Dehors, il a commencé à pleuvoir. De grosses gouttes s'écrasent sur les vitres
des fenêtres de ma chambre et roulent le long du verre froid. J'aimerais sentir leur contact doux contre ma peau, les frissons le long de ma colonne vertébrale quand elles s'infiltrent sous ma veste, des frissons d'excitation pour avoir bravé l'interdit... Ici, les rues sont vides et la pluie ne mouille plus personne. Pour retrouver la caresse de l'orage, je ne peux que m'enfermer dans une cabine de douche et laisser l'eau inonder ma peau nue, ou laisser des gouttes d'eau salées éclater contre mes joues, et les laisser couler, couler jusqu'à ce que la douleur disparaisse et que mes yeux se ferment, alourdis par toutes ces larmes. Chloé n'est pas venue hier. Maman ne lui a jamais demandé de venir et elle n'est jamais venue. J'ai beau me répéter ces quelques mots, « elle n'est jamais venue », je la revois dans l'entrée, à parler du président, de tout, de rien, du temps. Je ne suis pas sortie la semaine dernière. Je n'ai pas disparu dans une voiture noire, aux côtés d'une femme et d'une enveloppe en papier kraft. Je n'ai pas rencontré d'homme qui attendait Fleur. Personne ne m'a jamais appelée Fleur, et je ne suis pas sortie depuis plusieurs mois. Maman est entrée dans ma chambre hier. Elle s'est approchée de mon bureau, sans un bruit, sans faire grincer le parquet, elle t'a cherché et elle t'a trouvé. Elle a lu mes mots, mes phrases et mes rêves, elle a tourné tes pages et elle a attendu que je revienne, assise sur mon lit. Elle m'a sorti le grand arsenal, le « je m’inquiète », les mots et les larmes, les « tu délires » et les embrassades. Elle m'a parlé, et je l'ai écoutée sans comprendre. « Chloé n'est jamais venue, tu n'es jamais sortie. » Voilà tout ce qu'elle m'a dit. Et moi, je l'écoutais sans entendre, je revoyais ces après-midi dans la voiture noire, avec l'enveloppe kraft et la pochette en plastique noire, cette femme aux cheveux noirs... « Tu vois tout en noir, ces derniers temps. Je m'inquiète tu sais… » Et moi, oui, je revivais ces missions avec l'organisation, ces après-midi secrètes et interdites, qui venaient éclairer mes sombres journées d'une petite lueur d'espoir, d'un brin d'aventure. Une pincée de folie, rien qu'une pincée de folie pour s'évader un peu. Elle pense que je suis folle. Pourtant, je n'ai pas rêvé. Je ne peux pas avoir rêvé... J'ai beau guetter toute la journée à ma fenêtre, il n'y a rien. Pas de voiture noire, de femme, de policiers, personne. « Le confinement a commencé depuis plusieurs mois ma chérie. Plus personne ne peut sortir. On n'a jamais pu sortir, tu sais… » La ville est vide. La pluie tombe et elle ne mouille personne. Le ciel gronde, l'eau dévale les pavés et chute sous la chaussée. J'aimerais que le courant m'entraîne, m'emporte loin, j'aimerais me laisser porter par la Seine. Et ne plus revenir. Pour l'instant, je n'ai plus le droit de sortir de ma chambre, c'est à peine si on me laisse descendre de mon lit. « Repose-toi. Dans quelques jours ça ira mieux, ne t'inquiète pas, j'ai appelé un médecin. Bientôt, tu ne te souviendras plus de rien. » Alors j'écoute le clapotis, confortablement installée au fond de mon lit. J'attends que les hallucinations passent et que l'épidémie s’enfuie. Je ferme les yeux et je te serre contre moi, toi qui m’acceptes sans un mot, je te serre pour ne plus te lâcher. Cette fois-ci, personne ne viendra te lire contre ton gré. Je commence à sombrer, enfin débarrassée de toutes ces pensées. Les plocs irréguliers me tiennent éveillée. Le bruit a changé. Ce n'est plus le roulement cristallin d'une goutte contre le verre, c'est un clapotis plus étalé, moins raffiné. Je me lève sur la pointe des pieds et je m'approche de la fenêtre, intriguée. Je ne t'ai pas lâché. Sur le minuscule rebord de mon balcon, une enveloppe kraft est posée. Le papier commence à se déchirer. Par endroits, on devine une pochette de plastique noire contre laquelle les gouttes de pluie rebondissent bruyamment. Le paquet n'est pas plat, comme les dernières fois, mais légèrement bombé. Le plus délicatement possible, j'entrouvre ma fenêtre et je glisse mon bras par l'entrebâillement. Au creux de ma main repose une toute petite fiole, d'à peine cinq centimètres de long. Elle est remplie d'un liquide un peu opaque, presque transparent. Des bruits de pas légers, quelqu'un s'approche dans le couloir. Je te range précipitamment avec mon nouveau trésor sous la latte de parquet, au coin de mon lit. Ici, personne ne viendra chercher...