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LE PARADIGME
DE L’ART
CONTEMPORAIN
STRUCTURES D’UNE RÉVOLUTION
ARTISTIQUE
GALLIMARD
PROLOGUE
Ainsi sera annoncé dans la presse le résultat du prix Marcel Duchamp 2012 2. Ce prix
fut créé en 2000 par l’ADIAF (Association pour la diffusion internationale de l’art
français), composée d’environ deux cent cinquante collectionneurs d’art contemporain.
Chaque année les adhérents proposent des noms d’artistes qui leur semblent intéressants,
parmi lesquels seront désignés par le bureau de l’association les quatre « nominés » de
l’année. Ceux-ci doivent produire une œuvre exposée dans le cadre de la FIAC (Foire
internationale d’art contemporain), qui permettra au jury de choisir le vainqueur.
Pour effectuer son choix, le jury se fait aider par des experts : chacun des quatre artistes
sélectionnés désigne un rapporteur (critique d’art, historien d’art, commissaire
d’exposition…) qui plaidera sa cause. C’est là, donc, que les choses se jouent : dans la
séance d’auditions organisée pour présenter au jury le travail de chacun des prétendants au
titre. En 2012, cette séance, ouverte exclusivement aux adhérents de l’association qui
souhaitaient y assister, s’est tenue dans la petite salle du Centre Georges-Pompidou, le
vendredi 19 octobre, veille de la remise du prix.
Dans la salle ont pris place une cinquantaine de personnes, avec une proportion
équivalente d’hommes et de femmes, et une moyenne d’âge assez élevée. Au premier rang
sont assis les sept membres du jury : le directeur du Mnam (Musée national d’art moderne),
qui préside le jury ; le président de l’Adiaf ; une représentante de la famille Duchamp ; le
directeur d’un musée japonais et la directrice d’une Kunsthalle (centre d’art) suisse ; un
collectionneur belge et une collectionneuse londonienne. Dans un coin de la scène, un
pupitre et un micro vont permettre aux orateurs de s’adresser au public sans gêner la vision
de l’écran où seront projetées les images. Il est 14 h 10 : la séance va pouvoir commencer.
Un critique d’art renommé, quinquagénaire, monte sur scène après avoir salué les
membres du jury, et annonce le nom de l’artiste dont il va plaider la cause. Des photos de
l’atelier de l’artiste apparaissent sur l’écran, suivies d’images de ses œuvres (principalement
des peintures sur toile) qui se succéderont en boucle durant la vingtaine de minutes que
durera l’exposé, les petits formats étant présentés en séries. L’orateur raconte avoir été pris
au dépourvu en découvrant les tableaux dans l’atelier. Il est question d’une œuvre non
terminée, variée mais cohérente ; de déplacements, à la fois géographiques, mentaux et
plastiques ; de références au cinéma ; d’une personne qui ne se vit pas comme une artiste
professionnelle mais qui a été comédienne, a fait des performances, de la musique ; qui ne
s’en tient pas à un cadre, et dont les œuvres présentées pour ce prix n’étaient pas attendues ;
qui se méfie des frontières, et qui sait surprendre ; qui n’est ni citationnelle, ni néo-abstraite,
ni néo-surréaliste… Il insiste sur le fait qu’elle est une femme peintre, « du temps d’après :
après Duchamp et sa prohibition de la peinture » ; et s’il parle de sa féminité c’est, dit-il, parce
que la peinture est « une histoire d’hommes », qui aujourd’hui a mauvaise réputation,
surtout à Paris, car elle est attachée au passé. Ce n’est pas l’artiste d’un style, d’une manière,
comme le voudrait le marché, qui aime les marques, mais c’est quelqu’un qui a un esprit
d’expérience, de liberté ; et qui ne cherche pas le beau métier, le beau sujet : au contraire elle
est capable de peindre des cafards, dans un format trop grand, avec des couleurs trop
éclatantes ; car l’art c’est le malaise, l’inquiétude, la maladie, ou le sacrilège, mais pas la
guérison. C’est, dit-il encore, un peintre hybride, entre cinéma, photographie, littérature,
autobiographie, et c’est « la seule façon de faire de la peinture aujourd’hui », sous le signe du
Grand Verre, c’est-à-dire de la disparition plutôt que de l’éternité de l’art ou de la beauté, et
dans une exigence intellectuelle constante. Il conclut : « une artiste pour aujourd’hui,
absolument ».
Le président du jury lui pose deux questions sur la chronologie et les étapes du
parcours de l’artiste, auxquelles le rapporteur répond en insistant sur les changements, le
développement non linéaire d’une œuvre « en éventail ». Une demi-heure s’est écoulée : à
14 h 42, il est temps d’écouter le deuxième rapporteur.
Cette fois-ci c’est une jeune femme, trentenaire, qui s’installe au micro pour plaider la
cause d’un duo d’artistes. Elle se présente comme critique d’art et commissaire d’exposition.
Contrairement à son prédécesseur, son élocution est peu articulée, très rapide, à peine
audible par moments. Mais elle a soigné sa tenue, adaptée à une quasi-performance, au
point que le travail des artistes semble parfois le prétexte plutôt que la visée de son propre
discours. Sur l’écran, un PowerPoint muet — où défilent toutes sortes d’images empruntées
à l’histoire de l’art, y compris la plus ancienne — accompagne sa prestation. Il y est
question du soutien des « curateurs », et du fait que ces artistes sont avant tout des
sculpteurs (l’œuvre proposée pour le prix, réalisée en pierre, représente un plongeur à
palmes en position de gisant), mais qui font appel à des matériaux issus de l’artisanat : « Ce
sont tout simplement des artistes. » Outre la différence entre art et artisanat, il est aussi
question de la définition de l’art et du style, d’un « changement de paradigme », de la
« notion d’art contemporain » ou de « l’art dit contemporain », de la « dissolution de l’esprit
moderne », de la « fin de la fin des utopies ». Plusieurs mouvements ou tendances esthétiques
sont cités : naturalisme plutôt que romantisme, mouvement Arts and Crafts de Glasgow,
kitsch, postmodernisme, esthétique relationnelle, branding… ; des œuvres : Les Demoiselles
d’Avignon, un film de Philippe Parreno, une vidéo de Fischli & Weiss… ; des auteurs aussi :
une philosophe des sciences (Isabelle Stengers), deux anthropologues (Claude Lévi-Strauss,
Alban Bensa)… ; des disciplines : psychanalyse, anthropologie… Il est question encore
d’« appel à des choses très anciennes, et de toutes cultures », de « femmes de toutes les
époques ». Elle conclut sur « un art résolument populaire, pas parce qu’il plaît à tout le monde
mais parce qu’il est généreux au niveau du sens ».
Quelques questions lui sont posées par les membres du jury, en français ou en anglais :
sur les travaux antérieurs des deux artistes, sur la signification de l’artisanat pour cette
génération, et sur le mode d’exécution de la sculpture — par eux-mêmes ou par quelqu’un
d’autre ? Ce à quoi l’oratrice répond qu’ils l’ont réalisée eux-mêmes, car ils ont « le plaisir
d’apprendre, ce ne sont pas des amateurs » ; « Donc ils sculptent eux-mêmes ? », insiste un
autre membre du jury, déclenchant des rires — à quoi elle répond « Oui, parce que ça les fait
marrer ». Elle regagne la salle. Il est 15 h 19.
Une autre femme, quadragénaire et sobrement vêtue, la remplace à la tribune. Elle se
présente comme philosophe, et explique que l’artiste et elle ont travaillé ensemble sur l’art
contemporain et la philosophie. Sur l’écran sont projetées des images urbaines, puis une
photo de l’œuvre proposée pour le prix (une installation composée d’une maquette et d’une
vidéo sur écran). Elle parle d’ancrage dans la réalité urbaine, de Nancy et de Jean Prouvé,
de « constellation singulière », de science-fiction, d’une « machine à fictionnaliser le réel »,
d’un « ensemble ouvert d’expérimentations », d’une œuvre qui « n’explique rien mais agence
un désir de voir », d’illusion et d’artifice, de « failles du visible », de disjonction, d’images
immatérielles, d’onirisme, d’état second du spectateur, et d’une « exploration perceptive qui
ne se limite pas au visible ni au champ de l’art ». Sont aussi convoqués les DJ, les « machines
à voir », les « états modifiés », la « phénoménalité produite par les œuvres », les « interstices de
l’empirie », le virtuel, le voisinage avec le cinéma, la pratique de l’anachronisme,
l’hétérogénéité, les ellipses, les « forces opératoires du visible ». L’œuvre est une « conjonction
singulière entre un effet fort et une technique faible », qui « court-circuite notre expérience » et
possède une « puissance métamorphique ». Le discours s’achève avec le nom de Deleuze, et
un oxymore : le « nomadisme sur place ».
Quelques questions du jury permettent à l’oratrice de donner des explications sur le
mode de fabrication de l’œuvre, avant de quitter la scène. Il est 15 h 54.
Arrive le dernier rapporteur, un quinquagénaire bien connu dans le milieu, responsable
d’une importante institution parisienne. Il parle devant des images montrant différentes
œuvres de l’artiste ainsi que l’installation proposée pour le prix (de modestes objets du
quotidien arrangés et agencés dans l’espace). Il cite les propos de l’artiste racontant l’origine
de ces objets, et fait part de son propre « intérêt passionné » pour ce travail, fait « de regards
et de gestes simples », sans grandiloquence, conférant une « poésie profonde » à notre
quotidien en même temps qu’une « vision mythique », sachant « restituer une beauté aux
objets déchus » tels un simple cintre en bois, des canettes de soda, une table de travail
accrochée comme un tableau, une fermeture éclair, des « colombins qui ont été nickelés », des
céramiques étranglées qui incitent à « se serrer la ceinture ». Sont convoqués Francis Ponge,
Mario Manzoni, Edvard Munch, Charles Fourier. Il est question aussi du hasard, de la
rencontre entre art conceptuel et pop art, de la pratique de l’atelier, du dessin animé. Le
discours fait intervenir de nombreuses figures interprétatives : la « symbolisation d’un destin
collectif que la société impose », le « comme si », la « question du vide », un « propos sur la fin
du partage et de l’utopie » où « c’est de nous qu’il est question », les pensées de l’artiste « sur
le monde et le néant », son « intérêt pour les représentations allégoriques de l’histoire de
l’humanité », un « travail que je trouve beau par son caractère allégorique ». Il est question
enfin d’un processus continu, d’une vision globale, de création opposée à la production, de
cohérence, de détermination, d’ambition, d’édification. Et c’est, en conclusion, « tout
simplement une œuvre ».
Il est 16 h 23. Durant deux minutes le rapporteur répondra rapidement à quelques
questions, portant essentiellement sur le mode de fabrication des objets présentés. Puis
l’assemblée se dispersera, laissant le jury délibérer.
Que nous apprend ce petit récit ? Tout d’abord que, par-delà les différences entre les
quatre propositions (des peintures sur toile, une sculpture, une installation vidéo, une
installation) et les quatre stratégies choisies par les rapporteurs (retracer l’ensemble de
l’œuvre de l’artiste, replacer sa démarche dans l’histoire de l’art, décrire et interpréter la
proposition créée pour le prix, reconstituer et interpréter le compte rendu par l’artiste de sa
propre création), il existe de frappantes similitudes entre ces discours : insistance sur la
cohérence en même temps que sur la singularité (la capacité à déjouer les attentes), sur les
déplacements entre les frontières et notamment entre les disciplines (le cinéma étant
systématiquement sollicité), sur la dimension intellectuelle des œuvres et leur capacité à
accueillir des interprétations et des références savantes. En outre, dans le troisième et le
quatrième cas, le discours du rapporteur est ce qui permet au spectateur de comprendre non
seulement la signification de l’œuvre, mais la façon même dont elle se présente au-delà de la
reproduction (l’installation vidéo étant, comme le remarque un membre du jury, impossible
à appréhender par la reproduction qui en est montrée), voire la façon dont elle a été
fabriquée (tels les colombins nickelés, ou l’histoire des différents objets composant
l’installation). C’est dire que pour le visiteur lambda, qui n’a pas accès à ces discours, il
manque le « mode d’emploi » de chaque opus, délivré par ces intermédiaires : mode
d’emploi qui n’est donc accessible qu’à ceux qui sont en contact avec ces discours ou avec
les artistes eux-mêmes, chaînons indispensables à la perception des œuvres. On est donc
dans une logique de l’initiation par l’appartenance aux cercles réservés, au plus près du
centre occupé par l’artiste et ses satellites, et des lieux où l’on peut assister, voire participer,
aux rituels — telle cette remise de prix.
Importance des discours (description, récit, interprétation), rôle primordial des
spécialistes en position d’intermédiaires entre les œuvres et le public, nécessité de la présence
de l’artiste pour l’accès à l’œuvre ; diversification des matériaux, disparition de la peinture
encadrée et de la sculpture sur socle, caractère souvent insatisfaisant des reproductions ;
prégnance de la valeur de singularité, jeu avec les frontières, crédit accordé à toute forme de
mise à distance, effacement du critère de beauté ; liens étroits entre acteurs du marché privé
(galeristes, collectionneurs) et acteurs des institutions publiques (conservateurs de musée,
commissaires d’exposition, directeurs de centre d’art) ; internationalisation des échanges,
raccourcissement des délais de reconnaissance (les deux artistes primés sont des
trentenaires)… Tels sont quelques-uns des points saillants que révèle ce petit épisode — et
encore aurait-il fallu pouvoir accéder aux problèmes de déplacement, de conservation et de
restauration des œuvres, ainsi qu’à leurs futures pérégrinations entre foires, biennales et
collections privées ou publiques.
Nous allons voir — car ce sera l’objet de ce livre — que ce sont là autant de
caractéristiques de l’art contemporain qui forment un monde hautement cohérent mais en
rupture radicale avec les formes d’art familières au grand public, et même au grand public
cultivé.
POUR OU CONTRE ?
Peut-être le lecteur aura-t-il perçu, dans ce récit livré de façon aussi neutre que possible,
une autre caractéristique : c’est qu’il peut être lu aussi bien comme un témoignage de
l’intelligence, du sérieux, du savoir-faire des protagonistes, que comme une charge satirique
contre ce que certains dénoncent comme une « fumisterie ». Tout dépend, en effet, du point
de vue : considérés de l’intérieur du monde de l’art contemporain, les commentaires des
rapporteurs sont des discours à la fois assez banals et d’un excellent niveau ; considérés de
l’extérieur de ce monde, ils peuvent sembler très étranges, voire caricaturalement ridicules.
Voilà qui illustre parfaitement ce qui va faire l’objet de ma démonstration : la
spécificité des règles qui organisent l’art contemporain est telle que la perception que l’on en
a diffère radicalement selon que l’on est ou non familier de ce monde. Rien n’y a la même
valeur selon la position — dedans ou dehors — que l’on y occupe. Et c’est cette spécificité
dont nous allons observer les multiples déclinaisons, sans tenter d’engager un jugement de
valeur sur l’objet de cette observation.
Cette position d’abstention du jugement de valeur — de « neutralité axiologique »,
selon l’expression canonique du sociologue Max Weber 3 — étant souvent mal comprise,
tentons une comparaison. Reportons-nous pour cela un siècle et demi en arrière, dans une
histoire désormais bien connue : celle de la rupture impressionniste, à partir des
années 1860. À l’époque, l’un des principaux reproches émis par les partisans de l’art
traditionnel était le caractère « non fini » des œuvres. Or ce qui pour les uns — les
« classiques », partisans d’une continuité de la tradition — constituait un défaut
rédhibitoire était précisément ce qui faisait leur qualité pour les autres — les « modernes »,
convertis à l’expérimentation de nouvelles modalités de représentation picturale. Ainsi, ce
qui apparaît comme une critique radicale du point de vue de l’art classique est une preuve
de qualité du point de vue de l’art moderne ; les partisans de l’un et l’autre système ne
peuvent se comprendre, car ils n’ont pas les mêmes attentes à l’égard de l’art, pas les mêmes
critères d’évaluation.
En rappelant ce fait bien connu, a-t-on pris position « pour » ou « contre » l’art
moderne ? Non : on a simplement décrit une caractéristique objective des œuvres — l’aspect
« non fini » par rapport aux canons picturaux antérieurs — et explicité les raisons des
acteurs lorsqu’ils critiquent ou louent ces caractéristiques. Or c’est exactement ce qui va être
tenté ici à propos non plus de la rupture entre art moderne et art classique, mais entre art
contemporain et art moderne. Affirmer, par exemple, que la sincérité de l’artiste et
l’immédiateté du lien entre l’œuvre exposée et l’intériorité du peintre ou du sculpteur sont
des exigences aussi fondamentales pour les « modernes » que non pertinentes voire
disqualifiantes pour les « contemporains » — qui privilégient d’autres critères de qualité —,
ce n’est prendre parti ni pour les uns, ni pour les autres : c’est simplement décrire et
analyser, sans évaluer, sans prescrire (en termes plus savants, c’est produire un « jugement
d’observateur » et non un « jugement d’évaluateur » ou un « jugement de prescripteur » 4).
Mon propos n’est donc pas de donner des armes à l’accusation ou à la défense dans le
procès dont l’art contemporain continue à être l’objet, mais de dégager les règles non dites
— qualités pour les uns, défauts pour les autres — dont la transgression tout à la fois
motive l’accusation et nourrit l’argumentaire de la défense.
Même si l’abstention du jugement de valeur apparaît souvent à nos contemporains
comme une mortification stupide, une visée impossible, une prétention délirante, voire une
coupable supercherie 5, je demande au lecteur de bien vouloir, au moins en entamant cette
lecture, me faire crédit de cette intention ; et d’accepter qu’à mes yeux donner son opinion
puisse être une distraction assez indigente comparée à la joie de comprendre le monde.
UN PEU DE MÉTHODE
Nous voici à présent dans une réception donnée par un institut français à l’étranger, à
la fin des années 1980. Debout dans un coin, deux hommes — quinquagénaire et
quadragénaire — se parlent à voix basse. Ce sont des artistes : des artistes contemporains,
dotés d’une notoriété certaine dans le milieu, même si le grand public cultivé ne connaît
probablement pas leur nom. De quoi parlent-ils donc, avec une telle concentration,
oublieux des autres invités ? Ils ne paradent pas, ni ne se racontent leurs heurs et malheurs
avec les galeristes, les critiques, les conservateurs de musée, les commissaires d’exposition :
sur leurs visages et dans leurs gestes, nulle expression d’exaspération, de modestie plus ou
moins feinte, ni même d’ironie. Il ne s’agit pas non plus de leur vie privée, ou de leur compte
en banque : nul coup d’œil alentour pour vérifier qu’on ne les entend pas, nulle mimique
évoquant le sous-entendu. Approchons-nous : de toute façon ils ne font pas attention à
nous, trop occupés à leur conversation. De quoi est-il donc question ?
Ils se racontent des anecdotes, chacun à son tour : tel artiste a fait défoncer le trottoir
devant le musée… Tel autre a fait remplir la galerie d’ordures… Tel autre encore, en guise
d’exposition, a fait démolir la cloison entre l’espace réservé au public et les bureaux dans la
galerie qui l’accueillait, etc. Ils ne rient pas : ils s’écoutent mutuellement, attentifs,
enchaînant les petites histoires, précisant les noms, les lieux, les dates. L’on sent à leur ton
de voix l’excitation et même la jubilation contenues — mais ils sont tout à fait sérieux. Car
il est question de leur métier.
Ils se racontent des excentricités d’artistes : comportements bizarres, attitudes
provocantes, propos étonnants, exigences renversantes, blagues et dingueries en tout
genre… On rit de ces histoires, on les raconte à son tour, mais sans trop s’y attarder, sans
s’interroger sur ce qu’elles signifient, ni sur leur lien consubstantiel avec une redéfinition
radicale des valeurs artistiques que la postérité retiendra peut-être comme l’une des
caractéristiques les plus étonnantes de notre époque. Car ces anecdotes ont du sens, en ce
qu’elles témoignent de deux inflexions majeures intervenues à l’époque moderne dans le
monde de l’art : d’une part, le privilège accordé à l’originalité plutôt qu’au respect des
conventions, ou à la singularité plutôt qu’à la conformité aux traditions ; et d’autre part, le
déplacement du regard, des œuvres à la personne ou aux attitudes de l’artiste, de sorte que
le travail de singularisation opéré par les artistes sur leur propre personne devient partie
prenante de leur œuvre, comme en témoigne la régularité des efforts ainsi déployés 6. C’est
toute une culture de l’art contemporain qui se construit et se transmet ainsi par les récits
d’excentricités — par les anecdotes.
Voilà donc une double anecdote, une anecdote au carré : une anecdote, racontée par le
sociologue, sur les anecdotes racontées par les artistes. Or il n’y a rien là, si l’on peut dire,
d’anecdotique. Car si les secondes — les histoires d’excentricités d’artistes — sont monnaie
courante dans le milieu de l’art contemporain, pour des raisons qui tiennent à sa nature
même, l’anecdote des artistes se racontant des anecdotes est elle-même révélatrice de ce
phénomène et, à travers lui, des normes implicites de ce milieu, qui sont précisément l’objet
de ce livre.
Toute anecdote est le révélateur d’un moment de saillance dans la continuité du
normal, de ce qui va de soi et n’attire donc ni l’attention, ni le récit. Pour qu’il y ait matière
à anecdote il faut qu’il y ait, même de façon mineure, entorse à la normalité du monde,
accroc aux attentes, accident du vécu. À l’opposé de l’approche par la statistique, qui fait
émerger la norme — au double sens de ce qui est récurrent et, parfois, de ce qui est prescrit
—, l’approche par l’anecdote pointe l’exceptionnel, qui acquiert un statut d’outil analytique
non en tant qu’il serait « représentatif » mais en tant qu’il est « symptomatique » :
symptomatique d’une déviation par rapport à la norme et donc, en négatif, bon indicateur
de celle-ci. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’un des plus grands livres de sociologie
jamais écrit, par l’un des sociologues les plus inventifs — Frame Analysis d’Erving
Goffman 7 —, fut composé presque entièrement à partir de la rubrique des faits divers du
San Francisco Chronicle, le quotidien local.
L’anecdote, ou la saillance de l’accroc à la norme : ce livre sera donc truffé d’anecdotes,
non tant pour en agrémenter la lecture que par décision méthodologique. Mais que les
chercheurs se rassurent : il y sera également fait appel aux travaux de toutes sortes de
spécialistes, non seulement critiques et historiens d’art mais aussi historiens, économistes,
juristes, sociologues, philosophes…
Mon précédent ouvrage sur l’art contemporain 8 était construit sur un double substrat,
pragmatique et ontologique : d’une part, une enquête de terrain sur les réactions à l’art
contemporain, considéré depuis l’extérieur de ce monde ; d’autre part, une caractérisation
ontologique de ses propriétés, obtenue par induction à partir des actions et réactions des
intermédiaires et des spectateurs. Le présent ouvrage sera construit, lui, depuis l’intérieur de
ce monde, par l’analyse systématique des conséquences pratiques de ces propriétés
ontologiques.
Précisons que proposer une ontologie de l’art contemporain, c’est-à-dire une
caractérisation de ses propriétés constitutives, ne signifie pas adopter une conception
essentialiste ou substantialiste, qui postulerait le caractère nécessaire, intemporel, absolu de
ces propriétés. En effet, affirmer qu’il existe des traits propres à une catégorie — dont la
connaissance pratique est partagée par les participants d’une même culture même si elle
n’est pas forcément explicitée — n’implique pas qu’il existerait une nature intrinsèque
déterminant une fois pour toutes, intemporellement et universellement, l’existence de cette
catégorie. Entre le Charybde du constructivisme radical (ou de sa variante
institutionnaliste), qui nie toute stabilité des choses humaines au motif qu’elles seraient
« socialement construites », et le Scylla de l’essentialisme naïf, toujours à la recherche
d’universaux plantés dans le ciel des idées, il y a place pour une ontologie contextualisée des
catégories que compose, et qui composent, le monde commun.
Pour élaborer cette ontologie de l’art contemporain, trois conditions sont nécessaires,
qui rompent toutes avec les habitudes de l’histoire de l’art ou de la critique d’art. La
première condition consiste à considérer les œuvres collectivement et non pas une à une ; car
s’il existe bien — ce que postule ce livre — une grammaire sous-jacente à la création
artistique à un moment donné du temps, alors force est de suivre une méthode
grammaticale, laquelle se doit de considérer les mots syntaxiquement, non pas un à un mais
dans leurs relations avec les autres mots : ce que l’on appelle, en linguistique, l’« axe
syntagmatique ».
La deuxième condition consiste à considérer les œuvres non pas dans leur continuité
avec le passé, sur le mode bien connu de l’influence, mais, au contraire, dans leur
différenciation par rapport aux modèles disponibles, autrement dit sur l’« axe
paradigmatique » (de même que les grands systèmes philosophiques s’élaborent toujours,
comme l’a montré le sociologue américain Randall Collins, dans une posture de distinction
à l’égard des systèmes existants 9). Car ce sont les différences qui tracent les frontières,
géographiques autant que cognitives, avant qu’apparaissent les ressemblances entre objets à
l’intérieur d’une frontière. Cet accent mis sur la différenciation nous renvoie d’ailleurs à un
autre apport de la linguistique, avec le concept de pertinence, phonologique ou sémantique.
La troisième condition enfin consiste à abandonner le discours interprétatif (souvent
basé, plus ou moins consciemment, sur des hypothèses intentionnelles : l’« artiste a voulu »,
etc.) au profit d’une description multifactorielle, basée sur l’observation et non sur la
spéculation : description des propriétés de l’objet (approche ontologique), de ses effets
(approche pragmatique), et de l’univers dans lequel il circule (approche contextuelle).
Cette description matérialiste et pragmatique de l’art s’inscrit elle-même dans une
tradition des sciences humaines qui n’a rien d’inédit. On la trouve notamment chez le
philosophe américain Nelson Goodman, avec sa notion d’activation, autrement dit
« l’ensemble des conditions auxquelles le fonctionnement d’une œuvre, comme symbole, est
subordonné » 10. On la trouve aussi chez l’anthropologue britannique Alfred Gell, qui
propose de passer de la « communication symbolique » à une approche pragmatique basée
sur « les concepts d’agentivité, d’intention, de causalité, d’effet, et de transformation », en
considérant l’art « comme un système d’action qui vise à changer le monde plutôt qu’à
transcrire en symboles ce qu’on veut dire » 11 ; Gell étend en outre la notion d’agentivité au-
delà des humains, en y incluant animaux et objets 12, dans une forme de pensée non
seulement pragmatiste mais aussi contextualiste et relationnelle (plutôt que substantialiste),
attachée au niveau méso-social (plutôt qu’aux niveaux extrêmes du micro- et du macro-
social), et neutre par rapport à son objet 13.
C’est à cette série de conditions que peut s’élaborer un autre regard sur notre objet :
non plus le regard frontal sur les œuvres, mais ce regard de biais, ce regard en lumière
rasante, qui va nous permettre de percevoir le monde en lequel elles existent, et qu’elles font
exister.
1. Ce livre adopte une convention typographique consistant à composer en italique les citations qui font l’objet de la
réflexion, c’est-à-dire les propos des acteurs étudiés. En revanche, les citations des chercheurs dont les travaux sont utilisés
sont composées en romain. Outre le gain de lisibilité pour le lecteur, cette convention permet de tracer une claire ligne de
partage entre les énoncés éventuellement soumis à la discussion scientifique (en romain), et ceux à l’égard desquels l’auteur
ne s’autorise aucune critique ou approbation (en italique).
2. Le Journal des Arts, nos 378 et 379, 2-16 novembre 2012.
3. Cf. Max WEBER, « La profession et la vocation de savant » [1917], in Id., Le Savant et le Politique [1917], trad. et
préface C. Colliot-Thélène, La Découverte, 2003.
4. Cf. Gilbert DISPAUX, La Logique et le Quotidien. Une analyse dialogique des mécanismes d’argumentation, Éd. de
Minuit, 1984.
5. Il serait trop long de rappeler les innombrables contresens commis à propos de mes précédents travaux par des
commentateurs persuadés que je ne pouvais être qu’une adepte ou (plus souvent) une ennemie de l’art contemporain,
dissimulée derrière le paravent sociologique. On en trouve un florilège assez représentatif dans le livre de la juriste Agnès
TRICOIRE, Petit traité de la liberté de création (La Découverte, 2011), qui ne semble pas faire la différence entre la
description du point de vue des acteurs par le sociologue et l’expression de son point de vue personnel, ni entre la
démonstration des effets pervers du soutien institutionnel à l’art contemporain et la validité de celui-ci.
6. Sur tout cela cf. Nathalie HEINICH, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard,
2005.
7. Cf. Erving GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience [1974], Éd. de Minuit, 1992.
8. Nathalie HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Éd. de Minuit, 1998.
9. Randall COLLINS, The Sociology of Philosophies. A Global Theory of Intellectual Change, Boston, Harvard
University Press, 1998.
10. Jean-Pierre COMETTI, La Force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Questions théoriques,
2009, p. 46. Cf. Nelson GOODMAN, L’Art en théorie et en action [1984], trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, Éd. de l’Éclat,
1996.
11. Alfred GELL, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique [1998], trad. O. et S. Renaut, Dijon, Les Presses du
réel, 2009.
12. Ibid., p. 27.
13. Cf. Nathalie HEINICH, « Dialogue posthume avec Alfred Gell », Aisthesis (revue en ligne), vol. V, no 1, 2012.
1
Un nouveau paradigme
« Quand as-tu fait creuser ta tombe dans l’espace du Consortium ? Longtemps après le
cheval suspendu ? », demande Catherine Grenier, conservatrice et directrice adjointe du
Musée national d’art moderne, à l’artiste Maurizio Cattelan, dans le livre d’entretiens
qu’elle a réalisé avec lui 1 : quelque chose, décidément, a changé au royaume de l’art. Ce
n’est pas seulement le tutoiement familier, typique d’un monde où l’artiste n’est pas censé se
prendre au sérieux, et où le spécialiste doit montrer qu’il le sait ; ce n’est pas seulement le
contraste entre la respectabilité de l’éminent conservateur et ce qui, dans un autre contexte,
pourrait apparaître comme une blague de potache, ni le fait que les œuvres de Cattelan se
sont classées parmi les plus chères au monde alors qu’il n’avait pas encore cinquante ans :
mais c’est aussi cette drôle d’idée d’exposer un cheval embaumé, suspendu par des sangles,
ou encore de se représenter soi-même enterré dans le centre d’art qui lui ouvre ses cimaises
(si le terme même de « cimaises » est encore pertinent). Voilà qui, convenons-en, nous
change radicalement non seulement de la figuration classique (l’on n’est plus dans la
représentation mais dans la présentation), mais aussi des peintures encadrées sagement
accrochées au mur ou des sculptures sur socle élégamment disposées au sol, qui
constituaient l’essentiel de l’art moderne, fût-il le plus abstrait ou le plus irrespectueux des
conventions académiques. Bref, nous sommes ailleurs. Mais où, exactement ?
Nous sommes dans l’art contemporain.
Dans un article publié en 1999 sous le titre « Pour en finir avec la querelle de l’art
contemporain 2 », je proposais de considérer l’art contemporain comme un « genre » de
l’art, différent du genre moderne comme du genre classique. Il s’agissait ainsi de bien
marquer sa spécificité, à savoir un jeu sur les frontières ontologiques de l’art, une mise à
l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art telle que l’entend le sens commun ; et non plus,
comme avec l’art moderne, une mise à l’épreuve des règles de la figuration assortie d’un
impératif d’expression de l’intériorité de l’artiste ; et moins encore, comme avec l’art
classique, une mise en œuvre des canons académiques de la représentation figurative, plus
ou moins idéalisée (peinture d’histoire, paysage mythologique, portrait officiel…) ou
réaliste (scène de genre, nature morte, trompe-l’œil…).
Considérer l’art contemporain non plus comme une catégorie chronologique (une
certaine période de l’histoire de l’art) mais comme une catégorie générique (une certaine
définition de la pratique artistique) me semblait avoir l’avantage de permettre une certaine
tolérance à son égard. Car de même qu’on admet volontiers le droit à l’existence simultanée
de plusieurs genres, même hiérarchisés, dans la peinture classique (peinture d’histoire,
portrait, paysage, etc.), de même l’on devrait pouvoir tolérer l’existence simultanée, dans le
monde actuel, de l’art contemporain et de l’art moderne, voire de l’art classique, même si
celui-ci n’a plus guère de praticiens (mais encore beaucoup d’amateurs). C’est pourquoi je
proposais, « pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », de considérer celui-ci
comme un genre parmi d’autres, plutôt que comme un « paradigme », car cette notion
réintroduit une prétention à l’exclusivité — j’y reviendrai.
C’est peu dire que ma proposition a fait long feu, pour des raisons sur lesquelles je
reviendrai aussi : loin d’avoir cessé, la querelle s’éternise et même s’amplifie (on le verra au
dernier chapitre), attisée par les nouvelles inflexions prises par le marché de l’art
contemporain depuis une quinzaine d’années (on le verra au troisième chapitre). Il faut
donc bien en convenir : l’idée de faire de l’art contemporain un genre relevait plus d’un vœu
pieu — une proposition prescriptive, comme l’indiquait d’ailleurs le titre — que d’une
froide analyse de ce qui se produit. Car ce qui se produit sous nos yeux, c’est bien la mise en
place d’un nouveau paradigme artistique.
Il y a des jours sombres dans l’histoire de la conscience humaine. Il y a des moments honteux dans
celle de la sensibilité. La consécration — si l’on peut dire — du peintre américain Rauschenberg […] est,
dans le désarroi actuel, un événement dégradant, dont on peut se demander si l’art de l’Occident pourra se
relever. […] Il s’agit d’une conspiration minutieusement réglée pour discréditer ce que l’Europe a de plus pur
et de plus sacré […], une atteinte à la dignité de la création artistique : une admission que la peinture peut
disparaître sans dommage, à tout jamais. […] Les Rauschenberg qui vont se multiplier pour nous envahir
vont prétendre à bien plus : désormais ils nient tout langage pictural, assassiné par les gadgets de leur
invention puérile. Je lance un appel à Malraux, à Cassou, à Georges Salles, aux hommes de culture pour
qu’ils dénoncent les trahisons de Venise et créent une contre-biennale. Par-delà, je lance un appel aux
peintres, pour qu’ils refusent de suivre les assassins de leur art. Picasso, Max Ernst, Kokoschka, Miró,
Chagall, Tamayo, Pignon, Matta, Lam, Vasarely, où que vous soyez, défendez-vous des barbares 3.
L’EXPOSITION DU VIDE
« Yves Klein a repeint entièrement les murs, le plafond et le sol de la galerie, créant un “état pictural
invisible dans l’espace de la galerie” : aussi la galerie n’est-elle nullement vide, mais au contraire emplie
d’un art immatériel, intangible et invisible, dont la réussite est conditionnée à l’effet que cette opération
produirait sur les visiteurs. Ceux-ci, lorsqu’ils se présentent le soir du vernissage, constatent que la vitrine
et les fenêtres de la galerie ont été peintes en bleu, jusqu’à une hauteur suffisante pour que nul ne puisse
voir depuis la rue ce qui est exposé à l’intérieur. La porte elle-même est condamnée. Les visiteurs doivent
entrer par le portail de l’immeuble, lui-même encadré d’une draperie bleue, pour pénétrer dans la galerie à
partir du hall. Avant de pénétrer à l’intérieur de la galerie, les visiteurs sont invités à ingérer un cocktail
bleu, mélange de gin, de Cointreau et de bleu de méthylène […]. Par groupes de dix, les visiteurs
empruntent ensuite le couloir d’accès et pénètrent dans l’intérieur immaculé de la galerie, où l’artiste les
attend. Ces étapes représentent autant de scènes nécessaires au déroulement d’une action cérémonielle
dont la finalité est la création d’une ambiance indispensable à la transmission au public d’un “état de la
sensibilité” 11. »
Vider, crever, effacer : d’un continent à l’autre, ces jeunes artistes de la même
génération (nés entre 1925 et 1928) n’y vont décidément pas de main morte contre la
domination, non pas même de la tradition mais de la modernité qui leur était
contemporaine. Les représentants de celle-ci, et notamment de l’expressionnisme abstrait
américain, ne se font d’ailleurs pas faute de stigmatiser la rupture opérée par les jeunes
trublions du pop art : à propos des cibles et des drapeaux exposés par Jasper Johns en 1958,
Mark Rothko déclara : « Nous avons travaillé pendant des années pour nous débarrasser de
tout ça » ; l’année suivante Robert Motherwell, face aux lignes noires parallèles de Frank
Stella, remarqua : « C’est très intéressant mais ce n’est pas de la peinture », et il ajouta
même : « Il n’est pas possible de se réclamer à la fois de la peinture et du pop art. Pour ce qui
est des artistes pop que j’ai rencontrés, leur désintérêt pour les problèmes esthétiques m’est
incompréhensible. Cela m’emplit d’une sorte d’horreur » 12. Voilà qui relativise quelque peu les
réactions indignées des critiques d’art français : ce ne sont pas seulement les opposants à
l’abstraction ni même à l’art moderne en général qui crient à la mort de l’art, car même les
peintres considérés comme emblématiques de la modernité s’avouent révulsés par ces
innovations. Les futurs praticiens de ce qu’on n’appelle pas encore l’« art contemporain »
ne s’y trompent pas non plus, mais transmuent en fascination admirative la répulsion de
leurs aînés ; ainsi, Ed Ruscha : « Le tableau de Jasper Johns représentant une cible fut une
bombe atomique dans ma formation. Je sus que j’avais vu quelque chose de vraiment
profond 13. »
Une « bombe atomique », donc… Ou encore une grande lessive, si l’on prend au pied
de la lettre La Lessive, première « action sociologico-artistique » réalisée en 1969 par Michel
Journiac dans la toute jeune galerie Daniel Templon. Il s’agissait de faire deux tas de vieux
vêtements appartenant à des créateurs de la génération précédente : le premier,
correspondant au linge irrécupérable parce que souillé de « romanesque, esthétisme, pictural,
épique, narratif, picassisme, expressionnisme, cinétisme », était jeté à la poubelle ; le second,
composé du « dadaïsme, suprématisme, immatériel, poétique, fonctionnel », était récupérable
à condition de subir une ou plusieurs lessives selon l’ancienneté des taches et la
vulgarisation de l’idée ; ce qui permit de soumettre aussi les vêtements de César, Tinguely,
Klein et Mondrian à un séchage rigoureux destiné à « éliminer tout romantisme qui pourrait
laisser croire à une possible utilisation du passé pour établir le présent » 14. Voilà une lessive
qui consonne avec ce « nettoyage du regard » qu’exigeaient, selon le critique d’art Alain
Jouffroy, les œuvres exposées dans la galerie Sonnabend (tête de pont parisienne de l’avant-
garde américaine) pour se déprendre des normes de l’abstraction, qu’elle soit
expressionniste (Jackson Pollock) ou lyrique (Hans Hartung). Car, comme l’affirme
l’historienne Julie Verlaine, « cette rupture est bien davantage que stylistique ou esthétique :
elle instaure un nouveau rapport entre l’art et le réel, ses objets et ses images, qui réclame un
œil libéré 15 ».
Cet œil libéré, donc, c’est celui qui s’affranchit non seulement des conventions de la
figuration classique (on n’en est plus là), mais aussi de cette exigence constitutive de l’art
moderne qu’est l’expression de l’intériorité de l’artiste, quelles qu’en soient les formes. Car
qu’y a-t-il de commun entre les gestes de Rauschenberg, de Murakami ou de Klein, et entre
les grandes cibles ou les drapeaux de Johns, les compositions géométriques de Stella et les
assemblages bricolés de — encore lui — Rauschenberg, sinon qu’ils ne peuvent en aucune
manière être perçus ou interprétés comme l’expression de leur intériorité ? Soit qu’il n’y ait
plus rien à voir, soit qu’aucun contenu personnel, aucune psychologie n’y soient plus
perceptibles, soit même que la continuité avec le corps de l’artiste se trouve rompue par la
monumentalité des œuvres ou le recours à des matériaux qu’il n’a pas même fabriqués : en
tout cas, l’œuvre ne donne plus aucune prise à l’attente d’expression de l’intériorité.
Or cette attente est précisément ce qui fait la spécificité de l’art moderne : et en amont,
contre les conventions collectives de l’art académique, à partir de l’impressionnisme ; et en
aval, contre la logique du jeu distancié avec les limites, qui va focaliser l’énergie des
praticiens de l’art contemporain. C’est pourquoi celui-ci doit se comprendre avant tout
comme une rupture avec l’art moderne qui, à partir des années 1950, s’était imposé comme
le nouveau sens commun de l’art. Mais en rompant avec l’art moderne il opère du même
coup, remarque l’historien Krzysztof Pomian, « une rupture non seulement avec le binôme
beaux-arts/arts décoratifs (appliqués) tel qu’il s’est formé au XIXe siècle, et avec les beaux-
arts tels qu’ils se sont constitués à partir de la Renaissance, mais aussi, bien plus
profondément, avec une tradition plus de deux fois millénaire 16 ». Ainsi naît, selon le
philosophe Jean-Pierre Cometti, une forme subtile de nostalgie pour « les attraits qui
s’attachaient encore aux œuvres destinées à notre sensibilité dans la période impressionniste,
voire postimpressionniste. Dufy, Matisse, et même Braque, par exemple, ont connu un âge
d’insouciance et de légèreté colorées qui semble maintenant derrière nous et nourrit une
nostalgie qui ressemble à celle de l’enfance 17 ».
Plutôt que de convoquer, pour étayer notre affirmation, une histoire des œuvres bien
connue des spécialistes, tournons-nous plutôt — une fois n’est pas coutume dans le monde
de l’art — vers la lexicométrie. Dans le cadre d’une thèse sur le marché de l’art
contemporain, une économiste, Bénédicte Martin, a cherché à tester la pertinence de la
tripartition générique entre art classique, art moderne et art contemporain telle que je
l’avais proposée. Elle s’est livrée pour cela à une analyse, par le logiciel Alceste, de textes
dus à six critiques d’art : Charles Baudelaire au XIXe siècle, Clement Greenberg au XXe et,
pour la période actuelle, Paul Ardenne, Jean Clair, Thierry de Duve et Yves Michaud 18.
Trois grandes classes de discours en ressortent nettement.
Une première classe est celle où l’artiste « est un artisan qui peint des tableaux, qui
recherche l’harmonie, la beauté des compositions lorsqu’il s’agit d’imiter la réalité, la nature.
C’est aussi un génie dont le talent s’exprime par l’imagination et donne lieu à un chef-d’œuvre
qu’il expose au Salon. L’artiste a suivi une formation auprès d’un maître, dans une école
[…]. Les mots associés d’imitation, de nature, de portrait et de peinture font assez
facilement référence à une catégorie de peinture figurative dans le respect des normes
académiques 19 » : on a là, typiquement, le monde lexical de l’art classique. Dans une
deuxième classe discursive, « les œuvres sont des peintures, des sculptures comme dans la
classe précédente avec qui elle partage les matériaux traditionnels. Néanmoins, par rapport
à l’art classique, les peintres ou les photographes procèdent à des ruptures dans les
conventions. Les mots moderne et expressions orientent le discours de la classe vers une
représentation particulière de l’art » — une représentation où l’on reconnaît sans difficulté
le monde de l’art moderne. Enfin, la troisième classe « révèle un discours marqué par les
termes de production, d’objet, pour décrire le travail des artistes qui s’apparente à des
expériences, des créations qui doivent être singulières mais dont l’accès suppose d’être initié.
Le réseau des galeries et des institutions contribue à la reconnaissance de l’artiste et à son
statut. […] En précisant les mots exclusifs de cette classe, nous pouvons d’ailleurs identifier
rapidement les occurrences art contemporain, Duchamp ou bien encore frontières, qui sont
autant de références aux analyses de l’art contemporain » 20.
Voilà qui confirme empiriquement, par les outils statistiques de l’analyse de discours, la
modélisation que j’avais élaborée intuitivement, sur la base de l’enquête de terrain : après
avoir « suivi les acteurs », selon les préceptes ethno-méthodologiques, y compris dans leurs
pratiques discursives, en considérant comme « art contemporain » ce qui était désigné ainsi
par eux, cette modélisation avait été élaborée en passant à un autre niveau d’analyse,
consistant à dégager l’ontologie implicite des catégories mentales (ici, les catégories
génériques) organisant le monde de l’art actuel ; c’est donc la logique structurale qui s’est
imposée pour cette explicitation des logiques sous-jacentes, pas forcément conscientes aux
acteurs. Et c’est à cette reconstruction ontologique des structures esthétiques que l’analyse
lexicométrique apporte une confirmation statistique.
Mieux encore : si l’on soumet ces résultats à une analyse factorielle des
correspondances, en distinguant sur un premier axe « la manière dont on considère les
œuvres » (« production » ou « expression »), et sur un second axe la valeur principale selon
laquelle on les juge (« singularité » ou « beauté »), l’on constate une opposition marquée
entre la classe correspondant à l’art contemporain — où l’art est considéré comme une
production et où la valeur de singularité est primordiale — et la classe correspondant à l’art
classique — où l’art est considéré comme une expression et où prime la valeur de beauté.
Quant à la classe correspondant à l’art moderne, elle partage avec l’une « la conception de
l’art comme expression mais privilégie la singularité […] pour juger de la qualité des
œuvres » 21. On ne peut mieux illustrer la situation intermédiaire de l’art moderne, entre art
classique et art contemporain, non seulement sur le plan chronologique mais aussi sur le
plan ontologique de la définition de l’art, et sur le plan axiologique de son évaluation.
Avec l’art contemporain l’on n’est donc plus, définitivement, dans l’art moderne.
Certes, comme toujours avec les catégorisations, il existe des positions-frontières,
intermédiaires entre deux catégories. Ainsi les drippings de Pollock appartiennent encore à
l’art moderne par leur dimension expressionniste, tout en annonçant l’art contemporain par
la technique qui rompt la continuité entre le corps de l’artiste et la peinture jetée sur la toile.
Ainsi encore, une génération plus tard, le mouvement français Supports/Surfaces tendra à
être perçu aux États-Unis comme apparenté au formalisme moderniste soutenu par
Clement Greenberg, et en France comme apparenté aux toutes nouvelles tendances du
minimalisme et du conceptualisme contemporain 22. Toutefois, si l’on prend en compte non
pas les exceptions mais les cas typiques (au double sens de récurrents et de représentatifs de
la catégorie), alors la différence entre art moderne et art contemporain apparaît avec
évidence, bien au-delà de l’approche chronologique dans laquelle on tend à l’enfermer.
Car cette différence n’est pas ou guère une question d’époque : les ready-mades de
Duchamp sont emblématiques de l’art contemporain, alors que son Nu descendant l’escalier
appartient de plein droit à l’art moderne — les uns comme l’autre ayant pourtant été
produits dans la même décennie. Et ce n’est pas non plus seulement une question de
génération, même si les grands représentants de l’école de Paris comme de l’expressionnisme
abstrait sont nés au début du siècle, alors que les artistes phares du Nouveau Réalisme et du
pop art, apparus sur la scène de l’art dans le courant des années 1950, sont nés dans les
années 1920. Beaucoup plus qu’une question de temporalité, c’est une question de pratique
artistique, ainsi qu’une question axiologique, avec un système de valeurs spécifiques et —
nous le verrons en détail — une question institutionnelle, organisationnelle, économique,
logistique, etc.
« Pas de plastique dans l’art ! » : ce fut, dans les années 1950, le cri de guerre des
modernes contre l’art contemporain, témoigne une galeriste dont la carrière débuta à cette
époque 23. L’on pourrait ajouter « Pas d’Américains ! » tant la rupture sembla, pour un
temps, venir des États-Unis, longtemps absents ou marginaux dans la scène moderne.
« Quand j’avais vingt-cinq ans, lorsqu’on parlait d’un artiste américain, tout le monde éclatait
de rire. On ne pouvait pas être artiste et américain », se souvient le galeriste Lucien
Durand 24, qui ajoute qu’après la découverte du pop art « les Vieira da Silva et autres
passaient à la trappe. Nous, nous étions emballés, nous disions à nos collectionneurs : “Allez
donc voir la chèvre et le pneu !” [dans l’exposition Rauschenberg à la galerie Sonnabend] Et
nous nous sommes fait insulter. Une dame m’a traité de traître, parce que, après avoir montré
toute l’école de Paris, je m’intéressais à des gens qu’elle jugeait complètement ridicules 25 ».
Mais l’assimilation de cette nouvelle catégorie artistique à une entité géographique — les
États-Unis — n’est qu’une erreur de perspective, un effet d’anamorphose produit par les
irrégularités dans l’information sur les nouvelles tendances : celles-ci en effet apparaissent
presque concomitamment en Amérique du Nord (pop art), en France (Nouveau Réalisme),
au Japon (Gutaï) et en Autriche (Actionnisme). Ce nouveau monde de l’art est, d’emblée,
un monde international — nous y reviendrons.
Mais c’est aussi un monde éclaté : contrairement au XIXe siècle, où il n’y avait qu’un
seul « monde de l’art » focalisé sur quelques institutions emblématiques (dont le fameux
Salon de peinture), la seconde moitié du XXe siècle voit coexister plusieurs mondes : celui,
traditionnel et en perte de vitesse, de l’art académique, qui n’existe plus que dans quelques
institutions ou dans des segments reculés du marché ; celui, advenu récemment à une
position dominante, de l’art moderne, qui a conquis le marché et est en train de pénétrer les
institutions ; et celui, émergent, de l’art contemporain, qui n’existe encore qu’à la marge
mais est en passe de concurrencer sérieusement l’art moderne, voire de le supplanter.
Comme y insiste Pomian, l’art du XXe siècle, loin de se réduire à « l’avant-garde radicale »
qu’aiment privilégier maints historiens d’art, est un art pluriel, où deux conceptions
hétérogènes de l’avant-garde coexistent avec la tradition des beaux-arts 26.
Analysant les modes actuels de diffusion de l’art en région, une équipe d’économistes,
en croisant le critère de la tradition ou de l’innovation avec le critère du degré d’autonomie
dans la réalisation de l’œuvre, a même pu mettre en évidence quatre « types idéaux » bien
distincts, délimitant à la fois des types d’artistes et de réseaux : « l’artiste de salons, l’artiste
artisan-entrepreneur, l’artiste à 360° et l’Art Fair Artist 27 ». Ces deux dernières catégories
correspondent au monde de l’art contemporain : jeunes artistes polyvalents à la clientèle
essentiellement institutionnelle et locale, ou bien artistes arrivés sur la scène internationale,
repérés par le circuit marchand des grandes galeries et des grands collectionneurs, des
commissaires d’exposition et des critiques d’art de renom.
En dépit de tous ces indices, la radicalité de cette rupture semble pourtant,
étrangement, avoir échappé à maints analystes, qui s’accrochent encore à une définition
purement chronologique de l’art contemporain, refusant de considérer l’adjectif
« contemporain », au-delà de son sens littéral de découpage temporel, comme une
catégorisation générique (alors qu’il ne vient à l’esprit de personne de considérer que
l’expression consacrée de « musique contemporaine » engloberait toutes les formes
musicales produites au temps présent). Les définitions du terme qui courent encore sous la
plume des spécialistes sont très variables : elles proposent soit des périodisations (à partir
parfois de 1945, parfois de 1960) ; soit des découpages quasi juridiques, avec les productions
des artistes vivants (mais nombre de grands représentants de l’art contemporain, tels Klein
ou Warhol, sont morts aujourd’hui, et nombre d’artistes vivants produisent de l’art
moderne — postimpressionnisme, postsurréalisme, postexpressionnisme… — comme l’on
peut s’en convaincre en visitant maintes galeries en province ou dans certains quartiers de
Paris) ; soit encore des catégories esthétiques, en faisant de l’art contemporain un équivalent
d’« art avant-gardiste ». Le terme de « postmodernisme » ou de « postmodernité » (voire de
« post-avant-garde ») a longtemps servi de cache-sexe à ce flou définitionnel, mais sa propre
instabilité l’a finalement rendu peu apte, explique une historienne d’art, à « s’imposer dans
le champ artistique comme un nouveau paradigme », tant il est flottant, « interprété tantôt
comme un “après” le moderne, tantôt comme un “autre” moderne, ou alors comme un
“anti” moderne » et, du même coup, « perçu soit comme réactionnaire, soit comme
progressiste » 28.
Pourquoi une telle réticence des spécialistes face à l’évidence de la nature générique et
même paradigmatique de l’art contemporain ? Les raisons en tiennent avant tout au statut
problématique de la notion même de « genre » dans les milieux lettrés, de multiples façons.
Premièrement en effet, la tradition esthète préfère les propriétés internes des œuvres aux
propriétés externes ou contextuelles (dont font partie les catégories cognitives, comme le
genre). Deuxièmement, le genre constitue une médiation entre le regard et l’œuvre : à
l’opposé de la valorisation idéaliste de la transparence, de la relation immédiate entre
l’œuvre et son spectateur, la catégorisation générique présuppose l’existence de cadres
perceptifs partagés, de traditions classificatoires, de préconditions axiologiques.
Troisièmement, l’approche générique est foncièrement structuraliste puisqu’elle implique
l’existence de catégories sous-jacentes à l’expérience, plus ou moins conscientes, échappant
pour l’essentiel au libre jeu des initiatives individuelles, ce qui contrevient à la valorisation
idéaliste de la liberté des individus, de l’indétermination des conduites, du surgissement de
l’événement (conception très en vogue dans le monde de l’art contemporain, comme en
témoigne le succès des théories deleuziennes). Quatrièmement enfin, admettre que l’art
contemporain est une catégorie esthétique et non pas chronologique impliquerait de
reconnaître que les pouvoirs publics soutiennent non pas le meilleur de la création actuelle,
mais le meilleur à condition qu’il obéisse à une certaine grammaire artistique ; ce principe de
sélection non dit étant antinomique de la vocation pluraliste des aides de l’État, il
nécessiterait, s’il était reconnu comme tel, des justifications publiques adéquates 29.
Rien n’illustre mieux cette rupture que les changements de terminologie amenés par les
acteurs, qu’ils soient peintres ou critiques d’art. À nouvelles pratiques, nouvelles
dénominations 30 : ainsi, en 1956, lors d’une exposition Yves Klein chez Colette Allendy, le
jeune critique Pierre Restany décide qu’il est temps de se débarrasser des termes éculés de
« peinture » et de « sculpture » au profit de celui de « propositions monochromes » 31. Vingt-
cinq ans plus tard, c’est au niveau officiel du ministère de la Culture, que l’expression « arts
plastiques » supplantera désormais celle, révolue, de « beaux-arts », engageant
irréversiblement l’État français « dans une défense de pratiques artistiques autres que
strictement picturales ou sculpturales » 32.
À ces changements dans les conventions sémantiques s’ajoutent d’autres types de
supports conventionnels modifiés par l’art contemporain. Il en va ainsi du support
juridique : un certain nombre de présupposés constitutifs du droit d’auteur deviennent
problématiques en art contemporain, entraînant des aventures judiciaires parfois cocasses,
aux conséquences jamais totalement prévisibles 33. Comme le remarque la juriste Nadia
Walravens, l’absence dans certaines propositions (nous en verrons plus loin des exemples)
d’implication physique de l’artiste, « seule capable de révéler l’empreinte de sa personnalité
dans l’œuvre », rend « problématiques » les notions cardinales de « forme » et
d’« originalité » 34. De même, avec l’art conceptuel, la protection au titre du droit d’auteur
peut s’avérer délicate du fait de « l’exclusion des idées de la protection du droit d’auteur »,
qui procède d’une « conception subjective de la création » et consacre « l’approche
traditionnelle personnaliste du droit d’auteur » — toutes notions mises à mal par nombre de
propositions en art contemporain 35.
Les conventions économiques, elles aussi, subissent la pression de cette nouvelle
catégorie de propositions artistiques, qui reconfigurent le fonctionnement du marché en
créant de nouvelles segmentations, de nouvelles frontières, de nouveaux réseaux de
circulation des objets et des personnes. Dans le passage de l’art classique à l’art moderne,
c’était le basculement d’un « marché de l’imitation » à un « marché de l’originalité » qui
était en jeu 36 ; avec l’art contemporain les choses se complexifient, comme le montrent les
quelques enquêtes de terrain menées par des économistes 37. Mais les acteurs n’ont pas
besoin d’avoir accès à ces analyses pour s’orienter dans les différents segments de l’art tel
qu’il se pratique actuellement : l’acculturation au monde de l’art permet normalement de se
familiariser avec les trajectoires possibles et souhaitées, et d’y évoluer sans commettre trop
de fautes. Car ces conventions économiques propres à l’art contemporain s’appuient sur des
« représentations partagées de ce que doit être la qualité artistique 38 » ou, en d’autres
termes, des conventions évaluatives et cognitives. Celles-ci sont rarement explicitées par les
acteurs, ne serait-ce que parce que, en « régime de singularité 39 », la notion même de
convention est problématique, voire contradictoire avec un tel régime de qualification ;
résultant « d’une valorisation tous azimuts de l’acte créatif pur (nouveauté de l’idée,
authenticité de la démarche et unicité du geste 40 »), une « convention d’originalité » est par
définition un oxymore, et il faut la distance de l’économiste ou du sociologue pour la
repérer comme telle dans les discours et les comportements. Mais le fait que ces
représentations conventionnelles, partagées tant par les producteurs d’œuvres que par les
instances de reconnaissance, demeurent dans l’implicite, ne les empêche pas — bien au
contraire — de s’exercer avec puissance.
Nous sommes dans une structure municipale chargée d’allouer des subventions sur projets à des
artistes et des associations culturelles, dans les années 1990. Le jury est composé de critiques d’art
ainsi que de deux galeristes invités. L’examen de chaque cas repose sur la présentation par un
rapporteur, qui fait état de sa rencontre avec le porteur de projet, montre des diapositives ou des
photographies des œuvres figurant au dossier ; s’ensuit une discussion plus ou moins animée, puis un
vote.
Arrive le dossier d’une jeune artiste qui peint des portraits en buste à l’huile sur toile de ses
proches, à l’échelle 1. « Je suis plus que partagée sur son travail, déclare la rapporteuse. Comment se
positionne-t-elle par rapport à la peinture d’aujourd’hui, puisqu’elle-même se positionne comme peintre, et
comment définit-elle son travail ? J’ai parlé deux heures avec elle, et sa réflexion est très simple : elle n’aime
pas la photographie parce qu’elle est trop froide, elle préfère la peinture parce qu’il y a de la matière.
Chaque fois que je lui posais une question sur les enjeux, elle répondait, mais… Son travail ne m’intéresse
pas, et son discours encore moins. Elle ne s’est jamais posé le problème du réalisme, ni en photo ni en
peinture ! »
La seule chose en effet qui pourrait sauver cette démarche trop simple en même temps
qu’insuffisamment théorisée serait un jeu sur les standards, qu’attendait implicitement la rapporteuse
comme fondement possible du discours de l’artiste : « Je pensais qu’au départ il y avait une démarche
d’ironie, d’humour, de kitsch — mais pas du tout. » L’absence de tout « second degré » dans le discours
ruine l’hypothèse d’une distance avec les codes, renvoyant le travail de l’artiste à l’enfer de son
immédiateté : de simples portraits peints, non accompagnés d’un discours théorique ; donc n’appartenant
pas à l’art contemporain, mais à l’art moderne.
Cette présentation suscite dans la commission une véritable indignation. Des exclamations d’horreur
fusent tandis que les ektas circulent très vite de main en main : « C’est incroyable ! » ; « On s’est laissé
prendre alors ! » ; « Je pensais qu’il y avait un discours critique ! » ; « Non, non, rien ! Pas le moindre
questionnement ! ». Comme si, paradoxalement, le sentiment d’avoir été floué naissait non d’une duplicité
de l’artiste, d’un jeu malin avec les codes mais, au contraire, de son absence totale de second degré, de
son implication sans malice dans la matérialité de son travail : un peintre qui ne fait « que » de la peinture,
sans faire en même temps un discours sur la peinture, ne peut être qu’un imposteur. C’est le monde à
l’envers : ce qui apparaîtrait comme inauthentique pour un public profane (faire passer une pratique
artistique peu élaborée par un discours prétendant à une ambition théorique) devient pour les spécialistes
un critère d’authenticité si évident qu’il n’a pas même besoin d’être justifié, tandis que son absence les
plonge dans la même horreur, le même sentiment de fumisterie qu’un spectateur moyen confronté à une
ambition théorique sans savoir-faire proprement artistique.
Face à l’artiste qui n’a pour lui que sa technique picturale, l’indignation des critiques entraîne sa
disqualification immédiate : « Mais il n’y a rien derrière ! ». Et une fois débusquée la vacuité du propos,
c’est-à-dire sa réduction à la matérialité de la peinture, les « preuves » — ici, les ektas — n’ont guère
besoin d’être regardées, car ce qui compte n’est pas l’objet présenté mais bien la façon dont l’artiste en
explicite la position dans l’espace des possibles artistiques, et en joue de façon aussi ludique, distancée,
ironique que possible. Dès lors, nul besoin de porter un jugement sur la qualité du travail pictural : là n’est
pas la question.
Refus à l’unanimité.
DU GENRE AU PARADIGME
S’il est important de comprendre la nature non pas chronologique mais catégorielle ou
générique de l’art contemporain, l’on ne peut cependant en rester à une qualification en
« genre » de l’art, car celle-ci demeure trop limitée à la dimension esthétique. Or la
spécificité de l’art contemporain se joue à bien d’autres niveaux que celui de la nature des
œuvres elles-mêmes, comme ce livre va s’employer à le démontrer. C’est pourquoi, plus
qu’un « genre », l’art contemporain est un nouveau « paradigme » artistique. Que cela
signifie-t-il ?
Le mot de « paradigme » est à la mode, ce qui lui fait parfois perdre, malheureusement,
une part de sa capacité analytique — comme en témoigne son utilisation par des spécialistes
pourtant chevronnés qui, tout en l’employant, n’en développent pas les implications 41. Je
l’utiliserai ici dans le sens élaboré que lui a donné l’épistémologue Thomas Kuhn dans un
ouvrage publié en anglais en 1962, La Structure des révolutions scientifiques 42 : à savoir « les
découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un
groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions 43 ».
Un paradigme, en d’autres termes, c’est une structuration générale des conceptions
admises à un moment donné du temps à propos d’un domaine de l’activité humaine : non
tant un modèle commun — car la notion de modèle sous-entend qu’on le suive
consciemment — qu’un socle cognitif partagé par tous. Cette notion permet de donner sens
aux problèmes rencontrés par l’innovation conceptuelle lorsque celle-ci, ne correspondant
pas au « paradigme » dominant, est vouée soit à échouer, faute d’être simplement
considérée ou vue, soit à entraîner un « changement de paradigme ». C’est en fonction de
tels changements que l’on peut, selon Kuhn, repenser l’histoire des sciences. Car un
paradigme n’a pu s’imposer qu’au prix d’une rupture avec l’état antérieur du savoir, et il
sera probablement supplanté un jour par une autre conception : c’est ainsi que procèdent les
« révolutions » scientifiques, non pas par une progression linéaire et continue de la
connaissance, mais par une série de ruptures ou, en d’autres termes, de « révolutions ».
Un tel récit épistémologique mériterait, certes, d’être discuté, à la lumière d’autres
façons de problématiser la notion de « révolution » scientifique telles que, par exemple, la
théorie de la « dissonance cognitive » de Festinger 44, ou la notion bachelardienne de
« refonte épistémologique 45 ». Il conviendrait de se demander aussi dans quelle mesure ce
récit décrit la réalité des pratiques, et s’il n’est pas plutôt une reconstruction « idéal-
typique », une épure de ce que serait cette réalité si les règles auxquelles elle obéit
s’appliquaient parfaitement. Reste que l’on peut en retenir l’idée d’une progression non
linéaire et conflictuelle, qui va nous permettre de transposer ce récit à l’histoire de l’art, en
nous demandant si la notion de « paradigme » y a aussi sa place, et si les « révolutions
artistiques » peuvent être également décrites comme des « changements de paradigme » 46.
En 1996, Damien Hirst, nouvelle star de l’art contemporain, déclarait que tout ce qu’il
faisait était de l’art à ses yeux (« It’s all art to me »), et expliquait : « Je voulais qu’on
m’arrête, et personne ne m’a arrêté. Je voulais juste découvrir où sont les limites. Jusqu’à
présent j’ai découvert qu’il n’y en a pas 1. » Voilà qui illustre remarquablement les deux thèses
développées dans Le Triple Jeu de l’art contemporain : que l’art contemporain repose sur la
transgression des frontières de l’art telles que les perçoit le sens commun ; et que les
institutions, en acceptant voire en encourageant ces transgressions, sont au principe d’un
« paradoxe permissif » entraînant une radicalisation des propositions artistiques dans une
« partie de main chaude » qui ne cesse d’élargir les limites imparties à l’art 2.
Mais plutôt que de « transgression des frontières », qui renvoie au point de vue des
acteurs extérieurs au monde de l’art contemporain, parlons plutôt ici d’« expérience des
limites », pour nous rapprocher du point de vue des acteurs directement concernés (artistes
et spécialistes d’art). Car ceux-ci sont mal placés pour percevoir le caractère transgressif de
propositions quasi normalisées dans la grammaire qui est la leur ; en outre la notion de
« frontière » entre art et non-art est probablement, à leurs yeux, trop porteuse de marqueurs
conventionnels pour coller à la nature souvent ludique et fluctuante de ces propositions.
Les limites ainsi expérimentées ne sont pas seulement, nous l’avons vu, celles du
paradigme classique — l’impératif de soumission aux conventions de la figuration
académique —, mais aussi et surtout celles du paradigme moderne — l’impératif
d’expression de l’intériorité de l’artiste. Dans une installation, une performance, une vidéo,
une photographie plasticienne, l’on ne trouve plus de lien direct entre l’œuvre et le corps de
l’artiste, de lourdes médiations techniques s’interposent, la dimension ludique ou ironique
prend le pas sur l’exigence de « sérieux » artistique, ou bien la monumentalité des œuvres
rend problématique l’immédiateté du geste expressif. C’est pourquoi, après avoir rappelé
brièvement en quoi peuvent consister, dans le paradigme contemporain, les limites
« hétéronomes », portant sur les conventions du monde ordinaire (frontières morales et
juridiques), et les limites plus « autonomes », portant sur les conventions esthétiques (goût,
beauté, art), nous nous attarderons sur celles qui sont le plus manifestement en rupture avec
le paradigme moderne et, pour cette raison, les plus vulnérables à la controverse : à savoir
les conventions de l’authenticité, dont relève directement l’exigence d’expression de
l’intériorité.
Depuis les nombreuses atteintes aux conventions morales répertoriées jusqu’au milieu
des années 1990, que ce soit en France ou aux États-Unis 3, le « paradoxe permissif » a
produit ses effets, poussant à la radicalisation et, en conséquence, à des réactions souvent
exacerbées, qui témoignent de l’incompréhension réciproque entre ceux qui sont à
l’intérieur du monde de l’art contemporain et ceux qui y sont extérieurs.
C’est ainsi par exemple qu’en France, à la fin des années 1990, les commissaires de
l’exposition « Présumés innocents » au CAPC de Bordeaux firent l’objet d’un procès par
une association pour incitation à la pédophilie 4. Une dizaine d’années plus tard,
l’installation au château de Versailles, par Joana Vasconcelos, d’un grand lustre composé de
tampons hygiéniques contribua à radicaliser les oppositions déjà virulentes à la politique
d’expositions d’art contemporain menée dans ce haut lieu de la culture classique. En Italie,
une installation de Maurizio Cattelan — des mannequins d’enfants pendus sur une place
publique — déchaîna de violentes réactions 5, tandis que sa sculpture représentant le pape
écrasé par une météorite ne passait pas non plus inaperçue. Aux États-Unis, l’exposition
par le Jewish Museum de New York du Lego Concentration Camp de l’artiste polonais
Zbigniew Libera — un jeu de Lego représentant un camp de concentration, avec ses
prisonniers et ses gardiens — fut fortement controversée 6. Les photographies présumées
zoophiles du russe Oleg Kulik occasionnèrent une descente de police à la FIAC, incitant
son directeur, l’année suivante, à faire poster devant chaque stand litigieux un garde chargé
de vérifier l’âge des amateurs désireux d’entrer 7. Quant aux cochons naturalisés et tatoués
par l’artiste belge Wim Delvoye 8, ainsi que son contrat passé avec un homme dont il tatoua
le dos, ils occasionnèrent quelques remous 9.
L’ART DU TATOUAGE
« Le tatouage réalisé par l’artiste belge Wim Delvoye sur le dos du musicien helvète Tim Steiner vient
d’être vendu 150 000 euros par une galerie suisse à un collectionneur allemand. Tim sera dépecé après
sa mort, mais d’ici là, il devra s’exposer trois fois par an et pour la première fois, en septembre dernier, à
la foire de Shanghai 10 » ; « La somme a été partagée par l’artiste, une galerie et le support vivant. […] Par
contrat, il doit s’exposer trois fois par an, et il sera dépecé et tanné après sa mort 11 » ; « La galerie s’est
même assurée juridiquement devant notaire que les proches du tatoué ne s’opposeraient pas à la
conservation de l’œuvre après son décès 12 ».
Défense de l’enfance, défense des animaux, défense de la religion, défense de la décence,
défense de la mémoire des victimes de la Shoah, défense de la dignité humaine : l’on est bien
au cœur des valeurs morales du monde occidental, que réactivent en les transgressant les
propositions de l’art contemporain.
Même si les « affaires » voire les scandales qui s’ensuivent ne vont pas forcément
jusqu’aux procès en justice, le droit lui-même se trouve souvent impacté par des
propositions qui jouent avec les limites juridiques du droit d’auteur, de la notion
d’originalité, voire de la notion même de forme 13. Ce phénomène fut particulièrement
sensible avec le grand maître de l’art contemporain, Marcel Duchamp : comme le remarque
une spécialiste, « les ready-mades se situent à la frontière entre la propriété artistique et la
propriété industrielle, les Rotoreliefs relèvent presque du droit des brevets et les bouteilles de
parfum Belle Haleine. Eau de Voilette participent du droit des marques et du droit des
dessins industriels 14 ». Et là même où certaines de ces œuvres — tels les monochromes
d’Yves Klein — se situent à la limite de la protection au titre du droit d’auteur, faute
d’originalité (au sens juridique) et d’empreinte de la personnalité de l’artiste, il se trouve
que, « paradoxalement, leur originalité et leur authenticité sont considérées comme
particulièrement hautes dans le monde de l’art 15 ».
Bref, bien après ces précurseurs, l’art contemporain continue plus que jamais de jouer
avec les limites juridiques et morales, même si toutes les œuvres qui en relèvent ne sont pas
réductibles à un tel jeu.
Il convient ici de préciser la logique qui organise le choix des exemples cités dans ce
livre. Ce sont souvent — comme les propositions ci-dessus — des cas extrêmes, mais ils ne
sont en rien marginaux puisque ces œuvres sont exposées dans les galeries et musées les plus
réputés, vendues pour des sommes importantes, commentées dans de prestigieuses
publications. Ces exemples sont choisis pour leur caractère saillant, en tant qu’ils illustrent
l’espace des possibles de l’art contemporain, et les limites qu’il est capable d’atteindre dans
sa mise à l’épreuve des valeurs communes. Car à la différence de l’historien d’art ou du
critique d’art, le sociologue, dès lors qu’il vise à dresser une description — et non pas à
fournir une évaluation — d’un « monde » ou d’un « champ », se doit de privilégier les
saillances, les points de repère et, en particulier, les bornes qui en délimitent les frontières,
surtout lorsque, comme c’est le cas avec l’art contemporain, le travail d’extension de ces
frontières est précisément au principe du fonctionnement de ce monde. Tel un cartographe,
le sociologue, s’il ne veut pas se perdre ni perdre le lecteur, doit prendre ses repères non
dans les points les plus subtils mais, au contraire, dans les cas emblématiques ou idéal-
typiques, qu’il s’agisse de « cas-limites » ou, au contraire, de « cas-noyaux » 16. Cela ne
préjuge en rien de leur valeur artistique intrinsèque — laquelle n’est pas du ressort du
sociologue.
LIMITES ESTHÉTIQUES
« Dans cette affaire, un membre du Bureau de l’Association des amis de la chapelle Saint-Louis de la
Salpêtrière, lieu d’expositions temporaires, avait démonté l’installation de Honf Yon Park et en avait
dispersé les éléments constitutifs, sans son consentement. Il s’agissait en l’espèce d’une œuvre
constituée de rangées de cuvettes de W.-C. avec leurs réservoirs et couvercles, ainsi que de grandes
boîtes recouvertes de serviettes hygiéniques évoquant des cercueils. L’artiste n’ayant pas retiré l’œuvre à
la date prévue, le membre de l’Association s’était “fait justice lui-même”. Un désaccord était en effet
intervenu entre Honf Yon Park et les membres de l’Association, car si l’artiste avait bien au préalable
présenté un catalogue de ses œuvres afin que les organisateurs de l’exposition puissent se prononcer sur
l’éventualité d’exposition à la chapelle de la Salpêtrière, elle avait livré une œuvre bien différente de celles
montrées dans le catalogue. D’où la surprise des membres de l’Association et la décision qui s’ensuivit
— apparemment en accord avec l’artiste — de réduire le temps d’exposition de l’œuvre à une journée : en
effet, pour les membres de l’Association, l’œuvre était incompatible avec le lieu d’exposition car elle
constituait une atteinte à son esprit. Or, le démantèlement de l’œuvre, d’un ordonnancement complexe,
avait empêché l’artiste de l’exposer comme prévu dans un autre lieu d’exposition. La cour d’appel de
Paris constata dans un arrêt du 10 avril 1995 “l’atteinte au droit absolu au respect de l’œuvre” 20. »
Ce n’est pas seulement le bon goût qui se trouve mis au défi par les propositions les
plus extrêmes de l’art contemporain mais aussi, on le sait, la valeur même de beauté,
laquelle n’est plus guère un critère pertinent dans ce paradigme. Comme le dit Maurizio
Cattelan, elle n’y a sa place, à la rigueur, qu’au service de la transgression : « La beauté pour
elle-même ne m’intéresse pas beaucoup. Mais on peut l’utiliser comme un moyen de créer
quelque chose de très dérangeant ; peut-être qu’un jour je l’utiliserai pour délivrer, sous une
forme apparemment inoffensive, un contenu extrêmement inquiétant 21. » Ce n’est plus tant la
quête de beauté qui caractérise la démarche artistique que la quête d’émotions, de
sensations, d’excitation (ce « quest for excitement » fort peu pris en compte par les sciences
de l’homme mais dont Norbert Elias avait signalé, à propos du sport, l’importance dans
l’expérience humaine 22) : « En fait, le plus important pour moi est d’éprouver une excitation,
d’être stimulé par quelque chose, donc peu importe si c’est provoqué par le meilleur ou par le
pire. La tension que tu éprouves en toi au moment qui précède la réalisation d’une œuvre est
vraiment la raison la plus intime, et la plus importante, de continuer à travailler 23 » — la
même chose valant aussi pour le spectateur. Par sa focalisation sur l’épreuve des limites,
l’art contemporain répond à l’attente de sensations plus que d’élévation spirituelle ou
d’émotion esthétique, comme dans les paradigmes classique et moderne.
Au-delà du goût et de la beauté, c’est la notion d’art elle-même, dans ses versions de
sens commun — classique ou moderne —, avec laquelle jouent les œuvres les plus
emblématiques de l’art contemporain, depuis les ready-mades de Duchamp et, surtout, son
fameux urinoir (Fountain), qui rompait radicalement avec cette attente fondamentale qu’est
la fabrication de l’œuvre par l’artiste lui-même ou, au moins, sous sa direction. Là encore
les radicalisations de son geste n’ont pas manqué, qui substituent au travail de
représentation, figurative ou abstraite, la littéralité de la présentation : depuis l’utilisation
par Rauschenberg, dans les années 1950, d’objets trouvés dans ses Combines, qui
tranchaient ironiquement avec le sérieux de l’expressionnisme abstrait 24, jusqu’aux
dispositifs tout aussi ironiques de Bertrand Lavier proposant des objets triviaux (balise de
signalisation, porte de réfrigérateur, nounours…) soclés comme de précieuses œuvres
d’art 25.
L’art contemporain est donc avant tout déceptif à l’égard des attentes communes quant
à ce que devrait être une œuvre d’art : visible, au minimum (mais les environnements colorés
de James Turrell se situent, selon ses propres dires, « au niveau de l’exploration des limites de
la perception 26 », et Dan Flavin poussa l’ironie jusqu’à installer au plafond de Grand
Central Station à New York une composition de tubes fluorescents de 2,50 m et 1,20 m,
taille habituelle des tubes employés pour l’éclairage de la gare 27) ; expressive, si possible
(mais Jasper Johns déclarait choisir ses thèmes selon qu’ils lui paraissaient « préformés,
conventionnels, dépersonnalisés, factuels et extérieurs 28 », et la plupart des œuvres
minimalistes relèvent de ce programme, de Frank Stella à Carl André et Donald Judd et, en
France, d’Yves Klein à François Morellet) ; exprimant de préférence une subjectivité (mais
où pourrait-elle se nicher dans les rayures alternées, les carrés réguliers, les cercles
identiques et les bandes délimitées au ruban adhésif du groupe BMPT ?) ; voire témoignant
d’une créativité de l’artiste (mais, pour les étudiants de la très cotée université CalArts —
California Institute of the Arts —, le mot « créatif » est « absolument sale », « presque aussi
embarrassant que beau ou sublime ou chef-d’œuvre », « un cliché utilisé par des gens qui ne
sont pas professionnellement impliqués dans l’art » 29). De même encore, la conception de l’art
privilégiée par le sens commun exclut qu’une œuvre d’art puisse être due au hasard (mais
Duchamp définissait ses Trois stoppages-étalon comme du « hasard en conserve », et les
couleurs jetées sur la toile dans les drippings de Pollock relevaient d’une « combinaison
d’aléatoire et de contrôle » 30), ou à l’aléatoire (mais l’espiègle Morellet alla jusqu’à proposer
en 1961 une Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un
annuaire de téléphone 31), ou encore à l’arbitraire (mais Klein exposa à des prix différents
onze monochromes « tous rigoureusement semblables en ton, valeur, proportions et
dimensions 32 »).
Jouant avec les frontières de l’art, maintes propositions se retrouvent du même coup à
la limite des murs du musée : soit qu’elles optent pour la formule de l’installation in situ,
comme avec le land art (de Robert Smithson à Christo, de Richard Serra à Daniel
Buren 33) ; soit qu’elles miment l’art pour touristes en se fabriquant devant le musée (ainsi
Daniel Richter fut autorisé à poser comme un faux artiste de rue devant le Centre
Pompidou, où il réalisa des portraits-charges pour les touristes de passage 34) ; soit même
qu’elles parviennent à intégrer les institutions alors qu’elles avaient été conçues pour la rue
(ainsi, une fresque au pochoir de Banksy, « star » du street art, après avoir été découpée
durant la nuit, est passée directement de la rue à la salle des ventes, avec une estimation
entre 500 000 et 700 000 dollars 35).
« Un matin de 1999, raconte la sociologue Albena Yaneva, en arrivant au musée [d’art moderne de la
Ville de Paris, où elle fait un terrain de recherche pour préparer son doctorat], je découvris que la porte
d’entrée avait disparu, et que deux gros camions étaient garés tout près. […] À la place de la porte il y
avait un trou, et à la place de l’entrée, le vide. Néanmoins l’espace ainsi dégagé était trop petit pour
permettre d’y introduire le bus qui attendait dehors ; il fallut donc enlever la seconde porte. Quelques
ouvriers furent requis pour aider à l’installation du bus dans le musée. Cette situation chaotique et
l’agitation collective durèrent toute la journée […]. Un grand échafaudage métallique fut dressé sur
l’escalier pour faire monter le bus dans la salle Dufy. Pendant tout ce temps l’artiste resta en observation,
suivant le processus d’installation de la plateforme et le déplacement du bus à travers l’espace du
musée ; il remarqua avec fierté : “C’est la première fois qu’un bus entre dans un musée !” Une fois
introduit dans le musée, le bus fut attaché avec des cordes et monté sur l’échafaudage, prêt pour
l’ascension des vingt-cinq marches menant à la salle Dufy. Rassemblés autour de lui, les ouvriers, les
conservateurs, les techniciens et l’artiste donnaient leur avis, prenaient les décisions, lançaient des
exclamations. […] Après d’autres efforts de machinerie, le bus fut arrimé sur le grand échafaudage puis
lentement poussé vers la salle Dufy où il devait être installé pour toute la durée de l’exposition “Haüser”.
Mais les problèmes ne s’arrêtèrent pas là : une fois dans la salle, une autre série d’épreuves apparut.
Étant donné ses grandes dimensions et son poids (1 300 kg), le bus s’avéra difficile à déplacer jusqu’à la
position prévue. […] Les participants à l’opération (conservateurs, ouvriers, techniciens) insistèrent sur la
nécessité d’ôter le carburant, ainsi que la batterie et d’autres éléments intérieurs, pour des raisons de
sécurité ; mais l’artiste n’était pas d’accord avec ces exigences. Pour résoudre la controverse, l’on fit une
série de calculs visant à répartir le poids dans la salle Dufy, à l’issue desquels il fallut admettre que le
bus était trop lourd pour être installé tel quel, sans modifications. L’artiste tomba d’accord avec le
personnel : il fallait diminuer le poids. Le responsable technique demanda donc aux ouvriers d’ôter la
batterie et de vider le carburant 36. »
LIMITES DE L’AUTHENTICITÉ
CARTON D’INVITATION
Sur le carton d’invitation au vernissage de l’exposition de Lawrence Weiner à la galerie Wide White
Space d’Anvers, le 20 juin 1969, l’on pouvait lire ceci :
1. L’artiste peut réaliser la pièce.
2. La pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre.
3. La pièce ne doit pas être nécessairement réalisée
Chacune de ces possibilités a la même valeur et correspond chaque fois à l’intention de l’artiste. Il
appartient à l’acquéreur éventuel de préciser les conditions de réalisation de l’œuvre.
Et là encore, après Duchamp le grand précurseur, Klein et Warhol sont aux avant-
postes, l’un en France, l’autre aux États-Unis : Klein avec ses Anthropométries, où il
demandait à des mannequins nues enduites de peinture fraîche de s’allonger sur des toiles
posées au sol, qui porteront l’empreinte de leur corps (façon subtile de ne pas mettre,
comme on dit, la main à la pâte) ; et Warhol en projetant à l’épiscope les photographies de
ses modèles dont il fera ensuite ses célèbres lithographies, et en déléguant souvent aux
assistants de sa bien nommée Factory leur réalisation picturale 47 — il déclara d’ailleurs lui-
même vouloir « être une machine 48 ». L’industrialisation de l’exécution sera systématisée
plus tard par Daniel Walravens, coloriste industriel, qui utilise pour la réalisation de ses
monochromes — confiée à des assistants — les chartes de couleurs qu’il a lui-même
créées 49. Ce sont jusqu’aux stars de la photographie dite plasticienne, tels Andreas Gursky
ou Jeff Wall, qui ne se cachent pas d’utiliser le logiciel Photoshop 50, au mépris des règles
basiques de l’authenticité photographique.
La dépersonnalisation assumée de l’œuvre tend parfois à l’invention systématique de
procédés qui s’apparentent moins à un « style » artistique qu’à une forme de signature
proche d’une « marque » commerciale, comme l’ont remarqué des juristes 51 : par exemple à
propos de Daniel Buren et de ses bandes alternées, technique qu’il adopta dès 1966 et dont
il ne se départit jamais 52. C’est d’ailleurs également Buren qui, en compagnie de ses trois
complices du groupe BMPT, proposa d’échanger entre eux l’exécution de leurs procédés ou
« outils visuels » respectifs (mais ce projet de fabrication délibérée de « faux » artistiques ne
fut pas accepté par l’un des membres du groupe, entraînant l’éclatement de celui-ci 53). Une
génération plus tard, la radicalisation ayant fait son œuvre, il existe des artistes, tel Philippe
Parreno, qui travaillent principalement en collaboration.
Emprunts aux prédécesseurs, délégation, mécanisation, standardisation, collaboration :
autant de voies ouvertes à la dépersonnalisation de la création artistique, en opposition
flagrante aux normes esthétiques, axiologiques et juridiques qui prévalent dans le
paradigme moderne, faisant de la notion d’« empreinte de la personnalité de l’artiste » —
laquelle commande, en droit d’auteur, l’exigence d’originalité — un critère désormais
relativisable, voire indécidable, au point d’entraîner des décisions judiciaires divergentes 54.
Dans le film américain Love (et ses petits désastres) d’Alek Keshishian (2005), deux
jeunes gens visitent un vernissage d’art contemporain, où l’on voit des pièces de bœuf
pendues à un crochet. « Des animaux en guise d’œuvres : on a déjà vu ça ! », lance l’un,
désabusé. « Oui, objecte l’autre, mais c’était dans du formol : là, c’est de la viande à l’état
brut, qui se décompose pendant la durée de l’expo. C’est quand même plus fort ! »
Certes, l’anecdote est ici fictionnelle, mais cette scène imaginaire n’en est pas moins
emblématique de la radicalisation dans l’art contemporain. Celle-ci touche toutes les formes
de transgression, ou d’expérience des limites, y compris le cadre axiologique qui leur donne
leur valeur, à savoir le « régime de singularité » — ce système non dit d’évaluation qui
privilégie par principe tout ce qui est original, innovant, hors du commun, à l’inverse du
« régime de communauté » et de son privilège accordé au respect des conventions, des
traditions, des standards. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la
systématisation des transgressions portant sur les valeurs propres au « monde inspiré » qui
gouverne l’art moderne, notamment par l’intérêt affiché pour le « monde marchand » de
l’argent, le « monde industriel » de l’efficacité dépersonnalisée, le « monde du renom » de la
célébrité recherchée 55, voire le « présentisme » qui s’affranchit de la référence au passé
comme de la projection dans l’avenir 56.
L’inscription de l’art en régime de singularité n’est pas propre au paradigme
contemporain, car ce régime définissait déjà le paradigme moderne, dès la seconde moitié
du XIXe siècle 57 et, surtout, avec la popularisation de la figure de Van Gogh, qui incarna
pour le grand public et plus seulement pour les spécialistes la figure de l’artiste à la fois
singulier et grand, voire grand parce que singulier 58. Ce qui est propre à l’art contemporain,
c’est l’emballement de ce régime, sa radicalisation par les artistes eux-mêmes : la singularité
n’est plus seulement ce qui est attendu par les spectateurs, mais aussi ce qui est visé
sciemment, et parfois prioritairement, par les artistes. Au-delà du principe de réception, elle
est devenue un principe de création.
L’on peut imaginer toutes sortes de causes exogènes à cette radicalisation de la valeur
de singularité : notamment cette forme de fuite hors du monde propre, selon Norbert Elias,
à tous les romantismes, qu’il définissait comme la conséquence d’une situation de
dépendance à l’égard de privilèges impossibles à assumer ou à idéaliser 59. C’est
probablement ainsi qu’il faut interpréter la prévalence de la posture critique en art
contemporain, devenue une forme obligée du répertoire de la singularité : engagement
politique, rejet des institutions, solidarité ostensible avec les « dominés » sont devenus, à
l’imitation des pionniers en la matière que furent Michael Ascher et Hans Haacke, des
postures sinon obligées, du moins assez communes, surtout pour les jeunes artistes en mal
de reconnaissance. C’est ainsi par exemple que l’art contemporain chinois s’est imposé
internationalement en investissant la posture critique, au point que, remarque un
anthropologue, « chinois et critique constituent une excellente marque de fabrique qui va
s’exporter dans de grandes manifestations internationales comme la biennale de Venise à
partir de 1993, l’exposition “New York Inside/Out” en 1998 et la biennale de Sao Paulo
en 2002 60 ».
Mais parallèlement à cette cause exogène qu’est le porte-à-faux du monde de l’art entre
privilège et marginalité depuis la modernité postrévolutionnaire 61, la radicalisation
s’explique aussi par une cause endogène. Car étant donné la logique même du régime de
singularité, le principe transgressif entraîne inévitablement sa radicalisation dès lors que les
productions en sont socialisées, intégrées, acceptées ; ici, c’est l’effet — la radicalisation du
singulier — qui nous donne la cause — sa normalisation. On a là, en d’autres termes, la
fameuse « tradition du nouveau » épinglée par le critique américain Harold Rosenberg 62, ou
encore le « paradoxe de la tradition de l’innovation radicale » diagnostiqué par l’historien
d’art américain Kirk Varnedoe 63 ; et l’on aurait « l’institutionnalisation de l’anomie »
pointée par Pierre Bourdieu 64 si l’art contemporain était un monde anomique, sans règles
— ce que dément la parfaite régularité de son fonctionnement pour peu qu’on en ait
identifié la règle du jeu. C’est ainsi que par rapport au régime de singularité propre au
paradigme moderne, l’art contemporain expérimente et produit une singularisation, si l’on
peut dire, « au second degré ».
Les artistes sont les premiers à repérer, à saluer et à expérimenter la systématisation
d’une posture de singularité, y compris à l’égard d’eux-mêmes. « Ce qui m’a frappé chez
Duchamp n’est pas seulement que son œuvre était si complètement différente des autres, mais
aussi que chaque Duchamp était si complètement différent de tous les autres Duchamp »,
déclarait l’artiste William Anastasi 65. Après la phase expérimentale, où les propositions
singulières sont si extravagantes qu’elles en passent inaperçues (tel l’urinoir de Duchamp
qui, contrairement à la légende, n’a jamais fait scandale, faute d’avoir été simplement pris
en considération 66), le basculement de l’art dans le paradigme contemporain fait du
scandale une monnaie courante : vocabulaire dont Klein, notamment, joua avec maestria,
de sorte que son itinéraire est « un exemple extrême de construction d’une réputation par le
scandale et la provocation 67 ».
Aujourd’hui, où les artistes reconnaissent volontiers leur intérêt prioritaire pour la
singularité (« Je regarde ce qui rend une œuvre singulière, ce qui la distingue des œuvres plus
banales », déclare Cattelan 68), il convient non seulement de ne pas répéter ce qui a été déjà
fait (sauf à le faire pour la première fois, et en le revendiquant), mais aussi de ne pas se
répéter soi-même (sauf à en faire un procédé distinctif assumé comme tel, une marque de
fabrique). Le renouvellement perpétuel devient un impératif quasi catégorique : « Je suis
conscient que beaucoup des choses que je fais en ce moment relèvent plus ou moins de la même
idée, et ça m’inquiète. Je ne veux pas faire du Damien Hirst », confesse Damien Hirst (qui
explique aussi qu’il est à soi-même son « propre commissaire, comme s[’il] étai[t] un groupe
d’artistes » 69). Cattelan, lui, va plus loin ; conscient que « le risque principal maintenant est
de [s]e répéter », il en vient à envisager, comme solution radicale à la singularisation
obligée à l’égard de sa propre démarche, d’arrêter simplement d’être artiste : « Peut-être que
la seule façon de le faire est d’arrêter. De faire autre chose. J’ai toujours considéré le fait
d’être artiste comme un métier, je peux changer de métier 70. » Arrivé à cette limite, l’artiste ne
se situe plus par rapport à l’histoire de l’art mais par rapport à son propre parcours, qu’il
doit renouveler comme les artistes de la modernité devaient renouveler leur démarche par
rapport à leurs prédécesseurs : l’artiste contemporain est devenu sa propre référence — à la
fois le créateur et la création.
En régime de singularité radicalisée, la transgression est devenue à ce point « normale » qu’elle n’est
plus perçue par les acteurs appartenant au monde de l’art contemporain. Certains — tel ici le galeriste
Georges-Philippe Vallois — en viennent ainsi à se plaindre, en toute bonne foi, du manque de
transgression dans des propositions où affluent pourtant « ironie et bêtise », « grotesque et
transgression », « insolence, impertinence et dérision » ; et, prenant parti pour les artistes marginalisés en
raison de leur « refus du formatage », ils ne voient pas que ces marginaux sont précisément ceux qui n’ont
pas fait de l’ironie, de la transgression et de la dérision le fondement de leur pratique : « J’ai trouvé que
cette foire était d’un terrible sérieux. Où sont l’ironie et la bêtise ? Où sont le grotesque et la transgression ?
L’insolence, l’impertinence et la dérision ? […] Ces plasticiens qui refusent le formatage sont un peu exclus
du débat et se retrouvent absents des ventes publiques et des foires 71. »
1. « I wanted to be stopped, and no one has stopped me. I just wanted to find out where the boundaries were. So far,
I’ve found out there aren’t any. » Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit.,
p. 133.
2. Cf. Nathalie HEINICH, « La partie de main-chaude de l’art contemporain », in Jean-Olivier Majastre, Alain Pessin
(dir.), Art et contemporanéité. Première rencontre internationale de sociologie de l’art de Grenoble, avec la collab. de
G. Rodriguez, Bruxelles, La lettre volée, 1992 ; ID., Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit., (introduction et
conclusion) ; ID., « La transgression, entre provocation et subversion », in Éric Darragon, Marianne Jakobi (dir.), La
Provocation, une dimension de l’art contemporain, Publications de la Sorbonne, 2004. Sur les transgressions en art, cf. aussi
Anthony JULIUS, Transgressions. The Offences of Art, Londres, Thames and Hudson, 2002.
3. Cf. N. HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit. ; ID., L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de
cas, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998 ; ID., Guerre culturelle et art contemporain. Une comparaison franco-américaine,
Hermann, 2010. Cf. aussi Paul ARDENNE, Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, Flammarion, 2006.
4. Pour une mise en perspective par rapport à d’autres affaires similaires, cf. Nathalie HEINICH, « Les limites de la
fiction », L’Homme, nos 175-176, juillet-décembre 2005.
5. Cf. Nathalie HEINICH, « L’art du scandale. Indignation esthétique et sociologie des valeurs », Politix, no 71, 2005.
6. Cf. Stephen C. FEINSTEIN, « Zbigniew Libera’s Lego Concentration Camp. Iconoclasm in Conceptual Art about
the Shoah », Other Voices. The Journal of Cultural Criticism, vol. II, no 1, février 2000.
7. Le Monde, 22 octobre 2009.
8. Cf. Paul ARDENNE, « L’avenir éthique de l’art », Nouvelle revue d’esthétique, no 6, 2010, p. 51.
9. Libération, 8 octobre 2012.
10. Artension, no 44, novembre-décembre 2008.
11. Le Monde, 11 septembre 2008.
12. Le Journal des Arts, 3-16 octobre 2008.
13. Cf. B. EDELMAN, N. HEINICH, L’Art en conflits, op. cit.
14. Cristina Sofia MARTINEZ, « Marques déposées, General Idea, la critique de l’art et de la propriété intellectuelle »,
Les Cahiers du Mnam, no 79, décembre 1999, p. 95.
15. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 289.
16. Cf. Alain DESROSIÈRES, Laurent THÉVENOT, Les Catégories socio-professionnelles, La Découverte, 1988.
17. Ces différents exemples ont été exposés dans N. HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit., pp. 76,
152-153 et 92.
18. Cf. Jean-Pierre CRIQUI, « Eater’s Digest », Artforum International, vol. XL, no 1, septembre 2001.
19. Le Journal des Arts, 5-18 octobre 2012.
20. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 334.
21. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 80.
22. Cf. Norbert ELIAS, Eric DUNNING, Sport et civilisation. La violence maîtrisée [1986], trad. J. Chicheportiche et
F. Duvigneau, Fayard, 1994.
23. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 91.
24. Cf. D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 53.
25. Le dispositif est décrit et analysé dans N. HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit., pp. 126-127.
26. Cité dans N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 127.
27. Ibid., p. 126.
28. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 52.
29. Cité dans Sarah THORNTON, Seven Days in the Art World, Londres, Norton, 2008, p. 63.
30. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 167-169 et 458-459.
31. Ibid., p. 175.
32. Cité dans ibid., p. 124.
33. Cf. Gilles A. TIBERGHIEN, Land Art, Dominique Carré, 1993.
34. Cf. Isabelle GRAW, High Price. Art Between the Market and Celebrity Culture, Berlin, New York, Stenberg
Press, 2009, p. 42.
35. Le Monde, 28 février 2013.
36. Albena YANEVA, « When a Bus Met a Museum. Following Artists, Curators and Workers in Art Installation »,
Museum & Society, vol. I, no 3, 2003, pp. 118-119.
37. Cf. Nathalie HEINICH, « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, no 33, 1999.
38. Cité dans Th. de DUVE, « Petite théorie du musée », art. cité, p. 90.
39. Cités dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 51.
40. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 119.
41. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 176.
42. Cf. Hector OBALK, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, Aubier, 1990.
43. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 98.
44. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 186.
45. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 270-271.
46. Ibid., p. 318.
47. H. OBALK, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, op. cit., pp. 25 et 58.
48. Ibid., p. 77, et D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 54.
49. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 187, et D. RIOUT, La Peinture monochrome.
Histoire et archéologie d’un genre, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, p. 129.
50. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 197.
51. Cf. notamment Bernard Edelman, in B. EDELMAN, N. HEINICH, L’Art en conflits, op. cit.
52. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 113-114, 118, 206.
53. Cf. Thierry LENAIN, Art Forgery. The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion Books, 2011, p. 319.
54. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 190, 213, 216.
55. Ce repertoire des justifications est emprunté à Luc BOLTANSKI, Laurent THÉVENOT, De la justification. Les
économies de la grandeur, Gallimard, 1991.
56. Cf. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éd. du Seuil, 2003.
57. Cf. N. HEINICH, L’Élite artiste, op. cit.
58. Cf. ID., La Gloire de Van Gogh, op. cit.
59. Cf. Norbert ELIAS, La Dynamique de l’Occident [1969], trad. P. Kamnitzer, Calmann-Lévy, 1975.
60. Marc ABÉLÈS, Pékin 798, Stock, 2011, p. 189.
61. Cette question a été développée dans N. HEINICH, L’Élite artiste, op. cit.
62. Cf. Harold ROSENBERG, La Tradition du nouveau [1959], Éd. de Minuit, 1962.
63. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 10.
64. Cf. Pierre BOURDIEU, « L’institutionnalisation de l’anomie », Les Cahiers du Mnam, no 19-20, juin 1987.
65. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 145.
66. Cf. N. HEINICH, « L’art du scandale », art. cité.
67. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 311.
68. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 90.
69. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 153.
70. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 146.
71. Cité dans Marie MAERTENS, L’Art du marché de l’art, Bruxelles, Luc Pire, 2008, p. 25.
3
À partir des années 1990 s’est développée une inflexion de l’art contemporain vers des
formes spectaculaires et sensationnalistes, donc attentatoires aux valeurs de bon goût ainsi
que d’intériorité, et dotées d’un haut niveau de visibilité et de plus-value marchande, donc
attentatoires aux valeurs d’autonomie, de modestie et de désintéressement. Elles amènent
les observateurs à évoquer régulièrement une « bulle » à la fois esthétique et financière, tout
en alimentant et en renouvelant considérablement le répertoire critique des détracteurs.
C’est probablement en pensant à ce phénomène que maints lecteurs auront entamé la
lecture de ce livre. Il ne constitue pourtant qu’une partie du paradigme de l’art
contemporain, auquel il appartient mais par rapport auquel il n’est ni emblématique, ni
marginal. C’est pourquoi il vaut la peine de le décrire afin de lui accorder sa juste place dans
l’analyse : pas centrale, mais pas anodine non plus.
LE VOYAGE DE MURAKAMI
Dans sa remarquable description du monde de l’art contemporain, Sarah Thornton relate le voyage
en avion, de Tokyo à Los Angeles, de l’artiste japonais Takashi Murakami, pour la préparation d’une
grande exposition au MoCA, le musée d’art contemporain de Los Angeles. Vêtu d’un tee-shirt blanc, d’un
short baggy et de chaussures de sport portées sans chaussettes, l’artiste voyage au premier rang de la
classe affaires, juste devant ses galeristes arborant des costumes à la dernière mode, tandis que les
conservateurs du musée, en impeccable complet-veston et cravate, sont relégués en classe économique
(l’artiste offrira au plus haut gradé de prendre son siège — ce que celui-ci, bien sûr, refusera). On a là,
note-t-elle, une « représentation quasi parfaite des hiérarchies du monde de l’art », en même temps
qu’une rupture spectaculaire avec l’image traditionnelle (ou plus exactement, moderne) de l’artiste seul
dans son atelier, qui se dévoue et se sacrifie à son art en attendant un succès improbable ou tardif —
l’anti-Van Gogh, somme toute 7.
L’EFFET LONGCHAMP
En même temps que l’art contemporain, du moins dans sa partie la plus visible,
s’infléchit vers une mercantilisation spectaculaire, il se laisse pénétrer par la culture de la
célébrité, dans la voie ouverte il y a cinquante ans par Andy Warhol 20 : emprise de la
communication 21, popularité auprès de nouveaux publics jeunes et « branchés » ou même
appartenant à la jet-set 22, extension à l’art de la « logique de la célébrité » propre aux
industries du film et de la mode 23, starification de quelques vedettes, y compris au-delà du
monde de l’art proprement dit. Au premier rang de celles-ci figure Damien Hirst, qui soigne
son style de vie aussi attentivement que son art 24 et qui possède, selon son collègue et rival
Maurizio Cattelan, « quasiment la même notoriété qu’une pop star : tout ce qu’il fait entre
dans le domaine public 25 ».
C’est dire que l’art contemporain a réussi à intégrer certains des traits de la culture
populaire en même temps que ceux de la mondanité la plus élitiste, notamment grâce aux
vernissages et soirées mondaines organisées lors des foires et biennales pour les
collectionneurs les plus en vue — telle la foire d’Art Basel Miami Beach, « où se précipitent
les plus grands collectionneurs internationaux, attirés autant par l’art contemporain que par
les nombreuses fêtes et visites de collections privées organisées en parallèle 26 ». Comme le
remarque Isabelle Graw, dans la seconde moitié des années 2000 « l’on ne pouvait pas
ouvrir un magazine de mode en Allemagne (Amica, Bunte, Vanity Fair) sans y trouver des
reportages sur les foires d’art contemporain et les soirées de vernissages, et des portraits
d’artistes à succès 27 ». C’est, pourrait-on dire, l’« effet Longchamp » de l’art contemporain
actuel, pris entre culture de la célébrité, mondanité et luxe : « Collectionner de l’art
contemporain, c’est acheter un ticket d’entrée dans un club de gens passionnés qui se
rencontrent dans des lieux extraordinaires, regardent de l’art ensemble, et se rendent à des
fêtes. C’est extrêmement séduisant », ironise Sarah Thornton 28.
Dans le Paris-Match du 25 au 31 octobre 2012, en page 33, la rubrique « La vie parisienne d’Agathe
Godard » offre une pleine page de photos documentant l’« ouverture de la galerie Thaddaeus Ropac à
Pantin : les VIP dans le 9-3 ». On y voit, réunies dans cette galerie d’avant-garde, des personnalités de la
parfumerie, de la grande entreprise, de la mode, de la chanson, de la peinture, de la politique, de la
télévision, du gotha, de l’architecture et du cinéma : « Jean et Terry de Gunzburg dont les nouveaux
parfums grisent le Tout-Paris ; Alice Ricard, l’épouse de Paul-Charles, et Louis-Marie de Castelbajac ; fils de
grands collectionneurs, Felix Winckler, et la top model argentine Milagros Schmoll ; amie de longue date de
Thaddaeus Ropac, Bianca Jagger était venue de Londres pour découvrir sa nouvelle galerie ; Anselm Kiefer
et son épouse Renate Graf : séduits par Pantin ! ; Dominique de Villepin et José Alvarez, qui vient de publier
“Wax”, un livre d’art sur Valota ; Olivier Picasso qui présente “L’art à tout prix” sur France 2 ; Ondine de
Rothschild et sa mère Ariane Dandois revenaient d’un voyage en Namibie ; la princesse Alessandra Borghese
et son ami Pierre Pelegry, organisateur de la soirée ; le directeur artistique de Dior Homme, Kris Van Assche ;
Christian Louboutin et Alpha, un de ses collaborateurs au studio de design ; le célèbre architecte lord
Norman Foster et son épouse, Elena ; Amira Casar partait en Allemagne tourner avec Wolfgang Becker, le
réalisateur de Good Bye, Lenin ! ; Lou Doillon a chanté six titres de son album “Places” qui démarre fort. »
Dire que l’art contemporain est devenu « à la mode » doit se prendre au pied de la
lettre : il a rejoint des secteurs qui lui étaient jusqu’alors très étrangers, tels que la mode, le
design, le luxe et la culture de la célébrité 29. Boutique Louis Vuitton proposant des sacs
monogrammés pour accompagner l’exposition Murakami au MoCA de Los Angeles
en 2007 30 ; carrés Hermès dessinés par Daniel Buren, exposés à la Monnaie de Paris en
partenariat avec la galerie Kamel Mennour 31 ; participation de responsables institutionnels
de l’art contemporain parisien à un défilé de mode organisé par Hermès le soir du
vernissage de la biennale de Lyon en 2005 32 ; maisons de ventes aux enchères possédées par
deux grands collectionneurs d’art contemporain, Bernard Arnault et François Pinault 33 ;
foires organisées dans tous les hauts lieux de la jet-set internationale 34 : le mélange actuel de
l’art, de la mode et du luxe ne manque pas d’exemples, d’autant que les styles aisément
reconnaissables des artistes-stars — notamment les Anglo-Américains — tendent à
fonctionner comme des logos 35. Du sac de luxe à l’œuvre d’art contemporain, l’on est passé
du « must-have » (ce qu’il faut avoir) au « must-keep » (ce qu’il faut conserver) 36, mais dans
une même logique de distinction ostentatoire qui semble faite pour confirmer la validité de
la thèse plus que centenaire du sociologue américain Thorstein Veblen sur la « société de la
classe de loisirs » 37.
Voilà qui suscite forcément des rejets, y compris à l’intérieur même du marché de l’art,
où les galeristes trop unilatéralement engagés auprès de ce type d’artistes subissent parfois
le dédain de certains de leurs pairs, encore attachés aux valeurs de naguère : « J’ai souffert
pendant toute ma carrière de l’accusation d’être une entreprise commerciale, je vais peut-être
réussir à m’en sortir, comme l’a fait Larry Gagosian. On s’est moqué de moi comme on se
moquait de lui naguère : forcément, les œuvres que nous présentons ne sont pas intéressantes
puisqu’elles se vendent bien ! », témoigne le galeriste à succès Emmanuel Perrotin, exaspéré
par « la mauvaise foi de ceux qui méprisent l’art commercial, l’art paillettes que je
symbolise » 38. C’est que, de ce point de vue-là au moins, les choses ont bien changé depuis la
première génération de l’art contemporain, lorsque les « artistes du siècle dernier », comme
dit Christian Boltanski 39, se faisaient un honneur de ne rien vendre.
Il n’y avait pas du tout cette notion de « gens importants » qu’il y a aujourd’hui. C’était un moment
extraordinaire sur ce plan, il n’y avait pas non plus l’idée de vendre, personne ne vendait jamais rien, chaque
artiste avait un autre métier, on faisait des petits jobs. Moi, j’ai été prof très tôt, Sarkis travaillait chez
Sonnabend, Cadere faisait de la peinture en bâtiment… Pour nous, la notion de vente n’existait vraiment
pas. Ceux qui vendaient étaient considérés comme des imbéciles, vendre n’était pas bien du tout, c’était
presque une chose honteuse 40 !
Même les spécialistes du marché de l’art finissent parfois par jeter l’éponge face aux excès. Ainsi, à
l’automne 2012, Sarah Thornton, qui tenait la rubrique « art contemporain » du prestigieux quotidien The
Economist, publie dans Tales/Contemporary Art (no 8) ses « Top Ten Reasons NOT to Write About the Art
Market » :
1. Cela donne trop de visibilité aux artistes qui atteignent des prix élevés.
2. Cela permet aux manipulateurs de faire de la publicité aux artistes dont ils font monter les prix lors
des ventes aux enchères.
3. Cela semble ne jamais pouvoir se réguler.
4. Les reportages les plus intéressants sont diffamatoires.
5. Les oligarques et les dictateurs ne sont pas sympa.
6. Écrire sur le marché de l’art est fastidieusement répétitif.
7. On vous envoie des communiqués de presse incroyablement stupides.
8. Cela sous-entend que l’argent est ce qu’il y a de plus important en art.
9. Cela amplifie l’influence du marché de l’art.
10. La rémunération est ridicule.
1. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 128.
2. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 13.
3. Ibid.
4. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 207.
5. Harry BELLET, Le Monde-Magazine, 21 avril 2012.
6. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 13.
7. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 210.
8. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., pp. 12 et 48.
9. Ibid., p. 48.
10. Ibid., pp. 9-10.
11. Ibid., p. 59.
12. Ibid., p. 60. Pour une enquête de terrain sur l’essor extraordinairement rapide de l’art contemporain en Chine, cf.
M. ABÉLÈS, Pékin 798, op. cit.
13. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 64.
14. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 34.
15. Ibid., p. 35.
16. Ibid., p. 11.
17. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. XI.
18. Ibid., p. XVI.
19. Le Monde-Magazine, 21 avril 2012.
20. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 15.
21. Ibid., p. 64.
22. Ibid., p. 109.
23. Ibid., p. 148.
24. Cf. D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 179.
25. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 91.
26. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 10.
27. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 108.
28. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 34. Pour un remarquable témoignage de ce phénomène,
voir les extraits du journal intime d’une collectionneuse reproduits par Cyril MERCIER, « Les collectionneurs d’art
contemporain. Analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art », thèse de doctorat en
sociologie sous la direction de Alain Quemin, université Paris-III Sorbonne nouvelle, 2012.
29. Cf. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 33.
30. Cf. ibid., p. 34 et S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 212.
31. Le Journal des Arts, 8-21 octobre 2010.
32. Le Monde, 15 septembre 2005.
33. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 137.
34. Ibid., p. 68.
35. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 10.
36. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 11.
37. Cf. Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir [1899], Gallimard, 1970.
38. In A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., pp. 279-280.
39. Christian BOLTANSKI, Catherine GRENIER, La Vie possible de Christian Boltanski, Éd. du Seuil, 2007, p. 182.
40. Ibid., p. 64.
41. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 41.
42. Cité dans M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 34.
43. H. OBALK, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, op. cit., p. 18. Sa cote continue à être des plus élevées : en
2007, elle devançait celles de Picasso, Bacon, Gauguin et même Raphaël (cf. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art,
op. cit., p. 12).
44. Le Journal des Arts, 9-22 septembre 2011.
45. Cf. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 14.
46. Cité dans Annie COHEN-SOLAL, Leo Castelli et les siens, Gallimard, 2009.
4
Ils ont en commun une caractéristique qui rend l’art contemporain particulièrement
incompréhensible aux tenants du paradigme moderne : c’est que l’œuvre d’art n’y réside
plus dans l’objet proposé par l’artiste. Soit parce qu’il n’y a plus d’objet autre qu’un simple
contenant (une feuille de papier, les murs d’une galerie) ou un rebut destiné à finir à la
poubelle (une feuille de papier déchirée) ; soit parce que l’objet n’a pas de valeur ni même
d’existence (ainsi l’urinoir originel a été perdu, ce qui ne l’a pas empêché de devenir une
icône de l’art contemporain) sans les récits dont il va être le point de départ.
Le récit : voilà le point commun de ces multiples façons d’étendre l’œuvre au-delà de
l’objet. Car sans le récit de la présentation de Fountain au Salon des indépendants de
New York puis dans la revue The Blind Man, et de sa résurgence quarante ans plus tard
sous forme de répliques, sans le récit de l’effacement du dessin de De Kooning, sans le récit
de la traversée des écrans de papier, sans le récit de l’« Exposition du vide », ce n’est pas
seulement qu’il ne resterait rien de ces propositions : c’est qu’elles n’auraient pas eu plus
d’intérêt que de simples blagues de potaches fomentées pour faire rigoler les copains.
Autant dire que l’art contemporain est devenu, essentiellement, un art du « faire-
raconter » : un art du récit, voire de la légende, un art du commentaire et de l’interprétation
— ou simplement de l’anecdote, comme nous l’avons vu plus haut. L’objet n’y est plus
qu’un prétexte, ou au mieux un activateur, qui va entraîner des actions, des mots, des
opérations, des reconfigurations de l’espace (tel l’« outil visuel » de Buren en forme de
rayures), dont l’ensemble est ce qui constitue l’œuvre. Mais c’est alors, bien sûr, une œuvre
ouverte : loin de se réduire aux limites matérielles de l’objet, elle est susceptible de s’enrichir
de tous les commentaires, de toutes les interprétations, de toutes les imitations voire de tous
les actes de vandalisme qu’elle pourra engendrer.
C’est cette réalité — éminemment sociologique — qu’il faut avoir à l’esprit pour entrer
dans le paradigme de l’art contemporain. Et c’est pourquoi tant de gens restent à l’extérieur,
ne comprenant parfois même pas ce qu’il y a à comprendre : ils n’ont pas la règle du jeu.
D’où, inévitablement, un conflit de paradigmes, dont témoignent les succulentes méprises
dont s’alimente la légende de l’art contemporain, lorsque de simples objets usuels sinon
usagés (un urinoir, une éponge, une couche de graisse, un téléviseur) sont remisés, oubliés,
récurés, ou mis au rebut faute d’avoir été identifiés par les profanes comme des œuvres
d’art 1 — et pour cause, car ils n’en sont pas hors du contexte de l’art contemporain, hors
des murs des musées ou des galeries qui les abritent, hors des dispositifs discursifs
(notamment biographiques) qui leur donnent sens et statut.
Comme le précise Jean-Pierre Cometti, « l’art, ici, n’est pas et ne saurait être dans
l’objet auquel, cependant, il se rapporte, et auquel il est attribué. […] Cette position […]
présente l’immense avantage de se désolidariser du paradigme de l’objet, et, par conséquent,
d’orienter l’attention du philosophe vers ce qui inscrit le travail artistique dans des actes qui
n’en sont pas seulement les moyens, mais la réalisation même 2 ». De l’objet à l’acte : cette
démultiplication et cette réticulation des « actants » constituant la proposition artistique,
cette dilution de la matérialité de la chose au profit d’un fourmillement d’actions dans un
enchevêtrement rhizomatique de réseaux, appellent inévitablement de nouveaux outils de
description et d’analyse ; ils consonent avec les théories postmodernes, déconstructionniste
et constructiviste, qui s’épanouissent dans le monde de l’art contemporain, en particulier la
philosophie d’inspiration deleuzienne (Mille plateaux étant une référence incontournable
dans ce milieu 3) et la sociologie d’inspiration latourienne (qui offre là d’intéressantes
descriptions 4).
Cette dissolution de l’objet dans son contexte de mise en œuvre va de pair avec une
riche série d’opérations propres au paradigme contemporain : la dématérialisation de
l’œuvre dans l’informe, sa conceptualisation dans l’idée, sa multiplication dans les
installations, son « éphémérisation » dans les performances, son indispensable
documentation dans les œuvres à mode d’emploi, sa tendance à l’allographisation et, enfin,
son incertitude ontologique et son insécurité juridique. Nous allons les passer en revue afin
d’illustrer cette remarquable propriété de l’art contemporain qu’est le débordement de
l’œuvre au-delà de l’objet.
DÉMATÉRIALISATION : L’INFORME
Dans l’art moderne comme dans l’art classique, la cote d’un peintre se détermine
d’abord « au point », c’est-à-dire à la surface peinte, calculée selon des normes spécifiques
au monde de l’art. Voilà qui devient bien difficile avec l’art contemporain, notamment du
fait de la dématérialisation qu’y subissent souvent les propositions artistiques. C’est le cas
en particulier de celles qui font de l’air et de la lumière la matière même de l’œuvre, comme
avec les « environnements » lumineux de James Turrell, ou de bien d’autres encore qui
« tendent à faire oublier la forme matérielle de l’œuvre et invitent le spectateur à une
expérience visuelle de l’espace. L’œuvre, dégagée de toute forme matérielle, s’avère alors
pure sensation » 5.
Yves Klein a poussé très loin l’expérimentation de la disparition de l’objet, non
seulement dans son « Exposition du vide » mais aussi dans sa tentative paradoxale pour
faire pénétrer sa proposition dans le marché de l’art, en organisant à cette occasion huit
« cessions de sensibilité picturale immatérielle », que l’acheteur devait payer en poids d’or,
contre certificat — une partie de cet or étant ensuite jeté dans la Seine par l’artiste. Or que
reste-t-il de tout cela, sinon des récits ? Par exemple celui de la critique d’art Catherine
Millet, trente ans plus tard : « Au moment où Yves Klein dispersait l’or, c’est-à-dire la trace
non seulement tangible mais aussi précieuse de l’échange, le collectionneur devait brûler son
reçu. Klein avait réussi à mettre en place un mécanisme qui faisait que si pour cette cession
du Vide, il y avait eu échange de biens matériels, au bout du compte il ne restait plus rien de
cette matière. En tout cas, l’acquéreur se trouvait être complètement dépossédé d’objets
puisque même son reçu partait en fumée 6. »
Après lui, nombreux seront les expérimentateurs d’une dématérialisation de la
proposition artistique : les plus radicaux d’entre eux allant, comme Ian Wilson ou Tino
Sehgal, jusqu’à la réduire à une conversation, dont ne pourra ensuite circuler que la trace
sous la forme d’un certificat (à condition encore, pour Sehgal, que la transaction financière
se fasse de façon elle-même dématérialisée, en espèces et sans facture).
« Le Palais de Tokyo a décidé de miser sur l’impalpable. Lundi 15 octobre, sur la mezzanine, une
foule dense, enthousiaste et amusée rivalise pour acheter des lots un peu particuliers : une promenade
sur le périphérique dans la Ferrari de Bertrand Lavier ; un repas iranien préparé par la vidéaste Shirin
Neshat ; un “relooking” façon Jean-Paul Goude, photographe inventeur de la “French correction” ; ou
même une réplique dans un film d’Élie Chouraqui. […] L’artiste Orlan a promis d’emmener l’heureux élu
“au bout du monde”, au sens propre. […] En moins d’une heure, tous les lots auront trouvé preneur.
L’opération est une réussite : 90 000 euros ont été récoltés, ils viendront financer une partie du
programme dédié aux jeunes curateurs en 2013 7. »
CONCEPTUALISATION : L’IDÉE
Et quoi de plus immatériel qu’une idée ? Certes il faut bien, pour qu’elle puisse exister,
qu’elle s’incarne dans des objets, ne fussent-ils que des mots sur un support quelconque.
Mais dans l’art conceptuel ce support devient, justement, quelconque, au profit de l’idée, de
l’intention, du choix de l’artiste. L’objet en tant que matérialisation de l’idée n’est plus
qu’un prétexte — et même d’ailleurs, nous le verrons, littéralement un pré-texte.
L’on se souvient de la « déclaration d’intention » de Lawrence Weiner, stipulant que
l’œuvre peut être fabriquée par l’artiste, ou par quelqu’un d’autre, ou encore pas du tout :
non seulement l’œuvre risque de demeurer immatérielle, mais l’idée de cette incertitude
quant à sa fabrication effective est l’essentiel de ce qui en reste — car qui se souvient de ce
dont il pouvait s’agir exactement ? Comme le dit Nadia Walravens à propos des courants de
l’art contemporain qui donnent la prééminence au concept plutôt qu’à la réalisation, « le
concept de l’œuvre est l’œuvre 8 », car « les idées sont considérées comme œuvres et
revendiquées comme telles par les artistes 9 ». C’est le cas avec Lawrence Weiner utilisant le
langage comme matériau, avec Sol LeWitt ne livrant que le plan de ses dessins muraux
(Wall Drawings) de façon qu’ils puissent être réalisés par l’acquéreur, ou encore avec Joseph
Kosuth exposant ensemble les trois modes d’existence d’un objet (une vraie chaise, sa
photographie, la définition du mot dans le dictionnaire), ou bien des lettres au néon (Five
Words in Orange Neon) qui font coïncider signifiant, signifié et référent.
Certes il subsiste bien, de ces idées, des objets, exposés ou exposables ; mais ces objets-
là n’ont pas besoin d’être fabriqués ni signés par l’artiste pour circuler dans le monde de
l’art, alors qu’ils ont besoin pour cela des explications, déclarations ou modes d’emploi
fournis par lui. C’est ainsi que le plus grand collectionneur d’art conceptuel pouvait faire
tenir l’essentiel de sa collection dans un fichier 10 : l’on comprend dès lors pourquoi la notion
d’art conceptuel se confond souvent avec celle d’art minimal. L’un et l’autre ont en
commun de faire passer la forme derrière l’idée dans le binôme juridiquement institué entre
« forme » et « idée » : « Alors que le droit d’auteur exige la concrétisation de l’idée dans une
forme — autrement dit la forme de l’idée —, l’immanence de l’œuvre d’Art minimal réside
dans l’idée contenue dans la forme, l’idée exprimée 11. »
Le ready-made participe lui aussi de cette prééminence de l’idée sur la forme même s’il
se présente, par définition, comme un objet bien concret. Car l’idée, en l’occurrence, c’est
avant tout le choix de cet objet parmi tous les possibles disponibles dans le monde
ordinaire : un portemanteau, une roue de bicyclette, un urinoir, ou encore ces objets issus de
la nature qu’utiliseront, cinquante ans après Duchamp, les artistes de l’Arte povera. Le
droit finira par intégrer cette substitution du choix à la fabrication : « Désormais, le choix
est un acte créateur, révélateur de l’arbitraire de l’artiste et de sa liberté créatrice 12 »,
laquelle « ne relève plus d’un acte matériel, du “faire” de l’artiste, mais d’une pensée qui
opère nécessairement un “choix” 13 ».
Pour suivre les évolutions de l’art contemporain, le droit se doit donc « d’adopter une
approche plus conceptuelle de la création » : même si la mise en forme de l’idée demeure un
réquisit fondamental, la notion d’empreinte de la personnalité de l’artiste « ne résulte plus
d’une implication physique de l’artiste » mais peut s’exprimer dans un choix, ou dans une
intentionnalité, « sans laquelle la substance de l’œuvre ne pourrait être ressentie avec
exactitude ». Dès lors l’absence, dans l’art conceptuel ou minimal, d’expression personnelle
de la subjectivité de l’auteur — ou de son intériorité — n’est plus un obstacle à la
qualification d’une proposition comme œuvre de l’esprit : l’œuvre « s’élabore
principalement dans la phase mentale de conception, sa réalisation étant indifférente » 14.
Comment s’étonner dans ces conditions que nombre d’artistes aujourd’hui — pour la
première fois dans l’histoire de l’art — n’aient pas même besoin d’un atelier pour créer ?
ATELIERS SUPERFLUS
Autrefois, je visitais plus souvent des ateliers. Aujourd’hui, il y a d’abord beaucoup d’artistes pour
lesquels l’atelier n’est pas un passage obligé. Jim Shaw ou Sam Durant ont un atelier, plusieurs de mes
artistes n’en ont pas, ils travaillent chez eux sur les projets, et les œuvres sont réalisées ailleurs. […] Quant
à aller dans l’atelier pour regarder comment les artistes s’y prennent, non. Est-ce que le savoir-faire dans l’art
est aujourd’hui quelque chose d’important ? Non. Beaucoup ne réalisent pas eux-mêmes leurs projets mais
les font réaliser. C’est le concept qui est central 15.
Autant que de l’absence d’atelier, les amateurs d’art du passé seraient sans doute
stupéfaits de voir ces mots pour le moins étranges sur le cartel d’une œuvre d’art indiquant
le titre, la date et la description de l’objet : « dimensions variables ». C’est là pourtant un cas
on ne peut plus fréquent en art contemporain, car il caractérise un genre inédit mais promis
à un remarquable succès : l’installation.
Le propre d’une installation est qu’elle ne peut avoir de socle ni de cadre : ce n’est ni
une sculpture, bien qu’elle soit en trois dimensions ; et encore moins une peinture, même si
elle n’exclut pas que certains éléments aient été peints par l’artiste. Les objets qui la
composent peuvent avoir été en partie fabriqués par lui, mais sont plus souvent pris au
monde ordinaire (naturel ou industriel, peu importe) puis « aidés » — c’est-à-dire modifiés
— comme disait Duchamp de certains de ses ready-mades. Là encore celui-ci fut aussi le
précurseur du genre de l’installation, avec sa Roue de bicyclette non pas simplement exposée
mais montée sur un tabouret ; il ouvrit la voie à une riche aire de jeux dans les galeries, les
musées et même, parfois, chez les particuliers.
Une installation n’est donc pas une sculpture, comme le souligne Krzysztof Pomian en
référence aux « accumulations » d’Arman, aux machines de Tinguely ou aux « tableaux-
pièges » de Spoerri, parce que « des sculptures n’ont jamais auparavant été produites à
partir de déchets. Et qu’elles n’ont jamais été des machines qui marchent mues par des
moteurs électriques pour s’autodétruire ou pour ne produire autre chose que des
mouvements, clignotements, grincements, sifflements et autres bruits […]. De même les
sculptures n’ont-elles jamais été des mises en scène d’objets trouvés dans les décharges et les
poubelles […]. Et elles n’ont jamais consisté en des traces d’un repas avec assiettes, couverts,
restes de nourriture, collées à la surface de la table et placées sur un mur comme un
tableau » 16. Ces montages sont toujours hybrides : soit qu’ils reposent sur l’assemblage
d’objets hétéroclites, soit qu’ils introduisent des éléments du monde ordinaire, non ou à
peine transformés, dans le monde de l’art.
Une autre caractéristique de ces « collectifs hybrides temporairement assemblés 17 » est
qu’ils sont modifiables en fonction du contexte d’exposition : ce n’est pas seulement leurs
dimensions qui sont variables, mais aussi leurs composants et leur aspect. Comme l’explique
Catherine Grenier, leur forme « peut varier, soit en fonction du contexte de leur
présentation, soit du fait d’une nature évolutive », et ce d’autant plus qu’ont été introduites
des techniques nouvelles telles que photographies, film, vidéo, qui « en dissociant le statut
de l’œuvre de celui de son support physique, ont introduit une indétermination entre œuvre
matérielle et immatérielle » 18. Un mur de photographies accrochées par les soins de
Christian Boltanski, un dispositif de visionnement de film mis en place par Michael Snow,
une projection de vidéos sur des écrans de tissu suspendus par Bill Viola, ne sont plus une
exposition de photos ou une projection audiovisuelle : ce sont bien des installations, dont la
trace dans l’histoire de l’art sera impérativement référée au lieu et à la date de leur mise en
œuvre. Plus radicalement encore, les installations éphémères par principe — une sculpture
en glace qui fond en quelques jours, un liquide destiné à s’évaporer en quelques mois, ou
encore une peinture murale destinée à être détruite au bout d’un certain temps 19 — sont à la
fois sans pérennité, sans dimensions et, potentiellement, sans matérialité.
Là encore, dans une installation l’œuvre ne peut se réduire aux éléments matériels qui
la composent, parce qu’au-delà de leur matérialité elle est faite de leur sélection, de leur
assemblage et, surtout, de leur présence dans le contexte pour lequel elles ont été conçues —
et nous reviendrons sur ce rôle déterminant du contexte dans le paradigme de l’art
contemporain.
« Les happenings se déroulaient dans des sites industriels, ruraux et résidentiels, ainsi que dans des
salles de spectacle. Vers le milieu des années 1960, Kaprow faisait exploser la notion du lieu
géographiquement et temporellement contigu en organisant les événements dans différentes villes, sur
des portions d’autoroute non utilisées, parfois simultanément, à des moments non spécifiés, sur un coup
de tête, et ainsi de suite. Ainsi, Eat (1964) s’est déroulé dans la cave d’une brasserie désaffectée, Tree
(1963) dans l’élevage de poulets de George Segal, Sweeping (1962) dans des bois à l’extérieur de
Woodstock, N.Y., Moving (1967) dans divers appartements et dans la rue, Originale (1964) au Jadson
Hall, Self-Service (1966) a eu lieu simultanément à Boston, New York et Los Angeles et Fluids (1967) à
quinze endroits différents dans la banlieue de Los Angeles, Soap (1965), qui était une commande de la
Florida State University in Tallahassee, a existé sous forme de “non-performance” 21. »
Pratiquée aussi dans les années 1960, notamment par Klein avec ses Anthropométries,
puis surtout, dans les années 1970, par Gina Pane ou Joseph Beuys, et plus tard encore par
Marina Abramovics, la performance (parfois en forme de rituel sado-masochiste) eut et a
encore de nombreux adeptes. Là, l’œuvre se situe d’autant plus au-delà de l’objet qu’il n’y a,
littéralement, plus d’objet autre que le corps de l’artiste — mais aussi, ne l’oublions pas,
l’indispensable présence du public. Car tandis que l’œuvre se déplace de l’objet à
l’expérience, elle s’ouvre en même temps aux spectateurs, qui deviennent partie prenante du
moment que constitue la performance, quel que soit leur degré d’implication 22 : même
muette et immobile, leur présence fait partie du « cadre » ainsi « transformé » par rapport
au « cadre primaire » de l’expérience ordinaire 23.
Et là encore, le droit est bien forcé d’entériner cet élargissement des frontières de l’art
au-delà de l’objet : la permanence ou la tangibilité de la « forme » en laquelle doit se
concrétiser l’œuvre ne sont plus des réquisits pour l’accès au statut d’œuvre de l’esprit, de
sorte que « la protection au titre du droit d’auteur a ainsi été accordée à différents types
d’œuvres éphémères 24 » — fût-ce en tant que « chorégraphies », comme pour les
Anthropométries de Klein.
Il ne faut pas oublier le scandale autour de l’art corporel. Il suffit d’ouvrir la presse de l’époque. Par
exemple, à propos d’une action de Hermann Nitsch qui avait fait couler beaucoup d’encre : des hectolitres
de liquide épais et rougeâtre, avec danses macabres sur les entrailles des animaux abattus et, pour
couronner le tout sans lésiner, chemin de croix sur fond de musique bavaroise. […] C’était lors de la
première FIAC, à la Bastille, en 1975. Toute une aventure : il fallait aller chercher des carcasses, acheter du
sang, payer la fanfare. Mais il n’y avait rien à vendre ! Et tout cela nous avait coûté pas mal d’argent. Nous
avions donc décidé d’exposer à la galerie les photos qu’André Morain avait prises de l’action. Des photos
sans flash, des merveilles de photos que je lui ai achetées. J’ai demandé à Nitsch de les signer et il refusait :
il n’était pas, disait-il, un artiste qui vendrait des photos mais seulement des objets et des toiles. Je me suis
fâché tout rouge contre lui : il fallait savoir si nous voulions gagner notre vie ou pas. Il a fini par signer ces
fameuses photos mais je n’en ai pas vendu une seule 26 !
« Ilya Kabakov a réalisé une salle de lecture dans laquelle le spectateur peut s’asseoir et consulter
toutes les publications parues sur son œuvre et celles dont il est l’auteur : les livres d’artistes, les
catalogues, les entretiens, les albums, etc. L’artiste présente cette scénographie à trois reprises selon
trois statuts différents : en 1996, à la galerie Barbara Gladstone à New York, en tant qu’exposition de
livres ; l’année suivante, à la galerie Satani, à Tokyo, comme installation intitulée The Artist’s Library ;
en 1999, au Art Tower Mito, à titre de volet documentaire complémentaire à une installation-exposition
intitulée Life and Creativity of Charles Rosenthal 34. »
« Moon is the Oldest TV, 1965, de Nam June Paik, a été inscrite en 1985 à l’inventaire du Musée
national d’art moderne sous la forme d’une “sculpture vidéo” en exemplaire unique, composée d’images
vidéo, de lecteurs, de téléviseurs noir et blanc, d’aimants et de socles. Mais lorsqu’elle a été prêtée pour
la rétrospective Nam June Paik au Solomon R. Guggenheim Museum de New York en 1999, c’est une
simple autorisation écrite de reconstitution qui a traversé l’Atlantique. L’artiste et le SRGM n’ont pas
sollicité le prêt physique de l’œuvre, qu’ils ne considéraient pas indispensable. L’artiste souhaitait non
seulement reconstituer Moon is the Oldest TV, mais en outre faire “évoluer” sa réincarnation, qu’il a datée
de 2000. […] Même si l’usage veut que le principe d’une édition se décide simultanément à la création
de l’œuvre, rien n’empêchait Nam June Paik, en vertu de son droit d’auteur, de “refaire” son installation.
Mais cela ne pouvait être celle du Mnam, comme le faisait entendre l’autorisation de reproduction
sollicitée par Paik et le Guggenheim : si une sculpture peut avoir des originaux multiples, chacun d’entre
eux est distinct et indépendant. La démarche de Paik aboutissait donc à la fabrication d’une nouvelle
œuvre, sur laquelle le Mnam n’avait aucun droit de propriété, et encore moins sur les modifications que
l’artiste comptait apporter. […] Paik a reconfiguré son installation dans l’enceinte même du musée, à
l’occasion de sa présentation dans les salles (1985, 1992), en modifiant le nombre et le type de
moniteurs. Il a ensuite agréé le codage numérique des données visuelles. Le musée a enregistré ces
variations au sein de l’œuvre en distinguant dans sa documentation ses états successifs, sans pour
autant qu’ils génèrent d’exemplaires originaux. N’est-ce pas pourtant ce qui aurait dû ressortir de ces
expériences conduites sur ce qui était à l’origine une “sculpture vidéo” ?
» Moon is the Oldest TV a donc été présentée à New York avec le cartel suivant : 1965, colored
version 2000. Collection CNAC-GP, Mnam, Paris. This variation of the 1965’ original created for the Worlds of
Nam June Paik is made possible by the NASA Art Program. […] Si du point de vue juridique, New York et
Paris jouissaient au même moment de deux installations distinctes, l’esprit de son auteur désignait quant
à lui une œuvre qui était la même tout en étant autre. […] Ce que le Mnam/CCI conserve aujourd’hui n’est
pas tout à fait ce qu’il a acheté, de son propre fait comme de celui d’agents qui lui sont extérieurs 43. »
On se souvient du bus installé à grand-peine dans une salle du Musée d’art moderne de
la Ville de Paris. La sociologue qui rapporte la scène cite un savoureux dialogue advenu à la
fin de la journée entre un ouvrier et un conservateur : « Oh, je suis épuisé ! », s’écrie le
premier ; « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? », demande le second — « J’ai nettoyé le
bus » — « Quoi ??? Tu veux dire l’œuvre d’art, n’est-ce pas ? » 46.
L’anecdote, là encore, n’est pas anodine : ce qu’a scrupuleusement décrit l’auteur de
l’article, c’est le processus par lequel un bus Volkswagen modèle 1977 devient une œuvre
d’art, en l’occurrence une installation intitulée Mückenbus 47. Dans ce processus, l’objet lui-
même — le bus — n’est qu’un élément parmi d’autres : le plus voyant certes, et même le
plus pesant, mais qui ne serait rien sans la série complexe des opérations menées par tout un
ensemble d’acteurs, dans un contexte spécifique délimité matériellement par les murs du
musée et, symboliquement, par les mots associés, depuis le titre de l’œuvre jusqu’aux
commentaires qui en seront publiés, en passant par le cartel qui indiquera aux visiteurs la
définition de l’œuvre. Voilà qui nous éloigne considérablement des paradigmes classique et
moderne, avec leurs tableaux ou leurs sculptures simplement transportés de l’atelier de
l’artiste à celui de l’encadreur ou du socleur, puis aux salles de la galerie ou du musée.
C’est dire que cette extension de l’œuvre au-delà de l’objet engendre une remarquable
incertitude ontologique quant à la définition même — sa délimitation matérielle autant que
sa qualification esthétique et juridique — de l’œuvre d’art. D’où une péremption de
l’ontologie traditionnelle de l’art, que souligne Jean-Pierre Cometti : « L’ontologie de l’art,
telle qu’elle s’est développée aujourd’hui, reste exagérément celle d’une ontologie des objets
qui ne correspond plus aux pratiques artistiques significatives qui se sont imposées à
l’attention tout au long du XXe siècle 48. » Voilà qui, là encore, explique nombre de
malentendus, méprises et mépris entre ceux qui pratiquent et ceux qui ne pratiquent pas le
paradigme de l’art contemporain.
On ne s’étonnera pas que cette incertitude ontologique s’accompagne d’une forte
« insécurité juridique », dont Nadia Walravens a bien analysé les composantes, plaidant de
ce fait pour une « adaptation du droit » à l’évolution de l’art 49. L’intellectualisation et la
dématérialisation de l’œuvre d’art tendant à rendre sa forme « indiscernable », c’est la
dichotomie même entre « forme » et « idée » qui se révèle « inappropriée aux œuvres d’art
contemporaines », incitant à « un changement de conception de la création artistique »
propre à substituer le « processus de fabrication de l’œuvre » à l’objet lui-même, lequel n’est
plus qu’« une petite partie de l’œuvre ». Voilà qui entraîne aussi, pour mieux protéger l’idée,
un « assouplissement de la notion de forme », l’étendant de façon à pouvoir l’appréhender
« dans toutes ses composantes » 50.
« Deux sociétés de presse avaient utilisé des photographies et des films du Pont Neuf sans
l’autorisation de Christo et Jeanne-Claude. La cour d’appel de Paris, cherchant à déterminer si l’œuvre
présentée par Christo et Jeanne-Claude était bien une œuvre de forme originale, auquel cas il y avait acte
de contrefaçon, constata que “l’idée de mettre en relief la pureté des lignes d’un pont et de ses
lampadaires au moyen d’une toile et de cordage mettant en évidence le relief lié à la pureté des lignes de ce
pont [sic] constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection de la loi sur la
propriété littéraire et artistique”. La Cour semble admettre que l’idée même d’habiller le Pont-Neuf est
protégeable. Ces décisions illustrent la difficulté à distinguer forme et idée, en particulier pour les œuvres
d’art contemporaines où la frontière peut être ténue, voire inexistante 51. »
1. Cf. Dario GAMBONI, Un iconoclasme moderne. Théorie et pratique du vandalisme artistique, Lausanne, Éditions
d’en bas, 1983 ; N. HEINICH, L’Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.
2. J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., pp. 28 et 47.
3. Cf. Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie, 2. Mille plateaux, Éd. de Minuit, 1980.
4. Cf. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991 ;
pour des exemples d’application de sa « théorie de l’acteur-réseau », cf. notamment A. YANEVA, « When a Bus Met a
Museum », art. cité ; Vivian VAN SAAZE, « Doing Artworks. An Ethnographic Account of the Acquisition and
Conservation of No Ghost Just a Shell », Krisis. Journal for Contemporary Philosophy, vol. XXVII, no 1, 2009.
5. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 122-123.
6. Catherine Millet, in Art Press, no 139, septembre 1989, p. 39.
7. Le Monde, 17 octobre 2012.
8. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 18.
9. Ibid., p. 92.
10. Cf. Mona THOMAS, Un art du secret. Collectionneurs d’art contemporain en France, Nîmes, Jacqueline Chambon,
1997.
11. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 93.
12. Ibid., p. 156.
13. Ibid., p. 161.
14. Ibid., pp. 454, 165, 465, 204 et 18.
15. Bruno Delavallade, galeriste, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 203.
16. K. POMIAN, « Sur les matériaux de l’art », art. cité, pp. 13-14.
17. A. YANEVA, « When a Bus Met a Museum », art. cité, p. 122.
18. Catherine GRENIER, « Transmission par l’objet ou transmission par l’idée ? », in Françoise Benhamou, Marie
Cornu, Le Patrimoine culturel au risque de l’immatériel. Enjeux juridiques, culturels, économiques, L’Harmattan, 2010,
p. 79.
19. Cf. Rachel BARKER, Patricia SMITHEN, « New Art, New Challenges : The Changing Face of Conservation in the
Twenty-First Century », in Janet Marstine (dir.), New Museum Theory and Practice. An Introduction, Oxford, Blackwell,
2006, p. 93.
20. Cf. Judith RODENBECK, « Presque peinture, quasi-rituel, placage. Allan Kaprow et la photographie », in Anne
BÉNICHOU (dir.), Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Dijon,
Les Presses du réel, 2010.
21. Ibid., pp. 83-84.
22. Cf. Michael NORTH, « The Public as Sculpture : From Heavenly City to Mass Ornament », in W. J. T. Mitchell
(dir.), Art and the Public Sphere, University of Chicago Press, 1990, p. 10.
23. Cf. E. GOFFMAN, Les Cadres de l’expérience, op. cit.
24. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 78.
25. Cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 281.
26. Lucien Durand, cité dans ibid., pp. 72-73.
27. J. RODENBECK, « Presque peinture, quasi-rituel, placage », art. cité, p. 83.
28. Anne BÉNICHOU, « Ces documents qui sont aussi des œuvres » [2010], in ID. (dir.), Ouvrir le document, op. cit.,
p. 68.
29. Ibid. pp. 59-60.
30. C. GRENIER, « Transmission par l’objet ou transmission par l’idée ? », art. cité, pp. 78-79.
31. A. BÉNICHOU, « Ces documents qui sont aussi des œuvres », art. cité, pp. 48 et 56.
32. Ibid., p. 48.
33. Ibid., p. 54.
34. Ibid.
35. Francine COUTURE, Richard GAGNIER, « Les valeurs de la documentation muséologique : entre l’intégrité et les
usages de l’œuvre d’art » [2010], in A. BÉNICHOU (dir.), Ouvrir le document, op. cit., p. 327.
36. Yves MICHAUD, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003, pp. 10-11.
37. Ibid., p. 166.
38. Ibid., p. 167. Cf. aussi Jean-Yves JOUANNAIS, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Hazan, 1997.
39. Cette notion a été développée à propos de la littérature dans Nathalie HEINICH, Être écrivain. Création et
identité, La Découverte, 2000.
40. Cf. Nelson GOODMAN, Langages de l’art, 1968, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
41. La remarque en a déjà été faite par Nelson Goodman lui-même, ainsi que par Gérard GENETTE (cf. L’Œuvre de
l’art, 2. La relation esthétique, Éd. du Seuil, 1997).
42. Cf. Th. LENAIN, Art Forgery, op. cit., p. 323.
43. Nathalie LELEU, « L’art d’accommoder les restes » [2007], in É. CAILLET, C. PERRET (dir.), L’Art contemporain
et son exposition (2), op. cit., pp. 130-134.
44. Edmond COUCHOT, La Nature de l’art. Ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique,
Hermann, 2012, p. 223.
45. Nathalie MOUREAU, Dominique SAGOT-DUVAUROUX, Le Marché de l’art contemporain, La Découverte, 2006,
p. 103.
46. A. YANEVA, « When a Bus Met a Museum », art. cité, p. 124.
47. Ibid.
48. J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., p. 179.
49. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 241.
50. Ibid., pp. 18, 86, 109, 136 et 402.
51. Ibid., pp. 45-46.
52. N. LELEU, « L’art d’accommoder les restes », art. cité, p. 132.
53. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 427.
54. Ibid., p. 361. Sur ce point cf. aussi Marie CORNU, Nathalie MALLET-POUJOL, Droit, œuvres d’art et musées.
Protection et valorisation des collections, CNRS Éditions, 2001, p. 104.
5
L’intégration du contexte
L’expérience est facile à faire : dans une exposition d’art contemporain, on ne voit plus
de cadres ni de socles (ou alors au second degré, travaillés comme faisant partie de l’œuvre).
Car comment encadrer une peinture monumentale, un triptyque, une toile sans châssis ?
Comment socler une accumulation d’objets, une immense plaque posée sur le sol, des
rayures sur des colonnes, du tissu autour d’un pont, des écrans audiovisuels ?
C’est là une conséquence immédiate de l’extension de l’œuvre au-delà de l’objet : elle
rend poreuse la frontière entre l’objet (ou l’ensemble d’objets) proposé par l’artiste et le
contexte de sa mise en œuvre, dissolvant ou évacuant du même coup ces limites physiques
traditionnellement assignées à l’œuvre d’art que furent, longtemps, les cadres et les socles.
Et même lorsque l’artiste reconstitue des frontières matérielles, il fait en sorte qu’elles
fassent elles-mêmes partie de l’œuvre.
« J’ai également dessiné une palissade spécifique pour protéger le chantier et pour permettre aux
“grands” et aux “plus petits” [les enfants] de suivre ce qui allait se passer à l’intérieur. Bien que cette
palissade soit a priori une obligation et qu’elle soit donc conforme aux lois en vigueur, elle sera également ici
et pour l’occasion une œuvre spécifique, une sorte de sculpture, dont je suis modestement l’auteur 1. »
Il est logique dans cette perspective que ces palissades, une fois démontées à l’issue du chantier,
aient été non pas détruites mais entreposées dans le FRAC Île-de-France. Toutefois les graffitis dont elles
furent recouvertes (pour le plus grand bénéfice de la sociologie…) ne furent pas considérés comme des
actes de vandalisme, puisque leurs auteurs ne furent pas poursuivis.
Ce jeu de l’art avec le contexte fait de l’art contemporain une forme d’expression
particulièrement en phase avec la sociologie (il s’est d’ailleurs développé en même temps
qu’elle) 2, et notamment avec ce courant récent qu’est la sociologie pragmatique, laquelle
s’attache avant tout aux actions dans leur contexte. « Les usages et les conditions
pragmatiques qui en font partie », précise un philosophe, priment soit sur les objets, en art
contemporain, soit sur les mots, en sociologie : « L’être y est toujours solidaire d’un faire en
deçà duquel il est vain de vouloir remonter. […] L’ontologie y est intégralement solidaire
d’une anthropologie 3. » Et lorsque les mots sont utilisés pour décrire des propositions en art
contemporain, ce sont des verbes de préférence à des noms, remarque une sociologue 4.
Cette porosité entre l’objet et son contexte s’exerce dans les deux sens : depuis le monde
ordinaire vers le monde de l’art, lorsque l’œuvre inclut des éléments triviaux, à l’instar des
feuilles de papier journal dans certains tableaux cubistes (urinoirs, affiches lacérées, reliefs
de repas…) ; et depuis le monde de l’art vers le monde ordinaire, lorsqu’elle sort des murs
du musée pour s’installer dans l’environnement, naturel ou urbain.
Fountain n’a jamais été un simple urinoir : l’œuvre emblématique du genre ready-made,
lui-même emblématique de l’art contemporain, inclut aussi au titre de ses éléments
constituants, d’une part, les actions effectuées par l’artiste sur l’objet acheté dans un
magasin (signature, date, changement de position, déplacement depuis le magasin jusqu’au
Salon des indépendants de 1917, titre, photographie et commentaire dans une revue) et,
d’autre part, l’ensemble des récits qui ont fait exister cette histoire devenue légendaire,
depuis le rappel du règlement de ce Salon sans jury jusqu’à l’histoire de la mise en vente des
répliques une quarantaine d’années plus tard et leurs avatars dans l’histoire de l’art.
L’on pourrait en dire autant des innombrables œuvres d’art contemporain qui, après
Duchamp, ont introduit dans l’art des objets du monde ordinaire, qu’il s’agisse des
morceaux de bois dans les Combines de Rauschenberg ou des affiches lacérées de Jacques de
la Villeglé et des autres « affichistes », des tas de coquilles de moules de Broodthaers ou des
reliefs de repas de Spoerri, des troncs d’arbres de l’Arte povera, etc. ; et, plus généralement,
de maintes installations utilisant des objets de la vie quotidienne, lesquels sont parfois la
seule chose qui transforme une sculpture en installation (ainsi le Fight Club de Didier
Faustino présenté à Art Basel en juin 2005, podium grandeur nature monté sur une place
publique, « devient installation et non sculpture grâce aux gants de boxe qui appellent les
spectateurs au combat 5 »).
Or cette intégration du monde ordinaire dans le monde de l’art est une opération
doublement contextualisante, en amont et en aval : elle inclut dans l’œuvre non seulement le
contexte social qui lui préexiste, mais aussi le contexte artistique qu’elle en vient ainsi à
modifier 6. En effet, aucune de ces propositions n’aurait le même impact sur les spectateurs
si elle était offerte aux regards ailleurs que dans un environnement artistique : dans le
contexte non pas d’un salon de peinture, d’une galerie d’art ou d’un musée, mais d’une rue,
d’une décharge, d’une école ou d’un parc, elles auraient toutes les chances de passer
inaperçues, ratant ainsi leur qualification au titre d’œuvres d’art. Bref, dans cette injection
du monde ordinaire à l’intérieur du monde de l’art, celui-ci joue un rôle tout aussi
important que celui-là : l’un et l’autre contexte participent au processus créatif.
C’est d’ailleurs aussi le contexte juridique qui se trouve concerné, tant le ready-made a
mis à l’épreuve, là encore, les limites du droit d’auteur, en matière de doctrine comme de
jurisprudence : en étendant la notion d’œuvre de façon à y intégrer le contexte d’exposition
et la situation de mise en relation avec le public, il « interpelle le juriste et remet en question
les notions essentielles du droit d’auteur 7 » — la doctrine continuant cependant à exclure ce
genre de la protection juridique 8.
Sortir des murs du musée ou de la galerie est une manière littérale d’expérimenter les
limites de l’art. Il ne s’agit pas ici de ce genre très ancien qu’est la statuaire publique,
soumise à une commande spécifique, mais de ce qu’on appelle parfois le land art ou, plus
généralement, l’art in situ, dont la particularité est d’être conçu pour et en fonction d’un lieu
extérieur au musée, de façon parfois temporaire et, en tout cas, non pas comme une
sculpture sur socle mais comme une installation : monuments emballés par Christo et
Jeanne-Claude, excavation dans le désert par Michael Heizer, dessins collés sur les murs par
Ernest Pignon-Ernest, immenses plaques de métal posées en équilibre sur le sol par Richard
Serra, pavés descellés, gravés secrètement puis remis en place par Jochen Gerz — ou encore,
comme dans une biennale d’art contemporain à Lyon, interventions sur les barrières de
sécurité et sur les trottoirs devant le bâtiment, création d’une piste de skateboard, miroirs
accrochés au plafond…
Indéplaçables par définition, les œuvres de ce type obligent le spectateur à se déplacer
lui-même s’il veut les voir « en vrai » 9. Car elles ne passent dans le monde de l’art qu’à
travers leurs reproductions photo- ou vidéo-graphiques, leurs récits, parfois leurs dessins
préparatoires, voire leurs reliques lorsque sont introduits sur le marché qui un morceau de
tissu, qui un lambeau de sérigraphie… Et là encore cette exploration des limites touche
aussi aux limites du droit, qui s’est partiellement plié aux innovations proposées par les
artistes contemporains : ainsi le tribunal de grande instance de Lyon a reconnu le contexte
d’exposition comme constituant intrinsèque de l’œuvre dans l’aménagement de la place des
Terreaux par Daniel Buren 10.
« En 1970, l’artiste loua quatre hectares du Grand Lac Salé, de couleur rouge en raison d’algues
particulières, dans l’Utah aux États-Unis. Robert Smithson y construisit une digue de 457 m de long,
constituée de boue, de cristaux de sel et de blocs de rochers. Cette digue, en forme de spirale, partait du
bord du lac et prenait fin entourée par ses eaux. Le spectateur pouvait ainsi marcher le long de la jetée
jusqu’au centre de la spirale. Spiral Jetty fut engloutie par une première montée des eaux du lac, et resta
invisible pendant vingt ans, sauf par avion d’où l’on pouvait la voir par transparence. Puis la spirale
resurgit, mais pour quatre mois seulement. Il ne subsiste aucun témoignage de l’œuvre que des
photographies, des textes, et un documentaire sur le travail de construction de la spirale 11. »
Même lorsque l’œuvre ne présente pas de liens avec le monde ordinaire — soit par des
objets triviaux, soit par l’environnement naturel ou urbain —, elle tend à intégrer dans sa
sphère d’existence le contexte dans lequel elle se trouve créée ou proposée au public.
Comme le résume Nadia Walravens : « L’œuvre ne se réduit plus à l’objet exposé — tableau
accroché au mur ou sculpture posée sur un socle. L’œuvre révèle aujourd’hui la présence
d’un objet qui s’ouvre sur l’espace et le temps, composants intrinsèques de l’œuvre. Le
contexte de présentation s’avère alors primordial 12. » Ce contexte peut être soit temporel
soit — plus souvent — spatial, voire social.
Au titre du contexte temporel, l’on peut citer le Japonais On Kawara, qui exécute
quotidiennement une Date Painting, petite toile sur laquelle est peinte la date du jour, selon
un protocole standardisé et si exigeant que ce travail lui prend la journée entière. Le
Polonais Roman Opalka, lui, peint exclusivement, sur des toiles de même dimension, des
séries de nombres dans l’ordre, en blanc sur fond gris, lequel s’éclaircit avec le temps car un
peu de blanc est ajouté à chaque fois, de sorte que si la série des nombres est infinie, ils
deviendront virtuellement du blanc sur fond blanc ; cette figuration plastique de la
temporalité de création de l’œuvre se double de la figuration visuelle du vieillissement de
l’artiste depuis qu’il s’est mis à se photographier lui-même devant chaque toile après sa
journée de travail.
Mais c’est plus souvent le contexte spatial qui se trouve intégré à l’œuvre. Ainsi, dès les
années 1960, l’Américain Sol LeWitt dessinait ou peignait directement sur les murs de la
galerie : ses Wall Drawings incluaient donc le support dans l’œuvre elle-même 13. Dans les
tubes de néon fluorescents qu’installe un autre Américain, Dan Flavin, ce ne sont pas les
supports eux-mêmes — banals, achetés dans le commerce — qui font l’œuvre, mais le halo
de lumière colorée, immatérielle, ainsi créé dans l’espace 14. De même, dans les caissons
d’acier accrochés sur un mur par un autre Américain, Donald Judd, ce ne sont pas ces
objets industriels qui constituent la proposition artistique mais leur agencement dans
l’espace d’exposition, avec l’effet visuel créé par l’alternance des pleins et des vides 15. Plus
radicalement, le Français Claude Rutault installe des ensembles de toiles sur châssis
uniformément peints de la même couleur que les cloisons qui se trouvent derrière eux : le
geste pictural traite identiquement le monochrome — la toile — et ses supports 16.
D’autres interviennent dans la décoration de la cafétéria du lieu qui les expose, avec
une récurrence qui fait quasiment de cette pratique un genre de l’art contemporain : Liam
Gillick à la Whitechapel Gallery de Londres en 2002, Jorge Pardo au musée K21 de
Düsseldorf en 2002 également, Tobias Rehberger à la Tate de Liverpool en 2006 et à la
biennale de Venise en 2009, Félix González-Torres au Magasin de Grenoble 17… Quant à
Daniel Buren, il est allé jusqu’à intégrer à l’exposition que lui a consacrée en 2002 le Centre
Georges-Pompidou non seulement l’espace qui lui avait été attribué au sixième étage mais
aussi les espaces publics environnants : les corridors qui y mènent, le restaurant attenant, la
terrasse de l’étage inférieur, les escalators, le forum, et même le sous-sol transformé en
parking — jusqu’à doubler la superficie initiale. D’où le titre finalement choisi par l’artiste
pour cette intervention inédite : « Le musée qui n’existait pas » 18.
Ce n’est pas seulement dans sa dimension matérielle — spatiale et temporelle — que le
contexte artistique se trouve intégré à l’œuvre d’art contemporain : c’est aussi dans sa
dimension sociale. Dans la France des années 1970, le courant dénommé « art
sociologique » proposait des « actions » illustrant le fonctionnement du marché de l’art, tel
le Mètre carré artistique de Fred Forest, qui en 1977 entreprit de mettre aux enchères, dans
une vente d’art, un lopin de terre acheté à la frontière suisse et découpé en « mètres carrés
artistiques ». À la même époque, aux États-Unis, apparaissait le courant dit de la « critique
institutionnelle », avec notamment Michael Ascher proposant à titre d’œuvre la mise en
visibilité de l’activité commerciale de la galerie qui l’accueillait.
« De même que les espaces d’exposition, fidèles à l’esthétique du white cube, la plupart des galeries
comportaient un bureau et une salle de réunion qui n’étaient pas accessibles au public. Dans les
années 1970, cette relégation ostensible de l’activité commerciale hors de l’espace d’exposition poussa
Michael Ascher, ainsi que d’autres praticiens de la critique institutionnelle, à exhiber cette dimension
commerciale cachée. Dans son exposition légendaire de 1974 à la galerie Claire Copley, il fit enlever la
cloison séparant le bureau de l’espace d’exposition 19. »
L’INTÉGRATION DU PUBLIC
GALERIE OU RESTAURANT ?
Une quarantaine d’années plus tard, l’artiste d’origine albanaise Rirkrit Tiravanija
propose en guise d’exposition de faire à manger pour les invités au vernissage ; quant au
Mexicain Felix González-Torres, il dispose un tas de bonbons dans un angle du MoMA, les
visiteurs étant invités à se servir (Untitled [USA Today], 1990) : « Aucune précision n’est
donnée concernant la forme et les dimensions du tas ; concernant les bonbons, dont la
nature n’est pas spécifiée, on sait seulement qu’il en faut environ 130 kg, que chacun doit
être enveloppé dans un papier et que le tas doit être régulièrement approvisionné. L’aspect
de cette œuvre peut donc varier selon les occurrences et les contextes d’exposition »,
précisent les restauratrices qui s’interrogent sur la pérennisation de telles œuvres 29. Comme
l’explique le critique d’art qui a baptisé « esthétique relationnelle » ces œuvres intégrant la
participation du public ou une situation sociale spécifique, « l’intervention du spectateur
interagit, et fait partie intrinsèque de l’œuvre. Ce n’est pas le processus de déconstruction de
l’œuvre qui est exposée ici, mais la forme de sa présence parmi un public » 30.
Le public peut même aller jusqu’à faire l’œuvre, littéralement, comme lorsque Spencer
Tunick sollicite des centaines de personnes pour qu’elles se dénudent dans un lieu public,
forme de happening dont l’artiste produira des photographies qui constitueront son œuvre.
Intégration du contexte environnemental et du monde ordinaire en même temps
qu’externalisation hors du monde artistique, indistinction entre le document et l’œuvre,
extension de celle-ci au-delà de l’objet proposé, transgression des limites de la décence : on a
bien là une proposition idéal-typique du paradigme de l’art contemporain.
DE L’ENGAGEMENT À L’HÉTÉRONOMIE
« Il arrive fréquemment que l’artiste “éthique”, oubliant qu’il est un homme de l’art, en vienne à sortir
du territoire de la symbolisation et, se donnant en tout au contexte, qu’il se fasse ingénieur de bien-être
ou de solidarité. Jorge et Lucy Orta, en 2005, lancent ainsi à Venise, depuis la Fondazione Bevilacqua La
Masa — et ce, dans la foulée de la journée internationale de l’eau et dans le cadre propice de la biennale
d’art international — l’opération Drinkwater ! Le couple d’artistes, tout à la fois, conçoit pour l’occasion
dispositifs de filtration à moindre coût de l’eau croupie […] et véhicules low tech aptes à porter de l’eau à
peu de frais 32. »
1. Daniel Buren, juillet 2005, in Restauration des Deux Plateaux, sculpture in situ de Daniel Buren dans la cour
d’honneur du Palais-Royal, ministère de la Culture et de la Communication, Dominique Carré éditeur, 2001, p. 52.
2. Cf. N. HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit.
3. J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., p. 218.
4. Cf. Kaija KAITAVUORI, « Participation in Contemporary Art. Agency of Artists, Publics and Institutions » draft,
Londres, Courtauld Institute of Art, 2012.
5. Journal des Arts, 6-19 janvier 2006.
6. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 105.
7. Ibid., p. 59.
8. Ibid., p. 60.
9. Ibid., p. 359.
10. Ibid., p. 310.
11. Ibid., p. 85.
12. Ibid., pp. 94 et 101.
13. Ibid., p. 110.
14. Ibid., p. 94.
15. Ibid., p. 95.
16. Ibid., p. 444.
17. Cf. Kaija KAITAVUORI, « Participation in the Gallery : (Re)negotiating Contracts », in Performativity in the
Gallery. Staging Interactive Encounters, Bern, Peter Lang, 2013.
18. Cf. Alfred PACQUEMENT, « Expériences d’expositions au Centre Pompidou » [2007], in É. CAILLET, C. PERRET
(dir.), L’Art contemporain et son exposition (2), op. cit., p. 174-175.
19. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 70.
20. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 249.
21. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 196.
22. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 255.
23. Ibid., pp. 248-249.
24. Ibid., p. 456.
25. Ibid., p. 457.
26. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., pp. 134-135.
27. Cf. Constance CLASSEN, « Touch in the Museum », in Id. (dir.), The Book of Touch, New York, Londres, Berg,
2005.
28. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 457.
29. Cécile DAZORD, Marie-Hélène BREUIL, « Quelle restauration pour l’art contemporain ? », in La Science au
présent, Encyclopaedia Universalis, hors-série, 2010. Cf. aussi P. ARDENNE, Un art contextuel. Création artistique en milieu
urbain, en situation, d’intervention, de participation, Flammarion, 2002 ; Claire DOHERTY (dir.), Contemporary Art. From
Studio to Situation, Londres, Black Dog Publishing, 2004.
30. Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998, p. 51.
31. Cité dans I. GRAW, High Price, op. cit., p. 36.
32. P. ARDENNE, « L’avenir éthique de l’art », art. cité, p. 55.
33. H. OBALK, Andy Warhol n’est pas un grand artiste, op. cit., p. 30.
34. Cf. Hannah ABDULLAH, Jérôme HANSEN, « “Even Clean Hands Leave Marks”. Testing the Edges of the
Artwork at Tate Modern », Sociologie de l’art-Opus, no 18, 2011, p. 82.
35. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 119.
36. J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., p. 27.
37. Th. LENAIN, Art Forgery, op. cit., pp. 314-315.
6
Krzysztof Pomian a bien résumé les étapes de cette explosive diversification des
matériaux de l’art : « Dans les années 1950, les artistes d’une génération plus jeune — César,
Tinguely — se tournent vers les déchets industriels auxquels pour produire des œuvres ils
appliquent des procédés qui jusqu’alors appartenaient non pas au monde de l’art mais à
celui de la technique. C’est au cours de la même décennie qu’on assiste à la promotion par
les artistes des déchets domestiques au rang de matériaux (D. Spoerri). Dans la décennie
suivante, plusieurs pas de plus sont franchis : on expose des billots de bois les uns à côté des
autres ou les uns sur les autres (C. André) ; des pierres ou des ardoises disposées sur le sol de
façon à former des cercles ou d’autres figures (R. Long) ; des montages de tubes de néon
(D. Flavin). Manzoni met en vente ses excréments mis dans des boîtes et Beuys utilise dans
ses assemblages le feutre, le miel et la graisse. À partir de cette date, tout matériau est
devenu virtuellement un matériau de l’art 1. »
Il suffit d’ailleurs de pénétrer dans les ateliers des artistes pour mesurer la différence
avec le passé, comme le souligne un conservateur : « Que dire aussi des provisions de
matériaux entassés dans les ateliers qui leur seraient si utiles pour les restaurations
éventuelles : paquets d’affiches qui seront débités au massicot par Pavlos, bandes dessinées
récoltées et classées par Erro, sculptures de régules et bronzes Belle Époque que César
compressait ou qu’Arman découpe en lamelles ; le plus organisé des récupérateurs étant
Daniel Spoerri, qui a spécialisé ses ateliers italiens en stockage par catégories d’objets en
provenance directe, par containers, de la Foire aux puces de Paris : chaussures, casques,
moules, socles, supports, assiettes, outils, tapis, lampes 2… »
Dans le répertoire des matériaux de l’art contemporain, on trouve donc aussi bien des
ordures (l’« Exposition du plein » qu’Arman avait organisée chez Iris Clert pour « faire
enrager » Yves Klein après qu’il eut quitté la galerie 3) que des diamants (For The Love of
God de Damien Hirst). On y trouve des matériaux directement issus de la nature (branches
de genêts d’Hartung, morceaux de bois de l’Arte povera) aussi bien que des machines
industrielles (les réfrigérateurs et coffres-forts de Bertrand Lavier) et des innovations
technologiques (téléviseurs, dispositifs complexes de vidéoprojection, holographes au laser),
incluant les technologies numériques (cyber art, art sur ordinateur…). On y trouve des
matériaux organiques (lait, miel, graisse, sang, cire, excréments 4), de simples feuilles de
papier photocopiées (les propositions conceptuelles exposées en 1968 par le galeriste Seth
Siegelaub dans The Xerox Book 5), des personnages virtuels (No Ghost Just a Shell de
Philippe Parreno et Pierre Huyghe au Van Abbemuseum d’Eindhoven à partir de 1999 6) et
même du brouillard (Fujiko Nakaya). On y trouve des œuvres terriblement éphémères
(pollens, rideaux de brindilles, mandalas composés à même le sol, sculptures en paille
d’origan, en glace ou en neige) ou lourdement durables (les monumentales plaques d’acier
de Richard Serra) — et même de simples conversations, comme avec Ian Wilson.
Ce sont toujours les discussions qui se trouvent au centre de son projet, discussions chaque fois
nouvelles et chaque fois renouvelées même si celles-ci abordent souvent exactement le même thème de
départ, « le connu et l’inconnu », « la connaissance absolue »… thème indiqué généralement et uniquement
par un titre laconique qui, une fois énoncé laisse évidemment ouverte, selon les interlocuteurs, la discussion
en question avec la possibilité de naviguer entre un échange strictement théorique et philosophique à une
discussion plus banale, jusqu’à la dérive la plus complète. […] L’objet, c’est la discussion elle-même et rien
d’autre. […] S’il [celui qui a accepté de participer à cette discussion] veut « acheter », posséder cet échange,
il lui reste à « payer » Ian Wilson et il recevra en échange, tapé à la machine sur une feuille de papier un
laconique : « Une discussion a eu lieu entre I. W. et Monsieur (ou Madame) X le… jour/mois/année » 7.
DE QUELQUES CONSÉQUENCES PROBLÉMATIQUES
Question : « Et les costumes de Jane et Tarzan que tu avais fait porter à tes galeristes
Umberto Raucci et Carlo Santamaria, à Naples, en 1993, à quoi faisaient-ils référence ? À des
souvenirs d’enfance ? » Réponse : « C’était un coup d’essai assez soft, pour voir quelle serait
leur réaction. Et quand je me suis aperçu que ce n’était plus tout à fait impossible d’utiliser
comme matériau le galeriste lui-même, je suis passé à une seconde étape » 8. Dans la logique
de l’expérience des limites, rien d’étonnant si Maurizio Cattelan a tenté d’étendre son
matériau au corps même de ses galeristes, déguisés en personnages de films. Reste à
imaginer les problèmes que cela a pu poser aux intéressés, ainsi voués à risquer le ridicule
pour se soumettre aux velléités expérimentatrices de leur artiste (mais que ne ferait-on pas
pour l’amour de l’art ?). Une enquête s’impose ici, qui permettrait enfin d’obtenir le point
de vue subjectif des matériaux sur la façon dont les artistes les utilisent…
Les restaurateurs eux aussi ont du fil à retordre lorsque, face à une œuvre d’art entrée
dans une collection publique, ils n’ont pour toute indication que « matériaux divers »,
« techniques mixtes », « dimensions variables » 9 : nous y reviendrons ultérieurement, ainsi
que sur les problèmes complexes posés aux conservateurs par des œuvres que leurs
composants triviaux exposent à de regrettables méprises. Parmi les innombrables anecdotes
circulant sur ce thème, ne citons que la porte de Marcel Duchamp repeinte par un
appariteur à la biennale de Venise ; la baignoire de Beuys, remplie de graisse, de gaze et de
sparadrap, qui fut vidée de son contenu et nettoyée afin de servir à rafraîchir des bouteilles
lors d’un banquet ; ou les emballages de Christo ouverts et jetés par des douaniers
persuadés que l’œuvre était sous l’emballage 10.
De façon plus actuelle, les responsables des musées doivent parfois résoudre d’étranges
énigmes (ceux du Van Abbemuseum durent faire réaliser en 2003 un robot — dessiné par
Parreno — pour résoudre les problèmes de droits posés par l’achat d’une édition limitée de
deux œuvres en vidéo de No Ghost Just a Shell 11), et inventer des solutions lorsque, avec les
œuvres numériques, deviennent caduques les notions d’« original », de « copie » et de
« multiples » 12, de même que — toujours à propos des œuvres sur Internet — la distinction
entre l’œuvre et son document 13. Même les commissaires-priseurs doivent parfois adapter
leurs pratiques, par exemple lorsqu’il leur faut authentifier comme œuvre d’art un objet
virtuel (par exemple Parcelle/Réseau de Fred Forest en 1996) pour pouvoir le mettre en
vente 14.
Les compétences lexicales doivent elles aussi se développer pour s’adapter à ces
nouveaux matériaux ou à ces nouvelles façons de les traiter, rejoignant « des pratiques qui
étaient généralement décrites ou consignées par les ethnologues et les anthropologues » :
support « plié, noué, perforé, déchiré, lacéré, découpé, brûlé » ; outils utilisés avec « les
doigts, la main, le bras, tout le corps » ; matériaux « cueillis, recueillis, achetés, fabriqués,
détournés, appliqués, collés, écrasés, emballés, fermentés, enfouis, accumulés, compressés,
inclus, lacérés, déchirés, calcinés » 15.
Les problèmes posés par ces nouveaux matériaux ne concernent donc pas que l’artiste
(même s’il faut à coup sûr des compétences particulières pour réaliser des sérigraphies avec
de l’huile de vidange et un logo Chanel avec des crottes de mouche 16), mais aussi et parfois
surtout l’ensemble des collaborateurs chargés d’exécuter un projet : ferronniers, menuisiers,
souffleurs de verre, mouleurs, ingénieurs spécialisés dans les plastiques, les bitumes, les
installations électriques, les dispositifs vidéo, les animations, le son 17 ; sans parler des
pompiers du service des grands brûlés de Lyon appelés pour déplacer un mandala composé
à même le sol, des charpentiers de Paris requis pour installer le tissu autour du Pont-Neuf
emballé par Christo, des chercheurs en biotechnologie capables de fabriquer un lapin
transgénique fluorescent (signé Eduardo Kac), des médecins acceptant d’implanter
publiquement des bosses sur un front (signé Orlan) ou de greffer une oreille artificielle sur
un bras (signé Stelarc) ; et enfin, tous les techniciens, ouvriers, logisticiens, transporteurs,
gestionnaires des réserves, restaurateurs, etc., qui œuvrent dans l’ombre au montage, au
déplacement, à la conservation des installations.
« La fiche technique du « mur de purée » de Michel Blazy (2000), une installation assez simple,
précise que, pour une surface à enduire de 60 m², 180 kg de purée de carottes et 2 kg de purée de
pommes de terre sont nécessaires. Il importe de prévoir une installation de type placo entre le mur et la
purée, de bâcher les murs, de faire décongeler les produits quarante-huit heures avant l’opération. Une
équipe de six personnes est requise pour traiter une surface de 145 m². Pour le démontage, il faut prévoir
trois personnes pendant quatre jours, avec combinaisons protectrices, gants et masques à filtres
organiques. Décapeuses thermiques et spatules sont indispensables ainsi que la location d’une benne
d’évacuation. Idéalement, le démontage doit être sous-traité à une société spécialisée. Dans cet exemple,
l’artiste n’est pas présent lors de l’installation de la pièce, mais il indique où il peut être joint en cas de
problème 18. »
La dernière catégorie de problèmes posés par cette diversification des matériaux est la
difficulté à assigner les œuvres ainsi produites à un genre répertorié. Dès lors en effet que les
matériaux sont trop hétéroclites et trop extérieurs à la tradition artistique pour fonder
l’appartenance à une catégorie déjà stabilisée, des questions ne peuvent manquer de se poser
quant au classement adéquat de ces propositions.
Par exemple, le « véhicule pour sans-abri » de Wodiczko est-il une sculpture, une
installation, ou bien un dispositif d’intervention sociale ? Seul le contexte peut le
déterminer, selon qu’il circulera dans la rue ou bien dans des musées ou galeries, et qu’il
sera acheté par des bureaux d’aide sociale ou par des collectionneurs d’art contemporain.
Quant à la différence entre une installation et une sculpture, elle réside essentiellement dans
le caractère éphémère et in situ de la première (« œuvres éphémères réalisées dans le cadre
d’invitations ou d’expositions, conçues pour un endroit précis et exécutées sur place 20 ») ;
concrètement, la transportabilité de l’œuvre à l’identique, avec ses composants originels,
caractérise la sculpture, alors que l’installation, difficilement transportable telle quelle, peut
être refaite avec d’autres matériaux sans que s’altèrent l’authenticité et la valeur de l’œuvre.
La question se pose pour tous les genres de l’art contemporain. Ainsi, l’artiste
pratiquant la performance doit-il être considéré comme un plasticien — mais alors, à quel
objet peuvent s’appliquer ses droits d’auteur, moraux et pécuniaires — ou bien comme un
acteur (c’est-à-dire un interprète du spectacle vivant), voire un coscénariste (c’est-à-dire un
auteur) ? Ces deux premières possibilités furent plaidées en 2010 par les défenseurs d’un
cinéaste accusé par Marina Abramovics de contrefaçon dans l’adaptation audiovisuelle
qu’il avait réalisée de ses performances — les juges ayant finalement tranché en faveur de la
performeuse, en lui reconnaissant le statut de coauteur du film. Ce fut la première
reconnaissance juridique de la performance comme genre artistique autonome. Une
précédente affaire, opposant les héritiers d’Yves Klein et un éditeur ayant publié des photos
de deux Anthropométries sans autorisation ni mention du nom de l’artiste et du titre de
l’œuvre, s’était soldée par une décision faisant de la performance une « œuvre
chorégraphique », « relevant à la fois de l’art contemporain et du spectacle vivant » 21. On voit
là que la dérive allographisante de l’art contemporain va de pair avec une redéfinition des
matériaux utilisés par l’artiste — le corps et le contexte environnemental dans lequel il opère
— en même temps qu’avec un brouillage des frontières entre genres, voire entre domaines
de la création.
Le même phénomène se produit avec les outils audiovisuels, qu’il s’agisse de vidéo ou
de cinéma. Matthew Barney, qui s’est fait connaître comme artiste plasticien, l’est-il encore
lorsqu’il réalise The Cremaster Cycle ? La réponse demeure ambiguë puisque le film est
parfois diffusé dans les musées, parfois dans les salles de cinéma. Quant aux vidéos, qu’est-
ce qui différencie une bande-vidéo d’artiste d’un film de cinéaste tourné en vidéo, sinon que
la première est montrée dans des musées, galeries ou centres d’art (dans des conditions de
confort souvent précaires), et ne comporte pas, en général, de générique (mais un cartel à
l’entrée de la salle) ?
L’introduction de la photographie dans l’art contemporain offre un cas
particulièrement intéressant de brouillage des frontières entre domaines de la création. Tant
qu’elle restait un moyen de documentation des propositions éphémères (installations ou
performances), les choses étaient claires : on avait bien affaire à des photos, généralement
en noir et blanc et de petit format, circulant sur le marché photographique aux conditions
habituelles quant au contrôle des tirages et aux prix. Une première brèche advint avec le
grand format et la sérialité introduits par Bernd et Hilla Becher dans leurs grands paysages
industriels, où l’emprunt du dispositif au langage pictural semble compenser le minimalisme
des sujets, comme le souligne Christian Boltanski : « Ce qu’ils ont vraiment trouvé, c’est le
poids au mur d’une photographie. Avant cela, la grande différence entre la photographie et la
peinture était que la photographie se regardait de près, plutôt dans un livre, et la peinture se
regardait de loin, sur le mur. Et eux, pour la première fois, ont su donner à une seule image
photographique le même poids physique qu’un tableau. […] Eux, ils ont placé le spectateur
devant un tableau et plus devant une photographie. Tout le dispositif, l’agrandissement, la
marge blanche, le gros cadre, y contribuait 22. »
Une seconde brèche advint avec l’introduction de portraits en couleurs (Cindy
Sherman, Nan Goldin) puis, au milieu des années 1990, avec la photographie dite
« plasticienne » (Andreas Gursky, Thomas Ruff, Jeff Wall…), en très grand format et en
couleur. La conséquence en est que désormais, dans les institutions, les photos en petit
format et en noir et blanc relèvent de la section « photographie », tandis que les
photographies en grand format et en couleur relèvent des arts plastiques 23. La
monumentalisation du matériau a suffi ici à faire franchir une frontière catégorielle, qui est
aussi, du même coup, une frontière économique, puisque les prix atteints par les
photographies « plasticiennes » sont sans commune mesure avec ceux du marché de la
photographie, du moins pour les auteurs vivants.
LA PHOTOGRAPHIE PLASTICIENNE PULVÉRISE LES RECORDS
« La photo Untitled #96 de l’Américaine Cindy Sherman n’a atteint “que” 2,88 millions de dollars,
devenant temporairement la photographie la plus chère du monde. Or c’est le Canadien Jeff Wall qui a
cette fois atteint des sommets. Le précurseur de la photo mise en scène, connu pour ses images
présentées dans des boîtes éclairées (“lightbox”), a vu son œuvre de 1992 intitulée Dead Troops Talk
atteindre 3,66 millions de dollars, pulvérisant toutes les estimations 24. »
Le déclin de la peinture
À la fin des années 1990 eut lieu à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
(ENSBA) un grand colloque sur l’art contemporain, organisé par le ministère de la Culture.
La fronde grondait depuis plusieurs années, avec ce qu’on appela la « crise de l’art
contemporain », qui opérait une conjonction inédite — et pour cette raison souvent mal
comprise — entre conservateurs nostalgiques du paradigme classique et progressistes
dénonçant l’abandon du paradigme moderne par les institutions d’État 1. Ce jour-là, la
grande salle de l’École était pleine, avec des centaines de personnes assises sur des chaises de
part et d’autre de l’allée centrale, face à la tribune où intervenaient les principaux ténors du
débat. Soudain une vocifération venue du fond de la salle fit se tourner les têtes : un homme
chevelu et barbu (vêtu d’un pantalon de velours côtelé et d’une chemise à carreaux un peu
avachis, dans la plus pure tradition des rapins) remontait l’allée en direction de la tribune,
hurlant contre cette manifestation organisée selon lui de toutes pièces pour imposer le
nouvel « art officiel ». Mais ce qui frappait dans cette irruption brutale d’un discours non
autorisé, c’était l’arme que brandissait le manifestant improvisé : non pas un cocktail
Molotov, non pas une faucille ou un marteau — mais un pinceau… Et, accompagnant ce
geste militant, résonnait dans l’auguste enceinte ce cri de guerre : « Vive la peinture ! Vive la
peinture ! »
Dans la seconde moitié du XXe siècle, explique un historien, les marchands de matériel
pour artistes se raréfient considérablement, tandis que la fabrication s’industrialise et
qu’apparaissent dans les grandes surfaces des rayons « beaux-arts » vendant de la toile à
peindre tout apprêtée : « De nos jours, il ne reste semble-t-il pour toute la France qu’une
dizaine de fabricants de couleurs fines, dont six fabricants de toile et châssis, et un de
châssis. Même si une ou deux entreprises échappent à ces pointages, l’extraordinaire
resserrement du nombre de fabricants est frappant 2. » Si les artistes amateurs ne manquent
pas de matériel grâce à la grande distribution, les peintres professionnels, eux, semblent
beaucoup moins bien lotis que leurs homologues de la fin du XIXe siècle, lorsque la peinture
était reine. Mais justement : si le nombre d’artistes a vertigineusement augmenté (en tout
cas en France, dans la dernière génération du XXe siècle 3), les peintres professionnels, eux,
sont probablement moins nombreux. Car avec l’art contemporain, la peinture n’est plus
reine 4.
Alors que l’idéal type de l’artiste dans son atelier demeure pour le grand public le
peintre debout devant un châssis avec son pinceau et sa palette (ou au mieux, pour les plus
éduqués, Pollock dansant autour d’une toile posée au sol, armé de pots de peinture
dégoulinants 5), la réalité est tout autre : souvent il n’y a même plus d’atelier, et l’ordinateur
est devenu beaucoup plus nécessaire que les pinceaux. La rupture avec le paradigme
moderne a aussi touché, au-delà des codes de la représentation ou de l’expression, sa
matière même : avec la diversification des matériaux la peinture n’en est plus devenue qu’un
élément marginal, voire carrément stigmatisé.
Dès les années 1970 la peinture a été fortement suspectée de ringardisme, d’abord aux
yeux des artistes eux-mêmes puis pour les spécialistes (surtout aux États-Unis) 6. En France,
l’institutionnalisation du soutien à l’art contemporain à partir des années 1980 n’a fait
qu’accentuer la tendance : ainsi le peintre Gérard Garouste se souvient-il que lors de sa
première exposition à New York chez le prestigieux galeriste Leo Castelli, au milieu des
années 1980, un responsable culturel français lui déclara qu’il n’aimait pas sa peinture et
qu’elle ne représentait en rien l’art français — et il n’eut aucun soutien des institutions de
son pays 7.
Ce n’est pas que la peinture a entièrement disparu de l’art contemporain : c’est que
même lorsqu’elle a continué d’être utilisée, elle l’a été de façon à ne plus pouvoir être
créditée d’une quelconque expression de l’intériorité de l’artiste. Andy Warhol en soumet
l’usage à la mécanisation et à la culture de la célébrité (une « peinture facile » — easy
painting — dont Damien Hirst se déclare « jaloux » 8) ; Rauschenberg l’applique au rouleau,
ruinant ainsi ce lien entre l’œuvre et le corps de l’artiste qu’entretenaient les mouvements du
pinceau, intermédiaires entre le geste du peintre et les touches déposées sur la toile ; au
tournant des années 1970, les artistes du courant « Support Surface » (Vincent Bioulès,
Louis Cane, Claude Viallat et d’autres) ne l’emploient que pour dissocier la toile de son
châssis et lui infliger toutes sortes d’avanies (empreintes, pliures, nœuds, assemblages,
tressages, répétitions…) ; et à la même époque, le groupe BMPT publie carrément un
manifeste intitulé « Nous ne sommes pas peintres ».
Lorsque en 1955 Yves Klein présenta un monochrome au Salon des réalités nouvelles,
le verdict des membres du comité fut sans appel : « Une seule couleur unie, non, non vraiment
ce n’est pas assez, c’est impossible 14. » L’on ne reviendra pas ici sur les oppositions parfois
violentes suscitées, chez les spécialistes puis dans le grand public, par les « propositions » (ce
fut le terme même utilisé par Klein) minimalistes, dont le monochrome constitue la version
la plus radicale 15 : oppositions qui alimentent aussi bien la pièce de théâtre à succès de
Yasmina Reza, Art (1995), que le « scepticisme » des juristes s’accordant pour « dénier
toute protection à un tableau monochrome » 16. Car ce n’est pas une situation de tout repos
que d’incarner un changement de paradigme : il faut, pour faire face aux attaques, une
certaine « robustesse », voire une forme d’« héroïsme », témoigne après-coup Peter
Schjeldahl, un peintre minimaliste 17.
En quoi le monochrome constitue-t-il une rupture à ce point radicale, qui « met en
cause la définition de la peinture en tant qu’art » et « franchit une frontière au-delà de
laquelle les notions d’art et d’esthétique n’ont plus cours » 18 ? Ce n’est pas parce qu’il ne
serait pas de la peinture, puisqu’il est, par définition, fait avec de la peinture. Mais c’est qu’il
ne correspond « à aucune conception admise du tableau 19 », du fait qu’il est vidé non
seulement d’un « signifié », par l’absence de toute figuration, mais aussi, plus
matériellement, de cette expressivité corporelle, ce lien avec le corps de l’artiste que
maintenait l’usage du pinceau dans la peinture abstraite, et que ruine l’usage du rouleau :
« Alors que les pinceaux et les brosses des peintres gestuels inscrivaient la corporéité de
l’artiste à même la toile, l’usage du rouleau créait une rupture. Klein, heureux de ne pas être
un peintre abstrait, insistera beaucoup sur les vertus de cette mise à distance 20. » Conscient
de la radicalité de son geste et de la nécessité de manifester sa rupture avec l’abstraction
moderne, Klein fut attentif à matérialiser cette différence par des marqueurs objectaux : il
arrondit légèrement les angles de ses panneaux de bois afin de concrétiser l’absence de
châssis, et il les accrocha non pas contre le mur mais à une dizaine de centimètres, de sorte
qu’ils semblaient flotter dans l’espace 21.
Cette rupture du tableau peint avec la tradition figurative et abstraite, en même temps
qu’avec le corps de l’artiste et avec ce « fétichisme qui transforme, par contiguïté, l’objet
peint en relique 22 », est éloquemment résumée par cette remarque apparemment triviale de
Denys Riout : en abandonnant l’usage du pinceau dans ses monochromes, Klein était
« heureux et fier de ne pas se salir 23 ». Voilà qui aurait sans doute réjoui Duchamp, lequel
aurait pu compléter son célèbre « bête comme un peintre » par un « sale comme un
peintre »…
Notons que cette rupture n’a pas toujours été bien identifiée — ou peut-être,
simplement, pas toujours bien acceptée — par les historiens d’art. Il arrive en effet que le
monochrome, de même que la peinture minimale en général, soit catégorisé comme un
prolongement de la peinture abstraite, donc appartenant au paradigme moderne, et non pas
comme un genre du paradigme contemporain 24. L’usage du pinceau est alors privilégié, et
surinvesti par le commentateur de façon à mettre en évidence les moindres nuances de
texture et de teinte, comme pour nier qu’il s’agisse bien d’un monochrome — comme pour
le réintégrer dans la tradition moderne 25. Les moins avertis des spectateurs peuvent aussi
ramener une exposition de monochromes à un simple effet décoratif — ce à quoi il faudra
réagir par l’affirmation du caractère quasi mystique de cet évidement de l’art 26. C’est dire
que face au peu de prises qu’offre le genre du monochrome aux modes de perception hérités
des paradigmes classique et moderne, le discours s’avère une ressource particulièrement
indispensable : « L’histoire du monochrome est affaire de discours, de déclarations
d’intention et d’interprétations 27. »
« Officiellement, l’œuvre de Claude Rutault commence en 1973. À cette date, il peint chez lui une
toile de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. À quelques exceptions près, toutes ses
œuvres se présentent comme des tableaux aux formats réguliers ou non, seuls ou groupés, mais toujours
couverts de la même couleur que celle du mur. Chaque œuvre est différente : elle répond à des règles qui
lui sont propres. Dans la plupart des cas, les responsables de l’accrochage ont le choix entre trois
solutions, affirmées par Un coup de peinture, un coup de jeunesse :
1. Repeindre la toile de la couleur du mur.
2. Repeindre le mur de la couleur de la toile.
3. Repeindre les deux d’une même couleur 28. »
UN RETOUR SOUS CONDITIONS
UN KIEFER PROBLÉMATIQUE
Non content de peindre des toiles immenses, souvent en forme de diptyques ou de triptyques,
l’artiste allemand Anselm Kiefer aime à utiliser des matériaux non standards, ainsi qu’à y attacher divers
objets. En résultent parfois pour leurs acquéreurs quelques sérieux casse-tête. Ainsi, lorsque la Tate
Modern de Londres acquit Let a Thousand Flowers Bloom (2000), les conservateurs et les restaurateurs
durent faire face à l’extrême instabilité des matériaux : « Sur une toile de lin recouverte d’une fine couche
de peinture à l’huile fabriquée par l’artiste, d’émulsion, d’argile et de gomme laque, Kiefer avait attaché
des ronces qui débordaient du support, et avait inséré dans cet enchevêtrement des roses séchées à
longues tiges. » De sorte que même si l’œuvre semble stable une fois accrochée, elle pose de lourds
problèmes dès qu’on la déplace, car la toile ploie sous le poids des éléments qui y sont collés : « Les
ronces ondulent, se dérobent, se cassent, tandis que les bribes de matériaux détachés et les têtes de
roses tombent sur le sol. En outre, peu après l’acquisition, des œufs d’araignées qui avaient colonisé les
ronces se mirent à éclore, et les larves commencèrent à dévorer la structure en bois 33. »
À ce stade, le lecteur aura sans doute remarqué l’absence dans le présent ouvrage de
toute reproduction. La raison n’en est pas seulement que le sociologue ne peut rivaliser avec
l’historien d’art dans ce signe extérieur de richesse intellectuelle qu’est l’abondance des
illustrations ; elle réside aussi dans une caractéristique bien spécifique de l’art
contemporain : il ne se reproduit pas, mais se raconte.
Et s’il se raconte beaucoup plus qu’il ne se montre, c’est qu’il met en œuvre non
seulement la littéralité des objets, des gestes ou des mots proposés par les artistes, mais aussi
le contexte dans lequel ils s’insèrent : c’est, nous l’avons vu, l’œuvre au-delà de l’objet. Et ce
contexte n’est pas seulement spatial et temporel mais aussi social, c’est-à-dire, en
l’occurrence, cognitif et axiologique : les œuvres d’art contemporain jouent aussi et peut-
être surtout avec les attentes communes liées à la notion d’œuvre d’art. Mais justement :
comment représenter ces attentes ? Elles ne peuvent se photographier ni se filmer : tout au
plus s’expliciter, en même temps que se raconte le parcours de l’œuvre, et ses effets.
Certes, les reproductions d’œuvres d’art classique et moderne sont toujours
imparfaites : les couleurs sont difficiles à reproduire exactement, il manque la texture de la
toile ou de la sculpture et, surtout, les dimensions, qui même lorsqu’elles sont indiquées
dans la légende ne sont pas immédiatement perceptibles comme faisant partie des propriétés
plastiques intrinsèques de l’original. Mais ce ne sont là que des imperfections, plus ou moins
corrigeables par la qualité de l’impression, les gros plans ou la mise en page. Pour l’art
contemporain en revanche, l’insuffisance de toute reproduction est constitutive de la nature
même des œuvres, parce qu’elle en est la conséquence immédiate, quel qu’en soit le genre.
READY-MADES
Considérons une fois de plus l’exemple de l’urinoir de Duchamp. Que nous en dit la
reproduction photographique ? Pas grand-chose, sinon qu’il s’agit d’un objet industriel,
trivial, dont la position a été inversée et sur lequel ont été apposées une signature
(« R. Mutt ») et une date (« 1917 »). Une telle description est, à l’évidence, bien courte et
bien insuffisante pour se faire une idée, non pas même des significations de l’œuvre, mais de
sa nature même. Car il y manque le contexte institutionnel, à savoir le Salon des
indépendants et son absence de jury (toute œuvre y étant par principe acceptée pourvu que
l’auteur ait payé sa cotisation) ; il y manque le récit, non pas même du refus d’exposer
l’objet (puisqu’il n’y avait pas de comité de sélection) mais de son abandon dans un couloir ;
il y manque la revue dans laquelle Alfred Stieglitz, complice et ami de Duchamp, publia non
seulement une photo de l’objet prise par lui-même, avec la légende indiquant son titre
(Fountain), mais aussi des textes le commentant ; il y manque la résurgence de l’œuvre par
les soins de Duchamp dans les années 1950 et 1960, lorsqu’il en diffusa la photographie puis
en organisa l’édition en huit exemplaires, vendus à différents musées ; il y manque aussi le
fait que ces éditions, quoique réalisées sous le contrôle de l’artiste, sont des faux (des faux
ready-mades) puisqu’il fallut refabriquer un urinoir à l’imitation de l’original, dont avait été
perdue la version proposée par Duchamp et dont n’existait plus le modèle dans les
commerces spécialisés ; il y manque les contrats d’assurance aux montants extravagants, les
bibliographies pléthoriques des ouvrages et articles qui lui ont été consacrés, les livres d’or
des musées où les visiteurs témoignent de leur indignation, et même les quelques
performances d’artistes ayant uriné dans l’objet à l’occasion de telle ou telle exposition —
avec les procès qui, parfois, se sont ensuivis…
Bref : ce simple résumé, pour être complet, n’aurait besoin que d’être développé par
d’autres mots — mais nullement par des images. Fountain n’est pas reproductible, pas plus
que n’importe quel autre ready-made, parce que ce qui manque à la photographie de l’objet
pour qu’elle soit la photographie de l’œuvre, c’est l’insertion de cet objet dans un contexte
qui n’est pas celui du « cadre primaire » de l’expérience ordinaire, mais du « cadre
transformé » de l’exposition artistique. Or ces « cadres de l’expérience 1 » ne relèvent pas de
la vue, mais de l’organisation cognitive et sociale du monde commun.
MONOCHROMES
PERFORMANCES
INSTALLATIONS
Quoique se présentant comme des propositions dans l’espace et non plus dans le temps,
les installations ne sont guère plus accessibles à la reproduction que les performances. Car
là encore le contexte y joue un rôle constitutif, qui échappe à la captation photographique
ou cinématographique.
Que transmet par exemple la photo d’une installation de cailloux par Richard Long si
l’on n’a pas, autour de ces éléments directement récupérés dans la nature, le contexte
hautement civilisé — architectural et urbain — du musée ? Que transmet la photo des
empilements de vêtements usagés si l’on n’a pas le contraste avec les réserves du musée où
Christian Boltanski les a installés, plutôt que les étagères d’un entrepôt ? Que transmet la
photo d’un environnement coloré de James Turrell ou de Dan Flavin si l’on n’a pas le
volume de l’espace, la déambulation qui permet d’y avoir accès et la subtilité des jeux de
lumière en fonction de ses propres déplacements — tous ces détails auxquels les meilleurs
artistes sont si attentifs, mais qui sont justement cela même dont aucune reproduction ne
peut rendre compte ? Que transmet la photo d’une plaque d’acier posée dans une rue par
Richard Serra si l’on n’en ressent pas la monumentalité et le poids, donc le danger latent ?
Que transmet la photo du Leviathan, l’installation d’Anish Kapoor au Grand Palais de
Paris en 2011, alors qu’elle ne peut rien communiquer de la monumentalité de l’énorme
ballon cramoisi, de la possibilité offerte au spectateur d’y entrer ou de marcher autour, du
son étrange qui s’en dégage, de la luminosité quasi utérine dans laquelle baigne le visiteur ?
Etc.
À ce problème d’irreproductibilité du contexte s’ajoute parfois la sollicitation d’autres
sens que la vue. À la limite, l’on peut espérer reproduire une installation sonore par les
moyens audiovisuels — mais comment rendre compte de l’effet de surprise, d’interrogation,
de trouble perceptif que peuvent produire des chants d’oiseaux exotiques lorsqu’on les
perçoit en plein hiver à la lisière d’un bois, là où ils n’auraient aucune chance d’apparaître,
jusqu’à ce qu’on apprenne qu’il s’agit d’une installation d’Erik Samakh ? Quant aux
installations olfactives, aucune reproduction n’en est, par définition, possible : qu’il s’agisse
de la puanteur de Untitled (Vitrine with Four Objects/Plateau central) de Joseph Beuys
(saucisse en décomposition recouverte d’une couche de zinc, boîte en acier galvanisé
contenant de la graisse, pot en verre avec pile et cristaux de sulfate de cuivre), dans laquelle
les conservateurs du musée d’art moderne de San Francisco durent placer des morceaux de
charbon absorbant pour éliminer les odeurs 4 ; ou qu’il s’agisse, à l’opposé, du suave parfum
dégagé par les feuilles de laurier dont Giuseppe Penone tapissa les parois d’une salle du
palais des Papes d’Avignon (Respirare l’ombra) pour une exposition collective en 2000.
Outre les problèmes liés au contexte et, parfois, à la multisensorialité, les installations
se laissent mal reproduire en raison du fait qu’elles reposent sur la présentation des objets
beaucoup plus que sur leur représentation. Ainsi, face à la photographie du fameux veau
coupé en deux et conservé dans du formol par Damien Hirst, sait-on si l’œuvre est faite de
cet objet en trois dimensions, conservé dans un caisson transparent, ou bien de sa
photographie ? L’image ne le dit pas, mais seulement la légende, si du moins elle est présente
et qu’on prend le temps de la lire.
PRÉSENTATION OU REPRÉSENTATION ?
VIDÉOS ET PHOTOS
DE L’ŒUVRE À L’EXPÉRIENCE
Nous verrons plus loin que la plupart des textes qui s’écrivent sur l’art contemporain
comportent, sous une forme ou sous une autre, un récit, une « mise en intrigue » — de
même d’ailleurs que les comptes rendus oraux qui se transmettent de la rencontre avec une
œuvre. Car pas davantage que la reproduction plastique, la description factuelle ne suffit à
communiquer l’aspect d’une œuvre d’art contemporain.
C’est là bien sûr une conséquence immédiate de la tendance à l’allographisation, qui
inclut la temporalité dans la proposition artistique, ainsi que de l’intégration du contexte et
de l’extension de l’œuvre au-delà de l’objet : tant il est vrai — nous l’avons vu avec Yves
Michaud — qu’en art contemporain, ce qui est créé n’est pas tant une œuvre qu’une
expérience. Les artistes en sont d’ailleurs, probablement, les premiers conscients : « Des
œuvres comme celle-là doivent vivre dans les mémoires, à travers les récits des gens », déclare
Maurizio Cattelan à propos d’une œuvre qu’il voulut « démonter très vite » 6.
La présence de l’artiste
ARTISTES ENTREPRENEURS
« [Ils ont] en commun la création d’une entreprise à caractère artistique, et ainsi l’activité de chef
d’entreprise en tant que pratique artistique. […] Le produit d’art n’est pas une œuvre d’art, ni un multiple,
ni un produit dérivé, ni un produit commercial : le produit d’art est vendu par certaines entreprises
d’artistes. […] Fabriqué en de nombreux exemplaires, son prix est généralement bas. Parmi les plus
vendus, on citera la poupée Wim Delvoye, les nombreux produits d’art Kaikai Kiki Corp./akashi Murakami,
ou encore les pilules de Jesus Had A Sister Productions/Dana Wyse qui, pour 12 euros environ,
permettent d’exaucer nos désirs les plus inavouables tels que ne pas avoir d’enfants laids ou, pour les
artistes, devenir célèbre sans effort. […] Certaines ont des actionnaires 6. »
Dans ces conditions extrêmes — et exceptionnelles — l’économie de l’art se rapproche
de l’économie du cinéma, où l’artiste occupe la position du réalisateur à la tête d’une équipe
chargée de donner forme à son projet, à ceci près qu’en art il n’y a pas de générique (sauf
pour Murakami, qui fit inscrire au dos d’une de ses toiles les noms des vingt-cinq
collaborateurs y ayant travaillé 7). Les techniciens eux-mêmes se professionnalisent et se
spécialisent, comme au cinéma : tel M. Bojanov qui, à trente-sept ans, est « un fabricant
d’art professionnel. Comme beaucoup de gens dans ce type d’affaires, il est lui-même un
artiste et a commencé à travailler pour ses pairs plus arrivés en attendant que sa propre
carrière décolle. À présent il fabrique des sculptures et des installations pour une douzaine
d’artistes 8 ». L’on ne s’étonne pas dans ces conditions que le jeune artiste Loris Gréaud, à
qui le Palais de Tokyo, dans les années 2000, confia 4 000 m² (il n’était alors âgé que de
vingt-huit ans), se définisse à la fois comme « artiste, cinéaste, producteur de musique, chef
d’entreprise 9 ».
Cette délégation de la fabrication pose parfois des problèmes juridiques, qui trahissent
le changement de paradigme par rapport aux normes héritées du droit d’auteur tel qu’il fut
mis en place au XIXe siècle. Ainsi, à l’occasion d’un procès, Vasarely fut qualifié de coauteur
par le tribunal de grande instance, bien qu’il « n’ait pas assuré l’exécution matérielle de
l’œuvre 10 » ; et Spoerri, attaqué par un acquéreur pour avoir fait réaliser l’un de ses
« tableaux-pièges » par un enfant et l’avoir ensuite authentifié, fut blanchi par la cour
d’appel de Paris qui considéra que « si l’auteur d’une œuvre originale peut être celui qui l’a
matériellement créée, celui qui a fait exécuter une œuvre en donnant des instructions
nécessaires en la faisant réaliser sous son contrôle mérite également la qualification d’auteur »
— déduisant ainsi la qualité d’auteur de la conception et non pas de l’exécution
personnelle 11. Ce qui fait dire au juriste que l’art contemporain impose « une approche
désormais plus mentale de l’œuvre d’art », reléguant l’exécution matérielle au statut de
simple « savoir-faire, non protégeable » 12.
Ainsi est devenue possible et même acceptable cette situation étrange où « de nos jours,
certains grands artistes ne touchent pas leurs œuvres 13 ». L’artiste n’est plus — ou, en tout
cas, peut ne plus être — ce solitaire inspiré en tête-à-tête avec ses œuvres et qui, comme on
dit, « met la main à la pâte ». D’ailleurs les artistes stars de la seconde génération se
montrent volontiers en costume impeccable (ou bien alors, à l’opposé, en tenue
ostensiblement négligée, comme s’il leur importait peu d’afficher leur propre valeur) :
comme le dit Damien Hirst, « le peintre a cessé d’être ce type chevelu tout couvert de peinture.
Aujourd’hui c’est un type en costume, ou bien en blouse de laboratoire 14 ».
DE L’ŒUVRE À L’ARTISTE
« Ce n’est pas un tableau ! », s’exclama Iris Clert lorsque Yves Klein lui montra pour la
première fois l’un de ses monochromes ; puis « elle se laissa séduire par “cette espèce de folie
mystique”. Le charisme de l’artiste et la puissance émotionnelle de ses propositions avaient
opéré la conversion » 15.
La présence de l’artiste en personne n’est pas de trop, on le voit ici, pour emporter
l’adhésion du spectateur, et même du spécialiste, lorsque l’œuvre rompt trop manifestement
avec les attentes esthétiques. Voilà qui illustre bien ce glissement assez spécial qu’opère l’art
contemporain quant à la présence de l’artiste, désormais relativement détachée, ou
détachable, de la fabrication de l’objet destiné à faire œuvre, mais devenue centrale voire
indispensable quant à ce qui se passe en aval de la création, avec la mise en circulation ou la
publicisation de l’œuvre dans le monde de l’art — mise en circulation qui d’ailleurs,
conformément à la logique d’extension de l’œuvre au-delà de l’objet, peut être considérée
comme faisant partie de l’œuvre elle-même. Désormais le travail de l’artiste s’objective non
seulement dans la matérialité d’une chose produite par lui, mais aussi dans des actes 16, et ce
au-delà même de ce genre reposant par définition sur l’action qu’est la performance. De
cette centralité de la présence de l’artiste en personne dans le monde de l’art, certains ont
fait la matière même de leur œuvre.
« Cadere transportait tout le temps avec lui ses bâtons de bois, se confondant littéralement avec eux
et saisissant toutes les occasions (souvent non autorisées) pour les déposer dans un coin lors des
vernissages. Sa présence « légendaire » s’était rétroactivement inscrite dans ces objets, ainsi marqués
d’un risque existentiel. […] Le résultat en fut à la fois un statut de culte affecté à sa personne et la faible
valeur marchande de ses bâtons 17. »
D’André Cadere, on nous a proposé des pièces mais Cadere était vraiment l’artiste qu’il aurait fallu
avoir connu personnellement 18.
UN TÉMOIGNAGE
« Quand je repense à cette expo, je m’aperçois que je n’y ai à peu près rien vu — et au sens littéral
du terme, car de certaines salles je n’ai absolument aucun souvenir, déjà. Les seules œuvres qui m’ont,
comme on dit, “parlé”, qui m’ont fait sourire, ou peut-être qui m’ont fait signe, sont celles de Marie-Ange
(Guilleminot) et de Carsten (Höller). Mais je sais bien pourquoi : parce que j’ai le souvenir charmant de
Marie-Ange faisant une démonstration de son Chapeau-vie, un soir d’été à la Villa Saint-Clair à Sète, et de
nos discussions sur la terrasse ; et le souvenir amusé de Carsten déclenchant cette incroyable haine lors
d’un débat dans un colloque sur la vidéo à Corte, à cause de ses pièges à enfants, qui m’avaient tant fait
jubiler.
» Autrement dit : il faut […] la rencontre avec les artistes, ce minimum d’insertion dans leur monde,
pour que les objets qu’ils proposent se mettent à exister. On est bien dans un “nouveau paradigme” de
l’art contemporain, exclusif du paradigme moderne : les objets ne sont pas l’objet du regard, mais
seulement le passeur entre des gens. […] Ce qui fait l’objet de ce qui est à voir à travers l’objet n’est
accessible que par des histoires, des narrations, des démonstrations, qui en sont le mode d’emploi […] :
l’histoire de Marie-Ange (à condition qu’on fasse le lien entre l’image du chapeau, le chapeau, et les
usages du chapeau montrés, racontés, filmés), l’histoire que raconte le petit vélo de Carsten (à condition
de connaître la série des vidéos, et de comprendre le fonctionnement du jerrycan fixé derrière la selle, aux
mêmes fins que les bonbons empoisonnés, les balançoires truquées et les trous dans le sable emplis de
méduses), et toutes ces histoires qui circulent dans le milieu de l’art contemporain, ces anecdotes, ces
récits qui font la trame des articles dans les revues spécialisées, qui font l’intrigue des blagues que
racontent à table les artistes — tous ces récits qui font la mythologie de l’art contemporain.
» […] Ce qui fait l’art contemporain, c’est l’insertion dans le réseau de l’art contemporain.
Littéralement : être de ce monde est la condition pour qu’existent les “objets” — les choses, les images
— qui en forment les bornes, les repères, les balises — mais pas les buts, pas les “objets” au sens de
but et fin de l’activité. Les objets — les œuvres — n’y sont que les instruments de la circulation des
personnes. Pas question de s’y arrêter, pas question d’attendre qu’ils nous arrêtent, puisqu’ils sont là
pour nous faire circuler d’un nom propre à l’autre, d’une histoire à une autre…
» […] À condition, bien sûr, d’être dans ce monde, d’y avoir au moins un pied, ou un introducteur, un
intercesseur. […] C’est là le paradoxe : cet art contemporain qui a tant élargi les frontières de l’art n’est
accessible qu’à ceux qui ont réussi à entrer dans ce monde aux frontières bien délimitées, dans lequel on
ne pénètre plus par la contemplation des objets (comme le croient encore ceux qui, naïvement, “visitent”
ces expositions) mais par les récits qui les trament, c’est-à-dire par les personnes qui les racontent 38. »
1. Cf. N. HEINICH, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Éd. de Minuit, 1993.
2. Cité dans D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 192.
3. In Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit., p. 45.
4. D. RIOUT, La Peinture monochrome, op. cit., p. 15.
5. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., pp. 185 et 201.
6. Le Journal des Arts, 21 septembre-4 octobre 2012.
7. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 191.
8. The New York Times, 13 mai 2006.
9. Le Monde, 20 octobre 2012.
10. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 218.
11. Ibid., p. 221.
12. Ibid., pp. 235 et 463.
13. in D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 185.
14. Cité dans ibid., p. 198.
15. D. RIOUT, La Peinture monochrome, op. cit., p. 21.
16. Cf. N. WALRAVENS, L’Œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 285.
17. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 83.
18. Françoise et Jean-Philippe Billarant, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 57.
19. Cf. B. MARTIN, « Évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain », op. cit. ; Nathalie HEINICH,
Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions Nouvelles, 2009 ; M. de VRIÈSE et al., « Diffusion et
valorisation de l’art actuel en région », art. cité, p. 10 ; Delphine PAUL, « L’art contemporain en France. Entre institutions
et marché ? », mémoire de master 2 en management des organisations culturelles, sous la direction de Patrick Olivier,
université Paris-Dauphine, 2009-2010, p. 35.
20. Cf. L. BOLTANSKI, L. THÉVENOT, De la justification, op. cit.
21. Cf. N. HEINICH, Le Triple Jeu de l’art contemporain, op. cit.
22. Éric MANGION, « La production de l’exposition » [2007], in É. CAILLET, C. PERRET (dir.), L’Art contemporain et
son exposition (2), op. cit., p. 157.
23. Interview dans Les Inrockuptibles, 10 juin 1998, cité dans Morgan JOUVENET, « Le style du commissaire.
Aperçus sur la construction des expositions d’art contemporain », Sociétés et Représentations, no 11, janvier 2001.
24. Cf. notamment H. ABDULLAH, J. HANSEN, « “Even Clean Hands Leave Marks” », art. cité, p. 99 ; Martha
BUSKIRK, The Contingent Object of Contemporary Art, Boston, The MIT Press, 2003, p. 16 ; D. GIRAUDY, « Boîtes
d’artistes contemporains et banques d’échantillons », art. cité, p. 80 ; V. VAN SAAZE, « Doing Artworks », art. cité, p. 26.
25. Cf. H. ABDULLAH, J. HANSEN, « “Even Clean Hands Leave Marks” », art. cité, p. 93.
26. Bruno Delavallade, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 203.
27. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 196.
28. Ibid., p. 117.
29. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 88.
30. Françoise et Jean-Philippe Billarant, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 53.
31. Ibid., p. 219.
32. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 104.
33. Cf. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., pp. 104 et 123.
34. Ibid., p. 118.
35. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 218.
36. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 118.
37. Th. LENAIN, Art Forgery, op. cit., p. 322.
38. Nathalie HEINICH, Face à l’art contemporain. Lettre à un commissaire, L’Échoppe, 2003.
10
Pour le prix Marcel Duchamp 2010, la proposition de Cyprien Gaillard — qui serait le
lauréat cette année-là — était présentée à la FIAC dans une cellule où une bande-vidéo était
diffusée en boucle, sur grand écran. On y voyait un chantier dans une ville occidentale : une
excavatrice rendait peu à peu visible un bunker enterré. Hormis la fascination qu’exerce par
principe ce genre d’opérations — l’image montrait d’ailleurs aussi les passants immobiles en
train de regarder —, pas grand-chose ne retenait l’attention dans ce lent travail, et le
spectateur pressé ou impatient aurait eu vite fait de tourner les talons afin de continuer
ailleurs sa visite. Pour peu toutefois qu’il eût remarqué le prospectus mis à sa disposition, à
l’entrée de la cellule, dans un petit compartiment ménagé à cet effet, et qu’il eût pris la peine
de s’en emparer et de le lire, il aurait trouvé de quoi raviver son intérêt et, peut-être, revenir
sur ses pas pour regarder la vidéo jusqu’au bout. Car il aurait alors appris que l’artiste,
ayant su qu’un bunker datant de la Seconde Guerre mondiale était enterré dans un terrain
vague de La Haye, avait cherché des appuis administratifs pour obtenir l’autorisation
d’ouvrir ce chantier, et des financements pour la location de l’excavatrice et le filmage de
l’opération ; il avait ainsi fait en sorte que le bunker fût rendu visible, puis recouvert à
nouveau de terre, ramené à son invisibilité première. À cette description de l’opération, le
prospectus ajoutait un commentaire interprétatif sur le sens de cette action par rapport à la
mémoire collective et à la présence du passé.
Sans ce petit texte, le spectateur n’aurait eu accès ni à la signification, ni même à la
description de l’œuvre, voire à sa perception pour peu que les seules images n’eussent pas
suffi à retenir son attention. Voilà qui illustre le rôle du discours dans l’art contemporain :
non content de contribuer à éclairer — ou à construire — la signification des œuvres, il en
commande presque toujours l’accès. Comme le dit Yves Michaud, « ces nouvelles formes
d’art requièrent aussi souvent la présence d’un mode d’emploi qu’il faut lire. On passe donc,
saut considérable, de la pure contemplation à l’explication 1 ».
Pour comprendre ce phénomène, il faut revenir aux conséquences de l’extension de
l’œuvre au-delà de l’objet et de l’intégration du contexte dans l’œuvre : à savoir cette
tendance à l’allographisation de l’art contemporain, sa dérive vers un art du récit, de
l’interprétation ou du spectacle, en tout cas vers une inscription de l’œuvre dans le temps et
non plus seulement dans l’espace, comme pour les œuvres autographiques des paradigmes
classique et moderne. Cette tendance a elle-même pour effet, nous venons de le voir,
l’importance de la présence de l’artiste dans la mise au monde des œuvres et, inversement, la
faible pertinence de leurs reproductions. En contrepartie, les discours prennent la relève des
images défaillantes, ou des artistes absents, pour faire exister les œuvres non seulement à
distance mais aussi dans l’espace même de leur présentation — voire pour en faire partie, au
titre de matériau parmi d’autres.
De fait, aucune œuvre d’art contemporain, quel qu’en soit le genre (ready-made, art
conceptuel, installation, performance et même peinture) ne se présente dans le monde de
l’art sans être accompagnée d’un discours, quelles que soient les formes de ces « opérateurs
verbaux 2 », et quel qu’en soit l’auteur — artiste, critique, institution. Ce phénomène est à la
fois si familier qu’on ne le remarque guère et très éloigné des paradigmes classique (où le
discours n’existe, du moins dans la peinture d’histoire, qu’antérieurement à l’œuvre) et
moderne (où il est extérieur à sa perception et à sa compréhension). Aussi vaut-il la peine
d’en observer de près les différentes facettes.
Au minimum, un artiste utilise un nom propre : sa signature, apposée sur l’œuvre afin
de l’authentifier. Mais déjà, cette histoire-là semble révolue : un nombre considérable
d’œuvres en art contemporain ne peuvent pas intégrer physiquement la marque d’une
signature (telles les performances et les installations), tandis que, dans certains cas,
l’authentification doit se faire par des certificats rédigés par l’artiste, sous forme d’un texte
écrit en bonne et due forme.
DE LA SIGNATURE AU CERTIFICAT
« Beaucoup d’artistes aujourd’hui ne signent pas leurs œuvres. Elles sont en revanche
accompagnées d’un certificat d’authenticité qui porte la signature de l’artiste, permettant l’attribution de
l’œuvre. […] On observe ainsi une rupture entre l’œuvre et la signature. Lawrence Weiner signe même des
actes notariés : l’acquéreur de l’une des phrases exposées au mur reçoit une lettre de l’artiste l’informant
que son acquisition a été enregistrée chez le notaire “Maître Untel, à telle adresse — sous tel ou tel
numéro […]. Ce bref courrier envoyé en échange du chèque que vous avez vous-même signé sera la seule
et unique preuve attestant que la petite phrase est bien de lui et qu’elle est bien à vous. À vous seul”.
[…] L’on est ici en présence d’œuvres pour lesquelles les méthodes d’authentification classique restent
inopérantes. L’œuvre d’art est bien reconnue comme telle, et admise par le marché de l’art ; néanmoins,
son authentification relève, non pas de la “facture” de l’artiste, validée par sa signature, mais d’un
document neutre et impersonnel, qu’il s’agisse d’un certificat ou d’un acte notarié. Le constat de
l’authenticité de l’œuvre, significative d’originalité, résulte donc pour ce type de créations d’un rapport à
l’œuvre désormais neutre et distancié 3. »
« Les informations à notre disposition sont de trois types : les éléments d’archives
(correspondances, projets, enregistrements, photographies, etc.), les textes publiés par les artistes et
l’histoire orale de Fluxus, faite d’anecdotes, de ragots, d’échos. Elles sont diffusées selon trois modes :
les catalogues d’exposition, les articles de revues spécialisées — voire des numéros spéciaux de ces
revues — et les ouvrages publiés en interne par le groupe dans les différentes opérations éditoriales qui
lui sont associées. Les choses se compliquent un peu lorsqu’on s’aperçoit que les documents d’archives
sont déjà publiés par les artistes eux-mêmes […], que les catalogues d’exposition sont largement écrits
par les artistes ou emplis de leurs témoignages, que les numéros de revue sont l’occasion de diffuser,
sinon des rumeurs, du moins des canulars, et que, enfin, l’essentiel de la fortune critique disponible
depuis quarante-cinq ans est essentiellement constitué de paraphrases… des narrations historicistes des
artistes 9. »
En 1960, le jeune critique Pierre Restany réunit un petit nombre de tout aussi jeunes artistes et les
baptisa « Nouveaux Réalistes » — baptême aussitôt transformé par Klein en œuvre d’art, que l’on peut
voir dans les musées au hasard d’une exposition :
« Le jeudi 27 octobre 1960 les Nouveaux Réalistes ont pris conscience de leur singularité collective.
Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel. »
Signé Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean
Tinguely, Jacques Villeglé. Craie sur papier peint en bleu par Yves Klein, 100 × 66 cm, collection
particulière.
Mais ce baptême serait resté sans suite s’il ne s’était accompagné des textes que Restany publia —
signés, cette fois, de son nom — afin de promouvoir ce nouveau mouvement, de présenter ses artistes,
d’en commenter les œuvres.
Les écrits des spécialistes sont devenus indispensables à une carrière artistique, à son
évolution institutionnelle et à son évaluation marchande ; et l’insistance des jeunes artistes à
trouver des « plumes » pour commenter leur travail en dit long sur le caractère décisif de
cette étape dans le processus de reconnaissance. Ils peuvent aussi s’adresser pour cela — et
de plus en plus semble-t-il, bien que les enquêtes manquent à ce sujet — à des
universitaires : historiens d’art mais aussi philosophes (tel Arthur Danto aux États-Unis 11),
sémiologues, voire sociologues ou anthropologues. Ce mouvement participe d’une forte
intellectualisation de ce monde, dont témoignent les copieuses bibliographies dans les
catalogues et les livres dédiés aux artistes consacrés ou en voie de consécration. Les artistes
eux-mêmes y contribuent, en s’engageant de plus en plus souvent dans des études longues,
non seulement en écoles des beaux-arts mais parfois aussi sous la forme de mémoires
universitaires 12, et en truffant leurs propres écrits de références à la philosophie et à
l’histoire de l’art 13. L’art contemporain est passé ainsi d’un monde de la sensation et de
l’émotion à une « société de la connaissance 14 », voire à un « marché du savoir 15 », où
certaines galeries s’attachent les services d’historiens d’art maison 16, où des colloques sur
l’art contemporain s’organisent un peu partout, et où la demande de théoriciens ne cesse de
croître, y compris dans le secteur marchand 17.
Pour voir une œuvre d’art dans un musée ou une institution dédiée à la mise à
disposition de l’art au public, toutes sortes de mots sont nécessaires, indépendamment
même des articles publiés par les critiques : mots des programmes d’exposition ou des
cartons d’invitation, mots des prospectus distribués à l’entrée, mots des textes dans les
catalogues voire les livres consacrés à l’artiste. L’on se souvient par exemple des Date
Paintings d’On Kawara ou des tableaux de chiffres de Roman Opalka : sans le récit écrit de
leur mode de fabrication, ces peintures sur toile demeureraient, pour le visiteur, totalement
opaques, ou bien platement décoratives.
Observons les signatures de ces différents textes. Normalement ce n’est pas l’artiste qui
les signe : ses paroles n’y figurent, éventuellement, qu’entre guillemets, sous la forme de
citations à l’appui du texte proposé à la lecture. Celui-ci est en général anonyme : c’est
l’institution qui communique, même si la mention du nom du commissaire d’exposition
permet de supposer qu’il est aussi l’auteur du dépliant de vulgarisation. Exceptionnellement
il arrive que l’institution délègue ce travail de commentaire à un critique d’art, lequel signe
alors le texte.
Mais qu’il soit anonyme ou signé, celui-ci se présente toujours comme un ensemble de
« prises » permettant au spectateur d’entrer en contact avec les œuvres présentées, que ce
soit par la description, le mode d’emploi, le récit de la fabrication, l’interprétation,
l’évaluation. La nécessité de ces prises discursives tient à la fois au caractère
constitutivement déceptif de l’art contemporain par rapport aux attentes du grand public, et
aux missions pédagogiques qui ont été imparties aux établissements culturels publics dans la
dernière génération. Il peut même s’agir d’un contre-discours défensif, lorsque l’œuvre
risque d’attirer des lectures non souhaitées par l’institution ; le prospectus devient alors une
sorte de tract destiné à déminer une possible controverse idéologique.
C’est sous ce titre qu’un tract accueille le visiteur à l’entrée d’une exposition au musée d’art
moderne et contemporain de Stockholm, durant l’hiver 2013. On y lit que « l’art de DB est ambigu. Il ne
délivre pas de message univoque, pas de réponses simples », son but étant de « mettre au défi notre façon
de voir ». Dans la mesure où « Bengtsson lui-même refuse d’expliquer ses peintures, l’on ne peut que
spéculer sur leur signification et leur propos ». Il est alors affirmé — de façon tout sauf ambiguë — que
« DB n’était évidemment pas un nazi ; au contraire, c’était un artiste qui refusait de ne pas regarder en face
ce qu’il peut y avoir de complexe et de dérangeant, et qui montrait en pratique que les couleurs, les formes
et la composition véhiculent toujours, sous une forme ou sous une autre, une signification ».
L’ACHARNEMENT HERMÉNEUTIQUE
L’on se souvient aussi du manifeste où les Nouveaux Réalistes déclaraient avoir pris
conscience de leur « singularité collective » : cet oxymore dit bien la prévalence du régime de
singularité dans l’art contemporain, c’est-à-dire du caractère central de la valeur
d’originalité, d’innovation, de marginalité. Or cette valorisation a priori de toute position à
contre-courant, décalée, minoritaire, avant-gardiste (ou encore cutting-edge, selon le terme
très en vogue dans les pays anglophones 23) va de pair avec la posture critique, contestataire,
anti-institutionnelle — qui se trouve être devenue aussi un lieu commun de la sociologie, du
moins dans la France des trente dernières années 24. C’est ainsi qu’aux figures de
l’« herméneutique négative », expliquant ce que l’œuvre n’est pas, les discours
d’accompagnement de l’art contemporain ajoutent quasi systématiquement les figures de
l’« herméneutique interrogative », autrement dit l’interprétation par ce en quoi l’œuvre
« s’interroge », « pose la question », « revisite », « questionne », « critique », « remet en
question », « réfléchit sur », exerce une « critique sociale », etc. 25.
Entre autres innombrables exemples, ne citons que le prospectus de l’exposition Mike
Kelley lors d’une exposition en mai 2013 au Centre Georges-Pompidou : il y est question
d’« irrévérence », d’un « commentaire critique décapant sur l’art et la société », d’un « mode
d’emploi ironique », d’une « parodie », d’une « tension qui provoque un certain malaise », de
« radicalité », de « déhiérarchisation », de « bouleverser l’ordre établi », d’une « audace
étonnante », de « propositions qui dénoncent l’emprise de modèles bridant la créativité », et
même d’une « critique de l’architecture moderniste » — ainsi bien sûr que d’une œuvre
permettant de « susciter d’autres lectures et ouvrir le champ de l’interprétation »… Sarah
Thornton, après avoir étudié le « jargon » du campus de la célèbre université californienne
CalArts, le confirme : « le mot criticality était au sommet de ma liste 26 ». Et ce privilège de
principe accordé à toute posture critique est si fondamental qu’il vaut même, sous la plume
des représentants des institutions, lorsqu’il s’agit de critiquer ces mêmes institutions — par
exemple « les apories de la conservation muséale, son caractère mortifère 27 ».
Extraits du texte de l’artiste dans un catalogue publié à l’occasion d’une exposition monographique
dans un centre d’art en province.
Travail singulier — engagement de tous les instants — des faits objectifs mettant en cause le système
de l’art contemporain et ses opérateurs que, comme une mouche du coche, comme du poil à gratter, je
viens sans cesse aiguillonner — ce qui intéresse cette catégorie d’artistes-philosophes c’est donc avant tout
la recherche du sens — le sens que nous évoquons ici s’établit au-delà de la convention — l’art, c’est pour
moi également ce qui résiste sans défaillir, aux règles de la convention, aux modèles imposés par la mode,
aux valeurs truquées, à la domination de l’argent, aux pouvoirs politiques et administratifs — l’art est avant
tout le lieu d’une prise de conscience au monde, de dénonciation et de retour à la vérité vraie — au-delà des
slogans, des stéréotypes politiques, des lieux communs, des leçons apprises ou inculquées par des
catéchismes de droite ou de gauche, nous en appelons à la prise de conscience, à l’innovation, à la rupture
— l’engagement créateur implique avec la réalité une relation active, critique, qui par sa nature constitue
une remise en cause de la société, de ses structures, de son organisation, de ses finalités — je m’efforce,
encore aujourd’hui, d’aller de l’avant, et de contribuer d’une façon active à l’invention d’une réalité toujours
en devenir.
Ouverture d’un mystère par la « mise en énigme » de l’œuvre, clôture du mystère par
son interprétation comme interrogation critique : ces deux moments encadrent l’espace du
commentaire en art contemporain. Son action est doublement nécessaire : parce qu’il donne
à l’œuvre, explicitement, du sens, et parce qu’il lui confère, implicitement, de la valeur.
Si donc, en art contemporain, l’œuvre d’art n’est plus co-extensive à l’objet proposé par
l’artiste, c’est aussi parce que le discours y tient une place essentielle, en particulier sous la
forme d’une « interprétation », laquelle doit s’entendre non seulement dans son sens
herméneutique (l’imputation d’une signification) mais aussi dans son sens pragmatique
(l’« exécution », comme on le dit d’une œuvre musicale) : en assurant la mise à disposition
de l’œuvre au public, le commentaire interprétatif joue le rôle de l’exécutant, révélant ainsi,
là encore, la nature de plus en plus allographique de l’art contemporain.
Le discours, dont on vient de voir les multiples formes, est donc une médiation
fondamentale entre l’œuvre et le regard du spectateur. Et comme toute médiation, il est à la
fois ce qui fait communiquer, positivement, et ce qui fait écran, négativement : c’est
l’ambivalence constitutive des médiations. Mais il appartient lui-même à tout un ensemble
d’autres médiations, dont la compréhension est d’autant plus nécessaire qu’elles sont, dans
le paradigme de l’art contemporain, beaucoup plus présentes que dans les paradigmes
classique et moderne 1.
En effet, plus les œuvres s’écartent des attentes du monde ordinaire, plus elles
nécessitent des outils pour être perçues, comprises, évaluées par le grand public, voire le
public cultivé. L’importance des médiations est donc directement proportionnelle au degré
de spécialisation et d’innovation de la création, autrement dit d’« autonomisation » du
« champ » artistique, pour reprendre deux utiles concepts de Pierre Bourdieu 2. Elles
peuvent être, nous venons de le voir, verbales ou scripturales (commentaires, articles, livres,
thèses, contrats…), mais aussi iconiques (reproductions), professionnelles (conservateurs,
commissaires, critiques, conférenciers, galeristes, voire fabricants des œuvres),
institutionnelles (galeries, musées, centres d’art, FRAC 3…), ou encore objectales (murs des
musées et galeries, cartels, socles, cadres, catalogues, archives…).
Ces différents « segments » — pour parler comme les économistes — ne concernent pas
seulement le marché — contrairement à ce qu’allèguent parfois les mêmes économistes, qui
semblent ne pas connaître la notion d’intermédiaires culturels 4 — mais aussi, et de plus en
plus, les institutions publiques. Voyons ce que ces gatekeepers — les garde-frontières entre
monde ordinaire et monde de l’art — ont de spécifique en art contemporain.
DU COMMISSAIRE AU CURATEUR
Dans le paradigme moderne, conservateurs de musée et directeurs de galerie
organisaient les expositions sur lesquelles écrivaient les critiques d’art. Dans le paradigme
contemporain, la fonction de commissaire d’exposition s’est de plus en plus autonomisée,
notamment dans les institutions publiques, par rapport aux fonctions traditionnelles —
conservation, étude, administration — attribuées aux conservateurs. Davantage exposée
aux médias ainsi qu’aux regards des pairs, elle est aussi devenue plus gratifiante 5.
Autonomisation et ascension dans la hiérarchie des fonctions sont allées de pair : loin d’être
tous attachés à une institution, les commissaires exercent souvent en indépendants. Ce
faisant, la fonction s’est rapprochée de celle des critiques voire des historiens d’art, du fait
que — prévalence du discours oblige — il incombe toujours au commissaire d’une
exposition d’écrire sur le ou les artistes qu’il promeut de facto en les exposant, précédant ou
doublant ainsi le discours du critique. Symétriquement, les critiques d’art — surtout
lorsqu’ils exercent eux-mêmes en indépendants — sont de plus en plus souvent amenés à
proposer leurs services à des institutions pour l’organisation d’expositions. Bref : la fonction
de commissaire tend à se détacher du statut de conservateur pour se rapprocher de celle du
critique, en même temps qu’elle se professionnalise en devenant une occupation à part
entière.
C’est cette évolution, opérée en une génération, que souligne un subtil changement
terminologique dans le milieu de l’art contemporain : l’on n’y parle plus guère de
« commissaires » (d’autant que certains apprécient mal la connotation policière du terme…)
mais de curators ou — par un néologisme directement importé de l’anglais — de
« curateurs ». Le terme s’est d’autant plus aisément imposé qu’en anglais curator signifie
aussi bien « conservateur » que « commissaire », augmentant ainsi sa portée lexicale.
Cette autonomisation de la fonction de commissaire va donc de pair avec une
professionnalisation de l’activité, dont les indices ne cessent de se multiplier, comme en
témoigne une enquête menée en France dans les années 2000 auprès de huit cents
personnes : création d’associations professionnelles (Artobe, constituée en 2007 avec
environ cent trente membres, elle-même intégrée au Cipac, fédération des professionnels de
l’art contemporain comptant environ quinze fédérations et mille six cents professionnels) ;
intellectualisation, avec la multiplication de formations spécialisées sanctionnées par des
diplômes (métiers de l’exposition, muséologie, gestion des événements culturels…), qui
s’ajoutent aux cursus classiques d’histoire de l’art et d’arts plastiques 6. La profession est
plutôt jeune (majoritairement moins de quarante-cinq ans), souvent d’origine provinciale,
assez féminisée, et dotée bien sûr d’un important capital culturel 7.
L’enquête en question met en évidence trois « idéaux-types » du commissaire
d’exposition : le commissaire salarié, souvent rattaché à une structure, plus âgé et moins
diplômé mais plus actif, plus reconnu et plus internationalisé ; le jeune commissaire
indépendant, souvent parisien et précaire ; et l’artiste-commissaire, travaillant fréquemment
dans des associations et en province, avec une reconnaissance et des revenus encore plus
faibles 8. Pour ces deux derniers types, l’activité de commissaire est moins un statut qu’une
fonction, cumulable avec d’autres activités davantage pourvoyeuses de revenus et d’identité
sociale 9 : « Parmi les répondants […], on trouve aussi des personnes se déclarant avant tout
directeurs de centre d’art (9,3 %), enseignants ou chercheurs (4,2 %), critiques d’art (3,5 %),
conservateurs de musée (2,6 %), galeristes (2,6 %), directeurs d’école d’art (1,4 %). Dans
tous les cas, l’identification de soi à la seule fonction de commissaire est très minoritaire 10. »
C’est ainsi que, paradoxalement, cette professionnalisation (au sens d’une activité
autonome, identifiée comme telle, pourvue d’un statut spécifique) va de pair avec des traits
caractérisant l’amateurisme : pluriactivité, importance du bénévolat (c’est le cas de près de
la moitié des commissaires ayant répondu 11), faiblesse des revenus 12 — ce qui fait dire aux
auteurs de l’enquête que la vie de ces commissaires, inscrite dans le régime de la vocation,
est « plus proche de la vie d’artiste que de celle des conservateurs de musée 13 ». Ce paradoxe
s’explique par la montée en puissance de cette fonction, qui la rend suffisamment gratifiante
pour attirer de nombreux candidats, induisant ainsi une considérable inflation de ce type
d’intermédiaires : « L’enquête permet de révéler qu’il y a au moins autant de commissaires
d’exposition d’art contemporain en France que de conservateurs du patrimoine toutes
spécialités confondues. Elle confirme ainsi l’inflation du nombre des intermédiaires dans le
monde de l’art contemporain français depuis les années 1980 et le développement d’une
position nouvelle dans le champ de l’art contemporain 14. »
Depuis les années 1980 en effet, le « curateur » est de plus en plus prescripteur en
matière de sélection des artistes à promouvoir 15. C’est ce phénomène que stigmatisait Yves
Michaud dans un pamphlet remarqué lors de sa parution en 1989 : il y soutenait que « les
commissaires se sont substitués aux artistes pour définir l’art 16 ». La sociologue Sophia
Acord note même que l’avant-garde des artistes se double d’une avant-garde des
commissaires, très recherchés par les institutions, et dotés moins de hauts diplômes en
histoire de l’art que d’importants réseaux, de compétences relationnelles poussées, d’une
expertise reconnue sur un thème précis, et d’une vision puissante 17. Le « pape » de cette
nouvelle catégorie de curateurs est sans conteste le suisse Harald Szeemann, qui continue de
faire figure de modèle pour la nouvelle génération après avoir organisé nombre
d’expositions historiques dans des centres d’art ou des musées, sans jamais avoir occupé de
poste fixe et sans caution universitaire, puisqu’il venait de la scénographie et non de
l’histoire de l’art 18. Dans son sillage, son jeune compatriote Hans-Ulrich Obrist est
aujourd’hui l’une des personnalités les plus en vue parmi les curateurs d’envergure
internationale.
En impulsant des expositions thématiques plutôt que monographiques ou centrées sur
un mouvement artistique, ces nouveaux curateurs favorisent un glissement vers un statut
d’« auteur », défendant un point de vue personnel et original, signant leurs productions,
affirmant un « style » personnel qui témoigne à la fois d’une certaine capacité d’innovation
et d’un respect des conventions du milieu : « C’est en cultivant un style propre qu’il acquiert
de la notoriété. Ce style doit “parler” à la communauté des pairs constituée par les
commissaires, conservateurs et autres critiques d’art contemporain, et donc pour cela à la
fois emprunter aux repères communs (son identité professionnelle doit être visible,
compréhensible pour les autres) et innover (il faut être original, ne pas faire dans le déjà-
vu) 19. » À la limite, ce sont les curateurs qui en viennent à focaliser l’attention des critiques
à la place des artistes qu’ils montrent 20 : ainsi, par exemple, le quotidien Libération
consacrait une double page d’entretien à deux jeunes commissaires d’exposition, Yoann
Gourmel et Élodie Royer, à l’occasion de leur « invitation » par le Plateau, espace parisien
du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) d’Île-de-France — leurs photos occupaient
le tiers de l’article alors qu’il y était à peine question des artistes 21. De même, lors d’un prix
d’art contemporain dont les candidats avaient été sélectionnés par des curateurs en vue, un
membre du jury pouvait déclarer à propos d’un des artistes : « C’est très M. ça ! » — « M. »
étant un responsable d’institution bien connu dans le milieu 22.
Cette montée en puissance et en visibilité du curateur n’est pas toutefois sans
contreparties, lorsque les contestations suscitées par des œuvres d’art contemporain
atteignent non plus seulement les artistes mais aussi — et parfois en priorité — ceux qui les
exposent.
« Une juge d’instruction bordelaise a décidé, vendredi 19 juin — contre l’avis du procureur de la
République, qui sollicitait un non-lieu —, d’envoyer devant le tribunal correctionnel Henry-Claude
Cousseau, directeur de l’École des beaux-arts de Paris, Marie-Laure Bernadac, conservatrice au musée du
Louvre, et Stéphanie Moisdon-Tremblay, critique d’art. Ils avaient été mis en examen en 2006 pour avoir
conçu l’exposition “Présumés innocents”, présentée au Centre d’arts plastiques contemporains (CAPC) de
Bordeaux en 2000, qui traitait de la représentation de l’enfant dans l’art actuel. Jugeant certaines œuvres
choquantes, une association d’Agen, dénommée La Mouette, avait alors saisi la justice. La juge
d’instruction Marie-Noëlle Billaud renvoie les trois responsables en correctionnelle pour deux délits :
“Diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique” ; “Diffusion de messages
violents, pornographiques ou contraires à la dignité humaine susceptibles d’être vus par un mineur”.
L’ordonnance abandonne en revanche le délit de corruption de mineurs 23. »
DU MARCHAND AU GALERISTE
Même si, entre 1951 et 1953, les frontières se sont peu à peu ouvertes, nous vivions, galeristes,
artistes et collectionneurs, dans un monde franco-français. En plus, nos clients habitaient le quartier, Neuilly,
c’était déjà la Suisse pour moi. Je n’avais donc pas besoin de faire comme les petits jeunes, Yvon Lambert et
Daniel Templon, qui sont partis immédiatement aux États-Unis pour chercher des sponsors ou trouver des
artistes — c’était d’ailleurs très intelligent de leur part. Moi, j’avais le pourtour du jardin du Luxembourg ! Je
vendais mes expositions presque entièrement, ce qui ne m’engageait pas à traverser l’Atlantique pour faire
mieux. Je n’ai pas eu à me battre, contrairement à Yvon et Templon, tous deux d’un milieu modeste.
Finalement, ceux qui réussissent sont ceux qui commencent avec rien, parce qu’ils démarrent avec l’argent
des autres, ce qui est évidemment plus confortable que de risquer de perdre le sien. Et quand ils sont très
doués comme Perrotin, Yvon Lambert ou Templon, ils réussissent 47.
1. Tout cela a été développé dans N. HEINICH, Faire voir, op. cit. La notion de « médiation » en art a été théorisée
par Antoine HENNION, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métailié, 1993.
2. Cf. Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Éd. du Seuil, 1992.
3. Fonds régional d’art contemporain : institutions créées en 1982, sous le gouvernement de la gauche récemment
arrivée au pouvoir, pour constituer dans chaque région de France des collections publiques d’art contemporain.
4. Cf. notamment I. GRAW, High Price, op. cit., p. 67.
5. Cf. Nathalie HEINICH, Michael POLLAK, « Du conservateur de musée à l’auteur d’exposition. L’invention d’une
position singulière », Sociologie du travail, no 1, 1989.
6. Cf. Laurent JEANPIERRE, Séverine SOFIO, Les Commissaires d’exposition d’art contemporain en France. Portrait
social, association Commissaires d’exposition associés, septembre 2009.
7. Ibid., p. 4.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 7.
11. Ibid., p. 14.
12. Ibid., p. 21.
13. Ibid., p. 25.
14. Ibid., p. 4.
15. Cf. H. TRESPEUCH, « Fin de partie, nouvelle donne », op. cit., p. 459 ; M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art,
op. cit., p. 96.
16. Cf. Y. MICHAUD, L’Artiste et les commissaires, op. cit., p. 210.
17. Cf. Sophia Krzys ACORD, « Beyond the Head. The Practical Work of Curating Contemporary Art », Qualitative
Sociology, vol. XXXIII, no 4, 2010, pp. 447-448.
18. Cf. Nathalie HEINICH, Harald Szeemann, un cas singulier, L’Échoppe, 1995 (réédition en 2014).
19. M. JOUVENET, « Le style du commissaire », art. cité.
20. Cf. B. EDELMAN, N. HEINICH, L’Art en conflits, op. cit.
21. Libération, 19-20 janvier 2013.
22. Observation de terrain, avril 2012.
23. Le Monde, 25 juin 2009.
24. Teodoro GILABERT, « La géographie de l’art contemporain en France », thèse de doctorat en géographie,
université de Nantes, 2004, p. 124.
25. Ibid., p. 8.
26. L. JEANPIERRE, S. SOFIO, Les Commissaires d’exposition d’art contemporain en France, op. cit., p. 14.
27. Géraldine MIQUELOT, « Logiques de médiation en art contemporain. Pour une description ordonnée des actions
de médiation en centres d’art. Étude critique de leurs cadres idéologiques et structurels et de leur répercussion sur le monde
de l’art », thèse de doctorat en esthétique, sciences et technologies des arts sous la direction de Daniel Danétis, université
Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, 2011, p. 433.
28. Ibid., p. 34.
29. Cf. Th. de DUVE, « Petite théorie du musée », art. cité, p. 98.
30. Ibid., p. 92.
31. M. de VRIÈSE et al., « Diffusion et valorisation de l’art actuel en région », art. cité, p. 2.
e
32. Cf. Harrison et Cynthia WHITE, La Carrière des peintres au XIX siècle. Du système académique au marché des
impressionnistes [1965], trad. A. Jaccottet, Flammarion, 1991.
33. Cf. D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 328.
34. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit.
35. Cité par M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., pp. 48-49.
36. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 91.
37. Cité dans ibid., p. 94.
38. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 301.
39. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 103. On trouve dans le premier chapitre un portrait du
célèbre conseiller Philippe Ségalot.
40. Cf. Raymonde MOULIN, Alain QUEMIN, « La certification de la valeur de l’art. Experts et expertises », Annales
ESC, vol. XLVIII, no 6, novembre-décembre 1993.
41. Cf. D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 23.
42. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 6.
43. Cf. I. GRAW, High Price, op. cit., p. 77.
44. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 162.
45. A. COHEN-SOLAL, Leo Castelli et les siens, op. cit., p. 445.
46. Cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 260.
47. Lucien Durand, in ibid., p. 42.
48. Y. MICHAUD, L’Artiste et les commissaires, op. cit., p. 30.
49. Sur le passage de la « transparence » à l’« opacité » des formes dans l’histoire de l’esthétique, cf. Philippe JUNOD,
Transparence et opacité. Essai sur les fondements de l’esthétique moderne, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976.
50. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 62.
51. Ibid., p. 109.
52. B. MARTIN, « Évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain », op. cit., p. 205. Sur la convergence
entre le travail des artistes et celui des curateurs, cf. aussi Boris GROYS, « Multiple Authorship », in Barbara Vanderlinden,
Elena Filipovic (dir.), The Manifesta Decade. Debates on Contemporary Exhibitions and Biennials, Cambridge, The MIT
Press, 2006.
53. Cf. L. JEANPIERRE, S. SOFIO, Les Commissaires d’exposition d’art contemporain en France, op. cit., p. 4.
54. Ibid., p. 7.
55. Thierry RASPAIL, « L’art de l’exposition, l’art exposé » [2007], in É. CAILLET, C. PERRET (dir.), L’Art
contemporain et son exposition (2), op. cit., p. 212.
56. N. LELEU, « L’art d’accommoder les restes », art. cité, p. 134.
12
« En 1957, la galerie Denise René organise une rétrospective Piet Mondrian, avec l’aide du critique
Michel Seuphor et en collaboration avec cinq grands musées internationaux : le Stedelijk Museum
d’Amsterdam, le Gemeentemuseum de La Haye, le Rijksmuseum Kröller-Müller d’Otterlo, le musée
Boymans Van Beuningen de Rotterdam et le Museum of Modern Art de New York. La galerie se substitue
ainsi “aux institutions officielles qui, à plusieurs reprises, ont refusé la rétrospective que leur propose
Willem Sandberg, directeur du Museum d’Amsterdam”. L’exposition est “un camouflet pour les institutions
françaises, accusées de n’avoir jamais rien compris à l’importance de Mondrian. […] C’est bien le
système marchand de l’art qui s’en trouve conforté dans sa capacité à discerner, avant et mieux que le
musée, les artistes ‘historiques’. […] Cette pratique de démonstration par l’exposition se poursuit avec
l’organisation par la même galerie, quelques mois plus tard, d’une importante exposition monographique
consacrée à Josef Albers, figure majeure du Bauhaus méconnue en France, puis lors de la présentation
collective des ‘Précurseurs de l’art abstrait en Pologne’.” 7 »
LE CAS CASTELLI
La scène se passe à New York, au début des années 1960, dans la galerie de Leo Castelli, 4 East
77th Street, le jour où y sont livrées deux œuvres d’une jeune artiste, Lee Bontecou, encore inconnue
mais repérée par le galeriste. Se trouvent là deux directeurs de musée ; en voyant ces œuvres, ils
décident de les acquérir immédiatement : « En l’espace de sept minutes ces deux œuvres de Melle
Bontecou ont été achetées par les deux directeurs de musée qui se trouvaient là, et nous avons conclu le
marché ainsi, sur-le-champ, sans avoir besoin d’organiser ni exposition ni promotion », témoigne l’assistant
de Castelli 18. Ainsi ces œuvres entrent dans le monde de l’art directement par le musée, sans avoir fait
l’objet d’aucune exposition au public.
Castelli, qui avait ouvert sa galerie en 1951, avait su gagner la confiance de deux acteurs majeurs de
la scène artistique new-yorkaise : Thomas Hess, le critique d’Art News, et Alfred Barr, le directeur du
MoMA 19. Initié à l’art moderne par ce dernier, Castelli l’initiera à son tour à l’art contemporain 20, tout en lui
permettant de réorienter en direction de l’art américain une collection critiquée à l’époque pour être trop
européenne 21. C’est le pop art qui fournira au galeriste le moyen de devenir ce « poisson-pilote » du
conservateur : dès sa découverte de Rauschenberg en 1958, il « entre dans une nouvelle phase de
relations avec le MoMA » où, « avec obsession et acharnement », il va « solliciter, aiguillonner et talonner
Alfred Barr et surtout Dorothy Miller, pour assurer à Rauschenberg une présence effective dans la
collection permanente du MoMA — à ses yeux la consécration suprême » 22. Plutôt que les collectionneurs,
il privilégie les institutions : lorsque le grand collectionneur italien Panza s’adresse à lui pour acquérir des
œuvres de ses protégés, Castelli se dérobe, préférant tout miser sur le MoMA, et affectant du même coup
à ces œuvres une valeur de rareté 23.
Tout en maintenant la prééminence du premier cercle de la reconnaissance (« Leo ne voyait que les
artistes recommandés par d’autres artistes 24 »), il privilégie intuitivement ce qui était, dans l’ère moderne,
le troisième cercle, le hissant au niveau du deuxième cercle. Le musée est désormais le concurrent
immédiat de la galerie, mais il en est aussi l’allié objectif puisque sa caution renchérit la valeur des
œuvres. Quant au quatrième cercle — le grand public — il a disparu du paysage. Nous sommes entrés
dans l’art contemporain.
Si c’est par Castelli que le directeur du prestigieux MoMA rencontra les artistes qui
allaient faire entrer le monde de l’art dans le paradigme contemporain, trente ans plus tard,
en France, c’est grâce à un directeur de FRAC qu’un galeriste raconte avoir rencontré l’un
de ses artistes 25 : l’anecdote est révélatrice du nouveau système institutionnel qui s’est mis en
place. Le monde des musées, par-delà sa fonction de consécration, s’y trouve désormais
investi des missions exploratoires naguère imparties aux seules galeries, puisqu’il se trouve
en concurrence avec d’autres musées dotés de lignes budgétaires pour l’achat et l’exposition
de l’art contemporain : « Le musée d’art contemporain est constamment dans un état qui
rappelle la “veille technologique” des entreprises. Une “veille” très active, qui mobilise tous
les membres de l’équipe et dont dépend la qualité des expositions 26. » Il en va de même avec
les centres d’art, qui se sont « substitués aux galeries dans leur mission de découvreurs et de
prescripteurs 27 ».
La sphère marchande des galeries n’en est pas pour autant neutralisée : c’est plutôt un
double système économique qui prévaut désormais, avec une opposition marquée entre,
d’une part, une « économie d’œuvres » associée aux galeries privées et, d’autre part, une
« économie de projets » associée aux institutions publiques. Le phénomène est
particulièrement sensible en régions, c’est-à-dire là où la consécration parisienne n’a pas
encore eu lieu, dans cette zone du monde de l’art peu traitée par les médias. Heureusement,
les économistes sont là pour rendre compte du fonctionnement de ces deux modèles
relativement indépendants, à la fois complémentaires et concurrents, dont chacun « possède
ses événements propres et ses relais d’information, et rejette souvent le travail de
valorisation des autres 28 ».
Dans l’économie d’œuvres, c’est l’œuvre qui est évaluée, et la transaction marchande en
demeure la sanction finale, tandis que dans l’économie de projets l’évaluation porte sur le
processus créatif : « C’est la démarche qui est jugée et qui donne droit à des aides à la
production, le plus souvent sous la forme de subventions 29. » Dans la première, la galerie est
au centre, sert d’intermédiaire entre artistes et acheteurs, fixe le prix de l’œuvre 30. En bas de
la hiérarchie des galeries se trouvent les simples « points de vente », dont les responsables
(souvent anciens collectionneurs) viennent plus souvent du management que de l’histoire de
l’art 31. Plus recherchées sont les « galeries de promotion », étapes intermédiaires dans la
carrière de l’artiste, dont le responsable a souvent déjà travaillé dans une institution
culturelle ; elles participent aux frais de production des œuvres, ne demandent pas de
participation aux artistes et coproduisent des catalogues avec des institutions 32. Mais, déjà,
l’on est à la limite du monde institutionnel, où prime « l’économie de projets ».
Là, les galeries sont plutôt des « galeries tremplins », variantes souvent non
marchandes de la galerie de promotion, de forme essentiellement associative, et qui ont à
leur tête « principalement d’anciens élèves des beaux-arts, des professeurs d’art ou des
personnes bénéficiant d’une formation universitaire en arts plastiques. Elles fonctionnent
majoritairement grâce aux subventions que leur octroient la DRAC, la commune, les
conseils régional et général 33 » — leur public venant lui-même surtout des écoles d’art et des
associations. Or dans ce modèle, les galeries n’ont rien d’indispensable : ainsi, dans l’un des
départements étudiés, les trois quarts des artistes recensés par le conseil général ne sont
représentés par aucune galerie 34. En revanche les institutions y sont prépondérantes :
FRAC, musées, centres d’art, et avant tout la DRAC, représentant local du ministère de la
Culture.
Cette économie de projets fonctionne soit sur le modèle de la commande, par réponse à
des appels à projets, soit par la recherche de financements permettant de réaliser des
productions personnelles, selon une logique de « guichets 35 » — d’où un modèle plus proche
de celui de l’intermittence que de la cession contractuelle d’un bien 36. Il s’agit de « se
positionner comme prestataire de services de création artistique à l’économie locale.
L’association ou le collectif vend alors un “savoir-faire artistique” auprès d’acteurs très
diversifiés : des services de médiation auprès des écoles, un commissariat ou une régie
d’exposition auprès des collectivités, des services de communication auprès d’autres artistes,
des cabinets d’architectes dans des cas ponctuels de réponse à appels à projet 37 ». Dans un
contexte de concurrence entre associations et entre artistes, ceux-ci doivent composer avec
des employeurs multiples, savoir faire preuve de flexibilité, être capables de « susciter
l’attention des commanditaires », de « proposer des projets adaptés aux diffuseurs qu’ils
sollicitent » ou de « créer des conditions favorables d’auto-emploi » 38. L’inscription dans
des réseaux est déterminante pour une réussite qui se mesure essentiellement à la visibilité et
à la construction d’une réputation aussi large que possible : ce pourquoi les artistes « sont
conduits à développer leur projet avec leurs propres moyens afin d’espérer se faire repérer
par les institutions 39 ». Bref, on a là un exemple idéal-typique de « l’économie par projets »
décrite par Luc Boltanski et Ève Chiapello 40.
À partir d’une enquête sur les diplômés d’une école d’art menée au début des années 2000,
l’économiste Bénédicte Martin a décrit en détail le « parcours d’épreuves de reconnaissance » qui attend
l’aspirant-artiste contemporain. Pour celui qui n’a pas d’autre connexion avec les « instances de
légitimation » que le lien avec son école d’origine, la première étape consiste à tenter « d’établir un
contact avec les institutions culturelles de la région dont il est issu (la DRAC et le FRAC
notamment) » 41. C’est là que se situe le « premier nœud » du parcours pour l’artiste en devenir :
l’obtention d’une aide octroyée par la DRAC sur présentation d’un dossier, qui « certifie la valeur d’un
artiste en lui apposant une marque de reconnaissance institutionnelle » agissant comme un « label » de
qualité ». Ce peut être une aide à la création puis une aide à l’installation et une aide à la première
exposition qui, plus qualifiantes, « interviennent plus tard dans le parcours de l’artiste » 42. Les résidences
d’artistes, et notamment les bourses de voyage octroyées par l’organisme national « Culture France »,
sont également des moments importants.
C’est essentiellement l’activité artistique du candidat qui détermine l’obtention d’une aide à la
création de la DRAC, environ deux ans après la sortie de l’école d’art. C’est dire que le critère majeur
n’est plus tant la qualité du travail effectué que l’identité d’artiste prouvée par l’activité : « L’aide à la
création est ainsi une épreuve qui certifie l’appartenance artistique après une période probatoire
d’activité 43. » Or pour établir la réalité de cette activité artistique, il n’y a pas d’autres éléments de preuve
que le dossier artistique et le curriculum vitae du candidat, attestant non pas la qualité de son œuvre
mais le statut de sa personne.
Après l’aide à la création de la DRAC, l’exposition dans un centre d’art régional ou dans un FRAC
constitue un moment important dans la vérification de l’appartenance de l’artiste au monde de l’art
contemporain 44. C’est elle aussi qui déterminera la possibilité d’être exposé non plus dans le secteur
institutionnel, entièrement subventionné, mais dans le secteur privé (même si partiellement subventionné)
des galeries d’art. Car après l’exposition collective dans un centre d’art ou une galerie provinciale, puis
l’exposition individuelle dans une galerie provinciale ou l’exposition collective dans une galerie parisienne,
il faut viser l’exposition individuelle dans une galerie parisienne. C’est ce moment qui donne accès aux
acquisitions des collectionneurs, ainsi qu’aux mentions par les critiques d’art, lesquelles « n’interviennent
que sur le segment des artistes déjà “légitimés”. Pour faire l’objet d’un article, l’artiste doit avoir un
certain niveau de visibilité 45 ». L’exposition en galerie donne également accès à cet autre moment
important qu’est l’acquisition par un FRAC. Au terme de cette seconde étape, l’artiste peut être considéré
non pas encore comme un artiste « arrivé », mais au moins comme un « artiste en voie d’insertion » : « Les
relations de l’artiste se sont multipliées, certaines se sont intensifiées. En outre, sont apparus de
nouveaux acteurs : les grands collectionneurs et les médias » 46.
Que représentent, dans ce « parcours d’épreuves » relativement codifié, les ventes d’œuvres ?
Négligeables en début de parcours, elles ne deviennent significatives — voire spectaculaires par leur
montant — qu’à partir du moment où la reconnaissance a fait place à la notoriété, avec l’entrée dans le
secteur privé des galeries prestigieuses et des grands collectionneurs, voire dans le second marché :
« Les artistes vendent donc très peu. Ceci est particulièrement étonnant si l’on considère le nombre
d’artistes exposés dans des galeries. Cela montre à l’évidence qu’une part importante de la production
d’art contemporain ne trouve pas d’acquéreurs sur le marché des artistes en voie d’insertion 47. » D’où
l’importance de la pluriactivité, autrement dit du « second métier » (enseignant, médiateur culturel,
assistant technique pour des artistes reconnus), qui permet de compenser la faiblesse des revenus tirés
de la création artistique 48. D’où aussi le fort pourcentage des cas d’abandon, qui constituent la partie
immergée, donc invisible, d’un monde dont on tend à ne retenir que les figures les plus visibles, celles qui
ont pu émerger : ainsi, « sur un échantillon de 29 artistes en 2003, il ne reste plus que 19 artistes
en 2005, c’est-à-dire de personnes poursuivant une carrière artistique et intégrées dans le réseau
d’épreuves de reconnaissance 49 » — soit « un taux d’abandon de 35 % après deux ans d’exercice de
l’activité artistique 50 ».
UN MIRACLE ÉCONOMIQUE
Tandis qu’au plus haut niveau les galeries se rapprochent des musées dans leur rôle de
consécration, les musées et institutions publiques se rapprochent des galeries dans leur rôle
de prospection. Nombreux sont les observateurs à avoir signalé l’interpénétration croissante
des instances de reconnaissance privées et publiques 59. Le phénomène est frappant dans
l’évolution des carrières d’artistes, dont l’accès à la visibilité internationale — quel que soit
par ailleurs le type d’œuvres qu’ils produisent — se fait conjointement via le secteur
marchand (expositions dans des galeries et des foires, achats par des collectionneurs, voire
ventes en salles) et via la sélection institutionnelle (diplômes universitaires puis expositions
dans des centres d’art, musées et biennales, résidences prestigieuses, articles dans des
magazines renommés) 60. S’y ajoutent les récompenses en forme de prix (Turner Prize, prix
Marcel Duchamp…), décernées par des jurys où cohabitent le plus souvent des
représentants des différents secteurs 61. Même les artistes parvenus au plus haut niveau du
marché reconnaissent leur dépendance envers les musées : « S’il n’y avait pas de musées, il
n’y aurait probablement pas de galeries. Tu serais au chômage ! Et je pense que je serais au
chômage aussi ! », lance Maurizio Cattelan à son intervieweuse, conservateur au Musée
national d’art moderne 62. Et en 2013, un carton d’invitation est envoyé par une prestigieuse
galerie d’art contemporain pour deux expositions de ses artistes au Musée d’art
contemporain de Lyon, mentionnant qu’elles sont organisées avec le soutien de cette galerie
au titre de ses activités « hors les murs »… Rien d’étonnant dans ces conditions si des
collectionneurs peuvent avoir l’impression d’« acheter dans les musées » : « Nous achetons
aussi dans des musées parce qu’en général, lorsque leurs artistes exposent dans des musées,
les galeristes sont là, à l’entrée, avec leur carnet de commandes… 63 »
Cette interpénétration signifie aussi bien concurrence que complémentarité : les
galeristes n’ont pas tardé à comprendre leur intérêt commercial à se voir doublés par les
musées, dont le prestige en termes de « marché de la connaissance » ne peut qu’augmenter
la valeur économique des œuvres. Quant aux collectionneurs, certains se contentent de
constater leur mise en compétition avec les collections publiques (« Aujourd’hui les musées
achètent en même temps que nous, les collectionneurs, il se crée entre nous une sorte de
compétition et, finalement, nous sommes aussi encombrés les uns que les autres 64 ! ») tandis
que d’autres se placent explicitement en position de défier les conservateurs (« Mon but est
d’acheter des œuvres que les grands musées rêvent d’avoir 65 »), voire organisent parfois
sciemment une concurrence qui vaut confirmation sur le marché (« Acheter un artiste
émergent et s’assurer en même temps qu’il va entrer dans la collection permanente d’un musée
donc voir sa cote augmenter, c’est astucieux… et très simple : il suffit d’acheter deux tableaux
et d’en offrir un au musée. La pratique se répand à New York 66 »).
Dans la concurrence récurrente entre valeur marchande et valeur artistique, il devient
d’autant plus difficile de les départager qu’elles tendent à s’alimenter l’une l’autre, soumises
à des instances de reconnaissance de plus en plus interdépendantes. D’où une question
vouée à demeurer sans réponse consensuelle : « L’artiste est-il celui qui a produit des œuvres
que le marché a reconnues puisqu’il les vend, ou bien celui qui, n’ayant pas accès au
marché, se proclame artiste et est intronisé par les fonds publics et par le mécanisme de la
commande 67 ? »
« Vient de s’ouvrir la riche exposition “La Route de la soie”, que le Tri postal de Lille (Nord), lieu
appartenant à la municipalité socialiste, offre à la collection du Britannique Charles Saatchi, ancien
magnat de la publicité. […] D’autres lieux publics français ont montré ces derniers temps des collections
privées : le centre d’art Le Magasin, à Grenoble, a présenté la collection vidéo du marchand suisse Pierre
Huber et montrera, en février 2011, celle de l’homme d’affaires Jean Pigozzi, consacrée à l’Afrique et au
Japon ; Isabelle et Jean-Conrad Lemaître, couple de collectionneurs d’art vidéo, ont sorti de leurs tiroirs
leurs meilleurs DVD pour les montrer au Fonds régional d’art contemporain de la région PACA, à Marseille ;
Bernar Venet, auteur de sculptures monumentales, a sorti de sa collection des néons de Dan Flavin ou
Carl André pour les exposer à l’Espace de l’art concret de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes). […] À Lille,
Charles Saatchi succède à François Pinault, qui avait présenté, au Tri postal, en 2007, ses films et
photographies. […] Là affleure un danger : ces œuvres appartenant à Saatchi sont potentiellement à
vendre, et organiser cette expo à Lille, c’est aussi valoriser les œuvres montrées. C’est exactement ce
que cherchent nombre de collectionneurs avant de vendre leur bien en bloc 69. »
Mais les collusions entre intérêts publics et privés sont souvent plus subtiles : lorsqu’un
musée ou un centre d’art invite un artiste à produire une installation cofinancée par sa
galerie, celle-ci récupérera l’œuvre à l’issue de l’exposition mais, en cas de vente, ne
reversera pas toujours au musée sa contribution. Marc Spiegler, critique d’art à Zurich,
explique le processus : « Autrefois, l’artiste amenait l’œuvre, et le marchand tentait de la
vendre. Aujourd’hui, […] l’artiste amène l’idée, conçoit un travail, le dirige, et ses assistants le
réalisent. Le galeriste cherche l’argent pour produire la pièce, si possible auprès de
collectionneurs qui l’achèteraient avant qu’elle soit réalisée 70. » Autrement dit, le
collectionneur finance la galerie qui finance l’exposition en musée qui renchérit l’œuvre
achetée par le collectionneur : l’institution est un faire-valoir, voire un coproducteur
bénévole — ou un mécène de la galerie — s’il assume une partie des frais de production sans
se faire rembourser 71.
Un autre effet pervers, qui a été déjà souligné, concerne spécifiquement la France, où le
poids des institutions tend à devenir, paradoxalement, un handicap pour la promotion des
artistes sur le marché national et international 72. D’une part en effet, au niveau national, la
concurrence des intermédiaires dans la course à la nouveauté les pousse à rechercher des
artistes encore peu connus, donc soit jeunes, soit étrangers : d’où une certaine xénophilie
des institutions françaises, qui offrent plus volontiers leurs cimaises aux vedettes venues
d’ailleurs qu’aux gloires hexagonales (effet pervers qu’a tenté de corriger la manifestation
organisée par le ministère de la Culture sous le titre « La Force de l’art »). D’autre part, au
niveau international, la possibilité de court-circuiter le marché grâce au soutien des
institutions (tel Fabrice Hyber qui, « bien soutenu par les institutions publiques françaises,
préfère carrément se passer de galerie 73 ») devient une entrave à la visibilité de ces artistes
sur le marché ; c’est ce qu’explique Ruggero Penone, conservateur adjoint au Castello di
Rivoli, musée d’art contemporain de Turin : « Le soutien public français a beaucoup de
qualités. Mais certaines œuvres passent directement de l’atelier à l’espace muséal sans être
confrontées au marché. Elles ont donc moins de visibilité sur le plan international 74. »
La troisième forme enfin que prend l’effet pervers de cet « entre-soi » des instances de
reconnaissance est la forte homogénéisation des intermédiaires de l’art contemporain,
entraînant une perte de diversité des propositions artistiques. Car dans l’espace fortement
concurrentiel où évoluent les responsables institutionnels, dont la carrière dépend
directement du jugement de leurs pairs et supérieurs hiérarchiques, il est délicat de trouver
une voie médiane entre la singularisation — qui peut mener à un véritable « vedettariat »
dans le milieu mais risque aussi d’entraîner la disqualification — et la conformité aux
normes esthétiques du moment. D’où la pertinence, en art contemporain, de la « parabole
du pingouin » utilisée à propos du théâtre 75 : « l’effet pingouin » décrit par les économistes
comme consistant à « attendre, avant de prendre une décision, que les autres prennent les
risques, suivant le modèle de ces palmipèdes qui, sur la banquise, attendent tous que les
autres “se mouillent” pour s’assurer de l’absence de prédateurs » — jusqu’à ce que la
situation bascule et que « tous les pingouins se précipitent à l’eau à une cadence effrénée
pour tenter de s’accaparer les meilleurs morceaux » 76.
D’où aussi, note Jean-Pierre Cometti, le peu de poids « critique » de la critique,
transformée en « instance de légitimation plus que de reconnaissance à proprement parler »,
entérinant sans les discuter les « choix des institutions », auprès desquelles elle n’a « aucune
part, sinon celle du strapontin qu’elle occupe au sein des réseaux d’influence qui exercent
leur souveraineté » 77.
Aujourd’hui, malheureusement, public et privé achètent les mêmes artistes. Nous suivons tous le
marché. Je fais par exemple des voyages de collectionneurs avec Alfred Pacquement, le directeur du Centre
Pompidou, et je fais partie de la commission d’achat du Centre Pompidou. Parfois, je ne peux m’empêcher
de penser que peut-être nous nous trompons tous. À titre personnel, je ne commets pas d’erreur dans le
sens où j’achète ce que j’aime. Mais la responsabilité est bien plus grande lorsqu’on fait partie des comités
d’acquisition 78.
1. Cf. Alan BOWNESS, The Conditions of Success. How Modern Artists rise to Fame, Londres, Thames and Hudson,
1989 ; en français, Les Conditions du succès, trad. C. Wermester, Allia, 2011.
2. Cf. Nathalie HEINICH, « La muséologie face aux transformations du statut de l’artiste », Les Cahiers du Musée
national d’art moderne, no 26, 1987.
3. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., pp. 90-91.
4. Ibid., p. 354.
5. Ibid., p. 340.
6. Cf. Raymonde MOULIN, Le Marché de la peinture en France, Éd. de Minuit, 1967.
7. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., pp. 343-344.
8. Cf. The Economist, 24 mars 2010.
9. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 353.
10. Ibid, pp. 92-93.
11. Ibid, p. 354.
12. Cf. F. BENHAMOU et al., Les Galeries d’art contemporain en France, op. cit.
13. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 167.
14. Ibid., p. 139.
15. Raymonde MOULIN, L’Artiste, l’institution et le marché, Flammarion, 1992, p. 223.
16. Cf. Diana CRANE, The Transformation of the Avant-Garde. The New York Art World, 1940-1985, University of
Chicago Press, 1987.
17. Cf. Yannick BRÉHIN, Minimal et Pop Art. Socio-esthétique des avant-gardes artistiques (années 1960),
Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2013.
18. Cité dans A. COHEN-SOLAL, Leo Castelli et les siens, op. cit., p. 307.
19. Ibid., p. 291.
20. Ibid., p. 254.
21. Ibid., p. 311.
22. Ibid., p. 312.
23. Ibid., p. 313.
24. Ibid., p. 394.
25. Bruno Delavallade, cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 203.
26. M. JOUVENET, « Le style du commissaire », art. cité.
27. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 96.
28. M. de VRIÈSE et al., « Diffusion et valorisation de l’art actuel en région », art. cité, p. 3.
29. Ibid., p. 9.
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 10.
33. Ibid.
34. Ibid., p. 3.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 12.
37. Ibid., p. 13
38. Ibid., p. 12.
39. Ibid.
40. Cf. Luc BOLTANSKI, Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
41. B. MARTIN, « Évaluation de la qualité sur le marché de l’art contemporain », op. cit., p. 209.
42. Ibid., p. 224.
43. Ibid., p. 275.
44. Ibid., p. 224.
45. Ibid.
46. Ibid., p. 211.
47. Ibid., p. 245.
48. Ibid., p. 269.
49. Ibid., p. 263.
50. Ibid., pp. 277-278.
51. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 210.
52. Cf. Ch. BOLTANSKI, C. GRENIER, La Vie possible de Christian Boltanski, op. cit., p. 131.
53. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 82.
54. Le Monde-Magazine, 21 avril 2012.
55. Cf. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 22.
56. Cité dans ibid., pp. 104-105.
57. Cité dans ibid., pp. 102-103.
58. Le Monde-Magazine, 21 avril 2012.
59. Cf. notamment J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., pp. 112-113 ; Vicenç FURIÓ, Arte y reputacion.
Estudios sobre el reconocimiento artistico, Edicions de la Universitat de Barcelona, 2012, p. 158 ; I. GRAW, High Price,
op. cit., pp. 55 et 67 ; M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 54.
60. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., pp. 45-46.
61. Ibid., p. 112.
62. M. CATTELAN, C. GRENIER, Le Saut dans le vide, op. cit., p. 94.
63. Florence et Daniel Guerlain cités in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 238.
64. Gérard Mavalais et François Michel, in ibid., p. 117.
65. Cité dans S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 100.
66. Arts Magazine, décembre 2005-janvier 2006.
67. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 90.
68. Cf. Nathalie HEINICH, « L’État face au marché de l’art : cinq questions au ministre », Libération, 7 janvier 2011.
69. Le Monde, 23 décembre 2010.
70. Ibid., 15 septembre 2005, à propos de la 8e Biennale de Lyon.
71. Cf. N. MOUREAU, D. SAGOT-DUVAUROUX, Le Marché de l’art contemporain, op. cit., p. 100.
72. Cf. Alain QUEMIN, L’Art contemporain international. Entre les institutions et le marché (Le rapport disparu),
Jacqueline Chambon/Artprice, 2002.
73. Le Monde, 20-21 février 2005.
74. Cité dans Xavier GREFFE, Artistes et marchés, La Documentation française, 2007, p. 140.
75. Cf. Benoît LAMBERT, « Les programmateurs face aux artistes, ou la parabole des pingouins », Du théâtre, no 20,
1998 — cité par M. JOUVENET, « Le style du commissaire », art. cité.
76. Ibid.
77. J.-P. COMETTI, La Force d’un malentendu, op. cit., p. 113.
78. Cité dans M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 51.
13
L’exposition est une médiation fondamentale entre l’atelier (ou le cerveau) de l’artiste
et les spectateurs de ses œuvres, exactement comme la publication pour les auteurs ou le
concert pour les musiciens. Or les formes qu’elle prend dans le paradigme contemporain
rompent là aussi assez radicalement avec le paradigme moderne. Déclin des salons au
bénéfice des foires, biennales et expositions collectives, prééminence du concept et de la
scénographie, glissement de l’exposition à l’installation, induisent de nouveaux rapports à
l’exposition tant pour les publics que pour les commissaires et pour les artistes.
La forme récurrente — le plus souvent annuelle — qui faisait une bonne part de
l’attractivité des salons va se maintenir, mais en présentant des galeries et non plus des
artistes individuels : c’est le système des foires, qui renoue avec l’esprit commercial des
foires d’Ancien Régime mais en y introduisant ce maillon intermédiaire que sont les
marchands spécialisés. Elles se différencient en outre de la plupart des salons de peinture de
l’ère moderne en devenant internationales et non plus seulement nationales.
Malgré le « tollé général » que suscita, selon une galeriste, le fait de « mettre des œuvres
en vente de façon publique et d’en affirmer la dimension marchande » 7, les premières foires
apparaissent dans les années 1960 : « Salon international des galeries pilotes » à Lausanne
en 1963 (la future foire de Bâle), « Exposition-marché » à Florence la même année, « Art
Cologne » en 1967, « Prospect 68 » et « Prospect 69 » à Düsseldorf, « Art Basel »
en 1970 8. Il y aura ensuite la FIAC à Paris, ARCO à Madrid, Frieze Art Fair à Londres,
puis Singapour, Bologne, New Delhi, Dubaï, etc.
« Elles étaient trois en 1970 (Cologne, Bâle et Bruxelles), trente-six en 2000, cent quatre-vingt-neuf
l’année suivante ! Aujourd’hui, l’amateur a le choix entre deux cent quatre-vingt-huit foires d’art réparties
partout dans le monde : il était la semaine passée à Maastricht, aux Pays-Bas, il est cette semaine à
Dubaï, aux Émirats arabes unis, et se prépare pour Art Paris, qui ouvrira au Grand Palais mercredi
27 mars. Selon Georgina Adam, qui relève cette prolifération dans le magazine The Art Newspaper, c’est la
plus grande modification qui soit survenue au XXe siècle. Une migration de marchands d’une ville à l’autre,
à la recherche des clients, qui les conduira à Bruxelles (du 19 au 22 avril), à New York pour Frieze (du
10 au 13 mai), à Hongkong (du 27 au 30 mai) et, enfin, à Bâle, de l’avis unanime la meilleure du monde
(du 13 au 16 juin) 9. »
« Il y a trente ans, nous étions dans une approche régionaliste de l’art, et chaque foire
défendait un peu les artistes de son pays », explique le galeriste Henri Jobbé-Duval, l’un des
cofondateurs de la FIAC 10. Les choses ont bien changé en une génération, avec une
spectaculaire internationalisation, sur un double plan : la multiplication des foires sur tous
les continents et, à l’intérieur de chacune d’elles, la mise en concurrence de galeries de
différents pays. À la création de la plus importante d’entre elles, Art Basel, « personne ne
pouvait deviner que cette nouvelle forme de commerce était en train de transformer
durablement le marché, et d’introduire des places de vente internationales dans un système
de galeries profondément immergé dans les situations locales », explique un fin connaisseur
du marché de l’art 11. La congruence de ce phénomène d’internationalisation avec le
paradigme contemporain — sur lequel nous reviendrons — est patente lorsqu’on constate
que la participation des galeries aux foires étrangères augmente régulièrement quand on
passe des galeries Matignon (23 %) à Rive gauche (28 %) puis Marais-Beaubourg (43 %) et
quartiers Est (57 %) 12.
La concentration, dans un même espace et durant un temps court, d’un nombre
forcément limité d’acteurs, instaure une situation de concurrence exacerbée, sur plusieurs
plans : concurrence entre foires, concurrence entre galeries, concurrence entre artistes,
concurrence entre collectionneurs. Voilà qui suffit à expliquer le caractère événementiel de
ces manifestations, si courues désormais que certains galeristes se plaignent de ne plus guère
pouvoir attirer dans leurs locaux des clients qui passent leur temps de foire en foire.
La concurrence joue donc, tout d’abord, entre foires. La suprématie d’Art Basel est
incontestable : « Lorsque je rencontre de nouveaux collectionneurs, ils me demandent :
“Quelle foire faites-vous ?” Si je réponds “Bâle”, je n’ai pas besoin d’aller plus loin », explique
un galeriste 13. Sarah Thornton note que son directeur semble la gérer comme un sommet
international des Nations unies plutôt que comme une entreprise commerciale 14 : c’est que
le profit est loin d’être le seul enjeu d’une telle organisation, comme en témoigne le fait que,
malgré le prix élevé de la location des stands, la sélection très sévère des galeries opérée par
le comité ne se fait pas par l’argent mais par des critères d’excellence propres au monde de
l’art contemporain 15. L’enjeu de la participation à des foires moins courues peut devenir
alors de séduire non pas tant des acheteurs que les membres des comités de sélection des
foires plus importantes, parfois au détriment d’intérêts commerciaux immédiats : « Par
exemple, en participant à Art Forum Berlin, qui n’est pas encore économiquement très assise
et où les galeries ne vont pas faire de records de vente, on offre une vitrine de sa galerie
susceptible d’interpeller les directeurs de Bâle ou de l’Armory Show de New York… On
vend alors autant les œuvres que l’image de la galerie. Certaines enseignes vont faire le
choix, sur ces foires plus émergentes, de montrer des œuvres emblématiques et difficilement
vendables, mais permettant d’amadouer collectionneurs d’un très haut niveau, membres
d’institutions ou commissaires d’exposition 16. »
Être admis à Bâle équivaut, selon certains, à obtenir trois étoiles au Michelin pour un
grand restaurant 17, alors qu’essuyer un refus « est très dur à vivre », « fait réfléchir à la façon
dont vous êtes évalué et jugé » 18, et amène à « travailler toute l’année dans l’espoir d’être à
nouveau invités » : « Nous envoyons à chaque membre du comité nos cartons de vernissage
ainsi que des photos des dernières expositions, pour leur montrer que quelque chose se passe
chez nous » 19.
LE PRESTIGE DE BÂLE
Les refus sont très durs à vivre. Les responsables n’en donnent pas les raisons et c’est normal, ce
serait trop long de le faire pour tout le monde. Et puis comme ils se fondent forcément sur des critères
subjectifs, on se lancerait dans des arguties sans fin. En juin 2008, à peine la foire terminée, j’ai
recommencé à trembler, jusqu’à ce que la réponse arrive, en novembre. Pour l’anecdote : j’ouvrais le
courrier en prenant le café à la brasserie L’Audierne avec Éléonore ; je retourne une enveloppe blanche : le
tampon d’Art Basel derrière ; mon cœur s’est mis à battre la chamade. C’était une enveloppe A5, je sors la
lettre qui commençait par : « Comme tous les ans, nous avons reçu beaucoup plus de demandes qu’il n’y a
de places dans la foire… » Et je m’écrie : « C’est raté ! » Éléonore, affolée : « Quoi ? Quoi ? » Je déplie alors la
lettre où était écrit en gras : « … et nous avons le plaisir de vous accueillir parmi nous. » Je me demande s’ils
n’ont pas la même lettre type pour tout le monde, où ils changent seulement la deuxième phrase selon que
la galerie est admise ou refusée 20 !
« Samedi 9 juin, midi. La biennale de Venise n’ouvrira ses portes au public que demain,
mais elle est déjà terminée pour le monde de l’art. […] Quand a-t-elle vraiment commencé
cette année ? La visite officielle pour la presse a eu lieu jeudi, les VIP ont pu entrer mercredi,
et ceux qui bénéficient de très bonnes relations se sont débrouillés pour s’introduire dès
mardi 30. » Les biennales, décidément, sont aussi sélectives que les foires en termes de
hiérarchie interne au monde de l’art, alors même qu’elles n’ont pas — ou du moins pas
immédiatement — d’objectifs commerciaux, étant destinées exclusivement à montrer ce qui
est censé se faire de mieux dans la production du moment. Elles se rapprochent en cela des
salons, mais s’en différencient par leur dimension internationale. C’est Venise qui ouvrit
dès 1895 cette nouvelle catégorie d’expositions où chaque pavillon est géré par le pays qu’il
représente tandis qu’une exposition générale est confiée à un commissaire choisi par le
comité d’organisation. Elle demeura en situation de monopole pendant un demi-siècle,
jusqu’à ce que soient créées les biennales de Sao Paolo (1951) et de Paris (1959) ainsi que,
tous les quatre ans, la « Documenta » de Kassel (1955). Là encore, comme pour les foires,
l’essor de l’art contemporain est allé de pair avec la multiplication internationale des
biennales à partir des années 1970 — Sidney, Istanbul, Lyon, Johannesburg, Montréal,
Berlin, Taïpei, Dakar, etc.
Mais de même qu’Art Basel est la star incontestée des foires, Venise reste au sommet de
la hiérarchie des biennales. Certains la comparent au festival de Cannes pour ce qui est de la
proximité entre art et loisir 31, d’autres à la cour de François Ier pour ce qui est du prestige
conféré aux artistes invités à représenter leur pays 32. Ces deux dimensions — festivité et
prestige — se rejoignent avec les invitations à des soirées dont bénéficient les artistes en
fonction de leur cote : tel John Baldessari déclarant avec satisfaction qu’il reçoit à présent
beaucoup d’invitations mais qu’il en refuse la plupart — lui qui loge à présent au Danieli
alors que lors de sa première biennale, en 1972, il avait dormi sur le toit d’un bus garé dans
les Giardini 33…
Il arrive que la frontière se fasse ténue entre foire et biennale, soit lorsque celle-ci abrite
des transactions plus ou moins dissimulées 34, soit lorsqu’une foire propose en son sein une
section consacrée à une exposition collective 35, soit encore lorsque la sélection y est confiée
à une seule personne, comme dans la foire de Pittsburgh à la fin des années 1950 36. C’est là
en effet une autre caractéristique des biennales : de plus en plus la sélection des œuvres et la
scénographie sont l’œuvre non plus d’un comité mais d’une seule personne, dont la
« signature » est publique, conformément au « devenir-auteur » des commissaires
d’exposition ; et le commissariat général de la biennale de Venise représente, bien sûr, le
sommet de la carrière pour un curateur, même s’il peut apparaître aussi comme un « cadeau
empoisonné » en raison des multiples cabales dont il s’accompagne 37.
Cette personnalisation de la responsabilité artistique rapproche les biennales des
grandes expositions collectives dans des musées ou des centres d’art, dont elles ne diffèrent
guère que par leur caractère récurrent et non pas ponctuel. En effet, le travail consistant à
choisir et à présenter des œuvres est le même dans l’un et l’autre cas, avec un semblable
accent mis sur la capacité à découvrir des artistes encore peu connus ou des œuvres
inattendues, à mettre en évidence des connexions non encore repérées, à imposer une vision
personnelle, à proposer un parcours à la fois cohérent et surprenant — bref, à faire la
preuve que l’on maîtrise les règles du jeu artistique « en régime de singularité ».
La courte histoire de l’art contemporain est jalonnée de ces expositions emblématiques,
soit dans les galeries (« Electric Art », « Minimal Art », « Arte povera » chez Ileana
Sonnabend dans les années 1960, « La Figuration narrative dans l’art contemporain » dans
les galeries Creuze et Europe en 1965), soit dans les musées (« Mythologies quotidiennes »
au Musée des arts décoratifs de Paris en 1964, « Le “Primitivisme” dans l’art du XXe siècle »
au MoMA en 1984 ou « Les Magiciens de la terre » au Musée national d’art moderne
en 1989), soit encore dans des centres d’art (telle la mythique « Quand les attitudes
deviennent formes » de Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969). À l’échelle
française, les nombreuses friches industrielles transformées en lieux de résidence d’artistes
depuis les années 1990, sous des noms pittoresques (la Grainerie à Toulouse, l’Antre-peaux
à Bourges, le Brise-glace à Grenoble, l’Arsenal à Issy-les-Moulineaux, la Belle-de-Mai à
Marseille, le Rakan à Nîmes, le Confort moderne à Poitiers, l’Usine à Tournefeuille 38…),
offrent de nouveaux lieux d’exercice à de jeunes commissaires désireux de faire leurs
preuves.
C’est que les biennales ou les expositions collectives sont aux curateurs ce que les foires
sont aux galeristes : l’occasion de faire savoir à leurs pairs la qualité de leur travail
d’intermédiaires en faisant connaître au public la qualité du travail des artistes qu’ils
exposent. Mais pour cela, il importe de maîtriser les règles du jeu de l’exposition en art
contemporain. Or celles-ci ont bien changé par rapport à celles qui régissaient les
expositions d’art moderne.
DE LA CIMAISE AU CONCEPT
Naguère, le support d’une exposition était les cimaises où l’on accrochait les tableaux,
ou le sol où l’on posait les sculptures sur leur socle. À présent que les expositions sont
devenues avant tout — nous allons y revenir — des installations, le support s’est en grande
partie dématérialisé : il est devenu largement invisible, car il prend la forme, si l’on peut
dire, d’un concept : le « concept » de l’exposition ; autrement dit sa thématique, portée par
un discours qui ouvre à de possibles interprétations. C’est là le rôle spécifique du
commissaire ou plutôt, désormais, du curateur : proposer un agencement théorique qui
donne sens à la collection des œuvres présentées.
« Soumettre le domaine de la visibilité aux exigences du discours », « placer les libres
sensations sous la dure loi du sens », « accomplir la délicate alchimie des œuvres et des discours
dans la production d’un degré supérieur de sens » : ce sont les termes — ambivalents entre
constat et disqualification — utilisés par un critique d’art 39 à propos de la première édition
parisienne de la triennale 2012 au Palais de Tokyo, « Intense proximité », confiée au
curateur Okwui Enwezor (et l’association d’un titre et d’une signature montre bien qu’une
exposition est devenue une « œuvre de l’esprit » due à un « auteur » au sens juridique du
terme). En termes moins ambigus, cela revient à dire que la compétence requise en art
contemporain ne se limite plus à la capacité à sélectionner les œuvres les plus
« intéressantes » (pour reprendre un adjectif très utilisé), mais se situe avant tout dans la
capacité à en organiser l’assemblage à travers la construction d’une thématique cohérente
soutenue par un discours, lequel ne porte donc pas seulement sur les œuvres elles-mêmes
mais sur le thème choisi par le curateur. Discours, thématique, interprétation : telles sont les
trois composantes, à la fois indispensables et indissociables, qui organisent désormais la
conceptualisation de la forme exposition, et que tout un chacun doit savoir, sinon
pratiquer, du moins repérer, s’il veut déambuler sans se perdre dans le monde de l’art
contemporain.
Saint-Rémy-de-Provence, 14 mai 2012. Dans un collège de la périphérie sont assis, autour de tables
disposées en fer à cheval, une quinzaine d’adultes — des femmes en majorité — face à des élèves
attendant leur tour. S’il s’agit bien d’un jury, c’est un jury un peu spécial, car il ne s’agit pas de
sanctionner des performances scolaires mais de sélectionner l’équipe gagnante parmi les quatre qui ont
été formées, au sein d’une classe de troisième, pour participer à l’opération « Nouveaux collectionneurs »
organisée par le « Bureau des compétences et désirs », association soutenue par le conseil général des
Bouches-du-Rhône afin de sensibiliser les jeunes à l’art contemporain.
Dès la classe de quatrième, les collégiens ont été préparés par des visites de collections publiques
et d’ateliers d’artistes. Puis on les a emmenés visiter les galeries volontaires pour organiser des
accrochages ciblés. Répartis en équipes, ils choisissent ensemble les œuvres qu’ils décideront d’acheter,
pour un montant de 10 000 euros, en même temps que le thème autour duquel doivent s’organiser ces
choix, et ils préparent un argumentaire avec l’aide de leur professeur. Aujourd’hui, il leur reste à présenter
et défendre leur « collection » devant le jury, après quoi les œuvres acquises par l’équipe gagnante
rejoindront le Fonds départemental des Nouveaux collectionneurs, pour être exposées dans la galerie d’art
du conseil général à Aix-en-Provence avant de pouvoir être prêtées à divers organismes.
Les collégiens ne se contentent pas de montrer les reproductions, d’indiquer le nom de l’artiste, le
titre, le support, ni même de décrire l’image ou l’objet : au-delà de la description, ils proposent des textes
en forme de commentaires interprétatifs. Plus que le choix des œuvres, c’est cette élaboration discursive
dans le rapport aux œuvres qui frappe le plus. C’est là le principal de leur apprentissage : collectionner en
art contemporain, ce n’est pas seulement accumuler des objets qui nous plaisent, mais donner à cette
accumulation une cohérence, une unité, qui pourra être résumée sous une même thématique, elle-même
déclinable comme un support au travail interprétatif, à l’activité herméneutique. Ainsi les thèmes retenus
lors des précédentes éditions de l’opération étaient « architecture », « apparence et réalité », « contrainte
et libertés », « entre réalité et fiction », « jeux de détournement », « la mort et la dérision », « voyages,
récits », « construction/destruction », « portraits de femmes entre image et identité », « jeunes et agités »,
« l’instant ». Aujourd’hui, les quatre équipes proposent respectivement « villes entre ombre et lumière »,
« alerte ! », « past, present, future », « fragilité de l’existence ». L’interprétation enfin est au cœur du
dispositif argumentatif, privilégiant le sens, la significativité, l’interprétabilité, la résolution d’un mystère ou
d’une énigme, comme en témoignent les termes utilisés par les collégiens : « mystère », « énigmatique »,
« symbole », « symbole de violence », « expression d’une violence », « signe de paix ou de victoire », « infini et
hasard », « vie/mort », « le temps fait penser à la société », « thématique du temps »…
Importance du discours, rôle incontournable de la cohérence thématique, centralité de la posture
herméneutique : ce sont les apprentissages qui auront été prodigués aux collégiens dans leur initiation à
l’art contemporain. Mais se pose alors la question de la nature du savoir-faire ainsi obtenu : ce n’est pas
tant celui du collectionneur — car un collectionneur privé n’a pas de comptes à rendre — mais plutôt celui
du commissaire d’exposition, chez qui la capacité à construire une thématique originale et cohérente, et à
l’argumenter par un discours qui leste les œuvres d’une signification et pas seulement de propriétés
formelles, sont des compétences indispensables 40.
DE L’ŒUVRE À LA SCÉNOGRAPHIE
Un autre aspect fondamental du travail du commissaire est le travail, non pas tant
d’« accrochage » (mot qui finit par devenir, en art contemporain, aussi décalé sinon désuet
que celui de « vernissage ») que d’installation des œuvres dans l’espace, ou plus précisément
de « scénographie ». Il ne s’agit plus en effet de décider dans quel ordre, à quelle hauteur et
sous quel éclairage seront accrochés des tableaux ou posées des sculptures, mais d’organiser
un parcours, considéré comme une proposition en tant que telle et non plus seulement
comme la résultante des passages d’une œuvre à une autre. Dès lors, comme le résume
Christian Boltanski, « l’expo n’est pas un ensemble de pièces, c’est une seule œuvre, un
chemin 41 ».
Loin de se limiter à la meilleure mise en visibilité possible de chacune des œuvres qui
composent l’exposition ainsi qu’à une certaine harmonie d’ensemble de la salle, le travail
scénographique articule les œuvres entre elles de façon à ce que quelque chose d’autre — du
sens, des contrastes, des résonances — surgisse de leur mise en présence. À l’issue du
parcours, c’est celui-ci qui aura été donné à voir au visiteur au moins autant que les œuvres
qui en constituent le contenu, sinon le prétexte : ainsi sera-t-il confirmé que le commissaire
— ou l’artiste s’il est lui-même son propre installateur — a bien un « discours », c’est-à-dire
non seulement un commentaire mais aussi un propos personnel.
De même que la mise en scène de théâtre est devenue, en peu de temps, une compétence
artistique et une fonction à part entière après avoir été ignorée pendant des siècles 42, de
même la scénographie d’exposition a conquis en quelques années une autonomie au sein des
activités liées aux arts plastiques, avec ses propres conventions et critères d’excellence, ses
novateurs et ses suiveurs, ses auteurs-phares et ses aspirants. La comparaison avec le théâtre
s’impose d’ailleurs d’autant plus que, par rapport aux œuvres elles-mêmes — de nature
fondamentalement autographique —, leur mise en scène dans le cadre d’une exposition
relève davantage, elle, d’une démarche allographique, en tant qu’elle constitue une sorte
d’« interprétation » (au double sens d’« exécution » et de « déchiffrement » 43), réitérable en
d’autres lieux et d’autres temps. C’est ainsi par exemple que le Mamco, Musée d’art
moderne et contemporain de Genève, a pu proposer sous le titre « Replay » une série
d’expositions qui y avaient été antérieurement proposées, « rejouées selon les mêmes
protocoles avec diverses variantes concernant les œuvres impliquées, les processus mis en
jeu et les artistes associés : reprise et réinterprétation d’un répertoire 44 ».
Cette « allographisation » du travail d’exposition introduit donc une prise en compte
de la temporalité : autant des peintures, des sculptures, des photographies, des bandes-
vidéo, demeurent identiques dans la durée, stabilisées dans la matérialité de leurs
composantes et les limites qui en définissent les contours, autant leur mise en exposition
peut varier d’un contexte à un autre — exactement comme l’interprétation d’une pièce de
théâtre ou d’un morceau de musique. Et cette contextualisation de la scénographie vaut
aussi, bien sûr, pour l’espace et non pas seulement pour le temps : tout l’art du curateur
consiste à jouer avec les caractéristiques d’un lieu, à adapter la proposition scénographique
à son volume, à sa lumière, voire à son inscription dans la ville.
Tout s’est vraiment fabriqué à La Salpêtrière en 1986, avec « Leçons de ténèbres ». C’est un lieu
splendide, où j’ai aussitôt compris la nécessité du vide, d’avoir une chose qu’on voit de très loin, de placer un
objet extrêmement haut. Avant, je ne savais pas installer des expositions, je les installais comme n’importe
qui, et là, brusquement, tous mes trucs, toutes mes théories sont nés : l’idée que, avant de monter une
exposition, il faut savoir s’il va faire chaud ou s’il va faire froid, savoir s’il y a de la lumière ou pas à
l’extérieur, savoir comment les gens vont entrer, etc., tout cela est apparu à ce moment-là. […] Tout est venu
en même temps, en un mois, ou même en quinze jours. Tout ce que je fais aujourd’hui, je l’ai compris à ce
moment-là. La relation directe avec la religion, avec la judaïcité, avec la mort : tout cela est venu là. […]
Quand j’avais fait l’exposition au Centre Pompidou, en 1984, je ne savais pas travailler l’espace. Et deux ans
après, au moment de l’exposition de La Salpêtrière, je savais le faire. […] C’est vraiment là où, pour moi, les
choses se sont passées, où je suis devenu un artiste de l’espace. Je pense que si j’ai amené, avec quelques
autres, quelque chose de nouveau dans l’art, c’est le fait de prendre en compte le lieu entièrement et de
concevoir l’exposition comme une seule œuvre. Le principe n’est plus de regarder une œuvre après l’autre,
c’est d’être à l’intérieur de quelque chose, où les œuvres se parlent tellement qu’elles ne constituent plus
qu’une seule entité 45.
DE L’EXPOSITION À L’INSTALLATION
LE GALERISTE PRODUCTEUR
« Produire est devenu un métier, qui s’apparente ainsi de plus en plus à l’économie du spectacle
vivant, nécessitant une expertise sur les questions techniques, mais aussi administratives et financières.
Surtout, il faut produire tout au long de l’année pour nourrir les événements qui se succèdent selon un
rythme effréné. Le galeriste Emmanuel Perrotin (Paris) avait déboursé 500 000 euros pour l’exposition de
Xavier Veilhan au château de Versailles, en 2009. Pour la FIAC, cette année, la galerie Yvon Lambert
(Paris) a produit sept nouvelles œuvres de Loris Gréaud, visibles sur le stand, la pièce de Vincent Ganivet
installée aux Tuileries et l’accrochage de Mircea Cantor dans le cadre du prix Marcel Duchamp. “Il faut
compter une enveloppe globale de 100 000 à 150 000 euros, remarque Olivier Belot, directeur de la
galerie. Nous avons un engagement vis-à-vis des artistes qui ont envie de montrer de nouvelles œuvres dans
le cadre d’une exposition internationale. Comme les collectionneurs voient beaucoup de choses, si nous ne
leur présentons pas des pièces nouvelles ou historiques, cela ne les intéresse pas.” […] Les galeries sont
désormais devenues des maîtres d’ouvrage. […] La production des sculptures de Jeff Koons exposées
l’an dernier chez Jérôme de Noirmont (Paris) a exigé quatre ans de préparation 54. »
Installer prend du temps : rarement moins d’une semaine. Il faut déplacer les objets, se
reculer, regarder, ajuster, et peut-être les déplacer à nouveau pour que « ça aille » 55. C’est
pourquoi, nous l’avons vu, il est de plus en plus admis que les artistes se fassent rémunérer
en honoraires pour leur prestation, en tout cas dans le cadre des institutions publiques, où
ils ne pourront pas se payer par la vente de l’œuvre ou des œuvres. Daniel Buren en fait
même une condition de la qualité de son travail : « J’ai toujours réclamé des honoraires pour
travailler, ce qu’osent faire peu de plasticiens. Cela permet de rester artiste sans faire
forcément des objets vendables 56. » Ces conditions de travail inédites ont rendu nécessaire
l’élaboration de dispositions contractuelles ou déontologiques spécifiques, notamment pour
ce qui est de la coproduction de pièces entre la galerie représentant l’artiste et l’institution
abritant l’exposition-installation : il faut en effet protéger les institutions publiques face au
risque de voir les subsides de l’État abonder directement le marché, en même temps
qu’assurer aux galeries la visibilité de leur apport. C’est pourquoi, en 2010, le Cipac
(fédération des professionnels de l’art contemporain) a rendu public « un modèle contractuel
pour la production d’œuvres par les centres d’art. Celui-ci est signé par le centre d’art, l’artiste
et, dans le cas où il est représenté, sa galerie. Il est stipulé que, en cas de vente de l’œuvre d’art,
l’artiste ou la galerie doit rembourser le centre d’art des frais de production engagés. […] Par
ailleurs, toute reproduction d’une œuvre d’art devra être accompagnée de la mention
“représentée par la galerie” 57 ». La situation ne semble toutefois pas toujours limpide, car
deux ans plus tard le président du Comité professionnel des galeries d’art déclarait travailler
à « un nouveau code de déontologie qui contribuera à clarifier davantage nos relations avec nos
partenaires artistes, collectionneurs et institutionnels 58 ».
L’installation nécessite parfois aussi un protocole spécial expliquant comment la
présenter, par des instructions écrites, des images, des diagrammes, voire une vidéo 59 —
exactement comme pour des œuvres théâtrales ou chorégraphiques, dont il faut anticiper les
représentations futures. Le passage de l’exposition à l’installation constitue bien une
composante majeure dans le glissement de l’art contemporain vers une forme allographique,
autrement dit son passage d’une « économie patrimoniale » à une « économie de services de
représentation, assimilable à l’économie du spectacle vivant » 60.
DE LA CONTEMPLATION À LA DÉAMBULATION
Habitué au modèle du white cube tel qu’il s’est imposé à partir des années 1950 — la
salle entièrement blanche, incitant à la contemplation de chaque œuvre une par une, hors de
tout effet décoratif 61 —, le spectateur « moderne » risque fort d’avoir quelque difficulté à
trouver ses marques dans ces nouvelles modalités d’exposition (sans même parler des
étranges expériences qu’il peut lui arriver de faire avec « l’art participatif 62 »). Non
seulement il ne verra plus de peintures encadrées ni de sculptures sur socle, mais il risque de
passer sans transition du « cube blanc » à la « boîte noire », avec les vidéos et les
installations lumineuses ou sonores, qui incitent plus au zapping qu’à la contemplation
(« face aux écrans les visiteurs zappent — rares sont ceux qui assistent à une projection de
bout en bout », remarque Yves Michaud 63). Pas plus qu’il ne connaîtra la durée d’une
vidéo, il ne saura s’il est ou non autorisé à marcher sur ce plancher, à s’emparer du stylo
pour écrire sur cette feuille déjà couverte d’inscriptions, à souffler dans ce tube :
l’interactivité avec le spectateur est une possibilité en art contemporain, mais elle exige un
minimum d’initiative, non seulement pour l’activer mais, avant cela, pour deviner si l’on y
est ou non autorisé.
Et puis, il n’aura pas forcément à sa disposition des cartels explicatifs, et peut-être pas
même de cartels identifiant l’artiste et l’œuvre, ou bien alors il ne saura pas où les chercher,
tant la disposition des installations dans l’espace ne facilite guère l’accrochage de ce type
d’informations. Saura-t-il s’orienter dans la visite, savoir s’il faut aller à droite ou à gauche,
contourner cet écran, entrer dans ce couloir sombre ? À lui de décider, car la signalétique
risque fort de ne pas être au rendez-vous. En place d’un cheminement d’œuvre en
œuvre clairement indiqué : un labyrinthe. En place d’allers et retours perpendiculaires entre
la salle d’où contempler une œuvre à la bonne distance et le cartel où vérifier son identité :
des déambulations plus ou moins aléatoires, au gré des humeurs, des curiosités, des coups
de cœur. Et au final, la consultation des documents écrits — prospectus, catalogue — lui
permettra moins de se remémorer les œuvres de l’artiste que de vérifier que tout cela a bien
été pensé, par le curateur ; que celui-ci a su s’entourer de contributeurs de haut niveau, dans
des disciplines souvent éloignées de l’histoire de l’art (philosophie, psychanalyse,
sémiologie, sociologie, anthropologie…) ; et que de cette visite pourront émerger moins des
exclamations de plaisir ou de déplaisir que des commentaires plus ou moins doctes, des
débats plus ou moins animés, qui porteront autant sur la « proposition » du curateur que
sur les œuvres qui en sont le support.
Faute d’avoir consulté ces textes, faute surtout d’avoir intégré ces nouvelles règles du
jeu, le spectateur ressortira de l’expérience épuisé et aigri, avec le sentiment de n’avoir rien
compris, de s’être égaré dans une masse informe de stimuli chaotiques, d’avoir été floué par
« un accrochage négligé qui laisse une impression de bric-à-brac et de déficit de sens 64 ». Et si
l’occasion se présente d’échanger ses impressions avec l’un de ces jeunes visiteurs qui, eux,
connaissent le mode d’emploi de ce genre d’expérience — sans qu’ils sachent même
d’ailleurs qu’un mode d’emploi existe, et qu’ils le connaissent —, ni lui ni eux ne seront
capables de convaincre l’autre que cette exposition était « nulle », ou qu’elle était
« géniale ». Car ils ne sont pas dans le même monde.
« Selon le Sunday Times qui publie une Rich List annuelle, il y a dix-sept ans, les deux tiers des mille
plus grandes fortunes du Royaume-Uni étaient des héritiers. Aujourd’hui, 75 % sont des nouveaux riches,
le plus souvent issus de la finance. Et sept parmi les dix premiers sont des étrangers, attirés à Londres
par des conditions fiscales on ne peut plus favorables. En premier lieu, viennent les Russes. […] Les
Asiatiques, et particulièrement les Chinois, mais aussi les Indiens, commencent à intervenir massivement
sur le marché. […] Autres nouveaux acteurs, les gérants des hedge funds, les fonds spéculatifs. Ils
ennobliraient par l’art un argent gagné dans des conditions qui font frémir certains économistes. Mais ils
sont également capables de transposer dans le domaine du marché de l’art les recettes qui ont fait leur
fortune en bourse, n’hésitant pas à spéculer avec la peinture comme s’il s’agissait de devises ou de taux
obligataires. Et pour cela, l’art contemporain est une mine, plus que l’art ancien. En effet, point n’est
besoin d’attendre qu’on découvre, dans un hypothétique grenier, le prochain tableau oublié de Raphaël. Il
suffit d’investir massivement sur de nouvelles signatures, que l’on revendra lorsque leur cote sera au plus
haut. Des hordes de “conseillers artistiques” investissent dans les foires d’art contemporain, avec une
connaissance souvent limitée de l’histoire de l’art, mais une liste infaillible des noms des artistes qu’il
“faut” avoir. Ceux dont on murmure qu’ils intéressent les taste makers, les faiseurs de goût que sont
devenus certains grands collectionneurs, comme le Britannique Charles Saatchi, ou ceux que la rumeur
crédite d’une future exposition dans un grand musée. […] “Le commerce de l’art est le dernier grand
marché non régulé”, déclarait en 2005 Peter R. Stern, procureur à Manhattan, à la revue Artnewspaper. Ce
qui n’est pas pour effrayer, bien au contraire, des financiers qui s’estiment corsetés par les règles de la
Bourse 7. »
Le scénario, dans ces conditions, est aisé à suivre : la multiplication d’acheteurs aux
moyens financiers élevés entraîne une hausse des prix généralisée qui favorise les
comportements spéculatifs, amenant de nouveaux acquéreurs jusqu’alors étrangers au
marché de l’art (fonds de pension, entreprises montant des collections, voire clients de
cabinets de gestion de patrimoine équipés de conseils en constitution de collection 8),
lesquels accentuent le phénomène jusqu’à créer une « bulle spéculative ». C’est ainsi que
désormais « l’art tend à être sur la troisième place du podium après la pierre et la bourse » 9.
Dans ces conditions, le sentiment d’une déconnexion entre le prix et la valeur artistique est
inévitable. Que devient celle-ci en effet lorsque le galeriste fixe les prix en fonction de
critères dont aucun ne relève de la qualité ? « C’est moi, explique par exemple un galeriste,
qui fixe le prix des œuvres en accord avec l’artiste. Ces prix suivent une logique : ils varient
avec la durée de la carrière de l’artiste, la demande des clients, la rareté des pièces. Si la
demande est trop forte, les prix doivent monter ; sinon, il y a trop de spéculation 10. »
Cette inflexion vers les pratiques spéculatives tend à déplacer la question de la justesse
des attitudes : le problème n’est plus seulement de payer le « juste prix » pour une œuvre,
c’est-à-dire de faire un bon achat (générateur d’un bénéfice à la revente) mais de pouvoir se
considérer et être considéré comme un « bon collectionneur ». Du jugement sur l’œuvre ou
sur l’artiste opéré dans l’acte d’achat, l’on passe au jugement sur le collectionneur lui-même.
Et ce jugement a des conséquences qui, au-delà des gratifications narcissiques, sont aussi
financières.
Dans une logique spéculative, le bon collectionneur est celui qui achète vite, avant les
autres. Ainsi, alors que naguère l’usage dans les foires était que quelques collectionneurs,
peu nombreux, attendent la fermeture pour commencer à discuter les prix, « personne
aujourd’hui ne songerait à procéder ainsi : vers midi l’on peut déjà ne plus rien trouver à
acheter 11 », alors que la foire a ouvert à 11 heures ! Dans une logique esthète, le bon
collectionneur est celui qui prend le temps de constituer une collection dont la qualité
s’imposera durablement, de sorte que le prestige de son nom augmentera la valeur attribuée
à l’œuvre qu’il fait entrer dans sa sélection. « Dire qu’il y a eu un temps, à la foire de Bâle, où
l’on pouvait réfléchir pendant vingt-quatre heures après avoir mis une option sur une œuvre.
Aujourd’hui l’option se limite à une heure et pas seulement si l’artiste est à la mode », regrette
un collectionneur 12.
C’est pourquoi la loi de l’offre et de la demande ne joue plus que de façon relative dans
le marché actuel de l’art contemporain, du moins à son plus haut niveau, où les acteurs ne
sont ni anonymes ni interchangeables, et où ce sont les vendeurs qui sélectionnent les
acheteurs plutôt que le contraire, en privilégiant les plus prestigieux et non les plus
pécunieux : « Seuls les acheteurs néophytes offrent plus que le prix demandé. […] Quand un
galeriste a confiance dans la demande pour l’œuvre d’un artiste, il ne risque pas de la céder
au premier venu ou au meilleur enchérisseur. Il établit plutôt une liste des prétendants
intéressés de façon à pouvoir placer l’œuvre dans les maisons les plus prestigieuses 13. »
Homo œconomicus n’est décidément pas au rendez-vous de l’art contemporain, qui met à
mal non seulement les attentes esthétiques de sens commun mais aussi les attentes
rationalistes de l’économie classique 14.
Le prestige du bon collectionneur renchérit donc à terme la valeur de l’ensemble de
l’œuvre de l’artiste. Mais l’intérêt de vendre à quelqu’un qui achète pour collectionner et
non pour spéculer est aussi d’éviter des reventes à court terme sur le second marché, qui
risquent de soumettre la cote de l’artiste à des aléas fâcheux pour peu que l’œuvre parte à
bas prix ou ne trouve pas preneur. C’est pourquoi « nous faisons très attention de vendre à
des collectionneurs qui aiment l’œuvre et ne vont pas la revendre immédiatement », explique un
galeriste 15. Les galeristes ont même inventé une « clause de premier refus », qui « oblige le
possesseur d’une œuvre achetée chez eux et qui souhaite la revendre à la leur proposer
d’abord » — d’où la nécessité d’entretenir des relations suivies avec les clients 16. En
contrepartie les bons collectionneurs bénéficient chez leurs galeristes de prédilection d’un
« droit de première vue », qui « assure au collectionneur d’être en tête de liste, obtenu en
échange d’un versement à la galerie » 17. D’où un « système de réservation des œuvres » d’un
artiste, par lequel la galerie s’abstient de les vendre immédiatement pour pouvoir les
réserver, non pas au plus offrant mais au meilleur prétendant 18 : « Un bon galeriste cherche
à placer ses artistes dans de bonnes collections », explique un galeriste 19.
Un bon collectionneur enfin, c’est celui qui sait choisir non pas « à l’oreille » (pour
avoir entendu parler d’un artiste) mais « à l’œil » (en se fiant à sa propre perception) 20 ;
c’est, en d’autres termes, celui qui n’est pas dans la conduite mimétique (ce « comportement
rationnel en univers d’incertitude pour les agents ayant peu confiance en leur jugement 21 »)
mais dans la construction d’une démarche personnelle. Toutefois l’importance du « ragot »
dans les pratiques actuelles — cette « forme vitale d’intelligence du marché » 22 — laisse
supposer que l’achat mimétique par la notoriété est loin d’être marginal. Il est d’autant plus
facilité que les grands collectionneurs d’art contemporain, qui se connaissent grâce à leur
fréquentation des mêmes événements, finissent par former une sorte de petite communauté,
comme en témoigne l’une d’entre eux : « J’ai été, pendant un temps, plus sensible à l’intimité
qui se créait avec les collectionneurs. Nous partageons une curiosité, nous avons la même
dynamique, la même avidité. L’intérêt pour l’art contemporain crée un style de vie. Nous nous
déplaçons tous pour les expositions et les foires, nous sommes tous embarqués dans ce courant
qui nous pousse d’événement en événement. Nous échangeons des informations, nous pensons
les uns aux autres 23 » — au point que le statut de collectionneur d’art contemporain peut
donner le sentiment d’être un véritable « statut social » en tant que tel (« J’ai connu un temps
où être collectionneur ne donnait pas un statut social ; maintenant, si 24 »).
Le « mauvais » collectionneur, inversement — ou du moins le collectionneur plus
spéculateur qu’amateur ou connaisseur —, est celui qui achète essentiellement dans les
ventes aux enchères (« nombreux sont les collectionneurs qui ne fréquentent que les ventes aux
enchères, ne sont informés que par les catalogues de ventes », regrette un galeriste 25) ; qui
achète sur photos, sans voir les œuvres (habituellement, explique Emmanuel Perrotin, on ne
voit dans sa galerie « ni Murakami ni Maurizio Cattelan. Comme Wim Delvoye et Mariko
Mori, ce sont des vedettes internationales dont les collectionneurs achètent souvent les œuvres
sur photos 26 ») ; qui n’achète que des noms connus, et souvent trop cher (ainsi un grand
collectionneur stigmatise ces « novices de la collection » qui « sont dans une stratégie qui
consiste à s’offrir des artistes cotés et n’hésitent pas à débourser 30 000 euros pour leurs
premiers achats 27 ») ; et qui se vantent même d’avoir fait de bonnes affaires : « Avant, aucun
collectionneur ne le disait et je ne vois pas l’intérêt de constater que quelqu’un a fait une bonne
affaire. […] Entre nous, on appelle les “collections-dollars” celles constituées par des gens
très fortunés. Elles n’ont rien de contestable, mais il existe aussi autre chose », estime le
président de l’Adiaf 28.
Seule toutefois la postérité scellera véritablement le destin de ces collections, entre celle
du « grand collectionneur » qui laissera son nom dans l’histoire de l’art et celle qui ne
deviendra qu’un fouillis inconsistant, sans aucune influence ni aucune « capacité à changer
le regard sur l’art », promise à n’être qu’un « vestige archéologique dans une poubelle » 29.
Et d’ailleurs, à propos de poubelle, il arrive que les artistes se vengent de leurs propres
collectionneurs — tel Maurizio Cattelan lorsqu’il organisa un vernissage pour happy few
dans une décharge publique de Palerme où il avait fait installer le logo de « Hollywood »…
LE PROBLÈME DE L’ENCOMBREMENT
L’on se souvient du mot de Leo Castelli qui, face aux énormes tableaux de Frank
Stella, n’ordonna pas « Coupez le tableau en deux ! » mais « Abattez la porte ! » : voilà une
décision que non seulement les galeristes mais aussi les collectionneurs d’art contemporain
risquent d’avoir à prendre, face au gigantisme de certaines pièces. L’on est bien loin de la
logique décorative qui gouvernait les achats privés dans le paradigme classique, et pouvait
encore orienter, au moins partiellement, la décision dans le paradigme contemporain, avec
le fameux syndrome du « tableau qui irait bien au-dessus du canapé » ou dont les couleurs
seraient « bien assorties aux rideaux ». Passer à l’art contemporain, pour un collectionneur,
c’est changer non seulement de goûts esthétiques mais aussi de pratiques en matière
d’utilisation des œuvres : « Au départ, témoigne un couple de collectionneurs, nous achetions
pour accrocher les œuvres, pour les voir. Plus tard, nous avons compris que nous allions être
obligés d’en décrocher. Aujourd’hui, je préviens ceux qui acquièrent des œuvres d’art : “Ne
pensez pas à accrocher chez vous ; quand on est collectionneur, on change, on prête, c’est une
autre mentalité.” 30 »
La difficulté à accrocher tient pour beaucoup à la tendance à la monumentalisation des
œuvres en art contemporain. Elle participe du déplacement, diagnostiqué par Raymonde
Moulin, d’un art « orienté vers le marché » à un art « orienté vers le musée » 31 : quoi de plus
adapté en effet à des toiles immenses, à des installations encombrantes, que les vastes salles
des institutions publiques, alors qu’un collectionneur privé devra disposer pour pouvoir les
stocker d’un domicile aux proportions luxueuses, voire — comme c’est aujourd’hui le cas au
sommet de la hiérarchie — d’un entrepôt entièrement dédié à la collection ? C’est le cas par
exemple de Martin Z. Margulies, qui a ouvert en 1991, à Miami, un hangar qu’il fait
régulièrement agrandir : « En 1985, il avait acquis un grand Subway de Dana Dennis, que
nous n’avons réussi à installer qu’en 2004 », raconte la conservatrice de sa collection 32.
D’autres solutions toutefois que l’agrandissement des demeures ont été trouvées pour
permettre la circulation marchande et la vente aux particuliers. Dans le cas de l’art in situ,
par définition indéplaçable, ou du land art, aux proportions paysagères, la documentation
de l’installation fait office d’œuvre négociable et aisément exposable. Ainsi Robert
Smithson fit faire par un photographe professionnel différentes photographies de Spiral
Jetty, qui se retrouvent à présent tant dans les livres d’histoire de l’art contemporain que
dans des collections publiques et privées. Ou encore, sur un mode plus conforme aux règles
habituelles du marché de l’art, Christo commercialise des esquisses savamment travaillées
évoquant les spectaculaires « emballages » coproduits avec sa femme Jeanne-Claude ; ou
encore, Ernest Pignon-Ernest propose des cadres associant photographies et dessins
préparatoires de ses interventions dans les rues. La documentation de ces œuvres peut donc
circuler autrement que par le récit, et leurs auteurs peuvent vivre de leur art, en
collaboration avec leurs galeristes, sans avoir à dépendre uniquement de la commande
publique.
Certains collectionneurs offrent assez rapidement leurs achats à un musée, voire les
mettent immédiatement en dépôt 33. D’autres, amateurs d’art vidéo, doivent choisir entre
profiter de leurs œuvres et jouir d’un peu de tranquillité : tels, à San Francisco, Pamela et
Richard Kramlich, qui « ont depuis longtemps ouvert leur résidence aux grandes
installations vidéo. D’après le New York Times, lorsque toutes leurs vidéos sont activées,
leur demeure s’imprègne d’une grande cacophonie. Du coup, cette collection bruyante est la
plupart du temps sur le mode off 34 ». D’autres enfin doivent accepter de se plier aux
exigences parfois étranges de l’artiste s’ils veulent faire partie des heureux possesseurs de
son œuvre : en 2005 a été vendue, pour 25 000 euros, une sculpture gigantesque de David
Colosi qui, selon les règles édictées par l’artiste, devra un jour être enterrée ; « On lui a
donné un délai maximum de dix ans avant d’en organiser les funérailles », précise la
galeriste 35.
LE PROBLÈME DE L’IMMATÉRIALITÉ
« Dans le marché de l’art conceptuel, les documents périphériques d’une œuvre pourraient bien être
plus importants que l’idée à la base de celle-ci. Un litige en cours concernant un Wall Drawing de Sol
LeWitt en donne une bonne illustration. Le collectionneur et marchand d’art portoricain Roderic Steinkamp
possédait le Wall Drawing #448, créé par Sol LeWitt en 1985. Le 31 mars 2008, il confia l’œuvre
composée d’un certificat d’authenticité et d’un diagramme à la galerie Rhona Hoffman. Or, début 2011,
celle-ci informait Steinkamp que le certificat avait été “perdu et était irrécupérable”. Bien que la galerie eût
accepté, aux termes du contrat de consignation, d’être responsable en cas de toute “perte, dommage ou
détérioration”, son assurance refusa de rembourser la “mystérieuse disparition” jusqu’au procès qui
s’ensuivrait. Souhaitant préserver sa réputation, la galerie proposa au collectionneur une transaction sur
la base du “montant le plus petit” qu’il accepterait et d’un règlement en liquide. Faute d’accord, Roderic
Steinkamp a déposé plainte le 22 mai 2012 devant la Cour suprême de New York. Il exposa alors que
“puisque ces dessins muraux ne fonctionnent pas de manière autonome et ne sont pas des œuvres d’art
portables, comme des toiles encadrées ou des sculptures sur socle, la documentation qui les accompagne
est indispensable pour les transmettre ou les vendre à un collectionneur ou à une institution. La nature
unique des dessins muraux de Sol LeWitt rend le certificat d’authenticité qui les accompagne essentiel à la
valeur des œuvres”. […] Devant l’impossibilité de pouvoir signer la réalisation de l’œuvre, le certificat
permet d’en garantir l’authenticité ; il reprend toujours la même formule : “Il est certifié que le dessin mural
de Sol LeWitt attesté par ce certificat est authentique. Ce certificat constitue la signature du dessin mural et
doit accompagner le dessin mural si celui-ci est vendu ou encore déplacé.” Par ailleurs, il contient les
instructions propres à l’exécution de l’œuvre. Le diagramme, de son côté, “doit accompagner le certificat si
le dessin mural est vendu ou encore déplacé mais ne constitue pas un certificat ou un dessin”. Il en résulte
que l’idée, c’est-à-dire l’œuvre, est subordonnée à la réunion de ces deux éléments 38. »
Cependant, les musées eux aussi (ainsi que, en France, les FRAC et le FNAC)
rencontrent des problèmes d’acquisition pour peu qu’ils décident d’ajouter à la logique
patrimoniale qui est originellement la leur — la constitution de collections promues au
destin de trésor national ou, du moins, public — une logique de documentation de la
création artistique contemporaine, comme c’est le cas depuis que l’État achète les artistes
vivants dans une visée non plus seulement compassionnelle mais historienne. Car l’art
contemporain, on s’en doute, n’est pas forcément adapté aux moyens matériels,
administratifs voire juridiques des musées.
Passons sur les problèmes que pourraient rencontrer aussi des collectionneurs privés :
tels le problème, nous l’avons vu (et nous y reviendrons à propos des conservateurs), de la
monumentalité de certaines œuvres, surtout si leurs dimensions ne leur permettent pas
d’entrer dans un camion, comme l’explique une directrice de FRAC 46 ; le problème de
l’obsolescence, si contraire à l’éthique muséologique en vertu de laquelle « une collection est
un patrimoine vivant qu’on est censé transmettre aux générations futures », alors que « les
artistes ignorent les grands principes de la conservation préventive et, du même coup, la
pérennité de leur travail » 47 ; le problème de la complexité de l’installation, qui peut exiger de
véritables protocoles ; ou encore le problème de l’encombrement des réserves, qui soumet
certains musées et, surtout, les FRAC, à des tensions structurelles.
Ce système de collection [FRAC] vit actuellement un véritable paradoxe structurel. Par ses moyens, par
sa « générosité », par sa diffusion, il accumule depuis vingt ans, et de manière exponentielle, des œuvres.
Plus qu’un débat de fond qui me paraît toujours vain sur la qualité ou pas de ces dernières, cette situation
correspond à mon sens à une véritable bombe à retardement. En effet, les réserves sont saturées d’œuvres.
On ne peut pas tout sortir. Les œuvres acquises au début des années 1980 sont par exemple de moins en
moins sollicitées par le public. Et les nouvelles acquisitions s’accumulent. Mis à part quelques exceptions, la
plupart de ces structures sont largement sous-équipées. Les conditions de conservation sont souvent
précaires. La collection du FRAC Corse est par exemple partie en fumée alors que sa directrice ne cessait de
demander des moyens conséquents pour de nouveaux équipements. On ne peut donc continuer à acquérir
sans fin tant d’objets, sans un jour se poser la question de leur avenir. Le danger que je sens pointer d’ici
quelques années est que nous soyons obligés de stopper toute acquisition, sous prétexte que nous ne
disposions plus d’un cm² pour les stocker, ou que tout simplement, quelques incidents similaires au FRAC
Corse provoquent une réaction politique paralysante. […] Les solutions sont évidemment structurelles :
prévoir l’aménagement de réserves dignes de ce nom, et surtout des réserves modulables pour éviter l’effet
boîte à chaussures. Mais les solutions sont aussi du domaine des programmations artistiques. Parmi celles-
ci, la plus connue est de mettre en place une politique de dépôt massive, échelonnée et pérenne dans les
musées ou les lieux publics sécurisés 48.
Cependant les problèmes les plus spécifiques aux institutions publiques sont ceux de la
valeur des œuvres acquises, que ce soit du point de vue marchand ou du point de vue
esthétique. En effet, si les éventuelles erreurs des collectionneurs privés ne concernent
qu’eux-mêmes, et peuvent se rattraper par des reventes, les erreurs des conservateurs ou
directeurs d’institutions, en revanche, engagent avec eux la puissance publique, et sont
gravées pour l’éternité dans le marbre des atteintes à l’intérêt général, puisque la loi — au
moins en France — impose l’inaliénabilité des œuvres acquises par l’État.
Dans ces conditions, acheter une œuvre d’une incontestable valeur artistique est une
affaire non pas seulement de goût personnel mais de compétence professionnelle, voire de
déontologie. Si l’acquisition d’un faux peut faire sourire s’agissant d’un collectionneur trop
naïf, elle fait scandale lorsqu’elle vient d’un responsable institutionnel, car c’est l’intérêt
général qui s’en trouve lésé. Valable pour toutes les catégories d’art, ce problème se pose en
termes particulièrement problématiques pour l’art contemporain, en raison du manque de
recul historique, qui permet plus difficilement de démêler entre les œuvres qui passeront à
coup sûr à la postérité et celles qui n’intéresseront les historiens qu’en tant que témoins de la
mode d’une époque.
En outre, il faut parfois choisir entre les œuvres les plus intéressantes en tant que
représentatives de la production de l’artiste, et des œuvres moins intéressantes mais
répondant aux critères muséologiques de conservation. Ainsi le comité d’acquisition de la
Tate de Londres renonça à acheter une œuvre de Joseph Beuys au motif qu’elle était trop
fragile, mais lorsqu’une œuvre plus solide passa en salle des ventes on y renonça aussi car
elle fut jugée peu représentative de son travail ; finalement il fut décidé en 1974 d’acheter
Fat Battery, composé de feutre, de graisse, d’étain, de bois et de carton — mais peu à peu la
graisse s’infiltra dans toute l’œuvre, contribuant à la conserver mais modifiant radicalement
son apparence initiale 49.
Enfin, la question de la valeur marchande des œuvres n’est pas le moindre des
problèmes que pose l’art contemporain aux institutions, car le « juste prix » n’y est plus
seulement une affaire d’intelligence économique mais de bon usage des finances publiques.
Celles-ci étant limitées, des arbitrages douloureux attendent les responsables de collections,
et ce d’autant plus que, paradoxalement, la caution du musée, via les expositions, contribue
à renchérir le prix des œuvres d’un artiste, rendant son acquisition difficile sinon
impossible : les musées étant, par un « paradoxe savoureux, parmi les institutions qui
contribuent le mieux à l’inflation de prix d’artistes qu’ils sont ensuite incapables
d’acheter 50 ».
Restent les cas où la nature même de l’œuvre contredit les règles de la comptabilité
publique en matière de facturation ; anecdotiques, certes, car marginaux, ils n’en sont pas
moins symptomatiques de ce que l’art contemporain peut faire (et faire faire) à
l’administration.
« Le Mnam a récemment acheté à la galerie Marian Goodman This Situation (2009), une
“performance” récente de Sehgal (situation construite en forme de microspectacle avec acteurs et
danseurs, mais sans trace dérivée), pour une somme non communiquée. Il a bien fallu faire établir une
facture pour se conformer aux règles administratives. Mais ce document matérialisé contrevient au
protocole d’immatérialité de l’œuvre revendiqué par l’artiste lui-même comme constitutif de son travail :
les transactions doivent se faire en argent liquide et sans reçu. Autrement dit, les conditions
institutionnelles de l’achat détruisent potentiellement la nature même de l’œuvre achetée. Se pose en
outre le problème de sa conservation… Comment un musée peut-il accomplir sa vocation patrimoniale si
ce qu’il doit conserver est totalement immatériel ?
Six acteurs en chair et en os qui discutent de thèmes dictés par l’artiste, à partir de citations de
penseurs importants, dont des situationnistes. […] Pour Sehgal, ses performances se transmettent
oralement. Aucune trace écrite de l’œuvre. Aucune trace visuelle non plus, puisqu’il refuse qu’elle soit
filmée, photographiée et même enregistrée. Comment, dans ces conditions, le Centre Pompidou pourra-t-il
reconstituer This Situation ? “Cet achat a fait l’objet d’une rencontre orale, le 20 avril 2010, chez un notaire,
explique Alfred Pacquement, directeur du musée parisien. Il y avait l’artiste, un conservateur du Mnam, un
représentant de la galerie Marian Goodman, et moi-même. L’artiste a énoncé les règles qui régissent l’œuvre
pour que nous les ayons en mémoire et que nous puissions ensuite les consigner dans un dossier conservé
au musée.” M. Pacquement ajoute que des musées du monde, comme le musée d’art moderne de
New York, ont procédé de la même façon. Ce n’est pas cela qui pose problème à Fred Forest, mais la
transaction financière. […] Il affirme que Sehgal pousse au bout le principe d’oralité : il ne délivre pas de
certificat pour garantir l’authenticité de l’œuvre, l’acheteur doit payer en liquide, et il ne reçoit en échange
aucun récépissé. […] Aussi, Fred Forest se demande si un établissement public peut mener à bien une
transaction financière sans reçu. Alfred Pacquement répond que les choses ne se sont pas passées
comme cela : “Nous possédons une facture de la galerie Goodman, et nous n’avons pas payé en liquide.
Nous avons suivi nos règles habituelles.” Et d’ajouter : “Si nous avions dû payer en liquide et sans facture,
nous aurions été embarrassés.” Fred Forest rétorque alors que si un document a été remis à Beaubourg,
un principe central de l’artiste serait bafoué, la transaction serait entachée d’une “grave escroquerie
intellectuelle et morale”. L’œuvre serait à ce point dénaturée qu’elle en perdrait “toute légitimité et, en
conséquence, toute valeur marchande”. Il semble en fait que c’est Tino Sehgal lui-même qui a changé
d’attitude au fur et à mesure que sa cote grimpait. “Sans doute fonctionnait-il différemment quand il n’avait
pas de galerie”, remarque Alfred Pacquement. Il y a six ou sept ans, quand les prix restaient modestes,
sous les 10 000 euros, sans doute était-il plus “puriste” dans ses transactions. Mais aujourd’hui, ses
œuvres valent de 50 000 à 100 000 euros, dit-on à la galerie Goodman. “Les premiers collectionneurs de
Sehgal ont pu payer en cash, mais ce n’est plus possible, c’est devenu interdit”, explique Agnès Fierobe,
directrice de la galerie Marian Goodman. Cette dernière précise une subtilité : “La facture est envoyée par
mail, elle n’est jamais sous forme de trace écrite.” Reste que le Centre Pompidou comme la galerie Marian
Goodman se refusent à dire le montant de la transaction 51. »
1. N. MOUREAU, Analyse économique de la valeur des biens d’art, op. cit., p. 33.
2. Ibid., p. 8.
3. Ibid., p. 9.
4. Ibid., p. 79.
5. Françoise Paviot, in Le Journal des Arts, 2-15 novembre 2012.
6. D. RIOUT, La Peinture monochrome, op. cit., p. 26.
7. Le Monde, 17 juillet 2007.
8. Cf. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., pp. 57, 38, 39.
9. Ibid., p. 39.
10. Almine Rech, cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 227.
11. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 77.
12. Jean Chatelus cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 129.
13. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 88.
14. Cf. André ORLÉAN, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Éd. du Seuil, 2011.
15. Almine Rech, cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 227.
16. Arts Magazine, décembre 2005-janvier 2006.
17. Ibid.
18. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 372.
19. Michel Rein, cité dans M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 19.
20. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 97.
21. N. MOUREAU, Analyse économique de la valeur des biens d’art, op. cit., p. 9.
22. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 81.
23. Anne-Marie Charbonneaux citée dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 80.
24. Ibid., p. 92.
25. Jean Brolly, cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 169.
26. Cité dans ibid., p. 260.
27. Cité dans M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 50.
28. Cité dans ibid., p. 52.
29. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 99.
30. Françoise et Jean-Philippe Billarant, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 54.
31. Cf. R. MOULIN, L’Artiste, l’institution et le marché, op. cit.
32. Cf. Le Journal des Arts, 6-19 janvier 2006.
33. Ibid.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 315.
37. H. TRESPEUCH, « Fin de partie, nouvelle donne », op. cit., p. 453.
38. Le Journal des Arts, 4-17 janvier 2013.
39. Cf. G. WHARTON, « The Challenges of Conserving Contemporary Art », art. cité, p. 171.
40. Cf. M. THOMAS, Un art du secret, op. cit., p. 42.
41. Cf. Le Journal des Arts, 6-19 janvier 2006.
42. Ibid.
43. Le Monde, 14-15 novembre 2004.
44. Philippe Valentin, cité dans A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 250.
45. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 57.
46. Entretien avec Claire Jacquet, in Jacques BATTESTI (dir.), Que reste-t-il du présent ? Collecter le contemporain
dans les musées de société, Bayonne, Le Festin, 2012.
47. Ibid.
48. É. MANGION, « La production de l’exposition », art. cité, p. 156.
49. Cf. R. BARKER, P. SMITHEN, « New Art, New Challenges », art. cité, pp. 93-94.
50. Le Monde, 17 juillet 2007.
51. Le Monde, 16-17 janvier 2011.
15
« Sur place, il y avait une installation de Hans Schabus, un projet très ambitieux. Je me
souviens qu’un des sols était entièrement inondé. Dans l’ensemble, j’ai eu une impression très
positive. Ce qui est intéressant à Bregenz, c’est le type d’expositions qu’ils accueillent, à
chaque fois c’est un véritable challenge. Santiago Sierra, par exemple, avait réalisé une
installation qui pesait 800 tonnes au dernier étage du musée, c’était la charge limite supportée
par le bâtiment. Quand une institution permet à un artiste d’aller si loin, c’est bon signe 1. »
Voilà une remarquable explicitation, par un artiste lui-même habitué à pousser l’art
aux limites du possible, du « paradoxe permissif » en vertu duquel l’institution se fait elle-
même complice des défis que lui lancent les artistes en inventant des propositions « aux
frontières du musée » 2. Rien d’étonnant dès lors si l’art contemporain pose aux
conservateurs de musée une intéressante palette de problèmes : problèmes matériels et
juridiques de gestion des limites, mais aussi problèmes de conservation, d’authentification,
de présentation voire — moins classiquement — d’interprétation.
Pour les observer de plus près, il va nous falloir pénétrer dans les coulisses de ces lieux à
la fois publics et hautement secrets que sont les musées d’art contemporain (« accéder au
musée, ça a été aussi difficile qu’accéder à un “top secret” dont dépendrait la sécurité
nationale de la France », note une sociologue 3) — non sans avoir constaté que cela ne
constitue pas un obstacle à leur multiplication…
« Ces dernières années, des musées d’art contemporain sont apparus partout dans le monde
occidental et au-delà. Le nombre de ce genre de musées augmente en permanence. Le touriste
d’aujourd’hui, qui se rend dans une grande ville, s’attend à y trouver un musée d’art contemporain, de la
même manière qu’il s’attend à y trouver un restaurant italien ou un cinéma. Dans la plupart des cas, ces
attentes sont confirmées. Dans le pire des cas, le touriste va apprendre que le musée d’art contemporain
est encore en construction et qu’il sera ouvert l’année suivante. Quoi qu’il en soit, cette acceptation si
facile de la notion de “musée d’art contemporain” par la culture d’aujourd’hui n’est pas sans importance.
Traditionnellement, le musée d’art constituait un endroit dans lequel l’art du passé était collecté, conservé
et montré au beau milieu de la vie contemporaine. Mais que signifie construire un musée d’art
contemporain ? Que signifie “muséographier” la contemporanéité elle-même 4 ? »
« Il est fréquent que la production soit éclatée dans de multiples comptes. Seul l’achat de matériel et
éventuellement les honoraires d’artistes sont comptabilisés spécifiquement dans l’aide à la production.
L’intervention humaine, à savoir l’aide apportée par le personnel du centre comme le travail des
stagiaires, n’est généralement pas comptabilisée. En outre, une part importante des frais est imputée sur
le budget de fonctionnement, en particulier lorsqu’il s’agit d’œuvres éphémères. Il est souvent difficile de
délimiter sur le terrain ce qui relève de l’exposition et de l’aide à la production. D’ailleurs, pour nombre
d’œuvres éphémères qui sont produites, détruites et reproduites en plusieurs lieux, il s’agit tout autant de
diffusion que de production. Ces confusions, qui peuvent sembler sans grande conséquence pour le
monde artistique, posent en réalité un problème de fond pour l’évaluation de l’activité des centres d’art
car cela conduit à sous-évaluer leur activité de production et à gonfler artificiellement leur budget de
fonctionnement 13. »
PROBLÈMES DE PRÉSENTATION
« L’important est l’aspect non fini. Par exemple mon premier tableau était un Mètre carré
de rouge à lèvres (1981)… qui n’est jamais sec ! Quand on fabrique les choses, on ne pense
pas forcément au fait que ce soit fini ou pas ; la fabrication est pour moi beaucoup plus
importante que la chose elle-même » : si l’on peut comprendre la jubilation de Fabrice
Hyber 14 à l’idée d’exposer une œuvre destinée à n’être jamais sèche, il faut aussi imaginer les
problèmes qu’elle peut poser au conservateur chargé de la présenter au public, les
précautions qu’il faudra prendre avec les employés chargés de l’accrocher, avec les
gestionnaires des réserves, avec ses successeurs dans l’institution.
Le glissement qui s’est produit dans les fonctions du conservateur, de la conservation et
de l’étude à l’exposition, rend le moment de la présentation particulièrement crucial, mais
aussi particulièrement problématique avec les œuvres d’art contemporain, qui n’en finissent
pas de placer l’institution muséale à ses propres limites ; l’embauche dans les grands musées
de techniciens spécialisés (notamment en électro-mécanique) en est un signe parmi d’autres.
Ne rappelons que pour mémoire la question épineuse de l’indistinction entre l’œuvre et les
éléments de documentation de l’œuvre : par exemple, les Test Pieces d’Eva Hesse —
éléments en latex réalisés par l’artiste pour explorer les nouvelles possibilités du matériau —
doivent-elles être présentées à titre de documents ou à titre d’œuvres à part entière 15 ? Et
arrêtons-nous un instant sur les œuvres à protocoles, tels les fameux Wall Drawings de Sol
LeWitt, à propos desquels une spécialiste explique : « Réaliser un Wall Drawing # 95 de Sol
LeWitt sans le “diagramme” du dessin ni les références du matériel graphique est
impossible. S’avère aussi utile l’étude de la correspondance avec l’artiste et des diverses
notes de commentaire produites à l’occasion de ses présentations en salle — et pourquoi pas
le visionnage du reportage photographique de sa première réalisation à la galerie Toselli de
Milan en juillet 1971 16. » Tout va bien lorsque la documentation est disponible, ou lorsque
l’artiste est là pour superviser la présentation, ou lorsque des prédécesseurs ont pris la
précaution de l’interviewer pour recueillir ses desiderata 17 — mais ce sont là des hypothèses
que la réalité ne confirme pas toujours…
LE RESPECT DU PROTOCOLE
Au FRAC Aquitaine […] il y a notamment la Ligne d’ardoise de Richard Long, qui mesure près de 40 m
de long sur 1,5 m de large. Du fait de son volume, on ne peut la stocker dans nos espaces de réserves, donc
on l’installe pour des dépôts de deux années renouvelables. […] Pour cette œuvre, il y a un protocole
d’installation mais les pierres ne sont pas numérotées. En revanche, nous avons une autre pièce de Richard
Long pour laquelle chaque pierre a sa place. Ce sont des marbres de rivière qui forment un cercle, les
pierres les plus polies par la rivière sont placées au centre de l’œuvre, et les pierres les plus anguleuses en
périphérie. Elles sont donc quasiment numérotées. Le protocole d’installation précise que l’œuvre doit être
forcément à l’extérieur 18.
PROBLÈMES DE CONSERVATION
« Durant l’été 1997, je fis une découverte choquante. Lors d’un stage au Bonnefantenmuseum de
Maastricht, je m’aperçus que plusieurs composants originaux de l’installation La natura è l’arte del numero
(1976) de l’artiste italien Mario Merz avaient été progressivement remplacés. D’accord, je pouvais
comprendre que les matériaux organiques et éphémères, tels que les légumes, les fruits et les branches
d’arbres ne fussent plus d’origine. Je pouvais aussi accepter que les chiffres en néon qui avaient été
cassés aient été remplacés. Mais la véritable épreuve, à laquelle je ne m’attendais pas, c’était les
tablettes d’argile : les empreintes de doigts — où j’avais reconnu la main de l’artiste en personne —
s’avérèrent n’être pas celles de Mario Merz. Ce n’était pas le maître qui avait fait un moulage dans
l’argile, mais un ouvrier du musée […]. Ma croyance dans l’authenticité et l’“aura” de l’œuvre d’art
s’évanouit sur-le-champ. Tout ce que représentait le musée devenait une illusion, tout juste bonne pour
les visiteurs naïfs tels que moi 26. »
PROBLÈMES D’AUTHENTIFICATION
Les conflits quant à la pérennité de l’œuvre ont donc toutes chances de se muer en
conflits sur son intégrité : l’immutabilité de l’œuvre d’art fait partie de l’éthique
muséologique, alors que le droit moral de l’artiste l’autorise à intervenir en aval de
l’achèvement de l’œuvre, accompagnant ses dégradations, modifiant son apparence ou ses
composants, voire l’endommageant 27.
Deux conceptions de l’intégrité de l’œuvre d’art, et donc deux façons de gérer sa
pérennité, s’opposent ainsi, tout aussi valables juridiquement. La première, conforme à la
déontologie patrimoniale, consiste à ne pas la toucher, par une forme de respect que
certains qualifient de fétichiste, conservant ainsi son authenticité mais au risque d’une
modification de son apparence ; la seconde, plus en phase avec l’esprit de l’art
contemporain, autorise des gestes altérant éventuellement l’objet mais permettant d’adapter
son évolution temporelle à l’intention de l’artiste — donc obéissant également à une
exigence d’authenticité, mais centrée sur l’artiste et non plus sur l’œuvre. Cette dernière
conception, interprétative et constructiviste, rejoint le glissement « allographique » de l’art :
l’objet créé par un plasticien peut être traité non comme un « unicum » mais comme une
possible déclinaison d’un concept abstrait qui, lui, constitue l’œuvre véritable, accessible
seulement à travers ses interprétations successives 28.
Ainsi Christian Boltanski — dont l’œuvre joue justement avec la notion de fétiche —
s’insurgeait contre le respect excessif de l’objet d’art : « L’idée de l’œuvre touchée, sainte,
parce que touchée par un grand saint, existe toujours et continuera à exister, mais un certain
nombre d’artistes ont essayé de lutter contre cela 29. » Attentif aux transformations que le
contexte fait subir aux œuvres même lorsqu’elles demeurent apparemment identiques, il
préconise une conception de la conservation ouverte, évolutive, autorisant une part
d’interprétation. C’est ainsi que lors d’une exposition de ses œuvres au Centre Pompidou
dans les années 1980, la question s’est posée de la restauration de certains éléments (de
petites formes en pâte à modeler placées dans des tiroirs métalliques) d’Essai de
reconstitution… (1970-1971) ; mais l’artiste refusa une restauration de toute façon très
difficile, et proposa de refaire ces objets en pâte à modeler, tout en sachant, explique un
conservateur, « que, d’une part, les objets n’auraient plus la même forme, contrairement à ce
qu’aurait sans doute pu obtenir la science experte du restaurateur, et que, d’autre part,
puisqu’il utilisait le même matériau, il faudrait recommencer l’opération au bout d’un temps
indéterminé ». Le conservateur ajoute : « Juridiquement parlant, était-on face à une réplique
ou à un original ? Et sur quoi reposera la transmission de cette œuvre : sur sa détermination
physique ou sur sa définition conceptuelle ? » 30.
Les choix qui incombent ainsi aux conservateurs en art contemporain les amènent, à la
limite, à exercer une fonction d’interprétation ou de réinterprétation de l’œuvre lors de ses
présentations successives : plutôt que des « gardiens passifs », ils deviennent « des
interprètes, des médiateurs voire des coproducteurs » 31. Certes, le conservateur n’en devient
pas pour autant un artiste, mais il tend à se rapprocher, symboliquement, de la place de
l’artiste, en même temps qu’il entretient, physiquement, une proximité avec les artistes qu’il
expose.
« Puppy est une sculpture de l’américain Jeff Koons de plus de 12 m de haut représentant un West
Highland terrier, un chien aux oreilles courtes et dont le pelage bouclé est figuré sur la sculpture par un
épais tapis végétal de plantes maintenues fraîches en permanence. L’artiste a érigé une première version
en 1992 à Arolsen en Allemagne, pendant la durée de la Documenta de Kassel, avec une structure de
bois. En novembre 1995, à l’occasion de la présentation publique de la collection de John Kaldor
conjointement à une exposition d’œuvres de Jeff Koons, le nouveau musée d’art contemporain de Sydney
fit dresser une nouvelle version de Puppy devant son entrée principale. John Kaldor fut le mécène de
l’entreprise et l’artiste conçut une nouvelle structure, métallique cette fois, et démontable afin de pouvoir
être exposée en différents lieux 32. »
L’installation posa bien sûr quelques problèmes techniques : non seulement il fallut travailler avec
des horticulteurs pour adapter les plantes au nouveau lieu d’exposition, mais l’inexpérience du musée en
la matière fit que l’œuvre fut excessivement arrosée dans la chaleur humide de l’été, de sorte que de
nombreuses plantes furent attaquées par des mites : « En quelques jours Puppy devint tout vert, ce qui
nécessita de délicates vaporisations d’insecticide et pour cela, à chaque fois, la location d’une machine
élévatrice pour accéder aux plantes du haut. La floraison ne reprit que vers la fin de l’installation 33. »
À ces problèmes techniques s’ajoutèrent des soucis administratifs : « L’équipe du musée dut
requérir de la municipalité les mêmes autorisations que pour un bâtiment de quatre étages, bien qu’il
s’agît d’une construction temporaire. Comme elle était située sur le territoire de la mairie de Sydney, le
musée dut obtenir l’autorisation de creuser des fondations en béton, garantir la réfection ultérieure de la
pelouse, et prévoir l’installation en sous-sol d’un réservoir de 2,50 m de diamètre et de 2 m de profondeur
pour recueillir l’eau en excès et éviter que l’engrais ne se propage dans le port tout proche 34. »
Enfin, il fallut également faire face à des problèmes financiers : avec la vente de Puppy le musée
d’art contemporain put se rembourser du coût des matériaux et de la construction, ce qui permit d’édifier
une seconde version à temps pour les Jeux Olympiques de 2000 35. L’État français eut-il la même chance
avec Split-Rocker, produit dans le cadre de l’exposition « La beauté » organisée en Avignon par la Mission
pour la célébration de l’an 2000 — une œuvre monumentale constituée de près d’une centaine de fleurs
fraîches, et qui sera achetée en 2001 par le collectionneur François Pinault ? L’histoire ne le dit pas…
Derrière le fameux « bleu Yves Klein », pour lequel son inventeur prétendit déposer un
brevet sous le nom d’« International Klein Blue », il y a un secret : c’est que l’excès de
pigment permettant d’obtenir l’effet de matité entraîne un manque de cohésion de la
peinture. Un spécialiste l’expliquait lors d’un colloque spécialement consacré aux problèmes
de restauration de l’art contemporain : « J’ai appris par un restaurateur que Klein lui-même
appelait le restaurateur avant d’avoir fini certains de ses tableaux, car ceux-ci s’écaillaient
dans le bas avant qu’il n’ait fini le haut. Il n’est pas étonnant que même au Centre Pompidou,
on ait eu des ennuis de cette nature 1. » Et à propos des tout aussi fameuses Anthropométries,
pour lesquelles Klein « faisait son mélange dans une baignoire », le verdict est ambivalent :
certes, du point de vue de l’histoire de l’art, « c’est quelque chose d’extraordinaire, c’est
vraiment de l’art contemporain » ; mais le restaurateur « ne peut cependant que constater la
mauvaise composition de la peinture » 2.
Les innombrables problèmes posés aux restaurateurs par les œuvres d’art
contemporain proviennent essentiellement de la diversification des matériaux, dont certains
n’ont pas vocation à demeurer intacts avec le temps alors même que la pérennité des œuvres
est une condition indissociable de la vocation patrimoniale des musées. De la graisse de
Beuys aux coquilles de moules de Broodthaers en passant par les néons de Morellet ou
Flavin, les artistes contemporains ont, dès l’origine, joué avec cette condition : un jeu qui,
loin d’être marginal, est constitutif de la grammaire même de l’art contemporain, et en
demeure une constante (l’on se souvient par exemple de ce « bite d’amarrage, soufre,
allumettes sur calque et pompon de marin » sur le cartel de L’évidence même de Jean-Michel
Othoniel en 1989). Dérisoires paraissent en comparaison les problèmes posés par les
« papiers collés » qu’expérimentèrent, du temps de l’art moderne, Braque ou Picasso.
En amont de l’intervention du restaurateur, ces expériences requièrent l’ingéniosité
d’artisans spécialisés dans la fabrication de matériaux pour artistes : « Souvent les artistes
présentent des requêtes inattendues. Cherchent-ils un enduit pour recouvrir la peau d’un
poisson dans une installation mixed-media afin d’en supprimer l’odeur ? Souhaitent-ils un
médium qui faciliterait le travail avec des cristaux liquides sur métal, sur pierre ? Désirent-
ils une préparation du support aussi absorbante que le papier d’aquarelle mouillé avec la
possibilité de le présenter dans une exposition sans le mettre sous verre ? Chaque mois
l’équipe de Golden trouve des dizaines de solutions à des problèmes techniques posés par
leurs clients et conserve les résultats de leur travail dans les archives 3. » Rien d’étonnant si,
en aval, l’exposition de telles œuvres exige l’intervention constante des restaurateurs 4. Or
ceux-ci manquent à la fois d’informations sur leur fabrication et, plus généralement, de
formation sur les principes et les techniques adaptés — la spécialisation en art
contemporain n’entrant pas (encore ?) dans les programmes d’enseignement de la
restauration (dont les spécialités sont encore déclinées selon les découpages traditionnels :
peinture, sculpture, arts du feu, mobilier, arts textiles, arts graphiques et livres,
photographie 5). D’où la multiplication des colloques et des collectifs permettant de mettre
en commun les procédures, tel l’INCCA (International Network for the Conservation of
Contemporary Art), créé en 1999.
L’obsolescence des matériaux, plus ou moins programmée par l’artiste, rend les
restaurations à la fois rapidement nécessaires et, parfois, quasi impossibles techniquement,
voire conflictuelles déontologiquement, lorsque les artistes sont là pour donner leur avis,
lequel n’est pas toujours en accord avec les cadres professionnels d’une muséologie plus
adaptée aux paradigmes classique et moderne.
OBSOLESCENCES PROGRAMMÉES
« Le cas de l’œuvre de Nam June Paik Buddha’s Catacomb (1974), acquise par le musée des Sables-
d’Olonnes en 1986 et pour lequel, entre 1988 et 1992, trois options de “restauration” distinctes ont été
proposées et également validées par l’artiste et son studio, est à cet égard éloquent. Buddha’s Catacomb
est une installation vidéo composée d’une tête de Buddha sculptée disposée face à un moniteur et une
caméra vidéo. L’image du Buddha captée par la caméra est donnée à voir en direct sur le moniteur. […]
Le moniteur, de la marque JVC et de forme sphérique, se signale par ce design particulier. En 1988, à
l’occasion d’une première panne, le matériel est actualisé : le moniteur devient noir, rectangulaire (selon
un design plus ordinaire) et diffuse une image en couleurs et non plus en noir et blanc. L’apparence de la
pièce est modifiée de manière substantielle mais l’intention “ready-made” (consistant en l’occurrence à
utiliser du matériel contemporain de la réalisation de la pièce) est préservée. En 1992, le moniteur
sphérique JVC est réparé à l’occasion d’une exposition à la Fondation Cartier, la pièce est ainsi
“restaurée” dans sa forme initiale. La même année, alors que la pièce est exposée à la Villette, le
moniteur est dérobé. Il n’est plus disponible sur le marché. La Villette réalise un fac-similé du moniteur
JVC initialement employé par l’artiste. Cette fois-ci, l’apparence de la pièce est préservée au détriment de
l’intention “ready-made” initiale. Cet exemple percutant montre bien qu’en matière de gestion des
phénomènes d’obsolescence, il est souvent difficile de trouver une seule et unique bonne solution ;
plusieurs solutions distinctes, selon les points de vue adoptés sur la pièce, coexistent souvent. Il faut
procéder à un choix, qui reste, le plus souvent encore, un compromis 8. »
RESTAURATIONS IMPOSSIBLES
RESTAURATIONS INDÉSIRABLES
L’on voit dans ce dernier exemple que c’est l’artiste lui-même qui a jugé la restauration
impossible, ou indésirable. Or c’est un cas beaucoup plus fréquent qu’on ne pourrait le
croire ; et c’est même, probablement, un problème aussi difficile à résoudre pour les
restaurateurs que les difficultés proprement techniques auxquelles ils sont confrontés. Car
dans l’art contemporain, l’artiste est souvent encore vivant ; et vivant, il peut exprimer un
avis sur la façon dont il convient de traiter son œuvre : avis qui s’oppose fréquemment aux
cadres de la déontologie professionnelle des conservateurs et des restaurateurs, notamment
lorsque ceux-ci estiment une restauration nécessaire alors que l’artiste s’y oppose (le
contraire n’existant apparemment pas).
Le cas de figure le plus classique est celui d’une œuvre à obsolescence programmée que
les restaurateurs ont tendance à envisager de façon « statique », en fonction de son état
initial, et non pas de façon « dynamique », en fonction de son devenir forcément modifié,
c’est-à-dire dans une optique « évolutive » qui semble souvent « correspondre à la volonté
de l’artiste » ; or même les juristes, reconnaît l’une d’entre eux, ne savent pas encore
répondre à la question de savoir laquelle de ces deux options doit être privilégiée 12.
FAUT-IL CONSERVER LES ÉPLUCHURES ?
« Strange Fruit (for David) de Zoe Leonard (1992-1997, Philadelphia Museum of Art) est une
installation composée de trois cent deux épluchures de fruits consommés par l’artiste et ses proches. Les
épluchures ont été séchées puis cousues et fermées par des boutons ou des Zip. Du fait de leur
exposition, la question de leur préservation s’est imposée. Une solution a été trouvée par un restaurateur,
Christian Scheidemann. Elle consiste en un traitement des peaux après protection des fils, boutons et
autres fermetures, par congélation et imprégnation sous vide d’une résine acrylique thermoplastique.
L’artiste a cependant estimé que, s’agissant d’une vanité, l’œuvre n’était pas pérenne et que chaque
objet devait naturellement se décomposer. Au moment de l’acquisition par le Philadelphia Museum of Art
en 1998, conservateurs et restaurateurs ont considéré les possibilités de conservation en termes de
stockage et d’exposition d’une œuvre périssable pour laquelle la dégradation, voire la disparition, était
finalement acceptée et contrôlée 13. »
CADRES INADAPTÉS
Lorsque les conservateurs du Mnam s’aperçurent que, dans une importante pièce de
Joseph Beuys, le feutre entourant le piano s’était dégradé au niveau des touches, il fut
décidé collégialement, avec l’équipe de restauration, de « retourner la partie visible, l’œuvre
étant composée de pièces de feutre cousues à surjet » ; mais l’artiste, une fois l’œuvre revenue
à Düsseldorf, aurait « mal vécu » cette intervention « pourtant minimale », faute sans doute,
estime le restaurateur, d’avoir été préalablement consulté 17. Beuys réagit, explique le
conservateur, en « intervenant sur cette pièce par un geste assez radical de substitution de
l’enveloppe qui constituait une partie de l’œuvre », opérant ainsi « une sorte d’extension de
l’œuvre, puisqu’il a recommandé de maintenir l’ancienne dépouille à proximité de la pièce
reconstituée » — cette dépouille ayant dû alors être pourvue d’un nouveau numéro
d’inventaire puisqu’elle pouvait être considérée comme « un enrichissement des collections,
en quelque sorte ». Ce qui permet au conservateur de conclure que « Joseph Beuys est d’une
certaine façon le premier à avoir d’une façon aussi systématique remis en cause les pratiques
habituelles de l’art, en tout cas dans l’après-guerre européen » 18.
Et en effet, quoi de plus étranger aux principes constitutifs du métier de restaurateur
que de devoir : travailler avec un matériau ne permettant pas la modification illusionniste ;
privilégier l’effet produit sur le spectateur (c’est-à-dire le contexte de perception) plutôt que
l’authenticité de la pièce initiale ; consulter l’artiste ; le voir préférer remplacer un élément
plutôt que de le conserver ; et, qui plus est, accepter que la substitution soit rendue
ostensible par l’exposition conjointe de l’ancienne et de la nouvelle pièce, au risque d’affoler
les logiciels d’archivage des œuvres ? Encore cette anecdote ne rend-elle pas compte d’autres
entorses majeures infligées par des œuvres d’art contemporain aux principes de la
restauration, tels que « la notion de réversibilité du traitement » ou « le principe de
compatibilité des matériaux de restauration avec ceux des œuvres » 19.
D’où le souci d’un conservateur face au risque que « la machine muséale aboutisse à des
situations ubuesques » où, pour traiter « des carrés de chocolat peints de Beuys posés sur des
papiers journaux » avec le « respect » qu’on leur doit, on en arriverait à les « confondre avec
un Rembrandt ». D’où aussi sa conclusion, autrement plus inquiétante que les plus noirs
constats des sociologues : « On ne peut pas, si on est sérieux, faire comme si l’art
contemporain ne posait pas au musée le problème même de son existence et de sa fonction 20. »
1. Jean Petit, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit. p. 97.
2. Ibid.
3. Jan MARONTATE, « Réseaux de partage des savoirs techniques et pratiques artistiques. La conception et
l’appropriation par les artistes de médiums synthétiques en Amérique du nord », Technè, no 8, 1998, p. 56.
4. Cf. V. VAN SAAZE, « Doing Artworks », art. cité, p. 20.
5. Cécile DAZORD, « Conserver à l’heure du consommable », Technè, no 37, 2013, n. 5 p. 19.
6. Cf. l’intervention de Serge Lemoine, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit., p. 29.
7. Cf. Cécile DAZORD, « L’art contemporain confronté aux phénomènes d’obsolescence technologique, ou l’impact
des évolutions technologiques sur la préservation des œuvres d’art contemporain », in Marie-Hélène Breuil (dir.),
Restauration et non-restauration en art contemporain, Tours, École supérieure des Beaux-Arts, 2008.
8. Ibid.
9. N. WALRAVENS, L’œuvre d’art en droit d’auteur, op. cit., p. 288.
10. Henri-Claude Cousseau, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit., p. 174.
11. C. DAZORD, « Conserver à l’heure du consommable », art. cité, p. 13.
12. Cf. Dany-Robert Dufour, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit., p. 68.
13. C. DAZORD, M.-H. BREUIL, « Quelle restauration pour l’art contemporain ? », art. cité.
14. Didier Ottinger, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit.
15. Ibid.
16. Cf. C. DAZORD, M.-H. BREUIL, « Quelle restauration pour l’art contemporain ? », art. cité.
17. Jacques Hourrière, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit.
18. Germain Viatte, in ibid.
19. C. DAZORD, M.-H. BREUIL, « Quelle restauration pour l’art contemporain ? », art. cité.
20. Didier Semin, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, op. cit.
17
Déplacer une œuvre d’art est toujours un problème, et d’autant plus qu’elle est plus
volumineuse, donc techniquement difficile à transporter, et plus précieuse, donc
financièrement coûteuse à assurer ; en outre, la déplacer au-delà des frontières nationales
peut soulever de délicates questions de taxation. Bien connus des professionnels des musées
en matière d’art classique et moderne, ces problèmes peuvent prendre des proportions
monumentales — sinon catastrophiques — avec l’art contemporain, fournissant ainsi une
nouvelle illustration, bien matérielle, de sa spécificité.
Il présente en effet deux catégories opposées de difficultés : soit par son immatérialité
(comment transporter, assurer, taxer un concept ?), soit au contraire, pour certaines
installations, par son encombrement ou la complexité de ses composants et de leur
assemblage — le célèbre Puppy de Jeff Koons cumulant ces deux handicaps.
Cas d’école pour les conservateurs lors de son édification, Puppy le fut aussi lors de son prêt pour
l’ouverture du musée Guggenheim de Bilbao en octobre 1997. Car le démontage à Sydney fut aussi
problématique que le montage : il fallut enlever des tonnes de terre, détacher les structures d’acier puis
les soulever avec une grue pour les retirer du site, lequel dut être restauré avec de la terre et du gazon.
Puis il fallut résoudre un problème juridique : une fois démontée, l’œuvre — réduite dès lors à un concept
— appartenait à l’artiste et non pas au musée prêteur. Il apparut ainsi que « les procédures habituelles de
prêt, de transport et d’assurance n’étaient pas adaptées à de telles complexités juridiques », ce qui rendit
nécessaires « des accords complexes entre l’artiste, son marchand Anthony d’Offay et le musée
Guggenheim de Bilbao, alors que le temps pressait avant la date prévue pour l’ouverture ». Enfin l’on
s’aperçut que la structure ne pouvait pas être réassemblée et installée sur un autre site sans l’avis et la
supervision de l’ingénieur spécialisé Doug Knox, qui avait loué ses services au musée de Sydney pour une
somme modique ; or l’accord initial ne permettait pas de régler la question de ses propres droits de
propriété intellectuelle dans la conception et la réalisation des réinstallations futures de l’œuvre 1.
DÉLICATES ASSURANCES
Certes, contrairement à une sculpture ou à une peinture, une installation peut aussi ne
pas se transporter telle quelle, avec ses éléments d’origine, mais se remonter avec d’autres
matériaux. C’est le cas notamment des œuvres conceptuelles ou de l’Arte povera, dont les
composants sont fragiles ou interchangeables. Michel Durand-Dessert l’explique à
nouveau : « Pour des raisons économiques, entre autres de stockage, ou de transport,
beaucoup d’artistes de l’Arte povera faisaient une œuvre pour une exposition qui était détruite
ensuite. […] C’était le cas aussi lorsque nous avons prêté une pièce de Kosuth, constituée de
quatre plaques de verre d’un mètre carré chacune, posées au sol, à la forme du carré. Pour des
raisons de valeur d’assurance, il aurait été stupide de faire assurer à la valeur réelle d’une
œuvre de Kosuth, de plusieurs centaines de milliers de francs, ces quatre plaques de verre sur
lesquelles figurait un texte en Letraset. Dans ce cas, il y a un accord avec le musée pour éviter
de trop grands frais sur de tels prêts, et souvent l’œuvre est refaite sur place 6. »
Seulement ce ne sont plus alors des problèmes de transport qui se posent, mais des
problèmes juridiques de statut des objets ainsi mis au rebut et re-fabriqués : car alors, qui
possède quoi, et pour quel prix ? Et que faut-il assurer : une œuvre d’art, du matériel, une
marchandise ?
Autant, en effet, une peinture ou une sculpture de facture classique ou moderne sont
des éléments aisément descriptibles dans un contrat d’assurance, puisqu’elles possèdent des
mensurations fixes en deux ou trois dimensions, autant la chose devient malaisée avec une
installation, soit par la complexité de ses composants matériels, soit au contraire par leur
réduction à un concept immatériel, dont l’éventuelle matérialisation ne peut faire l’objet
d’une estimation financière à la mesure de la valeur accordée à l’œuvre. Il en va de même
avec le ready-made, comme l’a démontré l’affaire Pinoncelli : poursuivi pour avoir
endommagé au marteau puis compissé l’exemplaire de Fountain appartenant au Mnam, cet
artiste de happenings fut condamné à une forte amende correspondant au coût élevé de la
restauration de l’urinoir — l’assureur ayant finalement, face aux protestations de l’artiste,
renoncé à exiger sa compensation 7.
Il n’existe pas de contrat type pour l’art contemporain, qui relève de la catégorie
générale des « objets d’art et précieux » — catégorie pourtant peu pertinente pour bien des
installations ou des ready-mades utilisant des matériaux triviaux ou multimédia. D’ailleurs
les assureurs et les courtiers en assurance sont rarement spécialisés en art contemporain,
même si ce cas de figure commence à apparaître. Outre les risques accrus de dommages
causés aux œuvres lorsqu’il s’agit d’installations, il faut aussi prévoir de couvrir la
responsabilité civile de l’artiste ou de l’institution en cas de dommages causés par les œuvres
(par exemple en cas d’installation mal construite), ce qui introduit là encore un paramètre
inédit dans la culture assurancielle. L’usage de photographies ou de films induit également
un risque en matière de propriété intellectuelle, d’atteinte morale ou de droit à l’image —
risque encore accru avec Internet. Enfin, les dommages matériels ou immatériels, par
exemple en cas de mauvaise exécution d’une commande publique, peuvent engendrer des
situations compliquées à gérer du fait que l’artiste ne travaille presque jamais seul, mais
s’inscrit dans une chaîne de responsabilités où la conception n’est pas toujours clairement
distinguée de l’exécution. La contractualisation est donc de plus en plus nécessaire pour
éviter, en cas de sinistres, des litiges qui n’entrent pas dans les cadres habituels de
l’assurance en matière artistique.
« Maintenant, il faut téléphoner à votre assureur, et faire assurer la pièce pour deux
millions de francs », aurait lancé Beuys à son galeriste après avoir longuement tâtonné pour
réaliser une installation qui incorporait en fonction de l’espace de la galerie certains de ses
travaux précédents, modifiant des éléments selon les circonstances, les accidents, les
incompatibilités techniques : « Pendant ces dix jours, il y a donc eu vraiment une ouverture
extraordinairement vivante de l’œuvre susceptible de toutes les métamorphoses », se souvient
Durand-Dessert 8. Et puis, tout d’un coup, des idées matérialisées dans des gestes et des
matériaux triviaux — cire, graisse, feutre… — se muent, à l’instant dont seul décide
l’artiste, en une « œuvre » dotée d’une valeur financière et, par conséquent, candidate à
l’assurance : « Maintenant, il faut téléphoner à votre assureur »…
L’assurance est, bien sûr, d’autant plus indispensable que l’œuvre est appelée à
voyager. Or, pour peu qu’elle voyage au-delà des frontières, elle devient candidate non plus
seulement à l’assurance mais aussi à la taxation — et les problèmes, là aussi, ne sont ni rares
ni simples à résoudre.
ALLUMER OU TAXER
« À l’origine de cette décision, l’importation en 2006, des États-Unis vers Londres par la galerie
Haunch of Venison, de Hall of Whispers, réalisé en 1995 par Bill Viola, et d’une œuvre de Dan Flavin, Six
Alternating Cool White/Warm White Fluorescent Lights Vertical and Centred (1973). Les douanes
britanniques contestent alors leur appellation déclarée de sculpture et leur appliquent un taux plein.
» La galerie porte donc l’affaire en justice et un tribunal lui donne raison en 2008. Or la Commission
européenne considère que, dans le travail de Viola, “les composants ont été légèrement modifiés par
l’artiste, ce qui ne modifie pas leur fonction originale de lecteurs vidéo et de haut-parleurs”. Quant aux
néons de Flavin, ils “ont les caractéristiques des appareils d’éclairage et doivent donc être classés comme
appareils d’éclairage mural. Ce n’est pas l’installation qui constitue une œuvre d’art mais l’effet de lumière
qu’elle projette”.
» Ce qui fait dire à l’ancien avocat de la galerie Haunch of Venison, Pierre Valentin, que ces œuvres
qui n’en sont pas quand elles sont éteintes le deviennent lorsqu’on les allume. Il se demande aussi quel
collectionneur penserait à regarder Autant en emporte le vent sur l’écran de son Bill Viola. Dans une
tribune publiée également dans The Art Newspaper, il qualifie cette décision d’absurde. Et, rappelle-t-il,
contradictoire : durant le procès contre les douanes anglaises, celles-ci, tout en déniant au Viola et au
Flavin la qualité d’œuvre d’art, entendaient cependant les taxer non sur la valeur du matériel (d’occasion)
qui les compose, mais sur le prix des pièces en galerie 11. »
C’est d’ailleurs cette affaire qui donna à un collectif berlinois, Beta Tank, l’idée
d’expérimenter en pratique la labilité de cette fragile frontière entre œuvres d’art et objets
fonctionnels — prouvant une fois de plus que les artistes sont parfois les meilleurs amis des
sociologues 12. Il élabora une drôle de chaise, ou plutôt une série d’objets qui, en fonction
d’une subtile échelle de déformations de l’angle entre l’assise et le dossier, passent
progressivement du statut de chaise à celui de forme géométrique abstraite, non
fonctionnelle puisqu’il n’est plus possible de s’y asseoir, donc assimilable à une sculpture
(on notera au passage que si l’objet « chaise » appartient à la catégorie du design,
l’ensemble de la proposition, schémas et récit inclus, appartient, lui, à la catégorie des
installations d’art contemporain). Il s’agissait de mettre à l’épreuve le chapitre XCVII de la
Combined Nomenclature (CN) mise au point par l’Union européenne pour la taxation des
marchandises, et dont les définitions, en matière d’arts plastiques, continuent à relever
clairement des paradigmes classique et moderne (peintures, sculptures, dessins, pastels…) 13.
Intitulée Taxing Art, l’installation-exposition traversa l’Europe de pays en pays et de foires
en biennales — de Berlin à Barcelone, de Bâle à Istanbul — en même temps qu’elle
traversait et retraversait la délicate frontière entre design et art, testant ainsi, à travers les
règles de taxation, la résistance des institutions, selon un motif désormais classique dans la
grammaire de l’art contemporain. Preuve fut ainsi faite que, contrairement à la doxa
libérale, les œuvres d’artistes vivants ne peuvent voyager librement 14 ; et surtout, qu’il suffit
d’un rien pour passer de l’art au design, et inversement.
Avec l’essor spectaculaire du marché de l’art contemporain se sont multipliés les
« ports francs » (à Genève, puis Luxembourg, Pékin, Hongkong, Singapour…), qui offrent
des conditions optimales de stockage et de sécurité ainsi que des frais d’assurance réduits, et
permettent surtout « des transactions multiples en toute discrétion et en franchise d’impôt :
la TVA doit être normalement payée au moment de l’importation d’un bien au sein de la
zone communautaire par son destinataire ou au moment de l’acquisition pour une livraison
intercommunautaire. Les droits de douane doivent également être réglés lors de
l’importation du bien. Le mécanisme du port franc permet alors de différer le paiement de
ces deux taxes. […] Un même bien, qu’il soit d’origine intra ou extracommunautaire, vendu
à de multiples reprises au sein du port franc, ne sera donc soumis qu’une seule fois à ces
taxes 15 ».
Ainsi se résolvent en partie les problèmes fiscaux posés par les changements de
propriétaire et de lieu — changements que l’intensification de la spéculation sur l’art
contemporain ne fait que multiplier, en dépit des problèmes logistiques, assuranciels et
juridiques qu’ils peuvent entraîner. Or ces voyages à répétition sont aussi l’effet d’une autre
spécificité de ce paradigme : l’ouverture de l’espace international, qui constitue la plus
visible des modifications du rapport à l’espace propre à l’art contemporain.
1. Cf. L. PAROISSIEN, « Puppy de Jeff Koons de Sydney à Bilbao », art. cité, pp. 92-93.
2. Ariane SEGELSTEIN, « Prototype d’une base de données sur les produits utilisés en conservation préventive pour le
stockage, l’exposition et le transport des collections », Technè, no 8, 1998, p. 83.
3. M. Durand-Dessert, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, pp. 241-242.
4. Ibid., p. 248.
5. H. ABDULLAH, J. HANSEN, « “Even Clean Hands Leave Marks” », art. cité, p. 98.
6. M. Durand-Dessert, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, p. 241.
7. Cf. N. HEINICH, L’Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.
8. M. Durand-Dessert, in Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, p. 242.
9. Cf. Nathalie HEINICH, « “C’est un oiseau !” Brancusi vs. États-Unis, ou quand la loi définit l’art », Droit et
société, no 34, 1996.
10. Le Monde, 27 janvier 2011.
11. Ibid.
12. BETA TANK, Taxing Art. When Objects Travel, éd. Shirah L. Wagner, Berlin, Gestalten, 2011, p. 31.
13. Ibid., p. 15.
14. « The work of living artists (and/or work recently created) should travel freely » (Paul M. BATOR, The
International Trade in Art, The University of Chicago Press, 1981 ; Midway Reprint, 1988, p. 34).
15. Journal des Arts, 18-31 janvier 2013.
18
En intégrant le contexte dans l’œuvre, l’art contemporain investit l’espace comme une
donnée constitutive de la création : d’où, nous l’avons vu, l’importance prise par la
scénographie, redéfinie comme un art de la mise en espace et non plus seulement comme
une technique de mise en valeur des œuvres. Mais cette prégnance de l’espace dans l’art
contemporain se joue aussi et surtout dans l’amplitude des mouvements qui agitent
l’ensemble des acteurs, d’un point de la planète à un autre : après la prééminence de Paris
comme centre de l’art moderne, l’apparition de l’art contemporain s’est accompagnée d’une
américanisation du monde de l’art, et son développement d’une internationalisation, puis
d’une mondialisation — jusqu’à en faire un monde en mouvement perpétuel.
AMÉRICANISATION
« Comment New York vola l’idée d’art moderne », titrait Serge Guilbaut — mais aussi,
faut-il ajouter, comment New York, ce faisant, périma l’idée d’art moderne au profit de
l’idée d’art contemporain. Car si l’art contemporain apparut de manière à peu près
contemporaine à Paris et à New York, cette concurrence faite à Paris constituait en soi une
petite révolution, après la longue prééminence parisienne qui marqua tout l’art moderne.
Pour les acteurs du marché parisien, les déplacements étaient purement locaux : l’on
passa de la rive droite (quartier Matignon) à la rive gauche (quartier Saint-Germain-des-
Prés) en même temps que de l’art classique à l’art moderne (ou, après-guerre, de l’art
figuratif à l’art abstrait 1) ; puis l’on passa de la rive gauche à la rive droite, beaucoup plus à
l’est toutefois (Marais, Bastille…), pour le basculement de l’art moderne à l’art
contemporain. Mais vu d’un peu plus loin, le déplacement des centres de gravité fut de bien
plus grande ampleur : alors qu’à la fin des années 1940 des vétérans de la Seconde Guerre
mondiale, bénéficiaires du G.I. bill, avaient utilisé cette bourse pour étudier l’art à Paris (où
exposèrent dans les années 1950 plusieurs représentants des dernières tendances de l’art
américain : Sam Francis, Ellsworth Kelly, Kenneth Noland, Jules Olitski… 2), les choses
basculent en cette mémorable année 1964, marquée par la victoire à la biennale de Venise de
Robert Rauschenberg, jeune porte-étendard du pop art américain. Car, comme le précise
Julie Verlaine, « cette victoire américaine montre que Paris n’a plus le monopole de la
révélation et de la consécration des valeurs artistiques » ; et cette « gifle vénitienne » est
perçue moins « comme la consécration d’un individu que comme la victoire, fort décriée,
d’une tendance, d’une économie et d’une capitale artistiques américaines, au détriment de
leurs équivalents parisiens » 3.
Mais 1964 n’est pas seulement l’année où l’art américain débarqua en Europe : ce fut
aussi celle où, à Paris, le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot organisa à l’ARC du Musée
d’art moderne de la Ville de Paris « Mythologies quotidiennes », la première exposition
institutionnelle d’art contemporain ; celle où, à Bruxelles, Marcel Broodthaers eut droit à sa
première exposition en galerie ; et celle surtout où Marcel Duchamp fit éditer huit
exemplaires de Fountain qu’il vendit à différents musées, aux États-Unis, au Canada, en
Grande-Bretagne et en France. Une fois de plus Duchamp — le plus américain des artistes
français — se montra ainsi précurseur : précurseur, en l’occurrence, du phénomène non plus
seulement d’américanisation mais d’internationalisation de l’art contemporain.
INTERNATIONALISATION
Admettons que nous soyons invités à un dîner d’après vernissage dans une institution
d’art contemporain en Europe, en Amérique, en Afrique, en Australie, ou en Asie :
plusieurs nationalités seront représentées autour de la table, et tout le monde (sauf certains
Français…) parlera anglais, avec aisance et vélocité, même si les accents rendent la
communication parfois difficile entre un Italien et un Chinois, un Israélien et un Russe, un
Australien et un Mexicain. C’est qu’en art contemporain, la maîtrise de l’anglais est une
compétence quasi obligatoire : le monde s’est internationalisé 4.
Les institutions pédagogiques françaises en ont pris acte, comme l’explique Frédéric
Jousset, président du conseil d’administration de l’ENSBA : « Aujourd’hui, pour se
constituer un œil, capter des tendances, comprendre le mécanisme de diffusion des œuvres, pour
éventuellement être repéré, trouver une résidence, il est indispensable d’aller à l’étranger. Nous
avons des promotions de cent étudiants, et l’on sait que seulement cinq à sept d’entre eux
arriveront à vivre de leur art. […] Autant la formation esthétique et technique est de très haut
niveau chez nous, autant la formation concernant “l’après-école” (travailler avec un galeriste,
savoir présenter son travail, parler anglais…) est encore perfectible 5. » Entre foires, biennales
et grandes expositions, c’est « un vaste réseau culturel international qui se dessine 6 », où
Paris n’existe guère qu’à travers la FIAC. Même les institutions locales — musées,
résidences d’artistes, centres d’art — sont branchées sur l’international, invitant des artistes
et commissaires du monde entier. Et lorsque furent créés les FRAC dans la France des
années 1980, les protestations ne tardèrent pas à fuser lorsqu’on s’aperçut que ces
institutions régionales, loin d’acheter des artistes locaux, s’intéressaient en priorité à des
artistes qui n’avaient rien à voir avec la région en question, ni même souvent avec la France.
Du même coup la « montée » de la province (ou de l’étranger) à Paris, qui constituait
un accomplissement pour les artistes modernes via les salons de peinture puis le contrat
avec une galerie, n’est plus qu’une étape intermédiaire pour les artistes contemporains, qui
doivent ensuite, s’ils veulent faire véritablement carrière, pouvoir être montrés à New York,
à Londres, à Berlin, et dans toutes les grandes foires et biennales du monde entier.
Parallèlement, le « galeriste », branché sur des réseaux internationaux d’artistes, de
collectionneurs, de commissaires et de conservateurs, a remplacé le « marchand d’art » qui
ne travaillait guère qu’à l’échelle nationale : aujourd’hui, un galeriste qui ne montrerait que
des compatriotes paraîtrait « provincial », comme l’explique l’éditeur du — bien nommé —
magazine Art Forum International 7.
Là encore Castelli fut l’un des premiers à comprendre la nouvelle règle du jeu, comme
l’explique sa biographe : « En établissant son style, Leo Castelli a déstabilisé la situation,
parce qu’il a été le premier Américain à comprendre que l’art pourrait devenir une sorte de
communauté intellectuelle internationale, et que ceci à son tour exigeait une rupture avec les
tendances isolationnistes des expressionnistes abstraits qui, […], casaniers, n’exposaient que
rarement en Europe. Leo Castelli a été le premier à comprendre que c’est seulement sur la
base de cette audience internationale que l’on pourrait créer un groupe de collectionneurs
américains, préparés à soutenir un produit généralement considéré comme “provincial” 8. »
Si notre galerie a eu autant de succès — même s’il y a encore énormément à faire —, c’est que ces
stars n’ont pas seulement une représentation à Paris. Ce sont des artistes avec lesquels nous travaillons
main dans la main pour le monde entier. Je viens de passer quatre jours avec Takashi Murakami et nous
passons chaque année environ un mois ensemble, à travailler sur à peu près tous les projets. C’est pareil
avec Maurizio Cattelan. Ils n’ont pas de galerie mère, nous travaillons en direct. Et ce sera la même chose
avec Damien Hirst que je me réjouis de retrouver en 2011. J’avais fait naguère sa première exposition et
c’est lui qui m’a proposé d’en organiser une à nouveau 9.
MONDIALISATION
Dans les années 1980, Harald Szeemann avait suspendu dans l’entrée de son bureau du
Monte Verità un crochet de boucher dans lequel étaient fichés tous les billets de train et
d’avion qu’il avait pris pour organiser ses nombreuses expositions : ils formaient une
énorme boule, témoignant visuellement du nombre de ses voyages. Aujourd’hui, Hans-
Ulrich Obrist est décrit par Sarah Thornton comme « un curateur d’origine suisse qui
voyage constamment 15 ».
Il en va de même pour les artistes, du moins ceux arrivés au plus haut niveau de
consécration. Ce n’est plus la même mobilité que celle des artistes classiques, qui était liée à
la formation dans des centres artistiques (italiens, à la Renaissance) ; ni même que celle des
artistes modernes, plutôt orientée vers l’installation à Paris, ou bien vers le déplacement
temporaire sur de nouveaux sites (par exemple le Midi de la France). En art contemporain,
la pratique de l’exposition-installation in situ oblige au déplacement sur invitation, dans un
réseau de lieux dédiés dans la plupart des grandes villes du monde entier. Appelés par les
institutions de l’art contemporain, d’un pays voire d’un continent à l’autre, comme l’étaient
jadis, d’une cour à l’autre, les maîtres renommés, les artistes contemporains parvenus au
plus haut niveau deviennent des « artistes itinérants », toujours en déplacement pour
préparer une exposition ou réaliser une installation — ou pour voir celles des autres.
ARTISTES ITINÉRANTS
« Bien que Vezzoli retourne encore rendre visite à ses parents dans la province de Brescia, il fait
partie du nombre croissant des artistes itinérants. “J’ai abandonné ma maison et mon atelier. J’utilise tout
mon argent pour voyager. C’est stressant, mais c’est la seule façon pour moi d’être dans tous les endroits où
je dois être pour la série de mes projets. […] Les experts vraiment sérieux voyagent tout le temps et voient
toutes les biennales et toutes les expositions en galeries. Et donc, désolé mais pour faire des œuvres qui
soient à la hauteur de leurs attentes, je dois me tenir au courant en voyant les mêmes choses qu’eux. C’est
horrible, mais c’est vrai. Je crois que les artistes font ça inconsciemment pour survivre — nous le faisons
pour la survie de nos idées” 16. »
Le monde de l’art contemporain a donc bien changé par rapport aux légendes de l’art
moderne qui bercèrent la jeunesse de ceux qui s’initièrent à l’art du temps où tout se jouait
entre Montmartre et Montparnasse. Il s’est à la fois internationalisé et spécialisé, en se
refermant socialement sur un milieu beaucoup plus restreint que le grand public qui, au
e
XIX siècle, se rendait au Salon de peinture ; devenu, socialement, un monde à part, il est en
même temps, géographiquement, un monde élargi à l’échelle mondiale.
1. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 238.
2. Ibid., p. 413.
3. Ibid. pp. 465-466.
4. Sur la relativisation de l’internationalisation, non exclusive de la reconstitution de hiérarchies entre pays, cf.
A. QUEMIN, « Le marché de l’art : une mondialisation en trompe-l’œil », Questions internationales, no 42, 2010.
5. Le Journal des Arts, 7-20 septembre 2012.
6. Cf. J. VERLAINE, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 489.
7. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 89.
8. A. COHEN-SOLAL, Leo Castelli et les siens, op. cit., p. 401.
9. Emmanuel Perrotin, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 261.
10. Cf. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 209.
11. Ibid., p. XI.
12. M. MAERTENS, L’Art du marché de l’art, op. cit., p. 11.
13. Cf. D. GALENSON, Conceptual Revolutions in Twentieth-Century Art, op. cit., p. 320.
14. Bruno Delavallade, in A. MARTIN-FUGIER, Galeristes, op. cit., p. 215.
15. S. THORNTON, Seven Days in the Art World, op. cit., p. 249.
16. Ibid., p. 248.
19
L’on vient de voir que l’art contemporain se caractérise, sur le plan spatial, par un
« allongement des réseaux », pour reprendre la notion appliquée par Bruno Latour aux
processus de reconnaissance dans le monde scientifique 1. Sur le plan temporel, cet
allongement des réseaux s’était déjà opéré dans le paradigme moderne, où l’artiste
authentique ne doit pas répondre à une demande préétablie mais la créer en même temps
qu’il crée son œuvre — ce qui entraîne inévitablement des délais dans la reconnaissance 2.
Or, là encore, le paradigme contemporain s’accompagne de substantielles modifications
dans le rapport au temps.
Si la persistance et même l’insistance du régime de singularité ne peuvent que confirmer
le basculement du passé au futur comme horizon temporel de la création artistique, l’art
contemporain manifeste aussi, parallèlement, une forme de « présentisme 3 » ; en témoigne
notamment la prime accordée à la jeunesse des artistes en matière d’accès à la
reconnaissance, corrélative d’une prime accordée aux formes de création les plus
conceptuelles — avec, en contrepartie, un déplacement du problème de la reconnaissance,
qui n’est plus seulement celui de l’accès à la visibilité mais aussi celui de la durabilité de la
carrière d’artiste.
DU PASSÉ AU FUTUR
L’EMPRISE DU PRÉSENTISME
Aujourd’hui on envoie une image de très bonne qualité en quelques secondes dans le monde entier.
Mais cette vitesse dans la diffusion l’est aussi dans le discernement des choses. Le temps de la réflexion
s’est raccourci, poussant à une hypervisibilité, à une synthétisation et à une sorte d’immédiateté presque
« binaires ». C’est vrai que les foires, Internet et la presse poussent à des œuvres percutantes, dont il faut
peu de temps pour comprendre le contenu. C’est le même mécanisme que pour la publicité, il faut capter
l’attention en quelques secondes. Les foires poussent plus au fétiche qu’à des œuvres plus subtiles et
silencieuses. Donc il ne faut pas minimiser leur importance sur la création, car elles participent à ce qu’est
l’art d’aujourd’hui et en articulent la forme 11.
LA PRIME À LA JEUNESSE
« Si l’on regarde en arrière ne serait-ce que jusqu’au début du XXe siècle, l’on constate que
la période d’obscurité pour un artiste d’avant-garde n’a cessé de se réduire de génération en
génération. Picasso peignait des chefs-d’œuvre une dizaine d’années avant qu’il ne soit connu ne
serait-ce que d’une poignée de collectionneurs. La période d’incubation fut un peu plus courte
pour Pollock. Mais depuis elle n’a cessé de diminuer d’année en année, au point de paraître se
réduire aujourd’hui à une minute. Il semble qu’il ne soit plus possible, pour un artiste d’avant-
garde important, d’être méconnu » : ces mots du poète John Ashbery, publiés en 1989, sont
cités par l’économiste américain David Galenson à l’appui de l’intéressante enquête qu’il a
réalisée sur l’accès à la reconnaissance, basée sur des statistiques de présence des noms
d’artistes et des reproductions de leurs œuvres dans les principaux ouvrages d’histoire de
l’art 12.
Il y montre notamment qu’à partir des années 1950 et 1960 l’âge auquel les artistes
produisent leurs œuvres les plus reconnues se réduit de plus en plus 13. Corrélativement, leur
reconnaissance advient aussi de plus en plus vite. C’est ainsi que dès les années 1970 ont eu
lieu des « rétrospectives » d’artistes trentenaires, alors que ce terme s’applique
traditionnellement à des œuvres d’artistes morts ou suffisamment âgés pour avoir produit
l’essentiel de leur œuvre : le critique Harold Rosenberg s’indigna que le MoMA ait organisé
une rétrospective de Frank Stella alors qu’il n’avait que trente-trois ans 14. Et lorsqu’en 2011
le Centre Pompidou offrit à Jean-Michel Othoniel, âgé de quarante-sept ans, une
« rétrospective en milieu de carrière », ce fut non pas dans les « galeries contemporaines »
réservées à la création actuelle, mais dans l’espace du musée.
À l’exact opposé du modèle « moderne » personnifié par Van Gogh, les carrières
démarrant en flèche sont nombreuses en art contemporain, de Jean-Michel Basquiat à
Julian Schnabel ou à Damien Hirst — car l’on retient d’abord des Young British Artists
qu’ils sont britanniques, mais l’on tend à oublier qu’ils sont surtout (ou plutôt qu’ils ont été)
jeunes. Et le phénomène s’est fortement accentué dans la dernière génération, alors qu’un
artiste plus âgé comme Christian Boltanski dut attendre une quinzaine d’années après le
début de sa carrière avant de devenir brusquement, à quarante ans, « riche et célèbre 15 ». Il
semble que cette accélération soit particulièrement marquée en France, sans doute en raison
du rôle prégnant des institutions publiques, offrant des possibilités d’entrée dans la carrière
déconnectées du marché.
Il y avait auparavant comme un rituel obligé, un passage par un certain nombre d’institutions
importantes qui se faisait sur un moyen terme et validait une carrière. Aujourd’hui, il suffit d’une exposition
au Centre Pompidou ou au Palais de Tokyo pour qu’un plasticien de moins de trente ans devienne une star.
Et lorsqu’un artiste a une période difficile, on l’oublie immédiatement. […] On nous demande souvent, même
en découvrant un jeune plasticien : « Quelle exposition importante a-t-il faite ? Dans quel centre d’art ou
Kunsthalle l’a-t-on vu ? » Cela entraîne une confusion dans la définition même de ce qu’est un artiste 16.
La jeunesse est donc devenue un critère de sélection : face à l’œuvre d’un artiste
inconnu, un galeriste ou un collectionneur commence par demander : « Quel âge a-t-il 17 ? »
Le Turner Prize, créé en 1984 par la Tate Gallery sur le modèle du Booker Prize, est réservé
depuis 1991 à des artistes de moins de cinquante ans 18. Et dans un jury réuni pour un prix
d’art contemporain, l’un des membres demande, à propos d’un artiste présélectionné : « Il
n’est pas un peu vieux ? Trente-cinq ans, n’est-ce pas ? » — tandis qu’un autre, à propos d’un
artiste de moins de trente ans, déclare : « C’est un artiste jeune, donc il mérite une
récompense » 19.
Ce phénomène de rajeunissement de l’accès à la reconnaissance a une cause, et des
conséquences. La cause, c’est l’accélération de la concurrence : concurrence, tout d’abord,
entre artistes, dont le nombre a considérablement augmenté en une génération, au point que
« les marchands et les commissaires d’exposition vont chercher les futures pointures dans les
écoles des beaux-arts. Il faut être le plus rapide à dégainer la Nouvelle star de l’art
contemporain. Ayant conscience de leur pouvoir et de leur valeur, certains artistes
deviennent de jeunes loups du marketing, pressant les galeristes de vendre aux plus grands
collectionneurs ou d’être exposés dans les meilleures institutions, sous peine de partir au
plus offrant 20 ».
Mais beaucoup plus significative encore est la concurrence entre intermédiaires de l’art,
dont nous avons vu l’importance croissante en art contemporain. Car ils sont eux-mêmes
soumis aux règles du régime de singularité, donc à l’injonction d’originalité et d’innovation,
en même temps qu’ils sont placés en situation de forte interdépendance et de concurrence
aiguë pour l’accès aux positions de pouvoir et d’influence. Aussi leur compétence se mesure-
t-elle essentiellement à leur capacité à découvrir avant leurs confrères les artistes promis à
un certain avenir, de sorte que les jeunes artistes ont toutes chances d’attirer prioritairement
leur intérêt, plutôt que des artistes déjà reconnus par d’autres intermédiaires, donc plus
avancés dans leur carrière et, par conséquent, plus âgés.
Cette course à la découverte du jeune artiste non encore repéré touche toutes les
catégories d’intermédiaires. Alan Bowness le signalait déjà à propos de son activité de
critique d’art, en repensant au temps où l’art moderne triomphait : « À la fin des
années 1950 et au début des années 1960, mon activité consistait surtout à écrire sur l’art
novateur. J’écrivais beaucoup sur […] des artistes qui, au bout du compte, avaient tous dix
à vingt-cinq ans de plus que moi. Certes, le travail de mes contemporains exacts […]
m’intéressait beaucoup. Mais finalement, même si je retenais leur travail pour des
expositions dans lesquelles j’étais impliqué, et recommandais aux institutions publiques et
privées d’en faire l’acquisition, je n’écrivais pas sur eux 21. » Aujourd’hui les critiques les plus
âgés écrivent sur des artistes plus jeunes qu’eux d’au moins une génération, et les critiques
les plus jeunes écrivent sur leurs contemporains ; d’ailleurs ils ne sont plus seulement
critiques mais aussi curateurs, et eux aussi ont rajeuni : ainsi ont été organisées au Palais de
Tokyo, en 2012, des expositions confiées à des commissaires de moins de quarante ans 22.
Même les thèses universitaires, qui jusqu’à il y a peu s’arrêtaient à des artistes de la
génération précédente, peuvent consacrer des noms encore quasiment inconnus six mois
auparavant 23.
Quant aux institutions, elles ne sont pas en reste : tel le New Museum de New York,
qui organisa en 2009 une exposition consacrée aux artistes « plus jeunes que Jésus ». Cet
intérêt des professionnels des musées pour les très jeunes artistes s’est manifesté dès les
débuts de l’art contemporain, dans le New York de la fin des années 1960 et dans le sillage
— on ne s’en étonnera pas — de Leo Castelli.
Par imprudence ou par sagesse, je ne sais pas, j’ai dit à Dorothy Miller [assistante d’Alfred Barr au
MoMA] que j’avais découvert quelques jours auparavant un jeune peintre [Frank Stella] qui m’avait
totalement convaincu, et que j’aimerais qu’elle vienne visiter son atelier avec moi. Nous y sommes allés
ensemble. « Je dois avoir ce jeune homme dans mon exposition », a-t-elle dit immédiatement, car elle était
en train d’établir la liste définitive des artistes qui participeraient à « Sixteen Americans » qui ouvrirait deux
mois plus tard en décembre 1959. J’ai répondu : « Tu as tort, cela me semble peu opportun pour un garçon
de vingt-trois ans qui n’a jamais eu d’exposition de commencer sa carrière au musée d’Art moderne. Cela
me semble très périlleux et tu vas probablement gâcher les chances de ce garçon qui se verra d’emblée
projeté à une place trop importante. » Elle m’a répondu : « Laisse-moi faire, s’il est vraiment fort, il survivra
à l’épreuve. » D’ailleurs, j’avais déjà organisé sur mon calendrier la date de ma première exposition de Stella
avec ses peintures noires. Qu’allait-il advenir de mon show ? « Ne t’inquiète pas, m’a-t-elle répondu, tu
trouveras certainement autre chose à montrer mais, moi, je dois l’avoir. » J’ai donc trouvé quelque chose
d’autre à montrer et elle l’a eu, d’autant que le musée a également acquis un tableau de Stella à cette
époque 24.
LA PRIME AU CONCEPT
Mais ce phénomène de rajeunissement de l’accès à la reconnaissance ne touche pas
également toutes les catégories d’artistes. Revenons au modèle de David Galenson : il met
en évidence, dans toute l’histoire de l’art et toutes les disciplines, l’existence de deux grands
types d’artistes, les old masters et les young geniuses. Les premiers n’arrivent à leur pleine
maturité artistique qu’après de longs tâtonnements, donc tard dans leur vie, tandis que les
seconds s’avèrent capables de mettre rapidement en œuvre une idée, qui leur vaut d’être
remarqués très jeunes. Il relit ainsi toute l’histoire de l’art du XXe siècle à la lumière de cette
opposition entre les « expérimentaux » (tels Cézanne, Brancusi, Mondrian, Kandinsky,
Pollock, De Kooning, Rothko) qui progressent graduellement selon des critères visuels, et
les « conceptuels » (tels Picasso, Matisse, Duchamp, Malevich, Oldenburg, Rauschenberg,
Warhol) qui émergent brusquement en mettant en forme de nouvelles idées 25.
Or cette seconde catégorie devient de plus en plus importante avec le temps : ce sont les
artistes de tendance « conceptuelle » (dont les cinq meilleures années, calculées en fonction
des œuvres reproduites dans les livres, se situent entre vingt et trente-neuf ans, contre
quarante à soixante ans pour les « expérimentaux » 26) qui ont le plus de chances d’émerger
rapidement, du fait que leur travail consiste à mettre en œuvre une idée, qu’ils peuvent avoir
très jeunes, plutôt qu’à développer lentement, par tâtonnements, des solutions proprement
plastiques. Ainsi la prime accordée aux artistes jeunes, du fait de la concurrence pour
l’innovation qui a cours parmi les intermédiaires, ne peut qu’aboutir mécaniquement à une
prime accordée aux formes d’expression les plus « conceptuelles » au détriment des formes
les plus « expérimentales ».
Si l’on ajoute à cela que les innovateurs « expérimentaux » sont plus « focalisés » sur un
problème unique, alors que les innovateurs « conceptuels » sont plus « versatiles » du fait
qu’ils se donnent des idées précises à réaliser 27 (Duchamp étant à cet égard, là encore, idéal-
typique), l’on comprend d’autant mieux le succès des formes d’art les plus conceptuelles —
au sens large — dans un monde de l’art gouverné par l’emballement du régime de
singularité, la course à l’innovation et au renouvellement. Comme le disait Arthur Danto,
« nous vivons dans un monde de l’art conceptuel 28 » — ce pourquoi il ne semble pas le
moins du monde étrange d’entendre un artiste déclarer : « Je voulais à tout prix faire une
œuvre autour de cette idée 29. »
DE LA DIFFICULTÉ À DURER
Du temps de l’art moderne, les choses étaient claires : les partisans de l’avant-garde
étaient des progressistes de gauche (jeunes si possible), ses opposants étaient des
conservateurs de droite (vieux de préférence). La prégnance de ce modèle — qui a sous-
tendu notamment les débats sur la peinture abstraite ou bien encore, ultérieurement, sur le
Centre Pompidou — a fait obstacle à une claire compréhension des enjeux spécifiques
soulevés par l’art contemporain : d’où la difficulté à assimiler ce pavé dans la mare que fut,
dans la France du début des années 1990, l’apparition de discours très critiques à l’égard de
l’art contemporain provenant non plus de béotiens mais d’intellectuels renommés (tel Jean
Clair), et non plus de penseurs de droite (tel Marc Fumaroli) mais d’intellectuels plutôt
marqués à gauche (tels Jean Baudrillard ou Jean-Philippe Domecq). Ce que personne ou
presque ne vit sur le moment, ce fut que la fameuse « crise de l’art contemporain » n’était
pas une crise de l’art lui-même, mais une crise du paradigme politico-artistique qui avait
prévalu durant toute l’ère moderne 3.
Aux quelques historiens, philosophes, critiques d’art qui avaient exprimé leur
opposition dans la presse, se joignirent assez rapidement un certain nombre d’artistes : soit
des peintres, représentants du paradigme moderne, protestant contre leur double relégation
par les institutions publiques et par le marché ; soit aussi des artistes contemporains de la
première génération — ceux qui avaient émergé dans les années 1960 et 1970 —, déplorant
des dérives mercantiles ou une récupération étatique fort éloignées de leur propre
conception de l’engagement artistique.
La liaison des trois M (Marché-Musée-Media) — qui voudrait s’en adjoindre un quatrième : Mécénat —
s’est resserrée. Bref, des moyens financiers et médiatiques plus puissants et un nombre plus petit d’artistes
selon un renouvellement accéléré. L’hégémonie d’un art devenu officiel évoque là aussi l’époque de
l’académisme triomphant. Ce thème de l’avant-garde muée en officialité, establishment, nouvel académisme
est dans toutes les bouches et parcourt quantité d’écrits du xxe siècle sans émaner uniquement d’esprits
réactionnaires 4.
Ainsi, en 1994 l’artiste Fred Forest intenta un procès au Mnam pour obtenir — sans
succès — la divulgation du prix auquel avait été acquise une œuvre de Hans Haacke 5. Près
de vingt ans plus tard, en 2012, Daniel Buren comparait le désintéressement des pionniers
de l’art contemporain, dont il fut, avec le « cynisme » des artistes actuels : « La grosse
différence avec les années 1960, c’est qu’aucun d’entre nous, artistes, ne gagnait sa vie avec son
travail, ni même n’envisageait d’en vivre un jour. Dans les années 1980, tout s’est retourné. Les
jeunes artistes se sont dit : “Si, dans trois ans, je ne vis pas de mon œuvre, je retourne à la
banque !” Ce qui nous a le plus étonnés, nous les anciens, c’est qu’ils y sont arrivés… Il y a
ainsi des choses sur lesquelles je me suis bien trompé : jamais je n’aurais imaginé que le
cynisme puisse être d’une telle force 6. »
Aux artistes se sont ajoutés des spécialistes d’art contemporain : historiens d’art (tel cet
« agrégé, plasticien et conférencier en histoire de l’art » fustigeant « l’arrogance pseudo-
provocatrice » et la « nouvelle esthétique pompière » 7), et même critiques d’art contemporain
(tel Philippe Dagen au Monde ou Frédéric Bonnet au Journal des Arts). Le premier dénonce
« Hirst, les frères Chapman et quelques autres — Tracey Emin, Maurizio Cattelan », qui
« font de la provocation leur procédé unique, du scandale un pur argument publicitaire. Bien
loin de le contester, ils tirent le parti le plus avantageux du capitalisme. Non seulement ils
n’ont aucune critique à formuler contre lui, mais ils flattent quelques-uns de ses milliardaires
en les faisant passer pour des protecteurs des arts. Ils jouent du système de médiatisation et le
plus que l’on puisse leur reconnaître est une intelligence cynique de la situation » 8 ; le second, à
propos d’Adel Abdessemed bénéficiant d’une exposition au Centre Pompidou, déplore « sa
spectacularisation à outrance où le dégoût répulsif apparaît être la seule voie recherchée et
poursuivie, sans autre forme de propos 9 ». Même certains galeristes s’y mettent, stigmatisant
une inflation des prix sans rapport avec la valeur réelle des œuvres : « Qu’est-ce que cela peut
faire à ces clients-là de dépenser quelques dizaines de milliers d’euros supplémentaires ? Ils ne
savent même pas ce qu’ils achètent ! Vous croyez qu’une œuvre de X ou de Y vaut deux cent
mille euros ? Non, c’est juste que le marchand qui la vend a une clientèle capable de dépenser
une telle somme. Et comme les galeries chics ont de gros frais, ces frais se retrouvent dans
l’objet à vendre 10. »
À partir du début du XXIe siècle, Internet a contribué à renouveler encore ce vivier des
contestataires en leur fournissant une considérable caisse de résonance, via une
multiplication de blogs et de sites où peuvent s’exprimer les opposants à l’art
contemporain : Face à l’art, Débat sur l’art contemporain, L’Art contemporain dissident, ou
encore le Schtroumpf émergent signé Nicole Esterolle… L’on y passe de l’invective à l’ironie
et de l’indignation au canular.
UN CANULAR
Le monde de l’art pourrait bien traverser l’une de ses pires crises. En effet, une des sommités du milieu
de l’art contemporain vient de jeter un pavé dans la mare en se constituant prisonnier pour escroquerie.
L’individu aurait trompé durant plus d’une décennie le public et les professionnels du secteur en vendant des
créations artistiques qui en fait n’en étaient pas. Un coup de tonnerre dans le milieu de l’art contemporain
qui pourrait bien faire des vagues dans le monde entier.
Il se dit rongé par la culpabilité. Lui, c’est Hugo Marchadier, célèbre artiste contemporain qui connaît le
succès depuis presque quinze ans déjà. Mais l’homme, aujourd’hui âgé de quarante-deux ans, s’est
constitué prisonnier hier en fin de journée au commissariat du IIIe arrondissement de Paris. Il s’accuse lui-
même d’escroquerie à grande échelle via la vente de ses pseudo-œuvres et dit « vouloir mettre fin à une
comédie qui dure depuis trop longtemps ».
Pour cet ancien étudiant en commerce, tout commence en 1995. Il raconte : « J’avais vingt-sept ans et
j’étais au chômage. Puis un jour où je m’ennuyais, j’ai décidé de visiter le Centre Pompidou à Paris. Et là,
ça a été comme une révélation. J’ai découvert qu’on pouvait gagner sa vie, même très bien, en faisant
quasi n’importe quoi. » Et l’escroc de détailler : « Au début j’ai eu des scrupules. Je me disais que mes
“œuvres” devaient être un minimum travaillées sinon les gens se rendraient compte de la supercherie. »
Mais les années passent, ni le public ni les commissaires d’exposition qu’il rencontre ne semblent se
plaindre. Hugo Marchadier décide alors de passer à la vitesse supérieure : il vend un collage de timbres
représentant un ours au Whitney Museum de New York, une guirlande de claquettes au musée Guggenheim
de Bilbao, ou encore un tiroir recouvert d’ongles au Tate Modern de Londres.
Une escalade de la duperie qui n’en finit plus jusqu’en janvier dernier où Marchadier accomplit ce qu’il
considère comme « l’escroquerie de trop » : « C’est quand j’ai réussi à vendre plusieurs dizaines de milliers
de dollars un seau jaune rempli d’ampoules peintes en vert que j’ai pensé que j’avais franchi une ligne.
Celle de la morale. J’étais allé trop loin dans le mensonge, trop loin dans l’escroquerie », tente d’expliquer
celui qu’on surnomme désormais « le Madoff des galeries ».
Selon les experts, le préjudice financier et moral pourrait s’élever à plusieurs dizaines de millions
d’euros. Le Centre Pompidou, qui devait lui consacrer une exposition entière en mai, a d’ores et déjà fait
l’objet d’une perquisition par la police. Malgré les affirmations d’Hugo Marchadier, les enquêteurs envisagent
sérieusement la piste du crime organisé. Un système d’escroquerie à grande échelle qui pourrait impliquer
des centaines, voire des milliers « d’artistes contemporains ».
La Rédaction 11.
Si le répertoire des valeurs sollicitées pour étayer ces oppositions à l’art contemporain
n’a guère changé, semble-t-il, depuis les premières grandes « affaires » observées dans les
années 1980 et 1990 17, il s’est cependant produit quelques inflexions dans l’importance prise
par l’une ou l’autre de ces valeurs.
La beauté, associée à une conception classique de l’art et à un public peu initié, semble
être reléguée à l’arrière-plan. La moralité ne resurgit que ponctuellement, lorsqu’un
scandale éclate à propos de telle ou telle infraction aux normes de la décence, du respect des
religions, des grands principes patriotiques ou de la dignité humaine. En revanche la
responsabilité démocratique demeure très présente, avec la défense des valeurs civiques et
éthiques de transparence des affaires publiques et d’aspiration à l’égalité dans l’accès à la
culture, alimentant la dénonciation de l’élitisme et de l’opacité dans la prise en charge
institutionnelle de l’art contemporain. Le désintéressement est aussi souvent invoqué à
l’encontre des recherches trop voyantes de profits financiers. La sensorialité ou le plaisir
continuent également d’être convoqués pour dénoncer l’intellectualisme, le conceptualisme,
la prégnance du discours. L’authenticité est de plus en plus fréquemment mise en avant
dans les accusations de snobisme, de bluff, de cynisme, tant des artistes que des amateurs
d’art. Le manque d’inspiration revient sur le devant de la scène avec la stigmatisation de la
superficialité, de la vulgarité, du kitsch, du « bling-bling ». Enfin le défaut de sens, le
manque de signification des œuvres, est un motif toujours puissant. Aboutissant au
soupçon de soumission à la mode et au temps présent, d’incapacité à résister à l’épreuve du
temps long et de la pérennité, ces contestations se déploient donc sur une grande variété de
registres de valeurs : esthétique, éthique, civique, esthésique, pur, mystique,
herméneutique 18.
Cette riche configuration axiologique témoigne de la variété des prises offertes à la
contestation par l’art contemporain, tant dans ses structures fondamentales que dans ses
inflexions récentes. Il n’y manquait que l’investissement des lieux à haute valeur
patrimoniale par des expositions ou installations d’œuvres relevant des tendances les plus
vulnérables à l’accusation de superficialité, de mode et de visées purement marchandes : en
invitant, au tournant des années 2010, des artistes tels que Jeff Koons, Xavier Veilhan ou
Takashi Murakami à investir le château de Versailles, on a offert un remarquable aliment
au renouvellement et à la radicalisation des oppositions à l’art contemporain, de droite
comme de gauche, au nom de la défense du patrimoine et des valeurs relevant du registre
domestique.
Alors, dites-moi, d’où ça vient ces borborygmes cervicaux ? C’est quoi ces flatulences intello-débiles ?
C’est quoi ces machins sans queue ni tête encombrant les vénérables parquets ? C’est quoi cette embrouille
où l’on voit, comme troupeaux de cloportes, des œuvres ineptes et sans valeur patrimoniale parasiter des
lieux chargés de sens et de vécu à haute valeur historique ? C’est quoi cet irrespect des ancêtres et des
actuels visiteurs ? De quel droit ? Au bénéfice de qui ? Au nom de quelle logique à la mords-moi-le-nœud
culturlurel ? Doit-on dépenser autant d’argent public pour polluer des lieux qui n’ont rien demandé et
persécuter ainsi leurs visiteurs à coups de petites cruautés mentales subventionnées par la cultirelire ? Quel
ministre du patrimoine aura un jour le pouvoir et le courage de faire le ménage dans nos châteaux et d’y
interdire ces dépôts estivaux d’insanités artistiques 19 ?
À son intervieweuse qui lui demandait si « les controverses suscitées par certaines de
[s]es œuvres [l]e touch[ai]ent », Maurizio Cattelan répondait : « Elles doivent avoir un effet
au niveau inconscient. Mais je ne recherche jamais la controverse de façon préméditée. Si elle
survient, j’essaie de rester à distance, je me positionne plus en spectateur, qui regarde ce qui se
passe. Non, ça ne m’affecte pas vraiment » 20. Et en effet, l’on peut s’interroger : ces
contestations atteignent-elles leur cible ? Ont-elles le moindre effet sur les acteurs de l’art
contemporain ? La question vaut d’être posée tant les institutions, autant que les artistes,
semblent peu vulnérables aux attaques venues de ce qui est pour eux, désormais, un autre
monde, étrange peut-être, étranger en tout cas — le monde de ceux qui ne sont pas entrés
dans le paradigme de l’art contemporain, et se tiennent donc en deçà du principe de plaisir
qu’il est susceptible de fournir.
Car pour ceux qui y évoluent à leur aise, ces contestations sont d’autant moins
compréhensibles, ou d’autant moins pertinentes, que les œuvres en question, pour peu
qu’elles soient réussies, sont parfois capables de faire éprouver de réels plaisirs : qu’ils soient
purement ludiques, par la démonstration du savoir-faire dans le maniement des règles du
jeu ; ou, plus profondément, intellectuels, par leurs implications conceptuelles ; sensoriels,
par leur aptitude à faire travailler l’appareil visuel et parfois auditif, voire olfactif ou
tactile ; et, enfin, émotionnels, par la façon dont ils sollicitent et activent l’empathie, le
dégoût, le désir, la compassion, l’indignation, l’étonnement, l’admiration… Bref, toutes les
composantes de cette « quête d’excitation » (quest for excitement) si profondément ancrée
dans la psychologie humaine, et à laquelle l’histoire culturelle n’a cessé de fournir des
aliments toujours renouvelés, y compris dans l’art, et surtout dans l’art contemporain.
Sans ces étranges mais néanmoins réels profits hédonistes ou effets physico-psychiques,
comment comprendrait-on que l’art contemporain puisse, au moins métaphoriquement,
« rendre fou » (« L’art contemporain rend fou », affirme le collectionneur Antoine de
Galbert à propos de François Pinault qui « a beau avoir deux avions et dix émissaires qui
cherchent pour lui sur la planète entière, à lui qui, apparemment, achète tout, il manque
tout » 21) voire — tout aussi métaphoriquement bien sûr — « tuer », selon le mot du grand
collectionneur belge Anton Herbert : « L’art contemporain est tellement fort qu’il peut te tuer
si tu le vois sans y être préparé ; il m’est impossible d’avoir en face de mon lit une œuvre
contemporaine que je regarderais en me réveillant, par inadvertance : elle pourrait me
ravager 22 » ?
La règle du jeu de cet ouvrage aura été de ne retenir, de tous les aspects par lesquels
l’art contemporain se manifeste, que ceux qui lui sont spécifiques, étant donc exclus ceux
qui relèvent de « l’art » en général, et de « l’art classique » ou de « l’art moderne » en
particulier. La multiplicité de ces aspects et, partant, la taille de ce livre, suffisent à attester
la réalité de cette spécificité : l’art contemporain constitue bien un « paradigme » artistique,
doté de caractéristiques qui n’appartiennent qu’à lui. L’hypothèse de départ est donc
validée.
Voilà qui, cependant, ne dit rien quant à la valeur de cet art : tant, de façon générale, la
valeur des principes sur lesquels il repose que, de façon particulière, la valeur des œuvres qui
en découlent. Ce dernier point relève de la compétence des critiques d’art, et de l’axiologie
qu’ils mettent en œuvre pour discriminer non plus seulement entre propositions appartenant
ou n’appartenant pas à l’art contemporain mais, à l’intérieur de celui-ci, entre propositions
plus ou moins intéressantes, convaincantes, satisfaisantes. De tels critères existent,
assurément, et sont mis en pratique ; mais leur description systématique serait l’objet d’une
tout autre enquête, beaucoup plus précisément ciblée.
Restent, à l’issue de ce tour d’horizon des spécificités du paradigme contemporain,
trois questions : premièrement, le modèle ainsi décrit s’applique-t-il à tout l’art
contemporain ? Deuxièmement, s’agit-il vraiment d’une « révolution » ? Et troisièmement,
que peut-il devenir ?
La première question aura sans doute accompagné la lecture des spécialistes, qui
n’auront pas manqué d’objecter que les exemples proposés privilégient des propositions
extrêmes ou spectaculaires, ne rendant pas compte de la subtilité d’autres propositions,
moins aisément situables dans une « grammaire » des transgressions mais peut-être, par
cela-même, plus intéressantes sur le plan esthétique.
Certes, tout l’art contemporain n’est pas réductible aux formes les plus extrêmes de
transgression ; mais même les œuvres qui travaillent en marge de ces effets échappent, pour
l’essentiel, à la forme classique et moderne du tableau encadré et de la sculpture soclée, et se
prêtent fort mal à l’impératif d’expression de l’intériorité de l’artiste.
La réponse à l’objection est donc simple : ce portrait du monde de l’art contemporain
ne prétend pas être exhaustif mais il se veut, globalement, juste — aussi juste du moins que
peut l’être une carte, qui s’appuie sur les saillances mais ne prétend pas restituer l’intégralité
du paysage, ni même attirer l’œil sur ses plus beaux morceaux.
Ce livre a bénéficié d’aides multiples, dont je tiens à remercier tous ceux qui ont bien voulu m’en faire profiter. J’ai
ainsi pu obtenir des informations précieuses de la part de Jacques Bordet, Alexis Fournol, Florise Pagès, Olivier
Peyronnet, Ernest Pignon-Ernest. Valérie Fabre et Véronique Traquandi m’ont permis d’accéder à des contextes non
publics. Marie-Hélène Breuil et Cécile Dazord, Stéphanie Elarbi et Laurent Prexl, ainsi que Julie Leguay, ont aimablement
accepté de répondre à mes questions. Marc Avelot, Frédérique Aït-Touati, Gérald Bronner, Jean-Marc Lévy-Leblond
m’ont aidée à préciser ma pensée sur la notion de paradigme. Mes échanges avec — entre autres — Victor Burgin et
Francette Pacteau, Jean-Louis Cohen, Catherine David, Michèle Delisle, Donatien Grau, Philippe Guérin, Juliette Hini,
Éric Mangion, Elizabeth Markevitch, Jean-Marie Schaeffer, Sarah Thornton, Frédéric Vandenberghe, Laurent Wolf ont
constitué d’importantes sources de réflexion. Enfin, une première version du texte a bénéficié de la lecture à la fois
bienveillante et critique de Marc Avelot, Jean-Louis Cohen et Elizabeth Markevitch. Que tous ceux que j’aurais omis de
remercier veuillent bien mettre cet oubli sur le compte de ma mauvaise mémoire plutôt que d’une quelconque ingratitude.
Je tiens enfin à rappeler que sans la liberté que procure le CNRS, et sans le soutien logistique et intellectuel du
CRAL et de l’EHESS, ce livre n’aurait pu exister.
Bibliographie
RÉFÉRENCES DE L’AUTEUR
Ce livre est le fruit d’un travail de longue haleine, que j’ai entamé en 1985 avec une enquête sur l’emballage du Pont-
Neuf par Christo, et s’est poursuivi par une double enquête, dans les années 1990, sur les rejets de l’art contemporain en
France, puis aux États-Unis, ainsi que par l’accumulation d’un grand nombre de lectures, tant d’ouvrages et articles savants
que d’articles dans la presse. De nombreuses publications en ont été tirées, dont sont listées ci-dessous — afin de ne pas
alourdir la bibliographie — celles qui ont été directement utilisées et citées dans le présent ouvrage.
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moderne, no 26, 1987.
—, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Éd. de Minuit, 1991.
—, « La partie de main-chaude de l’art contemporain », in Jean-Olivier Majastre, Alain Pessin (dir.), Art et
contemporanéité. Première rencontre internationale de sociologie de l’art de Grenoble, avec la collab. de G. Rodriguez,
Bruxelles, La lettre volée, 1992.
—, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Éd. de Minuit, 1993.
—, Harald Szeemann, un cas singulier, L’Échoppe, 1995.
—, « “C’est un oiseau !” Brancusi vs. États-Unis, ou quand la loi définit l’art », Droit et société, no 34, 1996.
—, Le Triple Jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Éd. de Minuit, 1998.
—, L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998.
—, « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, no 33, 1999.
—, « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le Débat, no 104, mars-avril 1999 (réédité la même année aux
Éd. de l’Échoppe).
—, Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000.
—, Face à l’art contemporain. Lettre à un commissaire, suivi de Retour sur les retours, L’Échoppe, 2003.
—, « La transgression, entre provocation et subversion », in Éric Darragon, Marianne Jakobi (dir.), La Provocation, une
dimension de l’art contemporain, Publications de la Sorbonne, 2004.
—, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.
—, « L’art du scandale. Indignation esthétique et sociologie des valeurs », Politix, no 71, 2005.
—, « Les limites de la fiction », L’Homme, nos 175-176, juillet-décembre 2005.
—, Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations, Les Impressions nouvelles, 2009.
—, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009.
—, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009.
—, Guerre culturelle et art contemporain. Une comparaison franco-américaine, Hermann, 2010.
—, « Pourquoi le genre a-t-il si mauvais genre ? », in Frédéric Elsig, Laurent Darbellay, Imola Kiss (éd.), Les Genres
picturaux. Genèse, métamorphoses et transpositions, Genève, Métis Presses, 2010.
—, « Les vieux maîtres et les jeunes génies. Temporalité artistique, créativité et reconnaissance selon David Galenson » (en
ligne), Temporalités. Revue de sciences sociales et humaines, no 14, 2011.
—, « L’État face au marché de l’art : cinq questions au ministre », Libération, 7 janvier 2011.
—, « Dialogue posthume avec Alfred Gell » (en ligne), Aisthesis, vol. V, no 1, 2012.
—, « L’exigence de pérennité à l’épreuve de l’art contemporain », Technè, no 37, mai 2013.
—, « Repenser l’art contemporain à la lumière de l’histoire des sciences », L’Autre, 2013 (à paraître).
—, « Nouveaux collectionneurs : portrait du collégien en curateur », in Les Nouveaux collectionneurs au collège. Un fonds
d’art contemporain inédit, Marseille, Silvana Editoriale, 2013.
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Index des noms
HAACKE, Hans 72
HAINS, Raymond 181
HANSEN, Jérôme N34, N24, N25, N5
HARTOG, François N56, N3
HARTUNG, Hans 30, 121, 131
HEINICH, Nathalie N6, N13, N2, N29, N33, N39, N53, N2, N3, N4, N5, N13, N17, N25, N37, N51,
N57, N58, N61, N66, N1, N39, N2, N10, N1, N3, N15, N1, N19, N21, N38, N24, N25, N1,
N5, N18, N20, N2, N1, N40, N42, N43, N51, N2, N23, N7, N9, N2, N25, N3, N17, N18
HENNION, Antoine N1
HERBERT, Anton 339
HESS, Thomas B. 216
HESSE, Eva 280
HIRST, Damien 55, 74, 77-79, 83, 131, 144, 159, 164, 166, 224-225, 312, 319, 322, 332
HÖLLER, Carsten 172-173
HOLZER, Jenny 177
HOURRIÈRE, Jacques N17 292
HUBER, Pierre 227
HULTÉN, Pontus 146
HUXLEY, Aldous 316
HUYGHE, Pierre 132
HYBER, Fabrice 164, 230, 279
LABREUCHE, Pascal N2
LAFORET, Anne N8
LAM, Wifredo 26
LAMARCHE, Bertrand 7, 13
LAMBERT, Benoît N75
LAMBERT, Yvon 204, 251
LATOUR, Bruno N4 316
LAURENS, Henri 54
LAVIER, Bertrand 63, 93, 132, 168, 300
LÉGER, Fernand 54
LELEU, Nathalie N43, N52, N56, N11, N16
LEMAÎTRE, Isabelle et Jean-Conrad 227
LEMOINE, Serge N6
LENAIN, Thierry N53, N37 107, 128, 172
LEONARD, Zoe 294
LÉVI-STRAUSS, Claude 10
LEVINE, Sherrie 68
LÉVY-LEBLOND, Jean-Marc N50
LEWITT, Sol 94, 120, 265, 267, 280
LI, Xianting 181
LIBERA, Zbigniew N6 57
LICHTENSTEIN, Roy 68
LIPOVETSKY, Gilles N7
LONG, Richard 105, 131, 157, 281
LOUBOUTIN, Christian 84
MAERTENS, Marie N71, N8, N14, N26, N29, N35, N42, N43, N45, N15, N35, N27, N55, N59, N78,
N10, N15, N22, N24, N32, N8, N19, N27, N45, N12, N11, N16, N17, N20, N30 78, 81
MALLET-POUJOL, Nathalie N54
MALRAUX, André 25, 213
MANGION, Éric N22, N48
MANZONI, Mario 12, 60, 131
MARGULIES, Martin Z. 264, 269
MARONTATE, Jan N3
MARSTINE, Janet N19 349
MARTIN-FUGIER, Anne N23, N38, N15, N25, N18, N26, N30, N46, N25, N63, N13, N17, N52, N10,
N12, N15, N23, N25, N30, N44, N9, N14, N10, N14, N21
MARTIN, Bénédicte N18, N37, N38, N19, N7, N52 220
MARTINEZ, Cristina Sofia N14
MATISSE, Henri 31, 326
MATTA, Roberto 26
MAVALAIS, Gérard N64
MCCARTHY, Paul 60
MECARELLI, Sarah N6
MELLET, Kevin N26
MENNOUR, Kamel 85
MERCIER, Cyril N28
MICHAUD, Yves N41, N64, N20 31, 105-106, 161, 175, 195, 206, 253
MICHEL, François N64
MILLER, Dorothy 216, 325
MILLET, Catherine N6 92
MIQUELOT, Géraldine N27
MIRÓ, Joan 26
MITCHELL, J. T. N22
MOISDON-TREMBLAY, Stéphanie 197
MONDRIAN, Piet 30, 212-213, 326
MONROE, Marilyn 319
MORAIN, André 102
MORELLET, François N20 63-64, 146, 163, 289
MORIZOT, Jacques N26 140
MOSSET, Olivier 145
MOTHERWELL, Robert 29
MOULIN, Raymonde N40, N6 215, 264
MOUREAU, Nathalie N36, N37, N40, N45, N17, N18, N71, N1, N21, N13
MUNCH, Edvard 12
MURAKAMI, Saburô 27, 30, 89
MURAKAMI, Takashi 79, 81, 84, 164-165, 222, 262, 312, 337
TAMAYO, Rufino 26
TAYOU, Pascale-Marthine 159
TÉLÉMAQUE, Hervé 145-146
TEMPLON, Daniel 29, 204
THÉVENOT, Laurent N16, N55, N20
THOMAS, Mona N10, N40
THORNTON, Sarah N29, N50, N1, N7, N30, N5, N8, N7, N12, N23, N36, N51, N60, N65, N37, N11,
N13, N20, N22, N29, N7, N10, N23, N2 68, 79, 82-83, 88, 164, 170-171, 189, 203, 236, 239,
312, 314
TIBERGHIEN, Gilles A. N33
TINGUELY, Jean 30, 97, 121, 130, 181
TIRAVANIJA, Rirkrit 125
TODOROV, Tzvetan N21
TOMA, Yann 164
TORONI, Niele 145
TRESPEUCH, Hélène N22, N28, N32, N61, N6, N17, N24, N26, N31, N8, N13, N18, N15, N37
TRICOIRE, Agnès N5
TUNICK, Spencer 125
TURRELL, James 63, 92, 157
VUITTON, Louis 84
WALL, Jeff 70, 139-140
WALRAVENS, Daniel 70, 164
WALRAVENS, Nadia N15, N20, N26, N30, N54, N5, N11, N24, N53, N6, N26, N35, N12, N14, N16,
N25, N10, N16, N3, N9, N6 39, 69, 94, 111, 119
WARHOL, Andy 36, 67-70, 82, 87, 128, 144, 163, 319, 326
WATANABE, Jo 265
WEBER, Max 16
WEINER, Lawrence 69, 94, 163, 176
WEISS, David 10, 300
WHARTON, Glenn N4, N39, N19, N21, N24
WHITE, Harrison et Cynthia N48 201, 247, 256
WILSON, Ian 93, 132-133
WINCKLER, Felix 84
WODICZKO, Krzysztof 127, 136
WOLF, Laurent N4, N11, N21
WYSE, Dana 164
YANEVA, Albena N4, N17, N46, N3 64
YOON Ja 172
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
NATHALIE HEINICH
Le paradigme
de l’art contemporain
Structures d’une
révolution artistique
Dans un article paru en 1999 dans Le Débat, Nathalie Heinich proposait de considérer l’art contemporain comme
un genre de l’art, différent de l’art moderne comme de l’art classique. Il s’agissait d’en bien marquer la spécificité — un
jeu sur les frontières ontologiques de l’art — tout en accueillant la pluralité des définitions de l’art susceptibles de
coexister. Quinze ans après, la « querelle de l’art contemporain » n’est pas éteinte, stimulée par l’explosion des prix, la
spectacularisation des propositions et le soutien d’institutions renommées, comme l’illustrent les « installations »
controversées à Versailles.
Dans ce nouveau livre, l’auteur pousse le raisonnement à son terme : plus qu’un « genre » artistique, l’art
contemporain fonctionne comme un nouveau paradigme, autrement dit « une structuration générale des conceptions
admises à un moment du temps », un modèle inconscient qui formate le sens de la normalité.
Nathalie Heinich peut dès lors scruter en sociologue les modalités de cette révolution artistique dans le
fonctionnement interne du monde de l’art : critères d’acceptabilité, fabrication et circulation des œuvres, statut des
artistes, rôle des intermédiaires et des institutions... Une installation, une performance, une vidéo sont étrangères aux
paradigmes classique comme moderne, faisant de l’art contemporain un objet de choix pour une investigation sociologique
raisonnée, à distance aussi bien des discours de ses partisans que de ceux de ses détracteurs.
Nathalie Heinich est l’auteur de nombreux ouvrages, dont plusieurs sur l’art contemporain : L’art contemporain
exposé aux rejets (1997), Le triple jeu de l’art contemporain (1998), Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain
(2000), Face à l’art contemporain (2003), Guerre culturelle et art contemporain (2010).
DU MÊME AUTEUR