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Thomas Auffret

ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2:


UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''?

Abstract
Based on the study of two polemical allusions to platonic dialogues in
the first two chapters of Aristotle's Metaphysics, the present article
aims at showing that they both introduce to the sharp criticism of
Plato's theory of Ideas which Aristotle develops at length in the later
part of Book A. Indeed, both references to Republic ii 379 c-d and
Gorgias 448 c, while being very allusive, betray a clearly ironical tone
and reveal how polemical Aristotle's purpose is when he quotes Plato
in these pages. A new interpretation of the opening of Book A is thus
proposed: this paper suggests that, far from being an ``outstandingly
platonic'' text despite of its being deeply imbued with platonic refer-
ences, the very beginning of Aristotle's Metaphysics already conveys
subtle but systematic criticism against Plato, which derives precisely
from Aristotle's peculiar use of platonic references. Finally, on the
ground of textual details related to the main subject of this paper, a
hypothesis is made regarding the role of platonic circles in the ancient
transmission of Aristotle's Metaphysics.

Keywords
Metaphysics, Plato, anti-Platonism, causality, textual tradition of Aristotle

1. Introduction
Le nom de Platon n'apparaõÃt que tardivement dans le livre Alpha
majeur de la MeÂtaphysique. Il faut parvenir aÁ la ligne 987 a 29 pour en
trouver la premieÁre mention explicite:

ELENCHOS
xxxii (2011) fasc. 2
BIBLIOPOLIS
264 THOMAS AUFFRET

«ApreÁs les philosophies dont nous venons de parler, survint la doctrine


de Platon, en accord le plus souvent avec eux, mais qui a aussi ses
caracteÁres propres, distincts de la philosophie italique» (metaph. A 6.
987 a 29-30) 1.

De prime abord, cela s'explique assez bien par la structure du


livre. ApreÁs avoir deÂfini «la science rechercheÂe» (A 2. 983 a 21; cfr.
982 a 4) comme la «science des premieÁres causes et des premiers
principes» (1. 981 b 28; 982 a 2; 2. 982 b 9), Aristote deÂclare vouloir
passer en revue les doctrines de ses preÂdeÂcesseurs afin d'eÂprouver la
compleÂtude de sa table des causes (3. 983 a 23-b 6). Il commence donc
par eÂvoquer ceux qui ont parle de la cause mateÂrielle (3. 983 b 6-984 a
16), puis efficiente (3. 984 a 16-4. 985 b 22), avant d'en venir aÁ la
causalite formelle. De cette dernieÁre, obscureÂment pressentie par les
Pythagoriciens (5. 985 b 23-987 a 28; cfr. 987 a 19-22), seuls les
Platoniciens semblent avoir traite ± meÃme s'ils n'ont fait que l'effleu-
rer (7. 988 a 34-b 1). Quant aÁ la finaliteÂ, nul n'a su, selon Aristote, la
deÂcouvrir avant lui (7. 988 b 6-8). C'est pourquoi la theÂorie platoni-
cienne des IdeÂes constitue la dernieÁre eÂtape dans son histoire: le reste
du livre est presqu'entieÁrement consacre aÁ son exposeÂ, puis aÁ sa reÂfu-
tation. Le nom de Platon se rencontre alors une demi-douzaine de
fois 2.
Ce bref rappel de la composition du livre Alpha majeur suffit
pour montrer qu'elle ne peut en aucun cas expliquer ce silence initial
d'Aristote sur Platon: il souligne bien au contraire l'importance de
Platon dans la logique conceptuelle et historique du livre Alpha majeur
± c'est du reste une eÂvidence. Il est par conseÂquent peu probable
qu'Aristote n'y fasse aucune allusion avant de le mentionner explici-
tement. De fait, les deux premiers chapitres du livre contiennent des
traces indeÂniables de platonisme. On a geÂneÂralement explique cela par

1
lesa+ de+ sa+| ei\qgle*ma| uikoroui* a| g< Pka*sxmo| e\pece*meso pqaclasei* a, sa+
le+m pokka+ sot*soi| a\jokothot&ra, sa+ de+ jai+ i> dia paqa+ sg+m sx&m \Isakijx&m e>votra
uikoroui* am (trad. Tricot mod.).
2
Les chapitres A 6 et 9 lui sont entieÁrement consacreÂs; le nom apparaõÃt
explicitement en metaph. A 6. 987 b 12, 988 a 7; 7. 988 a 26; 8. 990 a 30; 9.
992 a 21 ± il faut aussi ajouter une reÂfeÂrence au PheÂdon en A 9. 991 b 3.
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des consideÂrations d'ordre geÂneÂtique ± et en un sens, on a eu raison de


le faire: Aristote y a manifestement reÂactualise un certain nombre de
mateÂriaux anteÂrieurs, remontant aÁ sa peÂriode acadeÂmique 3. Mais on a
eu tort de ne voir dans ces pages consacreÂes aÁ la deÂfinition de la roui* a
que de simples reÂminiscences platonisantes: leur dimension poleÂmique
n'a pas, semble-t-il, recËu l'attention qu'elle meÂritait.
Plusieurs eÂleÂments justifient pourtant a priori la recherche d'allu-
sions antiplatoniciennes au deÂbut du livre Alpha majeur. C'est d'abord
un fait qui a eÂte depuis longtemps remarqueÂ: on sait qu'Aristote eÂvite,
en reÁgle geÂneÂrale, de mentionner explicitement Platon lorsqu'il cri-
tique la theÂorie des IdeÂes dans la MeÂtaphysique 4. Il est vrai qu'il se
contente le plus souvent d'omettre simplement son nom, de manieÁre aÁ
rendre superficiellement anonyme la theÁse critiqueÂe. Le proceÂde est
rudimentaire; on est loin par exemple de la subtilite d'un Platon cri-
tiquant EmpeÂdocle 5. Il ne faudrait pas cependant s'en tenir aÁ ces
occurrences les plus grossieÁres, car Aristote sait eÂgalement se montrer
subtilement antiplatonicien 6. Plusieurs indices laissent d'ailleurs sup-
poser qu'Aristote s'adressait, en particulier dans le livre Alpha majeur,
aÁ un public deÂjaÁ amplement familiarise avec les doctrines de Platon et
leur discussion, capable de saisir aÁ demi-mot les allusions aristoteÂlicien-
nes 7. En tout eÂtat de cause, la prise en compte conjointe de ces diffeÂ-
rents eÂleÂments ne rend pas tout aÁ fait illeÂgitime, semble-t-il, la recher-
che d'allusions poleÂmiques dans le texte d'Aristote. On voudrait meÃme

3
W. Jaeger, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung,
Berlin 1923, pp. 68-73 a ainsi montre la deÂpendance de ces pages envers le Pro-
treptique.
4
W.D. Ross, Aristotle's Metaphysics, Oxford 1924, i, pp. xxxviii-xxxix.
5
Cfr. D. O'Brien, L'EmpeÂdocle de Platon, «Revue des EÂtudes Grecques», cx
(1997) pp. 381-98.
6
Un bon exemple en Aristot. de gen. et corr. A 2. 316 a 5-10; cfr. la note ad
loc. de M. Rashed qui, dans son eÂdition d'Aristote, De la geÂneÂration et la corruption,
Paris 2005, p. 101 note 8, souligne le ``persiflage'' antiplatonicien du passage, tout
en explicitant les allusions au TimeÂe qui sous-tendent la critique d'Aristote.
7
En particulier, la reÂfeÂrence d'Aristote aux arguments en faveur des IdeÂes
simplement par leur nom (metaph. A 9. 990 b 11-15) renvoie treÁs probablement aÁ
une classification systeÂmatique en vigueur aÁ l'AcadeÂmie; cfr. la note ad loc. de W.D.
Ross, op. cit., p. 193 ainsi que W. Jaeger, op. cit., p. 177.
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montrer que, loin de confiner sa poleÂmique antiplatonicienne aux cri-


tiques explicites de la seconde partie du livre Alpha majeur, Aristote
l'engage en reÂalite deÁs son ouverture, aÁ travers un ensemble d'allusions
treÁs preÂcises au texte de Platon. Je m'en tiendrai ici aÁ l'eÂtude de deux
d'entre elles, la premieÁre aÁ la ReÂpublique, la seconde au Gorgias. L'une
comme l'autre sont loin d'eÃtre gratuites: elles introduisent treÁs exac-
tement aÁ la critique de la theÂorie platonicienne de la causaliteÂ, fondeÂe
en dernieÁre instance sur une theÂodiceÂe, dont Aristote deÂnonce le ver-
balisme.

2. `Metaph.' A 2. 983 a 8-9: une allusion aÁ la `ReÂpublique'

a. ``TheÂologie'' et platonisme

Je partirai d'une remarque de Werner Jaeger. A Á la recherche de


traces du Protreptique dans les deux premiers chapitres du livre Alpha
majeur de la MeÂtaphysique, celui-ci a attire l'attention sur «une partie»
qu'il qualifie d'«eÂminemment platonicienne et theÂologique» 8.
Voici une traduction du passage en question.

«Aussi est-ce aÁ bon droit qu'on pourrait estimer plus qu'humaine la


possession de la Philosophie. De tant de manieÁres, en effet, la nature
de l'homme est esclave que, suivant Simonide `Dieu seul peut jouir de
ce privileÁge', mais il est indigne de l'homme de ne pas se contenter de
rechercher la science qui lui est proportionneÂe. Si, comme le preÂten-
dent les poeÁtes, la divinite est naturellement jalouse, cette jalousie
devrait surtout vraisemblablement s'exercer aÁ l'endroit de la Philoso-
phie, et tous les hommes qui y excellent devraient eÃtre malheureux.
Mais il n'est pas admissible que la divinite soit jalouse (selon le pro-
verbe, `les poeÁtes sont de grands menteurs'), et on ne peut pas penser
non plus qu'une autre science serait plus preÂcieuse que celle-laÁ. En
effet la plus divine est aussi la plus preÂcieuse, et celle-ci est seule la

8
Ibid., p. 73: «Es ist eben alles in den zwei ersten Kapiteln dorther genom-
men, auch von der auffallend platonisch-theologischen Partie 982b28-983a11 muss
man dies vermuten, wenngleich unser Material uns hier im Stiche laÈsst».
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plus divine, aÁ un double titre: une science divine est celle qu'il serait le
plus digne pour dieu de posseÂder, et qui traiterait des choses divines.
Or la Philosophie, seule, se trouve preÂsenter ce double caracteÁre: Dieu
paraõÃt bien eÃtre une cause de toutes choses et un principe, et une telle
science, Dieu seul, ou du moins Dieu principalement, peut la posseÂder.
Toutes les autres sciences sont donc plus neÂcessaires qu'elle, mais
aucune ne l'emporte en excellence» (metaph. A 2. 982 b 28-983 a 11) 9.

La situation du texte est la suivante: apreÁs avoir deÂfini «la science


rechercheÂe» comme «science des premieÁres causes et des premiers prin-
cipes» (metaph. A 1. 981 b 28; 982 a 2; 2. 982 b 9), Aristote en vient aÁ
souligner le caracteÁre eÂminemment divin d'une telle science. Il ne fau-
drait pas cependant que les hommes s'en deÂtournent sous ce preÂtexte,
en arguant de la ``jalousie'' qui caracteÂriserait la divinite et inviterait aÁ
ne pas se soucier des choses divines: car c'est laÁ une ideÂe fausse, pro-
pageÂe par les poeÁtes et combattue par les milieux issus de l'AcadeÂmie 10.
Aristote exhorte donc les hommes aÁ ne pas neÂgliger une telle science,
tout en apportant deux arguments afin de montrer qu'elle est divine, aÁ
un double titre (divx&|). Cette caracteÂrisation plus preÂcise vaut en reÂa-
lite pour une deÂfinition, voire une deÂnomination implicite de la roui*a.
Commentant ces lignes, Alexandre d'Aphrodise remarque ainsi:

«Par cela, il montre que l'on a raison aussi d'appeler cette doctrine
``theÂologie''» (in metaph. 18.10-11) 11.

9
dio+ jai+ dijai* x| a/m ot\j a\mhqxpi* mg moli* foiso at\sg&| g< jsg&ri|. pokkavz& ca+q
g< ut*ri| dot*kg sx&m a\mhqx*pxm e\rsi* m, x%rse jasa+ Rilxmi* dgm `heo+| a/m lo*mo| sot&s\ e>voi
ce*qa|', a>mdqa d\ ot\j a>niom lg+ ot\ fgsei& m sg+m jah\ at<so+m e\pirsg*lgm. ei\ dg+ ke*cotri* si
oi< poigsai+ jai+ pe*utje uhomei& m so+ hei& om, e\pi+ sot*sot rtlbg&mai la*kirsa ei\jo+| jai+
dtrstvei& | ei#mai pa*msa| sot+| peqissot*|. a\kk\ ot>se so+ hei& om uhomeqo+m e\mde*vesai ei#mai,
a\kka+ jasa+ sg+m paqoili* am `pokka+ wet*domsai a\oidoi* ', ot>se sg&| soiat*sg| a>kkgm vqg+
moli* feim silixse*qam. g< ca+q heiosa*sg jai+ silixsa*sg. soiat*sg de+ divx&| a/m ei> g lo*mg.
g%m se ca+q la*kirs\ a/m o< heo+| e>voi, hei* a sx&m e\pirsglx&m e\rsi* , ja/m ei> si| sx&m hei* xm ei> g.
lo*mg d\ at%sg sot*sxm a\luose*qxm sest*vgjem. o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si* xm pa&rim
ei#mai jai+ a\qvg* si|, jai+ sg+m soiat*sgm g/ lo*mo| g/ la*kirs\ a/m e>voi o< heo*|. a\macjaio*-
seqai le+m ot#m pa&rai sat*sg|, a\lei* mxm d\ ot\deli* a (trad. Tricot).
10
Cfr. epinom. 988 a 5-b 7; Aristot. eth. nic. J 7. 1177 b 31-33.
11
dia+ sot*sxm de+ e>deinem o%si jai+ et\ko*cx| g%de g< pqaclasei* a heokocijg+ ja-
kei& sai.
268 THOMAS AUFFRET

Le terme heokocijg* a eÂte forge par Aristote afin de deÂsigner la


partie la plus haute de la philosophie theÂoreÂtique 12. Quoiqu'il en deÂ-
pende par l'eÂtymologie, ce terme s'oppose, dans toute son úuvre, aÁ
celui de heokoci* a, utilise pour deÂsigner la speÂculation des poeÁtes sur les
dieux. Aucun des deux termes n'est mentionne dans ce texte de la
MeÂtaphysique, mais l'opposition qu'ils recouvrent n'en est pas moins
fortement suggeÂreÂe: Aristote entend ainsi corriger l'ideÂe fausse, pro-
pageÂe par les poeÁtes, selon laquelle «la divinite est naturellement ja-
louse», pour lui substituer une conception plus juste et susceptible
d'introduire aÁ la roui* a divine. Le refus d'attribuer la jalousie aÁ la
divinite est une theÁse platonicienne bien connue (cfr. Phaedr. 247 a
7; Tim. 29 e 1-2). Mais cette critique geÂneÂrale de la heokoci* a poeÂtique
renvoie plus particulieÁrement aÁ un texte ceÂleÁbre: la fin du deuxieÁme
livre de la ReÂpublique (ii 376 e 2 sq.).
C'est dans ce passage qu'apparaõÃt la premieÁre occurrence connue
du mot heokoci* a. Comme l'a rappele Victor Goldschmidt, il est em-
ploye par Platon comme «un terme de critique litteÂraire qui deÂsigne
une espeÁce tout aÁ fait preÂcise du genre mythologique». Il a donc un
sens treÁs voisin de celui qu'il prend classiquement chez Aristote, meÃme
si ce dernier l'utilise aussi de manieÁre plus geÂneÂrale pour deÂsigner «la
speÂculation des anciens poeÁtes» 13. Quel est le propos de Platon dans ce
passage? Il s'agit de l'eÂducation des futurs gardiens, et de la reÂforme
des traditions mythologiques qu'elle implique: car jusqu'aÁ preÂsent, la
divinite n'a pas eÂte repreÂsenteÂe adeÂquatement, c'est-aÁ-dire telle qu'elle
est (resp. ii 379 a 7). Le leÂgislateur se doit donc de proposer des
``modeÁles'' auxquels les poeÁtes devront conformer leurs mythes ± et

12
Metaph. E 1. 1026 a 19-22; J 7. 1064 a 33-b 3. Sur ce qui suit, voir la mise
au point de V. Goldschmidt, TheÂologia, «Revue des EÂtudes Grecques», lxiii
(1950) pp. 20-42, repris dans Id., Questions platoniciennes, Paris 1971, pp. 141-
72, contre l'interpreÂtation de W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philoso-
phers, Oxford 1947. Cfr. A.J. FestugieÁre, Les origines de l'ideÂe de Dieu chez Platon.
Note sur les attributs divins au 2e livre de la `ReÂpublique', «The New Scholasticism»,
iv (1930) pp. 349-77, repris dans Id., L'IdeÂal religieux des Grecs et l'EÂvangile, Paris
1932, pp. 171-95 en partic. pp. 192-5; Id., La ReÂveÂlation d'HermeÁs TrismeÂgiste, ii: Le
Dieu cosmique, Paris 1949, pp. 598-605.
13
V. Goldschmidt, art. cit., p. 148.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 269

en particulier, selon la demande d'Adimante, ceux consacreÂs aÁ la divi-


nite (oi< st*poi peqi+ heokoci* a|, 379 a 5). Socrate pose donc les deux
exigences essentielles qui seront le fondement de ces modeÁles leÂgisla-
tifs: la bonte et l'immutabilite divines 14. On reviendra sur le contenu
doctrinal de ces modeÁles: il suffit pour l'instant de noter combien cette
page de la ReÂpublique est manifestement aÁ l'arrieÁre-plan du texte
d'Aristote. Encore faut-il montrer qu'il ne s'agit pas d'un soubasse-
ment treÁs geÂneÂral, voire d'une reÂminiscence inconsciente. Un indice
textuel suggeÁre qu'il n'en est rien.

b. Une ambiguõÈte syntaxique

La liaison entre les deux passages semble avoir eÂte consciemment


eÂlaboreÂe par Aristote: celui-ci en effet a pris soin de signaler la neÂces-
site de leur rapprochement par un proceÂde d'eÂcriture treÁs platonicien,
qui consiste aÁ jouer de l'ambiguõÈte syntaxique afin d'attirer l'attention
du lecteur en des endroits strateÂgiquement deÂcisifs. La fin du texte,
consacreÂe aÁ la justification du caracteÁre doublement divin de la roui*a
souleÁve ainsi un petit probleÁme de construction qui n'a pas, semble-t-il,
recËu l'attention qu'il meÂritait.
CommencËons par exposer cette difficulteÂ. L'expression probleÂma-
tique d'Aristote concerne la premieÁre justification de ce caracteÁre di-
vin, et va comme suivant:

o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si* xm pa&rim ei#mai (metaph. A 2. 983 a 8-9).

Faut-il comprendre dojei& absolument, c'est-aÁ-dire preÂfixant l'en-


semble de la proposition, ou lui adjoindre pa&rim comme compleÂment
d'attribution? L'ambiguõÈte est reÂelle: les deux constructions sont syn-
taxiquement possibles et elles sont toutes deux aristoteÂliciennes. Les

14
On peut montrer que l'on retrouve dans cette premieÁre reÂflexion systeÂma-
tique de Platon sur les attributs divins la tripartition de la theÂologie (tria genera
theologiae) exposeÂe par Varron, transmise par Augustin, Cite de Dieu, vi 5, qui
distingue les genres mythicon, physicon et civile.
270 THOMAS AUFFRET

traducteurs modernes se sont partageÂs aÁ peu preÁs eÂgalement entre les


deux solutions, sans toutefois justifier leur choix 15. La nuance, cepen-
dant, est de taille, puisque du choix de l'une ou l'autre des construc-
tions deÂpend l'extension du pouvoir causal divin. Dans le premier cas,
le dieu sera creÂdite d'un pouvoir causal universel, en tant qu'il sera
«une des causes de toutes choses»; dans le second, il sera simplement aÁ
compter «au nombre des causes». Alexandre d'Aphrodise, suivi par
AscleÂpius, a opte pour la premieÁre construction 16. C'est certes un
argument de poids en faveur de celle-ci, sans eÃtre bien eÂvidemment
deÂcisif.
L'ambiguõÈte disparaõÃt cependant deÁs que l'on rapproche ce texte
de la fin du deuxieÁme livre de la ReÂpublique. Aristote en effet cite, ou
plutoÃt paraphrase leÂgeÁrement, la conclusion du raisonnement de So-
crate par lequel il eÂtablit la premieÁre loi devant reÂgler les compositions
poeÂtiques consacreÂes aÁ la diviniteÂ. Mais ± et c'est laÁ que l'allusion se
double d'une petite perfidie ± c'est pour reÂhabiliter contre Socrate
l'opinion populaire que celui-ci eÂcartait explicitement. Une comparai-
son des deux textes fera mieux voir le paralleÂlisme. ReÂcapitulant le
raisonnement qui l'avait conduit aÁ eÂtablir la premieÁre loi, en vertu de
laquelle le dieu, eÂtant bon, ne pouvait eÃtre cause que des biens, et non
des maux, Socrate concluait:

Ot\d\ a>qa, g#m d\ e\cx*, o< heo*|, e\peidg+ a\caho*|, pa*msxm a/m ei>g ai>sio|, x<| oi<
pokkoi+ ke*cotrim, a\kka+ o\ki*cxm le+m soi& | a\mhqx*poi| ai>sio|, pokkx&m de+
a\mai*sio| (resp. ii 379 c 2-4).

15
AÁ l'exception notable de Tricot qui, dans une note de la premieÁre eÂdition
de sa traduction Aristote. MeÂtaphysique, i: Livres A-Z, Traduction et notes par J.
Tricot, Paris 1933; reÂimpr. 2000, p. 10 note 2, eÂbauche une justification de son
choix en faveur de la premieÁre construction, aÁ partir d'une reÂfeÂrence aÁ l'Index
aristoteÂlicien de Bonitz s.v. dojei& , accompagneÂe d'un bref commentaire. La note
disparaõÃt de la deuxieÁme eÂdition, entieÁrement revue, de cette traduction. Il serait
d'autre part inutile de citer les diffeÂrentes traductions adopteÂes.
16
La paraphrase d'Alexandre le montre sans doute (in metaph. 18.9-10: o< de+
heo+| a\qvg+ pqx*sg jai+ ai\si* a sx&m a>kkxm); quant aÁ AscleÂpius, il reformule leÂgeÁrement
la phrase d'Aristote de telle sorte que se trouve preÂfixe l'eÂnonce de la theÁse (in
metaph. 21.30: dojei& ca+q o< heo+| sx&m ai\si* xm pa&rim ei#mai jai+ a\qvg*).
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 271

Aristote reprend au contraire aÁ son compte cette conception po-


pulaire en eÂcrivant:

o% se ca+q heo+| dojei& sx&m ai\si*xm pa&rim ei#mai (metaph. A 2. 983 a 8-9).

La correspondance terme aÁ terme est compleÁte; on remarque, en


particulier, la reprise de l'article o< devant heo*| 17. Le paralleÁle entre les
deux textes, que suggeÂrait deÂjaÁ une eÂtude de leur contenu respectif, est
ici pleinement confirme par l'analyse d'un deÂtail textuel.

c. Critique du verbalisme poeÂtique de Platon

Avant d'en venir aÁ la question de la signification du persiflage


d'Aristote, il vaut la peine de souligner l'ironie du proceÂdeÂ. Alexandre
d'Aphrodise, du moins, a su la gouÃter: comment interpreÂter autrement
l'eÂvocation du «divin Platon» (in metaph. 18.3) aÁ cet endroit de son
commentaire? A Á supposer qu'elle ne reÂsulte pas d'une intervention
posteÂrieure, la formule a de quoi surprendre chez celui qui «marque
certainement l'aboutissement [...] d'un courant d'exeÂgeÁse aristoteÂlicien
franchement anti-platonicien» 18. Sans avoir fait le rapprochement avec
le texte de la ReÂpublique, Alexandre semble ainsi avoir saisi toute
l'ambiguõÈte du ``platonisme'' de ce passage ± moins ``eÂminemment
platonicien'', comme le voulait W. Jaeger, qu'il ne l'est ironiquement.
Ainsi, revenons un instant sur le dojei& . Il renvoie bien suÃr, en
premieÁre analyse, aÁ l'opinion commune et correspond au x<| oi< pokkoi+
ke*cotrim de Platon. Un eÂleÂment suggeÁre cependant que cette leÂgeÁre
reformulation receÁle une pointe d'ironie suppleÂmentaire de la part
d'Aristote. EÂtudiant de manieÁre systeÂmatique la construction ``do-

17
D'autant plus que cette reprise est encadreÂe par deux occurrences du mot
sans article dans la famille du ms. Ab en 983 a 6 et 983 a 10, isolant la ``citation''.
18
M. Rashed, Essentialisme: Alexandre d'Aphrodise entre logique, physique et
cosmologie, Berlin-New York 2007, p. 2 note 5. Cfr. Id., Un corpus de logique
antiplatonicienne d'Alexandre d'Aphrodise, in T. BeÂnatouõÈl-E. Maffi-F. Trabat-
toni (eds.), Plato, Aristotle, or Both? Dialogues between Platonism and Aristotelianism
in Antiquity, Hildesheim-ZuÈrich-New York 2011, pp. 85-94.
272 THOMAS AUFFRET

jei& -P'' dans les Topiques, Jacques Brunschwig a en effet montre qu'elle
correspondait geÂneÂralement aÁ l'eÂnonce d'une theÁse acadeÂmique 19. On
peut faire l'hypotheÁse que cet usage technique devait eÃtre au moins
obscureÂment ressenti par le public platonisant auquel, on l'a vu, le livre
Alpha majeur semble s'adresser. Aristote jouerait dans ce cas de cette
ambiguõÈteÂ, et son ironie n'en serait que plus grincËante: mimant cet
usage technique pour le reÂduire aÁ l'introduction classique d'une theÁse
populaire, il voudrait ainsi suggeÂrer que la diffeÂrence entre les valeurs
de veÂrite des eÂnonceÂs tendrait aÁ s'effacer derrieÁre l'identite du niveau
doxique de leur formulation. On connaõÃt du reste les railleries d'Aris-
tote aÁ propos de la figure du DeÂmiurge platonicien: il ne s'agirait tout
au plus que d'une simple meÂtaphore poeÂtique qui n'explique rien, et
surtout pas ce qu'elle preÂtend expliquer ± la finalite aÁ l'úuvre dans la
nature. Vouloir en rendre raison de cette manieÁre, c'est «se payer de
mots et faire des meÂtaphores poeÂtiques: car qui travaille les yeux fixeÂs
sur les IdeÂes?» (metaph. A 9. 991 a 21-23) 20. La reÂfeÂrence au TimeÂe est
ici transparente, puisque le DeÂmiurge, en vertu de sa bonteÂ, a preÂci-
seÂment produit la beaute du monde «les yeux fixeÂs sur le modeÁle
eÂternel» des IdeÂes (Tim. 29 a 3) 21. Le geste d'Aristote semble donc
bien eÃtre de renvoyer dos aÁ dos deux theÂologies poeÂtiques, c'est-aÁ-dire
deux heokoci* ai: la premieÁre, traditionnelle, et celle que Platon vou-
drait lui substituer dans le TimeÂe, apreÁs l'avoir critiqueÂe dans la ReÂpu-
blique.
Mais la critique d'Aristote va plus loin que la simple deÂnonciation
du verbalisme platonicien: car non seulement Platon substitue aÁ l'ex-
plication causale une meÂtaphore poeÂtique, mais il use encore d'une
mauvaise meÂtaphore. Selon Aristote, l'artificialisme de Platon dans
le TimeÂe lui fait manquer la speÂcificite de son objet et l'empeÃche de

19
J. Brunschwig (eÂd.), Aristote. Topiques V-VIII, Paris 2007, pp. xxxvi-xlvi.
Brunschwig signale en outre un «cas particulier» (p. xxxviii) de cette construction
en top. F 8. 147 a 7. Ce ``cas particulier'', ouvertement antiplatonicien, est assez
proche de l'usage dont nous faisons ici l'hypotheÁse.
20
jemokocei& m e\rsi+ jai+ lesauoqa+| ke*ceim poigsija*|. si* ca*q e\rsi so+ e\qcafo*le-
mom pqo+| sa+| i\de*a| a\pobke*pom;
21
pqo+| so+ a\i* diom e>bkepem.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 273

conceptualiser adeÂquatement le finalisme immanent de la ut*ri|, qu'il


hypostasie abstraitement dans la figure exteÂrieure d'un DeÂmiurge
transcendant. Or, c'est laÁ meÂconnaõÃtre la diffeÂrence entre les úuvres
de l'art et celles de la nature: car si les objets artificiels ont bien hors
d'eux le principe de leur geÂneÂration, il en va tout autrement dans le cas
des choses naturelles, qui le posseÁdent en elles-meÃmes 22. La question
d'une production du monde par un agent exteÂrieur ne doit donc pas se
poser, et la meÂtaphore deÂmiurgique apparaõÃt particulieÁrement mal choi-
sie. Elle est un veÂritable obstacle aÁ une conceptualisation adeÂquate du
concept de causaliteÂ, en particulier de celui de finaliteÂ. Il vaut toutefois
la peine de noter que la doctrine d'Aristote a probablement eÂvolue sur
ce point ± il y a ainsi de fortes probabiliteÂs pour que l'eÂther du De
philosophia ait pris en charge la fonction creÂatrice deÂvolue au deÂmiurge
platonicien 23. Cette dernieÁre remarque pourrait nous mettre sur la voie
d'une possible eÂlucidation du sens de l'allusion.

d. Une probleÂmatique interne au deÂveloppement de l'aristoteÂlisme?

On voudrait ainsi proposer l'hypotheÁse suivante: le geste poleÂ-


mique d'Aristote viserait avant tout l'archaõÈsme poeÂtique de la doc-
trine du TimeÂe, dans lequel Platon deÂveloppait les rapides indications
du deuxieÁme livre de la ReÂpublique, et dont le jeune Aristote lui-meÃme
avait pu s'accommoder. Mais une telle conception, et la theÂodiceÂe qui
la sous-tend, interdit d'eÂlaborer une veÂritable theÂorie de la causalite et
en particulier manque la nature profonde de la cause finale. La ques-
tion de la signification poleÂmique de l'allusion pourrait deÁs lors s'eÂclai-

22
Eth. nic. F 4. 1140 a 9-16: e>rsi de+ se*vmg pa&ra peqi+ ce*merim jai+ so+ sevma*feim
jai+ hexqei& m o%px| a/m ce*mgsai* si sx&m e\mdevole*mxm jai+ ei#mai jai+ lg+ ei#mai, jai+ x'm g<
a\qvg+ e\m s{& poiot&msi a\kka+ lg+ e\m s{& poiotle*m{. ot>se ca+q sx&m e\n a\ma*cjg| o>msxm g/
cimole*mxm g< se*vmg e\rsi* m, ot>se sx&m jasa+ ut*rim. e\m at<soi& | ca+q e>votri sat&sa sg+m
a\qvg*m. Cfr. J. PeÂpin, TheÂologie cosmique et theÂologie chreÂtienne, Paris 1964, pp. 474-
5: «la causalite immanente et finaliste de la ut*ri| prend chez Aristote la releÁve de la
causalite transcendante et geÂneÂratrice du deÂmiurge dans le TimeÂe».
23
Pour un examen syntheÂtique des diffeÂrents teÂmoignages aÁ ce sujet, cfr.
ibid., pp. 471-92.
274 THOMAS AUFFRET

rer, une fois replaceÂe dans le cadre d'une probleÂmatique interne au


deÂveloppement de la philosophie aristoteÂlicienne: apreÁs avoir deÂfendu
une theÂologie nourrie du TimeÂe et des Lois, proche par bien des aspects
de celle de l'Epinomis 24, Aristote se serait deÂtache de ses conceptions
anciennes, et aurait, par ce geste poleÂmique, souligne la distance qu'il
prenait alors envers leurs principes.
Un indice important pourrait venir renforcer cette hypotheÁse. Il
s'aveÁre en effet que le texte de la fin du deuxieÁme livre de la ReÂpublique
constituait un eÂleÂment majeur de la premieÁre theÂologie aristoteÂlicienne.
C'est, du moins, ce que suggeÁre l'eÂtude d'un fragment du De philosophia
d'Aristote conserve dans le commentaire de Simplicius au traite De
caelo 25. Simplicius cite le fragment lorsqu'il s'agit de commenter le
lemme 279 a 18-b 3 sur l'eÂternite des eÃtres ceÂlestes (sa\jei& ), et plus par-
ticulieÁrement afin d'eÂclairer la remarque suivante d'Aristote:

«Comme c'est le cas dans les traiteÂs courants consacreÂs aux eÃtres di-
vins, l'ideÂe est souvent avanceÂe dans les raisonnements que l'eÃtre divin
doit eÃtre tout entier immuable, lui qui est l'eÃtre premier et l'eÃtre
supreÃme» 26.

Les commentateurs anciens ont interpreÂte cette reÂfeÂrence d'Aris-

24
Cfr. par exemple J. Moreau, L'AÃme du monde de Platon aux StoõÈciens, Paris
1939.
Dans son eÂdition du commentaire perdu d'Alexandre, A. Rescigno, Ales-
25

sandro di Afrodisia. Commentario al `De Caelo' di Aristotele: Frammenti del primo


libro, Amsterdam 2004, pp. 517-24, argumente de facËon convaincante, en s'ap-
puyant sur TheÂmistius, pour montrer que l'extrait aristoteÂlicien est en reÂalite trans-
mis par Alexandre, recopie par Simplicius. Il est toutefois douteux qu'Alexandre ait
connu le dialogue d'Aristote de premieÁre main. Cfr. M. Rashed, Alexandre
d'Aphrodise. Commentaire perdu aÁ la `Physique' d'Aristote (Livres IV-VIII). Les scho-
lies byzantines. EÂdition, traduction et commentaire, Berlin-New York 2011, pp.
133-4. Pour une syntheÁse des eÂleÂments du deÂbat deÂjaÁ ancien sur cette question, cfr.
H. Cherniss, Aristotle's Criticism of Plato and the Academy, i, Baltimore 1944, p.
119 note 77. Elle reste toutefois un peu en marge du probleÁme qui nous occupe ici.
26
Jai+ ca*q, jaha*peq e\m soi& | e\cjtjki* oi| uikoroug*lari peqi+ sa+ hei& a, pokka*ji|
pqouai* mesai soi& | ko*coi| o%si so+ hei& om a\lesa*bkgsom a\macjai& om ei#mai pa&m so+ pqx&som
jai+ a\jqo*sasom (trad. Moraux mod.).
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 275

tote comme un renvoi aÁ son propre De philosophia, dont ils ont trans-
mis un fragment. Celui-ci expose une preuve de l'eÂternite du divin qui
proceÁde par dilemmes successifs et deÂveloppe les quelques indications
conserveÂes dans le De caelo (279 a 33-35); la version transmise par
Simplicius va comme suivant:

«Il en parle dans son `Sur la philosophie'. De manieÁre geÂneÂrale en effet,


laÁ ouÁ il y a un mieux, il y a aussi un meilleur. Puisque parmi les eÃtres,
l'un est mieux que l'autre, il y a donc un meilleur, qui sera le divin; ce
qui change change soit aÁ cause d'autre chose, soit aÁ cause de lui-meÃme,
et si c'est aÁ cause d'autre chose, soit par quelque chose de mieux soit de
pire, et si c'est par lui-meÃme, c'est soit vers un pire soit vers un mieux.
Mais le divin ne peut eÃtre change par rien qui serait mieux que lui
(puisque ce serait alors quelque chose de plus divin); et il ne convient
pas au mieux d'eÃtre affecte par le moins bon; et s'il l'eÂtait par le moins
bon, il deviendrait mauvais, mais rien en lui n'est mauvais. Mais il ne
peut ni se changer lui-meÃme par le deÂsir de quelque chose de mieux,
puisqu'il ne manque de rien dans son propre eÂtat de bonteÂ. Et il ne
peut se changer en pire, puisque meÃme l'homme ne peut rendre mau-
vais volontairement, et qu'il ne posseÁde aucun mal qu'il aurait con-
tracte en vertu d'un changement vers le pire» (289.1-14) 27.

Il s'aveÁre qu'Aristote transpose treÁs exactement l'argumentation


deÂveloppeÂe par Platon dans le deuxieÁme livre de la ReÂpublique afin de
deÂmontrer l'immutabilite divine et d'eÂtablir ainsi le second modeÁle qui
devra reÂgler les compositions poeÂtiques consacreÂes aÁ la divinite (resp. ii
380 c-d). Le style de l'argument dilemmatique est caracteÂristique de la

27
Ke*cei de+ peqi+ sot*sot e\m soi& | Peqi+ uikoroui* a|. jaho*kot ca*q, e\m oi'| e\rsi* si
be*ksiom, e\m sot*soi| e\rsi* si jai+ a>qirsom. e\pei+ ot#m e\rsim e\m soi& | ot#rim a>kko a>kkot
be*ksiom, e>rsim a>qa si jai+ a>qirsom, o%peq ei> g a/m so+ hei& om. ei\ ot#m so+ lesaba*kkom g/ t<p\
a>kkot lesaba*kkei g/ t<u\ e<atsot&, jai+ ei\ t<p\ a>kkot, g/ jqei* ssomo| g/ vei* qomo|, ei\ de+ t<u\
e<atsot&, g/ x<| pqo*| si vei& qom g/ x<| jakki* omo*| simo| e\uie*lemom, so+ de+ hei& om ot>se
jqei& sso*m si e>vei e<atsot&, t<u\ ot' lesabkghg*resai. e\jei& mo ca+q a/m g#m heio*seqom. ot>se
t<po+ vei* qomo| so+ jqei& ssom pa*rveim he*li| e\rsi* . jai+ le*msoi, ei\ t<po+ vei* qomo|, uat&kom
a>m si pqoreka*lbamem, ot\de+m de+ e\m e\jei* m{ uat&kom. a\kk\ ot\de+ e<atso+ lesaba*kkei x<|
jakki* omo*| simo| e\uie*lemom. ot\de+ ca+q e\mdee*| e\rsi sx&m at<sot& jakx&m ot\demo*|. ot\
le*msoi ot\de+ pqo+| so+ vei& qom, o%se lgde+ a>mhqxpo| e<jx+m e<atso+m vei* qx poiei& , lg*se de+
e>vei si uat&kom lgde*m, o%peq a/m e\j sg&| ei\| so+ vei& qom lesabokg&| pqore*kabe.
276 THOMAS AUFFRET

deÂmonstration de la ReÂpublique; mais la matieÁre meÃme de l'argument


lui est aussi emprunteÂe. Le point a eÂte bien vu par Simplicius. Celui-ci,
apreÁs avoir reproduit le fragment d'Aristote, deÂclare en effet:

«Aristote a tire cette deÂmonstration du deuxieÁme livre de la ReÂpubli-


que» (in de cael. 289.14-15),

avant de citer les eÂleÂments significatifs tireÂs de l'argumentation en faveur


de l'immutabilite divine aÁ la fin du deuxieÁme livre de la ReÂpublique 28:

«Voici ce que Platon dit aÁ cet endroit: `N'est-il pas neÂcessaire, s'il
abandonne sa propre forme d'une manieÁre ou d'une autre, qu'il soit
change soit par lui-meÃme soit par autre chose? ± C'est neÂcessaire. ±
Mais les choses les meilleures sont moins susceptibles d'eÃtre modifieÂes
et changeÂes par quelque chose d'autre, comme l'est le corps par les
aliments, les boissons et la peine'. Puis, apreÁs avoir fait voir cela, il
poursuit sa deÂmonstration: `mais peut-il se changer ou se transformer
lui-meÃme?' ± Il le ferait suÃrement, dit-il, si jamais il se transformait. ±
Ainsi, se changerait-il en quelque chose de meilleur et de plus noble, ou
en quelque chose de pire et de plus vil que lui? ± `NeÂcessairement, dit-
il, en quelque chose de pire, s'il devait jamais se modifier. Car en
aucun cas nous ne dirons que le dieu manque de quoi que ce soit en
matieÁre de bonte et d'excellence'. Et apreÁs avoir montre que personne
ne se rend pire de son propre greÂ, il conclut: `mais, aÁ ce qu'il semble, si
chacun d'eux est le meilleur autant qu'il est possible, il demeurera dans
sa propre forme'» (in de cael. 289.15-25).

Le commentaire de Simplicius montre que la filiation entre les

28
ke*cei ca+q e\m e\jei* moi| o< Pka*sxm. ``Ot\j a\ma*cjg, ei> peq si e\ni* rsaiso sg&| at<sot&
i\de*a|, g/ at\so+ t<u\ e<atsot& lehi* rsarhai g/ t<p\ a>kkot; \Ama*cjg. Ot\jot&m t<po+ le+m a>kkot
sa+ a>qirsa e>vomsa g%jirsa a\kkoiot&sai* se jai+ jimei& sai, oi'om rx&la t<po+ risi* xm se jai+
posx&m jai+ po*mxm;'' ei#sa sot&so dei* na| e\pa*cei. ``\Akk\ a#q\ at<so+| at\so+m lesaba*kkoi a/m
jai+ a\kkoioi& ; Dg&kom, e>ug, o%si ei> peq a\kkoiot&sai. Po*seqom ot#m e\pi+ so+ be*ksio*m se jai+
ja*kkiom lesaba*kkei e<atso+m g/ e\pi+ so+ vei& qom jai+ so+ ai> rviom e<atsot&; \Ama*cjg, e>ug,
e\pi+ so+ vei& qom, ei> peq a\kkoiot&sai. ot\ ca*q pot e\mdea& ce ug*rolem so+m heo+m ja*kkot| g/
a\qesg&| ei#mai.'' jai+ dei* na|, o%si ot\dei+ | e<jx+m e<atso+m vei* qoma poiei& , e\pg*cacem. ``a\kk\,
x<| e>oije, ja*kkirso| jai+ a>qirso| x/m ei\| so+ dtmaso+m e%jarso| at\sx&m le*mei a<pkx&| e\m sz&
e<atsot& loquz&''.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 277

deux textes est eÂvidente. Le jeune Aristote a donc preÃte une grande
attention aÁ cette page de Platon, qui semblait bien constituer pour lui
un passage particulieÁrement crucial concernant la conception plato-
nicienne de la divinite 29. Les deux exigences theÂologiques et les mo-
deÁles principaux qui en deÂcoulent lui sont assureÂment bien connus, de
sorte que l'allusion aÁ ces pages dans la MeÂtaphysique ne peut eÃtre
gratuite. Il s'aveÁre que l'eÂvolution de la theÂologie aristoteÂlicienne
fait perdre aÁ la probleÂmatique qui sous-tend cette page de la ReÂpu-
blique toute pertinence. En particulier, la distinction qui fait l'objet
de la premieÁre loi viseÂe par Aristote, opposant la bonte de la cause
divine aux ``causes multiples et eÂparpilleÂes'' du mal, n'a plus lieu
d'eÃtre: le probleÁme de la theÂodiceÂe, de la responsabilite divine dans
l'apparition du mal, perd tout son sens dans l'aristoteÂlisme deÂfinitif.
La theÂologie d'Aristote ne vise pas aÁ justifier l'action divine du Pre-
mier moteur sur les hommes: le probleÁme du jajopoio*m est proba-
blement renvoyeÂ, quoique l'argument soit assez faible, aÁ l'analyse de
la matieÁre, axiologiquement neutre et dont la puissance indeÂtermineÂe
est tout autant susceptible d'engendrer le bien que le mal ± entendu
comme une deÂficience de la forme 30. DeÁs lors, refuser la notion d'un
dieu jaloux comme Aristote le fait au deÂbut du passage (A 2. 983 a 2)
ne revient pas aÁ promouvoir la pqo*moia divine. Comme le montre la
theÂologie du livre Lambda de la MeÂtaphysique, l'action divine sur le
monde se reÂduit aÁ sa connaissance de lui-meÃme ± qui n'est pas meÃme
une connaissance du monde.
AÁ cet eÂgard, la petite contradiction releveÂe entre la theÁse soute-
nue en 983 a 6-7 et 983 a 9-10, qui semble indiquer que l'eÃtre divin
posseÁde la roui*a, et la theÂologie du livre Lambda de la MeÂtaphysique,
ouÁ Aristote affirme sans ambiguõÈte qu'il n'a connaissance que de lui-

29
Il a, de fait une importance cruciale. J. Vuillemin, NeÂcessite ou contin-
gence. L'aporie de Diodore et les systeÁmes philosophiques, Paris 1984, p. 364 note 31,
se sert de ce passage lorsqu'il reconstruit syntheÂtiquement la theÂologie platoni-
cienne; Proclus eÂgalement lui accorde une grande attention, en particulier lorsqu'il
eÂbauche une theÂodiceÂe et poleÂmique implicitement contre la theÁse plotinienne de
l'eÂmanation, cfr. par exemple Proclus. Commentaire sur la `ReÂpublique', Traduction
et notes par A.J. FestugieÁre, i, Paris 1970, pp. 53-5.
30
Je suis ici W.D. Ross, op. cit., p. cli et note 5.
278 THOMAS AUFFRET

meÃme, doit eÂvidemment eÃtre renvoyeÂe au caracteÁre provisoire de la


premieÁre 31. Elle doit eÃtre comprise dans le contexte protreptique qui
est le sien, et qui autorise une eÂlaboration conceptuelle patiente aÁ
partir des opinions populaires 32. Mais preÂciseÂment, dans ce dispositif
protreptique, ces theÁses populaires sont bien supeÂrieures aux theÁses
platoniciennes qui preÂtendent les corriger, alors meÃme qu'elles ne font,
selon Aristote, que maintenir leur verbalisme. Elles demanderont une
simple correction, tandis que leur eÂnonce suffit aÁ remettre en cause des
principes platoniciens qui sont un obstacle aÁ l'eÂlaboration d'une veÂri-
table theÂorie de la causaliteÂ.
On est loin, on le voit, contrairement aÁ ce que pensait W. Jaeger,
d'un texte ``eÂminemment platonicien'': car sous des dehors certes pla-
tonisants, le contexte protreptique est pour Aristote l'occasion de
laisser s'exprimer un persiflage antiplatonicien, qui n'est pourtant nul-
lement gratuit mais s'inseÁre de manieÁre coheÂrente dans la critique
geÂneÂrale d'Aristote des principes du systeÁme platonicien, qui font
obstacle aÁ l'eÂlaboration d'une veÂritable theÂorie causale.

3. `Metaph'. 981 a 4-5: une allusion au `Gorgias'

a. Une reÂfeÂrence approbatrice aÁ Polos

Si l'on accepte cette interpreÂtation de metaph. 983 a 8-9, il est


sans doute possible de mieux comprendre la reÂfeÂrence approbatrice aÁ
Polos que l'on trouve dans la premieÁre page du livre Alpha majeur de la
MeÂtaphysique. Aristote semble tout ignorer de ce rheÂteur sicilien, dis-
ciple de Gorgias 33; il y a donc quelque chose de surprenant aÁ le faire

31
Cfr. ibid., p. 123.
32
Le commentaire de H. Bonitz, Aristotelis Metaphysica, ii, Bonn 1849, p.
58, garde donc toute sa pertinence, contrairement aux insinuations de B. Dumou-
lin, Analyse geÂneÂtique de la `MeÂtaphysique' d'Aristote, MontreÂal-Paris 1986, p. 50
note 30. Il faut simplement comprendre cette reÂhabilitation de l'opinion populaire
comme un geste reÂflexif et poleÂmique de la part d'Aristote.
33
L'Index aristoteÂlicien de Bonitz signale une unique autre occurrence du
nom de Polos; elle se trouve dans la RheÂtorique, 1400 b 20 ± elle ne montre laÁ encore
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 279

figurer dans cette introduction ± d'autant plus que c'est le seul auteur aÁ
y eÃtre mentionne 34. En reÂaliteÂ, Aristote se reÂfeÁre moins aÁ un hypotheÂ-
tique traite de Polos qu'au Gorgias de Platon, et se contente de reÂeÂcrire
leÂgeÁrement l'une de ses interventions dans le dialogue. La ``citation''
d'Aristote:

g< le+m ca+q e\lpeiqi* a se*vmgm e\poi* grem, x<| ugri+ Px&ko| o\qhx&| ke*cxm, g<
d\ a\peiqi* a st*vgm (metaph. A 1. 981 a 4-5)

fait manifestement eÂcho aÁ une tirade dans laquelle Platon se plaõÃt aÁ


parodier le style ridiculement ampoule du rheÂteur sicilien ± qu'une
traduction ne saurait rendre:

# X Vaiqeux&m, pokkai+ se*vmai e\m a\mhqx*poi| ei\ri+m e\j sx&m e\lpeiqix&m


e\lpei*qx| gt\qgle*mai. e\lpeiqi*a le+m ca+q poiei& so+m ai\x&ma g<lx&m poqet*e-
rhai jasa+ se*vmgm, a\peiqi* a de+ jasa+ st*vgm. e<ja*rsxm de+ sot*sxm lesa-
kalba*motrim a>kkoi a>kkxm a>kkx|, sx&m de+ a\qi* rsxm oi< a>qirsoi. x'm jai+
Coqci*a| e\rsi+m o%de, jai+ lese*vei sg&| jakki*rsg| sx&m sevmx&m (Gorg. 448 c
1-4) 35.

LaÁ encore, le paralleÁle textuel est frappant, par-delaÁ la brachylo-


gie. Il n'est assureÂment pas fortuit. L'allusion au texte de Platon a eÂteÂ
geÂneÂralement bien vue par les commentateurs; elle n'a cependant ja-

aucun signe d'une connaissance directe par Aristote des eÂcrits de Polos. De manieÁre
geÂneÂrale, l'ensemble des teÂmoignages transmis sur Polos semble provenir des dia-
logues platoniciens PheÁdre et Gorgias. Les teÂmoignages sont rassembleÂs par H.
Radermacher, Artium scriptores (Reste der voraristotelischen Rhetorik), Wien
1951, pp. 112-4.
34
Un fait curieux, au regard de ce qui va suivre, est que le seul auteur
mentionne dans le deuxieÁme chapitre est Simonide, au deÂbut du passage eÂtudieÂ
dans le §2; or, ce proverbe eÂtait cite dans le Protagoras de Platon ouÁ il faisait l'objet
d'une analyse par Socrate (341 e sq.). Aristote joue ici constamment avec les
reÂfeÂrences platoniciennes.
35
L'hypotheÁse de certains eÂrudits, appuyeÂs par les commentateurs anciens,
selon laquelle Platon reproduirait ici le deÂbut d'un veÂritable traite de Polos, ne me
paraõÃt pas recevable. Je me range entieÁrement aÁ l'interpreÂtation de E.R. Dodds,
Plato. Gorgias, A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford 1959,
p. 192.
280 THOMAS AUFFRET

mais recËu d'explication satisfaisante, faute encore d'avoir preÃte suffi-


samment d'attention aÁ son caracteÁre eÂminemment antiplatonicien. Le
simple fait pour Aristote de reprendre avec approbation une theÁse
soutenue par un auteur ridiculise par Platon devrait pourtant suffire
aÁ le suggeÂrer ± et que l'on conserve, avec le manuscrit E, la lecËon o\qhx&|
ke*cxm pour souligner cette approbation, ou qu'on la supprime, ne
change aÁ peu preÁs rien. L'analyse du contexte dans lequel s'inseÁre cette
``citation'' ne laisse enfin aucun doute sur l'intention poleÂmique de
l'allusion: comme on va le voir, il s'agit pour Aristote d'opposer un
scheÁme eÂpisteÂmologique de la geneÁse aÁ l'analogie qui fonde l'eÂpisteÂmo-
logie transcendantale de Platon ± et dont le TimeÂe fournit encore une
fois la theÂorisation la plus explicite.

b. GeneÁse aristoteÂlicienne contre analogie platonicienne

Mais revenons sur ce contexte. Il s'agit des premieÁres lignes du


livre Alpha majeur de la MeÂtaphysique. ApreÁs avoir eÂbauche une ana-
logie entre vision et connaissance, Aristote deÂveloppe un scheÁme eÂpis-
teÂmologique de la geneÁse, selon lequel chaque faculte cognitive est
engendreÂe par le deÂveloppement de la faculte infeÂrieure (metaph. A
1. 980 a 26 sq.). AÁ quelques variations preÁs, Aristote reproduit ici
une seÂquence ordonneÂe que l'on trouve dans le dernier chapitre des
Seconds Analytiques (B 19. 100 a 3-9). Si l'on combine la lecËon de ces
deux passages, on obtient la seÂquence suivante:

Ai> rhgri| ± uamsari* a ± lmg*lg ± e\lpeiqi* a ± se*vmg ± kocirlo*|

Cette seÂrie ``d'ordre psychobiologique'' constitue l'un des trois


axes selon lesquels se deÂveloppe la conceptualisation aristoteÂlicienne de
la science, en compleÂmentarite avec l'axe ``pheÂnomeÂnologique'' et l'axe
``logique'' 36. D'une certaine manieÁre, il n'y a donc laÁ rien qui s'eÂcarte

36
J'emprunte cette caracteÂrisation aÁ G.-G. Granger, La theÂorie aristoteÂli-
cienne de la science, Paris 1976, qui y voit la «structure latente explicative» (p.
12) de l'eÂpisteÂmologie aristoteÂlicienne. Cfr. en particulier les pp. 11-27.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 281

d'un aristoteÂlisme standard: pourquoi y chercher une dimension anti-


platonicienne ± d'autant plus que l'on retrouve chez Platon lui-meÃme
une amorce de ce scheÁme (cfr. Phaed. 96 a 6-b 8)? Le scheÁme n'a rien
cependant de speÂcifiquement platonicien: ne selon toute probabilite en
contexte meÂdical, il semble s'eÃtre ensuite rapidement reÂpandu. Il consti-
tue bien un aspect de la theÂorie aristoteÂlicienne de la science ± mais il
n'en est assureÂment pas le dernier mot, et releÁve davantage d'une preÂ-
sentation commode qu'il convient de preÂciser 37. Il serait facile d'expli-
quer son usage ici par le contexte protreptique dans lequel il s'inseÁre.
Mais comme dans le cas preÂceÂdent, il semble que ce contexte soit surtout
l'occasion pour Aristote d'une pointe antiplatonicienne.
Aristote reÂinvestit en effet un systeÁme d'oppositions mis en place
par Platon afin d'expliciter la diffeÂrence eÂpisteÂmique entre l'art et
l'expeÂrience (Gorg. 500 e 3-501 c 5), preÂciseÂment contre la theÁse deÂ-
flationniste de Polos qui tend aÁ identifier les deux. Or, Aristote fait au
contraire reÂfeÂrence aÁ ce dernier pour insister sur la diffeÂrence entre
l'expeÂrience et l'art en vertu de la deÂpendance geÂneÂtique de celui-ci
envers celle-laÁ: l'art est le produit de l'expeÂrience, il ne s'identifie donc
pas avec elle 38. Le renversement aristoteÂlicien apparaõÃt particulieÁre-
ment provocateur, d'autant plus que la theÁse de Polos avait deÂjaÁ une
saveur fortement antiplatonicienne dans le dialogue de Platon. Le
point est bien souligne par Olympiodore dans son commentaire au
Gorgias. Au moment d'examiner la tirade de Polos, il remarque ainsi:

«Il a tort de dire que l'expeÂrience creÂe l'art, eÂtant donne que l'expeÂ-
rience est infeÂrieure. Car s'il en eÂtait ainsi, le supeÂrieur serait produit
par l'infeÂrieur» (in Gorg. 3.2.31-33) 39.

Cette breÁve remarque du commentateur neÂoplatonicien doit nous

37
C. Chiesa, L'eÂpisteÂmologie geÂneÂtique en philosophie ancienne, «Revue de
TheÂologie et de Philosophie», cxxix (1997) pp. 31-49, cfr. en partic. pp. 37-43.
38
Cfr. le commentaire de M. Frede, An Empiricist View of Knowledge:
Memorism, in S. Everson (ed.), Companions to Ancient Thought, i: Epistemology,
Cambridge 1990, pp. 225-50; cfr. en partic. pp. 239-40.
39
jajx&| soi* mtm ei#pem o%si g< e\lpeiqi* a sg+m se*vmgm poiei& , ei> ce vei* qxm g< e\lpei-
.
qi* a ei\ ca+q sot&so, sa+ jqei* ssoma e\j sx&m veiqo*mxm ci* mesai.
282 THOMAS AUFFRET

mettre sur la voie. DerrieÁre sa simplicite et son caracteÁre apparemment


rudimentaire, les principes qui sous-tendent la theÁse deÂfendue par
Polos et reÂinterpreÂteÂe poleÂmiquement par Aristote renversent en effet
les fondements eÂpisteÂmologiques et ontologiques du systeÁme platoni-
cien ± deÂpendant tous deux de la meÃme constitution transcendantale.
Le TimeÂe tout entier montre comment les scheÁmes intelligibles de
deÂtermination causale structurent verticalement ces deux domaines,
en vertu d'une doctrine analogique de l'eÃtre ouÁ chaque niveau infeÂrieur
exprime le supeÂrieur modulo une deÂgradation croissante, mais reÂgleÂe. Il
est eÂvident qu'une telle construction se trouve subvertie deÁs que l'on
assigne aÁ la causalite un mouvement substantiel qui proceÁde de l'infeÂ-
rieur vers le supeÂrieur: l'apparence sensible se substitue alors aÁ la
constitution eideÂtique, et le progreÁs de la geneÁse aÁ la deÂgradation reÂgleÂe
de l'analogie. Le livre Alpha majeur s'ouvrait preÂciseÂment sur l'eÂbau-
che d'une analogie, eÂminemment platonicienne, entre vision et con-
naissance (metaph. A 1. 980 a 20-27). Loin de prolonger ce scheÁme aÁ
peine eÂbaucheÂ, Aristote s'empresse de le reÂinterpreÂter selon un parti-
pris franchement geÂneÂtique (``V ci*cmesai e\j T'') qui a manifestement
pour fonction de neutraliser cette amorce de platonisme. Et dans la
mesure ouÁ chez Aristote le mouvement reÂel de l'induction s'apparente
davantage aÁ une «reÂcognition dans le concept» 40 qu'aÁ une geneÁse reÂelle
de la rationaliteÂ, il apparaõÃt eÂvident que le scheÁme geÂneÂtique n'est ici
mobilise qu'en tant qu'outil poleÂmique contre Platon.
Somme toute, il s'agit laÁ encore de reÂhabiliter la causalite imma-
nente de la ut*ri| contre le systeÁme platonicien du TimeÂe. A Á cet eÂgard,
les deux allusions eÂtudieÂes constituent deux aspects d'une seule et
meÃme critique, qui introduit au probleÁme fondamental du livre Alpha
majeur: le statut de la finalite et la place accordeÂe par Aristote au
TimeÂe. Nulle mention explicite n'en est faite; mais il s'aveÁre que les
allusions convergent, par-delaÁ leur cible immeÂdiate, vers son systeÁme.
La transcendance de la finaliteÂ, poseÂe par Platon comme correÂlat de
son entreprise de theÂodiceÂe, l'empeÃche d'eÂlaborer une theÂorie des cau-
ses adeÂquate aux pheÂnomeÁnes sensibles qu'elle preÂtend expliquer. Son

40
G.-G. Granger, op. cit., pp. 159-60.
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 283

finalisme est donc tout verbal, et ne permet meÃme gueÁre de fonder,


d'apreÁs Aristote, une theÂorie de la cause formelle ± on en vient ici aux
pages de la seconde partie du livre Alpha majeur, dans lesquelles la
critique sur ce point devient explicite. En tout eÂtat de cause, il semble
qu'Aristote ait disposeÂ, avant cette critique explicite, des eÂleÂments
pour condamner par avance le socle qui fonde en dernieÁre instance
la theÂorie des IdeÂes.

4. Conclusion

Il y a treÁs certainement d'autres allusions antiplatoniciennes de ce


type dans la premieÁre partie du livre Alpha majeur de la MeÂtaphysique.
Ainsi je n'exclurais pas, pour ma part, que la courte section de A 2. 983
a 15-21 consacreÂe aÁ l'incommensurabilite de la diagonale du carre aÁ son
coÃte ne vise les proceÂdeÂs d'approximation reÂgleÂe deÂveloppeÂs par les
matheÂmaticiens au sein de l'AcadeÂmie ± et dont on trouve les traces
dans le ``passage matheÂmatique'' de l'Epinomis (990 c 5-991 b 4) 41. LaÁ
encore, les eÂchos textuels et les reprises parodiques de termes platoni-
ciens, deÂtourneÂs de leur usage technique, sont suffisamment appuyeÂs
pour n'eÃtre pas fortuits. L'eÂtat du texte aÁ cet endroit invite cependant
aÁ la prudence 42. Quoi qu'il en soit, on touche ici aÁ un probleÁme plus
geÂneÂral: c'est que l'identification des allusions antiplatoniciennes dans

41
Le rapprochement entre les deux textes est eÂgalement suggeÂre par I. Toth,
Le probleÁme de la mesure dans la perspective de l'eÃtre et du non-eÃtre. ZeÂnon et Platon,
Eudoxe et Dedekind: une geÂneÂalogie philosophico-matheÂmatique, in R. Rashed (eÂd.),
MatheÂmatiques et philosophie de l'Antiquite aÁ l'AÃge classique. Hommage aÁ Jules Vuil-
lemin, Paris 1991, pp. 21-99.
42
Le texte eÂdite par Ross et Jaeger adopte une correction proposeÂe par H.
Bonitz, Aristotelis Metaphysica, ii, cit., cfr. pp. 56-7 et reprise par W. Jaeger,
Emendationen zur aristotelischen `Metaphysik A-D', «Hermes», lii (1917) pp. 481-
519, cfr. pp. 496-7. Elle est particulieÁrement brillante et semble en effet s'imposer
± elle ne peut cependant, comme le soulignait Bonitz lui-meÃme, se preÂvaloir d'au-
cune base textuelle pour l'eÂtayer: «Sed quum neque e libris mscr. neque e commen-
tario Alexandri afferre quidquam possim ad confirmandam hanc coniecturam, ve-
reor audacius transponendis verbis versari» (H. Bonitz, op. cit., p. 57).
284 THOMAS AUFFRET

le livre Alpha majeur est rendue malaiseÂe par la nature parfois instable
du texte transmis.
Un fait doit, aÁ cet eÂgard, retenir l'attention: les allusions anti-
platoniciennes releveÂes ont toutes eÂte l'occasion de divergences tex-
tuelles assez importantes entre les deux familles principales 43. Il
s'aveÁre eÂgalement que ces dissensions apparaissent treÁs lieÂes aÁ la di-
mension poleÂmique du passage ± une lecËon venant nuancer la dimen-
sion trop ouvertement antiplatonicienne de l'autre. Le nombre d'allu-
sions eÂtudieÂes ici est certes trop restreint pour que l'on puisse preÂten-
dre en tirer une lecËon geÂneÂrale. Il n'en demeure pas moins que le texte
du livre Alpha majeur, tel qu'il nous est parvenu, semble avoir eÂte par
endroits comme purge de son caracteÁre antiplatonicien. Deux indices
suggeÁrent pourtant que ce travail ``concordiste'' n'est pas directement
lie aux eÂditions neÂoplatoniciennes du texte d'Aristote, mais qu'il les
preÂceÁde de beaucoup. Il y a d'abord le fait, remarquable, que le ma-
nuscrit E, que l'on sait «proche de l'Aristote des neÂoplatoniciens» 44, ne
donne pas toujours la lecËon la plus ireÂnique ± ainsi en 981 a 4. Il y a
ensuite une observation plus geÂneÂrale, qui tient au fait que les lecËons
lues et commenteÂes par Alexandre d'Aphrodise attestent que ce travail
eÂditorial a preÂceÂde l'exeÂgeÁse antichreÂtienne de Porphyre.
On voudrait proposer ici l'hypotheÁse suivante: la diversite des
lecËons transmises par les diffeÂrentes familles remonterait peut-eÃtre
moins aÁ un travail eÂditorial tardif et interventionniste qu'aux diffeÂ-
rents eÂtats du texte laisse par Aristote lui-meÃme. Loin de former un
texte unique, suivi et homogeÁne, les notes aristoteÂliciennes devaient
permettre une assez grande liberte combinatoire entre diffeÂrentes va-
riantes plus ou moins antiplatoniciennes 45. Le choix des lecËons remon-

43
Sur la tradition textuelle de la MeÂtaphysique, cfr. D. Harlfinger, Zur
UÈ berlieferungsgeschichte der `Metaphysik', in P. Aubenque (eÂd.), EÂtudes sur la `MeÂta-
physique' d'Aristote. Actes du VIe Symposium Aristotelicum, Paris 1979, pp. 7-36.
44
H.D. Saffrey, Nouveaux oracles chaldaõÈques dans les scholies du `Paris. Gr.
1853', «Revue de Philologie», xliii (1969) pp. 59-72, repris dans Id., Recherches sur
le neÂoplatonisme apreÁs Plotin, Paris 1990, pp. 81-94, cfr. p. 91.
45
On aurait ainsi une seÂrie de versions doubles plus ou moins antiplatoni-
ciennes du meÃme type que les passages A 9. 990 b 2-991 b 8 et L 4. 1078 b 32-5.
1080 a 11 eÂtudieÂs par W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der `Metaphysik'
ARISTOTE, MEÂTAPHYSIQUE A 1-2: UN TEXTE ``EÂMINEMMENT PLATONICIEN''? 285

terait alors, pour l'essentiel, aux premieÁres eÂditions antiques figeant en


quelque sorte le texte d'Aristote pour constituer un canon treÁs proche
de celui qui nous est parvenu. On en revient ici au probleÁme geÂneÂral de
la formation de ce canon et de la transmission antique des úuvres
d'Aristote. Sur cette question, le mysteÁre demeure entier en l'eÂtat
des sources actuelles 46. Mais doit-on supposer, aÁ la lumieÁre du caracteÁre
relativement concordiste du texte eÂditeÂ, l'intervention de milieux pla-
tonisants aÁ un moment ou l'autre de cette transmission?

EÂcole normale supeÂrieure, Paris


thomas.auffret@ens.fr

des Aristoteles, Berlin 1912, pp. 28-37; cfr. Id., Aristoteles, cit., p. 176: «Auch sonst
ist der Ton der Polemik gegen die Platoniker dort, im Gegen satz zu der ruÈcksichts-
vollen Behandlung im ersten Buch, oft herb oder geradezu veraÈchtlich» ainsi que
W.D. Ross, op. cit., p. xxii et note 2. Les divergences entre les deux passages
peuvent eÂvidemment eÃtre assimileÂes aÁ de simples variantes d'un meÃme texte plus
ou moins antiplatonicien.
46
J. Barnes, Roman Aristotle, in J. Barnes-M. Griffin (eds.), Philosophia
Togata II. Plato and Aristotle at Rome, Oxford 1997, pp. 1-69. Dans la dernieÁre
eÂtude en date consacreÂe aÁ ce probleÁme, O. Primavesi, Ein Blick in den Stollen von
È berlieferung des `Corpus aristotelicum', «Philologus»,
Skepsis: Vier Kapitel zur fruÈhen U
cli (2007) pp. 51-77, deÂfend une variante de l'histoire transmise par Strabon.

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