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POUVOIR ET INFÉRIORITÉ PSYCHOPATHIQUE

Axel Capriles M.

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »

2010/1 N° 131 | pages 123 à 138


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cahiers jungiens de psychanalyse – 131

Pouvoir et infériorité psychopathique*


Axel Capriles M.** - Caracas

Un courant de pensée qui remonte aux origines de la conscience occidentale


affirme l’existence d’un lien étroit entre connaissance et pouvoir. Le Roi-philo-
sophe imaginé par Platon dans La République, la plus ancienne et la plus connue
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des utopies, est un des symboles les plus aboutis de cette vision idyllique selon
laquelle pouvoir et savoir coïncident, et où la souveraineté est caractérisée par
la justice, la vérité et la vertu. L’aspiration de Platon à sélectionner et à préparer
les meilleurs, afin qu’ils gouvernent en vue du bien commun, peut être, sans aucun
doute, un juste idéal, mais la conjonction entre leadership politique et clarté de
la raison est loin d’être fréquente dans la vie réelle. Au contraire, l’histoire
politique des nations contient de nombreux chapitres dont la lecture doit avoir
fait faire des cauchemars au marquis de Condorcet. Ce n’est pas une Esquisse d’un
tableau historique des progrès de l’esprit humain1 que l’on voit briller, mais bien
plutôt les mensonges de la psychopathie et du pouvoir. Depuis des temps très
reculés, et selon les premières leçons que l’on peut tirer de l’Empire Romain, des
invasions barbares et des luttes entre les royautés européennes, l’histoire se
présente à nous comme un récit qui, avec le recul du temps, révèle la face sombre
des idéaux politiques, et l’étroite relation que l’exercice du pouvoir entretient
avec la tromperie, le cynisme et le crime. Les persécutions sanglantes de Tibère,
les débordements et les transgressions de Caligula, les exécutions en masse de
Tamerlan ne représentent-ils pas autant de versions différentes d’un film documen-
taire sur la même passion ? La froide perversité de Pierre de Castille le Cruel ou
l’instinct meurtrier d’Alphonse du Portugal Le Terrible ne ressemblent-ils pas
à des fictions, à des modèles créés par la littérature noire sur la soif de pouvoir ?
L’histoire des sages et des héros illustres, animés par l’idéal et la vertu, a du mal
à rivaliser avec la chronique des assassinats de César Borgia, le génocide
* Ce texte est la version augmentée et modifiée d’un article paru dans Revista venezolana de psicología de los
arquetipos, n° 2, 2007. Les citations d’ouvrages non disponibles en français ont été réalisées par la traductrice.
** A. Capriles M. est psychanalyste didacticien, membre de la SVAJ, société vénézuélienne des analystes
jungiens, Éditeur de la Revista Venezolana de Psicología de los Arquetipos.
1. N. de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Paris, Livre de
Poche, 1998.

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cambodgien sous le gouvernement de Pol Pot, la recension des crimes d’Idi
Amin Dada ou les millions de victimes des purges de Joseph Staline. Ce n’est
pas là une affaire anodine. Rétrospectivement, le profil grossier des personna-
lités haut placées qui ont gouverné l’humanité évoque plus une caricature de la
méchanceté qu’une image des dons et de la vertu. On dirait plutôt l’ébauche d’un
portrait de l’inhumanité, un croquis dépréciateur et, sans doute trop unilatéral
et faussé, mais qui, comme toute caricature, saisit un élément essentiel des
potentialités négatives inhérentes au fondement psychologique du pouvoir :
l’infériorité psychopathique.
La définition intuitive et élémentaire du pouvoir est la capacité d’imposer ses
désirs, ses préférences et ses intentions aux autres. D’arriver à ce qu’une personne
fasse quelque chose qu’en son nom propre ou en d’autres circonstances elle
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n’aurait pas fait. Ainsi, communément, on comprend sous cette notion de
pouvoir l’habileté à substituer la volonté personnelle d’un individu à celle d’un
autre, la capacité à dominer et à obtenir obéissance. Le pouvoir, toutefois, n’est
pas seulement une force coercitive. C’est aussi l’aptitude à influencer, à convaincre
ou à imposer de façon mentale chez les autres des attitudes et des intérêts
distincts, voire contraires à leur propre conscience. Max Weber, dans son livre
Sociologie du pouvoir2, différencie deux concepts étroitement reliés : Macht
(pouvoir) et Herrschaft3 (domination). Le pouvoir (Macht) est la capacité
d’imposer la volonté d’une personne à une autre, quelle que soit la modalité utilisée
à cette fin, à commencer par l’usage de la force pour vaincre l’opposition de
l’autre. La domination (Herrschaft), en revanche, est une relation d’autorité-
obéissance dans laquelle il existe un déclencheur de l’obéissance. Elle caracté-
rise une relation de pouvoir dans laquelle il entre une volonté ou un intérêt
minimum, psychologique ou matériel, à obéir. D’un point de vue psycholo-
gique, la domination nous intéresse beaucoup plus que le pouvoir. Dans la
domination, la soumission est consentie, acceptée. Les ordres sont respectés car
ils sont considérés comme légitimes et valides. Ce qui est remarquable, ce n’est
pas le fait que l’on obéisse mais que la soumission réponde à des motifs psycho-
logiques, que l’autorité ait été internalisée, que l’ordre donné soit ressenti comme
s’il venait de l’intérieur de la personne.
À la différence de l’amour, la passion de commander n’a pas toujours été vue
d’un bon œil. Au contraire, en de nombreuses occasions, on l’a considérée comme

2. M. Weber, Sociología del poder. Los tipos de dominación. Madrid, Alizanza Editorial, 2007.
3. Les concepts de Macht et Herrschaft sont développés par Max Weber dans le chapitre 3 de Économie et
Société (Wirtschaft und Gesellschaft). La traduction habituelle de Macht en français n’est pas « pouvoir » mais
« puissance ». Pour une discussion sur les problèmes complexes soulevés par la traduction de ces deux termes,
cf. la note rédigée par A. Caillé dans sa préface à La Sociologie historique comparative de Max Weber, S. Kalberg,
Paris, Éd. La Découverte, 2002, p. 20 et sq. NdT.

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une passion destructive et vicieuse. Pour une grande part, dans le discours
religieux et social, la libido dominandi apparaît contraire à la liberté, à la sympa-
thie, à la bonté et à la vertu, et proche du domaine du mal. D’où la résonance
des avertissements de Machiavel : « Sur ce passage il faut noter que la haine
s’acquiert autant par les bonnes œuvres que par les mauvaises; aussi […] si le Prince
veut conserver ses États, il est souvent contraint à n’être pas bon ; car quand
cette communauté quelle qu’elle soit, ou du peuple ou des soldats ou des grands,
de laquelle on estime avoir besoin pour se maintenir, est corrompue, il faut
suivre son train et lui satisfaire: alors les bonnes œuvres ne sont pas les meilleures4.»
Cette vision unilatérale du pouvoir limite notre capacité de compréhension
et d’analyse. Le pouvoir est un phénomène complexe et polyvalent. Ce n’est ni
une donnée physique ni un instinct naturel. Ce n’est pas davantage, seulement,
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un attribut ou une qualité personnelle. Si, en effet, il plonge aussi ses racines dans
la biologie animale et dépend des propriétés et modulations des circuits neuro-
naux et hormonaux, le pouvoir est surtout une forme de relation, une construc-
tion sociale. Il y a de nombreux types de pouvoir aux dimensions et aux facettes
diverses. Nous devons donc mener l’approche du pouvoir sans réductionnisme
ni préjugés moraux. Nous avons besoin de différencier ses multiples appari-
tions, ses divers langages, ses effets complexes. Comme le signale James Hillman :
« Aussi longtemps que la notion du pouvoir restera corrompue par une opposi-
tion romantique avec l’amour, l’âme, la bonté et la beauté, le pouvoir, sans
aucun doute, se corrompra […] La corruption ne commence pas par le pouvoir
lui-même mais par l’ignorance dans laquelle on le tient5. »
D’importants penseurs contemporains conçoivent le pouvoir non pas comme
un produit de la coercition et de la force, dont l’unique objectif serait la domina-
tion et la soumission, mais comme une aptitude à l’interrelation et au consensus.
Selon Talcott Parsons6, le pouvoir est la capacité à assurer la mise en place de
conventions et d’accords entre les membres d’une société permettant aux projets
communs de s’accomplir avec succès, un moyen de concertation visant la quête
du bien-être de tous, tout en incluant des sanctions négatives. Pour Hannah
Arendt, le pouvoir est aussi l’aptitude permettant d’arriver à des accords en
fonction de fins et d’actions partagées. Il est une action concertée qui acquiert
une légitimité en tant que moyen de communication réciproque, et qui est
substantiellement différente de la coercition et de la violence. Selon cette philo-
sophe réputée, critique du totalitarisme, nous devons rompre avec l’habitude de
penser le pouvoir en termes de domination.

4. N. Machiavel, Le Prince, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1952, p. 348.


5. J. Hillman, Kinds of Power. A guide to its intelligent uses, New York, Dobleday, 1995, p. 108.
6. T. Parsons, Sociological Theory and Modern Society, New York, The Free Press, 1967.

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« La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas,
lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent
pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent
pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles7.»
Cette interprétation sociologique du pouvoir comme capacité d’action
commune et comme consensus élargit et amplifie sans doute notre compréhension
de la passion de commander, mais expurgée de sa face d’ombre, elle court aussi
le risque de devenir unilatérale et biaisée. En tant que notion générale, elle
s’approche davantage d’un concept normatif que d’une description empirique.
Elle est plus proche des aspirations éthiques et d’un idéal de ce qui devrait être
que du comportement réel de ceux qui commandent. Le thème qui nous occupe
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ici, il faut le préciser, ne vise ni une conceptualisation exhaustive du pouvoir,
ni une tentative de répertorier toutes ses dimensions et variations. Il s’agit princi-
palement d’étudier son côté sombre. Avec l’extension et l’acceptation générale
de la voie démocratique et la chute paulinienne des pouvoirs hiérarchiques dans
les sociétés contemporaines, il peut sembler que la domination despotique est
un mode archaïque de gouvernement, une forme politique dépassée, et non
pas le produit d’une violence structurellement incrustée dans le cœur même de
la volonté de pouvoir. De ce fait, nous sommes étonnés de la relative fréquence
avec laquelle nous observons la régression à des régimes despotiques et autori-
taires qui détruisent la civilité et les institutions dans des sociétés qui se croyaient
solidement ancrées dans la démocratie. Et la surprise est encore plus grande
face à l’étrange association entre les mécanismes du pouvoir et ce que nous
pourrions appeler des traits de conduites psychopathiques.

Dans la littérature latino-américaine, ce thème est particulièrement fourni


dans la mesure où tout un courant d’écriture s’est développé concernant les
dictateurs, et ce, sous les meilleures plumes du continent. El recurso del Método
de Alejo Carpentier, Yo El Supremo de Augusto Roa Bastos, El señor Presidente
de Miguel Ángel Asturias, La fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa, El otoño
del Patriarca de Gabriel Garcia Márquez, Persona non grata de Jorge Edwards,
El dictator suicida de Augusto Céspedes, Oficia de difuntos de Arturo Uslar Pietri,
sont les expressions d’un ressenti collectif, d’une surprise ahurie devant la présence
éternelle et ténébreuse du pouvoir. Dans le magnifique ouvrage de Augusto Roa
Bastos, Yo El Supremo, qui porte sur la longue dictature de fer du Docteur José
Gaspar Rodriguez de Francia, au Paraguay, le protagoniste apparaît sous différents
surnoms, se présente sous des personnalités, des dédoublements successifs, et sous
7. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 225.

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des formes discursives différentes8. Parfois, il parle en tant que Je, d’autres fois,
en tant que Tu ou Lui. Alors que Je fait référence à l’être humain concret, « Lui
apparaît comme une image, une apparence du pouvoir absolu, se caractérisant
comme abstraite, éternelle, invariable, infaillible et omnipotente. C’est une
Figure Impersonnelle au caractère mythique, divin […] d’une circularité angois-
sante qui à la fois enferme, opprime et fascine le Je9. » C’est ce pouvoir déper-
sonnalisé et mythique qui possède la personnalité des individus, qui nous
intéresse. Nous voulons ainsi comprendre les raisons profondes qui expliquent
l’étrange attraction et la séduction qui émanent de ceux que certains auteurs,
comme Lipman-Blumen, ont appelé des « leaders toxiques10 ». Cette préoccupation
n’est pas abstraite. Dans toutes les formes d’organisations politiques, dans les entre-
prises, et jusque dans les associations de bienveillance ou religieuses, nous rencon-
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trons des personnes qui manipulent, qui détériorent, qui trompent ; des chefs
qui promeuvent l’agressivité et la corruption, qui concentrent le pouvoir et
s’appuient sur les faiblesses des gens, qui jouent avec les besoins de la population
et qui violent les droits humains. Nous pourrions signaler de nombreuses person-
nalités politiques dans notre environnement immédiat chez qui les désordres du
caractère vont de pair avec la soif du pouvoir. Pour éviter un point de vue
subjectif et ne pas blesser les susceptibilités politiques, il convient d’illustrer
notre thème avec des images et des biographies qui ne nous touchent pas
émotionnellement de si près. Pour cette raison, comme exemple de ce qui
pourrait être un cas clinique, référons-nous à la vie de Charles Dapkana Taylor,
ex-président du Liberia, la première république indépendante d’Afrique.
Les premiers éléments connus concernant Charles Taylor le font apparaître
comme un étudiant contestataire qui, en 1979, fit irruption dans les bureaux
du Liberia au siège des Nations unies, à New York, pour diffuser une proclamation
séditieuse contre le régime du Président William Tolbert, un dictateur inefficace,
assoiffé de sang et corrompu. Paradoxalement, en 1980, Tolbert invita Taylor
à revenir dans son pays pour prendre la tête d’une délégation gouvernementale.
Ainsi fit-il, quand, la même année, Samuel Doe, un sergent à demi analphabète
de 28 ans, originaire de la zone forestière du pays, fit un coup d’État sanglant
au cours duquel il assassina de façon monstrueuse presque tous les membres de
l’administration verrouillée de Tolbert. Doe entra violemment dans le bureau
présidentiel de Tolbert, lui arracha l’œil droit et l’étripa avec un couteau. Installé
au pouvoir, il prit Taylor à son service et le nomma directeur de l’Agence
des recours généraux et vice-ministre du Commerce. Taylor se livra à toutes
sortes d’affaires crapuleuses jusqu’en 1983, date à laquelle il prit la fuite aux
8. A. Roa Bastos, Yo El Supremo, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1986.
9. C. Pacheco, Yo El Supremo : la insurreccion polifónica, Introduction in Yo El Supremo, op. cit., p. XXI-XXII.
10. J. Lipman-Blumen, The Allure of Toxic Leaders, New York, Oxford University Press, 2006.

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États-Unis et où il fut accusé et jugé pour appropriation illégale d’un million
de dollars. Arrêté et enfermé dans un pénitencier de haute sécurité dans le
Massachussets, il parvint à s’échapper en soudoyant les gardiens. Il disparut
durant plusieurs années et reçut un entraînement militaire sous la protection de
Muammar al-Kadhafi, en Libye, jusqu’en 1989, époque où il réapparut à la
tête d’un commando guerrier pour faire tomber le gouvernement de Doe au terme
d’un conflit qui se transforma en une guerre d’extermination ethnique. La situa-
tion devint encore plus violente et confuse quand l’adjoint de Taylor, Prince
Johnson, se déclara en rébellion, captura Samuel Doe, lui coupa les oreilles et
le tortura jusqu’à la mort. Une vidéo ayant enregistré la scène se vend dans les
échoppes d’Afrique occidentale.
Après s’être assuré du pouvoir à la suite d’innombrables et invraisemblables
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massacres, Taylor décida d’organiser des élections. Dans une mise en scène
admirable de populisme et de cynisme, il fit une répartition de nourriture aux
pauvres, déclara son amour à l’égard des faibles et appela à la réconciliation.
Ses slogans publicitaires restent comme des sommets d’insolence et de folie
humaine : « Il a tué ma maman, il a tué mon papa, mais c’était une nécessité pour
le pays et je vais voter pour lui de toutes façons. » Taylor triompha avec 75 %
des votes. Le Centre Carter fit les éloges, comme au Venezuela, de cette parti-
cipation et de la transparence dans les commissions. Après avoir épuisé les
ressources naturelles du pays, contrôlé 90 % de l’économie en vue de ses projets
personnels et décimé la population par des guerres fratricides, il fut accusé de
crimes contre l’humanité et la pression internationale l’obligea à démissionner
en 2003. Il s’installa alors dans un luxueux complexe résidentiel au Nigeria.
Avant de sortir du pays, il fit ses adieux avec beaucoup d’émotion en disant : « Je
vous aime tous du plus profond de mon cœur et je souhaite que Dieu vous
protège. » Il promit de revenir.
La vie de Charles Taylor ne peut que nous inviter à analyser les étranges
mécanismes psychologiques ici à l’œuvre qui conduisent certains individus et
certains groupes, dont on peut dire qu’ils sont souvent en situation d’infériorité
morale et intellectuelle, et qui malgré tout parviennent à se hisser au-dessus des
autres au point de contrôler et de déterminer leur vie. L’histoire du Liberia,
comme celle de tant d’autres nations, nous oblige inévitablement à nous poser
la question : pourquoi les personnes équilibrées, sensibles et cultivées se conver-
tissent-t-elles rarement en meneurs de pays, et ne deviennent-elles pas des chefs
ou des leaders charismatiques ? Pourquoi les hommes sages, bons et humbles ne
se hissent-ils pas jusqu’au pouvoir et ne parviennent-ils pas aux postes de
commande ? Pourquoi ceux qui nous gouvernent et nous dominent ne reflètent-
ils pas le meilleur de notre société ? C’est cette vision désespérée qu’exprime
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souvent Gómez Manrique dans ses textes et qu’Érasme partage quand il écrit, sous
forme ironique dans son Éloge de la folie, que les truands, les mouchards, les
voleurs, les assassins, les vilains, les imbéciles, les peureux et ceux que l’on nomme
la lie du peuple sont ceux-là même qui s’occupent des affaires importantes, mais
jamais ceux qui sont conduits par les lumières de la philosophie11. Expression d’une
déformation sociale que Machiavel convertit en un axiome paradigmatique du
pouvoir quand il instruit le Prince en lui disant: «Qui veut faire entièrement profes-
sion d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont
pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu’il apprenne
à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité12. »

Des personnalités aussi éloignées et distinctes les unes des autres que Gómez
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Manrique, Érasme et Nicolas Machiavel s’accordent à associer le pouvoir avec
ce que nous appelons souvent en psychologie jungienne l’ombre, quelque chose
d’obscur et d’inconnu, à la frontière de la destructivité, du vice et du mal. Est-
ce cette association qui produit en nous une vision biaisée et réductionniste qui
nous empêche de regarder les aspects positifs du pouvoir tels que nous les avons
mentionnés dans les paragraphes précédents ? Je crois qu’il est nécessaire d’explorer
davantage cette frontière. Dans une étude sur les maladies mentales dans les
maisons royales d’Europe, un essai sur la folie des rois et de leurs mandataires
qui n’ont jamais compté leurs efforts pour accomplir toutes sortes de crimes et
de perversions, le psychiatre vénézuélien Francisco Herrera Luque se demande :
« Qui furent les premiers rois ? […] Ne furent-ils pas au commencement des
hommes du peuple, et non pas des hommes qui allaient gouverner, ainsi que leurs
héritiers, comme étant désignés par Dieu ? Mais alors, comment se sont-ils
élevés au-dessus de leurs semblables ? Quelle force les a entraînés à se détacher
des autres ? […] L’étroite relation entre le pouvoir et la psychopathie est large-
ment connue. En matière d’ambition politique, c’est pour ainsi dire équivalent
[…] Les figures les plus illustres de l’humanité, en particulier dans le champ de
la politique et de la richesse, ne sont pas tant des êtres talentueux et surdoués,
que des êtres qui ont une soif obsessionnelle du pouvoir et une singulière
sécheresse de cœur13. »
Herrera Luque pense, comme le médecin espagnol Gregorio Marañón, que
personne ne part de chez lui, abandonnant la tranquillité, la sécurité et l’affection
pour conquérir les masses, à moins qu’il ne soit la proie d’un excès pulsionnel

11. Érasme, Éloge de la folie, Paris, Livre de Poche, 1999.


12. N. Machiavel, op. cit., p. 335.
13. F. Herrera Luque, La Huella Perenne. Las enfermedades mentales en mil doscientos años de patografia y sucesión,
Caracas, Ediciones Alfar, 1969, p. 343-345.

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plus important que la moyenne. Ces individus mènent, en général, une vie
insignifiante, anonyme, oscillant entre la maladie et la normalité jusqu’à ce
qu’un événement les élève. La semence malsaine attend un « contact vivifiant »,
un climat propice. Les germes pathogènes se développent quand la situation
sociale devient tendue, quand la collectivité traverse une crise et se voit menacée.
Par là même, au cours de ces moments de tumulte et de transition, la violence
devient contagieuse et la témérité apparaît comme le principal véhicule du
pouvoir. « On sait très bien, affirme Herrera Luque, que les personnalités
anormales surnagent dans les climats d’agitation sociale et se hissent au premier
plan14. » Le lien entre pouvoir (mando) et psychopathie est habituel dans les
sociétés guerrières où nécessairement triomphe « l’habileté à se mouvoir dans les
champs de la destruction et de la mort15 ». Mais ce n’est pas seulement dans le
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passé que la volonté de pouvoir a engendré la barbarie. Malgré le nombre de ceux
qui ont voulu croire que le succès au sein des sociétés pacifiques et civilisées
dépend essentiellement du bagage intellectuel et du talent, l’homme cruel
continue à rôder dans les hauteurs du gouvernement, et y accède habituellement
en revêtant les plus invraisemblables déguisements.
Une grande partie de ce que nous connaissons aujourd’hui comme psycho-
histoire tient à l’effort conjoint de ces deux disciplines, la psychologie et l’histoire,
pour pénétrer le mystère du leadership et du charisme, pour parcourir les chemins
complexes par lesquels des chefs sanguinaires et cruels captent la ferveur et
l’amour des masses. Bien plus qu’un guide ou un dépositaire conjoncturel
d’idéaux conscients, le grand leader est l’expression de conflits émotionnels très
profonds, l’incarnation de structures et de contenus inconscients qui dépassent
les histoires personnelles. Il donne forme aux troubles du peuple qui recherche
des réponses à ses angoisses principales. La psycho-histoire est tiraillée entre les
hypothèses conventionnelles qui voient dans la figure du grand homme celui qui
forge les forces du destin, et celles qui le voient comme un symbole, une person-
nification des nécessités d’un peuple, de ses déséquilibres, tensions, pulsions et
désirs latents qui, même s’ils existent dans toutes les sociétés, ne prennent forme
que lorsqu’un individu apparaît, qui, se fondant sur son propre mal-être, est
capable d’exprimer les conflits de tous les autres dans leur généralité.
De nombreuses théories psychologiques tentent d’expliquer l’origine de la
nécessité intérieure de dominer, de la motivation à atteindre nos objectifs
en altérant ou en contrôlant la conduite des autres, du désir d’être influent.
La passion de commander est intimement liée à la voracité, ce mécanisme
psychologique qui résulte de l’incapacité à obtenir satisfaction, de l’intarissable
14. F. Herrera Luque, Bolívar de Carne y Hueso y otros ensayos, Caracas, Editorial Ateneo de Caracas, 1983,
p. 49.
15. F. Herrera Luque, La Huella Perenne, op. cit., p. 350.

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exigence d’un désir qui grandit d’autant plus qu’il est plus satisfait. Toutefois,
du point de vue social, ce qui est véritablement intéressant à comprendre, ce ne
sont pas la pathologie et les motivations individuelles du leader, mais la façon
dont il exerce son emprise sur la psyché collective, la raison pour laquelle ces traits
pathologiques suscitent l’enthousiasme ou la fureur d’un peuple, et pour laquelle
les masses sont fascinées et subjuguées. Si, comme le signale Max Weber, « la
domination charismatique est spécifiquement irrationnelle », et son organisation
« est une sorte de communauté fondée sur le sentiment16 », ce qui nous intéresse
au plus haut point ce sont les mobiles de l’identification projective de masse qui
convertissent les troubles du caractère en dons bénis issus de la grâce divine. Ce
n’est pas ici le lieu d’analyser et d’approfondir les complexités psychologiques
liées à l’identification projective et au leadership charismatique. Toutefois, il
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convient, avant d’aller plus loin, de faire deux remarques. Le charisme n’est pas
un attribut de la personnalité d’un individu et la domination charismatique ne
se construit pas de manière volontariste. Ils dépendent d’une situation particulière
et sont le produit d’une relation qui requiert quelque chose ou quelqu’un qui
la symbolise et l’articule. Le charisme est un état émotionnel de sympathie qui
résulte de la capacité à se connecter et à exprimer des contenus relevant de
l’inconscient collectif de la population. L’étude des phénomènes de masse laisse
penser que les états d’infériorité inconscients et les aspects les plus délaissés du
psychisme sont les plus propices à l’infection et à la contagion psychologiques.
Des recherches en psychologie politique contemporaine ont trouvé, par exemple,
que les images de terreur et de mort stimulent l’esprit grégaire et nous rendent
plus sensibles au type de leadership charismatique17.

Dans ses écrits sur les événements de l’époque et à l’occasion de plusieurs inter-
views, Jung qualifia Hitler de personnalité psychopathique et le diagnostiqua de
manière encore plus précise comme hystérique relevant de la pseudologie
fantastique18, un type d’hystérie caractérisé par un talent spécial pour mentir et
croire en ses propres mensonges. À la question d’Eugen Kolb, correspondant du
journal Mishmar de Tel Aviv : « Considérez-vous que les contemporains (de
Hitler), ceux qui ont exécuté ses directives, étaient également des psychopathes ? »
Jung répondit : « Hitler a réussi à travailler surtout avec des êtres qui compensaient
leur complexe d’infériorité par des aspirations sociales et des rêves secrets de
pouvoir. C’est ainsi qu’il a rassemblé autour de lui une armée de désadaptés
16. M. Weber, op. cit., p. 118 et 115.
17. S. Solomon, F. Cohen et all., « Knocking on Heaven’s Door : The Social Psychological Dynamics of
Charismatic Leadership », in Leadership at the Crossroads, Vol. 1, Leadership and Psychology, Edited by Cristal
Hoyt, George Goethals and Donelson Forsyth, 2008.
18. C. G. Jung, « Après la catastrophe », Aspects du drame contemporain, Genève, Georg & Cie, 1983, p. 139.

131
sociaux, de psychopathes et de criminels, dont il faisait lui-même partie19. » Le
terme psychopathie est né dans la psychiatrie classique, à partir des observations
des aliénistes du xixe siècle et du début du xxe siècle. Aujourd’hui, c’est un terme
peu utilisé et qui a disparu comme catégorie diagnostique des manuels et des
textes psychiatriques académiques. Il subsiste toutefois dans le langage populaire
et certains professionnels dans le champ de la psychologie, comme l’auteur de
ce texte, considèrent qu’il est encore utile, surtout pour décrire un trouble du
caractère qui joue un rôle important dans les relations de pouvoir. À rebours des
modes intellectuelles, le psychiatre suisse Adolf Guggenbühl-Craig revendique
le terme dans son livre intitulé Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath20.
Il repère cinq symptômes primaires chez le psychopathe. Le premier est le vide
érotique, l’incapacité à aimer. Le deuxième est l’absence de moralité. Le troisième,
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l’absence de développement psychique. Le quatrième et le cinquième sont la
dépression et une peur fondamentale, une espèce de nihilisme saturnien qui
conduit à la destructivité et au manque de confiance. Le désert psychique du
psychopathe, son vide moral et son incapacité à aimer sont particulièrement
en relation avec la psychologie du pouvoir. Jung a énoncé la même chose d’une
autre manière, en écrivant dans Psychologie de l’inconscient : « Là où règne l’amour,
la volonté de domination est absente, et là où la puissance prime, l’amour fait
défaut21. » Herrera Luque signale également que la sécheresse de cœur et l’inca-
pacité à aimer sont la forteresse de la personnalité anormale. L’amour affaiblit
l’homme parce qu’il implique une considération de l’autre qui l’oblige à des
sacrifices, à des concessions et à des renoncements. Sur ce thème, il écrit : « Si à
l’incapacité d’aimer s’ajoute une grande volonté de pouvoir et une instrumen-
talisation de l’autre suffisante pour atteindre ses objectifs, la voie du succès est
dégagée. C’est pour cette raison que la psychopathie et le fait d’être surdoué
sont les pères de l’homme génial22. » Opinion en rien différente de celle de
Machiavel montrant que le domaine de l’âme est étranger à celui du pouvoir du
Prince, car « Un Prince donc ne doit avoir autre objet ni autre penser, ni prendre
autre matière à cœur que le fait de la guerre23. »

Dans son ouvrage Las personalidades psicopáticas, Herrera Luque met en


ordre et résume les nombreuses et diverses classifications des structurations
psychiques anormales en trois grands types : les psychopathes aux humeurs
19. C. G. Jung, « Answer to Mishmar on Adolf Hitler », The Symbolic Life, CW Vol. 18, Princeton : Bollingen
Series XX, Princeton University Press, 1976.
20. A. Guggenbühl-Craig, Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath, Dallas, Sprig Publications, 1986.
21. C. G. Jung, Psychologie de l’inconscient, Genève, Georg & Cie, 1952, p. 103.
22. F. Herrera Luque, La Huella Perenne, op. cit., p. 345.
23. N. Machiavel, op. cit., p. 332.

132
changeantes, les caractériels et les sociopathes. Parmi ces trois types, les psycho-
pathes caractériels nous intéressent particulièrement. Ils constituent un groupe
de personnalités qui sans être semblables aux schizoïdes et aux cycloïdes, et sans
atteindre les extrêmes du sociopathe, se singularisent par leur caractère inadapté
et par leur tendance prononcée au conflit. Ce sont les mêmes personnages que
Kraepelin décrivait comme querelleurs quérulents et menteurs, que Koch signa-
lait comme fantasques, mauvais, justiciers, réformateurs et orgueilleux et que
William Stern qualifiait de fanatiques actifs et ayant besoin d’estime, ou que Kurt
Schneider et Erik Homburger (Erikson) appelaient anxieux par manque d’estime
et « sans âme ». Le terme desalmado – qui a un défaut d’âme – doit retenir parti-
culièrement notre attention. Kurt Schneider décrit les desalmados comme des
personnes sans remords, sans conscience et sans compassion. Ils ne savent pas
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ce qu’est la honte et ont tendance à être impulsifs et brutaux. Beaucoup d’entre
eux ont de grandes capacités sociales, sont intelligents, implacables, et « marchent
sur les cadavres ». Il y a déjà plusieurs années, le psychiatre anglais James Richard
avait forgé l’expression « insanité morale » en se référant à de nombreux cas où
la perversion vis-à-vis de la fonction morale allait fréquemment de pair avec
une intelligence au-dessus de la moyenne.
Selon Herrera Luque, les psychopathes caractériels se distinguent par leur
« extraordinaire voracité à l’égard des objets extérieurs » et « l’urgente nécessité de
satisfaire de tels appétits, sans tenir compte des convenances morales et sociales24 ».
Le type hystérique répond principalement à des demandes affectives, mais chez
le type paranoïde c’est surtout la nécessité de dominer et d’assujettir, le désir de
s’approprier des objets pour les transformer qui se détachent. Extraverti et en
possession de lui-même, le psychopathe caractériel paranoïde « aspire à modifier
en fonction de ses nécessités intérieures le monde des objets extérieurs25 ». Méfiant
et suspicieux, il se sert de la manipulation et de la tromperie, de la persuasion, de
l’intrigue et du calcul pour atteindre ses objectifs. Son attirance obsessionnelle pour
le pouvoir, son indifférence aux obstacles moraux qui pourraient entraver sa quête
font de lui un type de personnalité qui réunit beaucoup de traits de caractère
facilitant la réussite en ce monde. Nous sommes ainsi face au psychopathe adapté,
au desalmado qui, avec un masque jovial et un don spécial pour le mimétisme et
la dissimulation, arrive à occuper ces très hautes charges depuis lesquelles il nous
gouverne si souvent. Le psychopathe adapté mérite une attention particulière.
Comme nous le disions plus haut, le terme psychopathe est apparu au sein de la
psychiatrie classique comme une catégorie nosologique désignant les structura-
tions anormales de personnes désadaptées qui souffrent, font souffrir et entrent
24. F. Herrera Luque, Las personalidades psicopáticas, Caracas, Alfaguara, 2001, p. 33.
25. Ibid, p. 33.

133
constamment en conflit avec les autres. Ces personnalités finissaient en général
par se retrouver dans les hôpitaux psychiatriques. Toutefois, outre le fait que la
souffrance du psychopathe est très étrange, très profonde et difficile à détecter en
comparaison de celle du névrosé, les dons de mimétisme du psychopathe adapté
lui permettent de séduire les gens et de triompher ainsi de tous ceux qui pullu-
lent dans les sphères de la politique, de la richesse ou de la célébrité.
Quand la déconnexion émotionnelle, l’incapacité à ressentir de la culpabi-
lité et l’absence de fonction morale s’unissent à l’ambition et au mimétisme,
une caractéristique de la personnalité psychopathique est en place, qui lui permet
d’accéder au pouvoir : elle déborde d’assurance, et présente une gigantesque
confiance en elle-même. Il s’agit d’une inflation titanesque du moi. Les personnes
normales, de même que les névrosés, ressentent toujours quelques conflits,
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ambivalences ou doutes ; ils se voient poursuivis par l’anxiété, l’incertitude, la
culpabilité, et se sentent souvent dans l’insécurité. Quand, dans les circons-
tances propices à la domination charismatique, à la rupture de l’ordre social, à
la perte des croyances, à la déception quant aux institutions apparaît dans la vie
publique une personnalité irrésistible, possédée par la vérité, absolument certaine
d’elle-même, l’homme normal est alors émerveillé, émotionnellement désarmé,
séduit par cet être qui lui permet d’exprimer la grandeur à leur place et qui le
porte à combler les fractures et les fissures de son psychisme avec des certitudes.
C’est un symbole qui le contient et le compense.

Dans Aspects du drame contemporain, Carl Gustav Jung, comme beaucoup


d’autres, se demande comment il a été possible qu’un individu tel que Hitler,
physiquement insignifiant, à l’apparence plutôt vulgaire, dont les cris, les vocifé-
rations et les accès de rage ressemblaient à des trépignements d’enfant mal élevé,
montrant des traits hystériques et des conduites clairement pathologiques,
menteur, théâtral et cherchant le conflit, comment un tel homme a pu devenir
le plus grand représentant et le chef absolu pendant treize ans de l’Allemagne,
cette nation qui s’était distinguée par ses réalisations culturelles et sa rationalité.
Selon Jung, si Hitler a eu autant d’impact c’est parce qu’il symbolisait l’infériorité
psychopathique qu’il y a en tout individu, parce qu’il a été la personnification
la plus prodigieuse de toutes les infériorités humaines. Une personnalité dénuée
de toute compétence, inadaptée, irresponsable, psychopathique, pleine de super-
ficialité, de fantaisies infantiles, mais dotée d’une intuition aiguë comme celle
d’une souris dans un égout. Il représentait l’ombre, la partie inférieure de la
personnalité de chaque individu à un degré si écrasant que cela explique le fait
que tout le monde lui ait succombé26.
26. C. G. Jung, « Après la catastrophe », op. cit.

134
Dans ses premiers écrits, Jung a utilisé l’expression d’infériorités psychopa-
thiques pour désigner un grand éventail de maladies mentales parmi lesquelles :
l’épilepsie, la neurasthénie et l’hystérie, ainsi que la narcolepsie et d’autres formes
d’automatismes et d’états altérés de la conscience. Dans son travail de thèse, il
observe : « La délimitation entre l’infériorité psychopathique et l’état normal est
donc chose impossible, puisqu’il ne s’agit jamais que d’une différence de “plus”
ou de “moins”. On se heurte aux mêmes difficultés dès qu’on tente une
classification dans le domaine de l’insuffisance. On ne peut distinguer ici grosso
modo que certains groupes cristallisés autour d’un noyau central marqué de
caractères particulièrement typiques27. » Dans Types psychologiques, Jung donne
le nom d’infériorités psychopathiques à « Ce groupe infiniment riche (qui) réunit
tous les cas psychopathiques limites qu’on ne peut ranger dans le domaine des
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psychoses proprement dites, donc toutes les névroses et tous les états de dégéné-
rescence : insuffisances intellectuelles, morales, affectives et autres insuffisances
psychiques28. » Le concept en tant que diagnostic tomba ensuite en désuétude
jusqu’aux Aspects du drame contemporain, où il fut repris. Jung écrit alors : « Cette
notion (d’infériorité psychopathique) ne veut nullement signifier que l’individu
ou que le peuple auquel elle s’applique soit dans la totalité frappé d’infériorité,
mais seulement qu’il existe en lui un point de moindre résistance, une certaine
instabilité, qui peut cohabiter d’ailleurs avec toutes les qualités possibles et imagi-
nables29. » Bien que cette notion n’ait pas donné lieu à une plus grande élabora-
tion dans l’œuvre de Jung, elle nous intéresse parce qu’elle évoque un secteur fragile
de la personnalité dans lequel l’âme ne fonctionne pas en dépit des nombreuses
vertus et qualités positives que peuvent avoir les personnes et les collectivités. C’est
une espèce de vide, un trou ou une absence qui produit un état de possession
quand nous sommes sous son influence. Ce qui amène Jung à penser que «le leader
s’éveille rapidement chez l’individu, avec une résistance minime, une responsa-
bilité minime et en raison de son infériorité, avec une très grande ambition de
pouvoir30. » Une grande partie de notre bêtise et de notre infériorité s’exprime
dans notre capacité à réaliser des actes stupides, stupidité qui grandit quand
nous entrons dans l’orbite de la soif de pouvoir. Ceci est, me semble-t-il, l’un des
principaux défis qu’impose l’actualité à la psychologie des profondeurs : analyser
l’étroite relation qui existe entre stupidité et pouvoir. En idéalisant des personnes
qui représentent nos défauts et notre stupidité nous nous sentons guéris. En les
rendant toutes-puissantes et détentrices de la vérité, nous nous sentons sécurisés.
27. C. G. Jung, « Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes », L’Énergétique psychique, Genève,
Georg & Cie, 1981, p. 119.
28. C. G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1983, p. 265.
29. C. G. Jung, « Après la catastrophe », op. cit., p. 146.
30. Ibid.

135
Persécutés par nos angoisses et nos doutes dans un monde toujours effrayant,
l’absence de limites et la force écrasante du titan servent d’appui à l’illusion. Les
autocrates et les dictateurs existent parce que les citoyens que nous sommes le
permettent, parce que quelque chose en nous leur ouvre la voie, en raison d’une
irresponsabilité archaïque en connexion avec une infériorité qui nous rend parti-
culièrement dépendants et ingénus, en raison de cette sorte de « vide d’âme »
dans lequel l’intuition et les instincts de base ne fonctionnent pas.
Le problème fondamental de la psychopathie est l’absence d’images, l’absence
de modèles archétypaux capables d’orienter et de donner forme à la conduite.
Ce n’est pas une affaire d’ombre. Pour les comportements les plus destructeurs
et jusqu’au mal, nous trouvons des images de référence : le démon, Lucifer,
Belsébuth, les Rakashas. Nous pourrions dire que l’ombre archétypique se réfère
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à des modèles de destructivité qui sont à l’intérieur de nous-mêmes. Ici, en
revanche, nous nous confrontons à une autre réalité, à une autre psychologie :
il s’agit du vide. C’est pour cela que le livre de Guggenbühl-Craig sur les déserts
de l’âme et sa récupération du concept de lacunae issu des anciens textes de la
psychiatrie classique est d’une grande valeur. La psychiatrie du xixe siècle et du
début du xxe siècle interprétait l’esprit humain en termes de capacités ou de
compétences présentes en chacun de nous mais plus ou moins développées.
Certaines de ces capacités ou de ces talents pouvaient simplement ne pas être
présents. « Ces traits absents ou manquants étaient / sont appelés lacunae, pièces
vides dans la maison de la psyché. […] En poussant l’analogie un peu plus
avant, ces zones non habitées ou inhabitables, ces déserts, zones stériles ou
lacunae correspondraient à autant de psychopathies31. » Quel que soit le dévelop-
pement psychique, le supplément d’âme que nous acquérions, il existera toujours
une fissure dans laquelle l’âme ne pénètre pas, une espèce de gouffre structurel
occulte dans les endroits les plus sombres et les plus inaccessibles de la person-
nalité. Comme si au cœur de la structure du caractère, il y avait toujours une
imperfection, un endroit fermé qui empêche tout supplément d’âme de remplir
les interstices de la construction humaine. Rafael López-Pedraza attire l’atten-
tion sur la relation entre ces lacunae ou trous noirs de la psyché et l’excès
titanesque. « Si nous arrivons à concevoir, à la fois, la vacuité et l’excès, nous nous
trouverons dans une meilleure position pour appréhender le titanesque. En fait,
l’excès pourrait surgir de la vacuité, des lacunae […] Et, pour ce que je peux en
constater, l’excès qui surgit de la vacuité nous conduit, entre autres, à ce que nous
dénommons par le terme psychopathe ou comportement étrange ; cet excès
dont est rempli l’histoire32. » Nous pourrions penser que les gouffres psychiques,
31. A. Guggenbühl-Craig, Eros on Crutches. On the Nature of the Psychopath, op. cit., p. 68.
32. R. López-Pedraza, « Locura Lunar-Amor Titánico » in Ansiedad Cultural, Caracas, Psicologia Arquetipal
S.R.L., 1987, p. 21.

136
les trous dans lesquels l’âme ne parvient jamais, tendent à être comblés par le
pouvoir, à produire de la voracité, et que la passion de commander est exaltée
avec la plus grande force là où il n’y a pas de modèles mentaux pour la contenir.

Je vais conclure cet article par une autre réflexion d’Adolf Guggenbhül-Craig
sur le pouvoir. Tout archétype, comme toute structure élémentaire du compor-
tement humain comporte deux pôles, et par ailleurs c’est un schème de base qui
implique une polarité. L’archétype de la mère se réfère nécessairement à l’enfant,
l’archétype du guérisseur exige inévitablement un malade. Il arrive, toutefois,
que l’un des pôles de l’archétype se constelle à l’extérieur en restant dans l’espace
de la conscience. C’est avec ce pôle que nous nous identifions habituellement,
alors que l’autre est réprimé et reste relégué dans l’inconscient. La psyché, malgré
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tout, ne supporte ni la tension des polarités, ni le conflit constant produit par
la dissociation de l’archétype. La dissociation implique une fracture, une fissure,
un trou. À moins d’un effort d’intégration conscient et d’une capacité de recon-
naître les opposés, le pôle réprimé est en général projeté et ensuite récupéré
indirectement grâce au pouvoir. Le médecin, incapable de percevoir ses propres
blessures et faiblesses, s’identifie au pôle du guérisseur et il ne voit chez le patient
que la difformité et la maladie. Alors que le médecin s’érige tel un sauveur, sage
et tout-puissant, le patient, lui, devient de plus en plus faible et dépendant.
Comme le signale Guggenbühl, « la réunification avec la polarité manquante peut
être obtenue par la médiation du pouvoir » mais « cela est le résultat d’un échec
psychologique et moral partiel33 ».
Pendant des années, j’ai cru que la pérennité et la consolidation de la
démocratie allaient permettre d’en finir avec la soumission irrationnelle des
masses à l’homme fort et puissant, et qu’un plus grand développement de la
conscience permettrait de contenir la volonté de pouvoir et d’empêcher qu’elle
ne corrompe toute la citoyenneté. Je pensais que le pouvoir pouvait se comprendre
comme un mécanisme menant au consensus. Aujourd’hui, ce n’est pas possible,
et je ne peux plus que m’étonner devant les assauts permanents du pouvoir
coercitif contre l’ordre institutionnel garant du respect des droits humains fonda-
mentaux. Ma perplexité grandit quand je vois l’enthousiasme populaire pour des
leaders que dans les vieux manuels de psychiatrie on décrivait comme des
desalmados. Il convient donc d’insister sur la réponse donnée par Jung au
correspondant du journal Mishmar, dans l’interview citée plus haut. Quand
Eugen Kolb lui demanda comment guérir l’infection psychopathique de la

33. A. Guggenbühl-Craig, Poder y destructividad en psicoterapia, Caracas, Monte Avila Editores, 1974,
p. 91.

137
mentalité collective, il répondit : « Une éducation pour une plus grande conscience!
Prévention… de la psychologie des masses ! 34 » Il est temps que la psychologie
analytique sorte des cabinets pour aller dans les rues.
Traduit de l’espagnol par Élisabeth Conesa

RÉSUMÉ : Pourquoi y a-t-il tant de leaders sans scrupules, cyniques et malhonnêtes,


même dans les sociétés dotées d’un système d’élections libres et démocratiques ? Pourquoi
les gens choisissent-ils et confient-ils le pouvoir à des personnes qui manquent d’intégrité
et dont l’ambition est insatiable ? À des individus égocentriques, autoritaires, inefficaces
et sans talents ? Le désir irrépressible de dominer et d’être dominé est une des passions
les plus incomprises, complexes et déconcertantes. Une dimension indéterminée du
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pouvoir est intimement liée à l’infériorité psychopathique, « zone de résistance
minimum », espace psychique où manque une structure et qui nous renvoie au vide.

ABSTRACT: Cynical, corrupt political leaders proliferate, even in societies which


enjoy free, democratic elections and freedom of the press. For some reason, voters
continue to choose candidates consumed by insatiable ambition at the expense of
integrity. Why are self-centered, authoritarian, inefficient, and talentless individuals
handed the power to govern and legislate? The irrepressible desire to dominate and be
dominated is one of the most complex, misunderstood, and disconcerting of the human
passions. Some dimension of power is closely tied to psychopathic inferiority, a “zone
of least resistance.” This psychological space, lacking a structure, hurls us into the void.

Mots-clés : Pouvoir – Psychopathie – Titanisme – Voracité.

34. C. G. Jung, « Answer to Mishmar on Adolf Hitler », op. cit., § 1387.

138

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