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Jeong-yeon Kim*
Mondialisation de la littérature et littérature
mondiale – Traduction d’une culture
« mineure » vers une culture « centrale »
https://doi.org/10.1515/les-2019-0006
Abstract: The present article attempts to analyze the particularities of the practice
of literary translation from a language of peripheral culture to a language of
central culture, based on the case of Korean literature. Because of the inequality
that governs the relations between the two cultures involved, the transfer from
one to the other raises extratextual problems. After briefly tracing the history of
the translation of Korean literary works into widely spoken languages, especially
in the French-speaking communities, this paper deals with the specific characte-
ristics and modalities of this activity, as well as with their influence on the
translations itself, focusing on the choice of works to be translated, the distinctive
features of their translators, the translation processes they implement and the
socio-cultural context in which the translation is done.
1 Introduction
L’apparition de premières œuvres littéraires coréennes dans le monde occidental
est intervenue à la fin du XIXe siècle, parallèlement à la modernisation du pays et
l’introduction de la littérature occidentale observée en sens inverse. En 1889, est
ainsi édité, aux États-Unis, un recueil de textes de tradition orale intitulé Korean
Tales. Trois ans plus tard, un réfugié résidant à Paris, Hong Jong-woo, va, avec
l’aide de J. H. Rosny, traduire, puis faire publier en France le Printemps parfumé,
Note: This work was supported by the Hankuk University of Foreign Studies Research Fund for
2019
réprouver les trop grandes libertés prises avec le texte d’origine dans ces deux
derniers cas, ces critiques débouchant sur une vive polémique à caractère métho-
dologique (Kim, 2018: 34). Quand vient le mois d’octobre et ses Prix Nobel,
critiques et lecteurs coréens s’intéressent plus particulièrement à celui qui porte
sur la littérature dans l’espoir qu’en soit lauréat le poète Ko Un, lequel a été
fortement pressenti pour cette distinction dès les années 2000.
Comme le présent article le souligne plus haut, l’essor de la traduction
d’œuvres composées dans la langue nationale vers d’autres, occidentales, qui
bénéficient d’une diffusion beaucoup plus large, comme l’anglais ou le français,
s’explique en grande partie, dans le cas de la Corée, par une politique volontariste
de l’État visant à valoriser la production littéraire dans le monde et à satisfaire
ainsi un fort besoin de reconnaissance par le biais de prestigieux prix littéraires
internationaux. Du fait de l’inégalité qui régit les rapports entre les deux cultures
mises en présence, les indispensables transferts que les traductions opèrent de
l’une à l’autre ne manquent pas de soulever certains problèmes d’ordre extratex-
tuel que le présent article s’attachera à analyser dans le contexte spécifique de
travaux réalisés en langue française. Après avoir retracé brièvement l’histoire de
la traduction d’œuvres littéraires coréennes à l’étranger, en particulier dans la
sphère francophone, l’auteur s’intéressera aux caractéristiques et modalités spé-
cifiques de cette activité, ainsi qu’à l’influence qu’elles exercent sur la traduction
proprement dite, à savoir le choix des textes à traduire, les compétences de leurs
traducteurs, les procédés qu’ils mettent en œuvre et le contexte socioculturel
dans lequel s’inscrivent leurs productions.
1 « The translator’s task consists in this: to find the intention toward the language into which the
work is to be translated, on the basis of which an echo of the original can be awakened in it. »
(Benjamin, 1997: 151).
2 « Les romans représentent [en France] 35 % du chiffre d’affaires réalisé sur tous les ouvrages
traduits, les œuvres en langue anglaise arrivant en tête de cet ensemble ». (Kim, 2018: 42)
3 Pour prendre connaissance des statistiques exactes, voir Kim (2015a), « La traduction d’œuvres
littéraires coréennes en français : son bilan à partir des années 2000 et ses perspectives »,
Translation and Interpretation Studies, 19(4), 135–195.
4 Le déséquilibre existant entre la traduction d’œuvres fictionnelles et celle de la poésie résulte
évidemment de la difficulté particulière posée par cette dernière, mais aussi de la place que ces
deux sous-genres occupent dans le paysage éditorial français : tandis que le second connaît
aujourd’hui d’importantes évolutions qui le situent à l’égal des œuvres concourant pour l’attribu-
tion de grands prix littéraires et qu’éditeurs comme traducteurs se montrent tout aussi intéressés
par ses œuvres, le nombre de maisons d’édition françaises se consacrant au premier diminue
aujourd’hui constamment et les parutions n’interviennent guère que dans les revues spécialisées
(Choi, 2012). Dans le domaine de la fiction, la nouvelle, particulièrement appréciée par le lectorat
français au XIXe siècle, a cédé la place au roman dans les goûts de ce public, alors que sa
production tend à s’accroître en Corée et qu’elle est consacrée par d’importantes distinctions
nationales.
ont souvent présidé à cette démarche par le passé. Or, l’enjeu de la traduction
repose en réalité sur qui opère ce choix, selon quelle perspective et à l’intention
de qui, le premier élément de réponse à ces questions indiquant une alternative
entre l’éditeur et le traducteur du pays d’accueil. Dans le cas d’une culture dite
« mineure », peu susceptible d’éveiller l’intérêt du public de par son faible
rayonnement, la volonté de faire paraître une œuvre coréenne en langue étran-
gère émane le plus souvent de son traducteur, dont le point de vue est inévita-
blement subjectif.
En termes purement quantitatifs, les statistiques viennent corroborer ce fort
déséquilibre dans la bilatéralité des échanges littéraires5 et, en ce qui concerne la
Corée comme toute autre culture périphérique, la traduction qui est le vecteur de
ces échanges ne fait avant tout que répondre à l’introduction d’une culture
centrale dans le pays. L’adoption des idéogrammes par les systèmes d’écriture
des autres pays d’Extrême-Orient a permis à la littérature chinoise de s’y répandre
largement et c’est en se revendiquant d’une « littérature mondiale » que les
œuvres occidentales sont apparues sur le marché coréen et s’y sont durablement
implantées. L’inverse n’est cependant pas vrai et, dans le cas de la Corée, en dépit
de quelques évolutions liées au succès que rencontrent les productions de sa
culture de masse à l’étranger, d’importantes disparités demeurent dans ses rela-
tions avec les cultures de plus grande diffusion. Reflet de la position hégémo-
nique d’une langue et d’une culture par rapport à d’autres, laquelle dépend elle-
même du poids géopolitique des pays concernés, la traduction qui constitue le
support de leurs échanges ne peut que ressentir cette inégalité dans le secteur de
l’édition. La moindre résonance que peuvent acquérir des traductions de romans
coréens par rapport à celles d’œuvres anglaises, françaises ou allemandes résulte
en grande partie de la structuration de ce marché à l’échelle mondiale en fonction
des rapports de domination et de la hiérarchisation des cultures qui régissent
l’espace transnational, comme permettent de le constater, ne serait-ce que super-
ficiellement, de grandes manifestations internationales telles que les Foires du
livre. Selon Casanova (1999), ces lieux du dialogue interculturel, qui constituent
des espaces sociaux comme d’autres, obéissent à la triple logique mondiale du
marketing politique, du marché de l’édition et d’échanges culturels au sein
desquels la diffusion des œuvres littéraires peut jouir d’une certaine autonomie.
En envisageant la traduction sous cet angle, la question de savoir « que
traduire » prend une portée idéologique qui dépasse le critère des qualités litté-
5 Selon les statistiques de l’Institut de la traduction littéraire de Corée (LTI), le nombre des
œuvres littéraires de la sphère francophone traduites en coréen serait plus de dix fois supérieur à
celui des œuvres coréennes traduites dans ces parties du monde.
raires, car le choix d’une œuvre particulière est opéré en fonction de l’aspect que
l’on souhaite faire découvrir à l’Autre, cette sélection n’allant pas jusqu’à relever
d’une volonté de mainmise sur la littérature telle que l’ont exercée certains États à
des fins politiques, notamment en Chine, de 1949 à 1966, dans le but de se doter
d’un support de propagande à l’étranger (Xiuhua Ni, 2017). Dès lors, la sélection
de l’aspect à évoquer devra prendre en compte l’intérêt particulier qu’il présente
en raison de sa valeur, celle-ci se mesurant le plus souvent au regard de « canons
de la littérature nationale » qui réunissent le plus large consensus. En Corée, cette
démarche a présidé en grande partie à la politique éditoriale des premiers temps,
qui visait à mettre l’accent sur la « particularité », c’est-à-dire les traits distinctifs
de la culture coréenne, à laquelle vient aujourd’hui s’opposer une universalité
thématique plus ouverte au lectorat étranger. Ce renouvellement est notamment
représenté par le roman La vie rêvée des plantes, de Lee Sung-u, qui traite de la
vie, de l’amour et de la conscience et que le Syndicat de la librairie française a
placé en douzième position de son classement en 2006, mais plus encore par cet
autre roman consacré au thème de la mère, Please Take care of Mom6, qui a
remporté le succès commercial que l’on sait aux États-Unis. Par la suite, le soutien
à l’édition s’orientant toujours plus dans ce sens7, des débats enfiévrés allaient
s’engager entre spécialistes quant auquel des deux aspects privilégier. La littéra-
ture coréenne produite dans le contexte spécifique de la Corée porte inévitable-
ment les traces de son histoire, de sa société et de sa culture, et ces traces
pourront atteindre une certaine universalité qui les rendra accessibles à l’Autre en
les objectivant. En d’autres termes, le lectorat mondial et la littérature coréenne
peuvent tout aussi bien se rencontrer par le biais de la « particularité » que de
l’« universalité », voire d’une autre approche encore, et une œuvre ne saurait
s’engager exclusivement dans l’une de ces voies, son éventuelle traduction sup-
posant en outre une certaine distanciation par rapport à son identité nationale et
pouvant ainsi réduire le clivage avec le lectorat. Traduites dans de nombreuses
langues, les romans de Haruki Murakami fournissent une bonne illustration de ce
8 Lee Chang-rae (États-Unis), Anatoli Kim (Kazakhstan), Yu Miri (Japon), Kaneshiro Kazuki
(Japon), Caroline Hwang (États-Unis), Lee Yang-ji (Japon), Susan Choi (États-Unis) et Li Mirok
(Allemagne) pour ne citer que quelques-uns de ces auteurs dont les œuvres sont rédigées dans les
langues respectives incitent à une réflexion sur les notions de « littérature nationale » et de
« langue maternelle ».
Cet exemple démontre une fois de plus à quel point le champ qui s’ouvre à la
traduction des littératures de petite diffusion est subordonné aux conditions de
réception de ses productions par des cultures destinataires de plus grande enver-
gure, à savoir à la configuration du marché de l’édition visé, à l’existence
éventuelle de collections spécialisées, à la politique éditoriale des différentes
maisons et à la place occupée par les revues et périodiques littéraires. Cet accueil
subit notamment l’influence de la vision qui y prévaut de la culture émettrice et
de la place de sa langue, une même œuvre pouvant faire l’objet d’appropriations
différentes, voire contradictoires, en fonction des intérêts spécifiques de la sphère
intellectuelle réceptrice. Dans ces conditions, la présence d’importateurs spécia-
lisés sur le marché destinataire pourrait favoriser l’essor de la traduction littéraire
pour le pays émetteur.
sion, le LTI (Literature Translation Institute) coréen exige que les traducteurs
sollicitant une subvention d’aide à la traduction recourent à ce procédé. Celui-ci
présente l’avantage indéniable de mettre en œuvre les savoirs fondamentaux que
possède le sujet traduisant en vue d’un accès plus fiable au sens, par sa maîtrise
de la langue source et sa connaissance de la culture et de la tradition littéraire
auxquelles se rattache l’œuvre en question. Le sens apparent du texte littéraire,
qui prend le plus souvent valeur de métaphore, recouvre un faisceau de significa-
tions cachées, d’isotopies conférant toute sa portée à l’œuvre, seul le traducteur
ayant pour langue source de travail sa propre langue maternelle étant à même de
prendre la pleine mesure de cette épaisseur sémantique. En revanche, il ne pourra
éviter les écueils de sa restitution dans la langue d’arrivée en raison de sa maîtrise
inévitablement lacunaire de cette dernière, ce problème se posant d’autant plus
en traduction littéraire que l’écriture doit y être non seulement irréprochable,
mais d’une grande aisance propice à l’expression de l’inspiration. Dans le do-
maine langagier, la littérature constitue en effet un art et sa forme obéit donc à
des préoccupations esthétiques relevant de la notion de « littérarité » définie par
Roman Jakobson (1973). Cette dimension artistique résulte en grande partie de la
mise en œuvre des procédés formels de composition que sont l’organisation
judicieuse des rythmes et sonorités, mais aussi le recours à des figures de style
telles que la métaphore vive. Loin de se limiter à l’harmonie de l’expression, la
forme poétique est souvent en elle-même porteuse de sens, à tel point qu’elle fait
parfois prédominer le signifiant sur le signifié. Dès lors, les préoccupations du
traducteur littéraire porteront en premier lieu sur cet aspect fondamental pour
l’obtention d’un texte de qualité dans la langue cible, cet objectif relevant d’une
gageure s’il n’est pas locuteur natif de cette dernière, et ce, indépendamment des
compétences qu’il peut y avoir acquises, ce qui le cantonnera dans une transposi-
tion de la forme qui ne permettra pas à celle-ci de révéler toute sa valeur, sans
parler des maladresses ou des impropriétés de langage qui pourront heurter le
lectorat destinataire. Dans le cadre d’une cotraduction, le rôle du locuteur de la
langue cible consistera donc en premier lieu à veiller à la restitution de la qualité
poétique par les choix opérés et à la compatibilité de ceux-ci avec le dessein
général de l’œuvre, ce travail prenant la dimension d’une recréation de la forme.
Il butera ce faisant sur la difficulté de réaliser une parfaite adéquation entre cette
idée de départ et la forme qui en constitue l’expression, de par sa méconnaissance
de la langue source qui ne lui permet pas de juger que le texte produit respecte ou
non l’originalité de l’écriture, la cohésion interne et la prégnance de la création
d’origine, ou que l’un de ses énoncés possède un sens ponctuel qui le distingue
de celui d’ensemble : autant d’éléments d’appréciation qui lui sont inaccessibles,
car ne pouvant être apportés que par la confrontation de l’original à sa traduction
et par la connaissance du contexte intertextuel de cette création, notamment les
10 Ressortissante britannique et étudiante de coréen sept années durant, elle a traduit cette
œuvre sans aucune aide. Sa manière de procéder trop libre par rapport à l’original et en
conséquence peu fidèle à celui-ci allait faire couler beaucoup d’encre, tout autant que ses qualités
littéraires certaines et sa grande lisibilité dans la langue d’arrivée (Kim, 2018: 37).
ger sur les lectures que peut particulièrement rechercher le lectorat étranger sans
pour autant viser à répondre à la demande issue d’une culture centrale en se
plaçant dans une optique de conquête de marché. La notion de littérature mon-
diale reposant par nature sur le principe de l’échange et de la compréhension de
l’Autre, sa diffusion suppose un suivi de l’accueil qui lui est réservé dans les
différents pays où sont diffusées ses productions. Pour le lecteur étranger, celles-
ci pourront présenter des aspects inexistants dans sa littérature nationale, celle
qu’il découvre ainsi pouvant s’enrichir au contact de ses réactions ou critiques et
ce cercle vertueux s’avérant ainsi bénéfique de part et d’autre.
Aujourd’hui, le théâtre de la concurrence littéraire se situe à l’échelle interna-
tionale, chaque pays s’employant à y occuper une position de premier plan. Il ne
s’agit pas ici de rivalité entre des auteurs ou des œuvres donnés, mais bel et bien
d’une concurrence mondiale entre nations dans le secteur de la culture. Selon
Casanova (1999: 3–5), il ne s’agit cependant pas d’un phénomène récent, loin de là,
car la littérature a toujours fait l’objet de conflits et rivalités entre pays producteurs
revendiquant le caractère « universel » de leurs œuvres en vue de se constituer un
capital culturel. D’aucuns arguent ainsi que l’on ne peut que se résigner à cette
réalité et qu’il faut en conséquence se lancer résolument dans la compétition. Pour
une œuvre donnée, cette concurrence s’impose doublement en vue de survivre
dans l’écosystème culturel national et de se mesurer à la production d’autres
cultures tout aussi soucieuses de se pérenniser et d’être reconnues à l’étranger
(Jameson, 2008). Dès lors, la voie à suivre semble évidente s’agissant des questions
fondamentales qui se posent sur l’essence de la littérature : qu’est-ce que la
littérature nationale, pour quelle raison lisons-nous de la littérature, souhaitons-
nous posséder une littérature mondialisée ou faire partie de la littérature mon-
diale ? Dans le contexte actuel de mondialisation inexorable, quelle peut être la
valeur intrinsèque de la littérature ? La littérature mondiale ne doit-elle pas s’in-
scrire en faux contre les grandes contradictions de l’époque ? L’humanité n’a-t-elle
pas besoin d’une littérature qui l’aide à survivre dans de meilleures conditions,
atténue les clivages créés par la mondialisation et favorise le vivre ensemble ?
Une âpre concurrence internationale, une littérature peu avantagée par la
faible diffusion de sa langue et la recherche du succès commercial représentent
des facteurs parmi d’autres d’une réalité qui ne plaide pas en faveur d’une mise
en valeur de l’étrangeté d’une culture minoritaire. Dans ces conditions, l’une des
solutions s’offrant à la traduction de l’une des œuvres qui sont issues de celle-ci
pourrait consister à réaliser une traduction hybride où le texte proprement dit
s’accompagnerait d’une critique de grande qualité, de notes explicatives sur la vie
de l’auteur et de commentaires sur les particularités de son style, ces divers
éléments incitant à la réflexion le lecteur qui découvre cet écrivain et lui permet-
tant de mieux comprendre son œuvre. Ces différentes indications, qui prendraient
tantôt la forme de notes du traducteur, tantôt celle d’une préface ou d’une post-
face également rédigées par celui-ci, ne pourraient qu’inviter le lecteur à s’ouvrir
davantage à l’Autre et à de nouveaux horizons littéraires. De même qu’une œuvre
perdrait de sa valeur en raison de ses analogies de style ou de thématique avec
une autre déjà existante, une traduction littéraire réalisée de manière systéma-
tique en vue de satisfaire les goûts des lecteurs du pays destinataire ne pourrait
conserver l’originalité qui lui confère son appartenance à la littérature mondiale.
En dépit des limitations inhérentes à toute littérature minoritaire, il conviendra
d’entreprendre la traduction d’une plus grande variété d’œuvres, tout en mettant
en relief leur part intrinsèque d’étrangeté et en favorisant la compréhension et
l’échange à l’aide de commentaires et critiques portant sur ces traductions. En
d’autres termes, une approche fondée sur une coexistence mutuellement enri-
chissante par la rencontre de l’Autre dans le cadre de l’une des composantes,
aussi minoritaire soit-elle, de la littérature mondiale est préférable à une démar-
che axée sur l’exportation vers une culture centrale en vue de s’y implanter à tout
prix.
3 Conclusion
Le présent article s’est attaché à analyser les particularités que revêt la pratique
de la traduction littéraire lorsque les langues de travail source et cible sont
respectivement issues de cultures périphériques et centrales, en se fondant sur le
cas de la Corée, dont il examine la situation du point de vue des modalités du
choix des œuvres à traduire, de la disponibilité de locuteurs de langues étrangè-
res capables de traduire convenablement des textes littéraires coréens et des
méthodologies qu’ils adoptent ce faisant, ainsi que des facteurs socio-culturels
du contexte spécifique dans lequel se situent les œuvres traduites.
S’agissant d’une combinaison linguistique où la langue source ne jouit que
d’une faible diffusion du fait du statut minoritaire de sa culture, la traduction,
notamment littéraire, présente la particularité de recourir le plus souvent à un
binôme de traducteurs effectuant un travail commun parfois désigné par le terme
de cotraduction. En dépit des faiblesses qui lui sont inhérentes, comme le souli-
gne le présent article, ce procédé est appelé à perdurer jusqu’à ce qu’aient été
formés suffisamment de traducteurs étrangers locuteurs de la langue cible qui
possèdent des dispositions pour la traduction littéraire, mais avant tout une
excellente connaissance de la langue et de la culture source afin de bien appré-
hender l’œuvre sur le fond comme sur la forme. En ce qui concerne cette dernière
condition, la traduction citée en exemple du roman The Vegetarian révèle à quel
point des lacunes entraînant des erreurs de sens peuvent nuire au texte obtenu,
quelles qu’en soient par ailleurs ses qualités. Korneï Tchoukovski (1984: 20)
affirme ainsi à ce propos : « l’empreinte de la personnalité d’un auteur dans la
langue de ses œuvres est son style personnel et il lui est propre. Si nous modifions
ce style, nous le défigurons. Dans sa traduction, si le traducteur impose son
propre style, il transforme le portrait de cet auteur et en fait son propre auto-
portrait. »
Depuis que sont traduites des œuvres littéraires coréennes dans les principa-
les langues occidentales, soit quarante ans à peine, ce sont le plus souvent les
traducteurs qui portent leur choix sur ces textes avec l’approbation des organis-
mes chargés du soutien à l’édition et en s’attachant à mettre en lumière les traits
distinctifs de la culture du pays pour que ses productions originales occupent une
place à part entière dans la littérature mondiale. Selon Cho (2012: 518), cette
politique volontariste de mondialisation s’apparente d’une certaine manière à un
match de football où, pour remporter la victoire, que représente ici l’attribution
du Prix Nobel de littérature, il faut sans cesse passer le ballon au joueur le plus
talentueux dans l’espoir que soit marqué un but, c’est-à-dire faire éditer l’auteur
ou l’œuvre les plus susceptibles d’être récompensés. Si la promotion de la
littérature coréenne à l’étranger au moyen de sa traduction s’oriente dans le
même sens que ces rencontres sportives ayant pour objectif d’engranger des
points le plus rapidement possible, elle favorisera une démarche de traduction
caractérisée par une uniformisation des textes résultant d’une volonté de plaire
au lecteur et de s’implanter sur le marché de la culture centrale, et ce, au
détriment de leur qualité. Étant donné les rapports de force qu’entretiennent les
langues entre elles, il semble naturel que les plus faibles adoptent un comporte-
ment « défensif » face aux plus fortes (Cronin, 1995: 90). Toutefois, à supposer
que cette démarche d’acclimatation permette à des œuvres traduites d’une langue
minoritaire de faire leur entrée dans la littérature mondiale, elle ne fera par là
même que renforcer et perpétuer une hégémonie fondée sur une universalité qui
repose sur des critères occidentaux, sans fournir un apport propre à cette étran-
geté qui participe de la valeur littéraire. Dès lors, il convient de s’interroger sur
l’opportunité de ranger dans cette « littérature mondiale » des œuvres ainsi
dépourvues d’hybridité, tout comme des traductions contribuant à une standardi-
sation de la littérature par l’élimination de ses éléments d’étrangeté. La « mondia-
lisation de la littérature » peut-elle se résumer à une concurrence visant à l’hégé-
monie culturelle ? La valeur de la littérature issue d’une culture donnée ne tient-
elle pas à la part de nouveauté et de diversité enrichissantes qu’elle renferme ? Si
la traduction d’œuvres littéraires issues d’une culture minoritaire subit nécessai-
rement les contraintes découlant de la situation de celle-ci, elle se doit de
dépasser son besoin obsessionnel de reconnaissance et de consécration pour
s’enhardir à suivre une démarche visant à valoriser la littérarité et la singularité
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