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Le cours de la recherche

Économie morale,
subjectivité
et politique

par Janet Roitman


q uelles sont les limites de la morale ?
Curieusement, les chercheurs qui ont
avancé le concept d’« économie morale »
n’ont jamais osé se poser la question, c’est-à-dire s’interroger sur les présupposés
philosophiques de leur concept. Certes, rien n’oblige celui qui se consacre aux
rapports entre économie et culture à entrer dans ces spéculations ; mais sa tendance
à éluder la question du statut ontologique de la « morale » se retrouve pour la
« culture ». C’est dire que l’idée même d’« économie morale » amène à se deman-
der comment le concept ethnographique de « culture » a surgi dans le champ des
sciences sociales et comment il y est traité depuis.

Commençons avec E.P. Thompson, auquel on doit la notion d’économie morale,


et son superbe livre The Making of the English Working Class1, dans lequel il s’in-
terroge sur ce qu’on entend par « culture de la classe ouvrière ». Son travail est
une critique du concept purement matérialiste de classe. En étudiant le code moral
de la classe ouvrière, il démontre que la classe est un phénomène culturel autant
que matériel. Mais, en même temps, il dit bien que cette éthique n’était pas mono-
lithique : si le XIXe siècle anglais a vu se constituer dans les communautés ouvrières,
avec l’industrialisation et ses conséquences pour les travailleurs manuels, certaines
attitudes morales spécifiques, il existait une concurrence entre plusieurs « écono-
mies morales » – ou critiques culturelles des nouveaux rapports et pratiques éco-
nomiques – inspirées de mouvements tels que l’évangélisme, le revivalisme métho-
diste ou le chartisme. Et ces diverses représentations de la justice et de la vérité,
ces pratiques d’économie morale, qui nourrissaient les protestations populaires dans
un contexte de rupture socio-économique, avaient elles-mêmes à affronter l’uti-
litarisme et l’économie politique d’Adam Smith : en somme, des doctrines de
l’égalité spirituelle entre les hommes étaient en lutte contre une doctrine de l’éga-
lité économique entre l’homme et la machine.
Le livre de Thompson a été perçu comme une relecture de l’histoire de l’indus-
trialisation. Son concept d’économie morale lui a permis de montrer que le tra-
vail n’est jamais vraiment devenu une marchandise au cours de la Révolution
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industrielle, les relations économiques restant régulées par des normes (la réciprocité,
le devoir, l’humilité...) et des idéaux (la rédemption...) non économiques. Par la suite,
cette relecture a reçu l’appoint de travaux appliquant les méthodes de l’anthropo-
logie culturelle à l’histoire sociale2. Ils ont montré que la Révolution industrielle
est, au moins autant qu’une succession de crises économiques et politiques, une
période de crise culturelle profonde issue de la confrontation entre des conceptions
concurrentes de justice, de juste travail ou, en termes philosophiques, de « vie
bonne ». Pour ceux qui considèrent l’économie morale comme la clé de cette
crise, la résistance aux changements économiques et politiques apparemment iné-
luctables s’effectue alors au nom des idéaux culturels qui étayaient les anciens
rapports sociaux et qui se trouvent désormais menacés3. C’est poser en axiome la
réalité du libre marché et de la politique libérale : les classes laborieuses devien-
nent des symboles de « culture » face à l’« économique » et au « politique ».
William Reddy s’est efforcé de corriger cette vision romantique de l’histoire de
la classe ouvrière et de l’industrialisation en considérant les turbulences politiques
du début du XIXe siècle en termes d’ordres politiques concurrents4. Il conteste que
les réformes libérales aient réellement donné naissance à une société de marché.
Selon lui, l’extinction de l’ordre social traditionnel – accélérée par la marchandi-
sation de la terre, du travail et du capital – n’a jamais eu lieu : les transformations
du XIXe siècle ont donné naissance non à une « société de marché » mais à une
« culture de marché », c’est-à-dire que les mots du marché dominent le discours
depuis la fin du XVIIIe siècle. Sa thèse, selon laquelle le XIXe siècle ne vit pas
naître de véritable marché du travail5, ne concerne pas seulement, dit-il, « les
conditions économiques d’un moment et d’un lieu donnés, mais aussi le poids de
la culture dans la société humaine et le rôle joué par la classe et par le conflit social
dans la formation de la culture. Comment les gens en sont venus à admettre que
des marchés existaient là où il n’en existait point, et à ne penser leurs relations
sociales, pour l’essentiel, qu’en termes de marchandise et d’échange matériel alors
qu’elles impliquaient tant d’autres choses – la loyauté, la déférence, la foi, la peur,
l’hostilité – voilà les questions auxquelles il faut répondre »6.
Reddy se demande donc comment le langage du marché en est venu à dominer
le discours sans nécessairement provoquer de changements dans les pratiques de
production et d’échange du secteur textile. En ce sens, son concept d’économie
morale va au-delà de la défense, par certaines communautés, de leurs anciennes
normes morales : « Le caractère inadéquat du langage du marché s’offrait sans cesse
à l’attention du travailleur par les conditions mêmes de son travail. Devant ses yeux,
chaque jour, se passaient mille choses dont les calculs monétaires ne pouvaient rendre
compte »7. Les travailleurs du XIXe siècle formulaient, de fait, une critique des modes
d’évaluation du travail et des relations économiques. En ce sens, le soulèvement
politique ne peut être considéré comme la seule défense du passé face à la marche
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inexorable de l’économie et de la technique : c’est une lutte pour l’expression cri-


tique. Ce point est important car il permet de corriger l’opposition simpliste cul-
ture/économie qu’implique le concept même d’économie morale. Celui-ci est
passé de l’histoire sociale à la science politique, mais souvent sans réflexion critique
sur le concept de « culture » comme entité homogène.

Le plus célèbre avocat de l’économie morale en science politique est James Scott
qui, à partir de l’étude de communautés paysannes d’Asie du Sud-Est, a élaboré un
modèle d’échange entre patron et client, inégal mais moralement acceptable par
la paysannerie8. Selon Scott, la réaction des paysans aux empiétements du marché
est structurée par une certaine conception de la justice sociale, celle de la garan-
tie de la sécurité collective conçue comme droit à la survie : c’est ce qu’il appelle
une « éthique de la subsistance ». Cette économie morale, qui place très haut la
réciprocité entre patrons (propriétaires terriens) et clients (paysans), ainsi que cer-
tains droits et obligations, donne sa forme à la protestation sociale, en particulier
dans le contexte des bouleversements produits par l’irruption du capitalisme en
milieu rural.
Le concept d’économie morale selon Scott a eu un écho dans les discussions qui
ont agité les sciences politiques sur la nature des relations entre État et société, et
entre les communautés rurales et le marché. Dans la littérature africaniste par
exemple, Goran Hyden a proposé comme concept équivalent l’« économie de
l’affection », système de « liens affectifs fondés sur l’ascendance commune, la rési-
dence commune, etc. »9. L’échec de la marchandisation du travail est expliqué au
moyen de l’« exit option » de Hirschman : le travailleur rural africain « opte »
pour l’agriculture de subsistance afin d’« échapper » au marché. L’« économie de
l’affection » explique la résistance – ou l’indifférence – à l’égard de l’économie moné-
taire et de l’autorité régulatrice de l’État10. Pourtant, comme l’a montré l’anthro-
pologue Peter Geschiere, la monétarisation pénètre jusqu’au cœur des villages
africains les plus reculés, y compris dans les mariages et les cérémonies funéraires,
rendant insoutenable l’idée de cultures locales closes, restées à l’écart du marché11.
De fait, ces usages du concept d’économie morale, ou économie de l’affection,
opposent de manière caricaturale « culture » et « économie »12. Cette dichotomie
a structuré les débats qui ont d’abord opposé James Scott et Samuel Popkin, pour
tourner ensuite autour des travaux de Robert Bates. Popkin refuse de considérer
les paysans comme mus avant tout par la volonté de minimiser les risques13. Étu-
diant trois régions importantes du Vietnam, il critique la description « commu-
nautariste » des institutions vietnamiennes que propose la littérature de l’écono-
mie morale. Il affirme que les paysans n’étaient pas systématiquement guidés par
la volonté de maintenir le statu quo. Au contraire, ils ont cherché à promouvoir des
changements radicaux propres à améliorer leur situation économique, en rejoignant
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des mouvements collectifs qui étaient loin d’être de nature réactionnaire ou conser-
vatrice. Quant à Bates, il explique que c’étaient les structures du marché (cartels)
qui, dans l’Afrique coloniale, empêchaient les producteurs ruraux de tirer profit de
la commercialisation de leurs produits. Aussi ceux d’entre eux qui étaient « sou-
cieux de la valeur de leurs revenus » se joignirent-ils aux mouvements de libéra-
tion nationale pour améliorer leur situation. Comme Popkin, Bates interprète
l’action politique populaire dans une optique économiciste de progrès : les pro-
ducteurs ruraux ne se contentent pas de défendre un minimum vital, ils cherchent
à aller au-delà14.
Les critiques que l’on peut adresser à ce modèle fondé sur les « choix ration-
nels » – et qui pose que le comportement humain peut être déduit d’un modèle
d’action collective et de rationalité humaine – sont connues15. Réduire la signifi-
cation d’institutions sociales telles que la terre à un et un seul mécanisme explica-
tif, c’est s’interdire de prendre en compte des histoires sociales particulières qui pour-
tant déterminent, de façon multiple et souvent contradictoire, les valeurs et les modes
de raisonnement : la culture est alors quelque chose d’extérieur au processus social,
qui ne fait que lui donner du sens16. En outre, de telles théories nient la possibi-
lité d’interprétations multiples de la valeur dans un monde de pluralité culturelle.
Et pourtant, pour revenir à William Reddy, si le concept d’économie morale – qui
est au cœur de la critique des choix rationnels – peut éclairer la constitution cultu-
relle de la vie économique, des relations socio-économiques et de la mobilisation
politique, encore faut-il qu’il prenne en compte les mille formes de raisonnement
en concurrence dans un milieu donné. E.P. Thompson soulignait dès 1963 – sans
se douter que, ce faisant, il lançait l’immense débat « économie morale » contre
« choix rationnels » – que la rationalité est fonction des formes de raisonnement
dont usent les acteurs, non une propriété inhérente aux acteurs eux-mêmes. Il
faut donc s’intéresser plus aux fonctions de communication des normes qu’à leurs
fonctions de référence et, comme aucun système de normes n’œuvre isolément,
s’interroger sur les techniques conceptuelles ou discursives dont disposent les
acteurs individuels ou collectifs de la société étudiée.

Des anthropologues et des chercheurs en cultural studies se sont attaqués au mythe


de communautés isolées dont l’éthique économique serait restée à l’abri des flux
de marchandises, des désirs de consommation, des images médiatiques, des migra-
tions et des technologies de pointe. Aihwa Ong, étudiant la façon dont la « culture
chinoise » est devenue un imaginaire de modernité dans l’Asie contemporaine17,
décrit des « économies morales hiérarchiques ». Elle analyse des récits portant sur
les fondements moraux du développement et explore les techniques discursives qui
établissent des associations entre valeurs morales et performances économiques.
Selon elle, la culture politique singapourienne exerce un pouvoir de discipline sur
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les acteurs économiques parce qu’elle a élaboré une « économie morale d’obliga-
tions asymétriques entre les sujets et l’État ». Selon un modèle d’échange patron-
clients analogue à celui de Scott, cette économie morale se développe « sur la
base de valeurs “confucéennes” ou, plus récemment, “asiatiques”, comportant un
contrôle gouvernemental fort dans tous les domaines de la vie en échange de la
garantie par l’État du bien-être collectif »18. La préservation des familles est au cœur
de cette « réinvention de la morale officielle », la famille asiatique devenant « le
foyer et le véhicule du pouvoir de l’État »19.
Reprenant le point de vue de Reddy, Ong soutient que la fabrication du lien entre
les valeurs culturelles chinoises et la réussite économique met en œuvre tout un
ensemble d’images et de récits symboliques qui concourent à la maîtrise des contra-
dictions introduites par les logiques de l’État et du marché. Il ne s’agit pas de voir
simplement dans l’économie morale un mode de résistance à ces derniers, mais plu-
tôt des régimes de vérité, ou des « récits de l’économie morale » enrôlés dans le mou-
vement de consolidation de l’État contre les « tendances dynamiques et diasporiques
du capitalisme »20. Il semble donc que prendre ses distances vis-à-vis de l’économie
morale comme construction culturelle statique, au profit de « hiérarchies d’écono-
mie morale » concurrentes et conflictuelles, implique de reconnaître que les cultures
ne sont pas des ensembles clos et juxtaposés. Dès lors que l’on considère ces récits,
écrit Ong, « comme des produits culturels du développement économique asia-
tique, on voit que, bien que nés dans des lieux divers, [...] ils négocient en fait, à un
niveau supérieur, les relations de ceux qui les propagent avec l’Occident »21.
Cette négociation des termes de l’insertion dans l’économie mondiale capita-
liste a donné lieu à des études de cas qui s’efforcent, elles aussi, de surmonter les
oppositions tradition/modernité et culture/économie. Ces travaux montrent que
l’intégration de communautés locales dans l’économie capitaliste mondiale conduit
à la réinvention de pratiques culturelles, la culture n’étant donc posée ni comme
source ni comme entrave à la transformation économique. La modernité devient
ainsi un paradoxe : les rapports socio-historiques locaux anciens sont inhérents à
l’universalisation des modes de pensée capitalistes22. Des institutions, des types de
relations ou des figures historiques peuvent médiatiser ce processus. Fariba Adelkhah
a par exemple montré comment, en Iran, l’identité économique du javânmard
(« jeune homme », « homme de bien », cette notion renvoyant à un certain style
de vie) est une figure historique dont le répertoire éthique est structuré par le
don, la générosité, la sociabilité, la distinction sociale. Ces médiateurs de la moder-
nité réactualisent « une éthique historique dans le contexte économique contem-
porain »23. Se référant explicitement à Scott, Jean-Louis Rocca explore l’ethos éco-
nomique culturellement induit, mais pleinement moderne, de la paysannerie
chinoise et montre comment les obligations de réciprocité (tradition) prévalent dans
le danwei, ou unité de travail (modernité)24. Évidemment, cette attention au para-
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doxe s’oppose au schématisme des couples tradition/modernité ou culture/économie.


Mais, en se focalisant sur la fonctionnalité de la tradition (réinventée) dans la
modernité, ces réflexions éludent la question de la contestation et de l’action,
posée par Reddy et même par Thompson : comment ces traditions réinventées sont-
elles produites dans le conflit, à travers un processus qu’Ong appelle la délimita-
tion des différences par les représentations culturelles ? Et, si une certaine éthique
historique, comme l’éthique économique du javânmard, peut être réactualisée
selon des registres nouveaux, comment telle représentation de cette éthique
devient-elle hégémonique tandis que les autres sont marginalisées ? Quels sont les
segments de la société qui produisent ces représentations ? Quelles sont les sources
des autres représentations ou régimes de valeur possibles25 ?

Ceci nous ramène à la question de la lutte pour l’expression critique. Les questions
posées par William Reddy à propos du XIXe siècle sont reposées à l’aube du XXIe.
Reddy demandait : comment se fait-il que l’idée de « gain » en soit venue à être géné-
ralement acceptée comme la véritable motivation des relations humaines au XIXe siècle
en France et en Angleterre ? Et les chercheurs qui s’interrogent aujourd’hui sur
les processus de globalisation demandent : comment se fait-il que l’idée de « pro-
duit national brut » en soit venue à être généralement acceptée comme la véritable
motivation des États-nations ? Malgré les preuves de l’hétérogénéité des régimes
de vérité qui informent les récits possibles de l’économie morale (Ong) et celles
de la variété, voire de l’incohérence, des voies par lesquelles les économies morales
deviennent des actes de narration (Reddy), certaines interprétations de la phase
récente du capitalisme mondial tendent à réitérer la logique « culture contre éco-
nomie », même si elles l’expriment de préférence sous la forme « État contre
marché ». C’est le cas de l’étude d’Henri Bourguinat sur la réaction de la société
française à la tyrannie des marchés et à la globalisation, qu’il interprète en termes
d’économie morale26. Celle-ci n’est pas tant, chez lui, une logique culturelle qui
informe le discours qu’une revendication explicite : selon les Français, dit-il,
« l’économie doit être morale »27. C’est l’« exception française », qui est désir de
voir l’État jouer un rôle de moralisation. On a peut-être là une analyse pertinente
de la critique française de la mondialisation, mais on est en droit de se demander
s’il n’y a qu’une critique française. Certes, pour Bourguinat, le concept d’écono-
mie morale renvoie bien à l’expression critique, et pas à une simple nostalgie du
passé ; mais cet auteur ne s’intéresse guère à la variété des récits de l’économie morale
qui correspondent à différentes manières de négocier les changements de l’économie
mondiale et aux relations diversifiées que les citoyens français ont tissées avec
divers domaines de cette économie et de cet État.
Dominique Méda fournit une bonne illustration de cette revendication française
décrite par Bourguinat. Elle critique le pouvoir des indicateurs quantitatifs tels que
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le taux de croissance pour définir la richesse, et plaide pour une approche quali-
tative : « L’idée de développement des facultés – physiques, morales, civiles, poli-
tiques, économiques... – permet de penser un développement pluriel par le moyen
d’une “culture” au sens ancien du terme (cultura animi), d’un approfondissement,
d’une perpétuelle formation de celles-ci, en même temps qu’elle permet de répondre
aux “aspirations” ou aux désirs pluriels des hommes »28. Au-delà de la production
et de la consommation, ces désirs sont aussi des désirs de paix, de beauté, de rela-
tions intenses, de jeu, de parole, de participation... Le progrès, ou le développe-
ment, n’est pas seulement matériel, il est aussi intellectuel et civique, il implique
un processus de civilisation, un « labourage permanent de l’individu sur soi-même
et de la société sur elle-même »29. Méda reconnaît que cela exige un consensus sur
les fins, sur les moyens et sur les termes du débat tels que « la beauté », « la par-
ticipation », ou même « le marché ». Mais elle ne se pose pas cette question : que
se passe-t-il si le capitalisme est considéré comme la voie droite (au sens éthique)
de la vie, voire la marque même de la civilisation, comme Aihwa Ong l’a montré
dans un cas asiatique ? Et, pire, si certaines communautés revendiquent comme un
droit de l’homme de participer à l’assaut des marchés mondiaux30 ?

Nous voici ramenés à la question que nous posions au début : quelles sont les limites
de la morale ? On a vu que l’économie morale est le plus souvent invoquée pour
expliquer comment l’économie est constituée dans la culture ou pour montrer
que, face aux changements que la réorganisation du capitalisme mondial impose
aux économies locales, la mobilisation politique met en œuvre une certaine idée,
dictée par la culture, de la justice sociale. De manière générale, ces analyses n’ex-
plorent pas les formes de pouvoir et de savoir qui autorisent la distinction entre éco-
nomie et culture, selon un ordre de significations binaire : comment certaines
pratiques ou techniques servent à résoudre en apparence l’ambiguïté de formes
sociales hétérogènes, produisant ainsi l’effet d’une sphère autonome de significa-
tion (culture, État) qui donne sens au monde matériel (nature, économie)31.
Toutefois, le concept d’économie morale est aussi utilisé pour appréhender la
formulation de l’expression critique, pour interroger des définitions neuves des rela-
tions sociales et économiques et de nouvelles catégorisations de la vie humaine, c’est-
à-dire pour questionner les formes de pouvoir et de savoir qui donnent naissance
à ces nouvelles manières de définir et de classer. Reddy, par exemple, étudie le pro-
cessus par lequel les gens ont contesté, puis finalement accepté, l’idée que leur tra-
vail était une marchandise, représentation pourtant contredite par bien des réali-
tés de leur vie quotidienne. Il explique que « les termes de la culture du marché
n’étaient pas inscrits dans la nature mais appliqués par bribes, au hasard, sans
réflexion, à un ensemble complexe de pratiques sociales qui résistaient à toute
catégorisation simple. La culture de marché a été faite par des acteurs humains
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conscients au sens où, selon Thompson, s’est faite la classe ouvrière anglaise »32.
Ce que Reddy étudie, c’est donc la redéfinition de formes de subjectivité, ou la consti-
tution du sujet comme main-d’œuvre marchandisée, dans l’esprit de la réflexion
de Thompson sur la formation de la conscience de classe comme subjectivité. Si
ce dernier n’utilise pas ce mot, il montre comment la notion de classe implique que
les gens sont « disposés à se comporter comme une classe, à se définir eux-mêmes
en termes de classe vis-à-vis des autres groupes de population, tant dans leurs
actions que dans leur conscience. Mais la classe elle-même n’est pas une chose, c’est
un événement ». Il cherche « à décrire cet événement, ce processus de découverte
et de définition de soi »33. C’est là, pourrait-on remarquer, une lecture pleinement
politique de l’économie morale, car elle s’intéresse à la négociation historique de
certaines configurations de valeurs qui passent nécessairement par le politique.

Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou

1. Londres, Victor Gollancz, 1963 ; traduction française : Paris, Gallimard, 1988. Voir aussi, pour une définition particu-
lière de l’économie morale, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, 1971,
pp. 76-136.
2. La « Nouvelle histoire culturelle » est le mieux représentée par R. Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes
in French Cultural History, New York, Basic Books, 1984 ; L. Hunt (ed.), The New Cultural History, Berkeley, University of
California Press, 1989 ; et le débat entre P. Bourdieu, R. Chartier et R. Darnton dans « Dialogue à propos de l’histoire
culturelle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 59, 1985, pp. 86-93.
3. Voir G. Stedman-Jones, « The language of Chartism », dans J. Epstein et D. Thompson (eds.), The Chartist Experience :
Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830-1860, Londres, Macmillan, 1982 ; et J. Epstein, The Lion of Freedom :
Feargus O’Conner and the Chartist Movement, 1832-1842, Londres, Croom Helm, 1982.
4. W. Reddy, The Rise of Market Culture : The Textile Trade and French Society, 1750-1900, Cambridge, Cambridge UP, 1984.
5. Reddy montre que les tisserands français ne vendaient pas leur force de travail sur un marché : « S’il faut perdre une géné-
ration pour que le mécanisme des prix fasse son office, on a affaire à un marché du travail bien inefficace. Si inefficace [...]
que l’on peut à juste titre refuser d’appeler “marché” une telle distribution de la main-d’œuvre » (p. 6).
6. Reddy, op. cit., p. 3.
7. Ibid., p. 330.
8. James C. Scott, The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in South-East Asia, New Haven, Yale UP, 1976.
9. G. Hyden, Beyond Ujamaa in Tanzania : Underdevelopment and an Uncaptured Peasantry, Berkeley, University of California
Press, 1980.
10. Ibid. ainsi que D. Rothchild et N. Chazan, The Precarious Balance : State and Society in Africa, Boulder, Westview, 1988.
L’« économie informelle » était approchée dans des termes semblables : voir J. MacGaffey, Entrepreneurs and Parasites : The
Struggle for Indigenous Capitalism in Zaire, Cambridge, Cambridge UP, 1987.
11. P. Geschiere, « La paysannerie africaine est-elle captive ? », Politique africaine, n° 14, juin 1984, pp. 13-34 ; et « Parenté
et argent dans une société lignagère », dans J.-F. Bayart (dir.), La réinvention du capitalisme, Paris, Karthala, 1994, pp. 87-113.
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12. Ils sont également structurés par la dichotomie État/société, qui est critiquée par des démonstrations du pouvoir sou-
terrain de l’État dans la société autant que par la capacité des forces sociales de faire dévier et même d’engloutir le pouvoir
de l’État. Voir J.-F. Bayart, L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989. Des critiques de la distinction fondatrice implicite de ces
dichotomies – « matériel »/« immatériel », « rationalité instrumentale »/« raisonnement dicté par la culture », « science »/
« culture » – se trouvent dans B. Latour et S. Woolgor, Laboratory Life, Beverly Hills, Sage, 1979 ; A. Appadurai (ed.), The
Social Life of Things, Cambridge, Cambridge UP, 1996 ; B. Herrnstein Smith, Contingencies of Value, Cambridge (Mass.),
Harvard UP, 1988 ; S. Tambiah, Magic, Science, Religion and the Scope of Rationality, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1990.
13. S. Popkin, The Rational Peasant, Berkeley, University of California Press, 1979.
14. Remarquons que ces deux approches représentent des modèles classiques de la théorie des choix rationnels construits
à partir d’applications de théories micro-économiques du marché et de la théorie des jeux.
15. Par exemple D. Green et I. Shapiro, Pathologies of Rational Choice Theory : A Critique of Application in Political Science, New
Haven, Yale UP, 1994.
16. Ce reproche a conduit certains théoriciens des choix rationnels à inclure dans leurs modèles des variables culturelles.
Celles-ci sont définies comme des « valeurs symboliques » et sont simplement glissées dans les courbes de préférences des
individus ou des groupes, devenant ainsi des intérêts comme les autres. Une telle tactique les expose au reproche maintes
fois répété de variables explicatives qui expliquent tout et donc n’expliquent rien.
17. A. Ong, « Chinese modernities : Narratives of nation and of capitalism », dans A. Ong et D. Nonini (eds.), Ungrounded
Empires : The Cultural Politics of Modern Chinese Transnationalism, New York, Routledge, 1997, pp. 171-202.
18. Ibid., p. 184.
19. Ibid., p. 185.
20. Ibid. Ainsi un récit qui prend part au mouvement de consolidation de l’État est celui que met en avant Lee Kuan Yew,
ancien Premier ministre de Singapour, à propos de la façon dont « les différences culturelles entre sociétés se reflètent dans
leurs performances capitalistes » (p. 183) ; les valeurs confucéennes étant construites comme historiquement propices au
capitalisme.
21. Ibid., p. 187.
22. Pour une présentation concise de ce point de vue, voir J.-F. Bayart, « L’invention paradoxale de la modernité écono-
mique », dans J.-F. Bayart (dir.), La réinvention du capitalisme, op. cit., pp. 9-43.
23. F. Adelkhah, « L’imaginaire économique en République islamique d’Iran », dans J.-F. Bayart (dir.), op. cit., pp. 117-144.
24. J.-L. Rocca, « La “mise au travail” capitaliste des Chinois », dans J.-F. Bayart (dir.), op. cit., pp. 47-72.
25. Cette critique a déjà été posée dans J. Roitman, « Queries on cultural capitalism », Cahiers d’études africaines, XXXV,
2-3, n°138-139, 1995, p. 635.
26. H. Bourguinat, L’économie morale. Le marché contre les acquis, Paris, Arléa, 1998.
27. Ibid., p. 73. Souligné par l’auteur.
28. D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier, 1999, p. 330.
29. Ibid., p. 322. Cette « civilisation » a peu à voir avec celle de Huntington dans Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob,
1996. Voir p. 327.
30. Voir les récits de jeunes vendeurs de pétrole camerounais dans J. Roitman, « The Garrison-Entrepôt », Cahiers d’études
africaines, XXXVIII, 2-4, n° 150-152, 1998, pp. 316-320.
31. Pour un exposé plus subtil de cette problématique, voir J. Clifford, The Predicament of Culture, Cambridge (Mass.), Har-
vard UP, 1988 ; et S. Connor, Theory and Cultural Value, Oxford, Blackwell, 1992.
32. Reddy, op. cit., p. 15.
33. Thompson, op. cit., p. 939.

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