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Non, je n’écrirai pas sur le Corona par Anne Bourrel

« Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin »


Stendhal, Le rouge et le noir

On le sait, nous avons, nous les écrivains, une grande habitude de l’enfermement. Dans l’antre
de nos bureaux, sous le rabat de nos ordinateurs, dans l’angle de nos livres… mais tout de
même, choisir de rester chez soi pour lire et écrire ou devoir le faire parce que la situation
l’impose, ce n’est pas pareil. Pas du tout. D’autant plus lorsque dehors menacent et font rage
la mort, la souffrance, la maladie.
Dans cette situation inédite et angoissante, comment écrire ?
J’avoue que, dans les premiers jours du confinement, j’ai été victime d’une véritable crise de
foi. Je n’ai plus cru d’un coup ni à la force ni à la puissance de la fiction. C’était tout à fait
inédit. Jamais, au grand jamais je n’avais douté que la littérature puisse être essentielle au
monde.
Le roman que j’étais en train d’écrire depuis de longs mois m’a paru sonner faux. Soudain il
m’a dégoûtée, j’avais la nausée. J’ai eu envie de tout jeter, tout jeter et ne plus jamais écrire,
la réalité me paraissant avoir atteint un degré bien supérie ur à tout ce que j’aurais pu imaginer.
Et tout venait d’exploser, en moi et autour de moi.
Mais comme je suis écrivain, j’écris. Cette tautologie me définit. Je ne sais pas faire sans ce
geste. Alors, plutôt que la fiction, j’ai choisi de balancer sur mon écran les mots qui me
venaient, malgré tout.
Issus de ma rage et de mon désespoir, de mon angoisse aussi, sont apparus des fragments,
sans lien entre eux, des bulles, des choses.
Petit à petit, au fil des jours, une sorte de non-journal est née et, sans que je m’en rende
compte, j’ai pu retourner à la fiction. Je n’ai pas jeté le roman en cours, je l’ai simplement
repris, plus calmement, mine de rien… Et depuis, il avance.
J’ai eu besoin des livres aussi. Encore plus que d’habitude. Ma maison en est pleine. Mes
tables, mon lit même. Je relis beaucoup, en picorant ici et là. Je découvre un auteur fleuve que
je n’aurais jamais touché auparavant car trop long. Il s’agit de Grégoire Bouiller et de son
Dossier M. : plus de 1500 pages et des suppléments en ligne.
Puis, je me suis replongée dans l’essai du romancier et universitaire français Philippe Forest
qui s’intitule Le roman, le réel. Paru aux éditions Pleins Feux en 1999, ce texte me paraissait
pouvoir me donner des clés de compréhension sur ma crise de foi de fiction. Il a confirmé que
je n’écrirai pas sur le corona. Pas maintenant.
J’ai aussi beaucoup discuté au téléphone avec les amis auteurs, d’ici et d’ailleurs. Un jour,
mon amie Isabelle Vouin, romancière française, m’a rappelé que pendant la deuxième Guerre
mondiale, des hommes et des femmes avaient continué à écrire, même sous les bombes,
cachés dans des caves insalubres, même dans les camps. Alors, elle a ajouté, « tu ne vas pas te
laisser avoir par un virus ».
« Mais tout de même. Si je peux encore écrire, je n’écrirai pas sur le corona », j’ai répondu,
butée, de mauvaise humeur et un peu hors sujet.

J’avais encore besoin d’autre chose pour soigner mon mal à la fiction. Des images ! J’ai revu
cinq films de mon cher Pedro Almodovar, le réalisateur espagnol dont les histoires colorées,
les femmes en talons aiguilles, les travestis délurés et la gouaille des personnages a agi
comme un baume, cinq soirs d’affilée.

J’ai aussi repris la lecture de romans qui m’ont marquée comme Les Raisins de la colère de
Steinbeck, Le Soleil des Indépendances de Kourouma, L’Hibiscus pourpre de Chimamanda
Ngozi Adichie, En un monde parfait de Laura Kasischke, La Peste d’Albert Camus – le
roman le plus lu, paraît-il, par mes concitoyens depuis le mois de mars dernier.

Comment ces romanciers ont- ils écrit à propos de la crise de 1929, de la libération du joug
colonialiste, d’un coup d’État, d’une épidémie de grippe ou de peste ? Ont- ils écrit pendant
qu’ils vivaient les évènements, voilà la question qui me taraudait. Je me doutais de la réponse
et elle m’a été confirmée par ma relecture : tous, à moins d’être diaristes (on pense tous au
Journal d’Anne Franck bien sûr), ont eu besoin de prendre du recul avec la réalité pour
écrire leur roman.
La réalité frappe, elle gifle, elle malmène, elle est crue et dure. La réalité, c’est le décompte
macabre tous les soirs sur les réseaux sociaux et au journal télévisé. La réalité, c’est la sirène
du couvre- feu tous les après- midis qui retentit dans les villes jordaniennes, le manque de
masques et de matériel pour les soignants dans le monde entier et le fait que l’on meurt en
plus grand nombre parmi les noirs, les pauvres et les vieux. La réalité, c’est la menace. C’est
l’isolement et la séparation d’avec les proches. Les proches qui deviennent les lointains.
Comment voulez- vous trouver à dire dans cette explosion de la réalité ? Nous sommes chaos.
Nous sommes dans le chaos. Les mots m’explosent à la figure comme explosent les mots du
président : « nous sommes en guerre ». Dès lors, que faire du roman ? Comment fabriquer ?
Avec quoi ? Je n’ai que des débris dans les mains. Je ne sais pas quoi faire de ça. Et surtout
pas un texte sur le corona.

Pour rappel, Steinbeck a écrit Les Raisins de la colère dix années après la crise de 1929.
Kourouma, idem. La Côte d’Ivoire a retrouvé son indépendance le 7 août 1960, son roman
date de 1968. Albert Camus a composé son roman entre 1938 et 1946, avant de le publier en
1947, et la peste à laquelle il fait référence et qui aurait eu lieu à Alger est une transposition
de « la lutte de la résistance européenne contre le nazisme » selon les mots de l’auteur.
La réalité gifle, frappe, malmène, mais le romancier doit prendre du recul, te mporel ou
thé matique. Le recul paraît capital, et avant que de pouvoir aborder le sujet de la crise, il faut
la traverser. Nous devons avaler la réalité comme le boa constrictor sa proie. A nous en
écœurer, à nous en donner la rage.
Pour pouvoir écrire sur le corona, nous devons d’abord vivre au temps du corona. Nous
devons laisser entrer dans nos corps et dans nos mots toute cette réalité, aussi piquante et
contondante que l’est la couronne maléfique.
Le travail du romancier se situe non pas dans la prise en notes de la réalité mais après une
lente ingurgitation, dans la retranscription du réel ou, pour le dire avec les mots de Philippe
Forest dans son essai que je mentionnais plus tôt : « Le roman n’a de sens et de valeur qu’à
répondre à l’appel que le réel adresse à chacun de nous, produisant en retour l’écho de sa
parole ».
Le réel, cette sorte de langue étrangère de la réalité, son double, sa doublure comme on parle
de la doublure d’une robe ou d’un manteau, voilà ce qui est la matière de l’écriture, du texte,
du roman. Le réel, c’est l’impossible, dit Lacan. L’impossible, c’est la littérature, lui répond
George Bataille.
Je ne sais pas si je serai parmi vous celle qui écrira un roman sur le Corona. Ce que je sais,
c’est que cette crise planétaire aura changé définitivement ma vision du monde. Mon ressenti
du monde. Mon réel. N’est plus. Le même.
Depuis deux ou trois semaines, je suis entrée dans une nouvelle phase de travail. Le virus a
pénétré mes mots. Je ne sais pas encore de quelle manière, mais je sais que tout ce que
j’écrirai dorénavant sera marqué par ce que nous sommes en train de vivre. La création, l’acte
de création se colore de notre implication au monde, et le nôtre vient de changer.
Et puis… Et puis… Oui, mais voilà.
Les autoroutes, les avenues, les marchés, les bars, les hôtels et les restaurants, tous depuis des
semaines sont vides alors que les hôpitaux se remplissent. Le bleu clair des blouses occupe
entièrement les écrans. Pourtant tout change et tout se transforme à une vitesse folle. J’ai
l’impression d’avoir dans ma tête des travellings en accéléré. La nuit, dans mon sommeil, je
traverse des villes en moto, à toute vitesse. Tout est vide mais je fonce en avant. Ça bouge en
moi.

Je regarde d’un côté et en une seconde, plus rien n’est pareil.

On ne trouve que ce qu’on cherche, disait en substance Picasso… Non, je n’écrirai pas sur le
corona, pas avant bien longtemps. Je suis allée chercher parmi les écrivains ceux qui
pouvaient me le prouver et m’en assurer.
Mais ce dimanche, comme nous le faisons tous et souvent avec nos amis en ces jours de
confinement, je papotais sur Messenger avec Abdelaziz Baraka Sakin et lui décrivais les deux
femmes qui pépiaient à leur balcon au-dessus de mon jardin, comme deux joyeuses fauvettes,
assises à deux mètres l’une de l’autre.
Il m’a mise au défi de faire un texte à partir de cette tête d’épingle d’histoire et d’un coup,
toute la rage emmagasinée, toute la colère et l’angoisse et la peur m’ont soulevées. D’un
coup, j’étais débordée non plus de mots, mais de p hrases. Ça venait de parler en moi. Je me
suis retrouvée assise huit heures d’affilée à ma table de travail dans ce qui, il me faut bien le
reconnaître, s’apparentait à un accès de fièvre. Et finalement, dans la nuit du dimanche 12 au
lundi 13 avril 2020, en plein milieu de la crise du corona et à ma plus grande surprise, j’ai
écrit sur le temps du corona.
L’encre a coulé.
C’est une sorte de texte hybride – un monstre de texte comme est monstrueuse cette époque
où la maladie a envahi la planète – , une chose entre théâtre, court- métrage, nouvelle, qui met
en scène tout un immeuble et particulièrement deux femmes qui, chaque soir, se retrouvent
sur leur balcon pour discuter de choses et d’autres. Et puis, au fil de leur conversation, elles se
rendent compte qu’elles ont toutes les deux le même amant. Elles descendent dans la rue pour
se battre à coups de rallonge électrique et de tringle à rideaux…
A ma grande colère a répondu un très grand éclat de rire. Comme une bouée de sauvetage que
je me lançais à moi- même. Tous les personnages qui habitent l’immeuble, je les ai construits à
partir de mes amis et de ma famille, de mes lectures récentes aussi, dont celle du Dossier M
de Grégoire Bouiller. J’y ai mis tous ceux que j’aime, en patchwork, en mosaïque, tous mes
proches dont je suis cruellement séparée, vivant le confinement seule.
J’ai ri à en pleurer en écrivant. J’avoue, l’écriture de ce texte a été une véritable catharsis. J’ai
été la première étonnée par ce que j’avais fait et puis je me suis dit que le r ire, décidément est
une forme puissante de mise en recul de la réalité, une façon toute neuve pour moi de nouer
les fils du réel et de la fiction.
Et comme à chaque fois que je me retrouve devant cet étonnement d’avoir écrit, me sont
revenus les propos que Flaubert tenait dans une lettre à sa maitresse Louise Collet.
Décidément, disait- il en substance, on ne choisit pas son sujet d’écriture, il vous tombe dans
les mains à votre insu, et j’ajoute, à votre esprit défendant. Je ne voulais pas écrire sur le
corona mais je l’ai quand même fait, poussée par une nécessité que je ne comprends pas. Je
n’écris pas ; ça écrit en moi. Mon corps écrivant fait le travail en dehors de ma volonté. Je
pense à Erwan Larhrer qui a dû aborder de même un sujet qu’il ne voulait pas traiter :
l’attentat dont il a été victime au Bataclan, à Paris le 13 novembre 2015. Le livre s’intitule :
Le livre que je ne voulais pas écrire (2017, Quidam éditeur). Non, vraiment, on ne choisit pas
son sujet d’écriture, il vous tombe dans les mains et parfois de la plus cruelle des manières.
Pour conclure, je citerai Marguerite Duras qui à la fin de son roman Emily.L, un de ceux que
je préfère de cette auteure française parmi les plus importantes de la deuxième moitié du XX
siècle :
« Il faut tout laisser à l’état d’apparition. »
L’écriture surgit, le roman se fait et se fera. L’écriture fictionnelle comme une vague
puissante dans l’océan des mots dont nous sommes faits n’aura jamais terminé de courir sur la
ligne fragile de nos vies.

Anne Bourrel

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