiative de la Commune de Paris. Le choix de l’instituteur est
surprenant : un simple cordonnier, Simon.
— Comment interpréter cette séparation ?
— On peut y voir la volonté d’éduquer l’enfant de façon républi-
caine. On veut aussi renforcer sa surveillance : dans la nuit du 21 au
22 juin, le baron de Batz avait tenté de faire évader la reine et sa fa-
mille.
— Quelle fut l’éducation donnée au jeune « roi » ?
— « Lui enseigner la façon du peuple et lui faire perdre l’idée de
son rang », selon les instructions du procureur Chaumette. Lors du
procès de la reine, on lui fit témoigner contre sa mère, l’accusant de
pratiques contre nature. Accusation qui indigna les tricoteuses80
elles-mêmes. À cette occasion, le 7 octobre 1793, l’enfant fut
confronté avec sa sœur. Ce fut la dernière fois qu’un proche le vit.
Le 5 janvier 1794, Simon, dont le comportement avait été le plus
souvent ignoble, quitte son emploi pour siéger au conseil général de
la Commune. Disparaît un autre témoin de l’identité du jeune roi.
Dès lors, l’enfant de huit ans reste enfermé, seul, n’ayant qu’une
sonnette pour appeler, ce qu’il fera rarement. Par la suite, des tra-
vaux sont entrepris de façon à murer la pièce.
— En connaît-on la raison ?
— Il y a des projets d’évasion, encore mal connus, car le comte
d’Antraigues, un intrigant, a contribué à brouiller les sources. Une
autre idée circule : Robespierre aurait eu l’intention d’emmener le roi
à Meudon et de s’en servir à son profit pour des négociations avec
l’étranger. Le 9 thermidor, c’est la chute de Robespierre. La rumeur
court à nouveau d’une évasion de Louis XVII. Barras, qui est devenu
l’homme fort, se rend au Temple, le 10 thermidor, à 6 heures du ma-
tin. Il a laissé un récit de sa visite. Dans l’après-midi, Robespierre et
Simon sont guillotinés.
Un nouveau gardien est nommé, Laurent, lui-même surveillé par
des commissaires. Un adjoint, Gomin, lui est donné. Ces hommes

204
nouveaux n’avaient jamais vu l’enfant avant leur nomination. Puis
Laurent se retire, remplacé par Lasne, sur fond de négociations
entre les thermidoriens et les Vendéens.
Les renseignements que l’on a montrent « une diminution gra-
duelle des forces de l’enfant » et une véritable apathie. Jacques Ha-
mann, le meilleur connaisseur du sujet, cite de nombreux documents
sur la dégradation de la santé du prisonnier. Le 8 juin 1795, l’infortu-
né prince expire. Le comte de Provence devient Louis XVIII. Voilà
les faits.
— Comment l’énigme est-elle née ?
— En 1798, trois ans plus tard, Jean-Marie Hervagault prétend
être Louis XVII évadé du Temple dans une voiture de blanchisserie
et conduit en Vendée par Louis de Frotté. Dès lors, plus de cent pré-
tendants vont se manifester, tous recensés par Jacques Hamann
qui, dans un livre passionnant81, étudie le destin de chacun. Ce sont
autant de romans policiers.
— Mais sur quelle base factuelle ont-ils pu prétendre être Louis
XVII ?
— Beaucoup ont puisé le récit de leur évasion dans un roman pu-
blié en juillet 1800, Le Cimetière de la Madeleine, écrit par un certain
Jean-Joseph Regnault-Warin. Il raconte l’évasion de Louis XVII
conçue par un certain Felzac, assisté d’un chef vendéen. Il se pré-
sente à la porte du Temple avec une voiture transportant une grande
malle à double fond remplie de jouets, parmi lesquels un immense
cheval de bois dans lequel se trouve un enfant endormi avec de
l’opium. Il y aura substitution d’enfant, Louis XVII se retrouvant dans
le double fond de la malle. Il est conduit auprès de François Cha-
rette, le chef de la chouannerie, qui le fait fuir vers l’Amérique sur un
bateau battant pavillon danois, mais le bateau est arraisonné par
des vaisseaux de guerre français. Le petit roi est reconnu, reconduit
au Temple où il meurt. L’évasion a échoué, mais les moyens indi-
qués (cheval de bois, malle à double fond) vont servir à étayer les
explications des prétendus Louis XVII.
— Ont-ils été pris au sérieux ?
— Naundorff a encore aujourd’hui des partisans. Sur sa pierre
tombale en Hollande fut inscrit : « Louis XVII, né à Versailles le 27
mars 1785, décédé à Delft le 10 août 1845. » Son récit est original :

205
il avait été caché au Temple par Laurent, dès novembre 1793, au
quatrième étage. Un enfant lui avait été substitué. Le roi, à la mort
de son sosie, fut mis à sa place dans le cercueil et put ainsi sortir du
Temple. La suite est tout aussi « rocambolesque » et invraisem-
blable.
— N’y avait-il pas moyen de confondre ces imposteurs ?
— En retrouvant le cercueil de Louis XVII au cimetière Sainte-Mar-
guerite, on pouvait élucider le mystère. L’ennui, c’est qu’il avait été
enterré anonymement et inhumé soit dans une fosse commune, soit
dans une fosse particulière ; les récits des témoins divergent, cer-
tains soutenant même qu’il aurait été déterré et inhumé à nouveau
dans un autre endroit du cimetière.
En 1846, un cercueil de plomb fut mis au jour contenant des osse-
ments qui présentaient des signes de tumeurs et de grosseurs
constatés lors des visites médicales de l’enfant et surtout des traces
de l’autopsie pratiquée à sa mort. Malheureusement, le squelette
n’était pas celui d’un enfant de dix ans mais d’un garçon de quatorze
à dix-huit ans !
Rien ne prouvant de façon aussi absolue l’identité de Louis XVII,
les tenants de l’évasion s’en trouvèrent confortés. Une autre hypo-
thèse se fit jour. Les renseignements laissés par les fossoyeurs
avaient été mal interprétés. Jean-Philippe Lecat, ministre de la
Culture entre 1978 et 1981, forma une commission comprenant
Alain Decaux, Michel Fleury, le père de Bertier et moi-même pour
fouiller dans une autre partie du cimetière. Ce fut en vain.
Un autre moyen de confondre les imposteurs a consisté à compa-
rer des cheveux du dauphin – qui avaient été conservés – à ceux de
Naundorff. L’expérience fut faite à l’initiative d’André Castelot et
d’Alain Decaux par le professeur Edmond Locard. Stupeur : les che-
veux étaient identiques. Naundorff était Louis XVII ! Mais on décou-
vrit peu après qu’on avait soumis deux fois à l’analyse des cheveux
du dauphin. Ils ne pouvaient qu’être identiques. Par la suite, la tri-
choscopie a confirmé que les cheveux de Naundorff n’étaient pas
ceux du dauphin.
— Vous êtes un détective : quelle est votre position ?
— Après le départ de Simon, l’enfant est muré, caché, coupé du
monde pendant de nombreuses semaines. Louis Hastier, un rece-

206
veur de l’enregistrement reconverti en historien, a relevé une inter-
ruption à cette date dans les frais de blanchisserie de l’enfant. Et si
celui-ci était mort en janvier 1794 ? Si on lui avait substitué un autre
enfant à peu près privé de l’usage de la parole, de façon à garder
pendant les négociations avec l’Europe un gage aussi précieux ?
Cela expliquerait la taille anormale du squelette retrouvé au cime-
tière Sainte-Marguerite. Il y aurait eu deux morts de Louis XVII,
comme le montrerait le précieux indice découvert par Louis Hastier :
le vrai en janvier, le substitué en juin. Tout se tiendrait.
— Défendez-vous encore aujourd’hui cette thèse ?
— Hélas ! une découverte a tout bouleversé. Nous sommes à
nouveau dans le roman policier. Après la mort de l’enfant du Temple,
une autopsie a été pratiquée par le docteur Philippe-Jean Pelletan.
Au cours de cette autopsie, il soustrait le cœur qu’il roule dans du
son, enferme dans un mouchoir et cache dans sa poche. Il le garde
dans un tiroir de son bureau. Un de ses élèves le lui vole, puis, saisi
de remords, le lui restitue. La relique est finalement confiée en 1828
à l’archevêque de Paris. Lors du saccage de l’archevêché en 1830,
l’urne est retrouvée, brisée et le cœur roule sur le sol. Il est retrouvé
sous un tas de sable par le fils de Pelletan. Le cœur passe chez un
notaire, puis chez le comte de Maillé et de là au château de Frosh-
dorf, près de Vienne, chez le prétendant au trône. Il est remis en
1975 au Mémorial de France à Saint-Denis.
— On vous sent sceptique devant tant de tribulations.
— En effet, je n’ai pas cru à l’authenticité de ce cœur qui évoquait
dans mon esprit les fameux morceaux de la Sainte Croix dans les
reliquaires. Mais voilà que l’on décide de soumettre des fragments
de cet organe à des tests génétiques pour les comparer avec de
l’ADN mitochondrial retrouvé dans des cheveux de Marie-Antoinette.
— Et l’ADN va parler…
— Le tsar Nicolas II a été authentifié par ses empreintes géné-
tiques. On venait de prouver que les fragments d’ADN mitochondrial
issus de l’humérus droit de Naundorff ne montraient aucun lien de
parenté avec ceux prélevés sur les cheveux de Marie-Antoinette.
Certes, en vieil historien, je préfère un bon document, mais le détec-
tive ne peut ignorer les procédés de la police scientifique.

207
— Et pour ce fameux cœur, que vous pensiez sans valeur, quel fut
le résultat ?
— Les professeurs Jean-Jacques Cassiman, de l’université de
Louvain et Bernard Brinkmann, de l’université de Münster, ont été
formels. L’ADN extrait du cœur du présumé Louis XVII, comparé à
celui de Marie-Antoinette et de deux descendants actuels des Habs-
bourg, Anne de Roumanie et son frère André de Bourbon-Parme,
est identique. Le matériel génétique du cœur avait donc survécu et,
comme les cœurs des Habsbourg ne traînent pas dans les rues, il
devient difficile de contester ce cœur de Pelletan.
Il ne restait à Louis XVII, rétabli dans son identité, qu’à reposer au-
près de ses parents à Saint-Denis. Vous vous rappelez le discours
fameux de Chateaubriand devant la Chambre des pairs : « Où est-il
[…] le frère de l’Orpheline du Temple ? Où pourrais-je lui adresser
cette interrogation terrible et trop connue : Capet, dors-tu ? Lève-toi !
– Il se lève, Messieurs, dans toute sa gloire céleste, et il vous de-
mande un tombeau82… » Le duc de Bauffremont prend l’initiative de
ce transfert. C’est au ministre à faire connaître sa décision. Jean-
Jacques Aillagon me demande un rapport, pour plus de sûreté. Je
me mets au travail. Et c’est un nouveau coup de théâtre dans ce ro-
man policier.
— Il arrive que l’histoire soit plus passionnante que le meilleur des
thrillers !
— Louis XVII avait un frère aîné, Louis-Joseph-Xavier-François de
France, qui mourut le 4 juin 1789 au château de Meudon, âgé de
sept ans. Il était la victime d’une tuberculose osseuse très étendue,
mais le cœur avait été épargné. Il fut transporté de nuit au Val-de-
Grâce, le 12 juin 1789. Le vandalisme révolutionnaire n’épargna pas
le Val-de-Grâce. Le cœur fut recueilli par un sieur Thévenin, qui le
remit au maire du XIIe arrondissement. Et ensuite ? Fut-il lui aussi
déposé à l’archevêché de Paris ? S’est-il retrouvé à Froshdorf ? En
1885, il y a un cœur, mais est-ce celui de Pelletan, qui n’aurait été
reçu, selon des sources réunies par Laure de La Chapelle83,
qu’après 1895 ? Dès lors, on se perd à nouveau dans les témoi-
gnages qui embrouillent les pistes. Et si le test ADN avait été établi
sur le cœur du fils aîné ? Voilà qui laisserait l’énigme entière.

208
— Votre rapport devenait de plus en plus délicat.
— À vrai dire, le ministre de la Culture me demandait si le transfert
du cœur qui venait d’être examiné pouvait avoir lieu à Saint-Denis.
Qu’importait, puisqu’il était celui d’un fils de Marie-Antoinette, l’aîné
ou le cadet : il n’y avait rien de sacrilège dans cette manifestation.
J’ai donné un avis favorable, après avoir résumé toute l’affaire.
— Et la cérémonie eut lieu.
— Je n’y assistai pas, de crainte d’être accusé de trop de sympa-
thie à l’égard du duc de Bauffremont. Mais je voulus en avoir le cœur
net (c’est le cas de le dire !) : j’interrogeai l’historien Philippe De-
lorme, initiateur de l’opération et auteur d’un excellent livre84. Il
m’assura que la précieuse relique n’avait aucun des aspects d’un
cœur embaumé, ce qui avait été certainement le cas, malgré les
troubles de ce mois de juin 1789, du cœur du dauphin. Cela aurait
frappé les professeurs qui ont fait les prélèvements.
— Votre conclusion ?
— Je pense que Louis XVII est mort au Temple. Aucun des pré-
tendus dauphins n’a pu fournir un récit cohérent et apporter des
preuves de son évasion. Le comte de Provence n’a pas de doutes
en juin 1795 et la duchesse d’Angoulême, sœur de l’enfant, n’a ja-
mais cru en cette évasion. Le squelette exhumé en 1846, malgré les
traces d’autopsie (le crâne scié au niveau des orbites, comme dans
le procès-verbal de Pelletan), n’est pas celui de l’enfant du Temple.
Déjà trop âgé, il est retrouvé dans un cercueil de plomb, alors que
les procès-verbaux parlent d’un cercueil de bois, et il repose dans un
cimetière qui accueillait les corps autopsiés des hôpitaux environ-
nants. On ne retrouvera probablement plus le vrai corps de Louis
XVII.
— C’est une énigme où vous avez joué un rôle. Deux énigmes
concernent Napoléon, les deux liées à Sainte-Hélène : est-il bien
mort dans l’île ? A-t-il été empoisonné ? Une nouvelle fois, vous
avez joué les détectives.
— À mon corps défendant ! Combien de fois ai-je dû répondre aux
sollicitations des médias sur ces sujets, avec pour consolation que
cela me faisait connaître du public.
— Suivons l’ordre chronologique. Napoléon a-t-il pu s’évader de
Sainte-Hélène ? Encore une histoire d’évasion…

209
— L’idée d’une évasion, après le précédent de l’île d’Elbe, n’a ces-
sé de hanter les chancelleries d’une Europe soumise à la Sainte-Al-
liance. Très tôt, les Français de Longwood ont eu des communica-
tions clandestines avec le monde extérieur : paniers de linge, bar-
riques vides, pêcheurs, personnel navigant de la Compagnie des
Indes…
Le danger d’une évasion ne pouvait venir que d’Amérique, où
existaient alors les voiliers les plus rapides et les plus hardis. Dès
1816, un premier complot est signalé : des boucaniers du corsaire
Freeblooded Yankee préparent une descente. Le projet est simple :
Napoléon embarquera sur un petit bateau ultrarapide qu’il gagnera
en barque la nuit et rejoindra une goélette armée à Tristan de Cun-
ha. Le projet est fort bien monté. On peut le suivre à travers les ma-
nuscrits du British Museum, du Public Record Office et des Hudson
Lowe Papers. Il y a là un autre magnifique sujet de roman.
— L’écrirez-vous ?
— Théophile Gautier s’en est chargé avec La Belle Jenny. Mais
revenons à la réalité. Après leur expulsion de Sainte-Hélène, Jean-
Noël Santini, Théodore Rousseau et Joseph Archambault, qui ap-
partenaient à la maison de Napoléon à Longwood, se sont rendus à
Londres, puis les deux derniers aux États-Unis.
— Pourquoi aux États-Unis ?
— C’est que les Français réfugiés en Amérique y étaient très ac-
tifs. Ils contactèrent le corsaire Jean Laffite ; une maison fut prépa-
rée à La Nouvelle-Orléans pour accueillir l’Empereur. Le personnage
de Laffite, auquel je me suis intéressé, n’avait en réalité rien du hé-
ros des Flibustiers de Cecil B. DeMille : il paraît fort équivoque. Il fai-
sait la traite clandestine des Noirs et était un agent de l’Espagne.
Mais rien de concret ne fut tenté. Pas assez de secret autour des
projets, pas de chef d’envergure, beaucoup de rêveries. En défini-
tive, Napoléon ne s’évade que dans les romans, et encore les pro-
jets n’aboutissent-ils pas toujours : la fille du Bossu échoue dans
l’amusant ouvrage de Paul Féval fils.
— Et dans le film d’Antoine de Caunes ?
— Ah ! j’en ai longuement parlé avec lui. Dans son film Monsieur
N., il laisse planer l’ambiguïté. Tout est dans la tête du jeune officier
britannique, lui-même amoureux de Betsy Balcombe. Il est vrai que

210
Betsy épousa Edward Abell, mais rien ne prouve que celui-ci était
Napoléon auquel on avait substitué Cipriani à Longwood.
— Une chose est certaine, comme vous l’avez montré dans Napo-
léon et les mystères de Sainte-Hélène 85, à partir de février 1818,
date de la mort de Cipriani, on voit beaucoup moins Napoléon. D’où
l’idée d’une évasion et d’une substitution de Cipriani à Napoléon,
d’autant que l’on n’a jamais retrouvé sa tombe et que Napoléon n’as-
siste pas aux obsèques de son maître d’hôtel.
— C’est l’hypothèse que suggère Antoine de Caunes, mais elle
tient difficilement la route. Il est vrai que nous avons cherché, le
consul et moi, la tombe de Cipriani dans le cimetière de Sainte-Hé-
lène et ne l’avons pas trouvée, mais des médecins ont examiné Na-
poléon par la suite. Si la ressemblance était grande, elle ne l’était
pas au point de tromper des praticiens. Il est vrai que ni John Stokoe
ni François Antommarchi ne l’avaient vu avant la mort de Cipriani. Et
même amaigri, son visage aurait-il pu tromper Hudson Lowe lorsqu’il
le vit sur son lit de mort ? Lorsqu’il y a évasion, il y a des témoi-
gnages. Ici, aucun indice. Impossible pour un détective de conclure
à une évasion.
— Il y aurait eu substitution du corps après la mort : c’est tout au
moins la thèse défendue par Georges Rétif de la Bretonne en 1969,
puis par Bruno Roy-Henry86. Selon eux, ce n’est pas Napoléon qui
reposerait aux Invalides.
— Ces deux auteurs notent que lorsqu’on exhume les restes de
Napoléon le 15 octobre 1840 de nombreux détails semblent prouver
que le corps a été bougé, remplacé même, dit Roy-Henry : un corps
intact, alors qu’il n’a pas été embaumé, plus grand à l’œil, les déco-
rations placées différemment ou manquantes, la cocarde absente du
chapeau…
— Ce sont là des indices intéressants pour un détective. Ajoutons-
y les interdits imposés par les Anglais : pas de dessins, pas de da-
guerréotypes… L’identification est rapide.
— Rapide, mais suffisante pour un Bertrand ou un Marchand.
Lorsque Napoléon a été inhumé, les témoins ont-ils bien observé
l’emplacement des médailles ? Il y avait une grande émotion. Pour
l’exhumation, il en va de même. Dans un cas comme celui-là, il faut

211
imiter Rouletabille : « Prendre la raison par le bon bout. » Certes, il
était facile de violer la sépulture. Mais pourquoi ? Pillage ? Tout au-
rait été volé. Contrôle à la suite de rumeurs ? Mais tout serait resté
en place. Volonté des Anglais d’envoyer le corps à Westminster ?
Napoléon y a songé. Il le dit peu avant sa mort : « La seule chose à
craindre est que les Anglais ne veuillent garder mon cadavre et le
mettre à Westminster. » Mais comme trophée de guerre, en l’exhi-
bant, non en le cachant. Sinon, quel intérêt ? Empêcher un culte de
se développer autour de sa tombe ? Mais alors c’est la tombe même
qu’il fallait supprimer. Ce brave Cipriani serait à la place de Napo-
léon aux Invalides ? C’est gros. Jamais Bertrand ou Marchand ne
l’auraient accepté.
— Reste l’ADN.
— Je n’y suis pas opposé. Le problème vient du tombeau : Napo-
léon repose dans plusieurs cercueils. Il y aurait un moyen plus éco-
nomique. Aux Invalides, dans la salle Bugeaud, on peut voir un mor-
ceau d’épiderme prélevé sur le visage de Napoléon en 1840 par le
docteur Guillard. Singulier procédé. Un test pourrait être pratiqué.
Mais les tenants de la thèse en faveur de Cipriani contesteront le
test s’il infirme leur interprétation, en soulignant l’origine douteuse de
ce morceau d’épiderme.
— Il existe une autre hypothèse, que vous ne connaissez que trop
pour l’avoir si souvent entendue. Les Anglais n’auraient-ils pas son-
gé à cacher le vrai corps de Napoléon pour éviter que l’on ne dé-
couvre qu’il avait été empoisonné ?
— Autre magnifique roman policier : une île coupée du monde,
une poignée de coupables virtuels, une main qui verse un peu d’ar-
senic tous les jours, une victime illustre. C’est Rouletabille chez le
tsar ! On comprend l’engouement des médias pour un tel sujet. J’ai
renoncé à compter le nombre d’émissions à la télévision ou à la ra-
dio où j’ai été invité à parler de l’empoisonnement de Napoléon. Pas
une conférence sur Napoléon où ne me soit posée à la fin la ques-
tion fatidique !
— À l’annonce de la mort de Napoléon, la rumeur a couru que les
Anglais l’avaient empoisonné.
— Mais le procès-verbal d’autopsie a balayé le soupçon : tout
montrait que Napoléon avait été victime d’un ulcère ayant dégénéré

212
en cancer de l’estomac. Maladie dont avait déjà été victime le père
de Napoléon. La cause de la mort de l’Empereur n’a fait de doute ni
pour Thiers, ni pour Masson, ni pour Madelin.
C’est seulement en 1955 qu’un stomatologue suédois, Sten For-
shufvud, après avoir lu les mémoires de Marchand, valet de
chambre de Napoléon à Longwood, a cru reconnaître dans certaines
descriptions physiques du proscrit les signes d’un empoisonnement
à l’arsenic : disparition du système pileux, céphalées… Il ne s’agis-
sait encore que d’une hypothèse. Notre Suédois, en possession d’un
cheveu de l’Empereur, le fit analyser dans un laboratoire. L’expert re-
leva une très forte concentration d’arsenic. L’hypothèse de Forshuf-
vud était confirmée. Il publia un livre, Napoléon a-t-il été empoison-
né87 ?, où il répondait par l’affirmative. L’ouvrage fut accueilli par
des rires discrets.
On en serait resté là si un riche homme d’affaires canadien, Ben
Weider, passionné par l’histoire de Napoléon, n’avait repris l’hypo-
thèse de l’empoisonnement. Il mit en œuvre de puissants moyens et
sut mobiliser les médias. S’étant procuré de nouveaux cheveux de
Napoléon, il les remit au service de toxicologie du FBI.
— Et les résultats furent identiques à ceux de Forshufvud.
— Oui. Le FBI relevait une forte présence d’arsenic, selon Ben
Weider, qui publia deux livres à ce sujet88. Un colloque fut même or-
ganisé à grand bruit. La thèse de l’empoisonnement parut s’imposer.
Restait à répondre à la question : par qui Napoléon fut-il empoison-
né ? Qui versa l’arsenic ? Il ne pouvait s’agir que d’un proche : la
liste des suspects était courte. Les femmes furent écartées un peu
vite : car l’arsenic est une arme féminine. Mmes Bertrand et Montho-
lon échappèrent au soupçon. Las Cases et Gourgaud étaient partis
trop tôt. Difficile d’accuser Marchand et Bertrand. Restait Montholon.
Les motifs ne manquaient pas : Napoléon couchait avec sa femme ;
il avait des ennuis d’argent et Napoléon l’avait particulièrement gâté
sur son testament ; enfin, il avait envie de rentrer en France, pour y
retrouver son épouse partie un peu plus tôt. De plus, c’est lui qui
s’occupait du vin à Longwood. Curieusement, son descendant, Fran-
çois de Candé-Montholon, l’a dénoncé comme l’assassin dans la
biographie qu’il lui a consacrée à partir des papiers de famille89.

213
Là encore, il fallait invoquer Rouletabille. Pourquoi Montholon au-
rait-il empoisonné Napoléon à l’arsenic ? L’opération était difficile et
dangereuse, surtout étendue dans le temps. Et personne ne s’en se-
rait aperçu ? Les signes auraient aussi été plus évidents : Napoléon
n’avait jamais eu un système pileux abondant et s’était déjà plaint de
céphalées. Enfin, aucun document n’étaie ce qui n’est que supposi-
tion.
— Et puis il y avait eu les affaires Lafarge et Marie Besnard. La
France était le pays le plus porté au scepticisme sur le thème d’un
empoisonnement à l’arsenic.
— Ce qui impressionnait l’opinion, c’était malgré tout la présence
de poison dans les cheveux. Je publiai un article dans Le Figaro sur
le livre de Ben Weider pour en démonter la méthode. Naïvement,
l’auteur invitait ses lecteurs à une sorte de référendum. Si une majo-
rité était convaincue, il pourrait en conclure que Napoléon avait bien
été empoisonné. On ne résout pas un problème historique avec un
jury populaire. L’absence de documents fragilisait une thèse qui ne
reposait que sur une analyse de cheveux.
— Puisqu’on coupait les cheveux en quatre, on plaisanta : « Un
empoisonnement tiré par les cheveux. »
— Or les analyses de cheveux de Napoléon montraient la pré-
sence d’arsenic dès 1805. L’empoisonneur n’était vraiment pas
doué. On a trouvé de l’arsenic dans les cheveux des princesses Ca-
roline et Pauline. L’Institut italien de physique nucléaire a posé la
bonne question : pourquoi trouvait-on autant d’arsenic dans les che-
veux des contemporains de Napoléon ? Et pourquoi des doses qui
nous paraissent mortelles aujourd’hui ne l’étaient pas à l’époque ?
La présence d’arsenic dans les cheveux de Napoléon ne prouve pas
une volonté de l’empoisonner. D’ailleurs, aucun des signes les plus
marquants d’un empoisonnement à l’arsenic n’était apparent sur la
personne de l’Empereur. Sa mort s’explique par le délabrement de
son estomac. L’arsenic présent dans son organisme était normal
pour l’époque.
— Enquête réussie !
— Sauf chez quelques disciples attardés de Ben Weider, de moins
en moins nombreux depuis son décès. La thèse de l’empoisonne-
ment, qui avait paru sur le point de s’imposer à un moment, semble

214
abandonnée. On sut que Ben Weider avait voulu servir la mémoire
de l’Empereur pour tenir une promesse faite à son père, qui admirait
Napoléon comme émancipateur des Juifs. Il a sincèrement cru à
l’empoisonnement de l’Empereur et a voulu ainsi le venger de façon
posthume. C’était estimable, mais l’historien ne travaille pas au sen-
timent.
— Bien des énigmes n’ont pas été résolues. Lesquelles vous ont
intéressé ?
— Malgré l’abondance des ouvrages sur le Masque de fer, aucune
solution présentée par les historiens n’a fait l’unanimité. Les der-
nières hypothèses présentées par des historiens de qualité, Jean-
Christian Petitfils et Michel Vergé-Franceschi, sont ingénieuses mais
n’emportent pas l’adhésion : pourquoi un tel déploiement de moyens
pour des personnages aussi secondaires, des domestiques qu’un
coup d’épée pouvait envoyer ad patres ? Même l’explication clas-
sique, qui nous suggère le nom d’un diplomate italien, n’est pas en-
tièrement convaincante. Pourquoi un masque ? Pourquoi un tel mys-
tère ? Le bon sens nous conduirait à la solution lancée par Dumas
dans Le Vicomte de Bragelonne : un frère jumeau du roi. Elle fut dé-
fendue par Marcel Pagnol ! Peut-être faut-il considérer que l’on a
exagéré les précautions qui auraient été prises, notamment pour le
port du masque. Il y aurait à l’origine une légende forgée par Voltaire
et développée ensuite par des amateurs de petite histoire.
L’identité de l’homme au masque reste donc incertaine. La clé se
trouve peut-être dans des papiers de famille encore inédits : ceux de
Colbert ?
— Loin de Napoléon et de Colbert, vous vous êtes penché sur une
autre énigme : la chute de Beria en juillet 1953. Vous avez publié
dans Géopolitique, en octobre 2008, un article où vous essayez
d’éclaircir les conditions de l’élimination du tout-puissant chef de la
police de Staline.
— Lavrenti Beria m’a intéressé comme lointain héritier de Fouché,
mais en plus sanguinaire. À la mort de Staline se constitue un trium-
virat formé par Malenkov, Beria et Molotov. Beria est l’homme fort du
régime : il a bénéficié de la fusion du MVD (ministère des Affaires in-
térieures) et du MGB (ministère de la Sécurité d’État) en un minis-
tère de l’Intérieur. Il dispose d’une véritable armée et peut faire arrê-

215
ter ses collègues du Praesidium sans le moindre obstacle. Et pour-
tant il disparaît brusquement de la scène politique en juillet 1953.
— Sait-on comment ?
— On annonce le 10 juillet qu’il a été arrêté au cours d’une séance
du Praesidium. Personne ne l’a revu depuis la séance du 26 juin. Il
sera jugé à huis clos en décembre et exécuté. Mais n’était-il pas dé-
jà mort ? Les récits de Khrouchtchev, de Molotov et de certains gé-
néraux convergent pour raconter sa destitution lors de la séance du
26 juin. Toutefois, le fils de Beria prétend qu’il fut assassiné avant la
séance, mais sans preuves.
Aussitôt la séance du Praesidium terminée, que devient Beria ?
Khrouchtchev prétendra l’avoir étranglé, puis il dira que Joukov
l’abattit d’un coup de revolver. Il reste discret dans ses mémoires.
On pouvait craindre une réaction de la police, aussi la thèse la plus
vraisemblable veut qu’il ait été tué au cours de la séance, ou aussitôt
après, d’autant que son arrestation était illégale. Selon certains,
pourtant, il vivait encore au moment de son procès, mais si les
pièces en ont été publiées, nul n’y assista à l’exception des juges.
Je me suis attaché à comprendre comment Beria avait pu se re-
trouver soudain isolé au sein du Praesidium et comment il n’avait
pas vu venir, malgré ses espions, le complot monté par Khroucht-
chev. Tout fut préparé oralement, d’où l’absence d’archives. Le pro-
cès-verbal de la séance du 26 juin n’a jamais été rédigé. Si Beria a
été gardé en vie jusqu’à son procès, le secret le plus total a dû l’en-
tourer. Il serait vain d’attendre beaucoup des archives du KGB. Et
tous les acteurs sont morts. Nous ne connaîtrons donc jamais le sort
exact de Lavrenti Beria.
— En pleine guerre froide, un autre assassinat d’homme d’État a
gardé tout son mystère, qui fut pourtant accompli en public et dans
une grande démocratie…
— Vous pensez à l’assassinat de John F. Kennedy. Il n’est pas
certain que Lee Harvey Oswald ait été le seul tireur et l’on ne sait qui
était derrière cet attentat. Le FBI de Hoover, qui n’aimait pas les
Kennedy ? La CIA ? Cuba ? La mafia (Ted Kennedy avait engagé le
combat contre le syndicat du crime, malgré, dit-on, certains engage-
ments qui remontaient au temps du père) ? Il faut lire en français
l’excellente synthèse de Thierry Lentz90, qui croit au complot.

216
Je serais tenté plutôt par l’acte d’un exalté solitaire, puisque au-
cune preuve de conspiration n’a été découverte. C’est le type d’at-
tentat qui réussit parce qu’il n’y a pas de fuite. Tout est dans la tête
de l’assassin. L’énormité du crime (même si attenter à la vie d’un
Président est plutôt banal aux États-Unis depuis Lincoln) plaiderait,
comme dans le cas de Ravaillac (discutable) ou de Damiens, pour
un tireur isolé mais conditionné par une propagande insidieuse.
Reste, dans le cas d’Oswald, un fait troublant : son assassinat par
Jack Ruby. On pourrait penser à un autre exalté agissant de lui-
même sur le coup de l’indignation. C’est la thèse que défendra Ruby,
mais il n’a rien du vibrant patriote, du défenseur de la veuve et de
l’orphelin. Propriétaire d’une boîte de nuit à Dallas, il était inévitable-
ment en liaison avec le syndicat du crime. Fallait-il empêcher Os-
wald de parler ? S’il n’était pas le tueur, réduit au silence il ne pou-
vait plus se disculper et restait le coupable idéal ; s’il avait été mani-
pulé, il lui devenait impossible de dire par qui ; et s’il avait des com-
plices, il était désormais dans l’impossibilité de les dénoncer. On no-
tera que les policiers de Dallas, sortis d’un film noir de Phil Karlson
ou d’Anthony Mann, ne poussèrent pas leur premier interrogatoire
très loin.
— Vous êtes finalement incertain…
— Voilà un assassinat, celui de l’un des hommes les plus puis-
sants du monde, commis en plein jour, dans une avenue peuplée de
badauds, filmé sous plusieurs angles, puis l’assassinat de l’assassin
présumé télédiffusé en direct dans un commissariat peuplé de poli-
ciers, et nous restons dans l’ignorance des motivations réelles des
protagonistes. Pas un document, quelques conversations au télé-
phone enregistrées, une commission d’enquête réunie à chaud, et
rien. Des conjectures… C’est vous dire combien le travail de l’histo-
rien est difficile. Il est paradoxalement plus aisé d’étudier l’assassinat
du duc de Guise ou la conspiration des poignards fomentée contre le
Premier Consul.
Je pense que cette énigme ne sera jamais résolue, à moins d’ad-
mettre la solution officielle de la Commission Warren, celle d’un acte
isolé. S’il y eut complot, ses protagonistes sont morts aujourd’hui et
semblent avoir emporté avec eux leur secret dans la tombe. Ils de-
vaient être très forts et échapperont à jamais à l’historien.

217
— Au fond, qu’il s’agisse de ce qu’on appelle la « petite histoire »
ou de la « grande », il y a bien une seule et même méthode histo-
rique : toujours la rigueur du détective.
— Ces énigmes relèvent le plus souvent de la petite histoire (le
Masque de fer, le chevalier d’Éon, les fausses Jeanne d’Arc) qui en
fait sa pâture. Mais certaines ne peuvent laisser indifférente la
grande histoire. Et rendons justice à ces fouineurs amateurs à la re-
cherche du trésor des Templiers ou sur la piste du tsar Alexandre Ier
transformé en ermite. S’ils ont beaucoup d’imagination, ils n’en sont
pas moins rigoureux dans leurs démonstrations. Ils rendent ainsi
hommage à cette histoire positiviste qui a survécu à tous les sar-
casmes de la nouvelle histoire.
— En vous écoutant, une phrase de l’historien Albert Sorel me re-
vient à la mémoire. À l’un de ses élèves il avait dit : « Il n’y a pas
d’histoire définitive. Il n’y a que des historiens qui se croient définitifs.
Mais les uns écrivent d’après les sources, les autres de seconde
main. Les premiers seuls comptent. » C’est peut-être un peu raide,
mais rassurant après tout. Car même notre livre sur, de et avec Jean
Tulard n’est pas définitif ! Tant mieux : nous aurons d’autres entre-
tiens. En attendant, à vous les derniers mots…

218
De l’obsolescence des livres d’his-
toire

Au cours de ces entretiens sur le métier d’historien, j’ai laissé de


côté ma vie privée, qui fut heureuse et donc sans intérêt pour le lec-
teur : une épouse brillante, directrice au Sénat, et trois enfants, qui
m’ont longtemps fait croire que j’étais toujours jeune.
Ce que je souhaite que retienne qui me fera l’honneur de me lire,
au-delà des débats autour de Clio, c’est le portrait d’un représentant
de la classe moyenne française, celle qui a fourni un grand nombre
de premiers de la classe, fait son service militaire et payé ses im-
pôts, a cru aux vertus familiales et a su éviter en général les fins de
mois difficiles sans pour autant gaspiller ses revenus.
Elle a été pendant plusieurs générations l’ossature du pays. Peut-
être ne l’est-elle plus aujourd’hui. Ce livre devient alors une enquête
sur le passé d’un milieu qui eut ses faiblesses, mais aussi une gran-
deur qu’on lui a souvent refusée, et sur un individu dont un détective
relèvera un jour les erreurs et les omissions. Mais il n’ira probable-
ment pas au-delà. Souvenons-nous de Citizen Kane : « No trespas-
sing. »
Chacun a son « rosebud » que tous les entretiens du monde ne
parviendront pas à mettre au jour. Et ne parlons pas des psychana-
lystes ! Même les meilleurs détectives de l’histoire échouent à
connaître les vrais secrets des grands hommes.
Reste à s’interroger soi-même. « Quel artisan, vieilli dans le mé-
tier, s’est jamais demandé, sans un pincement de cœur, s’il a fait de
sa vie un sage emploi ? » Cette remarque de Marc Bloch en 1941,
dans Apologie pour l’histoire, mérite attention. Dresser un bilan de
ce qu’on a fait ou pas fait est toujours un exercice difficile dans une
profession intellectuelle. Qu’est-ce que faire de sa vie un « sage em-
ploi » pour un historien : un emploi moral ? raisonnable ? important ?

219
Marc Bloch ajoute : « J’aimerais que, parmi les historiens de pro-
fession, les jeunes en particulier s’habituassent à réfléchir sur les hé-
sitations, les perpétuels repentirs de notre métier. » Le héros d’Ana-
tole France, Sylvestre Bonnard, se posait déjà ce genre de ques-
tions. L’histoire, disait-il, est un métier qui use. Il use l’homme. Mais
c’est aussi l’œuvre qui s’use. C’est là l’angoisse et probablement le
« rosebud » de l’historien : qu’il ne reste rien de son œuvre.
Je l’ai déjà écrit dans L’Année sociologique : si les civilisations
sont mortelles et ne le savent pas, les études historiques qui leur
sont consacrées sont vouées à un sort identique et l’ignorent tout
autant. L’historien, pourtant habitué par son métier à se pencher sur
des choses passées et donc mortes, refuse le plus souvent de s’in-
terroger sur la durée de ses propres travaux. Le romancier peut
avoir l’illusion qu’il trouvera des lecteurs dans cinquante ans, petite
consolation à l’insuccès immédiat de ses livres, mais l’historien doit
tenir compte du progrès des sciences, de la rénovation des mé-
thodes, de la découverte de nouvelles sources. L’obsolescence me-
nace ses ouvrages.
C’est que la recherche historique est faite de strates, d’alluvions.
Reçu à l’Académie française en 1985, Fernand Braudel déclare que
« l’histoire, sans cesse interrogée, est condamnée à la nouveauté, à
des rajeunissements successifs, indispensables. Car si toute société
se retourne obligatoirement vers son passé pour s’expliquer elle-
même […], elle attend aussi des réponses nouvelles aux questions
nouvelles qui la tourmentent. Les histoires de Guizot, de Fustel de
Coulanges, de Taine étaient déjà, en leur temps, des histoires nou-
velles. Avec Marc Bloch et Lucien Febvre, la nouveauté a pris les
proportions d’une violente révolution de l’esprit : avant tout parce
qu’ils ont ouvert le territoire de l’historien aux diverses, jeunes et im-
périalistes sciences de l’homme. […] N’en doutez pas : d’autres ré-
volutions sont en marche. Une nouvelle nouvelle histoire, une nou-
velle nouvelle culture nous guettent et déjà nous narguent à l’hori-
zon91. »
Parce qu’elle est un genre littéraire, l’histoire est sujette aux
modes ; parce qu’elle est une science, elle doit se soumettre aux
conditions du progrès.

220
Le nombre d’ouvrages historiques tombés dans l’oubli est impres-
sionnant : deux sur trois au moins. Les formes de cet oubli sont
nombreuses et variées. D’abord il y a l’exclusion des bibliographies
et des notes ou références, puis l’absence de consultation dans les
bibliothèques et, finalement, la poussière qui recouvre lentement
l’ouvrage en attendant la mise au pilon dans certains dépôts. Non
seulement le livre est alors mort, mais c’est la trace même de son
existence qui se trouve gommée. Une nouvelle forme d’exclusion se
dessine aujourd’hui : le livre qui n’est pas numérisé. Et quel support
vulnérable que celui d’Internet !
Pourquoi l’oubli ? À cause, dit Braudel, du renouvellement des
écoles historiques. N’oublions pas la mode, mais aussi et surtout le
progrès de la technologie historique élargissant le champ des maté-
riaux (l’informatique a périmé de nombreuses études touchant à
l’histoire quantitative), le changement des hypothèses économiques
ou sociologiques dû à l’évolution de ces disciplines qui ont leur auto-
nomie, la multiplication des publications sur le même sujet, l’appari-
tion de nouveaux secteurs de recherche qui conduisent à une vision
différente du problème. La science permet une nouvelle approche
des sources – on l’a vu avec l’ADN – et apparaissent constamment
des documents restés inédits. Je pense par exemple à la décou-
verte, après la guerre, des mémoires de Ferdinand de Bertier 92,
fondateur puis animateur sous la Restauration des chevaliers de la
foi, restés jusqu’alors inconnus. La découverte périmait de nombreux
travaux sur la Congrégation avec laquelle les contemporains (dont
Balzac et Montlosier) puis les historiens avaient confondu les cheva-
liers de la foi.
Et puis, écrit-on sur un ordinateur de la même manière que la
plume à la main, une plume à laquelle je suis resté fidèle ?
L’oubli dans lequel tombe une étude historique peut tenir à ses
propres défauts : absence ou insuffisance du travail de recherche,
recours à des sources de seconde main, écriture ou thèmes trop liés
à la mode, défaut de méthode, erreurs grossières.
Il existe des facteurs plus complexes : hypothèses de travail déjà
dépassées au moment de la rédaction, volonté polémique ou idéolo-
gique qui conduit à des conclusions partisanes que le temps périme.
Une œuvre trop engagée, donc trop incrustée dans le moment, est

221
moins assurée de durer qu’un ouvrage neutre. Surtout si les événe-
ments politiques qui ont suivi ont donné tort à cet engagement. Men-
tionnons aussi des thèses qui simplifient abusivement les problèmes
ou les interprètent sans la moindre nuance.
La mort d’un auteur est souvent fatale à son œuvre. La position
sociale de certains historiens assure à leurs ouvrages une considé-
ration qui s’évanouit avec leur disparition. Citer certains noms serait
particulièrement cruel. Le livre meurt avec l’extinction de la notoriété
d’un écrivain, surtout quand cette notoriété en était le principal sou-
tien.
Ainsi la mort d’un livre d’histoire peut-elle être lente ou rapide. Est-
elle pour autant inexorable ? Tous les livres historiques ne dispa-
raissent pas. Comment échapper à une obsolescence qui n’est pas
fatale à l’inverse du cours d’une vie humaine ? Où trouver l’élixir de
longue vie pour son œuvre ?
La longévité d’une œuvre historique tient à plusieurs facteurs. Le
premier réside dans la fiabilité des matériaux. Si elle est inattaquable
sur le plan de l’érudition, l’œuvre a de fortes chances de durer. La
forme n’est pas moins importante. Ne sous-estimons pas les pièges
d’une rhétorique historique qui conduit tout droit à la désuétude. Te-
nir compte aussi de la lourdeur d’un appareil de notes qui se déva-
lue.
Essayons de prévoir ce qui va périr dans la production historique.
La synthèse brillante mais hâtive et trop paradoxale est condamnée.
D’autres synthèses, non moins brillantes, lui succéderont et l’enter-
reront. Condamné aussi, l’ouvrage qui suit la mode : encensé dans
l’immédiat, il est rapidement oublié, une mode chassant l’autre. Finit
par lasser l’histoire répétitive (la centième biographie d’un person-
nage connu et qui n’apporte aucun élément nouveau). Condamné,
un type d’auteur à la G. Lenôtre, dont on disait : « Il prend du mien, il
prend du vôtre et il signe Lenôtre. » Enfin, l’ouvrage à destination du
grand public pourra connaître un temps les forts tirages, mais la
chute est ensuite rapide. Trop imbriqué dans l’actualité, un livre
passe avec elle.
Force est donc de constater qu’en mettant à part de grands histo-
riens qui sont aussi de grands écrivains, un Tocqueville par exemple,
n’échappent à l’obsolescence que le travail obscur de publication de

222
documents avec appareil érudit, incontournable sur la période, le
dictionnaire savant qu’il faut toujours consulter, l’histoire à la marge,
celle qui est en avance de plusieurs années (par exemple, les tra-
vaux de Philippe Ariès sur la famille, l’enfant ou la mort) ou encore
les travaux d’érudition locale qui sont de première main, épuisent le
sujet et donnent des repères sûrs.
Je crois que c’est Paul Veyne qui disait qu’un livre d’histoire pèche
moins par ce qu’il affirme que par ce qu’il n’a pas pensé à se deman-
der. Prisonnier de son époque, l’historien ne peut poser que les
questions de son époque. Le sens du relatif doit lui inspirer, comme
je le rappelais dans L’Année sociologique, une certaine humilité. Il
sait que rien n’est définitif, que la recherche qu’il a entreprise n’est
qu’une étape dans une chaîne de recherches : il a eu des prédéces-
seurs et il aura des successeurs qui iront plus loin, poseront de
meilleures questions et trouveront de nouveaux documents. M. Le-
coq fut remplacé par Sherlock Holmes lequel s’effaça devant Her-
cule Poirot et Maigret… Les détectives de l’histoire ont le même des-
tin que les héros de romans policiers. Déjà de nouveaux noms appa-
raissent dans le domaine de l’histoire napoléonienne. Et comment
ne pas s’en réjouir.
Il y a bien sûr les élèves qui perpétuent la mémoire du maître. Je
me suis efforcé de maintenir le souvenir des maîtres auxquels je
dois tant, de Dunan à Fleury. J’ai toujours un pincement au cœur
quand un élève de Sorbonne ou de Sciences-Po me reconnaît dans
la rue. Et quelle joie de revoir les habitués des conférences du ven-
dredi à l’École pratique des hautes études que je voudrais tous citer
ici. Ceux qui ont écrit et que j’ai préfacés se retrouveront à la fin du
volume. Quel plus bel hommage pour moi que ce fidèle des hautes
études qui enregistrait toutes mes conférences. Malade, ne pouvant
plus venir à la Sorbonne, il mettait tous les vendredis à l’heure habi-
tuelle un enregistrement de l’un de mes cours qu’il écoutait religieu-
sement. Cela vaut toutes les récompenses. Mais il est décédé et
l’enregistrement a dû mal finir ou s’user.
Je n’ai aucune inquiétude pour mes enfants et petits-enfants :
l’avenir leur appartient. Mais vous, chers livres écrits souvent depuis
un demi-siècle et alignés, pour la plupart, devant moi. Il faudra vous
résigner à disparaître des bibliographies, à être oubliés sur les

223
rayons des bibliothèques et à finir, dédaignés chez quelques libraires
d’occasion. Vous aurez bientôt fait votre temps, peut-être est-ce déjà
fait pour plusieurs, mais, après tout, comme disait Napoléon à ses
soldats, je suis content de vous.

Jean TULARD

224
Bibliographie de Jean Tulard

a) OUVRAGES HISTORIQUES

1962 : Histoire de la Crète (PUF, « Que sais-je ? »).

1964 : Napoléon Bonaparte : proclamations, ordres du jour, bul-


letins de la Grande Armée (Plon).

L’Anti-Napoléon (Julliard).

La Préfecture de police sous la monarchie de Juillet


(Ville de Paris).

1965 : L’Amérique espagnole en 1800 vue par un savant alle-


mand, Humboldt (Calmann-Lévy).

1967 : Œuvres littéraires et écrits militaires de Napoléon, 3 vol.


(Société encyclopédique, édition reprise en 1969 dans
Napoléon, l’homme et l’œuvre, Club français du livre).

1970 : Nouvelle Histoire de Paris. Le Consulat et l’Empire (Ha-


chette).

1971 : Le Mythe de Napoléon (Armand Colin).

Bibliographie critique des mémoires sur le Consulat et


l’Empire (Droz, rééd. complétée en 1991).

1972 : Lettres inédites de Cambacérès à Napoléon, 2 vol.


(Klincksieck).

225
1973 : Atlas administratif du premier Empire (avec P. de Dain-
ville, Droz).

1974 : Histoire de la Ville de Paris (Ville de Paris).

Napoléon et la noblesse d’Empire (Tallandier, rééd.


1986).

1975 : La Révolution française (avec P. Gaxotte, Fayard).

1976 : Paris et son administration, 1800-1830 (Ville de Paris).

1977 : Napoléon ou le mythe du sauveur (Fayard).

1978 : La Vie quotidienne des Français sous Napoléon (Ha-


chette).

1980 : Édition critique des Considérations sur la France de Jo-


seph de Maistre (Garnier).

1981 : Napoléon à Sainte-Hélène (Bouquins).

Lettres d’amour de Napoléon à Joséphine (Fayard).

1982 : Le Grand Empire (Albin Michel, rééd. 2009).

1983 : Murat (Hachette, rééd. Fayard, 1999).

1984 : Histoire de l’administration française (avec Guy Thuillier,


PUF, « Que sais-je ? »).

1985 : Les Révolutions. 1789-1851 (Fayard).

Fiévée, conseiller secret de Napoléon (Fayard).

1986 : La Méthode en histoire (avec G. Thuillier, Que sais-je ?).

1987 : Histoire et dictionnaire de la Révolution (avec J.-F.


Fayard et A. Pierro, Robert Laffont, « Bouquins »).

226
1988 : Dictionnaire Napoléon (dir., Fayard).

1989 : La Révolution française (avec F. Bluche et S. Rials, PUF,


« Que sais-je ? »).

Paris, l’Hôtel de Ville et la Révolution (Ville de Paris).

Nouvelle Histoire de Paris : la Révolution (Hachette).

L’Europe de Napoléon (dir., Horvath).

1990 : Les Écoles historiques (avec G. Thuillier, PUF, « Que


sais-je ? »).

Almanach de Paris, t. II (Encyclopædia Universalis).

La Contre-Révolution (dir., Perrin).

1991 : Le Directoire et le Consulat (PUF, « Que sais-je ? »).

Le Métier d’historien (avec G. Thuillier, PUF, « Que sais-


je ? »).

L’Histoire de Napoléon par la peinture (avec P. Leris et


A. Fierro, Belfond).

1992 : Le Premier Empire (PUF, « Que sais-je ? »).

Napoléon II (Fayard).

Histoire locale et régionale (avec G. Thuillier, PUF,


« Que sais-je ? »).

Itinéraire de Napoléon au jour le jour (avec L. Garros,


Tallandier).

1993 : Vendée, le livre de la mémoire (avec P. Buisson, Val-


monde).

227
Édition critique du procès-verbal du sacre de Napoléon
(Imprimerie nationale).

1994 : Une journée particulière de Napoléon (Lattès).

Le Marché de l’Histoire (avec G. Thuillier, PUF, « Que


sais-je ? »).

1995 : Le Temps des passions (Bartillat).

Notre histoire de la Révolution à 1914 (Fleurus).

Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire (avec


A. Fierro et A. Palluel, Robert Laffont, « Bouquins »).

La Morale de l’historien (avec G. Thuillier, Economica).

Dictionnaire du second Empire (dir., Fayard).

La France de la Révolution et de l’Empire (PUF).

1996 : Édition critique des Mémoires de Talleyrand (Imprimerie


1996 : nationale).

1997 : Les Empires occidentaux de Rome à Berlin (dir., PUF).

Napoléon, le pouvoir, la nation, la légende (Hachette).

Jeanne d’Arc-Napoléon. Le paradoxe du biographe,


avec Régine Pernoud (Le Rocher).

1998 : Fouché (Fayard).

Petite Histoire de Napoléon (Valmonde).

1999 : Le Dix-huit Brumaire (Perrin).

2000 : Napoléon et Rouget de l’Isle (Hermann).

228
2001 : Les Vingt Jours (1er-20 mars 1815) (Fayard).

2002 : Napoléon et les mystères de Sainte-Hélène (L’Archipel).

2003 : La Province au temps de Napoléon (SPM-Lettrage).

2004 : Le Sacre de l’empereur Napoléon (Fayard).

Dictionnaire biographique du Conseil d’État (avec R.


Drago et J. Imbert, Fayard).

2005 : Les Thermidoriens (Fayard).

Histoire et Dictionnaire de la police (avec M. Aubouin et


A. Teyssier, Robert Laffont, « Bouquins »).

Napoléon homme d’État (Bayard).

2006 : Napoléon, les grands moments d’un destin (Fayard).

Faut-il faire confiance aux historiens ? (dir., PUF).

2010 : Talleyrand ou la douceur de vivre (Bibliothèque des In-


trouvables).

2012 : Dictionnaire amoureux de Napoléon (Plon).

La Berline de Napoléon (dir. Albin Michel).

b) OUVRAGES ET CONTRIBUTIONS SUR LA LITTÉRATURE PO-


PULAIRE

1981 : « Roman policier et roman populaire », in Encyclopædia


Universalis.

229
1992 : « Le polar et l’Histoire », in Polar (Rivages).

2000 : « Roman populaire », in Dictionnaire de la littérature


française au XXe siècle (Albin Michel)

« Napoléon dans le roman populaire », in Napoléon de


l’histoire à la légende (Maisonneuve et Larose).

2005 : Dictionnaire du roman policier (Fayard).

Alexandre Dumas (PUF).

Les Pieds Nickelés de Forton (Armand Colin).

c) OUVRAGES SUR L’OPÉRA

1999 : « Un pauvre homme qu’un rhume paralyse », pro-


gramme de l’Opéra de Paris, La Guerre et la Paix de
Serge Prokofiev.

2004 : « Les rendez-vous manqués de l’Aiglon », programme


de l’Opéra de Marseille, L’Aiglon d’Arthur Honegger et
Jacques Ibert.

d) OUVRAGES ET CONTRIBUTIONS SUR LE CINÉMA

1972 : « Policier (Film) », in Encyclopaedia Universalis.

1982 : Dictionnaire du cinéma : les réalisateurs (Robert Laffont,


« Bouquins », plusieurs rééditions).

1984 : Dictionnaire du cinéma : les acteurs (Robert Laffont,


« Bouquins », plusieurs rééditions).

230
1988 : « L’écran musical », in J.-M. Fauquet, Musiques, Signes,
Images (Minkoff).

1990 : Guide des films (Robert Laffont, « Bouquins », en deux


puis en trois volumes).

1996 : « Les adaptations cinématographiques des romans de


Balzac entre 1940 et 1944 », in L’Année balzacienne.

« Lettres d’amour » et « Le cavalier de Croix-Mort », in


La Persistance des images (Cinémathèque française).

2000 : « Les interprètes de Napoléon à l’écran », in Napoléon


et le cinéma (Piazzola).

Abel Gance (avec N. Kaplan, Cinémathèque française).

« Dolce Farniente », in L’Annuel du cinéma.

2001 : Quand les acteurs faisaient leur cinéma (Cinémathèque


française).

« Gladiator », in L’Annuel du cinéma.

2002 : « Sacha Bonaparte et Napoléon Guitry », in Sacha Gui-


try (L’Âge d’homme).

2003 : « Les sentiers de la perdition », in L’Annuel du cinéma.

2006 : « Kolberg », in Le Cinéma et la Guerre (Economica).

2009 : Dictionnaire amoureux du cinéma (Plon).

2010 : Guide des films, t. 4 (Robert Laffont, « Bouquins »).

2011 : « Napoleon in film », in Kubrick’s Napoléon (Taschen).

231
e) PARTICIPATIONS À DES OUVRAGES COLLECTIFS

1968 : Napoléon et l’Empire (Hachette).

Le Marquis de Sade (Armand Colin).

1971 : Sainte-Hélène, terre d’exil (Hachette).

1973 : Histoire de la vie française, t. VI.

Douze moments clés de l’Histoire de France (Hachette).

1975 : Histoire de l’administration française (IFSA).

Origines et Histoire des cabinets des ministres (IFSA).

1976 : Les Directeurs de ministère en France (IFSA).

1977 : Les Épurations administratives (IFSA).

1978 : Les Préfets, 1800-1940 (IFSA).

1979 : L’État et sa police (IFSA).

L’Administration de Paris (IFSA).

1982 : Administration et Parlement depuis 1815 (IFSA).

1983 : Histoire de l’administration de l’enseignement (IFSA).

1985 : L’Europe à la fin du XVIIIe siècle (SSBES).

Administration et contrôle de l’économie (IFSA).

Paris de la préhistoire à nos jours (Bordessoules).

1986 : Les Lieux de mémoire : la nation (Gallimard).

232
1987 : Administration et Église (IFSA).

La Fin de l’Europe napoléonienne (SPM-Lettrage).

L’Horreur du bonheur (L’Âge d’homme).

1991 : État, Finances et Économie pendant la Révolution (Mi-


nistère des Finances).

1992 : L’Administration de la France pendant la Révolution (IF-


SA).

1994 : Le Radeau de la modernité (L’Âge d’homme).

1995 : Histoire des cinq académies (Perrin).

1996 : En arrière toute (L’Âge d’homme).

1997 : Clovis. Histoire et mémoire (Paris-Sorbonne).

Le Grand Livre d’Alexandre Dumas (Les Belles Lettres).

1998 : Études et Documents, t. X (Comité d’histoire au minis-


tère des Finances).

L’ABCdaire de Napoléon (Flammarion).

1999 : Vivant Denon, directeur des musées sous le Consulat et


l’Empire (Musées nationaux).

Le Conseil d’État (Adam Biro).

2001 : Atlas Napoléon (Valmonde).

2002 : Les Communes et le Pouvoir (PUF).

2004 : La Légion d’honneur (Perrin).

2005 : L’ Histoire et le roman aujourd’hui (Fondation Singer-Po-

233
lignac).

D’or et d’argent (Comité du ministère des Finances).

Le Palais du roi de Rome à Rambouillet (Shary).

2007 : L’Erreur (PUF).

2008 : Le Concordat et le retour de la paix religieuse (SPM).

Le Livre noir de la Révolution (Le Cerf).

2009 : Allez-y sans nous (L’Âge d’homme).

La Vertu (PUF).

Girouettes ou Mainteneurs ? (La Bouteille à la mer).

Dans les archives secrètes de la police (L’Iconoclaste).

2010 : Napoléon et Marie-Louise à Compiègne (RMN).

f) ARTICLES

Depuis « La Légion de police de Paris » (Annales historiques de la


Révolution française, 1962) à « Le tombeau de Mgr de Visde-
lou » (Spectacle du monde, juillet 2011), plus de cinq cents
articles dans la Revue de l’Académie des sciences morales et
politiques, le Journal des savants, la Revue historique, la Re-
vue d’histoire moderne et contemporaine, L’Histoire, Francia,
Historia, Histoire Magazine, La Nouvelle Revue d’histoire, la
Revue de l’Institut Napoléon, Souvenir napoléonien, Napo-
léon, Napoléon Ier, Géopolitique, Historama, Rocambole, Le
Figaro, Le Monde, Le Point, L’Express, Valeurs actuelles et
Spectacle du monde. Colloques Robespierre ; Stendhal ; les

234
correspondances ; Dumas : une lecture de l’histoire ; le nau-
frage ; le concept d’empire ; Michel Fleury ; Thiers.

g) DRAMATIQUES POUR « QUESTIONS POUR L’HISTOIRE » ET


« AU FIL DE L’HISTOIRE » (FRANCE INTER)

2004 : Et Bonaparte créa la Légion d’honneur. – La mort de


Staline et la chute de Beria. – La légende de Pierrot le
fou. – Naissance d’un génie : les débuts d’Orson Welles
à Hollywood. – Sade à Charenton. – Le sacre de Napo-
léon. – L’histoire vraie des trois mousquetaires.

2005 : Le vice contre le crime. Quand Fouché et Talleyrand


gouvernaient la France. – Crassus, le Romain qui vain-
quit Spartacus. – Aux origines de la légende de Dracu-
la : Vlad l’Empaleur. – 1848 : première élection du pré-
sident de la République au suffrage universel. – 1795 :
création de l’Institut de France. – Retz, ou comment on
devient cardinal au temps de la Fronde. – Quand les
anarchistes inspiraient les aventures d’Arsène Lupin et
des Pieds nickelés. – César Borgia, le prince de Machia-
vel. – Néron et la mort de Sénèque. – Olivier Le Daim,
l’âme damnée de Louis XI. – Laurel et Hardy : naissance
d’un mythe cinématographique. – Lacenaire, l’assassin
dandy. – Julien l’Apostat, ou la mort des dieux. – Auster-
litz : la bataille des trois empereurs.

2006 : Grimod de La Reynière invente la gastronomie. – Baja-


zet contre Tamerlan : la bataille d’Angora. – La corrup-
tion parlementaire sous la Terreur : Fabre d’Églantine. –
Flaubert devant la justice : le procès de Madame Bova-
ry. – La restauration impossible : le coup d’État du 18
fructidor. – La bataille d’Iéna.

2007 : Quand Vidocq inspirait Balzac. – Napoléon à Tilsit ou le


partage du monde. – Le silence de Rossini. – L’amiral

235
Canaris contre Himmler : la guerre des services secrets
sous le IIIe Reich.

2008 : L’éminence grise de l’éminence rouge : le père Joseph,


conseiller de Richelieu. – Napoléon en Espagne : le
guet-apens de Bayonne. – Richard III, mon royaume
pour un cheval. – Fouquier-Tinville, l’accusateur accusé.

2009 : Une ténébreuse affaire : l’enlèvement du sénateur Clé-


ment de Ris sous Bonaparte. – Quand Staline censurait
Ivan le Terrible. – Joubert, le général qui devait terminer
la Révolution. – 1810 : un Français devient roi de Suède.

2010 : Un complot sous Bonaparte : la conspiration des poi-


gnards. – Bernis ou le renversement des alliances.

2011 : Les monstres du prince de Palagomia. – L’Europe pour


héritage : naissance du roi de Rome.

h) PRÉFACES

1968 : Le Mémorial de Sainte-Hélène (Seuil, « L’Intégrale »).

1969 : Catalogue de l’exposition Napoléon (Archives natio-


nales).

Catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Marmottan.

1970 : La France à l’apogée de l’Empire, de Louis Madelin (Ha-


chette).

Le personnel de la Cour des comptes d’U. Todisco


(Droz).

236
Lettres intimes de Napoléon (Club du Livre).

Correspondance officielle de Napoléon (Club du Livre).

1974 : Armorial du premier Empire, t. I. (Honoré Champion).

Abbayes, Monastères et Couvents de femmes à Paris,


de Paul et Marie-Louise Biver (PUF).

1977 : Napoléon chez lui, de Frédéric Masson (Tallandier).

1978 : Le Sacre et le couronnement de Napoléon de Frédéric


Masson (Tallandier).

Mémoires du sergent Bourgogne, nouvelle édition (Ha-


chette).

1979 : Les Ruines, de Constantin-François Volney (Slatkine).

La France nouvelle, de Lucien Anatole Prévost-Paradol


(Slatkine).

Lettres à Fanny du général Bertrand (éd. de La Vais-


sière/Orfila/Albin Michel).

1980 : Journal d’un notable du Caire durant l’expédition fran-


çaise (Albin Michel).

Les Fêtes révolutionnaires à Paris, de Marie-Louise Bi-


ver (PUF).

Bureaucratie et bureaucrates en France au XIXe siècle,


de Guy Thuillier (Droz).

Les Grognards de Cabrera, de Pierre Pellissier et Jé-


rôme Phelipeau (Hachette).

Les Maréchaux de Napoléon III, de Joseph Valynseele


(First).

237
1981 : Gouvion Saint-Cyr, de Christiane d’Ainval (Copernic).

Parcs et jardins sous le premier Empire, de Marie-


Blanche d’Arneville (Tallandier).

1982 : Qu’est-ce que le tiers-état ?, de Sieyès (PUF).

La Campagne de Russie, de Jean Tranié et Juan Carlos


Carmigniani (Pygmalion).

1983 : Charles Jean-Marie Alquier : un témoin de la Révolution


et de l’Empire, d’Henri Perrin de Boussac (Rumeur des
âges).

La Déportation sous le premier Empire, de Jean-René


Aymes (Sorbonne).

Qui a tué le duc d’Enghien ?, de Maurice Schumann


(Perrin).

La Monnaie en France au début du XIXe siècle, de Guy


Thuillier (Droz).

1984 : Le Maréchal Suchet, de Bernard Bergerot (Tallandier).

1985 : Catalogue de l’exposition Balzac et le monde des co-


quins (Paris Musée).

Les Enquêtes de Nestor Burma, de Léo Malet, t. II (Ro-


bert Laffont, « Bouquins »).

Corvisart, médecin de l’Empereur, de Paul Ganière (Per-


rin).

1986 : Les Indiscrétions d’un préfet de police de Napoléon (Tal-


landier).

Septembre 1792, de Frédéric Bluche (Robert Laffont).

238
L’Assassin au village, de Michel Ganivet (Mémoire du
Perche).

Ingrid Bergman. Le mythe et la vie, de Laurence Leamer


(Perrin/Terres des femmes).

Napoléon franc-maçon ?, de François Collaveri (Tallan-


dier).

1987 : La Bureaucratie en France aux XIXe et XXe siècles de


Guy Thuillier.

Napoléon. 1813 : la campagne d’Allemagne de Jean


Tranié et Juan Carlos Carmigniani (Pygmalion).

Cent Lettres de soldats de l’An II, de René Bouscayrol


(Aux amateurs de livres).

Les Compagnies de réserve départementales, de Fran-


çois Buttner (Centre d’histoire militaire et d’études de dé-
fense nationale).

1988 : Histoire des modes sous l’Empire, de Philippe Séguy


(Tallandier).

La Révolution dans la Somme, de Robert Legrand (F.


Paillart).

Magie et superstitions de la fin de l’Ancien Régime à la


Restauration, d’Éloise Mozzani (Robert Laffont).

La Révolution française à Paris (Musée Carnavalet).

Bonaparte : la campagne d’Égypte, de Jean Tranié et


Juan Carlos Carmigniani (Pygmalion).

Bibliographie critique des mémoires sur la Révolution


française, d’Alfred Fierro (Service des travaux histo-

239
riques de la Ville de Paris).

Hoche, un sans-culotte aristocrate, de Bernard Bergerot


(Eurocorp).

La Révolution et l’Empire, de Bernardine Melchior-Bon-


net (Larousse).

Lettres d’exil de Napoléon à Marie-Louise (Hachette).

Contes et Romans d’Erckmann-Chatrian, t. I (Pauvert/


Tallandier).

Journal d’un grognard de l’Empire, présenté par Jacques


Garnier (CNRS).

La Monnaie de Paris (1795-1826), de Jean-Pierre Darnis


(Centre d’études napoléoniennes).

Lettres, décisions et actes de Napoléon à Pont-de-


Briques, de Fernand Beaucour (chez l’auteur).

Expériences françaises de l’Italie napoléonienne de Re-


né Boudard (Edizioni dell’Ateneo).

1989 : Les Salons de peinture de la Révolution française, de


Jean-François Heim, Claire Béraud et Philippe Heim
(CAC).

Pierre Decouz, soldat de la Révolution, général d’Em-


pire, par lui-même (Curandera).

Roederer, de Thierry Lentz (Serpenoise).

L’Égyptomanie dans l’art occidental de Jean-Marcel


Humbert (ACR).

Figures et moments de l’histoire creusoise au temps de


la Révolution et de l’Empire, de René Boudard (Le-

240
cante).

Les Grands Hommes d’État de l’Histoire de France,


d’Arnaud de Maurepas, Hervé Robert, Pierre Thibault
(Larousse).

Catalogue de la librairie du spectacle.

Catalogue de la librairie Clavreuil sur la Révolution.

Les Armées françaises à l’époque révolutionnaire, de


Georges Le Diberder (Musée de l’Armée).

Barère, l’Anacréon de la guillotine, de Robert Launay


(Tallandier).

1990 À Boulogne le cinéma s’affiche : affiches du cinéma fran-


çais des années 1930 aux années 1950 : collection
Christian Fechner.

Les Cartes à jouer sous la Révolution (Musée de la


carte). Marie-Caroline, reine de Naples, de Michel La-
cour-Gayet (Tallandier).

Du Nivernais à la Nièvre : études révolutionnaires


(Conseil général de la Nièvre).

Romans et contes fantastiques, de Maurice Renard (Ro-


bert Laffont, « Bouquins »).

Dictionnaire des diplomates de Napoléon, de Jacques


Henri-Robert (Henri Veyrier).

La Police parisienne de Napoléon, de Jean Rigotard


(Tallandier).

Dictionnaire des ministres (1789-1989), de Benoît Yvert


(Perrin).

241
Guide des cimetières de Paris, de Marcel Le Clère (Ha-
chette).

Le Brigadier Gérard, d’Arthur Conan Doyle (Robert Laf-


font, « Bouquins »).

Augereau, l’enfant maudit de la gloire, de Laurence Cou-


turaud (Henri Veyrier).

Daru, intendant général de la Grande Armée, de Ber-


nard Bergerot (Tallandier).

Les Agents de Napoléon en Égypte, d’Amaury Faivre


d’Arcier (Centre d’études napoléoniennes).

L’Oise sous la Restauration, de Laurence Miroux


(Groupe d’étude des monuments et œuvres d’art de
l’Oise).

1991 : Talleyrand. Une mystification historique, de Georges-Al-


bert Morlot (Henri Veyrier).

Napoléon, épopée cinégraphique, d’Abel Gance (Ber-


toin).

Hollywood Stories (Hatier).

Les Forteresses de l’Empire, de Philippe Prost (Le Moni-


teur).

La Patrie en danger : histoire des bataillons de volon-


taires de 1791 à 1794 et des généraux drômois, de Mi-
chel Garcin (N. Gauvin).

Catalogue de la librairie Le Conservateur.

Le Retour des cendres (Colloque du Souvenir napoléo-


nien).

242
1992 : Cent Vingt Ans de médecine à Langres, de Raymond
Brocard (Dominique Guéniot).

Napoléon et les Pyrénées, de Jean Sarramon (Éditions


du Lézard).

Bonaparte et la Louisiane, de Michael Garnier (SPM-Let-


trage).

Romans de la Révolution, d’Alexandre Dumas, t. I (Tal-


landier).

Journal historique, du lieutenant Lacorde (Clavreuil). La


Chute des aristocrates 1787-1792, de Jacques de Saint-
Victor (Perrin).

Arts décoratifs, numéro spécial de la revue Beaux Arts.

Terreur rouge, Terreur blanche dans le Midi, de Christian


Hérail-Gilly (Lacour).

Une Parisienne sous la Terreur : Marie-Angélique Berge-


ron, de Marie-Josèphe de Lacroix de Lavalette (Téqui).

Souvenirs des années de guerre 1806-1813, de Frie-


drich von Müller (Tallandier).

La cultura delle armi. Saggi sull’eta napoleonica, de Lui-


gi Mascilli Migliorini (Giardini).

1993 : Répertoire mondial des souvenirs napoléoniens, d’Alain


Chappet (SPM-Lettrage).

L’Armée napoléonienne, d’Alain Pigeard (Curandera).

Guide historique des guerres de Vendée, de Nicolas De-


lahaye et Jean-Christophe Mênard (Pays et Terroirs).

La Réforme monétaire de l’an XI, de Guy Thuillier

243
(CHEFF).

La Galerie des homonymes 1780-1840, de Robert Le-


grand (F. Paillart).

Souvenirs 1810-1830, du duc d’Orléans (Droz).

Le Souper de Beaucaire, de Napoléon Bonaparte


(SHAB).

Bibliographie raisonnée des témoignages de l’expédition


d’Égypte, de Philippe Meulenaere (Chamonal).

Catalogue de la librairie Vachon sur la Contre-Révolu-


tion.

Catalogue de l’exposition Napoléon du musée Fuji (To-


kyo).

Catalogue de l’exposition Memphis sur Napoléon. Jean-


Baptiste Lauer, général comte d’Empire, de Jean-Fran-
çois Duhard et Véronique Lauer (Pierron).

Brigands en Rouergue XIe-XIXe siècle (Société des


lettres, sciences et arts de l’Aveyron).

La Famille royale à Paris (Musée Carnavalet).

Dixième anniversaire des éditions Glénat.

1994 : Le Maréchal Lannes, favori de Napoléon, de Ronald


Zins (Curandera).

La Reine Margot, d’Alexandre Dumas (Gallimard, coll.


« Folio »).

Napoléon et l’Angleterre : vingt-deux ans d’affronte-


ments sur terre et sur mer, de Jean Tranié et Juan Car-

244
los Carmigniani (Pygmalion).

Mémoires de mes campagnes de Louis Frèche (Centre


d’Études napoléoniennes.

Dialogue sur la France, correspondance et entretiens


1953-1970, du comte de Paris et du général de Gaulle
(Fayard).

1995 : Jean-Antoine Almes, grognard de Napoléon, de Guy


Almes (SPM-Lettrage).

Georges Cabanis, médecin de Brumaire, d’André Role


et Luc Boulet (Sorlot/Lanore).

Les Institutions médico-sociales en Nivernais, de Guy


Thuillier (Association pour l’étude de l’histoire de la Sé-
curité sociale).

Histoire de France, de Jacques Bainville (Valmonde).

Napoléon le conquérant prophétique d’Éric Ledru (Mo-


lière).

Almanach du cinéma, de Philippe d’Hugues (Ency-


clopædia universalis).

Pourquoi réhabiliter le second Empire ? (Colloque Fon-


dation Napoléon).

Mémoires du monde, t. X : D’une révolution à l’autre


1750-1815, de Kare Tonnesson (Cavenne, postface).

1996 : Charcot, un grand médecin dans son siècle, de Michel


Bonduelle, Toby Gelfand et Christopher G. Goetz (Mi-
chalon).

Souvenirs d’un prisonnier en Russie pendant les années


1812-1814, de Rodolphe Vieillot (Bertout).

245
Les Grandes Controverses de l’Histoire, d’André Cham-
pagne (Septentrion).

Dictionnaire des colonels de Napoléon, de Danielle et


Bernard Quintin (SPM-Lettrage).

Mémoires du général Auguste Petiet, hussard de l’Em-


pire (SPM-Lettrage).

Agenda Napoléon 1997 (Lescure-Théol).

La Police secrète du premier Empire, t. I, de Nicole Got-


teri (Honoré Champion).

Le Dr Antommarchi, ou le secret du masque de Napo-


léon, de François Paoli (Publisud).

Le Corps blessé. Quatre siècles de chirurgie (Musée


d’histoire de la médecine).

Napoléon a dit, de Lucien Regenbogen (Les Belles


Lettres).

La Société française au miroir de son cinéma de Cathe-


rine Gaston-Mathé (Arléa/Corlet).

Historock, de Dimitri Casali (CD, PHB-Communication).

Napoléon Bonaparte (Office corse de publicité).

Traversay, un Français ministre de la Marine des tsars,


de Madeleine du Chatenet (Tallandier).

L’Ange gardien de Bonaparte. Le colonel Muiron, de


Jean-Luc Gourdin (Pygmalion).

1997 : Catalogue de l’exposition Murat (Monaco).

246
La Grande Histoire des Français sous l’Occupation,
d’Henri Amouroux (Robert Laffont, « Bouquins »).

Jean-Guillaume Hyde de Neuville (1776-1857), conspi-


rateur et diplomate, de Françoise Watel (Ministère des
Affaires étrangères).

Au pauvre diable et Au coin des rues, de Piedade da Sil-


veira (CCM).

1814. L’armée de Lyon de Ronald Zins (Horace Cardon).

Catalogue de la librairie Clavreuil sur l’expédition


d’Égypte.

Les Oubliés du fleuve : Glogau-sur-Oder, un siège sous


le premier Empire, de Jean-François Brun (Roure).

Napoléon, sa famille et son entourage (Musée historique


de Moscou).

Agenda 1998 du CEPCE.

1998 : La Longue Marche d’un auxiliaire des impôts, d’Yvonne


Mahé (CHEFF).

Talleyrand, l’Apogée du sphinx, d’André Beau (Royer).


François Athanase Charette de la Contrie, de Lionel Du-
marcet (Les 3 Orangers).

Napoleon : How He Did It. The Memoirs of Baron Faint,


de Baron Faint (San Francisco, ed. Proctor Jones).

Économie et Finances au XIXe siècle. Guide du cher-


cheur, d’Arnaud de Maurepas (CHEFF).

Napoléon, ville de Vendée. La naissance de La Roche-


sur-Yon, de Roger Lévêque (Centre vendéen de re-

247
cherches historiques).

Les Magistrats des cours et des tribunaux en Belgique


(1794-1814) de Jacques Logie (Droz).

La Bataille d’Aboukir, de Michèle Battesti (Economica).


Louis-Joseph Buffet. L’avènement de la IIIe République,
de Pascal-Raphaël Ambrogi (Atlantica).

Souvenirs d’un menuisier nivernais au XIXe siècle, de


François-Joseph Fourquemin (Éditions du Pas de l’âne).
Histoire du reboutement, de Christian Tredaniel (Guy
Trédaniel).

In Napoleon’s Shadow. The Memoirs of Louis-Joseph


Marchand, Valet and Friend of the Emperor (San Fran-
cisco, ed. Proctor Jones).

Souvenirs d’Égypte, de Chabrol de Volvic (Librairie


Jean-Pierre Gilot).

Catalogue de l’exposition Raffet (Bibliothèque Marmot-


tan, Boulogne-Billancourt).

La Vie en Champagne : Brienne. Musée.

Souvenirs, de Florent Guibert (Études drômoises).

Le Partage du monde. Napoléon et Alexandre à Tilsit de


Gherardo Casaglia (SPM-Lettrage).

1999 : Bourrienne et Napoléon, de Jean Didelot (Centre


d’études napoléoniennes).

Joubert. La vie brève d’un grenadier bressan, de


Jacques Schmitt (M&G Éditions).

Les Guerres de Vendée, de Michel Desforges (Saint-

248
Sulpice).

10 avril 1814 : la Bataille de Toulouse de Jean-Paul Es-


calettes (Loubatières).

Napoléon se souvient. Les feuillets de Sainte-Hélène


(postface) d’Odette Dossios (Seuil).

Les Blessés dans les armées napoléoniennes, de Jean-


François Lemaire (SPM-Lettrage).

La hussarde qui préférait les chevaux aux hommes, mé-


moires de Nadejda Dourova (Caracole/Favre).

Dictionnaire des ministres de Napoléon de Thierry Lentz


(Christian/Jas).

L’Économie dans la terreur : Robert Lindet 1746-1825,


de François Pascal (CHEEF).

Mémoires inédits, de Cambacérès (Perrin).

L’Aigle et la Croix. Genève et la Savoie 1798-1815,


d’André Palluel-Guillard (Cabedita).

La Céramique française sous l’Empire, de Michel Dubus


et Béatrice Pannequin (Réunion des musées nationaux).

Catalogue de la bibliothèque de Charles d’Huart.

Catalogue de l’exposition Langlois (Bibliothèque Mar-


mottan).

Le Bugey de l’Ancien Régime à la Révolution, de


Georges Gojat (Société historique Le Bugey).

Souvenirs, du général Béchet de Léocour (Teissèdre).

Autour du Consulat et de l’Empire (Société historique de

249
l’Orne).

Rapp, le sabreur de Napoléon, de Philippe Jéhin (Nuée


bleue).

2000 Les Députés du second Empire, d’Éric Anceau (Cham-


pion & Slatkine).

Les Vingt Ans de l’Aiglon, de Gonzague Saint-Bris (Tal-


landier).

Aimable-Guillaume Prosper Brugière, baron de Barante,


d’Antoine Denis (Honoré Champion).

Les Flottilles côtières de Pierre le Grand à Napoléon, de


l’amiral Maurice Dupont (Economica).

L’Honneur retrouvé du général de Montholon, de


Jacques Macé (Éditions Christian).

Les Batailles de Napoléon, de Laurent Joffrin (Seuil).

Napoléon et son temps, de Françoise et Jean H. Frings


(Bruxelles, Presse, Conseil et Développement).

L’Administration préfectorale en Corrèze (1800-1848),


d’Élisabeth Barge-Meschenmoser (Presses universi-
taires de Limoges).

La Provence, de Thierry Bordas (Molière).

Catalogue de la vente de la collection Baron et Baronne


Gourgaud.

Camille de Tournon, catalogue d’exposition (Biblio-


thèque Marmottan).

Deuxième Campagne d’Italie et conséquences de Ma-


rengo (colloque de la Société d’histoire savoisienne).

250
2001 : Les Pérégrinations de la « grande nation » : deux cents
ans de politique française, de Charles Barrière (Séma-
phore).

Le Panthéon de Napoléon, catalogue d’exposition (Édi-


tions du Patrimoine).

Médailles de Napoléon III de Françoise Page-Divo et


Pierre Divo (Zürich, Hess-Divo SA).

Autour de l’« empoisonnement de Napoléon », de Jean-


François Lemaire, Paul Fornès, Pascal Kintz, Thierry
Lentz (Fondation Napoléon/Nouveau Monde).

L’Europe avant l’an mil : de l’éveil de l’Europe à l’apogée


de l’Empire romain, de Jacques Bloeme (L’Harmattan).

Guide des archives et de la Bibliothèque du SHAT (Châ-


teau de Vincennes).

« L’administration des douanes sous l’Empire » (Cahier


d’Histoire des douanes).

2002 : Napoléon en Belgique, de Gustave Maison, Anne et


Paul van Ypersele de Strihou (Racine).

Préfets et Mendiants : le dépôt de mendicité de la


Nièvre, de Guy Thuillier (Comité d’histoire de la Sécurité
sociale).

Napoléon et Alexandre Ier : la guerre des idées, d’ An-


dré Ratchinski (Bernard Giovanangeli).

Milan, capitale napoléonienne (1800-1814), d’Alain Pille-


pich (SPM-Lettrage).

Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon : le


duel Moncey-Fouché, d’Aurélien Lignereux (La Docu-

251
mentation française).

Les Notabilités du premier Empire : leurs résidences en


Ile-de-France, de Jean-Pierre Tarin (Ch. Terana).

Mémoires vives d’un cinéaste, d’Almos Mezö (Consep).

Bicentenaire du traité de Beauregard, actes du colloque


(Ton Doubl).

La Petite Brigande, de Laurence du Teilhet de Lamothe


(Hérault Éditions).

Maupas et le coup d’État de Louis-Napoléon, de Claude


Vigoureux (SPM-Lettrage).

Charles-Louis Huguet de Sémonville : de Mirabeau à


Louis-Philippe, haute politique et basses intrigues, de
Jacques Parent (SPM-Lettrage).

2003 : Destin d’une loi : la loi au 25 ventôse an IX (G. de Bus-


sac).

L’Armée de Napoléon, d’Oleg Sokolov (Commios).

Splendeurs des uniformes de Napoléon : la Garde impé-


riale à pied, de G. Charmy (Charles Hérissey).

Napoléon, images de légende, catalogue d’exposition


(Musée de l’image d’Épinal).

Napoléon à l’île d’Elbe, trois cents jours d’exil, de Guy


Godlewski (Nouveau Monde).

1815, l’armée des Alpes et les Cent Jours à Lyon, de


Ronald Zins (Horace Cardon).

Bonaparte et Mahomet : le conquérant conquis, d’Ah-


med Youssef (Éditions du Rocher).

252
Ney, du procès politique à la réhabilitation du « Brave
des braves », de Michel Désiré Pierre (SPM-Lettrage).

Napoléon III et la Belgique, de Jean Léo (Racine).

Le Grand Uniforme des élèves de l’École polytechnique


(École polytechnique).

La Volonté d’être, ou la Vie du général baron François


Fabre, de Chantal Hélain (C. Hélain).

Dans le sillage de Napoléon. Lettres de mes cam-


pagnes, du capitaine Guillaume Maffre (Centre d’études
napoléoniennes).

Lettres à Joseph Rey 1804-1814, de Destutt de Tracy


(Droz).

2004 : Napoléon et l’Opéra. La politique sur la scène, de David


Chaillou (Fayard).

Portalis, père du Code civil, de Jean-Luc A. Chartier


(Fayard).

Napoléon raconté par l’écrit (Teissèdre).

Napoléon, profil de médaille… profil de communicant,


catalogue d’exposition (Monnaie de Paris).

La Déchristianisation du district de Corbeil sous la Révo-


lution, de Jean-Pierre Lacroix (Lys Éditions Amattéis).

Le Général Drouot, de Jean Tabeur (Teissèdre).

Napoléon Bonaparte, de Jacques Garnier et Dimitri Ca-


sali (Larousse).

L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de

253
1801, de Rodney J. Dean (Picard).

Bonaparte, la Suisse et l’Europe, actes du colloque eu-


ropéen d’histoire constitutionnelle pour le bicentenaire
de l’Acte de Médiation (Faculté de droit de Genève).

Lettres, décisions et actes de Napoléon à Pont-de-


Briques, t. IV, de Fernand Beaucour (chez l’auteur).

L’Aventure du retour des Cendres, de Georges Poisson


(Tallandier).

Le « Marie-Louise » de l’Empereur, d’Alain Dreze (Amat-


teis).

Napoléon Ier en terre de France, de David Chanteranne


(Ouest-France).

Bibliographie analytique des témoignages oculaires im-


primés sur la campagne de Waterloo en 1815, de Phi-
lippe Meulenaere (Teissèdre).

Le Général de La Bedoyère à travers sa correspon-


dance, de Geneviève Mazel (Ophrys).

Napoléon et la Vendée (Somogy).

Napoléon et la garde impériale (La Poste).

Dictionnaire des guerres et batailles de l’Histoire de


France, dir. Jacques Garnier (Perrin).

Le Sacre de Napoléon, de Patrick Rambaud (Michel La-


fon).

Trésors de la Fondation Napoléon : dans l’intimité de la


Cour impériale (Nouveau Monde).

254
Les Clémences de Napoléon. L’image au service du
mythe, catalogue d’exposition (Bibliothèque Marmot-
tan/Somogy).

2005 : La chance m’a fait cinéaste, de Jean Sefert (Economi-


ca). Les Larrey : Dominique, Hippolyte… et les autres,
de Pierre Vayre (Glyphe).

Les Nouveaux Anglais. Clichés revisités, d’Agnès Cathe-


rine Poirier (Alvik).

La Petite Fiancée de Napoléon. Souvenirs de Betsy Bal-


combe (Tallandier).

Nous étions à Austerlitz, de Jacques Jourquin (Tallan-


dier). Murat. Les uniformes de la légende, de Patrice
Reynaud (Revue Népoléon).

Austerlitz, 2 décembre 1805, de Jacques Garnier


(Fayard).

Cambacérès, unificateur de la franc-maçonnerie sous le


premier Empire, de Jean-Paul Delbert (Athos).

Répertoire des familles nobles de l’Empire et de la Res-


tauration, de Sigurd Stegmann von Fritzwald et François
Pascal (Kronos).

2006 : Catalogue des fonds d’archives de la monnaie de Paris,


t. III.

Napoléon, l’Europe et la culture : une autre conquête,


catalogue d’exposition (Tokyo).

Napoléon et la Dordogne, d’Erik Egnell (Pilote).

Persigny, l’homme qui a inventé Napoléon III, de Pascal


Clément (Perrin).

255
Napoléon pour les nuls, de J. David Markham et Bastien
Miquel (First).

Louvet de la Somme. Un député de province de Va-


rennes à Waterloo, de Jérôme Fehrenbach (Encrage).

De l’amour, de Destutt de Tracy (Vrin).

Le Consulat de France en Bosnie 1806-2006, dir. Slobo-


dan Soja (Ambassade de France en Bosnie-Herzégo-
vine, Travnik).

Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, t. III.


Pacifications 1800-1802 (Fayard).

La Berezina, une victoire militaire, de Fernand Beaucour,


Jean Tabeur et Lidia Ivtchenko (Economica).

Histoire de la Congrégation du Saint-Nom-de-Jésus de


Toulouse, de Sœur Alice Marie (Privat).

Champignon-Bonaparte, de Gilles Bachelet, catalogue


de l’exposition à la Bibliothèque Marmottan (Seuil).

2007 : Balzac, homme politique, de Paul Métidier (L’Harmat-


tan).

Mémoires sur la Convention et le Directoire, d’Antoine-


Claire Thibaudeau (SPM-Lettrage).

Actes du colloque Napoléon III (Études danubiennes, t.


XXII).

Le Cinéma invitation à la spiritualité, de Michèle Debi-


dour (Éditions de l’Atelier).

Michel Regnaud de Saint-Jean d’Angély, serviteur fidèle


de Napoléon, d’Odette Dossios (Teissèdre).

256
Meurtres à huis clos, présenté par Roland Lacourbe
(Omnibus).

Le Maréchal Oudinot, de Marc Oudinot (Éditions de Fal-


lois).

Un Viking à la Convention, de Claude Duchemin (SPM-


Lettrage).

Le Dernier des Chouans. Louis-Stanislas Sortant 1777-


1840, de Bernard Coquet (Ophrys).

Les Princes d’Orléans. Une famille en politique au


XIXe siècle, d’Hervé Robert (Economica).

Mon voyage en Égypte et en Syrie. Carnets d’un jeune


soldat de Bonaparte, de Joseph Laporte (PUF).

Boutin, pionnier de l’Algérie française. Espion de Napo-


léon, de Jean Marchioni (Éditions Jacques Gandini).

Napoléon. La révolution impériale, d’Éric Ledru (Mo-


lière).

2008 : Napoléon. Son histoire racontée par un vieux soldat


dans une grange, d’Honoré de Balzac (Bibliothèque des
Introuvables).

Numéro 1 de la revue Napoléon III.

Autobiographie 1771-1839, de Pierre-Dominique Martin


(Guénégaud).

Marie-Antoinette, catalogue d’exposition (Réunion des


musées nationaux).

Chants pour l’au-delà des mers. Mélanges en l’honneur


du professeur Jean Martin (L’Harmattan).

257
Femmes remarquables au XIXe siècle, de Liesel Schiffer
(Vuibert).

Mémoires d’exil. Lettres fictives de l’étranger, d’Antoine-


Claire Thibaudeau (SPM-Lettrage).

Le Mystère du cœur de Saint Louis, de Philippe-


Alexandre Boiry (DIE).

Guerre et cinéma, numéro spécial de la Revue histo-


rique des Armées.

Antoine d’Estutt de Tracy. L’éblouissement des Lu-


mières, de Jean-Pierre Harris (Éditions de l’Armançon).

2009 : La Province contre Paris ! Les barricades du peuple,


1848-1871, de Jean Tabeur (Economica).

Le livre des timbres (La Poste)

Napoléon, t. I, Toulon, bande dessinée d’André Osi (Jo-


ker Éditions).

La Duchesse de Berry, de Jean-Joël Bregeon (Tallan-


dier).

Les Aventures militaires, littéraires et autres d’Étienne


de Jouy, de Michel Faul (Séguier).

L’Antiquité au cinéma : vérités, légendes et manipula-


tions, d’Hervé Dumont (Nouveau Monde).

La Jeunesse de Napoléon, d’Arthur Chuquet (Lemme


Edit).

Les Belles que voilà, exposition d’affiches (Bouniq).

Napoléon, une enfance corse, de Michel Vergé-Frances-

258
chi (Larousse).

Napoléon : les faux pas espagnols, de Jean-Claude Lor-


blanchès (L’Harmattan).

L’Histoire est un mensonge… que personne ne conteste,


de Nicolas Pilliet (Unicomm).

Revue de la Société historique du Tarn-et-Garonne, nu-


méro spécial.

Alan Ladd, le héros fragile, de Jean-Paul Brunet (Dual-


pha) .

Agenda du cinéma français 2010, dir. Philippe d’Hugues


(Éditions Histoire et Mémoire).

2010 : L’Anti-Justine, ou les Délices de l’amour, de Restif de la


Bretonne (France-Empire).

Charles Corta, le Landais qui servit deux empereurs


(1805-1870), d’Anne de Beaupuy et Claude Gay (L’Har-
mattan).

La Grande Armée, numéro spécial du Carnet de la Sa-


bretache.

Plaisirs du cinéma. Le monde et ses miroirs, de Serge


Sur (France-Empire).

Le Huis-clos judiciaire au cinéma, d’Agnès de Luget et


Magalie Florès-Lonjou, actes du colloque de La Rochelle
(Geste Éditions).

Les Soldats de Napoléon dans l’indépendance du Chili


(1817-1830), de Fernando Berguño Hurtado (L’Harmat-
tan).

Napoléon et les femmes, de Frédéric Masson (France-

259
Empire).

La IIIe République 1870-1940. Histoire chronologique,


de Pierre-Alexandre Bourson (Godefroy de Bouillon)

Bernadotte. Un maréchal d’Empire sur le trône de


Suède, de Franck Favier (Ellipses).

Histoire et généalogie de la famille de Martin de Viviés,


d’Hervé Chancerel et Bertrand de Viviés (Anne-Marie
Denis éditeur).

Morny et l’invention de Deauville (postface, Armand Co-


lin).

1810. Le tournant de l’Empire (Nouveau Monde/Fonda-


tion).

Bibliographie napoléonienne, de Roger Martin et Alain


Pigeard (Éditions Cléa).

2011 : Napoléon et Marie-Louise : correspondance (SPM-Let-


trage)

Le Roi de Rome, de Gilbert Martineau (France-Empire).

Le Dernier Voyage de Napoléon (France-Empire).

Napoléon en images, de John Grand-Carteret (Biblio-


thèque des Introuvables).

Les Corps francs de 1814 et 1815. La double agonie de


l’Empire, de Jean-Marie Thiébault et Gérard Tissot-
Robbe (SPM-Lettrage).

Montalivet, l’homme de confiance de Napoléon, de


Jean-Claude Banc (Nouveau Monde/Fondation Napo-
léon).

260
Les Généraux de la Haute-Loire sous la Révolution et
l’Empire, d’Henri Burnichon (Éditions du Poutan).

Napoléon au-delà de la légende, de Michel Marmin


(Chronique) .

Dictionnaire biographique des avocats du barreau de


Paris en 1811, d’Hervé Robert, Philippe Bertholet et Fré-
déric Ottaviano (Riveneuve).

Brick, bande dessinée de César (Bleu et noir).

Compiègne, album photographique de Jean-Pierre Gil-


son (Diaphane).

La Campagne d’Égypte. Une affaire de santé du docteur


François Hutin (Glyphe).

2012 : Un gendarme de Napoléon arrête le Pape, Dominique


Rézeau (éd. Barthélemy).

Les Petits Plats de l’Histoire, Jean Vitaux (PUF).

Courby de Cognard, Philippe Vidal (Lemme).

261
DANS LA MÊME COLLECTION

Jean-Claude Carrière

L’ESPRIT LIBRE
entretiens avec Bernard Cohn

Romancier, scénariste, dramaturge, essayiste, comédien, dessina-


teur, metteur en scène, traducteur, humoriste… Jean-Claude Car-
rière est tout cela. Mais il est avant tout un voyageur. De l’Inde au
Mexique, rares sont les pays où cet « esprit libre » n’a pas promené
sa curiosité, non en visiteur mais en apprenti. Rien de ce qui est
autre n’échappe à son imagination. Du Tambour au Mahâbârata, son
travail n’a pas d’autre secret que ce gai savoir.
Gourmand de tout, même d’astrophysique, celui qui fut pendant
vingt ans l’alter ego de Luis Buñuel se livre ici au fil d’une conversa-
tion où surgissent les noms de Pierre Étaix, Jacques Tati, Jean-Louis
Barrault, Alain Delon, Milos Forman, Marco Ferreri, Nagisa Oshima,
Peter Brook, Umberto Eco, sans oublier son ami le dalaï-lama. Car
ce rêveur éveillé est avant tout un homme de rencontres. Ren-
contres avec les auteurs, aussi, dont il a adapté les chefs-d’œuvre,
de Balzac à Kundera.
Un honnête homme du XXIe siècle retrace ici quatre-vingts ans de
découvertes et de pérégrinations, de son enfance méridionale jus-
qu’aux studios d’Hollywood, avec un détour par le monde entier.

262
Né à Colombière-sur-Orb (Hérault) en 1931, Jean-Claude Carrière
a grandi dans une famille de viticulteurs à laquelle Le Vin bourru ren-
dra hommage (Plon, 2000). Après des études de lettres et d’histoire,
il publie très tôt un premier roman (Lézard, 1957), puis une série de
rencontres déterminantes – Tati, Étaix, Buñuel – orientent son destin
vers le cinéma, l’amenant à travailler avec Louis Malle, Volker
Schlöndorff, Andrzej Wajda ou Jean-Paul Rappeneau. Sans renon-
cer pour autant au théâtre (Audition, 2010) et à la littérature (Le
Cercle des menteurs, 2008 ; Le Réveil de Buñuel, 2011).

ISBN 978-2-35905-034-9 / H 50-7834-0 / 304 pages / 19,95 €

Michel Tournier

JE M’AVANCE MASQUÉ
entretiens avec Michel Martin-Roland

Il y a un phénomène Tournier. Depuis un demi-siècle, il est le roman-


cier français vivant le plus traduit au monde. Lauréat et membre de
l’académie Goncourt, il suscite thèses et colloques. On sait tout de
lui. Hormis ce qu’il n’a pas dit, par goût du mystère. Car ce « fournis-
seur de mythes », malicieux et paradoxal, aime à s’avancer mas-
qué…
Le temps d’une série d’entretiens, Michel Tournier reprend le chemin
de sa vie, de ses livres et du monde. De son enfance, avec un pied
en Allemagne, aux convulsions de la guerre, de sa jeunesse bo-
hème à ses années de succès, l’auteur du Roi des aulnes et des
Météores raconte et se raconte. Il dévoile ses années de maturation
littéraire, évoque ses innombrables voyages, les lectures et les ren-
contres qui l’ont formé, sa passion de la musique et de la photogra-
phie, son rapport à la foi catholique, et révèle les aspects inconnus
de sa vie d’académicien. Fort de sa fréquentation des philosophes
allemands, il apporte en outre son regard sur la marche de l’Histoire,

263
toujours prompt à fustiger la futilité de nos politiques et les carences
de nos pédagogues.
Les témoignages de ses amis Edmonde Charles-Roux, Robert Sa-
batier, Didier Decoin et Arlette Bouloumié – qui gère le fonds d’ar-
chives Tournier – complètent le portrait d’un romancier se définissant
comme « un écrivain de la célébration qui dit oui à la vie ».

Né en 1924 à Paris, Michel Tournier étudie la philosophie à la Sor-


bonne et à Tübingen, avant de travailler dans la presse, la radio et
l’édition. En 1967, son premier roman, Vendredi ou les Limbes du
Pacifique, est couronné par le Grand Prix de l’Académie française et
connaîtra, dans sa version jeunesse, un destin universel. En 1970, il
obtient le prix Goncourt à l’unanimité pour Le Roi des aulnes.
Membre de l’Académie Goncourt de 1972 à 2011, il vit depuis un de-
mi-siècle au presbytère de Choisel, en vallée de Chevreuse.

ISBN 978-2-35905-030-1 / H 50-7830-8 / 216 pages / 17,95 €

Bertrand Tavernier

LE CINÉMA DANS LE SANG


entretiens avec Noël Simsolo

Dans la constellation des passionnés de cinéma devenus metteurs


en scène, Bertrand Tavernier se distingue par une cinéphilie sans
œillères et un constant désir de saisir le monde par l’exploration de
l’Histoire, passant du polar au film en costumes et au documentaire
avec une égale curiosité. Éclectisme qui le rend inclassable…
Spectateur insatiable, auteur autant que cinéaste, le réalisateur de
Coup de torchon et de La Vie et rien d’autre a marqué cinquante ans
de cinéma sans jamais perdre l’enthousiasme qui le poussait à vou-
loir tout connaître du septième art, en se méfiant des clans et des

264
étiquettes. Interrogeant sans cesse son art, il est un agitateur
d’images et d’idées.
Il se raconte dans ces entretiens, évoquant son enfance lyonnaise,
sa découverte du jazz, la Nouvelle Vague et la fondation de l’Institut
Lumière, le temps des ciné-clubs et celui de l’engagement citoyen,
l’art difficile du scénario et celui de la direction d’acteurs, qu’ils se
nomment Philippe Noiret, Isabelle Huppert, Philippe Torreton ou
Tommy Lee Jones.
Un parcours balisé de fortes rencontres, de Louis Aragon à Quentin
Tarentino, en passant par Claude Sautet, Volker Schlöndorff, Jean-
Luc Godard, Agnès Varda, Jean Gabin, John Ford, Alexandre Trau-
ner ou Clint Eastwood…

Bertrand Tavernier est né à Lyon en 1941. Attaché de presse, il


tourne en 1973 son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul,
d’après Simenon. Les César du meilleur réalisateur et du meilleur
scénario récompensent Que la fête commence (1976). Suivront, no-
tamment, Le Juge et l’Assassin, Autour de minuit, L’Appât, Capitaine
Conan et Dans la brume électrique. Auteur de documentaires (Phi-
lippe Soupault, La Guerre sans nom), président de l’Institut Lumière,
il est aussi un infatigable historien du cinéma.

ISBN 978-2-35905-036-3 / H 50-7836-5 / 320 pages / 21 €

Jean Vautrin

DOCTEUR HERMAN
ET MISTER VAUTRIN
Entretiens avec Noël Simsolo

Étonnant parcours que celui de Jean Herman, dit Vautrin : à qua-


rante ans, jugeant ses films avec sévérité, ce cinéaste se tourne

265
vers l’écriture et troque son patronyme pour celui d’un personnage
balzacien. Sous ce nom paraissent des romans policiers, singuliers
et contestataires. Une nouvelle vie que viendra couronner, en 1989,
le prix Goncourt.
Ce baroudeur des lettres s’est prêté au jeu de l’entretien. Il évoque
son enfance sous l’Occupation, ses études à l’Idhec, la découverte
de l’Inde sur les pas de Rossellini et son travail avec Satyajit Ray,
puis Rivette, Minnelli et Zanuck sur Le Jour le plus long. Après une
période nouvelle vague et Cahiers du cinéma, il met en scène Que-
neau et Félicien Marceau, connaît le succès commercial avec Alain
Delon. Survient la métamorphose : le réalisateur devient scénariste
pour Audiard, puis romancier pour la Série noire, éditeur chez Jul-
liard, feuilletoniste avec Dan Franck, et même auteur de bandes
dessinées avec Tardi. Aucun de ses avatars n’a boudé son succès.
Au fil de cette autobiographie dialoguée, passent les hautes sil-
houettes de Jacques Tati, Georges Simenon, Jean Cayrol, Henri
Charrière, Jean-Patrick Manchette, Claude Berri, Raymond Carver.
L’auteur de La Vie Ripolin y évoque encore bien des sujets chers : le
goût du vin, du dessin et de la photographie, l’antimilitarisme, la
guerre à l’autisme et le combat écologique dans un texte inédit :
« Mon testament pour l’an 3000. »

Né en Lorraine en 1933, scénariste de cinéma, réalisateur de docu-


mentaires et de séries télévisées, Jean Vautrin est l’auteur de Un
grand pas vers le Bon Dieu (prix Goncourt 1989), Billy-Ze-Kick, La
Vie Ripolin, Le Roi des ordures (Grasset). Quarante romans, nou-
velles, essais, feuilletons et bandes dessinées plus loin (Les Aven-
tures de Boro avec Dan Franck, Le Cri du peuple avec Tardi), Vau-
trin, couronné du prix Louis-Guilloux 1998 pour l’ensemble de son
œuvre, a acquis la stature d’un grand romancier populaire.

ISBN 978-2-35905-009-7 / H 50-5359-0 / 264 pages / 24,95 €

266
1 Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ou-
vrier français, Éditions ouvrières, 1964-1997.
2 W. Coquebert, Paris, 1843 ; Le Temps des Cerises, 2007.
3 Robert Paxton, Michaël R. Marrus, Vichy et les juifs, Calmann-Lé-
vy, 1981, note 90, p. 556.
4 François Vinneuil [Lucien Rebatet], Je suis partout, 8 octobre
1943.
5 Élèves officiers de réserve.
6 Hélie Denoix de Saint-Marc, né en 1922, résistant, déporté en
1943 au camp de Langenstein-Zwieberge, officier parachutiste de la
Légion étrangère en Indochine et en Algérie, l’un des principaux arti-
sans du putsch des généraux en avril 1961. Condamné à dix ans de
réclusion criminelle, il est gracié le 25 décembre 1966.
7 Respectivement : SPM-Lettrage, 1999 ; Honoré Champion, 2000 ;
SPM-Lettrage, 2002 ; SPM-Lettrage, 2010.
8 François-René de Chateaubriand, Études historiques, 1831 ; Bar-
tillat, 2011.
9 Maurice Barrès, L’Appel au soldat, Fasquelle, 1900.

10 Camille Jullian, Notes sur l’histoire en France au XIXe siècle, in-


troduction aux Extraits des historiens français du XIXe siècle, Ha-
chette, 1897 ; Genève, Slatkine, 1979.
11 Ibid.
12 Hachette, 1898.
13 Annales historiques de la Révolution française, 2, 1925, p. 179-
180.
14 Plon, 1965.
15 Le général Claude-François Malet tenta un coup d’État le 23 oc-
tobre 1812 en répandant la fausse nouvelle de la mort de Napoléon
devant Moscou. Il fut traduit en conseil de guerre et fusillé le 29 oc-
tobre suivant.

267
16 Bonaparte et Napoléon, Perrin, 1968.
17 Itinéraire de Napoléon au jour le jour, 1769-1821, Tallandier,
1992 ; 2002.
18 Honoré Champion, 1909.
19 Armand Colin, 1901.
20 Armand Colin, 1911.
21 « Les “Napoléon” de François Furet », Le Débat, n° 150, mai-août
2008, p. 162-174.
22 Marc Fumaroli, « Le poète et l’empereur », préface à F.-R. de
Chateaubriand, Vie de Napoléon, Éditions de Fallois, 1999.
23 Mercure de France, 4 juillet 1807.
24 Régine Pernoud, Jean Tulard, Jeanne d’Arc, Napoléon : le para-
doxe du biographe, Éditions du Rocher, 1997.
25 Fred Kupferman, Pierre Laval, Masson, 1976.
26 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Pe-
naud frères, 1848.
27 Perrin, 1996.
28 Jean Gilbert Ymbert, Mœurs administratives, Ladvocat, 1825.
29 Louis Guyon, Biographie des commissaires de police et des offi-
ciers de paix de la ville de Paris, Goullet, 1826.
30 Vincent-Marie Viénot, comte de Vaublanc, Mémoires sur la Révo-
lution de France et recherches sur les causes qui ont amené la Ré-
volution de 1789 et celles qui l’ont suivie, G.-A. Dentu, 1833.
31 J. G. Ymbert, op. cit.
32 Honoré de Balzac, Les Employés, ou la Femme supérieure, Ed-
mond Werdet, 1838.
33 Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, 1818 ;
Tallandier, 1983.

268
34 Albert Sorel, L’Empire et la Révolution française, Plon, 1906,
vol. 6.
35 Roger Vailland, Le Regard froid : réflexions, esquisses libelles,
Grasset, 1963.
36 Œuvres littéraires, Société encyclopédique française, 1967.
37 Le colonel Antoine Argoud (1914-2004), dirigeant de l’OAS, fut
enlevé en février 1963 à Munich par des membres des services spé-
ciaux français, avant d’être condamné à la réclusion à perpétuité et
libéré en 1968.
38 Voir note p. 80.
39 Jacques Claude, comte Beugnot (1761-1835), préfet de Rouen
(1799-1806), ministre des Finances de Jérôme Bonaparte, roi de
Westphalie (1807).
40 Michael Friedrich Benedikt von Melas (1729-1806), général autri-
chien.
41 Histoire de la police de Paris 1667-1844, B. Dusillion, 1844.
42 Honoré de Balzac, Sur Catherine de Médicis, introduction, Sou-
verain, 1842.
43 Victor Hugo, « Buonaparte », Odes, 1822.
44 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Bonnaire
& Magen, 1836.
45 Si l’on en croit Vigny, le pape aurait dit de Napoléon, rencontré le
25 novembre 1804 à Fontainebleau, à sept jours du sacre : « Come-
diante ! Tragediante ! »
46 Napoléon Bonaparte, ou Trente Ans de l’Histoire de France,
1831.
47 Perrin, 2001.
48 Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, 1835.
49 F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit.
50 Plon, 2010.

269
51 Flammarion, 1996.
52 La Table ronde, 1952.
53 Les jardins de la villa Palagonia, en Sicile, sont ornés de statues
de monstres à figure humaine (XVIIIe siècle).
54 Le lecteur en trouvera la liste p. 310-311.
55 « Le grand malheur de M. Druon, qui le rend atrabilaire, est qu’il
voudrait que la langue française fût à son image : empesée, figée,
réactionnaire, égoïste, hautaine, sinistre. Il écrit souvent des choses
très justes. […] Mais M. Maurice Druon écrit cela avec tant de solen-
nité, d’enflure, d’arrogance, de flafla (mot familier) que, sous sa
plume, le français ressemble à une torchère Louis XIV. » (Le Figaro,
1er mars 2004)
56 Paul Valéry, L’Idée fixe, ou Deux Hommes à la mer, Laboratoires
Martinet, 1932.
57 Paul Valéry, Cahiers II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1960.
58 Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Calmann-Lévy,
1896.
59 Voir p. 311 et suivantes.
60 Les élèves qui « allaient-à-la » messe.
61 Paul Gaultier (1872-1960), journaliste, essayiste et académicien,
fondateur d’un « déjeuner » régulier réunissant des invités choisis et
habituels, qui s’est maintenu jusqu’à nos jours.
62 Fayard, 2004.
63 Jean-François Lesueur, contribution à l’étude d’un demi-siècle de
musique française, 1780-1830, Lang & Cie, 1980.
64 Pauvert, 1979 ; Tallandier, « Texto », 2007.
65 Film de Jean-Yves Pitoun (1998), avec Eddy Mitchell et Irène Ja-
cob.

270
66 Film de Giuseppe Tornatore (1989), avec Philippe Noiret et Sal-
vatore Cascio.
67 Denoël & Steele, 1935.
68 Film de Serge Pénard (1979), avec Jean Lefebvre et Bernard Me-
nez.
69 Film de Pierre Billon (1944), avec Michel Simon, Madeleine So-
logne et Georges Marchal.
70 Voir p. 36.
71 Éditions de Fallois, 2005.
72 Les Excentriques du cinéma français, Henri Veyrier, 1990.
73 Catherine Gaston-Mathé, La Société française au miroir de son
cinéma, Arléa/Corlet, « Panoramiques », 1996 ; Cerf, 2001.
74 Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, 1958 ; Perrin,
« Tempus », 2007.
75 Étienne-Denis Pasquier, Histoire de mon temps, Plon, 1894.
76 Henri Gisquet, Mémoires, Marchant, 1840.
77 Paul Louis Canler, Mémoires, Hetzel, 1862 ; Mercure de France,
« Le Temps retrouvé », 2006.
78 In Roland Lacourbe et Robert Adey, 20 défis à l’impossible, L’Ata-
lante, 2002.
79 Julliard/Pauvert, 1984.
80 Femmes payées par la Convention pour assister aux séances pu-
bliques du Tribunal révolutionnaire, et qui tricotaient pour faire pas-
ser le temps.
81 Louis XVII et les 101 prétendants, Sémaphore, 1999.
82 Mémoires d’outre-tombe, op. cit.
83 « Les Deux Cœurs de Louis XVII ».
84 Louis XVII, la vérité, Pygmalion, 2000.
85 L’Archipel, 2003.

271
86 Napoléon, l’énigme de l’exhumé de 1840, L’Archipel, 2000.
87 Plon, 1961.
88 Qui a tué Napoléon ?, Robert Laffont, 1982 ; Napoléon est-il mort
empoisonné ?, Pygmalion, 1999.
89 L’Énigme Napoléon résolue, Albin Michel, 2000.
90 L’Assassinat de John F. Kennedy. Histoire d’un mystère d’État,
Nouveau Monde, 2010.
91 Discours de réception de Fernand Braudel à l’Académie fran-
çaise, Arthaud, 1986.
92 Souvenirs inédits d’un conspirateur, Tallandier, 1990.

272
Table des Matières
Sommaire 1
DANS LA MÊME COLLECTION 4
Page de Copyright 5
DÉFENSE ET ILLUSTRATION DU DÉTECTIVISME
6
HISTORIQUE
PREMIÈRE PARTIE - COMMENT DEVIENT-ON
14
HISTORIEN ?
1 - Le milieu familial et l’enfance 15
2 - Les études 22
3 - Politique et guerre 28
4 - La Sorbonne 37
5 - L’Académie des sciences morales et politiques 46
DEUXIÈME PARTIE - LE MÉTIER D’HISTORIEN 50
6 - Qu’est-ce que l’histoire ? 51
7 - De L’Anti-Napoléon au Grand Empire 57
8 - Napoléon à la conquête de la Sorbonne 63
9 - Le biographe (in)différent 73
10 - Paris, la France, l’Empire 83
11 - L’historien face à l’homme Napoléon 93
12 - L’historien et la littérature 108
13 - L’historien et ses publics 119
14 - La morale de l’Histoire 133
TROISIÈME PARTIE - L’HISTORIEN AUX
138
CHAMPS
15 - L’historien et la bande dessinée 139
16 - L’opéra 147
17 - Le gastronome 156
18 - La vie du cinéphile 164

273
19 - L’avis du cinéphile 174
20 - L’Histoire au cinéma 184
21 - La passion du polar 193
22 - Les grandes énigmes de l’Histoire 203
De l’obsolescence des livres d’histoire 219
Bibliographie de Jean Tulard 225
DANS LA MÊME COLLECTION 262

274

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