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La double invisibilité :

à propos de l’absence d’un objet sociologique et de l’atonie d’un sujet politique

Réflexions sur la situation des noirs dans les sciences sociales et dans la France
contemporaine

Joan Stavo-Debauge (GSPM-EHESS)

1
2
Table des Matières

Table des Matières................................................................................................. 3


Introduction : rappel de la mission et cadrage de l’enquête......................................... 5
1) Une complication, un enjeu, un rendez-vous manqué et une série d’obstacles..........11
La complication d’une profondeur historique et d’une extension spatiale
considérable ..................................................................................................... 11
Un trop vaste tableau à dépeindre.................................................................... 12
L’enjeu : comprendre et agir sur le présent sans se laisser fasciner par le
passé… ............................................................................................................. 12
De la présence de l’histoire dans ce rapport ..................................................... 19
… ou tétaniser par un futur construit sur la vue d’un contre-modèle faisant
office d’épouvantail .......................................................................................... 24
L’insistante mais suspecte évocation des Etats-Unis : le prétexte d’un repli .... 24
Un rendez vous manqué : la rencontre ajournée entre la philosophie politique
prenant en compte le pluralisme ethno-racial, culturel ou religieux et les
sciences sociales françaises ............................................................................. 26
L’emballement de la « déconstruction » et ses limites politiques .................... 27
Un embarras très contemporain néanmoins amplifié en France ....................... 32
Le droit laissé en friche et les droits abandonnés à la déshérence.................... 36
2) A la racine de l’invisibilité, l’absence de figuration catégoriale des noirs en France : les
méfaits et les raisons de cette absence ...................................................................39
L’invisibilité du tort et le tort de l’invisibilité .................................................... 40
Un obstacle d’importance : le cadre de représentation et d’(in)action de la
politique d’intégration ...................................................................................... 43
Une visée politique reposant sur une distribution asymétrique des efforts
réclamés........................................................................................................... 45
La « controverse des démographes » et son sillage d’effets négatifs pour le
double objet qui nous occupe (les noirs et les discriminations) ....................... 49
L’horizon politique et les attendus méthodologiques de l’enquête MGIS .......... 50
Pourquoi des catégories dites « ethniques » dans cette enquête ? .................. 52
L’inscription de la controverse et de la « note » qui l’éteint dans le cadre
restrictif des préoccupations de la politique de l’« intégration » ..................... 54
Le geste de conjuration de la « note » des instances de la statistique publique
......................................................................................................................... 56
L’occultation de la question des discriminations ethno-raciales ....................... 59
Contre la percée de la question de l’égalité et à rebours de la lutte contre les
discriminations : l’enracinement des catégories « immigré » et « issu de
l’immigration » comme seul et unique mode de figuration des minorités ethno-
raciales............................................................................................................. 65
Court retour sur les pouvoirs (négatifs) de la statistique publique................... 65
Repenser les effets pragmatiques et sémantiques des catégories et des
processus de catégorisation ............................................................................. 69
Transition : pourquoi le droit ? ......................................................................... 77
3) Appuyer les droits des personnes et confectionner des appuis pour la mise en œuvre
du droit anti-discriminatoire ...................................................................................82
La centralité du « ethnic monitoring » : remettre aux sujets des normes
juridiques les moyens de mener une enquête modelée sur le raisonnement du
juge afin qu’ils veillent à la licéité de leurs actions et s’efforcent de viser
l’égalité ............................................................................................................ 89
Les implications logiques du concept de « discrimination indirecte » et les
contraintes logistiques de son opérationnalisation........................................... 90

3
Le raisonnement statistique et l’implicite catégorial logé dans le droit anti-
discriminatoire ainsi que dans la catégorie même de « discrimination » ......... 91
Une « discrimination » ne se perçoit pas, elle doit être établie au moyen d’une
enquête comparative élémentaire de facture statistique .................................. 95
Le raisonnement et l’exposition statistique doivent nécessairement intervenir
avant même toute « mesure » ou tout « chiffrage » de la « discrimination » . 98
Du travail du juge aux obligations des sujets des normes juridiques, du
« jugement de droit » au « jugement ordinaire » : à propos de la réalisation
pratique des obligations juridiques ................................................................ 102
La complication des exigences transportées par le principe d’égalité............. 103
L’ouverture au « fait » du pluralisme culturel et cultuel : quand le droit
s’empare du multiculturalisme ....................................................................... 105
La CRE et le « monitoring » : une intermédiation se tenant entre la loi et les
agents et accompagnant la mise en oeuvre des obligations juridiques........... 107
A propos de quelques limitations structurelles du droit (confiné au procès) et
des manières d’y répondre frayées par la CRE ................................................ 110
Des développements commandés par la grammaire des concepts du droit anti-
discriminatoire avant que de l’être par la spécificité du système juridique
anglais............................................................................................................ 111
Que sont les « groupes raciaux » et les « groupes ethniques » dans le droit et
les politiques anti-discriminatoires ? .............................................................. 113
A propos d’un rapprochement malvenu et fourvoyant d’avec les lois raciales de
Vichy : pour introduire à des différences essentielles..................................... 116
« Appartenir à un groupe ethnique » : ce que cela signifie pour et dans le droit
anti-discriminatoire ........................................................................................ 118
« Appartenir à un groupe racial » : ce que cela signifie pour et dans le droit
anti-discriminatoire ........................................................................................ 122
Ce qu’implique la distinction « race » et « ethnique » en terme de figuration
catégoriale ..................................................................................................... 127
Le « quoi » identifié par une catégorie « raciale »......................................... 127
Le « qui » reconnu par une catégorie « ethnique » ....................................... 131
La considération des pouvoirs (positifs) de la statistique publique et leur mise
au service des minorités ethno-raciales et de la lutte contre les discriminations :
retour sur le cas anglais. ................................................................................ 135
Les minorités ethno-raciales comptées au titre d’utilisateur de la statistique
publique ......................................................................................................... 140
Donner usage aux minorités ethno-raciales des pouvoirs de la statistique et
lutter contre le « tort de l’invisibilité » : quand l’absence de statistiques ethno-
raciales se comprend comme une discrimination et un mécompte ................. 141
Entre « racial » et « ethnique » : des discriminations « raciales » au
multiculturalisme ........................................................................................... 143
Conclusion .........................................................................................................150
Bibliographie......................................................................................................153

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La double invisibilité : à propos de l’absence d’un objet sociologique et de l’atonie d’un
sujet politique
Réflexions sur la situation des noirs dans les sciences sociales et dans la France
contemporaine

Joan Stavo-Debauge (GSPM-EHESS)

Introduction : rappel de la mission et cadrage de l’enquête1

La mission qui nous a été confiée par le CAPDIV s’organisait en deux volets. Le
premier devait fournir un état des lieux de la situation des Noirs en France au travers de
la littérature sociologique, anthropologique, historienne et démographique, le second,
quant à lui, devait apporter un éclairage sur la question de la lutte contre les
discriminations (« faits », dispositifs et stratégies d’action). Ces deux volets ouvrent une
ample tâche d’autant que son caractère est relativement inédit, à tout le moins pour ce
qui concerne le premier moment de la mission. En effet, il nous est rapidement apparu
qu’un tel état des lieux n’avait, jusqu’à lors, jamais été réalisé et cela pour une raison
aussi simple qu’intrigante : il n’existe en France, pour les sciences sociales
contemporaines à tout le moins, rien de tel qu’un objet répondant au nom ou se rendant
descriptible sous la catégorie de « Noirs en France ».
Si l’on se penche sur les sciences sociales, on trouve, certes, des « familles
africaines » (Poiret, 1996), des étudiants africains, des agents publics Domiens (De
Rudder, Poiret & Vour’ch, 2000), des « migrants » ou « immigrés » venant de l’Afrique
Sub-Saharienne et distribués en autant de groupes nationaux ou régionaux (Quiminal,
1991 ; 1999) voire « ethniques » (Tribalat, 1995b), des « sans-papiers », dont il
convient de rappeler que beaucoup sont d’origine africaine (Balibar, Chemilier-Gendreau,
Costa-Lascoux & Terray, 1999 ; Fassin & Morice, 2001), des « antillais » (Marie, 1999 &
2002), des groupes qui sont passées du statut « d’indigènes » à celui « d’immigrés »

1
Ce présent rapport, même s’il est le fruit d’un travail spécifique relatif à la situation des noirs, prend,
néanmoins, appui sur une série d’articles et de rapports ainsi que sur une thèse en cours de finition
(Venir à la communauté : pour une sociologie pragmatique de l’hospitalité et de l’appartenance).
Articles, rapports et thèse, ayant trait, notamment, à la question du traitement de la différence par les
sciences sociales, les politiques (politique d’intégration versus droit et politiques anti-discriminatoires)
et la statistique publique, tant en France qu’en Angleterre. Parmi ces articles et rapports, nous avons
principalement puisé des éléments empiriques et analytiques dans J. Stavo-Debauge, 2003a, 2003b,
2004a, 2004b, 2004c, 2004d, 2005. Un certains nombre de réflexions présentées ici sont également
issues de notre travail de thèse – qui, cependant, n’abordait pas, à tout le moins pas jusqu’à lors, la
question des noirs dans les sciences sociales françaises et dans la France contemporaine.

5
(Bancel & Blanchard, 1998), des « tirailleurs sénégalais » (Dewitte, 1999 ; Mann, 2005),
et cetera.
Il est également de plus en plus question, dans l’ensemble de la littérature
sociologique, d’un contingent de processus, intrinsèquement négatifs, présentés comme
étant de récente facture et répondant aux noms de « ethnicisation », « racialisation »
et/ou « racisation » des « rapports sociaux », ou bien de « minoration » de certains
« groupes ». Mais, étonnamment, voilà des processus qui, malgré leur puissance
alléguée et en dépit de leur caractère censément irrésistible, ne donnent pas lieux à des
groupes et/ou communautés souffrant une catégorisation publique, ouvrant à des
enquêtes et à des descriptions que prendraient en charge lesdites sciences sociales qui
s’inquiètent, pourtant, de la montée de tels phénomènes.
En effet, et la chose est remarquable, dans les sciences sociales contemporaines, en
dépit de tous ces objets/sujets et malgré le « succès » des processus susnommés
« d’ethnicisation » ou de « racialisation des rapports sociaux », il se trouve qu’il n’est
point question de Noirs. Sous la description ou sous la figuration « Noirs », l’on ne trouve
donc que fort peu de choses, lors même qu’il s’agit pourtant d’une description et d’une
figuration indéniablement ajustées à de nombreux torts qui ont été et qui sont encore
perpétrés sur cette base même (ainsi des discriminations) ou bien qui visaient et visent
encore les personnes ainsi caractérisées.
Dans le meilleur des cas, lorsque cette figuration paraît, c’est alors seulement comme
un objet historique qui n’aurait donc plus d’existence et moins encore de pertinence dans
et pour la situation contemporaine2. Ainsi, l’identité, comme la (ou les) communauté(s)
noire(s), même en l’état minimal, et suffisant, d’une communauté de partage de
l’expérience d’un tort ou d’exposition à un tort spécifique et irréductible3, est donc très
largement inexistante pour les sciences sociales. Par où il semble que, comme on l’a dit,
les processus que l’on a rapporté auparavant (« ethnicisation », « racialisation » des
« rapports sociaux »), bien qu’il sont pourtant unanimement condamnés et posés comme
irrésistibles, ne donneraient pas lieu à la naissance de communautés dont le ressort de
constitution serait, a minima, la commune passibilité des personnes ainsi rassemblées à
des méfaits spécifiques4. Il y a de quoi se montrer étonné, pour ne pas dire plus.

2
La catégorie « Noirs » apparaît en effet dans des travaux d’histoire des idées relatifs au mouvement
de la « négritude » consolidé par A. Césaire ou bien dans ceux qui se penchent sur l’œuvre politique
de F. Fanon. Elle est également présente, bien entendu, lorsque sont considérés l’esclavage, la traite ou
les situations coloniales, spécialement lorsqu’il est question de la propagande colonialiste.
3
Irréductible, c’est-à-dire non traduisible dans l’idiome de la « Question sociale » et également non
dérivable des inégalités dites « sociales ».
4
Méfaits passés, et dont l’histoire devrait être faite et la mémoire gardée, ou bien méfaits actuels au
premier rang desquels viendraient des discriminations ethniques et/ou raciales jusqu’ici beaucoup plus
objets de discours que d’actions, et même d’enquêtes.

6
D’autant que, comme le démontre T. Shelby (2002), la reconnaissance, par les
intéressés, de cette commune passibilité à un tort « racial » spécifique peut, et l’auteur
rajouterait doit, suffire à nourrir chez eux une solidarité et une conscience collective ;
solidarité et conscience toutes deux nécessaires à la constitution d’une agence collective
et à la conduite d’une lutte contre les discriminations « raciales ». Et, à ce qu’il semble,
cette forme minimale de communauté, fondée sur la reconnaissance mutuelle d’une
exposition partagée à des torts et méfaits, dispose pourtant bien d’une existence, comme
en témoignent de nombreux événements et une multitude d’associations – et
maintenant, même les journaux reconnaissent qu’il y a des noirs en France. Pourtant, et
la chose devrait intriguer, il reste que les noirs n’existent pas pour les sciences sociales...
Il nous reviendra donc d’essayer de comprendre pourquoi. Mais reprenons un court
instant le fil des analyses de T. Shelby, afin d’éclairer un peu cette question de l’identité
noire, de sa variété et de son feuilletage. Le travail de cet auteur nous est précieux
puisqu’il réfléchit cette question dans son articulation d’avec le tort des discriminations et
dans le souci de l’édification d’une identification mutuelle solidaire, édification qu’il tient
pour la prémisse nécessaire à la mise en œuvre et au soutien d’une action collective.

« On pourrait penser que si les noirs doivent s’identifier les uns aux autres,
ils leur faut partager une identité ethnique ou culturelle (ou au moins qu’ils
doivent croire qu’ils partagent une telle identité). Cependant, il y a clairement
d’autres, et de beaucoup plus fiables, bases pour nourrir cette identification
commune. Par exemple, les noirs pourraient s’identifier les uns aux autres
parce qu’ils croient qu’ils souffrent de la même forme de subordination
raciale, qu’ils font l’expérience de la dégradation et des insultes du racisme
anti-noir, ou encore parce qu’ils partagent un intérêt commun à l’éradication
de l’inégalité raciale (…). La solidarité noire requiert certainement le partage
d’un cadre de valeurs et d’objectifs. Mais cet engagement normatif n’a pas
besoin d’embrasser ce que d’aucuns appellent « une culture noire ». Personne
n’a besoin de posséder une identité culturelle noire – et d’ailleurs il n’est pas
même nécessaire d’être noir – afin d’être en mesure d’apprécier la valeur de
l’égalité raciale et de condamner le racisme » (Shelby, p.247, 2002).

L’auteur distingue entre des variétés possibles d’identités noires. Cette variété est
polarisée par une distinction analytique opposant une identité noire « fine » (« thin
blackness ») et une identité noire « épaisse » (« thick blackness »)5. La première,

5
Ce lexique du « thin » et du « thick » provient des travaux de l’anthropologue C. Geertz, lequel s’en
servait pour distinguer entre des modes de description. Il a, ensuite, été abondemment repris, et cela
tant par les sciences sociales que par la philosophie politique et morale.

7
« thin blackness», ne repose sur rien d’autre que sur l’expérience partagée, et la
conscience du partage de cette expérience, de la discrimination « raciale » ou des
inégalités « raciales ». La seconde, « thick blackness », est, elle, plus exigeante et plus
consistante puisqu’elle réclame le partage d’une « origine commune », d’une histoire, de
l’assomption à des valeurs communes architecturées dans une « culture », et cetera,
marquant une différence significative entre ceux qui s’en font les porteurs, ou s’estiment
tels, et les autres (i.e. les blancs). L’auteur argue que, loin de forger une plus solide
solidarité, la valorisation de ces formes-ci d’identités (« thick blackness ») risque bien
plutôt de s’avérer coûteuse pour la lutte contre les discriminations « raciales » et contre
le racisme anti-noirs. Et cela, parce que cette valorisation dans la communauté noire
d’une des variantes de cette « thick blackness » est susceptible d’entraîner des scissions
et de défaire une solidarité, plus minimale mais plus essentielle, car d’aucuns, sur la base
de cette identité substantielle, pourraient être comptés comme n’étant pas assez noirs ou
comme n’étant pas de « bons » noirs – et, par ailleurs, surviendrait le risque d’un
enfermement dans une identité substantielle obligée et obligeante, ce que craint T.
Shelby en bon libéral (dans le sens américain du terme, i.e. « de gauche ») inquiet de la
liberté de choix de l’ « individu » et hanté par la possibilité du mal de la tyrannie
communautaire.
T. Shelby plaide alors pour un rassemblement et une conduite de la lutte qui seraient
seulement assis sur une identité noire « fine » (« thin blackness »), cela tant pour des
raisons d’efficacité que pour des raisons normatives. Toutefois, il précise que cette
identité « fine », elle même, n’a rien de substantielle puisque :

« l’attachement de chacun à son identité noire fine [« thin blackness »]


n’est pas [et ne doit pas être] la base de la solidarité du groupe, cette
solidarité est bien plutôt fondée sur l’expérience partagée du racisme anti-noir
et sur un engagement commun à y mettre fin. Les noirs ont seulement besoin
de reconnaître que la raison pour laquelle ils souffrent souvent de mauvais
traitements tient au fait que les autres les voient comme disposant d’une
identité noire épaisse [« thick blackness »] (leur identité noire fine [« thin
blackness »] étant tenue pour être le « signe » d’une plus profonde
différence). (…) L’identification entre les membres de ce groupe oppressé
racialement peut alors être basée sur leur reconnaissance mutuelle de ce
triste et dérangeant fait. Cela ne minerait pas la solidarité noire si, mis à part
les traitements injustes qu’elles engendrent, les caractéristiques qui
constituent leur identité noire fine [« thin blackness »] n’étaient dotées
d’aucune ou de très peu de significations pour les membres unis de ce groupe
opprimé. Et une fois la libération achevée, l’identité noire fine [« thin

8
blackness »] doit, en fait (même s’il n’est pas besoin), perdre toute
signification sociale et politique. (…) L’identité partagée n’est alors pas basée
sur la « race », l’ethnicité ou la culture, mais sur l’expérience commune du
racisme anti-noir. (…) Cette identité doit être proprement décrite comme celle
des « victimes de l’oppression raciale anti-noirs » [« victims of antiblack racial
oppression »] » (op. cit., p.264)6.

Après ce court détour, revenons donc à la France. Si l’on veut adoucir le sévère
constat, posé dès l’introduction, on peut néanmoins dire que, pour l’instant, ce n’est pas
dans les disciplines sociologiques que la catégorie « Noirs en France », même en l’état de
cette identité « fine » (« thin blackness ») telle que spécifiée par T. Shelby (Op. cit.),
acquiert une quelconque visibilité ou trouve une quelconque consistance. Et notons que,
en l’état actuel des « hantises » politiques et des inquiétudes morales qui travaillent les
chercheurs de ces disciplines (Stavo-Debauge, 2003a, 2003b & 2004a ; Breviglieri &
Stavo-Debauge, 2004), il y a de grandes chances que sa venue à l’existence, par et pour
les sciences sociales, soit sans cesse différée par des manières de construire les
problèmes et par des préventions qui font durablement obstacle à sa constitution. Et, par
là, qui font également obstacle, comme on tentera de le montrer, à la lutte contre les
discriminations dont les personnes exposées à cette hétéro-identification font
continûment et injustement l’objet.
Or, cela est rien de moins que fort dommageable. En effet, l’absence d’un tel objet ne
manque pas de gêner l’institution d’un sujet politique s’affirmant comme tel. Soit, un
sujet ayant la prétention de représenter et de porter une parole des « noirs en France »
afin d’attirer l’attention sur leur sort, de leur rendre part aux comptes et à la richesse de
la communauté politique (notamment à son histoire), en favorisant leur prise en compte,
et de viser une amélioration de leur situation – un sort et une situation jusqu’ici très peu
documentés par les sciences sociales.
Toutefois, on se trouve bien vite face à une complication qui rend délicate
l’exhumation des enjeux pertinents, d’autant que ceux-ci ont finalement été beaucoup
plus et beaucoup mieux posés par la philosophie politique que par les sciences sociales.
Lesquelles sciences sociales se sont trouvées aux prises avec une série d’obstacles,
internes à leurs dynamiques d’écritures et de problématisations les plus récentes, qui les
ont empêchées de rencontrer les philosophies politiques s’inquiétant du pluralisme
culturel, du fait minoritaire et des inégalités ethno-raciales. On va rapidement revenir sur
chacun de ces points avant de s’efforcer de déminer le terrain pour le préparer à
accueillir l’objet/sujet les Noirs en France et le disposer à la lutte contre les
discriminations ethno-raciales.

6
La traduction des extraits de l’artilce de T. Shelby est de notre main.

9
10
1) Une complication, un enjeu, un rendez-vous manqué et une série d’obstacles

Ce sujet politique, les Noirs, sujet largement absent ou plutôt peu audible autant que
peu écouté, aurait pourtant bien des choses à faire valoir7 puisque les personnes et les
populations qu’il permettrait de re-figurer et de rassembler sous cette identification se
trouvent intriquées et affectées par une pluralité d’importants problèmes où se croisent
des échelles spatiales d’extensions variées et où se met en jeu une profondeur historique
sans égale. Mais, justement, et les choses se compliquent encore un peu plus, dans cet
entremêlement d’échelles et de temporalités réside une autre difficulté. Revenons
rapidement sur cette difficulté, ou plutôt sur cette singulière complication, qui voit se
télescoper des questions de politique domestique (i.e. intérieure) avec des questions de
politique internationale (i.e. extérieure), si ce n’est intercontinentale, et s’affronter des
temporalités discordantes où se disputent un passé proche (colonialisme et post-
colonialisme), un passé plus lointain (esclavagisme et traite) et une situation présente
(voilée par la mauvaise mémoire, trop faible ou trop forte, de ce passé et obscurcie par
des craintes quant à l’avenir).

La complication d’une profondeur historique et d’une extension spatiale considérable

En effet, dès lors que l’on se doit de réfléchir à la situation des noirs, la circonscription
d’une spatialité et d’une temporalité pertinentes, circonscription pourtant nécessaire à la
tenue d’une enquête, ne va nullement de soi puisque la situation domestique
contemporaine (les Noirs en France) est au prise avec des interdépendances historiques
et internationales de larges ampleurs. Peut-être plus que tout autre groupe, ou toute
autre communauté, celui-ci appelle immédiatement la question de l’Afrique et de sa place
dans une « économie monde » dominée par des nations et des entreprises occidentales
qui ne lui en font guère (de place) et l’exploitent sans vergogne. De même qu’il convoque
une histoire longue, marquée d’épisodes dramatiques et traumatiques, dont les effets ne
se lassent pas de continuer à se faire ressentir8. Histoire très longue même, car lorsque

7
Disons d’emblée que ce sujet s’efforce, depuis quelques temps déjà, d’exister. En effet, des
revendications sont portées, des collectifs agissent, des manifestations sont organisées, mais d’une
certaine façon ces phénomènes sont minorés ou ignorés. Bref, les collectifs militants peinent à faire
reconnaître les torts et les problèmes allégués, malgré quelques résonances ça et là, hélas surtout
lorsque s’entendent des propos outranciers se prêtant à des controverses. Il faudrait bien entendu
pouvoir revenir sur les raisons de ce triste constat de sorte à savoir ce qui fait obstacle au rayonnement
et à la résonance de ces diverses actions.
8
Pour ce qui concerne les Etats-Unis, Pap Ndiaye rappelle utilement que « on insistera sans doute
jamais assez sur l’importance historique de l’esclavage aux Etats-Unis, à la fois du point de vue de
l’économie (le travail des esclaves a fourni le capital fondateur de la croissance américaine), et du

11
l’on se penche sur ce « groupe virtuel » (Constant, 2005), il n’en va pas seulement de la
colonisation qui s’est exacerbée au XIXième et qui s’est abattue sur de vastes pans de
l’Afrique sub-saharienne et sur le Maghreb. Et cela, d’abord, parce que la colonisation de
ce qui allait devenir, au sortir de la guerre, les Départements d’Outre-Mer est bien
antérieure mais aussi parce que surgit très immédiatement la question de la traite
négrière ainsi que de l’esclavage, deux phénomènes beaucoup plus anciens que
l’impérialisme occidental9 – d’autant que le second existe encore, l’esclavage n’étant pas,
loin s’en faut, révolu.

Un trop vaste tableau à dépeindre

En bonne logique, pour comprendre et ressaisir la situation des noirs en France, il


conviendrait donc de dresser un tableau historique et géographique s’ouvrant à
l’international et faisant droit à une histoire de longue durée (ou plutôt à des histoires de
longues durées, des histoires symétrisant l’attention aux différents protagonistes de sorte
à ce qu’elles ne s’écrivent pas depuis un seul point de vue prétendant à l’hégémonie) ; et
cela d’autant plus que l’un des problèmes tiendrait à un relatif déficit d’histoire, lequel
porte atteinte à la constitution d’une « juste mémoire », se gardant des « abus » comme
du « manque » (Ricœur, 2000), qui ferait justice et place à des épisodes passés sous
silence ou insuffisamment représentés. Mais, s’il conviendrait de procéder ainsi, il reste
qu’un tel travail excède largement, tant en temps qu’en compétences, nos pouvoirs.

L’enjeu : comprendre et agir sur le présent sans se laisser fasciner par le passé…

point de vue des relations entre Noirs et Blancs, établies sur un rapport de domination raciste qui n’a
jamais été totalement effacé, ni dans les mentalités ni dans l’organisation sociale » (p.170, 2003).
9
Pour une courte synthèse sur l’ancienneté de la traite et de l’esclavage, cf. M. Ferro, « Autour de la
traite et de l’esclavage » in Ferro, M. (dir.), 2003. Toutefois, cette ancienneté ne doit pas faire oublier
la spécificité de la forme d’esclavage mise en œuvre par les sociétés occidentales. Comme le fait
remarquer J. Dahomay, « certes, les occidentaux n’ont pas inventé l’esclavage, mais alors que dans
l’esclavage antique ou traditionnel, la rupture culturelle entre le maître et l’esclave n’est pas totale, en
revanche dans le cas de l’esclavage moderne s’instituant dans les colonies d’Amérique, la
déculturation est quasi totale. Non seulement l’Africain se trouve plongé dans une situation d’altérité
et d’inégalité extrêmes, en étant jeté dans le statut de la marchandise, mais il s’est agi de la dé-
africaniser (…) c’est-à-dire de faire subir à son monde une démondanéisation radicale. La perte
d’identité est d’autant plus tragique pour l’esclave que tout est fait pour qu’il ne puisse pas créer un
monde commun avec d’autres esclaves, les colons regroupant (par la force des choses plus que par
choix) dans l’espace de la plantation des Africains d’origine ethnique différente qui ne parlent donc
pas la même langue. Parce que marchandise, l’esclave n’a pas droit à une identité culturelle (…) et
encore moins à un monde commun tel qu’il pourrait être façonné dans un espace politique (…). Il
s’agit bien là d’une atomisation radicale de l’individu que l’histoire n’avait jamais connu (…).
[L’esclave] n’a pas même la maîtrise de fonctions primaires comme celles de la parenté, de la famille,
car sa femme et ses enfants ne lui appartiennent pas » (Dahomay, p.100, 2001).

12
Un certain nombre de travaux récents, mais aussi des prises de positions politiques,
s’efforcent de tenir ensemble, ou au minimum de rapprocher, le passé colonial (mais
aussi une certaine forme de présent impérial) et la situation contemporaine. Par là, il
s’agit pour eux de tenter d’éclairer (en fait le plus souvent de dénoncer) la seconde par
une inspection des liens d’avec le premier. Ce qui suppose de postuler une continuité10
sous-jacente des dispositifs ou des hommes, mais la saisie d’une ressemblance des
contextes semble parfois suffire, ou bien de faire l’hypothèse de la permanence de
schèmes d’appréhension des personnes (qui ne seraient pas reconnues comme des
membres à part entière de la communauté politique dans l’une et l’autre situation). Ou
bien encore d’estimer qu’un héritage vicieux11, même s’il fut retraduit et s’est
métamorphosé, continue à courir en reproduisant des formes d’oppression et
d’ascendance qui disposeraient les « mêmes » populations en vis-à-vis dans des places
inchangées de « dominants » et de « dominés ».
Pour ce qui concerne les prises de position s’armant de ce rapprochement, on peut,
bien entendu, penser ici à l’appel « Nous sommes les indigènes de la République », lancé
par plusieurs associations et collectifs militants et signé par un important contingent de
chercheurs et d’intellectuels critiques. Dans cet appel, les rédacteurs jouent à plein la
carte de la profondeur historique et de l’extension internationale du tort infligé à des
personnes qui seraient, dans la situation contemporaine, maintenues dans un état
d’indigénat. Soit, comme partiellement étrangères à la communauté politique, puisque
l’indigénat concernait des personnes tenues pour des sujets mais qui n’étaient pas
créditées des capacités, droits et pouvoirs revenant aux citoyens. Et qui, à ce titre (ou
plutôt à cette absence de titre), étaient passibles de traitements qui dérogeaient au
principe d’égalité ou qui manquaient à reconnaître leur autonomie, personnelle et

10
« L’Appel aux assises de l’anticolonialisme postcolonial prend pour point de départ le continuum
colonial (…). Tout l’enjeu des Assises consiste à ne pas disjoindre la reconnaissance des crimes du
passé de celle des injustices du présent (…). Des représentants de ceux qui luttent contre l’oubli et de
ceux qui luttent aujourd’hui pour plus d’égalité seront bien sûr présents aux assises. Mais ce que nous
tenterons collectivement d’éviter c’est le catalogue disparate des injustices de jadis et de maintenant et
ce que nous rechercherons c’est à comprendre le lien des unes et des autres avec le fonctionnement
pérenne de la République. Ce qui du passé n’est que passé ne nous intéresse pas, notre objectif est
politique et non mémoriel en ce sens » (in, « Indigènes de la République, réponses à quelques
objections... » par A. Héricord, S. Khiari, L. Lévy, mis en ligne le vendredi 25 février 2005).
11
Cette question de l’héritage et de la continuité est fort controversée. Ainsi dans un récent ouvrage
collectif dirigé par S. Dufoix et P. Weill, ont peut lire deux vues radicalement opposées. L’une
établissant une continuité entre la période coloniale et la période post-coloniale, continuité assurée par
la présence d’administrateurs coloniaux à des postes liées aux politiques de traitement de
l’immigration, l’autre la récusant quasiment totalement en estimant que c’est contre les usages et
formes coloniales que lesdites politiques furent instituées. Cf. A. Spire (2005) pour la première, et E.
Bleich (2005) pour la seconde.

13
politique, en s’abîmant dans un paternalisme, où se mêlaient mépris et condescendance,
différant sans cesse l’horizon de l’« assimilation » et l’acquisition de la pleine citoyenneté.
L’usage du terme « indigènes » a, sans conteste, une indéniable puissance critique.
D’abord parce qu’il permet de recueillir et de faire résonner avec force, qui plus est en
renvoyant à une histoire fâcheuse qui lève une réprobation quasi-unanime et sollicite une
indignation, le sentiment de nombre de personnes issues de ces populations de ne
toujours pas avoir accédé à une appartenance et à une égalité plénière. Et cela malgré la
décolonisation (au niveau international) et en dépit de l’assurance donnée par un credo
Républicain qui promet liberté, égalité et fraternité sans distinction de races, d’origines
ou de religions (au niveau domestique). Toutefois, outre que la mise en commun d’une
pluralité de problèmes relativement incomparables12 les rend difficilement adressables
par une action autre que dénonciatrice et n’ouvrant, pour l’instant, sur aucune politique
concrète, ce rapprochement si immédiat entre les contextes coloniaux (en eux mêmes
assez disparates) et la situation française actuelle, même s’il est nécessaire dans une
certaine mesure, peut aussi générer des effets pervers, conduire à des erreurs de
jugement et induire une paralysie politique.
En effet, c’est en partie parce qu’ils sont empêtrés dans cette histoire, et entraînés par
la « hantise » (Stavo-Debauge, 2003b & 2004a) de la réactualisation de schèmes de
gouvernement des personnes et d’administration des populations tenus pour typiques de
la période coloniale13, que nombre de chercheurs et d’intellectuels se montrent
incapables de penser le présent et de se tenir à la hauteur de ses exigences politiques. Et
cela est spécialement vrai pour ce qui concerne la mise en œuvre d’une politique anti-
discriminatoire effective et conséquente (Stavo-Debauge, op. cit.), qu’ils appellent
pourtant de leur vœu, ou encore lorsqu’il s’agit de s’efforcer de comprendre les enjeux de
la reconnaissance de la diversité des groupes et communautés qui composent la France
contemporaine, de même que les moyens logistiques que cette reconnaissance réclame
afin de gagner en réalité.

12
L’appel en question met en liste un nombre impressionnant de maux : allant de la guerre en Irak, aux
conflits palestiniens en passant par la colonisation, le néo-impérialisme, l’islamophobie, les
discriminations raciales, etc.
13
Période qui, en focalisant l’attention de même qu’en levant de prégnantes émotions traumatiques et
un fort sentiment d’indignation, gène l’exercice du jugement et laisse, en lieu et place de celui-ci, le
champ libre à une sidération tétanisée s’abreuvant à la possibilité d’un retour du mal ou de la venue du
pire – un pire qui, lorsqu’il a une forme, prend le plus souvent celle des Etats-Unis. Des Etats-Unis
sans autre réalité que celle d’un phantasme négatif lourdement instrumentalisé. En effet, « dans la
logique d’une orientation politique et philosophique qui tient à banaliser autant que possible les
origines ethno-raciales des personnes, ou à en faire abstraction, ce qu’on appelle le « modèle » US sert
de repoussoir commode » (Cohen, p. 42, 2005). On reviendra, ci-après, sur la question de cette « vraie
fausse comparaison » France/Etats-Unis.

14
Un bon exemple est fourni par des propos tenus par S. Dufoix et P. Weill dans
l’introduction de l’ouvrage, qu’ils ont dirigé, L’esclavage, la colonisation, et après…
(2005). Lors même qu’ils sont mesurés et circonspects quant à la nature et à la forme du
poids de ce passé sur le présent et quant à la comparabilité des contextes14, c’est
néanmoins armés de préventions générées par la mémoire des situations coloniales qu’ils
disent, en passant, quelques mots, peu amènes et lourds de défiances, à propos des
politiques de lutte contre les discriminations. Lesquelles politiques sont immédiatement
crédités « d’effets pervers » :

« La dynamique du « mauvais souvenir » peut parfois se payer d’effets


pervers, notamment quand la mise en place de politiques destinées à enrayer
les discriminations fondées sur les différences raciales contribue à la
solidification des cloisonnements et à l’inscription immobile dans des
catégories artificielles » (op. cit., p.10).

L’on trouve également une allusion, qui nous semble relativement malvenue, au
contexte colonial dans un rapport rédigé par G. Calvès (2005a). Malvenue, car sur la
base de ce rapprochement d’avec ce contexte, il ne s’agitpour cette chercheuse, ni plus
ni moins, que de disqualifier certaines de ces politiques de lutte contre les
discriminations. Politiques que S. Dufois et P. Weill regardent eux aussi avec des yeux
inquiets parce qu’ils chaussent, sans souci de l’anachronisme, ces mêmes lunettes
historiques au fort pouvoir déformant.

« Il est bien certain que la notion de « représentativité ethnique » de la


fonction publique demande à être appréhendée globalement : c’est la
composition d’ensemble de l’administration (…) qui doit refléter la
« diversité » de la population. L’objectif de représentativité n’en charrie pas
moins une forme d’assignation identitaire (…). Ce type d’assignation
identitaire rompt, en France, avec un modèle de socialisation très largement
dominés par des valeurs universalistes. Il peine à trouver l’oreille des
intéressés (…). Dans le cadre du service public, certaines analyses de cas

14
Cette circonspection s’entend, par exemple, ici, « qu’on la nomme « survivance », « persistance »,
« legs », « héritage » ou « pérennité », la présence des passés esclavagiste et colonial est soulignée,
repérée et dénoncée. Elle est plus rarement expliquée (…). » (Dufoix & Weill, p.3, 2005). De même,
tout comme d’autres auteurs, ils estiment qu’il y a un fait, fut-il « formel », avec lequel il convient de
compter lorsqu’on s’engage dans une comparaison sauvage des contextes et des époques, soit que
« dans nos sociétés contemporaines, l’égalité formelle entre les descendants de ceux qui ont asservi et
de ceux qui le furent, de ceux qui ont colonisé et de ceux qui ont subi la colonisation, est établie » (op.
cit., p.5).

15
laissent penser qu’une volonté d’adapter le « profil » des agents à celui des
administrés risque d’être perçue comme une forme de racisme larvé ou de
paternalisme à forts relents néo-coloniaux (…). Dans certains métiers de la
fonction publique, le problème est aggravé par le poids du passé colonial. La
figure du « supplétif » (…) reste présente dans la plupart des esprits, et ses
contours sont ceux d’une plaie mal refermée » (Calvès, p.46, 2005a).

Remarquons que, quand bien même cela serait vrai, il reste qu’y a quelques
problèmes quant à ces « analyses de cas » que rapporte G. Calvès pour appuyer ses
réticences à l’encontre des politiques publiques de promotion de la diversité et de lutte
contre les discriminations ethniques et/ou « raciales ». Ces « analyses de cas » ne
peuvent, en effet, jouer ce rôle de renfort à de telles réticences puisqu’elles signent
l’acceptation, du côté des minorités ethno-raciales, de leur mise à part et indiquent
l’activation d’un clivage conflictuel qui s’arme sur la mémoire du passé colonial, mais cela
précisément pour contester cette mise à part. Bref, une telle réaction de la part des
minorités ethno-raciales résulte des discriminations dont elles font l’objet et de l’absence
de reconnaissance de leur égale appartenance à la communauté politique dont elles
souffrent continûment. Dès lors, il apparaît que ce type de réaction ne saurait donc être
instrumentalisé pour condamner des politiques qui s’attachent justement à tenter de
lutter contre ces maux et de refermer cette « plaie » évoquée par G. Calvès.
Quoiqu’il en soit, il nous apparaît que mobiliser l’imaginaire et les contextes coloniaux,
de même que leurs formes d’administration des personnes, pour jeter le discrédit sur les
dispositifs de lutte contre les discriminations ou pour nourrir une peur à leur endroit, est
historiquement douteux et politiquement malhonnête. Le moins que puissent faire les
chercheurs, c’est de ne pas céder à ces tropismes et de ne pas les alimenter, fussent-ils
produits ou actualisés par les acteurs sociaux eux-mêmes. Et ils devraient même faire
plus, car on est en droit d’attendre des chercheurs qu’ils fassent oeuvre de pédagogues
et qu’ils pensent à la hauteur de leur temps, dans une contemporanéité d’avec ses
enjeux propres, soit donc ni avant (en exhumant le passé et l’imaginaire colonial à tout
bout de champ) ni après lui (en agitant l’épouvantail de la menace d’un devenir
américain).

Cette distance que l’on prendra d’avec certains travaux et certaines positions
politiques, pensant la situation actuelle dans une continuité sans faille d’avec les
différents avatars de l’idéologie, de l’imaginaire et du mode d’administration coloniale, ne
signifie cependant pas que l’histoire sera absente de ce rapport. Pas plus que cela ne
veut dire que l’on néglige ce que la présente situation des noirs en France peut devoir à

16
ce sombre héritage colonial mais aussi post-colonial15. Le négliger serait dommageable.
D’abord, parce que ce passé colonial offre un ressort décisif à la critique contemporaine
puisque l’implication de la France dans l’entreprise coloniale, mais aussi esclavagiste,
appelle bien une responsabilité toute spéciale et difficilement déclinable de l’Etat quant
au devenir de populations qui ont partie lié – au titre de descendants mais aussi parce
qu’elles sont passibles d’une même catégorisation (elles sont tenues et/ou se tiennent
pour Noires) – avec celles qui en furent les victimes principales16. Mais, une raison nous
invite malgré tout à prendre nos distances et on l’a déjà évoqué. En effet, il appert que
c’est, à bien des égards, un rapport problématique avec cette histoire, qui ne passe pas
et travaille de l’intérieur les sciences sociales contemporaines, qui grève
considérablement la réflexion, est nuisible à une analyse sereine de la situation présente
et empêche de confectionner une politique de lutte contre les discriminations
conséquente et un tant soit peu efficace.
Pour le dire autrement, et contrairement à ce qu’estiment P. Blanchard et N. Bancel,
nous ne pensons pas que c’est l’absence d’enquêtes sur « les articulations République et
colonies » qui empêche :

« en partie de comprendre des questions contemporaines qui trouvent une


partie de leurs fondements dans ces articulations : nous pensons notamment
au représentations de l’immigration issue de l’ex-empire, aux rapports inter-
communautaires ou encore aux discriminations » (Bancel & Blanchard, p.50,
2005).

Nous ne pensons pas non plus que c’est « l’atonie de l’analyse historique sur le sujet
que nous avons (…) abordé ici » qui « empêche encore de penser dans toutes leurs
dimensions » (op. cit.) les problèmes publics et « questions contemporaines » que ces
deux chercheurs énumèrent dans cet extrait. Il nous semble bien plutôt que c’est une
certaine forme d’obsession et de fascination négative pour le passé et l’imaginaire

15
Post-colonial également puisque « avec la libération des peuples colonisés, une partie de leur
population s’est retrouvée en métropole, ce qui a élargi le champs du racisme, l’a revivifié. (…) En
France devant cet état d’esprit, l’intégration politique ou sociale de ces immigrés ne s’effectue que très
mollement » (Ferro, p.42, 2003). Comme le remarque le même auteur, « les méfaits du colonialisme
ont gagné du terrain après les indépendances. A cause des crises économiques, a succédé au
mouvement des colons vers l’outre-mer, au XIXe siècle et au début du XXe, une émigration inverse,
celles des victimes de la misère, de la guerre, vers les métropoles » (op. cit, p.48).
16
Cette responsabilité historique est d’ailleurs mobilisée par les mouvements des « sans-papiers »
originaires de l’Afrique sub-sahariennes qui prennent appui sur la « dette de sang » que l’Etat a
contracté, en inscrivant leur cause dans le sillage de la question des « tirailleurs sénégalais ». Pour une
réflexion critique à propos de la référence à la « dette de sang » dans ces mouvements, cf. C. Mann
(2005).

17
colonial qui entrave, de bien des façons, la pensée ainsi que la mise en œuvre d’une
politique de lutte contre les discriminations « raciales » effective. En tout cas, jusqu’ici
cela a, semble-il, été le cas.
Certes, peut-être bien qu’une connaissance plus fine et plus circonstanciée des
différents contextes coloniaux permettrait de ne pas les rabattre indûment sur la
situation présente ainsi que sur les problèmes et exigences politiques actuelles. Et peut-
être alors cela autoriserait à ne pas regarder les enjeux de la situation contemporaine
depuis le prisme négatif de ces contextes antérieurs, au demeurant peu connus, qui
lèvent rapidement de trop vives inquiétudes. Cela d’autant que ces contextes, ou le plus
souvent les représentations disposées par la propagande colonialiste, sont fréquemment
mobilisés pour des raisons qui ont peu à voir avec un souci strictement historique
puisque, pour reprendre une expression de I. Merle et E. Sibeud, ses travaux se tiennent
entre la « repentance » et une « patrimonialisation » que l’on peut dire négative. Très
sévères, quant à ces travaux, ces deux historiennes estiment qu’il convient d’« examiner
d’un peu plus près ce qu’ils nous proposent » (Merle & Sibeud, p.4, 2003). Elles font
alors remarquer que :

« leur discours s’articule autour de deux objets essentiels : les stéréotypes


qui seraient la matrice des représentations des populations dominées et de
notre gestion de l’altérité, et la coupable imbrication reliant un héritage
colonial non assumé et un présent frappé d’amnésie. D’où leur prédilection
pour les questions de mises en scène qu’il s’agisse des zoos humains ou des
visions de l’autre, « de l’indigène à l’immigré ». Dans un cas comme dans
l’autre, la volonté de déconstruire une mécanique présentée comme
perpétuelle joue contre une appréhension véritablement critique de son
fonctionnement et de son efficace. (…) La convocation de l’imaginaire colonial
propose (…) une remémoration associant adroitement le retour sur soi
culpabilisant et l’auto-critique disculpante » (ibid.).

Poursuivant plus avant leur lourde charge critique, les deux chercheuses posent même
qu’une grande partie de cette histoire des représentations colonialistes et de
« l’imaginaire colonial » est :

« à proprement parler une histoire de fantômes, délicieusement fascinante.


En sont exclus au premier chef les colonisés réduits au rôle de modèles pour
stéréotypes. Que viendraient-ils faire en outre dans l’histoire de nos
représentations ? Ils sont rejoints par ceux de leurs descendants issus de
l’immigration et confrontés dans les banlieues à une politique de relégation

18
qui a certes un lien de parenté avec les politiques coloniales de ségrégation
mais dont les enjeux sont avant tout contemporains. Quel est dès lors le sens
de cette mise en exergue des continuités coloniales ? En inscrivant une partie
des phénomènes de marginalisation dans le long terme des mentalités on
prend en effet le risque de les essentialiser en transformant en objets
d’histoire des altérités sociales qui sont surtout les symptômes des
dysfonctionnements actuels » (op. cit., p.5).

De la présence de l’histoire dans ce rapport

Cependant, malgré ou plutôt du fait de ces réserves, l’histoire sera bien présente dans
notre travail, mais d’une façon singulière. En effet, on se penchera sur le rôle de cette
histoire, ou plutôt du rapport à cette histoire, dans la génération d’inquiétudes informant
les positions politiques et soutenant les postulats, indissociablement épistémologiques et
moraux, de la plupart des chercheurs en sciences sociales. Des inquiétudes et des
postulats qui, comme on va le voir, participent grandement de la pérennisation de
l’invisibilité de la situation des noirs en France. Notamment parce que de tels postulats
jettent un voile funeste sur toute entreprise de reconnaissance, de spécification et de
figuration de la « race » ou de la « couleur » des personnes, voire même, dans certains
cas, de leur « culture ». Puisque ladite entreprise est immédiatement appréhendée à
l’horizon et à l’aune du fâcheux précédent de la période coloniale ou bien rapportée à ce
contexte, et cela parfois de façon grotesque ou bien au prix de distorsions historiques et
intellectuelles flagrantes.
On peut, par exemple, penser ici à la controverse menée par D. Fassin (1999 & 2000)
contre l’ethnopsychiatrie pratiquée par T. Nathan et son équipe (1994 ; 2000 ; 2001).
Une discipline thérapeutique mise en forme par le second, à la suite des travaux de G.
Devereux, et qui a été accusée par le premier d’appuyer un « néo-colonialisme »
nauséabond ; au motif que ses praticiens reconnaissent et donnent place, dans leur
travail clinique, à des entités culturelles et religieuses considérées comme archaïsant les
patients et comme les détournant de la politisation de la question de l’égalité sociale et
politique. Bien des critiques peuvent être faites au dispositif théorique et clinique de
l’ethnopsychiatrie17, mais ne voir dans cette pratique thérapeutique qu’un avatar du
colonialisme et reprocher à un travail clinique18 de porter ombrage à la « Question
sociale » et de faire le jeu d’un ordre social injuste, cela semble manifestement relever
d’une grossière, très grossière, erreur de catégories.

17
Et certaines des critiques disposées par D. Fassin se laissent entendre.
18
Un travail clinique qui est nécessairement centré sur des souffrances psychiques personnelles et
singulières.

19
Ce voile funeste, tissé de la mauvaise mémoire ou de l’évocation sauvage de fâcheux
précédents historiques, se dépose donc aussi sur toute sorte d’entreprise ou de geste de
reconnaissance de la consistance et de la singularité des « cultures ». « Culture » y
compris, avons nous ici rajouté, cela est d’autant plus vrai que planent, menaçant de
s’abattre à tous moments, les accusations de céder à un « culturalisme » ou de mener,
via la reconnaissance d’une culture partagée par une communauté, aux démons du
« communautarisme ». On reviendra d’ailleurs, d’ici peu, sur le caractère délétère et
intimidant de l’accusation de « communautarisme », une accusation qui ne devrait
pourtant pas intimider de la sorte. Notamment car, comme le dit fort judicieusement M.
Oriol :

« relevons à ce propos que le terme de « communauté » est tellement


polysémique que l'anticommunautarisme n'a pas de cible nettement désignée
: quel rapport entre la Umma, la Gemeinschaft, la Community à l'anglo-
saxonne ? » (Oriol, p.118, 2002)19.

On remarquera que ce spectre de l’accusation de « culturalisme » (figure négative


précédant celle de « communautarisme ») conjugué à la réduction, opérée par les
sciences sociales contemporaines, de la culture à un simple jeu de distinctions ou de
pouvoirs a empêché, en tout cas en France, la rencontre entre des philosophies
politiques, se souciant de la question du pluralisme culturel et de la reconnaissance des
cultures minoritaires, et la sociologie ou l’anthropologie. Or, ce rendez-vous manqué
fournit, selon nous, l’indication d’un problème qui ne peut être éludé en déclarant
simplement, et d’emblée, que la question ne se pose pas en France, bref que le
pluralisme culturel, mais aussi les inégalités ethno-raciales, seraient des interrogations
spécifiquement et essentiellement anglo-saxonnes.
Dire que la France n’est actuellement pas armée pour encaisser ce pluralisme et
réduire ces inégalités est une chose, et cela est hélas tout à fait vrai, mais partir de ce
fait largement contingent, historiquement s’entend, pour finir par estimer que de tels
problèmes ne se posent pas et ne travaillent pas négativement la communauté politique
française en est une autre. Passer de la première constatation à la seconde, voilà, à
notre avis, rien de moins qu’une erreur politique majeure et un grave déni. Un déni qui
se lit sans mal comme une faute morale non moins importante puisqu’il est difficilement
défendable d’ignorer des torts et des méfaits au motif que leur reconnaissance puis leur

19
E. Benbassa lui emboîte le pas en se demandant, de son côté, si on ne « confondrait (…) pas, en
outre, en France, dans une même réprobation, attachement communautaire traditionnel,
communautarisme transnational nouveau, et lobbying communautaire ». Elle pose « qu’il importe, au
plus haut point, de distinguer les phénomènes, si l’on veut conjurer les peurs infondées et lutter
efficacement contre les dangers réels » (Benbassa, p. 64, 2005).

20
traitement ne vont pas sans difficultés. Et il est à craindre que ce passage fort
problématique – consistant à partir du constat d’une difficulté pour finir par dissoudre le
tort allégué et repousser le problème posé – soit opéré par des chercheurs tout à fait
sérieux. Ainsi de G. Calvès20 qui semble céder à ce tropisme dans son rapport public,
consacré à la question de la diversification du recrutement dans la fonction publique et
qu’elle a tout récemment rendu, lorsqu’elle écrit que :

« plus généralement, l’idée selon laquelle la composition ethnique des


effectifs de la fonction publique doit être aménagé de façon a redresser les
stéréotypes négatifs impliquerait, si elle était vraiment prise au sérieux, de
distinguer entre métiers prestigieux et non-prestigieux, mais aussi entre les
métiers où la présence d’enfants d’immigrés est « attendue » (métiers du
social par exemple) et ceux où elle ne l’est pas » (Calvès, p.38, 2005a).

On voit ici que l’auteur semble estimer que l’on ne peut vouloir intervenir en visant un
aménagement de la « composition ethnique des effectifs de la fonction publique »
puisque cela fait surgir un important problème moral : celui d’une hiérarchisation des
métiers selon des critères réprouvés. Toutefois, il nous apparaît que là ne semble pas
être le véritable problème qui anime la défiance de G. Calvès. Ne serait-ce que parce que
son rapport regorge de l’expression « ascenseur social » et qu’elle fait la promotion d’une
ferme reprise de l’objectif de la « mobilité sociale ». Or, voilà bien une expression et un
objectif qui s’appuient, tous deux, sur un différentiel entre métiers ; un différentiel qui a,
par ailleurs, à voir avec une échelle de « prestige », qu’on le veuille ou non.
Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce rapport car l’argumentaire, pour le moins
sinueux, que cette chercheuse y développe est, à notre avis, exemplaire d’un embarras
bien français aussi persistant que délétère. Un embarras relatif à la reconnaissance et au
traitement d’une « Question raciale » (et/ou ethnique) qui, du fait de cet embarras
même, est sans cesse mise sous le boisseau ou subrepticement glissée sous le tapis plus
recommandable d’une « Question sociale » qui, pourtant, ne se porte guère mieux.
Cette façon de ne pas répondre à la question posée en amenant sur la scène une autre
question, tenue pour plus centrale ou plus facilement traitable, parce que l’on craint que
s’inquiéter de la première ne vienne à masquer ou à abîmer la seconde, n’est pas
nouvelle. Cela fait, en effet, fort longtemps que la « Question raciale » et le problème des

20
G. Calvès est en effet l’une des meilleures spécialistes du droit et des politiques anti-
discriminatoires (2001 ; 2002 ; 2004 ; 2005a & 2005b). Son sérieux ne saurait être remis en cause,
mais l’on peut toutefois lui reprocher de se cacher, parfois, derrière une « objectivité » du droit (un
droit qu’elle rigidifie à outrance) pour avancer, par la bande, des arguments expressément politiques –
soit, des arguments qui sont donc intrinsèquement discutables et toujours sujets à une interprétation
concurrente – reconduisant une idéologie républicaine inflexible qui ne dit pas toujours son nom.

21
inégalités affectant les minorités ethno-raciales sont renvoyés dans les cordes de cette
manière là. Suivant un raisonnement pervers, il semble que la plupart des chercheurs se
refusent à reconnaître la réalité du tort subi par les minorités ethno-raciales, ou même à
seulement se pencher sur celui-ci, par crainte de participer à la constitution d’une agence
de lutte collective qui pourrait braquer, miner d’un clivage racial ou bien encore faire
concurrence à la « classe ouvrière ».
Même s’ils ne vont pas jusqu’à mettre complètement en cause le fait des
discriminations, il reste qu’ils posent qu’il n’y a qu’une seule bonne manière d’adresser
les inégalités et les injustices, lesquelles sont d’ailleurs dites « sociales ». Leur défiance à
l’endroit de la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les discriminations
« raciales » est alors parfois très secondaire. Elle ne fait, parfois, que traduire une
inquiétude pour l’épuisement de la « Question sociale », cadre classique d’appréhension,
mais aussi de résolution, des inégalités qui affectent la communauté politique et dont le
devenir semble très incertain lorsque vient à disparaître la « classe ouvrière » – une
figure tout à la fois centrale dans l’histoire des inégalités telle qu’elle nous est contée
(comme victime principale) et motrice quant à leur politisation (en tant qu’agent de
transformation sociale et lieu d’organisation des résistances à l’ordre social).
Cette inquiétude quant à l’épuisement de la « question sociale » et quant à la perte de
vitesse ou de puissance d’une « classe ouvrière » qui peine à se « mobiliser », est tout à
fait audible et certainement bien réelle. Mais, il y a comme une indécence à faire porter
le poids de cette transformation historique fâcheuse sur des populations subissant des
torts qui sont néanmoins spécifiques et qui, jusqu’à preuve du contraire, ne semblent ni
solubles dans la « question sociale » ni réductibles à des inégalités dites « sociales ».
Ainsi, quand bien même les inégalités « sociales » auraient été proprement réduites, il y
a fort à parier qu’il resterait le résidu d’un tort, en l’occurrence le tort « racial ». Et on ne
voit d’ailleurs pas bien pourquoi il aurait disparu. Si personne n’a voulu le reconnaître et
si personne n’a daigné s’en occuper, pourquoi donc disparaîtrait-il ? Il est, en outre,
curieux de penser que l’attention du « public », les capacités de mobilisation des
personnes et les pouvoirs de l’Etat soient si faibles qu’une lutte puisse chasser l’autre ou
encore que le renforcement de l’une puisse contribuer, et cela de manière mécanique, à
affaiblir l’autre21.

21
C’est pourtant bien ce style de raisonnement, implicite, que semble tenir, en leur for intérieur
assiégé d’inquiétudes, la plupart des chercheurs qui mythifient la « Question sociale ». En effet, la
« question sociale » dont ils se réclament, non contente d’installer des priorités à l’action publique, est
grosse d’une téléologie politique qui spécifie comment il convient de conduire l’action. Une téléologie
par laquelle la politique se comprend comme une « lutte » (les « rapports sociaux » étant
essentiellement caractérisés comme des « rapports de force » asymétriques mettant en prise des
« dominés » et des « dominants ») qui dresse par avance la nature et la morphologie des agents
convenant à sa résolution et capable de la porter ; soit des agents qui paraissent dans un état de

22
En tout cas, le moins que l’on puisse dire c’est que voilà une bien drôle de façon de
faire de la science politique ! Soit, en appliquant, pour seul principe d’intelligibilité de
l’action publique et des problèmes publics, le sens commun proverbial et éculé des
« vases communicants ». Or, ces luttes ne sont pas incompossibles et l’on peut se battre
sur plusieurs fronts, cela d’autant plus que c’est le même principe qui est en jeu :
l’égalité. Penser le contraire, c’est céder à un curieux préjugé ou alors faire preuve d’une
indigne faiblesse ou d’un grave manque de confiance22.

« collectifs mobilisés » (sous la forme de « classes sociales ») prenant part à un « mouvement social »
ou syndical. Adossés à cette téléologie, qui est donc aussi une méthodologie, les chercheurs, d’abord,
se montrent pour le moins inattentifs à d’autres ressources, ainsi du droit, comme on le verra, mais il
sont également peu enclins à considérer positivement la possibilité que se constituent de nouvelles
figures pour adresser de nouvelles injustices et de nouveaux torts. Cela d’autant plus que, sur la base
de la formule de politisation qu’ils valorisent, ils postulent d’emblée que de telles figures ne sont
jamais assez grandes et générales pour porter le « mouvement social » et inscrire un clivage
oppositionnel politiquement fécond. Politiquement fécond c’est-à-dire capable, à leurs yeux, d’intégrer
et de solidariser de multiples luttes et résistances contre ce qui est identifié comme l’ennemi. Bref,
pour le dire plus abruptement, les minorités ethno-raciales ne seraient pas un produit porteur et
prometteur sur le marché des « mouvements sociaux ».
22
Cet aveu de faiblesse a été exemplairement démontré, sur un terrain connexe, par l’argumentaire
informant et soutenant le vote de la loi sur la laïcité à l’Ecole. Ecoutons la réponse de J. Carens à
l’argumentaire d’un P. Weil qui a, par ailleurs, bien du mal à défendre sa position d’une interdiction
totale du port du Hijab puisqu’il avoue qu’ainsi la liberté de conscience est bien niée et donc qu’un
droit est foulé au pied – « j’admets qu’une conséquence malheureuse de cette loi votée par le
parlement français est la négation du droit des jeunes musulmanes à porter le voile librement dans les
écoles publiques alors qu’elles n’exercent aucune pression sur les autres » (Weil, p.52, 2005a). Voilà
ce que dit J. Carens en réponse à l’argumentaire de P. Weil : « Patrick Weil affirme que beaucoup de
jeunes musulmanes qui préféraient ne pas porter le voile sont victimes d’intimidations physiques de la
part d’autres musulmans et que l’Etat ne parvient pas à empêcher cela par l’application de lois
existantes condamnant la violence et les menaces physiques. Pour protéger leur liberté, il faut donc
interdire totalement le port du voile dans les écoles. Il reconnaît que la loi restreint la liberté de
conscience des jeunes filles qui veulent porter le voile, et que c’est désagréable. (…) Si Patrick Weil a
raison en ce qui concerne la logique de la loi, alors celle-ci est mal faite. Elle ne donne pas assez
d’importance au droit de chacun à la liberté de conscience. (…) Est-il vraiment raisonnable de penser
que partout en France, les jeunes musulmanes sont menacées de violence si elles ne portent pas le
voile ? (…) Si Patrick Weil avait raison en ce qui concerne la logique de la loi, la France aurait dû
adopter une démarche au cas par cas, et interdire le port du voile uniquement en dernier recours, dans
des contextes précis, une fois que l’on aurait prouvé que celles qui ne voulaient pas porter le voile
avaient été intimidées, et qu’il n’y avait pas d’autres moyen d’assurer leur protection individuelle de
manière efficace. Patrick Weil rétorque qu’une approche au cas par cas ferait le bonheur des
fondamentalistes, dont la stratégie serait alors de cibler une école après l’autre, en intervenant pour
forcer les enfants à porter le voile justement pour faire naître un conflit avec les autorités locales, pour
se faire de la publicité et amener les gens à soutenir leur cause. Il me semble ici que ce raisonnement
accorde trop d’influence aux militants islamistes, et bien trop peu à la presse française, aux musulmans
français ordinaires et aux autorités du pays. (…) Si l’on suit l’interprétation de Patrick Weil, la loi est
un aveu de faiblesse de la part de l’Etat français. La France ne parvient pas à protéger les libertés

23
… ou tétaniser par un futur construit sur la vue d’un contre-modèle faisant office
d’épouvantail

La fascination négative d’un passé funeste et traumatique, ou encore l’inquiétude


générée par une actualité militante incertaine, ne sont pas les seuls obstacles à la juste
considération du présent et de ses exigences. Car, un certain rapport au futur, également
marqué par des inquiétudes mais cette fois-ci nourries de la vue de contre modèles
étrangers, pèse également de tout son poids. Et il peut donner lieu lui aussi, quant à ses
effets, à une tétanie similaire du jugement ainsi qu’à une paralysie de l’action. Le double
objet que l’on veut ici considérer, la « question raciale » et les dispositifs de lutte contre
les discriminations, présente de tels traits problématiques puisque cet objet composite
projette, autant qu’il s’appréhende sous son horizon, un monde et une histoire
particulière. En effet, pour qui veut réfléchir à la question des noirs et aux équipements
(appareil statistique, architecture catégoriale ad hoc, dispositifs de politiques publiques,
etc.) que requiert la lutte contre les discriminations « raciales », immédiatement, et avec
une insistance qui devrait pourtant susciter quelques interrogations, s’avance la figure
menaçante, grimée façon Halloween, des États-Unis.

L’insistante mais suspecte évocation des Etats-Unis : le prétexte d’un repli

Il suffit de tenter de réfléchir à ces questions pour que se presse à la conscience un


cortège ordonné de maux (statistiques et catégories « raciales », « quotas », racialisation
de l’action publique, « communautarisme », « ghettos », etc.) qui seraient spécialement
incarnés par les Etats-Unis. Des maux qui pendraient au nez de la France si d’aventure
elle s’inquiétait d’agir. Si ces objets ne semblent avoir, en France, d’existence publique et
de consistance sémantique que sous une description incorporant ce comparatisme obligé,
il se trouve que cela n’est que rarement profitable à la réflexion et moins encore à
l’action. Et cela pour une raison simple, puisque c’est alors tout armé de préventions et
de défiances que le regard se porte sur eux. Des objets auxquels il se mesure en
reproduisant un mouvement spéculaire oscillant entre l’autosatisfaction quant à la
justesse de la position française23 et l’inquiétude quant à l’importation éventuelle de
telles catégories « raciales » ou de tels dispositifs de politiques publiques (résumés sous
le titre de l’« Affirmative action »). Quelque soit le terme sur lequel s’arrête cette
oscillation, c’est donc toujours l’inaction qui se trouve justifiée, à peu de frais, tandis que

individuelles des jeunes filles, et doit donc imposer une solution collective, interdire le hijab et priver
ainsi d’autres jeunes filles innocentes de leur droit à le porter » (Carens, p. 59-60, 2005).
23
Qui se refuse à penser la confection d’un équipement catégorial faisant place à une figuration des
minorités ethno-raciales et qui refuse également de dresser de véritables politiques de lutte contre les
discriminations dont ces minorités sont affligées.

24
la description de la situation (Française comme Etats-Uniennes) et la spécification de ce
qu’il conviendrait de faire ne progressent, elles, pas d’un pas.
Pour arriver à décrire la logique de ces dispositifs de politiques publiques adressant la
« question raciale », mais aussi les raisons qui président à la confection de catégories
susceptibles de figurer les différences ethniques et/ou « raciales », il serait pourtant
préférable de les considérer dans leur économie propre. Mais, cela ne peut être
adéquatement réalisé puisqu’ils se trouvent immédiatement engloutis par une
spécification nationale (les Etats-Unis) qui fait figure de repoussoir et que d’aucuns
agitent constamment et complaisamment comme un épouvantable épouvantail. De sorte
que l’on ne sait plus guère si l’on a à faire à une défiance primaire à l’égard des attendus
et des équipements de ces politiques (notamment de leur dispositif catégorial à base
« raciale »), per se, ou bien s’il s’agit plutôt d’une défiance à l’égard de l’importation
d’objets et de politiques qui seraient disqualifiés par leur provenance même.
Mais, remarquons que si de tels objets, dès lors que la réflexion prétend s’en saisir,
se découpent et se projettent immédiatement sur l’écran des États-Unis, cela n’est
pourtant pas irrémédiable. En effet, d’autres États se sont dotés de dispositifs de lutte
contre les discriminations ethniques et/ou « raciales » et ont, pour cela, d’abord reconnu
l’existence de minorités ethno-raciales (Simon, 1997 & 2004). Pour couper court à
l’irruption de ce cas américain qui inhibe le jugement, on se proposera, dans la dernière
partie de ce rapport, de détourner le cours ordinaire de la comparaison en portant le
regard ailleurs et, en l’occurrence, plus près de nous. Cela nous semble d’autant plus
judicieux que lorsque nombre d’intellectuels brandissent les Etats-unis, ils ne visent
aucunement à nourrir une comparaison instructive. L’agitation de l’épouvantail Etats-
Uniens a une toute autre fonction, il commande et justifie un repli sur un « modèle
français » qui est, d’ailleurs, de part en part fantasmé. Pire, en agissant de la sorte ces
intellectuels font le lit d’une coupable inaction en se rengorgeant du vieux poncif qui pose
que le remède (« la discrimination positive ») serait pire que le mal (« les discriminations
raciales »).
Ainsi, pour déjouer ces tours de passe-passe, dignes de frustres et malhonnêtes
magiciens, et pour mettre à distance cet épouvantail, plutôt que de se pencher sur les
États-Unis on s’occupera de montrer le déploiement de la politique anti-discriminatoire
anglaise. Sachant que l’Angleterre est le seule pays européen qui a aménagé et mis en
œuvre une politique de lutte contre les discriminations ethniques et « raciales »
pleinement en phase avec les nouvelles exigences Européennes que se devrait de
prendre en compte la France.
Venons en maintenant à ce rendez manqué entre la philosophie politique et les
sciences sociales française. La transition est aisée car il n’est pas douteux que celui-ci
doive aussi, pour partie, à ce même repli chauvin et frileux que l’on vient de rapidement

25
décrire. En effet, l’ignorance ou la condamnation peu informée des philosophies politiques
se penchant sur la diversité ethno-raciale et la question multiculturelle doivent, hélas,
aussi au fait que ces philosophies ont été rapportées à l’aire américaine et traitées alors
comme des choses, au mieux, exotiques et donc sans intérêt pratique, ou, au pire,
mauvaises et devant être tenues dans la plus grande des distances.

Un rendez vous manqué : la rencontre ajournée entre la philosophie politique prenant en


compte le pluralisme ethno-racial, culturel ou religieux et les sciences sociales françaises

Ainsi qu’on l’a posé auparavant, si la philosophie politique contemporaine s’est, en un


certain sens, avancée vers la sociologie et l’anthropologie, l’inverse n’a pas été vrai. En
effet, l’on peut dire que la philosophie politique contemporaine s’occupant de la question
multiculturelle a rencontré, à l’occasion du traitement de celle-ci, les sciences sociales.
Cela, d’abord en empruntant à l’ontologie des « groupes sociaux » et à des formes de
holisme24 propres aux diverses traditions de la sociologie ou de l’anthropologie : on peut
penser ici au « soi » encombré (« embedded self ») que M. Sandel (1984 & 1998) a
opposé, dans une stratégie « d’implosion » (Hunyadi, 2001), à l’individu libéral de J.
Rawls (1987 ; 1993) ; mais aussi à l’anthropologie dialogique et ancrée dans des
communautés historiques se rapportant à des « hyper goods » (qui leur donnent un
horizon de sens) de C. Taylor, anthropologie qui l’amène à prêter attention à la
« worthyness » des cultures et à la consistance des attachements communautaires (1994
& 1998) ; ou encore au travail de W. Kymlicka, qui est pourtant un penseur
authentiquement libéral, sur la place du contexte des « cultures sociétales » dans la
constitution de l’espace de choix et dans la disposition à l’autonomie, personnelle et
collective, des individus (1995 & 2000) ; mais aussi aux diverses philosophies de la
reconnaissance, telle celle de A. Honneth (2000) qui, en s’appuyant sur la philosophie
sociale de Hegel et sur la sociologie d’inspiration pragmatiste de Mead, fait grand cas de
la qualité des relations intersubjectives, de différents niveaux et dans différentes
« sphères de reconnaissance », dans la constitution d’une identité individuelle pleine et
non pathologique des personnes et dans la « réconciliation » de celles-ci dans une
communauté toujours plus inclusive et « intégrée » (Deranty, 2003).
Ces emprunts à un langage et à des concepts confectionnés par les Sciences sociales
apparurent nécessaires à ces philosophes dès lors qu’ils se sont inquiétés de donner à
voir et à comprendre la consistance de « communautés » ou de « pratiques culturelles »

24
Pour un état des lieux récent sur la question du holisme en philosophie sociale et dans les sciences
sociales, cf. P. Livet et R. Ogien (2001) et P. Petitt (2004).

26
bien mal traitées ou bien mal reconnues par certaines formes de libéralisme politique25 ;
formes qui se montraient indifférentes à de tels attachements communautaires ou
aveugles à des différences culturelles tenues pour négligeables ou comme devant être
rapidement arasées. Mais, la rencontre ne se fit qu’avec la tradition sociologique et les
philosophies sociales qui l’alimentaient (ou s’en nourrissaient) et non avec les sciences
sociales françaises contemporaines.
En effet, en France, de rencontre véritable avec les sciences sociales contemporaines il
n’y a pas eut. Celle-ci fut, de fait, ajournée puisque les sociologues et les anthropologues
français avaient, pour la plus grande partie d’entres eux, déserté ce terrain de la
« culture » et des « communautés ». De même qu’ils étaient restés, très
majoritairement, sourds à la question de l’ethnicité, au moins jusqu’à la fin des années
90 (Bastenier, 2004). Ce qui tient, pour beaucoup à une assomption à une certaine
mystique Républicaine, un brin chauvine, mais aussi à un emballement et à une portée
perverse de la « déconstruction » des « ethnies » et des « groupes ethniques » engagée
par une anthropologie post-coloniale (Amselle & M’Bokolo, 1985 ; Amselle, 2001) qui
entendait solder les comptes de la complicité historique de la discipline avec
l’administration coloniale et le projet impérial – sans toutefois se départir d’une vulgate
républicaine, bien française, se refusant d’intercaler des collectifs ou des communautés
entre les « individus » et l’Etat (op. cit., Amselle) – mais qui s’est rendue incapable de
reconnaître l’ethnicité contemporaine (indûment ravalée au rang des « ethnies » de
facture coloniale) ainsi que les discriminations ethno-raciales actuelles.

L’emballement de la « déconstruction » et ses limites politiques

Lorsque les thématiques multiculturalistes, développées par les philosophes dits anglo-
saxons, sont arrivées jusqu’ici26, les sociologues et anthropologues français se sont
trouvés pour le moins gênés aux entournures puisqu’ils avaient été, de leur côté,
entièrement accaparés par une vaste entreprise de « désubstantialisation » des
communautés, identités ou « pratiques » « culturelles » ou « ethniques ». Une
entreprise, il convient de le dire, beaucoup plus politique que sociologique. Car elle était
essentiellement conduite par la peur de participer à une « essentialisation » des identités
ou de nourrir un « culturalisme », lequel se comprenait (et se comprend encore) comme

25
Dont le Républicanisme n’est, rappelons-le, qu’une déclinaison. Déclinaison qui, spécialement sous
ses atours d’un Républicanisme à la française, est bien loin d’être la plus hospitalière au pluralisme et
à la diversité.
26
Fort tardivement au demeurant, et cela y compris dans le domaine de la philosophie politique elle-
même. On peut en effet estimer que le premier ouvrage français de philosophie politique offrant une
vue synthétique et informée de ces débats, et ayant rencontré une audience, date de 1999 (Mesure &
Renault, 1999).

27
le premier seuil à ne point franchir puisque il mènerait bien vite à l’escalade du
« racisme ».
Ainsi, instruite par la mémoire de plusieurs évènements historiques de large ampleur,
mais aussi par l’actualité de nouvelles « guerres civiles » et de nouveaux génocides27,
une telle entreprise visait à contrer et à conjurer la « surestimation du statut
ontologique » (Livet, 2001) d’un ensemble d’entités (« race », « groupes ethniques »,
mais aussi « nation », « culture », etc.) qui s’étaient trouvées, et se trouvaient à
nouveau, embarquées pour asseoir la justification et organiser la conduite de bien des
méfaits. Il s’agissait alors pour la plupart des chercheurs de réviser à la baisse le statut
ontologique d’entités sociales, qui jusqu’alors composait la base de leurs disciplines,
ayant rendu possible des opérations de valorisation politique exclusiviste qui ont donné
lieu à la guerre, à l’oppression ou à l’exclusion.
L’idée sous-jacente étant qu’en sapant la base ontologique des « cultures », des
« groupes ethniques », des « identités », des « traditions » – le plus souvent en
proclamant qu’il ne s’agissait là que « de constructions sociales », de sorte à miner leurs
prétentions à l’authenticité, à l’immémorialité ou à la primordialité – il était possible de se
préserver de leur mise en valeur exclusive et de résister à leur instrumentalisation
politique. Cette entreprise de sape de la base du réalisme conféré antérieurement par la
science à des entités conceptuelles dont l’histoire venait de révéler le caractère funeste
et destructeur a, bien entendu, commencé juste après la seconde guerre mondiale, en
s’attaquant à la notion de « race » afin de conjurer le retour de politiques totalitaires
s’adossant à une telle notion (Stoczowski, 1999). Cette entreprise a été conduite,
notamment, sous l’égide et le patronage de l’UNESCO, entreprise dont W. Stoczowski
nous permet, en peu de mots, de suivre le tracé de son geste.

« Lorsque la guerre prit fin et que les crimes hitlériens furent jugés,
l’Occident tenta, timidement, de faire procès à son héritage intellectuel. La
notion de race devait inévitablement se trouver sur le banc des accusés.
L’Unesco exprima une conviction alors dominante en inscrivant dans sa
constitution l’idée selon laquelle les atrocités de la guerre qui venait de
s’achever avaient été rendues possibles par la doctrine de l’inégalité des
hommes et des races. Pour ne plus voir de nouveaux Auschwitz, on voulait
éradiquer le mal à sa racine et faire disparaître la doctrine des races, source
présumée de l’horreur suprême (…). A la volonté d’affirmer l’unité de

27
Ainsi des guerres et « épurations ethniques » en ex-Yougoslavie mais aussi du génocide Rwandais,
deux événements présents à la conscience des chercheurs et régulièrement invoqués lors de la
controverse des catégories dites « ethniques » (autrement appelée « controverse des démographes »)
mais aussi à nombre d’autres occasions, souvent de façon franchement abusive, par une pluralité
d’acteurs publics.

28
l’Homme, volonté légitime et ô combien urgente après la tragédie de la
Shoah, s’ajoutait le désir d’effacer autant que possible, et jusque dans la
préhistoire, les différences biologiques entre les hommes, pour en faire une
grande famille humaine, unie depuis toujours. Le rejet de la notion de race
par les biologistes n’était pas seulement le résultat d’une révolution théorique
en biologie, mais aussi et peut-être davantage, une conséquence d’un choix
plus fondamental qu’était le refus d’accorder une importance majeure aux
différences entre les hommes. » (Stoczkowski, pp.43-47, 1999).

Ainsi, il s’agissait, et il y avait effectivement urgence à le faire, de délégitimer


scientifiquement l’idée qu’il existerait une pluralité de « races » hiérarchiquement
ordonnées, séparant décisivement les personnes et ruinant l’horizon tout comme la
possibilité de la constitution d’une humanité commune. Mais, par la suite, il semble donc
que ce travail, ô combien nécessaire, se soit porté, à notre sens de façon un peu
excessive, sur un ensemble d’autres entités en tant qu’elles étaient, elles aussi,
susceptibles de donner lieu ou d’offrir prise à des processus de « racisation » et
d’exclusion de groupes et de personnes hors de la commune humanité – ainsi, le
programme de déconstruction s’est alors attaché aux « ethnies » et aux « groupes
ethniques », aux « cultures », aux « traditions », etc.28, (voir ci-avant et ci-après). De
nos jours, l’inquiétude et le travail critique se sont cependant pour le moins emballés.
Car ce n’est plus seulement, comme le disait W. Stoczkowski en 1999, que :

« l’étude des différences entre les hommes est devenu suspecte. Suspecte
car on redoutait qu’elle ne fournît des arguments qui pourraient servir à
diviser l’humanité, à porter les différences à l’absolu, à les juger scandaleuses
ou insurmontable, conduisant un jour à une ségrégation, une discrimination,
voire une extermination » (op. cit., p. 47).

En effet, l’inquiétude et le geste de conjuration qu’elle conduit se sont radicalisés. Car,


c’est maintenant le fait même de la catégorisation et de la publicisation d’une quelconque
différence et d’un différentiel quelconque (et donc y compris d’une inégalité
politiquement et/ou moralement indue) qui est maintenant compris comme étant
intrinsèquement dangereux, puisque la catégorisation publique pourrait amorcer une
mise à part de la communauté politique et une « stigmatisation », pesant également sur

28
Un programme infini et qui devrait toucher à l’intégralité des entités sociales puisque comme l’ont
craint E. Balibar et I. Wallerstein, non sans inquiétudes, il se pourrait bien que n’importe quel trait et
n’importe quelle différence susceptibles de conduire un rassemblement des personnes dans une même
classe sémantique portant un titre catégorial univoque et capable d’ordonner un clivage oppositionnel
peut servir de support à la mise en œuvre d’une forme de « racisme » ou d’exclusion (1997).

29
leur reconnaissance en l’état d’individus autonomes et responsables, des personnes qui
en sont passibles (Stavo-Debauge, op. cit. ; Breviglieri & Stavo-Debauge, op. cit.).
Comme on le verra, cette crainte, bien qu’elle soit dans une certaine mesure toujours
en partie fondée (historiquement s’entend), repose néanmoins sur une conception
relativement indigente, intellectuellement, de la catégorisation. Indigente, puisque non
contente de réduire celle-ci à l’inscription d’un clivage binaire et mutuellement exclusif et
de ne pas prêter attention à la sémantique des différentes catégories en jeu, elle ne
pense aucunement les bienfaits et les rôles positifs que celle-ci peut revêtir et n’entrevoit
pas qu’il ne peut exister de problèmes publics bien constitués, et de politiques publiques
efficaces et évaluables, sans la confection d’un dispositifs de catégories ad hoc. Or, la
lutte contre les discriminations, on le verra, réclame un dispositif de catégories ad hoc.
Ainsi, cette entreprise critique de « déconstruction », une fois achevée et menée à son
terme, n’est maintenant pas sans inconvénients majeurs pour la double question qui
nous occupe ici, soit celle de la diversité et celle des discriminations. D’abord, parce
qu’elle laisse les « cultures », les « communautés » et les minorités dans un état de
liquéfaction qui les soustrait à toute opération de reconnaissance. Car, pour le dire vite, il
n’y a plus rien à reconnaître ou bien parce que la reconnaissance elle-même réclame de
donner à voir des différences qui, une fois publiquement catégorisées, sont dites, comme
on vient de l’écrire, menacer « d’assigner » les individus à une origine ou à une
communauté et miner décisivement l’unité, l’indivisibilité et la paix de la communauté
politique nationale29. Mais aussi parce que cette même entreprise critique ne permet pas
non plus de comprendre en quoi les cultures et les communautés transportent ou
instancient des biens ou des attachements et délivrent des bienfaits qui importent aux
personnes estimant appartenir à l’une ou l’autre d’entres elles.
Et cette incapacité à le comprendre n’est pas non plus étrangère au tropisme français
qui ne voit l’ethnicité, re-décrite dans les termes négatifs d’une « ethnicisation des
rapports sociaux », que comme une menace à éradiquer, un mal à conjurer ou un
phénomène à « déconstruire » et non comme ce qu’il faut prendre en compte et ce avec
quoi il convient de composer. La « déconstruction », voilà d’ailleurs la seule forme de
politique à laquelle devrait s’adonner l’anthropologie, si l’on en croit J.-L. Amselle, cela
d’autant qu’une telle politique serait, par nature, « républicaine » ! En effet, dans la
conclusion de son livre Vers un multiculturalisme français (2001), c’est tout ce que cet
auteur trouve à proposer.

« Il revient à ceux qui défendent une position républicaine ouverte le droit


et le devoir de montrer, lorsqu’une revendication particulariste prétend

29
Et l’on verra plus en détail comment de telles préventions empêchent d’identifier les
discriminations, de les faire reconnaître et de lutter contre elles.

30
prendre la figure de l’universel, la façon dont cette identité, pour reprendre le
mot de Boas, « en est venue à être ce qu’elle est ». Ainsi serait brisé, dans le
cas de la France, le jeu de miroirs entre l’Etat, les porte-parole des
communautés et l’extrême droite, jeu de miroirs qui enferme l’individu dans
des stigmates identitaires et le contraint à se définir de façon univoque. Le
dévoilement des processus de construction des identités servirait donc
simplement, dans ce cas, à relativiser les prétentions des acteurs sociaux, de
façon à réaliser un compromis entre les intérêts de l’individu et ceux de la
collectivité. Dans son rôle de défenseur des droits de l’homme, l’attitude
républicaine consisterait à déconstruire les identités pour protéger ce qu’il y a
d’universel en chacun de nous » (op. cit., p. 179).

Mais cette politique n’en est pas une et elle est à courte vue. Ou alors, pire encore,
elle fait montre d’une singulière prétention qui n’est d’ailleurs pas sans être marquée
d’un certain paternalisme. Car, plutôt que de prendre en compte les voix et les demandes
de compte qui s’élèvent, elle s’arroge le droit de les défaire, sans même s’inquiéter
d’écouter les torts dénoncés, et récuse, de toute sa morgue, le « fait » du pluralisme
ethnique ou des inégalités « raciales ». Or, comme le remarque J. T. Levy, étant donné
la durabilité du « fait » de ce pluralisme ethnique, qui même s’il se recompose est
persistant, et sachant que l’histoire nous a instruit que le projet de son éradication tout
comme celui de son ignorance délibérée ont conduit (et conduisent encore) à bien des
maux, à bien des persécutions et à bien des expériences inégalitaires, il est pratiquement
plus pertinent et politiquement plus prudent de ne plus tenter ni de l’éradiquer, ni de le
négliger en se projetant impatiemment dans un cosmopolitisme ou dans un
Républicanisme utopique. Il convient bien plutôt de tenir compte du « fait » de ce
pluralisme ethnique, d’attaquer les inégalités et les discriminations qui l’affectent, mais
également de composer avec sa consistance en lui offrant une reconnaissance, sans
nécessairement le célébrer béatement et sans viser l’impossible30, cela afin d’éviter

30
J. T. Levy fait notamment remarquer que certaines exigences et certaines promesses, aussi justes
semblent-elles de prime abord, se révèlent pratiquement impossible à satisfaire ou à tenir. Ainsi, si,
pour lui, la tolérance et la « non-humiliation » constituent bien des objectifs réalistes, il est, en
revanche, logiquement impossible de reconnaître également et simultanément la valeur de chacune des
cultures ou identités des diverses communautés qui co-existent dans le cadre d’un même État, que ce
soit en recourrant à des critères internes ou externes aux cultures considérées. En effet, pour un Etat
reconnaître ce que l’un des groupes valorise dans sa propre culture revient à accepter un standard de
jugement sous l’empire et à l’aune duquel d’autres groupes, également sous sa juridiction, pourraient
manquer à se rendre digne de respect. Mais, la chose n’est pas plus aisée lorsque le standard du
jugement mobilisé pour sécuriser la reconnaissance est externe au groupe qui fait valoir un déni de
reconnaissance et réclame le respect. Car, de la même manière, la reconnaissance et le respect
accordés s’en vont prendre appui sur des standards d’excellence morale, des standards que certains

31
d’attiser des humiliations qui se sont déjà révélées mortifères et grosses de menaces
fondamentales (Levy, 2000)31.

Un embarras très contemporain néanmoins amplifié en France

Cet embarras dans lequel se trouvent englués les chercheurs en sciences sociales, dès
lors qu’ils doivent maintenant rendre compte de la montée de voix se rapportant à des
cultures ou à des identités ethno-raciales, et cela afin de donner à entendre et à
reconnaître des communautés faisant valoir la spécificité d’une expérience32 ou
l’expérience d’une spécificité33, n’est, il est vrai, pas uniquement et spécifiquement
français. En effet, il traverse les sciences sociales et spécialement l’anthropologie.
Marshal Sahlins l’a fort bien résumé à l’occasion d’un article sis dans un ouvrage collectif
dédié aux « biographies des objets scientifiques » [Biographies of scientific objects]
(Daston, 2000). Dans celui-ci, il se penche sur le devenir de l’objet scientifique
« culture » dans l’anthropologie contemporaine et remarque en conclusion, et non sans
ironie, une forte discordance des temps et des soucis séparant les anthropologues et les
« objets » de leurs observations. Discordance ouvrant entre les premiers et les seconds
une béante incompréhension.

« La discipline a été saisie par une panique postmoderne [postmodern


panic] quant à la possibilité du concept de culture lui-même. Précisément au
moment où les populations [peoples] qu’ils étudiaient étaient en train de
découvrir leur « culture » et proclamaient leur droit à exister, les
anthropologues étaient en train de disputer la réalité et l’intelligibilité du

groupes, participant pourtant eux aussi de la communauté nationale, ne peuvent soutenir ou rencontrer
positivement (Levy, p.33, 2000).
31
Ce même auteur profile, d’ailleurs, une critique politique affûtée et pertinente de la stratégie
« postmoderne » de « déconstruction » du fait « ethnique » dans laquelle semblent se complaire les
sciences sociales, et spécialement en France.
32
Expérience, le plus souvent mais pas seulement (cf. note suivante), d’un tort ou d’une exposition à
des méfaits prenant appui sur une différence quant à l’origine.
33
Une spécificité qui n’est pas nécessairement entièrement résorbable dans l’expérience d’une
injustice, dans le fait d’une inégalité ou d’une domination historique. Ni même encore dans l’idée
d’une friction aux frontières entre des groupes voisins, en concurrence dans un même espace social et
politique, et qui s’inventent continûment une « ethnicité » pour se faire face (et pour faire front), de
même que pour se démarquer et se distinguer les uns des autres. « Ethnicité » réduite, dans ce dernier
cas, à un jeu de « frontières » procédant de catégorisations croisées et sans aucun contenu substantiel,
comme chez l’anthropologue F. Barth dont les travaux ont fait florès depuis la traduction en français
d’un article séminal (Cf. Barth in Poutignat & Streiff-Fenart, 1995).

32
phénomène. Tout le monde avait une culture ; seuls les anthropologues en
doutaient »34 (p.202, 2000).

Dans un même ordre d’idées et la même année, G. Guille-Escuret fait également état
d’une escalade, chez les anthropologues et ethnologues, de la crainte de participer à des
« réifications abusives », crainte prémunissant abusivement contre l’emploi de « termes
destinés à entourer un groupe » et par là à lui donner existence et consistance pour
l’enquête.

« Notre époque produit à cet égard un cas de figure spécial : sous prétexte
d'un refus des « réifications » abusives, les chercheurs en sciences sociales
montrent une aversion grandissante face aux termes destinés à entourer un
groupe (à commencer par l'ethnie, la société et la culture). Il est acceptable
de parler des traits culturels et des faits sociaux, à la rigueur, mais il l'est
moins de parler de cohérence censée les englober. Ainsi, n'est-il pas rare de
voir des auteurs se hérisser face au mot « ethnie » ou à l'expression « conflit
interethnique » alors même qu'ils mettent par ailleurs leur point d'honneur à
se définir comme ethnologues plutôt que comme anthropologues, c'est-à-dire
avec la sociologie pour horizon plutôt que la psychologie » (2000).

Si cet embarras est donc bien partagé, il reste indéniable qu’il prend en France un tour
plus radical. Et cela car cette entreprise de « désubstantialisation » et de minoration, si
ce n’est d’invisibilisation, des identités culturelles (et/ou ethno-raciales) n’a pas
seulement été armée par les tours de cette pensée « post-moderne » dont parle M.
Sahlins, et que vise également G. Guille-Escuret ; soit une pensée qui valorise la
dissémination, la dispersion, l’invention perpétuelle, l’hybridation, le métissage,
35
l’ouverture, la labilité, et cetera . Elle s’est jointe, en France, à un credo républicain, qui
offrait un autre puissant moteur d’indifférence et d’occultation du fait minoritaire en ne
reconnaissant qu’une seule figure de communauté (la « communauté [nationale, si ce
n’est nationaliste] des citoyens ») et qu’un seul état des personnes (comme citoyen nu,
censément sans couleur, faisant face à l’Etat dans un détachement de toutes
communautés autres que celle qu’il doit former d’avec ses concitoyens afin d’y libérer
une « volonté générale » non parasitée par des éléments factieux ou particuliers). Mais

34
La traduction est de notre fait. « The discipline was seized by a postmodern panic about the
possibility of the culture concept itself. Just when the peoples they study were discovering their
« culture » and proclaiming their right to exist, anthropologists were disputing the reality and
intelligibility of the phenomenon. Everyone had a culture ; only the anthropologists doubt it ».
35
Bref toute sorte de mouvements susceptibles de conjurer des risques de clôture et d’enfermement
(sur un « propre » qu’il faudrait immuniser et préserver) ou d’exclusion (de l’altérité).

33
elle s’est aussi acoquinée à une prime donnée sans relâche, par la majorité des
chercheurs français, à une « Question sociale » dressée comme la seule bonne modalité
de politisation des inégalités et de compréhension des relations sociales.
En effet, c’est aussi une compréhension très étrange et très paradoxale de ce credo
Républicain, compréhension pourtant massivement partagée malgré son inconséquence
foncière et son caractère paradoxale (Laborde, 2001), qui fait obstacle à la considération
(i.e. prise en compte) de la diversité interne à la communauté politique, lors même
qu’elle valorise les bienfaits d’une diversité à l’extérieur de la communauté politique en
brandissant devant ses voisins une « exception culturelle » et en faisant valoir le génie
d’une Nation dotée d’une « mission » singulière (op. cit.), ainsi qu’à la mise en œuvre
d’une politique effective de lutte contre les discriminations.
Compréhension étrange, pour le moins, car ce républicanisme, régulièrement agité par
un grand nombre d’intellectuels et d’acteurs publics, ne semble même plus être une
promesse puisqu’il ne donne lieu à aucune politique publique un tant soit peu crédible.
Bien souvent, il n’a même rien de républicain ce si fameux (fumeux ?) républicanisme. Et
il n’est, comme le note M. Seymour, philosophe canadien, qu’un nationalisme qui
s’ignore, ou feint de s’ignorer. Il revient alors aux chercheurs s’attacher à faire en sorte
de :

« parvenir à neutraliser les effets d’une politique de nation building qui


serait conditionnée par des réflexes nationalistes inavoués. Pour le dire
crûment, les républicains jacobins qui dénoncent sans retenue les
revendications minoritaires sont le plus souvent des nationalistes qui
s’ignorent (…). C’est donc parce qu’on est sous l’emprise du nationalisme
(civique ou ethnique) que l’on s’offusque à l’idée d’adopter une politique de
reconnaissance des minorités » (Seymour, pp.127-129, 2001).

Lorsque ce républicanisme n’est pas un vulgaire nationalisme empruntant des habits


d’apparats républicains pour mieux cacher sa triste figure, il reste que c’est plutôt comme
une mystique toute négative, ne faisant rien d’autre que de nourrir ou de légitimer des
défiances infondées et de générer une « panique morale » (Ogien, 2004)36, qu’il

36
Si l’on suit les 4 critères que R. Ogien dispose pour caractériser ce qu’il appelle une « panique
morale », alors on peut effectivement dire que, dans ses usages les plus récents, le rôle de la mystique
Républicaine est bien tout négatif et qu’il ne fait qu’engendrer une telle « panique ». Lisons R. Ogien :
« ce que j’appelle « panique morale » couvre en fait les quatre cas suivants, qui relèvent tantôt de la
pensée tantôt des attitudes.
1. Le refus d’aller jusqu’au bout de nos raisonnements moraux, lorsqu’ils nous obligent à endosser des
conclusions incompatibles avec nos préjugés les plus enracinés.

34
fonctionne. Et qu’il fonctionne, hélas, très bien ! Puisqu’il joue alors comme un
redoutable éteignoir de revendications qu’il devrait pourtant accueillir en vertu des
valeurs mêmes sur lequel il est censé se fonder, ainsi, bien sûr, de l’égalité mais aussi de
l’exigence de participation de tous et de chacun aux desseins, aux charges et aux
bienfaits de l’appartenance à la communauté politique. La capacité de ce très étrange
républicanisme à valoir comme un terrible éteignoir et un violent étouffoir est
dramatiquement démontrée par J.-P. Dedieu. Dans un intéressant article relatif à
« l’intégration des avocats africains dans les barreaux français », il remarque que :

« Dans le contexte français, la relative renonciation par les avocats


africains à un discours porteur de justice social est bien tributaire de la
conversion initiée par l’élite du barreau à l’idéologie libérale mais elle est –
aussi et surtout – le témoignage de son assujettissement à l’idéologie
républicaine » (Dedieu, p.229, 2004).

Assujettissement redoutable et pernicieux puisque l’auteur de l’article montre ainsi


comment ces avocats noirs font leurs l’accusation de « communautarisme », accusation
qui fait le pendant à cette idéologie républicaine. Et, de la sorte intimidés, ils se tiennent
alors à distance d’une action (qu’elle soit collective ou individuelle) visant à défendre ou à
représenter les intérêts des noirs ou des personnes originaires d’Afrique. Sous l’emprise
de cette idéologie, certains de ces avocats Africains se gardent même de porter certaines
causes, car ils « souhaitent (…) ne pas se laisser enfermer dans la catégorie d’avocats
communautaires » (op. cit., p.224, 2004). Ainsi, de l’un d’entre eux qui « exprime un
profond malaise à la perspective de prendre en charge des dossiers de sans-papiers », et
l’auteur de noter alors que « la plupart des avocats consultés sur cette thématique
estiment qu’une sélection par trop systématique d’affaires où ils représenteraient une
partie immigrée serait préjudiciable à leur réussite professionnelle même s’ils ne
nourrissent aucune illusion quant à leur perception sociale » (op. cit., p.225). L’un des
avocats enquêtés fait même usage de cet odieux syntagme de « communautariste » :

« Parfois, je prend les dossiers par réflexe communautariste (…) car si je


les défends pas, je pense que je ne serais pas un avocat digne de ce nom.

2. La tendance à envisager le pire de la part des personnes dont on dit par ailleurs qu’elles sont
« sacrées », qu’elles méritent le « plus grand respect », qu’elles sont « autonomes », pourvues d’une
« éminente dignité », qu’il ne faut jamais les « instrumentaliser », etc.
3. Le refus de payer le coût intellectuel de notre engagement envers certains droits (à la protection de
la vie privée, à la liberté d’expression, aux procès équitables, à l’égale protection des lois, etc.)
4. La tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le
bien-être. » (Ogien, pp.45-46, 2004).

35
Mais j’ai très peur de cela. Je ne voudrais pas devenir un avocat de ghetto.
Car c’est la chose que j’exècre de la façon la plus totale. Être noir donc être
l’avocat des Noirs, ce serait la chose la plus abominable » (ibid.).

Par un drôle de retournement, qui devrait étonner et indigner n’importe quel honnête
homme, la situation est maintenant la suivante : les personnes qui se rassemblent pour
réclamer des comptes et pousser la réalisation de leurs droits, ou encore pour faire
entendre l’absence d’accomplissement des exigences pratiques et normatives de l’égalité,
ou bien encore pour demander que justice leur soit rendue, se voient exposées à
l’indigne, mais hélas très intimidant, qualificatif de « communautaristes » pour seule et
unique réponse. Il nous semble que cette réponse indigne – indigne en tant qu’elle ne
prend pas même le temps d’écouter et de s’inquiéter de savoir si les torts dénoncés ont
bien quelque existence coupable – masque surtout et essentiellement un embarras. Un
embarras, quant au traitement de la « Question raciale » et des discriminations
ethniques, si vif que d’aucuns préfèrent contester jusqu’à leur réalité même, ou encore
décrédibiliser ceux qui s’en font les insistants porteurs, plutôt que de s’y confronter de
manière un tant soit peu conséquente et cohérente.

Il convient donc de rendre compte de façon plus détaillé de cet embarras français
devant la « Question raciale ». Il importe d’éclairer les raisons de celui-ci car seule une
claire exposition de ces raisons peut nous permettre de déminer ce complexe de
préventions et de défiances, irraisonnées et déraisonnables, qui maintient dans une
relative invisibilité la situation des noirs en France et empêche également de donner sa
pleine force à un droit anti-discriminatoire rénové à l’occasion et à la suite de la
transposition des Directives Européennes.

Le droit laissé en friche et les droits abandonnés à la déshérence

Un droit maintenant gros de puissantes ressources qui restent pourtant étonnamment


inusitées et qui ne donnent pas lieu au déploiement d’une véritable politique publique se
chargeant de donner effet aux exigeants réquisits juridiques anti-discriminatoires
nouvellement réaffirmés. En effet, comme on va le voir, sur le papier du moins, le droit
anti-discriminatoire s’offre comme un équipement puissant capable, si les conditions
logiques et logistiques de sa mise en œuvre sont réunies37, d’offrir aux personnes
discriminées de quoi faire valoir leur droits et d’être protégées contre l’occurrences de
telles atteintes à ceux-ci. Et et ainsi de sécuriser leur égale et pleine appartenance à la

37
Et il nous reviendra de les donner à voir.

36
communauté politique ; pleine appartenance qui se vérifie, notamment, dans un accès
égal à une diversité de sphères et de positions sociales.
Mais cette architecture juridique permettrait également, pour peu qu’elle soit prise au
sérieux, d’engager et de gouverner une révision des différentes épreuves où se joue
l’allocation d’une diversité de positions et de biens sociaux de sorte à éliminer
progressivement les discriminations qui les traversent. Des discriminations qui frappent
les noirs et qui ne sont pas sans gêner, tout à la fois, la réalisation et la reconnaissance
de leur appartenance effective en ce qu’ils sont trop souvent tenus au seuil de la
participation à nombres de sphères d’activités (Constant, 2005) ou alors en ce qu’ils sont
confinés à certains domaines ou niveaux professionnels – pour quelques éléments sur les
métiers de la sécurité qui, pour le coup, sont eux réellement soumis à une très
systématique « racialisation », cf. (Hug, 2000).
En l’état, il est toutefois difficile d’être autre chose que pessimiste et un important
travail reste à faire puisque le droit est en friche, ou plutôt en jachère, et les droits des
personnes noires sont laissés, eux, dans une coupable déshérence. L’optimisme que l’on
voudrait bien pouvoir nourrir ne manque en effet pas d’être douché par les résultats de
l’enquête de J.-P. Dedieu. Enquête que l’on a déjà mentionné et qui porte sur les avocats
africains et leur difficile « intégration » dans les barreaux français. Lors mêmes qu’ils
sont instruits de leur existence, pour souffrir ou avoir souffert de leurs vicieux effets en
ce qu’ils sont eux mêmes exposés aux discriminations, et alors qu’ils savent que le droit
dispose maintenant de puissantes ressources pour les prendre en compte et en charge, il
se trouve que, contre toute attente, nombreux sont les « refus de certains avocats
africains d’insérer la discrimination raciale dans la défense de dossiers pour lesquels ils
ont l’intime conviction qu’ils en relèvent » (op. cit., p.229). Symétriquement, d’aucuns
acceptent de « défendre des personnes d’actes racistes » (ibid.). L’auteur remarque alors
que :

« dans le premier cas de figure, ils cherchent à dépouiller de leur plaidoirie


la dimension raciale au motif que leur origine serait incompatible avec ce type
d’argumentation et la réception de leur plaidoirie préjudiciable aux intérêts de
leur client. Dans le second cas de figure, ils évacuent la dimension raciale de
leur perception sociale » (ibid.).

De la sorte, ces avocats concourent donc, du fait de leur quête d’une


« ordinarité » bien compréhensible dans une France beaucoup plus
« assimilassioniste » qu’elle ne veut se l’avouer, à :

37
« l’exclusion du champ juridique de toute revendication portant sur la
discrimination raciale. En refusant d’inclure cette argumentation dans leur
plaidoiries, en privilégiant le souhait normatif de se présenter comme des
« avocats ordinaires » à même d’être les mandataires de toutes les causes
sans distinction, les avocats africains ne perpétuent-ils pas les préjudices
raciaux dont ils reconnaissent pourtant l’influence sur le développement
même de leur carrière ? La « renonciation ritualisée à la connaissance
sociale » qu’ils ont des pratiques discriminatoires dans leur exercice
professionnel au travers de leur clients ou de leur propre parcours n’est-elle
pas la reproduction par la pratique juridique des inégalités raciales et
sociales ? » (ibid.).

38
2) A la racine de l’invisibilité, l’absence de figuration catégoriale des noirs en France : les
méfaits et les raisons de cette absence

Mais avant d’en arriver au droit, il nous faut revenir à la racine de l’invisibilité des
noirs en France et poser pour cela la question de la catégorisation38. Le point relatif à ce
que nous avons appelé la « racine de l’invisibilité » ne regardera pas les lieux, domaines
ou « dossiers » (Ndyaie, 2005) sur lesquels se joueraient une préoccupante sous-
représentation ou un inquiétant confinement stéréotypique des noirs, ou encore qui
verraient un déficit d’histoire et de mémoire les concernant. La sériation de ces lieux,
domaines ou « dossiers » a été faite par les participants du colloque organisé par le
Capdiv et, auparavant, par Pap Ndyaie dans un article publié dans le Journal Libération.
Puisque cela a été fait, nous pensons que nous pouvons nous attarder sur un autre point.
Un point qui, à notre sens, est transversal et qui se présente pratiquement en l’état
d’un problème sur lequel on ne peut que buter dès lors qu’il s’agit d’étayer plus avant le
premier diagnostic, largement intuitif, porté à l’occasion de ce colloque puis lorsqu’il est
question de penser la mise en œuvre d’actions – qu’elles soient militantes, pédagogiques,
juridiques ou politiques (politiques publiques). Par ailleurs, notre point regarde
également les sciences sociales, et il nous importe de comprendre pourquoi celles-ci ne
sont pas en mesure de faire place et de produire des savoirs sur l’objet « les noirs en
France ». Pour cette série de raisons, il nous semble qu’il convient alors s’attarder sur ce
que nous avons nommé ici la « racine de l’invisibilité ».
Si invisibilité il y a, dans ces différents domaines, c’est, d’abord, parce que les
personnes noires ne se laissent pas figurer sous une description saisissant et faisant
mention de la couleur et/ou de la « race », et cela ni pour les sciences sociales, ni pour la
statistique. Cette absence de figuration catégoriale des noirs en tant que noirs, une
figuration constamment évitée, pour les raisons que l’on a vu et pour celles que l’on va
voir et dont l’absence pèse sur la constitution et le traitement de la « Question raciale »,
commande alors, logiquement, leur défaut de prise en compte et leur faible
39
représentation dans une diversité de sphères d’action. Pourtant, c’est bien cette couleur
(et/ou « race ») qui porte à conséquence et fait une différence dans la France
contemporaine et qui, de ce fait, devrait donc faire l’objet d’une vigilance toute spéciale
plutôt que d’une ignorance plus ou moins délibérée40. Des conséquences et une
différence qui, bien entendu, sont essentiellement négatives et entraînent des inégalités
et un mépris spécifiques mais qui, paradoxe supplémentaire, ne sont pas même

38
Une question qui est intrinsèquement liée à la mise en œuvre du droit anti-discriminatoire, comme il
apparaîtra.
39
Faible représentation qui, bien entendu, n’est pas re-présentable, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible
de constituer et de présenter au public le « fait » de cette faible ou sous-représentation.
40
Une ignorance, ou plutôt un sacré aveuglement, qui fait même la grande fierté de la France !

39
susceptibles de se voir figurées et portées au public afin d’enjoindre à une prise de
conscience et à une action publique.
En effet, l’invisibilité des noirs en France va nécessairement, et logiquement, avec
l’invisibilité (i.e. l’impossible factualisation et exposition publique) du tort et des méfaits
dont ils font spécifiquement l’objet41. Si l’on peut dire, l’invisibilité dont ils sont affligés
est donc elle même rendue invisible, c’est-à-dire non factualisable et non figurable. Soit,
une sorte de crime parfait puisque les méfaits eux-mêmes (passés ou présents) ainsi que
les conséquences indésirables attachées au maltraitement de la couleur de peau (i.e. les
discriminations) ne sont pas susceptibles d’être portés à l’attention du public à défaut de
l’équipement logistique adéquat. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on a choisi pour
titre du rapport l’idée de « double invisibilité ». Cela de sorte à traduire le redoublement
de cette première invisibilité des noirs par une seconde qui touche, elle, à la publicité et à
la reconnaissance du tort et des désavantages qu’ils subissent de manière continue et
dans un silence coupable où ne résonnent, parfois et surtout dernièrement, que quelques
provocations en lieu et place d’une réclamation qui n’aurait pourtant aucun mal à se
justifier.

L’invisibilité du tort et le tort de l’invisibilité

Ainsi, les torts et désavantages dont sont victimes les noirs, à défaut d’une figuration
catégoriale qui offrirait à ce groupe de pouvoir être rendu visible et catégorisable, sont
donc nécessairement frappés d’une invisibilité. Mais, remarquons d’ailleurs ici que
l’invisibilité est aussi, et en elle-même, indéniablement un genre de tort. Focalisés sur la
question de la « stigmatisation » et craignant que la catégorisation publique et la mise en
visibilité des noirs ne préfacent et ne présagent des discriminations futures ou de
fâcheuses mises à part, voilà donc quelque chose que semblent oublier les chercheurs en
sciences sociales. L’on rappellera à l’intention de ces chercheurs, qui voient des
processus de « stigmatisation » partout, comme l’énonce A. Margalit en partant d’un
exemple relatif aux personnes handicapées pour venir sur un point d’une portée
beaucoup plus générale, que :

« les marques particulières des stationnements réservés aux handicapés ne


sont pas des stigmates. Elles ne devraient pas être considérées comme des
signes d’humiliation mais plutôt comme des signes de prérogatives (…). Le
simple fait de singulariser un groupe ou un individu est humiliant seulement si
l’intention est de tenir des personnes à distance et de les supprimer (comme

41
Torts et méfaits parmi lesquels il faut bien entendu compter des discriminations raciales pourtant
soumises à une prohibition juridique sans nuance.

40
dans le cas de l’étoile jaune). Les marques de parking pour les handicapés ne
sont pas indésirables dans la mesure où elles se proposent d’atteindre le
résultat contraire » (1999, p.176-177) 42.

Si l’invisibilité et l’absence de figuration catégoriale, en elles-mêmes et pour elles-


mêmes, paraissent relever d’un tort c’est parce que de la sorte semble être déniée aux
noirs une participation aux comptes de la communauté politique. De même, cette
absence donne lieu à l’impression, plus ou moins fondée selon les circonstances, que l’on
manque à mettre en valeur leur contribution et leur part prise à l’histoire de même qu’au
présent de ladite communauté – et c’est sur le fonds d’une telle impression que la
question de l’esclavage, prise comme forme aiguë et paradigmatique d’une extraordinaire
exploitation ayant produit des richesses considérables sur lesquels se sont bâties des
nations au sein desquels des personnes noires (descendantes des personnes déportées et
asservies) sont maintenant l’objet de processus de minoration, trouve à se politiser à
nouveaux frais.
Comme l’ont spécialement travaillé des philosophes comme A. Margalit (op. cit.) et A.
Honneth (2004), être invisible aux yeux d’autrui, ou pour une communauté, voilà donc
l’une des formes princeps de l’expérience de l’humiliation, du mépris et du déni de
reconnaissance le plus paradigmatique. En effet, être invisible, c’est ne pas être compté
parmi les membres pléniers et autorisés d’une communauté, ou même d’une situation.
C’est donc aussi ne pas être pris en compte comme un participant de plein droit pouvant
apporter une contribution susceptible d’être saluée et reconnue distinctement. Mais, c’est
être alors également tenu pour indigne d’égards et d’attention, bref ignoré ou dédaigné.
Il va sans dire que ce sont de telles expériences qui résonnent dans les plaintes quant
à leur impression d’invisibilité portées par nombre de personnes noires. Des plaintes qui
traduisent ainsi le sentiment qu’elles ont de ne pas avoir part aux comptes de la
communauté politique française, alors même qu’elles participent indéniablement à elle,
qu’elles furent même intriquées dans des épisodes funestes et peu glorieux de son
histoire, qu’elles y sont même, le plus souvent, membres de plein droit en tant qu’elles
sont nées sur son sol, ont grandi en son sein et possèdent la nationalité française.
Pour illustrer la charge négative de telles expériences d’invisibilité, de façon fort
suggestive, A. Margalit43 se concentre sur une scène d’apparence désuète mais qui recèle
encore une puissance descriptive et morale indéniable ,d’autant que, comme on va le

42
Il faudra garder à l’esprit la phrase mise ici en italique lorsque l’on se penchera sur la place des
statistiques ethniques et/ou raciales dans la lutte anti-discriminatoire.
43
A. Honneth, quant à lui, ouvre sa réflexion sur l’invisibilité (in « Visibilité et invisibilité : sur
l’épistémologie de la « reconnaissance » ») en partant de quelques phrases du prologue de L’homme
invisible, célèbre oeuvre de l’écrivain noir américain R. Ellison et ouvrage écrit à la première
personne par le narrateur, comme le rappelle d’ailleurs A. Honneth.

41
voir, elle peut être transposée métaphoriquement à d’autres situations, ainsi de celle qui
nous occupe. Tournons-nous vers les descriptions de cet auteur et n’hésitons pas à citer
un passage de ses écrits qui risque d’apparaître, de prime abord, comme bien éloigné de
notre sujet – à charge pour nous de montrer qu’il n’en est rien.

« Ignorer les autres peut donc être également un acte volontaire (…). C’est
la manière dont les maîtres des palais voyaient leurs serviteurs. Ils ne les
voyaient pas en détail. Ne pas voir les serviteurs en détail signifie ne pas voir
dans leur regard un obstacle ou une limitation quelconque à la conduite du
maître. (…) On attend également des serviteurs qu’ils fournissent l’effort
nécessaire pour que leurs maîtres les ignorent aisément et en toute sécurité.
On attend d’eux qu’ils affichent un regard sans expression, dépourvu de tout
intérêt pour ce qui est en train de se passer ; c’est-à-dire qu’ils agissent
comme s’ils ne voyaient rien, afin que leur regard ne gêne personne. Les
instructions de Hudson aux nouveaux domestiques de la maison Bellamy,
dans le feuilleton télévisé Upstairs Downstairs, comprennent des indications
scéniques forts précises quant à la manière dont les serviteurs doivent se
conduire, à savoir comme s’ils ne se souciaient que de leur tâche limitée et
ignoraient tout le reste, de manière à ce que les maîtres puissent aisément ne
pas les voir » (op. cit., p.101-102).

Si cet extrait nous semble intéressant pour ce qui nous occupe dans ce rapport ce
n’est pas parce qu’il met en présence des « maîtres » et des « serviteurs », nous ne
cherchons pas à filer ici la métaphore de la domination esclavagiste ou coloniale44, mais
parce que, outre ce point sur l’invisibilité comme expérience morale négative, la situation
ici décrite ne va pas sans ressemblance avec une autre situation, et/ou un autre cadrage,
qui semble encore gouverner le traitement de la question des populations minoritaires,
notamment noires, en France. Cadrage qui fait obstacle à la représentation des noirs et à
la lutte contre les désavantages et les inégalités dont ils sont affligés.
Venons en donc à ce premier obstacle majeur qui, contrairement à ce que l’on veut
penser et à ce qui est très souvent écrit dans un nombre faramineux d’articles
(scientifiques ou non), est bien loin d’avoir été définitivement franchi – et il n’est pas
impossible que le fait que tous s’accorde à croire l’obstacle dépassé ne fasse que le
rendre plus inébranlable encore, car la bonne conscience, comprise comme une cécité à
la faillibilité et une incapacité à reconnaître une faute, est bien un défaut des plus
vicieux.

44
Mais nous laissons tout le loisir aux lecteurs de le faire.

42
Un obstacle d’importance : le cadre de représentation et d’(in)action de la politique
d’intégration

En effet, cette demande d’invisibilisation que rapporte A. Margalit, où l’un des


protagonistes de la situation décrite par lui doit s’efforcer de ne pas être ou de ne plus
être vu, rappelle, à bien des égards, les exigences que la « politique d’intégration » à la
française faisait (et fait encore) valoir face aux personnes qu’elle identifiait (et identifie
encore) comme « immigrées » ou « issues de l’immigration ». Que ce soit là, les
« immigrés » et « issus de l’immigration », les vis-à-vis d’une telle politique n’a rien
d’étonnant. En effet, si ceux-ci sont éligibles à une telle action, c’est en tant qu’ils sont
saisis comme des nouveaux venus, des arrivants. Ce sont les questions que posent à la
communauté nationale leur provenance et leurs différences originaires qui les qualifient
comme les patients d’une politique spécifique, une politique qui, précisément, doit
s’assurer de leur « intégration ».
Or cette « intégration » attendue, il se trouve qu’elle doit s’achever dans une
indifférenciation et une invisibilisation d’un écart et d’une différence, écart et différence
qui doivent donc s’effacer et ne plus paraître afin que soit consolidée et reconnue leur
appartenance. Pour cela, il est réclamé aux personnes spécifiées comme « immigrées »
et/ou « issues de l’immigration » de faire instamment l’effort de ne pas rendre visible et
de surmonter l’écart de leur différence originaire (parfois plus supposée que réelle) en
devenant des semblables, soit des individus indistinguables de ceux qui les avaient vu
venir et qui ne doivent donc plus pouvoir se laisser identifier par eux comme des
étrangers.
Et l’on voit alors, très vite, la nature du problème qui se pose pour des personnes dont
la couleur (et/ou la physionomie) est lue comme l’indice d’une extranéité, une extranéité
continûment transportée et ineffaçable car inscrite à même leur peau et leur corps. Et,
quoi qu’elles puissent faire, elles seront alors rapportées à une communauté excentrique
et mises en demeure dans une identité originaire qui, pour certains français, suffit à les
mettre définitivement à part du collectif national, si ce n’est même d’une humanité
commune.

Pour se convaincre que cette forme d’invisibilisation constitue l’horizon de cette


politique, on peut se tourner vers un passage d’un texte de D. Schnapper, une
chercheuse qui a grandement contribué par son travail à installer cette problématique
dans l’espace des sciences sociales françaises (1991), dans lequel elle déclare que :

« rétrospectivement, le processus d’intégration des grandes vagues


migratoires – dans les années 1880-1890 ou 1920-1930 – apparaît comme
réussie (…) en ce que les enfants des immigrés n’ont pas participé en tant

43
qu’« enfants d’immigrés » aux échanges de la vie sociale » (Schnapper, p.2-3,
2001).

Comme on le voit, la réussite de l’« intégration » semble avoir ici pour critère le fait
que les « enfants d’immigrés » n’ont pas « participé en tant qu’« enfants d’immigrés »
aux échanges de la vie sociale », par quoi il faut comprendre qu’ils n’ont pas été
continûment et plus que de raison rapportés à une extranéité et tenus pour étranger à la
communauté politique par leurs contemporains. Intégration « réussie » est-il alors dit par
D. Schnapper, car en un temps que l’on imagine raisonnable à ses yeux45, ils auraient
donc été comptés comme des semblables et traités comme des égaux. C’est-à-dire qu’ils
n’auraient pas été, comme c’est maintenant le cas pour nombre de personnes, rapportés
à une origine (celle de leurs parents) et indexé à un processus (l’immigration de leurs
géniteurs) auquel ils n’ont pourtant aucunement pris part et qui concourt cependant à
leur saisie et caractérisation publique.
Sous ce rapport là, bien qu’elle soit censément moins contraignante, force est de
constater que l’« intégration » dont il est ici question dans ces propos de D. Schnapper
présente de nombreux traits communs avec l’exigence d’assimilation – et d’ailleurs, étant
donné les périodes historiques que convoque D. Schnapper, il va de soi que c’est bien
plus une « assimilation » qui, dans ces années là (« 1880-1890 » et « 1920-1930 »),
était instamment réclamée aux personnes. En effet, s’assimiler s’entend comme une
opération qui se jouerait sur plusieurs générations et consisterait à « se fondre dans un
tout, sans que rien ne vienne rappeler, dans la langue, les mœurs, la culture, une
extériorité » (Crépon, p.92, 2001). Dans une conception forte de l’assimilation, qui, à
n’en pas douter, a gouverné le rapport aux personnes « immigrées » dans les périodes
spécifiées par D. Schnapper, il appert que :

45
Et l’on peut alors se demander deux choses : quelle est la durée de ce temps raisonnable ici
implicitement présupposé ? Et qui se donne le pouvoir exorbitant de décider de cette durée ? A ce qu’il
semble, ce ne sont, en tout cas, pas ceux qui sont traités comme des étrangers... Cela veut-il alors dire
qu’il est réclamé aux personnes discriminées de faire preuve de patience ? Faut-il qu’elles attendent,
patiemment, de ne plus être indûment comptées comme étrangères à la communauté nationale et
frappées de discriminations car d’aucuns, ceux qui étaient là avant, ou qui se pensent supérieurs, ne les
tiennent pas encore pour des membres pléniers et égaux en droits ? Hélas, d’autres énoncés de D.
Schnapper prélevés dans d’autres articles (cf. ci-après) le laissent accroire. Et, visiblement, comme
seule politique de lutte contre les discriminations, mais aussi d’élimination de distinctions illégitimes
qui mettent à part certaines personnes de l’intégralité de l’appartenance à la communauté politique, D.
Schnapper ne semble effectivement entrevoir que le travail du temps. La patience, tel est le credo.
Voilà une drôle de façon de considérer les valeurs de la République, le tort fait aux droits des
personnes et la violation du principe d’égalité – surtout pour quelqu’un qui est, par ailleurs, membre
du Conseil Constitutionnel et qui devrait donc se faire la gardienne de telles valeurs.

44
« tout était fait pour que ce rappel, à l’échelle de populations entières, soit
rendu impossible. S’assimiler, c’était précisément ne pas prendre la parole
comme étranger : c’était même refuser de la prendre, au cas où elle serait
donnée. Et cela vaut aussi (vaut encore) comme principe d’évaluation. La
parole était donnée en priorité à celui qui pouvait proclamer haut et fort qu’il
n’était plus un étranger, qu’il n’avait plus rien d’un étranger. De quelqu’un qui
toujours éprouvait le désir de parler de son pays (d’en évoquer le souvenir),
qui en avait la nostalgie, on disait (on dit toujours) qu’il ne pouvait pas, on ne
voulait pas s’assimiler » (ibid.,Crépon).

Une visée politique reposant sur une distribution asymétrique des efforts réclamés

Si l’on a posé que l’exigence d’« intégration » ne va pas sans ressemblances d’avec le
réquisit d’« assimilation », malgré des différences notables, c’est que, pour l’une et pour
l’autre, la charge de l’action visée repose principiellement et asymétriquement sur les
personnes tenues pour originairement étrangères, et caractérisées alors comme
« immigrées » ou « issues de l’immigration », puisque c’est à elles qu’il revient de faire
l’effort de s’intégrer et/ou de s’assimiler46. L’inquiétude qui commande ces deux
politiques se porte en effet sur l’existence, la nature et l’intensité d’une volonté (de
s’intégrer et/ou de s’assimiler) sise dans le chef des personnes qui sont publiquement
appréhendées comme « immigrées » ou « issues de l’immigration ». Des personnes qui
sont donc, explicitement ou implicitement, considérées comme par trop attachées à une
communauté, celle dont elles proviennent et qui est excentrique à la communauté
nationale (la France) où elles guignent une installation pérenne et au sein de laquelle
elles cherchent à s’assurer et à être assurée d’une appartenance entière autant qu’égale.
Une communauté originaire qui, est-il donc ici pensé, les aurait disposé47 d’une
manière qui ferait obstacle à leur égale participation à la vie et aux institutions
communes. Mais qui ferait aussi obstacle à leur reconnaissance, par ceux qui les ont vu
venir et qui se sont inquiétés de leur assimilation/intégration, comme des membres
pléniers destinés à avoir intégralement part aux bienfaits d’une appartenance égale.
Cette vigilance instruite par la visée d’une « intégration » qui amène à se focaliser sur
l’état et sur la rectitude des dispositions et de la volonté de ceux qui sont catégorisés

46
Cette asymétrie est tellement marquée que l’on peut, de prime abord, croire, comme le fait S.
Laacher, que « l’Etat n’a jamais eu de politique d’intégration ». Cet auteur corrige cependant bien vite
ce premier jugement et dit alors, ce qui nous semble plus juste, que « plus exactement, l’absence de
politique fut sa meilleure politique » (Laacher, p.50, 2005).
47
En les chargeant de coutumes, de dispositions et de mœurs spécifiques tenus pour éloignés des
valeurs, pratiques et des biens communs poursuivis par la communauté politique française et attestant
d’une appartenance.

45
comme « immigrés » ou « issus de l’immigration », sans s’enquérir symétriquement des
conditions sociales et des dispositifs institutionnels auxquels ils font face ainsi que des
dispositions de ceux qu’ils rencontrent, est, là encore, bien rendue par D. Schnapper,
fidèle conteuse de la mystique républicaine nationale, dans une brève caractérisation de
ladite politique.

« L’intégration est un mot qui a été au cœur de la vie politique au cours


des années 1980. A travers ce terme, c’était la question de la participation à
la vie collective des immigrés et de leurs enfants qui étaient alors posée :
hommes politiques ou simples citoyens s’interrogeaient sur la politique qu’il
importait de suivre à leur égard. Ces immigrés et leurs enfants étaient-ils en
train de « s’intégrer » dans la société française, en avaient-ils la possibilité, la
volonté et les moyens ? Le débat sur le sujet s’est épuisé, aujourd’hui
l’interrogation sur l’intégration est provisoirement évacuée de l’actualité.
Depuis le début des années 1990, ce sont la « nouvelle pauvreté » (…) et,
plus encore, l’« exclusion » qui préoccupent les responsables politiques et
dominent la réflexion sociale et politique. (…) En lien direct avec les
préoccupations successives qui se sont exprimées dans le débat public,
l’affaiblissement, la rupture ou la recomposition des liens sociaux ont été
successivement étudiés à travers deux problématiques différentes : celle de
l’immigration et de ses conséquences sociales et politiques dans les années
1980, celle de la marginalisation croissante de nombreuses populations dans
les années 1990. (…) Il importe de comprendre les phénomènes récents en
tenant compte en même temps de la problématique de l’immigration et de
celle des processus d’exclusion, en rappelant qu’à travers des mots différents,
c’est le même problème qui est posé » (op. cit., p.3-4) 48.

48
Et l’on remarquera que, fort étonnamment, lorsqu’elle dit « l’épuisement » de cette politique et
annonce son remplacement par un autre cadre de problématicité, ce n’est pas la politique de lutte
contre les discriminations qu’elle évoque mais la question de « l’exclusion ». Par ailleurs, elle
maintient la sémantique de l’immigration pour appréhender les problèmes sans se rendre compte que
cette sémantique empêche précisément de poser la question de l’égalité et de s’inquiéter des
discriminations, et cela spécialement pour ce qui concerne les personnes noires. En effet, par exemple,
les personnes originaires des Antilles, ou d’un quelconque autre Département d’Outre-Mer, et qui se
rendent catégorisables comme noires ne sont en rien des « immigrées » (catégorie renvoyant à une
différence de nationalité ou d’origine nationale). Et il va sans dire que ce n’est pas l’extranéité d’une
origine nationale, ou encore une différence de nationalité, qui les expose à des discriminations
puisqu’ils sont français. On reviendra sur les importants défauts politiques, moraux et techniques de
cette sémantique du « problème de l’immigration ». Sémantique qui continue de parasiter la
constitution du problème public des discriminations et empêche d’adresser la « question raciale ».

46
Si l’on se tourne ici vers cette politique de l’« intégration », c’est donc parce qu’elle n’a
pas manqué de participer à l’invisibilité des noirs en France, mais aussi à celle des
désavantages qu’ils ont subi et qu’ils subissent encore, et cela en ce que cette invisibilité
était précisément son horizon même. Cependant, il pourrait néanmoins sembler
anachronique aux lecteurs que nous donnions ici tant de place à celle-ci puisque les
chercheurs et les acteurs publics paraissent maintenant s’accorder pour estimer que les
attendus d’une telle politique, et les inquiétudes qui la sous-tendaient, ne sont plus
d’actualité. Il est ainsi dit qu’elle aurait été, à la suite de son épuisement et de son
échec, et cela fort heureusement, « requalifiée » en politique de lutte contre les
discriminations (Lorcerie, 2000). Toutefois, il faut faire remarquer, en premier lieu, que
cette « requalification » est bien loin d’être achevée (Stavo-Debauge, op. cit.).
On peut même estimer, en étant plus pessimiste encore, que, quoi qu’en pensent
nombre de chercheurs et acteurs publics, c’est toujours bien cette question de
l’« intégration » ainsi que la référence à l’« immigration » qui gouvernent, mais
maintenant peut-être un peu plus implicitement49, les représentations et le traitement de
la diversité et des minorités ethno-raciales en France ; soit une question et une référence
qui gênent considérablement la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les
discriminations ethniques et « raciales ».
En effet, comme on le verra, en dépit de cette soi-disant sortie du cadre de la politique
de l’intégration, il se trouve que les catégories sociologiques et statistiques « immigrés »
et « issus de l’immigration » se sont maintenues et qu’un tel maintien emporte une
difficulté, aussi bien sémantique que pragmatique, à se dépêtrer du cadre tyrannique de
la politique de l’« intégration ». D’autant plus que lesdites catégories restent, en France,
le seul équipement au moyen duquel, le plus souvent aux prix de véritables acrobaties
sémantiques et logiques, il est possible de se figurer et de représenter – très
indirectement, bien mal et fort partiellement50 – les populations minoritaires, telles que
les populations noires dont on se préoccupe ici.

Ensuite, et en second lieu, au sein des sciences sociales et dans la statistique


française51, s’il y a un événement qui a grevé d’une considérable façon la pensée de
l’équipement et de l’usage de catégories susceptibles de faire sortir de l’ombre les noirs
en France, et de les constituer comme les objets d’un savoir et les sujets d’une
description, c’est bien la « controverse des démographes ». Egalement appelée
« controverse des catégories ethniques », celle-ci a éclaté publiquement, et pour le plus

49
Ce qui, à notre sens, est encore plus redoutable car plus difficile à débusquer et à déminer.
50
Et c’est une litote ! Quiconque s’est essayé à une estimation du nombre de personnes noires en
France comprendra sans mal que c’est bien d’une litote que l’on fait usage…
51
Quelle soit publique ou bien simplement mise en œuvre localement dans des enquêtes sociologiques
ou démographiques.

47
grand nombre, en 1998 (Stavo-Debauge, 2003a & 2003b) et ses effets ne se lassent pas
de se faire encore fortement ressentir. Et parmi ceux qui ne sont pas les moindres de ses
effets les plus pervers, l’on peut justement compter le ré-enracinement des catégories
susnommées52 ainsi que la constitution d’une profonde et redoutable défiance à l’égard
d’un équipement statistique per se, un équipement qui n’est plus vu que comme gros de
pouvoirs strictement négatifs et qu’il serait alors dangereux de mettre au travail (cf. ci-
après). Or, cette controverse, il convient de le rappeler avec insistance, ne prend sens
qu’à l’intérieur, et seulement à l’intérieur, du cadre de problématicité ouvert puis
continûment informé par la politique d’« intégration ».

En effet, l’enquête démographique de large ampleur qui a déclenché la controverse –


i.e. l’enquête MGIS53 conduite par M. Tribalat dans le cadre d’une collaboration, tendue,
entre l’INED et l’INSEE et dont les résultats furent remis en 1995 – se proposait
précisément d’évaluer et de documenter statistiquement l’efficace et la portée de ladite
politique en s’enquérant de « l’assimilation » des « immigrés » et de leurs
« enfants ».Par ailleurs, les critiques, nombreuses et virulentes, qui s’affrontèrent à cette
enquête MGIS ainsi qu’aux travaux de sa conceptrice principale (Tribalat, 1995a &
1995b ; Tribalat & alii., 1996), notamment parce que l’une et les autres embarquaient
des catégories dites « ethniques » et une catégorie « français de souche » à l’origine
douteuse ou aux effets funestes (Le Bras, 1997, 1998 ; Bertaux, 1997a, 1997b & 2000 ;
Blum, 1998 ; Spire, 1999 ; Merlié & Spire, 2000), s’inscrivaient elles aussi, et
paradoxalement, dans ce même cadre de problématicité instruit par la politique de
l’intégration. Et ces critiques n’ont, finalement, rien fait d’autre que de consolider et de
reconduire son emprise délétère.

Pire, on peut même estimer que cette controverse – du fait d’un déploiement de
critiques et d’une escalade d’alertes et d’inquiétudes qui ont très largement outrepassé
leur objet premier54 et qui ont fortement participé à la cristallisation d’une véritable

52
I.e. « immigré » et « issu de l’immigration ».
53
Mobilité Géographique et Insertion Sociale.
54
Sans même que les instigateurs de ces critiques et de ces alertes, mais aussi ceux qui reprennent
leurs arguments ou citent leurs articles, ne s’en aperçoivent toujours. On peut penser ici, par exemple,
à la récusation, à laquelle s’adonne G. Calvès dans l’un de ses vigoureux articles (2002), de la
consistance et de l’intérêt « scientifique » des catégories dites « ethniques » pour s’occuper des
discriminations. Cette récusation, il se fait que G. Calvès ne l’arme que sur la base et sur la foi de la
mention d’un article, au demeurant excellent, signé par le démographe et historien A. Blum (1998).
Article dans lequel il s’en prend de manière convaincante aux attendus et à la méthode de l’enquête
MGIS dirigée par M. Tribalat. Mais, ce que ne signale pas G. Calvès, ou bien qu’elle ne voit pas trop
préoccupée qu’elle est par son dégoût moral de la catégorisation « raciale », c’est que le travail de
déconstruction critique exercé par A. Blum ne mord que (et mord uniquement) sur l’utilisation de ces

48
« hantise » de la reconnaissance et de la catégorisation publiques du « fait » d’un
pluralisme ethno-racial pourtant difficilement récusable en tant que tel – est d’autant
plus préjudiciable dans ses effets et dans sa portée qu’elle rend maintenant très difficile
aux chercheurs et acteurs publics de penser et de reconnaître les exigences pratiques et
les contraintes logiques et logistiques d’une politique conséquente de lutte contre les
discriminations « raciales » et/ou ethniques55.

La « controverse des démographes » et son sillage d’effets négatifs pour le double objet
qui nous occupe (les noirs et les discriminations)

F. Lorcerie fait de l’enquête MGIS, et de la publication de ses résultats, un repère


autant qu’un vecteur du changement d’orientation de la politique française en direction
d’une politique de lutte contre les discriminations (op. cit.). La vue de cette chercheuse
sur l’histoire très récente de cette gamme de politiques publiques, ainsi que sur les
débats qui l’accompagne, est, pour ne pas dire plus, pour le moins étonnante. En effet,
l’enquête MGIS, que ce soit dans sa confection et dans ses attendus, mais aussi dans la
façon dont furent publiquement adressés ses résultats ou encore du fait de la controverse
qu’elle déclencha, n’a en rien permis d’assurer une « requalification » de la politique
d’intégration en politique de lutte contre les discriminations.

Bien au contraire, puisqu’on peut dire que, au travers de cette controverse suscitée,
elle a très largement contribué à faire de la question catégoriale et de la « mesure » des
discriminations56 une question si minée et si explosive que plus personne n’ose la
prendre en charge. Et cela, pas même pour concevoir des enquêtes sociologiques (à base
statistique ou non) de portée plus limitée que les vastes enquêtes de type INSEE ou

catégories, dites « ethniques », dans le cadre d’une statistique explicative s’efforçant de mesurer des
différentiels d’« intégration » en les rapportant à l’origine des individus. Voilà ce que A. Blum
condamne d’abord épistémologiquement, mais aussi moralement et politiquement. Toutefois, à aucun
moment de son argumentation il ne prend pour objet, ou même simplement n’évoque, le problème des
discriminations, pas plus qu’il ne se confronte à celui des modalités de leur factualisation, scientifique
ou juridique, et exposition publique.
55
Une politique qui, on va le montrer, a partie lié, et cela à tous les étages et à toutes les étapes de son
déploiement pratique, avec la disponibilité des pouvoirs (de comptabilité, de factualisation et
d’exposition) d’un équipement statistique adéquat faisant usage de catégories ad hoc.
56
L’expression dite de « la mesure des discriminations » bien qu’elle soit consacrée et d’usage courant
est pourtant tout à fait problématique. Et même, osons le dire, partiellement insensée. En effet, si des
catégories ethno-raciales et un raisonnement de nature statistique (raisonnement dit-on et non pas
forcément appareil statistique) sont nécessaires, ce n’est pas pour mesurer des discriminations mais
bien plutôt pour les établir dans le format d’un fait publiquement observable sur lequel un accord et
une reconnaissance peuvent être arrêtés ; reconnaissance de ce qui peut par ailleurs, c’est-à-dire sur
une arène juridique, se laisser saisir en l’état d’un méfait qualifiable comme un délit ouvrant à une
sanction. Cela apparaîtra plus clairement dans la suite du rapport.

49
INED, recourrant à des échantillons d’envergures et s’appuyant sur les appareils et les
réseaux de la statistique publique, puisqu’il n’y a que très peu de travaux (pour ne pas
dire aucun) s’inquiétant de donner à voir, de façon systématique et probante, l’existence
et le travail des discriminations dans une diversité d’épreuves ouvrant à une variété de
lieux et de domaines.

L’horizon politique et les attendus méthodologiques de l’enquête MGIS

Revenons donc, d’abord, sur les attendus de cette enquête, de sorte à comprendre
pourquoi c’est à cette occasion que parurent des catégories dites « ethniques ». Cela
nous autorisera également à voir pourquoi on ne saurait dire, sans abus, que celle-ci se
donnait le problème des discriminations ethniques et/ou « raciales » pour horizon
scientifique et politique ou bien encore qu’elle aurait participé de façon décisive au
« dévoilement » de l’existence de ces mêmes discriminations (Lorcerie, p.71, 2000). Le
montage et l’utilisation de catégories, que la responsable de l’enquête MGIS dira
« ethniques », interviennent dans le cours d’une étude démographique qui sera
présentée, mais qui semble aussi avoir été conçue de la sorte, comme s’occupant de
documenter des « parcours », même s’il s’agit plutôt d’« états » ou de stations comme
d’autres démographes le feront très justement remarquer (Blum, 1998), d’« intégration »
et/ou d’« assimilation »57.
La problématique de cette enquête fait fond sur le cadre de problématicité de la
politique de l’« intégration » et il s’agit alors de documenter l’issue de ce qui se donne à
comprendre comme un triple processus, se déployant à l’échelle temporelle d’une ou de
plusieurs générations, qui doit conduire à un terme normativement chargé se figurant
comme l’attendu de l’« intégration »/ « assimilation » . Terme où se dénouerait le
« problème de l’immigration » et que rend fort bien le titre même de l’ouvrage de M.
Tribalat, Faire France58 (1995b).
L’on parle ici d’un triple processus, car si les opérations réclamées par la politique qui
informe le dessin, autant que le dessein, de l’enquête MGIS se parachèvent dans une
affiliation ferme, au moyen de la « naturalisation », des « immigrés » (et de leurs
« enfants ») au collectif de référence que figure la communauté nationale, il convient que
soit, auparavant, réalisé un alignement substantiel sur les coutumes et usages (les
« pratiques ») des « nationaux » (dits « de souche »), alignement supposant lui-même
l’effort d’une dé-différenciation par où seront supprimés les différences inaugurales et les
écarts originaires qui sont dits gêner la reconnaissance des « immigrés » et de leurs

57
Dans ses différents ouvrages et articles, M. Tribalat parle d’« assimilation », en se référant, de
manière abusive et peu convaincante, à la tradition sociologique de l’Ecole de Chicago.
58
Un livre qui paraîtra dans la foulée de la remise du rapport de l’enquête MGIS.

50
« enfants » comme des semblables participant, à égalité d’avec les autres, d’une même
communauté politique.
Ainsi, il apparaît que l’« intégration »/« assimilation » se pense, et donc se décrit,
doublement comme un passage et une transformation. Passage et transformation de
personnes, appréhendées en tant que parties d’un groupe nommé « immigrés » et
« enfants d’immigrés », de leur état de membre d’une communauté (« ethnique » ou
nationale) excentrique au lieu de leur présente résidence à un état de membre « à part
entière » du pays qui les a reçu (ou, bien souvent, qui a été les chercher) et où elles sont
maintenant installées depuis un temps variable. Ce « à part entière » qui, il faut le noter,
s’évalue dans une indifférence quasi complète à la question de l’égalité des droits et de
l’hospitalité des institutions, s’offrirait donc à l’attention lorsque pourrait se « mesurer »
une similaire participation, une dé-différenciation (tant sur le plan des « pratiques » que
de la « visibilité ») et une naturalisation – naturalisation par laquelle s’entérinerait
décisivement parce que décisoirement (i.e. dans la détermination d’une volonté qui se
décide au choix d’une affiliation) une appartenance et une identification à la communauté
nationale.
Comme on le voit ici, et comme on l’avait déjà remarqué auparavant, le terme de
l’« intégration »/« assimilation » se touche lorsque il serait possible de constater une
invisibilisation de la provenance originaire, une mise à niveau, statistiquement
observable, d’avec les membres, plus anciennement établis (dits « français de souche »)
de la communauté nationale dans le partage d’une culture commune et dans une
semblable capacité à prendre part à une diversité d’activités et de « pratiques »
(matrimoniales, culturelles, cultuelles, linguistiques, scolaires, etc.). Dès lors, son échec59
s’entendrait, symétriquement, de trois manières. D’abord comme repli sur un domaine
privé. Puis, comme forclusion sur d’exclusives attaches culturelles ou communautaires
qui résisteraient à une mise en partage et dont l’affirmation ou la reconnaissance
publique menacerait la communauté nationale des maux fondamentaux de la partition ou
de la scission. Mais aussi, et encore, comme maintien d’une différenciation des
« pratiques » et d’une divergence des volontés qui s’attesteraient dans le fait d’un écart
maintenu à une « normalité » statistique ainsi que dans la déclinaison de la possibilité de

59
Et cela spécialement sous le prisme d’une compréhension républicaine (à la française) de la
communauté politique. Compréhension mettant en valeur la participation à des desseins communs,
dans une commune assomption de l’ensemble des individus à un projet politique, et qui réprouve alors
la montée de voix s’appuyant sur des attaches communautaires excentriques (infra ou supranationales)
car elles risquent de gêner l’accomplissement dudit projet en empêchant la convergence des individus,
en tant que citoyens, vers sa réalisation (laquelle réclamerait le partage d’une culture commune
normativement structurée de sorte à assurer la conversion des volontés particulières dans une « volonté
générale » et à garantir l’identification des citoyens à la seule communauté pertinente, la République
une et indivisible).

51
la naturalisation60 ou dans la faiblesse d’une identification à la communauté nationale.
Remarquons d’ailleurs que ce thème de « l’identification » travaille, hélas, encore. On en
veut pour preuve cette phrase malheureuse de P. Weil dans son tout dernier ouvrage.
Une phrase dans laquelle l’auteur, plutôt que de s’inquiéter de l’atteinte à l’égalité pour
elle-même, fait montre d’un souci, assez typiquement nationaliste, quant à la capacité
des minorités ethno-raciales à nourrir une identification ferme à la communauté
nationale :

« ce refus de la diversité, cette incapacité de percevoir la sensibilité


particulière de futurs français marqués par l’expérience coloniale de la France
républicaine ont certainement contribué à interrompre un processus
d’identification qui était en cours, et à provoquer un rejet fondé sur le
sentiment de se sentir soi-même rejeté, de n’être qu’un « Français de
papier » admis à contre-cœur » (Weil, p. 64-65, 2005b).

C’est donc sur le fond de ce cadre de problématicité, que l’on vient de rapidement
tracer, que l’enquête MGIS s’est élevée. Et, avec elle et par son moyen, il s’agissait
d’évaluer l’« intégration »/ « assimilation » au travers d’une somme d’« indicateurs »
médiatisant une comparaison entre deux types de « collectifs » ou « groupes » : soit, le
« groupe » des « immigrés » (et de leurs « enfants ») et le « groupe » des non
« immigrés » dont la « population », ses « pratiques » et « propriétés » socio-
démographiques, était alors dressée comme un repère vectorisant et dirigeant la
comparaison à engager afin de « mesurer », avec le surplomb et le panoptisme autorisés
par la statistique, ce qui devait l’être (i.e. la réalité et la portée de l’« intégration » et/ou
« assimilation » des « immigrés » et de leurs « enfants »).

Toutefois, en dépit ce que l’on vient de disposer, on peut malgré tout se demander
pourquoi c’est à l’occasion de cette enquête que des catégories dites « ethniques » ont
fait leur apparition. Une apparition pour le moins remarquée. Comme on va le voir, leur
venue à l’existence n’a, en fait, rien que de très étonnant, et il se fait qu’elles sont
congruentes avec le cadre méthodologique et épistémologique de l’enquête MGIS.

Pourquoi des catégories dites « ethniques » dans cette enquête ?

En effet, si, lors de cette enquête, M. Tribalat confectionna des catégories qu’elle
nommera « ethniques », c’est sur la base d’une hypothèse de travail. Cette hypothèse

60
Laquelle figure le chemin d’accès privilégié à la pleine citoyenneté, comprise ici comme acquisition
d’un droit à prendre part aux desseins et décisions de la communauté politique par le biais du vote.

52
est celle du caractère « hétérogène » et « très composite » de la « population
immigrée » (Tribalat, 1995a). Une hétérogénéité qui, estimait-t-elle, fait une différence
dans le devenir et l’issue des parcours d’« intégration » et/ou d’« assimilation » des
« immigrés » et de leurs « enfants », et cela en ce que l’origine des personnes pèserait
sur la façon dont elles sont disposées à l’égard du monde et de la société d’accueil (cf.
citation ci-après). Si lesdites catégories se construisent alors sur la base de la saisie
d’une origine – géographique, nationale ou infra-nationale, toutes origines subsumées
sous le titre univoque de « origine ethnique » donnant lieu, à la suite d’un croisement
avec le critère de la langue, à l’édification d’une diversité de « catégories ethniques »61
attribuées par les chercheurs – c’est pour une raison simple. En effet, c’est qu’il
s’agissait, eut égard à ce cadre de problématicité que l’on a maintes fois évoqué, de
mesurer la réussite d’un « parcours » devant conduire à une transformation jugée bonne
si, à sa fin, s’était réduit l’écart inaugural des « immigrés » et de leurs « enfants » d’avec
un état de « normalité », ou plutôt de similarité, indexé aux caractéristiques socio-
démographiques de la population témoin (population témoin dite des « français de
souche »).
Un « parcours » qui concerne des groupes d’individus venus à l’attention, à la suite de
leur immigration, en tant qu’ils sont tenus pour des membres originaires d’une
« culture » ou d’une « nation » particulière considérées comme présentant des
différences potentiellement problématiques pour ceux qui les ont vu arriver sur le
territoire de la communauté politique depuis laquelle ils s’inquiètent de leur
« intégration » et/ou « assimilation ».

La conjonction réglée de cette hypothèse de travail et de ce cadre de problématicité,


une conjonction qui commande l’intérêt pour l’hétérogénéité des origines des
« immigrés », est pleinement explicitée dans cet extrait d’un document de travail que
nous rapportons ici. Un document de travail, à prétention méthodologique et
épistémologique, dans lequel la conceptrice et responsable principale de l’enquête MGIS
revient sur les principaux attendus et sur les principales hypothèses qui informent sa
démarche et soutinnent son enquête :

« La population immigrée est un ensemble très composite. L’ignorer


reviendrait à attribuer à la durée de séjour des effets qui sont dus à l’origine
précise (…). L’assimilation est un processus qui se déroule sur un temps plus
ou moins long en fonction du pays d’origine, mais aussi des caractéristiques,
elles-mêmes changeantes, des migrants d’un même courant migratoire. Les

61
Pour une critique de leur conformation, de l’incomparabilité des groupes ainsi constitués et de leur
variation dans selon les tableaux statistiques de Faire France, cf. A. Blum (op. cit.).

53
cultures et traditions pèsent différemment suivant l’origine et sont plus ou
moins proches des pratiques du pays d’accueil (…). L’hypothèse d’une forte
hétérogénéité des comportements en fonction de l’origine précise (pays de
naissance, où celui des parents) interdit de considérer l’ensemble des
immigrés résidant en France comme un tout homogène. Il faut donc
distinguer autant d’échantillons que de courants migratoires » (Tribalat, op.
cit.).

L’inscription de la controverse et de la « note » qui l’éteint dans le cadre restrictif des


préoccupations de la politique de l’« intégration »

Contrairement à ce qui a pu être écrit par certains chercheurs, la « controverse des


démographes » n’a pas opposé des « républicains » à des « ethnicistes »62. C’est dans un
même cadre, dessiné par la « politique de l’intégration », que s’affrontèrent les acteurs
de la controverse. Qui plus est, comme on l’a déjà fait remarquer, ce cadre politique ainsi
que la figuration catégoriale des destinataires de son action, saisis sous le titre
« immigré » ou « issus de l’immigration », n’a finalement pas été ébranlé par cette
controverse. Au contraire, on peut même estimer qu’elle a eu pour premier effet, d’où le
caractère pervers de sa portée, de les consolider et de les reconduire tout en laissant
dans une complète déshérence la réflexion sur le problème des discriminations et de
l’invisibilité dont sont victimes les minorités ethno-raciales.
En effet, la clôture de la controverse est contemporaine de l’édition d’une position
doctrinale par les différentes instances de la statistique publique. Des instances qui se
sont rassemblées autour de la rédaction d’une « note »63 destinée à mettre un terme à la
dispute en rejetant plus ou moins complètement (au minimum aux calendes grecques)
toute perspective de fabrication et d’utilisation de catégories « ethniques ». Et cela y
compris dans le cadre d’un soutien à une politique de lutte contre les discriminations à
laquelle, manifestement, les rédacteurs de la note n’ont rien compris, quand bien même
ils entendent aussi répondre à ce problème – comme l’indique le titre même de ladite
« note » – et ne pas seulement siffler la fin des vives hostilités engagées lors de la
controverse.
En effet, la question des discriminations, que d’aucuns avaient d’ailleurs essayé de
porter durant la controverse, sans toutefois arriver à se faire entendre, ne pouvait plus
être différée puisque, entre-temps, la lutte contre celles-ci, à partir de 1998, a été

62
Presque tous les protagonistes se retrouvaient sur un Républicanisme à la française, hostile à la
question multiculturelle et férocement rétif à la reconnaissance de minorités.
63
Réflexions préalables sur l’étude des discriminations dans la statistique publique, 25 mai 1999.
Note rédigée au nom de l’INED, l’INSEE, la DARES, la DPM et la DRESS. Celle-ci s’appuie
massivement sur un texte de F. Héran (actuel directeur de l’INED).

54
installée comme un problème public d’importance par le Gouvernement. Toutefois, dans
cette « note », tout comme durant la controverse, c’est un problème qui n’a pas été
considéré, mis à part par quelques chercheurs (dont P. Simon) dont les voix ont été vite
couvertes par le bruit d’assourdissantes et tétanisantes inquiétudes générées,
précisément, par un empêtrement dans le cadre de problématicité de la politique
d’« intégration ». La prégnance de ce cadre de problématicité instruit par la politique de
l’« intégration » s’atteste dans le fait que les maux et dangers aperçus par les chercheurs
et statisticiens, qui se sont mobilisés et ont participé à l’entretien de la controverse, sont
essentiellement relatifs à une utilisation publique de ce genre de catégories pour soutenir
des enquêtes sur l’« intégration » et/ou l’« assimilation »64.

C’est en effet la « hantise » d’une « mise en variable » de l’origine65 des personnes qui
meut les chercheurs ayant pris position et qui inspire tout uniment la rédaction de la
« note » des instances de la statistique publique. La réprobation d’une telle utilisation
n’est que la traduction méthodologique de défiances politiques qui réclament que l’on se
garde de faire usage des pouvoirs de publicisation, de légitimation et de propagation de
formes de jugement et de saisie des personnes dont est créditée la statistique publique
puisque de tels pouvoirs pourraient affecter le devenir d’une « intégration » en
souffrance et attenter aux biens visés par la communauté politique qui appuie cette
politique. Cette « intégration » devant se réaliser dans une indifférenciation des statuts
et « pratiques » ainsi que dans une invisibilisation de la provenance des personnes
« issues de l’immigration », il est ainsi d’abord craint que la consignation de l’origine ne
mette en péril ce double objectif en soulignant publiquement cette différence même puis
en l’inscrivant dans les dispositifs d’une statistique publique qui, du fait de ses réseaux et
de l’autorité de l’Etat, irrigueront une pluralité de mondes d’action qui se verraient alors
soumis au risque d’une « ethnicisation » fâcheuse de leurs activités.
Parce qu’une telle politique, celle de l’« intégration », commande de réduire un écart,
tant spatial que temporel et dispositionnel, entre ceux qui viennent à la communauté
politique (i.e. les « immigrés ») et ceux qui en sont déjà pleinement partie (i.e. les
nationaux « de souche »), dans le partage d’une commune citoyenneté qui doit rester
sourde à des différences d’origine, les statisticiens et chercheurs s’inquiètent, aussi, des
effets du rappel public de cette provenance excentrique ou encore de celui d’une distance
statistique d’avec des « pratiques » majoritaires. Un double rappel menaçant de relancer,

64
Ces maux et dangers dévoilés répondent au projet de M. Tribalat qui souhaitait, comme on l’a vu,
disposer de ces catégories pour distinguer les individus appartenant à la population statistique des
« immigrés » et « enfants d’immigrés » qu’elle enquêtait.
65
Sur cette « hantise » d’une « mise en variable » de l’origine menaçant de ratifier l’idée que l’origine
peut faire une différence et fonder une explication d’un différentiel « d’intégration », cf. Stavo-
Debauge (2004a).

55
de rationaliser et de légitimer les préjugés que les seconds pourraient nourrir à l’égard
des premiers quant à leur « inassimilabilité ».
Mais il est également craint que la catégorisation publique d’une différence quant à
l’origine n’en vienne à ouvrir une séparation entre les « natifs » et les « immigrés ».
Séparation coupable car pouvant donner lieu à une funeste « fragmentation » de la
communauté politique en offrant un appui et un ferment aux propensions à un
rassemblement puis à un retranchement « communautariste » auxquels pourraient céder
les seconds ; rassemblement et retranchement autour d’une « ethnicité » qui aurait été
dopée par la reconnaissance et la légitimation publiques auxquelles donneraient lieu sa
consignation et son traitement routinier par la statistique de l’Etat.
Et, puisque la politique de l’« intégration » se donne pour vis-à-vis des personnes qui
sont tenues pour être encore par trop attachées à leur communauté d’origine – des
personnes dont elle doit alors assurer l’éclosion et la consolidation en l’état d’individus
autonomes en les affranchissant de coutumes jugées entravantes ou archaïques et en les
rattachant à la seule « communauté des citoyens » – il semble également contradictoire
aux chercheurs de s’enquérir de leur origine et de les rapporter durablement et
publiquement à celle-ci. Une origine qu’elles pourraient, en outre, être tentées
d’instrumentaliser pour donner de la voix et se faire entendre – les détournant, par là, de
ce qui est vu par la majorité des chercheurs comme la seule bonne modalité de
politisation des torts, soit la fameuse « Question sociale ».
Par ailleurs, cela pourrait également concourir à les empêcher de se reconnaître et de
se laisser reconnaître comme des semblables participant d’un même ensemble et devant
poursuivre une vie commune sur le territoire de la République. Cette inquiétude est si
forte, à croire que le spectre de la guerre civile plane réellement au dessus de nos
pauvres têtes, que quelqu’un comme D. Schnapper justifie négativement l’abstention de
toute intervention. Ainsi, elle semble bien, comme on l’avait craint, voir dans la patience
le seul horizon politique ayant une innocuité suffisante à ses yeux.
En effet, celle ci de dire :

« la reconnaissance publique des groupes particuliers risque de cristalliser


et de consacrer les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens
(...).Laissons les individus démocratiques faire évoluer par leurs pratiques les
formes de la citoyenneté (...) sans faire intervenir les institutions qui (...) ne
peuvent avoir pour effet que d’organiser la fragmentation sociale et d’affaiblir
le projet politique » (p.261-269, 2000).

Le geste de conjuration de la « note » des instances de la statistique publique

56
Pour conjurer ces différents dangers évoqués lors de la controverse avec force cris de
panique et moult tapages, la « note » éditée par les instances de la statistique publique
s’emploie à distinguer des « variables standards » et des « variables spécifiques »66
puis, une fois cela fait, elle dispose alors un ensemble de restrictions quant à l’utilisation
des secondes. Celles-ci doivent ainsi être tenues à l’écart « des grandes enquêtes de la
statistique publique », elles sont « construites uniquement pour les besoins d’une étude
particulière » et « n’ont pas vocation à être consolidées dans une nomenclature
standardisée d’usage universel ». Comme on le comprend sans mal, dans cette
restriction se révèle la peur des pouvoirs d’alignement et de standardisation des formes
du jugement et de l’action qui furent, durant la controverse, imputés à la statistique
publique. Ainsi, cette prévention est armée car cette nomenclature :

« pourrait se diffuser ensuite dans les usages administratifs » et


« risquerait de produire des effets d’assignation et de stigmatisation ».

La « note » stipule également que :

« il est essentiel de ne pas isoler ses variables dans la phase d’exploitation


pour en faire par défaut des facteurs explicatifs de premier rang » afin de
contenir « la tentation (...) d’attribuer à l’origine nationale des parents des
vertus qui sont en réalité imputables à d’autres facteurs socio-
démographiques »

L’on voit que cette restriction achève de montrer que la réflexion ne s’extirpe pas du
cadre de problématicité de la politique d’« intégration ». Et l’on comprend alors que la
« note » s’inquiète surtout d’exercer une police épistémologique des manières de
mesurer et d’expliquer l’« intégration » des « populations immigrées » – et donc
nullement d’ouvrir une réflexion sur ce que les discriminations réclame comme type
d’enquêtes et comme genre de dispositifs catégoriaux afin d’être identifiées, reconnues
par le « public » et par l’Etat puis combattues par l’un et l’autre.
Les inquiétudes auxquelles cette « note » répond ne regardent qu’une seule modalité
d’utilisation des catégories dites « ethniques » – des catégories qui, il faut le dire, ne
sont d’ailleurs pas nécessairement fabriquées sur le modèle de celles qui figurent dans
l’exploitation de l’enquête MGIS, soit en étant attribuées aux individus, en troisième

66
Les premières comprennent la « variable français de naissance/devenu français/étranger » et le
« pays de naissance », combinée l’une à l’autre ces deux « variables » donnent lieu à la catégorie
« immigré ». Les secondes sont le « pays de naissance des parents » et la « langue dite maternelle » –
soit les deux « indicateurs » avec lesquels M. Tribalat a construit ses « catégories ethniques » dans
l’enquête MGIS.

57
personne, par des chercheurs qui s’autorisent cette hétéro-identification en croisant deux
« variables » ou critères « objectifs ». En l’occurrence, cette utilisation est bien celle de la
« mesure de l’intégration ». C’est cette seule utilisation qui peut risquer de conférer une
capacité explicative à ces catégories puisque c’est uniquement à l’intérieur du cadre de
cette problématique que la confection de catégories sur base de l’origine des personnes
pourrait laisser accroire au « public » que le fait d’être de telle ou telle origine est
susceptible de faire une différence dans des « parcours », voire dans des performances,
d’« intégration ». Ce qui, effectivement, pourrait, peut-être, faire le lit du lieu commun
xénophobe de « l’inassimilabilité » de certaines « populations ». C’est d’ailleurs la
considération de cette inquiétante possibilité qui fonde les préventions quant à
l’utilisation des « variables spécifiques » que sont « l’origine » et « l’origine des parents »
et qui demande, également, à ce que toutes les utilisations de ces « variables » soient
instamment appariées à des « analyses multivariées ».
Ainsi, afin de ne pas surcharger la barque, déjà lourde, de ceux qui sont appréhendés
au moyen de la catégorie « immigrés » et pour ne pas faire présumer au « public » que
certains d’entre eux seraient moins aptes à l’« intégration », il conviendrait donc de ne
pas procéder à une utilisation routinière de ces catégories et il faudrait se garder de
lancer de vastes enquêtes statistiques s’appuyant sur elles puisque ces deux choses
pourraient raffermir une « ethnicisation des rapports sociaux » qui serait par trop
avancée.
Mais ce qui, visiblement, a échappé67 à la sagacité de tous ces scrupuleux chercheurs,
et autres statisticiens, c’est que l’idée que le patient de l’action publique et l’objet de
l’enquête sociologique, ou statistique, est et ne saurait être que l’« immigré » (et sa
descendance) n’a de sens que dans le cadre des préoccupations propres à la politique de
l’« intégration ».
En effet, c’est elle, et elle seule, qui réclame, explicitement ou implicitement, que les
personnes tombant, pour leur malheur, sous cette catégorie d’« immigré » ou « d’enfants
d’immigrés » consentent, selon la triste vulgate déplacée par cette politique, à des
efforts et à des sacrifices – effort de se détacher de coutumes jugées archaïques et qui
les empêcheraient de se tenir comme des individus autonomes faisant usage de leur
raison, effort de s’arracher au confort d’une appartenance communautaire sur laquelle
elles se replieraient, etc. Et cela n’a rien d’étonnant puisque, comme on l’a déjà fait
remarquer, c’est essentiellement leur volonté qui est mise en jeu ou en cause par cette
politique et non l’environnement social et institutionnel auquel il leur faut s’affronter.
C’est encore cette même politique qui laisse affleurer, puis s’incruster, l’idée qu’il faudrait

67
Et continue d’échapper puisque les catégories de « immigré » et « issu de l’immigration » sont
toujours solidement installées alors même qu’un passage à une politique de lutte contre les
discriminations aurait été, comme on l’entend dire, frayé.

58
les soumettre à des enquêtes sociologiques et statistiques afin de déterminer ce qui en
elles (quelles « pratiques », « convictions » ou « coutumes »), et cela du fait de la
communauté antérieure (celle dont elles proviennent) qui les aurait ainsi (mal) disposé,
fait obstacle ou freine leur « intégration » à la communauté (nationale) républicaine.

L’occultation de la question des discriminations ethno-raciales

Le regard jeté sur les catégories dites « ethniques » par les sociologues et statisticiens
français à l’occasion de la controverse n’a donc pas prêté attention à la question des
discriminations, contrairement à ce qui a pu être avancé. Les chercheurs, acteurs publics
et statisticiens qui se sont émus lors de cette controverse, laquelle a donné lieu à la
rédaction de cette « note » qui met sous l’éteignoir la réflexion, n’ont, en effet, jamais
fait que tourner en rond à l’intérieur du cadre de problématicité de la politique de
l’« intégration ». Arrêtés par de fortes préoccupations68, hantant une communauté
politique française crispée sur son identité, qui ont alors tétanisé leur attention et leur
réflexion, il se trouve que les chercheurs, statisticiens et acteurs publics n’ont donc
jamais su gagner cette liberté minimale du jugement qui leur aurait permis de faire un
pas de côté afin de ne plus seulement considérer la question sous l’angle exclusif des
problèmes dits de l’« immigration » et de l’« intégration ».
S’ils l’avaient fait, ils auraient d’abord remarqué la chose suivante. Soit, que si des
enquêtes informées par la politique de l’« intégration » portent, nécessairement, leur
attention sur le chef des personnes qu’elle saisissent sous la catégorie « immigré » et
« enfants d’immigrés », les enquêtes adossées au cadre de la politique de lutte contre les
discriminations ethno-raciales ne procèdent, elles, pas de la sorte. Les objets des
enquêtes sur les discriminations ce ne sont pas les personnes saisies sous la catégorie
englobante « immigrés et enfants d’immigrés » mais bien plutôt, et si l’on peut dire, ceux
et ce que (institutions, dispositifs, conventions, etc.) certaines de ces personnes (i.e.
celles qui appartiennent à une minorité exposée à des discriminations ethno-raciales)
rencontrent dans les épreuves du monde social qu’elles sont amenées à traverser. Dans
ce cas, il ne s’agit donc pas de s’enquérir de leur « intégration », une « intégration » qui
s’apprécie en surplomb via des « indicateurs » fonctionnant sur des « moyennes ». Il est
bien plutôt question de s’inquiéter de l’égalité de leurs chances devant les épreuves, de
l’égalité de leurs opportunités face aux épreuves et de l’égalité de leur traitement dans
les épreuves où s’assure l’allocation et où se gouverne la distribution des diverses

68
Générées par la mémoire de maux historiques d’importances (lois scélérates du gouvernement
Vichyste, mode d’administration colonial des populations « indigènes », etc.) ou bien encore par la
crainte d’un devenir anglo-saxon, largement fantasmé (« affirmative action », racialisation de l’action
publique, « ghetto », etc.), du traitement de groupes que la France se refuse à compter comme des
minorités ethno-raciales.

59
positions et des différents biens sociaux. Et, seule la garantie d’une égalité d’accès (sous
les trois modalités déclinées ci-avant) à ces biens et positions vaudra attestation de la
reconnaissance de l’effectivité et de l’entièreté de l’appartenance des personnes
minoritaires à la communauté politique française.

Ensuite, ces mêmes chercheurs, statisticiens et acteurs publics auraient alors bien du
reconnaître que, dans le cadre d’une politique de lutte contre les discriminations ethno-
raciales, des catégories de type « raciale » et/ou « ethnique » – c’est-à-dire consignant
ce sur « quoi » s’arme puis ce sur « quoi » vient peser le tort que les minorités subissent
ou bien recueillant ce « qui » qu’elles revendiquent être69 – sont malgré tout logiquement
autant que logistiquement nécessaires. En effet, cette politique, et cela qu’elle prenne ou
non le chemin d’une politique de « discrimination positive », ne peut faire l’économie d’un
équipement catégorial adéquat. Car, avant toute mise en forme d’un éventuel « public
cible » de ladite politique, il convient, en effet, de pouvoir disposer d’un tableau qui
atteste des inégalités affectant des classes spécifiques de personnes (constituées sur
base d’un motif « racial » et/ou « ethnique ») appartenant pourtant, en droit et de plein
droit, à la communauté politique. Cette attestation factuelle, en spécifiant les
« différences » qui exposent à des discriminations (pour le cas qui nous occupe, le fait
d’être identifié et identifiable comme noir) et conduisent à une situation d’inégalité
injustifiable, emporte une exigence de confection et d’usage de bonnes catégories.
En outre, comme on va le voir, la disponibilité de tableaux faisant état d’inégalités
« raciales » et la disponibilité de catégories autorisant une subjectivation politique sur
cette base même ne peuvent qu’être bénéfique à une communauté noire qui, pour
l’instant, peine à gagner en existence et en consistance. Or, sans ces deux choses, il est
à craindre que celle-ci ne soit irrémédiablement condamnée à l’atonie et à l’inexistence
politique puisqu’elle ne disposerait alors d’aucuns appuis susceptibles de donner de la
force à sa voix en l’armant sur une factualisation publique de torts et de méfaits
indûment endurés. A ce propos, l’on peut d’ailleurs penser que si la communauté noire se
tourne vers le passé (esclavage, colonisation), c’est aussi parce que de la situation
présente et des discriminations « raciales » elle ne peut rien dire, à tout le moins rien qui
aille au-delà de la seule expression de plaintes faisant état d’expériences personnelles
peu propices à une politisation.

69
Pour le cas qui nous occupe, les deux se recoupent et se rejoignent puisque les personnes en
question peuvent être figurées par la seule catégorie « Noir », laquelle est à la fois, et
indissociablement, la catégorie d’un tort (tant historique que présent) et un mode de « subjectivation »
politique (Rancière, 1995) mais aussi identitaire et culturelle. Pour reprendre la distinction analytique
de T. Shelby (op. cit.), la même catégorie « Noir » peut spécifier et figurer tout aussi bien une identité
« fine » (« thin ») qu’une identité « épaisse » (« thick ») – nous y reviendrons, tout comme nous
reviendrons sur la distinction entre le « quoi » et le « qui » ici évoqués.

60
Ainsi, l’évitement de la catégorisation « raciale » et/ou « ethnique » de même que
l’absence de données, qualitatives et/ou quantitatives70, quant à la situation des noirs en
France, et les deux sont indissociablement liés, ne joue donc pas en la faveur de ces
populations. Voilà qui est même en leur défaveur puisqu’elles ne peuvent alors pas
politiser efficacement, et de leur propre initiative, leur situation, cela à défaut des appuis
pertinents. Cette absence d’appuis comptables rend ainsi très difficile une mobilisation
politique des noirs puisque ceux-ci ne peuvent alors pas faire valoir publiquement, puis
réclamer la reconnaissance, tant par le public que par l’Etat, d’un tort, historique et
actuel, qui prend le tour vicieux d’entorses répétés, si ce n’est continues et
systématiques, à l’égalité promise et à la pleine appartenance.

Il faut donc le rappeler ici avec force, l’absence de figuration des noirs, que ce soit
dans les sciences sociales ou dans la statistique, s’accompagne, logiquement et
nécessairement, de l’impossibilité d’une factualisation des torts et méfaits qui les
affectent en tant que tel et sous cette description même, c’est-à-dire comme et en tant
que noirs. Cette absence de figuration des noirs, comme on a essayé de le montrer, doit
beaucoup au cadre de problématicité de la politique de l’« intégration », un cadre dans
lequel les participants de la controverse se sont complaisamment laissés enfermer
puisqu’ils n’ont considéré les catégories dites « ethniques » qu’à l’aune de cette seule et
unique focale de l’« intégration ». D’ailleurs, en regardant le problème de la
catégorisation sous le prisme de cette seule question, la controverse a accouché d’un
raisonnement qui se mord la queue – ce qui n’est guère étonnant puisque ses
protagonistes n’ont jamais fait que de se cogner aux parois d’un cadre politique ô
combien étroit.
Ce raisonnement peut se résumer de la sorte : l’évaluation, par le moyen des
équipements et des pouvoirs de la statistique publique, de la politique de l’« intégration »
risque de mettre en péril la réalisation des objectifs de la politique de l’« intégration ». Et
cela, en donnant visibilité et en mettant à part, dans une saisie catégoriale spécifique
soulignant l’excentricité de leur provenance originaire, des « populations » qu’il faut
précisément amener à se détacher de leurs origines71, et à ne plus se rapporter à elles72,

70
Les deux font également défaut puisque, comme on l’a vu dès le début du rapport, les « noirs en
France » n’existent pas pour les sciences sociales.
71
Et l’on ne peut s’empêcher de poser ici une question, au nom de la communauté noire, aux zélateurs
de la politique de l’« intégration » : comment fait-on pour se détacher d’une couleur de peau et ne plus
être rapporté à elle lorsque celle-ci fait encore, et pour la très grande majorité des français, une
différence qui emporte des conséquences négatives systématiques ?
72
Ni à être rapportées à elles, via une assignation en troisième personne produite par l’Etat puis
reproduite par le « public ».

61
de sorte qu’elles puissent se fondre dans un Tout indifférencié qui veut être aveugle aux
différences ethno-raciales73.

Mais plutôt que de s’arrêter à ce raisonnement bien étrange, peut-être aurait-il été
plus simple de remarquer deux choses. D’abord et en premier lieu, remarquer que si les
inquiétudes et préoccupations de cette politique sont délétères, c’est parce qu’il y a
comme une lourde faute morale et politique à continuer à traiter comme des nouveaux
venus (car l’« immigré » est le nouveau venu, cf. ci-après) des personnes qui sont là
depuis longtemps et dont l’écrasante majorité, non contente de n’avoir jamais été
embarquée dans un quelconque processus d’immigration inter-étatique, est, par ailleurs,
française. Ensuite, remarquer que les torts et entorses à leurs droits dont sont victimes
les minorités ethno-raciales gagneraient à être mis en visibilité pour pouvoir être
combattus et que cela ne pourra être fait que si l’on se débarrasse des catégories
« immigrés » et « issus de l’immigration » qui font obstacles à leur prise en compte – et
c’est tout spécialement vrai pour ce qui concerne les personnes noires dont la majeure
partie échappe à des catégories qui regardent et gardent mémoire d’un déplacement de
« populations » qui sont parties d’une Nation quelconque74 pour venir sur le territoire
français.
Par ailleurs, c’est une toute autre question qu’invite à poser, et que doit poser, une
politique de lutte contre les discriminations. Cette question est celle de l’égalité, ou plutôt
de la réalité et de l’effectivité de l’égalité. Une exigeante question qui réclame que les
épreuves soient inspectées, de sorte à voir si elles ne sont pas infectées de
discriminations, et que les « conventions » qui les soutiennent et les informent soient
révisées (Breviglieri & Stavo-Debauge, 2005 ; Ghirardello & Van Der Plancke, 2005). Une
exigeante question qui demande aussi, ou plutôt d’abord, à ce que soit fait le compte de
la part des noirs à l’histoire, aux biens, aux ressources et aux positions de la
communauté politique Française75.
Pour cela, c’est-à-dire pour que ces deux questions puissent être effectivement et
concrètement posées, encore faut-il que le compte des noirs soit tenu, ce qui suppose
qu’ils soient figurés sous cette description même, et cela tant par les sciences sociales
que par la statistique. Voilà qui permettra alors, ensuite et en sus, de tenir compte de
leur situation et de leur sort et de manifester une attention et un souci pour ce qui leur

73
Mais un « Tout » qui, jusque là, a surtout et principalement démontré qu’il était affecté d’une
redoutable cécité aux discriminations et aux inégalités ethno-raciales – sans parler des nombreux
épisodes de son histoire témoignant du fait qu’il les a laissé se développer, encouragé et voire même
institué.
74
Pas si quelconque, puisqu’il s’agit, le plus souvent, d’une Nation anciennement colonisée.
75
Mais aussi, et bien entendu, à faire le compte de la part et de la responsabilité de l’Etat français dans
la situation, passée et présente, des populations noires.

62
arrive. Mais, cela autorisera également les noirs à demander des comptes à l’Etat et à
ses institutions quant à l’effectivité de l’égalité, de la solidarité et de l’observation de
leurs droits ; autant de choses promises par la République et qu’elle devrait donc, si elle
était conséquente et cohérente, s’efforcer d’assurer et de garantir activement. Voilà, en
tout cas, ce qui semble politiquement et moralement plus juste et pour le moins
préférable au fait de les négliger et de les laisser dans une invisibilité – laquelle signe
malgré tout (et quoi qu’on en pense) une indifférence coupable qui vient se rajouter à
d’autres torts que les noirs subissent ou ont subi – au prétexte de ne pas vouloir
accélérer une « ethnicisation des rapports sociaux » ou entraîner une « fragmentation »
de la société.

Si cette controverse nous paraît également si délétère, dans ces effets comme dans sa
portée, c’est que, à la suite des inquiétudes qu’elle a généré ou cristallisé, il se trouve
que les chercheurs, statisticiens et acteurs publics réellement intéressés par le problème
spécifique des discriminations campent, du fait de leur « hantise » de la catégorisation
« ethnique » et/ou « raciale »76 (Stavo-Debauge, op. cit.), sur l’idée qu’on ne saurait s’en
remettre à la statistique pour lutter contre les discriminations. De même, qu’ils se
montrent excessivement rétifs à essayer de penser des catégories et des formes de
figuration autres que celles qui sont disposées par les catégories « immigrés » et
« enfants d’immigrés » (ou « personnes issues de l’immigration ») malgré que celles-ci
ont pourtant été soumises à d’intenses et de très fortes critiques avant la controverse.
Toutefois, après la controverse, par un curieux retournement de situation, voilà
qu’elles sont revenues en grâce puisqu’elles se présentent, pour quasiment l’ensemble
des acteurs publics et des chercheurs77, comme un moindre mal face à la menace de la
catégorisation « ethnique » et/ou « raciale »78. Dès lors, à l’horizon de cette menace qui
a éveillé moult inquiétudes politiques, il conviendrait de les maintenir en l’état et de ne
toucher à rien. Si on remplaçait le coq par l’autruche on aurait là un bel emblème qui
illustrerait à merveille la nature de la politique française concernant cette question des
catégories et de la statistique, sachant qu’elle n’est rien d’autre qu’une politique de
l’autruche. Mais, la chose est plus grave que ne le laisse entendre cette plaisanterie, car

76
La position de G. Calvès (2002), dont on a déjà parlé dans une note précédente, est, à cet égard,
emblématique.
77
Et cela, y compris pour les chercheurs qui se montrent excessivement critiques avec la politique de
l’« intégration » – et faire la liste de ces chercheurs serait par trop fastidieux tant ils sont nombreux.
Pourtant, la vertu intellectuelle et morale de la conséquence (i.e. le fait d’être conséquent) voudrait
qu’ils se montrent pareillement critique avec ces catégories puisque celles-ci n’ont de sens que dans ce
cadre de politique. Or, c’est très rarement le cas, et leurs critiques ne s’avancent quasiment jamais
jusqu’au problème de l’équipement catégorial.
78
Sur l’argument du « moindre mal » en politique, nous renvoyons, à propos du cas de l’avortement,
au dernier ouvrage de L. Boltanski (2004).

63
ces catégories, parce qu’elles se rapportent à la question de l’« immigration » et
convoquent le problème de l’« intégration », sont bien loin d’être un moindre mal. Elles
sont même tout le contraire d’un moindre mal.
En effet, il nous apparaît qu’elles sont plutôt lourdes de très importants méfaits. Des
méfaits tant politiques que pratiques et moraux. D’abord, leur maintien se paye d’une
impossibilité à lutter contre les discriminations « raciales » et/ou « ethniques ». Ensuite,
il se paye également d’un grave déni d’égale appartenance ou, au minimum, d’un
important soupçon quant à l’égale appartenance des minorités ethno-raciales. Et
remarquons que cela est spécialement vrai pour la minorité noire. Laquelle est, par le
biais du travail de ces catégories, soit constamment mise en demeure dans une
extranéité, soit accusée d’un défaut d’ancienneté, si ce n’est même de francité, soit
encore, et pour une partie de cette minorité, proprement occultée (ainsi des antillais et
autres personnes noires nées dans les DOM).
Pour le comprendre pleinement, il nous faut donc nous pencher plus avant sur la
question catégoriale. Une fois cela fait, on montrera, en nous intéressant alors aux
contraintes et aux exigences pragmatiques du droit et de la politique anti-discriminatoire,
pourquoi la position qui consiste à réclamer la mise en œuvre d’une telle politique tout en
refusant de s’en remettre aux pouvoirs de la statistique est inconséquente et ne résiste
pas longtemps à la critique. Pour que cette posture résiste à la critique, il faudrait que
ceux qui s’y tiennent puissent démontrer que la lutte contre les discriminations, une
politique qu’ils appellent de leur vœu, ne dépend pas de la disponibilité d’un équipement
catégorial adéquat et des pouvoirs d’un dispositif statistique rénové. Or, on va le voir, il
est des raisons, logiques et logistiques, de penser que la réalisation pratique du bien
commun de la non-discrimination dépend de la disponibilité et de l’activation d’un
équipement catégorial approprié ainsi que de la mise au travail des pouvoirs de la
statistique.
Cela apparaîtra de manière on ne peut plus claire, c’est-à-dire d’une façon proprement
empirique, dès lors que l’on se sera intéressé au cas du Royaume Uni. Soit, le seul pays
Européen qui, à ce jour, a déployé et mis en œuvre une politique conséquente de lutte
contre les discriminations « raciales » et « ethniques ». Une politique qui, d’ailleurs, a
très profondément inspiré les Directives et les Programmes Européens, des Directives et
des Programmes avec lesquels la France se trouve maintenant fort embarrassée et dans
une bien inconfortable posture79.

79
Mais, il est vrai qu’elle a soutenu et fait voter ces Directives sous le coup d’un sacré malentendu, ce
qui, si la chose était moins grave et n’handicapait pas de la sorte la politique de lutte contre les
discriminations, pourrait prêter à rire. A propos de l’histoire des Directives « race » de la Commission
Européenne, cf. V. Guiraudon (2004).

64
Contre la percée de la question de l’égalité et à rebours de la lutte contre les
discriminations : l’enracinement des catégories « immigré » et « issu de l’immigration »
comme seul et unique mode de figuration des minorités ethno-raciales

Pour bien comprendre pourquoi l’enracinement de ces catégories fait obstacle à la


percée et à la morsure de l’exigeante question de l’égalité et gêne donc ainsi
considérablement la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les discriminations, il
convient de repenser, à nouveau frais, la nature, la portée et le travail de la
catégorisation. Malgré que la « controverse des démographes » ait porté sur le problème
des catégories – ce qu’indique, sans détour, la seconde manière par laquelle cette
controverse a été individuée dans et pour l’espace public, soit sous le titre de
« controverse des catégories ethniques » – il reste que les chercheurs qui ont participé à
celle-ci se sont appuyés sur une compréhension relativement indigente et fort simpliste
du phénomène des catégories et du processus de catégorisation.
Et, peut-être, est-ce bien cette indigence et ce simplisme qui les ont conduit à
l’expression de si fortes et si déraisonnables défiances quant aux catégories dites
« ethniques ». Certes, ces défiances n’aillaient pas uniquement à l’endroit, ou plutôt à
l’encontre, de ces catégories puisqu’elles étaient également soutenues par une
inquiétude quant aux pouvoirs et à la puissance de la statistique publique. Et c’est dans
la conjonction de ces deux ordres de défiances et d’inquiétudes que s’est consolidée une
véritable « hantise » de la catégorisation dite « ethnique » (Stavo-Debauge, 2003a,
2003b & 2004a). Ainsi, avant que d’en venir à une analyse des défauts politiques et
moraux de la prégnance des catégories « immigré » et « issu de l’immigration », il nous
faut donc dire quelques mots de ces pouvoirs de la statistique publique tels qu’ils
apparurent, uniquement dans leurs négativités, aux différents protagonistes de la
controverse.

Court retour sur les pouvoirs (négatifs) de la statistique publique80

Il convient de faire ce détour car, étonnamment, la considération de ces pouvoirs ne


s’est faite qu’à l’horizon de la possibilité d’une inscription de catégories dites
« ethniques » dans la statistique publique. Par là nous voulons dire que cette inquiète
considération n’a pas été prolongée et qu’elle semble ainsi, si l’on s’en tient à ce qui a été
dit lors et à l’issue de cette controverse, ne pas mordre sur les catégories « immigré » et
« issu de l’immigration ». Or, si ce sont bien les pouvoirs de la statistique publique qui

80
On verra, par la suite, comment les chercheurs, statisticiens et acteurs publics anglais portent un tout
autre regard sur ces pouvoirs de la statistique publique. De sorte qu’ils ne rechignent pas à s’en
remettre à la statistique pour soutenir et réaliser une politique de lutte contre les discriminations ; plus,
la statistique est une pièce essentielle, et même constitutive, de ladite politique, et cela à toutes les
étapes et à tous les étages de sa mise en oeuvre.

65
sont en jeux, des pouvoirs dont il conviendrait de se garder car s’en remettre à eux
serait dangereux, il est alors très difficile de comprendre pourquoi de tels pouvoirs ne
seraient pas tout aussi problématiques et inquiétants dans le cas des catégories
« immigré » et « issu de l’immigration » (et cela d’autant plus que celles-ci sont, elles,
bien des catégories courantes de la statistique publique, mais aussi des sciences sociales
et des débats publics).
Parler des pouvoirs ou de la puissance de la statistique peut sembler intriguant.
Pourtant, la présupposition, l’évocation ou la mention de tels pouvoirs est nécessaire car
sans leur postulation le problème de la défiance ou de la confiance à l’égard des
dispositifs de la statistique publique ne se poserait tout bonnement pas (Stavo-Debauge,
2005). Si les chercheurs, statisticiens et acteurs publics se sont rassemblés autour de
l’idée qu’il ne fallait pas confectionner et faire usage de catégories dites « ethniques » et
qu’il ne fallait pas non plus s’en remettre à la statistique publique pour lutter contre les
discriminations, c’est donc bien parce qu’ils estimaient (et estiment encore) que la
statistique publique dispose, s’appuie ou libère des pouvoirs suffisamment amples et
fâcheux pour qu’ils aient fait montre de défiance à leur égard et qu’ils se soient résolus,
dans un bel élan d’unanimisme, à refuser de les mettre au travail.
Avant de rendre compte de la nature de cette puissance et des dangers qu’elle
pourrait, a-t-il été craint, déterminer, revenons d’abord, rapidement, sur la manière par
laquelle les chercheurs impliqués dans la controverse ont réalisé (i.e. pris conscience)
que la statistique publique était riche d’un ensemble d’importants pouvoirs. Cela nous
donnera d’ailleurs l’occasion de préciser à quel moment cette controverse s’est emballée
et a laissé se déverser, puis résonner, dans l’espace public un grand nombre d’alertes
portées par de vives émotions. La controverse s’est emballée, et a débordé dans l’espace
public, dès lors que furent formulées les craintes – fondées ou non – que cette
proposition d’usage de catégories dites « ethniques » ne débouche, ainsi que le
souhaitait M. Tribalat, sur l’inscription de ces catégories dans l’architecture du
Recensement à venir, pièce maîtresse et dispositif phare de la statistique publique. C’est
à l’horizon du recensement que les pouvoirs de la statistique publique purent apparaître
aux chercheurs dans tout l’éclat de leurs fâcheuses conséquences – voir, par exemple et
parmi de nombreux autres articles, M. Tripier (1999).
La révélation de ces pouvoirs aux chercheurs et statisticiens répond au caractère
composite de la statistique publique. Un caractère qui a été mis à jour par l’histoire de la
statistique ainsi que par la sociologie des sciences et des techniques81. Soit autant de
disciplines et de savoirs qui offrent de penser la statistique, tour à tour ou en même

81
Sur le rôle des mises en intrigues rendues disponibles par ces travaux dans l’animation de la
méfiance des chercheurs français engagés dans la « controverse des démographes », cf. Stavo-
Debauge (2003a et b).

66
temps, comme une discipline scientifique, comme un instrument étatique et comme un
dispositif technique dont les réseaux cheminent partout et se connectent à de nombreux
mondes et domaines d’actions. Ces trois propriétés confluent en un seul équipement
agentif qui serait alors capable de délivrer, d’un coup et d’un seul, les trois puissances de
la Science, de l’Etat et des Réseaux.
Quels sont donc ces pouvoirs ?
Il s’agit d’abord du pouvoir d’attestation de la Science, c’est-à-dire du poids de ses
énoncés et de ses schèmes catégoriaux, lesquels engagent des assertions ontologiques
(disant de quoi le monde social est fait et stipulant la nature des groupes et entités qui le
composent) qui sont créditées d’une légitimité sans pareil. Puis, il est ensuite question de
la force d’imposition de l’État, de son autorité autant dire, ainsi que de son pouvoir
« d’assignation » des personnes et d’ancrage, durable autant qu’efficace, de « schèmes »
ou de « principes » de « vision » et de « division » du monde social. Enfin, connecté aux
deux premiers, s’annonce alors la puissance d’alignement, de standardisation et de
propagation de Réseaux qui font courir des formes de jugement et des catégories de
saisie des personnes le long de chemins arborescents et interconnectés, formes et
catégories qui se re-distribuent alors sur une pluralité de sphères d’action (publiques
comme privées).
Instruits du travail de ces trois pouvoirs par la littérature sociologique et historique
ainsi que par un « sens commun constructiviste » (Stavo-Debauge, op. cit.), les
chercheurs et statisticiens s’arrêtèrent alors sur l’idée qu’il serait dangereux de s’en
remettre à la statistique pour soutenir la lutte contre les discriminations. Parce que celle-
ci, et du fait de ses pouvoirs, serait potentiellement génératrice de maux susceptibles de
mettre en péril les biens communs et les objectifs qui importent à la communauté
politique au nom de laquelle ces chercheurs et acteurs donnèrent de la voix.
On a, bien entendu, déjà rencontré les maux en question, alors redisons, et seulement
d’un mot, le plus rebattu d’entre eux : ces trois pouvoirs comploteraient pour accréditer
et renforcer l’existence mondaine et la pertinence politique de groupes ou de
communautés « ethniques » et, en livrant ces catégories à l’usage de quiconque, ils
menaceraient de fomenter et de consolider cette fameuse « ethnicisation des rapports
sociaux »82.

82
Et de cette « ethnicisation », on l’a déjà vu, il faudrait se défier car elle attenterait aux valeurs et à
l’horizon qui doivent gouverner l’édification de l’appartenance à la communauté politique des
personnes « issues de l’immigration », bonne façon d’édifier l’appartenance qui est, on l’a dit avant,
promue par la politique de l’« intégration ». C’est dans la considération de ces différents pouvoirs
qu’il appert ensuite aux chercheurs que l’évaluation de cette politique – par le moyen d’enquêtes
statistiques s’appuyant sur une catégorisation publique rapportant les personnes à une origine extra ou
infra-nationale qui serait durablement consignée et publiquement exposée – menacerait sa réalisation

67
même en générant des maux qui figurent l’exact contrepoint des objectifs qu’elle se donne et des
principes qui l’informent.

68
Repenser les effets pragmatiques et sémantiques des catégories et des processus de
catégorisation

Au début du rapport public qu’elle a tout récemment remis, G. Calvès se met très
explicitement dans les pas des arguments de F. Héran83 (2002) avec qui elle partage de
vives défiances à l’égard de la catégorisation dite « ethnique », et, faisant référence à
une publication dirigée par ce chercheur, elle reprend l’idée de celui-ci en posant que la
catégorie « personnes issues de l’immigration » disposée par la statistique publique est
« délibérément a-sociologique » (Calvès, 2005a). Déjà le caractère « a-sociologique » de
cette catégorie demanderait à être discuté, mais il n’est pas besoin de le faire à nouveau.
Toutefois, il reste qu’une telle catégorie est bien loin d’être a-politique.
Maintenant, à la suite de la controverse sur les catégories dites « ethniques », on peut
même dire que son usage est délibérément politique, puisque, comme on vient de le
montrer, il s’agit par le maintien de cette catégorie de conjurer la venue d’autres
figurations catégoriales, notamment celles qui seraient montées sur une base
« ethnique » et/ou « raciale ». Si cette catégorie est très loin d’être a-politique, c’est,
d’abord, parce qu’elle conduit, du fait de sa sémantique même, mais aussi à la vue de
l’histoire de sa confection et de son institutionnalisation (Spire, 1999), à faire revenir
sans répit puis à installer durablement le « problème de l’immigration » et la « question
de l’intégration ». Et cela parce qu’elle signe une extranéité qui déplace le soupçon d’un
défaut d’appartenance des personnes qui tombent sous son empire.
Tout sauf a-politique, elle l’est également car, comme on va le voir, elle concourt à en
appeler au seul ressort d’une morale de l’hospitalité chez ceux qui ne sont pas comptés
comme « issus de l’immigration » et qui sont, par là, reconduit dans le sentiment que
leur « ancienneté » leur confère un pouvoir et une autorité toute spéciale. Ressort d’une
hospitalité, pensée de façon conditionnelle lorsqu’elle est colonisée par la politique84, et
non celui de la reconnaissance d’une appartenance commune. Appartenance commune,
ou participation commune à la vie de la société, qu’ils partagent pourtant avec ceux qui,
pour leur, malheur sont saisis et adressés publiquement au moyen de ce schème
catégorial de l’« immigration ». Appartenance commune en vertu de laquelle il est
exigible que soit observée et assurée l’égalité.
Pour ces deux raisons, indissociablement nouées, il appert donc que cette formule de
catégorisation n’est en rien a-politique (et donc qu’elle n’est pas et saurait être non plus
« a-sociologique »), puisqu’il se fait qu’elle empêche, sémantiquement, de poser et de

83
Directeur de l’INED et principal rédacteur de la « note » des instances de la statistique publique –
laquelle est reprise et étoffée dans Héran (2002).
84
Sur la distinction entre l’hospitalité comme « Loi », inconditionnelle et sans retenue, et l’hospitalité
comme « lois », conditionnelles et donc peu accueillantes, cf. J. Derrida (1997). Sur les tensions entre
l’hospitalité et l’appartenance, voir notre thèse.

69
faire peser la question de l’égalité. Le maintien de la sémantique qui soutient les
catégories « immigré » et « issu de l’immigration », autant qu’elle s’ouvre sous leurs pas,
parce qu’elle autorise une persistance des inquiétudes relatives à une problématique de
l’« intégration » (car c’est ainsi que cette politique se figure le patient privilégié de son
action) apparaît alors comme un obstacle fort, bien qu’inconsidéré, à la considération du
souci de l’égalité qui anime les politiques de lutte contre les discriminations.
En effet, si l’on prête attention à la dimension sémantique des catégories, la
reconduction et l’enracinement de ce mode de figuration de la différence, mode
transporté par la catégorie « immigré »/« issu de l’immigration », permettent de rendre
compte de la difficulté des chercheurs français à porter la question de l’égalité, à
comprendre les réquisits de la lutte contre les discriminations et à confectionner un
équipement et des dispositifs qui lui ouvrent un chemin praticable. La situation française
nous montre des politiques publiques, et des sociologies, empêtrées dans un entre-deux
de plusieurs formules de capture catégoriale et de traitement public de la différence
« culturelle » et/ou « raciale » qui se fait jour entre les personnes. Entre-deux oscillant
entre la Politique de l’« intégration », dont on serait censément sorti, et une politique de
lutte contre les discriminations pour l’instant bien mal installée et fort peu équipée et qui
n’existe, finalement, que d’une manière discursive et sous des atours essentiellement
incantatoires.
La rémanence du cadre de problématicité ouvert par premier modèle et soutenu par
une sémantique très spécifique, rémanence qui s’atteste au travers de la persistance de
l’équipement catégorial qui lui était conjoint, empêche décisivement l’instanciation
complète et efficace d’un dispositif de lutte anti-discriminatoire . Et cela puisqu’elle
retient le port de la question de l’égalité « raciale » sur les lieux et dans les épreuves où
s’immiscent, parfois de façon systématique, des discriminations « raciales ».
Le problème que l’on veut faire remarquer, soit ce qui retient de poser la question de
l’égalité « raciale » et « ethnique », est ici autant sémantique que pragmatique et il est
constitué par la prégnance de catégories qui font signe vers le modèle dit de
l’« intégration » et reconduisent sa comparution et son emprise. Car, en appréhendant
les difficultés et obstacles qui se dressent sur le chemin de la jouissance d’une pleine et
effective appartenance des minorités ethno-raciales sous le titre d’un défaut
d’intégration85 et en considérant, explicitement ou implicitement, l’égalité comme un état
qui se conquiert, plus qu’il ne se donne ou se reconnaît de droit et en droit, à l’issue d’un
parcours, ce premier modèle ne manque pas de ralentir la mise en œuvre de politiques

85
Se disant tout autant comme manquement à un devoir d’hospitalité ou résistance xénophobe, du
côté des personnes déjà installées, que faiblesse d’une volonté de s’intégrer et renoncements aux
efforts demandés, du côté de ceux que l’on traite comme des nouveaux venus, des arrivants mal
disposés à l’appartenance.

70
anti-discriminatoires conséquentes visant à éradiquer les inégalités « raciales » et
« ethniques ».
«A l’issue d’un parcours », puisqu’il est toujours question de « parcours
d’intégration », cela laisse signifier, puis résonner dans l’espace public, que les patients
de la politique d’« intégration » ne se trouvent pas dans la même temporalité que les
autres et que l’égalité n’adviendra qu’au terme d’une transformation, d’un chemin, à
l’issue desquels ils auraient rattrapé leur retard et réduit l’écart (à la fois, temporel,
spatial et dispositionnel) qui sont dits les tenir éloignés de la pleine et égale
appartenance. Dans un tel dispositif, la question de l’égalité, du moins telle que doivent
la poser le droit et la politique anti-discriminatoire, ne peut être adressée puisqu’il est
supposé, constitutivement, que les uns et les autres ne sont, en quelque façon, pas des
contemporains, cela en ce qu’ils seraient marqués par des différences et un écart
substantiel qui font une différence et justifient, ou au minimum excusent, des différences
de traitement.
Ce sous-entendu néfaste, relancé sans répit par la catégorisation « immigré »/« issu
de l’immigration », est d’une importance décisive. Car pour s’enquérir de l’égalité, pour
poser la question de la réalité et de la portée de l’égalité « raciale », il convient de
considérer les personnes dans une contemporanéité face aux épreuves et dans les
épreuves (d’allocation et de distribution des positions, des statuts et des biens sociaux)
que dispose la société au devant d’elles. Sans cela, c’est-à-dire sans la considération de
cette contemporanéité, la question de l’égalité ne peut avoir de portée et c’est dans le
vide qu’elle est alors adressée. Elle ne peut, en effet, mordre sur aucune inégalité
illégitime et sur aucune différence de traitement indue puisqu’il est alors loisible de dire
que si l’égalité n’a pas été observée devant, face à l’épreuve ou dans l’épreuve (quelle
qu’elle soit) c’est « parce qu’ils – ceux qui sont identifiés et catégorisés comme des
« immigrés » – ne sont pas (encore ?) intégrés ».
Le modèle de l’« intégration », qui se réinitialise et retrouve son actualité par le seul
fait du maintien public des catégories « immigré »/« issu de l’immigration », et cela à
cause de leur sémantique même, se trouve donc peu apte à prendre en compte et en
charge l’atteinte aux droits qui se dit comme discrimination « raciale » ou « ethnique ».
Même plus, il fait même décisivement obstacle à son initialisation puisqu’il tient en
retrait, voire anéantit, la piqûre de l’inquiétude quant à l’effectivité de l’égalité
« raciale ».

Si l’on est censé être partiellement sorti de cette politique de l’« intégration », comme
on veut nous le laisser accroire, il reste que l’on assiste, contre toute attente, au
maintien du dispositif catégorial qui l’accompagnait. En effet, malgré cette déclaration
d’une ouverture à une politique de lutte contre les discriminations, les personnes auprès

71
de qui cette politique semble se destiner, ainsi des noirs, n’en continuent pas moins
d’être appréhendées, sociologiquement et statistiquement, sous les titres catégoriaux
« immigrées » ou « issues de l’immigration » – pour peu qu’elles soient appréhendées et
pour les personnes noires cela ne va, définitivement, pas de soi. Cette figuration
maintenue, outre qu’elle empêche la politique de lutte contre les discriminations de
s’installer pleinement, dispose une sémantique (« immigré » se dit de celui qui vient, qui
vient d’arriver et qui vient d’ailleurs, bref du nouveau venu) qui, parce qu’elle fait signe
vers la question de l’hospitalité (une hospitalité conditionnelle et à distance de la
question de l’égalité puisque marquée d’une asymétrie en faveur de ceux qui
« accueillent ») et manque à signer une appartenance commune, dresse donc un
obstacle considérable qui fait décisivement écran à la considération du problème des
discriminations.
Et ce qui ne va pas sans nous étonner, c’est que les méfaits de ce dispositif de
catégorisation ne semblent pas être accessible à la conscience des chercheurs se
chargeant de ces questions et estimant parler avec une autorité qui ne souffrirait pas la
critique. On vient ainsi de voir que certains de ces chercheurs, pourtant parmi les plus
sérieux, pouvaient dire, sans rougir, que de telles catégories étaient « a-sociologiques »
ce qui est, pour le moins, une idée difficilement défendable. Cette difficulté à entrevoir le
caractère fâcheux du maintien de ce dispositif de catégorisation nous semble, pour
beaucoup, devoir, outre la crispation sur l’idée qu’il serait un moindre mal, à une
conception intellectuellement assez faible du travail et des effets des catégories.
Une conception faible en ce qu’elle est entièrement occupée, parce que préoccupée et
inquiète, à ne voir et à ne vouloir comprendre la figuration catégoriale que sous l’angle
d’une classification binaire inscrivant un clivage exclusif (et donc excluant) à deux termes
noués dans un rapport oppositionnel et asymétrique. Sur la foi de cette conception
simpliste, qui doit beaucoup à l’expérience historique du « racisme » ainsi qu’à la volonté
de conjurer celle-ci, les chercheurs sont alors forts peu sensibles à la dimension
sémantique et pragmatique des catégories. Or cette dimension importe au plus haut
point, car si un dispositif de catégories distingue les personnes sous un certain rapport, il
implique également l’activation d’une gamme de conduites et d’exigences à leur égard.
En effet, à défaut d’une prise au sérieux de ce qu’emporte une figuration catégoriale, tant
pour ceux qui en sont passibles (ceux qui sont figurés par cette saisie catégoriale) que
pour ceux qui la disposent, en disposent, et qui la reçoivent (ceux qui se rapportent aux
premiers via la catégorie), les chercheurs ne sont donc pas en mesure de voir les méfaits
de la catégorisation des personnes en termes de « immigrés » ou « issus de

72
l’immigration »86. Et cela, alors même que, en parallèle, ils récusent pourtant, comme G.
Calvès, le discours de l’« intégration » et l’estiment « dépassé » (p.28, 2005a).
Le caractère paradoxal de la récusation de ce discours, paradoxal car il s’accompagne
du maintien de la catégorie statistique « immigré », est porté à son comble dans le
rapport de G. Calvès. En effet, quelques pages après avoir posé que cette catégorie était
« a-sociologique » et quelques pages avant de s’opposer très clairement à la confection
d’un dispositif de catégories saisissant l’ethnicité ou la « race », G. Calvès a pourtant des
mots très durs envers le « discours » et le « vocabulaire de l’intégration ». Ainsi,
commentant sèchement une phrase d’un article de presse présentant un dispositif
comme « une mesure de discrimination positive à destination des immigrés de la
deuxième et troisième génération », elle déclare que :

« le caractère absurde de l’expression (qui prétend désigner des gens qui


n’ont jamais immigré de nulle part…) a le mérite involontaire de souligner le
caractère dépassé (et déplacé) du discours intégrationniste » (op. cit., p.27).

Une page plus loin, elle réitère la charge, ce « discours » est à nouveau présenté sous
un sombre jour :

« au sens plus spécifique où il vise « les immigrés », il est tout à la fois


dépassé et déplacé » (op. cit.p.28).

Par ailleurs, elle souligne également que :

« le fait est que le vocabulaire de l’intégration, au même titre que des


expressions comme « deuxième génération » ou – pis encore – « immigrés de
la deuxième génération » se trouve rejeté par toute une partie des jeunes (et
des moins jeunes) qui sont censés être concernés » (ibid.).

Aussitôt après, G. Calvès de dire alors :

« qu’il semble peu judicieux de formuler en ces termes une politique


d’ouverture qui les viserait plus particulièrement » (Ibid.).

86
Ils sont néanmoins en mesure de voir que ces catégories sont inadéquates en cela qu’elles ne
permettent pas de compter, et donc de compter avec, les personnes noires nées ou provenant des
DOM.

73
Mais en ce cas, on peut se demander la chose suivante : pourquoi donc serait-il alors
judicieux de maintenir un dispositif de catégories statistiques qui est armé par cette
même sémantique ici dénoncée et qui réinscrit ce « discours de l’intégration » qui a
soutenu et informé leur conformation ? Bizarrement, voilà une question que ne semble
pas se poser G. Calvès. Comme si les catégories statistiques étaient hors de tout espace
sémantique, ne s’inscrivaient dans aucun cadre de problématicité et n’étaient pas non
plus susceptibles d’affecter ceux qui sont passibles de leurs effets...
G. Calvès paraît donc s’adosser à de bien curieux découplages qui mettent à part les
catégories statistiques des catégories ordinaires – et d’ailleurs une page après de vertes
critiques de ces formes ordinaires de catégorisation, elle n’hésite pas à refaire usage de
l’expression « d’origine immigrée », et l’on peut alors lire sous sa plume que :

« c’est le Haut Conseil à l’Intégration qui, dans son rapport de 1993, a le


premier attiré l’attention sur le sur-chômage des Français d’origine
immigrée » (op. cit., p.30).

G. Calvès s’abîme même dans une grave contradiction puisqu’elle refuse de


reconnaître, ou plutôt de s’avouer, les méfaits et vices de ce dispositif de catégorisation
« immigré »/ « issu de l’immigration », qu’elle déclare « a-sociologique », lors même
qu’elle condamne pourtant très vivement le cadre de problématicité qui a présidé à sa
confection et qui leur donne sens. Au vu de ce genre de contradictions et d’aveuglement,
il faut donc repenser la catégorisation « immigré »/ « issu de l’immigration » afin de ne
plus s’exposer à ces vices de raisonnement.

Pour apercevoir ces méfaits, et pour en prendre la pleine mesure, il convient de


s’efforcer de penser la catégorisation comme une façon spécifique d’adresser autrui et de
se rapporter à lui. Une façon qui, en retour, va gouverner la manière de s’adresser à
autrui (de répondre de lui et de lui répondre)87. En ce sens, il apparaît alors que la
catégorie fait bien plus que de distinguer et de classer les personnes. De même qu’elle
fait bien plus que de seulement les « assigner ». Et cela, puisqu’elle transporte et publie
une proposition d’engagement et invite à un genre d’action. Si, en suivant I. Hacking
(1999), l’on peut dire que, à la différence des « choses » et des objets « naturels », les

87
Différentes approches attentives à cette épaisseur sémantico-pragmatique des catégories, parce
qu’elles se distancient d’une stricte perspective classificatoire, ont été proposées ; par exemple, cf., L.
Boltanski & L. Thévenot (1983), L. Thévenot & A. Desrosières (1988), L. Boltanski & L. Thévenot
(1991), R. Dulong (1994), L. Thévenot (1998), B. Conein (2001), D. Trom & B. Zimmerman (2001),
J. Stavo-Debauge (2003b et 2004a). Voir également, et plus généralement, B. Fradin, L. Quéré et J.
Widmer (1994).

74
êtres-humains « réagissent » aux catégories88 par lesquelles on les appréhende, ou au
moyen desquels on les adresse, il se trouve qu’il faut bien que la nature et la gamme de
ces réactions soient commandées par « quelque chose ». D’après nous, ce « quelque
chose » qui commande et implique ces « réactions » ce sont la charge sémantique et les
propriétés pragmatiques, tout à fait spécifiques, de chaque figuration catégoriale. Ce sont
cette charge et ces propriétés pragmatiques de la catégorie qui « font » (i.e. qui sont
pourvus d’effets) et « font faire » (i.e. qui commande des façons de s’engager à l’égard
de qui est saisie par la catégorie). Mais, il y a, bien entendu, un envers négatif
puisqu’elles empêchent, tout aussi bien, de « faire » et de « faire-faire ».
Ainsi, il y a, comme dans toutes catégories, une sémantique logée dans les catégories
« immigré » et « issu de l’immigration ». Cette sémantique, non contente de conférer
leur « robustesse » aux catégories (Ogien, 1994), n’est, à notre sens, pas indifférente à
la difficulté française à poser la question de l’égalité et à traiter les discriminations
puisqu’en figurant les personnes d’une certaine manière elle suscite des engagements
spécifiques à leur égard tout comme elle en barre d’autres.
Reconsidérons cette sémantique et voyons ce qui est opposable à ces catégories,
puisqu’il nous faut bien reprendre l’idée, trop souvent rabachée, que les catégories
déploient ou s’appuient sur une structure oppositionnelle ou à tout le moins distinctive
(ce qui n’est pas la même chose !). Et l’on verra alors que, même sous ce rapport, ces
catégories sont pour le moins tout à fait problématiques. Mais, elles le sont plus encore
lorsque l’on prend soin de regarder ce qu’elles dessinent comme horizon de sens et ce
qu’elles impliquent comme forme de réaction à l’égard de ceux qui en sont passibles.
« Immigré » s’oppose ainsi à « natif » ou encore à « personnes de souches »89. Ce qui
n’est pas forcément très heureux, on en conviendra, puisque cette catégorie marque
autant qu’elle signe publiquement un écart, tant temporel que spatial voire même
dispositionnel : d’aucuns qui étaient déjà là en voient venir d’autres qui arrivent d’ailleurs
et qui, à ce titre et pour cette raison, ne sont pas comptés comme des semblables
partageant de mêmes dispositions et devoir avoirt un égal accès aux bienfaits de
l’appartenance.

La restriction de cet écart, un écart sans cesse réinitialisé par le dispositif de


catégorisation « immigré »/« issu de l’immigration » qui le présuppose tout autant qu’il le
publie, paraît alors commander à ceux qui sont tenus pour des nouveaux venus un
ensemble d’efforts. Précisément des efforts pour s’intégrer, et la forme réflexive de ce

88
Selon la différence qu’il fait entre les « espèces indifférentes » (rassemblant les « choses » et
« objets naturels ») et les « espèces réactives » ou « réflexives » (« les personnes »).
89
M. Tribalat, en quelque façon, a scrupuleusement suivi la sémantique de la catégorie utilisée dans
l’espace public, dans la statistique et les politiques publiques en disposant face à celle-ci la catégorie
pendante « français de souche » (1995b).

75
verbe (« s’ ») en dit long sur la répartition asymétrique des charges ainsi que sur
l’absence de considération pour la question de l’égalité. Une répartition asymétrique des
charges, dit-on, puisque rien n’est attendu de ceux qui sont comptés comme étant déjà
là. Rien, si ce n’est l’observation d’un devoir d’hospitalité qui s’énonce comme indulgence
pour les maladresses ou fautes de celui qui est compté comme un étranger et invitation,
surérogatoire, à l’accompagner dans les épreuves disposées sur la voie d’une égale
appartenance qu’il doit, malgré tout, s’efforcer de conquérir, voire de mériter, et qui ne
se donne, donc, pas immédiatement à lui.
Mais, remarquons alors qu’une telle demande d’hospitalité, pliée (dans le meilleur des
cas) dans cette figuration catégoriale et transportée par elle, n’a plus grand sens
lorsqu’elle s’adresse à des personnes qui, parce qu’elles sont, de plein droit, membres de
la communauté politique, sont fondées à attendre un respect de leurs droits et
l’observation de l’égalité. Plus, les caractériser comme « immigrées » et se montrer
hospitalier à l’égard de celles qui sont passibles de cette saisie, quand bien même il s’agit
bien là d’une conduite morale, peut donner lieu à une singulière humiliation. Car cette
modalité de figuration catégoriale conserve la mémoire d’une extranéité qui dispose un
jeu d’exigences supplémentaires90 et s’offre comme un appui sur lequel faire fond pour
ne pas avoir à les compter comme participant pleinement et également de la
communauté politique et de son histoire (la plus honteuse comme la plus glorieuse).
Par ailleurs, le maintien de cette figuration, en vertu de sa sémantique même, rend
disponible un puissant véhicule aux idées xénophobes car elle ancre l’étrangéité sans lui
donner l’ombre d’un contour ou d’une consistance91 mais aussi parce qu’elle rapporte les
personnes ainsi caractérisées à un processus massif et impersonnel (« l’immigration »)
qui peut, aisément, se laisser lire comme une invasion.

Pour toutes ses raisons, il appert donc que cette figuration catégoriale
« immigré »/« issu de l’immigration » n’est pas ajustée au changement de cadre
politique, elle l’empêche même de faire son œuvre de promotion de l’égalité et elle
reconduit sans cesse le cadre de la politique d’« intégration ». Une révision de catégories
s’impose donc à bien des égards puisqu’elles minorent le problème des inégalités en
laissant sous-entendre que celles-ci proviennent d’un écart dû à une absence de

90
Le nouveau venu doit faire ses preuves, offrir des gages de sa volonté de s’intégrer, et ne pas trop
donner de la voix.
91
En cela, cette absence de spécification (outre qu’elle s’offre comme une merveilleuse surface
réfléchissante pour nombre de fantasmes) empêche également les personnes passibles de cette
désignation de la ressaisir en première personne, du singulier ou du pluriel. Cela pour en faire la base
d’une subjectivation politique. Si elle ne le permet pas c’est parce qu’elle est vide et renvoie à un
processus anonyme, informe et fugace (« l’immigration ») qui est lu depuis le seul site de la
communauté nationale qui, ainsi, ne fait jamais que le compte d’un arrivage de « populations » versées
à un « stock démographique » et mis en balance dans un « solde migratoire ».

76
contemporanéité. Un écart qu’il revient d’ailleurs à ceux qui sont comptés comme des
nouveaux venus de combler puisqu’ils doivent faire l’effort de s’intégrer de sorte à
honorer un « accueil » (pendant combien de temps ?) qui semble, par ailleurs, disposé
comme n’étant, visiblement, jamais pleinement et complètement de droit. En outre, les
discriminations ethno-raciales sont un problème d’égale appartenance concernant le droit
et cela avant que d’être un problème d’hospitalité qui concernerait la moralité, privée et
conditionnelle, des « Français de souche » (puisque c’est bien ainsi que l’on doit dire pour
faire pendant à la seule catégorie disponible d’« immigré »)92. Pour cette raison, les
discriminations sont aussi un problème qui doit, en priorité, regarder le droit de la
République et qui doit engager une interrogation quant au caractère conséquent de la
promesse d’égalité que celle-ci fait aux personnes qui résident sur son territoire.
Là dessus, les observateurs et les chercheurs s’accordent. Toutefois, ils n’ont, semble-
t-il, pas bien compris ce que la lutte contre les discriminations réclamait comme
« investissements de formes » (Thévenot, 1986) pour pouvoir être engagée et réalisée.
Après avoir dit quelques mots du droit et des droits, on viendra alors sur la question
de la mise en œuvre du droit anti-discriminatoire, un droit potentiellement puissant mais
à la condition que tout soit fait pour lui donner effet et pour accompagner le déploiement
et cheminement de sa force propre. Et pour réfléchir à cette mise en oeuvre, on se
tournera vers le Royaume Uni, seul pays européen à avoir, pour l’instant, instancié une
politique cohérente et conséquente de lutte contre les discriminations ethniques et/ou
« raciales » et qui, pour cela, s’est résolu à confectionner un dispositif catégorial ad hoc
et à faire usage de la statistique.

Transition : pourquoi le droit ?

Nous en venons donc maintenant à la question des droits et au problème du droit. Le


passage à ces deux thèmes se fait sans rupture puisque, on va le voir, le droit anti-
discriminatoire, dans sa mise en œuvre, pose lui aussi la question des catégories. Cette
question, le droit ne peut donc l’éluder lui non plus. Même plus, il se fait que c’est lui, le
premier, qui la pose et qui impose de la résoudre puisqu’il en va de la félicité de son
jugement ainsi que de celle de son observation pratique par les sujets des normes
juridiques. Avant d’en arriver là, disons toutefois quelques mots de notre insistance sur
les droits et sur le droit quant à la question qui nous occupe.
Si le droit nous semble essentiel, c’est d’abord parce que c’est lui qui fournit aux
politiques anti-discriminatoires leur ressort premier – car elles disposent alors de la force
impérative, de l’impulsion et de la portée du droit – et si elles peuvent avoir quelque

92
On verra cependant que l’exigence d’égalité transportée par le droit anti-discriminatoire ouvre à la
question de l’égale hospitalité des règles, des environnements et des dispositifs aux différentes cultures
et identités.

77
puissance et participer d’une révision des épreuves, des pratiques et des conventions
(qui informent les unes et les autres), c’est parce que le droit fournit également un
moteur et une incitation à l’action publique comme aux actions privées. De même, le
droit permet également d’engager les personnes exposées à la discrimination « raciale »
au titre d’acteurs, et pas seulement en l’état de passifs bénéficiaires de subsides
quelconques, cela tant dans la constitution, dans le processus et dans la conduite de la
politique anti-discriminatoire.
De la sorte, le droit participe au fait de leur rendre une dignité civique puisqu’il se
vivifie dans une revendication et dans un appel à l’observation et au respect de leurs
droits par les personnes elles mêmes. Lesquelles réalisent ainsi une forme décisive de
leur autonomie93, édifient et font reconnaître leur appartenance et retrouvent une dignité
en s’affirmant comme porteuses de droits et actrices d’un processus de changement. Un
processus qui peut, par ailleurs, être bénéfique à la communauté politique dans son
ensemble ; puisqu’elle ne peut que gagner à voir les valeurs et principes dont elle se
soutient être plus pleinement et plus intégralement accomplis. Si l’on peut dire, les droits
et le droit donnent donc de la force.

En effet, le droit donne de la force, et cela d’abord aux personnes qui se voient
attribuées et reconnaître des droits. L’assurance pour les personnes d’être, comme le dit
si bien l’expression consacrée, « dans leur droits » leur permet de tenir face à une
situation adverse et de disposer d’une ressource, inaliénable et ayant une incontestable
légitimité, à opposer à cette situation ou à ses auteurs. Par ailleurs, une fois qu’il sont
déclarés et que les personnes ont alors conscience de voir certains de leurs « intérêts »
garantis, et soustraits à toutes formes de limitations ou de négociations94, les droits
permettent d’armer, ou de réarmer, des voix et ouvrent la possibilité d’appuyer des
revendications qui, sans cela, pourraient être facilement négligées – c’est l’une des
raisons pour lesquelles les droits sont source de dignité pour les personnes et sont
susceptibles d’accroître leurs pouvoirs. A l’aide des droits, parce qu’ils sont des garanties
justifiées, pour reprendre une phrase de P. Ricoeur, prononcée à une toute autre
occasion, la « lamentation » que soutire une situation injuste peut « se faire plainte »,
plainte qui, parce qu’elle est assurée de disposer d’un contrefort (les droits) et de l’oreille
d’un tiers (le droit) bénéficiant d’un pouvoir de sanction et de réparation, peut alors se

93
Sur les liens entre l’autonomie et le droit, voir P. Ricœur (2001 ; 2004). Sur les droits en tant que
médiateurs et certificateurs de la reconnaissance de la personne comme responsable et digne de
respect, cf. A Honneth (2000) et M. Hunyadi (2003).
94
En effet, les droits ne se négocient pas, pas plus qu’ils ne s’échangent et ne souffrent une discussion.
Sur la question des droits comme sécurisation d’un ensemble d’intérêts primordiaux inaliénables, cf. J.
Waldron (1993) et A. Margalit (op. cit.).

78
convertir en « demande » de « comptes » (Ricoeur, p.20, 1996), c’est-à-dire en
réclamation devant être prise en compte et appelant une réponse.
Ces traits des droits nous semblent particulièrement ajustés à la situation des noirs
qui, fréquemment, ne se sentent plus autorisés à se tenir dans certains espaces sociaux
parce qu’ils ressentent leur propre présence comme étant gênante ou mal assurée ou
encore parce qu’ils ne savent qu’opposer à cette minoration et à ce mépris dont ils font
l’objet. Il est également indéniable que, à la vue du diagnostic sociologique de la
faiblesse de la participation des noirs et de l’étouffement de leurs voix, les créditer de
droits, et leur permettre ainsi de s’appuyer sur eux pour retrouver voix, articuler des
revendications et voir leurs attentes95 écoutées et reconnues, ne peut qu’être
bénéfique96.
En outre, si le droit leur donne de la force c’est aussi parce qu’il oblige leur vis-à-vis ;
en effet, aux droits des uns correspondent, nécessairement, des devoirs pour les autres.
Des devoirs et une attention que le droit, d’une certaine façon, « normalisent » en les
faisant déchoir du régime surérogatoire de la faveur ou du geste concédé, par pitié et
compassion (et alors potentiellement condescendant), où ils pouvaient, antérieurement,
se tenir – deux modalités de manifestation d’un souci pour les personnes exposées à des
torts actuels ou passés qui sont très fréquentes mais qui peuvent être ressenties, par
elles, comme humiliantes. Cet effet de « normalisation » est bien rendu par le grand
philosophe du droit H.L.A Hart qui pose que :

« la soumission aux obligations juridiques (…) n’est pas considérée comme


une action digne d’éloges mais comme une contribution minimale, et allant de
soi, à la vie en société » (p.208, 1976).

Par ailleurs, si les droits, une fois reconnus par les tiers et appropriés par les
personnes qui prennent consciences de leurs droits, donnent de la force, le droit, lui,
dispose d’une force et d’une portée qui semblent requise étant donné le considérable
impensé de la situation des noirs dans la constitution et dans l’organisation de la
communauté politique, des institutions et de la société civile. De la sorte, le droit
s’affirme à la fois comme un moteur du changement et comme le plus sûr moyen

95
Attentes gagnant la couverture d’une légitimité sans pareil qu’apporte le droit et attentes bénéficiant,
en outre, de sa force lorsqu’elles ne sont pas satisfaites ou déçues – cette force, bien entendu, c’est
celle de la sanction, ou même de la simple menace de la sanction.
96
Les droits ouvrent des perspectives pour la lutte, c’est à travers elle et sous sa pression que se réalise
leur réalisation – cf. la partie suivante. Par ailleurs, si la réalisation pratique des droits réclame une
vigilance, leur inscription et déclaration publique par les autorités compétentes permet un relatif repos
des personnes à qui ils sont attribués car elles peuvent alors s’attendre à ce qu’ils soient observés.

79
d’installer solidement une considération, dans tous les domaines concernés, pour le sort
et la situation de ces personnes.
Si, face à l’ampleur de la tâche, l’appui sur le droit nous semble nécessaire, c’est donc
bien aussi parce qu’il dispose d’une force supplémentaire, puisque l’absence de son
observation est assortie d’une sanction, qui plus est d’une sanction publique. Cela ne
signifie pas que seule la menace de la sanction s’offre comme un moteur de l’action ou
du changement, toutefois, il reste qu’elle peut fournir une mise en mouvement décisive.
Car le fait de savoir que l’on peut être inquiété par la loi enclenche assez vite une
inquiétude chez ceux qui sont posés comme les destinataires de la loi, une inquiétude qui
va, dans le meilleur des cas, entraîner chez eux l’ancrage durable d’un souci pour ceux
qui sont spécifiés comme les bénéficiaires privilégiés de la dite loi ; soit, ici, les
personnes appartenant à une minorité ethno-raciale (lesquelles se voient explicitement
protégées par le droit).
Ainsi, dans le cas anglais, que l’on va regarder plus en détails dans la partie suivante,
la Commission for Racial Equality (CRE)97 n’agite pas seulement l’aiguillon de la sanction.
En effet, elle vise des ressorts motivationnels pluriels lorsqu’elle entend convaincre et
amener les opérateurs du secteur privé (mais aussi du secteur public) à se soucier de la
question de l’égalité « raciale » et/ou ethnique. Quand elle s’adresse à ce secteur privé,
elle sollicite alors alternativement ou conjointement, une bonne volonté (soucieuse de
participer à une juste cause), une pure et simple prudence (cherchant à se prémunir de
la morsure d’une sanction légale), ou bien encore un intérêt bien compris des
pourvoyeurs de biens et de services ainsi que des employeurs (pour qui la diversité et
l’égalité sont profitables).
Pour finir avec ces quelques indications relatives à la force du droit, l’on peut
également remarquer, ce qu’indique la trajectoire des politiques anglaises destinées à
assurer l’égalité des personnes quelque soit leur « race » ou leur appartenance ethnique,
que le droit fournit une forte incitation à l’innovation. Parce qu’il distille une inquiétude –
si on ne respecte pas la loi, on peut être inquiété par elle – et l’ancrage d’un souci
constant et durable pour certaines choses98, il oblige les agents à faire preuve
d’ingéniosité et à participer d’une dynamique d’apprentissage collectif afin de rencontrer
les réquisits du droit, de les traduire concrètement et pratiquement, et de se mettre à
l’abri d’une incrimination. Ainsi, c’est sans conteste grâce à l’aiguillon du droit anti-
discriminatoire à raison de la « race » que bien des principes directeurs de management
et des modèles d’organisation des institutions (privées et publiques) ont gagné en

97
L’Autorité Indépendante qui veille à l’implémentation des lois anti-discriminatoires à raison du de la
« race » et de l’appartenance ethnique et qui est habilitée à éditer des recommandations et des codes de
pratiques. Plus généralement, sur le rôle et le travail des autorités indépendantes dans la lutte contre les
discriminations en Angleterre, cf. notre rapport rédigé dans le cadre du programme MEDIS (2004).
98
Notamment pour ceux à qui doit bénéficier le droit, soit les minorités ethno-raciales.

80
crédibilité, puis se sont affirmés comme de bonne manières de penser et de réaliser la
conception des environnements institutionnels et de leur lot d’épreuves et de
conventions.
L’utilisation du droit comme d’un aiguillon, qui peut toujours menacer d’une piqûre de
rappel, est clairement revendiquée par la CRE. D’ailleurs, l’une de ses premières tâches a
consisté à éprouver la force de la loi en aidant à l’instruction de « cas », ce qui lui a en
outre permis de s’assurer une base jurisprudentielle depuis laquelle réfléchir à la
confection de « codes of practices ». Si l’accent mis sur le « law enforcement » est allé
en s’amenuisant, au début la CRE restait ferme sur la judiciarisation, car il lui fallait
crédibiliser son pouvoir et explorer les implications pratiques et normatives de la loi. Cela
ne l’empêcha pas de s’engager, ensuite, vers d’autres modes d’actions qui sont venus en
complément au « law enforcement » et qui s’efforçaient de prévenir l’appel aux tribunaux
en offrant aux justiciables des procédures pour évaluer et réviser les environnements et
leurs pratiques de façon à tendre vers l’égalité. Toutefois, ce travail de traduction des
exigences du droit dans la matérialité du monde n’entame pas la valorisation du
caractère menaçant de la sanction légale. Et les différents responsables de la CRE
marquent toujours vigoureusement leur méfiance à l’égard de l’usage de simple
campagnes promotionnelles, valorisant les bienfaits de la diversité, qui n’en appelleraient
qu’à la bonne volonté des personnes pour changer les choses.

Avant de nous lancer dans cette dernière partie, il nous faut dire que celle-ci ne sera
pas entièrement consacrée au cas anglais, loin de là. En effet, on fera une série d’allers-
retours entre l’Angleterre, l’Europe (les Directives Européennes) et la France, et ces
allers-retours n’auront d’autres buts que d’exhumer les potentialités et les promesses du
droit anti-discriminatoire mais aussi de s’enquérir des chemins et des modalités de sa
mise en œuvre. Des chemins et des modalités qui nous amèneront à recroiser, et l’on
verra que c’est inévitable, la question de la statistique ainsi que celle des catégories
ethniques et/ou « raciales ».

81
3) Appuyer les droits des personnes et confectionner des appuis pour la mise en œuvre
du droit anti-discriminatoire

Si quiconque s’accorde à dire qu’il convient de lutter contre les discriminations


« raciales », car s’élever contre ce qui est tenu pour un mal ne coûte pas grand chose et
tombe sous le sens, cette motivation, qui semblait pourtant si ferme, défaille lorsqu’il
s’agit de penser et de consolider l’équipement d’une politique conséquente de lutte
contre les discriminations « raciales ». Car, s’enquérir de la mise en œuvre de cette
politique réclame bien vite de penser des chemins d’observation et de réalisation des
droits. Et il faut alors s’inquiéter de confectionner des appuis susceptibles de soutenir la
mise en œuvre du droit ; des appuis l’enjoignant puis l’autorisant à venir mordre sur les
épreuves, de même que sur les conventions qui les informent, et sur les
« engagements » et « attaches » (Thévenot, 2000 & 2005) des personnes, en apprêtant
les premières aux exigences juridiques et en encaissant les seconds, de sorte à ce qu’il
soit en mesure d’exercer sa modalité particulière de jugement, d’encadrement (des
épreuves, de leurs conventions et des actions) et de protection (des droits des
personnes). Ces appuis des droits et du droit sont donc de deux sortes.

Les premiers sont fournis pas les « luttes collectives ». L’on peut en effet convenir
avec E. Tassin, reprenant C. Lefort, que c’est sous leur pression et sous leur poussée que
se réalise « l’incessante réinstitution des droits » (Tassin, p.110, 2003), puisque « les
droits ne se dissocient pas de la conscience des droits » et qu’ils « n’existent pas
simplement d’être institutionnalisés, mais seulement en raison de la vigilance dont ils
font l’objet » (op. cit., p.111). En effet, l’institutionnalisation des droits, la déclaration
des droits, ne saurait suffire. Car, encore faut-il que ces droits soient, ensuite, observés
et réalisés, c’est-à-dire que les entorses au droit, les torts fait au droits, fassent l’objet
d’une vigilance. Une vigilance soutenue par la « conscience des droits », certes, mais pas
seulement, loin s’en faut.
D’abord, sur le versant des « luttes collectives », remarquons qu’il convient que les
personnes qui s’engagent, à raison, dans de telles luttes puissent être en mesure
d’adresser, de faire valoir puis de faire reconnaître des méfaits indus. Des méfaits indus
et même coupables en ce qu’ils mettent la communauté politique à distance des droits,
qui eux-mêmes se déploient à l’horizon d’un ensemble de valeurs et de principes, dont
elle promet et promeut pourtant la protection ou la réalisation. Sous ce rapport là, il se
trouve que les luttes collectives réclament donc, elles-mêmes, une série d’appuis et de
ressources, de sorte à qu’elles puissent se tenir et prétendre avoir quelque efficace dans
leur dénonciation des torts, dans leur participation à la confection des problèmes publics
mais également dans leurs appels au droit – en effet, le droit ne se met en branle et ne
déroule sa force propre que s’il est appelé.

82
Mais, une fois que les atteintes aux droits et les entorses au droit sont reconnues, il
est encore nécessaire de disposer d’un lot conséquent d’appuis afin de permettre au droit
de jouer son rôle de canalisation de l’action des justiciables, d’encadrement des épreuves
et de révisions des conventions qui les informent ; actions, épreuves et conventions dont
ces mêmes justiciables sont, devant la loi, rendus responsables. Ainsi, il n’en va pas
seulement de la « conscience des droits » et la « vigilance » requise ne doit pas
uniquement incomber aux personnes exposées à des atteintes à leurs droits.
Car, la vigilance est pareillement réclamée à ceux qui se rendent capables d’attenter
au droits et de violer le droit. En effet, il ne faut pas oublier que le droit a d’abord affaire
à des méfaits – soit des faits qualifiables, par et pour le droit, comme des entorses, des
torts, des délits ou des fautes – et que les justiciables doivent ainsi pouvoir, s’ils ne
veulent pas être inquiètés par le droit, nourrir une vigilance constante quant à la
possibilité qu’ils puissent générer de tels méfaits dans leurs activités ou dans les
épreuves qu’ils dressent (et dont ils sont responsables devant la loi). Et, même si cette
vigilance est sollicitée négativement, c’est-à-dire que les justiciables se conformeraient
aux règles de droit sous la seule conduite prudentielle de la crainte de la sanction, elle
est attendue et sa poursuite n’en bénéficiera pas moins à ceux qui sont
préférentiellement passibles du tort sanctionné par la loi.

On se concentrera ici, et préférentiellement, sur une certaine sorte d’appuis du droit et


des droits. Les appuis et les équipements que l’on exhumera auront trait à l’exercice
d’une vigilance qui, parce qu’elle soutient le travail du droit en autorisant sa venue et en
assurant son efficace, garantit du même coup, mais plus indirectement, l’observation des
droits des personnes en les prémunissant d’autant mieux contre des torts qu’elle amène
ces torts à la conscience de leurs fauteurs éventuels en leur donnant une visibilité. Une
visibilité qui permet alors, et également, aux victimes potentielles de réclamer des
comptes en appelant les seconds à répondre de leurs conduites devant la loi.
D’une certaine façon, l’on retrouve ici rien de moins que le mouvement naturel de
l’irruption de la justice, sous sa modalité de la « demande de compte ». Mouvement
naturel également de la prise de conscience, par ses fauteurs mêmes, de l’injustice
coupable qu’ils commettent. Une prise de conscience qui n’intervient que parce qu’ils
sont rendus comptables de leurs actions et des conséquences de leurs actions. Il s’agit là
d’un double mouvement que E. Lévinas a très bien rendu dans une belle et synthétique
formule :

« Pour que je sache mon injustice – pour que j’entrevoie la possibilité de la


justice – il faut une situation nouvelle : il faut que quelqu’un me demande des

83
comptes. La justice ne résulte pas du jeu normal de l’injustice. Elle vient du
dehors, « par la porte », d’au-dessus de la mêlée, elle apparaît comme un
principe extérieur à l’histoire. » (Lévinas, p.41, 1991).

Les soutiens et appuis que l’on va regarder dans cette partie, malgré qu’ils sont le plus
souvent peu considérés (ou alors repoussés dans le purgatoire de la « Soft-Law », terme
impropre s’il en est), participent pourtant constitutivement de l’efficience du droit anti-
discriminatoire et de la réalisation pratique des droits des personnes ; et cela en assurant
le transport et la traduction – sur les lieux mêmes de l’agir – des exigences, des
contraintes mais aussi des garanties juridiques.
On va donc s’efforcer de considérer le droit anti-discriminatoire sous le rapport de sa
mise en œuvre. La chose est d’importance puisque, quand bien même le droit anti-
discriminatoire a été réaménagé en faisant place à des catégories juridiques imposées
par l’Europe – et provenant de l’expérience du Royaume-Uni – et censément d’une
grande force, il reste que celui-ci tarde, en France, à faire montre de sa puissance. S’il ne
fait pas montre de cette puissance cela a, selon nous, pour beaucoup à voir avec une
inconsidération des exigences et contraintes de sa mise en œuvre et de son observation
pratique. Voilà pourquoi il est, à notre avis, tout à fait urgent de s’en inquiéter.
Considérer le droit sous le rapport de sa mise en œuvre, faire un pas au-delà de sa
seule existence comme déclaration, oblige donc à réfléchir aux appuis et aux
équipements qu’il réclame pour asseoir la façon toute spéciale dont il se rapporte aux
épreuves et aux engagements des agents afin (i) d’être en capacité d’exercer son
99
jugement , (ii) d’assurer son autorité et (iii) de participer ainsi à la sécurisation des
droits conférées aux personnes100.
Le problème de la mise en œuvre du droit est une question spécialement aiguë pour
ce qui concerne les politiques anti-discriminatoires. Et cela parce que la teneur et les

99
Lequel ne se met en branle que s’il est possible pour les agents de factualiser puis de faire
reconnaître auprès des arènes juridiques pertinentes un méfait d’une certaine sorte. Que le droit, à tout
le moins le droit pénal, a d’abord à faire à des « méfaits », C. Schmitt nous le rappelle utilement. « Un
procès en tant qu’action légale n’est concevable qu’à partir du moment où un droit est nié. L’action
pénale et le droit pénal ont pour point de départ non un fait, mais un méfait » (1992, p.49). Toutefois,
on rappellera, de notre côté, qu’il reste que ce méfait doit pouvoir se laisser reconnaître, d’abord par la
personne qui en appelle au droit, puis par le juge, et pour cela il faut bien qu’il dispose de la surface
d’une certaine factualité. Il faut en effet que ce méfait soit apporté en l’état d’un « fait » observable
bien constitué, « fait » sur lequel l’autorité juridictionnelle devra alors prendre appui pour se
déterminer et dire le droit en et pour ce « cas » qu’on lui aura présenté.
100
Des personnes qui se voient doublement figurées comme des sujets des normes juridiques, soit des
« destinataires » sur qui pèsent des exigences et des contraintes, et comme des « attributaires »
(Descombes, 2004) de droits, soit des sujets bénéficiant de protection et susceptibles d’opposer lesdits
droits à certains traitements dont ils font l’objet.

84
attendus de ces politiques de lutte contre les discriminations sont formalisés depuis
l’appréciation des exigences du droit, tout à la fois car elles sont une politique des droits
et qu’elles font de celui-ci son équipement majeur – de sorte que la question de la mise
en œuvre du droit est ici spécifiquement pressante mais aussi spécifiquement
compliquée. En effet, c’est le droit qui, après avoir été appelé par une personne qui
s’estime lésée dans ses droits, doit, par la voix d’un juge, et après une enquête encadrée
par un jeu de procédures spécifiques, juger de la conformité des épreuves et des
conventions à des réquisits généraux inscrits dans la loi en l’état de règles qui se
présentent alors comme des « modèles pour l’action » (Jammeaud, 1990). Des
« modèles » auxquels devraient d’ailleurs se rapporter les sujets des normes juridiques,
et cela avant même que d’aucuns n’en appellent à la force propre de la loi. D’abord,
parce que « nul n’est censé ignorer la loi » mais aussi afin de se prémunir contre des
incriminations pour discriminations qui peuvent s’avérer coûteuses – puisque des
sanctions menacent toujours de s’abattre en ce qu’elles accompagnent, nécessairement,
le passage du droit.
Cette figuration du droit et de ses règles comme d’un « modèle » qui informe le
devenir et la réalisation des politiques discriminatoires, un « modèle » à l’aune duquel il
revient aux agents d’évaluer, de modeler leurs actions et de réviser les environnements
de conventions et d’épreuves dont ils sont responsables, a été spécialement prise au
sérieux en Angleterre. Cela, à la différence de ce qu’il en est en France. Sous l’impulsion,
notamment, de la Commission for Racial Equality (CRE), autorité indépendante instituée
conjointement au Race Relation Act 1976 et chargée de veiller à son opérationnalisation
en éditant des « codes of practices » et des plans d’action standards, les pouvoirs publics
se sont ainsi fait forts de prolonger la portée du droit en oeuvrant à une révision et à un
encadrement des épreuves de sorte à ce que les règles, procédures, conventions et
pratiques sur lesquelles celles-ci s’appuient donnent moins lieu à l’occurrence de
discriminations.
C’est parce que les contraintes logiques et les exigences logistiques du droit ont été
considérées avec tout le sérieux réclamé que les anglais ont fait du « ethnic monitoring »
un dispositif constitutif de leurs politiques anti-discriminatoires et de la mise en œuvre du
droit. Et, comme on va le voir, pour peu qu’il s’agisse de vraiment mettre en œuvre le
droit anti-discriminatoire, et d’en faire l’élément d’une politique, il est littéralement
nécessaire de s’appuyer sur un dispositif de cette sorte. Un dispositif qui met au travail
les pouvoirs de la statistique (comme raisonnement constituant le « fait » d’une inégalité
ou d’un différentiel de traitement et comme modalité d’exposition de ce « fait »), ces
mêmes pouvoirs contre lesquels, on l’a vu, les chercheurs français se prémunissent
unanimement car ils ne les regardent que dans leurs négativités. Bien entendu, un tel
dispositif, pour fonctionner, suppose que soit confectionnée et rendue disponible une

85
architecture catégoriale ad hoc. Ad hoc, c’est-à-dire capable de figurer ce sur « quoi »
(« race », couleur, origine, etc.) vient s’appuyer ou ce à « quoi » donne effet, en
générant des conséquences défavorables et inégales, le tort de la discrimination ethnique
et/ou « raciale ».

Ainsi, qu’il apparaîtra, un tel dispositif n’est donc en rien optionnel. Et on ne peut
décider de s’en passer d’un revers de la main ou en faisant valoir un hypothétique
« modèle français de lutte contre les discriminations » bien introuvable. Ce type de
dispositif s’impose avec la force d’une évidence logique irrécusable dès lors qu’il est
question de réellement s’inquiéter de lutter contre les discriminations ethniques et/ou
« raciales » par le moyen du droit ou en conformité avec le droit. Et cela est vrai que ce
soit ici, en France, ou ailleurs. Biaiser avec cette évidence logique, s’aveugler en refusant
de la considérer – et voilà précisément l’attitude des chercheurs et des agents publics
français – c’est se condamner à l’inefficacité. Mais s’est aussi faire montre d’une coupable
inconséquence, tant intellectuelle que juridique et politique (Stavo-Debauge, 2003b et
2004a).
Et lorsque P. Weil, dans ce très récent petit opuscule faisant mine de porter sur les
problèmes qui nous occupent dans ce rapport, raille les propositions de certaines officines
du milieu patronal qui entendent promouvoir la mise en oeuvre d’une sorte de « ethnic
monitoring » dans les entreprises, il appert qu’il a tort. Sa position manifeste bien plutôt
cette inconséquence que l’on vient tout juste de relever ainsi que, comme on peut le lire
dans l’extrait, un empêtrement dans la « hantise » d’un funeste passé (Stavo-Debauge,
op. cit.). Il a même d’autant plus tort qu’il estime que la mise en œuvre d’un tel dispositif
serait, en fait, une façon de noyer le poisson, une manière de ne pas lutter contre les
discriminations qui recèlerait mêmes des arrières pensées.

« Compter par race, ethnie, religion ou minorité est contraire à nos


traditions. Cela rappelle en outre les périodes les plus sombres de notre
histoire, celles de l’esclavage, de la colonisation ou du régime de Vichy. Si l’on
veut en faire la condition sine qua non de la lutte contre les discriminations
dans l’ensemble de la société cela suscitera une telle résistance qu’on risque
de reporter sine die tout changement. Or il est urgent d’agir. La soudaine
conversion des chefs d’entreprises, dont les sociétés sont parfois coupables de
discrimination directe ou indirecte, à la comptabilisation des minorités ou des
origines est d’ailleurs peut-être une façon de contourner l’objectif affiché de
lutte contre les discriminations. Dans un récent rapport au premier ministre,
Claude Bébéar propose que chaque salarié réponde par oui ou non à la
question « Estimez vous faire partie d’une minorité visible ? » ; les intéressés

86
sont invités à préciser leur zone géographique d’origine (Afrique
Subsaharienne, Caraïbes, Maghreb, Proche et Moyen Orient, etc.). On peut
trouver curieux qu’il ne les interroge ni sur leur lieu de naissance ni sur leur
domicile. N’est-ce pas pour permettre aux entreprises de recruter dans l’élite
des pays arabes ou de l’Afrique – comme le font aujourd’hui certaines
entreprises ou universités américaines –, c’est-à-dire dans ces élites
« visibles » dont la mondialisation incite de toute façon au recrutement, plutôt
que parmi les jeunes des Minguettes, de Créteil ou des quartiers nord de
Marseille ? » (Weil, p.89-90, 2005b).

Cette logique du soupçon que pratique P. Weil n’est pas très heureuse. Certes, elle
est, jusqu’à un certain point, compréhensible. Et il est vrai que l’on peut être, en
« gentil » chercheur « de gauche », étonné du fait que les entreprises et le milieu
patronal qui se montrent, pour l’instant, soient les plus enclins à penser les exigences du
droit anti-discriminatoire et à formuler des dispositifs que l’obligation de non-
discrimination (« directe » et « indirecte ») semble réclamer afin d’être concrètement
réalisée. Mais, en même temps, il y a pourtant dans cet empressement des entreprises,
dans cette « soudaine conversion » (ibid.), quelque chose de tout à fait normale. En
effet, quoi de plus normal dans le fait que les agents qui sont, précisément, les premiers
à pouvoir être, potentiellement, inquiétés par le droit soient ceux qui se mobilisent et
s’efforcent de trouver des solutions pragmatiques afin de ne pas tomber sous le coup de
la loi et de ne pas subir sa morsure ?
Et la chose est, d’ailleurs, encore moins étonnante pour qui veut bien considérer que
le discours de la profitabilité de la diversité (de la main d’œuvre comme de la clientèle)
est bien installé dans le répertoire des théories du néo-management ayant cours dans les
grandes entreprises françaises ouvertes sur l’international (et notamment sur les pays
anglo-saxons). Notons, à ce propos, que des Autorités Indépendantes comme la
Commission for Racial Equality ont su habilement prendre appui sur ces discours de la
profitabilité de la diversité, mais aussi sur le fait que l’égalité raciale pouvait être un
élément de la « qualité » des prestations et des service, pour intéresser les agents
économiques (privés et publics) ainsi que les administrations publiques à ce problème et
pour les inciter à participer à la lutte contre les discriminations et à la promotion de
l’égalité et de la diversité.
Ainsi, plutôt que de décevoir l’éveil des agents économiques et de fustiger leur intérêt
(fut-il strictement économique) pour cette question, les chercheurs français feraient donc
mieux de s’en féliciter et de tenter d’accompagner cette conversion des entreprises au
problème de la lutte contre les discriminations. D’autant que, sur la foi de certains des
rapports de l’Institut Montaigne (Cf. Blivet, 2004), il est d’évidence que ce sont eux qui,

87
mieux que les chercheurs patentés, ont compris de quoi il retournait. Cette proposition
faite par C. Bébéar d’une sorte de « ethnic monitoring » n’est pas farfelue puisqu’il s’agit
là d’un dispositif on ne peut mieux ajusté, nécessaire même comme on va le démontrer,
à la lutte contre les discriminations. Et cela, spécialement contre les discriminations
« indirectes » dont P. Weil s’inquiètent pourtant à plusieurs reprises dans son ouvrage et
dont ils réclament aux entreprises de s’occuper instamment.

« Pour l’entreprise privée, c’est la lutte contre les discriminations directes


et indirectes qui doit être privilégiée » (Weil, p. 99, 2005b).

Ainsi qu’il apparaît, P. Weil ne réalise donc pas que le dispositif de proto « ethnic
monitoring » proposé dans le Rapport Bébéar, celui là-même qu’il fustigeait quelques
pages auparavant de son petit ouvrage, est constitutif de la praticabilité, de l’efficacité
mais aussi de l’évaluation de cette lutte contre les discriminations « indirectes » dont il
attend l’envol et la mise en oeuvre.

88
La centralité du « ethnic monitoring » : remettre aux sujets des normes juridiques les
moyens de mener une enquête modelée sur le raisonnement du juge afin qu’ils veillent à
la licéité de leurs actions et s’efforcent de viser l’égalité

Ce travail de révision et d’encadrement que doit permettre d’armer et de conduire le


droit, par lequel il s’agit d’aménager et d’ordonner à nouveau frais les épreuves (et les
conventions sur lesquelles elles s’appuient) en tenant compte des exigences d’une règle
de droit qui proscrit doublement les discriminations « directes » et « indirectes »,
réclame la disponibilité de dispositifs capables d’équiper et de soutenir la vigilance des
agents et d’ancrer dans leur conscience un souci durable et permanent quant aux
conséquences discriminatoires susceptibles de résulter de leurs activités. Comme on va le
voir, ces dispositifs sont de nature et de facture statistiques, ils appellent une prise en
compte réglée, et cela sur tous les lieux soumis à l’empire de la loi, des motifs qui
conduisent à la génération de discriminations illégales ; soit, pour ce qui nous occupe, la
« race » et les appartenances ethniques, deux choses qui se doivent donc d’être figurées
catégorialement.
Par là, il convient d’entendre que la mise en œuvre et l’observation pratique des
dispositions légales requiert donc non seulement la mobilisation de la statistique publique
– statistique publique qui, au Royaume-Uni, fait place à une « Ethnic question » dès le
recensement de 1991 – mais qu’elle impose aussi de confier aux destinataires des
normes juridiques la responsabilité d’évaluer continûment le degré de conformité de leurs
pratiques au regard des exigences anti-discriminatoires du droit, cela afin de leur
permettre, notamment, de moduler localement les politiques anti-discriminatoires
définies par la CRE, ou toute autre autorité indépendante, et de répondre de leurs
actions.
C’est là le principe du « ethnic monitoring », dont la centralité dans les politiques anti-
discriminatoires anglaises reflète simplement la réelle prise en compte par les pouvoirs
publics des implications pratiques et normatives de la prohibition de la « discrimination
indirecte ». Ainsi, via le « ethnic monitoring », il ne s’opère rien d’autre, et rien de plus,
qu’un déplacement, vers les lieux mêmes de la discrimination potentielle, de l’exercice de
la modalité de jugement par lequel l’autorité juridictionnel, au final, sera éventuellement
appelée à se prononcer quant à la légalité de la pratique contestée devant elle par l’une
des parties qui sera montée au procès. La règle de droit sert donc bien, en pratique, de
« modèle pour l’action » (Jammeaud, op. cit.) puisque l’« ethnic monitoring » ne fait,
finalement et simplement, que donner aux destinataires des normes juridiques les
moyens de mener une enquête et de soutenir une vigilance qui sont modelées sur le
raisonnement de l’autorité juridictionnelle confrontée à l’éventualité d’une
« discrimination indirecte » qui aurait été dénoncée devant elle par un plaignant.

89
Il convient donc de revenir de façon plus circonstanciée sur les implications de ce
dernier concept de « discrimination indirecte » de sorte à voir pourquoi il requiert
d’apprêter101 d’une nouvelle manière les environnements d’épreuves (et les conventions
qu’elles embarquent) et pourquoi il impose de rendre disponible des appuis inédits, ainsi
du « ethnic monitoring », aux sujets des normes juridiques. On va donc maintenant se
pencher, par le biais d’une enquête strictement analytique, sur cette notion de
« discrimination indirecte ».

Les implications logiques du concept de « discrimination indirecte » et les contraintes


logistiques de son opérationnalisation

L’opérationnalisation, la mise en œuvre, du concept de « discrimination indirecte » est


gouvernée par un raisonnement statistique. En effet, c’est sur la base de la factualité
d’un impact négatif (« adverse impact ») affectant un groupe spécifique, constitué sur
base de l’un des motifs prohibés, que s’évalue et que se détermine l’occurrence d’une
telle discrimination. Dès lors, il faut bien, en d’autres termes, faire appel à un
raisonnement comparatif élémentaire qui, après avoir fait le départ entre les personnes
sous le rapport de l’un des motifs discriminatoires, apprécie leur situation face à une
diversité d’épreuves afin de voir si d’aucunes y ont été moins bien traitées que d’autres.
Parce qu’il autorise et réclame l’inspection des effets et des conséquences de
« pratiques » ou de règles formellement neutres102, et non plus seulement la saisie d’une
intention discriminatoire, le concept de discrimination indirecte ne peut donc faire
l’économie du pouvoir de factualisation offert par le raisonnement statistique puisque lui
seul permet d’objectiver des inégalités ou des différentiels de traitement en leur donnant
la forme d’un « fait » observable sur lequel un accord pourra converger et un jugement
s’engrener. S’il arrive, déjà, qu’une opération statistique soit requise pour mettre au jour
une discrimination « directe »103, il se fait qu’une telle opération est proprement
incontournable lorsque c’est d’une éventuelle discrimination indirecte qu’il s’agit ;
puisque celle-ci ne peut se percevoir104 tant que n’a pas été réalisée une enquête

101
Par apprêt, nous entendons ici une préparation et une mise en forme des épreuves, de
l’environnement et des agents de sorte à ce qu’ils puissent faire place à la venue et aux exigences
pratiques et normatives de la règle de droit (Stavo-Debauge, 2004a). Pour un usage de ce concept sur
d’autres terrains et pour d’autres problèmes, cf. Stavo-Debauge & Trom (2004).
102
C’est-à-dire qui ne font pas expressément le départ entre les personnes sur la base de l’un des
motifs prohibés afin de leur appliquer, sciemment, des traitements différents faisant fi du principe
d’égalité.
103
Dans les cas (au demeurant très fréquents) où, faute de consigne explicite ou de témoignage,
l’intention discriminatoire n’est pas flagrante. Dans ce contexte, l’une des voies de la factualisation est
le « testing », qui traduit et met en œuvre, expérimentalement, un raisonnement statistique (Simon &
Stavo-Debauge, 2004).
104
Nous reviendrons plus loin sur le problème de la « perception » des discriminations.

90
rassemblant en un tableau statistique des individus (distingués au moyen de catégories
ad hoc) afin d’établir s’il existe ou non entre eux un écart significatif qui serait fonction
de leur « race » ou de leur ethnicité ou qui pourrait être rapporté à leur « race » ou à
leur ethnicité.
Ainsi, ce qu’il faut comprendre, et ce sur ce quoi il convient d’insister, c’est que la
factualité même de la « discrimination indirecte » est soumise à un régime probatoire
spécifique. Et une fois ce concept inscrit dans le droit, il appert que l’obligation de non-
discrimination ne se comprend plus de la même façon et qu’elle se montre
singulièrement plus exigeante pour les sujets des normes juridiques en ce qu’elle fait
peser sur eux une contrainte inédite de réflexivité. Cette hausse de l’exigence pesant sur
eux doit, en retour, permettre d’accroître la protection du droit à l’égalité des personnes
appartenant à une minorité ethno-raciale, des personnes auxquelles il est formellement
garanti qu’elles ne seront plus passibles de traitements ou de pratiques, de sélection ou
d’allocation, dont les conséquences leurs sont systématiquement défavorables.

Le raisonnement statistique et l’implicite catégorial logé dans le droit anti-discriminatoire


ainsi que dans la catégorie même de « discrimination »

L’institution de cette notion de « discrimination indirecte » au surplus de celle de


« discrimination directe » est donc lourde de conséquences, des conséquences que
l’adjonction de ce préfixe en « in-» ne semblent pas laisser présager. Si la notion de
« discrimination indirecte », dispose d’une formidable force critique qui peut être
mobilisée pour réviser les conduites et procédures d’allocation, de sélection, de
promotion mais ausi les conditions d’exercice du travail et d’accès à divers biens (y
compris des services), elle exige, pour faire son œuvre, que soit confectionné et rendu
disponible un ensemble de ressources logistiques susceptibles d’équiper la vigilance des
personnes à l’égard des effets et conséquences de leurs conduites et de leurs activités.
Si l’on parle ici de force critique, c’est pour une raison simple. En effet, cette notion
autorise le droit à sanctionner des conduites en allant « au-delà de l’intention
discriminatoire » (Miné, 1999, p. 92,) en ouvrant pour cela à une considération et à une
appréciation des conséquences des actions et des activités dont sont responsables les
justiciables. Depuis l’inscription de cette catégorie juridique dans le corpus du droit – une
catégorie versée au droit du travail français depuis la transposition des Directives
Européennes – il n’est ainsi plus nécessaire de disposer du document d’une intention
(trace écrite, déclaration orale, présence explicite d’un critère qui dispose un motif
prohibé, témoignage d’un tiers, etc.) pour considérer en droit qu’il y a eu, ou qu’il y a ou
pourrait y avoir, « discrimination ».
Armé de cette notion, le jugement ne vise donc plus des dispositions inactives
(procédures, règles, pratiques ou critères appréciés « au repos » et jugés sur ce qu’ils

91
déclarent, formellement, à l’attention) mais il peut maintenant enquêter sur leur activité
même en estimant les effets ou impacts de leur mise en œuvre sur des classes
d’individus, spécifiés par leur « appartenance » à des « groupes » passibles de
discriminations et auxquels une égale « protection » doit être offerte. Comme le note G.
Calvès, sans toutefois en prendre la pleine mesure et cela à la différence des juristes et
« policy makers » anglais105, suite à l’instanciation de la notion de « discrimination
indirecte » :

« le juge (…) se trouve invité à apprécier les effets pratiques des normes
(…) contestées devant lui » (2001, p. 169).

Cette invitation, si ce n’est cette obligation, à scruter des effets permet alors
d’inspecter et de soumettre à l’exigence de non-discrimination des « règles »,
« pratiques », « critères » et « procédures » s’adressant uniformément aux personnes.
Sous un tel régime de compréhension juridique de la discrimination, comme on va le
voir, cette uniformité ne vaut plus égalité en ceci qu’elle ne saurait préserver d’un effet
discriminatoire ou de la génération de désavantages spécifiques frappant
systématiquement certaines personnes. Il est notable que cet approfondissement vaut
maintenant pour le droit européen, et donc pour le droit français depuis les
transpositions, puisque :

« la consécration législative de la notion de discrimination indirecte –


imposée il est vrai par des directives communautaires de 1997 et 2000 –
manifeste un véritable changement de perspective. Cette notion a en effet
pour fonction de faire tomber sous le coup de la loi des différences de
traitement qui, de jure irréprochables, s’avèrent, de facto, génératrices
d’illégalités. Une présomption d’illégalité est établie à l’encontre d’une
mesure, d’une pratique ou d’un critère “apparemment neutre” (…), dès lors
qu’elle “affecte une proportion nettement plus élevée de personnes d’un sexe”
(directive de 1997) ou “est susceptible d’entraîner un désavantage particulier

105
G. Calvès estime en effet que le droit anti-discriminatoire français est « aux antipodes d’un droit de
la non-discrimination de type anglo-saxon, qui repose intégralement sur l’énumération de “ classes
protégées ” » et qu’il peut se passer de la constitution de catégories et de l’usage de la statistique
(2002). Or, si l’on se montre attentif à l’opérationnalisation de ce droit et si l’on prête attention à ses
conditions de félicité, il apparaît que l’on ne peut faire l’économie, dans la dynamique même du
jugement, de la constitution de « classes protégées », et cela quand bien même ce sont bien des
« individus » qu’il s’agit de protéger et non des « groupes ». Par ailleurs, contrairement à ce que veut
laisser croire un préjugé tenace, un préjugé qui fleure bon la mauvaise foi, le droit anti-discriminatoire
« de type anglo-saxon » (op. cit.), qui est maintenant un droit anti-discriminatoire européen, ne donne
nullement lieu à des « droits collectifs ».

92
pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport
à d’autres personnes” (directive de juin 2000) » (Calvès, 2001, p. 169).

Suite à cette consécration de la notion de « discrimination indirecte » – qui est


intervenue dès 1976 au Royaume Uni, d’où leur singulière avancée quant à l’exploration
des implications normatives et pratiques de cette notion et de ce droit – le champ
d’applicabilité du droit, sa portée ainsi que sa force se sont donc trouvés
considérablement étendus parce que la quête de l’intention de l’auteur de la « mesure »,
de la « procédure » ou de la « pratique » incriminée n’est plus requise. Ainsi, il n’est
alors plus nécessaire de disposer du document de cette intention pour appeler le droit
afin d’obliger un justiciable à répondre de sa conduite ou des effets de sa conduite
devant la loi. Même s’il convient d’identifier et de circonscrire le quoi (« règle »,
« mesure », « pratique ») emportant de tels effets ou conséquences discriminatoires – et
cela peut être fort difficile –, il reste que ce ne sont donc plus uniquement des actes
discontinus et ponctuels, déclarant ou instanciant une intention « raciste » ou bien
encore inscrivant une distinction indue, qui peuvent faire alors l’objet d’une inspection et,
le cas échéant, d’une sanction.
En effet, pour peu que le fait d’un désavantage ou d’une inégalité de traitement ait été
porté à l’attention du juge, ce sont alors bien des processus qui peuvent être incriminés –
sous réserve que ces processus aient été découpés, scandés en autant d’épreuves
identifiables, cela afin d’isoler l’opérateur problématique ou l’objectif tendancieux et
d’appeler le responsable à répondre de sa légitimité. Comme le note G. Calvès – mais là
encore sans réaliser pleinement ce que cela entraîne –, fort d’un tel concept, il se fait
alors que, pour le droit :

« la discrimination n’est donc plus seulement définie comme un acte


ponctuel et intentionnel : elle est également repérable objectivement,
indépendamment des intentions et mobiles des agents » (ibid., p. 169).

Mais, si extension de la force de la loi il y a, il reste qu’il convient de disposer de


quelques conditions pour l’appeler et de quelques appuis pour lui paver un chemin
praticable. Un chemin qu’elle pourra alors emprunter pour s’assurer un plein exercice et
faire valoir son autorité en soumettant les justiciables à une obligation de révison des
conventions et d’encadrement des épreuves et des actions. Une révison et un
encadrement informés par le « modèle pour l’action » (Jeammaud, op. cit.) que rend
disponible la règle de droit qui prohibe les discriminations (« directes » et « indirectes »).
Pour s’exercer, si l’on reprend la formulation de G. Calvès, le droit, mais aussi les
justiciables, doivent pouvoir trouver et faire usage d’un équipement et de dispositifs qui

93
leur permettent de repérer la discrimination potentielle et d’être en mesure de l’établir
objectivement.

Afin d’entrevoir ce que requiert un tel droit, et avant de voir ce qu’il attend des sujets
des normes juridiques106, l’on doit s’adonner à une enquête analytique simple, mais
décisive, relative à la façon dont se constitue le fait de la « discrimination » – et cela
dans sa généricité, c’est-à-dire qu’elle cette « discrimination » soit « directe » ou
« indirecte ». C’est en effet sur la base d’une factualité, celle d’une inégalité de
traitement dûment constituée et portée à son attention, que le droit se mettra en branle
puisqu’il pourra y soupçonner la présence potentielle d’une atteinte aux droits des
personnes. Il nous faut donc revenir sur le concept même de « discrimination » et faire
quelques petites remarques très générales, relatives à la grammaire même de ce concept
(i.e. aux conditions logiques et pragmatiques de son usage), et qui permettent de voir
que la question des catégories ethniques et/ou « raciales » est logée au cœur même du
droit et de la politique anti-discriminatoire (« politique » y compris dans son sens
militant).

106
Toutes choses accomplies en Angleterre par le moyen de la généralisation de l’usage du « ethnic
monitoring ».

94
Une « discrimination » ne se perçoit pas, elle doit être établie au moyen d’une enquête
comparative élémentaire de facture statistique

Ainsi qu’on l’a mentionné, la compréhension antérieure de la notion de discrimination


ne sanctionnait que le fait de distinguer expressément les individus sur base d’un des
motifs prohibés. En prohibant la discrimination, il s’agissait par là d’interdire un
engagement intentionnel à faire le départ entre les personnes et à leur réserver des sorts
différents en vertu de distinctions qui, en droit, ne devraient disposer d’aucune
pertinence. Solidaire d’une compréhension qui ordonnait son enquête à la saisie d’une
intention ou d’une déclaration, pour le juge (et les justiciables) la « discrimination »
pouvait donc, en un certain sens, se percevoir ou, à tout le moins, s’entendre – et cela
spécialement en France où les lois anti-discriminatoires visaient essentiellement à
contrecarrer et à attaquer un « racisme » appréhendé et traité principalement comme
l’expression d’une « idéologie » funeste ou d’une « opinion » haineuse (Bleich, 2003).
Elle était qualifiée telle, si le juge pouvait arrêter son attention et clore son jugement sur
la perception d’une intention ; intention documentée devant le juge par des textes la
consignant, par un témoin d’une déclaration de la personne incriminée, etc.
Or, maintenant, tel que se comprend ce concept, suite à l’extension réalisée par la
notion de « discrimination indirecte », on peut dire qu’une « discrimination » est
clairement quelque chose qui ne se perçoit pas. Si l’on nous accorde qu’ordinairement
par « perception » il est entendu une saisie et une compréhension immédiate, dans le
présent d’une situation, d’une signification prélevée dans l’environnement, alors une
« discrimination » ne se perçoit pas, elle doit être amenée à la perception au prix d’une
enquête et d’un raisonnement comparatif nécessitant un appareillage (notamment
catégorial) spécifique.
En effet, les cas où l’on peut dire, sans prononcer une phrase grammaticalement
insensée, que l’on perçoit une « discrimination » sont excessivement rares. A la limite, on
ne peut en envisager qu’un seul et c’est d’ailleurs sur celui-ci que semblait, jusqu’à lors,
se concentrer le droit français, hanté qu’il était par une certaine forme de « racisme ».
Pour prononcer une telle phrase, il faudrait être témoin d’une scène où une personne
« raciste » se déclare telle et légende son acte lorsqu’elle agit à l’encontre de sa victime.
Et encore, notre témoin ne pourrait percevoir là une « discrimination » que si, hormis lui,
la scène à laquelle il assiste comprend au moins trois personnes : (A) le « raciste », (B)
une personne ayant une apparence ou une identité descriptible sous une catégorie X et
(C) une autre personne ayant une apparence ou une identité descriptible sous une
catégorie Y. Ajoutons que pour que notre témoin perçoive là une « discrimination » il doit
savoir que l’individu (A) n’a pas le droit de faire le départ entre l’individu (B) et l’individu
(C) en prenant appui sur leur apparence ou identité « raciale » et/ou ethnique. Si toutes
ces conditions sont réunies, si le témoin dispose de ces connaissances et s’il embrasse la

95
scène d’un seul regard, alors seulement il pourra dire qu’il a perçu une
« discrimination ». C’est-à-dire qu’il verra l’individu (A) énoncer qu’il donne effet au fait
que les individus (B) et (C) n’ont pas la même apparence ou la même identité « raciale »
et/ou ethnique et qu’il agit en raison de cette différence même alors qu’il devrait ne
donner aucune valeur pratique à celle-ci puisque le droit l’interdit. Notre témoin, s’il
assistait à une telle scène, percevrait un cas exemplaire, mais rare, d’une discrimination
raciale (ou plutôt « raciste ») directe et flagrante car intégralement explicitée par son
auteur.

La raison de ce détour est très simple. En l’opérant, nous posons à leurs bases mêmes
les questions de la confection des catégories ethniques et « raciales » et de la mise en
œuvre du « ethnic monitoring » en Angleterre, lesquelles sont solidaires de la possibilité
même de factualiser107 le méfait des discriminations et d’agir en conséquence. Ce détour
cherche simplement à montrer qu’un jugement établissant l’occurrence du méfait d’une
« discrimination » ne peut s’activer que sur la base d’une épreuve « statistique » et qu’il
ne peut s’énoncer qu’en considérant l’issue de cette épreuve puisque c’est elle qui
détermine et constitue le fait qui doit être porté à l’attention du juge ou des pouvoirs
publics. Par épreuve statistique, il faut bien comprendre qu’on ne désigne ni la discipline
elle-même (la Statistique) ni l’appareil public qui la supporte (en Angleterre l’ONS, en
France l’INSEE ou l’INED). On entend simplement un travail consistant à ramasser et à
rassembler en un tableau des situations, des individus, etc., afin d’opérer une
comparaison permettant d’établir s’il y a ou non, et si oui dans quelle mesure, des écarts
entre eux sous un certain rapport ; un rapport indexé aux motifs prohibés (« race »,
origine ethnique, orientation sexuelle, religion, etc.).

Si l’on regarde un texte de loi définissant le concept de « discrimination » notre propos


apparaîtra plus clairement. Ainsi de la Directive européenne et de la définition de la
notion de « discrimination directe », soit le cas le plus simple et qui pourtant déjà, et
d’emblée, engage un tel raisonnement :

« Une discrimination directe se produit lorsque pour des raisons de race ou


d’origine ethnique, une personne est traitée de manière moins favorable
qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation
comparable » (article [par. 1.a] de la directive 2000/43 du 29 juin 2000).

107
Les juristes diraient « matérialiser », le juge cherchant des « éléments matériels » permettant de
fonder un « fait » et d’ouvrir la qualification d’un délit.

96
La notion juridique de « discrimination », et d’ailleurs cela avant même qu’elle ne soit
spécifiée comme étant « directe » ou « indirecte », est de part en part comparative,
puisqu’il s’agit, à l’issue d’une épreuve quelconque, d’établir une balance de justice entre
plusieurs individus y ayant communément pris part afin de savoir si d’aucuns ont été
moins bien traités que d’autres. La violation de l’interdiction de discriminer n’a donc pas
la factualité d’un délit ordinaire et c’est dans la nature même de cette factualité que gît la
raison principale du « ethnic monitoring » anglais et la nécessité de confectionner des
catégories ethniques et/ou « raciales ». En effet, on n’établit pas que quelqu’un a violé
un tel interdit comme on peut montrer qu’un employeur n’a pas respecté une « norme de
sécurité » ; en constatant de visu qu’il n’y a pas, par exemple, d’extincteur à tel endroit
ou d’issue de secours à tel autre.
Sauf si une intention se publie dans un énoncé non ambigu ou bien s’inscrit dans un
texte valant « instruction » ou « consigne » (ce qui est très rarement le cas), la violation
de l’interdiction de discriminer ne se perçoit pas, elle est établie à l’issue d’une
comparaison entre diverses situations et classes de personnes afin d’objectiver le fait
d’un désavantage ou d’une défaveur. Ce différentiel doit jouer systématiquement en
défaveur d’une classe, défaveur qui doit pouvoir être rapportée à la catégorie que
rendent disponibles – malgré eux – les individus. Si c’est le cas, il apparaîtra alors que,
durant l’épreuve à laquelle tous ont participé, quelqu’un (un auteur) ou quelque chose
(« procédure », « règle » ou « mesure ») a donné effet à la catégorie d’appartenance ou
fait une différence qui affecte défavorablement une personne appartenant à une classe
comptée comme une minorité ethno-raciale. Il y aura donc discrimination raciale si (i) un
différentiel négatif se trouve objectivé en un fait observable, si (ii) ce différentiel peut
être indexé à un opérateur (auteur, « procédure », « règle », « mesure ») dont il soit
possible de dire qu’il donne effet à une caractérisation « raciale », prend appui sur celle-
ci ou génère des conséquences négatives pour la personne appartenant à tel ou tel
groupe, et enfin si (iii) les objectifs de celui qui est responsable de cet opérateur sont
tenus par le juge pour illégitimes ou disproportionnés dans leurs conséquences.

Ainsi, pratiquement parlant, pour qui a la charge de juger, il appert qu’un tel chemin
se parcourt à rebours. Pour avérer une discrimination, il faut disposer du désavantage ou
de l’inégal traitement comme d’un fait, fait dont il convient de montrer qu’il résulte d’un
opérateur qui emporte ou donne effet. Mais, au départ il faut établir ce désavantage ou
cet inégal traitement, il faut les factualiser en procédant pour cela à une enquête
comparative qui met en branle un raisonnement statistique élémentaire. Et pour arrêter
cette factualisation, il faut nécessairement agencer des catégories faisant le départ entre
les individus engagés dans l’épreuve et soumis à son empire sous le rapport de leur
« origine », de leur « race », de leur couleur, etc.

97
Le raisonnement et l’exposition statistique doivent nécessairement intervenir avant
même toute « mesure » ou tout « chiffrage » de la « discrimination »

Ainsi, et c’est décisif, ce n’est donc pas pour « quantifier » ou « mesurer » des
« discriminations » qu’il est nécessaire d’agencer un dispositif catégorial et de lancer des
enquêtes s’appuyant sur un raisonnement statistique108, ce qui laisse entendre à tort
qu’elles seraient déjà avérées et disponibles comme autant de faits objectifs,
publiquement visibles et offerts à l’attention commune. Ce n’est pas pour chiffrer la
réalité d’un discrimination déjà disponible à l’attention que les catégories et la statistique
sont nécessaires, mais bien plutôt pour la constituer et l’établir comme réalité
publiquement accessible en l’état d’un « fait » publiquement observable.
C’est donc une grave erreur de jugement que commettent F. Vour’ch et V. De Rudder
lorsqu’ils récusent l’usage de la statistique et la confection de catégories ethniques et/ou
« raciales » en estimant qu’il n’est pas nécessaire de « chiffrer » les « victimes » de la
discrimination parce que ce qui importe c’est un « travail d’analyse ». Leur argument est
d’autant plus faible qu’ils visent, qui plus est, les discriminations « indirectes » – dont on
vient de voir qu’elles réclament le renfort de la statistique pour pouvoir acquérir la
surface d’une factualité publiquement accessible.

« S’il est aléatoire de « compter les plaintes », il est beaucoup plus difficile
de compter « ce qui ne se voient pas », de recenser, donc, non seulement ce
qui révèle des discriminations directes, mais aussi celles dites « indirectes »
qui sont incorporées dans les comportements et les pratiques quotidiennes
des institutions privées comme publiques, qui sont de fait institutionnalisées.
Celles-ci, pour être « révélées » nécessitent moins une comptabilité qu’un
travail d’analyse » (Vour’ch et De Rudder, 2000).

Grave erreur, dit-on, puisqu’ils font comme si le « fait » discriminatoire se donnait de


lui-même à l’attention et que ses « victimes » apparaissaient en plein jour, et pour
quiconque, avant toute enquête comparative mobilisant des catégories ad hoc109. Or, il
n’en est rien puisqu’en vertu de la grammaire même qui gouverne l’usage et

108
Des enquêtes qui peuvent être continues, afin que les agents (publics et privés) puissent gagner une
réflexivité constante et rendre public les conséquences de leurs activités quant à la « race » de leur
public ou de leurs employés, comme l’autorise le « Ethnic monitoring ».
109
Ce qui pour le coup serait de la « magie », une magie logique plus encore qu’une « magie sociale »
(op. cit.). Une expression de « magie sociale », empruntée à P. Bourdieu, que ces deux chercheurs
aiment à employer pour dire leur inintérêt de la question de la statistique mais qui masque bien mal
l’insigne faiblesse logique et politique de leur position.

98
l’intelligibilité de ce concept de « discrimination »110, il se trouve qu’une
« discrimination » ne peut s’établir et s’éprouver comme factualité et réalité que pour qui
dispose de catégories permettant de distinguer les individus descriptibles sous X de ceux
qui le sont sous Y, Z, etc., et s’occupe ensuite de l’égalité de traitement des uns et des
autres en dressant un tableau comparatif (ventilé selon les X, Y, Z, etc.). Et « le travail
d’analyse » dont V. De Rudder et F. Vour’ch parlent ne saurait remplacer l’établissement
de la réalité de l’inégalité ou du désavantage « racial », puisque ce fameux « travail
d’analyse » ne peut se déployer que secondairement, soit une fois la réalité de la
« discrimination » constituée ; et cette réalité ne peut être constituée et portée à
l’attention sans la disposition de catégories ethno-raciales et sans l’aide d’un
raisonnement statistique élémentaire.

Et remarquons, d’ailleurs, que cette nécessité des catégories est inhérente au double
questionnement que déplace l’exigence de non-discrimination telle qu’entendue par le
droit anti-discriminatoire. Et cela, qu’il soit français, britannique ou européen, puisque les
contraintes logiques et les conditions de félicité de ce droit sont les mêmes, les énoncés
et les notions du droit ont leur logique et elle ne change pas, comme par « magie », en
traversant les frontières. Exigence qui questionne, d’abord, la réalité et l’effectivité de
l’égalité. Or questionner la réalité de l’égalité suppose nécessairement de faire des parts
et de s’inquiéter d’une répartition, bref elle invite à l’enquête. En outre, elle interroge la
justice et le caractère équitable des épreuves par lesquelles s’allouent des biens ou se
distribuent des qualités, des places, des ressources, etc. Ainsi, l’exigence de non-
discrimination, proprement comprise, met à la question la justice des épreuves et
s’enquiert de savoir si elles n’emportent pas des effets que l’on peut dire
« discriminatoires » s’ils affectent négativement une catégorie spécifique d’individus en
les empêchant de rencontrer positivement ce que celles-ci requièrent. D’une certaine
façon, on peut même dire que l’exigence de « non-discrimination » conjoint ces deux
inquiétudes et déplace une demande de purification et de révision des épreuves et des
conventions afin d’y faire cesser le jeu de « forces » illicites, « forces » (Boltanski &
Chiapello, 1999) qui ne peuvent s’appréhender qu’à travers l’exposition de la
disproportion de leurs effets et conséquences au détriment de certains « groupes ».
Dès lors, le droit anti-discriminatoire donne lieu à cette conséquence pratique énoncée
sans détour par Olivier De Schutter, qui dit d’ailleurs immédiatement le « conflit de
droits » en résultant :

« proprement comprise, l’exigence de non-discrimination impose une


obligation de tenir compte de certaines différences, ce qui implique la visibilité

110
Et cela que ce soit dans le langage juridique ou dans le langage courant.

99
de celles-ci, alors que la garantie de la vie privée exigerait plutôt que ces
différences demeurent à l’abri de toute forme de divulgation et ainsi soient
ignorées » (2001, p. 39).

Pour des raisons logiques irrécusables et élémentaires, des raisons avec lesquelles il
semble bien vain de chercher à biaiser, il appert que, conjointement à la mise en œuvre
de l’exigence de non-discrimination, vient donc une contrainte de mise en visibilité, de
spécification et de consignation de la « race », de la couleur ou de l’origine ethnique.
La consignation et la mise en visibilité de la « race » permettent au juge, ainsi qu’aux
justiciables et aux pouvoirs publics, de s’inquiéter de l’égalité en objectivant des effets et
des conséquences défavorables résultants du jeu des épreuves d’allocation ou de
distribution des biens et des positions sociales. Sans une telle consignation, il s’avère
tout bonnement impossible de savoir si les sujets des normes juridiques répondent aux
exigences de la loi. De sorte que ne pas mettre à leur disposition des équipements
adéquats, les autorisant à veiller à ces conséquences, revient à les exposer à la morsure
des sanctions sans leur permettre de réviser leur conduite ou d’apprêter autrement les
épreuves et les conventions dont ils sont responsables afin d’éliminer la génération de
coupables discriminations. De même qu’il devient également très délicat aux plaignants
de faire valoir leurs droits. Car, en effet, comment faire valoir un droit et porter des
droits, avec quelques chances de se faire entendre et reconnaître, si l’on ne peut
documenter de façon probante une atteinte à celui-ci que ce soit face au juge ou face aux
pouvoirs publics ?
Voilà, d’ailleurs, une autre pierre (une de plus !) à mettre dans le jardin
« mouvementiste » d’auteurs comme V. De Rudder, F. Vour’ch ou C. Poiret. Des auteurs
qui ont une vue fort peu pragmatique sur les « mouvements sociaux » – mais cela n’est
pas étonnant car ils semblent plus intéressés par une certaine mystique du « mouvement
social » – et les « problèmes publics ». De façon fort étrange, de façon littéralement
inconséquente conviendrait-il même de dire, ils se refusent à offrir à ces « mouvements
sociaux » des appuis décisifs pour faire valoir et faire reconnaître les torts et méfaits
contre lesquels de tels agents du « changement du social » se mobilisent. En effet, ils
opposent d’une bien curieuse manière la force de mobilisation des « mouvements
sociaux » à la statistique.

« Les statistiques ne sont pas inutiles, loin de là, mais il y a quelque


« pensée magique » à croire qu’il faut et suffit de disposer de « chiffres »
pour provoquer des changements (…). C’est la « révolte des opprimées » et
non les statistiques qui parvient (parfois ou un peu) à mettre fin à cet
« apartheid » social. C’est essentiellement d’un mouvement social fort de

100
protestation contre ces ruptures d’égalité, des privations d’universalité, que
pourra venir un changement radical des rapports sociaux de domination que
subissent les discriminés ethnicisés et racisés (…). Ces mouvements sont en
réalité bien souvent la seule voie par laquelle les dominés peuvent se faire
entendre » (Vour’ch & De Rudder, 2000).

Mais, pour se mobiliser et arriver à forcer les pouvoirs publics, mais aussi le
« public », à la reconnaissance d’un tort et d’un méfait quant à l’égalité, ne convient-il
pas que ces « mouvements sociaux » soient en mesure de les constituer en l’état d’un
« fait » consistant ? Un « fait » que les pouvoirs publics et le « public » ne pourront
ignorer et contre lequel il sera, pour les uns et les autres, alors difficile d’objecter. Il n’est
pas étrange, sociologiquement parlant, d’estimer qu’une mobilisation n’a de chances de
pouvoir peser et de se faire entendre que si elle est en mesure de s’appuyer sur une
force probatoire et sur une capacité d’exposition du tort sur lequel elle veut attirer
l’attention publique et contre lequel elle réclame une action.
Or, étant donné la nature même du tort de la « discrimination », cette probation et
cette exposition ne peuvent être adéquatement réalisées sans l’aide d’un raisonnement
et d’un équipement statistique qui constitue puis donne à voir le « fait » d’une inégalité
ou d’un désavantage ethnique ou « raciale ». Dès lors, ne pas vouloir s’en remettre aux
pouvoirs de la statistique, c’est donc du même coup rendre incapables les « mouvements
sociaux » de se faire entendre et d’arrêter l’attention publique sur la réalité des méfaits
de la discrimination et des inégalités « raciales », puisque cela revient à les priver d’une
ressource essentielle en ce qu’elle leur permet, précisément, de constituer la réalité de
ces méfaits et de les exposer. L’on verra d’ailleurs que c’est en vertu d’une vision très
pragmatique de l’action publique revendicative que les anglais ont compris que la
disponibilité de catégories et de statistiques « raciales » offraient de puissantes
ressources aux minorités ethno-raciales elles-mêmes. Des minorités ethno-raciales qui,
sur cette base, pouvaient alors demander des comptes aux institutions privées et
publiques et s’engager, de leur propre chef, dans une politisation de leur situation.
Quoiqu’il en soit, et au de là de ces considérations militantes, il reste qu’il convient de
porter la « race » à l’attention des agents afin qu’ils s’efforcent de ne pas lui donner
effet, car si l’on veut rendre compte des conséquences de leurs actions quant à la
« race » et si l’on veut pouvoir leur demander des comptes, il faut bien qu’il en soit
quelque part tenu le compte.
Voyons maintenant comment c’est bien de la sorte que procède la politique anti-
discriminatoire anglaise, cela en poursuivant ni plus ni moins ce que réclame et implique
le droit lorsqu’il est question de le mettre en œuvre avec cohérence.

101
Du travail du juge aux obligations des sujets des normes juridiques, du « jugement de
droit » au « jugement ordinaire » : à propos de la réalisation pratique des obligations
juridiques

Armé du concept de « discrimination indirecte », le juge, pour établir l’existence d’une


discrimination dont un justiciable aurait été victime, doit donc pouvoir se référer à un
différentiel négatif objectivé susceptible d’être rapporté à un opérateur (procédure, règle,
pratique, convention, etc.) qui produit des conséquences systématiquement défavorables
pour les membres de tel ou tel « groupe » ethnique et/ou « racial » auquel ledit
justiciable estime appartenir (en conscience, s’il en va d’un « groupe ethnique », malgré
lui, s’il s’agit d’un « groupe racial »111). Toutefois, son travail ne s’arrête pas là, puisqu’il
doit ensuite examiner la légitimité de l’opérateur mis en cause – l’existence d’un
désavantage relatif ne valant pas à tout coup discrimination – en enjoignant l’agent
responsable de justifier du bien fondé de celui-ci eut égard à une pluralité d’objectifs
endogènes à son activité. Il revient alors au juge, et là est le centre de son travail,
d’évaluer les justifications produites par la personne incriminée à l’appui de la pratique
ou du critère qui générerait un impact « disproportionné », cela à la lumière d’une
diversité d’ordres de légitimité (Leader, 2002).
Afin que le droit gagne en opérationalité et en réalité, il se trouve que c’est ce
jugement en plusieurs étapes, par lequel le droit qualifie une situation comme étant
discriminatoire, qui devra pouvoir se former sur les lieux de l’action et faire l’objet d’une
appropriation par les sujets des normes juridiques. Une appropriation que s’occupe de
faciliter la CRE par l’édition de « guidances » et autres « codes of practice » qui
consignent pour les justiciables des bonnes façons d’inspecter leurs actions et de
remodeler leurs pratiques et procédures. On remarquera ainsi que les « codes » en
question ainsi que le « ethnic monitoring » ont aussi pour objet de réduire la distance
entre le « jugement ordinaire » et le « jugement de droit » (Thévenot, 1992). De même,
parce qu’ils sont appariés au dessin de politiques locales, ces « codes » ont également
pour fonction d’atténuer les inquiétudes des agents en mettant à leur disposition des
plans d’action qui définissent des voies procédurales permettant, si elles sont bien
suivies, de se mettre à l’abri des discriminations ou de tendre, au moyen de
l’établissement d’une « positive action », vers la réalisation de l’égalité ethnique et/ou
« raciale ».
Ces plans d’actions, s’ils s’adossent au droit et entendent lui donner effet, se
proposent, en quelque façon, de le mettre en politique de sorte à ce qu’ils puissent
informer efficacement et continûment la conduite des personnes et le dessin des
épreuves, des procédures et des conventions sur lesquelles elles prennent appui dans
leurs activités. Il s’agit alors de proposer aux sujets des normes juridiques de rentrer

111
On reviendra d’ici peu sur cette distinction tout à fait intéressante pour la situation des noirs.

102
dans le format de l’action en plan (Thévenot, 1995) afin de canaliser leurs inquiétudes et
de veiller à la réalisation des exigences et obligations couvertes par le droit, cela en
procéduralisant la poursuite d’un horizon positif d’égalité des personnes et d’hospitalité
de l’environnement à leurs différences culturelles et cultuelles. Une hospitalité qui ne va
cependant pas sans certains critères et sans une exigence de mise en forme et de
publication bien spécifique desdites différences – qui, pour se laisser reconnaître par le
droit, doivent se faire valoir et se présenter à lui d’une certaine façon (Stavo-Debauge,
2004a) –, raison pour laquelle et cela afin de souligner la sévérité de telles opérations
l’on parle d’un processus d’encaissement de celles-ci par le droit112.

La complication des exigences transportées par le principe d’égalité

Mais s’inquiéter de l’égalité, lorsque ce qui est en jeu c’est les conséquences mêmes
des actions, des pratiques ou de l’environnement lui-même (qui peut-être plus ou moins
hospitalier à certaines cultures ou à certaines manières d’être ethniquement marquées),
voilà qui n’est pas facile. Si la tâche n’est guère aisée, pour le juge comme pour les
justiciables, c’est que l’application uniforme et la généralité d’une règle, d’une convention
ou d’une pratique ne garantissent plus, à elle seules, le respect du principe d’égalité.
Bien au contraire, c’est cette uniformité et cette généralité même qui apparaissent
désormais comme les matrices d’une discrimination éventuelle113, cela en tant qu’elles ne

112
Pour le dire autrement, si le droit répond à leur présence, leur fait place (ou plutôt leur fait droit) et
en tient compte, il ne les reconnaît que si elles se tiennent dans le format et dans les limites d’un
certain état public : état public informé par les exigences d’une grammaire politique libérale de
traitement des différences. Sur le programme libéral d’encaissement des attaches, appartenances et
convictions cultuelles, puis culturelles, et sur le fait qu’un tel programme est conduit par une
« hantise » de la « guerre civile », cf. Stavo-Debauge (2004c). Remarquons encore, afin de conjurer les
malentendus, que si l’on emploie la notion d’encaissement pour rendre compte de ce processus, il ne
s’agit pas pour nous de décrire cette sorte de sévérité et de limitation principielle qui affecte l’exigence
de reconnaissance des attaches culturelles des personnes mise en évidence par J. T. Levy (op. cit.) – et
dont on a déjà parlé dans la première partie de ce rapport.
113
La jurisprudence consacre deux modes de remise en cause du caractère non-discriminatoire d’une
règle, d’une procédure ou d’une pratique (De Schutter, 2001 ; Stavo-Debauge, 2004a). La première est
de nature rétrospective, elle suppose la mise en branle d’une enquête statistique par laquelle il s’agit de
déterminer des « impacts disproportionnés » ou des différentiels d’effets de l’application des règles,
pratiques et procédures de sélection ou d’allocation sur les candidats appartenant à divers groupes
ethniques et/ou « raciaux ». La seconde, par contre, est prospective. Il s’agit de d’évaluer la
propension « intrinsèquement » discriminatoire de certaines règles ou pratiques sur lesquelles
s’appuient les épreuves sujettes à caution. Il revient alors aux justiciables de se demander si celles-ci,
dans leur mise en œuvre, ne sont pas susceptibles de défavoriser ceux qui, en vertu de leur
appartenance à un groupe ethnique ou « racial » donné, partagent un certains nombre de traits les
empêchant de rencontrer, à égalité avec d’autres, les réquisits et contraintes qu’elles disposent. On
remarquera que cette seconde approche ne va pas, malgré tout, sans un certain implicite statistique. En
effet, pour être pris en compte, et donner lieu à ce travail d’extrapolation devant conduire à la

103
tiendraient pas compte des différentes conditions des personnes qu’elles éprouvent ou
bien parce que la règle aurait été instituée sur la base d’une figuration partielle et
partiale de celles-ci – de sorte que les différences en question se trouvent alors indûment
et injustement transformées en désavantages et en inégalités.

détermination de la propension « intrinsèquement » discriminatoire des règles ou pratiques, les traits


considérés, non content d’être publiquement établis, doivent également être tenus pour normaux (i.e.
fréquents et réguliers) dans et pour un groupe donné. Or, lorsque ces traits ne relèvent pas de
l’expression de coutumes ou de croyances conventionnellement attachées à une identité ethnique qui
se déclare et s’expose publiquement, il convient donc de les documenter, c’est-à-dire d’établir et de
rendre visible leur caractère partagé – toutes choses qui peuvent requérir des enquêtes statistiques se
portant sur des populations définies par l’un ou l’autre des motifs prohibés (Stavo-Debauge, op. cit.).

104
L’ouverture au « fait » du pluralisme culturel et cultuel : quand le droit s’empare du
multiculturalisme

Parce que les questions afférentes au pluralisme culturel et cultuel ont été intégrées
au domaine d’application du droit anti-discriminatoire, depuis la décision Mandla v.
Dowell Lee (1983), les épreuves de sélection des personnes et d’allocation des biens –
ainsi que les règles et procédures constitutives de l’ordonnancement et de l’organisation
de l’environnement professionnel ou social – sont désormais tenues de prendre en
compte la situation spécifique des membres des groupes dont les « pratiques »
culturelles ou religieuses diffèrent de celles de la population « majoritaire ».
C’est à partir de l’arrêt susvisé que « le concept « d’origine ethnique » est
explicitement dissocié de celui de « race », dont la connotation est biologique plutôt que
culturelle » (De Schutter, p.47, 2001) et que alors s’opère un élargissement de
perspective débouchant sur la prise en considération du « fait » multiculturel dans la
jurisprudence. Prise en considération qui appelle un encaissement des attaches culturels
et cultuels des personnes, lesquelles ne sont alors plus seulement protégées contre des
discriminations « raciales » mais le sont alors également contre des discriminations
« ethniques » (i.e. culturelles ou cultuelles). Dès lors, l’exigence de « non-
discrimination » et la réalisation corrélative du bien commun qu’est l’égalité ne se réduit
plus à une injonction d’indifférence à la « race » dans le traitement des personnes, mais
recouvre aussi une obligation d’« ajustement » (accommodation) et de non-indifférence
aux pratiques culturelles et religieuses spécifiques des membres des minorités ethno-
raciales. Des différences qu’il importe de prendre en compte et de reconnaître afin de
concevoir des règles, des épreuves, des pratiques et un environnement qui ne leur soient
pas systématiquement défavorables, ou, à tout le moins, qui puissent se montrer
également hospitalières à leur expression et à leur présence.
Aux yeux du juge, ce qui justifie ladite protection est bien le caractère obligeant de
l’appartenance ethnique, appartenance qui, en commandant à l’individu de manifester
son adhésion à des croyances ou à des coutumes, le place dans une situation d’inégalité
par rapport à la majorité lorsqu’il peut se trouver confronté aux exigences d’une règle
(par exemple, de recrutement) apparaissant, en pratique contradictoire, avec cette
obligation ou bien lorsque cette obligation le dispose pas à rencontrer positivement et
sans difficultés majeures, par rapports à d’autres individus, ce que cette règle réclame.
C’est la reconnaissance par le juge de ce caractère obligeant et de la centralité de la
croyance ou coutume dans la constitution de l’identité publique du groupe « ethnique »
dont elle estime faire partie et dont elle entend honorer l’appartenance qui préserve la
personne considérée de « l’argument de la renonciation » à celle-ci (De Schutter, op.
cit.) ; argument qu’on pourrait être tenté de lui opposer afin de défaire l’accusation de
discrimination portée par elle à l’encontre du responsable de telle règle ou de telle

105
convention qui l’éprouve indûment114. Bien souvent, les groupes pris en compte et les
identités signées par le canon jurisprudentiel sont de nature ou de facture religieuse. La
chose n’est pas étonnante. En effet, quoi de mieux que la religion, parce qu’elle s’adosse
à une foi, pour fonder le caractère intrinsèquement obligeant d’une « identité » ou d’une
appartenance ? On remarquera que depuis la transposition des directives européennes, la
religion est maintenant protégée pour elle-même, de sorte que les acrobaties
jurisprudentielles qui mettaient à part certaines communautés religieuses, avant cette
transposition, ne sont plus de mises.

A la lumière du retour que l’on a fait sur les propriétés du concept de


« discrimination » ainsi que sur celui de « discrimination indirecte », l’on comprend
mieux la nécessité d’un « ethnic monitoring », lequel permet l’évaluation continue des
conséquences des procédures et pratiques d’allocation des biens sociaux sur les membres
des différents « groupes » préalablement délimités, soit par le droit, soit par les pouvoirs
publics, soit par la statistique publique. La présence d’un dispositif de cette sorte, voilà la
condition pour que les parties en litige disposent des matériaux nécessaires à la
formulation d’une plainte et à la contestation de son bien-fondé115, mais aussi pour que
les sujets des normes juridiques puissent savoir « où ils en sont » quant à la conformité

114
Assurer aux personnes qu’elles ne subiront aucun désavantage à raison de leur origine « ethnique »
cela signifie qu’elles pourront manifester une appartenance et poursuivre des coutumes et qu’il ne
pourra leur être demandé de renoncer à celles-ci afin de pouvoir rencontrer positivement les exigences
d’un « critère » ou d’une « procédure ». Mais pour cela, afin que l’employeur ne puisse arguer que
l’individu a le choix, par quoi il aurait la faculté de se soustraire à la défaveur que cause l’application
de la mesure « suspecte » à son égard, il convient donc que soit reconnu (soit en amont, soit par le
juge) le caractère obligeant d’une « identité » (tant pour la personne que pour ses vis-à-vis). L’efficace
de cette interprétation du texte de loi est donc suspendue à une reconnaissance des
appartenances « ethniques » et à une spécification des propriétés qui emportent un respect et ne
peuvent se voir éreinter sans dommage pour celui qui se vit comme membre d’un communauté et
héritier de coutumes et pratiques ethniques, cultuelles ou culturelles qu’il entend honorer. Sans cela,
lorsqu’une personne estime qu’une épreuve emporte une discrimination à son égard, il serait loisible à
l’auteur de la « mesure suspecte » d’arguer que cette personne peut toujours renoncer à ce qui fait
obstacle à l’égalité ; soit, en l’espèce, de renoncer à l’expression publique d’une croyance ou à
l’accomplissement d’une « pratique » culturelle ou cultuelle. Comme l’énonce O. De Schutter, l’auteur
de ladite mesure peut « recourir à l’argument de la renonciation » et se garder ainsi de toute
incrimination en déclarant : « ne suffisait-il pas à la personne de telle origine ethnique de sacrifier tel
aspect de son identité culturelle, à la personne de telle religion de ne pas extérioriser sa croyance (…) ?
Et si l’individu a au contraire persévéré dans son entêtement, ne peut-on lui imputer une renonciation
au droit qu’il prétend revendiquer ? » (op. cit., p. 122). Or le droit anglais, mais cela est vrai aussi du
droit européen, s’efforce précisément de préserver les personnes de la morsure systématique de cet
argument. Mais, une telle préservation ne peut être armée que par le biais d’une reconnaissance
juridique (et non politique) de l’ethnicité et par la mention des traits qui obligent la personne et
doivent alors se voir accorder un respect. Nous y reviendrons d’ici peu.
115
À cette fin, les employeurs doivent conserver des traces documentaires des évaluations et décisions
dont l’ensemble compose le processus de sélection.

106
de leurs actions aux obligations légales et soient en mesure de mener, à leur échelle, des
politiques anti-discriminatoires – dont le modèle leur est fourni par la CRE – ainsi que
d’en évaluer la portée et l’efficace.

Le « ethnic monitoring » est donc bien aussi et d’abord l’équipement d’une vigilance et
d’une réflexivité, équipement qui soutient l’effort de révision et d’amendement des
épreuves et de leurs conventions que réclame aux agents, publics et privés, l’interdiction
de la discrimination indirecte. Car, en effet, Comme le remarque A. Ghirardello et V. Van
Der Plancke, à propos de la question de l’embauche, la prohibition de la discrimination
indirecte :

« introduit [une] dynamique réflexive dans le chef de l’employeur en ce


qu’elle contraint ce dernier à mettre en délibération ses décisions et pratiques
à l’aune du désavantage particulier que leurs réitérations font subir à
certaines catégories. Les méthodes de l’employeur dont le pouvoir d’exclusion
se révèle dans leur application systématiques, devront être amendées, sauf si
ce dernier apporte la justification objective et raisonnable de leur nécessaire
maintien » (Ghirardello & Van Der Plancke, p. 13, 2003).

La CRE et le « monitoring » : une intermédiation se tenant entre la loi et les agents et


accompagnant la mise en oeuvre des obligations juridiques

De toute évidence, la CRE, en tant qu’Autorité Indépendante, est concernée au


premier chef par l’opérationnalisation d’un droit anti-discriminatoire qui constitue rien de
moins que sa raison d’être. Tirant profit de son statut d’Autorité Indépendante, elle a
joué un rôle décisif dans le processus d’intermédiation entre la sphère du droit (dont
relèvent à la fois l’arsenal législatif et les arènes judiciaires) et les agents sociaux. Son
activité peut se laisser décrire comme consistant à apprêter un chemin au droit et à
disposer des équipements, qui doivent être pratiquement appropriés par les agents,
susceptibles de conduire une « normalisation » – sur la mise aux normes et sur le
« gouvernement par les normes », cf. Thévenot (1997) – des épreuves, normalisation
commandée par les exigences116 du Bien commun de l’égalité ethnique et/ou « raciale ».
Cette première opération de préparation et de mise en forme des épreuves, et de
l’environnement, au jugement et au travail du droit suit deux directions. Deux directions
qui regardent, en fait, deux modalités de mise en œuvre du droit.

116
Exigences qui sont progressivement découvertes à mesure que de nouveaux « cas » apparaissent et
que des jugements statuant sur eux sont rendus. Sédimentées dans la jurisprudence, ces exigences
nouvelles sont ensuite reprises par la CRE qui s’efforce alors d’en sécuriser puis d’en étendre la portée
en leur donnant publicité dans ses « codes of practice » et autres « guidances ».

107
Pour que le droit s’anime, il convient d’abord d’être en mesure de faire « monter » des
torts – lesquels doivent être disposés à la qualification juridique, ce qui demande en
premier lieu qu’un « fait » d’une certaine sorte se rende disponible à l’attention du juge,
« fait » qui, s’il est consistant, pourra supporter l’épreuve de la qualification – jusqu’à ces
arènes excentriques et surplombants où se dit le droit et se rend la justice. Mais, il
convient ensuite, car l’efficace et l’autorité du droit ne tiennent pas seulement au
jugement s’exerçant sur les arènes précitées, d’être en mesure d’assurer la « descente »
puis l’ancrage des réquisits du droit sur les lieux mêmes de l’action (entreprise,
institutions, etc.) de telle façon que les personnes soient capables d’en informer leur
conduites (et les conventions et procédures sur lesquelles s’appuient les épreuves), de
soutenir ces exigences et d’endosser localement les obligations générales qu’il dispose. Si
un tel travail n’est pas assuré, l’obligation de non-discrimination qui pèse sur les agents
ne saurait avoir grand sens et ceux-ci auraient alors bien des raisons d’être tétanisés par
l’exigence d’observation d’un tel devoir car, comme le souligne J. Habermas :

« tant qu’on n’a pas défini le problème dont il s’agit et l’aspect sous lequel
il est susceptible d’être résolu, le terme « devoir » n’a pas de sens
spécifique » (1997, p.178).

La mise à disposition d’outils et de consignes pratiques permettant de poursuivre, sur


tous les lieux soumis à l’empire de la loi, ce travail revenait à la CRE. Et l’on aimerait
espérer que l’Autorité Indépendante nouvellement instituée en France s’efforcera de faire
le même travail, toutefois rien ne permet d’être optimiste. Parce qu’il lui incombait de
veiller à l’application du RRA 1976, il fallait donc à la CRE rendre disponibles aux sujets
des normes juridiques des éléments matériels probants permettant d’assurer la
« montée » d’un grief jusque dans la sphère judiciaire, ouvrant ainsi la voie à
l’affrontement des parties dans le cadre d’un procès contradictoire.
Mais, il lui fallait également dégager puis frayer un chemin permettant d’assurer la
« descente » et l’ancrage des réquisits généraux du droit sur les lieux mêmes de l’action
(entreprises, institutions…), de sorte à ce que les justiciables soient capables de moduler
leur conduite en conséquence afin de se prémunir contre la génération de
discriminations. Ce n’est qu’au terme de ce travail complexe que le droit peut apparaître
comme un véritable « modèle pour l’action » à l’aune duquel les acteurs pourront juger
puis réformer leurs pratiques s’ils entendent ne pas tomber sous le coup de la loi
(incitation négative) ou s’ils désirent participer de l’effort de justice (incitation positive).
Il convient de faire remarquer que la seconde forme de ce que l’on nomme l’apprêt des
épreuves et de l’environnement – mais aussi des agents puisqu’il convient également de

108
les préparer et de les disposer au exigences du droit, une préparation au suivi des
obligations juridiques qui fait fond sur l’usage du « ethnic monitoring », des « codes of
practice » et du dessin de « racial equality plan » – n’a pas été immédiatement frayée
par la CRE.

La confection et la mise en œuvre graduelle de ces trois dispositifs par la CRE tiennent
à la prise de conscience de plusieurs limites qui affectent, structurellement, l’efficace d’un
droit qui perdrait en vigueur et en puissance s’il se trouvait réduit à n’exercer sa force
que sur les arènes juridiques. Une réduction qui, si elle avait été entérinée, l’aurait
empêché de tenir la promesse d’une élimination progressive des discriminations et de
l’iniquité des épreuves de sélection et d’allocation des divers biens sociaux. On va donc
se pencher sur quelques unes des limites du droit qui ont été adressées par la CRE ainsi
que par d’autres instances britanniques. Et il apparaîtra que, en ayant fourni ce travail,
les britanniques semblent avoir mis en pratique, certainement sans le savoir, un point du
grand philosophe du droit H. L. A Hart. En effet, H. L. A. Hart, après avoir rappelé qu’il
convient « de ne pas croire que seul ce qui se passe devant les tribunaux mérite d’être
compris », estimait que :

« il ne faut pas chercher les fonctions essentielles du droit, considéré


comme moyen de contrôle social, dans les litiges privés ou dans les
poursuites judiciaires qui représentent des préoccupations vitales, mais
auxiliaires, et qui trouvent leur source dans les défauts du système. Il faut
chercher ces fonctions essentielles dans les différentes manières dont le droit
est utilisé pour contrôler, régir et organiser la vie en dehors des tribunaux »
(1976, p.59).

D’une certaine façon, c’est bien ce qui a été tenté par les anglais : s’efforcer de faire
jouer aux droits ces « fonctions essentielles », cela en l’utilisant pour « contrôler, régir et
organiser la vie en dehors des tribunaux ». Remarquons qu’il pourrait en être fait tout
autant en France, puisque, quant à ce qu’il prohibe et quant à ses énoncés, le droit anti-
discriminatoire français est maintenant, à bien des égards et du fait de l’Europe, similaire
au droit anglais. Mais pour l’utiliser de la même façon, encore faudrait-il que ce droit soit
pris au sérieux. Ce qu’il pourrait être s’il se faisait plus menaçant, mais voilà qui
n’adviendra que si le « fait » des discriminations raciales apparaissait plus clairement et
était exposé adéquatement à l’attention du public et des pouvoirs publics. Pour lui faire
jouer de tels rôles, il faudrait aussi que l’on veuille bien considérer que l’essentiel de ce
que peut le droit ne se joue pas uniquement dans la seule enceinte d’un tribunal.

109
Revenons maintenant à certaines des limitations du droit qui ont été prises en compte
et surmontées (au moins théoriquement) par les anglais avec l’aide et l’expérience de la
Commission for Racial Equality.

A propos de quelques limitations structurelles du droit (confiné au procès) et des


manières d’y répondre frayées par la CRE

La première de ces limites concerne, si l’on peut dire, l’extériorité même du droit.
L’arène judiciaire, là même où se dit le droit, est en effet excentrée et excentrique aux
lieux et domaines de l’action des sujets des normes juridiques. En outre, pour arriver
jusqu’à elle, il faut transporter un « cas », qui plus est un seul « cas » puisque la CRE se
verra refuser, en 1985, la capacité d’attaquer globalement ou de porter des plaintes
collectives via la procédure des « class action ». Or, cette extériorité du droit s’avère
spécialement problématique lorsqu’il s’agit de combattre et de réduire une classe de
fautes et de méfaits qui (parce qu’ils s’appréhendent au travers d’effets et de
conséquences) supposent une vigilance constante et l’engagement d’une forte réflexivité
de la part des agents – vigilance forte puisque le droit anti-discriminatoire attend que les
agents soient en mesure d’anticiper les effets et conséquences indésirables qu’emportent
tant leurs conduites que les épreuves qu’ils confectionnent ou sur lesquels ils s’appuient
pour assurer l’allocation des biens, postes et positions et la sélection des personnes.

Une extériorité qui est également tout à fait problématique, en ce que le droit, du fait
de cette extériorité, pèse de trop loin et, qui plus est, sous les atours d’une trop grande
généralité. De sorte qu’il ne permet pas, à lui seul, d’assurer l’encadrement des actions,
d’opérer la révision des conventions et de veiller à l’équité et à la justice des épreuves
sur leurs sites mêmes d’effectuation. En effet, il a quelques difficultés à faire retour sur le
monde qu’il doit informer de ses exigences et sur lequel il peut être appelé à statuer.
Enfin, troisième limitation, si le droit spécifie une classe de fautes, classe appariée à des
sanctions, il reste qu’il laisse en suspens la question de l’implémentation de « bonnes
pratiques » (« good practices ») et qu’il ordonne les conduites des agents à la seule
crainte d’une condamnation. Soit, sans les engager plus avant dans des efforts positifs de
révisions des épreuves et des pratiques visant à les ré-apprêter de façon à ce qu’elles
génèrent moins d’inégalités et ne soient plus sources de discriminations. Ainsi, en l’état
et à lui seul, le droit n’est pas en mesure d’offrir un plan permettant de guider une
réforme des épreuves et des pratiques, il semble ne tracer qu’en négatif l’horizon des
Biens à poursuivre – à cet égard, il est remarquable que le RRA 1976, mais cela
seulement dans les articles qui fixent les missions de la CRE, mentionne deux biens
devant gouverner l’action de l’autorité indépendante, celui d’une « equal opportunity » et
celui de « good race relations ».

110
C’est en réalisant, progressivement117, de telles limites que la CRE va élargir
l’équipement du droit anti-discriminatoire. Dés lors qu’elle aura pris conscience de ces
limites, la CRE va veiller à assurer le devenir politique de ce droit en le prolongeant par
des dispositifs qui doivent lui permettre de mordre sur les lieux mêmes où s’exercent les
discriminations. Cette élargissement, ou plutôt cet approfondissement va participer, en
fait ou en droit118, à un changement de la polarité de l’action publique. Il ne s’agira alors
plus seulement de sanctionner des fautes, en exhibant puis en frappant ponctuellement
des discriminations patentes mais discrètes et discontinues. Il s’agira plutôt de
promouvoir et de s’efforcer de réaliser continûment une égalité de traitement et de
considération des personnes en offrant aux agents (privés comme publics) des
instruments – au premier rang desquels vient le « ethnic monitoring » – pour inspecter
et évaluer la congruence de leurs actions au regard de ces exigences inédites, mais aussi
pour s’efforcer de les honorer pratiquement en équipant et en nourrissant, chez les
sujets des normes juridiques, des capacités à la vigilance et à la réflexivité ; capacités
requises et réclamées par un droit anti-discriminatoire qui s’attache maintenant aux
conséquences des actions, pratiques, règles et procédures de sélection, de distribution et
d’allocation d’un ensemble hétérogène de biens sociaux (privés et publics).

Des développements commandés par la grammaire des concepts du droit anti-


discriminatoire avant que de l’être par la spécificité du système juridique anglais

Il convient cependant de remarquer, et de faire remarquer, que ces déploiements et


prolongements restent gouvernés par les exigences logico-sémantiques et les contraintes
pragmatiques des énoncés juridiques du droit anti-discriminatoire – des énoncés
juridiques qui ont la même logique en Angleterre ou en France. De tels prolongements ne
font qu’avancer sur le chemin de la mise en œuvre du droit et consistent,
essentiellement, à apprêter (i.e. à préparer et disposer) les agents et l’environnement à
la rencontre des exigences capacitaires, informationnelles, normatives et cognitives que
réclament la poursuite et l’observation pratique des obligations propres aux « modèles »
des règles de droit.
En effet, pour que le droit puisse être appréhendé comme un « modèle » localement
accessible aux agents – c’est-à-dire comme un « patron » permettant d’étalonner les

117
Pour une périodisation de l’action de la CRE, cf. Clarke et Speeden (2001). Pour une
problématisation de cette périodisation, cf. notre Rapport, réalisé dans le cadre de l’enquête MEDIS,
sur l’Angleterre (2004b).
118
Très concrètement le RRA 2000, à destination des « Public Authorities », dispose auprès de celles-
ci une obligation positive et continue de promotion et de réalisation de l’égalité : « the duty to promote
equality ». On le voit, on est, en France, très loin du compte…

111
situations et de les y conformer119–, ils faut bien que lesdits agents soient en capacité de
mener eux-mêmes le raisonnement sur lequel le droit (i.e. le juge devant trancher entre
les parties en litige) prend appui pour déterminer l’occurrence d’une « discrimination ».
Et comme ce raisonnement comprend une dimension statistique intrinsèque, il en
découle qu’un équipement statistique, à même d’instruire une vigilance et de nourrir une
réflexivité, se doit d’être mis à la disposition des agents et confié à leur responsabilité.
Parce que le droit autorise les plaignants et le juge à aller au-delà de la quête d’une
intention distinctement discriminatoire, en scrutant les conséquences des pratiques et en
s’attachant à des différentiels significatifs statistiquement observables, il en découle qu’il
faut bien que les justiciables soient capables, eux aussi, de mener une enquête
équivalente, cela afin d’alimenter leur vigilance quant à la conformité de leurs actions aux
obligations légales.
En somme, c’est parce que la loi s’est faite plus exigeante, en consacrant la notion de
« discrimination indirecte », que le « ethnic monitoring » s’est généralisé à l’ensemble
des secteurs soumis à son application120.
Infrastructure d’une vigilance articulée à un objectif de non-exposition aux sanctions
prévues par la loi, appareil de production des « faits » destinés à alimenter le jugement
intervenant dans l’arène judiciaire, consécration publique d’un engagement à fournir un
effort (qu’il appartient au juge d’apprécier) poursuivant la réalisation de l’égalité et
opérateur d’une responsabilisation (en ce qu’il permet à la fois de demander et de rendre
des comptes), le « monitoring » est donc un dispositif multifonctionnel.
Quoiqu’il en soit, il est l’instrument privilégié de l’effectivité d’un combat anti-
discriminatoire qui n’entend plus s’en remettre uniquement aux sanctions ponctuelles et
discontinues d’un droit dont la mise en œuvre et l’efficace seraient seulement
circonscrites à l’enceinte des tribunaux. L’efficacité du droit se mesure d’abord à sa
capacité à informer la conduite des agents et à figurer un « modèle », sur base duquel
réviser les conventions et encadrer les épreuves, faisant valoir des exigences qui doivent-
être à la fois légitimes et praticables. Dans cette perspective, le « monitoring » fournit
aux acteurs les moyens de vérifier constamment la conformité de leurs pratiques aux
réquisits de la loi ; il intègre de manière permanente dans les organisations, entreprises
et institutions l’équivalent des « formal investigations » que la CRE peut mener depuis

119
Sur l’intérêt de la métaphore du « patron » pour comprendre le rapport entre la règle de droit et
l’action, cf. Jammeaud (op. cit.).
120
Ce que confirme le Race Relations Act (amendment) 2000 qui étend le principe de non-
discrimination aux « Public authorities » et le renforce en lui adjoignant une obligation positive
(« positive duty ») de visée de l’égalité. Par conséquent, le monitoring acquiert un caractère obligatoire
pour les « public authorities » alors que, formellement à tout le moins, il n’est que recommandé dans
le secteur privé – il s’agit cependant de plus qu’un simple « conseil » puisque en cas d’incrimination
l’absence de mise en œuvre d’un tel dispositif est pris en compte par le juge qui peut y voir une
coupable négligence.

112
1976 en vertu du RRA et il dispose sur les lieux mêmes de l’action les ressources et les
équipements permettant d’imiter et de poursuivre le type de raisonnement auquel le
juge, en dernier ressort, serait amené à recourir121.

L’exemple du Royaume Uni est précieux car il permet d’exhumer, empiriquement, les
contraintes logistiques auxquelles demeure subordonnée l’opérationnalisation du droit de
la non-discrimination, si celui-ci doit effectivement protéger les personnes des torts
afférents et participer à la tenue de la promesse d’un traitement égalitaire des personnes
appartenant à une minorité ethno-raciale. L’exigence de non-discrimination, à la suite de
l’ouverture jurisprudentielle au « fait » du pluralisme multiculturel et cultuel122, veut dire
pour les personnes qu’il leur est garanti de pouvoir exercer des convictions et manifester
une « identité ethnique » sans qu’il leur en coûte, tout comme il leur est promis qu’elles
ne subiront plus de traitement défavorable parce que d’aucuns prennent appui sur la
visibilité de certains indices (lesquels renverrait à une « race ») pour présumer de leur
conduite ou de leur qualités, y compris sur base d’un calcul probabiliste des risques, et
leur barrer l’accès à certaines positions sociales ou à certains biens. Ne pas discriminer
signifie, dans le premier cas, faire place et droit à des expressions identitaires et, dans le
second, rendre inopérante et impertinente la « race » dans le traitement des personnes.
Et pour veiller activement à ce que les justiciables ne se rendent pas coupables de telles
fautes, ce qui est aussi dans leur intérêt bien compris (i.e. se mettre à l’abri des
sanctions), il se trouve qu’il faut bien catégoriser ces deux choses que sont
l’appartenance ethnique (et/ou religieuse) et la « race », puisque sans ce moment de la
saisie catégoriale, qui peut aussi être geste de reconnaissance de l’existence d’un mal
subi et/ou d’une identité publique ainsi mise en valeur, le tort de la discrimination reste
et restera, désespérément, invisible et opaque.

Que sont les « groupes raciaux » et les « groupes ethniques » dans le droit et les
politiques anti-discriminatoires ?

Contrairement à ce que pensent certains juristes et chercheurs français (Calvès,


2002 ; Lochak, 2003 ; Fassin, 2003), il se fait que, logiquement et pratiquement,
l’applicabilité même de ce droit – tant dans l’arène judiciaire que lorsqu’il en va d’une

121
Au Royaume Uni, les vertus du monitoring sont aujourd’hui universellement célébrées, au point
qu’un concept pourra être jugé bon à l’aune de sa capacité à s’y articuler: Un excellent exemple en est
fourni par les rédacteurs du Parekh Report – rapport faisant le point sur les implications politiques du
caractère multi-ethnique du pays et débouchant sur un certain nombre de prescriptions – lorsque,
évoquant la notion française d’« exclusion sociale », ils mettent à son actif le fait qu’elle puisse
déboucher sur un dispositif de ce type (Parekh, 2000, p.83).
122
Une ouverture qui a été réalisée au niveau du droit européen et à laquelle la France résiste, seule et
contre tous.

113
mise en oeuvre du droit qui s’en irait au delà de la seule action sur cette arène en venant
peser sur le monde, ses conventions et ses épreuves – est suspendue à la constitution de
« groupes » et à la génération de catégories ethniques et/ou « raciales » les figurant. Le
fait de prohiber un certain nombre de motifs (qui se déclinent en autant de catégories),
et d’interdire de leur donner effet (même non intentionnellement) dans des décisions et
traitements qui scandent les épreuves du monde social, appelle la constitution de
« groupes », qui seront dit « protégés », car le juge ne pourra factualiser une
discrimination qu’en engageant une enquête, de nature intrinsèquement statistique,
déterminant si une personne est affectée défavorablement parce qu’elle, ou en tant
qu’elle, appartient à l’un de ces « groupes ». Si elle est affectée différentiellement
s’ouvrira alors le soupçon que telle ou telle épreuve a donné effet à l’un des motifs
prohibés ou que cela fait, indûment, une différence d’appartenir à l’un de ces « groupes »
lorsque l’on est confronté à telle ou telle épreuve de sélection, de distribution ou
d’allocation.
Il s’agit là d’une circularité logique et pragmatique indépassable. Elle peut être
considérée comme relevant d’un cercle vicieux, certes. Mais remarquons alors que c’est
un vice qui affecte toute politique publique adossée au droit et s’efforçant de lutter contre
des maux et méfaits, politique qui réclame une catégorisation de ceux qui sont passibles
de ces méfaits de sorte à veiller sur eux, vice, pourtant, qu’on n’oppose pas
systématiquement aux politiques en question…

Remarquons aussi que catégoriser la « race » dont s’occupe et s’inquiète le droit anti-
discriminatoire ce n’est pas, contrairement à ce que certains veulent laisser accroire,
s’« engager ontologiquement »123 d’une seule et unique manière. Par là, on veut dire que
catégoriser la « race » ainsi que le requiert ce droit ce n’est pas signer son existence
comme une entité ayant le degré de réalisme que poursuit et ratifie la science dite
« dure ». Et ce n’est pas non plus se prononcer positivement, et pour le pire, quant à sa
nature et quant à sa consistance, ainsi que le faisait le « racisme » d’Etat de Vichy. Au
contraire. Puisqu’on doit plutôt dire que ce droit anti-discriminatoire récuse publiquement

123
Nous empruntons librement cette expression, et en la sortant de son contexte de discussion, à V.
Descombes, qui lui même la reprend au logicien et philosophe analytique W. O. Quine. « Que les mots
« Pégase » ou « l’objet A » figurent en quelque place de votre discours ne suffit pas à vous engager
(…). En revanche, s’ils y figurent avec la fonction d’identifier quelque chose pour le déterminer
ensuite d’une façon ou d’une autre, vous voilà « engagés » à l’égard des entités que vous avez
identifiées » (Descombes, p. 39, 2000). En employant cette expression nous cherchons à dire, contre
D. Lochak (cf. ci-après), que la présence du terme « race » dans la législation n’est pas rédhibitoire car
ce terme n’emporte pas une seule façon de s’« engager » à l’égard de ce qu’il identifie, et qu’en
l’inscrivant le législateur ne signe nullement une reconnaissance et une détermination de l’existence de
la « race » au sens que ce concept pouvait avoir à l’époque du régime de Vichy ou dans des théories
« raciales », ou encore dans une variété d’idéologies racistes.

114
son existence en tant qu’entité scientifique ayant un degré de réalisme important, ou à
tout le moins suffisant pour faire une différence et valoir comme une « variable »
discriminante permettant d’inférer des qualités ou des comportements et de distinguer
les personnes. Et, d’ailleurs, quand bien même, on découvrirait que cela fait une
différence pour la science, cela ne changerait rien, car le droit énonce un interdit depuis
le lieu qui est le sien. Un interdit qui ne souffre pas de remise en cause et qui n’attend
pas après la science pour être fondé, institué et pour valoir, et moins encore pour être
affaibli ou destitué. Par là, il récuse, et s’il s’agit d’un engagement normatif fort qui ne
souffre aucune contestation, le fait que cela puisse jamais faire une quelconque
différence d’être de telle ou telle couleur de peau ou de telle ou telle « race » – si ce n’est
dans certains cas qu’il prévoit, par exemple dans le cadre des politiques anti-
discriminatoires de type « positive action » (i.e. « discrimination positive »).
Mais, s’il convient de la catégoriser malgré tout cette « race », c’est, précisément,
parce que d’aucuns croient en son existence ou croient que cela fait, ou peut faire, une
différence profonde d’être de telle origine ou de telle couleur, ou encore parce qu’ils
confèrent indûment (intentionnellement ou non) à ces éléments une pertinence pratique
décisive en leur donnant effet dans leurs jugements et dans leurs actions. Or, pour les
confondre et révéler les discriminations dont ils se rendent coupables, on l’a vu, il faut, et
c’est une nécessité logique irrésistible et irréductible, en passer par le moment d’une
saisie catégoriale de ladite « race ».

Quoiqu’il en soit, la « race » qui est ici en jeu ne doit rien, conceptuellement s’entend,
aux théories scientifiques « raciales », anciennes ou contemporaines, et moins encore
aux idéologies racistes, d’hier ou d’aujourd’hui. Et, pareillement, lorsqu’il est question
d’appartenance à un « groupe racial » – comme lorsque l’on dit que le droit anti-
discriminatoire protège, contre des atteintes à leurs droits, les personnes appartenant à
un « groupe racial » historiquement minorisé et actuellement exposé à des
discriminations – il ne faut pas non plus entendre raisonner, ou résonner, l’une
quelconque de ces théories « raciales » d’un nouveau genre (car il y en a) ou l’une
quelconque de ces idéologies racistes de sinistre mémoire. Profitons d’ailleurs de cette
occasion pour revenir sur chacun des termes importants de la phrase mise entre les tirets
(soit « groupe racial », « protéger » et « appartenir »).
Et profitons-en aussi pour marquer plus fermement la distinction, comme le fait le
droit anglais et européen, entre « groupe racial » et « groupe ethnique ». Une distinction
déjà évoquée et qui, à bien des égards, recoupe, dans le cas des noirs, celle que fait T.
Shelby entre « thin » et « thick blackness » (op. cit.). Et en faisant cela on pourra,
d’ailleurs, dissiper quelques malentendus notoires. Ainsi, il nous importera, déjà, de faire
remarquer que selon les motifs de discriminations interdits par le droit, il n’est question

115
ni du même genre d’« appartenance » ni du même genre de « groupe », de sorte que la
catégorisation ne fonctionne pas de la même façon et ne recueille pas la même chose.

A propos d’un rapprochement malvenu et fourvoyant d’avec les lois raciales de Vichy :
pour introduire à des différences essentielles

Toutefois, avant d’en arriver là, ou peut-être plutôt pour mieux y arriver, commençons
d’abord par défaire la tentation de rapporter la catégorisation mise en jeu par le droit et
les politiques anti-discriminatoires avec l’infamante catégorisation « raciale » qu’avait
oser, en son temps, oeuvrer le régime de Vichy. Il n’est pas inutile de commencer par là,
car bien des chercheurs fourbissent ce rapprochement pour justifier leurs profondes
réticences à l’endroit des politiques anti-discriminatoires et de l’architecture catégoriale
qui les accompagnent. Pourtant, voilà un rapprochement qui est, rien de moins, que
problématique. Et si ce n’était pas, là encore, de vives inquiétudes ainsi que le travail
d’un funeste passé qui activaient ce rapprochement, pourtant si peu fondé, on pourrait
presque le dire franchement malhonnête.
Un tel rapprochement est en effet monnaie courante, et il est d’évidence que la
mémoire gardée des législations raciales de Vichy n’est pas pour rien dans la solidité et la
profondeur des défiances actuelles quant à la catégorisation « raciale » et/ou ethnique.
Tout à la volonté de conjurer ce sinistre précédent historique – qui fait parfois oublier le
« code noir » – d’aucuns sont allés jusqu’à s’inquiéter de la présence même du mot de
« race » dans le droit. Et cela y compris lorsque ce mot intervenait dans le cadre de
législations anti-discriminatoires où il n’est doté d’aucune valence positive. C’est ainsi le
cas de D. Lochak qui, dans l’article « La race : une catégorie juridique ? », s’en prend à
l’inscription même de la notion dans le droit contemporain, cela après avoir rappelé que :

« La seule période de l'histoire de France où la race a été constituée


explicitement en objet direct et spécifique d'une réglementation est le régime
de Vichy (…). Sous Vichy, l'appartenance alternative à la race juive ou à la
race aryenne devient un élément fondamental du statut des personnes,
entraînant une série de conséquences juridiques capitales. Pour la première
fois, dans le droit français, la race est explicitement érigée en catégorie
juridique, dont le législateur va s'efforcer de définir le contenu » (Lochak,
1992).

Ainsi, c’est bien depuis ce point focal négatif, point focal offert par cette sinistre entrée
inaugurale de la catégorie de « race » dans l’univers du droit français, qu’elle va nourrir
sa vue et sa défiance à l’endroit de l’inscription du mot même de « race » dans les
législations anti-discriminatoires. Et cela, alors même que son contenu, les raisons de

116
son inscription, la nature de l’« engagement ontologique » du législateur à l’égard de
l’entité en cause (la « race ») et les objectifs des législations en question sont tout autre.
Et plus que tout autre, il se fait qu’ils sont, tout simplement, radicalement opposés aux
lois raciales de Vichy. Ce que D. Lochak reconnaît pourtant sans mal :

« La floraison de textes qui, à partir de 1945, proscrivent les


discriminations fondées sur la race doit se comprendre à l'origine comme une
réaction contre le nazisme et le régime de Vichy » (op. cit.).

En effet, dans le cas des lois raciales de Vichy, la catégorie de « race » a un contenu
positif, un contenu ayant la prétention d’être stable et épuisable dans une définition bien
arrêtée, délimitant clairement des « groupes » exclusifs les uns des autres. En outre, elle
est censée renvoyer à un contrefort réel ; en ce sens que ces lois se donnent un référent
et qu’elles posent qu’il est doté d’une existence en dehors d’elles (une existence soi-
disant fondée « scientifiquement » et ancrée biologiquement). Existence que lesdites lois,
depuis le lieu de l’idéologie raciste qu’elles fondent et embrassent, indexent autant
qu’elles signent et à laquelle elles vont attacher des effets de droit décisifs. Bref, la
« race », dans ce cas-ci, fait fond sur une ontologie raciste explicite autant qu’assumée,
une ontologie envers laquelle le droit s’engage positivement puisqu’il vient l’imprimer
dans le texte même de lois qui lui offrent une couverture juridique et des prolongements
pratiques funestes.
En outre, comme le dit D. Lochak elle-même, dans l’extrait cité auparavant,
« l'appartenance alternative à la race juive ou à la race aryenne devient un élément
fondamental du statut des personnes, entraînant une série de conséquences juridiques
capitales », puis plus loin dans son article :

« la race apparaît bien ici, de façon incontestable, comme une catégorie


juridique, puisqu'elle commande l'application de règles spécifiques – en
l'occurrence vexatoires, discriminatoires et spoliatrices » (op. cit.).

L’affaire est entendue, dans ces lois, la « race » est donc dotée d’un contenu
« positif », prétendant porter à son compte un référent tenu pour « objectif », qui
dispose des contours définitionnels tranchées spécifiant une appartenance « raciale » au
moyen de laquelle s’organise un départ franc, et sans appel, entre les personnes de sorte
à leur réserver des sorts et des traitements qualitativement différents. Et cela dans tous
les domaines puisque la « race » devient alors « un élément fondamental » du « statut
des personnes » qui détermine « l’application de règles spécifiques » ayant, pour l’une

117
des deux classes de personnes ainsi délimitées, une claire orientation funèbre puisque
lesdites règles sont « vexatoires, discriminatoires et spoliatrices ».

Or l’appartenance à un « groupe racial » dans le droit et les politiques anti-


discriminatoires a un sens, et c’est peu dire, radicalement autre. Alors, quel est donc le
problème que D. Lochak veut soulever pour ce qui concerne les législations anti-
discriminatoires qui, et c’est le moins qu’on puisse dire, sont on ne peut plus éloignées
des lois de Vichy ? Avant de regarder ce qui l’inquiète, explicitons un peu plus
rigoureusement, et comme on l’avait promis, ce qu’il faut entendre et comprendre par
« appartenance », par « groupe ethnique » et par « groupe racial » dans et pour le droit
et les politiques anti-discriminatoires.

« Appartenir à un groupe ethnique » : ce que cela signifie pour et dans le droit anti-
discriminatoire

Comme on l’a déjà dit, selon les motifs de l’interdiction de la discrimination, il ne s’agit
ni du même genre d’« appartenance » ni du même genre de « groupe ». La chose est
flagrante, et on a pu l’entrevoir dans le cas anglais, selon que l’on considère l’interdiction
de la discrimination à raison de la « race » ou l’interdiction de la discrimination à raison
de l’appartenance à un « groupe ethnique » et/ou « religieux ». D’une certaine façon, on
peut estimer, si l’on prend garde toutefois à ne pas entendre le mot « positif » dans le
sens que lui confère D. Lochak, que « appartenance » et « groupe » s’entendent dans un
sens positif dès lors qu’il est question de « groupe ethnique ».
Par là, il faut entendre que les personnes se rapportant à de tels « groupes » – qu’il ne
revient pas au droit d’énumérer ou de définir substantiellement mais seulement de
reconnaître, ou non, sur la base d’un ensemble de critères relativement lâches –
nourrissent, en conscience, des sentiments d’appartenance et des attachement (qui se
disent comme foi, fidélité, obligation, devoir ou loyauté) à leur endroit. Des sentiments et
des attachements qui obligent ces personnes, « obligent » dans le sens d’une dette ou
d’une fidélité éprouvée qui les adresse en première personne et à laquelle elles peuvent
décider, ou non, de donner suite. Et, si elles y donnent suite, le droit les protége en cela
qu’il veille à ce que l’observation ou l’expression de ce que leur commande leur « identité
ethnique », assumée en première personne en l’état d’un « choix », ne leur coûte aucun
désavantage et n’engendre aucune inégalité.
De cette manière, le droit dispose que les procédures, les conventions, les règles et
les environnements qui composent le monde social doivent compter avec ces
« pratiques », ces « traditions » et ces « convictions », en leur donnant droit et en leur
faisant place. Il est alors réclamé, pour cela, que les agents (publics et privés),
responsables de ses divers dispositifs, engagent des efforts d’« accommodements »

118
(« accommodation ») nécessaires ; à tout le moins il est requis qu’ils s’y plient dans la
mesure de ce qui est tenu pour « raisonnable » (« reasonable accommodation ») – et si
l’on en croit les différents « codes of practices » et « guidances » édités par la CRE et
d’autres instances, en Angleterre, ces efforts sont très conséquents et le « raisonnable »
est fort exigeant124.
Ces « groupes » disposeraient donc, pour les personnes qui désirent se vivre comme
des membres pléniers parce qu’elles se reconnaissent une appartenance, un ensemble de
« coutumes » et de « traditions » mais aussi de « convictions » ou de « pratiques »,
généralement dotées d’une qualité expressive typique, qui leur est conventionnellement
attaché et par lequel se déclare autant que s’accomplit une appartenance et se reconnaît
une « identité ». De telles « pratiques » peuvent importer aux personnes « minoritaires »
et elles sont en droit d’attendre de pouvoir les honorer et de les voir respectées par
autrui. A tout le moins et au minimum, ces personnes sont fondées à attendre qu’elles le
soient, respectées, à égalité avec d’autres ensembles de « pratiques » ou de
« coutumes » qui, étant « majoritaires », ne subissent, elles, aucunes entraves – puisque
hospitalité leur est donnée, place leur est faite et droit leur est rendu – et dont la
poursuite ou l’observation ne lèsent pas ceux qui se rapportent à elles de la jouissance
intégrale de leurs droits.
Ainsi, c’est la minorisation dont souffrent les personnes appartenant à des « groupes
ethniques » minoritaires, l’absence d’égale hospitalité qu’elles subissent, et les
désavantages indus qu’entraîne cette appartenance (parce qu’elle oblige les personnes
qui en font un élément de leur intégrité), qui commandent, pour le droit anti-
discriminatoire, l’exigence de reconnaissance et de prise en compte de ces « groupes ».
Il convient de faire remarquer que cette reconnaissance des « groupes ethniques »
n’est pas une spécificité anglaise, même si on l’a vu c’est, là bas, assez rapidement que
le droit s’est emparé de la question multiculturelle. Ce n’est en rien une spécificité
anglaise, puisque la distinction entre « groupe ethnique » et « race » a également été
frayée, par la suite, au niveau européen et elle marque de son empreinte les Directives
Européennes. En effet, comme l’énonce O. De Schutter :

« loin d’être redondant par rapport à l’interdiction de discrimination à


raison de la race, la référence à l’origine ethnique dans l’article 13 CE désigne
(…) l’appartenance de l’individu à un groupe que caractérisent une histoire et

124
Pour des exemple à propos du droit anti-discriminatoire à raison des « disabilities », exemples
montrant, et cela est vrai également pour le droit anti-discriminatoire à raison de l’appartenance
« ethnique » et/ou « religieuse », que la politique profilée et commandée par le droit vient adresser et
tenter de résoudre le problème de l’inégale hospitalité des environnements aux différences des
minorités, cf. Stavo-Debauge, 2004d.

119
un ensemble de traditions communes, que les membres du groupe ont
souhaité maintenir vivants » (p. 46, 2001).

Il est nécessaire de bien le souligner car la chose est très littéralement occultée en
France. Notamment parce que pèse cette « hantise » du « communautarisme » mais
aussi du fait de la prégnance d’une idéologie républicaine125 dont on a montré les méfaits
auparavant. Cette occultation va loin puisqu’un chercheur tel que E. Fassin, pourtant
censément au fait de ces questions et habituel ennemi de la mystique républicaine, se
pose en « expert » des politiques anti-discriminatoires sans dire mot de cette dimension
du droit. Et c’est alors sans rougir qu’il se félicite du passage aux politiques anti-
discriminatoires parce qu’il estime, bien légèrement, que ce passage institue la catégorie
de « minorité » en faisant « l’économie de la notion de communauté » (Fassin, 2003,
p.60).
Or, que sont ces « groupes ethniques » dont on vient de parler et que le droit prend
en compte si ce n’est, précisément, des « communautés » ? Des communautés où se
mettent en partage et en commun des convictions, des traditions et des
coutumes, dotées d’une profondeur historique et porteuses d’une dimension obligeante
pour ceux qui se sentent appartenir à elles parce qu’ils s’y reconnaissent et y sont
reconnus, parce qu’ils y ont part et y nourrissent des attachements. Et E. Fassin de se
fourvoyer plus encore, ou alors c’est qu’il veut délibérément ignorer cette dimension du
droit anti-discriminatoire, lorsqu’il écrit que :

« pour penser la minorité, il n’est pas besoin de poser d’autre lien que
l’expérience de la discrimination – nulle nature et même nulle culture. Selon
la même logique, la « discrimination » autorise donc à faire l’impasse sur le
« multiculturalisme ». » (ibid.).

E. Fassin est loin du compte. Puisque, comme on l’a montré, le droit anti-
discriminatoire ne fait résolument pas « l’impasse » sur le « multiculturalisme »126 et il
considère et doit considérer la « culture » s’il veut être cohérent avec ses propres
énoncés. De même qu’il faut que ce droit se donne un autre « lien » que cette seule
« expérience de la discrimination » dont parle E. Fassin – qui ne dit, par ailleurs, rien sur
la façon d’attester et d’établir cette fameuse « expérience ». En effet, il faut au droit anti-

125
En fait, les deux faces d’une même médaille à deux anciens francs.
126
Si impasse est faite, c’est uniquement en France. Une France qui se met à part des dynamiques
Européennes et se trouve bien isolée dans sa posture qu’elle imagine, de « résistance » alors même
qu’elle ne fait que fouler au pied se qu’elle tient être pour l’une de ses valeurs primordiales et
fondationnelles : l’égalité.

120
discriminatoire un autre « lien » parce que l’efficace et l’intelligibilité du texte de loi127
repose sur la reconnaissance des « coutumes », « traditions », « convictions » qui
obligent ceux qui entendent les honorer en tant qu’ils se vivent comme membre d’une
communauté ethnique dotée de certaines propriétés culturelles et/ou religieuses
constitutives de leur identité.
Sans cette double reconnaissance – de ce qui est compté comme un « groupe
ethnique » et du caractère obligeant de certaines « pratiques » tenues pour constitutives
d’une identité « ethnique » – il n’y a nulle protection pour les individus puisqu’ils sont
alors livrés, sans aucune possibilité de faire valoir leurs droits, à des demandes
illégitimes, illégales mêmes, de renonciation à leur « pratiques ». Des demandes
susceptibles de leur être opposées pour défaire des incriminations pour
« discriminations » qu’ils sont pourtant fondés à porter si d’aventure ces « pratiques » les
empêchent indûment de rencontrer positivement, et à égalité avec d’autres (i.e. qui ne
font pas parties d’une minorité ethno-raciale), les exigences de critères, de règles ou de
conventions qui président à une épreuve d’allocation ou de sélection.
Et, remarquons que le principe d’égalité est d’autant plus facilement violé que les
« pratiques » des membres du groupe, pour le dire vite, « majoritaire » ne font face,
elles, à aucune objection similaire. Pas plus qu’elles ne donnent lieu à des désavantages
puisque les épreuves, les conventions, les règles, les procédures et les environnements
(matériels et symboliques) comptent spontanément avec elles et sont, le plus souvent,
instituées dans la considération de leur présence, tenue pour allant de soi, et à leur
intention et destination128.

Si l’on prend soin de faire de tels développements, c’est, bien entendu, parce que l’on
garde en vue la question des noirs en France, une question que l’on n’a, d’ailleurs,
jamais perdu de vue. Ainsi qu’on a pu, en passant, l’évoquer à plusieurs reprises, la
différence entre « race » et « groupe ethnique » introduite dans le droit anti-
discriminatoire contemporain, différence qui ouvre en réalité deux sortes d’interdictions
et donc deux formes de protection, n’est pas sans entrer en résonance avec les
distinctions que T. Shelby dispose pour rendre compte de la variété des identité noires

127
Tout comme de la politique de lutte contre les discriminations qu’il inspire.
128
C’est d’ailleurs pourquoi les règles et conventions sont si rapidement partielles et partiales, soit
bien loin du compte de l’égalité. Et elles le sont fatalement car elles sont instituées sur une figuration
partielle et partielle des êtres humains et valent plus spécialement pour une certaine sorte de
personnes, bien souvent une personne « générique », « moyenne », c’est-à-dire n’appartenant que
rarement à une minorité ethno-raciale ou bien à d’autres genres de minorités – pour le cas des
« disabilities » et du manque d’hospitalité des environnements de la ville aux personnes faillibles qui
ne disposent pas des habiletés requises par les objets urbains, cf. Stavo-Debauge, 2004c.

121
possibles ; une variété qui se tient néanmoins dans un continuum borné par la
« thin blackness » et la « thick blackness »129.
Ainsi, très clairement, la « thick blackness » peut trouver place dans ce que le droit
anti-discriminatoire spécifie comme « groupe ethnique » alors que la « thin blackness »
se rapporte, elle, essentiellement à la « race ». Sous ce rapport là, le droit anti-
discriminatoire offre donc des ressources, mais il convient de les activer, pour adresser
conjointement et en parallèle la question de la « diversité » et le problème des
discriminations « raciales » – si l’on veut bien nous accorder que par « diversité » on
peut entendre l’appel à une considération pour des identités plus substantielles qu’une
identité constituée sur la seule base des torts actuels auxquels exposent la couleur de
peau, le fait d’être noir, dans la France contemporaine. Dans le cadre même du droit
anti-discriminatoire, en s’appuyant sur cette dimension que l’on a exposé, et qui est
largement passée sous silence en France, ces identités peuvent donc trouver à se faire
valoir et entendre, de sorte à réclamer une égale hospitalité et à s’attaquer aux inégalités
et désavantages auxquels se heurtent (du fait d’un différentiel de « coutumes », de
« convictions » ou de « pratiques ») leur porteur.

Tournons nous maintenant vers cette catégorie de « race » dont certains estiment
qu’elle ne devrait pas même figurer dans le droit, y compris lorsque ce droit à pour objet
et vocation d’armer la lutte contre les discriminations « raciales ». Pour lever ces
préventions et répondre à D. Lochak on va donc s’efforcer de mieux spécifier ce qu’il faut
comprendre par « appartenir à un groupe racial », de la même manière que l’on a
expliqué ce qu’il convenait d’entendre par « appartenir à un groupe ethnique ». Et, l’on
va voir qu’il s’agit de deux formes d’appartenance tout à fait dissemblables puisque la
nature même de l’entité en cause change, qu’elle n’a, en outre, ni les mêmes qualités ni
les mêmes modalités d’existence, tant pour les personnes concernées par la protection
offerte par le droit que pour le législateur. De sorte que l’on ne saurait suspecter, ainsi
que le fait D. Lochak, le législateur de nourrir un « engagement ontologique »
tendancieux à l’égard de l’entité « race » ou même d’alimenter, malgré lui, des
« engagements ontologiques » pareillement vicieux.

« Appartenir à un groupe racial » : ce que cela signifie pour et dans le droit anti-
discriminatoire

Revenons un instant aux arguments de D. Lochak et écoutons les, à charge pour nous,
ensuite, de montrer que les réticences qu’ils sont censés fonder pêchent à bien des

129
Mais cette dernière, la « thick blackness », peut prendre bien des formes et être dotée d’une plus ou
moins forte consistance, cf. T. Shelby (2002).

122
égards et à bien des endroits. Que dit D. Lochak quant à l’inscription de la notion de
« race » dans les législations et le droit anti-discriminatoire ?

« Reste que, même dans la dénégation, l'utilisation du terme pourrait bien


s'avérer piégée : car en toute rigueur, prohiber et punir les discriminations
fondées sur la race revient logiquement à postuler que de telles
discriminations sont concevables, et donc, par voie de conséquence, que les
races existent. Et cela d'autant plus que les termes que le droit intègre à son
lexique et transmue ainsi en catégories juridiques se voient volontiers parés
du caractère d'objectivité reconnu au vocabulaire technique. (…) Mais si la
prohibition des discriminations raciales est une façon de signifier
solennellement à tous que certains actes sont inacceptables, car contraires
aux valeurs fondamentales de notre société, cette fonction de la loi n'est-elle
pas contrecarrée par le phénomène de reconnaissance que produit
l'inscription dans les textes du mot race ? Mot qui devrait rester tabou, s'il est
vrai que les races n'existent pas, qu'elles sont l'invention des racistes.
Lorsque le législateur, en effet, proscrit les discriminations fondées sur la
race, n'entérine-t-il pas en même temps leur existence, ne leur confère-t-il
pas une objectivité ambiguë ? » (op. cit.).

Il y a dans ces extraits plusieurs lignes argumentatives différentes, mais leur


articulation n’est pas logique ou argumentative. Elle repose seulement sur une
« hantise » nourrie par le précédent de Vichy. Elle procède également d’une centration
quasi-exclusive sur un « racisme » réfléchi comme « idéologie » ou comme schème de
pensée et de perception faisant, l’une et l’autre, le tableau d’un monde peuplé de
collectifs « raciaux », censément biologiquement fondés et hiérarchiquement ordonnés.

123
Par où, et déjà, il appert que ce ne sont pas réellement les lois anti-discriminatoires ainsi
que le tort de la discrimination qui sont ici considérées par l’auteur.
Cela est d’évidence car les discriminations n’ont pas besoin du renfort d’une
« idéologie », ni même de la reconnaissance de l’existence mondaine et/ou scientifique
des « races » (comme mode de partition biologique de l’humanité et détermination de
caractères moraux), pour prospérer. Et elles prospèrent même très bien sans qu’il soit
nécessaire que les agents qui s’en rendent coupables voient leurs actions et leurs
jugements informés par des idéologies « racistes » – le cas de la « discrimination
statistique », ou « discrimination probabiliste », le démontre de la plus radicale façon qui
soit (Rüegger, 2003).
Les arguments de D. Lochak pêchent donc d’abord parce qu’elle ne considère qu’une
certaine forme de « racisme », un « racisme » soutenue d’une « idéologie » à prétention
« scientifique » mise en œuvre par une puissance Etatique (soit, le cas de Vichy). C’est
sur cette base qu’il est alors possible à l’auteur de s’inquiéter de l’effet de
« reconnaissance », comme signature et ratification d’une existence et de sa pertinence,
de la « race » que peut engendrer le texte de loi. Cela l’alarme d’autant que, selon elle,
les « races » sont l’œuvre des « racistes » et que la meilleure stratégie à adopter est de
n’en point parler et de ne point inscrire le mot lui-même (« mot qui devrait rester tabou,
s'il est vrai que les races n'existent pas, qu'elles sont l'invention des racistes ») afin de
ne pas risquer d’accréditer leur existence et de leur conférer une « objectivité » – «
Lorsque le législateur, en effet, proscrit les discriminations fondées sur la race,
n'entérine-t-il pas en même temps leur existence, ne leur confère-t-il pas une objectivité
ambiguë ? ».
Mais puisque le droit, et spécialement le droit pénal130, a d’abord à faire à des
méfaits, contre lesquels il entend agir, essentiellement en déclarant une interdiction
assortie de sanction à l’encontre de qui enfreint la loi et se rend coupable de tels méfaits,
il faut bien qu’il spécifie ces méfaits, les nomme et les inscrive. Puisqu’il vise le mal et a
vocation à le punir, il faut bien qu’il énonce et inscrive, dans les textes juridiques, ce mal,
sans quoi il se rend incapable de l’identifier, de le reconnaître et de le juger mais aussi de
le faire reconnaître, comme un mal, aux sujets des normes juridiques. Et il faut bien qu’il
reconnaisse que ce mal existe, sinon pourquoi alors s’inquiéter de l’interdire et de lutter
contre lui ?
Mais, là où l’argument de D. Lochak prend un tour résolument vicieux, c’est lorsqu’elle
dit, nous citons à nouveau, que « en toute rigueur, prohiber et punir les discriminations
fondées sur la race revient logiquement à postuler que de telles discriminations sont
concevables, et donc, par voie de conséquence, que les races existent » (op. cit.). Il est
assez étonnant que cet argument soit introduit par l’expression « en toute rigueur », car

130
Car, en France, les discriminations sont, en effet, versées au pénal.

124
voilà une phrase qui est fort peu rigoureuse. En effet, ce qu’il conviendrait bien plutôt de
dire c’est, en redressant l’argument de D. Lochak tout en la paraphrasant, que prohiber
et punir les discriminations fondées sur la race revient logiquement à postuler que les
discriminations raciales existent.

Bref, l’inscription du terme « race » dans les lois anti-discriminatoires ne signe pas un
« engagement ontologique » douteux du législateur. Car, pour lui, le contrefort pertinent,
ce contre quoi il entend agir, ce sont les discriminations « raciales ». Il ne se prononce
pas quant à la nature de la « race » et il n’engage aucune assertion ontologique quant à
la consistance et de celle-ci, laquelle figure uniquement comme un référent, susceptible
de prendre de multiples formes, qui permet de caractériser et d’intervenir à toutes fins
pratiques sur un méfait spécifique que le législateur doit bien nommer minimalement. Et,
en un sens, peu importe que le terme « race » figure dans des textes de loi, car des
textes de loi ne décrivent pas le monde, ils se prononcent sur des actes et des conduites
en décrétant, de façon prescriptive, ce qui, au sein de cet ensemble d’actes et de
conduites, est légal et ce qui ne l’est pas ; et, en l’occurrence, les discriminations à
raison de la « race » sont illégales. Point.
Mais, notons aussi que les arguments de D. Lochak s’appuient sur une conviction bien
connue, et bien commune, qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a toujours pas produit les résultats
escomptés. Le mouvement de cette conviction est bien rendue par W. Stoczkowski,
lequel n’a pas forcément entrevu toutes ses limites :

« La conviction selon laquelle la mise en relief des différences entre les


hommes alimente inévitablement les haines et les rejets, sapant les bases
mêmes de l’égalité des droits, ne reste pas sans conséquences pratiques. Ce
fut elle qui (…) a conduit de nombreux auteurs à espérer, pendant de longues
années, qu’en supprimant le discours sur la différence et en rejetant les
traditionnelles catégories classificatoires, dont celle de race, on contribuerait à
éradiquer ou à diminuer les discriminations et les haines. Cependant cette
purification lexicale et conceptuelle n’a pas apportée les résultats
escomptés. » (1999, p.47-49).

En effet, W. Stoczkowski n’imaginait peut-être pas l’ensemble de ses « conséquences


pratiques », mais il n’empêche que c’est aussi le travail de cette même conviction qui, en
soutenant les défiances à l’endroit de la catégorisation « raciale » et/ou ethnique,
empêche de factualiser les inégalités et désavantages affectant les minorités ethno-
raciales. Un empêchement qui ne permet donc pas de veiller à l’égalité des droits.
Quoiqu’il en soit, et pour finir avec les propos stériles de D. Lochak, l’idée de « groupe

125
racial » et d’appartenance à un « groupe racial » n’a, pour le droit et les politiques anti-
discriminatoires contemporaines, plus rien à voir avec ce que cette notion pouvait
signifier dans des lois telles que celles de Vichy.

Disons donc, rapidement, ce qu’il faut entendre par « appartenir à un groupe racial »
dans ce nouveau cadre. Et une fois cela fait, on essayera de voir ce que la distinction
entre « racial » et « ethnique » implique pour la question de la catégorisation des
différences qui concernent les politiques anti-discriminatoires. Comme on l’a vu,
« Appartenance » et « groupe » s’entendent dans un sens positif lorsqu’il est question de
certaines origines ethniques. C’est-à-dire que les personnes se rapportent à ces groupes
en l’état de membre et nourrissent des sentiments d’appartenance à leur égard, lesquels
disposeraient de coutumes et de traits propres qu’il importe aux membres d’honorer et
de voir respecter par des tiers131. Tandis que si l’on peut parler d’appartenance à des
« groupes » sur base « raciale », les deux termes (appartenance et groupe) s’entendent
ici en un tout autre sens. N’est conférée à la « race » qu’une modalité d’existence,
descriptive et normative, intégralement négative. Ou encore, pour reprendre ce qu’en
disent A. Morning et D. Sabbagh à propos des Etats-Unis :

« en fait, la seule définition positive légitime actuelle du terme de « race »


le réduit à un fondement d’inégalités illégitimes destinées à disparaître au fil
du temps, selon toute espérance. La « race » représente un certain type de
désavantages sociaux découlant d’une identification à un groupe jadis
stigmatisé comme « race » inférieure. (Morning & Sabbagh, p. 1, 2004)

Par quoi il faut comprendre que celle-ci, la « race », n’est inscrite dans le droit et
n’intéresse les politiques anti-discriminatoires que parce qu’elle est indûment prise en
compte et pourvue d’effets ou de conséquences inégalitaires dans des évaluations et des
traitements affectant les personnes passibles d’une caractérisation dite « raciale ». Dès
lors, « groupe racial » doit se comprendre de deux manières : soit est ici visée la
passibilité de certains individus à des discriminations parce qu’ils sont porteurs d’indices
(phénotype, type de visage, nom, lieu d’habitation,etc.), lus comme index d’une « race »
et la marque d’une différence, sur base desquels des jugements illicites se fondent et des
présomptions stéréotypiques illégitimes sont nourries ; soit il est question de « groupe »

131
Cela ne veut toutefois pas dire que sont reconnus des « droits collectifs ». C’est bien l’individu qui
est visé et ce qui est protégé c’est sa possibilité de manifester ou d’exprimer, s’il le « souhaite » et à
égalité avec d’autres personnes, une « identité », laquelle emporterait des « convictions » et
« pratiques » constitutives, sans qu’il lui en coûte l’entrave de la jouissance de ses droits. Sur le fait
que les « cultural accommodations » requises par le droit anglais et par le droit européen ne ressortent
pas non plus d’une « discrimination positive », cf. De Schutter, op. cit., Levy, op. cit.

126
parce que l’héritage et la répétition de discriminations et de désavantages, parfois
institutionnalisés, ont généré des conditions et des situations socio-économiques (mais
aussi symboliques) clairement inégalitaires, conditions et situations qu’il convient alors
de rehausser (au moyen, notamment, de « positive action », i.e. de « discrimination
positive ») en engageant des actions juridiques et politiques réclamant une
circonscription de leur « public » de bénéficiaires.

Voyons maintenant ce qu’entraîne la distinction « racial » et « ethnique » quant à la


confection des catégories nécessaires à la mise en œuvre du droit et des politiques anti-
discriminatoires. Une fois cette question traitée dans sa généralité on se tournera à
nouveau vers l’Angleterre, de sorte à voir comment ils ont mobilisé et mis au travail les
pouvoirs de la statistique publique pour lutter contre les discriminations frappant les
minorités ethno-raciales.

Ce qu’implique la distinction « race » et « ethnique » en terme de figuration catégoriale

Conceptuellement et pratiquement, selon que l’on parle de « discriminations raciales »


ou de « discriminations ethniques », il appert que ce sont deux opérations de
catégorisations qui sont en jeu. Le point est d’importance puisque, comme on l’a dit, les
noirs, du fait de leur situation et de la variété de la « blackness » (« thin » ou « thick »),
peuvent être diversement figurés catégorialement et être rapportés soit au pôle « racial »
soit au pôle « ethnique ». Dans le premier cas, ce qui doit être saisie catégorialement,
c’est une « thin blackness », dans le second c’est une, ou plusieurs formes, de « thick
blackness ». Penchons nous d’abord sur le premier cas, celui qui est ajusté à la
factualisation des discriminations « raciales » et voyons alors quelle sorte de catégories
doit être confectionnée afin de soutenir et d’accompagner la mise en œuvre du droit et
des politiques anti-discriminatoires.

Le « quoi » identifié par une catégorie « raciale »

La nature de cette catégorie – quoique cela est également vrai d’une catégorie
« ethnique », pour ce qui est du cadre d’une politique de lutte contre les discriminations
– est assez spéciale, puisque, d’une certaine façon, elle n’est pas une « variable », à tout
le moins pas au sens habituellement entendu par la statistique et la démographie, cf. J.
Stavo-Debauge (2004a). En effet, de telles catégories, dites « raciales », n’ont d’autres
objets que de permettre de factualiser des différentiels et des inégalités. Dès lors, il ne
s’agit donc pas d’expliquer les comportements de ceux qui sont les sujets de la

127
catégorisation par la dite catégorisation132 mais bien plutôt de décrire et de factualiser les
inégalités et désavantages qu’ils subissent parce que d’aucuns (agents et dispositifs),
dans une variété d’épreuves et de traitements, donnent effets à ce que cette
catégorisation permet de refigurer.
Car, il faut bien comprendre que la catégorie ajustée n’est, en ce cas, jamais qu’un
index qui, par approximation, permet de refigurer et/ou de résumer, en un nom ou en un
mot, le lot d’indices auxquels ceux qui discriminent donnent effet parce qu’ils y lisent une
différence de « race », de couleur ou d’origine sur base desquelles ou à l’encontre
desquelles ils nourrissent des préjugés ou stéréotypes négatifs qui portent à
conséquences et génèrent d’illicites inégalités de traitement. Il va de soi que les indices
ou traits ici en question peuvent être excessivement variés : ils peuvent aller d’un
phénotype, d’une physionomie, d’une vêture ou allure corporelle, de la conformation
physionomique d’un visage, jusqu’à un patronyme, un lieu de naissance voire un lieu de
résidence, etc.. La liste est pour le moins longue, voire inépuisable.
Heureusement, si l’on peut dire, la chose est plus aisée pour le cas des noirs. Quoique
cela n’est pas aussi sûr… Il est d’évidence que le niveau de l’attention négative et
l’intensité des méfaits qu’engendrent ces hétéro-identifications peuvent varier, et peut-
être même très sensiblement, selon le degré de pigmentation de la peau, selon l’origine
(Domien versus Africain) ou la nationalité présumée, ainsi que selon bien d’autres
saillances, phénoménales ou non (« accent », habillements, religion, morphologie, etc.).
Toutefois, c’est malgré tout sur le « fait » phénoménal de la « thin blackness », qui en
elle même est un composé de diverses perceptions, que s’accroche, d’abord, ce type de
discriminations « raciales » directes. Car, en effet, on vient ici seulement et uniquement
de rendre compte de ce que devrait être une catégorie ajustée à la révélation d’une
discrimination « raciale » directe.
Lorsque c’est de la discrimination directe qu’il est question, il se fait que la bonne
catégorie n’est jamais qu’un terme susceptible de recueillir, traduire et thématiser ce sur
« quoi » prend appui celui qui engage un jugement ou une action discriminatoire. Ainsi,
idéalement, si l’on peut dire, la bonne catégorie, celle qui permet de confondre celui qui
se rend coupable d’une discrimination « raciale » directe, doit pouvoir rencontrer et/ou
saisir les catégories perceptives et cognitives que mobilisent un discriminateur générique
et/ou moyen n’appartenant pas à la minorité ethno-raciale à l’encontre de laquelle il agit.
Il est d’évidence, que cette idéalité est assez problématique. Pourtant, conceptuellement
parlant, pour révéler au mieux ce type de discriminations, ce sont les hétéro-
identifications (i.e. identifications par des tiers) produites, armées et mobilisées par le
« groupe majoritaire » (ici, les blancs) qui sont les plus adéquates puisque ce sont les

132
Ce qui reviendrait à en faire une « variable », soit ce qui fait ou fonde une différence dans le cadre
d’une explication causaliste ou relationnelle des comportements.

128
individus issus ou participant de ce « groupe majoritaire » qui sont les plus enclins à
discriminer.

C’est d’ailleurs pourquoi de telles catégories ont nécessairement, pour le sociologue et


le statisticien, quelque chose de factice en cela qu’elles ne renvoient pas, pour eux, à ce
qu’il tiennent pour des appartenances réelles ; c’est-à-dire des appartenances fondées,
par exemple, sur un statut gagé par une institution, ou bien sur une foi ou sur une
confession, on sur encore un sentiment d’appartenance et une identification
immédiatement nourrie et éprouvée en première personne et renvoyant à un collectif
institué. Raison pour laquelle, des catégories telles que les catégories « raciales » gênent
considérablement les statisticiens et sociologues lorsqu’ils doivent s’en occuper
pratiquement – sous réserve, bien sûr, qu’ils aient fait fi de leurs préventions actuelles –
puisqu’ils sont habitués à saisir et à « mettre en variable » des choses qui disposent déjà
d’une inscription ; une nationalité quelque part consignée et attestée par des papiers
délivrés par un Etat, un sexe inscrit à l’état civil, une « classe sociale » adossée aux CSP
et prenant appui sur l’existence de « branches » et de « métiers », etc.
Avant que d’être « objectives », ces diverses choses ici énumérées sont objectivées.
En effet, elles disposent, avant la venue du sociologue et/ou du statisticien, d’une
objectivation préalable, le plus souvent en l’état d’une inscription quelconque garantie
par des institutions et quelque part computée. Une inscription et une consignation qui les
préparent alors à la catégorisation et les prêtent également à la « mise en variable ».
En outre, non contentes d’être objectivées, inscrites et consignées, il se fait aussi
qu’elles sont soutenues par les auto-identifications des personnes. A tout le moins, les
personnes peuvent les déclarer, et elles le font généralement sans mal, lorsqu’on leur
demande de répondre à des questions faisant fond sur une ou plusieurs catégories du
paysage ordinaire de la sociologie, de la statistique et de l’action publique.

Mais, toute autre est la situation pour la « race ». Et cela est spécialement vrai en
France. Remarquons, d’ailleurs, que les plus rétifs ne sont pas forcément ceux qu’on
croit. En effet qui résiste le plus à se décrire de la sorte, en recourrant à des descripteurs
dits « raciaux », si ce n’est les blancs eux-mêmes ? Il n’est pas impossible que se tienne
là l’obstacle majeur et la source principale de la résistance à la catégorisation « raciale »,
puisque cette catégorisation, et bien entendu cela n’échappe à personne, devrait être
symétrique, même si elle fait fond sur une asymétrie inégalitaire, et saisir tant les noirs
que leur vis-à-vis approprié, soit, précisément, les blancs. Ainsi, que ce soit du côté noir
ou du côté blanc, il se fait que, pour beaucoup, la « race », non contente de ne renvoyer
à aucun statut formalisé et à aucune inscription objectivée, n’a pas même cette
objectivité toute minimale que donne un sentiment d’appartenance ou une capacité

129
d’auto-identification que les individus seraient susceptibles de déclarer. Puisque, le plus
souvent, celle-ci, la « race », ne fait pas « identité » et qu’elle ne croise aucune
identification, ou appartenance, nourrissant une estime et alors susceptible d’être
fièrement portée et publiquement déclarée par les individus.
Ainsi, au surplus de ne pas croiser des appartenances que le sociologue ou le
statisticien tient pour « objectives » (en ce qu’elles sont déjà computés par quelques
institutions ou qu’ils ont, eux mêmes, créé des catégories ad hoc), et mis à part chez
certains militants de la cause noire et chez quelques jeunes, une catégorie ajustée à la
révélation de discriminations « raciales » est d’autant moins congruente avec une
identité assumée et/ou déclarée qu’elle doit précisément être en mesure de décrire ce
que les personnes, du fait des discriminations subies, s’efforcent justement de ne pas
être et surtout de ne pas être pris pour. On peut ici penser, par exemple, aux avocats
africains figurant dans l’enquête de J.-P. Dedieu (Dedieu, 2004), lesquels en viennent
non seulement à occulter les discriminations « raciales » subies (par eux ou par d’autres)
mais, en guignant une « ordinarité », à mettre un voile, un voile d’embarras tissé de
souffrances, sur le fait qu’ils sont noirs.

Mais, si bien des résistances se font jour, il reste que les personnes noires savent,
d’un solide savoir de sens commun étayé par bien des expériences de mépris, ce qui vaut
et compte comme une « race » au sens contemporain du terme. Elles ont connaissance
de ce qui, chez elles, est compté indûment comme une « race » et qui les destine à des
désavantages et à des inégalités spécifiques. Et cela est également vrai des blancs qui
savent bien, et peut-être s’en félicitent-ils, qu’ils ne sont pas, eux, exposés à de tels
torts. Les unes et les autres, et spécialement en France, pourraient donc déclarer ce que
requiert la catégorisation « raciale » nécessaire à la lutte anti-discriminatoire. Ces
personnes ne le font pas, car elles veulent se garder de paraître « racistes », et parce
que c’est toujours avec embarras que l’on se caractérise et que l’on caractérise autrui,
surtout sous de telles descriptions, mais, il reste qu’elles sont en mesure de le faire.
Et, d’ailleurs, pour ce qui concerne les personnes noires, si l’on en croit l’actualité,
elles le font de plus en plus puisque c’est sur cette base là, et à l’aide de cette forme de
subjectivation collective et politique, que des associations se forment, que les voix
résonnent et que les revendications sont portées. Et à mesure que ce travail portera,
l’identification sera plus spontanée et la déclaration plus aisée, car elle soutiendra alors la
mise en exergue puis la lutte contre des torts, tant historiques qu’actuels, et pourra, en
outre, « faire identité » du fait de cette politisation même. Et voilà qui contribuera
d’ailleurs à faire sortir les noirs de l’invisibilité. Par ailleurs, une fois ces identifications et
ses demandes de compte libérées, il sera alors possible d’engager la lutte contre les
discriminations « raciales » indirectes .

130
Car, en effet, l’on sait que ce sont de telles identifications qui sont comprises par le
terme de « race », tout comme l’on sait qu’elles permettent de mettre en visibilité un
« groupe » (ou plusieurs) constitué par des désavantages continus et des inégalités
spécifiques. Inégalités et désavantages, hérités ou continués, ayant généré des
conditions socio-économiques et symboliques suffisamment saillantes et inégalitaires
pour être mises en commun et donner lieu au tracé d’un « groupe ». Ce sont des
« groupes » de ce type que le concept de discrimination indirecte entend protéger, chose
qu’il n’est en mesure de faire que si la statistique, et avant elle les sciences sociales,
s’efforce de les catégoriser, d’en tracer les contours, de documenter leurs traits et
propriétés et d’établir les différentiels qui les tiennent à l’écart de ceux qui ne sont pas
exposés à de similaires discriminations et désavantages « raciaux ».

Ainsi qu’on l’a fait remarquer, les noirs en France, à tout le moins certains d’entres
eux, peuvent également prétendre être comptés au titre de ce que le droit anti-
discriminatoire Européen tient pour un « groupe ethnique ». Cette capacité des noirs à
figurer comme « groupe racial » et comme « groupe ethnique » procède du caractère
feuilleté de l’identité noire. Feuilletage que l’on a très sommairement posé en empruntant
le continuum de T. Shelby allant de la « thin blackness » à une variété de « thick
blackness ». Il nous revient, maintenant, de regarder ce que cette possibilité de
figuration des noirs en l’état de un ou de plusieurs « groupes ethniques » implique quant
à la question de la confection de bonnes catégories. C’est-à-dire des catégories
appropriées à la lutte contre les discriminations « ethniques », une lutte qui permet,
depuis le lieu même du droit anti-discriminatoire, d’avancer tant sur le terrain du
multiculturalisme (et donc de la « diversité ») que sur celui des politiques dites de
« reconnaissance ». On verra d’ailleurs, juste après, en revenant sur la situation
anglaise, comment la statistique, via son architecture catégoriale, peut être un des
équipements premiers d’une politique de reconnaissance et un élément phare d’un
multiculturalisme libéral bien tempéré.

Le « qui » reconnu par une catégorie « ethnique »

Afin de pouvoir être observée et honorée, l’interdiction de la discrimination


« ethnique » réclame de reconnaître ce qui se donne comme des identités et des
appartenances culturelles, instanciant des convictions ou des coutumes héritées
intrinsèquement obligeantes pour les personnes, et qui appellent un égal respect, en ce
sens que leur poursuite et expression ne doivent entraîner aucun désavantage. Ainsi, les
« groupes » (mais le mot communauté conviendrait mieux) et les « appartenances »
susceptibles d’être comptés comme « ethnique » par les Directives Européenne, et de

131
réclamer alors une catégorisation, ne sont pas similaires à ceux qui sont passibles d’une
catégorisation « raciale ».
Toutefois, on l’a dit, pour ce qui est des noirs, il est possible de se rapporter à ces
deux figures de « groupes ». Si un « groupe racial », au sens du droit et des politiques
anti-discriminatoires, renvoie, en son principe de constitution, à une négativité du fait
que les contours de celui-ci sont plutôt tracés du dehors puisque ce sont les
discriminations, passées ou présentes, qui lui donnent corps, il en va autrement lorsqu’il
s’agit d’un « groupe ethnique ».
En effet, « ethnique », à l’opposé, renvoie à une positivité et à des propriétés qui,
même si elles sont héritées, dessine une communauté soutenue et accomplie par ses
membres. Cette communauté est donc, en un certain sens, intentionnelle, cela à la
différence du « groupe racial » qui n’existe que par le fait des discriminations résultant
de l’injustice commise et de la mise à part perpétrée à l’encontre des personnes par des
tiers. Cette communauté procède d’un héritage, certes, mais elle prospère via le renfort
d’une intentionnalité collective, qui est soutenue et prise en charge par chacun de ceux
qui s’estiment appartenir à la dite communauté et entendent réaliser, poursuivre et
exprimer leur appartenance sans subir de désavantages indus et sans être arrêtés dans
son expression.
Il appert donc, que lorsque l’on parle de « groupe racial » et de « groupe ethnique », il
s’agit en fait de deux opérations de catégorisation qui ne sont pas immédiatement
congruentes, et chacune de ces opérations doit prêter attention à des figures de
différences dissemblables car la nature de la lutte qu’il convient de mener et la forme des
discriminations en cause ne sont pas les mêmes. En effet, la lutte contre les
discriminations « raciales » réclame une catégorisation qui soit en mesure de saisir ce
« quoi » à partir duquel se meuvent et s’exercent les discriminations, en cela c’est une
hétéro-identification qui est la mieux à même d’informer la catégorisation. A l’inverse, la
lutte contre les discriminations « ethniques » demande l’ouvrage de catégories
susceptibles de recueillir ces « qui » substantiels appelant une égale considération et
réclamant un égal respect.
C’est en cela que cette lutte, et la catégorisation elle même, s’avance décisivement
vers la considération du « fait » du multiculturalisme et en direction des politiques de
reconnaissance puisque catégoriser revient alors à reconnaître des identités en
souffrance et à ouvrir une place dans un espace de représentation – d’abord statistique –
aux communautés et aux identités culturelles ainsi figurées133. Et, comme on va le voir
avec l’exemple Britannique, cette première ouverture peut avoir bien des effets
bénéfiques. Même plus, elle consiste, en tant que telle, à mettre fin à une lourde

133
Des identités qui sont déclarées en première personne en l’état d’un choix d’affiliation congruent
avec les exigences du libéralisme politique soucieux de la liberté et de l’intégrité de l’individu.

132
discrimination, quelle soit « raciale » ou « ethnique », et à une importante privation. En
effet, de la sorte, il est mis fin à l’impossible accès des minorités ethno-raciales au « bien
public » de la statistique et aux ressources argumentatives et informationnelles qu’offre
cet équipement.
Ainsi, on peut donc dire que ce qui distingue une catégorisation « raciale » d’une
catégorisation « ethnique », c’est que la première appréhende un « quoi » (une
caractérisation/identification fomentée par des tiers extérieurs qui fournit le fondement
d’une inégalité illégitime) et la seconde un « qui ». Mais si la première, la catégorie
« raciale », ne renvoie donc pas forcément à une identité, assumée et déclarée en
première personne et susceptible d’alimenter une présentation publique de soi, il reste
qu’elle n’est le plus souvent appréhendable et documentable que par le biais d’une auto-
identification déclarative – par où, elle peut alors, à force, devenir une identité, soit une
manière de se dire et de se présenter publiquement sur des scènes autres et lors de
moments autres que sur des scènes et durant des moments de luttes politiques. Mais, la
seconde quant à elle, la catégorie « ethnique », recueille et signe d’emblée une identité.
Et si s’ouvre alors, comme on l’a dit, les prémisses d’une politique multiculturaliste, c’est
que le simple fait de recueillir et de faire place à cette identité peut valoir amorce d’une
reconnaissance publique puisque « être compté parmi » (la communauté politique
élargie), et sous une description jusqu’alors déniée, voilà qui signifie être reconnu.

Tournons nous maintenant vers la situation anglaise. On verra alors s’il est ou non
possible de dresser des catégories qui puissent valoir dans les deux cas, c’est-à-dire qui
soient capables de spécifier et figurer la « race », laquelle n’a d’existence et de formes
que parce que des discriminations (antérieures ou actuelles) ne lui en confèrent, et
l’« ethnique » qui lui serait doté d’une consistance plus autonome et moins négative.

Si l’on finit sur le cas Britannique c’est aussi parce qu’il nous permet de revenir sur la
question de la statistique. Et cela dans un parfait vis-à-vis, comme symétrique opposé,
d’avec la situation française. On a montré que, dans le cas français, les sociologues,
statisticiens et agents publics, s’accordaient sur la dangerosité des pouvoirs de la
statistique, et que, de ce fait, ils refusaient, avec une belle obstination et un grave
aveuglement, de s’en remettre à de tels pouvoirs pour asseoir la réalité des
discriminations, armer puis conduire la lutte anti-discriminatoire et évaluer sa portée et
son efficace. Or, ce sont les mêmes pouvoirs de la statistique qui ont été considérés, lors
de similaires controverses, par les anglais. Toutefois, ceux-ci ont été, petit à petit,
regardés sous leurs aspects bénéfiques et bienfaisants, mais aussi logiquement
nécessaire, tant pour les minorités ethno-raciales elles-mêmes, qui en sont venues à
réclamer l’activation de ces pouvoirs de la statistique et à peser fortement sur la

133
conformation et la confection de son architecture catégoriale, que pour le droit et la
politique anti-discriminatoire.

134
La considération des pouvoirs (positifs) de la statistique publique et leur mise au service
des minorités ethno-raciales et de la lutte contre les discriminations : retour sur le cas
anglais.

Si l’Angleterre est particulièrement propice à l’enquête, c’est qu’elle était, il n’y a pas
si longtemps, dans la situation de la France. A savoir qu’elle ne disposait pas d’une
architecture catégoriale signant la « race » ou l’ethnicité et que c’est en réponse aux
exigences du droit et des politiques anti-discriminatoires qu’elle y est venue. Par ailleurs,
lorsqu’elle a pris ce tournant, elle était pareillement confrontée à la prégnance d’un cadre
de problématicité relatif à la question de « l’immigration », cadre dont elle a su, elle,
sortir. Mais, elle est également un exemple très intéressant en cela qu’elle ne présente
pas les propriétés du vis-à-vis préféré des chercheurs français, soit les Etats-Unis. Vis-à-
vis qu’ils n’ont aucun mal à vilipender et qu’ils n’évoquent que pour cette seule raison :
justifier un repli et ne rien changer134. Ou alors jouer à se faire peur, comme le fait P.
Weil à la fin de son dernier ouvrage qui, juste après un chapitre, consacré à l’
« affirmative action » Etats-unienne, écrit :

« La République française peut-elle apprendre à respecter sa diversité


sans avoir à en passer par une période transitoire de classifications et de
préférences raciales ? Certainement pas si elle tarde à agir contre les
discriminations » (Weil, p.103, 2005b).

Si l’exemple du Royaume Uni nous est instructif, c’est d’abord parce que l’appareil
juridique et statistique de lutte contre les discriminations en vigueur dans ce pays ne
présente pas les deux caractéristiques qui, en France, déterminent immédiatement un
jugement sans appel porté à l’encontre des dispositifs de ce genre. D’une part, il n’existe
pas de politiques d’« affirmative action » au sens habituellement entendu – soit celui d’un
traitement préférentiel intervenant directement dans l’allocation des biens et des
positions entre les personnes (Sabbagh, 2003). D’autre part, si des catégories ethniques
et/ou « raciales » figurent effectivement dans la nomenclature statistique du Royaume
Uni, elles sont de facture récente et ne relèvent ni d’un héritage ségrégationniste ni d’un
racisme institutionnel à proprement parler. Or, ce sont précisément ces deux traits
distinctifs du contexte états-unien – l’« affirmative action » et l’ancienneté d’une
racialisation de la statistique publique initialement associée à des discriminations
légalement instituées et procédant de l’esclavage135 (Schor, 2005a et 2005b) – que l’on

134
Nous reprenons ici des éléments de Stavo-Debauge (2005).
135
En effet, comme le rappelle P. Schor, « l’esclavage a été non seulement la cause directe de la
distinction selon la couleur dans le recensement, mais il a aussi été un facteur important dans

135
se plaît généralement à invoquer en France pour rejeter à bon compte – et avec un
confortable sentiment de supériorité morale – tout usage de la statistique à des fins de
mise en œuvre d’une politique anti-discriminatoire conséquente136.
Ainsi, au Royaume-Uni, outre qu’il n’y a pas d’« affirmative action », mais seulement
des « positive action », sur un mode relativement similaire à celui validé ensuite par les
Directives Européennes (Stavo-Debauge, 2005 ; Calvès, 2005a), les catégories ethniques
et/ou « raciales » mobilisées ne peuvent donc, et à la différence du cas américain, guère
apparaître comme l’héritage d’une politique explicitement raciste qui aurait très tôt
imprimé sa marque sur la statistique publique137 ; dans la mesure où elles ont
précisément été agencées et confectionnées pour mettre en œuvre et soutenir une lutte
contre les discriminations fondée sur la nouvelle architecture juridique mise en place par
le Race Relations Act 1976.
Dès lors, l’argument, si facilement brandi par les chercheurs français, du vice
génétique – selon lequel la solution serait déclarée mauvaise parce qu’elle porterait la
trace du mal auquel elle entend remédier – n’est pas, dans ce cas, opératoire. Par
ailleurs, et comme on l’a fait remarquer, la confection et l’usage de ces catégories ont
suscité d’importantes controverses impliquant tant la communauté des chercheurs que
l’opinion publique dans son ensemble, de sorte que les sociologues et statisticiens
français ne sauraient donc se prévaloir du monopole du scepticisme et de la défiance
quant à la pertinence et l’efficacité des catégories dites « ethniques » et des « mesures »
qui s’y réfèrent – « mesures » au sens métrologique, mais aussi au sens d’équipements
juridiques et de dispositifs de politiques publiques.

On l’a amplement signalé et on l’a même thématisé, la relation à la statistique


ethnique et/ou « raciale » se présente en France sur le mode de la défiance, voire de la

l’élaboration d’une tradition statistique fondamentalement binaire, distinguant les descendants des
Européens, d’un côté, et tous les autres habitants, de l’autre » (Schor, p. 297-298, 2005a).
136
Pour un exemple emblématique de cette instrumentalisation du référent états-unien, manifeste dans
le titre même de l’article (« De l’eugénisme à l’ingénierie : la permanence des catégories racistes dans
les recensements américains »), cf. V. De Rudder et F. Vour’ch (2003).
137
Ce qui, par ailleurs, ne suffirait pas forcément à les disqualifier, du moins au regard de leur
signification et utilisations actuelles : sur le cas états-unien, voir A. Morning et D. sabbagh (2005).
Plus généralement, il n’est nullement absurde de soutenir que la genèse des instruments et des
catégories est, dans une certaine mesure, moralement et politiquement indifférente. Pour s’en tenir à
l’univers statistique et aux maux dénoncés par De Rudder et Vour’ch dans l’article pré-cité, on sait que
les enquêtes de « mobilité sociale » ont été construites sur la base d’une grammaire politique
« eugénique » désormais illégitime, cf. L. Thévenot (1990). Cela n’a pas empêché d’autres chercheurs,
dont P. Bourdieu – pourtant coutumier lui aussi des dénonciations politiques sur la base d’une
investigation génétique et d’un « fonctionnalisme » négatif – d’en faire usage, une fois l’instrument
éprouvé, pour étayer une critique de la « reproduction » s’inscrivant dans une grammaire politique
autre que celle qui avait vu naître cette forme d’enquête.

136
« hantise » (Stavo-Debauge, 2003b & 2004a), « hantise » qu’alimente la mémoire
d’épisodes historiques à caractère traumatique (le nazisme, le colonialisme et Vichy en
premier lieu) et qui tient aussi, actuellement, à la prégnance du cadre de problématicité
de la politique d’« intégration ». Or, à cet égard également, le cas anglais présente un vif
intérêt. En effet, en l’espace de deux décennies, à mesure qu’ils prenaient conscience de
la puissance et des limites de l’architecture juridique disposée par le RRA 1976, les
sociologues et statisticiens138, de même que les agents et les pouvoirs publics139 et
jusqu’au « public » lui-même140 ont progressivement abandonné cette posture de
défiance initiale pour adopter une position témoignant, au contraire, d’une confiance
dans la capacité de la statistique publique à s’intégrer à la lutte contre les discriminations
ethniques et « raciales »141 – et bien entendu, l’usage du « ethnic monitoring » dont on a
largement rendu compte en offre le meilleur témoignage. On suggérera que si les
différents agents, minorités ethno-raciales y compris, se sont engagés dans la mise en
place d’une architecture catégoriale faisant une place au facteur ethnique et/ou
« raciale », c’est parce qu’ils ont reconnu, en dépit de leurs réticences initiales, que la
réalisation pratique du bien commun de la non-discrimination dépendait de la
disponibilité d’un dispositif statistique rénové capable d’opérer, via le « ethnic
monitoring », sur tous les lieux d’actions générant des inégalités de traitement
potentiellement qualifiables, en droit, comme des discriminations « directes » ou
« indirectes ».

Si les statistiques ethniques et/ou « raciales » ont suscité au départ inquiétudes et


résistances142, la question est aujourd’hui tenue pour pratiquement résolue. Des critiques
résiduelles portent, certes, sur le choix des catégories, sur leur dénomination, sur
l’architecture générale du dispositif catégorial ou encore sur ses utilisations. En revanche,
son existence même n’est plus en cause, principalement parce que c’est sur elle que

138
Des acteurs qui contribuent à rendre visible des inégalités affectant la cohérence de la communauté
politique en mettant en lumière l’incomplétude ou l’inégale réalisation des valeurs qui la fondent.
139
Instances chargées de concevoir et de mettre en œuvre des politiques publiques destinées à
remédier aux états de fait politiquement et moralement problématiques exposés, notamment, par les
acteurs précédents.
140
« Public » au sens de J. Dewey, soit l’ensemble des personnes potentiellement affectées par les
conséquences indirectes des activités constitutives de la vie en association et intéressées à leur contrôle
(2003).
141
Cette confiance nouvellement accordée à la statistique est illustrée par la position de B. Kosmin
qui, dans la perspective du recensement de 2001, prend la plume dans la revue d’études judaïques JPR
pour inviter la communauté juive à se mobiliser afin que « Juif » figure parmi les catégories de la
« Ethnic question », en arguant de ce que le « recensement national peut être un outil essentiel pour
favoriser l’avènement d’une société multiculturelle et une démocratie participative » (1999).
142
Notamment dans les années 1970, à propos de l’inscription éventuelle d’une « Ethnic question »
dans le recensement de 1981– question finalement introduite en 1991 (Sillitoe & White, 1992).

137
prend appui l’« ethnic monitoring » mis en œuvre, on l’a vu, dans un grand nombre de
domaines d’action (privés aussi bien que publics), mais aussi parce que les minorités
ethno-raciales soutiennent ces dispositifs.
Les chercheurs en particulier – et même les plus critiques d’entre eux –, parce qu’ils
ont bien perçu, à la différence des français, les conséquences du lien de dépendance
logique et logistique entre l’opérationnalisation d’une lutte contre les discriminations
juridiquement fondée et la disponibilité d’un appareil statistique rénové, se sont pour
partie résignés à contenir les défiances qu’ils nourrissaient à l’égard de l’existence de cet
équipement catégorial. Le cas de L. Simpson, démographe membre de l’association
Radical Statistics143, en offre un bon exemple. Malgré de très fortes critiques à l’égard de
la conformation actuelle des usages politiques du dispositif statistique, il admet, en effet,
qu’il est impossible d’« exposer » le fait discriminatoire et les effets du « racisme » sans
disposer de telles catégories ethniques et/ou « raciales » (Simpson, 2002). S’il se montre
résolument hostile à leur utilisation dans le cadre de politiques multiculturelles visant à
promouvoir la reconnaissance et l’intégrité de certaines « identités » culturelles ou
cultuelles (op. cit.), il reconnaît que les « statistiques ethniques », de par leurs capacités
de factualisation et d’exposition, obligent les pouvoirs publics à « reconnaître »144 la
persistance d’inégalités qui affectent la justice de la communauté politique et la plénitude
de l’appartenance de certains de ses membres en pesant sur leur capacité à participer, à
égalité, à une pluralité de sphères d’action145.

On l’a montré précédemment, c’est lorsqu’on se coltine avec les exigences et les
contraintes de la mise en œuvre du droit et des politiques anti-discriminatoires que l’on
rencontre, fatalement, la question de la statistique. Ayant pris au sérieux le droit et ses
contraintes, les anglais se sont efforcés de soutenir avec cohérence son
opérationnalisation, et ainsi ils ont confectionné et équipé le dispositif du « ethnic
monitoring ». Mais, ce travail d’opérationnalisation du droit et cet usage du « ethnic
monitoring », sur lequel repose d’ailleurs la mise à disposition des informations

143
Association résolument opposée à l’introduction d’une « Ethnic question » dans le recensement de
1981, au sein de laquelle se rassemblent des chercheurs qui se livrent à un travail de
« déconstruction » critique des usages et catégories de la statistique.
144
Reconnaître est ici à entendre au sens du « faire aveu de validité », mais qui est aussi aveu de
faillibilité et prise en charge, d’une faute commise, considéré par P. Ricœur lors de son ample
exploration de ce thème de la « reconnaissance » (Ricoeur, 2004).
145
Dans un article récent qui met en cause le bien-fondé de l’accusation d’ « autoségrégation » visant
certaines minorités ethno-raciales, après un long développement sur les dangers des usages politiques
des « statistiques raciales », sa conclusion est, néanmoins, la suivante : « While many of these
statistics may be unjustified and unnecessary, racial statistics should not be avoided. On the contrary
they should be used to understand and combat racial injustices and the racial thinking that informs
some social policy » (Simpson, p.663-664, 2004).

138
réclamées par la contrainte de justification pesant sur le lancement de « positive
action », doit pouvoir prendre appui sur une architecture catégoriale standardisée de
sorte que des comparaisons puissent être établies avec un degré de fiabilité convenable.
Pour fonctionner adéquatement, il importe également que le monitoring exercé
localement par les agents puisse se référer aux données relatives – dans le cas, par
exemple, d’une entreprise – au bassin d’emploi correspondant (Coombes, 1996).
Or, ce sont là des ressources informationnelles que seul un dispositif couvrant
l’ensemble du territoire et saisissant la totalité de la population, tel le recensement, est
en mesure d’offrir. L’adjonction d’une question sur l’ethnicité dans le recensement
participe donc du bon fonctionnement de ce chaînage, que l’on a exploré dans les sous-
parties précédentes, entre le droit et les politiques anti-discriminatoires, les secondes
accompagnant le devenir pratique et la réalisation du droit. Cela est admis par
l’ensemble des chercheurs, des statisticiens et des « policy-makers », si bien que les
adversaires de l’introduction d’une telle question dans le recensement de 1991 ne
critiquèrent pas vraiment le principe du questionnement lui-même, mais plutôt son
excessive subordination aux impératifs logistiques des politiques de lutte contre les
discriminations « raciales », au détriment de l’orientation multiculturelle imprégnant par
ailleurs d’autres dispositifs politico-juridiques, et qui participe, elle, d’une valorisation et
d’une sécurisation de la diversité « ethnique » au sein de la communauté politique146.
De fait, c’est bien la réalité des discriminations, réalité évidemment présente en
arrière-plan, qui a déterminé l’introduction de la question sur l’ethnicité :

« Une des raisons majeures qui poussait à l’inclusion de cette question est
(…) la connaissance du fait que les groupes ethniques minoritaires souffraient
d’une discrimination et d’un désavantage, par exemple dans les domaines de
l’emploi, du logement et de l’éducation » (Bulmer, 1996, p.35)147.

Car si cette réalité était incontestée , elle n’avait pas fait l’objet d’une saisie homogène
et des données manquaient au niveau local. Dès lors, pour les statisticiens, il s’agissait ni
plus ni moins de :

« distinguer de manière probante toutes les personnes appartenant à des


groupes susceptibles d’être victimes de discrimination sur la base de leur
ethnicité » (Sillitoe & White, 1992, p.143).

146
Sur l’émergence de cette dimension multiculturelle, cf. A. Favell (1998). Elle est maintenant bien
établie, comme en témoigne le fait que les rédacteurs du Parekh Report orientent leurs
recommandations en fonction des trois biens communs – considérés avec une égale attention – que
seraient l’égalité, la cohésion et la diversité.
147
La traduction de cette citation ainsi que de toutes celles qui suivent est de notre fait.

139
Par ailleurs, pour les raisons présentées dans les sous-parties précédentes, c’est aussi
en tant qu’équipement exigé par les politiques publiques anti-discriminatoires qu’a été
justifiée l’introduction d’une rubrique « ethnic » dans le Census 1991:

« des statistiques ethniques sont nécessaires pour documenter le niveau


des discriminations et des inégalités, pour mettre en œuvre des actions y
remédiant et pour déterminer dans quelle mesure les politiques qui
poursuivent un tel objectif l’atteignent effectivement. En outre, les minorités
sont distinctes – culturellement, socialement, démographiquement – et ont
chacune des besoins spécifiques. Afin de pourvoir à ces besoins, une révision
du recensement est essentielle » (Ni Bhrolchain, 1990, p.545).

Le recensement est ainsi crédité de pouvoirs, des pouvoirs considérés dans leurs
bienfaits et efficaces propres, dont il conviendrait de tirer parti : pouvoir de
dénombrement exhaustif de la population, mais aussi pouvoir de factualisation publique
des désavantages affectant les membres de certains groupes, puis, pouvoir de
reconnaissance d’une diversité et pouvoir d’accueil d’identités ethno-raciales en
souffrance d’estime publique et exposées aux affres de la méconnaissance.

Les minorités ethno-raciales comptées au titre d’utilisateur de la statistique publique

Pour l’ensemble des protagonistes du débat, il est clair que ce sont bien des
considérations logistiques et politiques, et non une simple curiosité « scientifique », qui
justifient l’introduction de la question sur l’ethnicité (Coleman & Salt, 1996, p. 9), et ce
d’autant que les questions du recensement se doivent d’être ajustées aux besoins des
utilisateurs (« Census user’s needs ») – lesquels, et des représentants des minorités
ethno-raciales en font parties, prennent une part active à la sélection et à la
conformation des questions et catégories mentionnées sur les formulaires.
Certes, cette polarisation sur les exigences et demandes d’une gamme d’utilisateurs
patentés a été contestée lors de l’élaboration de la question ethnique de 2001,
notamment en Ecosse où des organisations représentant les minorités ethno-raciales ont
opposé les droits des personnes – dont celui d’être figuré par des catégories conformes à
leur auto-identification – aux besoins des utilisateurs148. Mais, il n’en demeure pas moins

148
Sur le déplacement de la polarisation du questionnement, cf. Southworth (2001). Sur les
mobilisations écossaises et sur leurs succès, cf. Walls (2001). Pour un exemple des réticences
exprimées par certains démographes devant cette pesée du « public » sur le processus de conformation
des catégories du recensement, cf. Boag (2001). Sur la part prise à cette contestation par des

140
que ces derniers incluent les membres des minorités ethno-raciales, l’introduction de la
question de 1991 se trouvant plus généralement justifiée par le souci de fournir une base
aux arbitrages relatifs à la distribution des ressources intervenant dans les transactions
entre les agences gouvernementales, les administrations et autorités locales et les
différentes composantes du « public » (Thompson, ibid.). En particulier, en introduisant
cette « ethnic question », il s’agissait aussi de libérer les pouvoirs de la statistique en en
faisant potentiellement bénéficier les minorités ethno-raciales elles-mêmes, lesquelles,
jusqu’à lors, en étaient privées.

Ce point est d’importance car il ouvre un décalage bienvenu d’avec la situation


française. En effet, en France, les minorités ethno-raciales ne sont jamais appréhendées
au titre d’usagers de la statistique, elles ne figurent que comme objet de celle-ci et
lorsqu’elles sont considérées autrement par les chercheurs, c’est, uniquement, pour
s’inquiéter des effets de leur saisie comme objet. Or, être objet de la statistique, c’est
aussi pouvoir devenir acteur et utilisateur de la statistique. C’est avoir part au compte de
la communauté politique et c’est être reconnu comme partie prenante de la communauté
politique. Mais, c’est aussi pouvoir se compter, ce qui n’est pas rien pour se mobiliser et
pour faire collectif, tout comme c’est pouvoir également utiliser les informations de la
statistique à des fins revendicatives.

Donner usage aux minorités ethno-raciales des pouvoirs de la statistique et lutter contre
le « tort de l’invisibilité » : quand l’absence de statistiques ethno-raciales se comprend
comme une discrimination et un mécompte

Le fait que les statisticiens reconnaissent des pouvoirs positifs à la statistique reflète
une posture fort éloignée de la défiance exprimée en France. Posture française qui ne
voit dans la confection de ces catégories qu’une menace pesant sur les personnes et sur
l’intégrité de la communauté politique. La « mise en jeu » de la question sur l’ethnicité
est en effet, en Angleterre, appréhendée comme participant d’une véritable politique
d’« empowerment »149 des groupes victimes de discriminations. Le recensement
apparaissant alors moins comme un instrument technique de production des données
nécessaires à l’étalonnage des politiques que comme un dispositif intrinsèquement
politique qui est alors mis à la disposition des minorités ethno-raciales, libéré à leur
intention et à leurs usages.

organisations qui représentaient la minorité noire, voir notre Rapport, dans le cadre du projet MEDIS,
sur l’angleterre (2004b).
149
Pour une introduction aux attendus des actions et des politiques de « empowerment », cf. Donzelot
et alii. (2003).

141
Dans cette perspective, il est postulé que l’introduction de la « question ethnique »
permettrait une plus grande visibilité statistique des minorités ethno-raciales. Une
visibilité statistique qui peut ensuite être convertie en une ressource argumentative
mobilisable dans le cadre d’un processus de politisation de leur situation dont les
membres des minorités prendraient, eux-mêmes, l’initiative. Loin d’être comprise comme
une « assignation » coupable, le travail de la statistique s’entend donc comme libération,
ouverture et distribution égale d’un important pouvoir. C’est en cela qu’elle est pensée
comme élément d’une politique de « empowerment ».
Ce n’est donc pas comme l’opération d’un marquage stigmatisant, comme c’est le cas
en France, que l’inscription de ce type de question et de ce genre de catégories est
comprise. Elle s’entend bien plutôt comme gain d’une visibilité statistique, visibilité qui
est alors considérée comme venant renforcer la capacité proprement politique des
minorités ethno-raciales à réclamer des comptes, à prendre part au débat public et à
peser sur lui.

« Le point essentiel est que l’invisibilité statistique peut conduire à


l’invisibilité politique, tandis que la visibilité statistique peut
permettre d’inscrire à l’agenda politique des (…) questions qui autrement se
verraient ignorées. En ce sens, les données ethniques du recensement
peuvent être considérées comme une ressource des plus importantes pour les
communautés que constituent les minorités ethniques. » (Ni Bhrolchain,
1990).

Le rapport ici établi entre visibilité statistique et pouvoir politique suggère que la
disponibilité des données du recensement sur l’ethnicité confère aux voix des membres
des minorités un écho inédit et une force nouvelle, un écho et une force dont ils étaient
privés jusqu’à lors. C’est donc aussi pour lutter contre l’atonie des minorités et pour
s’attaquer à la faible portée de leurs voix que la statistique leur fait place.
Il semble alors, pour les chercheurs et activistes anglais, que si ces voix ne portaient
pas et si leurs intérêts n’étaient pas pris en compte par les pouvoirs publics, c’est parce
qu’ils ne disposaient pas de la puissance figurative et de la force de persuasion que
donnent la statistique et ses « grands nombres » (Desrosières, 1993). D’où l’existence
d’une inégalité spécifique entre les personnes quant à la répartition du « bien public »
(Prewitt, 2001) que constitue la statistique et la possibilité de s’y référer pour appuyer
des revendications relatives à la répartition d’autres ressources et à la monstration de
torts indûment endurés par les minorités ethno-raciales.
Ainsi, et la chose est fort intéressante, la non figuration catégoriale des minorités
ethno-raciales s’appréhende ici comme un méfait et même comme une véritable

142
discrimination en ce qu’elles sont alors exclues de l’usage de ressources argumentatives
et informationnelles devenues essentielles dans le monde contemporain. Des ressources
sans l’aide desquelles il est difficile de donner à voir puis de politiser une situation
inégale, de constituer un « problème public », de faire valoir des torts et de quérir
l’attention du « public » et des pouvoirs publics. Ainsi, l’on retrouve donc aussi, dans
cette vision pragmatique et politique de la statistique, une réponse pratique à ce que l’on
a appelé, dans la première partie du rapport, le « tort de l’invisibilité ».

Entre « racial » et « ethnique » : des discriminations « raciales » au multiculturalisme

Si la nécessité d’introduire une question sur l’ethnicité n’a plus guère été contestée à
partir des années 1980, sa formulation précise et la définition des catégories du
recensement de 1991 n’ont pas été exemptes de critiques – souvent formulées au nom
de la puissance même prêtée au recensement –, critiques qui ont entraîné la révision de
ces catégories dix ans plus tard. L’une d’entre elles est celle énoncée par R. Ballard. Elle
est intéressante, car elle fait fond sur cette vue pragmatique de l’action publique et du
travail de politisation dont on vient à l’instant de parler :

« une absence de statistiques signifie le plus souvent que, quoi que l’on
fasse pour introduire un problème dans le débat public, l’on est assuré de
chuter à la première haie. Cependant, une fois produits, les chiffres eux-
mêmes et plus encore la conceptualisation des catégories qui les sous-tendent
ont un impact considérable sur tous les arguments ultérieurs. Puisque aucune
autre source de données ne peut se mesurer au recensement en termes
d’envergure, de totalisation et de légitimité, ce dernier exerce une influence
très grande sur la manière dont une société se représente et se comprend
elle-même, et sur la façon dont seront conçues puis débattues toutes sortes
de questions sociales, politiques et démographiques » (Ballard, 1997, p. 182).

Ce que critique ici R. Ballard, c’est le formidable pouvoir « d’alignement » et


d’uniformisation des modalités de représentation de la différence dont la question sur
l’ethnicité serait porteuse, et c’est cette puissance d’uniformisation qui est ici remise en
jeu et contesté – toutefois on va le voir ce qu’il reproche à la question ce n’est pas de
catégoriser l’ethnicité et/ou la « race » mais bien plutôt de ne pas le faire suffisamment.
D’autres chercheurs, en revanche, à l’instar de M. Ni Brolchain, trouvent plutôt des
vertus à cet alignement sur le standard catégorial fourni par le recensement de 1991,
lequel permettrait de se défaire « de la terminologie de l’immigration et des groupes
immigrés » et de crédibiliser le principe du « ethnic monitoring » (op. cit.).

143
Ainsi, à l’inverse de la position majoritaire qui s’est dégagée en France lors de la
« controverse des démographes » – position caractérisée par une double appréhension
de la légitimation scientifique dont les catégories « ethniques » seraient alors appelées à
bénéficier, d’une part, d’une performativité malheureuse qui ancrerait plus profondément
des figures illégitimes de la différence dans les représentations publiques, d’autre part –,
ce statisticien fait, lui, le pari d’une performativité heureuse de ces catégories .
Lesquelles participeraient d’une transformation bénéfique desdites représentations,
notamment en mettant à bas la sémantique de l’« immigration » et en ratifiant, par ce
fait même, l’appartenance plénière des minorités ethno-raciales à la communauté
politique.
Il en va de même pour K. Sillitoe, statisticien engagé dès le milieu des années 1970
dans la confection de catégories ethniques (renvoyant à une origine ethnico-nationale) –
par opposition aux catégories raciales. L’objectif, largement partagé, était alors de
s’abstenir de toute initiative susceptible de contribuer à la racialisation de la communauté
politique, risque d’autant plus grand que, à ses yeux, une fraction non négligeable du
« public » subissait encore l’attrait des théories ou préjugés racistes (Sillitoe & White,
1992). On voit ainsi que, dans la période antérieure à l’extension de la politique anti-
discriminatoire dans une perspective multiculturelle, le choix du terme « ethnic » pour
désigner les groupes sur lesquels la statistique devait produire des informations était
essentiellement négatif : il s’agissait, d’abord, de prendre ses distances d’avec le réseau
notionnel de la « race » pour éviter de prêter le flanc aux accusations d’accréditation des
théories racistes.
Toutefois, les statisticiens entendaient aussi participer au dépôt et à l’ancagre d’une
nouvelle façon de se rapporter aux « différences » dont seraient porteuses les minorités.
C’est là, la dynamique performative positive que nombre de statisticiens et sociologues
espéraient enclencher150. Une dynamique positive qui tranche avec la dynamique
négative qui a focalisé l’attention en France. Malgré tout, d’autres chercheurs, moins
optimistes, soulignaient, à l’instar de R. Ballard, que :

« lorsque l’on connaît le rôle crucial que les données issues du


recensement sont appelées à jouer dans la mise sur agenda d’un grand
nombre de discussions et débats, le fait d’avoir construit ces repères et
marqueurs sans avoir soumis leur fondement à un examen critique apparaît

150
En cela, ils n’auront que partiellement réussi : même si, en 1991, la question est formulée comme
ayant trait aux « ethnic groups » et invite à une auto-identification, elle est avant tout destinée à saisir
des « identités assignées » fondées sur une reprise d’hétéro-identifications. Et cela n’est pas étonnant
car les politiques qu’elle doit principalement informée sont des politiques de lutte contre les
discriminations « raciales ».

144
tout à la fois politiquement dangereux et analytiquement inacceptable »
(Ballard, 1997, p. 184).

Reste que, là encore, ce n’est absolument pas le principe de la « Ethnic question » qui
est contesté par R. Ballard, mais le fait que l’ethnicité évoquée ait été trop expressément
conçue en fonction des contraintes induites par les seules politiques de lutte contre les
discriminations « raciales ». Des politiques ne considérant que les méfaits des
« désavantages raciaux » sans se soucier des bienfaits de la diversité ethnique et sans se
soucier de la mettre en valeur.

« Pratiquement tous ceux qui participèrent au débat sur les avantages et


les inconvénients de l’introduction d’une question ethnique dans le
recensement ont non seulement considéré qu’il allait de soi que l’objet central
de l’exercice était d’identifier les composantes « non-blanches » de la
population britannique, mais encore que la grille d’analyse la plus appropriée
pour évaluer les résultats de cette initiative était celle des « désavantages
raciaux » » (Ballard, 1998).

Or cette réduction de l’ethnicité à la « race », selon R. Ballard, ne ferait droit ni à la


diversité des affiliations ethniques à l’intérieur même de la population « non-blanche »,
qui ne procèdent pas toutes d’un désavantage relatif, ni au fait que l’ethnicité recouvre
des identifications positives se rapportant à un « patrimoine » culturel (« heritage »)
dont l’absence de prise en compte révèle un fâcheux déni de reconnaissance. Mais, si R.
Ballard s’inquiète de la primauté d’une caractérisation « racialisante » de l’ethnicité – qui
« ne sera pas sans renforcer la vision populaire qui veut que l’ethnicité ne renvoie qu’à
une exotique altérité non-blanche » (Ballard, 1997, p. 194) –, il ne met en cause ni la
réalité de l’ethnicité ni la nécessité de lui donner une figuration statistique, car cette
figuration participe, pour lui, de sa reconnaissance publique.
Sa critique porte bien plutôt sur l’inégale assignation de l’ethnicité, réservée qu’elle est
aux personnes d’origine étrangère, cela au risque de « confirmer et légitimer l’idée
(majoritaire) selon laquelle le terme « ethnique » est un euphémisme pratique et
approprié pour désigner les seules personnes de couleur » (Ballard, 1997, p. 194). Ainsi,
la « Britishness » serait-elle implicitement confisquée au profit exclusif des Blancs, tandis
que l’ethnicité demeurerait un fardeau stigmatisant, précisément parce qu’elle est
asymétriquement attribuée, dont seuls les membres des minorités ethno-raciales définies
par différenciation d’avec ce groupe de référence implicite seraient porteurs. C’est pour
conjurer cette confiscation implicite et pour défaire l’asymétrie d’un clivage racial
bipolaire, penchant en faveur des blancs, que surviendront des demandes de

145
décomposition de la catégorie « White » et de son découplage d’avec « British » –
demandes, en partie, satisfaites lors de la révision de la « Ethnic question » dans le cadre
du recensement de 2001151.
Ces revendications sont importantes car elles reflètent une exigence d’égalité dans
l’appartenance à la communauté politique. A l’horizon de cette exigence d’égale
appartenance, rien ne justifie que les blancs et eux seuls soient exemptés de
l’identification « ethnic » (Ballard, 1996)152 puisque cette exemption semble leur donner
comme une sorte de prime d’authenticité, d’ancienneté ou de complétude.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que ces critiques, répétons-le, ne portent ni sur la
mise en catégorie de l’ethnicité et/ou de la « race » ni sur le principe même de
l’introduction d’une « Ethnic question » dans le recensement. Ce qui change, on en
conviendra, singulièrement d’avec le tableau Français. Elles traduisent plutôt la tension,
de plus en plus perceptible, entre une politique de lutte contre les discriminations
« raciales » et une politique de reconnaissance des diverses communautés ethniques et
culturelles présentent sur le sol anglais. Et la montée en puissance de la seconde
procède, si l’on peut dire, de la réussite de la première.
En effet, c’est aussi en réaction à la vue du tableau issu de la computation des
résultats du recensement de 1991 – reflet en même temps que vecteur d’une
représentation dualiste et racialisante de la société – qu’un ensemble de voix ont pris
appui sur une « grammaire politique multiculturaliste » (Thévenot & Lamont, 2000),
valorisant la prise en compte d’appartenances ethniques érigées en « identités », et ont
entrepris d’œuvrer à la révision des catégories du Census 2001 sur cette base-ci. La
question des discriminations « raciales » ayant fait l’objet, du point de vue de nombres
de critiques, d’une saisie statistique adéquate, ces acteurs ont voulu promouvoir une
politique de la reconnaissance impliquant l’octroi, par le système statistique, d’une égale
figuration publique aux différentes communautés culturelles, cultuelles mais aussi
nationales qui composent le Royaume Uni.
Mais le travail de mitigation entre ces deux politiques est délicat car, à un niveau
strictement technique, la définition et l’agencement des catégories dans le cadre d’un
système cohérent soulèvent certaines difficultés. En effet :

151
Les catégories y figurant sont : White – British, Irish, Any other White background ; Mixed – White
and Black Caribbean, White and Black African, White and Asian, Any other mixed background ; Asian
or Asian British – Indian, Pakistani, Bangladeshi, Any other Asian background ; Black or Black
British – Caribbean, African, Any other Black background ; Chinese or other ethnic group – Chinese,
Any other. Une question sur la religion a été introduite également.
152
Et ce d’autant plus que cette exemption avait pour effet de rendre invisibles les discriminations
subies par la population d’origine irlandaise (Walters, 1998).

146
« il existe une tension entre la recherche d’une question sur les affiliations
ethniques qui soit acceptable et acceptée, car correspondant aux sentiments
d’appartenance des personnes, et le fait de s’assurer que cette même
question comporte les distinctions requises par les politiques publiques »
(Dale & Holdsworth, 1996, p. 177).

La formulation d’une question susceptible d’articuler la perspective de la lutte contre


les discriminations « raciales » – et se référant donc à des « identités assignées »
largement constituées sur fond de stéréotypes entretenus par des tiers – et celle d’un
multiculturalisme libéral – fondé sur la reconnaissance publique d’identités « ethniques »
substantielles correspondant à un sentiment d’appartenance investi subjectivement –, et
ce tout en rencontrant l’assentiment et la confiance du « public » et en offrant les gages
d’une cohérence logique minimale, semble bien constituer une « mission impossible »
(Rattcliffe, 2004). C’est pourtant à cette « mission » que se sont attelés les statisticiens,
qui se trouvent à l’intersection du droit, du « public » et des politiques publiques
destinées à rendre le premier opératoire au niveau des épreuves qui affectent les
différentes composantes minoritaires du second.
Mission impossible peut-être, mais mission qu’il est également impossible de récuser
quelle que soit la subtilité du travail de composition qu’elle exige, car si le « public »
n’accepte pas les catégories proposées ou si ces dernières ne permettent pas d’étayer
des politiques anti-discriminatoires correspondant aux deux objectifs susvisés, l’ensemble
du dispositif perd sa raison d’être et ne peut fonctionner. Et la lutte contre les
discriminations deviendrait alors, comme en France, un fantôme famélique.

Dans une France qui se défie de la statistique « raciale » et/ou ethnique la situation
britannique montre qu’il est possible de ne pas se laisser arrêter par l’appréhension des
pouvoirs de la statistique pour au contraire les mobiliser au service d’un objectif politique
référé à la définition de biens communs et requérant des équipements sur lesquels le
« public » des minorités ethno-raciales (qui participe à la conformation des catégories et
fait usage des ressources informationnelles de la statistique) doit avoir prise.

Toutefois, et répétons le, cette situation ne doit rien à un particularisme historique ni


même à un système juridique distinct de celui de la France – ce qu’il est bien, par
ailleurs. Le fait de s’en remettre à l’outil statistique pour y adosser la lutte contre les
discriminations relève bien d’une nécessité logique irréductible, une nécessité qui vaut
également pour la France depuis qu’elle a inscrit de similaires concepts juridiques à
l’occasion de la transpositions des Directives européennes. Nécessité logique irrésistible
puisque la factualité même du méfait auquel on entend remédier ne se révèle qu’à l’aide

147
d’un raisonnement statistique et ne s’expose, aux pouvoirs publics, au « public » et au
juge, que grâce la puissance de figuration des différentiels et des rapports dont dispose
l’équipement statistique.

Ainsi, moins que de relever d’un choix souverain, si les différents agents sociaux,
minorités ethno-raciales y compris, intéressés au fonctionnement de la politique anti-
discriminatoireBritannique ont convenu qu’il fallait activer les pouvoirs de la statistique,
c’est que celle-ci participe au soutien d’exigences et de biens communs qui réclament des
« investissements de formes » (Thévenot, 1986) spécifiques afin d’être observés,
d’abord, puis honorés, ensuite. Et il se trouve que les exigences et les biens communs ici
en cause ne pouvaient être longtemps ignorés des agents.
D’abord, parce que ces exigences reçoivent, via les lois anti-discriminatoires, une
couverture juridique obligeante qui est, par ailleurs, assortie de coûteuses sanctions. Des
sanctions qui, en outre, peuvent, lorsqu’elles sont rendues publiques, attenter à la
réputation et à la confiance accordée aux agents (privés ou publics) condamnés. Mais
aussi parce que les biens communs auxquels ces exigences se nourrissent ont bénéficié
du renfort de la vigilance et de l’expertise de la CRE ainsi que d’un grand nombre de
chercheurs en sciences sociales.
Voilà qui fait une autre grande différence d’avec la France, où les interventions,
lorsqu’il y en a, des sciences sociales sont vaines. Vaines, car les chercheurs se rendent
incapables, du fait de leur « hantise » de la catégorisaion, d’étayer factuellement leurs
cris d’effrois quant à « l’ethnicisation des rapports sociaux ». Et, ainsi, puisque cela
revient à refuser d’enquêter sur les discriminations « raciales », ils ne font jamais
qu’abandonner les minorités ethno-raciales, et spécifiquement les noirs, à leur triste sort.
Autre différence notoire d’avec la France, en Angleterre, cet équipement statistique a
également été poussé par la mobilisation d’un « public » d’acteurs appartenant, pour
beaucoup, à des minorités ethno-raciales.
Ce « public » ne manqua pas, en effet, de s’immiscer dans la confection de
l’architecture catégoriale et de l’équipement statistique. Il s’y intéressa même vivement,
et s’efforça de peser de tout son poids, dès lors qu’il l’aperçu comme amorce d’une
politique de reconnaissance publique « d’identités » en souffrances (Southworth, 2001),
valorisation de la diversité, gage d’une prise en compte de besoins insatisfaits et ancrage
d’un souci politique stable inaugurant, pour les minorités ethno-raciales ainsi comptées,
la promesse d’une allocation et d’une distribution plus égalitaire de diverses ressources et
positions sociales.
A tout le moins, si la tenue de cette promesse ne peut être immédiate – car la révision
des conventions et l’encadrement des épreuves, en vue de l’équité, est un travail de
longue haleine qui est toujours à recommencer mais aussi parce que cette promesse est,

148
d’abord, promesse d’une vigilance et d’une considération, même si les « positive
actions » accèlèrent très singulièrement la réalisation de l’égalité effective – toujours est-
il qu’à la suite de cette rénovation statistique leur faisant place, les membres des
diverses minorités ethno-raciales se trouvent, et ce n’est pas rien, maintenant en
capacité de demander des comptes quant à l’égalité et d’engager, décisivement, la
responsabilité des institutions.
Cela, les minorités ethno-raciales peuvent d’autant mieux le faire qu’elles disposent,
depuis lors, de quoi armer leur voix et leurs revendications d’éléments factuels probants.
Des éléments factuels exposant publiquement l’entorse à l’égalité et les méfaits des
désavantages « raciaux », des entorses et des méfaits qu’il est alors difficile d’ignorer et
auxquels les institutions doivent répondre – à tout le moins, si les institutions veulent
gagner la confiance des minorités ethno-raciales, tenir leur promesse et être à la hauteur
des valeurs, traduites dans le droit et en droits, sur lesquelles elles entendent fonder et
asseoir la communauté politique.

149
Conclusion

A l’issue de ce parcours, nous avons, du moins nous l’espérons, éclairer les raisons de
l’invisibilité de la situation des noirs dans les sciences sociales. Tout comme nous
espérons avoir réussi à rendre compte de l’invisibilité, soit l’absence de thématisation et
de documentation, de l’invisibilité dont ils sont affectés dans la société. Comme on l’aura
vu, il semble que c’est pour des raisons internes à la dynamique d’écriture et de
problématisation des sciences sociales, des dynamiques travaillées d’inquiétudes et de
« hantises » qui empêtrent les chercheurs dans une somme de paradoxes et
d’inconséquences tant intellectuelles que pratiques et politiques, beaucoup plus que du
fait de la situation concrète des noirs dans la France contemporaine – qui, pour ce que
l’on en sait, n’est pas des plus envieuses – qu’ils sont invisibles aux chercheurs. Cette
invisibilité est spécialement inquiétante parce qu’elle doit beaucoup à ce qui apparaît aux
chercheurs, aux statisticiens mais aussi aux agents publics comme de bonnes raisons.

Pour le dire vite, c’est comme si ces différents acteurs estimaient que c’est pour le
mieux – et pour le bien même de la population noire, qui pourrait ainsi mieux
s’« intégrer » si elle se montre patiente et fait montre de louables efforts – que cette
invisibilité perdure. On l’a d’ailleurs vu, cette invisibilité se donnait comme l’horizon de la
politique d’« intégration », une politique bien peu ajustée, humiliante même, puisque ses
patients sont, logiquement, des nouveaux venus, des nouveaux venus éternisés dans
cette inconfortable position du fait de cette politique. Certes, celle-ci est soi-disant
démantelée, ce qui malgré tout reste très largement à prouver, mais les catégories
qu’elle a légué, « immigré » et « issu de l’immigration », n’en continue pas moins
d’éterniser l’invisibilité des noirs et d’empêcher de poser et de faire peser la question de
l’égalité « raciale ». Et comme ces catégories ont été réenracinées après avoir gagné une
nouvelle jeunesse et une inédite légitimité, au titre de dernier rempart contre la menace
d’une confection et d’un usage de catégories dites « ethniques », il est à craindre que les
choses n’évoluent guère avant quelques temps.

Pour toutes ces raisons, et parce que c’est un abyssal manque de réflexivité qui s’est
emparé des chercheurs153, il n’est pas étonnant que les noirs ne disposent d’aucunes
formes de figuration, ni dans les sciences sociales, ni dans la statistique, ni dans une
quelconque institution productrice de savoir, tout comme il n’est pas étonnant que cela

153
Des chercheurs mais aussi de quasiment tous les mondes professionnels, pour la communauté
artistique, pourtant en pointe sur certaines questions et toujours prompte manifester sa vertu militante,
voir le splendide papier de J.-P. Dedieu sur les discriminations dont souffrent les comédiens noirs
(2005).

150
n’inquiète personne… « C’est pour le mieux et pour leur bien », ainsi se berce chacun des
agents publics et des chercheurs de cette inconséquente et désespérante rengaine.

Car cette rengaine est inconséquente. Inconséquente, elle l’est, indubitablement,


depuis que les uns et les autres ont pris en marche le train de la lutte contre les
discriminations ethniques et/ou « raciales ». Puisque, comme on l’a vu, il ne saurait y
avoir de politiques de luttes contre les discriminations sans l’équipement de catégories ad
hoc et sans l’utilisation des ressources, logiques et logistiques, de la statistique. La
factualisation du tort contre lequel il convient d’agir en dépend, et l’accomplissement de
la lutte, et cela au niveau même du droit, le réclame. Il s’agit alors maintenant de savoir
pendant combien de temps les chercheurs en sciences sociales, les statisticiens, les
agents publics vont être capables de résister, en dépit de la logique la plus élémentaire, à
cette évidence...

En l’état, et même chez les chercheurs les plus informés, la résistance est forte et les
paradoxes massifs. En effet, que dire, par exemple, face à la phrase qui conclut le
brillant, quoique partial, petit ouvrage de G. Calvès sur la « discrimination positive »
(2004) :

« La discrimination positive renverse le sens de la préférence accordée


naguère aux blancs au détriment des noirs, ou aux hommes au détriment des
femmes. La balance qui pèse les droits et les mérites comprend toujours deux
mesures.
Il est donc nécessaire, pour prévenir le malaise et même l’indignation que
ne peuvent manquer de susciter des préférences accordées en fonction de
pareils critères, d’établir avec certitude que c’est l’égalité elle-même qui
commande et justifie ce détour par l’inégalité » (Calvès, p.124, op. cit.).

Oui, que dire ? Puisque, du fait des réticences à figurer catégorialement les noirs et
leur vis-à-vis approprié (les blancs), il est impossible de faire savoir, surtout « avec
certitude », que l’égalité est bafouée et que inégalité et injustice « raciale » il y a bien.
Ce même auteur, tout récemment, dans son rapport sur la diversification du recrutement
de la fonction publique (2005a), proposait de donner de plus amples pouvoirs à un
observatoire de l’égalité. Mais cet observatoire, là encore, qu’observerait-il donc ? On ne
le sait pas.

La question est en suspend, et elle risque de le rester si rien ne change. Pourtant, le


droit et la justice n’attendent pas et l’exhortation à la patience, si typique de la politique

151
de l’« intégration », est rien de moins qu’indécente et ignominieuse. L’invocation de
principes qui ne mordent jamais sur le monde et la déclaration de droits qui restent
constamment irréalisés, voilà qui ne fait pas, et ne fera jamais, une politique de lutte
contre les discriminations « raciales ». Et pour que politique il y ait, pour que le droit se
mette en branle et pour qu’il soit proprement mis en oeuvre, il convient de pouvoir
reconnaître et de faire reconnaître les torts subits et les entorses répétées aux principes
dont se rengorgent la République. Mais voilà qui suppose que les noirs soient comptés et
disposent d’une figuration. Là est bien la racine du double problème que nous avions
souligné dans le cours de ce rapport. Un double problème qui se renforce
spéculairement et où chacune des branches qu’il implique prospère dans l’embarras d’un
étrange silence. Ce double problème c’est bien sûr celui de l’invisibillité du tort et du tort
de l’invisibilité…

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