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EURORGAN s.p.r.l.

- Éditions OUSIA

LE DOIGT DE CRATYLE
Author(s): Barbara CASSIN
Source: Revue de Philosophie Ancienne, Vol. 5, No. 2 (1987), pp. 139-150
Published by: EURORGAN s.p.r.l. - Éditions OUSIA
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24353805
Accessed: 19-04-2016 18:15 UTC

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LE DOIGT DE CRATYLE

Cratyle, déclare Aristote, "croyait qu'il ne faut rien dire, et


bougeait seulement le doigt". Je voudrais interpréter et son si
lence et son geste.
Le contexte nous apprend beaucoup. Il s'agit du chapitre 5 du
livre Gamma de la Métaphysique, où Aristote tente d'établir le
premier principe de la science de l'être en tant qu'être, célèbre
sous le nom de principe de non-contradiction. Or ce principe
premier, connu au point que "celui qui cherche à comprendre
un étant, quel qu'il soit, le possède nécessairement", ce principe
donc, non seulement quelques mal élevés en demandent dé
monstration, mais, plus paradoxalement, tous les grands ancê
tres philosophiques et littéraires, Platon excepté, l'ont bel et
bien refusé.
Le chapitre 5 propose une taxinomie de ces adversaires du
principe. La coupure majeure passe entre "ceux qui parlent sous
l'effet d'une aporie" et qu'on peut convaincre "par persuasion",
et "ceux qui parlent pour le plaisir de parler", qu'on peut seule
ment "contraindre" en réfutant "ce qui est dit dans les sons de la
voix et dans les mots" (1009 a 16-22). Ces derniers sont margina
lisés, relégués aux confins de l'humanité: sophistes purement so
phistes aussi improbables que des plantes qui parlent. Mais les
premiers, qu'Aristote veut vaincre en combat loyal, c'est-à-dire
rationnel, se distinguent à leur tour en relevant de deux épony
mies différentes: Héraclite le physicien et Protagoras le sophiste.
L'aporie vient aux physiciens comme Anaxagore et Démocrite,
lorsqu'ils croient observer que "les contraires appartiennent en
même temps aux mêmes objets". Elle vient aux sophistes, com
me Empédocle, Démocrite, Parménide lui-même, Anaxagore,
Homère, dès qu'ils supposent que "tous les phénomènes sont
vrais". Le recouvrement des exemples fait à lui seul comprendre

REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, V (2), 1987

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que ces deux positions reviennent au même. Elles ont la même


cause: il faut et il suffit, du côté du sujet, de faire équivaloir
pensée et sensation, c'est-à-dire altération (1009 b 12 s.: διά τό
ύπολαμβάνειν φρόνησιν μέν τήν αϊσθησιν, ταύτην δ' είναι άλ
λοίωσιν), et, du côté de l'objet, étants et sensibles (1010 a 2 s.: τά
δ' όντα ύπέλαβον είναι τά αισθητά μόνον). Elles ont aussi le
même effet, désespérant: "Où des plus pénibles est la conséquen
ce, car si ceux qui ont le plus fixé des yeux le vrai et sa possibilité,
et ceux dont on vient de parler sont bien ceux qui le cherchent et
l'aiment le plus, si ceux-là ont de pareilles opinions et font ces
déclarations-là sur la vérité, comment exiger que ne perdent pas
courage ceux qui entreprennent de philosopher. Car ce serait
poursuivre des oiseaux en vol que de chercher la vérité" (1009 b
33 -1010 a l)1. C'est quelques lignes plus loin que Cratyle se tait:
"Voyant cette nature toute entière en mouvement, et rien qui
soit dit avec vérité sur ce qui change dans le domaine en tout cas
de ce qui change en tous points et de toutes façons, on ne peut,
pensaient-ils, dire de vérité. C'est bien sur cette façon de prendre
les choses qu'a fleuri l'opinion la plus extrême soutenue par tous
ceux dont nous avons parlé, celle de ceux qui déclarent héracliti
ser, et telle que devait l'avoir Cratyle qui croyait qu'il ne faut,
pour finir, rien dire, mais bougeait seulement le doigt; il repro
chait à Héraclite de dire qu'on ne peut pas entrer deux fois dans
le même fleuve: même pas une, croyait-il lui".

Que signifie, tout d'abord, l'héraclitisme de Cratyle?


Il faut au préalable noter la prudence d'Aristote à l'égard de
l'Héraclite historique, comme si l'Obscur était toujours à distan
ce de disciple, à distance d'interprétation. Ainsi dès le chapitre
3, juste après l'énoncé du principe et pour confirmer que c'est
"le plus ferme de tous", Aristote ajoute qu'"il est impossible
que qui que ce soit soutienne que le même est et n'est pas,

1. Toutes les traductions du livre Gamma sont de Michel Nar


cy et Barbara Cassin, à paraître dans La décision du sens (Vrin)

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comme certains pensent qu'Héraclite le dit; car il n'est pas né


cessaire que ce que quelqu'un dit, il le soutienne aussi" (1005 b
23-26). Double écart en ce cas: entre ce qu'Héraclite a vraiment
dit et ce que certains pensent qu'il a dit, d'une part, et puis entre
ce qu'Héraclite a pu dire, et ce qu'il a vraiment assumé de pen
ser.

Ici même, il s'agit, avec un hapax, de ceux qui déclarent "hé


raclitiser". Ainsi le jugement aristotélicien, s'il met en cause Hé
raclite, porte en fait sur Cratyle: Cratyle, représentant l'opinion
la plus extrême, serait plus héraclitéen qu'Héraclite. Il repren
drait la citation héraclitéenne, mais pour lui reprocher sa pusilla
nimité et pour y renchérir. Comment entendre cette citation:
"On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve" (ποταμω ουκ
εστίν έμβήναι δις τω αύτφ)? Il s'agit d'un fragment, par ailleurs
transmis par Plutarque (Sur l'E de Delphes, 392 b = 91b DK),
mais que Socrate lui-même utilise dans le Cratyle (402 a). Invo
quant à l'occasion des noms Kronos et Rhéa "les antiques et
sages propos" d'Héraclite et d'Homère, il poursuit: "Héraclite
dit quelque part que tout passe et rien ne demeure, et compa
rant les étants au courant d'un fleuve, il dit qu'on ne saurait
entrer deux fois dans le même fleuve". Socrate a accepté de
cratyliser pour Hermogène: il s'agit pour lui de trouver, comme
dit excellement Gérard Genette reprenant Proust, "les noms ca
chés dans les mots", ou encore de découvrir les éponymies sous
les étymologies2, et de prouver par là que les mots "manifestent
effectivement l'essence de l'objet" (393 d); ainsi Rhéa "coule"
(ρεΐ) et la citation héraclitéenne est là pour confirmer la justesse
naturelle du langage.
Or il semble bien que la fonction de cette citation dans la
bouche du Cratyle d'Aristote soit absolument contraire. Elle
sert non pas à fonder la justesse naturelle du langage, mais à
démontrer son inadéquation radicale: si le monde est héracli
téen, alors on ne peut rien dire de vrai et le philosophe consé
quent doit se taire. Dire qu'on ne saurait entrer deux fois dans le

2. Mimologiques, Paris, pp. 24-25.

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142 Barbara CASSIN

même fleuve, c'est dire simplement, à valider l'équivalence so


cratique entre les étants et le courant, qu'on ne saurait percevoir
deux fois les mêmes étants. Reste cependant le fleuve propre
ment dit: si ce n'est pas "le même fleuve", parce que coulent
sans cesse les eaux du devenir, c'est néanmoins toujours un
"fleuve". Pour Socrate à ce point de son cratylisme, tous les
noms disent en effet le flux, Rhéa comme epistèmè, la science,
pisteur fidèle; et c'est ainsi, par la façon dont le logos fait tou
jours apparaître le même dans l'autre, qu'on pourrait interpréter
la tension héraclitéenne entre les contraires. Dire maintenant,
comme le Cratyle aristotélicien, qu'on n'y saurait entrer "pas
même une fois", c'est faire entendre qu'il est impossible de repé
rer le fleuve, ou que le courant n'a pas de rives: non seulement
les étants, c'est-à-dire les sensibles, coulent, mais aussi la pen
sée, c'est-à-dire la sensation, s'altère. Il n'y a pas d'identité dans
le flux, dans le vol de ce qui est: non seulement il n'y a pas de
place pour une prédication, un jugement de connaissance, mais
il n'y a pas même de place pour cette assignation minimale
d'identité qu'est le nom, désignant un objet et prononcé par un
sujet. Il faut donc interpréter avec force l'extrémisme de Cra
tyle: son "il ne faut pour finir rien dire" a la rigueur d'un impé
ratif philosophique. C'est parce que Cratyle se situe dans l'exi
gence aristotélicienne d'adéquation entre dire et être, parce que
c'est un véritable philosophe, qu'il ne peut que se taire, et son
silence fait de lui le plus conséquent des présocratiques.
Reste à interpréter son geste du doigt. Dans l'une des deux
autres occurences3 où il évoque Cratyle, Aristote nous présente,
pour illustrer que des "détails sont persuasifs parce que les faits
que l'on connaît deviennent symboles de ceux qu'on ignore", un
Cratyle furieux: "Eschine dit de Cratyle qu'il partit en sifflant
furieusement (διασίζων) et en agitant les poings (τοΐν χεροΐν
διασείων)" (Rhétorique, III, 16, 1417 b 1-3). Le silence de Cra

3. L'autre se trouve en Métaphysique A, 6, 987 a 32, et mériterait


également commentaire: "Dans sa jeunesse, Platon était devenu d'a
bord un habitué de Cratyle et des opinions d'Héraclite".

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LE DOIGT DE CRATYLE 143

tyle, bruyant et agité, laisse ainsi entendre un évitement de la


parole. Silence et geste sont encore plus minimaux, ou radicaux,
dans la Métaphysique: Cratyle "bouge seulement le doigt" (τόν
δάκτυλον έκίνει μόνον). Où, en un mot-valise qu'un "voyage en
Cratylie" nous autoriserait à forger, résonne sous Κρατύλος, Cra
tyle, δάκτυλος, dactyle, "le doigt", et même quelque chose com
me κρατεί δάκτυλος, le doigt qui commande, ou la puissance du
doigt. On peut se figurer, à condition d'écarter les interprétations
cyniques qui pour être obscènes ne seraient peut-être pas sans
pertinence, deux gestes. D'abord, pour nous, celui du "chut":
index devant la bouche pour imposer et s'imposer silence; Cratyle
conséquent se tait et ordonne d'en faire autant. Mais, plus vrai
semblablement, le geste de la deixis: l'index, lui au moins bien
nommé, pointé sur ce qui passe, désigne pas même l'oiseau, pas
même son vol, mais sa transformation, sa disparition. Hegel, dans
le chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit intitulé "La certitude
sensible, ou le ceci et ma visée du ceci", a magistralement décrit
l'auto-réfutation, l'auto-contradiction constitutives de la deixis, et
la façon dont la certitude sensible qui apparaît comme la connais
sance la plus riche "se révèle expressément comme la plus abstrai
te et la plus pauvre vérité": "L'ici est, par exemple, l'arbre. Je me
retourne, cette vérité a disparu et s'est changée en vérité opposée:
l'ici n'est pas un arbre, mais plutôt une maison"4. Le flux qui
effondre la deixis est lié à l'inadéquation radicale du langage au
sensible: "Ils visent ce morceau de papier... mais ce qu'ils visent,
ils ne le disent pas. Si d'une façon effectivement réelle, ils vou
laient dire ce morceau de papier qu'ils visent, et s'ils voulaient
proprement le dire, alors ce serait là une chose impossible, parce
que le ceci sensible qui est visé est inaccessible au langage qui
appartient à la conscience, à l'universel en soi" (ibidem, p. 91).
Hegel conclut: "C'est le langage qui est le plus vrai". Et c'est
pourquoi un Cratyle conséquent, qui "veut proprement dire" le
monde d'Héraclite, doit mettre les pouces et baisser les bras.

4. Traduction J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, I, p. 84.

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144 Barbara CASSIN

Du silence de Cratyle, et de son sens philosophique, on trouve


les traces, comme une preuve en amont, dans le dialogue plato
nicien qui porte son nom. Cratyle y parle peu: un cinquième du
dialogue (entre 428 b et 440 c). Le reste du temps, on le fait
parler. C'est d'abord Hermogène, qui prologue en énonçant
pour Socrate la thèse de Cratyle, et se plaint que Cratyle n'expli
que rien: "Quand je questionne et désire savoir ce qu'il peut
bien dire, il n'explique rien et me traite avec ironie, affectant de
méditer quelque chose en son for intérieur, comme s'il avait
là-dessus un savoir qui, s'il voulait l'énoncer clairement, me fe
rait lui donner mon accord et dire cela même qu'il dit" (383 b -
384 a). Cratyle, selon toute apparence, pense, sait, mais il ne
parle guère; et lorsqu'il parle, ce n'est pas comme un philoso
phe, mais comme un oracle qu'il faut interpréter (τήν Κρατύλου
μαντείαν, 385 a 5), non moins que Socrate d'ailleurs lorsqu'il se
met à cratyliser (cf. 411 b, 428 c). Car c'est ensuite non pas
Cratyle mais Socrate qui cratylise pour Hermogène et se laisse
aller à l'enthousiasme des noms. Puis, lorsque Socrate entre ef
fectivement en dialogue avec Cratyle en personne, il l'entraîne
dans le flux héraclitéen au point de le transformer en Hermo
gène ("N'est-il pas vrai que tu en es convenu avec toi-même,
et que la justesse du nom devient pour toi une convention?",
435 b); ainsi déporté par le flot de paroles socratiques, Craty
le, derechef, se tait: "Je prendrai, dit Socrate, ton silence pour
un acquiescement".
Mais c'est surtout la fin aporétique du dialogue, son ajourne
ment champêtre, qui sollicite l'analyse. Socrate vient d'établir sa
propre thèse apparemment modeste, que ce n'est pas des noms
mais des choses elles-mêmes qu'il faut partir - et Cratyle en
convient (439 b). Il propose donc à Cratyle de réexaminer le
"tourbillon" héraclitéen à la lumière de la "rêverie" (439 a) so
cratique du beau en soi, de l'idée. Si tout passe, on ne peut
attacher justement à rien (προσειπεΐν αύτό ορθώς, 439 d) ni no
mination ("il est ceci": ότι έκεΐνο έστιν) ni prédication ("il est
tel": οτι τοιούτον). Il ne s'agit plus seulement d'une projection

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LE DOIGT DE CRATYLE 145

du vertige du sujet sur l'objet, tourbillon, catharre (440 d, cf.


411 b-c), mais d'une triple impossibilité radicale: si tout se trans
forme, c'est-à-dire change de forme, d'cï8oç, alors il ne saurait y
avoir ni connaissance (ουκ αν εϊη γνώσις) ni connaissant (οΰτε
τό γνωσόμενον) ni connu (οΰτε τό γνωσθησόμενον αν εϊη,
440 b). Voilà bien l'héraclitisme poussé à bout que professent
dans la Métaphysique les extrémistes comme Cratyle. Or Craty
le, que Socrate à ce moment ménage à la normande et flatte com
me un cheval ("peut-être bien que oui, peut-être bien que non",
"examine avec courage", "ne te rends pas facilement", "tu es
jeune", "à la fleur de l'âge", "mène l'enquête et si tu trouves",
etc...) persévère: "Je préfère de beaucoup ce qu'Héraclite dit".
Tombe donc la conclusion socratique: "Va aux champs! D'ail
leurs Hermogène t'y accompagnera" (440 e). Car s'il ne s'agit
pas seulement d'émettre ou d'écouter des sons, mais de dire
quelque chose et de connaître, si le langage doit dire ce qui est,
que ce soit par nature ou par convention, pour Socrate comme
pour le Cratyle conséquent d'Aristote, la position héraclitéenne
est insoutenable c'est-à-dire muette: vacance philosophique, loin
de l'agora, dans le vide de la campagne.

Mais pourquoi Cratyle ne se tait-il pas de lui-même dans Pla


ton comme chez Aristote? Autrement dit, quel est à chaque fois
son rapport à la sophistique?
Aristote place Cratyle aux côtés d'Héraclite et de Protagoras,
parmi ceux qu'il aura nécessairement réussi à persuader de la
vérité du principe. La démonstration par réfutation est en effet
si économique qu'il faut et il suffit que l'adversaire du principe
satisfasse à la définition de l'homme, "animal doué de logos",
pour être réfuté: il suffit qu'il parle, c'est-à-dire, selon la série
des équivalences aristotéliciennes, qu'il "dise quelque chose"
(λέγοι τι, 4, 1006 a 22), c'est-à-dire encore qu'il "signifie quel
que chose pour lui-même et pour autrui" (σημαίνειν γέ τι και
αύτφ και αλλω, 4, 1006 a 21). On convaincra ainsi tout partisan
du mobilisme ou du relativisme que quelque chose au moins

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146 Barbara CASSIN

échappe au changement: le mot qu'il prononce, qui ne peut


avoir et ne pas avoir en même temps le même sens.
On tient ici, à mon avis, un point de clivage majeur entre
Platon et Aristote. En effet, Socrate a proposé de laisser là les
mots pour parler des choses, et rêve du bon en soi "toujours
pareil à lui-même": le modèle de l'identité platonicienne, c'est
l'idée. Aristote, reconnaissant volontiers que "le même vin est
tantôt doux, tantôt non doux", soit que le vin soit que le buveur
ait changé, stipule que "ce n'est certes pas le doux, tel qu'il est
chaque fois qu'il est, qui ait jamais changé" et que "le doux qui
sera nécessairement telle nature" (5, 1010 b 23-26): le modèle de
l'identité aristotélicienne, c'est le sens du mot. De Platon à Aris
tote: du Doux en soi au "doux" entre guillemets.
De là l'importance de la position de Cratyle, car que Cratyle
se taise, et le dispositif aristotélicien s'effondre. Il y a ainsi deux
façons d'échapper à la persuasion d'Aristote. La première est ce
silence obstiné de Cratyle qui ne donne pas prise à la réfutation.
Mais le prix à payer est exorbitant: "Un tel homme en tant que
tel est d'emblée pareil à une plante" (1006 a 15). Cratyle n'est
plus spécifiquement un homme, même s'il demeure générique
ment un vivant; impoli et asocial, il est inhumain par volonté
philosophique.
La seconde échappatoire est le bruit non moins irréductible de
ceux qui parlent sans intention de signifier. En effet, même si on
la fait porter seulement sur les sons qu'ils prononcent, la réfuta
tion - puisque c'est un syllogisme qui doit conclure à la contra
dictoire - ne saurait valoir contre ceux qui "estiment avoir le
droit de dire des contraires dès qu'il en disent" (6, 1011 a 16).
Mais le prix à payer est toujours le même: "Il n'est possible à ce
type d'homme ni de prononcer ni d'énoncer (οΰτε φθέγξασθαι
ούτε ειπείν), car il veut dire simultanément ceci et non-ceci. Et
s'il ne soutient rien, mais croit autant qu'il ne croit pas, en quoi
diffèrerait-il des êtres purements naturels (πεφυκότων, Ab Π) /
des plantes (φυτών, Ε2)?" (1008 b 8-12). Seulement, à la diffé
rence de Cratyle, ces vrais sophistes sont inhumains non par

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LE DOIGT DE CRATYLE 147

aveuglement philosophique, mais par décision éthique, par "in


tention" justement (1004 b 24 s.), et leur discours imbattable
n'est que trop prisé dans la cité. Parler sans rien dire est une
façon avantageuse de se taire; face à eux, le Cratyle aristotéli
cien demeure l'incarnation de l'idiotie philosophique.
Or il est tout à fait remarquable que ce soit le Cratyle parlant
de Platon, Cratyle et non Socrate, qui instaure de son propre
chef la coupure entre parler comme un homme et faire du bruit
comme un sophiste. A la question de Socrate: "Est-ce que tous
les noms sont établis justement?", on sait que Cratyle répond:
"Tous ceux de moins qui sont des noms" (429 a, fin). Où Socra
te reconnaît la thèse sophistique éculée qu'il est impossible de
dire des faussetés (ψευδή λέγειν, 429 d). Thèse que Cratyle sou
tient bien volontiers à la manière d'Antisthène, de Gorgias,
d'Euthydème, de Dionysodore, de l'Étranger, sur le mode onto
logique: "Dire cela que l'on dit, comment ne serait-ce pas dire
(de) l'étant?" (429 d 4; c'est moi qui souligne)5. Mais Socrate lui
fait laisser là cette argumentation trop chic ou trop snob (κομψό
τερος, 429 d 8), non sans lui poser une question supplémentaire
(τόσονδε, 429 d 9) qui paraît, comme souvent, encore plus subti
le: "S'il ne te semble pas possible de dire des faussetés, ne te
semble-t-il pas pourtant possible d'en proférer?".
Qu'introduit donc cette substitution? Il s'agit pour Socrate
d'esquiver l'équivalence parménidéenne du λέγειν et de 1'εϊναι,
du dire et de l'être, qui rend possible la démonstration sophis
tique6: à bannir le trop philosophique λέγειν au profit d'une sé

5. II s'agit toujours de produire l'équivalence faux=non-être, même


si le tour est à chaque fois différent. On comparera Antisthène, in Aris
tote, Métaphysique, A, 29, 1024 b 32-34; Gorgias, Traité du non-être, 9
Cassin (De MXG, 980 a 12-20); Euthydème in Euthydème, 283 e - 284 c;
Dionysodore, in Euthydème, 286 a-c; l'Étranger in Sophiste, 237 e.
6. Cf. 28 Β 2, 5-8; B3; Β 6, 1-2 DK (I, 231 s.) sur le rapport entre
être, penser et dire. Sur la façon dont la démonstration sophistique
s'autorise de Parménide, voir Si Parménide, Lille, 1980, p. 66-68 e.g.,

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148 Barbara CASSIN

rie de verbes de plus en plus contextualisés, de plus en plus


pragmatiquement marqués, il tente de déplacer la problémati
que, de l'ontologie vers une pratique de l'énonciation. Il y a bien
là redoublement de subtilité, puisque si le sophiste a d'abord
battu la philosophie à l'aide des armes mêmes de la philosophie,
c'est maintenant le philosophe qui cherche à battre le sophiste à
l'aide des armes mêmes de la sophistique. Ainsi faut-il, je crois,
interpréter la séquence quasi-intraduisible: λέγειν, verbe parmé
nidéen, ontologique, philosophique ("dire"); φάναι, non pas au
sens véritatif ("affirmer", Méridier), mais comme attirant l'at
tention sur l'acte de "proférer", sur la présence de l'énonciation
plutôt que sur la validité de l'énoncé; ειπείν, qui implique une
communication avec autrui, voire un dialogue ("parler"); préci
sé par προσειπεΐν, "adresser à", qui place sans équivoque possi
ble en situation concrète, face à un interlocuteur déterminé; on
adresse un salut, et c'est l'exemple justement que prend Socrate:
"Bonjour Hermogène", adressé à Cratyle. Comment Cratyle
ainsi impliqué ne se sentirait-il pas contraint d'avouer que ce
salut au moins se trompe d'adresse?7 Pour comprendre le jeu
socratique, il importe de ne pas couper, comme par exemple
Méridier dans sa traduction, entre ces diverses modalités
d'énonciation que Socrate relie comme autant d'équivalences:
l'homme qui te salue ainsi du nom d'Hermogène "dirait-il ces
mots, ou les proférerait-il, ou les énoncerait-il, ou les adresse
rait-il ainsi non pas à toi mais à Hermogène que voici, ou à
personne?". Socrate, en introduisant à la fois la modalité et la
visée de l'énonciation, son "comment", rejoint par ce biais une
réfutation de la démonstration sophistique tout aussi éculée
qu'elle. Si l'on dit toujours en effet de l'étant, encore faut-il,

mais bien sûr aussi l'ensemble de la démonstration de l'Étranger dans


le Sophiste, à partir de 247 a.
7. La subtilité socratique ne s'arrête pas là, puisque le faux salut n'est
par ailleurs que trop vrai: Cratyle, on l'a vu, peut fort justement être
confondu avec Hermogène, qui l'accompagne aux champs.

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LE DOIGT DE CRATYLE 149

pour dire vrai, le dire aussi comme il faut, ou comme il est.


Opère ici sur le plan de la pragmatique une analyse du faux et
du non-être comme altérité, analogue à celle que mène l'Étran
ger sur le plan syntactico-sémantique interne à la phrase
("Théétète vole", cf. Sophiste, 263 a-d).
Seulement la résistance de Cratyle est remarquable et pour
une fois, sans doute la seule dans tout le dialogue, victorieuse. Il
refuse successivement chacun de ces verbes qui impliquent une
énonciation, donc aussi un sens énoncé, et propose à la place
celui de φθέγγεσθαι, "émettre des sons". Ce salut n'est pas
adressé, proteste-t-il, mais il aura été seulement "bruité". Et
lorsque Socrate essaie, en se contentant de ce verbe minimal, de
réintroduire la problématique de la vérité - "Sont-ce des vérités
ou des faussetés qu'il ébruite ainsi?" -, Cratyle la refuse pour
renchérir encore, φθέγγεσθαι lui paraissant, comme à Aristo te
tout à l'heure8, trop humain. Il se cantonne à ψοφεΐν, "réson
ner", comme une porte, des pierres, un instrument de musique,
mais sans aucun des accents de la voix humaine, de cette φωνή
qui risque toujours même malgré elle d'être σημαντική: celui
qui salue ainsi "résonne en s'ébranlant lui-même en vain, com
me s'il ébranlait quelque vase d'airain en le cognant". Opération
strictement physique: la cloche de Cratyle vaut bien la plante de
la Métaphysique.

Faudra-t-il en conclure que Cratyle l'héraclitéen est chez Pla


ton déjà aristotélicien? Voyons plutôt la conséquence majeure
de la position de Cratyle dans le dialogue: si tous les noms sont
justes, tous ceux du moins qui sont des noms, alors "on peut
dire absolument que quand on sait les noms, on sait aussi les
choses" (435 d 5 s.). L'exclusion des faux noms hors de la classe

8. Cf. supra, 1008 b 8, où nous traduisons par "prononcer". Sur


l'ambivalence de φθέγγεσθαι, cf. par ex. Sophiste 237 e 6; 262 d 6. L'u
sage aristotélicien de ψοφεΐν est analogue à celui de Cratyle: cf. par ex.
οί άγράμματοι ψόφοι, "les bruits qu'on ne saurait écrire", ceux que
font les bêtes (De Int., 2, 16 a 28 s.).

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150 Barbara CASSIN

des noms permet de s'en tenir aux noms seuls. Or que les noms,
ou les mots, suffisent, c'est exactement la position, non pas d'A
ristote qui ne cesse de travailler à dissiper l'homonymie constitu
tive du langage et source majeure des sophismes9, mais bel et
bien du sophiste aristotélicien, de celui parle λόγου χάριν, en se
contentant des mots comme si le langage seul existait. En réali
té, Yhubris ontologique de Cratyle, parfaite justesse des noms,
parfaite adéquation du langage, n'est que le verso, ou plutôt le
recto philosophique, de la méontologie sophistique, les deux po
sitions aboutissant au même mot d'ordre: les noms seuls et rien
qu'eux. Mais la jeunesse platonicienne de Cratyle croit encore
possible cette justesse parfaite, alors que son âge aristotélicien
lui impose un non moins idéaliste silence. Ainsi comprend-on à
la fois la force de l'injonction socratique, selon laquelle il faut
parler des choses et non des noms, et la subtilité de la position
aristotélicienne qui imbrique chose et nom dans le dispositif in
tersubjectif de la signification. Elles nous enseignent qu'il y a
deux façons symétriques et liées de se passer de l'être: soutenir
jusqu'au silence ou jusqu'au bruit que le langage, c'est l'être.

Barbara CASSIN

C.N.R.S. (Paris)

9. Le mal radical du langage est en effet que les noms soient nécessai
rement en moins grand nombre que les choses (cf. Réf. soph., I, 165 a
12-14).

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