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Marielle Macé
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ISBN 9782707343338
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2017-1-page-31.htm
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– « Ne tremble pas ! »
Polichinelle
: – « Monsieur, je ne
tremble pas, je me trémousse pour
faire un menuet de ma peur. »
(“Gnornò, je nun tremmo, me spasso
a facere ’no minuetto cu’ la paura”).
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de vie vers des exemples et des situations d’une intensité
extrême, parfois insoutenable : l’atroce péril de la vie nue, la
figure du « musulman » au sein des camps de concentration,
la terreur de la Loi, l’appel au « bonheur » peut-être mais à un
bonheur tout métaphysique). Il y a là quelque chose de terras-
sant, quelque chose qui dans bien des pages abat, méduse,
et dépossède en quelque sorte le lecteur de cette question au
moment même où il la voit formulée. Pas facile en effet de
reconnaître ici la vie « commune », ce « passager clandestin » de
toute existence qui traverse nos espérances, nos inquiétudes
et nos débats sur les formes qu’il y a ou qu’il faut à nos vies.
C’est pourquoi le tout dernier opus, souriant et surpre-
nant, consacré à Polichinelle, libère et même répare quelque
chose ; non pas évidemment qu’il soit plus terre à terre,
empirique ou hésitant (et ici, un geste de déclosion reste à
accomplir : il faudrait accepter de conduire cette pensée sur
le plan des états de réalité, l’y conduire même de force ; c’est
là seulement et seulement là que se débat effectivement le
« comment » du vivre) ; mais parce qu’il est moins terrassant
que les précédents, moins médusant quant à cette affaire des
formes de la vie, car il se moque de ce mutisme de la philo-
sophie face à ce que pourtant elle nomme, et descend dans
une tout autre arène : cette vie de Polichinelle, comique et gri-
maçante, avec ses images sautillantes, son corps bizarre, ses
gestes dispersés, le « rassemblement et presque le fatras 2 »
d’un personnage sans aucun secret, résidant tout entier dans
son « comment », obstinément domicilié dans sa drôle de
forme qui est aussi son « idée », goguenarde et déclose.
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dans chacun de ces mots la courbe d’un mouvement insis-
tant : l’affirmation du fait que c’est au plan de ses formes,
seulement au plan de ses formes, qu’une vie peut se traiter
elle-même en source de valeurs, en « idée », en « possible ».
Cela s’est formulé tout au long de La communauté qui
vient. Théorie de la singularité quelconque 3, qui s’employait
à nommer cette question du « comment », de l’être-tel, de
l’être-ainsi où se rassemblent tous les prédicats, autrement
dit de la singularité « prise dans son être telle qu’elle est »
(CV, p. 10). L’ essai plaçait au premier plan de ce savoir la
notion de « manière », et l’idée d’un être qui soit sa propre
manière : « Il ne s’agit alors, selon la scission qui domine l’on-
tologie occidentale, ni d’une essence ni d’une existence, mais
d’une manière jaillissante ; non d’un être qui est dans tel
ou tel mode, mais d’un être qui est son mode d’être et, de ce
fait, tout en restant singulier et non indifférent, est multiple
et vaut pour tous » (CV, p. 34).
L’ idée de « manière » informe ici toute une éthique, et
c’est bien le point essentiel : « Seule l’idée de cette modalité
jaillissante, de ce maniérisme originel de l’être, permet de
trouver un passage entre l’ontologie et l’éthique. L’ être qui ne
demeure pas enfoui en lui-même, qui ne se présuppose pas
soi-même comme une essence cachée que le hasard ou le
destin condamnerait ensuite au supplice des qualifications,
mais s’expose en elles, est sans résidu son ainsi, un tel être
n’est ni accidentel ni nécessaire, mais pour ainsi dire, conti-
nuellement engendré par sa propre manière » (CV, p. 34).
Les formes de vie sont ici le lieu même où émerge (et réé-
merge sans cesse : s’élance, se dégage, se débat) un sujet
éthique : « éthique est la manière qui sans nous échoir et
sans nous fonder, nous engendre. Et cet être engendré par sa
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uns aux autres, singuliers tenus en cordée par les maillons
génériques et impossédés de nos manières. « Les singularités
quelconques, précise Agamben, ne peuvent former une socie-
tas parce qu’elles ne disposent d’aucune identité qu’elles
pourraient faire valoir, d’aucun lien d’appartenance qu’elles
pourraient faire reconnaître » (CV, p. 88), mais elles peuvent
constituer « une communauté sans revendication d’identité »
(CV, p. 89).
Les analyses de La Fin du poème 4 sur les « manières
impropres » ont poursuivi cet effort, en s’appuyant sur une
réflexion sur les formes de la poésie, les styles d’auteurs, la
dynamique du mètre. Les « manières impropres », ce sont ces
manières d’être qui nous qualifient mais auxquelles nous ne
pouvons pas nous rapporter sur le mode du « propre ». Cela
conduit ici Agamben à opposer en poésie la « manière » au
« style » : « Si le style marque, pour l’artiste, le trait qui lui est
le plus propre, la manière enregistre un processus inverse
de désappropriation et de non-appartenance. C’est comme
si le vieux poète, qui a trouvé son style et, en lui, atteint la
perfection, le congédiait maintenant pour revendiquer la sin-
gulière prétention de se caractériser uniquement par l’impro-
priété » (FP, p. 116). On verra que les tomes d’Homo sacer
ne se confient à vrai dire plus du tout à cette distribution
complémentaire de deux mots, « manière » et « style », ainsi
fonctionnellement opposés (« Ce que nous appelons forme de
vie correspond à cette ontologie du style, elle nomme le mode
dans lequel une singularité témoigne de soi dans l’être et où
l’être s’exprime dans le corps singulier 5. ») Mais qu’importe.
L’ essentiel n’aura pas été d’étiqueter un bon et un mauvais
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sur le rapport que chacun entretient avec son « génie », autre-
ment dit avec ses qualités comprises comme un donné, un
destin : « Il faut consentir à son Genius, s’abandonner à lui,
nous devons lui céder tout ce qu’il nous demande, parce que
ses exigences sont les nôtres. […] Mais ce Dieu si intime et
si personnel est aussi ce qui en nous est le plus imperson-
nel, la personnalisation de ce qui, en nous, nous dépasse
et nous excède […]. C’est cette présence inadmissible qui
nous empêche de nous refermer sur une identité substan-
tielle, c’est Genius qui défait la prétention du Moi à se suffire
à soi seul » (P, p. 9-11). « La manière dont chacun tente de
prendre ses distances (à l’égard) de Genius, de le fuir, définit
son caractère. […] Le style d’un auteur, comme la grâce de
chaque créature, dépend […] moins de son génie que de ce
qui en lui est privé de génie, de son caractère. C’est pour-
quoi, quand nous aimons quelqu’un, nous n’aimons préci-
sément ni son génie ni son caractère (et moins encore son
Moi) mais la manière spéciale que cette personne a de les
fuir » (P, p. 19) : ses gestes, ses usages, on pourrait dire aussi
son éthos, ses habitudes (encore des singularités impropres,
génériques, impossédées) : l’ensemble de ces conduites, insi-
gnifiantes, où se contracte une existence, et qui la fait aimer.
Moyens sans fin incline résolument ce plan vers la ques-
tion des « gestes » (dans des « Notes sur le geste », malicieu-
sement centrées sur le cinéma comique, les pathologies des
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les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement
des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie,
toujours et avant tout des puissances 8. »
Agamben ne constate pas seulement qu’une vie se pré-
sente toujours « d’une certaine façon » ; il aide à poser qu’une
bonne part de la morale et de la justice consiste à veiller à
la possibilité de cette qualification, à empêcher la survenue
d’états de réalité où une vie puisse être dissociée de sa forme,
c’est-à-dire de sa puissance. S’intéresser dans les vies à leurs
formes, c’est alors restituer à ces vies leur puissance, montrer
la façon dont les êtres se traitent eux-mêmes comme des pos-
sibles – autrement dit, comme des pensées ; et cela nomme
en vérité les fondations de tout le projet théologico-politique
d’Agamben ; un projet qui pourtant trouvera ses modèles dans
des situations de vies terrifiantes, et de ce point de vue à la
fois exemplaires et inexemplaires de cette affaire de « formes
de vie » (la situation du « musulman » au premier chef).
De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie 9 réflé-
chit à la façon dont la vie, décidément, ne nous est jamais
donnée en propriété, mais en « usage » ; et engouffre pour
sa part toute la réflexion sur la tentative de construire une
« forme-de-vie », c’est-à-dire une vie inséparable de sa forme,
des « manières de se comporter », dans l’univers de la « règle »
et le cas des vies monastiques. Le livre est éclatant : il donne
la mesure du bouleversement qu’a pu constituer l’identifica-
tion doctrinaire, théologique, juridique du plan même de la
« vie », de la « forme de vie », des « formes du vivre » ; et mieux
qu’aucun autre il met ainsi, comme disait Michaux, « le doigt
sur le centre », en l’occurrence sur ce qui, dans une existence,
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peut qu’éveiller, toutes sortes de paradoxes, de désarrois
et d’incertitudes 10) ; savons-nous d’ailleurs vraiment ce qui
nous est leçon dans ces vies consacrées, qui attirent tant la
pensée contemporaine (pas seulement Agamben mais aussi
Barthes, Pasolini, Foucault, et aujourd’hui Christian Garcin,
Emmanuel Carrère, Philippe Vasset…), ces vies pourtant si
éloignées du type d’accomplissements que nous semblons
viser, ces vies dont les formes, en vérité, contestent si mani-
festement les nôtres ?
Le dernier tome 11 d’Homo sacer occupe une fois de plus
ce champ, avec toujours beaucoup de netteté, et l’investit
étonnamment comme un programme de pensée encore à
accomplir, ou du moins à unifier : il faudrait, écrit Agamben,
concevoir une « ontologie du style » (UC, p. 311), qui serait
une réflexion attentive à la façon dont les vies s’exposent
en modalités, en modalités toujours « telles
»
; non pas
« propres », encore une fois (comme si sa forme de vie arri-
mait un être à son identité ainsi qu’un navire à son ancre),
mais « telles », toujours « ainsi », jaillissantes, « comme ci » et
pas « comme ça » ; autrement dit : singulières : « Ce que nous
appelons forme de vie correspond à cette ontologie du style,
elle nomme le mode dans lequel une singularité témoigne de
soi dans l’être et où l’être s’exprime dans le corps singulier »
(UC, p. 322). Tout être en effet « témoigne de soi » dans sa
façon de s’exposer, il est cette façon, il est son mode d’être. La
proposition est désormais familière aux lecteurs d’Agamben,
et si elle intervient vers la fin du livre, c’est après un parcours
qui fait effectivement repasser par les concepts majeurs de
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diète, régime d’existence. Et en tout cela donc, « style ».
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sur les splendides figurations du personnage de Polichinelle
par Giandomenico Tiepolo (Tiepolo le fils, le peintre des sols
et des chairs, non des ciels et des lumières) ; il honore la
dignité philosophique de la comédie ; orchestre de drôles de
dialogues entre Polichinelle, Tiepolo, et quelques philosophes ;
et montre combien Polichinelle sait faire quelque chose (des
gestes, une ligne, une voix, une grâce…) de sa peur, de notre
peur, de l’inquiétude dont ne saurait décidément se passer
la question du « comment », du « comment vivre ? ». La leçon
de Polichinelle ? « étant donné ce corps – le mien ? – on peut
appeler éthique la manière dont je vis l’affection que je reçois
d’être en rapport avec ce corps, la façon dont je congédie ou je
fais mien ce nez, ce ventre, cette bosse. En un mot : la manière
dont j’en souris. » « La manière dont j’en souris » : voilà une
requalification pour ainsi dire bienfaisante, en tout cas libé-
ratrice, de tout l’effort précédemment accompli par Agamben
pour définir le « soi » comme un « usage de soi ». Et Agamben
de suggérer que, si Nietzsche « avait choisi Polichinelle plutôt
que Zarathoustra, Naples plutôt que Turin, il serait – peut-
être – parvenu à échapper – au cours de ce long hiver 1888-
89, quand toute identité en lui fit défaut – à la folie ».
Polichinelle « est un comment »… comme toutes les
figures qui ont occupé l’éthique d’Agamben à vrai dire, mais
franchement dans un autre style. Et si l’on croit vraiment
que quelque chose s’engage dans les formes, cela change
beaucoup à la question. Le « jaillissement » de la manière, de
l’expression, s’y fait sautillement, échappée, drôlerie, méta-
morphose. « Qu’une personne ou qu’une chose soit irrémé-
diablement “comme elle est’’ : voilà tout Polichinelle. Mais
alors, l’idée d’irrémédiable, qui a été et qui est si importante
pour moi, est en elle-même comique. »
Le tragique, ce serait de « prendre le bios qu’il nous est
arrivé de choisir pour un destin dont nous serions respon-
sables ». Il est bon, en effet, que le parti pris du « comment »
ne soit plus ici celui d’un secret médusant quant à la vie, mais
d’un parcours de pirouettes, de masques et de grimaces figu-
rés par l’art de Tiepolo, qui poursuit un être mobile, sautant
tout entier par dessus la mort, et adhérant « sans réserve,
et presque tendrement, au quotidien ». Car il y a un vivant
obstiné, rieur et agile, dans cette « vie anonyme, concentrée
et insouciante de Polichinelle, dont Giandomenico égrène les
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épisodes innombrables, inoubliables, inarchivables au cours
des cent quatre scènes du Divertissement ». Le secret de
Polichinelle, le voilà : c’est la conviction que « dans la comédie
de la vie, il n’y a pas de secret, mais seulement, à tout ins-
tant, une échappée ». Ou encore : que la vie « soit », « c’est cela-
même qui ne peut se dire, on ne peut qu’en rire ou en pleurer
(il ne s’agit donc pas d’une expérience mystique, mais… d’un
secret de Polichinelle) ».
La place du philosophe est ainsi toujours plus ou moins
aux côtés de Polichinelle, sur le bord, comme un « témoin
muet de sa vie ». Témoin muet : la conscience qu’Agamben
montre ici du mutisme de la philosophie quant à ce plan des
formes du vivre, que pourtant elle a su désigner, voilà peut-
être la pointe la plus précieuse, l’appel le plus ouvert de ce
livre joyeux.
Et c’est sans doute pour la même raison (pour échap-
per au silence ou au tragique) qu’une telle pensée appelle,
comme pour parvenir à dévaler l’autre versant de sa propre
conviction, le secours de la littérature (et de la poésie, et des
arts). Car si la philosophie désigne le plan du « comment »,
une démarche artistique quant à elle s’y débat, s’y tient rivée,
y prend sans relâche son parti. Il faut affirmer, sans pour
autant renvoyer chacun à ses affaires, que l’interrogation des
« formes de vie » ne vivra pas sans ce secours de la littérature,
ou de l’image, ou de tout effort pour qualifier patiemment les
vies, des vies. C’est seulement alors, en effet, que ce plan du
« comment » se trouve véritablement pris en responsabilité.
Mieux : qu’il se voit prouvé.
La part la plus appropriable du projet d’Agamben gît
alors peut-être dans ses seuils ou ses marges : dans les brefs
moments biographiques qui animent certains de ses essais, et
qui font soudain sortir l’effort philosophique de son mutisme
quant aux vies (de son mutisme quant à ce que pourtant il
pense). Par exemple dans l’ouverture de L’ Usage des corps,
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dans l’arène, appliquent leur effort à qualifier des vies en
disant « comment » elles sont, « comment » elles s’y prennent.
Ainsi Jean-Christophe Bailly, familier d’Agamben, acharné à
faire entendre le chant, parfois très grêle, qu’entonne toute
forme de vie : une bête, une cascade, une ville, un ruisseau, un
pays, un moment d’un pays… : autant d’idées de formes qui
ont pris forme, et à l’écoute desquelles il faut savoir se placer
patiemment. Ainsi Michel Deguy, dans son dernier recueil,
La Vie subite, qui est l’auto-bio-graphie d’un « comment », du
« comment » d’une vie : « Bio ? C’est “ma vie” ; mais pas dans
les grandes lignes, celles de la nécrologie ; plutôt dans la cir-
constance, jour par jour, où l’intense, l’énigme, se murmure
en oracles interprétables. […] La vraie vie est présente, mais
dans le peu visible qu’aucune scopie ne peut retenir : mais
que le dire peut faire voir. Comment c’est ? C’est comme ça. À
portée de pensée. » C’est-à-dire, à portée de diction.
Que l’« énigme » donc se murmure « en oracles interpré-
tables », en prises de formes. Il y a là plus qu’une distribu-
tion complémentaire entre la philosophie et, disons vite, la
littérature ou les arts. Il y a le signe de ce que ce plan du
« comment » n’existe, ne bruisse, que dans une parole qui
prend son parti sur le style, qui s’engage dans un effort de
qualification, un effort pour occuper ce plan du « comment ».
On se souvient peut-être que les Chroniques d’un été, avec
lesquelles Jean Rouch et Edgar Morin inventaient en 1961
le « cinéma vérité », auraient dû s’intituler Comment vis-tu ?
Dans ce titre, auquel ils ont longtemps pensé, les auteurs
reconnaissaient l’objet même de leur enquête : son aiguillon,
sa raison d’être. C’est une question différente qu’ils ont fina-
lement invité la bouleversante Marceline (dont on compren-
dra qu’elle fut déportée) à poser au hasard aux passants
parisiens, qui d’ailleurs y répondent peu, dans l’espèce de
micro-trottoir à la fois insolent, grave et gauche qui ouvre
le documentaire : « Madame, Monsieur, êtes-vous heureux ? »
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« Voilà comment elle est… » (effort infini : « Non, voilà com-
ment elle est… Non voilà comment elle est… »), et Barthes
l’objet d’un célèbre cours au Collège de France : Comment
vivre ensemble). Et question qui faisait vivre la politique,
chez Rouch et Morin, à même l’effort documentaire.
« Comment c’est ? » : on ne dira en effet jamais assez com-
bien cette question requiert, ne peut laisser en paix, appelle
un effort dont on ne saurait se tenir pour quitte. « Comment »
on est, « comment » est le monde, voilà l’« irréparable », mais
c’est de cet irréparable que Polichinelle fait une danse : « – Ne
tremble pas ! – Monsieur, je ne tremble pas, je me trémousse
pour faire un menuet de ma peur. » De ma peur d’être, d’être
tel, d’être ainsi, et que ce soit « comme ça ».
Voilà ce que je veux entendre, pour ma part, dans l’onto-
logie des formes de vie portée par Agamben : une vérité, mais
une vérité qui ne se prouvera que dans la façon dont cha-
cun se laissera non pas terrasser mais animer (libérer, agiter,
déclore) par ce tourment du « comment » ; dans la façon dont
il entrera véritablement dans l’arène, se saura de fait jeté
dans des formes, prendra son parti, dansera sa peur.
Marielle MACÉ