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RANCIÈRE
Christian Ruby
Vrin | « Le Philosophoire »
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2007/2 n° 29 | pages 165 à 182
ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380312
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Le sens de l’action
dans la philosophie de Jacques Rancière
Christian Ruby
1
Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, p. 13.
2
La Leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, p. 154.
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conceptualités. La bonne formule est alors moins celle qui canalise l’action
dans une pensée de la domination et du pouvoir que la suivante : le mode
de l’action, c’est de lever les interdits, des impossibilités, en désignant
l’objet du conflit comme visible ; le sens de l’action, c’est de manifester
l’hétérogène ; la fin de l’action n’est pas de s’insérer dans ce qui est, mais
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3
La Mésentente, politique et philosophie (LM), Paris, Seuil, 1995, p. 108.
4
Aux bords du politique (BP), Paris, Gallimard, 1998, p. 226.
5
LM, p. 55.
6
Malaise dans l’esthétique (ME), Paris, Galilée, 2004, p. 71.
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penser leur action au moment même où ils la réalisent (à moins que cette
réalisation ne soit une pensée).
Restent évidemment des questions. La culture du dissentiment peut-
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elle permettre à chacun de s’accorder avec soi et avec les autres pour
construire un autre régime politique ? Comment penser le lien entre cette
théorie de l’action et la contingence des choses, affirmation propre à cette
théorie ? Si l’action constitue une manière de rendre visible l’injustice, en
l’énonçant malgré les interdits, pourquoi ne peut-on pourtant jamais prédire
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BP, p. 18 : « Penser la politique, c’est en effet penser la nature et les actes de son sujet
spécifique, au lieu de les déduire d’une théorie générale du sujet qui toujours les ramène
vers la question du sujet du pouvoir ».
8
cf. Les ouvrages d’André Leroi-Gourhan (Le Geste et la Parole, vol. I : Technique et
Langage, Paris, Albin Michel, 1964, vol. II : La Mémoire et les Rythmes, ibid., 1965), de
Gilbert Simondon (Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier,1969, rééd.
augm. 1989).
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enchantements de la technique9. En un mot, action et humain, action et
technique, action et nature, mais aussi action et modernité sont des
assemblages ou des balancements qui ne relèvent d’aucune d’essence. En
revanche, ainsi ajustés dans le montage d’une multiplicité de fictions de la
destination humaine érigées en fictions de la société entière, ils dessinent
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9
On n’oubliera pas que la pensée de Rancière est concomitante de l’ampleur prise
publiquement par les thèses de Hannah Arendt, par la théorie de l’agir communicationnel
de Jürgen Habermas, etc.
10
LM, p. 34.
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certaines actions ont plus de valeur que d’autres (certaines actions ne sont
d’ailleurs pas dicibles : celles des esclaves et des femmes, par différence
avec celles des artisans et les techniciens, ce qui se monnaie, chez Aristote,
dans la trilogie : théorie/pratique/poïétique).
Le deuxième volet de cette première scène englobe une multitude de
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11
Cf. Par exemple, LM, p. 95sq. ou Le partage du sensible, Esthétique et politique (PS),
Paris, La Fabrique, 2000, p. 67.
12
La nuit des prolétaires, archives du rêve ouvrier (NP), Paris, Fayard, 1981.
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Rancière refuse de réfléchir sur le design dans le cadre d’une histoire
autonome de la technique. Sacrifier à une telle perspective reviendrait à
réduire la question de la technique à celle d’un simple medium, en laissant
croire que le medium, dans une activité quelconque, pourrait être considéré,
selon les cas, comme essentiel ou inessentiel. Or, nous l’avons précisé, le
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13
« La surface du design », in Le destin de la technique, Paris, La Fabrique, 2003, p. 105
sq. En PS (p. 69), cependant, Rancière souligne déjà la nécessité de réfuter l’idée de la
technique conçue comme imposition d’une forme à une matière, idée dans laquelle il lit le
partage du sensible platonicien impliquant un partage des occupations qui soutient la
répartition des domaines d’activité.
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contentons-nous d’indiquer la signification proprement ranciérienne de ce
terme. Parler d’émancipation, c’est parler d’une action dont l’effet a
vocation à reconfigurer le champ de perception d’un individu en brisant les
frontières qui l’excluent d’un territoire ou d’une compétence.
L’émancipation se définit assurément par l’acte de travailler à l’analyse de
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Parce que la requête d’une telle réduction renvoie toujours à un exercice du pouvoir,
exercice qui est lui-même lié à l’inégalité (entre ceux qui l’exercent et ceux qui le
subissent), donc on tourne en cercle.
15
Sur ce dernier concept, il conviendrait de mettre en parallèle les travaux de Michel
Foucault (la souveraineté comme masque du pouvoir) et ceux de Jacques Derrida (et la
déconstruction de la souveraineté), avec ceux de Rancière.
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intérêts d’une communauté, ou sous la forme d’une politique du
rassemblement qui paradoxalement hait le rassemblé. A quoi s’ajoute ceci :
pas plus qu’on ne saurait imputer à la politique une essence, par exemple
celle de forger l’être-en-commun des hommes, de forger des
rassemblements ou de statuer sur les commandements et le pouvoir, on ne
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La politique n’est ni un domaine à part ni un sous-domaine ni un produit d’appel pour
la philosophie : « la politique n’est pas l’art de diriger les communautés, elle est une
forme disensuelle de l’agir humain, une exception aux règles selon lesquelles s’opèrent le
rassemblement et le commandement des groupes humains. La démocratie n’est ni une
forme de gouvernement, ni un style de vie sociale, elle est le mode de subjectivation par
lequel existent des sujets politiques. Cette double contre-affirmation suppose une rupture
avec l’idée du politique comme essence de l’être-en-commun. Elle aboutit à séparer la
pensée de la politique de la pensée du pouvoir » (BP, p. 16), mais aussi LM, p. 55.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 173
régime en place. L’égalité n’a pas été pour eux un horizon à atteindre, au
risque d’en reporter toujours la réalisation à plus tard. Elle a toujours été le
présupposé de leurs activités de déplacement, de déport des limites et des
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frontières. Elle n’a pas fait l’objet d’autre chose que d’actes et de
déclarations, dont la principale a été ce « je suis capable ».
À cet égard, l’égalité passe pour le nom de la véritable et seule
légitimité reconnue par Rancière afin de poser correctement le problème de
l’action politique en tant qu’elle remet en jeu des agencements. Et ceci
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17
LM, p. 12.
18
De là la critique du thème de la démocratie conçue comme égalisation des conditions,
selon Alexis de Tocqueville, La Haine de la démocratie (HD), Paris, La Fabrique, 2005.
L’idée est fort bien relevée par Miguel Abensour, La démocratie contre l’Etat (Paris, Le
Félin, p. 10) : « Dans la pensée contemporaine qui identifie à tort la démocratie au
gouvernement représentatif ou à l’Etat de droit, seul Jacques Rancière nous semble
préserver l’intuition de Marx quant à l’être, quant à la disposition anti-étatique de la
démocratie ».
19
HD, p. 106.
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philosophes qui, depuis longtemps, ont réélaboré la question de l’altérité et
de l’autre, en la composant à partir du refus des consensus, des
identifications et des séductions de l’Un (l’Etat).
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La subjectivation politique
Ce qu’il y a à penser, maintenant, ce n’est pas le sort des grands sujets
de l’action politique (la classe ouvrière, par exemple, les grands hommes de
l’histoire) ou des petits acteurs (ceux des petitss récits), mais plutôt la
constitution concrète de la capacité de n’importe qui à pouvoir affirmer :
« je suis capable », selon les principes de la démocratie définis ci-dessus.
Cela pourrait impliquer l’action de collectifs, à condition de préciser que
ces derniers doivent reposer, bien entendu, sur des individus valorisés pour
leurs capacités à penser le monde par eux-mêmes.
L’action politique ne réclame ni un Parti ordonnateur ni une
classe-sujet de l’histoire de référence – nul destin d’un sujet de l’histoire ne
naît par causalité de la situation et de la théorie ; nul sujet présent à soi et
totalisant –, mais elle ne doit pas céder non plus aux délices des aventuriers
et autres baroudeurs, pas plus qu’elle ne peut se contenter d’exalter pour soi
la puissance conflictuelle du multiple20. Certes, si, chez Rancière, en
matière politique, il ne s’agit pas primordialement de fédérer des forces en
une organisation, il n’est pas exclu que cela puisse se réaliser, sous des
formes que, toutefois, le philosophe ne précise pas, dans les ouvrages que
nous avons utilisés pour réaliser cette synthèse. Il y reviendra sans doute à
un moment ou un autre21. De par la référence à l’émancipation, on ne sera
pas surpris en revanche d’observer qu’il reste très attentif à analyser la
constitution des sujets politiques à partir de leur vocation à universaliser
des conflits22, et que le nom de « peuple » (qui n’est pas le nom d’une
classe parmi d’autres) synthétise toujours un tort historique et un type de
20
Rancière vise en ce dernier point les thèses de Jean-François Lyotard, condamnées
notamment en ME, p. 119 sq.
21
Et déjà dans La philosophie déplacée, Autour de Jacques Rancière, Paris Horlieu
Editions, p. 514 : « Je ne récuse pas cette question ». Cependant, dans une interview à la
revue Vacarme, n°9, il précise : « On peut assimiler cela (mon attitude) à un retrait
théoricien, d’autant plus qu’il m’est, depuis assez longtemps, devenu impossible
d’adhérer au discours de quelque collectif que ce soit. Il m’arrive d’en rejoindre certains
dans la rue, sur des objets particuliers, mais quand j’entends leur discours, je m’y sens
étranger ».
22
Sur le « rien qui est tout » (pauvres antiques, tiers état, prolétariat), cf. LM, p. 28, 39 sq.
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changer la configuration des données sensibles et construire les formes d’un
monde à venir à l’intérieur du monde existant, sans céder du terrain à une
théorie de l’aliénation et de la fausse conscience ? Telle se présente la
condition primordiale d’une théorie nouvelle du sujet politique.
Jusqu’alors, par héritage marxiste interposé, pour une grande part,
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Que l’on ne confondra pas avec le concept de subjectivation foucaldien. Rancière
précise, à l’égard de Foucault, que « nulle part, il ne considère une sphère spécifique
d’actes que l’on pourrait nommer actes de subjectivation politique. Je ne pense pas qu’il
se soit jamais intéressé à définir une théorie de la subjectivation politique au sens où je
l’entends, celui d’une reconfiguration polémique des données communes. Ce qui
l’intéresse, ce n’est pas le commun polémique, c’est le gouvernement de soi et des
autres » (Interview dans Multitudes).
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politiquement, et ceci au moment même où elle déplace les noms à elle
donnés (prolétaire, mari, ...), où elle rend visible ce qui ne l’était guère sous
la domination du partage de référence. La subjectivation ne donne pas la
clef du mode d’approche d’une nouvelle situation prévisible, elle cerne plus
exactement le processus de construction de soi comme sujet à partir de la
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24
Les scènes du peuple, Paris, Horlieu Editions, 2003, p. 211.
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pouvoir d’une autre communauté imposant une autre mesure ». Cela,
quoique sans téléologie, sans utopie, sans finalité.
25
« Le tournant éthique n’est pas une nécessité historique. Pour la simple raison qu’il n’y
a pas de nécessité historique du tout » (ME, p. 172). Cf. aussi interview ET.net : « Ce que
je n’ai pas gardé, c’est le scientisme dominant, la foi dans une forme de nécessité
historique, objective de l’émancipation. Ma position, très rapidement, s’est au contraire
appuyée sur l’idée d’une contingence fondamentale de l’ordre existant, sur l’idée que
toute émancipation était en quelque sorte un processus contingent ». Idem dans L’espace
des mots, Nantes, 2004, p. 11.
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projets d’émancipation que l’humanité ne cesse de forger et qui n’ont
aucune raison de revêtir l’aspect d’un modèle privilégié (la Révolution
française ou la révolution marxiste), d’autant que ces modèles sont en
général pris dans une référence à l’Etat à laquelle Rancière ne souhaite pas
sacrifier. D’une certaine manière même, l’histoire se manifeste surtout dans
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les figures de l’émancipation les plus modestes, celles que Rancière nous
conduit à croiser dans son œuvre : les prolétaires de la nuit (La nuit des
prolétaires), les Jacotot (Le maître ignorant), Jeanne Deroin (La
mésentente), Claude Genoux (Courts voyages au pays du peuple), Louis-
Auguste Blanqui (Aux bords du politique) et autres Louis-Gabriel Gauny
(Le philosophe plébéien). Et les luttes courageuses entreprises par ces
figures nous font toujours « gagner » quelque chose, au prix d’intégrer un
ordre de tressage remanié. L’histoire, l’histoire effective, définit l’action de
l’homme sur son temps, la production de discontinuités. Elle doit par
conséquent nous rendre sans cesse attentifs aux plus impensables des
surgissements. Par l’histoire, nous apprenons que l’impensable est toujours
possible, et d’une certaine façon, hante chaque présent de virtualités prêtes
à surgir.
La fonction polémique de la réflexion sur l’histoire a bien pris sa
source dans la volonté de remettre en avant la question de l’émancipation
dans son rôle de contrer toute distribution inégalitaire de fonctions ou de
positions. Elle contribue à reconduire au premier plan l’agir humain et ses
modes spécifiques de réalisation.
Un mot encore, au-delà de cette description sommaire de la
conception ranciérienne de l’action et de l’histoire : l’histoire manifeste la
foule des occasions saisies par les hommes pour mettre à nu les torts qu’ils
fabriquent eux-mêmes. L’histoire prouve la propriété qu’à l’être humain
d’être un animal littéraire27, pensant et parlant, si l’on veut jouer à nouveau
avec la formule d’Aristote (un animal de cité, écrivait-il). Ceci au sens où
l’homme est certes un animal politique et historique, au fond, mais vivant
son existence au travers de représentations de lui-même et du monde qu’il
se donne, notamment par et dans le récit historique. L’histoire met en avant
la propriété inventive de la parole et de l’écrit – le littéraire – au cœur de
l’action même, son caractère normatif parfois, mais aussi son caractère
révolutionnaire et indéterminé. Enfin, l’histoire manifeste la capacité
humaine à perpétuer la volonté de lutter contre l’insupportable, au point
26
Cf. Les mots de l’histoire, Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
27
PS, p. 63.
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 179
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ressources du changement. Il devrait même être de la tâche de l’historien
d’inventer, pour penser et raconter ces mouvements, des catégories
nouvelles de pensée, des schèmes narratifs et un style nouveaux !
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Des interrogations
Une chose désormais est claire : « Il n’y a de politique que par
l’interruption, la torsion première qui institue la politique comme le
déploiement d’un tort ou d’un litige fondamental »29. Mais d’autres
questions ne sont pas réglées pour autant. La preuve en est que les derniers
mots du paragraphe précédent retiennent à nouveau l’essentiel de la critique
adressée par Rancière à la théorie politique régnante : les intellectuels ne
possèdent pas la science du moment juste, science avec laquelle ils
pourraient aller au peuple afin de lui servir de guide. De surcroît, il n’est
pas de « bon moment » en politique. Il faut même savoir intervenir à
contretemps.
Néanmoins, on ne peut éviter la suspicion d’une victoire un peu
instable de cette thèse. En effet, l’obstination à renvoyer la politique à
l’irruption des sans-part, dans le mouvement même de la subjectivation
impulsé par un tort, n’oblige-t-elle pas à dissocier deux approches de la
pratique politique : celle que Rancière emploie relativement à des pratiques
accomplies et celle de sa propre pratique. Pour la première, les ouvrages de
l’auteur abondent en exemples et en références. Pour la seconde, en
revanche, la perplexité est grande. Et elle est d’autant plus grande qu’il
conviendrait de livrer ici une double clef, celle des principes
d’engendrement des changements et transitions tels que Rancière les
conçoit – et on n’a presque aucun éclaircissement sur ce point des passages
et des ruptures d’une régime à un autre, dans les ouvrages de l’auteur, ce
qui nous renvoie à nouveau à la contingence, excluant ainsi les médiations
et les charnières, probablement trop liées aux philosophies de l’histoire et
au marxisme, à ses yeux –, et celle de la définition de sa propre pratique
d’intellectuel, de la fonction de penser.
Suffit-il, relativement au second point notamment – la difficulté d’être
un intellectuel de nos jours et la définition de son rôle spécifique vis-à-vis
de la société –, de nourrir pour seule pratique la constitution d’une
vigilance ou d’une attention portée aux manifestations irruptives ou
28
ME, p. 67.
29
LM, p. 33, 38.
180 L’Action
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de monopole dans la distribution sociale des fonctions), soit l’obligation
d’intervenir sur les lignes de partage du sensible, afin de renforcer les
reconfigurations du champ de la perception des individus (position
subjectivante de celui qui cherche au moins à briser le lien entre savoir et
pouvoir) ? Ou bien une position de témoin ou bien une pratique
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Cf. Kristin Ross, « Rancière à contretemps », in La philosophie déplacée, op.cit., p.
206 : « la pensée de Rancière ne semble pas ouvrir sur une praxis…. ». Et sur le principe
d’engendrement des changements : la praxis chez Rancière changerait de sens, « elle
constituerait une vigilance ou une attention portée aux manifestations intermittentes… ».
Le sens de l’action dans la philosophie de Rancière 181
être l’idéal. Mais dans une dualité police/politique qui risque bien de n’être
jamais assurément assez contradictoire.
Sans doute faudrait-il rappeler que dans l’action même des mondes
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communs peuvent s’élaborer, en archipels et en coordinations, permettant
d’échapper à l’impression d’une fatalité factice de l’action, non soumise à
des conditions historiques, et engageant l’humanité à chaque fois dans la
voie de conflits sans autre issue qu’un déplacement des partages et sans
autre résultat possible que le rapport écart-pratique des écarts-choc à
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l’infini.
C’est vraisemblablement là, le point autour duquel les polémiques les
plus sérieuses doivent être entreprises. Car pour le reste, s’il est possible de
discuter encore nombre de propos : le statut des intellectuels, de
l’esthétique, le rapport entre esthétique et art contemporain, l’absence d’une
théorie du jugement et de la formation des esprits dans l’action, ..., la
tension avec les écrits de Rancière sera sans doute moins vive.
***
31
A cet égard, on pourrait terminer en mettant en parallèle deux intellectuels
contemporains importants, dans des genres différents : Rancière et Peter Sloterdijk :
182 L’Action
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conviennent à notre époque, et qui permettent de fomenter des essais pour
transformer ce qui est. Car la leçon primordiale de Rancière consiste à
redonner confiance en une action possible, et la confiance en soi dans une
action envisageable. Elle entraîne sans cesse à faire l’essai de chemins
inédits, de nouveaux projets d’émancipation, dans la pleine conscience du
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