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L’analyse stratégique
et la configuration
de valeur
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L’
étude des interactions concurrentielles entre
les auteurs analysent
firmes est souvent considérée comme un élé-
la validité des modèles
stratégiques traditionnels
ment central dans la recherche en manage-
dans l’analyse de la réalité ment stratégique. Aussi, la stratégie est essentiellement
économique actuelle, abordée comme une question de relation à la concur-
caractérisée par les rence, puisque « les firmes, voire toutes les organisa-
réseaux de coopération
tions, sont en concurrence, en concurrence pour les
interorganisationnels, la
concurrence multimarché et
inputs, en concurrence pour les clients et finalement, en
l’intervention des autorités concurrence pour des revenus qui couvrent le coût de
de régulation. Ils proposent leur survie » (Rumelt et al., 1991, p. 6). Cependant, le
de concevoir la développement des réseaux interorganisationnels a
configuration de valeur amené les auteurs à s’intéresser au processus coopéra-
(les interdépendances
tif. Les récentes contributions en management straté-
génératrices ou non de
valeur pour une entreprise
gique sur les réseaux interorganisationnels ont bien sou-
donnée) dans un champ vent proposé des réflexions sur le choix des partenaires
organisationnel. À cet dans les alliances, le management des coopérations ou
égard, ils identifient quatre encore l’apprentissage entre partenaires comme source
rôles tenus par les
d’avantage concurrentiel. Cet intérêt pour les interac-
organisations (facilitateur,
complément, parasite et
tions concurrentielles, d’une part, et pour les interac-
substitut) en fonction des tions entre partenaires, d’autre part, mène à une dicho-
interdépendances et de tomie dans la littérature du champ, au regard de
l’influence, en termes de contributions qui s’inscrivent généralement soit dans
création de valeur, vis-à-vis une perspective concurrentielle, soit dans une perspec-
d’une entreprise focale.
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1. On oublie souvent que l’idée de concurrence a été abordée par Smith (1776) au sens de rivalité (voir Stigler, 1957)
L’analyse stratégique et la configuration de valeur 47
Dans cette logique de réseau, « la structure le réseau comme une « unité multiple » ;
n’est plus seulement le reflet de la stratégie, c’est-à-dire à prendre conscience de la
elle en devient également le support » nécessité de considérer l’inscription de l’en-
(Fréry, 2001, p. 27). Pour de nombreux treprise dans un ou plusieurs réseaux inter-
auteurs (par exemple, Miles et Snow, 1986), organisationnels mais également l’indépen-
et dans la lignée d’Emery et Trist (1965), dance de celle-ci, à un autre niveau, lorsqu’il
c’est l’accroissement de la turbulence, et s’agit de décrire son environnement et d’éla-
par là même de l’incertitude, qui est à l’ori- borer les choix stratégiques fondamentaux.
gine de ce changement de point de vue, Cette complexité soulève alors la question
menant les entreprises à envisager d’autres de la pertinence des modèles stratégiques
formes d’interactions que la rivalité, et actuels pour analyser l’environnement d’une
notamment la coopération. De nouvelles entreprise dans une économie caractérisée
représentations des relations interorganisa- par la complexité des interactions et des
tionnelles donnant lieu à des formes d’orga- interdépendances.
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née d’une critique des deux premières. Cha- limitée à l’imitation du leader ou à la
cun de ces cadres a eu un impact important recherche de l’intégration permettant
en stratégie. Nous soulevons leurs apports d’augmenter la taille de la firme et du même
et leurs limites pour la construction d’un coup son pouvoir de négociation. Ensuite,
modèle d’analyse stratégique dans un parce que le secteur constitue de moins en
contexte internationalisé marqué par les moins l’unité pertinente pour l’analyse stra-
réseaux interorganisationnels et la concur- tégique. La nécessité d’intégrer à l’analyse
rence multimarché. stratégique les syndicats et associations
professionnelles ou encore les divers orga-
L’approche de l’économie industrielle nismes de régulation et les groupes de pres-
L’approche de l’économie industrielle, et sion invite à une lecture de l’environnement
notamment celle de Porter, situe son ana- qui ne se limite pas aux seules entreprises
lyse au niveau du secteur. Ainsi, Porter d’un secteur et aux pouvoirs publics. De
(1980) distingue cinq forces concurren- plus, on peut se demander si les frontières
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3. La rivalité entre les concurrents présents sur le marché, le pouvoir de négociation des clients, le pouvoir de négo-
ciation des fournisseurs, la menace des produits de substitution, les entrants potentiels.
4. Comme le note Koenig (1996), Porter ne fait aucune allusion aux pratiques de coopération dans son ouvrage de
1980, ce n’est qu’en 1986 que plusieurs chapitres de l’ouvrage qu’il coordonne abordent les coalitions.
5. Cette dernière, intégrant la valeur créée par les fournisseurs et les distributeurs.
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tions, autorités de régulation) ne sont pas tion. Or, même si l’on considère d’autres
prises en compte. contributions en stratégie que les princi-
Cette revue des grands modèles straté- paux modèles évoqués plus haut, on
giques nous permet d’observer leurs constate qu’elles prennent rarement en
apports mais aussi leurs lacunes pour abor- compte les deux types de situation. Ainsi,
der simultanément les interactions coopéra- certains auteurs s’attardent sur la modifica-
tives et concurrentielles entre organisations tion des caractéristiques de la concurrence,
dans une approche projective (tableau 1). vers une intensification (l’hypercompéti-
Ainsi que le suggère ce tableau, toute la dif- tion ; D’Aveni, 1994) ou vers de nouvelles
ficulté est de permettre, à l’aide d’un formes (la concurrence multimarché ou
modèle, l’analyse stratégique de situations multipoint ; Karnani et Wernerfelt, 1985) et
d’affrontement et de situations de coopéra- développent, le plus souvent, des modèles
Tableau 1
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6. Bien que ce ne soit pas l’objet de cet article, on peut par exemple noter les points de vue divergents de Thomp-
son et McEwen (1958), de Gomes-Casseres (1994), de Nalebuff et Brandenburger (1997), de Teece (1992), de Per-
roux (1973), ou encore de Das et Teng (2000) concernant l’articulation entre concurrence et coopération.
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7. Nous définissons l’horizon de projection comme le degré avec lequel l’analyse stratégique permet d’anticiper les
actions des organisations de l’environnement.
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la chaîne de valeur. Selon les auteurs, la pétillante sa célèbre boisson et Tyson Foods
valeur pour le client repose sur l’attrait de pour congeler des aliments. Or, les avan-
l’offre d’une firme par rapport à celle des tages financiers ou les efforts commerciaux
autres entreprises (la valeur est donc liée au garantis à Coca-Cola par ses fournisseurs
marketing), tandis que pour le fournisseur il sont autant de valeur perdue pour Tyson
s’agit de l’intérêt de satisfaire un client par Foods (qui peut plus difficilement obtenir
rapport aux autres clients (la valeur est alors des prix, etc.). Remarquons que, dans le
plus stratégique). La capacité à augmenter cadre de l’analyse stratégique de Porter, ces
la valeur générée pour le client ou pour le deux entreprises seraient considérées
fournisseur permet à une entreprise d’aug- comme n’ayant aucune interdépendance
menter ses profits. Ainsi Coca-Cola et Pep- entre elles dans la mesure où elles ne relè-
sico sont, bien sûr, des substituts vis-à-vis vent pas de la même activité. Or, la relation
des clients. Cependant, la notion de substi- décrite ici crée effectivement une forte
tut dépasse celle de « concurrent direct » interdépendance entre Tyson Foods et
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Figure 1
LE MAILLAGE DE LA VALEUR (VALUE NET)
démarche présente plusieurs limites. États-Unis) plus fort encore que celui de la
D’abord, les auteurs s’attardent uniquement collusion alors qu’elle avait toujours été
sur l’identification des entreprises, laissant fondamentale. De la même manière, on
de côté le rôle fondamental d’autres organi- peut constater que les syndicats profession-
sations, telles que les institutions publiques nels jouent un rôle fondamental dans le
ou des entités hors marché, dans la création transfert d’informations entre organisations
ou la répartition de la valeur entre entre- d’un champ (Pfeffer et Salancik, 1978). Si
prises du marché. Ensuite, en utilisant les des propositions allant dans le sens de l’in-
entreprises comme unité d’analyse, Bran- tégration de ces acteurs en stratégie ont été
denburger et Nalebuff ne peuvent s’intéres- faites dans le cadre de la théorie des stake-
ser qu’aux firmes monoactivités. Enfin, holders (ou « détenteurs d’intérêts »),
puisque le modèle considère que les substi- notamment à travers les contributions de
tuts et les compléments sont des entreprises Rowley (1997) et de Preston et Donaldson
avec lesquelles l’organisation focale ne réa- (1999), on constate tout de même que cette
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8. Cf. le numéro spécial du Strategic Management Journal, vol. 12, 1991, consacré aux relations entre management
stratégique et économie.
9. Par configuration, nous entendons les interdépendances entre organisations.
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Figure 2
LES TROIS DIMENSIONS D’UN MODÈLE D’ANALYSE STRATÉGIQUE
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Figure 3
LA CONFIGURATION DE VALEUR
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tion et qui réduisent la valeur captée par nement et croire en un avantage concurren-
cette dernière. tiel irrésistible débouchant sur ce que les
Les facilitateurs sont les organisations avec auteurs qualifient de « perspective autocen-
lesquelles la firme analysée est en interac- trée ». Les « trous noirs » (blind spots) sont
tion et qui réduisent la valeur captée par un autre biais qui mène à une prise en
cette dernière. compte insuffisante des actions des autres
Toutes les organisations jouant un rôle organisations. Analyser les interdépen-
important, positivement ou négativement, dances réciproques (et pas seulement les
dans la valeur captée par une firme, doivent interactions) limite ces deux risques.
être qualifiées à l’aide des concepts de la La troisième étape du modèle de la confi-
configuration de valeur (substituts, complé- guration de valeur consiste à envisager la
mentaires, facilitateurs, etc.). L’analyse constitution d’un réseau de valeur. Il s’agit
peut dès lors inclure, par exemple, les orga- alors, à partir de l’identification de la
nismes de régulation susceptibles de configuration de valeur, d’interagir avec
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Figure 4
CONSTRUCTION D’UN RÉSEAU DE VALEUR À PARTIR
DE LA CONFIGURATION DE VALEUR
Avec interactions
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