Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
TEXTO NOTAS AUTOR
TEXTO COMPLETO
« En se déplaçant de l’Orient vers l’Occident,
la monarchie universelle […] est enfin arrivée
entre les mains des Espagnols. »
anversois n’est pas le seul à offrir aux Européens des outils et des cadres pour
penser le monde. Les entreprises de ce genre se multiplient, comme en
témoigne l’œuvre d’un Tommaso Campanella. Les réflexions du dominicain
nous éloignent du cœur de l’Europe, pour nous conduire sur une de ses
marges italiennes et désolées, la Calabre, d’où l’on jouit d’une vue plongeante
sur une mer « infestée » par les Turcs et les Barbaresques. Si la contrée est
moins exotique que la Nouvelle-Espagne, elle est aussi moins calme et moins
prospère. Avant-poste du royaume de Naples, la Calabre connaît un destin
agité. Elle subit les exactions des troupes espagnoles, des féodaux et des
bandits de grand chemin, et ses rivages sont sans cesse exposés aux
incursions des corsaires musulmans. C’est donc la Monarchia di Spagna de
Campanella qui nous servira de guide. Pensée et rédigée pour l’essentiel en
15983, elle est restée fort longtemps manuscrite.
3Voit-on sous le ciel de Calabre le même monde que celui que l’on découvre
depuis Istanbul ou depuis Mexico ? Pas plus que le Repertorio de Heinrich
Martin ou que le Tarih-i Hind-i garbi, la Monarchia di Spagna n’est un ouvrage
d’histoire. C’est avant tout un manifeste politique écrit dans des circonstances
singulièrement difficiles pour le moine calabrais. Conçue alors qu’il préparait
en Calabre une révolte contre Madrid, cette illustration et défense de la
monarchie espagnole a été achevée au fond des prisons de Naples, où elle est
devenue un plaidoyer adressé à Philippe III. Pour sauver sa tête, le dominicain
devait coûte que coûte convaincre le prince de ses bonnes intentions.
6 Ibid., p. 339.
4L’œuvre nous intéresse par les perspectives planétaires qu’elle ouvre et par la
façon dont elle envisage systématiquement le globe à partir d’un système de
domination politique sans précédent, la Monarchie catholique. Comme on le
sait, Campanella n’est pas parti de rien. Il s’est largement inspiré
des Relations universelles d’un Piémontais, élève des jésuites, Giovanni
Botero4. La Monarchie bénéficie ainsi de l’immense collecte d’informations qui
a dicté à Botero une vision du monde fortement imprégnée de l’élan
conquérant de la Contre-Réforme. Mais Campanella s’en détache pour
imprimer à son texte une urgence qu’on chercherait en vain sous la plume du
Piémontais. La Monarchie d’Espagne développe un panorama politique du
monde au sein duquel, européocentrisme oblige, l’Espagne et les États
européens se taillent la part du lion. Mais en même temps, elle adopte
systématiquement une échelle planétaire et circonscrit hors d’Europe deux
grands espaces, essentiels aux yeux du dominicain 5 : l’Empire ottoman, qui
fait l’objet d’analyses répétées, et « l’autre hémisphère, c’est-à-dire le
Nouveau Monde6 ». C’est d’ailleurs sur ce continent que se clôt le tour du
monde dans lequel nous entraîne Campanella.
5La réflexion du dominicain dépasse le simple état des lieux pour dégager une
série de facteurs qui lui paraissent susceptibles d’accroître la cohérence et la
pérennité de l’hégémonie espagnole. Comment assurer la domination du roi
sur la planète ? Comment créer ou renforcer l’union des âmes, des corps et
des biens entre les différents membres de la Monarchie ? La réponse est
immédiate : c’est la navigation qui garantit les liens de l’Espagne avec ses
possessions lointaines. Ses vaisseaux doivent circuler « sans
interruption » (perpetuamente).
7 Ibid., p. 357.
« Surtout, exhorte Campanella, pour maintenir l’union du Nouveau Monde avec nous,
il est nécessaire de lancer à la mer tant de cités de bois qu’il y en ait toujours à aller
et venir d’eux à nous, en transportant des marchandises et des cargaisons d’une rive
à l’autre et en faisant sans cesse le tour du monde, de sorte que les Anglais et les
autres nations ne puissent le faire […]. Le roi d’Espagne a besoin de mille navires et
d’autant de gens qu’il faut pour les diriger avec intelligence et valeur, afin de parvenir
à s’emparer de la seigneurie du Nouveau Monde, de l’Afrique, des îles, des côtes de
l’Asie, de Calicut, de la Chine et du Japon7. »
8 Ibid., p. 217.
9 Ibid., p. 219.
11 Ibid., p. 223.
12 Ibid., p. 359.
13 Ibid., p. 237.
14 Ibid., p. xxii.
15 Ibid., p. 75.
16 Ibid., p. 99.
7Cette vision musclée et peu regardante sur les moyens 14 exige une
connaissance précise des peuples et de leur situation dans les différentes
parties du monde. Comme à Istanbul, à Mexico ou à Anvers, le regard
planétaire du Calabrais s’abreuve de cosmographie. Le souverain ibérique se
doit avant tout de savoir le monde : « L’occupation qui lui convient le mieux,
c’est de connaître la description du monde et de ses royaumes, les coutumes,
les religions et les sectes des nations 15. » La cosmographie apparaît ainsi
comme une science et un instrument de domination indispensables à l’empire.
Nul doute que l’Anonyme d’Istanbul et l’Allemand de Mexico eussent applaudi
des deux mains : « Il doit y avoir des cosmographes qui décrivent tout le
monde parcouru par les Espagnols puisque chez Ptolémée il y a peu de choses
sur ces terres16. » De grands mathématiciens flamands et allemands n’auront
plus qu’à partir tout autour de la planète
17 Ibid., p. 361.
« pour mesurer la position des étoiles, leur configuration […], la profondeur des mers
et pour examiner attentivement quel est leur mouvement d’est en ouest, quel est leur
flux et reflux selon les heures, quelles mers croissent pendant la première partie de la
lunaison et décroissent pendant la seconde, lesquelles sont plus navigables l’été et
lesquelles le sont l’hiver, en rapport avec quelles étoiles ou quels promontoires, et là
où elles sont denses ou légères, là où elles forment de la glace ou non, et les écueils,
les îles, les bancs de sable17 ».
18 Ibid., p. 99. La présence du cosmographe et mathématicien Heinrich Martin
dans la lointaine Nouvell (...)
19 Ibid., p. 99.
20 Ibid., p. 101.
21 Ibid., p. 361.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 29.
25 Ibid., p. 61.
26 Ibid., p. 61.
28 Ibid., p. 16.
32 Ibid., p. 21.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 23.
que révèlent les nombres et les étoiles. Par-delà les mers et les océans,
Tommaso Campanella et Heinrich Martin redoutent la « grande conjonction »
de Jupiter et de Saturne dans le signe de feu du Sagittaire, prévue pour le
24 décembre 160335. Le Calabrais a beau nous laisser en partie sur notre
faim, on apprendra quand même que cette grande conjonction sonne le début
d’une ère nouvelle, traversée de bouleversements politiques et religieux, et
qu’elle sera aussi néfaste pour l’islam que les deux siècles précédents ont pu
lui être favorables. L’époque se retrouvera dans une situation comparable à
celles qui ont vu naître le Christ ou régner Charlemagne. Enfin, comme
Heinrich Martin, le dominicain s’interroge sur la supernova apparue en 1572
dans le siège de Cassiopée36.
13Si dorénavant la lecture des astres alimente une mémoire occidentale que
partagent Naples, Rome ou Mexico, c’est qu’au xvi siècle la littérature
e
conversion des Turcs : « Tunc videbis Turcas ad fidem Christi convolare 37 »
(alors tu verras les Turcs rejoindre la foi du Christ). À l’en croire, « l’empire de
la lune » – l’Empire ottoman – était condamné à s’effondrer après la mort de
son quinzième sultan. L’idée avait autant convaincu le moine de Calabre que le
cosmographe de Mexico.
38 Ibid., p. 27.
39 Ibid., p. 206.
40 Ibid., p. 320-321.
41 Ibid., p. 61.
15Pour l’emporter, le roi d’Espagne doit savoir jouer des trois armes qu’il a
entre les mains : la navigation, le commerce et, bien évidemment, la religion.
En principe le catholicisme romain lui assurera une supériorité incontestée,
mais rien n’est acquis d’avance. On a même le sentiment que le propos de
Tommaso Campanella n’est pas totalement dépourvu d’arrière-pensée… ni
peut-être d’actualité :
« Les armes ne peuvent rien contre la religion : contre elle ne vaut qu’une autre
religion qui soit meilleure, même si elle est sans armes, ou qui soit pire pourvu qu’elle
plaise au peuple ou que ses armes soient supérieures 44. »
45 Ibid., p. 333.
16Qui dit que l’islam, religion qui plaît au peuple et dont les armes sont peut-
être les plus fortes, ne finira pas par l’emporter sur le christianisme ? À moins
que le roi d’Espagne ne se lance dans une politique d’alliances planétaires :
avec l’empereur de Perse, avec le Prêtre Jean dans la corne de l’Afrique, avec le
Moscovite – par l’intermédiaire du roi de Pologne –, avec les Géorgiens qui
attaqueraient Trébizonde sur la mer Noire…, sans oublier les juifs et les
chrétiens soumis à la tyrannie du Grand Turc et qu’on imagine prêts à se
soulever partout contre lui45. Pour mieux lutter contre « l’infection du
mahométisme », on expédiera au Persan une aide militaire en l’équipant
d’artillerie et d’arquebuses. On ira même jusqu’à se ménager l’amitié du Japon
et de la Chine en leur offrant les sciences, les arts de l’Europe, la peinture et
l’imprimerie, de quoi les séduire et les occuper avant qu’on utilise ces moyens
pour introduire chez eux le christianisme : « Je ne trouve rien de plus utile
pour ces royaumes étrangers que de leur transmettre les sciences de
l’Occident, ainsi que la langue, les philosophes et les mathématiques 46. » De
l’occidentalisation « haut de gamme » comme prélude à la christianisation et à
la colonisation…
47 Ibid., p. 335.
48 Ibid.
17Pour extirper l’islam, tous les moyens sont bons. On ouvrira des écoles
d’arabe47 et on fera en sorte que « l’imprimerie fasse son entrée en Turquie
pour détourner les peuples des armes en les amenant aux lettres et y répandre
les disputes de théologie et de philosophie […] afin de les diviser et de les
affaiblir48 ». La manœuvre est simple : si grâce à l’imprimerie la Réforme est
parvenue à diviser la chrétienté, l’invention devrait avoir des répercussions
tout aussi délétères sur le monde de l’islam. Pour Campanella les dissensions
que ne manquera pas de faire surgir un cocktail d’aristotélisme, de platonisme
et de télesianisme49plongeront l’adversaire ottoman dans des polémiques
dont il ne pourra jamais se relever. Rien de mieux que les querelles
d’intellectuels pour préparer la suprématie ibérique ! Le recours systématique
à l’intoxication idéologique pour démoraliser l’ennemi confirme que tous les
coups sont permis contre les musulmans : « Ils seront rapidement conduits à
la ruine, s’efféminant, s’amollissant et se divisant50. »
51 Mais le camp chrétien n’est pas plus épargné par des mesures tout aussi
radicales. Campanella imagi (...)
52 Ibid., p. 335.
53 Vers 1537, Alessandro et Paganino Pagani en avaient publié une luxueuse
édition dans un but apparem (...)
58 « Je veux dévoiler un autre secret […]. Je ne peux en dire davantage ici, ni
comment il faut l’ente (...)
59 Ibid., p. 25.
61 Ibid., p. 25.
62 Ibid., p. 323.
« C’est à Isaac d’où vient le Christ notre législateur qu’est faite la promesse de
l’empire universel béni en Abraham […] et c’est à lui qu’appartient le royaume ultime
des saints, à la fin des quatre monarchies, comme dit Daniel ; tandis qu’à Ismaël, d’où
vient Mahomet, le législateur des Turcs, il n’a été fait d’autres promesses que celle de
l’empire absolu et combattant […]. Oui, j’affirme donc que la fin des monarchies est
désormais arrivée, que désormais nous sommes dans le temps où tout doit se
rassembler dans l’empire des saints et dans l’Église, et que cela se produira quand
seront finies les quatre monarchies et que sera mort l’Antéchrist 62. »
63 Ibid.
66 Ibid.
67 Ibid.
68 Ibid., p. 365.
74 Ibid., p. 249.
23Si le destin ne répond pas encore aux aspirations de l’Espagne, c’est « qu’il
faut scruter avec une attention toujours accrue les Écritures pour savoir
comment les Espagnols doivent s’accorder avec les circonstances 67 ». Pour
régner sur le monde, « l’Espagne a besoin d’un savant timonier 68 ». Vouée à
l’avenir que l’on sait à l’autre bout de l’Asie, l’expression désigne pour l’heure
le roi d’Espagne auquel Campanella attribue une vocation messianique. Au
cours du xvi siècle, des écrits avaient fait de Charles Quint l’empereur
e
78 Ibid., p. 53.
« La fin du monde est proche, il n’y aura plus qu’un seul troupeau (unum ovile), […]
toutes les nations et tous les royaumes qui ne le serviront pas, périront 78. »
79 Ibid., p. 35.
28À quoi sert alors l’islam ? Sans doute bien davantage à construire une vision
dynamique du monde élaborée depuis l’Amérique espagnole et l’Europe
occidentale. C’est le faire-valoir d’une chrétienté éclatée qui gagnerait à
prendre la menace ottomane plus au sérieux pour surmonter ses fractures et
s’unir contre la « secte impie ». Dans ce contexte, la christianisation de
l’Amérique marque une étape majeure vers l’unification religieuse des peuples
de la terre autant qu’elle fournit un modèle exemplaire d’occidentalisation. Le
Nouveau Monde apparaît comme l’envers des mondes de l’islam. Dans tous
les cas de figure, fleuron exceptionnel de l’empire espagnol, l’Amérique est
une pièce qui pèse lourd aux yeux des observateurs : c’est une terre à
conquérir pour Sir Walter Ralegh87 comme pour l’Anonyme d’Istanbul, un
bastion à renforcer pour Heinrich Martin et Campanella. Et, pour certains, déjà
une Terre promise. En tout cas, l’islam et l’Amérique représentent deux
puissants réservoirs d’imaginaire dans un monde en voie de mondialisation.
Deux gigantesques miroirs qui renvoient l’un à l’autre en orientant l’essor
sans précédent d’une conscience-monde.
NOTAS
1 Gruzinski S., Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des Temps
Modernes, Paris, Le Seuil, 2008 ; Martínez H., Repertorio de los tiempos e
historia natural de Nueva España, Mexico, Secretaría de Educación Pública, [1606]
1958 ; Goodrich T., The Ottoman Turks and the New World: A study of Tarih-i
Hind-i Garbi and Sixteenth Century Ottoman Americana, Wiesbaden, Otto
Harrassowitz, 1990.
2 Ortelius A., Theatrum Orbis Terrarum, Anvers, Plantin, 1570.
6 Ibid., p. 339.
7 Ibid., p. 357.
8 Ibid., p. 217.
9 Ibid., p. 219.
11 Ibid., p. 223.
12 Ibid., p. 359.
13 Ibid., p. 237.
14 Ibid., p. xxii.
15 Ibid., p. 75.
16 Ibid., p. 99.
17 Ibid., p. 361.
19 Ibid., p. 99.
20 Ibid., p. 101.
21 Ibid., p. 361.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 29.
25 Ibid., p. 61.
26 Ibid., p. 61.
28 Ibid., p. 16.
32 Ibid., p. 21.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 23.
38 Ibid., p. 27.
39 Ibid., p. 206.
40 Ibid., p. 320-321.
41 Ibid., p. 61.
42 Ibid., p. 335 : « roi typique des Assyriens », il vaincra Juda, c’est-à-dire
l’empire d’Occident, « si nous ne faisons pas pénitence ».
45 Ibid., p. 333.
47 Ibid., p. 335.
48 Ibid.
51 Mais le camp chrétien n’est pas plus épargné par des mesures tout aussi
radicales. Campanella imagine ainsi que l’on puisse systématiquement déplacer
les populations soumises à la couronne d’Espagne selon des principes qui frisent
un eugénisme de sinistre mémoire.
52 Ibid., p. 335.
58 « Je veux dévoiler un autre secret […]. Je ne peux en dire davantage ici, ni
comment il faut l’entendre, ni comment il faudrait agir »
(Campanella T., Monarchie d’Espagne…, op. cit., p. 29, 31).
59 Ibid., p. 25.
60 Sur les « nombres fatals », voir ibid., p. 23, n. 31.
61 Ibid., p. 25.
62 Ibid., p. 323.
63 Ibid.
66 Ibid.
67 Ibid.
68 Ibid., p. 365.
74 Ibid., p. 249.
78 Ibid., p. 53.
79 Ibid., p. 35.