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Abstract
Based on the study of two polemical allusions to platonic dialogues in
the first two chapters of Aristotle's Metaphysics, the present article
aims at showing that they both introduce to the sharp criticism of
Plato's theory of Ideas which Aristotle develops at length in the later
part of Book A. Indeed, both references to Republic ii 379 c-d and
Gorgias 448 c, while being very allusive, betray a clearly ironical tone
and reveal how polemical Aristotle's purpose is when he quotes Plato
in these pages. A new interpretation of the opening of Book A is thus
proposed: this paper suggests that, far from being an ``outstandingly
platonic'' text despite of its being deeply imbued with platonic refer-
ences, the very beginning of Aristotle's Metaphysics already conveys
subtle but systematic criticism against Plato, which derives precisely
from Aristotle's peculiar use of platonic references. Finally, on the
ground of textual details related to the main subject of this paper, a
hypothesis is made regarding the role of platonic circles in the ancient
transmission of Aristotle's Metaphysics.
Keywords
Metaphysics, Plato, anti-Platonism, causality, textual tradition of Aristotle
1. Introduction
Le nom de Platon n'apparaõÃt que tardivement dans le livre Alpha
majeur de la MeÂtaphysique. Il faut parvenir aÁ la ligne 987 a 29 pour en
trouver la premieÁre mention explicite:
ELENCHOS
xxxii (2011) fasc. 2
BIBLIOPOLIS
264 THOMAS AUFFRET
1
lesa+ de+ sa+| ei\qgle*ma| uikoroui* a| g< Pka*sxmo| e\pece*meso pqaclasei* a, sa+
le+m pokka+ sot*soi| a\jokothot&ra, sa+ de+ jai+ i> dia paqa+ sg+m sx&m \Isakijx&m e>votra
uikoroui* am (trad. Tricot mod.).
2
Les chapitres A 6 et 9 lui sont entieÁrement consacreÂs; le nom apparaõÃt
explicitement en metaph. A 6. 987 b 12, 988 a 7; 7. 988 a 26; 8. 990 a 30; 9.
992 a 21 ± il faut aussi ajouter une reÂfeÂrence au PheÂdon en A 9. 991 b 3.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 265
3
W. Jaeger, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung,
Berlin 1923, pp. 68-73 a ainsi montre la deÂpendance de ces pages envers le Pro-
treptique.
4
W.D. Ross, Aristotle's Metaphysics, Oxford 1924, i, pp. xxxviii-xxxix.
5
Cfr. D. O'Brien, L'EmpeÂdocle de Platon, «Revue des EÂtudes Grecques», cx
(1997) pp. 381-98.
6
Un bon exemple en Aristot. de gen. et corr. A 2. 316 a 5-10; cfr. la note ad
loc. de M. Rashed qui, dans son eÂdition d'Aristote, De la geÂneÂration et la corruption,
Paris 2005, p. 101 note 8, souligne le ``persiflage'' antiplatonicien du passage, tout
en explicitant les allusions au TimeÂe qui sous-tendent la critique d'Aristote.
7
En particulier, la reÂfeÂrence d'Aristote aux arguments en faveur des IdeÂes
simplement par leur nom (metaph. A 9. 990 b 11-15) renvoie treÁs probablement aÁ
une classification systeÂmatique en vigueur aÁ l'AcadeÂmie; cfr. la note ad loc. de W.D.
Ross, op. cit., p. 193 ainsi que W. Jaeger, op. cit., p. 177.
266 THOMAS AUFFRET
a. ``TheÂologie'' et platonisme
8
Ibid., p. 73: «Es ist eben alles in den zwei ersten Kapiteln dorther genom-
men, auch von der auffallend platonisch-theologischen Partie 982b28-983a11 muss
man dies vermuten, wenngleich unser Material uns hier im Stiche laÈsst».
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 267
plus divine, aÁ un double titre: une science divine est celle qu'il serait le
plus digne pour dieu de posseÂder, et qui traiterait des choses divines.
Or la Philosophie, seule, se trouve preÂsenter ce double caracteÁre: Dieu
paraõÃt bien eÃtre une cause de toutes choses et un principe, et une telle
science, Dieu seul, ou du moins Dieu principalement, peut la posseÂder.
Toutes les autres sciences sont donc plus neÂcessaires qu'elle, mais
aucune ne l'emporte en excellence» (metaph. A 2. 982 b 28-983 a 11) 9.
«Par cela, il montre que l'on a raison aussi d'appeler cette doctrine
``theÂologie''» (in metaph. 18.10-11) 11.
9
dio+ jai+ dijai* x| a/m ot\j a\mhqxpi* mg moli* foiso at\sg&| g< jsg&ri|. pokkavz& ca+q
g< ut*ri| dot*kg sx&m a\mhqx*pxm e\rsi* m, x%rse jasa+ Rilxmi* dgm `heo+| a/m lo*mo| sot&s\ e>voi
ce*qa|', a>mdqa d\ ot\j a>niom lg+ ot\ fgsei& m sg+m jah\ at<so+m e\pirsg*lgm. ei\ dg+ ke*cotri* si
oi< poigsai+ jai+ pe*utje uhomei& m so+ hei& om, e\pi+ sot*sot rtlbg&mai la*kirsa ei\jo+| jai+
dtrstvei& | ei#mai pa*msa| sot+| peqissot*|. a\kk\ ot>se so+ hei& om uhomeqo+m e\mde*vesai ei#mai,
a\kka+ jasa+ sg+m paqoili* am `pokka+ wet*domsai a\oidoi* ', ot>se sg&| soiat*sg| a>kkgm vqg+
moli* feim silixse*qam. g< ca+q heiosa*sg jai+ silixsa*sg. soiat*sg de+ divx&| a/m ei> g lo*mg.
g%m se ca+q la*kirs\ a/m o< heo+| e>voi, hei* a sx&m e\pirsglx&m e\rsi* , ja/m ei> si| sx&m hei* xm ei> g.
lo*mg d\ at%sg sot*sxm a\luose*qxm sest*vgjem. o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si* xm pa&rim
ei#mai jai+ a\qvg* si|, jai+ sg+m soiat*sgm g/ lo*mo| g/ la*kirs\ a/m e>voi o< heo*|. a\macjaio*-
seqai le+m ot#m pa&rai sat*sg|, a\lei* mxm d\ ot\deli* a (trad. Tricot).
10
Cfr. epinom. 988 a 5-b 7; Aristot. eth. nic. J 7. 1177 b 31-33.
11
dia+ sot*sxm de+ e>deinem o%si jai+ et\ko*cx| g%de g< pqaclasei* a heokocijg+ ja-
kei& sai.
268 THOMAS AUFFRET
12
Metaph. E 1. 1026 a 19-22; J 7. 1064 a 33-b 3. Sur ce qui suit, voir la mise
au point de V. Goldschmidt, TheÂologia, «Revue des EÂtudes Grecques», lxiii
(1950) pp. 20-42, repris dans Id., Questions platoniciennes, Paris 1971, pp. 141-
72, contre l'interpreÂtation de W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philoso-
phers, Oxford 1947. Cfr. A.J. FestugieÁre, Les origines de l'ideÂe de Dieu chez Platon.
Note sur les attributs divins au 2e livre de la `ReÂpublique', «The New Scholasticism»,
iv (1930) pp. 349-77, repris dans Id., L'IdeÂal religieux des Grecs et l'EÂvangile, Paris
1932, pp. 171-95 en partic. pp. 192-5; Id., La ReÂveÂlation d'HermeÁs TrismeÂgiste, ii: Le
Dieu cosmique, Paris 1949, pp. 598-605.
13
V. Goldschmidt, art. cit., p. 148.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 269
o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si* xm pa&rim ei#mai (metaph. A 2. 983 a 8-9).
14
On peut montrer que l'on retrouve dans cette premieÁre reÂflexion systeÂma-
tique de Platon sur les attributs divins la tripartition de la theÂologie (tria genera
theologiae) exposeÂe par Varron, transmise par Augustin, Cite de Dieu, vi 5, qui
distingue les genres mythicon, physicon et civile.
270 THOMAS AUFFRET
Ot\d\ a>qa, g#m d\ e\cx*, o< heo*|, e\peidg+ a\caho*|, pa*msxm a/m ei>g ai>sio|, x<| oi<
pokkoi+ ke*cotrim, a\kka+ o\ki*cxm le+m soi& | a\mhqx*poi| ai>sio|, pokkx&m de+
a\mai*sio| (resp. ii 379 c 2-4).
15
AÁ l'exception notable de Tricot qui, dans une note de la premieÁre eÂdition
de sa traduction Aristote. MeÂtaphysique, i: Livres A-Z, Traduction et notes par J.
Tricot, Paris 1933; reÂimpr. 2000, p. 10 note 2, eÂbauche une justification de son
choix en faveur de la premieÁre construction, aÁ partir d'une reÂfeÂrence aÁ l'Index
aristoteÂlicien de Bonitz s.v. dojei& , accompagneÂe d'un bref commentaire. La note
disparaõÃt de la deuxieÁme eÂdition, entieÁrement revue, de cette traduction. Il serait
d'autre part inutile de citer les diffeÂrentes traductions adopteÂes.
16
La paraphrase d'Alexandre le montre sans doute (in metaph. 18.9-10: o< de+
heo+| a\qvg+ pqx*sg jai+ ai\si* a sx&m a>kkxm); quant aÁ AscleÂpius, il reformule leÂgeÁrement
la phrase d'Aristote de telle sorte que se trouve preÂfixe l'eÂnonce de la theÁse (in
metaph. 21.30: dojei& ca+q o< heo+| sx&m ai\si* xm pa&rim ei#mai jai+ a\qvg*).
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 271
o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si*xm pa&rim ei#mai (metaph. A 2. 983 a 8-9).
17
D'autant plus que cette reprise est encadreÂe par deux occurrences du mot
sans article dans la famille du ms. Ab en 983 a 6 et 983 a 10, isolant la ``citation''.
18
M. Rashed, Essentialisme: Alexandre d'Aphrodise entre logique, physique et
cosmologie, Berlin-New York 2007, p. 2 note 5. Cfr. Id., Un corpus de logique
antiplatonicienne d'Alexandre d'Aphrodise, in T. BeÂnatouõÈl-E. Maffi-F. Trabat-
toni (eds.), Plato, Aristotle, or Both? Dialogues between Platonism and Aristotelianism
in Antiquity, Hildesheim-ZuÈrich-New York 2011, pp. 85-94.
272 THOMAS AUFFRET
jei& -P'' dans les Topiques, Jacques Brunschwig a en effet montre qu'elle
correspondait geÂneÂralement aÁ l'eÂnonce d'une theÁse acadeÂmique 19. On
peut faire l'hypotheÁse que cet usage technique devait eÃtre au moins
obscureÂment ressenti par le public platonisant auquel, on l'a vu, le livre
Alpha majeur semble s'adresser. Aristote jouerait dans ce cas de cette
ambiguõÈteÂ, et son ironie n'en serait que plus grincËante: mimant cet
usage technique pour le reÂduire aÁ l'introduction classique d'une theÁse
populaire, il voudrait ainsi suggeÂrer que la diffeÂrence entre les valeurs
de veÂrite des eÂnonceÂs tendrait aÁ s'effacer derrieÁre l'identite du niveau
doxique de leur formulation. On connaõÃt du reste les railleries d'Aris-
tote aÁ propos de la figure du DeÂmiurge platonicien: il ne s'agirait tout
au plus que d'une simple meÂtaphore poeÂtique qui n'explique rien, et
surtout pas ce qu'elle preÂtend expliquer ± la finalite aÁ l'úuvre dans la
nature. Vouloir en rendre raison de cette manieÁre, c'est «se payer de
mots et faire des meÂtaphores poeÂtiques: car qui travaille les yeux fixeÂs
sur les IdeÂes?» (metaph. A 9. 991 a 21-23) 20. La reÂfeÂrence au TimeÂe est
ici transparente, puisque le DeÂmiurge, en vertu de sa bonteÂ, a preÂci-
seÂment produit la beaute du monde «les yeux fixeÂs sur le modeÁle
eÂternel» des IdeÂes (Tim. 29 a 3) 21. Le geste d'Aristote semble donc
bien eÃtre de renvoyer dos aÁ dos deux theÂologies poeÂtiques, c'est-aÁ-dire
deux heokoci* ai: la premieÁre, traditionnelle, et celle que Platon vou-
drait lui substituer dans le TimeÂe, apreÁs l'avoir critiqueÂe dans la ReÂpu-
blique.
Mais la critique d'Aristote va plus loin que la simple deÂnonciation
du verbalisme platonicien: car non seulement Platon substitue aÁ l'ex-
plication causale une meÂtaphore poeÂtique, mais il use encore d'une
mauvaise meÂtaphore. Selon Aristote, l'artificialisme de Platon dans
le TimeÂe lui fait manquer la speÂcificite de son objet et l'empeÃche de
19
J. Brunschwig (eÂd.), Aristote. Topiques V-VIII, Paris 2007, pp. xxxvi-xlvi.
Brunschwig signale en outre un «cas particulier» (p. xxxviii) de cette construction
en top. F 8. 147 a 7. Ce ``cas particulier'', ouvertement antiplatonicien, est assez
proche de l'usage dont nous faisons ici l'hypotheÁse.
20
jemokocei& m e\rsi+ jai+ lesauoqa+| ke*ceim poigsija*|. si* ca*q e\rsi so+ e\qcafo*le-
mom pqo+| sa+| i\de*a| a\pobke*pom;
21
pqo+| so+ a\i* diom e>bkepem.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 273
22
Eth. nic. F 4. 1140 a 9-16: e>rsi de+ se*vmg pa&ra peqi+ ce*merim jai+ so+ sevma*feim
jai+ hexqei& m o%px| a/m ce*mgsai* si sx&m e\mdevole*mxm jai+ ei#mai jai+ lg+ ei#mai, jai+ x'm g<
a\qvg+ e\m s{& poiot&msi a\kka+ lg+ e\m s{& poiotle*m{. ot>se ca+q sx&m e\n a\ma*cjg| o>msxm g/
cimole*mxm g< se*vmg e\rsi* m, ot>se sx&m jasa+ ut*rim. e\m at<soi& | ca+q e>votri sat&sa sg+m
a\qvg*m. Cfr. J. PeÂpin, TheÂologie cosmique et theÂologie chreÂtienne, Paris 1964, pp. 474-
5: «la causalite immanente et finaliste de la ut*ri| prend chez Aristote la releÁve de la
causalite transcendante et geÂneÂratrice du deÂmiurge dans le TimeÂe».
23
Pour un examen syntheÂtique des diffeÂrents teÂmoignages aÁ ce sujet, cfr.
ibid., pp. 471-92.
274 THOMAS AUFFRET
«Comme c'est le cas dans les traiteÂs courants consacreÂs aux eÃtres di-
vins, l'ideÂe est souvent avanceÂe dans les raisonnements que l'eÃtre divin
doit eÃtre tout entier immuable, lui qui est l'eÃtre premier et l'eÃtre
supreÃme» 26.
24
Cfr. par exemple J. Moreau, L'AÃme du monde de Platon aux StoõÈciens, Paris
1939.
Dans son eÂdition du commentaire perdu d'Alexandre, A. Rescigno, Ales-
25
tote comme un renvoi aÁ son propre De philosophia, dont ils ont trans-
mis un fragment. Celui-ci expose une preuve de l'eÂternite du divin qui
proceÁde par dilemmes successifs et deÂveloppe les quelques indications
conserveÂes dans le De caelo (279 a 33-35); la version transmise par
Simplicius va comme suivant:
27
Ke*cei de+ peqi+ sot*sot e\m soi& | Peqi+ uikoroui* a|. jaho*kot ca*q, e\m oi'| e\rsi* si
be*ksiom, e\m sot*soi| e\rsi* si jai+ a>qirsom. e\pei+ ot#m e\rsim e\m soi& | ot#rim a>kko a>kkot
be*ksiom, e>rsim a>qa si jai+ a>qirsom, o%peq ei> g a/m so+ hei& om. ei\ ot#m so+ lesaba*kkom g/ t<p\
a>kkot lesaba*kkei g/ t<u\ e<atsot&, jai+ ei\ t<p\ a>kkot, g/ jqei* ssomo| g/ vei* qomo|, ei\ de+ t<u\
e<atsot&, g/ x<| pqo*| si vei& qom g/ x<| jakki* omo*| simo| e\uie*lemom, so+ de+ hei& om ot>se
jqei& sso*m si e>vei e<atsot&, t<u\ ot' lesabkghg*resai. e\jei& mo ca+q a/m g#m heio*seqom. ot>se
t<po+ vei* qomo| so+ jqei& ssom pa*rveim he*li| e\rsi* . jai+ le*msoi, ei\ t<po+ vei* qomo|, uat&kom
a>m si pqoreka*lbamem, ot\de+m de+ e\m e\jei* m{ uat&kom. a\kk\ ot\de+ e<atso+ lesaba*kkei x<|
jakki* omo*| simo| e\uie*lemom. ot\de+ ca+q e\mdee*| e\rsi sx&m at<sot& jakx&m ot\demo*|. ot\
le*msoi ot\de+ pqo+| so+ vei& qom, o%se lgde+ a>mhqxpo| e<jx+m e<atso+m vei* qx poiei& , lg*se de+
e>vei si uat&kom lgde*m, o%peq a/m e\j sg&| ei\| so+ vei& qom lesabokg&| pqore*kabe.
276 THOMAS AUFFRET
«Voici ce que Platon dit aÁ cet endroit: `N'est-il pas neÂcessaire, s'il
abandonne sa propre forme d'une manieÁre ou d'une autre, qu'il soit
change soit par lui-meÃme soit par autre chose? ± C'est neÂcessaire. ±
Mais les choses les meilleures sont moins susceptibles d'eÃtre modifieÂes
et changeÂes par quelque chose d'autre, comme l'est le corps par les
aliments, les boissons et la peine'. Puis, apreÁs avoir fait voir cela, il
poursuit sa deÂmonstration: `mais peut-il se changer ou se transformer
lui-meÃme?' ± Il le ferait suÃrement, dit-il, si jamais il se transformait. ±
Ainsi, se changerait-il en quelque chose de meilleur et de plus noble, ou
en quelque chose de pire et de plus vil que lui? ± `NeÂcessairement, dit-
il, en quelque chose de pire, s'il devait jamais se modifier. Car en
aucun cas nous ne dirons que le dieu manque de quoi que ce soit en
matieÁre de bonte et d'excellence'. Et apreÁs avoir montre que personne
ne se rend pire de son propre greÂ, il conclut: `mais, aÁ ce qu'il semble, si
chacun d'eux est le meilleur autant qu'il est possible, il demeurera dans
sa propre forme'» (in de cael. 289.15-25).
28
ke*cei ca+q e\m e\jei* moi| o< Pka*sxm. ``Ot\j a\ma*cjg, ei> peq si e\ni* rsaiso sg&| at<sot&
i\de*a|, g/ at\so+ t<u\ e<atsot& lehi* rsarhai g/ t<p\ a>kkot; \Ama*cjg. Ot\jot&m t<po+ le+m a>kkot
sa+ a>qirsa e>vomsa g%jirsa a\kkoiot&sai* se jai+ jimei& sai, oi'om rx&la t<po+ risi* xm se jai+
posx&m jai+ po*mxm;'' ei#sa sot&so dei* na| e\pa*cei. ``\Akk\ a#q\ at<so+| at\so+m lesaba*kkoi a/m
jai+ a\kkoioi& ; Dg&kom, e>ug, o%si ei> peq a\kkoiot&sai. Po*seqom ot#m e\pi+ so+ be*ksio*m se jai+
ja*kkiom lesaba*kkei e<atso+m g/ e\pi+ so+ vei& qom jai+ so+ ai> rviom e<atsot&; \Ama*cjg, e>ug,
e\pi+ so+ vei& qom, ei> peq a\kkoiot&sai. ot\ ca*q pot e\mdea& ce ug*rolem so+m heo+m ja*kkot| g/
a\qesg&| ei#mai.'' jai+ dei* na|, o%si ot\dei+ | e<jx+m e<atso+m vei* qoma poiei& , e\pg*cacem. ``a\kk\,
x<| e>oije, ja*kkirso| jai+ a>qirso| x/m ei\| so+ dtmaso+m e%jarso| at\sx&m le*mei a<pkx&| e\m sz&
e<atsot& loquz&''.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 277
deux textes est eÂvidente. Le jeune Aristote a donc preÃte une grande
attention aÁ cette page de Platon, qui semblait bien constituer pour lui
un passage particulieÁrement crucial concernant la conception plato-
nicienne de la divinite 29. Les deux exigences theÂologiques et les mo-
deÁles principaux qui en deÂcoulent lui sont assureÂment bien connus, de
sorte que l'allusion aÁ ces pages dans la MeÂtaphysique ne peut eÃtre
gratuite. Il s'aveÁre que l'eÂvolution de la theÂologie aristoteÂlicienne
fait perdre aÁ la probleÂmatique qui sous-tend cette page de la ReÂpu-
blique toute pertinence. En particulier, la distinction qui fait l'objet
de la premieÁre loi viseÂe par Aristote, opposant la bonte de la cause
divine aux ``causes multiples et eÂparpilleÂes'' du mal, n'a plus lieu
d'eÃtre: le probleÁme de la theÂodiceÂe, de la responsabilite divine dans
l'apparition du mal, perd tout son sens dans l'aristoteÂlisme deÂfinitif.
La theÂologie d'Aristote ne vise pas aÁ justifier l'action divine du Pre-
mier moteur sur les hommes: le probleÁme du jajopoio*m est proba-
blement renvoyeÂ, quoique l'argument soit assez faible, aÁ l'analyse de
la matieÁre, axiologiquement neutre et dont la puissance indeÂtermineÂe
est tout autant susceptible d'engendrer le bien que le mal ± entendu
comme une deÂficience de la forme 30. DeÁs lors, refuser la notion d'un
dieu jaloux comme Aristote le fait au deÂbut du passage (A 2. 983 a 2)
ne revient pas aÁ promouvoir la pqo*moia divine. Comme le montre la
theÂologie du livre Lambda de la MeÂtaphysique, l'action divine sur le
monde se reÂduit aÁ sa connaissance de lui-meÃme ± qui n'est pas meÃme
une connaissance du monde.
AÁ cet eÂgard, la petite contradiction releveÂe entre la theÁse soute-
nue en 983 a 6-7 et 983 a 9-10, qui semble indiquer que l'eÃtre divin
posseÁde la roui*a, et la theÂologie du livre Lambda de la MeÂtaphysique,
ouÁ Aristote affirme sans ambiguõÈte qu'il n'a connaissance que de lui-
29
Il a, de fait une importance cruciale. J. Vuillemin, NeÂcessite ou contin-
gence. L'aporie de Diodore et les systeÁmes philosophiques, Paris 1984, p. 364 note 31,
se sert de ce passage lorsqu'il reconstruit syntheÂtiquement la theÂologie platoni-
cienne; Proclus eÂgalement lui accorde une grande attention, en particulier lorsqu'il
eÂbauche une theÂodiceÂe et poleÂmique implicitement contre la theÁse plotinienne de
l'eÂmanation, cfr. par exemple Proclus. Commentaire sur la `ReÂpublique', Traduction
et notes par A.J. FestugieÁre, i, Paris 1970, pp. 53-5.
30
Je suis ici W.D. Ross, op. cit., p. cli et note 5.
278 THOMAS AUFFRET
31
Cfr. ibid., p. 123.
32
Le commentaire de H. Bonitz, Aristotelis Metaphysica, ii, Bonn 1849, p.
58, garde donc toute sa pertinence, contrairement aux insinuations de B. Dumou-
lin, Analyse geÂneÂtique de la `MeÂtaphysique' d'Aristote, MontreÂal-Paris 1986, p. 50
note 30. Il faut simplement comprendre cette reÂhabilitation de l'opinion populaire
comme un geste reÂflexif et poleÂmique de la part d'Aristote.
33
L'Index aristoteÂlicien de Bonitz signale une unique autre occurrence du
nom de Polos; elle se trouve dans la RheÂtorique, 1400 b 20 ± elle ne montre laÁ encore
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 279
figurer dans cette introduction ± d'autant plus que c'est le seul auteur aÁ
y eÃtre mentionne 34. En reÂaliteÂ, Aristote se reÂfeÁre moins aÁ un hypotheÂ-
tique traite de Polos qu'au Gorgias de Platon, et se contente de reÂeÂcrire
leÂgeÁrement l'une de ses interventions dans le dialogue. La ``citation''
d'Aristote:
g< le+m ca+q e\lpeiqi* a se*vmgm e\poi* grem, x<| ugri+ Px&ko| o\qhx&| ke*cxm, g<
d\ a\peiqi* a st*vgm (metaph. A 1. 981 a 4-5)
aucun signe d'une connaissance directe par Aristote des eÂcrits de Polos. De manieÁre
geÂneÂrale, l'ensemble des teÂmoignages transmis sur Polos semble provenir des dia-
logues platoniciens PheÁdre et Gorgias. Les teÂmoignages sont rassembleÂs par H.
Radermacher, Artium scriptores (Reste der voraristotelischen Rhetorik), Wien
1951, pp. 112-4.
34
Un fait curieux, au regard de ce qui va suivre, est que le seul auteur
mentionne dans le deuxieÁme chapitre est Simonide, au deÂbut du passage eÂtudieÂ
dans le §2; or, ce proverbe eÂtait cite dans le Protagoras de Platon ouÁ il faisait l'objet
d'une analyse par Socrate (341 e sq.). Aristote joue ici constamment avec les
reÂfeÂrences platoniciennes.
35
L'hypotheÁse de certains eÂrudits, appuyeÂs par les commentateurs anciens,
selon laquelle Platon reproduirait ici le deÂbut d'un veÂritable traite de Polos, ne me
paraõÃt pas recevable. Je me range entieÁrement aÁ l'interpreÂtation de E.R. Dodds,
Plato. Gorgias, A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford 1959,
p. 192.
280 THOMAS AUFFRET
36
J'emprunte cette caracteÂrisation aÁ G.-G. Granger, La theÂorie aristoteÂli-
cienne de la science, Paris 1976, qui y voit la «structure latente explicative» (p.
12) de l'eÂpisteÂmologie aristoteÂlicienne. Cfr. en particulier les pp. 11-27.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 281
«Il a tort de dire que l'expeÂrience creÂe l'art, eÂtant donne que l'expeÂ-
rience est infeÂrieure. Car s'il en eÂtait ainsi, le supeÂrieur serait produit
par l'infeÂrieur» (in Gorg. 3.2.31-33) 39.
37
C. Chiesa, L'eÂpisteÂmologie geÂneÂtique en philosophie ancienne, «Revue de
TheÂologie et de Philosophie», cxxix (1997) pp. 31-49, cfr. en partic. pp. 37-43.
38
Cfr. le commentaire de M. Frede, An Empiricist View of Knowledge:
Memorism, in S. Everson (ed.), Companions to Ancient Thought, i: Epistemology,
Cambridge 1990, pp. 225-50; cfr. en partic. pp. 239-40.
39
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.
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282 THOMAS AUFFRET
40
G.-G. Granger, op. cit., pp. 159-60.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 283
4. Conclusion
41
Le rapprochement entre les deux textes est eÂgalement suggeÂre par I. Toth,
Le probleÁme de la mesure dans la perspective de l'eÃtre et du non-eÃtre. ZeÂnon et Platon,
Eudoxe et Dedekind: une geÂneÂalogie philosophico-matheÂmatique, in R. Rashed (eÂd.),
MatheÂmatiques et philosophie de l'Antiquite aÁ l'AÃge classique. Hommage aÁ Jules Vuil-
lemin, Paris 1991, pp. 21-99.
42
Le texte eÂdite par Ross et Jaeger adopte une correction proposeÂe par H.
Bonitz, Aristotelis Metaphysica, ii, cit., cfr. pp. 56-7 et reprise par W. Jaeger,
Emendationen zur aristotelischen `Metaphysik A-D', «Hermes», lii (1917) pp. 481-
519, cfr. pp. 496-7. Elle est particulieÁrement brillante et semble en effet s'imposer
± elle ne peut cependant, comme le soulignait Bonitz lui-meÃme, se preÂvaloir d'au-
cune base textuelle pour l'eÂtayer: «Sed quum neque e libris mscr. neque e commen-
tario Alexandri afferre quidquam possim ad confirmandam hanc coniecturam, ve-
reor audacius transponendis verbis versari» (H. Bonitz, op. cit., p. 57).
284 THOMAS AUFFRET
le livre Alpha majeur est rendue malaiseÂe par la nature parfois instable
du texte transmis.
Un fait doit, aÁ cet eÂgard, retenir l'attention: les allusions anti-
platoniciennes releveÂes ont toutes eÂte l'occasion de divergences tex-
tuelles assez importantes entre les deux familles principales 43. Il
s'aveÁre eÂgalement que ces dissensions apparaissent treÁs lieÂes aÁ la di-
mension poleÂmique du passage ± une lecËon venant nuancer la dimen-
sion trop ouvertement antiplatonicienne de l'autre. Le nombre d'allu-
sions eÂtudieÂes ici est certes trop restreint pour que l'on puisse preÂten-
dre en tirer une lecËon geÂneÂrale. Il n'en demeure pas moins que le texte
du livre Alpha majeur, tel qu'il nous est parvenu, semble avoir eÂte par
endroits comme purge de son caracteÁre antiplatonicien. Deux indices
suggeÁrent pourtant que ce travail ``concordiste'' n'est pas directement
lie aux eÂditions neÂoplatoniciennes du texte d'Aristote, mais qu'il les
preÂceÁde de beaucoup. Il y a d'abord le fait, remarquable, que le ma-
nuscrit E, que l'on sait «proche de l'Aristote des neÂoplatoniciens» 44, ne
donne pas toujours la lecËon la plus ireÂnique ± ainsi en 981 a 4. Il y a
ensuite une observation plus geÂneÂrale, qui tient au fait que les lecËons
lues et commenteÂes par Alexandre d'Aphrodise attestent que ce travail
eÂditorial a preÂceÂde l'exeÂgeÁse antichreÂtienne de Porphyre.
On voudrait proposer ici l'hypotheÁse suivante: la diversite des
lecËons transmises par les diffeÂrentes familles remonterait peut-eÃtre
moins aÁ un travail eÂditorial tardif et interventionniste qu'aux diffeÂ-
rents eÂtats du texte laisse par Aristote lui-meÃme. Loin de former un
texte unique, suivi et homogeÁne, les notes aristoteÂliciennes devaient
permettre une assez grande liberte combinatoire entre diffeÂrentes va-
riantes plus ou moins antiplatoniciennes 45. Le choix des lecËons remon-
43
Sur la tradition textuelle de la MeÂtaphysique, cfr. D. Harlfinger, Zur
UÈ berlieferungsgeschichte der `Metaphysik', in P. Aubenque (eÂd.), EÂtudes sur la `MeÂta-
physique' d'Aristote. Actes du VIe Symposium Aristotelicum, Paris 1979, pp. 7-36.
44
H.D. Saffrey, Nouveaux oracles chaldaõÈques dans les scholies du `Paris. Gr.
1853', «Revue de Philologie», xliii (1969) pp. 59-72, repris dans Id., Recherches sur
le neÂoplatonisme apreÁs Plotin, Paris 1990, pp. 81-94, cfr. p. 91.
45
On aurait ainsi une seÂrie de versions doubles plus ou moins antiplatoni-
ciennes du meÃme type que les passages A 9. 990 b 2-991 b 8 et L 4. 1078 b 32-5.
1080 a 11 eÂtudieÂs par W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der `Metaphysik'
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des Aristoteles, Berlin 1912, pp. 28-37; cfr. Id., Aristoteles, cit., p. 176: «Auch sonst
ist der Ton der Polemik gegen die Platoniker dort, im Gegen satz zu der ruÈcksichts-
vollen Behandlung im ersten Buch, oft herb oder geradezu veraÈchtlich» ainsi que
W.D. Ross, op. cit., p. xxii et note 2. Les divergences entre les deux passages
peuvent eÂvidemment eÃtre assimileÂes aÁ de simples variantes d'un meÃme texte plus
ou moins antiplatonicien.
46
J. Barnes, Roman Aristotle, in J. Barnes-M. Griffin (eds.), Philosophia
Togata II. Plato and Aristotle at Rome, Oxford 1997, pp. 1-69. Dans la dernieÁre
eÂtude en date consacreÂe aÁ ce probleÁme, O. Primavesi, Ein Blick in den Stollen von
È berlieferung des `Corpus aristotelicum', «Philologus»,
Skepsis: Vier Kapitel zur fruÈhen U
cli (2007) pp. 51-77, deÂfend une variante de l'histoire transmise par Strabon.