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Sexe, capitalisme
et critique de la valeur
pulsions, dominations, sadisme social
Sous la direction
de Richard Poulin et de Patrick Vassort
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada
Vedette principale au titre :
Sexe, capitalisme et critique de la valeur : pulsions, dominations, sadisme social
(Collection Marxismes)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-923986-04-3
1. Sexualité - Aspect social. 2. Capitalisme. 3. Valeur. 4. Sade, marquis de, 1740-
1814. I. Poulin, Richard, 1952- . II. Vassort, Patrick.
HQ23.S49 2012 306.77 C2011-942377-4
M éditeur
1858, chemin Norway
Ville Mont-Royal (Québec)
Canada, H4P 1Y5
Courriel : m.editeur@editionsm.info
www.editionsm.info/
Introduction
Le sexe du capitalisme et la critique de la valeur
Richard Poulin et Patrick Vassort ............................................... 9
La femme comme chienne de l’homme
Robert Kurz ............................................................................. 15
Sade, prochain de qui ?
Anselm Jappe ............................................................................ 31
Sade, rationalité instrumentale et modernité capitaliste.
Critique de l’économie politique
Patrick Vassort .......................................................................... 49
De la chair pour le Capital,
Gérard Briche ........................................................................... 71
Le sexe du capitalisme. Remarques sur les notions
de « valeur » et de « dissociation-valeur »,
Roswitha Scholz ........................................................................ 89
Le côté obscur du Capital. « Masculinité » et « féminité »
comme piliers de la modernité,
Johannes Vogele ......................................................................... 103
Valeur vénale, domination sexuelle et tyrannie narcissique
de l’apparence. Sexe objectivé et sadisme culturel,
Richard Poulin ......................................................................... 121
De la régression infantile des masses à l’ère de la sexualité réifiée,
Ronan David ........................................................................... 145
Le mannequin ou l’être défiguré.
Économie sexuelle et représentation du corps,
Nicolas Oblin ............................................................................ 169
Les auteurEs ............................................................................ 187
Introduction 9
Introduction
Le sexe du capitalisme
et la critique de la valeur
1. Voir par exemple Véra Schmidt et Annie Reich, Pulsions sexuelles et éduca-
tions du corps, Paris, UGE, 1979.
12 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. Les textes de Kurz, de Scholz et de Vogele ont été publiés dans la revue
Illusio n° 4/5, (« Libido. Sexes, genres et dominations »), à l’automne
2007. Une première version du texte de Jappe y a été également publiée –
elle a été revue et corrigée pour la présente édition.
La femme comme chienne de l'homme 15
La femme
comme chienne de l’homme1
Robert Kurz
tant bien que mal, avec une franchise qui même dans les idéologies
racistes ultérieures n’a pu ressurgir que sous une forme segmentée.
Le livre le plus populaire de Sade, l’histoire allégorique de Jus-
tine1, est étroitement apparenté à la Fable des abeilles, tant par le
contenu que par l’histoire de sa composition. Mince volume à l’ori-
gine, l’ouvrage, dans ses versions successives parues entre 1787 et
1797, prit par la suite toujours plus d’ampleur, l’auteur y ajoutant,
outre de nombreux épisodes supplémentaires, également des digres-
sions philosophiques toujours nouvelles. Si, dans les premières
moutures, Sade avait fait comme si son histoire avait été écrite à
des fins dissuasives, il devait laisser tomber finalement aussi ce voile
(bien léger de toute façon). C’est à l’unisson de Mandeville qu’il fait
dire, en l’approuvant, à l’un de ses personnages, un riche scélérat
libéral : « Tout ce qui s’appelle aumône est une chose qui répugne
si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert
d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-
denier à un indigent ; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je
ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature. […]
Le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la
nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus subli-
mes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la
société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise2. »
À l’objection que de telles idées signifient la perte des faibles
(au sens capitaliste), Sade rétorque froidement : « Qu’importe ? Il
y a plus de sujets qu’il n’en faut en France ; le gouvernement qui
voit tout en grand s’embarrasse fort peu des individus, pourvu que
la machine [!] se conserve3 ». Et aux soupirs d’une victime de l’ini-
quité sociale (« Il vaudrait donc mieux qu’on nous eût étouffés en
naissant »), la voix tranchante de la raison éclairée4 répond : « À peu
près, mais laissons5… » Dans son pamphlet La Philosophie dans le
boudoir, Sade se laisse même aller jusqu’à une sorte de haine exis-
tentielle contre les « travailleurs pauvres » et leur trop nombreuse
progéniture « superflue » et se déchaîne, surpassant en cela Mande-
ville, contre la moindre aide publique pour les maisons de pauvres :
« Détruisez, renversez sans aucune pitié ces détestables maisons où
vous avez l’effronterie de receler les fruits du libertinage de ce pauvre,
cloaques épouvantables vomissant chaque jour dans la société un
essaim dégoûtant de ces nouvelles créatures, qui n’ont d’espoir que
dans votre bourse. À quoi sert-il, je le demande, que l’on conserve
de tels individus avec tant de soin ? […] Ces êtres surnuméraires
sont comme des branches parasites qui, ne vivant qu’aux dépens du
tronc, finissent toujours par l’exténuer. Souvenez-vous que toutes
les fois que, dans un gouvernement quelconque, la population sera
supérieure aux moyens de l’existence, ce gouvernement languira.
[…] Point d’asile pour les fruits honteux de sa débauche : on aban-
donne ces affreux résultats comme les suites d’une digestion1. »
Nous trouvons ici déjà le fil de la froide argumentation qui,
seulement quelques décennies plus tard, lors de la grande crise de
transformation qu’a été la révolution industrielle, devait être élevée
au rang de « science » par le « démographe » Malthus – toujours en
se réclamant de cette « voix de la nature » telle qu’elle avait été for-
mulée auparavant par Hobbes. Mais Sade va encore plus loin. En
« libertin » éclairé, il anticipe des idées terriblement efficaces, que
seul le darwinisme social, à l’aube du xxe siècle, devait systématiser
pour finir par les appliquer, sur le sol allemand, sous la forme du
meurtre perpétré par une société entière. « Dans les républiques de
la Grèce, on examinait soigneusement tous les enfants qui arrivaient
au monde, et si l’on ne les trouvait pas conformés de manière à pou-
voir défendre un jour la république, ils étaient aussitôt immolés : là
l’on ne jugeait pas qu’il fût essentiel d’ériger des maisons richement
dotées pour conserver cette vile écume de la nature humaine. Il
faut espérer que la nation réformera cette dépense, la plus inutile
de toutes ; tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour
devenir un jour utile à la république n’a nul droit de conserver la
vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où
losophie dans le boudoir, il dit du vol que le voleur « n’a fait, en s’y
livrant, que suivre le premier et le plus sage des mouvements de la
nature, celui de conserver sa propre existence, n’importe aux dépens
de qui1 ». L’idéologie libérale du « droit du plus fort » apparaît ainsi
pour la première fois sous une forme radicalisée qui entend ne plus se
laisser limiter ou domestiquer de quelque façon que ce soit : « Vous
nous parlez d’une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de
ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût
fait ; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hom-
mes, et d’hommes faibles. L’homme puissant ne s’avisera jamais de
parler un tel langage. […] Croyons-le, la nature, notre mère à tous,
ne nous parle jamais que de nous ; rien n’est égoïste comme sa voix,
et ce que nous reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint
conseil qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux dépens
de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger… À la
bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l’état pri-
mitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main
nous créa. […] Pour que ce qui sert l’un en nuisant à l’autre fût
un crime, il faudrait démontrer que l’être lésé est plus précieux à la
nature que l’être servi : or tous les individus étant égaux aux yeux de
la nature, cette prédilection est impossible ; donc l’action qui sert à
l’un en nuisant à l’autre est d’une indifférence parfaite à la nature2. »
En toute logique, Sade recommande de punir le « négligent »
qui s’est laissé voler et non pas le voleur. Et c’est fatalement qu’il
en vient aussi à justifier le meurtre : « À Sparte, à Lacédémone, on
allait à la chasse des ilotes comme nous allons en France à celle
des perdrix. Les peuples les plus libres sont ceux qui l’accueillent
davantage [= le meurtre]3 ». Ainsi, les citoyens devaient avoir « reçu
de cette mère commune [la nature] l’entière liberté d’attenter à la
vie les uns des autres », au moins dans certains cas4, « voie libre
pour des citoyens libres » en quelque sorte5. L’être humain, simple
Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever
jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la
vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les
temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance1. »
Mais comment la soumission de la femme s’accorde-t-elle avec les
principes de l’égalité bourgeoise ? Il ne s’agit nullement d’une sim-
ple exclusion inconséquente et formelle, qui permettrait qu’après la
« liberté », l’« égalité » et la fameuse « fraternité », on pourrait reven-
diquer la « sororité ». Car l’égalité concerne toujours uniquement
ce qu’à chaque fois la nature, cette « mère à tous » a prétendument
proposé, et la femme fait partie de l’égalité bourgeoise justement
parce qu’on l’oblige, si c’est nécessaire, à se comporter conformé-
ment à ce que serait sa nature. Dans la version de Rousseau, c’est le
rôle de l’innocent grillon au foyer que prend l’être naturel féminin,
pour la rendre apte à la famille. Mais ce qui, dès le début, fait pen-
dant à l’image de la Maman c’est celle de la putain, l’autre versant
(sexuel) du même être. Ce n’est pas pour rien que les idées de Sade
ont parfois été comprises comme un « rousseauisme maquillé de
noir », car c’est précisément ce côté sexuel qu’il a poussé jusqu’à ses
dernières conséquences.
C’est que la sexualité constitue justement cette part du sujet mas-
culin de la concurrence qui elle-même ne peut nier sa naturalité et
qui ne peut manquer de paraître inquiétante aux yeux du rapport-
monde abstrait et désensibilisé de l’économie dissociée. Dès lors que
la sexualité est connotée comme féminine et tributaire de la nature,
le sujet masculin de la concurrence sous la forme de sa propre sexua-
lité se voit contraint de faire une concession fâcheuse à ce qui lui
est soumis, une concession qui menace sa souveraineté sociale. La
femme « dissociée » se transforme ainsi en objet de haine et ce, non
seulement, d’une façon générale, en tant qu’être naturel et porteuse
des sentiments de compassion exécrés, mais avant tout en tant que
représentante de la sexualité (y compris de la sexualité masculine).
Ce qui, au fond, se révèle ici est une notion de la nature double
et contradictoire en elle-même propre à l’idéologie moderne. Car,
esclaves ; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit :
ne perdons jamais de vue ces principes ; il ne peut donc jamais être
donné, d’après cela, de droit légitime à un sexe de s’emparer exclu-
sivement de l’autre. […] Une femme même, dans la pureté des lois
de la nature, ne peut alléguer, pour motif du refus qu’elle fait à celui
qui la désire, l’amour qu’elle a pour un autre, parce que ce motif en
devient un d’exclusion, et qu’aucun homme ne peut être exclu de
la possession d’une femme, du moment qu’il est clair qu’elle appar-
tient à tous les hommes. […] Il est incontestable que nous avons
le droit d’établir des lois qui la contraignent de céder aux feux de
celui qui la désire ; la violence même étant un des effets de ce droit,
nous pouvons l’employer légalement. […] Un homme qui voudra
jouir d’une femme ou d’une fille quelconque pourra donc […] la
faire sommer de se trouver dans l’une des maisons dont j’ai parlé.
[…] Mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l’homme
nuiront décidément à la santé de la fille. Cette considération est
sans aucune valeur ; dès que vous m’accordez le droit de propriété
sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la
jouissance ; de ce moment il devient égal que cette jouissance soit
avantageuse ou nuisible à l’objet qui doit s’y soumettre1. »
Ce n’est qu’apparemment que l’affirmation ambiguë selon
laquelle « tous les hommes sont nés libres » et que pour cette rai-
son « il ne peut donc jamais être donné de droit légitime à un sexe
de s’emparer exclusivement de l’autre », est en contradiction avec
les fantasmes sociaux et sexuels de Sade, des fantasmes de boucher.
Car de même que la liberté bourgeoise ne peut consister que dans
la soumission inconditionnelle (pouvant aller jusqu’à l’abandon de
soi) aux prétendues « lois naturelles de la société », de même l’« éga-
lité » ne peut se manifester en ce que tous les sujets peuvent vivre
de la même façon selon leur « nature » fondamentalement inégale :
les faibles leur faiblesse, pour se faire écraser, et les forts leur force,
pour écraser les faibles.
Les hommes et les femmes étant censés être de « nature » fon-
cièrement différente, leur liberté et leur égalité respective ne peu-
vent revenir, en conséquence, à se comporter en fonction de chaque
Anselm Jappe
jusqu’à la mort, non sans les offenser pour leur origine sociale modeste. Ils
les mettent enfin dans le coffre de leur voiture pour aller manger une pizza
(une des filles a survécu par miracle). Tandis que ses complices, protégés
en haut lieu, s’enfuient, Izzo est condamné et passe de longues années
en prison. Après avoir fait croire adroitement à sa conversion au bien et
même aux idées progressistes, il sort de prison en 2005. Il rencontre alors
la femme d’un compagnon de prison et, peu de temps après, il assassine
cette femme et sa fille. Retour en prison, mais on ne lui trouve pas plus
d’infirmité mentale qu’à son premier crime, seulement la plus grande
froideur et du plaisir de faire le mal. Izzo ne se revendique pas de Sade,
mais il a professé une idéologie du droit du plus fort, jusqu’à évoquer le
rétablissement de l’esclavage. Sade aurait probablement mis Izzo dans un
de ses romans. Bien sûr, les adorateurs intellectuels de Sade trouveront
beaucoup plus scandaleux ce rapprochement que tout ce qu’a écrit Sade.
À peine daignent-ils prendre connaissance du film de Pasolini, Salò ou
les 120 journées de Sodome (réalisé la même année que le « massacre du
Circeo », sans qu’il y ait un lien direct). En rappelant ces évidences, on se
trouve facilement dans la situation de l’enfant devant l’empereur nu.
1. Cité par Annie Le Brun, Soudain, un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard,
1993 [1986], p. 17.
34 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
des romans noirs écrits avec talent. Pour eux, Sade a tracé une voie
à suivre en quelque manière : il aurait contribué à la libération du
genre humain, même plus fortement que beaucoup d’autres.
On ne pourra pas examiner ici la vaste littérature sur Sade, ni
les arguments, fort bariolés, de ses défenseurs. On prendra plutôt,
comme point de départ, les analyses, pas très nombreuses, qui ont
mis en lumière les liens entre l’œuvre de Sade et l’idéologie du capi-
talisme « libéral » qui était alors en train de se former. Dans cette
lecture de Sade, le véritable scandale n’est pas la « pornographie », ni
le goût pour la violence, mais sa contribution à la mise en place du
totalitarisme de la marchandise sous le nom de « Lumières ». Une
telle analyse a été développée dans le chapitre que Max Horkheimer
et Theodor W. Adorno consacrent à Sade dans leur Dialectique de
la raison (1947) et dans les pages que Robert Kurz consacre à Sade
dans le Schwarzbuch Kapitalismus (Livre noir du capitalisme, 1999).
Sade y apparaît comme un apologiste du capitalisme en train de se
défaire de toutes les limites traditionnelles, en parfait accord avec
les théories libérales de l’époque. Il aurait exprimé la face cachée
des Lumières, étant le frère ennemi de Kant1. Comme Kant, Sade
demandait en effet la subordination de toute spontanéité à des lois
rigoureuses qui prennent l’allure d’une machine, d’un système qui
règle chaque aspect de la vie de l’individu. Chez Kant comme chez
Sade, le plaisir ne consiste que dans la soumission à une rationalité
rigide2. Est-ce qu’on peut dire alors que le marquis de Sade a été
1. Ce qui a également été remarqué par Jacques Lacan, dans son habituelle
manière très retorse, dans un essai de 1963 sur « Kant avec Sade » (réédité
dans les Écrits, Paris, Seuil, 1966).
2. « L’éthique de Sade dépasse radicalement toute forme d’hédonisme. Toute
sensibilité se doit d’être soumise, et non pas déchaînée. Et la sensualité doit
être entièrement livrée aux directives de la raison et à l’empire de la volonté.
Tirer Sade vers le stoïcisme ou vers Kant le rallie du côté de la raison aux
exigences d’une philosophie sévère qui ne peut pas faire du plaisir un prin-
cipe. » Claire Margat, Une horrible liberté, < http://turandot.ish-lyon.cnrs.
fr/essays >. L’auteure cite Simone de Beauvoir : « Par une sévérité analogue
à celle de Kant et qui a sa source dans une même tradition puritaine, Sade
ne conçoit l’acte libre que dégagé de toute sensibilité : s’il obéissait à des
motifs affectifs, il ferait encore de nous les esclaves de la nature et non des
sujets autonomes. » Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ? Paris, Galli-
mard, 1972.
Sade, le prochain de qui ? 35
1. Ibid., p. 154.
2. Ibid., p. 64.
3. On pourrait objecter que l’auteur d’une œuvre littéraire ne s’identifie pas
nécessairement avec les actions et les opinions des personnages qu’il crée.
Mais dans le cas de Sade, il prête toujours les mêmes opinions à ses per-
sonnages « forts », et ceux qui insistent à proposer d’autres avis, comme le
chevalier de Mirvel à la fin du Boudoir, sont ridiculisés par Sade. À part
quelques contradictions dans les détails (comme la question de savoir s’il
est permis aux pauvres de voler les riches), le message que lance Sade est
toujours on ne peut plus clair, et il le répète aussi dans ses œuvres plus
directement philosophiques.
Sade, le prochain de qui ? 39
faible, je te l’ai déjà dit, le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est
s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la
base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité
dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéan-
tise, c’est apprendre au pauvre à voler l’homme riche1 » , ce ne sont
pas les mots de Nicolas Sarkozy, mais ceux du faux-monnayeur Dal-
ville, porte-voix du social-darwinisme ante litteram de Sade. Les lois
de la réciprocité, caractéristiques d’une société dont le lien social se
base sur la logique du don, étaient en train de disparaître à l’époque
du triomphe de la bourgeoisie. La défense de l’ingratitude signifie
chez Sade le reniement du don et du lien qu’il établit : « Rien de
plus à charge qu’un bienfait reçu ; point de milieu, il faut le rendre,
ou en être avili : les âmes fières se font mal au poids du bienfait ; il
pèse sur elles avec tant de violence que le seul sentiment qu’elles
exhalent est de la haine pour le bienfaiteur2. » Sandrine Israël-Jost
résume : « La logique sadienne donne, selon le principe de l’inté-
rêt, la moindre des jouissances propres comme valant infiniment
davantage que les plus grands maux d’autrui3 » – c’est exactement
ce qui se passe dans une société ou le seul lien social réside dans
l’échange de marchandises de la part de producteurs isolés et non
dans une chaîne de dons et de contre-dons. La solitude irrémé-
diable de l’être humain, qu’énonce Sade et dont il se complaît, n’est
pas ontologique et éternelle, mais quelque chose qui se mettait en
place justement à l’époque de Sade. Celui-ci a sans doute le mérite
d’avoir poussé jusqu’au bout les conséquences de ce que Kant
a appelé la « socialité asociale » où les atomes sociaux ne se ren-
contrent que pour satisfaire leurs besoins selon leur puissance sur
le marché. Un monde sans hommes (« l’insignifiance d’autrui4 »),
où il n’y a pas d’« autre », n’est pas du tout archaïque, mais très
moderne. Pour Sade, la jouissance est entière seulement lorsqu’elle
1. Selon Annie Le Brun, op. cit., p. 9, la force de Sade serait « de reconduire
brutalement la réflexion à son origine organique ».
2. Comme le présuppose, par exemple, Paul Éluard dans son « D. A. F. de
Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire », publié dans La Révolution
surréaliste, n° 8, 1926 : « Pour avoir voulu redonner à l’homme civilisé la
force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l’imagination
amoureuse et pour avoir lutté désespérément pour la justice et la liberté
absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie. »
42 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
le désir sanctifié, sacré par le seul fait qu’il est un désir, rejoint fina-
lement cette « apathie », cette indifférence à tout contenu, qui est
indiquée, à juste titre, comme un autre élément-clé de la « philoso-
phie » de Sade. Une forme toujours égale, appliquée à un contenu
qui n’est qu’un matériel passif : c’est exactement le rapport que la
marchandise et ses « porteurs » entretiennent avec le monde. Ici
donc comme ailleurs, Sade a bien décrit la logique de la modernité,
et il a pu la décrire si bien, du fait qu’il était pleinement « en phase »
avec elle. Il ne témoigne pas de la révolte du corps et de l’individu
dans sa singularité contre la logique et la raison, mais du contraire1.
En effet, Bataille avait bien dit, presque involontairement, la vérité
sur l’absence de plaisir et de sensualité dans les crimes sadiens : « Le
crime importe plus que la luxure ; le crime de sang-froid est plus
grand que le crime exécuté dans l’ardeur des sentiments […]. Tous
ces grands libertins, qui ne vivent que pour le plaisir, ne sont grands
que parce qu’ils ont annihilé en eux toute capacité de plaisir. […] La
cruauté n’est que la négation de soi, portée si loin qu’elle se trans-
forme en une explosion destructrice2 ». Et même dans l’ivresse de
sens, on ne renonce pas à cette vertu première de la vie bourgeoise
qu’est l’ordre : « Mettons, s’il vous plait, un peu d’ordre à ces orgies,
il en faut même au sein du délire et de l’infamie3 ».
Cependant, Sade décrit très bien d’autres désirs, qui ne sont pas
du tout archaïques ou enracinés dans la nature animale de l’homme,
mais qui, au contraire, naissent précisément à son époque : le désir
d’illimité, la négation narcissique du monde, la rupture de tout lien
social, la guerre de tous contre tous, le désir même de voir dispa-
raître l’humanité, ou le monde tout entier4. On y trouve la haine
Patrick Vassort
1. Sade, Les 120 journées de Sodome ou l’école du libertinage, op. cit., p. 63.
2. Marcel Hénaff, Sade. L’invention du corps libertin, Paris, PUF, 1978.
3. Ibid. p. 150.
4. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Décou-
verte, 2010.
5. Jean Fourastié, Le grand espoir du xxe siècle, Paris, Gallimard, 1963.
Sade, rationalité instrumentale et modernité capitaliste 59
Conclusion
Il nous faut désormais comprendre en quoi les travaux de Sade
sont devenus les modèles du système capitaliste. Évidemment, les
diverses rationalisations proposées dans ce texte démontrent les
liens étroits qui existent entre les propositions sadiennes et l’orga-
nisation du monde capitaliste. Mais cela suffit-il ? Je ne le crois pas.
La véritable question que permettent de faire émerger les travaux de
Sade est la suivante : le capitalisme a-t-il à voir avec une forme quel-
conque de totalitarisme ? Il semble que les descriptions sadiennes de
la forme capitaliste peuvent également, comme Pasolini l’a mon-
trée (Salo ou les 120 journées de Sodome), mais sous la forme fasciste
et non libérale, posséder les caractéristiques permettant l’établisse-
ment d’une forme totalitaire. Mais comment le capitalisme arrive-t-
il à cette forme spécifique ? Quelle est la catégorie centrale du capi-
talisme produisant cette « exagération1 » ? Au sein des pratiques
sadiennes, les héros recherchent l’accroissement de la productivité
mais, pour cela, il apparaît que les répétitions accélérées des mêmes
gestes, des mêmes pratiques participent de la désublimation des
désirs, des pratiques amoureuses ou libidinales. Cette désublima-
tion est davantage qu’une banalisation de l’être, mais l’institution-
nalisation de la superfluité des individus en tant que subjectivité.
Ils sont en effet, comme dans chaque système de production capi-
taliste, superflus car exploitables, interchangeables, éliminables. Ils
sont devenus (quantophrénie oblige) chiffres, quantités, pourcen-
tages, paramètres d’ajustement de la valeur. Ainsi, la forme spéci-
fique du travail dans le monde capitaliste mène par la recherche
de la productivité et la structuration de la valeur au développe-
1. Ceci permet de comprendre sans doute qu’au sein d’un événement, l’exa-
gération la compréhension de la nature de celui-ci dépend de la mise au
jour de l’exagération de celui-ci, c’est-à-dire de sa spécificité. Horkheimer,
Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 126.
Sade, rationalité instrumentale et modernité capitaliste 67
Gérard Briche
1. Ibid, p. 238.
2. Joseph Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Paris,
Éditions du Parti communiste français, 1944 [1936].
3. Sade, Français, encore un effort…, op. cit., p. 142.
4. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts
[1820] ; Principes de la philosophie du droit, tr. Robert Derathé, Paris, Vrin,
1982, p. 71.
De la chair pour le Capital 75
1. Ibid., p. 195-196.
2. « Je substitue en fait et en vérité le bienfait de l’eau réelle à l’eau stérile
du baptême », écrit Feuerbach dans la Préface à la deuxième édition
de L’essence du christianisme (1843), dans Ludwig Andreas Feuerbach,
Manifestes philosophiques, textes choisis et traduits par Louis Althusser,
Paris, PUF, 1973, p. 215.
3. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La première philosophie de l’esprit [1803-
1804], tr. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1969, p. 36.
4. Feuerbach justement, dont on a retenu la formule « Man ist, was man isst »
(« On est ce qu’on mangev»).
5. Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, tr. Luc Mercier et alii,
Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010, p. 124.
76 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
4. La robotisation du corps
La condition moderne réduisait le corps prolétaire à l’état de
puissance de travail, de chair mécanique greffée sur les machines.
« Dans la fabrique, écrit Karl Marx, il existe, indépendamment [des
ouvriers], un mécanisme mort auquel on les incorpore comme des
appendices vivants1. » Toute l’histoire du mouvement ouvrier est
l’histoire de la révolte contre cette subordination au capital, et une
abondante littérature prolétarienne décrit cet asservissement des
corps brisés par les machines, sans d’ailleurs être toujours consciente
que ce n’est pas le travail exploité, mais le travail en général, « sans
phrase » comme écrivait Karl Marx2, qui courbe l’activité humaine
sous le joug de la domination capitaliste-marchande3.
L’imaginaire prolétarien représentait la revanche de la « classe
ouvrière » dans l’exaltation des corps ouvriers trempés dans la pro-
duction de biens dont ils ne seraient plus spoliés. On connaît l’ima-
gerie réaliste socialiste ; mais on se rappelle, non sans un certain
trouble, que l’imagerie fasciste, elle aussi, a magnifié la puissance
des corps au travail. Dans l’un comme dans l’autre cas, on ne voyait
que de la chair au travail, des corps productifs naturellement beaux
dans l’effectuation de ce qui était leur fin.
1. Marx, Le Capital, op. cit., p. 474.
2. Karl Marx, Manuscrit de 1857-1858 (« Grundrisse »), tr. Jean-Pierre Lefeb-
vre et alii, 1980, Paris, Éditions sociales (rééd. Paris, La Dispute / Éditions
sociales, 2011), première partie, p. 39.
3. Pour l’analyse de la production de valeur abstraite, qui caractérise le travail
et qui détermine son caractère essentiellement capitaliste, on se reportera
par exemple au Manifeste contre le travail de Robert Kurz, d’Ernst Lohoff
et de Norbert Trenkle, tr. Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies et Luc
Mercier, Paris, Lignes / Leo Scheer, 2002 [1999], (réédition Paris, UGE,
2004).
De la chair pour le Capital 87
le sport et les pratiques affines (telles que le fitness) ont de congruent avec
la logique de la valeur capitalisable.
Le sexe du capitalisme 89
Le sexe du capitalisme
Remarques sur les notions de « valeur »
et de « dissociation-valeur »1
Roswitha Scholz
Johannes Vogele
1. Ibid., p. 64.
2. La notion d’« abstraction réelle » a été introduite par Alfred Sohn-Rethel,
un philosophe allemand scandaleusement méconnu dans le monde fran-
cophone, dans un essai de 1961 intitulé « Forme marchandise et forme de
pensée. Essai sur l’origine sociale de l’“entendement pur” ». Il a été réédité en
2010 dans un recueil d’articles d’Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise,
Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
Le côté obscur du Capital 109
1. Ibid., p. 110.
Le côté obscur du Capital 113
1. Ibid., p. 108.
2. Ibid., p. 114.
114 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. « Nous ne maintiendrons pas nécessairement tel quel tout ce qui est dit
dans ce livre ; une telle attitude serait inconciliable avec une théorie qui
affirme que le cœur de la vérité est lié au cours du temps au lieu de l’oppo-
ser telle une constante immuable au mouvement de l’histoire. » Horkhei-
mer et Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 9.
2. Scholz, Das Geschlecht des Kapitalismus, op. cit., p. 181.
Le côté obscur du Capital 117
font leurs choix, mais qui en tant que cadre leur reste inaccessible.
Ils subissent leur propre forme – sociale ou individuelle – comme
une loi naturelle.
Le capitalisme patriarcal postmoderne aggrave énormément cette
inconscience et ses conséquences. Bien qu’il soit en train de détruire
le monde et qu’on connaisse les conséquences sociales désastreuses
de son développement, jamais le capitalisme comme forme-sociale
n’est apparu à ses sujets aussi indépassable. À une vitesse exponen-
tielle, il continue d’atomiser les individus et de les abrutir au point
qu’ils deviennent inutilisables même pour ses propres buts. Il suf-
fit d’une observation un tant soit peu lucide pour savoir que les
politiciens n’ont dans leurs agissements plus aucune option autre
que spectaculaire. Les décideurs économiques sont tellement pris
par des mécanismes que leurs choix n’ont plus grand chose de stra-
tégique. Ainsi, avec la dissolution de la politique et l’autodestruc-
tion de l’économie (la concurrence oblige à réduire de plus en plus
la substance même de la valorisation : le travail), sans aucune pers-
pective de sortir de ses impératifs, le sujet moderne se « barbarise1 »
dans sa forme au lieu de la briser. Et dans cette tendance, toutes
les catégories et sphères sociales (public-privé, travail-loisir, jeune-
vieux, homme-femme) se décomposent tout en restant dans des
contraintes indépassables.
Bien sûr, la relégation des femmes dans la sphère privée n’a
jamais correspondu complètement à la réalité. Les femmes ont tou-
jours travaillé, il a existé des politiciennes, des femmes révolution-
naires, scientifiques, militaires, écrivains, etc2. Dans l’actuelle désin-
tégration de ces sphères, quand le privé devient une affaire publique
et que le public se privatise, la dissociation-valeur n’est pas abo-
1. Les termes « barbarie, barbarisation, barbare » sont bien sûr issus d’une
vision eurocentrique. Ils sont utilisés ici en connaissance de leur ambi-
guïté. Il est tout de même intéressant de dire que le refus, la peur et la
haine vers « l’autre » qui sont contenus dans ce concept, ne sont finale-
ment rien d’autre que ceux que couve l’occident envers lui-même, inclus le
pressentiment et la peur de sa propre destructivité, projetée sur quelqu’un
désigné comme extérieur.
2. Mais faut-il rappeler ici que ce ne fut jamais qu’en tant qu’hommes de
second ordre et que généralement elles gardaient en même temps leur rôle
de femme ?
Le côté obscur du Capital 119
lie, mais se déplace, et elle apparaît sous des formes de plus en plus
complexes : à l’intérieur des institutions, des groupes sociaux, des
individus. Aussi voit-on émerger de plus en plus d’« identités mul-
tiples et flexibles » qui pourraient faire croire que le rapport asymé-
trique entre les sexes serait aujourd’hui devenu une problématique
dépassée. Certains y voient déjà l’émancipation s’accomplir ou du
moins des « chances » ou des « possibles » pointer leur nez.
Toutefois, un coup d’œil sur les réalités sociales permet, der-
rière cette apparente libération à l’égard des carcans identitaires,
de déceler la nouvelle flexibilité forcée et de déchiffrer les « pos-
sibles » de la mondialisation comme la décomposition anomique
des catégories capitalistes. La crise du capitalisme est loin de repré-
senter son abolition et ne promet rien d’autre que de la destruc-
tion. Ce n’est pas la « réduction du rôle de l’État » face à la concur-
rence mondialisée qui nous fait croire à son dépassement ; et le
sujet comme forme-camisole de l’individu ne disparaît pas mais
s’accomplit dans sa barbarisation en tant que masculin, blanc et
occidental.
Il est d’ores et déjà visible que ce sont – au niveau mondial –
prioritairement les femmes qui sont les victimes du développement
actuel, autant comme cible de la haine et de la violence déclenchées
par la barbarisation avancée que comme gestionnaires de la crise
dans leur « double socialisation ».
Qui voudrait affirmer sérieusement que sous la bannière du néo-
capitalisme postmoderne disparaîtront la soumission des femmes,
l’infériorisation de la « féminité » et l’opposition entre une sexua-
lité masculine agressive (viols, mais aussi sous les formes plus soft
quotidiennes telles qu’images médiatiques, publi cité, pornogra-
phie) et une sexualité féminine passive ? Fini le rôle sous-valorisé
des femmes dans l’économie et dans la politique grâce à Ségo-
lène Royal et quelques business-women ? Croira-t-on arrivée la fin
du modèle de la contrainte à l’hétérosexualité à cause d’un certain
assouplissement envers d’autres catégories sexuelles ou à cause du
jeu spectaculaire avec des identités troublées ? Ce n’est d’ailleurs pas
la flexibilité postmoderne des identités qui empêche le « réarme-
ment moral et répressif » d’émerger, en dépit des amusants jeux de
société où il s’agit d’endosser des rôles. Elle n’empêche pas non plus
120 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
Richard Poulin
Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme
inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner.
C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées,
mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ;
acquises, mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience,
etc. –, où tout enfin passa dans le commerce.
C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle…
Karl Marx2
Valeur vénale2
La mondialisation néolibérale favorise la pénétration de la mar-
chandise dans le domaine des mœurs et les révolutionne3, ayant des
effets considérables, mais mal connus, sur les codes sociaux ainsi
que sur le psychisme humain et les rapports entre les hommes et les
femmes. Par l’inégalité sociale et l’appropriation qu’elle implique,
la marchandisation des corps dans le système capitaliste néolibé-
ral mondialisé élargit constamment le nombre de ses proies. L’offre
étendue, qui stimule une demande en croissance4, affecte désormais
des millions de femmes et d’enfants. Cette marchandisation exige
des corps de plus en plus jeunes. « Depuis, les années 1980-1990, on
assiste à un rajeunissement des prostituées », constate Max Chaleil5,
masculin. […] Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce
dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus
qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur repro-
chaient : qu’elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe
en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans
cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simple-
ment besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté. »
Histoire d’O serait donc un « aveu » qui rendrait enfin compte
de la réalité profonde, psychique, du sexe féminin. Cette « réalité »
s’énonce ainsi : puis qu’une femme est avant tout « chair », son
esprit est guidé par la « chair » et aucune volonté de femme ne
saurait résister à l’appel de la chair. Donc l’aliénation des femmes
est inhérente à leur nature. Lorsque la chair triomphe (ce qui est
inévitable), c’est toujours aux dépens de la conscience de soi comme
sujet. A contrario, la supériorité masculine devient évidente, car les
hommes ont, eux, la maîtrise de l’esprit sur la chair.
Puisque toute femme est inéluctablement submergée par la
chair, l’homme qui l’agresse n’est, en définitive, qu’un instrument
révélant sa vérité féminine profonde. En outre, cette agression lui
dévoile sa valeur. En retour, ce dévoilement justifie la domination,
la violence et le viol masculins.
On pourrait objecter que le désir de soumission n’est pas propre-
ment féminin, que les rôles de maître et d’esclave n’ont rien d’in-
trinsèquement féminin ou masculin comme le rappelle l’auteur de
La Vénus à la fourrure, Léopold Sacher Masoch1, et toute une pro-
duction pornographique contemporaine. Cette objection tient mal
lorsque l’on analyse de plus près l’œuvre de Sacher Masoch. C’est
l’homme qui dirige les actions, impose ses fantasmes, domine la
situation. L’« esclave sexuel volontaire » est ici le maître des ébats
sexuels sadomasochistes. Encore une fois, c’est le désir masculin qui
structure le tout.
En quelque sorte, le sadisme pornographique « métaphorise » les
rapports sociaux. Il constitue un transfert de sens. Un tel discours,
par substitution discursive, épure et déshumanise les femmes ainsi
que les rapports sexuels et sociaux. Le sadisme pornographique est
tution des femmes dans des bordels et des zones dites de tolérance.
C’est également l’époque de l’explosion de la production et de la
consommation pornographiques.
Les nouvelles prescriptions sont corporelles. Le corps féminin
transformé et mutilé est plus que jamais une surface d’inscription
de l’idéologie dominante, à la fois bourgeoise et patriarcale. Le
corps est désormais traité comme une propriété individuelle, dont
chacun est responsable. L’injonction « libératrice » est dorénavant
individualisée et non plus collective. Elle a réintroduit par la fenêtre
ce qui avait été chassé par la porte, l’obligation d’un lourd entre-
tien féminin sexualisé des corps, lequel est devenu très onéreux. Les
ventes de lingerie féminine progressent de 10 % par an depuis les
années 1990. Le nombre d’interventions de chirurgie plastique a
grimpé vertigineusement1. La juvénilité obligée du corps féminin
l’infantilise���������������������������������������������������������
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: nymphoplastie, resserrement des parois vaginales, épi-
lation des poils pubiens…
Enjeu commercial, la beauté féminine doit, en outre, impéra-
tivement se dévoiler pour exister : ce corps dénudé fait partie des
représentations quotidiennes et sature l’espace public.
Dans la nouvelle mouture du capitalisme, le contrôle de soi est
la condition à la vente de soi, laquelle est elle-même une condition
de la réussite sociale. Aujourd’hui, la « revendication de ne pas être
une chose, un instrument, manipulable et marchandisable, serait
passéiste et non une condition de dignité du sujet2 ». L’apparence
est décisive dans le travail sur soi pour sa propre mise en valeur.
Les régressions sont à la fois symboliques (retour à la femme-
objet3) et tangibles (exploitation accrue des corps féminins par les
industries du sexe, la publicité, etc.). Les nouvelles prescriptions
sont également sexuelles. Performatives, elles s’inspirent de la por-
nographie et de ses codes, devenus le nouveau manuel de la libéra-
lisation sexuelle.
Pour être belle, une femme doit être jeune et le rester1. À par-
tir des années 1980, la jeunesse n’est plus associée à la révolte et aux
idées nouvelles bouleversant les cadres archaïques et rigides. L’au-
dace juvénile se limite à un idéal corporel uniformisant, impérieux
et commercial.
« Le jeunisme est un ressort idéologique majeur des années
19802. » On le voit en œuvre partout. La norme dans la pornographie,
la publicité et la mode (notamment avec son utilisation de
mannequins très jeunes) est largement « adocentrée ». Si les jeunes,
particulièrement les jeunes femmes et les adolescentes, sont parmi
les principales cibles des vendeurs de biens de consommation,
ils sont également des biens de plus en plus consommables. On
constate une sexualisation précoce des filles imprégnées de réfé
rences sexuelles adultes. Les garçons s’attendent à ce que les filles
reproduisent les actes et les attitudes de la pornographie, ainsi que
les pratiques corporelles qui lui sont liées3.
Les contraintes ont changé de nature. La nouvelle morale
sexuelle, tout aussi normative que l’ancienne, impose un nouvel
ordre sexuel tyrannique, lequel se traduit dans des normes corpo-
relles et des rapports sexuels focalisés sur le plaisir masculin et la
génitalité. Le nouveau conformisme est tonitruant tout en ren-
dant docile. Il est sexiste, raciste et infantilisant. Le discours per-
missif sans précédent dans l’histoire qui caractérise les sociétés
occidentales4 s’accompagne d’une violence accrue. Dans la porno-
graphie, cela s’exprime, entre autres, par une humiliation accentuée
des femmes et une brutalité davantage tangible et normalisée. Le
sadisme est devenu banal.
La pornographie emblématise les corps féminins comme des
objets-fantasmes mis au service sexuel fantasmagorique des hommes,
1. Jean-Claude Kaufmann dans Corps de femmes, regards d’ hommes. Socio-
logie des seins nus (Paris, Nathan, 1998), a montré la force de l’ostracisme
encouru par les personnes âgées dans le lieu de liberté apparente et de la
tolérance affichée, la plage.
2. Cusset, op. cit., p. 280.
3. Pour en savoir plus et explorer ces attitudes, voir notre ouvrage Sexualisa-
tion précoce et pornographie, Paris, La Dispute, 2009.
4. Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998,
p. 36-37.
136 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
sein haut et la bouche pulpeuse. Les cheveux sont longs, les poils ne
sont plus. Pour rester dans la course à la beauté, « les adolescentes
doivent développer une “écoute inquiète” de leur corps1 ». Celles qui
ne s’y conforment pas sont out, coupables et indignes. Elles n’ont
aucun maîtrise sur elles-mêmes, ne savent pas se mettre en valeur et
se vendre, sont donc peu performantes, en conséquence, elles sont
inintéressantes.
Les femmes, les filles et même les fillettes sont poussées à l’ex-
hibition. Ce devoir de paraître est déguisé en droit au bien-être.
Le corps, qui doit être lisse, désirable, désirant et performant, est
en même temps morcelé, ce qui est particulièrement évident dans
la publicité et la pornographie. La partie est préférée au tout et
l’érotisme masculin contemporain se caractérise par un « fétichisme
polymorphe » (lequel renvoie au fétichisme de la marchandise), du
sein en passant par les fesses jusqu’au pied. Par ailleurs, la loupe
pornographique « portée sur tous les détails conduit d’abord à écar-
ter les corps réels du corps idéal, les corps vécus du corps rêvé 2 ».
Le corps féminin réel, malgré tous les efforts qui lui sont consacrés,
déçoit fatalement, particulièrement les hommes qui ont commencé
à consommer très jeunes de la pornographie3.
Certains préfèrent les real dolls aux vraies femmes. Quelques clics
de souris permettent aux clients de choisir le corps, le visage, le style
de coiffure et de maquillage, la couleur des cheveux, des yeux, de la
peau, bref de se construire un ersatz de la femme idéale. La poupée-
1987. Aujourd’hui, les mannequins pèsent 23 % de moins que la femme
moyenne ; il n’est donc pas surprenant que 75 % des femmes et des adoles-
centes suivent ou ont suivi un régime amaigrissant. Selon Santé Canada,
de 1987 à 2001, les hospitalisations pour les troubles de l’alimentation
chez les filles de moins de 15 ans ont augmenté de 34 % et chez celles
âgées de 15 à 24 ans de 29 %. Santé Canada, Rapport sur les maladies men-
tales au Canada, Ottawa, Santé Canada, octobre 2002, < www.phac-aspc.
gc.ca/publicat/miic-mmac/index_f.html >.
1. Caroline Moulin, Féminités adolescentes, Rennes, Presses Universitaires
de Rennes, 2005, p. 78.
2. Perrot, op. cit., p. 67.
3. Des sexologues québécois disent recevoir beaucoup de jeunes hommes qui
souffrent de dysfonctions érectiles qu’ils imputent à leur consommation de
pornographie. Il semble que le corps féminin réel déçoit particulièrement
les hommes qui ont commencé à consommer très jeunes.
Valeur vénale, domination sexuelle et tyrannie... 139
réalité est alors livrée revêtue de lingerie, d’une robe sexy et d’escar-
pins. Elle a le sexe aussi étroit que celui d’une adolescente. Elle est
belle, jeune, silencieuse, passive, toujours consentante. Elle est par-
faite ! La poupée X, un support masturbatoire pénétrable, est pour
Élisabeth Alexandre, un symbole de la détestation des femmes1, des
vraies femmes en chair et en os. L’une des raisons invoquées par les
hommes qui ont acquis des poupées X renvoie à leurs problèmes avec
l’autonomie des femmes, laquelle semble faire obstacle à la relation
« amoureuse véritable ». L’expression états-unienne « real doll » affu-
blée à une jeune femme ou à une adolescente désigne une fille parti-
culièrement mignonne et facile à vivre. Elle ne revendique pas, reste
passive, ne vit que pour plaire… C’est ce qui la rend si attrayante.
Que des hommes soient capables d’avoir une érection pour des
objets synthétiques et en jouir en dit sans doute long sur eux en par-
ticulier et sur la société masculine en général. Puisque encore plus
d’hommes sont capables de bander sur des corps de femmes, de
filles et d’enfants par écrans interposés et en jouir, comment com-
prendre cette pratique sociale qui s’élargit de jour en jour ? Quels
sont les liens entre ces comportements et la domination sociale
masculine ?
Pouvoirs
Les représentations des corps et les valeurs qu’elles induisent, le
travail incessant des apparences pour s’y conformer, reproduisent
à leur échelle les pouvoirs de la structure sociale. L’assise de la
domination « passe par la maîtrise des usages du corps et l’imposition
de ses normes2 ». Les normes qui se sont imposées sont fortement
corrélées historiquement à l’ascension de la bourgeoisie puis à sa
victoire3. Dans le capitalisme, la domination masculine impose
non seulement une division sexiste du travail et une essentialisation
1. Élisabeth Alexandre, Des poupées et des hommes. Enquête sur l’amour arti-
ficiel, Paris, La Musardine, 2005.
2. Christine Détrez, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002,
p. 173.
3. Voir entre autres Michel Foucault, Histoire de la sexualité tome 1. La volonté
de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Georges Vigarello, Le corps redressé,
Paris, Delarge, 2001 ; Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Aubier,
1982.
140 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. James E. Wright, The Sexualization of America’s Kids and How to Stop It,
New York, Lincoln, Shanghai, Writers Club Press, 2001.
2. Pierrette Bouchard, Consentantes ? Hypersexualisation et violences sexuelles,
Rimouski, CALACS de Rimouski, 2007, p. 52.
3. Julia Whealin, « Women’s report of unwanted sexual attention during
chilhood », Journal of Child Sexual Abuse, vol. 11, n° 1, 2002, p. 75-94.
4. Matthieu Dubost, La tentation pornographique, Paris, Ellipses, 2006,
p. 66.
Valeur vénale, domination sexuelle et tyrannie... 143
Ronan David
1. Voir Peggy Sastre, No sex. Avoir envie de ne pas faire l’amour, Paris, La
Musardine, 2010 et Courrier International, n° 741, janvier 2005. Dans
l’article du Courrier International, on tente de mettre en évidence le fait
que l’asexualité est un comportement relativement répandu chez les
mammifères. Après des études effectuées sur les gerbilles, les rats et les
moutons, on a pu constater notamment chez les moutons que lorsque
des béliers étaient placés en présences de femelles, 10 % d’entre eux ne
s’accouplaient pas aux femelles en présence. Ce genre d’études nous en
apprend évidemment beaucoup sur les conceptions sexuelles sous-jacentes
de tels chercheurs incapables de faire la différence entre la sexualité des
gerbilles et la sexualité humaine…
2. Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comporte-
ment, Paris, Aubier, 1998, p. 257.
De la régression infantile des masses... 149
Cette sexualité n’a donc rien d’un retour à une sexualité ludique
et ouverte sur tous les horizons comme cela peut être le cas dans
la sexualité infantile mais bien d’une sexualité réglée et spécialisée.
Elle n’est en rien la manifestation d’un Eros libre mais bien une
forme de sexualité contenue, il s’agit de la sexualité de masse d’une
société de masse. Cette sexualité correspond ainsi aux « nouveaux »
développements de la société capitaliste, à une société passée de la
répression sexuelle brute à une répression basée sur une libération
de la sexualité partielle et localisée. Comme le souligne Herbert
Marcuse, « nous sommes ainsi confrontés à ce paradoxe, que la libé-
ralisation de la sexualité sert de base instinctuelle au pouvoir répres-
sif et agressif de la société d’abondance1 ». C’est la sexualité des
« employés2 », de ces masses d’individus insérés dans la société tech-
nologique et tertiarisée. « Cependant, si la société libère la libido en
tant que sexualité partielle et localisée, elle effectue en réalité une
véritable compression de l’énergie érotique et à cette désublimation
correspond une recrudescence des formes d’agressivité, sublimées et
non sublimées. Ces formes d’agressivité sont très importantes dans
la société industrielle contemporaine3. » Cette sexualité est ainsi le
moteur pour un accroissement de la domination dans les autres ins-
titutions centrales de la société capitaliste. L’agressivité produite par
cette sexualité se retrouve de façon manifeste au sein de l’institu-
tion sportive, mais aussi dans les nouvelles formes d’organisation du
travail, dans la compétition économique que se livrent les diverses
entreprises soucieuses d’accroître leur capital.
La sexualité contemporaine doit se comprendre dans une tota-
lité libidinale, car ce n’est pas uniquement la sexualité elle-même qui
se trouve rabougrie, mais bien aussi l’univers érotique global. Cette
sexualité s’inscrit ainsi dans le cadre des grandes métropoles occiden-
tales et européennes où la charge érotique tend à disparaître dans la
vie quotidienne, dans l’architecture, dans l’alimentation… Elle est
bien en phase avec la restauration rapide, avec l’accroissement de la
1. Ibid., p. 107.
156 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. Ibid., p. 89.
2. Reiche, op. cit., p. 95.
3. Frédéric Joignot, Gang-Bang. Enquête sur la pornographie de la démolition,
Paris, Seuil, 2007, p. 16. Pour une revue des diverses pratiques sexuelles
hard ou violentes, voir Christophe Bourseiller, Les forcenés du désir, Paris,
Denoël, 2000.
4. Michela Marzano, La pornographie ou l’épuisement du désir, Paris,
Hachette, 2007, p. 28.
160 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
entre les individus ne sont dès lors plus des relations intersubjec-
tives, mais inter-objectives qui procurent une satisfaction tenant
davantage de l’auto-érotisme que de la relation érotique. Ces rela-
tions sexuelles objectives susceptibles d’assurer une satisfaction sans
surprise pour l’individu culminent dans l’utopie technologique du
cyber-sexe. Ainsi certains chercheurs proposent pour l’horizon 2050
de pouvoir avoir des relations sexuelles sans avoir à s’embarrasser
d’un partenaire sexuel en chair et en os. « Pourquoi, dès lors, ne pas
imaginer mettre dans son lit, en 2050, un androïde plus vrai que
nature ? […] Il y aurait pourtant beaucoup à gagner à ce compa-
gnonnage, rétorque David Levy. Fidélité absolue, humeur constante,
jeunesse éternelle… Sans compter des performances sexuelles à toute
épreuve. Programmable à volonté, ce partenaire de choc pourrait
tout aussi bien être mis “en mode apprentissage” que partager “les posi-
tions et techniques érotiques du monde entier”. Le tout sans panne ni
migraine. […] On ne fera donc plus l’amour IRL (in real life), mais
seulement par ordinateur interposé. Ou ce qui en tiendra lieu. À la
base de cette hypothèse : les technologies “haptiques”, qui simulent
la sensation du toucher. Une facette de la réalité virtuelle qui n’en est
qu’à ses balbutiements, mais dont les applications, dans le domaine
du jeu comme dans celui de l’industrie, sont considérables. Demain,
la mère d’un enfant qui pleure pourra peut-être le consoler, depuis
son bureau, d’une caresse sur la joue. Et l’amoureux en voyage dépo-
ser un baiser sur les lèvres de sa belle. Et après-demain ? Supposons
une combinaison ultramoulante, recouverte sur sa face interne de
microscopiques capteurs-stimulateurs. Un réseau à très haut débit
acheminant les volumineuses données inhérentes à la téléprésence
tactile. Des systèmes informatiques d’une puissance de calcul suffi-
sante pour traiter, en vitesse quasi instantanée, ces millions d’infor-
mations… Il suffira alors d’enfiler cette peau “intelligente” et de se
connecter au cyberespace pour émettre et recevoir les sensations tac-
tiles de notre choix. De quoi goûter, d’ici à la fin du siècle, les plaisirs
d’une relation sexuelle électronique “aussi satisfaisante que si elle était
charnelle”, affirme l’Américain James Hugues, sociologue au Trinity
College de Hartford (Connecticut)1 ».
Nicolas Oblin
1. Cf. Erich Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme,
Paris, Robert Laffont, 1978.
Le mannequin ou l’être défiguré 173
Ces corps fabriqués comme par des designers sont littéralement épurés,
dans le sens où la pureté est le caractère de ce qui est inaltérable et
absolument homogène. Tout ce qui relève de la dimension vivante
du corps (présence réelle, complexité, hétérogénéité, subjectivité) et
donc de l’impureté fondamentale de ce corps, ce qui est sale, ce qui
coule, ce qui pousse, ce qui « sent » – parfois très fort –, est sans
cesse neutralisé et recyclé dans les objets-marchandises auxquels il est
associé, identifié. Le mannequin accède ainsi au statut d’emballage,
sa peau apparaissant comme l’espace lisse et vierge servant de support
aux vêtements, aux traits du visage, à la bouche, aux yeux, au nez,
aux dents, etc., et qui sont organisés comme un logo, de manière à
simplement provoquer, attirer le regard.
Le corps du mannequin est totalement livré à l’extériorité
visible, au spectacle, ce qui en fait une représentation – objective
– radicalement opposée à la dimension imaginaire de l’œuvre d’art
(qu’elle soit figurative ou abstraite n’est d’aucune importance), qui
se donne toute entière, à l’expression des forces et sonorités inté-
rieures – expression de la subjectivité, de la profondeur, des abysses
de l’être. Il n’existe quasiment pas d’images, parmi toutes ces repré-
sentations qui saturent l’espace urbain notamment, qui ne soient
pas prédéterminées par la rationalité morbide, objective de la pro-
duction marchande. Cela indique combien la « présence réelle1 »
est aujourd’hui malmenée, combien les conditions de possibilité
d’éprouver le vivant dans toute sa dimension énigmatique (équivo-
cité, mystère, insaisissable) sont écrasées. Ainsi les mannequins sont
des corps vides, pleins, sans organes… Leur représentation n’invite
pas à imaginer mais à simplement réagir à la provocation, positive-
ment ou négativement, peu importe, selon la stratégie envisagée.
Il faut penser, par exemple et parmi tellement d’autres, aux pein-
tures de Schiele, de Freud, de Van Gogh, de Matisse, de Kokoshka,
de Munch, de Bacon, Picasso, etc., pour saisir quel est le mystère,
l’énigme, l’infini dont sont privées les représentations mannequines
et même pornographiques du corps, aussi provocatrices soient-elles.
Le mot mannequin, qui vient du néerlandais mannekijn, s’il
signifie bien « petit homme » – c’est cette étymologie qui est géné-
1. Ibid.
2. Cf. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Galli-
mard, 2003.
3. Voir Axel Honneth, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris,
Gallimard, 2007, p. 26-27.
4. Cf. Philippe Dagen, L’Art impossible. De l’inutilité de la création dans le
Le mannequin ou l’être défiguré 181
séder du regard, les avoir vus est plus important, dans ce contexte,
que ne l’est l’instant même de la contemplation, plus important que
voir… Au point que l’on peut avoir vu, sans jamais ne rien voir, avoir
entendu, sans rien n’entendre, avoir senti sans ne jamais rien sen-
tir, etc., jusqu’à avoir vécu sans être vivant et être mort sans mourir
vraiment.
La prédominance du verbe avoir dans ce qui participe du passé
(avoir vu, avoir senti, avoir vécu) est symptomatique de ce que le
vécu se conjugue au mode de l’avoir quand le vivant le fait au mode
d’être. Or, dire que l’on a vu une chose n’a rien à voir avec le fait
de voir et la survalorisation de l’avoir sur l’être rend bien compte
de l’importance accrue qui est accordée à la relation de possession
(avoir entendu), par rapport à la relation d’altération (entendre).
Les critères de visibilité – qui sont également des critères de vitesse
d’appropriation – ont supplanté partout les critères de lisibilité1,
répondant de cette manière à la politique du moindre effort intel-
lectuel qui prétend qu’il suffit de simplement voir pour regarder et
pour comprendre, comme si tout ce qui apparaissait était le vrai,
comme si toute négativité avait disparu. Parmi ces critères de lisi-
bilité, la lenteur2, tellement dévalorisée dans la société occidentale,
devrait occuper une place de choix, ne serait-ce que pour opposer
une résistance à l’oubli généré par l’intensification de la vitesse, par
l’accélération ; étrangement, la lenteur tend, dans le discours, à être
associée à l’inefficacité et, bientôt, au manque de courage.
Mannequin et pornographie
L’industrie de la pornographie n’est pas étrangère, quoique l’on
puisse en penser, à la représentation mannequine du corps. On peut
dire qu’elle poursuit ce travail de recyclage et de négation du corps
vivant. Alors que l’industrie mannequine situe le corps hors chair,
le déréalise, la pornographie se saisit de ce que dissimule le manne-
quin (notamment des sexes qu’il ne fait jamais que suggérer), se sai-
sit de la jouissance proprement sexuelle, pour la faire entrer à son
monde contemporain, Paris, Grasset / Fasquelle, 2002.
1. Cf. Ivan Illich, « Le texte et l’université : idée et histoire d’une institution
unique », Esprit, n° 8-9, 2010.
2. Cf. Milan Kundera, La Lenteur, Paris, Gallimard, 1997.
182 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. Voir sur ce point Michel Henry, La barbarie, Paris, PUF, 1987, p. 183 :
« Ce déplacement qui devrait signifier une diminution et un affaissement
de l’énergie se traduit au contraire par son explosion qui confère aux com-
portements inférieurs un caractère excessif, désordonné, incohérent, fai-
sant d’eux ce que le langage appelle spontanément des débordements. »
2. Rémy Fière, « Pilote des sexes », Libération, 22 décembre 1999.
3. Ibid.
4. Guillaume B. Decherf, « Portraits de hardis hardeurs », Libération, 19 et
20 mai 2001. L’article concerne le résumé d’un reportage télévisé, Hard
Trip, diffusé le même jour sur la chaîne câblée Ciné Cinémas 1.
5. Georg Lukács cité par Gabel, op. cit., p. 13-14.
184 Sexe, capitalisme et critique de la valeur
1. Voir sur ce sujet Patrick Vassort, « Sade. Pour une critique de l’esprit du
capitalisme », dans Collectif, Peut-on critiquer le capitalisme ? Paris, La
Dispute, 2008, p. 165-176 et Anselm Jappe, « Sade, prochain de qui ? »,
publié ici, p. 31-48.
2. Cannibale : désir de voir la chute, la blessure et la mort de l’autre…
Le mannequin ou l’être défiguré 185
faire pour les cheveux ? Les poils pubiens ? Les coller, les planter ?”
Les poils pubiens sont implantés un par un dans le silicone ; on
peut commander son modèle avec “chatte naturelle”, “taillée string”
ou rasée, et en deux couleurs, brun ou roux. […] Les cavités vagi-
nales et anales sont faites pour permettre toute pénétration de façon
confortable. L’effet de succion en fascine beaucoup : une fois péné-
tré, un vide se crée à l’intérieur. Cet effet est plus prononcé dans la
cavité buccale. […] Les seins peuvent être étirés jusqu’à 200 % sans
se déchirer1. »
Paradoxalement, la sexualisation y compris très précoce des indi-
vidus n’est peut-être jamais que le corollaire d’une désérotisation
bien plus générale, d’une perte globale de désir qui vient se sim-
plifier à l’extrême et s’échouer sur quelques bouts de corps jetés en
pâture pour satisfaire aux besoins, aux frustrations de l’homme de
la foule.
Les auteurEs