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LE SENS DE L'ACTION DANS LA PHILOSOPHIE DE JACQUES

RANCIÈRE
Christian Ruby

Vrin | « Le Philosophoire »

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2007/2 n° 29 | pages 165 à 182
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380312
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Le sens de l’action
dans la philosophie de Jacques Rancière

Christian Ruby

T out en opérant des raccourcis, posons d’entrée l’essentiel d’une


théorie de l’action politique qui accrédite une culture active du
dissentiment : nul ne rencontre jamais ni pure action toujours glorieuse
parce que bien conduite par une théorie juste, ni pitoyable agitation absente
de réflexion ! Il y a de la pensée dans chaque action, et tout décline un agir
humain, ou plutôt une manière de faire. Le problème central de la manière
de faire spécifique que constitue la politique ne relève pas de la question de
savoir si elle doit être éclairée par une théorie lui venant de l’extérieur. Il
est une fonction, d’une part, de celle de savoir quelle confiance chacun met
dans sa propre capacité à changer le monde, et d’autre part, de celle de
comprendre qu’« il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle
qui est faite »1.
Jacques Rancière n’a pas besoin d’opérer des tours et des détours pour
penser l’action politique et la politique comme une activité. En ce qui
regarde le sens de l’action politique, la force de sa pensée réside dans
l’effort de se tenir à l’écart des discours qui s’inversent autour de lui –
primat de l’action ou de la théorie –, et de chercher à penser une logique de
la révolte, dans la mesure où celle-ci se disperse en une « multiplicité de
modes et de lieux, de la rue à l’usine et à l’université »2. Une logique ? De
la révolte ? Précisons d’emblée que ce vocabulaire traduit de foncières
polémiques. Il permet à l’auteur d’approfondir son refus de soumettre
l’action et la pensée de l’action politique à la discipline partidaire de la

1
Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, p. 13.
2
La Leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, p. 154.

Le philosophoire, n° 29, 2007, p. 165-182


166 L’Action

révolution et de la pensée marxistes comme à la pensée universitaire. Il y a


bien des révoltes, elles n’attendent pas un Parti pour sortir de leur
spontanéisme et elles sont traversées par plusieurs régimes de

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conceptualités. La bonne formule est alors moins celle qui canalise l’action
dans une pensée de la domination et du pouvoir que la suivante : le mode
de l’action, c’est de lever les interdits, des impossibilités, en désignant
l’objet du conflit comme visible ; le sens de l’action, c’est de manifester
l’hétérogène ; la fin de l’action n’est pas de s’insérer dans ce qui est, mais
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de redessiner toujours l’instance de la vie commune.


Certes, plus largement, l’action – et Rancière forge ainsi le concept
d’un agir constamment renouvelé et non pris dans la dualité
contemplation/action – définit le seul moteur des affaires humaines. Nul
besoin d’épiloguer longtemps sur ce point. Les hommes déploient de
multiples modes spécifiques de l’agir (actions politiques, pratiques
artistiques, travail, littérature), qui se rencontrent, se tressent, se nouent en
organisant des partages ou des distributions. Mais, parmi eux, un seul
intéresse particulièrement Rancière : l’agir politique. Au point de construire
une philosophie de l’action révolutionnaire ? Plus sûrement une philosophie
de l’action émancipatrice. Quoi qu’il en soit, une philosophie de l’action
démocratique qui se fait interruption, et refuse de risquer de muer les
acteurs en parties du dispositif social policier3. De nos jours, l’agir
démocratique doit interrompre le régime consensuel de l’action depuis
longtemps codifié dans la rhétorique argumentative liée à l’éthique du
consensus, dont on sait qu’elle exclut les interventions, justement,
politiques.
En ce sens, l’action politique représente certes un type d’action
paradoxal4. Elle se réalise dans la mise en acte de l’égalité (dans l’invention
de noms par lesquels instaurer des collectifs nouveaux). Elle fait paraître les
conflits et les conduit à chaque fois à mettre au jour un partage du sensible
tenu pour « naturel » ou « nécessaire ». C’est donc maintenant une infinité
d’actions qu’il convient de penser, disons une multiplicité de « cas »5
contingents au cours desquels les hommes sans-part dans la société, par fait
de police, s’attachent à s’extraire des astreintes que la configuration
gouvernementale du moment impose, à refuser de n’être maintenu qu’à
l’état de rouage dans tel partage du sensible, tel rapport de domination
(sexuel, social, politique) ou tel cours pour l’instant uniforme du temps6, à

3
La Mésentente, politique et philosophie (LM), Paris, Seuil, 1995, p. 108.
4
Aux bords du politique (BP), Paris, Gallimard, 1998, p. 226.
5
LM, p. 55.
6
Malaise dans l’esthétique (ME), Paris, Galilée, 2004, p. 71.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 167

penser leur action au moment même où ils la réalisent (à moins que cette
réalisation ne soit une pensée).
Restent évidemment des questions. La culture du dissentiment peut-

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elle permettre à chacun de s’accorder avec soi et avec les autres pour
construire un autre régime politique ? Comment penser le lien entre cette
théorie de l’action et la contingence des choses, affirmation propre à cette
théorie ? Si l’action constitue une manière de rendre visible l’injustice, en
l’énonçant malgré les interdits, pourquoi ne peut-on pourtant jamais prédire
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non plus le dénouement d’un régime régnant ?

L’agir humain dans une pensée de l’hétérogène


On le sait, la pensée de Rancière déploie, sur chaque thème, une série
d’opérations particulières. Elle s’attache systématiquement à introduire des
dérèglements dans les partages des disciplines et des concepts. Sur le plan
des conceptions de l’action, Rancière dérange les régimes de pensée
(anthropologie, sociologie, technologie, philosophie) qui assignent les
manières de dire les différentes manières de faire, les modes de l’action, à
un ensemble fixe de propriétés : à l’opposition théorie/pratique,
abstrait/concret ou théorie/pratique/poïétique, mais aussi aux propriétés
d’un sujet7. Il en suspend les articulations et les dérègle en les faisant
répondre à d’autres questions. De sorte qu’on ne s’étonne pas de l’énoncé
qu’il profère selon lequel il n’est pas d’essence de l’action (naturante ou
dénaturante, selon qu’on parle par exemple de l’art (l’exception) ou du
travail à la chaîne (l’ordinaire), mais seulement des actions éclatées, qui ne
sont pas nécessairement liées entre elles par des rapports de causalité, et qui
obligent plus exactement à admettre des variétés sociales historiques
d’actions et une diversité presque infinie des épreuves de la domination à
elles attachées dans des régimes du sensible spécifiques.
En cela nulle nécessité de penser d’emblée l’action dans un cadre
anthropologique, dans lequel nous serions renvoyés à l’impératif de lier
action et processus d’hominisation8. Il est d’ailleurs d’autant moins évident
d’opérer ainsi que les actions s’accomplissent toujours dans une culture. Au
demeurant, de telles conceptions essentialistes de l’action, au-delà de leur
jeu sur la « valeur » positive ou non de l’action, prennent un risque

7
BP, p. 18 : « Penser la politique, c’est en effet penser la nature et les actes de son sujet
spécifique, au lieu de les déduire d’une théorie générale du sujet qui toujours les ramène
vers la question du sujet du pouvoir ».
8
cf. Les ouvrages d’André Leroi-Gourhan (Le Geste et la Parole, vol. I : Technique et
Langage, Paris, Albin Michel, 1964, vol. II : La Mémoire et les Rythmes, ibid., 1965), de
Gilbert Simondon (Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier,1969, rééd.
augm. 1989).
168 L’Action

supplémentaire. Celui d’isoler la technique, le médium de l’action, en une


sorte de fantasme dans lequel s’énoncent moins une compréhension du
travail et des techniques que, de façon réversible, des craintes ou des

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enchantements de la technique9. En un mot, action et humain, action et
technique, action et nature, mais aussi action et modernité sont des
assemblages ou des balancements qui ne relèvent d’aucune d’essence. En
revanche, ainsi ajustés dans le montage d’une multiplicité de fictions de la
destination humaine érigées en fictions de la société entière, ils dessinent
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immédiatement des régimes de pensée dans lesquels les activités sont


soumises à un partage du sensible. Ces régimes dépolitisent la politique par
incarnation du principe selon lequel « il n’y a pas de part du sans-part »10.
Afin de confirmer les orientations mises au jour par ce schéma
général, il demeure possible de se servir de quelques écarts majeurs
pratiqués par Rancière vis-à-vis des normes habituelles en matière de
pensée de l’action. Est-il surprenant que le philosophe expose si
longuement, et si répétitivement, deux scènes de l’action constituant moins
des intrigues humanistes de l’action que des épisodes dramatisés de
reconstitution de la politique enfin conçue comme action ?
La première scène comporte deux volets : une référence
platonicienne/aristotélicienne et une révérence prolétarienne. Relions-les
afin d’orienter le commentaire sur l’essentiel. La grille de lecture appliquée
à Platon, notamment à la République, vise à faire sourdre de cet ouvrage
une conception du social et de l’action typique d’une exclusion de la
politique, sous la forme de la dualité théorie/pratique. L’attention est portée
sur la distribution sociale des places des uns et des autres et sur la manière
dont le philosophe justifie l’astreinte imposée au « peuple » de ne jamais
pratiquer qu’un seul métier, et par conséquent de ne pas chercher à
participer au gouvernement des affaires communes. Le ressort platonicien
reste simple. Il comporte néanmoins deux faces : celui qui est assigné à une
place ne peut accomplir correctement sa tâche que s’il ne se consacre qu’à
elle (il n’a pas le temps de faire autre chose) ; et par conséquent la
politique, qui prend ici la forme de la police (la gestion avisée des affaires
communes), est réservée à quelques-uns, ceux qui ont le temps (le loisir).
Ce qui, par ailleurs, ne saurait masquer entièrement fait le fait que les
hommes de gouvernement, eux, en revanche, peuvent accomplir une
multiplicité de tâches (faire des mathématiques, de la gymnastique, de la

9
On n’oubliera pas que la pensée de Rancière est concomitante de l’ampleur prise
publiquement par les thèses de Hannah Arendt, par la théorie de l’agir communicationnel
de Jürgen Habermas, etc.
10
LM, p. 34.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 169

philosophie, …, les tâches théoriques vouées à l’immuable et à l’éternel)11.


Ainsi donc Platon divise-t-il l’action en plusieurs genres exclusifs
(imposant, malgré lui, l’idée qu’il n’est pas d’action en soi), et affirme que

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certaines actions ont plus de valeur que d’autres (certaines actions ne sont
d’ailleurs pas dicibles : celles des esclaves et des femmes, par différence
avec celles des artisans et les techniciens, ce qui se monnaie, chez Aristote,
dans la trilogie : théorie/pratique/poïétique).
Le deuxième volet de cette première scène englobe une multitude de
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personnages qui circulent dans les œuvres de Rancière : menuisiers,


typographes, couturières, ouvriers, cordonniers, serruriers. Il va à rebours
de l’exposé précédent. Rancière, après s’être aventuré dans les archives du
rêve ouvrier du XIXème siècle, découvre non seulement que les rapports du
savoir et du pouvoir dans l’action ne se composent pas comme le marxisme
et notamment le marxisme althussérien nous le faisaient accroire (dans un
rapport extérieur), mais encore que cette scène prolétarienne vient
bousculer les partages en cours, et esquisse d’autres mondes possibles. En
résistant à l’évidence du partage ouvrier/gouvernement (agir/penser), les
prolétaires livrent un certain nombre de clefs concernant l’action : ce qui
importe est donc moins l’Action que le courage d’entreprendre quelque
chose malgré les interdits, et simultanément de remettre en question les
partages opérés entre les actions nobles (le monde pensant) et les actions
serves (le monde ouvrier) dont on comprend alors qu’ils fabriquent des
corps et des langages hétérogènes, au point de rendre ceux des prolétaires
invisibles et inaudibles, et de refuser pour cela de les laisser participer à
d’autres types d’action. Les ouvriers sont proprement invisibles et
inaudibles dans ce système de domination. Surtout, ce que Rancière
souhaite préciser, c’est que l’action de ces prolétaires de la nuit – qui
écrivent, rédigent des poèmes, apprennent à écrire, alors que le corps du
prolétaire n’est pas censé disposer même de la parole (« il est incapable de
s’exprimer », « on ne le comprend pas »)12 – contribue à changer les
positions assignées aux uns et aux autres dans l’usage du langage. En un
mot, les formes d’effraction des ouvriers autodidactes des années 1820-
1840, dans la grande littérature, provoquent en eux un vacillement
identitaire (à l’encontre des objectivations) créé par la fréquentation du
discours utopiste, et inscrit sur les corps des effets de déterritorialisation
rapidement devenus le moteur de l’action politique, de la fabrication, cette
fois, de l’hétérogène, et d’une transformation possible du régime de
partage.

11
Cf. Par exemple, LM, p. 95sq. ou Le partage du sensible, Esthétique et politique (PS),
Paris, La Fabrique, 2000, p. 67.
12
La nuit des prolétaires, archives du rêve ouvrier (NP), Paris, Fayard, 1981.
170 L’Action

La deuxième scène peut être analysée plus brièvement. C’est la scène


du design, qui nous intéresse ici dans la mesure où elle fait place à une
réflexion sur l’agir humain médiatisé par la technique13. D’emblée,

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Rancière refuse de réfléchir sur le design dans le cadre d’une histoire
autonome de la technique. Sacrifier à une telle perspective reviendrait à
réduire la question de la technique à celle d’un simple medium, en laissant
croire que le medium, dans une activité quelconque, pourrait être considéré,
selon les cas, comme essentiel ou inessentiel. Or, nous l’avons précisé, le
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philosophe ne s’intéresse pas à ces balancements un peu vains (nier le


medium ou le muer en fin en soi). Penser la technique ne peut donc
s’accomplir qu’en référence au régime de partage dans lequel elle
fonctionne (et à ce titre, Stéphane Mallarmé et Peter Behrens, le prince des
poètes et l’ingénieur de la grande production utilitaire, appartiennent au
même régime de partage). Et en pensant le rôle qu’elle y joue, notamment
en référence aux transformations auxquelles sont soumis conjointement la
pensée du travail (suspension de sa valeur négative) et la pensée de l’art
(défini désormais comme travail), dans le régime esthétique du sensible
(XIXème s.).
De cela, ressort une conclusion. Penser l’action dans une logique de
l’hétérogène revient à bouleverser les disciplines qui traditionnellement
s’inquiètent d’elle. Ces disciplines ont opéré un réglage de notre vision qui
affecte notre capacité à envisager de penser la politique autrement. Penser
l’action sous la forme d’une essence (humanisme par exemple), c’est
l’enfermer dans des couplages : agir/pâtir, agir/penser, … qui, souvent
contradictoires entre eux, déterminent surtout des partages du sensible –
entre ceux qui agissent et ceux qui subissent, les classes cultivées et les
classes « sauvages » – qui se satisfont d’une dépolitisation de la politique.

L’action politique : figure singulière de l’agir humain


L’émancipation, tel est maintenant le nœud de cette philosophie de
l’action, dans sa contribution à l’élaboration d’une culture politique du
dissentiment. Il conviendrait même, de ce point de vue, de donner à la
philosophie de l’action de Rancière une place précise dans une généalogie
des philosophies de l’émancipation (les Lumières et l’émancipation
humaine, les philosophies de l’aliénation et l’émancipation religieuse ou

13
« La surface du design », in Le destin de la technique, Paris, La Fabrique, 2003, p. 105
sq. En PS (p. 69), cependant, Rancière souligne déjà la nécessité de réfuter l’idée de la
technique conçue comme imposition d’une forme à une matière, idée dans laquelle il lit le
partage du sensible platonicien impliquant un partage des occupations qui soutient la
répartition des domaines d’activité.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 171

sociale, …), sous peine de laisser flotter le sens de ce terme. Tout en


remarquant qu’il choisit de maintenir cet horizon au cœur de sa
philosophie, et parce qu’il est nécessaire d’expliquer autre chose,

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contentons-nous d’indiquer la signification proprement ranciérienne de ce
terme. Parler d’émancipation, c’est parler d’une action dont l’effet a
vocation à reconfigurer le champ de perception d’un individu en brisant les
frontières qui l’excluent d’un territoire ou d’une compétence.
L’émancipation se définit assurément par l’acte de travailler à l’analyse de
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ce à quoi l’on a été identifié au moment même où on en bouleverse


l’ordonnancement.
Telle est la perspective politique, dessinée par Rancière, qu’elle
concourt à légitimer une idée de l’émancipation des humains par
l’affirmation du présupposé de l’égalité et non par celle de la réduction
nécessaire des inégalités14, puisque cette dernière contribue à maintenir les
inégalités et la domination. Voilà pourquoi, s’il convient de prendre parti
pour l’émancipation, c’est moins au titre d’un savoir qui éclairerait le
peuple de l’extérieur, ou d’une fin dernière à réaliser (une utopie), en
l’enfermant dans de la question du pouvoir, de l’Etat, d’une classe et d’un
sujet de l’histoire pré-défini afin d’amoindrir la peur traditionnelle à l’égard
des masses laborieuses ou dangereuses, qu’en fonction d’une subjectivation
politique sans cesse à réaccomplir à partir de la position des invisibles, des
invus, des sans-part, des sans-nom, des exclus de la prise de parole
légitime. Aucun primat n’est accordé à une quelconque prise de conscience.
Tout est pensé en référence au geste de se saisir de la parole (« je suis
capable »). La compréhension de l’action politique en est évidemment
déplacée.
S’immerger dans la politique, cela consiste d’abord à apprendre à
désapprendre à penser la politique comme art de gouverner (l’art de tenir le
gouvernail du bateau, écrivait Platon, la pratique du commandement qui
dépolitise la politique), exercice ou conquête du pouvoir (conçu comme
substance), organisation légale des pouvoirs ou des consentements, voire
contrôle des passions qui soutiennent le rapport domination/servitude. Cela
implique de détourner la conception étatiste incorporée de la communauté
et de la souveraineté15. Outre la tradition philosophique qui se profile
derrière chacune de ces options, ainsi que les formes agréées de la pensée
universitaire qui vient les légitimer, cette conception de l’action politique

14
Parce que la requête d’une telle réduction renvoie toujours à un exercice du pouvoir,
exercice qui est lui-même lié à l’inégalité (entre ceux qui l’exercent et ceux qui le
subissent), donc on tourne en cercle.
15
Sur ce dernier concept, il conviendrait de mettre en parallèle les travaux de Michel
Foucault (la souveraineté comme masque du pouvoir) et ceux de Jacques Derrida (et la
déconstruction de la souveraineté), avec ceux de Rancière.
172 L’Action

ne correspond à rien d’autre qu’à ce que Rancière appelle la police, c’est-à-


dire une forme de pensée et d’action qui n’envisage la politique que dans la
dissolution de la politique, sous la forme d’une gestion « avisée » des

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intérêts d’une communauté, ou sous la forme d’une politique du
rassemblement qui paradoxalement hait le rassemblé. A quoi s’ajoute ceci :
pas plus qu’on ne saurait imputer à la politique une essence, par exemple
celle de forger l’être-en-commun des hommes, de forger des
rassemblements ou de statuer sur les commandements et le pouvoir, on ne
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saurait s’engager à supposer que l’action politique constitue une manière


d’agir spécifique dans la société, une manière d’agir qui aurait un objet
spécifique et restreint, un espace et un temps ainsi que des questions
propres16.
La logique de la politique se condense en une logique de la
manifestation, de l’affirmation de la puissance égale. La politique se traduit
ensuite dans la refiguration dissensuelle du partage du sensible et de chaque
partage. La pratique politique contribue à reconfigurer le sensible à partir
de cette affirmation inattendue, irruptive de l’égalité : « je suis capable ».
La politique consiste à ne pas se plier aux distributions habituelles de la
parole, à déplacer des agencements afin de donner d’autres significations
aux mots et aux choses, à inquiéter les horizons d’attente en défaisant les
normes ordinaires. À ce titre, d’ailleurs, le mode de penser de Rancière
constitue une politique à soi seul, au sens où il ne cesse de déplacer les
frontières des mots, des concepts ou des théories. Il y a bien, de surcroît,
une politique de la pensée intrinsèque à la philosophie ranciérienne.
Qu’entendre par cette affirmation de la puissance égale ? Pour arriver
à ce résultat, Rancière prend au sérieux un premier repérage. L’égalité ne
s’obtient pas, elle se déclare. C’est en cela qu’elle est principe (et oblige à
penser, cette fois, la division de l’archè), le principe non d’un droit
prétendument universel mais d’un universel actif, parce qu’il divise le
consensus, interrompt par ses opérations et fait valoir l’altérité. Derechef, le
philosophe tire cette conclusion de son voyage dans la nuit des prolétaires,
de ces femmes et de ces hommes qui n’ont rien attendu pour se battre, ni
savoir ni promesse ni finalité, mais qui ont fait exister l’égalité, dans leurs
actes mêmes, en ne sacrifiant pas aux objectivations et aux partages du

16
La politique n’est ni un domaine à part ni un sous-domaine ni un produit d’appel pour
la philosophie : « la politique n’est pas l’art de diriger les communautés, elle est une
forme disensuelle de l’agir humain, une exception aux règles selon lesquelles s’opèrent le
rassemblement et le commandement des groupes humains. La démocratie n’est ni une
forme de gouvernement, ni un style de vie sociale, elle est le mode de subjectivation par
lequel existent des sujets politiques. Cette double contre-affirmation suppose une rupture
avec l’idée du politique comme essence de l’être-en-commun. Elle aboutit à séparer la
pensée de la politique de la pensée du pouvoir » (BP, p. 16), mais aussi LM, p. 55.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 173

régime en place. L’égalité n’a pas été pour eux un horizon à atteindre, au
risque d’en reporter toujours la réalisation à plus tard. Elle a toujours été le
présupposé de leurs activités de déplacement, de déport des limites et des

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frontières. Elle n’a pas fait l’objet d’autre chose que d’actes et de
déclarations, dont la principale a été ce « je suis capable ».
À cet égard, l’égalité passe pour le nom de la véritable et seule
légitimité reconnue par Rancière afin de poser correctement le problème de
l’action politique en tant qu’elle remet en jeu des agencements. Et ceci
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parce qu’elle se donne, répétons-le, pour le présupposé d’un universel actif,


susceptible de manifester l’inégalité à soi de la communauté. Elle introduit
à une sorte de « présupposition devant être vérifié et démontré dans chaque
cas nouveau, dans chaque tort qui est appelé à être réparé »17. Autrement
dit, elle conditionne la politique sans faire la politique même.
L’action politique consiste à faire voir ce qui ne se voyait pas, à faire
entendre de la parole là où on n’entendait que du bruit. Cette action a sa fin
dans les déplacements qu’elle permet d’opérer. Et c’est en cela qu’elle est
démocratique. À condition, là encore, d’entendre dans ce mot quelque
chose qui désordonne aussi les distributions habituelles. Rancière refuse de
résorber les traits de la démocratie dans un mode de vie18 (l’individu dit
« démocratique », identifié au « consommateur », non référé aux classes
sociales, par les penseurs qui distillent la haine de la démocratie) ou dans
un style de pouvoir « raisonnable » de type parlementaire (un type de
constitution, un pouvoir du peuple limité aux élections, ou des
représentants déliés du souci de rendre compte). Par opposition à ces
égarements, la démocratie, écrit Rancière, revêt les traits d’un espace de
rassemblement sans modèle ni figure définitive, qui ne peut cependant se
constituer sans combat et ne peut se dire sans polémiques : « La démocratie
est l’institution même de la politique, l’institution de son sujet (la
subjectivation) et de sa forme de relation » (l’invocation d’un tort).
Comment mieux affirmer que la démocratie n’est rien d’autre qu’action, et
n’est « confiée qu’à la constance de ses propres actes ». En quoi elle suscite
courage et joie19 chez ceux qui « savent partager avec n’importe qui le
pouvoir égal de l’intelligence ». Elle présente la puissance fondatrice des

17
LM, p. 12.
18
De là la critique du thème de la démocratie conçue comme égalisation des conditions,
selon Alexis de Tocqueville, La Haine de la démocratie (HD), Paris, La Fabrique, 2005.
L’idée est fort bien relevée par Miguel Abensour, La démocratie contre l’Etat (Paris, Le
Félin, p. 10) : « Dans la pensée contemporaine qui identifie à tort la démocratie au
gouvernement représentatif ou à l’Etat de droit, seul Jacques Rancière nous semble
préserver l’intuition de Marx quant à l’être, quant à la disposition anti-étatique de la
démocratie ».
19
HD, p. 106.
174 L’Action

hétérotopies, puisqu’elle est la capacité de n’importe qui à se dire et se faire


égal de n’importe qui. Notons, au passage, puisque le mot vient ici en
avant, qu’en réutilisant le terme d’hétérotopie, Rancière se range parmi les

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philosophes qui, depuis longtemps, ont réélaboré la question de l’altérité et
de l’autre, en la composant à partir du refus des consensus, des
identifications et des séductions de l’Un (l’Etat).
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La subjectivation politique
Ce qu’il y a à penser, maintenant, ce n’est pas le sort des grands sujets
de l’action politique (la classe ouvrière, par exemple, les grands hommes de
l’histoire) ou des petits acteurs (ceux des petitss récits), mais plutôt la
constitution concrète de la capacité de n’importe qui à pouvoir affirmer :
« je suis capable », selon les principes de la démocratie définis ci-dessus.
Cela pourrait impliquer l’action de collectifs, à condition de préciser que
ces derniers doivent reposer, bien entendu, sur des individus valorisés pour
leurs capacités à penser le monde par eux-mêmes.
L’action politique ne réclame ni un Parti ordonnateur ni une
classe-sujet de l’histoire de référence – nul destin d’un sujet de l’histoire ne
naît par causalité de la situation et de la théorie ; nul sujet présent à soi et
totalisant –, mais elle ne doit pas céder non plus aux délices des aventuriers
et autres baroudeurs, pas plus qu’elle ne peut se contenter d’exalter pour soi
la puissance conflictuelle du multiple20. Certes, si, chez Rancière, en
matière politique, il ne s’agit pas primordialement de fédérer des forces en
une organisation, il n’est pas exclu que cela puisse se réaliser, sous des
formes que, toutefois, le philosophe ne précise pas, dans les ouvrages que
nous avons utilisés pour réaliser cette synthèse. Il y reviendra sans doute à
un moment ou un autre21. De par la référence à l’émancipation, on ne sera
pas surpris en revanche d’observer qu’il reste très attentif à analyser la
constitution des sujets politiques à partir de leur vocation à universaliser
des conflits22, et que le nom de « peuple » (qui n’est pas le nom d’une
classe parmi d’autres) synthétise toujours un tort historique et un type de

20
Rancière vise en ce dernier point les thèses de Jean-François Lyotard, condamnées
notamment en ME, p. 119 sq.
21
Et déjà dans La philosophie déplacée, Autour de Jacques Rancière, Paris Horlieu
Editions, p. 514 : « Je ne récuse pas cette question ». Cependant, dans une interview à la
revue Vacarme, n°9, il précise : « On peut assimiler cela (mon attitude) à un retrait
théoricien, d’autant plus qu’il m’est, depuis assez longtemps, devenu impossible
d’adhérer au discours de quelque collectif que ce soit. Il m’arrive d’en rejoindre certains
dans la rue, sur des objets particuliers, mais quand j’entends leur discours, je m’y sens
étranger ».
22
Sur le « rien qui est tout » (pauvres antiques, tiers état, prolétariat), cf. LM, p. 28, 39 sq.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 175

lutte des sans-part.


Quoi qu’il en soit, l’argumentation fait surgir le concept de
subjectivation politique23 au droit même de la question suivante : comment

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changer la configuration des données sensibles et construire les formes d’un
monde à venir à l’intérieur du monde existant, sans céder du terrain à une
théorie de l’aliénation et de la fausse conscience ? Telle se présente la
condition primordiale d’une théorie nouvelle du sujet politique.
Jusqu’alors, par héritage marxiste interposé, pour une grande part,
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mais d’ailleurs pas seulement, l’approche de cette question du sujet


politique était conditionnée par la notion de prise de conscience des
conditions sociales et historiques, au risque de déboucher sur une
valorisation de la composante identitaire des mouvements politiques. En
pleine cohérence avec un concept d’aliénation – la conscience est toujours
en retard sur la réalité, du moins tant que la science ne l’éclaire pas ; les
dominés sont dominés à mesure de leur méconnaissance de la vérité ; la
désaliénation, en revanche, promet une reconstitution de l’identité première
longtemps recouverte – qui émanait des théories de la domination et de la
Science salvatrice, le militant politique était censé relever le défi du statu
quo à partir d’une élévation sublime de soi-même à la pleine conscience de
sa condition d’aliéné, dont on pouvait attendre un retour à son essence
d’être libre. Autant dire que l’approche trouvait sa cohérence dans un acte
d’auto-réflexion d’une entité déjà existante pour elle-même. Mais le prix à
payer pour laisser se déployer une telle théorie n’est-il pas que l’identique
devient primordial alors qu’il n’est pas compatible avec l’idée même d’un
devenir ou de l’histoire ?
Assurément, affirme Rancière, en déplaçant la question. Le sujet de la
subjectivation (celui qui prend part, celui qui affirme « je suis capable »), le
sujet politique même, n’existe pas avant l’action (révolte, soulèvement,
arrachement, décrochage), comme sujet déjà constitué qui se lance ensuite
dans la politique. Son acte de « subjectivation » ne consiste pas en une prise
de conscience, celle d’un en soi qui deviendrait pour soi et reviendrait à soi,
impulsée par le secours de la théorie enfin apportée à lui de l’extérieur. La
logique de la subjectivation, qui n’aboutit aucunement à définir un modèle
exclusif, se joue dans l’action elle-même, dans l’action par laquelle tel ou
tel être humain se désidentifie et se déclasse par rapport à un partage du

23
Que l’on ne confondra pas avec le concept de subjectivation foucaldien. Rancière
précise, à l’égard de Foucault, que « nulle part, il ne considère une sphère spécifique
d’actes que l’on pourrait nommer actes de subjectivation politique. Je ne pense pas qu’il
se soit jamais intéressé à définir une théorie de la subjectivation politique au sens où je
l’entends, celui d’une reconfiguration polémique des données communes. Ce qui
l’intéresse, ce n’est pas le commun polémique, c’est le gouvernement de soi et des
autres » (Interview dans Multitudes).
176 L’Action

sensible régnant, en faisant jouer le savoir dans l’action elle-même. En


refusant, par le pouvoir performatif de la parole, une assignation (« tu » es
homme, femme, ouvrier, noir, …), la personne de référence s’institue

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politiquement, et ceci au moment même où elle déplace les noms à elle
donnés (prolétaire, mari, ...), où elle rend visible ce qui ne l’était guère sous
la domination du partage de référence. La subjectivation ne donne pas la
clef du mode d’approche d’une nouvelle situation prévisible, elle cerne plus
exactement le processus de construction de soi comme sujet à partir de la
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présupposition de l’égalité : « je peux écrire », « je peux prendre la


parole », … Elle consiste à refuser de croire que seul est ce qui est, à
apprendre à lier ce qui est et ce qui sera, sans confier à d’autres le soin de
faire advenir quelque chose. L’action politique — la mise en acte de
l’égalité — suppose donc une revendication forte et implique une mise en
question de l’identité à partir de laquelle se pose la revendication. La
subjectivation rend possible l’impossible, en quoi elle donne bien la clef de
l’action politique.
Ce processus de subjectivation commence toujours dans et par des
sujets flottants, déréglant les choses établies parfois dans des « espaces
culturels mixtes », dans lesquels s’apprennent ou se renforcent les
subjectivations, au moment même où elles brouillent les distinctions
établies. Par exemple, dans les cafés, les théâtres, au cœur des
attroupements ou des spectacles de rue24. Au cours de ces rencontres, de ces
dialogues et de ces confrontations, des trajectoires se nouent. Mais elles se
nouent bien au sein même des entrecroisements entre disciplines et
indisciplines, en introduisant des lignes de fractures de plus en plus
tranchées.
Appliquée aux citoyennes et aux citoyens, cette philosophie politique
de la politique inflige à notre manière de penser la politique une mutation
complète. Penser la politique, c’est penser une politique de l’écart sans
cesse renouvelé. Une politique du choc et de la performance, pour
reprendre un terme qui relève de l’esthétique, d’un choc qui fait entrer en
jeu un autre rapport du visible et du dicible, comme le montage dialectique,
en matière artistique, fragmente les continus, éloigne les termes
habituellement rassemblés en faisant jaillir de nouvelles donnes, rapproche
les hétérogènes.
Voilà qui suffirait à justifier le point d’aboutissement auquel nous en
arrivons : la philosophie de Rancière se donne pour une philosophie
politique de l’émancipation ou de l’écart à partir de la présupposition de
l’égalité. Cette philosophie fait des chocs introduits dans le partage du
sensible « de petits instruments de mesure, propres à faire apparaître une

24
Les scènes du peuple, Paris, Horlieu Editions, 2003, p. 211.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 177

puissance de communauté disruptive, qui impose elle–même une autre


mesure ». Telle est sa façon de rendre compte de l’histoire en train de
s’accomplir : « La rencontre des incompatibles y met en évidence le

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pouvoir d’une autre communauté imposant une autre mesure ». Cela,
quoique sans téléologie, sans utopie, sans finalité.

De l’action politique aux scènes de l’histoire


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Si quelque chose de nouveau est toujours envisageable en général,


aucune fin de l’histoire ou réalisation définitive de la justice n’est possible,
et nous ne sommes pas aussi impuissants qu’on nous le fait croire. Mais
c’est que nous ne quittons jamais non plus le terrain de l’histoire et d’une
histoire discontinue, ne répondant à aucune nécessité et à aucune linéarité25.
Une telle affirmation de la contingence des choses revêt ici une
importance primordiale. Rancière refuse encore de réduire les actions à des
déterminations externes. Il récuse le sociologisme et l’historicisme. Est-ce
par goût du singulier et donc ici par goût de l’action singulière ? Toujours
est-il que, chez lui, les actions ne s’enchaînent pas par un mouvement
nécessaire et ininterrompu de cause à effet.
Comment ne pas comprendre à nouveau que parler d’histoire, dans
une telle perspective, cela ne saurait consister à se concentrer sur les formes
de conquête du pouvoir, à penser l’unité de l’histoire du monde à partir
d’une téléologie ou à valoriser un surplomb dialectique projeté sur tel ou tel
événement ? Plus encore : nous sommes sortis de l’âge de l’histoire dans
lequel se concentrent ces lectures « dépolitisées » de l’histoire, c’est-à-dire
de cette époque durant laquelle l’histoire a été pensée soit comme
enchaînement causal linéaire et téléologique, soit comme processus de
production d’une vérité de la communauté humaine accentuant le déni du
politique. Pour autant, il y a bien de l’histoire. Nous avons toujours à « faire
(agir) l’histoire », et une histoire qui ne quitte pas la perspective des
révolutions, même si la notion de révolution devient plus modeste en ce
qu’elle désigne désormais des opérateurs de disjonction plus nombreux,
plus dispersés et plus cantonnés. Au reste, Rancière préfère le terme de
« révolte » à celui de « révolution », substituant, dans le même temps une
« logique » de la révolte à la discipline partidaire de la révolution. Partout il

25
« Le tournant éthique n’est pas une nécessité historique. Pour la simple raison qu’il n’y
a pas de nécessité historique du tout » (ME, p. 172). Cf. aussi interview ET.net : « Ce que
je n’ai pas gardé, c’est le scientisme dominant, la foi dans une forme de nécessité
historique, objective de l’émancipation. Ma position, très rapidement, s’est au contraire
appuyée sur l’idée d’une contingence fondamentale de l’ordre existant, sur l’idée que
toute émancipation était en quelque sorte un processus contingent ». Idem dans L’espace
des mots, Nantes, 2004, p. 11.
178 L’Action

y a du tort, partout du surgissement plus ou moins étouffé et efficace.


L’histoire, qui n’est réductible ni à ce qu’en énonce le discours de
l’historien ni à l’histoire de l’historiographie26, est concentrée dans les

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projets d’émancipation que l’humanité ne cesse de forger et qui n’ont
aucune raison de revêtir l’aspect d’un modèle privilégié (la Révolution
française ou la révolution marxiste), d’autant que ces modèles sont en
général pris dans une référence à l’Etat à laquelle Rancière ne souhaite pas
sacrifier. D’une certaine manière même, l’histoire se manifeste surtout dans
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les figures de l’émancipation les plus modestes, celles que Rancière nous
conduit à croiser dans son œuvre : les prolétaires de la nuit (La nuit des
prolétaires), les Jacotot (Le maître ignorant), Jeanne Deroin (La
mésentente), Claude Genoux (Courts voyages au pays du peuple), Louis-
Auguste Blanqui (Aux bords du politique) et autres Louis-Gabriel Gauny
(Le philosophe plébéien). Et les luttes courageuses entreprises par ces
figures nous font toujours « gagner » quelque chose, au prix d’intégrer un
ordre de tressage remanié. L’histoire, l’histoire effective, définit l’action de
l’homme sur son temps, la production de discontinuités. Elle doit par
conséquent nous rendre sans cesse attentifs aux plus impensables des
surgissements. Par l’histoire, nous apprenons que l’impensable est toujours
possible, et d’une certaine façon, hante chaque présent de virtualités prêtes
à surgir.
La fonction polémique de la réflexion sur l’histoire a bien pris sa
source dans la volonté de remettre en avant la question de l’émancipation
dans son rôle de contrer toute distribution inégalitaire de fonctions ou de
positions. Elle contribue à reconduire au premier plan l’agir humain et ses
modes spécifiques de réalisation.
Un mot encore, au-delà de cette description sommaire de la
conception ranciérienne de l’action et de l’histoire : l’histoire manifeste la
foule des occasions saisies par les hommes pour mettre à nu les torts qu’ils
fabriquent eux-mêmes. L’histoire prouve la propriété qu’à l’être humain
d’être un animal littéraire27, pensant et parlant, si l’on veut jouer à nouveau
avec la formule d’Aristote (un animal de cité, écrivait-il). Ceci au sens où
l’homme est certes un animal politique et historique, au fond, mais vivant
son existence au travers de représentations de lui-même et du monde qu’il
se donne, notamment par et dans le récit historique. L’histoire met en avant
la propriété inventive de la parole et de l’écrit – le littéraire – au cœur de
l’action même, son caractère normatif parfois, mais aussi son caractère
révolutionnaire et indéterminé. Enfin, l’histoire manifeste la capacité
humaine à perpétuer la volonté de lutter contre l’insupportable, au point

26
Cf. Les mots de l’histoire, Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
27
PS, p. 63.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 179

que, en dépit des impressions à nous données de l’histoire par certains


livres ainsi titrés, l’histoire met en scène le compte que nous avons à rendre
des « énergies politiques du refus »28, représentant la variété infinie des

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ressources du changement. Il devrait même être de la tâche de l’historien
d’inventer, pour penser et raconter ces mouvements, des catégories
nouvelles de pensée, des schèmes narratifs et un style nouveaux !
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Des interrogations
Une chose désormais est claire : « Il n’y a de politique que par
l’interruption, la torsion première qui institue la politique comme le
déploiement d’un tort ou d’un litige fondamental »29. Mais d’autres
questions ne sont pas réglées pour autant. La preuve en est que les derniers
mots du paragraphe précédent retiennent à nouveau l’essentiel de la critique
adressée par Rancière à la théorie politique régnante : les intellectuels ne
possèdent pas la science du moment juste, science avec laquelle ils
pourraient aller au peuple afin de lui servir de guide. De surcroît, il n’est
pas de « bon moment » en politique. Il faut même savoir intervenir à
contretemps.
Néanmoins, on ne peut éviter la suspicion d’une victoire un peu
instable de cette thèse. En effet, l’obstination à renvoyer la politique à
l’irruption des sans-part, dans le mouvement même de la subjectivation
impulsé par un tort, n’oblige-t-elle pas à dissocier deux approches de la
pratique politique : celle que Rancière emploie relativement à des pratiques
accomplies et celle de sa propre pratique. Pour la première, les ouvrages de
l’auteur abondent en exemples et en références. Pour la seconde, en
revanche, la perplexité est grande. Et elle est d’autant plus grande qu’il
conviendrait de livrer ici une double clef, celle des principes
d’engendrement des changements et transitions tels que Rancière les
conçoit – et on n’a presque aucun éclaircissement sur ce point des passages
et des ruptures d’une régime à un autre, dans les ouvrages de l’auteur, ce
qui nous renvoie à nouveau à la contingence, excluant ainsi les médiations
et les charnières, probablement trop liées aux philosophies de l’histoire et
au marxisme, à ses yeux –, et celle de la définition de sa propre pratique
d’intellectuel, de la fonction de penser.
Suffit-il, relativement au second point notamment – la difficulté d’être
un intellectuel de nos jours et la définition de son rôle spécifique vis-à-vis
de la société –, de nourrir pour seule pratique la constitution d’une
vigilance ou d’une attention portée aux manifestations irruptives ou

28
ME, p. 67.
29
LM, p. 33, 38.
180 L’Action

intermittentes ? Doit-on se contenter d’assigner à la pratique politique de


l’intellectuel soit l’unique soin de mesurer les écarts provoqués et leur
impact sur les reconfigurations (position objectiviste renouvelée, position

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de monopole dans la distribution sociale des fonctions), soit l’obligation
d’intervenir sur les lignes de partage du sensible, afin de renforcer les
reconfigurations du champ de la perception des individus (position
subjectivante de celui qui cherche au moins à briser le lien entre savoir et
pouvoir) ? Ou bien une position de témoin ou bien une pratique
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d’accompagnement30, en somme ? Une pratique qui viserait uniquement à


rendre à chacun la confiance dans sa capacité à penser, parler et transformer
la situation présente.
Ce qui est certain, sur ce point encore, c’est que l’intellectuel, s’il veut
devenir ranciérien, n’est au service ni d’un pouvoir ni d’une science. Et
l’intellectuel philosophe ne peut continuer à rêver de faire de la philosophie
une pratique de l’opposition entre des thèses, thèses contre thèses, dans un
milieu confiné, dans un jeu qui l’expose à se soumettre au partage du droit
de parler garanti par les institutions, au marché du savoir et aux partages en
cours. Dans cette pratique, il se rend adéquat aux objectivations requises de
lui et n’agit plus sur aucune conjoncture. L’intellectuel ranciérien a
vocation lui aussi à la désidentification. N’est-ce pas par ce trait, au fond,
que Rancière demeure le plus proche des perspectives de Gilles Deleuze (le
devenir), de Michel Foucault (le souci de soi) et de Jacques Derrida (la
déconstruction), dans une communauté de résistance contemporaine ? Un
autre éthos des intellectuels.
Afin de parfaire encore notre parcours, il faut ajouter à ce qui précède
quelques mots qui permettent de rendre sensibles quelques points de
discussion à reprendre désormais. Il convient effectivement, en premier
lieu, d’examiner de près la « métaphysique » du philosophe, sa thèse
portant sur la contingence pure, dans la mesure où elle a de grandes
incidences sur l’ensemble du raisonnement et en particulier sur l’idée selon
laquelle l’action politique ne saurait se soumettre à une finalité ou à une
idée de la justice. Nous ne pouvons nous abstenir de relever ce qui risque
de passer pour un aval donné à l’aveuglement et l’impuissance en matière
politique. Certes, celui qui croit agir, lorsqu’il s’agit du réformisme n’agit
pas, mais celui qui agit autrement engendre-t-il systématiquement de
profondes transformations du statu quo ? « Se faire compter », tel semble

30
Cf. Kristin Ross, « Rancière à contretemps », in La philosophie déplacée, op.cit., p.
206 : « la pensée de Rancière ne semble pas ouvrir sur une praxis…. ». Et sur le principe
d’engendrement des changements : la praxis chez Rancière changerait de sens, « elle
constituerait une vigilance ou une attention portée aux manifestations intermittentes… ».
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 181

être l’idéal. Mais dans une dualité police/politique qui risque bien de n’être
jamais assurément assez contradictoire.
Sans doute faudrait-il rappeler que dans l’action même des mondes

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communs peuvent s’élaborer, en archipels et en coordinations, permettant
d’échapper à l’impression d’une fatalité factice de l’action, non soumise à
des conditions historiques, et engageant l’humanité à chaque fois dans la
voie de conflits sans autre issue qu’un déplacement des partages et sans
autre résultat possible que le rapport écart-pratique des écarts-choc à
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l’infini.
C’est vraisemblablement là, le point autour duquel les polémiques les
plus sérieuses doivent être entreprises. Car pour le reste, s’il est possible de
discuter encore nombre de propos : le statut des intellectuels, de
l’esthétique, le rapport entre esthétique et art contemporain, l’absence d’une
théorie du jugement et de la formation des esprits dans l’action, ..., la
tension avec les écrits de Rancière sera sans doute moins vive.

***

Critique des conceptions classiques de l’action, la philosophie de


Jacques Rancière ne nous épargne aucun effort conceptuel. Tant mieux,
même, si elle nous place dans un certain inconfort théorique et pratique.
Elle nous oblige, de ce fait, à devenir contemporains de notre époque.
Elle s’attaque, en effet, aux formes de pensée de l’action qui ont
structuré le monde pensant et régnant de la fin du XXème siècle, notamment
parce qu’elles auraient rendu les humains impuissants, à force de théorie de
l’aliénation, de définition d’un monde caché (à retrouver ou pour lequel la
réduction aux choses mêmes définirait la philosophie). Elle tend à
remplacer, par exemple, le marxisme, la théorie de l’aliénation, celle des
classes et celle des intellectuels universels, par des découpes et des
observations qui ne frayent plus avec les mêmes accentuations, sans pour
autant retomber dans le mythe d’une fin de l’histoire ou la déclaration
péremptoire d’une abolition nécessaire de l’action. En cela d’ailleurs elle ne
cède à aucune nostalgie ni à aucune tentative de revaloriser ce qui est
désormais « perdu ». Elle ne cède rien non plus à la fausse gloire des
intellectuels qui croient nécessaire aujourd’hui de chanter les vertus de la
vie publique en approfondissant la mise à l’écart de la politique, en
participant à la juridicisation de la politique, en circulant entre la vie
gouvernementale et le monde médiatique31.

31
A cet égard, on pourrait terminer en mettant en parallèle deux intellectuels
contemporains importants, dans des genres différents : Rancière et Peter Sloterdijk :
182 L’Action

Ces dispositions n’augmentent-elles pas notre impuissance ?


C’est à nous maintenant de replacer quelque confiance dans la
puissance humaine, dans la recherche de formules politiques qui

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conviennent à notre époque, et qui permettent de fomenter des essais pour
transformer ce qui est. Car la leçon primordiale de Rancière consiste à
redonner confiance en une action possible, et la confiance en soi dans une
action envisageable. Elle entraîne sans cesse à faire l’essai de chemins
inédits, de nouveaux projets d’émancipation, dans la pleine conscience du
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fait qu’il n’existe pas de modèle exclusif de subjectivation. Chaque


subjectivation, d’ailleurs, est nécessairement provisoire et locale32. Par
conséquent aussi multiple dans ses figures, paroles, stratégies.
La vie du penseur ranciérien qui en témoigne est toute tissée de
l’instable, de l’effraction de l’écart et de l’invention du désidentifié. Elle
veut se vouer à la fois à la réinsertion du sans-part dans le langage et au
dérèglement de l’ordre existant.

même discipline d’enseignement et travail de recherche autour et à partir de l’esthétique.


Comme si l’esthétique était bien devenue le lieu des controverses essentielles du temps.
32
Tout « sujet politique est une espèce d’instance théâtrale provisoire et locale »,
Entretien avec Jacques Rancière, Dissonance 1, 2004, Internet.

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