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LES GRANDS ENTRETIENS D' EMILE

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C'EST QUOI
u APPREND RE?
PJ-llLIPPE MEIRIEU

l'aube
La collection L es grands entretiens
est dirigée par Jean Viard

Série Les grands entretiens d'Émile


animée par Jean Bojko

«Dieu n'a pas créé l'homme, il a créé le point d'interrogation! »


reprennent en chœur les moines (malicieux) de l'Abbaye du ]ouïr
qui s'associent cette fois aux éditions de l'Aube pour
colporter cette idée (renversante) selon laquelle:

« C'est le point d'interrogation qui a créé l'homme! »

Sitôt dit, sitôt fait! Le jeune Émile (c'est son vrai prénom),
élève au collège qui jouxte leur abbaye (du ] ouïr à Corbigny),
fut embarqué au nez et à la barbe de ses professeurs et de ses camarades
pour s'en aller questionner des penseurs, des poètes, des chercheurs
qui depuis longtemps naviguent sur l'océan du savoir,
de la connaissance, des idées, de l'esprit ...

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Les interrogations? Un vrai plaisir, nous dit Émile.
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Jean Bojko
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« D anse, danse, ma jolie danse.
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UJ D anse, danse, mon esprit danse.
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© Et à l'intérieur d'une flamme»


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Federico Garcia Lorca
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© Éditions de l'Aube et l'Abbaye du }ouïr, 2015
www.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159- 1128-3


Philippe Meirieu

C'est quoi apprendre ?

,;

entretiens avec Emile

Illustrations de Pascal Lemaître


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éditions de l'aube
Du même auteur (extraits):
L e plaisir d'apprendre, Autrement, 2014
Pédagogi-e : des lieux communs aux concepts clés, ESF éditeur, 2013
Korczak: pour que vivent les enfants (illustrations de PEF),
Rue du Monde, 2012
Un pédagogue dans la cité: conversation avec L uc Cédelle,
Desclée de Brouwer, 2012
Élever votre enfant de 6 à 12 ans, avec Marcel Rufo, Christine
Schilte, Pascale Leroy, Hachette Pratique, 2009
L ettre aux grandes personnes sur les enfants d'aujourd'hui,
Rue du Monde, 2009
L 'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société?,
avec Pierre Frackowiak, l'Aube, 2008
Frankenstein pédagogue, ESF, 2007
Pédagogie : le devoir de résister, ESF, 2007
Une autre télévision est possible, Chronique sociale, 2007
École, demandez le programme, ESF, 2006
L ettre à un j eune professeur, ESF, 2005
Nous mettrons nos enfants à l'école publique, Mille et une nuits,
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2005
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<( L e monde n'est pas un jouet, D esclée de Brouwer, 2004
Faire l'école, faire la classe, ESF, 2004
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0 D eux voix pour une école, avec Xavier Darcos, D esclée de
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Brouwer, 2003
D es enfants et des hommes, ESF, 1999
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© L 'école ou la guerre civile, avec Marc Guiraud, Plon, 1997


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L a pédagogie entre le dire et le faire, ESF, 1995
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L 'envers du tableau. Quelle pédagogie, pour quelle école?, ESF, 1993
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u L e choix d'éduquer, ESF, 1991
L a machine-école, entretiens avec Stéphanie le Bars, Gallimard,
1991
Apprendre . .. oui mais comment, ESF, 1987
Émile 1. - Vous êtes un pédagogue.Je me suis
renseigné. Vous allez trouver la question un peu
générale, mais vous concevez ça comment, la
bonne pédagogie?

Philippe Meirieu. - Voilà une question bien


compliquée et difficile! Avant d'y répondre, il
faut définir ce qu'est la pédagogie. Pour moi,
la pédagogie, ce n'est pas seulement ce qui se
passe dans l'école; ce n'est pas, non plus, le fait
de« bien expliquer», comme quand on dit d'un
personnage poli tique qu' « il fait de la péda-
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gogie ». La pédagogie, c'est l'élaboration et la
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mise en œuvre de tout le travail d'accompagne-
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ment des adultes afin de permettre à un enfant
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de devenir lui-même un adulte autonome et un
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citoyen capable de s'engager dans la vie démo-
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cratique
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de son pays.
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A l'origine, le pédagogue, dans !'Anti-
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u quité grecque, était un esclave dans la famille.
Ce n'était pas lui qui donnait les cours: celui qui

1. Nous présentons Émile en fin de volume.

5
enseignait, c'était le précepteur. Le pédagogue
accompagnait 1'enfant chez le précepteur; il
parlait avec lui sur le chemin, tentait d'obtenir
sa confiance, lui prodiguait des conseils. Petit à
petit, il se mit à réfléchir sur le travail du pré-
cepteur, sur la nature des enseignements qui
étaient les plus utiles à l'enfant et les méthodes
avec lesquelles il apprenait le mieux. Au fond, le
pédagogue était un« médiateur», quelqu'un qui
faisait le lien, matériellement et humainement,
entre 1'enfant et les savoirs. J'aime bien rappeler
cette origine car elle permet de comprendre le
sens du travail du pédagogue, la modestie et
l'importance de sa mission.
Aujourd'hui, on pourrait dire que la pédagogie,
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c'est la réflexion sur 1'éducation, mais pas seule-
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ment une réflexion philosophique, générale et
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abstraite:
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c'est une « théorie pratique », comme le
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disait Emile Durkheim, le fondateur de la socio-
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logie moderne; c'est tout à la fois un ensemble
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de doctrines et un ensemble de pratiques qui
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leur sont associées. Le pédagogue réfléchit sur le
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u but de 1'éducation mais il articule à sa réflexion
des propositions concrètes sur les moyens d'y
parvenir. Plus encore, le pédagogue est celui
qui « met les mains dans le cambouis »: il crée

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des institutions, propose des contenus et des
méthodes, s'engage précisément avec des enfants
concrets pour voir comment cela se passe ... Et
en fonction de ce qu'il observe, bien sûr, il fait
évoluer ses positions et ses propositions: il n'y a
que ceux qui construisent des théories sans jamais
les confronter à la réalité qui n'évoluent pas.
Le pédagogue est donc un « théoricien-
praticien » de l'éducation. Mais l'éducation, cela
ne concerne pas seulement l'école. Avant l'école
et à côté de l'école, il y a l'éducation familiale.
Toutes les familles n'éduquent pas leurs enfants
de la même manière. Il y a des principes et des
actes éducatifs, et donc de la pédagogie, dans
la famille. La manière d'accueillir l'enfant,
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d'organiser son environnement, de mettre en
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place, avec lui, des rituels pour scander sa vie
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quotidienne, la façon de lui parler, d'exercer
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son autorité, tout cela est déterminant dans son
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développement.
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Et puis, à côté de l'école, il y a aussi tous
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les lieux socio-éducatifs, les clubs de sport, les
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u groupes de théâtre ou de musique, les associa-
tions humanitaires, mais aussi les bandes de
quartier, partout où l'enfant apprend, plus ou
moins bien, à vivre ensemble, à obéir aux règles

9
nécessaires à la vie collective, à participer aux
décisions, mais aussi à s'approprier des savoirs
pour contribuer le mieux possible à la réalisation
d'un projet commun: et tout cela a une influence
éducative considérable.
Enfin, il ne faut pas oublier le pouvoir éduca-
tif des médias. Un élève d'aujourd'hui passe en
effet plus de temps, dans une année complète,
devant
....
des écrans que devant ses professeurs .
A peu près une fois et demie plus de temps en
moyenne, mais parfois beaucoup plus. Chez les
plus jeunes, c'est devant la télévision puis, très
vite, avec une tablette, devant des jeux vidéo, des
ordinateurs, des téléphones portables. . . Cela a
évidemment une influence très importante: aussi
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bien parce que l'enfant apprend ainsi certaines
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choses - mais sans pédagogue pour le conduire,
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le plus souvent! - que parce qu'il prend des
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habitudes qu'il risque de garder ailleurs: ainsi
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certains élèves arrivent-ils en classe avec une
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télécommande greffée au cerveau et se disent-ils :
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> « Qyel dommage qu'ici on ne puisse pas changer
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u de chaîne ! »
La pédagogie réfléchit à tout cela et se
demande comment ces différents acteurs
peuvent accompagner chaque enfant vers le

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statut d'adulte et de citoyen, libre et responsable,
capable de décider de sa propre vie et de parti-
ciper à la construction du bien commun. Bien
sûr, la pédagogie s'intéresse tout particulière-
ment à l'école car c'est le lieu où passent tous les
enfants, c'est l'institution de la République qui
doit garantir le droit à l'éducation pour toutes et
tous, c'est là où, de manière privilégiée, on <loi t
tout à la fois assurer la transmission des savoirs
et l'émancipation des personnes.
Car, en caricaturant un peu, il y a deux
manières de transmettre des savoirs. Soit je te
transmets des savoirs - les règles d'accord du
participe passé, le théorème de Pythagore, la
géographie de l'Amérique ou la reproduction
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des oursins - en te disant: « Ça, c'est utile pour
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réussir l'exercice, le contrôle, l'examen, et passer
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en classe supérieure » et, alors, on ne peut pas
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dire que ces savoirs soient pour toi vraiment
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émancipateurs. Nous sommes dans ce qu'un
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pédagogue brésilien, Paulo Freire, a nommé
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la « pédagogie bancaire »: on te transmet des
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u savoirs comme des billets de banque en te
demandant de les rendre le jour de l'examen,
mais cela ne t'apporte pas les moyens d'y voir
plus clair sur ta propre vie, d'y voir plus clair sur

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le monde, sur ce que, toi, tu veIDC faire dans le
monde et sur la manière dont tu vas t'engager
dans ce monde. Tu es dans un échange mar-
chand, et 1'école est pour toi un parcours du
combattant où il te faut surmonter des épreuves
sans bien comprendre pourquoi.
Mais on peut aussi transmettre des savoirs
autrement, avec ce que tu appelais, dans ta
question, une « bonne pédagogie » : il faut alors
avoir toujours en tête la manière dont l'élève
reçoit, comprend et intègre ces savoirs, non
comme une obligation, mais comme un enri-
chissement qui offre des possibilités et donne
de la liberté. Apprendre à écrire un texte, cela
peut être simplement un ensemble d'exercices
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ennuyeIDC aIDCquels l'élève se soumet, mais cela
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peut être aussi une manière d'accéder à un pou-
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voir fabuleIDC : celui de mieIDC retenir ce que 1'on
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veut mémoriser, celui de garder des traces de
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ce que 1'on a rencontré, celui d'écrire une lettre
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d'amour ou une lettre d'insulte! De même,
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Cl.
on peut apprendre le théorème de Pythagore
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u juste pour réussir les exercices sur le théorème
de Pythagore, sans comprendre ni pourquoi et
comment Pythagore 1'a élaboré, ni à quoi il peut
servir en dehors des problèmes de géométrie

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scolaire. Il est possible de réciter et appliquer le
théorème de Pythagore sans avoir compris son
véritable sens dans l'histoire des civilisations et
sans avoir la moindre idée des usages infinis que
l'on en fait encore aujourd'hui.
Si tu es en quatrième, tu as dû étudier ce
théorème. Tu sais pourquoi Pythagore a inventé
ce théorème ?

Émile. - Pour mesurer une longueur dans un


triangle rectangle, non?

Philippe M eirieu. - Oui, bien sûr. Mais pour-


quoi est-il si intéressant de pouvoir mesurer un
des côtés d'un triangle rectangle? En réalité,
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Pythagore avait un objectif bien précis qui était
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de retrouver les limites des ,, parcelles agricoles
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après les crues du Nil en Egypte. C'est ainsi
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qu'il a été amené à construire ce que l'on utilisait
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encore il y a peu de temps pour faire les cartes:
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la triangulation. Pas plus que les autres théo-
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rèmes et notions mathématiques, le théorème
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u de Pythagore n'a été imaginé par des professeurs
de mathématiques un peu sadiques qui auraient
cherché à trouver une épreuve pour savoir qui
pouvait passer en troisième.

20
Alors, je peux te l'enseigner sans te donner
les clés de ce théorème, sans t'expliquer com-
ment il a émergé, sans même te démontrer qu'il
« marche » en prenant trois carrés de carton
ou de bois qui ont pour côté chacun des trois
côtés du triangle.Je peux t'imposer ce théorème
comme un apprentissage mécanique que tu uti-
liseras systématiquement dans tous les exercices
où tu verras un triangle rectangle, et seulement
ceux-là. Mais cet apprentissage n'aura, alors,
rien d'émancipateur! Tu le prendras comme une
obligation et tu t'y soumettras, un point c'est
tout. En revanche, si je t'explique le sens de ce
théorème, si je réfléchis avec toi sur les métiers
qui utilisent encore ce théorème ...
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Émile. - Architecte?
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Philippe Meirieu. - Oui, sans aucun doute.
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Émile. - Tout ce qui est dans le bâtiment.
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u Philippe Meirieu. - Oui, bien sûr. Et dans
bien d'autres métiers que l'école pourrait te faire
découvrir. L'important, c'est que tu comprennes
comment sont nés et comment sont utilisés les

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savoirs, comment ils « fonctionnent », aussi,
dans la tête de ceux qui les utilisent. Carl'objec-
tif est que toi, tu puisses les utiliser tout seul, à
ta propre initiative. Et que cette découverte te
procure ce plaisir de comprendre qui te donne
le goût de la géométrie et, plus généralement, le
goût d'apprendre, pas seulement à l'école, sous la
contrainte et avec la peur des mauvaises notes,
mais tout au long de ta vie, et joyeusement.
Tu vois que la pédagogie s'interroge sur la
manière d'aider chacune et chacun à réussir sa
vie. Pas simplement son parcours scolaire ni
même son insertion professionnelle, mais sa vie
dans son ensemble. Une vie pleine, épanouie,
où chacune et chacun cherche à résoudre les
(lJ
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problèmes qu'il rencontre au lieu de se dire:
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« Je n'y arriverai jamais, c'est trop difficile et je
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n'en suis pas capable ! » Une vie où chacune et
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chacun puisse se réaliser dans l'exploration et la
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découverte de nouveaux horizons. Une vie où
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chacune et chacun ait les moyens de s'investir
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personnellement pour que le monde aille mieux
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u grâce à lui. Une vie où chacune et chacun puisse
être heureux de ce qu'il fait et fier de ce qu'il
apporte aux autres.

24
Émile. - Et est-ce que vous pensez que mon
professeur de mathématiques sait expliquer le
théorème de Pythagore pour m'aider à réussir
ma vie?

Philippe Meirieu. - Bien sûr, il le sait, et je


suis convaincu qu'il le veut! Mais ton professeur
de mathématiques, comme beaucoup de pro-
fesseurs, est peut-être inquiet de ne pas finir le
programme et des reproches que pourraient lui
adresser alors son inspecteur ou tes parents : c'est
pourquoi il court après le temps et enchaîne les
cours et les exercices en ayant la conviction que
c'est cela qu'on lui demande de faire. Et puis, il est
prisonnier d'un système d'évaluation qui l'oblige
(lJ
.0 à fournir des notes tout le temps et à sélectionner
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les élèves en fonction de la manière dont ils fran-
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chissent les obstacles du parcours du combattant.
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Cette conception de l'école comme une gare
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de triage qui classe en permanence les élèves
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est terrible: elle amène, non pas à chercher à
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faire réussir chacune et chacun, mais, tout au
0
u contraire, à séparer ceux qui réussissent de ceux
qui seront « orientés » et dont l'échec donnera de
la valeur à la réussite des autres. On oublie ainsi
l'essentiel: motiver tous les élèves, les mobiliser

26
sur des savoirs capables de les intéresser, les
amener à réfléchir et à comprendre, leur donner
la possibilité d'accéder aux œuvres grâce aux-
quelles ils vont se sentir vraiment « intelligents »,
comprendre le monde et se comprendre ... pour
ne pas simplement réussir à l'école, mais réussir
leur vie.

Émile. - Mais là, ce que vous me dites, c'est


bien, on comprend tout de suite. Nous, on nous
l'explique d'une façon plutôt compliquée.

Philippe Meirieu. - Je ne crois pas que la


question soit d'expliquer de manière « simple »
ou « compliquée », comme je ne crois pas que les
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élèves rechignent à étudier des choses compli-
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quées. Au contraire, mon expérience me prouve
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que, quand on aborde avec des élèves la théorie
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d'Einstein, ils sont plus accrochés et attentifs
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que quand on leur explique la technique de la
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division à virgule. De même, quand on leur lit
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Homère ou une nouvelle de Maupassant, ils sont
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u infiniment plus passionnés que quand on leur
enseigne la règle de l'accent sur le à! Pourtant,
très franchement, la règle de l'accent sur le à, ce
n'est pas compliqué: c'est bien moins compliqué

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que de se servir d'un téléphone portable ou de
jouer à un jeu vidéo! Alors comment expliquer
que cette règle, les élèves aient des difficultés à
l'assimiler et, surtout, à l'appliquer? Parce que
c'est un savoir qui ne fait pas sens pour eux, dont
ils ne comprennent pas qu'il leur donne du pou-
voir à travers la possibilité d'écrire et d'expliquer
ce qu'ils pensent de manière rigoureuse. Parce
qu'ils ne voient pas que ce savoir les concerne et
que l'on peut avoir du plaisir à bien écrire. Ce
n'est pas la difficulté qui rebute ou décourage,
c'est le fait de n'avoir à apprendre que des savoirs
« morts ».
Tu comprends: il faut que l'école redonne
vie aux savoirs. La vie, c'est ce qui permet aux
(lJ
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savoirs de ne pas être des archives oubliées ou
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des fossiles empoussiérés sur les rayons d'une
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vieille armoire. C'est ce qui fait qu'ils nous
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concernent, nous qui sommes vivants et qui
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avons besoin, pour grandir, de nous nourrir de
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ce que des humains ont découvert et fait vivre
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avant nous. Je crois que tous les enseignants
0
u peuvent et doivent donner vie au savoir. Mais il
faudrait mieux les former pour cela, concevoir
les programmes autrement, autour d'objectifs
clairs, moins nombreux, mais sur lesquels ils

31
puissent prendre le temps de raconter l'histoire
de leur découverte, de faire faire des recherches
documentaires approfondies, des expériences et
des enquêtes ... Sans oublier, pour autant, les
cours et les exercices qui se trouveraient, alors,
inscrits dans un ensemble passionnant.
C'est ainsi que 1'école deviendra un lieu de
découverte du plaisir d'apprendre. C'est ainsi
que, très tôt, dès les petites classes, 1'enfant
deviendra un « petit savant » et éprouvera, à sa
mesure, ce que peut ressentir un,, chercheur, un
explorateur ou un inventeur. Evidemment, il
n'est pas question de laisser l'enfant se débrouil-
ler tout seul dans cette aventure: le rôle du
maître, c'est d'organiser son enseignement pour
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que les élèves se mettent en route, de donner les
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consignes et le matériel nécessaire pour qu'ils
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soient bien équipés, de les accompagner pour
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leur venir en aide en cas de besoin, et même
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de les « assurer » pour que, comme en escalade,
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ils ne risquent pas de se faire mal en tombant.
Mais, à 1'école comme en escalade, ce n'est pas
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u parce qu'une personne est assurée qu'elle ne doit
faire aucun effort. Tout au contraire, l'assurance
sécurise 1'activité et facilite 1'effort. Elle permet
que l'effort n'abolisse pas le plaisir.

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Émile. - Eh ben! C'est pas tout à fait ça,
l'école! On nous demande toujours des efforts.
On nous parle rarement de plaisir.

Philippe Meirieu. - On ne pourra jamais sup-


primer la nécessité de l'effort. Il y a des appren-
tissages qui nécessitent des efforts importants
et parfois sur une longue durée. Tu ne peux pas
apprendre à jouer d'un instrument de musique
ou pratiquer un sport sans de longs efforts. Pour
ma part, je n'oppose pas l'effort au plaisir. Et je
suis certain que l'on peut trouver du plaisir dans
l'effort quand on est mû par le désir d'apprendre
et de réussir.
Mais pour cela, il faut avoir entrevu, au moins
(lJ
.0
::J
un tout petit peu, qu'il y a, au bout du chemin,
<(
de formidables satisfactions et peut-être, même,
U)
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du bonheur. C'est pourquoi le témoignage des
~
u
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adultes est si important: quand un enfant a eu
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la chance d'en rencontrer qui rayonnaient du
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plaisir de chercher et d'apprendre, de travailler
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Cl.
pour donner le meilleur d'eux-mêmes, de créer
0
u ou d'inventer sans ménager leur peine, il sait que
l'effort et le plaisir ne s'opposent pas. Qyand un
élève rencontre un professeur qui prend du plai-
sir à expliquer, à chercher toujours de nouvelles

34
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méthodes pour faire comprendre ce qu'il doit
enseigner, il est infiniment plus motivé pour le
travail scolaire.
,,
Emile. - C'est ça que vous voulez dire quand
vous dites que l'éducation peut être réinventée
quotidiennement?

Philippe Meirieu. - Oui, tu as raison. Car,


en éducation, il n'y a pas de « recette miracle »
qui marcherait dans toutes les situations et avec
toutes les personnes. L'éducation travaille avec
des êtres singuliers qui ont chacun une histoire
particulière et aucun d'entre eux - même chez
des jumeaux! - n'est exactement identique à
(lJ
.0
::J
un autre. Bien sûr, on peut dégager des carac-
<(
téristiques communes en matière de catégories
U)
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0
logiques (nous procédons tous probablement de
~
u
UJ
la même façon pour faire une addition) ou de
li)
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processus psychologiques (il y a des constantes
©
.u
r
dans les rapports qu'un garçon entretient avec sa
mère). Mais, d'une part, il n'est pas certain que
0\
ï:
>
Cl.
0
u ces constantes soient complètement universelles
et vaillent pour tous les humains de la planète, et,
d'autre part, même avec des caractéristiques com-
munes, nous grandissons toujours différemment

37
et nos expériences font de chacun de nous un être
absolument unique. Cette singularité de chaque
être humain fait qu'il n'y a pas de mécanique
universelle en matière d'apprentissage.
Certes, il y a des choses qui fonctionnent
mieux, des inventions pédagogiques qui ont
constitué des avancées importantes, des méthodes
que l'on sait plus efficaces avec certains sujets qui
rencontrent des difficultés particulières, mais un
enseignant ne peut pas, pour autant, les appli-
quer aveuglément. Il travaille avec des « pierres
vives », comme disait Rabelais, des élèves qui
ont chacun leur identité et dont les réactions ne
sont jamais entièrement prévisibles. Chaque ren-
contre pédagogique est spécifique et singulière:
(lJ
.0
::J
parfois il y a eu des accidents qui se sont traduits
<(
par des handicaps, parfois il y a eu des moments
U)
c
0
lumineux qui ont donné à la personne un cou-
~
u
UJ
rage exceptionnel, souvent l'élève a rencontré à la
li)
ri
0
N
fois des problèmes à surmonter et des richesses
©
.u
r
dont il a pu profiter. Il faudra tenir compte de
0\
ï:
>
Cl.
cela et adapter son enseignement en fonction des
0
u réactions des uns et des autres.
Ainsi, même si l'histoire de la pédagogie
nous a légué de fabuleuses trouvailles que l'on
n'a pas fini de redécouvrir et de mieux utiliser,

38
1'acte d'enseigner est bien toujours à réinventer.
C'est pourquoi je crois que tout enseignant doit
être, de la maternelle à l'université, un véritable
« enseignant-chercheur ».

Émile. - Vous avez écrit quel'on ne se servait


pas assez de ses mains à l'école. Est-ce que vous
pensez que les métiers manuels sont dévalorisés
à l'école?

Philippe Meirieu. - Oui, je pense effective-


ment que 1'on ne se sert pas assez de ses mains
à 1'école et qu'il faudrait faire manipuler les
élèves plus systématiquement, même dans les
matières que l'on appelle « générales ». Ainsi,
(lJ
.0
::J
quand j'étais professeur de français, je n'hésitais
<(
pas à demander à chaque élève de choisir un
U)
c
0
poème et de le découper ligne par ligne avant de
~
u
UJ
le mettre dans une enveloppe et de le donner à
li)
ri
0
N
un camarade qui devait reconstituer le puzzle:
©
.u
r
1'élève qui avait choisi le poème pouvait aider
0\
ï:
>
Cl.
son camarade, mais seulement en lui posant des
0
u questions, et parfois, même, celui qui reconsti-
tuait le texte trouvait une combinaison inédite
et intéressante. On collait ensuite les poèmes
sur un cahier. C'est tout simple, mais cela met

39
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l'intelligence en activité: poser les phrases les
unes au-dessous des autres, les inverser, se
demander ce qui convient le mieux, ce qui a du
sens et est plus beau, c'est « travailler dans sa
tête » et progresser. Un penseur grec très ancien,
Anaxagore, disait que «l'homme pense parce
qu'il a une main »: je crois que c'est d'autant
plus vrai pour les enfants à qui l'on demande de
« faire quelque chose » de concret et qui doivent
réfléchir pour réussir la tâche imposée. C'est vrai
en français, mais c'est évidemment vrai aussi en
mathématiques ou en histoire.
Qiant à l'opposition entre « métiers manuels »
et« métiers intellectuels »,elle est complètement
absurde. On oublie, par exemple, que chirurgien,
(lJ
.0
c'est un métier manuel. .. et l'on est bien content
::J
<(
que le chirurgien soit un « manuel » habile quand
U)
c
0
on va se faire opérer. De même, agriculteur est
~
u
UJ
un métier intellectuel: on ne peut pas faire une
li)
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N
agriculture saine et rentable à la fois sans avoir
©
.u
r
vraiment réfléchi à la manière de s'y prendre,
0\
ï:
>
Cl.
sans se tenir informé sur tous les problèmes de
0
u pollution, sans rechercher systématiquement les
meilleures semences, etc.
Peut-être - mais je n'en suis vraiment pas
certain - cette opposition entre manuels et

41
intellectuels avait-elle un sens autrefois, quand
il y avait des métiers de pure exécution où il
suffisait de répéter sans cesse les mêmes gestes.
Mais aujourd'hui, ce n'est plus vraiment le cas:
avec l'électronique et le numérique, tous les
métiers nécessitent des compétences intellec-
tuelles, tous supposent de comprendre ce qui se
passe et de pouvoir intervenir intelligemment
en cas de panne. Et puis, ce n'est pas seulement
une question d'efficacité, c'est aussi une ques-
tion de dignité: comment peut-on accepter
que l'on impose à des humains de «faire sans
comprendre »? Cela réduit les personnes à des
robots.
C'est pourquoi il faut arrêter de classer
(lJ
.0
les gens - et donc, d'abord, les élèves - en
::J
<(
« manuels » ou « intellectuels ». Il faut donner à
U)
c
0
toutes et à tous une culture générale qui leur per-
~
u
UJ
mette d'être de vrais citoyens, capables de choisir
li)
ri
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N
leur vie et dans leur vie: il faudrait, par exemple,
©
.u
r
que tous les élèves de troisième puissent com-
0\
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>
Cl.
prendre l'ensemble des informations d'un jour-
0
u nal quotidien et puissent lire, sans être perdus,
aussi bien la rubrique « culture » que la rubrique
« justice », la rubrique « sports » que la rubrique
« économie »,la rubrique« politique étrangère »

42
que les rubriques « météo », « sciences » ou
« histoire », etc. C'est la condition pour pou-
voir décider lucidement au quotidien et voter
en connaissance de cause. Et puis, il faut aussi
que, dans chaque métier, on puisse accéder aux
connaissances indispensables pour l'exercer en
comprenant son histoire et ses évolutions, en
pouvant discuter avec d'autres, en étant capable
de réfléchir ensemble à la manière d'améliorer
ses pratiques : un ouvrier peut s'avérer un grand
intellectuel si on l'implique dans un travail de
recherche collective sur l'avenir de son entreprise
et le fonctionnement de son atelier. Un maçon
ou un boulanger, un jardinier ou un ferronnier
peuvent s'avérer de grands artistes si on leur
(lJ
.0
::J
permet d'exercer leur métier en faisant preuve de
<(
créativité. Il est, d'ailleurs, tout à fait injuste que
U)
c
0
certains métiers soient, en même temps, mainte-
~
u
UJ
nus dans des tâches ingrates et particulièrement
li)
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mal payés : c'est la double peine !
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Qyant à l'orientation scolaire, il faut entière-
0\
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>
Cl.
ment la revoir! Aujourd'hui, le bon élève qui n'a
0
u pas de problèmes passe tranquillement en classe
supérieure tandis que l'élève qui a des problèmes
en français, en mathématiques ou en anglais
« est orienté ». C'est terrible, cette formulation

43
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à la voix passive! L'élève qui « est orienté »
vers la voie professionnelle vit cela comme une
dévalorisation, quand ce n'est pas comme une
humiliation. On décide de son sort à partir de
ses échecs et non à partir de ses réussi tes ou de
ses goûts. C'est pourquoi il faudrait absolument
que, dès l'école primaire, chacune et chacun
puisse découvrir les métiers, en commençant
par l'artisanat de proximité: il faudrait que les
élèves puissent rencontrer des artisans qui leur
montrent la part d'initiative et de créativité qu'il
y a dans leur travail, qui leur disent le plaisir de
réussir une belle pièce et d'échanger avec leurs
clients pour trouver ensemble la bonne solution à
un problème. Et cela doit continuer tout au long
(lJ
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::J
de la scolarité ... et pas seulement par des fiches
<(
ou des vidéos, mais par de vraies rencontres
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où le professionnel révèle, au-delà des aspects
~
u
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purement techniques de son travail, le sens et
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la portée de son engagement. C'est ainsi que
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l'on pourra espérer une orientation positive, où
0\
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>
Cl.
chacune et chacun choisira vraiment ce qu'il veut
0
u faire. D'autant plus que l'on peut imaginer que
si un élève découvre un métier qu'il veut abso-
lument faire, cela le motivera pour son travail
scolaire et sa formation.

46
Enfin, il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui
l'orientation ne s'arrête pas à la sortie de l'école:
les enfants de ta génération changeront proba-
blement plusieurs fois de métier dans leur vie,
et s'ils n'en changent pas, c'est leur métier qui
changera. Ils devront s'orienter et suivre des for-
mations tout au long de leur existence: cela peut
devenir une vraie chance si l'école leur apprend
à s'en saisir, si elle met en œuvre une véritable
éducation au choix.

Émile. - J'habite la campagne. Est-ce que


vous pensez qu'un enfant de la campagne a
autant de chances qu'un enfant des villes d'accé-
der aux études ?
(lJ
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::J
<(
Philippe Meirieu. - Il devrait, évidemment.
U)
c
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Même s'il y a encore des inégalités inaccep-
~
u
UJ
tables entre les territoires: les grandes villes
li)
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N
concentrent la plupart des formations et toutes
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r
les familles n'ont pas les moyens de payer à leurs
0\
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>
Cl.
enfants des études loin de chez elles, d'autant
0
u plus que les bourses, aujourd'hui, sont bien trop
faibles. Il faut arrêter d'installer les grandes
écoles et les universités là où il y en a déjà beau-
coup : on devrait même inverser le mouvement et

47
les installer systématiquement à la campagne ou
dans les banlieues déshéritées. Cela rétablirait un
peu d'égalité entre les territoires et favoriserait
ce que l'on appelle la mixité sociale, c'est-à-dire
le mélange de populations qui pourraient ainsi
mieux se connaître.
Cela dit, les discriminations les plus graves
aujourd'hui restent les discriminations sociales:
elles sont plus déterminantes que le lieu d'habi-
tation, même si les deux se recoupent souvent.
Les enfants de chômeurs ont quinze fois moins
de chances d'accéder à des études supérieures
que les enfants d'architectes, de notaires ou de
professeurs. L'école française ne résorbe pas
les inégalités, elle les creuse, et c'est son plus
(lJ
.0
::J
gros problème. Comment en est-on arrivé
<(
là? En ouvrant généreusement les portes des
U)
c
0
collèges - qui étaient faits pour les enfants de
~
u
UJ
« bonne famille » et sans difficultés - à tous les
li)
ri
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N
autres: cela partait d'une bonne intention, mais
©
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r
comme on n'a pas changé la pédagogie, cela
0\
ï:
>
Cl.
n'a pas vraiment marché. Les enfants qui réus-
0
u sissent sont donc, pour la plupart, ceux dont les
parents ont un bon métier, prennent du temps
pour parler avec eux, leur donnent très tôt les
bonnes habitudes du « métier d'élève ». Cela

48
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ne signifie pas qu'il n'existe aucun enfant issu
de milieu défavorisé qui réussisse à l'école, fort
heureusement! Il n'y a pas de fatalité absolue et
il faut encourager chacune et chacun à travailler
de son mieux. Mais cela n'excuse ni la société, ni
l'école, qui devraient être plus justes. Plus justes
en donnant plus et mieux aux établissements qui
scolarisent des élèves défavorisés. Plus justes en
aidant les parents de ces derniers à mieux accom-
pagner leurs enfants. Plus justes en comprenant
la nature des difficultés scolaires de ces enfants et
en mettant en place les méthodes qui pourraient
les aider à mieux s'intégrer à l'école. Il y a encore
beaucoup à faire pour tout cela!

(lJ
.0
::J
Émile. - Est-ce que vous pensez que les col-
<(
lèges fonctionnent bien?
U)
c
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~
u
UJ
Philippe Meirieu. - Si 1'on demande aux
li)
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Français qui a créé l'école primaire dans notre
©
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r
pays, la plupart diront Jules Ferry; si on les inter-
0\
ï:
>
Cl.
roge pour savoir qui a créé le lycée, beaucoup
0
u diront Napoléon. Ce n'est pas tout à fait exact, ni
pour l'un, ni pour l'autre, mais il est vrai que ces
deux institutions - 1'école primaire et le lycée -
ont fait l'objet, à un moment donné de notre

50
histoire, d'un « moment fondateur » politique
qui a défini leur mission clairement et stabilisé
leur mode de fonctionnement. En revanche, si
l'on demande qui a créé le collège, personne ne
sait vraiment que répondre: certains évoqueront
Christian Fouchet, d'autres René Haby, mais
sans vraiment pouvoir dire comment les choses
se sont faites, ni définir le modèle pédagogique
qui a présidé à cette création. En réalité, notre
collège s'est mis en place progressivement,
sur une durée assez longue et par une série de
fusions, de séparations et d'ajustements progres-
sifs, sans que jamais on ne tranche la question
de savoir si c'était un prolongement de l'école
primaire, dans le cadre de ce que l'on appelle
(lJ
.0
::J
aujourd'hui, partout dans le monde, « l'école
<(
fondamentale pour tous », ou bien si c'était une
U)
c
0
anticipation du lycée avec, déjà, un système de
~
u
UJ
spécialisation et de sélection progressives.
li)
ri
0
N
Et aujourd'hui, nous en sommes encore là!
©
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Bien sûr, officiellement, le collège fait partie,
0\
ï:
>
Cl.
avec l'école primaire, de «l'instruction obliga-
0
u toire » de six à seize ans, et il doit permettre
l'acquisition par tous les élèves du « socle com-
mun de connaissances, de compétences et de
culture »; bien sûr, on s'efforce de faciliter le

51
passage du CM2 à la sixième en mettant en rela-
tion chaque collège avec les écoles primaires de
son secteur. Mais la rupture reste très importante
et souvent mal vécue: on passe, entre dix et onze
ans, d'un système où un seul maître enseignait
toutes les matières - parfois aidé par un ou deux
intervenants extérieurs - à un système où chaque
élève est confronté à une dizaine d'interlocuteurs
adultes que, d'ailleurs, il ne voit jamais en même
temps. L'école primaire a une approche globale
de l'élève tandis que le collège coupe le savoir
en tranches, avec peu de communication entre
les matières et un suivi personnel des élèves
souvent insuffisant, toujours aléatoire. C'est
ainsi qu'il y a bien trop d'élèves qui décrochent
(lJ
.0
::J
au début du collège: ils sont perdus et ne savent
<(
pas bien organiser leur travail. Ils ne savent pas
U)
c
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qu'il faut revoir leurs cours tous les soirs, mettre
~
u
UJ
leurs cahiers à jour et repérer ce qu'ils n'ont
li)
ri
0
N
pas compris; ils ne savent pas apprendre leurs
©
.u
r
leçons et utiliser correctement un dictionnaire;
0\
ï:
>
Cl.
ils attendent le dernier jour à onze heures du
0
u soir pour réviser un contrôle et ne trouvent pas,
alors, les fiches nécessaires, qu'ils ont fourrées en
boule dans leur cartable quand on les leur a dis-
tribuées .. . et qu'ils ont déjà jetées à la poubelle!

52
Je ne verne pas, pourtant, charger le collège
de toutes les responsabilités : je sais qu'en fin
de CM2, il y a déjà de gros écarts et que cer-
tains élèves ne maîtrisent pas la langue écrite,
qui est, pourtant, une condition absolue de la
réussite. Il faut donc que l'école primaire fasse
de la maîtrise de la langue une priorité absolue:
comprendre l'importance d'écrire, aussi bien pour
soulager sa mémoire que pour exprimer ses sen-
timents ou communiquer son opinion, trouver
du plaisir à écrire une histoire ou un poème, une
lettre d'amour ou une lettre d'insulte, savoir peau-
finer un écrit pour pouvoir dire quel'on y retrouve
parfaitement« ce quel' on voulait dire »,voilà des
apprentissages absolument essentiels qui doivent
(lJ
.0
::J
commencer très tôt et se poursuivre jusque dans
<(
l'enseignement supérieur, et même au-delà!
U)
c
0
Je suis conscient aussi que, pour certains
~
u
UJ
enfants, le collège est une forme de libération
li)
ri
0
N
après une école primaire où ils se sentaient trop
©
.u
r
« coucounés ». Et puis, bien sûr, je suis convaincu
0\
ï:
>
Cl.
que le collège doit faire découvrir progressive-
0
u ment les différentes disciplines afin de préparer
les spécialisations qui interviendront après la
troisième. Il faut donc y apprendre à identifier
et distinguer les mathématiques, la physique et

53
la technologie; il faut comprendre les spécificités
des différentes langues vivantes et des cultures
dans lesquelles elles s'inscrivent; il faut appro-
cher l'histoire, la géographie et la littérature de
manière rigoureuse, avec des méthodes précises,
etc. Mais je crois que tout cela se fait trop vite,
en jetant tout le monde dans le grand bain sans
s'assurer que chacune et chacun sait bien nager!
En réalité, le collège devrait faire émerger les
différentes matières dans leur identité et dans
leur complémentarité à partir d'activités qui leur
donnent du sens: ainsi, construire la maquette
d'une ville romaine avec le professeur d'histoire,
de mathématiques et de technologie permet
de bien comprendre ce que chacune des trois
(lJ
.0
::J
disciplines peut apporter et pourquoi il faut les
<(
approfondir.
U)
c
0
Cela m'amène à un autre aspect du collège
~
u
UJ
que je trouve très préoccupant: la scolarité est
li)
ri
0
N
trop éclatée, dispersée, fragmentée. L'emploi
©
.u
r
du temps est une « tranche napolitaine » inco-
0\
ï:
>
Cl.
hérente et les classes sont juxtaposées dans un
0
u grand « hall de gare » où tout le monde se croise
sans jamais vraiment se parler. Il n'existe pas de
vrais collectifs d'élèves encadrés par des équipes
de professeurs solidaires. Il n'y a pas de rituels

54
qui marquent les événements importants et
donnent à chacun le sentiment d'appartenir à un
ensemble cohérent, avec un projet bien identifié
et des règles construites et assumées collective-
ment pour le mener à bien. Il n'y a guère de vrai
travail de groupe où chacun peut avoir une part
de responsabilité, jouer un rôle dans la réussite
collective et se sentir ainsi complètement inté-
gré. Et puis, entre les élèves, il n'y a pas assez
d'entraide, alors que l'entraide est un formi-
dable moyen de progresser: s'entraider n'est pas
seulement utile pour cewc qui sont aidés, mais
aussi - et je suis certain que tu en as fait l' expé-
rience - pour cewc qui aident. En expliquant à
un autre, on comprend encore miewc ce que l'on
(lJ
.0
savait déjà.
::J
<(
C'est pourquoi je voudrais que l'on puisse
U)
c
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regrouper les élèves des collèges en groupes de
~
u
UJ
trois ou quatre classes de niveawc différents qui
li)
ri
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N
constitueraient, chacun, une sorte de « micro-
©
.u
r
collège » au sein du collège lui-même. Chaque
0\
ï:
>
Cl.
micro-collège serait encadré par une petite
0
u équipe de professeurs qui organiserait toutes
les activités nécessaires : le suivi de chaque élève
par son « professeur principal », les groupes
d'apprentissage selon les niveawc et les besoins

55
des uns et des autres dans chaque matière,
les ateliers interdisciplinaires pour faire un
journal, une pièce de théâtre, une expérience
scientifique, une radio scolaire, mais aussi des
projections et des conférences communes avec
des petits groupes de discussion, d'appropriation
et d'évaluation après, et, bien sûr, 1'entraide
systématique entre élèves de niveaux différents.
J'appelle cette formule la « classe verticale » et
je pense qu'elle pourrait être mise en œuvre
facilement, à partir de professeurs volontaires
dans un premier temps. Je l'ai vue expérimen-
tée dans plusieurs cas et toujours avec un beau
succès: les élèves apprécient d'être dans un
collectif à taille humaine où ils se connaissent
(lJ
.0
::J
entre eux et sont suivis individuellement par une
<(
équipe d'enseignants soudés; ils sont contents
U)
c
0
de pouvoir travailler dans des configurations
~
u
UJ
différentes, de coopérer pour progresser, de
li)
ri
0
N
pouvoir donner leur avis sur ce qui les aide à
©
.u
r
apprendre. Et cela fonctionne d'autant mieux
que 1'on change de système d'évaluation, quand,
0\
ï:
>
Cl.
0
u au lieu de mettre des notes, on fait préparer aux
élèves des « brevets » et que c'est un ensemble
de « brevets » qui atteste d'un niveau ou permet
d'obtenir un diplôme.

56
Tu vois: le collège est un vrai chantier! Et il
faut s'y atteler d'urgence si l'on ne veut pas que
seuls surnagent les enfants et les adolescents qui
ont la chance d'avoir une famille qui compense ce
que l'école ne leur apporte pas : la découverte du
plaisir d'apprendre et de coopérer, les méthodes
pour travailler efficacement, l'accompagnement
nécessaire pour ne pas se décourager en cas de
difficulté ...

Émile. - Vous ne croyez pas que les filles


réussissent mieux que les garçons au collège?

Philippe Meirieu. - Si, bien sûr. Toutes les


enquêtes le montrent: les filles ont des résultats
(lJ
.0
scolaires globalement bien au-dessus des gar-
::J
<(
çons. . . et cet écart en leur faveur s'accroît dans
U)
c
0
les classes sociales défavorisées. Contrairement
~
u
UJ
à des idées répandues, cela n'est pas seulement
li)
ri
0
N
vrai à l'école primaire, cela reste vrai au collège,
©
.u
r
au lycée et dans l'enseignement supérieur; et
0\
ï:
>
Cl.
cela ne concerne pas que le français - où les
0
u filles, effectivement, sont très en avance sur
les garçons car elles maîtrisent bien mieux la
langue écrite - , c'est vrai aussi pour les langues
étrangères, la biologie, la physique et même les

57
mathématiques. Bien sûr, il existe quelques filles
en grande difficulté mais, majoritairement, elles
sont bien meilleures. D'ailleurs, c'est normal:
elles sont plus attentives en classe, s'organisent
bien mieux et mettent infiniment plus de soin à
faire leur travail; elles parlent souvent de l'école
entre elles et s'entraident volontiers quand l'une
d'elles n'a pas compris; et puis, elles écrivent bien
plus dans la vie courante, pour s'inviter à leurs
anniversaires ou tenir leur journal. Bref, ce sont
très souvent de bonnes élèves!
Pour autant, je ne crois pas que ce soit une
affaire de chromosome et de « don ». C'est
sans doute quelque chose qui s'acquiert dans la
famille où, malgré quelques progrès et quoique
(lJ
.0
::J
beaucoup de femmes travaillent aussi à l' exté-
<(
rieur, c'est encore la mère qui est chargée de tenir
U)
c
0
la maison, de ranger les affaires, de s'occuper
~
u
UJ
du linge. Ainsi, les petites filles voient leurs
li)
ri
0
N
mères travailler et, bien souvent, de manière
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.u
r
très soignée: elle s'identifient à elle et imitent
0\
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>
Cl.
son comportement très tôt, prenant l'habitude
0
u de faire les choses « bien comme il faut ». Les
garçons, eux, ne voient pas souvent leur père au
travail: il donne un coup de main ici ou là, fait
la cuisine quand il y a des invités, mais on ne le

58
ai
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a.
8
voit pas vraiment s'investir dans quelque chose
à la maison, ou fort rarement. Le père, encore
trop souvent, c'est James Bond: il part le matin
en disant que c'est vraiment très important ce
qu'il a à faire et revient le soir, éreinté et mysté-
rieux, laissant entendre que sa journée a été
terrible, mais sans en dire plus. La mère, c'est
le travail qui se voit, le père, le travail invisible.
Et le garçon manque ainsi, comme disent les
psychologues, d'un « pôle d'identification » qui
lui permettrait d'investir le travail scolaire. Il y
a sans doute aussi d'autres raisons, bien sûr,
comme le chômage qui destitue l'image du père
auprès de ses fils, le fait que le métier de pro-
fesseur soit très féminisé, ce qui laisse entendre
(lJ
.0
que « l'école est une affaire de femmes », et le
::J
<(
machisme de certains garçons qui voient dans le
U)
c
0
respect de l'école et des professeurs un reniement
~
u
UJ
de leur virilité !
li)
ri
0
N
Mais ce n'est pas parce que les filles réus-
©
.u
r
sissent mieux à l'école qu'elles sont mieux
0\
ï:
>
Cl.
orientées, vers des filières plus cotées et des
0
u métiers plus prestigieux, tout au contraire. Car,
tout le monde pense plus ou moins que si elles
ont de meilleurs résultats, c'est parce qu'elles
compensent leur manque d'intelligence par un

60
travail plus besogneux! On dit d'elles qu'elles
sont« appliquées », tandis que les garçons sont
fantaisistes, ....voire « fumistes », mais « ont des
réserves » ! A note égale, on dira d'une fille
qu' « elle a fait des efforts méritoires » et d'un
garçon qu'« il a bâclé son travail mais pourrait
être brillant ». Et cela se traduit dans les orien-
tations: les filles sont moins souvent orientés
vers les « bonnes classes » et on compense ainsi
en faveur des garçons, avec des préjugés sexistes
scandaleux, l'avance qu'elles ont acquise. Il faut
sortir de là: il faut faire évoluer les rôles dans la
famille et dans la société vers plus d'égalité et il
faut aider les filles à prendre confiance en elles
comme il faut aider les garçons à ne pas mépriser
(lJ
.0
le travail scolaire et l'effort qu'il demande.
::J
<(

U)
c
0
Émile. - Notre entretien va être lu par un
~
u
UJ
certain nombre de collégiens. Est-ce que vous
li)
ri
0
N
avez quelque chose d'important à leur dire?
©
.u
r
0\
ï:
>
Cl.
Philippe Meirieu. - Je voudrais leur dire
0
u d'abord qu'ils ont une chance fabuleuse : celle
d'être dans un pays où tous les enfants de dix à
seize ans peuvent aller en classe. Et ce n'est pas
le cas, loin de là, de tous les pays de la planète :

61
beaucoup d'enfants ne disposent pas aujourd'hui,
dans le monde, de ce droit fondamental qu'est
l'éducation; beaucoup d'enfants, à ton âge, men-
dient dans les rues ou travaillent dans les mines,
d'autres sont trop mal nourris pour apprendre;
d'autres, encore, vivent dans des sociétés où
l'on préfère n'instruire qu'une petite minorité
d'enfants et laisser les autres dans l'ignorance.
Je me souviens d'une anecdote qui m'a beau-
coup ému: j'étais en Argentine pour une mission
d'expertise sur le système scolaire de ce pays.
Un jour, je suis allé visiter une école dans une
petite ville au nord du pays. C'était une classe
unique de soixante enfants à peu près. Mais quand
je suis arrivé, il n'y avait qu'une quinzaine d'élèves
(lJ
.0
::J
en classe: les autres avaient été réquisitionnés par
<(
leurs parents pour les travaux agricoles.J'ai suivi le
U)
c
0
cours toute la matinée et puis, un peu avant midi,
~
u
UJ
j'ai commencé à voir un, puis deux, puis toute une
li)
ri
0
N
série de visages d'enfants qui apparaissaient aux
©
.u
r
fenêtres ouvertes. Ils avaient réussi à s'échapper
0\
ï:
>
Cl.
pendant la pause du repas et venaient suivre un
0
u petit morceau du cours. Ils étaient là dehors, à
écouter attentivement, et ne perdaient pas un
'
mot de ce que disait l'institutrice. A un moment
même, la maîtresse a posé une question et c'est

63
un enfant à la fenêtre qui a levé le doigt: il était
le seul à proposer une réponse. La maîtresse lui a
alors, tout naturellement, donné la parole.
Tu imagines ce que cela veut dire. À quel
point ces enfants perdus au fond de la cordillière
des Andes étaient « demandeurs de savoir».
Et la chance qu'ont les enfants d'Europe: on leur
offre des savoirs et la possibilité d'apprendre;
ils n'ont pas à voler du temps au travail des
champs ou à l'usine pour venir en classe. Certes,
je sais bien - j'ai été élève comme toi - que l'on
s'ennuie parfois à l'école et que, certains matins,
on préférerait rester couché tranquillement chez
soi. Je sais aussi que tous les enfants ne sont
pas égaux devant l'école: il y a de belles écoles
(lJ
.0
de centre-ville et des « écoles ghettos » dans
::J
<(
certaines banlieues; il y a des classes où il fait
U)
c
0
bon apprendre et d'autres où l'on est tenaillé par
~
u
UJ
la peur de mal faire; il y a même des enfants
li)
ri
0
N
qui vomissent dans l'autobus tellement ils sont
©
.u
r
angoissés de venir à l'école. Nous autres, adultes,
0\
ï:
>
Cl.
nous avons une grande responsabilité dans tout
0
u cela. Car c'est à nous aussi de faire en sorte que
nos enfants aient envie d'aller voler du savoir en
passant la tête par la fenêtre de la classe. C'est
toute notre éducation qui est ainsi interrogée.

64
Émile. - C'est quoi la différence entre éduca-
tion et enseignement?

Philippe Meirieu. - Nous voilà revenus au


début de notre entretien! L'éducation, c'est l'en-
semble des activités des adultes qui accueillent
1' enfant, lui présentent le monde dans lequel il
arrive, lui permettent, non seulement d'y sur-
vivre, mais de s'y développer, physiquement et
intellectuellement, de grandir pour accéder à
l'autonomie et, au bout du compte, de pouvoir
décider de sa vie librement. L'éducation, c'est
tout à la fois la transmission - de codes, de rites,
de langages, de savoirs et de valeurs - et 1'éman-
cipation, c'est-à-dire 1'accompagnement vers la
(lJ
.0
::J
capacité de « penser par soi-même », comme
<(
disait le philosophe Emmanuel Kant.
U)
c
0
Souviens-toi! Nous avons identifié plusieurs
~
u
UJ
acteurs éducatifs: en particulier, la famille, les
li)
ri
0
N
groupes organisés autour d'une activité et 1'école.
©
.u
r
Revenons-y un moment, mais, cette fois-ci, à la
0\
ï:
>
Cl.
lumière de cette double exigence : transmettre
0
u des savoirs et aider chacune et chacun à « penser
par soi-même ».
Dans la famille, l'enfant trouve ses pre-
miers repères : il apprend qu'il existe des règles

65
élémentaires sans lesquelles on ne peut pas vivre
ensemble dans la vie quotidienne. Il s'inscrit aussi
dans une histoire particulière, avec des traditions
qui se transmettent de génération en génération,
qu'il découvre progressivement et qui lui per-
mettent de construire son identité. Il apprend
également à communiquer avec les autres, à
exprimer son avis et à entendre le point de vue
de ses proches. Il comprend ainsi - et c'est très
important - qu'il ne peut pas toujours être au
centre du monde et que ses parents, ses frères et
ses sœurs ont le droit de vivre pour eux-mêmes
et ne peuvent pas être là, tout le temps, pour
satisfaire tous ses désirs. Il apprend donc à ne
pas exiger immédiatement la satisfaction de ses
(lJ
.0
::J
pulsions : c'est un apprentissage difficile parfois,
<(
mais absolument nécessaire et qui s'effectuera
U)
c
0
d'autant mieux que l'enfant saura que ce n'est pas
~
u
UJ
pour le brimer que sa famille agit ainsi, mais, tout
li)
ri
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N
au contraire, parce qu'elle l'aime. Parce qu'elle
©
.u
r
veut qu'il dépasse le stade du caprice pour accéder
0\
ï:
>
Cl.
petit à petit à la volonté. Parce qu'elle lui trans-
0
u met les moyens de construire sa liberté.
Et puis, il y a aussi l'éducation que les enfants
reçoivent dans tous les lieux où ils sont accueillis
en dehors de l'école : à la crèche ou dans une

66
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• •
équipe de football, dans un groupe de théâtre ou
une activité de bricolage, une chorale ou un club
de modélisme. Dans tous ces lierne, les enfants
apprennent à former des collectifs solidaires,
soudés par un projet, et où chacun doit prendre
des responsabilités pour contribuer à la réussite
de tous. Là encore, on doit surseoir à ses impul-
sions, renoncer parfois à ses intérêts personnels
pour travailler au « bien commun ». Là aussi,
c'est 1'occasion d'apprendre à réfléchir plutôt que
de s'exciter inutilement ou de se mettre en colère
bêtement: faire du jardinage, c'est apprendre des
choses toutes simples et essentielles, comme le
fait que ce n'est pas en criant contre les tomates
qu'on les fera pousser plus vite ! Et 1'on découvre
(lJ
.0
::J
que ce qui pouvait apparaître comme des sacri-
<(
fices est, en réalité, une source fabuleuse de
U)
c
0
satisfactions. Le « commun » est exigeant mais il
~
u
UJ
nous permet d'accéder ensemble à des moments
li)
ri
0
N
de bonheur que 1'on n'aurait pas imaginés.
©
.u
r
Et enfin, évidemment, il y a l'éducation sco-
laire - celle que tu appelles « 1'enseignement » -,
0\
ï:
>
Cl.
0
u la plus démocratique et égalitaire en principe,
puisque tout le monde va à l'école et que toutes
les écoles devraient offrir partout, à toutes et
à tous, les mêmes possibilités d'apprendre.

68
'
A l'école, en effet, c'est l'acquisition des savoirs
qui est l'activité fondamentale: des savoirs qui
nous permettent de penser le monde et de nous
penser dans le monde, des savoirs qui nourrissent
notre réflexion et nous mènent vers l'autonomie
l?ersonnelle puis, plus tard, professionnelle.
A l'école, nous apprenons ainsi à nous défaire
de nos préjugés, des idées toutes faites, des sim-
plifications rapides : c'est aussi une manière de
surseoir à son jugement immédiat, à la tentation
de trancher sur tout sans avoir pris le temps
d'étudier et de réfléchir. L'école est, par excel-
lence, le lieu d'apprentissage de la pensée, le lieu
où l'on prend le temps de se poser des questions
avant d'agir, le lieu où l'on se nourrit de la culture
(lJ
.0
::J
qui nous est transmise pour construire un point
<(
de vue élaboré, pour savoir le défendre avec les
U)
c
0
bons arguments, pour convaincre les autres sans
~ '
u
UJ
utiliser la violence. A l'école, on apprend à justi-
li)
ri
0
N
fier ce que l'on dit, à l'expliquer, à le démontrer.
©
.u
r
Et c'est ainsi que l'on peut devenir un citoyen
0\
ï:
>
Cl.
qui participe loyalement au débat dans une
0
u démocratie pacifiée.
Tu vois que l'éducation relève aussi bien de
la famille que du tissu associatif et de l'école.
Chacune de ces trois institutions peut contribuer

69
efficacement à la formation d'une personne
capable de comprendre le monde et de contri-
buer, à son tour, à le rendre plus habitable et soli-
daire. Pour cela, l'éducation doit aider l'enfant à
entrer dans la culture et dans la pensée et, pour
définir ce qui doit présider à toute éducation,
j'utilise, en général, trois verbes qui résument
tout à mes yeux: surseoir, symboliser, coopérer.
Surseoir: ne pas réagir immédiatement et
sans réfléchir, donner une chance à la pensée, à
la recherche de l'information, au dialogue avec
les autres. Surseoir avant de passer à l'acte, de
basculer dans l'injure ou la violence. Surseoir
pour dépasser le caprice... On dit souvent,
aujourd'hui, que les adultes doivent savoir dire
(lJ
.0
::J
« non » aux enfants. Pour ma part, je crois que
<(
la bonne attitude éducative, ce n'est pas plus de
U)
c
0
dire systématiquement « non » aux enfants que
~
u
UJ
de leur dire systématiquement « oui »: si on leur
li)
ri
0
N
dit toujours « oui », on en fait, effectivement, des
©
.u
r
capricieux; mais si on leur dit toujours « non »,
0\
ï:
>
Cl.
on en fait, le plus souvent, des menteurs et des
0
u dissimulateurs: comme ils ne comprennent pas
pourquoi on leur dit« non »,ils obéissent« par-
devant », pour ne pas être sanctionnés, mais vont
faire ce dont ils avaient envie dès que les adultes

70
ont le dos tourné. C'est pourquoi je crois que la
bonne attitude consiste à dire: « Non, pas tout
de suite. Prends le temps d'y réfléchir. Et, si tu
vemc, je pemc t'aider à cela. » Car c'est là, dans
cet intervalle, que la pensée émerge, que l'on
mobilise des connaissances, que l'on anticipe les
conséquences possibles de ses décisions, que l'on
se met à la place des autres pour comprendre la
souffrance que l'on pourrait leur infliger, bref,
que l'on devient vraiment un être responsable
qui« pense par lui-même ».
Symboliser: être capable de se représenter
« dans sa tête » ce que nous ne voyons pas
- des objets, des personnes, des phénomènes
scientifiques, des idées, des concepts - et les
(lJ
.0
::J
manipuler, travailler avec, faire jouer, avec emc,
<(
sa logique et son imagination. Tu sais peut-être
U)
c
0
qu'un bébé très jeune, quand il lance une balle
~
u
UJ
et qu'elle disparaît sous un canapé, croit d'abord
li)
ri
0
N
qu'elle n'existe plus. Et puis il apprend qu'elle
©
.u
r
est toujours là, même s'il ne la voit pas. Alors il
0\
ï:
>
Cl.
la nomme et se la représente dans sa tête. Il fait
0
u des projets sur ce qu'il pourra faire avec elle: il
la fait exister symboliquement. C'est le début
d'un long processus de construction de la pensée
symbolique. Ce processus va se poursuivre par

71
le dessin - qui est une manière de symboliser la
réalité - puis, évidemment, par l'entrée dans le
langage oral et écrit. Et l'enfant apprend aussi à
symboliser par le jeu, par le récit - les histoires
qu'on lui raconte et celles qu'il raconte -, avant
d'entrer dans la symbolique des savoirs scolaires
où 1'on manipule des notions comme les chiffres
et les nombres, le sujet, le verbe et le complé-
ment, et puis des concepts comme la générosité
ou la justice, le poids, la masse et la densité, le
classicisme et le romantisme. Si 1'on ne construi-
sait pas du symbolique, on serait en quelque sorte
envahi par une multitude de perceptions et de
sensations, livré à un véritable chaos intérieur.
'
A vrai dire, on ne verrait et ne comprendrait
(lJ
.0
::J
plus rien. On vivrait dans un fouillis total qui
<(
nous aveuglerait complètement. C'est pourquoi
U)
c
0
il faut parler aux enfants, les faire jouer, leur
~
u
UJ
raconter des histoires, les aider à se construire
li)
ri
0
N
des représentations de ce qui se passe dans le
©
.u
r
monde. On ne peut développer sa pensée que si
0\
ï:
>
Cl.
1'on dispose d'outils pour comprendre.
0
u Coopérer: entrer en relation avec les autres, être
capable d'entendre leur point de vue, de travailler
avec eux à un projet commun où chacun prend
ses responsabilités. Car lorsque l'on est confronté

72
à une tâche qu'il faut réussir ensemble, on ne peut
pas s'enfermer dans sa tour d'ivoire ; on a besoin
des autres, de réfléchir avec eux à la manière
de surmonter les problèmes que l'on rencontre.
On apprend ainsi que nul ne détient la vérité à lui
tout seul et que même celui qui est en retrait, ou
paraît incompétent, a quelque chose à apporter,
ne serait-ce que par les questions qu'il pose et
qui nous obligent à réfléchir pour lui répondre au
mieux. Et puis, en discutant avec celui qui n'est
pas d'accord avec nous, on apprend beaucoup:
parce qu'il nous pousse dans nos retranchements
et nous amène à mieux argumenter; parce que,
pour mieux argumenter, il faut comprendre ses
arguments et que cela peut nous faire consi-
(lJ
.0
::J
dérablement progresser. On devient ainsi plus
<(
intelligent en acceptant, de temps en temps, de
U)
c
0
se mettre à la place de l'autre, de réfléchir en anti-
~
u
UJ
cipant les objections de l'autre, de se demander
li)
ri
0
N
les critiques que l'autre pourrait nous faire et de
©
.u
r
s'efforcer d'y répondre en améliorant notre rai-
0\
ï:
>
Cl.
sonnement ou, même, en faisant évoluer notre
0
u propre point de vue. Et puis, dans la coopération,
il y a un véritable apprentissage de la solidarité, de
la responsabilité et de l'autorité: on ne peut réus-
sir que solidaires; on ne peut réussir que si chacun

73
assume une responsabilité au service de tous et on
ne peut réussir que sil'autorité est l'expression de
cette responsabilité. Un enfant de trois ans peut
avoir une vraie autorité sur le bocal à poissons
rouges ... précisément parce qu'il est responsable
du bocal à poissons rouges! En tant que respon-
sable, il a le droit d'interdire à ses camarades de
mettre des saletés dans ce bocal. Son autorité
s'exerce «en tant que ... ». C'est une autorité
authentique et démocratique. Pas une autorité
fondée sur la naissance, la for ce, la violence ou
la séduction, mais une autorité « en tant que
responsable de quelque chose » ! Et l'expérience
de cette autorité est absolument essentielle pour
la formation d'un sujet libre - qui sait à qui et
(lJ
.0
::J
pourquoi il doit obéir - et d'un citoyen qui aura,
<(
dans sa vie, à participer à des collectifs, au travail,
U)
c
0
dans ses loisirs comme en politique. Coopérer,
~
u
UJ
c'est ainsi, non seulement apprendre à penser,
li)
ri
0
N
mais aussi apprendre à s'engager ensemble pour
©
.u
r
construire « le bien commun ».
0\
ï:
>
Cl.
0
u Émile. - Maintenant, peut-être pouvez-vous
me dire concrètement la pédagogie que vous
voudriez voir dans toutes les écoles?

74
Philippe Meirieu. - Je suis partisan de ce que
j'appelle la pédagogie du chef-d'œuvre. Je ne sais
pas si tu connais les compagnons du Moyen
Âge. Pour devenir « compagnon », ils devaient
faire un tour de France qui permettait de voir
les chefs-d'œuvre qui jalonnaient leur chemin:
les ponts et les églises, les plus belles sculptures
et les plus beaux jardins, les horloges les plus
ouvragées et les charpentes les plus extraordi-
naires. Ils étaient ainsi mis en contact avec ce
que les humains, avant eux, avaient fait de plus
recherché, là où leurs prédécesseurs avaient mis
toute leur intelligence ... et ils devaient com-
prendre comment ils avaient réussi de telles
prouesses techniques et artistiques. Et puis, les
(lJ
.0
::J
futurs « compagnons » rencontraient, partout où
<(
ils passaient, les meilleurs ouvriers : ces derniers
U)
c
0
les accueillaient, leur faisaient découvrir leurs
~
u
UJ
plus belles pièces - leurs chefs-cl'œuvre - et leur
li)
ri
0
N
montraient comment ils les avaient fabriquées.
©
.u
r
À la fin de ce tour de France, chaque« apprenti
0\
ï:
>
Cl.
compagnon » devait lui-même réaliser un chef-
0
u d' œuvre, une maquette d'escalier ou de meuble,
de portique en pierre ou de grille en fer forgé:
cette maquette permettait de voir, sur un modèle
réduit, si 1' apprenti avait bien assimilé ce qu'on

75
U)
c
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~
u
UJ
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N

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L
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Cl.

8
lui avait enseigné et s'il avait compris les prin-
cipes de son futur métier. Il avait rencontré,
étudié, vu fabriquer des chefs-cl'œuvre, c'était
maintenant à lui de construire le sien pour accé-
der ,,au statut tant convoité de « compagnon ».
Evidemment, il n'est pas question de faire
faire ainsi un tour de France à tous les écoliers
et collégiens d'aujourd'hui, mais on pourrait
s'inspirer de ce qui fondait cette pédagogie et
qui me paraît encore d'actualité: la rencontre
des chefs-cl'œuvre dont nous avons hérité et la
confection de chefs-cl'œuvre qui permettent à
chacun de se dépasser et d'attester qu'il a atteint
le niveau que 1'on souhaitait lui faire acquérir.
Or que voyons-nous au lieu de cela? Une école
(lJ
.0
::J
où 1'on ne rencontre que des morceaux de savoir
<(
sans véritablement comprendre pourquoi ils sont
U)
c
0
importants et suscitent 1'admiration. Des bouts
~
u
UJ
de connaissances empilés dans des programmes
li)
ri
0
N
sans que 1'on sache bien d'où ils viennent et pour-
©
.u
r
quoi ils ont été élaborés par les humains. Alors
0\
ï:
>
Cl.
qu'il faudrait, au contraire, montrer aux élèves
0
u le caractère fabuleux des savoirs ! Au lieu de leur
faire d'abord admirer le pont et comprendre en
quoi il est un chef-d'œuvre, on leur fait calculer la
surface et le volume d'une pierre qu'ils ne voient

77
d'ailleurs même pas. Les exercices se succèdent
ainsi, avec des notes plus ou moins bonnes, mais
sans que jamais les élèves ne puissent réaliser
quelque chose qui témoigne de leurs progrès,
dont ils puissent être fiers et dire: « Ça, c'est
vraiment mon chef-d'œuvre ! »
Rien ne m'agace plus, en e:ffet, que cette
manière de noter que nous pratiquons
aujourd'hui: à un élève qui a bâclé son devoir, on
met 6 sur 20 et on en reste là. On passe ensuite
au devoir suivant où il aura 4 ou 11, mais sans
jamais lui donner la possibilité de s'améliorer.
Il vaudrait mieux qu'avec le 6/20, on donne trois
conseils pour progresser et que 1'on fasse refaire
le travail à l'élève jusqu'à ce qu'il ait atteint la
(lJ
.0
note maximale. Et si l'on trouve cela un peu
::J
<(
fastidieux, il faut alors remplacer le devoir par
U)
c
0
un dossier, une maquette, un exposé, un projet
~
u
UJ
ambitieux quel'élève travaillera, avec 1'aide de ses
li)
ri
0
N
professeurs, jusqu'à ce qu'il soit fier de le présen-
©
.u
r
ter et puisse dire: « Voilà ce que maintenant je
0\
ï:
> sais faire, voilà comment je m'y suis pris et voilà
ce que J.'ai. appris.
. »
Cl.
0
u

Ainsi suis-je convaincu qu'il faudrait que,


dans leur scolarité, on propose régulièrement
aux élèves de s'engager dans des réalisations sur

78
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~

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0\
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a.
0
u
lesquelles ils puissent aller jusqu'à un niveau
de perfection qui suscite 1'admiration de tous.
Et d'ailleurs, quand on le fait, on s'aperçoit que
c'est de cela que les élèves se souviennent à la
fin de l'année et bien des années plus tard. C'est
cela qui les a marqués et c'est là où ils ont le plus
appris, progressé et grandi. La pédagogie du
chef-cl'œuvre, c'est une pédagogie qui invite à
se surpasser, à dépasser ses propres limites ... au
lieu de calculer comment on peut compenser un
7 en français par un 13 en physique, au mépris
de toute logique.
Concrètement, cela veut dire que la chose la
plus importante à l'école, c'est de travailler ses
brouillons : reprendre ce que 1'on a fait, le vérifier
(lJ
.0
::J
et l'ajuster, l'améliorer en se posant sur soi-même
<(
les questions les plus difficiles, en se faisant les
U)
c
0
objections les plus radicales. Je 1'ai toujours dit
~
u
UJ
à mes élèves et mes étudiants : « Il faut regarder
li)
ri
0
N
systématiquement ses brouillons avec 1'œil d'un
©
.u
r
professeur ,, sadique qui traquerait le moindre
0\
ï:
>
Cl.
défaut! » Evidemment, un professeur sadique,
0
u cela n'existe pas, c'est une pure fiction. Mais
une fiction utile. Et utile pour se dépasser. Non
pas pour être meilleur que les autres, mais pour
devenir meilleur que soi-même.

80
Tu sais, j'entends souvent cette phrase dans
la bouche de certains adultes en parlant d'un
élève: « Il ne réussit pas parce qu'il n'est pas
motivé. » Moi, j'ai toujours tendance à renverser
cette affirmation et à me demander s'il ne serait
pas démotivé précisément parce qu'il n'a pas
réussi, parce que l'on ne 1'a jamais aidé à réussir
vraiment quelque chose ou même, simplement,
parce que 1'on ne 1'a pas aidé à voir ce qu'il avait
réussi. Au point que certains élèves, ayant tou-
jours échoué, préfèrent revendiquer leur propre
échec ... car c'est la seule chose qu'ils peuvent
réussir! Et puis, c'est moins humiliant, finale-
ment, de se mettre hors jeu que de continuer à
perdre tout le temps.Je connais beaucoup d'élèves
(lJ
.0
::J
qui, plutôt que de travailler chez eux une ou deux
<(
heures par jour pour n'avoir que de mauvaises
U)
c
0
notes, préfèrent affirmer :fièrement: « L'école, j'en
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ai rien à faire! »Au moins ils peuvent revendi-
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quer quelque chose qui leur appartient vraiment.
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Tu comprends maintenant pourquoi je pense
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qu'il faut complètement inverser la vapeur et aller
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u vers une pédagogie du chef-cl'œuvre.

Émile. - Et pourquoi on ne l'adopte pas,


alors, ce modèle?

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Philippe Meirieu. - Parce que nous sommes
dans une « machine école » qui se focalise sur le
bon fonctionnement du moteur sans se deman-
der où nous conduit la voiture. On construit
des programmes et on définit des horaires, on
constitue des classes et l'on s'assure qu'il y a bien
un professeur dans chacune d'entre elles, on
administre tout cela le moins mal possible, mais
sans guère se demander ce qui peut mobiliser
les élèves pour apprendre et leur donner le goût
du travail scolaire. L'école a un peu oublié sa
mission ... qui n'est pas de distribuer des savoirs
à des élèves qui n'en veulent pas, mais de trans-
former les élèves en « demandeurs » de savoir.

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Émile. - Et est-ce que les professeurs, indi-
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viduellement, peuvent adopter une pédagogie
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comme celle-là?
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Philippe Meirieu. - Le professeur a tout à
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la fois peu de liberté et beaucoup. Il a un pro-
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gramme, des horaires, un emploi du temps figé,
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u un chef d'établissement et des inspecteurs, il est
un fonctionnaire du service public d'éducation:
cela lui impose de respecter son institution et
d'obéir aux instructions qu'elle lui donne. Mais

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à l'intérieur de ces contraintes-là, même dans
une heure de cours coincée entre une récréation
et la cantine, il y a encore des choses fabu-
leuses qui sont possibles: on peut enseigner les
mathématiques ou l'histoire en suscitant le désir
d'apprendre et en faisant découvrir la joie de
comprendre, en donnant aux élèves des situa-
tions et du temps pour réfléchir, en stimulant la
coopération et la prise de responsabilité dans un
collectif. Et cela change tout !
Il faudra beaucoup de temps, beaucoup d' ef-
forts et d'obstination, sans doute, pour changer
l'organisation de l'école en profondeur. Mais,
pour autant, rien n'est insignifiant en matière
éducative: les enseignants travaillent avec des
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« pierres vives ». Des personnes dont le des-
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tin peut basculer parce qu'un jour, un regard
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confiant, une explication bien construite ou un
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récit qui donne accès aux sources de la connais-
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sance a fait irruption dans leur vie. Tout peut
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changer alors. On peut accéder au plaisir de
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comprendre et au désir de créer. Et trouver dans
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u l'accès à la culture et l'exercice de l'intelligence
des satisfactions qui permettront de se réaliser
autrement et ailleurs que dans la consommation
compulsive des derniers produits à la mode, dans

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la sidération psychotique devant les écrans ou
dans la violence aveugle. Et un professeur qui
a réussi cela pour un seul élève dans toute une
année n'a vraiment pas perdu son temps!

Émile. - Merci, monsieur Meirieu. Vous


m'avez ouvert les yeux ... et agrandi l'esprit.

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Pour aller plus loin:


www.me1r1eu.com
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Émile

Émile est un collégien actuellement en classe de


quatrième au collège Noël-Berrier de Corbigny dans la
Nièvre. Il habite un hameau du village de La Collancelle
qui compte une centaine d'habitants et a effectué son
cycle primaire dans les villages alentour réunis dans un
regroupement pédagogique.

Le relais entre deux générations: une qui vient et l'autre


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(lJ Définition: un relais est un système, une orga-


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<( nisation ou un réseau qui fait le lien entre deux ou
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plusieurs agents partageant le même objectif. Comme
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chacun de nous, Émile est un relayeur, dans la mesure
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où chaque humain qui disparaît laisse un patrimoine
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de connaissances et d'expériences à ses semblables
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et en particulier aux jeunes générations. Dans la
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ï: course à la vie, il s'agira de mettre en lumière les liens
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indispensables qui régissent la vie des sociétés et le
processus humain.

91
Un ado curieux, les pieds posés sur un socle
qui se construit en permanence

Émile est curieux de ce qui se passe à ses pieds et


même au-delà. C'est pourquoi nous lui avons proposé de
rencontrer ceux et celles qui, encore vivants, pensent le
monde d'aujourd'hui, qu'ils soient poètes, scientifiques,
artistes, philosophes, linguistes ...

Des intellectuels, des artistes, des poètes en mesure


de trouver les mots et la manière pour dire 1'essentiel,
faire passer l'excellence, exacerber les certitudes

Si Émile s'intéresse au monde et à ceux et à celles


qui le pensent, ceux et celles qui pensent le monde
s'intéressent-ils à Émile? Et comment lui parlent-ils?
Avec quels mots? Peut-on imaginer un dialogue inter-
générationnel respectant le principe d'égalité des intelli-
(lJ
gences ? Sans effet de domination, de condescendance ...
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Faire passer des connaissances ou insuffler une passion
pour la connaissance? Susciter ou imposer? Libérer ou
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écraser ? Ouvrir ou fermer?
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0 Un ado audacieux ...
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Émile a eu 1'audace de répondre oui! à l'invitation
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de Jean Bojko et du TéATr'éPROUVèTe dans le cadre
0
u d'un projet de mise en scène dans 1'espace social autour
du point d'interrogation « Un point c'est tout! ». Ce
projet est soutenu par le ministère de la Culture (DRAC
Bourgogne), le conseil régional de Bourgogne et le
conseil général de la Nièvre.
Dans la même série

Avec Émile :
C'est quoi être poète?, entretiens avec Julos Beaucarne
C'est quoi être en bonne santé?, entretiens avec Jean-Paul Escande
C'est quoi une vie passionnante?, entretiens avec Armand Gatti
C'est quoi le langage ?, entretiens avec Claude Hagège
C'est quoipenserpar soi-même?, entretiens avec Jean-Luc Nancy
C'est quoi l'écologie?, entretiens avec J ean-Marie Pelt
C'est quoi être riche?, entretiens avec Monique Pinçon-Charlot
et M ichel Pinçon
C'est quoi être féministe?, entretiens avec Annie Sugier

Et de nombreux autres à venir .. .


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Ce fichier a été généré
par le service fabrication des éditions de l'Aube.
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Pour toute remarque ou suggestion,
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n'hésitez pas à nous écrire à l'adresse
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num@editionsdelaube.com
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La version papier de ce livre
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N a été achevé d'imprimer en juillet 2015
© pour le compte des éditions de l'Aube
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0\ rue Amédée-Giniès, F-84240 La Tour d'Aigues
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Numéro d'édition : 1129
Dépôt légal: août 2015
pour la version papier et la version numérique

www.editionsdelaube.com

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