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Aurélie CERISOT Année 2005-2006

a.cerisot@laposte.net

Mémoire de Master I :

Théorie des Relations Internationales

LES VIOLENCES SEXUELLES


« ARME DE GUERRE »

DE L’UTILISATION STRATEGIQUE
DES VIOLENCES SEXUELLES
PENDANT LE GENOCIDE RWANDAIS
(avril-juin 1994)

Université Jean Moulin – Lyon III


LES VIOLENCES SEXUELLES
« ARME DE GUERRE »

DE L’UTILISATION STRATEGIQUE
DES VIOLENCES SEXUELLES
PENDANT LE GENOCIDE RWANDAIS
(avril-juin 1994)

2
3
Remerciements

Je remercie Monsieur Jean-Paul Joubert, Professeur des Universités et


directeur du Centre Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense,
dont l’enseignement m’a permis de découvrir la discipline des Relations
Internationales et d’aiguiser mon esprit critique.

Je tiens également à remercier Monsieur Corentin Brustlein, doctorant et


chargé de Travaux dirigés en Sécurité internationale, pour ses conseils et ses
encouragements d’une aide précieuse et efficace durant la réalisation de ce
mémoire.

Je remercie enfin Joachim Debéthune et Pierre Belbenoît-Avich de leur


épaulement dans la rédaction de ce mémoire.

4
« Pourquoi cette violence inutile ? »
Primo LEVI1

1
Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris : Gallimard, 1989, pp. 104-105.

5
Sommaire

Introduction……………………………………………………………….............. 8

Partie I : De l’intentionnalité des violences sexuelles……………. 11

Chapitre I : De la décision au processus génocidaire……………………………….. 13

Section 1 : L’intentionnalité, élément essentiel constitutif du génocide………….. 13

Section 2 : Les dynamiques intérieures du processus génocidaire……………….. 15

Section 3 : Les dynamiques externes du processus génocidaire………………….. 17

Section 4 : Le refus de tout compromis…………………………………………… 19

Chapitre II : Les conditions idéologiques du génocide : les médias comme


révélateur d’intentionnalité…………………………………………………………… 21

Section 1 : La nécessaire polarisation du conflit…………………………………. 21

Section 2 : « Les médias du génocide »…………………………………………... 23

Section 3 : La stigmatisation des femmes Tutsi dans les médias…………………. 25

Section 4 : Ne pas surestimer le rôle des médias…………………………………. 27

Chapitre III : Les conditions organisationnelles du génocide : identifier les forces


déployées et la nature de leur commandement………………………………. 30

Section 1 : L’encadrement des massacres par les autorités politiques…………... 30

Section 2 : Le rôle de l’armée…………………………………………………….. 32

Section 3 : La création de milices………………………………………………… 34

Section 4 : L’armement et l’enrôlement de la population………………………… 35

6
Partie II : De l’interprétation des violences sexuelles…………… 36

Chapitre I : Comparaison des usages de la violence sexuelle en Bosnie et au


Rwanda…………………………………………………………………………………. 37

Section 1 : Les viols systématiques en Bosnie, « un crime contre le ‘lien du


sang’ » ……………………………………………………………………………. 37

Section 2 : Des objectifs stratégiques différents : nettoyage ethnique et génocide. 40

Section 3 : La qualification des violences sexuelles d’ « arme de guerre » non


applicable au génocide rwandais…………………………………………………. 42

Chapitre II : Les violences sexuelles au Rwanda, cruautés inhérentes à la violence


extrême…………………………………………………………………………………. 44

Section 1 : L’abstraction du conflit et la proximité des groupes, facteur de


violence extrême dans les guerres civiles identitaires……………………………. 44

Section 2 : Les violences sexuelles, expression de la revanche sociale………....... 47

Section 3 : La construction d’un rapport de domination à travers les violences


sexuelles et les actes de cruauté…………………………………………………... 49

Sigles…………………………………………………………………………………. 51

Annexes……………………………………………………………………………... 52

Bibliographie……………………………………………………………………… 67

7
Introduction
L’intérêt pour les violences sexuelles perpétrées lors de conflits armés est très récent :
il prend son essor avec la découverte par le journaliste Roy Gutman2 des « camps de viol » de
Bosnie. Dès lors, articles, reportages, enquêtes et rapports d’Organisations internationales,
gouvernementales ou non, se multiplient. Cette soudaine attention médiatique pour ces
violences nous donne l’impression qu’il s’agit d’un phénomène lié aux guerres civiles de
l’après-Guerre froide. Or, comme le souligne Stathis Kalyvas3, les « anciennes » guerres
civiles ne sont pas si différentes des « nouvelles » : les horreurs ont toujours fait partie de ce
type de conflit.

Avec les révélations des viols massifs en ex-Yougoslavie et au Rwanda, un tabou


tombe : la plupart des analyses se penchant sur le thème des violences sexuelles s’évertuent à
montrer que ces violences, loin d’être nouvelles, ne constituent pas des incidents liés à la
guerre ou des attaques opportunistes, mais ont une signification politique. Les violences
sexuelles, et le viol en particulier, ne sont plus considérés comme une normalité guerrière : sa
criminalisation récente par le droit international pénal en fait un crime international.

Ce sont les Tribunaux pénaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda


(TPIR) qui ont permis des avancées considérables dans la reconnaissance de ces crimes. Leur
jurisprudence a donné une définition des agressions sexuelles et des viols et les a qualifié de
crimes internationaux : crime de guerre, crime contre l’humanité et crime de génocide. Ainsi,
la jurisprudence internationale définie les violences sexuelles comme « un acte de nature
sexuelle, commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la contrainte »4 et le viol comme :
« 1. La pénétration sexuelle, fut-elle légère :
a. du vagin ou de l’anus de la victime par le pénis ou tout autre objet utilisé par le
violeur ; ou
b. de la bouche de la victime par le pénis du violeur ;
2. par l’emploi de la force, de la menace ou de la contrainte »5.

2
Roy Gutman, journaliste à Newsday a gagné le Prix Politzer en 1993 pour ces révélations.
3
KALYVAS Stathis N., « Les guerres civiles après la Guerre froide », in HASSNER Pierre, MARCHAL
Roland (dir.), Guerres et Sociétés : Etat et violence après la Guerre froide, Paris, Karthala, Collection :
Recherches internationales du CERI, 2003, pp. 107-137.
4
Le Procureur c. Akayesu, affaire n° ICTR-96-4-T, 2 septembre 1998.
5
Le Procureur c. Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-T, 10 décembre 1998.

8
Au fil des jurisprudences, cette définition du viol a évolué : de la situation de contrainte de la
définition initiale on passe à une situation d’absence de consentement de la victime6. Les
tribunaux veulent ainsi souligner que « le consentement doit être donné volontairement et doit
résulter de l’exercice du libre arbitre de la victime »7.

Pourtant le constat de ces violences n’est pas aisé : de nombreuses femmes gardent le
silence sur ce qui leur est arrivée. Dans le cas du Rwanda, cette réticence à témoigner est due
notamment à la crainte des victimes de représailles des anciens assaillants, qui sont le plus
souvent des voisins. La peur de l’isolement social également les contraint à la réserve : leur
famille, leur communauté pourraient les rejeter. Enfin, ces femmes souffrent de la culpabilité
d’avoir survécu au massacre ; certaines auraient même préféré être exécutées. Ce sentiment de
culpabilité est renforcé par les reproches des anciens exilés de retour au pays. Mais bien que
le nombre exact de viols ne sera jamais connu, des estimations peuvent être réalisées par
extrapolation, basées sur le nombre des grossesses enregistrées, dues au viol8. Le Rapporteur
Spécial des Nations Unies pour le Rwanda, Rend Degni-Segui a évalué ce chiffre comme
allant de 250 000 à 500 000 viols. Certains observateurs vont plus loin et pensent que presque
toutes les femmes et jeunes filles qui ont survécu au génocide ont été violées. « La plupart des
viols furent perpétrés contre des jeunes femmes âgées de 16 à 26 ans »9.

Au regard des évènements qui assaillirent le Rwanda entre avril et juin 1994, la
question de Primo Levi se pose : « pourquoi cette violence inutile ? ». En effet, si les
massacres perpétrés pendant cette période font partie d’un processus génocidaire, leur but est
d’ « éradiquer » la communauté tutsi10. Alors, pourquoi avoir besoin de tuer atrocement ?
Beaucoup d’études affirment que le viol constitue une « arme de guerre » au service du clan

6
Sur l’évolution de la définition du viol en droit international, voir STOFFELS Ruth A., Le rôle des tribunaux
pénaux internationaux pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie en ce qui concerne la sanction du viol et
d’autres agressions sexuelles graves comme crimes internationaux, pp. 3-5.
7
STOFFELS Ruth A., Le rôle des tribunaux pénaux internationaux (…), op. cit., p. 4.
8
Rapport de Human Rights Watch, Vies brisées : Violences sexuelles pendant le genocide rwandais et sa
conséquence, New York 1996, p. 15.
9
Rapport HRW, Vies brisées (…), op. cit., p. 15.
10
Jacques Sémelin fait une distinction entre massacre et génocide ; le massacre est définie comme une « forme
d’action, le plus souvent collective, visant à la destruction de non-combattants, hommes, femmes, enfants,
personnes âgées ». Les massacres peuvent avoir pour objectif la soumission de cette collectivité (en la faisant
fuir, nettoyage éthnique) ou son éradication (en la détruisant totalement). Ainsi, tous les massacres ne constituent
pas un génocide : il est « ce processus particulier de la destruction des civils qui vise à l’éradication totale d’une
collectivité dont les critères sont définis par son persécuteur ». Le génocide ainsi défini, nous considérons les
massacres de 1994 au Rwanda comme tel. SEMELIN Jacques, « Du massacre au processus génocidaire », dans
Violences extrêmes, Revue Internationale des sciences sociales, décembre 2002, n° 174, pp. 486-490.

9
extrémiste au pouvoir au Rwanda. Ces violences peuvent-elles réellement être assimilées à
une « arme de guerre » ?

Il ressort de certains documents que deux critères permettent de qualifier certaines


pratiques d’ « arme » de guerre, au sens large du terme11 :
− L’intentionnalité : Quel est le rôle de l’encadrement dans la perpétration de ces
crimes ? Ont-ils été organisés, orchestrés ? Ces violences font-elle partie d’une
stratégie générale ? Notre première partie s’attachera à répondre à ces questions.
− La signification : Quel en le sens ? Pourquoi ces crimes sont-ils commis ? Ces
pratiques sont-elles utilisées comme une tactique permettant d’atteindre des objectifs
stratégiques ? Ne sont-elles pas plutôt une atrocité au même titre que la torture,
inhérentes à la violence extrême ? (deuxième partie)

11
Le Jus in bello considère comme arme au sens technique, tout objet, procédé, matière ou chose de nature
physique, électronique, chimique, biologique conçu (arme par nature) ou utilisé (arme par destination) pour
porter atteinte ou menacer de porter atteinte à la vie, à la santé, à l’intégrité physique, à l’état psychique des
personnes ennemies, ou des biens ennemis. Nous entendons donc ici par « arme de guerre » au sens large une
tactique (en raison du caractère répandu et organisé de la pratique) utilisée pour porter atteinte à la vie des
personnes ennemies. La qualification d’ « arme » au lieu de tactique de guerre est conservée pour se rapprocher
des études déjà faites sur le thème.

10
PARTIE I :

De l’intentionnalité des violences sexuelles

11
Le critère de l’intentionnalité permet de distinguer les violences sexuelles considérées
comme des « armes de guerre » des violences opportunistes ou de l’incident isolé. En effet, ce
qui différencie un génocide d’un massacre isolé, d’un pogrom, c’est l’organisation en amont,
l’impulsion centrale qui permet le passage à la violence extrême, systématique et généralisée.
Or, comme dans les guerres classiques, le pouvoir central dont émane cette impulsion définit
l’objectif politique (conserver le pouvoir) et l’objectif stratégique (l’élimination des Tutsi par
exemple) de l’action qu’il prépare. Ainsi, si l’incitation aux violences sexuelles est avérée,
nous pouvons les considérer comme faisant partie d’une stratégie générale.

C’est dans l’affaire Kunarac que le TPIY a dégagé ce critère pour qualifier les viols et
violences sexuelles d’arme de guerre :

Le procès des accusés a parfois été appelé « l’affaire des camps des viols, car il
offre l’exemple des viols systématiques des femmes d’une autre ethnie comme
‘arme de guerre’. Dire que l’on avait recours au viol systématique comme
‘arme de guerre’ pourrait prêter quelque peu à confusion. Cela pourrait
signifier qu’il existait une sorte de démarche concertée, ou que les forces
armées des Serbes de Bosnie avaient reçu l’ordre de violer les femmes
musulmanes dans le cadre de leurs activités de combat prises au sens large. Les
preuves ne sont pas suffisantes pour que la Chambre de première instance en
vienne à une telle conclusion. Mais il a été établi que des membres des forces
armées serbes de Bosnie avaient recours aux viols comme instrument de
terreur. Un instrument dont ils pouvaient user en toute liberté contre quiconque
et quand bon leur semblait »12.

S’il est difficile, voir impossible, de trouver La décision constituant le tournant vers
les massacres de 1994 (chapitre I), les discours disséminés par le pouvoir central à travers les
médias (chapitre II) et les moyens organisationnels mis en place en vue du génocide (chapitre
III) constituent un faisceau d’indices révélant la planification du génocide et l’incitation aux
violences sexuelles.

12
Jugement de l’affaire Kunarac, disponible sur le site du TPIY : www.un.org/icty, cité par METTRAUX G.,
« Le ‘viol’ en droit international à la lumière de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-
Yougoslavie : quelques aspects », in SALAS Denis, Victimes de guerre en quête de justice. Faire entendre leur
voix et les pérenniser dans l’histoire, Paris, L’Harmattan, Collection : Sciences Criminelles, 2004, p. 121.

12
CHAPITRE I :
De la décision au processus génocidaire

Pour le sociologue Michael Mann, le processus génocidaire se construit par étapes à


travers des interactions entre différents acteurs, à la fois intérieurs et extérieurs13. Ainsi, le
sociologue entend souligner que « si le leader politique légitime reste bien le pivot de cette
dynamique, il n’en est certainement pas le seul élément. Bien d’autres acteurs sont à prendre
en compte »14.

Section 1 : L’intentionnalité, élément essentiel constitutif du


génocide

Tel que définit par le droit international15, le crime de génocide requiert trois
éléments :
− Une « intention de détruire, en tout ou en partie »,
− « Un groupe national, ethnique, racial ou religieux »,
− La commission d’au moins un des actes énumérés à l’encontre de ce groupe16.

13
Dans son ouvrage, The dark side of Democracy. Explaining ethnic cleansing, New York : Cambridge
University Press, 2004, 584 p., le professeur Michael Mann théorise l’escalade de la violence et les origines des
nettoyages ethniques. Michael Mann est professeur de sociologie à l’Université de Californie, Los Angeles.
14
SEMELIN J., Purifier et détruire : Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, Collection : La
couleur des idées, 2005, p. 221.
15
Le crime de génocide a été codifié pour la première fois en 1948 à l’article 2 de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide :
« Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a. Meurtre de membres du groupe ;
b. Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c. Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle ;
d. Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e. Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».
Ne faisant généralement pas l’objet de controverses, cette définition sera reprise textuellement par les statuts du
TPIY et du TPIR.
16
ROBERGE Marie-Claude, « Compétence des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda
concernant les crimes contre l’humanité et le crime de génocide », Revue internationale de la Croix Rouge n°
828, 1997, pp. 695-710.

13
L’élément d’intentionnalité est essentiel car il permet de différencier le génocide du meurtre
et du pogrom : « la définition de ce crime exige une disposition de l’esprit ou une intention
spécifique concernant les conséquences globales de l’acte prohibé », souligne la Commission
du droit international. Ainsi, « l’assassinat d’un seul individu commis dans une telle intention
constitue un crime de génocide, alors que l’assassinat d’un millier de personnes non commis
dans une telle intention constituerait un homicide »17.

Concrètement, cette intention de détruire un groupe signifie qu’il y a eu préméditation,


donc organisation centrale rendant possible l’extension des massacres. Car pour que les
massacres atteignent une telle ampleur et touche le pays dans son ensemble, il faut bien qu’il
y ait eu incitation directe ou indirecte des autorités centrales.

Selon une enquête du Comité international de la Croix Rouge de juillet 1994, le


génocide rwandais aurait fait un million de victimes, soit dix mille par jour, ou un Rwandais
sur sept en trois mois18. Si les massacres ne touchent pas toutes les régions en même temps,
fin avril le génocide a atteint tout le pays. Les tueries commencent à Kigali à peine quelques
minutes après l’attentat contre le Falcon du Président rwandais19 ; elles atteignent très
rapidement le nord du pays et le sud à la frontière burundaise, puis s’étendent en quelques
jours aux préfectures de Kibungo, Cyangugu et Kibuye. La région du Butare au sud est la
dernière à être touchée, douze jours après l’attentat contre le Président Habyarimana20.

Pourtant, s’il se constitue bien une volonté centrale, celle-ci ne résulte pas d’une
décision unique à partir de laquelle d’autres mesures sont mises en œuvre, réalisant les
conditions de la systématisation des massacres. Comme le souligne Jacques Sémelin, « les
scénarii ne sont pas écrits à l’avance », ils évoluent en fonction du contexte national et
international. Il serait alors vain de vouloir isoler un moment, un évènement comme le

17
Ibid.
18
Chiffres cités par CHRETIEN J.-P., Rwanda, Les médias du génocide, Paris : Editions Karthala, 1995, p. 11.
19
Le Président Habyarimana revenait avec le Président burundais, Cyprien Ntaryamira, d’une conférence
régionale à Dar es-Salaam, en Tanzanie, convoquée par le Président de ce pays, Mwinyi, et consacrée aux
situations du Burundi et du Rwanda. Le Président Habyarimana y accepta la mise en place du gouvernement de
transition élargi au FPR, proposé par le Premier ministre issu de l’opposition, Faustin Twagiramungu
(Mouvement démocratique républicain). BRAECKMAN C., Rwanda, Histoire d’un génocide, Paris : Fayard,
1994, pp. 172-174.
20
Ibid., pp.12-13.

14
tournant déterminant menant au passage à la violence21. Cette volonté centrale est donc issue
d’un processus résultant d’interactions aux niveaux intérieur et extérieur.

Section 2 : Les dynamiques intérieures du processus génocidaire

Comme l’a déjà souligné Graham T. Allison, les décisions sont toujours le fruit d’un
marchandage entre les différentes forces internes d’un Etat. « La prise de décision est alors un
processus complexe de négociation »22. D’autres acteurs de l’entourage du Président
Habyarimana, plus ou moins extrémistes, influent sur la prise de décision. C’est le cas de la
femme du Président, Pauline Kanziga, présente à toutes les réunions aux côtés du Président, et
des membres de l’Akazu. L’Akazu, « la Petite Hutte », forme un clan autour du Président,
composé essentiellement de sa belle-famille. Au cœur d’un réseau formé de plusieurs cercles,
elle devient une véritable mafia, contrôlant les milieux politique, militaire et financier23.

De même, des interactions intérieures verticales agissent sur le processus génocidaire.


Dans son ouvrage, Jacques Sémelin observe que « si la dynamique du processus de
destruction est bien enclenchée par une impulsion centrale (provenant de ceux qui le décident
et l’organisent) elle dépend aussi d’une certaine improvisation »24. Par là, il souhaite
souligner les interactions complexes qui existent entre le centre de décision et les acteurs
périphériques : elles participent au processus en rapprochant ou en éloignant le moment
décisif du passage à la violence extrême généralisée et systématique.

Par exemple, au Rwanda, des acteurs locaux anticipèrent ce que souhaitait le pouvoir
central et prirent des initiatives déterminantes, accompagnant les rouages du génocide. Ainsi,
le massacre des Tutsi dans la commune de Kibilira25 le 11 octobre 1990 donne le ton : entre
1990 et 1994, des massacres localisés seront organisés et perpétrés selon le même schéma,
préparant la population au génocide. Les évènements de Kibilira eurent lieu onze jours après
la première offensive du FPR au nord du pays ; ils furent préparés par le préfet et le sous-

21
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., pp. 202 et 220-221.
22
FRIEDBERG Erhard, « Comment lire les décisions ? », dans Rationalités et Relations internationales (vol. 1)
Culture et Conflits n°36, pp. 151-164.
23
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 104-105 et CHRETIEN J.-P., Rwanda, (…), op. cit., p. 23.
24
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 234.
25
Préfecture de Gisenyi dans le nord du pays (voir la carte du Rwanda en annexe 1). Evènement cité par
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 116, et VIDAL Claudine, « Le génocide des Rwandais tutsi :
cruauté délibérée et logiques de haine », in HERITIER Françoise (séminaire de), De la violence I, Paris, Odile
Jacob, 2005, pp. 346-349.

15
préfet du Gisenyi. Si l’évidence du rôle du bourgmestre dans ces tueries contraignit les
autorités à le démettre de son poste et à l’emprisonner, il fut libéré peu après, nommé assistant
médical à l’hôpital de la commune et promu vice-président local du MRND. « L’impunité,
voire les récompenses, dont jouissaient depuis 1990 les autorités locales et les notables
instigateurs des tueries et les exécutants, ne put que les encourager à continuer »26. De
même, J. Sémelin souligne l’importance du climat d’impunité dans le processus génocidaire :
c’est ainsi que « se développe une sorte de co-construction dynamique et interactive entre les
donneurs d’ordre, au centre du système, et ses acteurs, régionaux et locaux, à la
périphérie »27.

Parallèlement à cet engrenage de la violence, un processus de démocratisation


s’amorce au début des années 1990 pouvant agir dans le sens de la modération et de la
réconciliation. En effet, encouragées par le discours du Président français François Mitterrand
à La Baule28, une opposition politique se développe, une presse libre apparaît et une société
civile émerge à travers des mouvements associatifs29. Obligé de composer, le Président
Habyarimana désigne une « Commission nationale de synthèse » le 24 septembre 1990 pour
« identifier ce que le concept de démocratie signifie pour la majorité rwandaise »30. Au cours
de l’année 1991, plusieurs partis politiques apparaissent, dont le Mouvement Démocratique
Républicain (MDR), le Parti social-démocrate (PSD), le Parti libéral (PL) et le Parti
démocrate chrétien pour les plus importants. Cette opposition, officialisée le 28 avril 199131,
favorise la réconciliation puisque, basée essentiellement sur l’appartenance régionale, elle
contribue à atténuer le clivage ethnique. D’autre part, elle rentrera en contact avec le FPR
pour la première fois durant l’été 1992, sous la houlette de la Belgique32 : ces contacts se
multiplieront et concourrons à intégrer le FPR dans le paysage politique rwandais.

26
VIDAL Claudine, « Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et logiques de haine », in HERITIER
Françoise (séminaire de), De la violence I, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 349.
27
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 237.
28
Ce discours est prononcé à l’occasion du 16e sommet des Chefs d’Etat de France et d’Afrique à La Baule (19-
21 juin 1990). Dans son allocution, le Président de la République française conditionne le soutien financier et
politique de la France aux Etats africains à leur engagement en faveur de changements politiques, du pluralisme
et de la démocratie.
29
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 113.
30
Ibid., p. 113.
31
A cette date, le multipartisme est officiellement instauré : le MRND n’est plus parti unique. Si le sigle MRND
est resté, il ne signifie plus Mouvement révolutionnaire nationale pour le développement, mais Mouvement
républicain national pour la démocratie et de développement, faisant référence à l’ancien parti unique MDR-
Parmehutu, symbole de l’indépendance et de la « révolution sociale ». Note de bas de page dans CHRETIEN J.-
P., Rwanda, (…), op. cit., p. 23.
32
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 124-125.

16
Diverses forces, au sommet de l’Etat ou périphériques, stimulent ou modèrent le
processus génocidaire. En même temps, l’environnement régional et international agit
considérablement sur l’évolution des évènements, jusqu’à mener au génocide de 1994.

Section 3 : Les dynamiques externes du processus génocidaire

Le contexte de guerre avec le FPR fut sans nul doute le facteur le plus déterminant
dans le déclenchement et le développement du processus génocidaire. Il eut principalement
deux conséquences : il provoqua un cycle de violence et un enchaînement de décisions
conduisant au génocide.

Ici, l’expression « la violence appelle la violence » prend tous son sens : chaque
attaque du FPR est suivie de nouveaux massacres33 et conforte les extrémistes hutus dans leur
action. Ainsi le massacre des Tutsi dans la commune de Kibilira qui eut lieu onze jours après
la première offensive du FPR du 1er octobre 1990. Autre exemple, le massacre des Bagogwe34
en janvier 1991, perpétré à la suite d’une offensive du FPR. Les 23 et 24 janvier, le FPR
effectue une nouvelle incursion dans le nord du pays et occupe le centre de Ruhengeri où ils
libèrent environ 350 prisonniers ; les Inkotanyi tentent également de s’infiltrer dans le
Gisenyi. Cette attaque provoque rapidement des massacres, principalement contre les
Bagogwe, assimilés à des Tutsi et désignés par les autorités locales comme des « infiltrés » du
FPR. Cet évènement provoque la mort de 200 à 300 personnes35, majoritairement des
Bagogwe, la disparition d’environ 150 individus, des spoliations, la confiscation de papiers
d’identité36…

Inversement, la multiplication des massacres de Tutsi au Rwanda affermi la volonté


des membres du FPR de « libérer » le pays de la dictature du Président Habyarimana ; chaque
nouveau massacre les incite à lancer une nouvelle offensive. Ce fut notamment le cas en

33
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 115-116, PEAN P., Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda
1990-1994, Paris, Mille et une nuits, 2005.
34
Les Bagogwe sont des pasteurs apparentés aux Tutsi habitant aux alentours des forêts, sur les pentes des
volcans du Nord.
35
Les estimations diffèrent selon les auteurs : P. PEAN en annonce 200, tandis que C. BRAECKMAN estime le
nombre de mort à 300.
36
Evènement relaté par de nombreux auteurs, notamment BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 116-
117, PEAN P., Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda 1990-1994, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 84,
CHRETIEN J.-P., Rwanda, (…), op. cit., p. 175-179…

17
février 1993 : bien que les accords d’Arusha furent signés solennellement en janvier, des
violences sont commises par les milices interahamwe à Kigali et dans le reste du pays. De ce
fait, le FPR déclencha une nouvelle offensive en février pour faire cesser ces massacres et
faire appliquer les accords37.

Cette situation de conflit engendra également un enchaînement de décisions et mesure


conduisant tout droit au génocide de 1994. Tour à tour le budget de la défense et les effectifs
de l’armée vont augmenter, une grande quantité d’armes et de munitions vont être importées,
l’armée va définir l’ennemi et dresser des listes de l’ennemi intérieur, les Tutsi vont être
stigmatisés et persécutés, des milices constituer, des groupes d’autodéfense de civils
formés38… Toutes ces mesures sont prises dans l’objectif de repousser les attaques du FPR et
de l’empêcher de prendre le pouvoir ; elles serviront aussi à exécuter les massacres de masse
de 1994.

La communauté internationale intervint pour tenter de résoudre le conflit39 : cette


ingérence permit la signature des accords d’Arusha en août 1993, non sans difficultés. Ces
accords furent sur le point d’être appliqués, mais l’attentat contre l’avion du Président mit
définitivement fin à ces accords. Finalement, la communauté internationale eut peu
d’influence, d’autant qu’elle laissait régner une certaine impunité quant aux exactions des
Hutu extrémistes comme des membres de l’APR40.

Cette situation de conflit armé larvé41, synonyme de violence et de surenchère, n’est


pas sans rappeler le concept de dilemme de sécurité : chacun doit frapper plus fort que
l’adversaire pour être sûr d’avoir l’avantage, ceci menant à l’escalade de la violence. Dans le
cas du Rwanda, l’issue tragique du conflit - chaque camp étant certain que sa survie est en jeu
- rend les actions des uns et des autres d’autant plus radicales et éloigne la perspective de tout
compromis.

37
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 128 et 137.
38
Le chapitre II de la première partie est plus exhaustif sur le sujet (voir infra).
39
Sur le déroulement des négociations, voir la chronologie des accords d’Arusha en annexe.
40
L’Armée patriotique rwandaise est la branche armée du Front patriotique rwandais.
41
Les années précédant le génocide, entre 1990 et 1994, sont jalonnées de cessez-le-feu et d’accords de paix
d’une part, et d’offensives du FPR et de massacres d’autre part.

18
Section 4 : Le refus de tout compromis

Pour Jacques Sémelin, c’est le refus commun de tout compromis qui précipite le
passage à l’acte. L’imbrication du jeu des acteurs empêche toute modération : « comme si
souvent dans la tragédie rwandaise, les extrêmes s’alimentaient l’un l’autre et jamais on ne
recherchait un honnête compromis entre des intérêts conflictuels »42. De nombreux auteurs
relèvent que la situation n’est pas sans intérêt pour les protagonistes.

D’un côté, l’attaque du FPR aux frontières du nord du pays permet au régime
d’Habyarimana de réunir sa base et de rallier tous les Hutu à sa cause, à un moment où il
vacille dangereusement. En effet, depuis la fin des années 80, le clan au gouvernement perd
de plus en plus de son soutien. Les raisons de ce retournement de tendance sont multiples.
D’abord, le déclin général de l’économie : si l’idéologie du développement de type ruraliste
d’Habyarimana fonctionne pendant plusieurs années, dès 1988-1989, la famine revient à
cause de la pression démographique et de la saturation des terres43. D’autre part, la population
se lasse de la corruption régnante : depuis longtemps, c’est le néo-patrimonialisme44 qui
caractérise le régime d’Habyarimana. L’Etat est géré comme une entreprise privée et le clan
au pouvoir profite de sa position pour s’enrichir et accroître son pouvoir. Par ailleurs, le
« vent de liberté »45 qui souffle sur le pays amène la population à exprimer son
mécontentement. Les associations de défense des droits de l’Homme critiquent de plus en
plus ouvertement le gouvernement en place et la répression. Aussi, trente-trois intellectuels
oseront publier une lettre ouverte réclamant des élections libres.

Quelques heures à peine après la première offensive du FPR, environ 10 000


personnes sont arrêtées et parquées dans le stade de Kigali et d’autres lieux de détention.
Parmi les prisonniers, de nombreux Tutsi et des opposants politiques : l’unité nationale face à
la menace extérieure ne peut souffrir aucune hésitation sur l’allégeance des individus. La
42
PRUNIER G., Rwanda, 1959-1996. Histoire d’un génocide, Paris : Editions Dagorno, 1997, p. 126.
43
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 85-91 : « L’option ‘ruraliste’, conjuguée à l’explosion
démographique, a eu pour effet d’occuper la totalité du sol cultivable et, malgré l’acharnement des paysans, la
fin des années 1980 a marqué le début de la saturation » (p. 90).
44
Le terme « néo-patrimonialisme » est de Jean-François MEDARD, « L’Etat néo-patrimonial en Afrique
noire », dans Médard J.-F. (dir.), Les États d’Afrique noire : Formation, mécanisme et crise, Paris : Karthala,
1991, pp. 323-353. Pour un condensé de ce concept, voir la synthèse de Patrice EMERY sur
http://www.mapageweb.umontreal.ca/gazibom/html/patriceemery.htm.
45
Expression de Roland DUMAS résumant le discours de La Baule du Président François Mitterrand : « Le vent
de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud (...) Il n’y a pas de
développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement ».

19
réaction des ambassades est rapide et les pressions internationales sont immédiates. Tous les
prisonniers ne seront pas libérés46. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que ce genre de
manœuvre est utilisée pour conserver le pouvoir : instrumentaliser les haines ethniques pour
refaire l’unité hutu derrière le Président. Déjà en 1963-1964, ce fut le cas après l’attaque par
un parti d’exilés Tutsi ; de même en 1973, mais rien n’empêcha le coup d’Etat en faveur
d’Habyarimana47.

Du côté des exilés, « un assouplissement du régime Habyarimana dû à l’éclosion


d’une opposition intérieure modérée les prive de l’un de ses principaux arguments, à savoir
la nécessité de mener une lutte de libération armée contre une dictature »48. Une véritable
entreprise de diabolisation du régime en place est engagée par le FPR. Aussi, s’ils veulent
légitimer leur action, il n’est pas dans leur intérêt que le régime négocie les accords de paix ou
le retour des réfugiés. En 1988, « le ‘danger’ des rapatriements programmés contribua à
accélérer les préparatifs du FPR »49 : une commission mixte chargée d’examiner le problème
des réfugiés avaient été nommée ; les négociations étaient sur le point d’aboutir, mais la
guerre anéantira tous ces projets.

Il semble finalement qu’aucun des protagonistes n’avait intérêt à ce qu’une solution


négociée soit trouvée et que les accords d’Arusha aboutissent.

Ainsi, le processus génocidaire ressemblerait plus à un enchaînement de mesures


ayant un effet cumulatif, sans que les différentes étapes aient été planifiées50. Pour J. Sémelin,
« mieux vaut analyser une politique et décrire les moyens organisationnels mis en œuvre pour
l’atteindre »51 car le déploiement des moyens mis en œuvre sur le terrain atteste de la volonté
des décideurs. Ce faisceau d’indices peut de la même façon mettre en évidence l’incitation
aux violences sexuelles et donc la responsabilité du régime.

46
Sur ces évènements, voir BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp.113-114.
47
VIDAL Claudine, « Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et logiques de haine », op. cit.., pp.
344-345
48
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 67.
49
PRUNIER G., Rwanda, 1959-1996. (…), p. 126.
50
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 221.
51
Ibid., p. 217.

20
CHAPITRE II :
Les conditions idéologiques du génocide :
les médias comme révélateur d’intentionnalité

Les liens entre la presse extrémiste et le pouvoir en place révèlent la volonté des
décideurs et leur responsabilité dans les faits. En effet, les médias ont tenu des discours
appelant à la discrimination et à la violence envers les Tutsi pendant les quatre années qui
précèdent le génocide, et ont ouvertement appelé au massacre des Tutsi pendant le génocide.
L’analyse des propos de ces médias nous révèle également l’incitation aux violences sexuelles
contre les femmes Tutsi.

Toutefois, si la responsabilité des médias extrémistes est clairement reconnue dans le


déroulement des évènements – la justice internationale l’a affirmé en condamnant des
journalistes et leurs responsables52 –, leur rôle ne doit pas être surestimé : il existe d’autres
vecteurs de rumeurs.

Section 1 : La nécessaire polarisation du conflit

Dans son ouvrage Les guerres civiles53, Jean-Pierre Derriennic dégage deux facteurs
transformant les conflits identitaires en conflit d’extrême violence :
− Des frontières sociales peu marquées entre les groupes identitaires54 ;
− La polarisation de la société autour d’un conflit dominant.

52
Ainsi, Georges RUGGIU, journaliste à la RTLM, est condamné à douze ans de prison, Hassan NGEZE,
journaliste à Kangura, et Ferdinand NAHIMANA, fondateur et directeur de la RTLM, sont condamnés à vie.
Agence d’information, de documentation et de formation auprès du TPIR, Fondation Hirondelle sur http://www.
hirondelle.org/arusha.nsf/Francais?OpenFrameSet
53
DERRIENNIC Jean-Pierre, Les guerres civiles, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, pp. 71-110.
54
L’hypothèse de départ de J.-P. Derriennic est que : « la violence entre groupes identitaires est plus probable
quand la frontière sociale entre les groupes est fortement marquée » (p. 84). Toutefois, celui-ci nuance sont
propos et observe que « dans les rares cas où la violence éclate quand même entre des groupes assez bien
intégrés entre eux, elle risque d’être exceptionnellement meurtrière » (p. 84). Le massacre des juifs par l’Etat
allemand et celui des Tutsis au Rwanda font partie de ces cas rares.

21
En effet, selon l’auteur, un conflit a plus de chance de devenir violent si celui-ci est dominant
dans la société. Et cela peut demander un long travail de propagande, même si la guerre avec
le FPR y contribue déjà largement.

Pour rendre visible et dominant le conflit Hutu-Tutsi, le pouvoir en place a d’abord dû


effacer les autres conflits de la société rwandaise, notamment la contestation dont il fait
l’objet depuis la fin des années 1980. Le régime lance alors une campagne visant à discréditer
l’opposition : pour le régime, la contestation interne et les préparatifs militaires du FPR en
Ouganda sont complémentaires. Implicitement, toute personne soutenant l’opposition appuie
le FPR. Plus concrètement, Habyarimana va entreprendre le « minage » systématique des
partis adverses en les divisant : « c’est ainsi qu’apparaissent dans tous les partis des
tendances divergentes »55. La tendance Hutu power fait alors son apparition et se rapproche
du Président au nom de la « cause hutu ». Finalement, alors qu’au départ les revendications
des nouveaux partis étaient plutôt démocratiques et régionales, le Président a réussi à
rassembler autour de lui de nombreux membres de l’opposition sur la base du conflit
ethnique, relayant de fait les conflits politiques au second plan.

La polarisation du conflit demande également un travail de propagande afin de


convaincre la population de la prééminence de l’opposition avec les Tutsi de l’extérieur et
ceux infiltrés à l’intérieur. Comme une presse indépendante émerge depuis la fin des années
1980, le régime doit s’assurer de sa prééminence dans le paysage médiatique rwandais afin
d’avoir un maximum d’influence sur la population. Pour cela, il lui faut créer son propre titre
(officieusement) capable de concurrencer puis de se substituer aux journaux trop critiques à
l’égard de la dictature.

Ce travail avait déjà commencé avant même que le régime n’entreprenne de répandre
sa propagande antitutsi. C’est ainsi que naît le virulent Kangura : agacés par les articles de
plus en plus contestataires du journal indépendant Kanguka (« Réveille-toi ! »)56, des
membres de l’akazu décident de lancer leur propre journal en 1990, Kangura (« Réveille-

55
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 132.
56
Créé en 1987 par Vincent Rwabukwisi, Kanguka rencontre vite un vif succès, sa formule « fait divers »
rompant avec le ton des médias officiels et de l’Eglise catholique. Après avoir attiré les investisseurs, son format
magazine et ses articles de plus en plus contestataires étendent encore son succès.

22
le ! »)57, quasi identique au journal contestataire, tant dans le format que dans le style.
D’abord créé pour répondre aux critiques lancées par les journalistes de Kanguka, il cherche
vite à évincer ce dernier : l’interdiction de la diffusion de Kanguka en mai 1990 par la Sûreté,
les intimidations, et enfin l’arrestation et l’emprisonnement de Vincent Rwabukwisi,
rédacteur en chef, et de trois journalistes facilitent l’opération58.

Malgré tous ces efforts, cette tentative de coup d’arrêt de la presse libre fut vaine
puisque l’exemple de Kanguka n’a pas empêché l’apparition de nouveaux titres au cours de
l’année 199059. L’attaque du FPR en octobre 1990 redonnera de l’intérêt à Kangura aux yeux
du régime : il sera l’un des plus important vecteurs de la propagande antitutsi.

Section 2 : « Les médias du génocide »60

La guerre avec le FPR conforte Kangura dans ses thèses extrémistes et renouvelle le
soutien de l’akazu. Le pouvoir profite de la situation de guerre pour se débarrasser de tous ses
opposants, et à nouveau il tente un coup d’arrêt de la presse pluraliste selon les mêmes
scénarios : censure et concurrence. Mais la censure n’est que de courte durée, rien ne semble
pouvoir arrêter l’essor de la presse pluraliste et indépendante ; en 1991, les journaux se
multiplient, confortés par l’instauration du multipartisme (loi du 18 juin 1991) et la
préparation d’une nouvelle codification de la liberté de la presse (loi du 1er décembre 1991).

Toutefois, une part de ces nouveaux titres est fortement engagée dans l’ethnisme et
dans la lutte contre l’ennemi. Leur création a été encouragée par le régime dont la stratégie est
de pouvoir « s’exprimer plus haut et plus fort que les autres médias »61 : « parmi les
quarante-deux titres nouveaux de 1991, l’akazu suscite la création d’au moins onze journaux
à la dévotion du régime »62.

57
L’initiative de la création de Kangura reviendrait à Agathe Habyarimana elle-même, l’épouse du Président :
elle se serait chargée de réunir le groupe de membres fondateurs : Séraphin Rwabukumba, le colonel Bagosora,
et l’universitaire Ferdinand Nahimana, président de l’Office rwandais d’information. CHRETIEN J.-P., Rwanda,
(…), op. cit., pp. 25-26.
58
CHRETIEN J.-P., Rwanda, les Médias du Génocide, Paris : Editions Karthala, 1995, pp. 21-22 et 24-25.
59
Ibid., pp. 30-31. Voir aussi la chronologie des journaux en annexe de cet ouvrage, p. 383-386.
60
Ibid.
61
Ibid., p. 45
62
Ibid., p. 45.

23
Le clan au pouvoir décide également de créer sa propre station de radio, bien que
Radio Rwanda soutienne le pouvoir dès 1992 : la RTLM, la Radio Télévision Libre des Milles
Collines63, appelée également « la radio qui tue »64 ou « radio machette ». Elle est censée
promouvoir la cause hutu, la radio nationale étant considérée comme trop conciliante vis-à-vis
des accords d’Arusha65. Dans un pays où 90% de la population vit en milieu rural et est
largement analphabète, la RTLM représente un formidable outil de communication entre les
mains du pouvoir. Lors du procès des médias au TPIR, le bureau du procureur décrit les
activités de la RTLM comme : « des appels au ‘travail’ (massacre), une incitation des
populations à tuer leurs voisins tutsis, à porter gravement atteinte à l’intégrité physique et
mentale des Tutsis, à constituer un acte de persécution contre les Tutsis, certains hutus et les
citoyens belges »66. A l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, la RTLM appela à
la vengeance de sa mort, annonçant le début du génocide.

Depuis le début de la guerre, les médias extrémistes se sont lancés dans un discours
diabolisant les Tutsis, mais aussi les Hutus modérés, traîtres et collaborateurs, et les Belges.
Leur travail consiste à réveiller les Hutus et à leur faire prendre conscience du péril tutsi. Pour
ce faire, la propagande extrémiste exploite deux des plus grandes craintes des Hutu :

− La reconquête du pouvoir par les Tutsi, la restauration de la féodalité, et donc la


remise en cause de la révolution sociale de 1959. Les accords d’Arusha représentent
un risque car ils instaurent un principe de partage du pouvoir ; à terme, les Tutsi
pourraient reprendre le pouvoir par la force et de nouveau asservir le peuple
majoritaire.

− La peur du complot visant l’extermination des Hutu au Rwanda et dans toute


l’Afrique :

63
La liste des bailleurs de fond de la RTLM contient les membres de l’akazu au grand complet. Quant au
directeur de la radio, Ferdinand Nahimana, c’est un extrémiste hutu proche du pouvoir et l’un des fondateurs de
Kangura. BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 164.
64
Ibid., p. 161.
65
D’ailleurs, les émissions commencent au Rwanda dès le mois d’août 1993, au moment où le principe du
partage du pouvoir est sanctionné par la signature des accords d’Arusha.
66
Cité par Karima GUENIVET, Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre, Paris : Editions Michalon,
2001, p. 108.

24
« Il existe effectivement un plan diabolique mis au point par l’ethnie tutsie et ses
apparentées et visant à l’extermination systématique des populations bantoues
ainsi qu’à l’extension de l’empire nilotique de l’Ethiopie du Nord ; (…) Cette
croisade a déjà fait du chemin dans le Kivu, dans l’Ouganda (…) et surtout au
Burundi (…). Qu’attendent dès lors ces peuples pour se prémunir contre ce
génocide savamment et minutieusement orchestré par les chamitiques avides de
sang et de conquêtes barbares et dont les leaders se disputent la médaille d’or
de la cruauté avec l’empereur Néron de Rome »67.

Les médias constituèrent le principal relais du pouvoir pour diffuser sa propagande


visant à convaincre la population du péril que représente les Tutsi. Les femmes tutsi furent
particulièrement attaquées par cette propagande, diabolisées avec acharnement.

Section 3 : La stigmatisation des femmes Tutsi dans les médias

Comme les médias extrémistes ont appelé au massacre de masse, d’abord en


diabolisant les Tutsi, puis en appelant directement au meurtre, ils ont incité aux violences
sexuelles à l’encontre des femmes tutsi68. En effet, selon V. Nahoum Grappe le discours
propagandiste véhiculé par les médias contient le programme d’action de la violence : en
décrivant dans leurs récits les exactions qu’auraient commis les combattants du FPR pendant
leurs offensives, les médias appellent la population à la vengeance : « la propagande de
guerre, nourrie de récits de cruautés (dont les viols et les crimes contre les enfants sont les
plus marquants), peut être entièrement fabriquée, fausser des données partielles, ou même
refléter une réalité massive pour des raisons aléatoires ; mais, dans tous les cas, elle offre
toujours un programme d’action pour la vengeance »69.

67
Cité par Marcel KABANDA, « Rwanda : des médias sous influence », dans La Violence et ses Causes : Où en
sommes-nous ?, Publication de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, Paris :
Economica, 2005, p. 55.
68
La femme du Président elle-même « aurait particulièrement insisté sur la nécessité de neutraliser l’opposition
parmi les femmes ». BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 159.
69
NAHOUM-GRAPPE Véronique, « Guerre et différence des sexes : les viols systématiques (ex-Yougoslevie,
1991-1995) », in DAUPHIN Cécile, FARGE Arlette (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel,
1997, p. 166.

25
D’autre part, un lien entre la stigmatisation de la femme tutsi dans les médias et les
viols massifs semble pertinent. La femme tutsi est une cible privilégiée des médias, et ce dès
1990 : elle fait l’objet du premier des dix commandements du Muhutu :

« Tout Muhutu doit savoir qu’une Umututsikazie où qu’elle soit, travaille à la


solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître tout Muhutu :
− Qui épouse une Mututsikazie ;
− Qui fait d’une Umututsikazie sa concubine ;
− Qui fait d’une Umututsikazie sa secrétaire ou sa protégée ».

La femme tutsi est décrite comme étant la plus dangereuse car la plus maléfique des
armes aux mains de l’ennemi pour reconquérir le pouvoir et imposer sa domination. D’après
les discours, elle est utilisée par ses pairs pour infiltrer les Hutu :

« Les Tutsi ont vendu leurs femmes et leurs filles aux hauts responsables hutu.
Un plan de marier les femmes tutsi aux intellectuels hutu potentiellement
responsables de la gestion du pays a été mis en œuvre, ce qui a permis de placer
dès à l’avance des espions incontournables dans les milieux hutu les plus
influents »70.

Séduisante et calculatrice, la femme tutsi corrompt les hommes hutu par sa sexualité
qui semble alors particulière, et leur enlève toute combativité. C’est pourquoi le
commandement n° 7 des dix commandements du Muhutu interdit aux militaires de se marier à
une femme tutsi. D’ailleurs, elle corrompt aussi les étrangers intervenant au Rwanda, toujours
grâce à son corps : la complicité des casques bleus est dénoncée avec virulence, notamment
par des caricatures du journal Kangura évoquant des prouesses sexuelles les femmes tutsi et
des membres de la MINUAR71. La neutralité de la communauté internationale est remise en
cause.

Les caricatures sont un outil très efficace pour véhiculer des idées ou des stéréotypes.
Car si les journaux sont peu lus dans les campagnes, une caricature peut être comprise par tout

70
Kangura, 1990, n° 6, pp. 6-8, cité par Marcel KABANDA, « Rwanda : des médias sous influence », op. cit., p.
57.
71
Voir les caricatures en annexe 3.

26
le monde sans avoir besoin de lire. Les caricatures sont très évocatrices et ont « une puissance
expressive particulière »72 : cela fait d’elles une formidable outil de propagande.

Section 4 : Ne pas surestimer le rôle des médias

Comme le met en évidence Jacques Sémelin, si les médias extrémistes sont


« assurément l’un des vecteurs les plus redoutables du dispositif d’incitation au meurtre de
masse », leur importance ne doit pas être exagérée. D’autant qu’ils ne sont pas les seuls à
s’exprimer dans la société rwandaise. Il existe à côté de cette presse haineuse une presse
indépendante et démocratique se battant pour l’instauration du pluralisme et de la démocratie.
Cette presse s’évertuait à dénoncer les discours extrémistes et l’impunité dont bénéficiaient
les auteurs d’exactions73.

La sociologie de la communication et des médias nous a montré que l’impact direct


des médias doit être nuancé. D’une part, l’effet de la communication médiatique reste
limitée : les messages diffusés ne sont pas inoculés directement dans la tête des individus74.
Paul F. Lazarsfeld75 a montré à travers ses recherches que l’individu possède des outils de
défense face aux messages médiatiques : ces derniers sont sélectionnés à trois niveaux
(l’exposition sélective, la perception sélective et la mémorisation sélective). Selon Paul F.
Lazarsfeld encore, l’effet de la communication médiatique est également indirect : l’influence
des médias s’opère par un système complexe, composé de plusieurs niveaux de médiation et
dans lequel interviennent différents groupes de références et les leaders d’opinions. Aussi,
avant que le message ait une influence sur l’individu, il doit avoir été perçu, mémorisé et
réinterprété.

Il existe par ailleurs de nombreux autres vecteurs d’informations et de rumeurs qui


viennent alimenter les craintes et confirmer les discours diffusés.

72
CHRETIEN J.-P., Rwanda, (…), op. cit., p. 361.
73
Ibid., p. 47.
74
Modèle de la « seringue hypodermique » en sociologie de la communication et des médias, dominant
jusqu’aux années 1930 aux Etats-Unis.
75
Paul Felix LAZARSFELD (1901-1976) est un sociologue, membre de l’Ecole de Frankfort, particulièrement
reconnu pour ses travaux sur les effets des médias sur la société et pour l’utilisation de techniques d’enquêtes
pour la collecte d’informations (http://www.ed4web.collegeem.qc.ca/prof/asaumier/auteurs/lazarsfeld.html).

27
Les soldats des Forces Armées Rwandaises de retour du front constituent « de
puissants propagateurs de la mobilisation de la population contre les Tutsi »76. Déjà
l’augmentation des effectifs de l’armée, passant de 7 000 en 1990 à 40 000 en 1994, atteste
d’une menace toujours plus pressante. Revenant blessés, ou même mutilés, ils représentent les
réalités de la menace Tutsi et de la guerre ; leurs récits sur ce qu’ils ont vu, qu’ils soient
authentiques ou amplifiés, contribuent à éveiller de plus en plus les craintes et les haines.

Autres vecteurs de récits de combats et d’atrocités, les personnes déplacées fuyant les
offensives du FPR et les combats vers le sud. Chaque attaque de l’APR provoque
systématiquement des mouvements de populations : selon Pierre Péan, les combattants de
l’APR se livrent à des massacres visant surtout les paysans hutu77 et les chassent de leur terre.
Ainsi, l’offensive de février 1993 provoque la fuite d’un million de personnes jusqu’aux
portes de Kigali78. Témoin de l’exode des réfugiés, le bureau régional des missionnaires
d’Afrique du Rwanda écrit, le 26 décembre 1990 :

« Disons d’abord que le gros des personnes en fuite est accueilli par la
population : telle famille de monitrice a accueilli 80 personnes dans son enclos.
Le week-end du 16 décembre, il y avait 8000 personnes déplacées près de la
commune de Bwisige, une bonne centaine à Rukomo, une quarantaine à
Nyarurema (surtout des malades et des handicapés), 4000 à Nyagahita,
centrale de Nyarurema, 4700 au collège de Rushaki et près de 200 à la
paroisse, plus de 8000 à la commune de Kiyombe. La Croix-Rouge essaie de les
approvisionner. Pour la seule commune de Kiyombe, on estime à 30 000 les
personnes déplacées, dont certaines ont pu ramasser à la hâte leurs effets, la
plupart n’ont rien pu emporter »79.

Comme nous pouvons le constater, ces déplacés se réfugient un peu partout, là où


c’est possible, et racontent à qui veut l’entendre ce qu’ils ont vu et subi. Ces récits sont
relayés par les individus qui les accueillent, souvent « des personnes en charge de la paix
civile, directeurs d’école, instituteurs, prêtres, responsables de centre de santé »80, ceux

76
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 251.
77
PEAN P., Noires fureurs, blancs menteurs (…), op. cit., pp. 82 et 90.
78
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 77.
79
PEAN P., Noires fureurs, blancs menteurs (…), op. cit., pp. 82-83.
80
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 252.

28
qu’André Guichaoua appelle les « ‘faiseurs d’opinion’ car ils disent le vrai »81. A leur tour ils
se font l’écho de ces récits d’atrocités commises par le FPR qui viennent confirmer la
propagande des médias ; la situation démographique qui est celle du Rwanda fait que les
rumeurs et la peur qui les accompagnent se répandent sur les collines à une vitesse fulgurante.

Avec toutes les nuances qui viennent d’être apportées, les médias, derrière lesquels
agissent les dignitaires du pouvoir, ont eu un rôle essentiel dans le conditionnement
psychologique de la population. Si par ses liens avec le pouvoir la propagande extrémiste met
en exergue la volonté des décideurs, d’autres indices en témoignent, notamment l’organisation
en aval des massacres.

81
Ibid.

29
CHAPITRE III :
Les conditions organisationnelles du génocide :
identifier les forces déployées et la nature de leur
commandement82

Le lien entre le pouvoir central et la perpétration des massacres semble encore plus
évident à travers l’examen des moyens déployés sur le terrain : il s’agit de se pencher sur
l’encadrement et l’identité des exécutants du massacre.

Ce qui frappe à travers cette analyse, c’est l’omniprésence de l’armée et de son


influence, que ce soit dans l’encadrement ou dans l’exécution des massacres. Si cette situation
existe au moins depuis la prise de pouvoir de Juvénal Habyarimana, lui-même général, par un
coup d’Etat en 1973, elle atteint son paroxysme pendant le génocide. Après l’attentat contre
l’avion du Président, le colonel Théoneste Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la
défense, en réalité éminence grise du régime, chercha même à profiter de la situation pour
former un gouvernement militaire sous sa propre autorité. Face au refus de plusieurs officiers
de haut rang, il proposa la formation d’un gouvernement civil composé d’extrémistes hutu.

Section 1 : L’encadrement des massacres par les autorités politiques

Lors du génocide, l’encadrement a principalement été le fait des autorités locales.


Cependant, il est arrivé que de hauts responsables incitent directement au massacre ou aux
violences sexuelles dans des régions où le génocide tardait à se déclencher.

Ce fut le cas dans le Butare, au sud du pays. Cette préfecture possédait une forte
présence de Tutsi et Hutu modérés et le taux le plus élevé de mariages mixtes ; le préfet, Jean-
Baptiste Habyalimana, refusa de suivre les ordres venant du nouveau gouvernement. Aussi,

82
Ibid., p. 222.

30
les massacres ne gagnèrent cette région que le 19 avril, près de trois semaines après
l’assassinat du Président Habyarimana lorsque le préfet – qui finit par être assassiné – et
d’autres membres de l’Administration furent révoqués83.

Le gouvernement intérimaire, composé d’extrémistes hutu, dépêcha la ministre de la


Famille et de la promotion féminine en personne, Pauline Nyiramasuhuko84, pour accélérer le
basculement de cette préfecture dans la violence. Selon des témoins, elle aurait elle-même
supervisé les massacres en donnant des ordres. Lorsque des milliers de Tutsi furent parqués
dans un stade, celle-ci aurait également appelé au viol des femmes tutsi85. L’autorité de la
ministre, une des femmes les plus influentes du gouvernement, transformait le viol en un acte
légal.

Plus généralement, c’était les autorités locales qui encadraient les tueries. Comme
nous l’avons déjà vu, l’Administration territoriale pouvait d’elle-même prendre des initiatives
et préparer des massacres, comme ce fut le cas à Kibilira. Mais surtout, le pouvoir central
avait besoin de cette Administration territoriale pour être efficace : elle était responsable de la
transmission des messages et ordres aux différents échelon de l’Administration (secteur,
cellule, commune, préfecture).

D’ailleurs, qui mieux que le bourgmestre ou le responsable de cellule pouvait dresser


les listes des « suspects », et conduire les milices vers les maisons de Tutsi ? Responsable de
l’enregistrement de la population, le bourgmestre avait le pouvoir de vie et de mort sur les
individus de sa commune. En cas de contestation au sujet de l’appartenance ethnique d’une
personne, il devait faire des recherches, parfois sur plusieurs générations pour infirmer ou
confirmer une accusation86. Les autorités locales furent également chargées de mobiliser la
population, de distribuer les armes aux civils et de superviser patrouilles et massacres87. A

83
LANDESMAN Peter, Le viol comme méthode de génocide au rwanda. Pauline NYIRAMASUHUKO la
barbarie au féminin, The New York Times, in Courrier International 14 novembre 2002, n° 628 ; SEMELIN J.,
Purifier et détruire (…), op. cit., p. 253.
84
P. Nyiramasuhuko fut envoyée dans le Butare parce qu’elle-même est originaire de cette région : étant
l’exemple d’une réussite locale, le gouvernement a du pensé qu’elle aurait un impact persuasif.
85
Voir les témoignages dans LANDESMAN Peter, Le viol comme méthode de génocide au rwanda. (…), op.
cit..
86
Human Rights Watch, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris : Karthala, 1999, pp. 281-
283.
87
Ibid., pp. 272-286.

31
l’occasion, le bourgmestre pouvait demander l’aide de militaires ou de miliciens venus de la
capital, « en particulier quand il y avait beaucoup de Tutsi à éliminer »88.

Section 2 : Le rôle de l’armée

Le rôle de l’armée dans l’organisation du génocide a été essentiel. Dès 1992, elle se
chargea de définir l’ennemi et de diffuser l’information à tous les échelons de l’armée. Ainsi,
un mémorandum fut envoyé par le colonel Déogratias Nsabimana à un petit cercle d’officiers
de haut rang, puis fut largement diffusé sur ses ordres en septembre. Ce document rend
compte des travaux d’une commission chargée d’étudier les moyens de vaincre l’ennemi « sur
le plan militaire, médiatique et politique »89. Deux catégories d’ennemis y était distinguées :

− L’ennemi principal, à savoir le « Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur extrémiste et


nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités
de la Révolution sociale de 1959, et qui veut reconquérir le pouvoir au Rwanda par
tous les moyens, y compris les armes »90 ;

− Les partisans de l’ennemi, soit ceux qui soutenaient l’ennemi principal.

Le texte précisait également dans quels milieux se recrutaient l’ennemi et ses partisans : « les
réfugiés tutsi, l’ANR, les Tutsi de l’intérieur, les Hutu mécontents du régime en place, les
sans-emploi de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda, les étrangers mariés aux femmes Tutsi,
les peuplades nilo-hamitiques de la région, les criminels en fuite »91.

L’armée est aussi à l’origine de l’organisation des civils. Un document datant de


septembre 1991 et rédigé par le colonel N. Nsabimana, conseille d’intégrer l’autodéfense
populaire à la politique générale de défense pour plus de crédibilité92. A partir du 1er février
1993, le colonel Théoneste Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la défense, esquisse
un programme de formation de civils encadré par des militaires ; l’achat de machettes est

88
Ibid., p. 279.
89
Cité par Human Rights Watch, op. cit., p. 77.
90
Cité par Human Rights Watch, op. cit., p. 78 et BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 153.
91
Ibid.
92
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 154.

32
préféré aux armes à feu, plus difficiles à maîtriser, mais aussi plus cher. Ainsi, « de janvier
1993 à mars 1994, 581 000 machettes sont arrivées au Rwanda, soit le double de ce qui était
habituellement commandé chaque année »93. Les militaires se chargèrent de distribuer des
armes et des minutions aux civils, d’abord discrètement, puis ouvertement après le 6 avril.

Enfin, les militaires94 jouèrent un rôle décisif dans le génocide, en déclenchant et en


orchestrant le massacre. Lors de son procès devant le TPIR, « Jean Kambanda, ancien
Premier ministre du gouvernement intérimaire, a donné une idée assez précise des différentes
structures hiérarchiques ayant impulsé les massacres après le 7 avril » : « le comité de crise
de l’armée (…), la hiérarchie militaire officielle, les leaders politiques sous l’influence des
militaires, le gouvernement intérimaire, le réseau d’ « autodéfense civile »95 ; les deux
premiers niveaux sont des organes appartenant à l’armée, les trois autres sont sous l’influence
de celle-ci. C’est dire l’importance de l’armée dans la perpétration du génocide.

S’agissant de l’exécution des massacres, les militaires furent également très actifs. A
peine quelques heures après l’assassinat du Président Habyarimana, des militaires se livrent à
des tueries, quartier après quartier, dressent des barrages afin de filtrer les mouvements de la
population. Ce sont d’ailleurs des militaires qui se chargent d’exécuter les personnalités
politiques de l’opposition, dont notamment le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana96.
« La participation systématique et à grande échelle des militaires pendant toute la durée du
génocide, démontre que leur rôle fut dicté ou approuvé par les plus hautes autorités à
l’échelon national »97.

93
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 210.
94
Ici nous mettons indifféremment dans la catégorie « militaire » les soldats de la Force Armée Rwandaise et de
la garde présidentielle, ainsi que les gendarmes car d’après HRW soldats et gendarmes portaient les mêmes
uniformes. D’autres part, « dans les entretiens réalisés par HRW et la FIDH, des enquêteurs ont constaté que le
terme ‘Garde présidentielle’ était un terme générique désignant les militaires qui avaient tué des Tutsi et que les
‘Interahamwe’ était utilisé de manière générale pour qualifier des bandes de tueurs civils », Human Rights
Watch, Aucun témoin ne doit survivre. (…), op. cit., p. 263.
95
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 227.
96
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., pp. 180-188. Agathe Uwilingiyimana avait été l’une des cibles
favorites des médias extrémistes, décrite comme ayant obtenu son poste de Premier ministre grâce à son corps.
97
Ibid., p. 263.

33
Section 3 : La création de milices

Selon Colette Braeckman, la création de milices est une pratique qui existait avant
l’arrivée des colonisateurs au Rwanda : les chefs de collines, c’est-à-dire les autorités locales,
pouvaient lever des troupes d’hommes qui étaient mises au service du Mwami98. Les milices
qui sont crées dans la période précédant le génocide œuvreront pour leur parti.

Les plus importants et les mieux équipés sont les Interahamwe (« Ceux qui combattent
ensemble »), créés par le parti au pouvoir, le MRND. Les membres du clan présidentiel se
sont chargés du recrutement parmi les civils et de leur organisation. La Coalition pour la
défense de la République (CDR), le plus important des partis d’opposition, recrutera aussi sa
propre milice, les Impuzamugambi (« Ceux qui ont le même but »); mais leur organisation est
moins structurée et leurs moyens limités. Pendant le génocide, les Interahamwe et les
Impuzamugambi « travaillèrent » ensemble, sans différence décelable dans leur uniforme.

La formation de ces milices fait partie du projet d’autodéfense civile. Les miliciens
sont en général recrutés parmi les individus ayant des liens avec l’armée : réservistes, anciens
militaires démobilisés. Mais ils se recrutent aussi parmi les délinquants et les sans travail. Ils
sont utilisés pour la première fois lors du massacre dans le Bugesera : ils furent mis à la
disposition des autorités locales et des militaires. S’ils ne dépassent pas les 2 000 hommes
avant avril 1994, l’appât du gain fait monter les effectifs jusqu’à 20 à 30 000 pendant le
génocide99.

Dès le début du génocide, les miliciens furent mis à la disposition des militaires : de
nombreux témoignages indiquent qu’ils suivaient l’armée et obéissaient aux ordres donnés par
les soldats. Cela ne les empêchaient pas d’avoir tout de même une certaine autonomie de
décision. Les miliciens étaient également mis à la disposition des autorités locales en cas de
besoin. En effet, « pour répondre aux besoins indiqués par les autorités (…), les chefs des
milices déplaçaient leurs hommes d’une région à l’autre. Ces transferts temporaires de
miliciens démontrent à quel point le génocide était centralisé »100. En fait, malgré une
apparente désorganisation dans leur action, les miliciens n’agissent pas de façon improvisée ;

98
Ibid., p. 155.
99
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 228.
100
Human Rights Watch, Aucun témoin ne doit survivre. (…), op. cit., p. 270.

34
« chaque action est précédée par une réunion, souvent organisée au plus au niveau, le chef de
l’Etat et son épouse y participent »101.

Section 4 : Armement et enrôlement de la population

Selon le projet d’ « autodéfense populaire », il est essentiel de pousser la population


hutu au massacre. Pour faire participer les plus réticents aux massacres, l’Umuganda (les
corvées communales obligatoires), est remise en vigueur par Calixte Kalimanzira, directeur de
cabinet du ministre de l’Intérieur. Il s’agit d’effectuer des travaux dans l’intérêt public : dans
ce cas, ce travail est devenu l’élimination de l’ennemi tutsi. Les Bourgmestres étaient chargés
de tenir les registres de présence et d’encadrer la population sur le terrain.

De plus, la défense du pays étant de la responsabilité de tous, le régime, aidé de


l’armée, décide d’armer et d’organiser les civils en groupes d’autodéfense. Les premiers à être
concernés sont les populations des communes proches des frontières, notamment au Nord où
les incursions du FPR sont fréquentes. Puis petit à petit, le projet s’étend à l’intérieur du pays.
Ainsi, « fin 1993 (…) dans chacune des 146 communes du Rwanda, de 200 à 300 hommes en
armes sont prêts à entrer en action, un pour dix familles environ »102.

Cependant, la mise en place de ces dispositifs d’autodéfense civile ne signifie pas que
toute la population hutu, soit environ six millions de Hutu, a participé aux massacres. Selon
les estimations de Scott Strauss, « le nombre de tueurs hutu en 1994 se situerait entre 175 000
et 210 000, soit entre 7 et 8 % de la population active du Rwanda, plus précisément entre 14
et 17 % de la population masculine adulte »103. Mais surtout, Scott Strauss arrive à la
conclusion « qu’environ 75 % de ces individus peuvent être considérés comme responsables
de 25 % des meurtres ; ce qui signifie qu’entre 20 et 25 % des Hutu tueurs ont à leur actif
près de 75 % des massacres »104. Finalement, si la participation fut massive, les massacres
seraient principalement l’œuvre des tueurs particulièrement zélés.

101
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 157.
102
Ibid., p. 160.
103
SEMELIN J., Purifier et détruire (…), op. cit., p. 254.
104
Ibid., p. 254.

35
PARTIE II :

De l’interprétation des violences sexuelles

36
CHAPITRE I :
Comparaison des usages de la violence sexuelle
en Bosnie et au Rwanda

Le cas des viols pendant le « nettoyage ethnique » en Bosnie est le plus connu car il fit
grand bruit lors de sa découverte. Il a donc fait l’objet de nombreuses analyses, et de ce fait, la
démonstration du lien violence sexuelle – arme de guerre en Bosnie est la plus aboutie. Dans
leur conceptualisation des interactions entre les violences sexuelles et la guerre, des
chercheurs ont mis en évidence la spécificité de la torture sexuelle comme outil pour atteindre
la capacité d’une communauté à donner naissance aux générations futures. Ainsi, elle vise
l’éradication de cette communauté dans le futur.

C’est cette interprétation des violences sexuelles qui est en générale retenue pour
affirmer qu’elles sont une arme de guerre. Nous nous attachons ici à montrer que cette
explication n’est pas applicable au Rwanda.

Section 1 : Les viols systématiques en Bosnie, « un crime contre le


‘lien du sang’ »105

Si le nombre exact des viols perpétrés en Bosnie n’a pu être défini, les enquêtes
l’évaluent, à l’aide d’un coefficient de multiplication entre les cas incriminés juridiquement et
les cas présumés, à vingt mille. Encore une fois, ce genre d’estimation est difficile à établir en
raison des réticences des victimes à témoigner : la peur des représailles de l’ancien assaillant,
le risque d’isolement social, et surtout la honte et la culpabilité de la victime d’avoir survécu
aux massacres.

105
NAHOUM-GRAPPE V., « Guerre et différence des sexes : les viols systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-
1995) », in DAUPHIN Cécile, FARGE Arlette (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p.
168.

37
Les études analysant ces violences tentent de les catégoriser, soit en fonction de leur
objectif politique106, soit en fonction des situations107 ; mais ces deux typologies finissent par
se recouper. Pour le cas bosniaque, nous avons choisi de suivre le raisonnement de Véronique
Nahoum-Grappe et de distinguer trois contextes dans la perpétration des viols, chacun d’eux
correspondant également à des objectifs politiques et des degrés d’organisation différents :

− Les viols commis lors d’une invasion armée dans un village ou une petite ville :
Ici, les viols font partie d’un tout et ne sont qu’un élément parmi d’autres exactions :
massacres, tortures, vols… Aussi, l’organisation est minime, seul un dispositif
militaro-policier gère les évènements. Ces pratiques sont exécutées publiquement car
elles doivent être visibles : l’objectif est de terroriser la population, et surtout de
montrer à la population civile qui contrôle la zone.

− Les viols commis dans un contexte d’éviction lancinante, « dans les régions où,
comme à Banja Luka, le changement de pouvoir s’est effectué sans l’armée et où la
purification ethnique a été mise en place institutionnellement ». Cette fois encore il
s’agit de terroriser la population civile afin de faciliter le nettoyage ethnique en
incitant au départ. Ces pratiques semblent plutôt dissimulées, les exactions sont
commises la nuit. Elles complètent une stigmatisation juridique et administrative.

− Les viols commis dans des centres de détention : les « camps de viols ».
Les femmes y étaient détenues pendant une longue période durant laquelle elles
étaient violées systématiquement jusqu’à ce qu’elles tombent enceinte : « dans un
certain nombre de camps où les femmes étaient retenues prisonnières pour être
violées jour après jour, les violeurs n’ont pas hésité à dire que leur but était de
féconder ces femmes afin qu’elles accouchent d’un petit Serbe. Les femmes étaient
retenues dans les camps jusqu’à ce que leur grossesse soit trop avancée pour
permettre un avortement. Si jamais elles ne se trouvaient pas enceintes, un examen –
auquel se prêtaient les médecins – était ordonné pour vérifier qu’elles ne portaient
pas de diaphragme ; si ce n’était pas le cas, une enquête avait lieu, y compris parmi

106
BERNARD C., « Rape as terror : The case of Bosnia », Terrorism and Political Violence 6, in
SKJELSBAEK I., Sexual violence and war : Mapping out a complex relationship, European Journal of
International Relations, juin 1 2001, volume 7, n° 2, p. 223.
107
NAHOUM-GRAPPE V., « Guerre et différence des sexes (…) », op. cit., p. 173-177.

38
les violeurs, pour savoir si elles n’avaient pas pu se procurer des préservatifs »108.
Cette situation implique de toute évidence un soutien au moins implicite des autorités
militaires ou politiques.

C’est dans cette dernière situation que les viols sont les plus systématiques et
constituent l’expression la plus aboutie du nettoyage ethnique. Ces viols font partie de ce
projet politique imaginé par les dirigeants.

Deux volontés coexistent dans le processus de nettoyage ethnique en Bosnie : détruire


et éradiquer l’ethnie ennemie d’une part, et reconstruire un Etat serbe fidèle à l’idéal pan-
serbe d’autre part. Dans le cadre de cette reconstruction d’un Etat serbe pur, la grossesse
forcée est un moyen de transmission forcée de l’identité serbe. Les femmes bosniaques sont
en quelque sorte mises à contribution pour créer une nouvelle race de Serbes.

« La souillure du viol ne veut pas la mort de l’autre mais défaire sa naissance et, en
amont, recommencer sa conception en remplaçant cet autre collectif génétique par soi »109.
Ces viols et grossesses forcés visent l’élimination de l’autre dans le temps en annihilant ses
capacités de reproduction : ils constituent « un meurtre identitaire spécifique qui change
définitivement la femme et vise l’espace de la reproduction de sa communauté »110.

Ce processus d’éradication – car il s’agit bien d’éliminer jusqu’à la racine – n’est


concevable que dans une culture où le lien généalogique de transmission de la filiation se fait
par le père : la filiation « par le sang » doit être l’œuvre des hommes. « La dissymétrie
anthropologique entre le masculin et le féminin dans la responsabilité de la transmission
identitaire collective »111 est la condition indispensable au viol comme crime contre le « lien
du sang ».

Ainsi, le caractère systématique des viols et leur participation à l’objectif stratégique


de cette « guerre » en font une arme de guerre.

108
Rapport Unesco, « Le viol comme arme de guerre », décision 141 EX/9.3 du Conseil exécutif et de la
résolution 11.1-11.6 de la 27e conférence générale, 1995, p. 11, cité par NAHOUM-GRAPPE V., « Guerre et
différence des sexes (…) », op. cit., p. 175.
109
NAHOUM-GRAPPE V., « Le nettoyage par la souillure », Libération, juin 1999, cité par GUENIVET
Karima, Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre, Paris : Editions Michalon, 2001, p. 75.
110
NAHOUM-GRAPPE V., « Guerre et différence des sexes (…) », op. cit., p. 170.
111
Ibid., p. 169.

39
Section 2 : Des objectifs stratégiques différents : nettoyage ethnique
et génocide

Dans ses recherches, Jacques Sémelin a souligné la nécessité et l’intérêt de distinguer


nettoyage ethnique et génocide pour l’étude de ces conflits. Selon l’auteur, tous les massacres
organisés ne sont pas des génocides. L’unité de base de ses travaux est donc le massacre
défini comme une « forme d’action, le plus souvent collective, visant à la destruction de non-
combattants, hommes, femmes, enfants, personnes âgées »112. Leur objectif peut être de deux
ordres : soumettre une collectivité ou l’éradiquer. Si l’objectif du processus de destruction est
de soumettre une collectivité, ce processus est partiel – seule une partie de la population est
massacrée – mais son effet est global « car les responsables de l’action comptent sur l’effet de
terreur pour imposer ainsi leur domination politique sur les survivants »113.

Le « processus de destruction-éradication » vise l’élimination totale d’une collectivité


d’un territoire convoité, et ce de deux manières : soit en terrorisant pour provoquer et
accélérer le départ de la population indésirable – c’est le nettoyage ethnique –, soit en
exterminant toute la collectivité – c’est le génocide. « Dans le premier cas (l’épuration), le
départ ou la fuite des populations visées restent encore possibles, tandis que dans le second
cas (le génocide), toutes les portes de sorties sont fermées »114. Le génocide est alors ce
« processus particulier de la destruction des civils qui vise à l’éradication totale d’une
collectivité dont les critères sont définis par son persécuteur »115.

Ainsi, si la notion de génocide ne peut être appliquée à tout processus de destruction-


éradication, l’est-elle effectivement pour le cas du génocide rwandais, ou y a-t-il eu un usage
abusif du terme à des fins médiatiques ? Au regard des évènements qui se sont déroulés entre
avril et juin 1994, il ne fait aucun doute que l’objectif des autorités en place était l’élimination
totale des Tutsi, vu comme une collectivité particulière. Le premier des indices permettant de
l’affirmer est la fermeture des frontières et le barrage des routes mis en place dès le 7 avril, au
112
Jacques SEMELIN, « Du massacre au processus génocidaire », dans Violences extrêmes, Revue
Internationale des sciences sociales, décembre 2002, n° 174, p. 486.
113
Ibid., p. 488.
114
Ibid., p. 490.
115
Ibid., p. 490.

40
lendemain de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana : les Inyenzi ne doivent pas pouvoir
s’échapper.

Dès les premières heures du génocide, des barrières sont mises en place afin de
contrôler la population et ses mouvements. Celles-ci rendent moins probables les tentatives de
fuite, et le cas échéant, elles permettent d’intercepter les fuyards grâce aux contrôles
d’identité. Ces contrôles se font par les papiers d’identité sur lesquels figure l’appartenance
ethnique de l’individu, ou par l’examen des caractéristiques physiques des individus116. Des
patrouilles de citoyens ou de gardes sont également instaurées dans les quartiers pour déceler
les mouvements suspects ou chercher les Tutsi partout où ils pouvaient se cacher : dans les
maisons, dans les champs, les forêts, les marais117 etc.

En effet, aucun Tutsi ne doit être oublié, ils doivent tous être poursuivis, jusqu’au
dernier. Les Interahamwe vont les chercher jusque dans les bâtiments publiques, où les Tutsi
pensent un temps être en sécurité. Par exemple, le campus de l’Université adventiste du
Septième Jour à Mudende (dans la préfecture de Gisenyi) fut le théâtre du massacre de
plusieurs centaines de personnes par des étudiants burundais et des soldats blessés118.

Les assaillants pourchassent même les Tutsi dans des lieux de culte, comme les églises
ou les mosquées. « Dans la préfecture de Gisenyi au nord-ouest du pays, des miliciens tuèrent
une cinquantaine de personnes dans le séminaire de Nyundo, quarante-trois autres dans
l’église de Busogo et quelque cent cinquante personnes dans la paroisse de Busasamana »119.
Ailleurs, une soixantaine d’Interahamwe et quelques gendarmes forcèrent l’église de Gikondo
et massacrèrent plus d’une centaine de personnes. La « minutie » avec laquelle le « travail »
est fait dans ces lieux de refuge atteste encore de l’intention d’exterminer complètement les
Tutsi : tout est mis œuvre afin de s’assurer qu’il ne reste aucun survivant. Ainsi, après les
massacres, les églises sont parfois incendiées et les assaillants attendent devant pour
intercepter toute personne qui chercherait à fuir. « A l’hôpital de Mugonero, après avoir
massacré leurs victimes pendant des heures, les tueurs jetèrent des grenades lacrymogènes
sur les corps, pour repérer les survivants qui se mettaient à tousser, et donc les achever »120.

116
Human Rights Watch, Aucun témoin ne doit survivre. (…), op. cit., p. 247-248.
117
Ibid., p. 249-250.
118
Ibid., p. 244.
119
Ibid., p. 244.
120
Ibid., p. 247.

41
Enfin, les messages de la RTLM et de Radio-Rwanda expriment ce même objectif
d’extermination totale de l’ethnie adverse. Ces radios ont diffusé des appels aux massacres et
à la vigilance car l’ennemi perfide peut être partout, caché ou déguisé :

« Je voudrais en outre demander que chaque quartier essaye de s’organiser, en


accomplissant des tâches communautaires (umuganda), en coupant les
bosquets, fouillant les habitations, en priorité celles qui sont abandonnées, en
fouillant les vallées marécageuses des alentours pour s’assurer qu’il n’y a pas
d’inyenzi qui se sont faufilés pour s’y cacher (…) qu’elles coupent donc ces
bosquets, qu’elles fouillent les égouts, les caniveaux (…) sur les ruelles
conduisant chez elles, il serait judicieux d’y ériger des barrières, de les garder,
en choisissant pour ce faire des gens de confiance, qui ont le nécessaire (…) de
telle manière donc que rien ne peut leur échapper »121.

Lorsque la RTLM adresse des mises en garde spécifiques concernant les églises, elle
provoque immédiatement des massacres. Elle va même jusqu’à dénoncer nommément
des individus en indiquant leur adresse. La radio accompagne les tueurs dans leur
« travail » et s’assure qu’aucun Inyenzi ne soit oublié.

Section 3 : La qualification des violences sexuelles d’ « arme de


guerre » non applicable au génocide rwandais

C’est au regard de l’objectif politique du génocide que les violences sexuelles doivent
être considérées ou non comme une arme de guerre au Rwanda. Or, les objectifs politiques
des massacres n’étant pas les mêmes en Bosnie et au Rwanda, l’interprétation de la violence
sexuelle valable pour l’un ne l’est pas pour l’autre.

D’ailleurs la nature même de ces violences l’atteste. Il n’a jamais été question au
Rwanda de grossesses forcées et ce pour de multiples raisons. La femme tutsi est décrite
comme étant la plus menaçante parmi les Tutsi de par sa perfidie. Belle et intelligente, elle

121
CHRETIEN J.-P., Rwanda, (…), op. cit., p. 298.

42
séduit l’homme hutu pour l’espionner et permettre à son ethnie de reconquérir le pouvoir. Elle
est simplement vue comme un ennemi à éliminer, et il n’est pas question de les garder en
captivité. D’ailleurs, il n’existe pas chez les Hutu la même hantise de la dénatalité que chez
les Serbes puisque les Hutu sont majoritaires et la forte pression démographique de ce pays ne
permet pas un tel sentiment. Les Hutu rwandais ne souhaitent pas nettoyer un territoire d’une
communauté indésirable, mais se défendent contre une menace d’invasion, une annexion.

Pour Karima Guenivet, les violences sexuelles « expriment une volonté d’annulation
des naissances des Tutsi en les tuant à la source même, en tant que matrice que l’on
mutile »122. Or, il ressort des enquêtes effectuées par Human rights watch et la Fédération
internationale des ligues des droits de l’Homme qu’en général les femmes furent tuées
immédiatement après avoir été agressées sexuellement par les miliciens ou les militaires.
Dans ce cas, la victime ne peut « porter » la souillure infligée à travers elle à sa communauté
puisqu’elle est morte. D’autant qu’en général, les hommes sont massacrés avant que les
femmes soient violées. Ici le viol ressemble plus à une récompense que les miliciens et les
militaires s’offrent pour le « travail » fourni. Dans d’autres situations, elles ne sont pas tuées
car l’assaillant considère qu’elle est déjà morte au vu des mutilations subies123.

La seule manière dont les violences sexuelles semblent participer à l’objectif politique
du génocide, est lorsque ces violences, comme d’autres formes de torture, constituent le
moyen d’une exécution. En effet, les violences sexuelles sont souvent accompagnées de
mutilations : seins tranchés, vagin entaillé avec des objets tranchants, parties du corps coupées
etc. La victime meure alors des suites de ses blessures. La contamination de la victime par le
virus du sida peut également être considérée comme un moyen de tuer à travers l’acte sexuel.

122
GUENIVET Karima, Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre, Paris : Editions Michalon, 2001, p.
113.
123
Voir les témoignages de rescapées en annexe 5

43
CHAPITRE II :
Les violences sexuelles au Rwanda,
cruautés inhérentes à la violence extrême

Plutôt que de considérer les violences sexuelles comme une « arme de guerre » servant
à détruire l’identité de l’ethnie adverse, nous préférons envisager ces violences comme un
type de cruauté parmi d’autres générées par la violence extrême.

Section 1 : L’abstraction du conflit et la proximité des groupes,


facteurs de violence extrême dans les guerres civiles identitaires

Alors que Carl von Clausewitz nous démontre dans son célèbre ouvrage De la guerre
que la primauté de la politique empêche la guerre de monter aux extrêmes, le génocide
rwandais nous révèle que cette violence extrême peut exister. Comme il le décrit dans son
modèle théorique, la violence extrême se caractérise par :

− la recherche du désarmement total de l’ennemi, qui se transforme ici en un objectif


total : l’extermination des Tutsi ;
− un déploiement extrême des forces : toutes les forces vives du Rwanda sont
mobilisées, du simple civil au militaire, en passant par les miliciens et les autorités
locales, et tous les moyens sont mis en œuvre pour atteindre l’objectif ;
− un usage illimité de la force : la force est brutale et sans scrupule, d’où les actes de
cruauté ;

Le génocide rwandais cumule toutes ces caractéristiques, et certains des facteurs


dégagés par Carl von Clausewitz limitant cette escalade de la violence aux extrêmes
n’agissent pas :

− le génocide est un acte isolé : l’extermination s’effectue en une seule fois, sur une
durée de trois mois.

44
− Il semble ne pas y avoir de réciprocité dans l’action, comme s’il y avait seulement une
offensive sans défensive de la part de l’adversaire (les Tutsi de l’intérieur). Des
résistances peuvent apparaître, mais elles n’ont aucune influence sur le cours du
génocide.

Se pose alors la question de savoir quels facteurs rendent la violence si extrême. Dans
son ouvrage Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation, Georg Simmel a consacré un
chapitre aux conflits124. Il y met en évidence des facteurs de radicalisation des conflits :

− l’abstraction du conflit qui augmente son intensité ;


− la similitude entre les individus des deux camps ;
− l’appartenance à un même contexte social.

Le rôle des intellectuels est primordial dans l’abstraction d’un conflit : la raison du
conflit doit être globale, elle doit concerner tous les individus d’un même camp.
L’exploitation par les médias extrémistes de la peur du complot et du génocide des Hutu par
les Tutsi contribua à abstraire le conflit, à le rendre incontournable pour tous. Ainsi, un certain
« plan de la colonisation tutsi au Kivu et région centrale de l’Afrique » sous la forme d’une
lettre datée du 6 août 1962 est découvert : les propagandistes affirmaient que pour réaliser
l’empire Hima-tutsi, les Tutsi devraient exterminer un grand nombre de Hutu : « Il existe
effectivement un plan diabolique mis au point par l’ethnie tutsie et ses apparentées et visant à
l’extermination systématique des populations bantoues ainsi qu’à l’extension de l’empire
nilotique de l’Ethiopie du Nord »125. En quelque sorte, les médias utilisent ici la tactique de
propagande de « l’accusation en miroir » : ce dont les Tutsi sont accusés, les Hutu le leur
feront subir.

De plus, cette crainte est d’autant plus facile à exploiter qu’elle est ancienne et a déjà
provoqué des violences contre les Tutsi par le passé. Par exemple, dans les années 60, les
incursions des exilés engendrent des massacres. Les Rwandais semblent également pris dans
un complexe d’encerclement faisant de leur pays une île entourée de dangers. Et les

124
Georg Simmel ne cherche pas à dégager une singularité des conflits entre Etats : pour lui, il y a une continuité
de nature entre les conflits internes et externes.
125
Cité par Marcel KABANDA, « Rwanda : des médias sous influence », dans La Violence et ses Causes : Où
en sommes-nous ?, Publication de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture,
Paris : Economica, 2005, p. 55.

45
évènements du Burundi voisin ne fait que conforter ce sentiment d’isolement126 : l’assassinat
du Président burundais Ndadaye par un extrémiste tutsi en octobre 1993 confirme le refus de
compromis de leur part (ce Président avait une grande volonté de faire coexister les Hutu et
les Tutsi) et leur volonté de construire un empire en Afrique centrale. Pour les extrémistes
hutu du Rwanda, l’heure est à l’action préventive.

Autre facteur d’exacerbation des conflits, la proximité entre les individus des deux
camps par leurs similitudes et leur appartenance à un même contexte social. Jean-Pierre
Derriennic fait le même constat lorsqu’il affirme que si les frontières sociales entre deux
groupes identitaires sont faiblement marquées, la violence « risque d’être exceptionnellement
meurtrière »127. Ce facteur est tout à fait transposable au cas rwandais.

En effet, si Hutus et Tutsis constituent deux groupes identitaires distincts, différents


facteurs mettent en évidence des frontières sociales souples et peu marquées entre Hutu et
Tutsi :

− La religion128 : Hutu et Tutsi ont toujours partagé la même religion. Avant l’arrivée du
colonisateur, tous croyaient au Dieu Imana129 ; puis la population rwandaise a été
convertie au catholicisme par les missionnaires. Ils partagent également les mêmes
croyances et les mêmes mythes de leur ancienne religion animiste.

− Les Rwandais partagent également la même langue, le Kinyarwanda.

− Les mariages mixtes sont, d’après Jean-Pierre Derriennic, à la fois un indicateur de la


capacité de ces groupes à coopérer entre eux et un lien renforçant la coopération. Or
les mariages mixtes existent au Rwanda, même s’il existe des disparités dans le
nombre d’une région à l’autre.

Au regard de ces facteurs, le Rwanda est un terrain particulièrement propice à la


violence extrême à la veille du génocide.
126
Sur l’interaction entre le Rwanda et le Burundi dans les évènements d’ordre ethnique, voir PRUNIER Gérard,
Rwanda, 1959-1996(…), op. cit., pp. 239-249.
127
J.-P. DERRIENNIC, Les guerres civiles, op. cit., p. 84.
128
Pour J.-P. Derriennic, les religions rendent les frontières sociales entre deux groupes particulièrement visibles
et difficiles à franchir : c’est un facteur capital dans la distanciation des groupes et dans l’exacerbation du conflit.
129
BRAECKMAN C., Rwanda, (…), op. cit., p. 27.

46
Section 2 : Les violences sexuelles, expression de la revanche sociale

Pour Georg Simmel, une telle proximité entre deux individus, liés par des
interdépendances, facilite l’adoption d’un comportement violent et décuple la haine de l’autre.
La moindre différence devient insupportable. Ce phénomène peut être transposé aux groupes
sociaux et donc aux conflits armés.

Dans le cas du génocide rwandais, la cruauté est l’expression de la vengeance liée à la


propagande. La femme tutsi fut particulièrement la cible de ces atrocités à travers les
violences sexuelles car elle cristallise toute l’histoire du clivage social au Rwanda. Les
femmes tutsi sont attaquées pour leurs caractéristiques physiques, celles qui interpellèrent les
colons allemands puis belges à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. La propagande
utilisa cette spécificité pour appuyer la différence entre Hutu et Tutsi et attiser un peu plus la
haine ethnique.

La femme tutsi est donc grande, élancée, au nez fin et au front haut ; ces avantages
physiques font d’elle l’objet d’un fantasme frustrant car inaccessible. D’ailleurs, le terme
désignant ces femmes en kinyarwanda est bizungeresi, qui signifie jolie, sexy130. Les
témoignages de victimes montrent qu’en violant une Tutsi, l’assaillant cherche à assouvir ce
fantasme que seul l’impunité du génocide permet : ils veulent « savoir quel goût ont les Tutsi
et connaître la douceur des femmes tutsi » ; « savoir si une femme tutsi est semblable à une
femme hutu » ; les tueurs font souvent remarquer que dans d’autres circonstances elle se
refuserait à lui « si nous étions en temps de paix, tu ne nous accepterais jamais »131.

De cette façon, la femme tutsi incarne également ce mépris de son ethnie envers les
autres, tant décrit par les médias extrémistes. Le viol contribue à cet égard à détruire cette
image en humiliant et en dégradant ce qui a longtemps été désiré. Les mutilations qui
accompagnent parfois ces violences témoignent de cette volonté : elles atteignent soit une
partie du corps spécifiquement liée au féminin – ablation des seins, mutilations du vagin par

130
GUENIVET Karima, Violences sexuelles (…), op. cit., p. 110.
131
Dans les témoignages de Rapport de Human Rights Watch, Shattered lives : sexual violence during
the Rwanda Genocide and its Aftermath, New York 1996.

47
des objets tranchants ou avec de l’acide par exemple –, soit les caractéristiques considérées
comme propres aux femmes tutsi – leur nez, leurs longs doigts, leur visage.

La nature même des violences sexuelles perpétrées à l’encontre des femmes tutsi rend
compte de la volonté de casser un interdit :

− L’esclavage sexuel individuel, ou le « mariage » forcé (Guterura) :


Les femmes étaient parfois enlevées par des miliciens qui les enfermaient dans leur
propre maison ou dans des maisons de « captives ». Ces femmes étaient reconnues
comme des « épouses » malgré le manque total de consentement de leur part.
Captives, elles étaient soumises à un esclavage sexuel132. « Ces femmes furent souvent
appelées “les femmes de plafonds”, parce que les kidnappeurs les gardaient dans un
espace entre le toit et le plafond, afin qu’elles ne soient pas découvertes et tuées par
d’autres »133.

− L’esclavage sexuel collectif :


Les femmes pouvaient également être enlevées et gardées captives ensemble par un
groupe de miliciens. Cela a pu durer pendant tout le génocide, et même au-delà
lorsqu’elles furent emmenées de force dans des pays voisins par les miliciens fuyant
l’avancée du FPR134. « A la manière des filles enlevées par les groupes d’opposition
armée, en Ouganda ou en Angola, elles suivent leurs geôliers de ville en ville »135.

Ces formes de violences sexuelles, motivées par la frustration sociale, montrent que
les femmes tutsi ne servent qu’à assouvir les besoins sexuels des miliciens ou des militaires.
Finalement, les violences sexuelles ont une double nature : il s’agit à la fois d’un crime
politique contre un ennemi à la solde du FPR et d’ « un crime social pour ‘régler ses
comptes’ »136.

132
Rapport de Human Rights Watch, Shattered lives : sexual violence during the Rwanda Genocide
and its Aftermath, New York 1996.
133
Ibid..
134
Ibid..
135
GUENIVET Karima, Violences sexuelles (…), op. cit., p. 122.
136
Ibid., p 113.

48
Section 3 : La construction d’un rapport de domination à travers les
violences sexuelles et les actes de cruauté

Nous estimons, avec Inge Skjelsbaek137, que les violences sexuelles, et les actes de
cruauté en général, permettent à l’assaillant de construire un rapport de domination qui
l’avantage. Cette conceptualisation des violences sexuelles liées au féminisme post-moderne,
s’inspire du constructivisme et prend sa source dans des études américaines sur le viol. L’idée
est que la situation de domination engendrée par la violence sexuelle sur la victime, s’étend au
groupe de celle-ci dans son ensemble pour construire un rapport de domination entre les deux
identités dans une zone donnée.

Cette théorie part d’un principe de la sexualité : l’hétérosexualité qui semble être la
norme dans tous les pays. Cette hétérosexualité est la clef de la masculinité et du pouvoir. En
situation de conflit ethnique, le genre deviendrait un ethno-marqueur dans le maintien des
frontières et dans les groupes en conflit. Ainsi, les victimes de violences sexuelles en zone de
guerre sont persécutées pour « féminiser » l’identité ethnique, religieuse ou politique à
laquelle elles appartiennent.

Plus généralement, si l’on évacue du concept l’aspect féministe, les cruautés


permettent la mise en place d’un rapport hiérarchique : elles montrent qui est « le chef » et qui
détient le pouvoir dans une zone définie du conflit. Cette théorie permet de comprendre par
ailleurs quel rôle peuvent jouer les violences sexuelles perpétrées contre les hommes tutsis et
les femmes hutus. Tout n’est que rapport de domination.

C’est alors une manière de repousser les tentatives de restauration féodale que l’on
prête aux Tutsi. Il s’agit de montrer qui contrôle le pouvoir.

137
SKJELSBAEK Inge, Sexual violence and war : Mapping out a complex relationship, European Journal of
International Relations, juin 1 2001, volume 7, n° 2, pp. 211-237.

49
Conclusion

La démonstration du rôle central et impulsif du régime rwandais dans l’incitation aux


violences sexuelles avant et pendant le génocide (partie I) a permis d’appréhender ces
violences comme une partie intégrante de la stratégie mise en place par les autorités
extrémistes. Cependant, ne participant pas directement à l’éradication de l’ethnie ennemie
(objectif stratégique du processus génocidaire), les violences sexuelles perpétrées pendant le
génocide rwandais ne peuvent être considérées comme une « arme de guerre ».

L’analyse de ces violences sexuelles nous amène à les interpréter comme un crime
politique exprimant une revanche social et un désir de restructuration définitive des rapports
de domination. Loin de considérer que les Hommes qui ont commis de telles horreurs étaient
des « monstres psychopathes »138, nous décelons plusieurs « usages politiques des atrocités de
masse »139. Orchestrées par la propagande, les atrocités deviennent nécessaires pour la dignité,
l’honneur retrouvé de tout un groupe identitaire au détriment d’un autre.

138
SEMELIN Jacques, « Qu’est ce qu’un crime de masse ? Le cas de l’ex-Yougoslavie », Critique
internationale n° 6, hiver 2000, p. 156.
139
Ibid., p. 156.

50
51
Sigles

NRA National Resistance Army

APR Armée patriotique rwandaise

CDR Coalition pour la défense de la république

FIDH Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme

FPR Front patriotique rwandais

HRW Human rights watch

MDR Mouvement démocratique républicain

MINUAR Mission d’assistance des Nations unies au Rwanda

MRND Mouvement révolutionnaire national pour le développement, puis Mouvement


républicain national pour le développement et la démocratie

PL Parti libéral

PSD Parti social-démocrate

RTLM Radio-télévision libre des mille collines

TPIR Tribunal pénal international pour le Rwanda

TPIY Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

52
Annexes

Annexe 1 : Carte politique du Rwanda


Source : http://www.grandslacs.net/html/cartes.html

Annexe 2 : Les dix commandements du Muhutu


Source : GUENIVET Karima, Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre, Paris : Editions
Michalon, 2001

Annexe 3 : Exemples de caricatures extrémistes


Source : CHRETIEN Jean-Pierre (ss dir.), Rwanda, les Médias du Génocide, Paris : Editions Karthala,
1995, pp. 189, 274, 295 et 364

Annexe 4 : Témoignages de femmes tutsi victimes de violences sexuelles


Source : Rapport de Human Rights Watch, Shattered lives : sexual violence during the Rwanda
Genocide and its Aftermath, New York 1996.

53
ANNEXE 1 :

Carte politique du Rwanda

54
55
ANNEXE 2 :

Les dix commandements du Muhutu

56
1. Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi où qu'elle soit travaille à la solde de son ethnie
tutsi. Par conséquent, est traître tout Muhutu

− qui épouse une Mututsikazi ;

− qui fait d'une Umututsikazi sa concubine ;

− qui fait d'une Umututsikazi sa secrétaire ou sa protégée.

2. Tout Muhutu doit savoir que nos filles Bahutukazi sont plus dignes et plus consciencieuses
dans leur rôle de femme, d'épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes
secrétaires et plus honnêtes !

3. Bahutukazi, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos fils à la raison.

4. Tout Muhutu doit savoir que tout Mututsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la
suprématie de son ethnie.

Par conséquent, est traître tout Muhutu

− qui fait alliance avec les Batutsi dans ses affaires ;

− qui investit son argent ou l'argent de l'Etat dans une entreprise d'un Mututsi ;

− qui prête ou emprunte de l'argent à un Mututsi ;

− qui accorde aux Batutsi des faveurs dans les affaires (l'octroi des licences
d'importation, des prêts bancaires, des parcelles de construction, des marchés
publics...).

5. Les postes stratégiques tant politiques, administratifs, économiques, militaires et de sécurité


doivent être confiés aux Bahutu.

6. Le secteur de l'Enseignement (élèves, étudiants, enseignants) doit être majoritairement


Hutu.

7. Les Forces Armées Rwandaises doivent être exclusivement Hutu. L'expérience de la guerre
d'octobre 1990 nous l'enseigne. Aucun militaire ne doit épouser une Mututsikazi.

8. Les Bahutu doivent cesser d'avoir pitié des Batutsi.

9. Les Bahutu, où qu'ils soient, doivent être unis, solidaires et préoccupés du sort de leurs
frères Bahutu.

− Les Bahutu de l'intérieur et de l'extérieur du Rwanda doivent rechercher constamment


des amis et des alliés pour la Cause Hutu, à commencer par leurs frères bantous.

− Ils doivent constamment contrecarrer la propagande tutsi.

57
− Les Bahutu doivent être fermes et vigilants contre leur ennemi commun tutsi.

10. La Révolution Sociale de 1959, le Référendum de 1961, et l'Idéologie Hutu doivent être
enseignés à tout Muhutu et à tous les niveaux. Tout Muhutu doit diffuser largement la
présente idéologie.

Est traître tout Muhutu qui persécutera son frère Muhutu pour avoir lu, diffusé et enseigné
cette idéologie.

58
ANNEXE 3 :

Exemples de caricatures extrémistes

59
60
61
62
ANNEXE 4 :

Témoignages de femmes tutsi victimes de


violences sexuelles

63
Le viol :

Bernadette était âgée de trente-trois ans et vivait dans la commune de Taba, de la


préfecture de Gitarama, quand les combats commencèrent. Elle raconte que son mari, ses sept
enfants et elle-même se cachaient dans des champs de café voisins quand les Interahamwe
débarquèrent pour la première fois dans cette région le 12 avril 1994. Ils se cachaient,
écoutant les meurtres des miliciens qui détruisaient et saccageaient toutes les maisons. Dans la
soirée, ils furent découverts par un groupe d’une cinquantaine de miliciens armés de
machettes, de couteaux, et de houes. Ils emmenèrent Bernadette et sa famille à la rivière
Nyabarongo. Elle raconte :

Le jour suivant, ils tuèrent tous les hommes et les garçons. J’étais laissée seule avec
mon bébé et mes trois filles. Au bord de la rivière, un groupe de six Interahamwe me violèrent
les uns après les autres. Je les connaissais tous. Quelques uns furent tués par le FPR et les
autres sont aujourd’hui à la prison de Gitarama. Ils dirent qu’ils m’avaient violée pour vérifier
si les femmes tutsi étaient comme les femmes hutu. Après avoir achevé leur besogne, ils me
jetèrent dans la rivière pour que je meure avec mes enfants. Mes enfants étaient tous noyés,
mais la rivière m’a rejetée. J’ai ainsi flotté jusqu’au rivage. Un des Interahamwe dit : “Ces
tutsi ne veulent pas mourir, nous l’avons violée et elle a survécu. Nous l’avons jetée à la
rivière et elle vit encore”. Ils m’ont laissée partir et j’ai essayé de me rendre dans la commune
qui était la plus proche de Runda. En chemin, un autre groupe d’Interahamwe m’a attrapée
pour me ramener à Taba. Ils m’ont également violée. Je ne puis me rappeler combien de fois.
Après la guerre, j’ai découvert que j’étais enceinte. Mais j’ai avorté... Non, ça n’était pas
vraiment un avortement. Le bébé est mort-né.

L’esclavage sexuel collectif :

Marie fut violée et retenue avec d’autres femmes en esclavage sexuel. A peu près toute
sa famille fut massacrée par les miliciens le 18 avril 1994, avant qu’elle ne s’enfuie de la
commune de Musambira, préfecture de Gitarama, pour se cacher avec un ami de la famille.
Malheureusement, elle fut découverte par des miliciens et amenée au bureau de la commune
locale, ou elle fut détenue avec d’autres tutsi pendant deux jours. Les soldats de la Force
Armée gardaient le bureau communal et tiraient sur ceux qui tentaient de s’échapper. Les

64
hommes tutsi qui étaient détenus furent parfois assassinés par balles et les femmes devaient
sortir pour enterrer leurs maris. « Nous avons enterré tous les hommes un dimanche matin -
des centaines d’hommes », raconte Marie. Elle continue :

« Ils emmenèrent les femmes dans les bois et nous dirent qu’ils allaient nous tuer. Ils
ont commencé à nous battre. Certaines femmes furent battues à mort. Puis ils prirent celles
d’entre nous qui étaient encore en vie et nous obligèrent à marcher jusqu’à Nyamabuye (la
commune voisine). Il y avait à peu près deux cents femmes de deux communes. Ils ont choisi
les jeunes femmes, ils ont violé beaucoup d’entre elles. Ils disaient “Nous voulons une épouse
tutsi”. Quand nous nous sommes rapprochés du secteur de Musumba, ils nous dirent qu’ils
allaient nous abandonner, nous les inyenzi (cafards). Ils continuaient à nous demander
“Comment voulez-vous mourir?”. Ils continuaient à nous menacer, de nous violer et de nous
battre à mort. Ils continuèrent à nous frapper puis ils nous emmenèrent vers Kabgayi. Ils nous
dirent qu’ils voulaient nous violer quand on serait 1à-bas. Quand nous sommes arrivés, ils
nous ont retiré nos vêtements et nous ont fait asseoir sur un grand terrain. Durant la nuit, ils
sont venus avec des torches pour repérer les jolies femmes. Ils éclairaient nos visages et
continuaient à dire “Tu viens, tu viens”. La première fois ils choisirent six femmes. Elles
furent toutes violées par au moins cinq miliciens. Ils continuèrent à changer de femmes toute
la nuit. Quand ils me choisirent, je les suppliai “S’il vous plaît, tuez-moi”. Je fus violée par
trois hommes. Le troisième homme fut plus gentil avec moi. Il me donna un tee-shirt pour me
couvrir après m’avoir violée. Les Interahamwe responsables du groupe nous ont dit que même
s’ils allaient nous tuer, ils voulaient d’abord nous violer parce que les tutsikazi sont belles. Le
lendemain, toutes les femmes étaient obligées de marcher nues sur la route, comme un
troupeau de bestiaux. A tous les barrages routiers que nous avons passés, les autres
Interahamwe leur criaient “Tuez-les, vous devez les tuer. Elles vont faire des bébés tutsi”.
Ces Interahamwe qui nous gardaient pour nous violer, leur ont répondu qu’ils nous tueraient
plus tard. A ce moment-1à, nous sentions mauvais parce que nous ne pouvions pas nous laver.
Nous n’avions aucun vêtement. Nous étions couvertes de sang, nous avions du sang partout.
J’urinais du sang. Certaines mouraient d’épuisement. Les Interahamwe nous obligeaient à
chanter des chants de miliciens, quand nous marchions. A un moment, le groupe a atteint
Kabgayi, à peu près trente femmes avaient survécu à l’épreuve. Nous fûmes retenues là-bas,
par la milice pendant un mois avec d’autres tutsi jusqu’à ce que le FPR arrive dans la région
le 2 juin 1994. A cette époque, raconte Marie, ils venaient violer les femmes quand ils

65
voulaient. Par chance, je ne fus pas violée à nouveau et il me fut possible d’avoir un
traitement médical ».

L’esclavage sexuel individuel : les « mariages » forcés :

Ancille, âgée de vingt-trois ans, était chez elle avec sa mère et ses quatre frères quand
une quarantaine de miliciens débarquèrent dans la maison, armés de machettes, de bâtons et
de gourdins armés de clous. Ils ont immédiatement tué la maman d’Ancille ainsi que ses
frères devant ses yeux, saccageant tout et pour finir, ils brûlèrent la maison. Elle connaissait
certains des assaillants. Elle explique :

« Un des Interahamwe commença à me battre. Il me coupa à la jambe et me dit que


fallais devenir sa femme. Je l’avais vu auparavant parce qu’il était de la commune de
Shyanda. Il m’emmena chez lui et un autre Interahamwe vint me regarder. Il m’enfermait
dans la maison le jour, et le soir il venait et il agissait comme si j’étais sa femme. Trois fois
dans la période durant laquelle cet Interahamwe me garda, d’autres groupes d’Interahamwe
vinrent me trouver. Ils m’amenèrent dehors et me déposèrent près d’une fosse commune.
Mais, à chaque fois, il me vit et me sauva la vie. Il fut parfois gentil avec moi et me dit une
fois que si je mourais il m’enterrerait. Au Rwanda, il est très important d’être enterré. A
d’autres moments, il devenait coléreux et me disputait en criant parce que je restais assise et
passais mes journées à penser à ma famille disparue. Il me dit que je devais cuisiner pour lui.
Je ne devais pas dire que j’ai été prise de force. Je l’ai fait pour sauver ma vie. Il était mon
mari. J’ai vécu ainsi jusqu’en juillet quand le FPR vint et l’arrêta. J’ai entendu dire qu’il avait
été arrêté et plus tard tué. Quand il fut pris, j’étais enceinte d’un mois. Dès qu’il a été arrêté,
sa famille me demanda de quitter la maison et m’accusa d’avoir été en contact avec le FPR.
Aujourd’hui je vis avec quelques amis. J’ai accouché de mon bébé en mars 1995 et le bébé est
mort un mois plus tard ».

Quand on lui demanda si elle considérait vraiment ce milicien comme son mari, où si
elle l’appelait juste comme ça, elle répliqua : « Quand ma famille fut tuée et que je fus
enlevée, je pensais que j’aurais à vivre avec cet homme pour toujours parce que je n’avais
personne d’autre avec qui aller ». Plus tard lors de l’interview, elle s’interrompit subitement et
revint brutalement sur le sujet :

66
« Vous savez nous appelons ces hommes nos maris. Mais ce n’était pas de véritables
amours. J’ai haï cet homme. Peut-être plus tard, vous pouviez même être tuée par eux. Avant
la guerre j’avais un fiancé... Ceci arriva à beaucoup de jeunes files - même des écolières âgées
de dix-huit ans environ, furent prises de cette manière. Dans ma commune j’en connais trois.
Une de ces femmes est toujours avec son “mari”. Les gens disent qu’il n’a tué personne ».

67
Bibliographie

Sur la violence, la guerre civile et le génocide :

DERRIENNIC Jean-Pierre, Les guerres civiles, Paris, Presses de Sciences Po, 2001,
281 p.

HUSI Jean-Pierre, Le rôle des médias dans les conflits, sur le site de la Fondation
Hirondelle (http://hirondelle.org/).

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R. et WALTZ K. (dir.), The Use of Force, Rowman & Littlefield, 2004, p. 394-414.

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génocides, Paris, Seuil, Collection : La couleur des idées, 2005, 485 p.

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2005, 329 p.

Sur l’histoire du Rwanda :

BRAECKMAN Colette, Rwanda, Histoire d’un génocide, Paris : Fayard, 1994, 343 p.

CHRETIEN Jean-Pierre (ss dir.), Rwanda, les Médias du Génocide, Paris : Editions
Karthala, 1995, 397 p.

68
DESTEXHE Alain, Rwanda, Essai sur le génocide, Bruxelles : Editions Complexe,
1994, 119 p.

Human rights watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme,
Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris : Karthala, 1999, 931 p.

KABANDA Marcel, « Rwanda : des médias sous influence », dans La Violence et ses
Causes : Où en sommes-nous ?, Publication de l’Organisation des Nations Unies pour
l’éducation, la science et la culture, Paris : Economica, 2005, pp. 53-59.

PEAN Pierre, Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda 1990-1994, Paris, Mille et
une nuits, 2005, 544 p.

PRUNIER Gérard, Rwanda, 1959-1996, Histoire d’un génocide, Paris : Editions


Dagorno, 1996, 514 p.

Sur les violences sexuelles et les cruautés :

GUENIVET Karima, Violences sexuelles, la nouvelle arme de guerre, Paris : Editions


Michalon, 2001, 206 p.

LANDESMAN Peter, Le viol comme méthode de génocide au rwanda. Pauline


NYIRAMASUHUKO la barbarie au féminin, The New York Times, in Courrier
International 14 novembre 2002, n° 628.

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systématiques (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in DAUPHIN Cécile, FARGE Arlette
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NAHOUM-GRAPPE Véronique, « Le viol comme arme de guerre », in SALAS


Denis, Victimes de guerre en quête de justice. Faire entendre leur voix et les

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pérenniser dans l’histoire, Paris, L’Harmattan, Collection : Sciences Criminelles,
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NAHOUM-GRAPPE Véronique, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration


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