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Apprendre

a philosopher avec
,

Arendt

Guillaume de Vaulx
professeur agrégé de philosophie
enseignant au Lycée français du Caire
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ISBN 978-2-7298-7712-5
© Ellipses Édition Marketing S.A., 2013
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
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Table des matières

Introduction........................................................7
Bio-bibliographie............................................... 11
Le monde initial et les traditions de pensée d’Arendt.. 12
Le traumatisme. La destruction du monde................ 17
Remarque critique sur la valeur
de la pensée d’Arendt......................................... 21
La réconciliation comme engagement
dans le monde.................................................. 24
L’interprète de son temps...................................... 27
Première partie. La destruction du monde ancien.
Analyse du totalitarisme
Fiche 1.
L’événement que constitue le système totalitaire........32
Le système totalitaire........................................... 36
La mobilisation des masses.................................. 37
Le mouvement totalitaire....................................... 39
L’ennemi objectif et les fabriques de la mort............. 41
Totalitarisme et autoritarisme................................. 42
Texte. Extermination et superfluité des hommes......... 45
Fiche 2
Les origines modernes du totalitarisme................... 51
Origine idéologique (1) : du « tout est permis » au « tout
est possible »..................................................... 52
Origine idéologique (2) : l’antisémitisme................. 54
Origine économique : l’expansion impérialiste......... 58
Origine politique : le dépérissement de l’État-nation.. 58
Texte. L’expansion, idée centrale de la modernité..... 63

3
Deuxième partie.
La tendance profonde à l’aliénation au monde
Fiche 3
L’aliénation au monde.........................................70
De l’aliénation à son pays…................................ 71
Qu’est-ce que le monde ?.................................... 74
… à l’aliénation au monde.................................. 78
L’émigration intellectuelle...................................... 80
La perte du monde commun................................. 81
Texte. Le paradigme de la fuite de la Terre.............. 84
Fiche 4
Le renfermement en soi : l’animal laborans..............89
L’activité laborieuse............................................. 90
Production du consommable................................. 92
L’asservissement à la nécessité.............................. 94
L’animal laborans............................................... 95
La politique de l’animal laborans........................... 97
La rédemption du travail...................................... 98
Texte. La société de consommation........................ 99
Troisième partie.
L’habitation du monde
Fiche 5
L’édification du monde : l’Homo faber................. 108
L’instrument et l’édification du monde................... 108
Une morale du producteur..................................110
L’instrumentalité, logique de l’Homo faber.............. 113
Texte. Le sens des œuvres...................................115
Au-delà du bien de consommation et de l’outil de travail,
l’œuvre immortelle.............................................118
La futilité des actions humaines............................ 120
L’œuvre d’art, lieu de la tradition......................... 122

4
Fiche 6
L’apparition de l’homme dans le monde :
la vita activa................................................... 123
L’action et la liberté humaine...............................123
L’action et la parole.......................................... 127
Action et monde commun.................................. 130
Action et natalité.............................................. 132
Action et contemplation..................................... 133
Texte. La puissance politique
contre la force tyrannique....................... 135
Quatrième partie. La restauration du monde commun.
Révolutions politiques et révolution de la politique
Fiche 7
« La pluralité est la loi de la terre »...................... 144
Totalitarisme et genre humain.............................. 146
Critique juridique des droits de l’homme............... 149
Critique de l’uniformisation humaine......................151
La pluri-humanité.............................................. 152
L’alternative juridique : égalité ou privilège............ 155
Texte. Pour une humanité différenciée................... 157
Fiche 8
L’autorité politique............................................ 162
Qu’est-ce que l’autorité ?................................... 162
La critique de la souveraineté............................. 166
La trinité romaine.............................................. 169
Le dépassement de la souveraineté  : autorité
ou responsabilité ?........................................... 171
Texte. Le gouvernement autoritaire........................174

5
Fiche 9
La renaissance à la politique.
Révolution et conseils........................................ 179
La natalité....................................................... 180
Révolution, sens antique et sens moderne.............. 183
Les deux paradigmes........................................ 187
Révolution et restauration de la politique............... 189
La fondation.................................................... 192
L’action permanente : les conseils populaires......... 193
Texte. Système des partis et système des conseils... 195
Cinquième partie. L’action de l’intellectuel :
l’interprétation des évènements
Fiche 10
Méditations sur le cas Eichmann.........................202
Rapport sur la banalité du mal............................ 206
La légitimité du procès de Jérusalem......................214
Les coopérations avec Eichmann..........................218
Texte. Les négationnismes...................................219
Lexique.......................................................... 223

6
Introduction

J’ai commencé si tard, à peine il y a quelques années


à aimer vraiment le monde. Par gratitude, je voudrais
appeler mon livre de théorie politique « amor mundi ».

C’est là ce qu’écrivait Hannah Arendt à Karl


Jaspers dans une lettre datée du 6 août 1955, soit à
l’époque de l’écriture de la Condition de l’homme
moderne, projet présenté donc sous l’hospice d’une
louange du monde. Notons que le chant d’allégresse
que lance Arendt fait écho à l’amor dei d’Augustin et
à l’amor fati de Nietzsche. De ces trois cris d’amour,
le premier est à gloire de Dieu, le deuxième à la
gloire de la vie dans toute la fatalité qu’elle contient
et le troisième à la gloire du monde, que leur infinie
grandeur soit exaltée ! Ils sont lancés par les trois
penseurs pour signifier une réconciliation à chaque
fois biographique et intellectuelle. Quand il lance
« Amor dei ! », Augustin, longtemps manichéen, salut
sa réconciliation avec le Dieu unique : « Deux amours
ont bâti deux cités : celle de la terre par l’amour de
soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour
de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’une se glorifie en
elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une en effet

7
demande sa gloire aux hommes ; l’autre tire sa plus
grande gloire de Dieu, témoin de sa conscience […].
L’une, dans ses puissants, chérit sa propre force ; l’autre
dit à son Dieu : “Je t’aimerai, Seigneur, toi ma force1”. »
Telle est la grande alternative face à laquelle on est
confronté en lisant Augustin. Arendt qui lui consacra
sa thèse de doctorat opta résolument en faveur du
monde, c’est-à-dire de la terre et des hommes.
Nietzsche, lui qui fut éduqué par un Schopenhauer
définitivement divorcé d’avec l’existence identifiée
à la souffrance, fit personnellement l’expérience de
cette souffrance dans la maladie. Il salue pourtant au
cœur de l’épreuve sa réconciliation avec la vie : « Je
vis encore, je pense encore : il me faut encore vivre,
car il me faut encore penser. […] Je veux apprendre de
plus en plus à considérer la nécessité dans les choses
comme le Beau en soi : – ainsi je serai l’un de ceux
qui embellissent les choses. Amor fati : que ceci soit
désormais mon amour !2 » Arendt enfin, que l’his-
toire a rendu « worldless », que les bouleversements
politiques ont privé du monde dans lequel elle était
née, annonce donc en août 1955 ses retrouvailles
avec le monde. Contre l’enfermement nietzschéen
dans la vie et la perspective individuelle en deçà de
l’ouverture au monde que cela implique et contre
la fuite augustinienne vers la cité de Dieu, dans un
au-delà céleste, Arendt réaffirme un attachement
au monde qui n’avait en son temps plus rien d’une

1. Cité de Dieu. (XIV, 28). Voir aussi pour sa conversion du


manichéisme au christianisme, Confessions, III,10.
2. Gai savoir, § 276.

8
évidence. Face à l’alternative Augustin/Nietzsche, la
vie céleste sublime mais incertaine / la vie terrestre
immédiate mais absurde, Arendt invente une voie
nouvelle, celle qui révoque la transcendance et la vie
pour ne se soucier que du monde.
On peut suivre quasiment au jour le jour les étapes
de cette réconciliation chez Arendt. Quand elle écrit en
août à Jaspers : « J’ai commencé si tard à aimer vraiment
le monde », on peut la croire puisque son Journal de
pensée contient au mois de mars de la même année la
remarque suivante : « Amor mundi – pourquoi est-il
si difficile d’aimer le monde ? » Il faut alors se donner
une représentation quasi médicale de la situation,
considérer Arendt en patiente luttant contre une
maladie existentielle causée par la destruction de
l’Allemagne de sa jeunesse, s’efforçant d’apaiser son
mal par le travail continuel de la raison sans voir
encore d’amélioration à son mal-être au monde et
traversant alors une période de doute. Mais voilà
qu’en juillet 1955 elle écrit enfin : « Amor mundi :
traite du monde qui se forme comme espace-temps dès
lors que les hommes sont au pluriel – non pas avec les
autres, non pas les uns-près-des-autres, la pluralité
suffit ! (le pur entre-deux). » Comme un eurêka,
« la pluralité suffit ! » surgit en cri de libération : la
solution pour refaire monde est trouvée. C’est dans la
politique, grande criminelle du siècle, destructrice du
monde européen, qu’elle découvre paradoxalement
sa rédemption.

9
Arendt a dû réapprendre à aimer le monde, parce
que le monde qu’elle connaissait fut soudainement
détruit en 1933. La première étape de la rééducation
à l’amour du monde fut de comprendre ce qu’était
le monde, puisque celui-ci avait disparu. Il fallut
donc reconstituer mentalement, non pas le monde
particulier qu’était l’Allemagne des années 1920,
problème des historiens et romanciers, mais repenser
philosophiquement les conditions de possibilité qu’est
l’être-au-monde. Ce sera là le cœur de la production
philosophique d’Arendt : penser et défendre l’activité
humaine de production d’un monde commun.

10
Bio-bibliographie

Hannah Arendt a tenu régulièrement entre 1950


et 1973 un « journal de pensée », cahier intime dans
lequel elle conservait pour elle-même la trace de
ses réflexions quotidiennes. Pourtant on n’y trouve
aucune information personnelle, l’expression d’aucun
sentiment intime. De ses voyages en Europe, des
retrouvailles avec ses amis, avec son prestigieux
amant, Martin Heidegger, de la mort de ses proches,
on n’apprend rien. Car ce qui vaut dans la vie d’un
penseur, ce sont les pensées que cette vie permet de
faire éclore. Faire la biographie, même succincte,
d’Hannah Arendt suppose de la faire telle qu’elle
se racontait elle-même : une pensée jaillie du siècle
dans lequel l’Histoire l’a précipitée. D’ailleurs,
quand Arendt a elle-même écrit sur la vie des autres
(biographie de Rahel Varnhagen, notices sur Lessing,
Jaspers, Brecht, etc.), elle raconte l’engagement d’une
pensée, pas d’un individu privé. Faire la biographie
d’Hannah Arendt, aussi brève soit-elle, ne la raconte
vraiment que si on suit ces convictions et qu’on
raconte le développement de sa pensée.

11
Le monde initial et les traditions de pensée d’Arendt

Arendt est née en 1906 dans une famille juive


du nord de l’Allemagne (vivant entre Hanovre et
Kœnigsberg), elle poursuit brillamment une formation
humaniste classique qui lui apporte la tradition
gréco-romaine, référence constante de ses concep-
tions politiques.

Le modèle civilisateur antique

Aussi, Arendt décrira l’époque moderne comme


l’âge de l’aliénation au monde, en regard de l’anti-
quité gréco-romaine érigé en âge de l’amour et du
souci du monde. La distinction historique Antiquité/
Modernité est en réalité une distinction conceptuelle
entre amour du monde et aliénation au monde. C’est
tout autant Rome qu’Athènes qui sert de paradigme
civilisateur, en raison sûrement de l’importance qu’y
a la vita activa par rapport à la vita contemplativa
grecque, mais aussi parce qu’au niveau politique,
si l’État-nation prend modèle sur la cité grecque, à
partir du moment où Arendt considère ce régime
révolu, elle doit chercher son modèle dans un régime
qui n’est pas fondé sur une identité nationale, elle
le trouvera dans la loi commune de la République
romaine.
L’histoire pré-chrétienne détient pour Arendt une
vérité fondamentale : « La grandeur était aisément
reconnaissable comme ce qui de soi aspirait à l’immor-

12
talité1 », c’est-à-dire à la postérité car, alors que l’exis-
tence individuelle est fugitive, le monde possède une
certaine permanence. Aussi croyait-on les devins
quand ils déclaraient que « Rome est éternelle ». Dans
l’Antiquité, la principale espérance d’immortalité ne
peut être que la renommée, la continuité du souvenir
individuel dans le monde. La politique devient alors
le lieu des exploits mémorables et l’histoire leur
récit2. Elle est même portée au rang d’activité sacrée :
« L’activité religieuse et l’activité politique pouvaient
être considérées comme presque identiques3. » Cela
n’est plus possible avec le christianisme : « Selon les
enseignements chrétiens, la relation entre la vie et le
monde est l’exacte opposée de l’antiquité grecque et
latine : dans le christianisme ni le monde ni le cycle
éternel de la vie ne sont immortels, mais seulement
l’individu vivant singulier. » En posant le dogme de la
création ex nihilo, donc de la contingence du monde,
et celui la vie éternelle de l’individu, le christia-
nisme inverse la distinction jusque-là évidente de la
durabilité du monde et de la contingence individuelle.
La conséquence est alors une profonde « aliénation
au monde » : la destinée humaine dépassant son
enfermement dans le monde, l’homme s’en considère
alors étranger (voir fiche 3).

1. Crise de la culture (désormais CC), Paris, Gallimard, 1972.


« Le concept d’histoire », p. 72.
2. Ibid. p. 97.
3. CC, « Qu’est-ce que l’autorité ? », p. 160.

13
Enfin, Arendt considérant toujours la religion dans
sa dimension politique, elle comprend la grandeur
du polythéisme antique : « L’omnipotence n’est donc
jamais un attribut divin dans le polythéisme, quelle
que soit la supériorité de la force des dieux sur celle
des hommes. Inversement l’aspiration à l’omnipotence
implique toujours – à part son hubris utopique – la
destruction de la pluralité1. » Le polythéisme est la
garantie spirituelle de la pluralité politique, c’est la
pluralité élevée au rang du sacré.

Formation philosophique

Car une fois son abitur obtenue en candidate


libre (elle avait été expulsée de son lycée pour avoir
organisé le boycott du cours d’un professeur), Arendt
rejoint l’université de Marbourg où, dès 1925, elle suit
l’enseignement de Martin Heidegger, en gestation
de son chef-d’œuvre Être et Temps. Elle part encore
écouter Edmund Husserl à Fribourg avant de se
rendre à Heidelberg pour son doctorat sous la tutelle
de Karl Jaspers. Il s’agit là des trois grandes figures de
la phénoménologie et de l’existentialisme allemands,
héritiers vivifiants de la tradition philosophique à
laquelle Arendt se montrera toujours attachée.

Heidegger

Jusqu’à son dernier ouvrage, La Vie de l’esprit,


la lecture d’Arendt manifeste de façon frappante
sa réappropriation de la pensée du maître. Il n’est

1. CHM, p. 262.

14
pas étonnant que la rencontre ait donné lieu à une
relation intime qui fut pour Heidegger « la grande
passion de sa vie ». Car, Arendt a su immédia-
tement intégrer l’optique nouvelle que Heidegger
propose à la réflexion. Pour prendre un exemple,
la grande révolution morale que propose Arendt
avec l’amor mundi prend ses sources dans la pensée
d’Heidegger qui conjointement à elle écrit cette
conférence « Bâtir, habiter, penser ». Il y écrit ainsi :
« C’est seulement quand nous pouvons habiter que
nous pouvons construire. Si nous nous référons à la
maison paysanne de la Forêt-Noire, nous ne voulons
aucunement dire qu’il nous faille, et que l’on puisse,
revenir à la construction de ces maisons, mais l’exemple
montre d’une façon concrète, à propos d’un “habiter”
qui a été, comment il savait construire1 ». Le rapport
au monde sur le mode de l’habitation détermine une
édification du monde. C’est parce qu’on se destine à
l’habiter qu’on aménage le monde, qu’on le civilise.
C’est justement la perte de ce rapport d’habitation,
dans la fuite vers un au-delà ou dans le sentiment de
« superfluité », d’être exclus du monde, qui détermine
un autre rapport au monde : on le pense sur le mode
de l’exploitation ou, lorsqu’il s’agit simplement de
survivre, de la seule nécessité : on entrepose, on se
case, on n’habite pas.

1. Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard,


1958, « Bâtir, habiter, penser », p. 192.

15
Arendt rattrapée par son judaïsme

Ce n’est qu’en 1926, alors qu’elle commence


son doctorat portant sur Le concept d’amour chez
Augustin, qu’Arendt renoue avec la tradition juive à
laquelle le fait arbitraire de sa naissance l’attachait.
Elle rencontre Kurt Blumenfeld, président de l’Union
sioniste d’Allemagne qui l’initie à la politique juive.
C’est donc en même temps dans l’histoire et dans la
politique que son identité juive la précipite. Le nazisme
opère alors sa montée irrésistible. Pendant la période
qui mène à l’accession d’Hitler au pouvoir, Arendt
se consacre à l’écriture d’une biographie de Rahel
Varnhagen, juive lettrée de Prusse qui chercha à
s’imposer intellectuellement dans la société littéraire
du début du XIXe tout en concevant son identité juive
comme un fardeau avant de consentir, sur son lit de
mort, à cette particularité comme à une bénédiction :
« Ce qui fut pour moi, si longtemps, dans ma vie, la
honte extrême, la souffrance et le malheur les plus
amers : être née juive – désormais, je ne voudrais pour
rien au monde y renoncer. » Arendt qui en avait fait
« son amie intime bien qu’elle en fût séparée de plus d’un
siècle » opéra cette même conversion intellectuelle.
Plongée jusqu’alors dans l’universel abstrait de la
philosophie, elle se retrouve, à cause des remous de
l’histoire rattrapée par sa particularité identitaire et
poussée à s’engager dans la cause politique du sionisme.
En 1933, ces remous deviennent ébranlements de
l’histoire : Hitler devient chancelier, Arendt, comme
tous les intellectuels juifs, doit fuir.

16
Le traumatisme. La destruction du monde

Élève de deux penseurs de l’identité allemande,


Heidegger et Jaspers, le premier en particulier insistant
sur l’ancrage de la pensée dans un sol, au sens à la fois
au sens d’une terre et d’une langue, l’exil constitue pour
Arendt un traumatisme à méditer, c’est à la fois un
déracinement et le signe qu’un monde a été détruit.
Elle émigre d’abord à Paris qui est encore son
monde, sa mère enseignait le français, et y intègre une
association juive d’aide aux réfugiés et à leur émigration
en Palestine. Mais après l’invasion allemande de
mai 1940, elle est à nouveau contrainte à fuir, quittant
définitivement le monde ancien pour les États-Unis
en mai 1941. Elle y reste apatride, démunie de sa
tradition effacée par le nazisme, et sans la terre de ses
pères détruite par la guerre. Ce n’est pas seulement la
patrie (terre d’héritage) qui constitue pour l’apatride
un manque cruel mais surtout la cité (lieu politique,
lieu du droit). Ce statut constituera pour Arendt un
objet constant de méditation, depuis son existence
politique qui met en échec le modèle de l’État-nation,
jusqu’à son sens philosophique, puisque dans La Vie
de l’esprit elle en fera le statut des philosophes. Elle
concevra d’ailleurs sa pensée toujours apatride, disant
d’elle-même « I don’t fit » (« je ne conviens à aucune
catégorie »). Arendt consacre ces années d’après-guerre
à l’écriture urgente des Origines du totalitarisme dont
elle termine le manuscrit en 1949 et dont les trois
tomes sont publiés en 1951. Elle qui, comme elle l’écrit
de la révolutionnaire Rosa Luxemburg, « aurait pu

17
s’enterrer dans la botanique et la zoologie, ou l’histoire
et l’économie ou encore dans les mathématiques, si les
circonstances du monde n’avaient offensé son sens de
la justice et de la liberté1 », se retrouve plongée dans
l’interprétation urgente du présent. L’ouvrage constitue
la première tentative pour comprendre cette forme
historique qui apparaît simultanément en Allemagne
et en URSS et qui est rapidement nommée totalita-
risme. « C’était, de toute façon, la première fois qu’il
était possible d’articuler et d’élaborer les questions en
compagnie desquelles ma génération avait été forcée de
vivre pour la meilleure part de sa vie adulte : Qu’est-ce
qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment
cela a-t-il été possible ? En effet, de la défaite allemande,
qui laissait derrière elle un pays en ruine et une nation
qui avait le sentiment d’en être arrivée au point zéro de
son histoire, avaient émergé, virtuellement intactes, des
montagnes de papier, une surabondance de matériel
documentaire2. » Un monde est détruit mais un nouvel
objet politique requiert d’être pensé.

La trilogie sur le totalitarisme

Cet ouvrage est déterminé par la nécessité de


comprendre ce phénomène politique inédit qu’est
le totalitarisme. Comment les régimes hitlérien
et stalinien peuvent-ils constituer des évènements
extraordinaires sans pour autant être étrangers à

1. Vies politiques (désormais VP), « Rosa Luxembourg – 1871-


1919 ». Nous référons à la pagination de l’édition originale,
Men in Dark Times, New York, Harvest Book, 1993, p. 38.
2. Le système totalitaire (désormais ST), Paris, Seuil, 1972, p. 7.

18
l’histoire politique européenne ? Étudier les origines
du totalitarisme, c’est pour Arendt comprendre que
ce sont des tendances « normales » de la politique
moderne (antisémitisme, colonialisme, fin de l’État-
nation, bureaucratie, phénomène de l’apatride) qui
se sont cristallisées pour produire l’anormal. Cela
signifie qu’on ne peut ramener le totalitarisme à une
forme extrême de tyrannie opposée à la démocratie
parlementaire, comme le voudrait l’interprétation
libérale1, mais que c’est cette même démocratie
parlementaire, ce même modèle fondé sur la souve-
raineté populaire qui a manifesté ces limites les plus
problématiques. Il faut alors comprendre que les
régimes totalitaires resteront des « tentations fortes
qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de
soulager la misère politique, sociale et économique
d’une manière qui soit digne de l’homme2 » et dont
on ne s’écartera qu’en révolutionnant le modèle
politique de la souveraineté.
Le premier tome porte sur « l’antisémitisme » et y
analyse les causes dans le contexte des États-nations
assimilateurs qui ont pu faire des juifs une population
superflue à éliminer, en particulier l’édification d’un
archétype et la réussite économique de certains.
Le deuxième tome porte sur « l’impérialisme »
colonial et continental (pangermanisme, pansla-
visme). Le premier doit être distingué des empires

1. Voir par exemple Raymond Aron et l’ouvrage emblématique de


la confusion entre totalitarisme et autoritarisme : Démocratie
et totalitarisme.
2. Ibid, p. 202.

19
traditionnels. L’impérialisme ne pouvait émerger
que dans un cadre déterminé d’une part par le
capitalisme et d’autre part par le régime de l’État-
nation. L’expansion coloniale ne vise rien d’autre que
l’expansion, elle reproduit et sert en cela le mouvement
d’accumulation des richesses qui caractérise le capita-
lisme, et se différencie radicalement de la conquête
qui intègre les territoires conquis à la civilisation,
et déterminé d’autre part par la structure de l’État-
nation qui interdit l’élargissement de la loi à tous et
oblige à la rupture entre la métropole et la colonie,
les droits des citoyens et le code indigène. Quant
à l’impérialisme continental, il marque la crise de
l’État-nation : l’unité d’un peuple n’est plus « le désir
de vivre ensemble » (E. Renan) mais émerge un
« nationalisme tribal » fondé sur l’identité de race.
Cela produit le problème politique des apatrides
privés de leurs droits politiques, population non
nationale devenue donc superflue.
Le troisième tome porte sur « le système totali-
taire » lui-même. Il se caractérise par l’exploitation
politique des masses (multitude dénuée de tout
intérêt de classe) mises au service d’un mouvement
(et non d’un parti) visant non à la gestion de la cité
mais, délaissant toute autorité et toute hiérarchie
au profit de la volonté toute-puissante d’un chef,
perversion radicale du principe de souveraineté
propre à la démocratie représentative et non forme
extrême d’autoritarisme.

20
Remarque critique sur la valeur de la pensée d’Arendt

Ni philosophe, ni historienne

Dans son entretien avec Günther Gaus en 1960,


Arendt déclare : « Je n’appartiens pas au cercle des
philosophes. Mon métier, c’est la théorie politique.
Il y a déjà longtemps que j’ai définitivement pris
congé de la philosophie. » Elle n’élaborerait pas des
concepts universels, mais tâcherait simplement de
décrire des formes politiques historiquement déter-
minées. Elle répond ainsi à une critique qui, à juste
titre, lui demandait ce qu’étaient ces concepts qui ne
valent que pour des exceptions. Ainsi, qu’est-ce que
le totalitarisme qui ne parle que de deux situations
politiques précises : l’Allemagne hitlérienne et la
Russie stalinienne ? Le fait que le nazi Adolf Eichmann
soit psychologiquement d’un caractère lisse suffit-il
à conclure métaphysiquement à la banalité du mal ?
C’est pourquoi elle répond qu’il ne s’agit pas pour
elle de présenter un concept universel, valable de
tout temps, mais de parler d’une situation historique
déterminée. Ainsi, le totalitarisme ne serait pas une
forme de gouvernement cohérente logiquement, mais
une monstruosité historique dont il s’agit simplement
d’en décrire les traits majeurs constatés dans le nazisme
et le stalinisme. Pourtant d’un autre côté, elle se défend
de ne jamais construire de théorie politique1 et son
rapport à l’histoire est problématique pour deux raisons.

1. Condition de l’homme moderne (désormais CHM), Paris,


Calmann-Lévy, 1983, p. 38.

21
D’une part, elle forme des distinctions franches entre
les époques qui fait de chacune davantage une idée
qu’une réalité historique. Ainsi, elle distingue l’empire
antique et l’empire moderne en affirmant une différence
d’essence : le premier est un empire de conquête, il
vise à étendre la civilisation, à en repousser les bornes
(limes), Rome créant ainsi partout de petites Rome ; le
second est un empire colonial dans lequel les colonies
sont bien distinctes de la métropole et régies par des
lois propres, introduisant une distinction juridique
entre le colonisateur et l’indigène. Si conceptuellement
la distinction est claire, historiquement la réalité est
peut-être plus confuse : d’un côté, l’empire romain
ne confondait pas romains et étrangers, de l’autre,
l’empire colonial français prenait modèle sur celui-ci
et parlait bien du devoir de l’homme blanc de civiliser.
Les notions développées sont-elles alors des concepts
universaux ou des noms désignant des formes histo-
riques particulières ? On ne sait plus.
D’autre part, Arendt affirme décrire les évènements
qui « dominent le seuil de l’époque moderne et en
fixent le caractère1 ». Pourtant, ce caractère marqué
par l’aliénation au monde, le sentiment et le compor-
tement des hommes comme s’ils étaient étrangers
par rapport à la Terre, elle le trouve tout autant dans
l’événement de la conquête spatiale que dans l’idéa-
lisme platonicien ou la croyance chrétienne en une vie
éternelle. Quand commence alors la modernité si l’on
retrouve les traits de son caractère dès l’Antiquité ?

1. Ibid., p. 315.

22
On pourrait répondre que les traits épars ne font pas
le caractère, ainsi les « origines du totalitarisme » ne
font pas encore le totalitarisme. Mais alors, qu’est-ce
qui réalise les tendances en réalité nouvelle ? Qu’est-ce
qui saisit les traits de l’histoire en faciès figé ? Arendt
répondrait que c’est l’événement. On le conçoit pour
le totalitarisme, on le conçoit aussi pour la révolution
qui constitue chez Arendt un concept politique propre
à la modernité et né de l’indépendance américaine
et du renversement français de la monarchie. De
même, tous les concepts arendtiens sont des tendances
profondes de la condition humaine qui envahissent
la scène historique à l’occasion d’un événement :
c’est la superfluité humaine à l’occasion du nazisme,
l’aliénation au monde à l’occasion de la révolution
galiléenne, la culture de masse à l’occasion de la
nouvelle pédagogie, etc.

Une rééducatrice et une moraliste

Le style d’Arendt mélange concepts philosophiques


tirés d’Aristote, de Marx, de Weber, d’Heidegger,
érudition historique piochée majoritairement dans
l’Antiquité et interprétation originale d’évènements
contemporains. C’est qu’elle se propose « de recon-
sidérer la condition humaine du point de vue de nos
expériences et de nos craintes les plus récentes1 ».
Ainsi, son souci central qui est celui de l’atta-
chement au monde considéré comme espace commun
de manifestation de la liberté humaine est certes

1. Ibid., p. 38.

23
universel, puisque le renfermement sur le privé ou
le détachement du monde ont des formes sociales et
religieuses anciennes, mais il est surtout caractéris-
tique de l’époque. C’est le xxe siècle qui est concerné
au plus haut point. Après le traumatisme de la seconde
guerre mondiale qui a vu l’Allemagne détruire son
monde, qui a vu l’utilisation de la technique pour les
fins les plus destructrices (les fabriques de cadavres
que furent les camps d’extermination, la bombe
atomique potentiellement destructrice de l’humanité),
qui a asservi la politique à la réalisation idéologique la
plus violente, il faut réapprendre à aimer le monde et à
jeter les bases d’une activité humaine saine. Comment
redonner sens à l’activité technique après Auschwitz
et Hiroshima ? Comment faire confiance à la politique
après le NSDAP et le IIIe Reich ? Réapprendre à agir,
c’est là la tâche à laquelle se livre Arendt. En cela, elle
est une rééducatrice. Et c’est parce qu’elle revient aux
bases de l’activité humaine que sa pensée est univer-
selle. Elle interroge les activités pour leur redonner
sens, elle redistribue les valeurs du travail, de l’œuvre
technique et artistique, de l’action politique. En cela,
elle est une moraliste.

La réconciliation comme engagement


dans le monde

Comme souvent, ce que dit Arendt des autres


auteurs peut se dire encore d’elle. Ainsi, quand dans
« la tradition et l’âge moderne », elle dit de Marx qu’il
renverse la prévalence de la vita contemplativa sur

24
la vita activa, qu’il cherche à rétablir le monde de la
liberté détruit par la nécessité économique, Arendt
parle d’elle-même : une fois le deuil fait du monde
ancien, elle cherche à rétablir le monde de la liberté
détruit par la politique totalitaire et l’affolement du
progrès technique.
Elle obtient la nationalité américaine en 1951,
ce qui signifie pour elle l’attachement à une terre
et l’intégration d’une communauté politique, bref
la possibilité de reformer un monde commun. On
peut se représenter l’étonnement, et même l’indi-
gnation philosophique qu’impliqua pour Arendt
l’intégration du Nouveau Monde grâce au témoignage
exactement contemporain de Lévi-Strauss. « Pour les
villes européennes, le passage des siècles constitue une
promotion ; pour les Américaines, celui des années
est une déchéance. Car elles ne sont pas seulement
fraîchement construites pour se renouveler avec la
même rapidité qu’elles furent bâties, c’est-à-dire mal.
[…] Ce ne sont pas des villes neuves contrastant avec
des villes anciennes ; mais des villes à cycle d’évolution
très court, comparées à des villes à cycle lent. Certaines
cités d’Europe s’endorment doucement dans la mort ;
celles du Nouveau Monde vivent fiévreusement dans
une maladie chronique ; perpétuellement jeunes, elles
ne sont pourtant jamais saines1. » Lévi-Strauss visita
New York en 1941, soit l’année où Arendt débarqua
à Ellis Island. Le spectacle qu’il décrit est donc
exactement celui auquel l’œil aussi neuf et critique

1. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Terre Sauvage, Paris,


1963, p. 106-7.

25
d’Arendt fut confronté et qu’on retrouvera dans sa
critique de l’animal laborans comme réduction de
l’œuvre immortelle au cycle du travail vital.
On trouve dans la description de Lévi-Strauss tous
les éléments de la distinction arendtienne entre le
monde immortel dont les éléments se perdent dans
les limbes du passé et qui survivent aux mortels et
la société de consommation où tout est réduit au
cycle biologique. Le constat établi au détour d’une
page par l’ethnologue de « l’absurdité des rapports
que l’homme accepte d’entretenir avec le monde, ou
plutôt qui lui sont de façon croissante imposés1 » forme
l’objet fondamental de méditation que la philosophe
développe dans ce qu’elle appelle son ouvrage de
théorie politique, en réalité un système classant et
évaluant les activités humaines.
Elle voulait l’intituler Amor mundi mais il parut
finalement en 1958 sous le titre The Human Condition.
L’édition allemande prend, elle, le titre de Vita activa.
La Condition de l’homme moderne traite en effet
non de la vie contemplative, de la pensée, mais des
activités humaines, de « ce que nous faisons ». Il s’agit
de retrouver le sens de nos activités et de réapprendre
ainsi à aimer le monde, ou plutôt à aimer faire monde
et aimer apparaître dans le monde. Arendt distingue
trois catégories d’activités : le travail, l’œuvre et
l’action. Le travail est l’activité de production du
nécessaire, ce par quoi on gagne sa vie et qu’on
consomme ; l’œuvre est l’activité qui produit des

1. Ibid. p. 142.

26
objets d’usage qui forment les éléments du monde
dans lequel nous vivons et qu’on utilise ; l’action est
ce qui nous met en relation avec les autres hommes et
dans laquelle on exprime sa liberté. Le travail est une
condition de la survie, l’œuvre une condition pour
que l’action politique puisse s’épanouir, elle qui est la
manifestation de la vie proprement humaine. Or, le
problème surgit du fait que chacune de ces activités
élabore en même temps ses propres valeurs : le travail
fait du vital, du nécessaire, la seule valeur sérieuse
et la technique juge toute chose en fonction de son
utilité. S’ensuit un renversement des valeurs pratiques
qui aliène l’homme à sa condition. L’ouvrage vise
donc à redresser les valeurs de « ce que nous faisons »
qui consiste selon elle à élaborer le monde commun
(fonction de l’œuvre), à le conserver (fonction du
travail) et à l’habiter (fonction de l’action).

L’interprète de son temps

Professeur sans attache, Arendt enseigne dans


différentes universités américaines (Indiana, Berkeley,
Aberdeen) et reprend contact avec l’Europe. Son
œuvre s’attache désormais à des « exercices de pensée
politique », essais d’interprétation des évènements du
monde contemporain, dont sort le recueil Between
Past and Future en 1961 (traduit en 1972 sous le
titre La Crise de la culture). Le plus important de
ses exercices de pensée a lieu cette même année
quand elle obtient par le quotidien The New Yorker
d’être envoyée comme correspondante à Jérusalem

27
pour suivre le procès d’Adolf Eichmann. D’avril à
décembre 1961, Arendt suit le procès du spécialiste
de la question juive. Elle en tire l’ouvrage Eichmann
à Jérusalem. Contrairement aux autres observateurs,
elle se concentre sur l’accusé, soucieuse d’une part du
fait qu’un homme ait pu participer à une entreprise
si diabolique, et d’autre part de la légitimité d’un tel
procès par un État qui n’existait pas à l’époque des
faits. Elle doit alors affronter de lourdes critiques de
la part des mouvements sionistes aux États-Unis.
Occupée par la réponse aux polémiques engagées
contre Eichmann à Jérusalem, réponses vaines pour
une polémique n’étudiant rien du contenu mais
vengeant plutôt le fait qu’il ait fragilisé l’exploi-
tation idéologique par Israël du procès, Arendt doit
terminer l’écriture de ses essais politiques : De la
révolution, De la violence, Crises de la République,
dans lesquels elle tente de décrire précisément l’activité
proprement politique et ce qui s’y oppose. Enfin, le
cas Eichmann la ramène à la méditation proprement
philosophique. Diagnostiquant en lui une incapacité à
penser (et non à connaître), elle s’attelle à une réflexion
de philosophie morale La Vie de l’esprit portant sur
les origines mentales des notions éthiques et sur la
vie intellectuelle pensée comme action. « La question
impossible à élucider était celle-ci : l’activité de penser
en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient
à se produire ou attire l’attention, sans préjuger du
contenu spécifique ou des conséquences, cette activité
fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à
éviter le mal et même le conditionnent négativement

28
à cet égard1 ? » Distinguant la pensée à la fois de la
simple conscience et de l’élaboration qu’est la connais-
sance, Arendt étudie la pensée comme méditation de
ce qui est absent, activité miroir de la vie elle-même,
cœur même de la tradition philosophique née des
deux affects fondamentaux de l’être-au-monde :
« l’étonnement admiratif face au spectacle qui entoure
l’homme » et « cruelle extrémité qui consiste à être
jeté dans un monde à l’hostilité écrasante2. »
L’ouvrage restera inachevé, Arendt décédant à
New York en 1975.

1. La vie de l’esprit (désormais Vdel’E), Paris, PUF, 1981, p. 22.


2. Ibid. p. 213.

29
Première partie
La destruction
du monde ancien. Analyse
du totalitarisme
Fiche 1
L’événement que constitue
le système totalitaire

La première intrusion d’Arendt dans l’interprétation


des évènements de son époque qui caractérisera par la
suite sa démarche se fit dans l’urgence provoquée par
la tragédie nazie. Car il s’agit bien avec le totalitarisme
d’un événement. Il a, comme tout événement, un
lieu et une date précise : l’Allemagne nazie de 1938
à 1945 et l’URSS stalinienne de 1936 à 1953. Qu’il
s’agisse d’un événement signifie qu’il ne constitue
pas un régime politique théorisé et revendiqué, mais
un système de pouvoir constaté empiriquement à un
moment donné de l’histoire.
Remarquons premièrement qu’Arendt ne considère
pas le totalitarisme comme une doctrine politique
qu’il s’agirait de réfuter, comme cela a pu être prétendu
pendant la guerre froide en assimilant le communisme
dans son ensemble au régime stalinien pour saper
le bloc de l’est ou à la fin du siècle pour légitimer
l’existence d’Israël, comme si les juifs étaient les
ennemis éternels d’un projet totalitaire. Pourtant, ni
l’antisémitisme ni l’esprit révolutionnaire ni encore le

32
colonialisme, pour reprendre trois grandes tendances
politiques modernes analysées par Arendt, ne sont
en soi totalitaires bien que le totalitarisme soit la
réunification de leurs pires occurrences. Il ne s’agit
donc jamais pour Arendt de marginaliser le totali-
tarisme en le rattachant à une mouvance politique
particulière, mais de conserver son caractère unique
en montrant que c’est toute l’histoire de l’Europe qui
y conduit. Son analyse du « système totalitaire » ne
vise pas à en manifester la cohérence logique dans une
démarche scientifique, mais d’un même mouvement
à le saisir et à le détruire.
Deuxièmement, il faut préciser qu’Arendt cherche
à comprendre ce qu’il s’est passé, alors que cela n’avait
jamais eu lieu auparavant et n’aura assurément plus
jamais lieu. La compréhension qu’Arendt propose
n’est pas une analyse objective froide. Élevée à l’école
de la phénoménologie, elle sait l’incohérence d’une
interprétation du monde qui néglige son caractère
vécu. Cela fait partie du totalitarisme d’être une
réalité politique indignante. « Décrire les camps
de concentration sine ira [sans colère] n’est pas être
“objective”, c’est fermer les yeux sur leur réalité1. » La
réalité historique est inséparable de la façon dont elle
se manifeste. La compréhension de l’événement que
propose Arendt est « cette forme de connaissance
grâce à laquelle […] les hommes qui agissent […] sont
en mesure d’accepter finalement ce qui s’est passé de
manière irrémédiable et de se réconcilier avec ce qui

1. « Une réponse à Eric Voegelin », in Les origines du totalitarisme


désormais OdT), Paris, Quarto Gallimard, 2002, p. 971.

33
existe de façon incontournable1 ». La compréhension
est le processus par lequel l’individu fait le deuil du
monde ancien que l’événement vient détruire et se
réconcilie avec le monde que cet événement inaugure.
Il conviendra donc pour Arendt de repérer les concepts
politiques qui ont manifesté leur obsolescence avec
l’avènement du totalitarisme.
Il importe de faire une troisième remarque avant
d’étudier ce concept historique de totalitarisme,
concernant la validité de la réunion sous ce concept
de deux situations historiques différentes : l’hit-
lérisme et le stalinisme, ce qui a pour risque de
confondre nazisme et communisme, faisant rentrer
dans cet événement historique précis toute l’histoire
du socialisme révolutionnaire alors que le nazisme
resterait un fait isolé de l’histoire politique et philo-
sophique du nationalisme. C’est encore à la notion
d’événement qu’il faut se rattacher : le totalitarisme
caractérise la situation extrême du monde à un
moment déterminé et le pacte Molotov-Ribbentrop
qui scelle le 23 août 1939 la non-agression du IIIe Reich
et de l’URSS manifeste l’unité historique de l’évé-
nement. L’opposition idéologique disparaît derrière
l’entente des deux régimes pour la transformation
de l’homme.
Enfin, se pose la question de l’originalité véritable
du totalitarisme. Pour le dire crûment, les camps
d’extermination sont-ils vraiment une horreur sans
précédent ou ne sont-ils qu’un carnage parmi d’autres,

1. Philosophie de l’existence, Payot, 2000, « Compréhension et


politique », p. 214.

34
parmi tous ceux qui parsèment l’histoire humaine ?
Pourquoi l’extermination des juifs ne serait-elle pas
comparable avec, pour prendre un exemple d’Arendt,
l’annihilation programmée par Rome de Carthage ?
Arendt est loin d’avoir une représentation angélique
de l’histoire qui, comme le dit Hegel, est « l’autel
où sont sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse
des États et la vertu des individus1 ». Y a-t-il donc
vraiment à s’étonner des camps de la mort alors qu’il
s’agit de la forme de massacre « normale » pour la
civilisation industrielle ? En effet, comme l’explique
très bien Adorno dans les Minima Moralia (§ 68),
Auschwitz est devenu possible au moment où on a
inventé l’abattoir. Il n’y a pas non plus pour Arendt
à compter les morts comme le fera la lugubre série
Livre noir (du communisme, du colonialisme, etc.)
mais à comprendre la spécificité politique du totali-
tarisme : s’il fallait que Carthage soit détruite pour
que Rome vive, si les abattoirs sont utiles aux appétits
des masses, la destruction des juifs d’Europe telle
qu’elle fut menée par l’Allemagne nazie fut fatale à la
pérennité du IIIe Reich. Ce sont les fondements même
de la politique comme acquisition et conservation du
pouvoir qui sont balayés avec le totalitarisme.
Que s’est-il donc passé à ce moment précis de
l’histoire ? Quels sont les traits caractéristiques de
l’événement totalitaire ?

1. La raison dans l’histoire, Paris, Plon, 1965, p. 103.

35
Le système totalitaire

Ce qu’affirme Arendt, c’est que le système totalitaire,


loin d’inventer un nouveau régime institutionnel,
conserve les apparences légales du régime précédent,
pour les doubler d’un mouvement totalitaire. Car il
n’importe plus au nazisme d’instaurer un régime
permanent dans le temps, il est la mobilisation des
masses par une idéologie nourrie d’une propagande
aveugle à la réalité au sein d’un mouvement unissant
directement la masse au chef charismatique et visant
à la réalisation d’un homme nouveau, comme si
tout, enfin, était devenu politiquement possible. Le
problème fondamental du totalitarisme est ce déni du
monde. « Nos conditions d’existence aujourd’hui dans
le domaine politique sont menacées par ces tempêtes de
sable dévastatrices. Le danger n’est pas qu’elles puissent
instituer un monde permanent. La domination totali-
taire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre
destruction. […] Son danger, nous le connaissons : elle
menace de dévaster le monde1. » La métaphore du
sirocco est récurrente chez Arendt pour qui le désert
est la possibilité d’une vie sans monde. Derrière cette
formulation apocalyptique, il faut comprendre la
spécificité du totalitarisme : être un mouvement, non
un état. Un régime politique peut produire un monde
plus ou moins juste, garantir plus ou moins de liberté
au peuple, mais le totalitarisme ne se préoccupe plus
d’édifier un monde, elle ne vise qu’à la réalisation

1. ST, p. 231.

36
d’une idée. La destruction de Carthage était conçue
par Caton comme nécessaire à la pérennité de Rome ;
au contraire, le nazisme est le moyen destiné à la
destruction des juifs et à la production d’une race
pure, l’État est au service du mouvement.

La mobilisation des masses

Le premier chapitre du Système totalitaire s’intitule


« une société sans classes ». Les historiens ont vite
remarqué la fausseté de l’assertion : les sociétés russe
et allemande des années trente étaient bien entendu
divisées en classes sociales. Ce que manifeste en réalité
Arendt, c’est le développement d’une franche de la
population désolée, c’est-à-dire à la fois déracinée
et inutile. « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas
de place dans le monde, reconnue et garantie par les
autres1 », comme l’appartenance à une terre, à une
corporation, à une communauté. « Être inutile, cela
veut dire n’avoir aucune appartenance au monde2 », le
chômage massif de l’entre-deux-guerres en Allemagne
produisit une masse superflue3.
Ces masses ne sont pas une classe : « On ne pouvait
identifier cette populace avec la classe ouvrière grandis-
sante, ni avec le peuple pris dans son ensemble, mais elle
se composait en fait des déchets de toutes les classes4. »

1. Ibid.p. 227.
2. Idem.
3. Situation excellemment décrite par Alfred Döblin dans son
roman Berlin Alexanderplatz écrit en 1929. Il fut adapté à la
télévision en 1980 par R. W. Fassbinder.
4. L’impérialisme (désormais Imp.), in ODT, p. 411.

37
La masse est comparable au lumpenprolétariat de
Marx, cette partie du peuple qui ne constitue pas, à la
différence du prolétariat, une force historique, mais
est composée du rebut incompressible de la société.
Or, cette frange de la population s’est développée et
constitue alors une force négative.
Cela a deux conséquences politiques. Arendt écrit
que « le succès des mouvements totalitaires auprès
des masses sonna le glas de deux illusions pour les
démocraties en général, et surtout pour les nations
européennes et leur système des partis1 ». D’une part,
ces masses sont dénuées d’intérêts de classe, elles
n’adhèrent pas à des syndicats, votent rarement. Les
adhérents aux mouvements totalitaires ne sont pas les
acteurs politiques habituels, mais ceux qui sont exclus
du système politique habituel et ne le reconnaissent
pas. « Les masses se différencient des multitudes des
siècles précédents en ce qu’aucun intérêt commun ne les
lie ensemble, aucune sorte de “consentement” commun
qui, si l’on en croit Cicéron, constitue l’inter-est, ce
qui est entre les hommes, ce qui se déploie dans tous
les domaines, du matériel au spirituel2 . » En effet,
la politique parlementaire est organisée autour de
partis politiques qui sont les défenseurs d’intérêts de
classe. La première illusion battue en brèche est que
les partis sont représentatifs du peuple, alors qu’ils
ne le sont que d’une minorité politiquement active,
la majorité restant silencieuse.

1. ST, p. 32.
2. « Réponse à Eric Voegelin », p. 971.

38
D’autre part, cette masse n’est pas politiquement
indifférente. Mobilisées par les mouvements totali-
taires, elles mettent à bas le système parlementaire.
Politiquement désespérées, les masses sacrifient le
monde à la cause totalitaire. « Les masses sont obsédées
par le désir d’échapper à la réalité parce que, dans
leur déracinement essentiel, elles ne peuvent plus en
supporter les aspects accidentels et incompréhen-
sibles1. » Alors que la politique est l’art de manœuvrer
dans un monde accidentel, les masses cherchent à
s’en évader. C’est le refuge dans l’idéologie.

Le mouvement totalitaire

Arendt distingue le mouvement totalitaire visant à


réaliser une idéologie des partis politiques servant des
intérêts de classe. L’idéologie qui le mène n’est pas un
cadre d’interprétation du monde, c’est le programme
à réaliser. L’idéologie est littéralement « la logique
d’une idée. Son objet est l’histoire, à quoi “l’idée” est
appliquée ; le résultat de cette application n’est pas un
ensemble d’énoncés sur ce qui est, mais le déploiement
d’un processus perpétuellement changeant2. » Ainsi,
« affirmer que le métro de Moscou est le seul du
monde, ce n’est mentir qu’aussi longtemps que les
bolcheviks n’ont pas le pouvoir de détruire tous les
autres3. » Il s’agit d’énoncés programmatiques et

1. ST, p. 79.
2. Ibid. p. 216
3. Ibid. p. 76.

39
non descriptifs, et la négation par la propagande
de la réalité reflète le mouvement concret qui vise à
l’effacement de cette réalité.
C’est que l’idéologie totalitaire s’appuie non sur
une norme de stabilité (qu’elle soit la justice ou la
conservation du pouvoir), mais sur un principe de
développement du réel, celui vaguement darwinien de
l’évolution naturelle chez les nazis, celui vaguement
marxiste du matérialisme historique chez les
bolcheviks. « Dans l’interprétation totalitaire, toutes
les lois sont devenues des lois de mouvement1. » Il
s’agit politiquement d’accompagner et d’accélérer
pour les nazis la sélection naturelle du meilleur,
pour les bolcheviks le mouvement vers la société
sans classe. La loi qui sert de matrice à l’idéologie
totalitaire diverge alors de la loi réglementant la cité
politique sur deux points fondamentaux : d’une part,
comme nous venons de le dire, il ne s’agit plus d’une
norme qui ordonne le monde, mais de la règle de
développement d’un processus, d’autre part, elle est
intraduisible « en normes de bien et de mal pour la
conduite individuelle2 ». Pourtant, quelques pages plus
loin, Arendt constate une troisième différence avec
la politique « des sociétés libres » : les lois légales ne
font qu’indiquer les bornes de l’action, ce qu’on ne
devrait pas faire ; la loi de la Nature ou de l’Histoire
est le mouvement que doit épouser toute action3. Ne
se contredit-elle alors pas en affirmant d’abord que

1. Ibid.p. 207.
2. Ibid. p. 206.
3. Ibid. p. 213.

40
la loi totalitaire ne donne pas de norme de choix
individuel puis que la conduite individuelle doit
l’épouser et pas seulement se mouvoir à l’intérieur
de limites ? Non, car ce qui est disparaît, c’est bien
la notion de moteur subjectif de l’action, ce que
Montesquieu appelait les principes directeurs : la
vertu, l’honneur ou la crainte. La loi totalitaire est
objective, l’individu en épouse ou contredit objec-
tivement son mouvement. C’est ainsi qu’Himmler
sélectionnait les candidats SS sur photographie, en
se basant sur des critères uniquement raciaux. Les
candidats sélectionnés développaient objectivement
le mouvement de purification raciale. A contrario,
celui qui dévie des normes raciales constitue un
« ennemi objectif ».

L’ennemi objectif et les fabriques de la mort

L’ennemi objectif qui constitue la cible de l’entre-


prise exterminatrice se distingue radicalement de
l’ennemi classique. Alors qu’une police despotique se
caractérise par la traque des suspects, des possibles
dissidents, la police totalitaire poursuit un ennemi
objectif, les juifs dans le cas du nazisme. L’ennemi
n’est plus conçu comme un danger pour la pérennité
de l’État, mais comme une entrave au développement
du processus historique. Notons qu’il est par contre
plus difficile d’employer cette catégorie pour le bolche-
visme, car le koulak (paysan propriétaire) n’est ennemi
que s’il est réticent à intégrer le système du kolkhoze
(ferme collectivisée).

41
Les camps d’extermination nazie ne se caracté-
risent alors pas tant pas leur mortifère productivité,
le meurtre de masse est commun à tout massacre de
populations ennemies, ni par le système concentra-
tionnaire qui existait déjà en Afrique du Sud ou un
Inde mais par leur fonction expérimentatrice. Et ce
qu’expérimentent les camps nazis, c’est la destruction
de la pluralité humaine et la production d’un homme
nouveau. Les camps nazis étaient ainsi de véritables
laboratoires biologiques vérifiant deux choses, d’une
part que l’individu privé de toute spontanéité par
l’ordre concentrationnaire se réduit bien à sa nature
biologique, d’autre part que la domination totale de
la race supérieure est bien effective. On peut dans un
sens plus global, moins savamment ordonné, attribuer
cette fonction expérimentatrice aux camps du Goulag,
puisqu’ils réalisaient aussi deux dimensions de l’idéo-
logie bolchévique : la pleine puissance de l’ordre
humain sur les conditions naturelles, la destruction
des rapports de classe entre les prisonniers.

Totalitarisme et autoritarisme

Les méthodes totalitaires ne sont qu’en apparence


les mêmes que celles qui se développent un peu
partout au début du xx e siècle (police politique,
camps de concentration des populations superflues,
bureaucratisation, etc.) mais elles leur donnent un
sens nouveau. Elles utilisent « les mêmes éléments,
les développent et les font se cristalliser sur la base du

42
principe nihiliste du “tout est permis”1 ». C’est pourquoi
il importe de bien distinguer le totalitarisme de toute
autre forme politique préexistante.
La politique totalitaire se caractérise par son
« suprême dédain des conséquences immédiates plutôt
qu’inflexibilité ; absence de racines et négligence des
intérêts nationaux plutôt que nationalisme ; mépris des
considérations d’ordre utilitaire plutôt que poursuite
inconsidérée de l’intérêt personnel ; “idéalisme”,
c’est-à-dire foi inébranlable en un monde idéologique
factice plutôt qu’appétit du pouvoir 2 ». Par son absence
de racine, elle se distingue fondamentalement de
l’autoritarisme, par son idéalisme étranger à tout
intérêt personnel, elle diverge définitivement de
la tyrannie. Arendt insiste sur l’irréductibilité de
l’événement totalitaire à des structures classiques
dans un article de 1956 intitulé « Autorité, tyrannie
et totalitarisme3. » D’une part, le totalitarisme a pour
point commun avec le gouvernement tyrannique qui
a autorisé leur confusion, la primauté du chef dont la
volonté fait loi. Mais dans le cas du totalitarisme, la
suspension de la légalité se fait au nom d’une loi plus
réelle, la loi de la Nature ou de l’Histoire déterminée
par l’idéologie et qu’il s’agit de réaliser, alors qu’un
gouvernement tyrannique n’est absolument pas
idéologique et le décret du tyran est souvent dicté
par les intérêts de la clique dirigeante. La volonté du
chef totalitaire fait loi car elle est la vérité de la Loi (de

1. Ibid. p. 176.
2. Ibid. p. 148.
3. In ODT, p. 880-895.

43
la Nature ou de l’Histoire), le fondement du droit se
trouve dans la parole du chef : « Les paroles du Führer
ont force de loi » répète inlassablement Eichmann
à son procès. On ne possède ainsi aucun document
écrit d’Hitler sur la Solution finale. C’est pourquoi
les juristes ont démontré que « les paroles du Führer,
ses déclarations orales, étaient la loi fondamentale du
pays1 ». Tout en ne révoquant jamais la constitution de
Weimar, le IIIe Reich a développé une autre procédure
juridique, partant des propos du Führer recueillis
par ses proches collaborateurs, puis transformés en
ordres écrits destinés aux subalternes.
D’autre part, si le totalitarisme, tout comme le
régime autoritaire, s’oppose au régime libéral, les
deux ne sont pas pour autant synonymes. Il n’y a
chez Arendt aucun critique de l’interventionnisme,
aucune méfiance envers la politique comme on peut
en trouver chez les libéraux. La contrainte autori-
taire est contrainte de la loi et est obéie grâce à une
légitimité réelle (nationalisme protecteur des ennemis
extérieurs, socialisme combattant les oppressions
économiques, etc.). L’essai Qu’est-ce que l’autorité2 ? 
manifeste le caractère antithétique des régimes
autoritaire et totalitaire en assimilant les structures
du premier à une pyramide et du second à un oignon.
Seul le premier établit une hiérarchie qui garantit à
chaque rang son autorité, alors que dans le second,
le chef est au cœur et tout émane de lui.

1. Eichmann à Jérusalem (désormais EàJ), in ODT, p. 1160.


2. CC, p. 131-185.

44
Ces distinctions sont importantes, car ce qui
a permis la récupération idéologique de la notion
de totalitarisme, c’est l’absence chez Arendt d’un
concept clairement opposé au totalitarisme. Ainsi,
ceux qui réduisent le totalitarisme à l’autoritarisme
l’opposent au régime libéral, toute tendance autoritaire
étant interprété comme une menace totalitaire, ce
qui participe à l’affaiblissement de toute entreprise
politique. Or, Arendt entend sauver la politique.
Comme Alain Badiou peut dire que le despotisme
ne le dérange pas, Hannah Arendt dirait que l’auto-
ritarisme ne la dérange pas, puisqu’au contraire,
elle entend rétablir deux choses en politique après
l’effondrement totalitaire : l’autorité et la pluralité
(voir les fiches 7 et 8).
Le totalitarisme n’est donc une forme politique
particulière qu’en tant qu’elle est la destruction de la
politique normale, elle n’est pas comparable aux autres
régimes puisqu’elle en est la suspension. La société
de classes organisée politiquement en partis afin de
conquérir la maîtrise de l’État est suspendue par la
masse qui substitue à la stabilité de l’État le mouvement
dynamique de réalisation d’une idéologie.

Texte. Extermination et superfluité des hommes

Le Système totalitaire, p. 201-202

Alors que la question du mal a, dans la tradition


philosophique, toujours été traitée sur un plan moral
(question de la méchanceté) ou métaphysique (contra-
diction dans l’existence conjointe du mal et du Dieu

45
bon), dans l’extrait suivant, Arendt la traite sur le
plan politique. Elle identifie la nature et le mécanisme
du mal proprement politique dans l’extermination
(Auschwitz) ou la relégation (goulags) des popula-
tions superflues.

C’est un très inhérent à toute notre tradition philoso-


phique que nous ne pouvons pas concevoir un « mal
radical » […]. Une seule chose semble claire : le mal
radical est, peut-on dire, apparu en liaison avec un
système où tous les hommes sont, au même titre,
devenus superflus. Les manipulateurs de ce système
sont aussi convaincus de leur propre superfluité que
de celle des autres, et les meurtriers totalitaires sont
d’autant plus dangereux qu’ils se moquent d’être
eux-mêmes vivants ou morts, d’avoir jamais vécu ou
de n’être jamais nés.
Le danger des fabriques de cadavres et des oubliettes
consiste en ceci : aujourd’hui, avec l’accroissement
démographique généralisé, avec un nombre toujours
croissant d’hommes sans feu ni lieu, des masses de
gens en sont constamment réduites à devenir superflus,
si nous nous obstinons à concevoir notre monde en
termes utilitaires. Les événements politiques, sociaux
et économiques son partout tacitement de mèche
avec la machinerie totalitaire élaborée à dessein de
rendre les hommes superflus. La tentation implicite
à cet état de chose est bien compris par les masses
qui, avec leur bon sens utilitaire, sont trop désespérées
dans la plupart des pays pour garder bien présente
la peur de la mort.
Les nazis et les bolcheviks peuvent en être sûrs : leurs
entreprises d’anéantissement qui proposent la solution
la plus rapide au problème de la surpopulation, au
problème des masses humaines économiquement

46
superflues et socialement déracinées, attirent autant
qu’elles mettent en garde. Les solutions totalitaires
peuvent fort bien survivre à la chute des régimes
totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui
surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de
soulager la misère politique, sociale et économique
d’une manière qui soit digne de l’homme.

Le système concentrationnaire constitue la version


politique du mal radical en ce qu’il considère et
traite des hommes comme de réalités superflues.
Par conséquent, l’existence dans les camps est « hors
de la vie et de la mort ». « Les masses humaines
qui y sont enfermées sont traitées comme si elles
n’existaient plus1 ». C’est en cela que la relégation
de populations entières aux confins de l’URSS est
comparable avec l’extermination des juifs planifiée
par les nazis. La déportation des juifs au Mozambique
avait d’ailleurs été envisagée par les cadres nazis. Ce
qui est fondamental, c’est de chercher à se débarrasser
de populations considérées comme superflues.
Or, cette superfluité de l’homme touche l’humanité
dans sa totalité, tant les « ennemis objectifs » que les
masses endoctrinées qui agissent aussi comme si elles
étaient déjà mortes. Il y a ainsi cette idée récurrente
selon laquelle Hitler a prévu une mort douce pour le
peuple allemand au cas où la guerre tourne mal et dont
on peut lire un témoignage dans Eichmann à Jérusalem :
« Puis elle ajoute, à mon grand étonnement : “Les Russes
ne nous auront jamais. Le Führer ne le permettra pas.

1. ST, p. 183

47
Il nous donnera plutôt le gaz”1. » C’est pourquoi Arendt
voit une proximité très importante entre l’entreprise
politique totalitaire et l’œuvre technique qu’est la bombe
atomique, car est signifiée dans les deux cas « la même
inexorable condamnation pour les êtres humains2 ».
Le mal politique, et la spécificité du totalitarisme, c’est
de considérer l’homme comme superflu.
Arendt se place dans cette réflexion sur le mal dans
l’héritage de Kant qui a développé le concept de « mal
radical ». Il faut y revenir pour éviter toute confusion,
et en particulier celle de considérer son caractère
« radical » dans le sens d’« extrême », ce qui amènerait
encore à se méfier de toute solution politique franche.
D’abord, le mal radical est le mal qui est à la racine
de l’homme et surgit donc occasionnellement. C’est
pourquoi Arendt conçoit le totalitarisme comme une
tentation et non un modèle politique. De plus, Kant
s’oppose à la fois aux théories de la décadence posant
un homme naturellement bon et le mal comme le
résultat du péché originel ou de la civilisation, et aux
théories du progrès posant une malignité originelle,
une barbarie dont la civilisation seule nous prémunit.
« Cette proposition : l’homme est mauvais, ne peut,
d’après ce qui précède, vouloir dire autre chose que
ceci : l’homme a conscience de la loi morale, et il a
cependant adopté pour maxime de s’écarter (occasion-
nellement) de cette loi3. » L’homme a immédiatement

1. EàJ, p. 1125.
2. ST, p. 181.
3. La religion dans les limites de la simple raison, Paris, éd. Félix
Alcan, 1913, p. 33.

48
conscience du bien et tendance à s’en écarter. Si la loi
morale consiste à poser le caractère universel de la
maxime de son action : agis en te mettant à la place
de tous les hommes, on comprend alors pourquoi
Arendt parle de mal radical. Interprétant le système
concentrationnaire en termes de superfluité humaine,
il est ce qu’aucun homme ne peut vouloir. Le mal
radical se manifeste pour Kant dans des cas comme
les « massacres incessants qui se commettent dans les
vastes déserts du nord-ouest de l’Amérique […] sans que
nul homme en tire le plus mince avantage1 ». C’est bien
à cette question : comment en vient-on à commettre
des massacres inutiles ? qu’entend répondre Arendt,
mais par massacres sans avantage, Arendt n’entend
pas le sens démoniaque de meurtres gratuits, mais
de meurtres idéologiques, par soumission à une idée,
et non plus par intérêt, incité par l’appât du gain. Sa
réponse constitue une participation non négligeable
à la théorie du mal radical. Comme nous l’avons dit,
d’une part elle en développe le pan politique, et d’autre
part elle repère cette tentation du mal dès que l’homme
est envahi du sentiment d’être superflu, sentiment
politique éminemment moderne, puisqu’il est lié à
l’explosion démographique. « La tentative totalitaire
de rendre les hommes superflus reflète l’expérience que
font les masses contemporaines de leur superfluité sur
une terre surpeuplée2. » L’essai sur le procès Eichmann
apportera une seconde contribution en parlant de
banalité du mal (voir fiche 10).

1. Ibid, p. 34.
2. ST, p. 198.

49
Il ne s’agit pas simplement pour Arendt de prendre
conscience de la tentation totalitaire, mais de comprendre
qu’elle est la suite logique d’une certaine logique
politique, et que tant que celle-ci sera conservée, la
tentation ne fera que s’accentuer. Cette logique consiste
dans « le bon sens utilitaire », l’idée que la valeur d’une
chose tient de son utilité, ici que la valeur des hommes
tient de leur fonction économique et sociale. Les exclus
du système social privé d’utilité sont alors démunis de
toute valeur, ils deviennent superflus. Nous verrons
plus loin que ce mode de penser est le propre de l’Homo
faber (voir fiche 5) et comment Arendt propose de le
dépasser. La politique ne doit pas être considérée comme
un moyen d’organisation efficace, mais comme le lieu
d’apparition de la liberté (voir fiche 6).
Le nazisme n’est donc pas un hapax de l’histoire,
mais la terrible manifestation de l’époque moderne
elle-même. Comme le dit Georges Bensoussan,
« Penser que le nazisme est une question d’histoire
déconnectée du présent, ce serait ne pas entendre le
potentiel barbare de nos sociétés massifiées1. »

1. Entretien avec G. Bensoussan, in Philomag H-S 2012 « Les philo-


sophes face au nazisme. » p.

50
Fiche 2
Les origines modernes
du totalitarisme

Comment trouver au totalitarisme des origines s’il


est le surgissement d’un système nouveau ? Bien que le
totalitarisme constitue l’avènement d’un phénomène
sans précédent et imprévisible, il n’en est pas pour
autant une anomalie, une monstruosité de l’histoire
européenne. Au contraire, il constitue la cristallisation
de tendances profondes et de perversions du modèle
politique classique qui se sont développées au xixe siècle
pour agir pour la première fois conjointement. « Tout
cela met clairement en relief les méthodes totalitaires
de domination : elles utilisent ces mêmes éléments,
les développent et les font se cristalliser sur la base du
principe nihiliste du “tout est permis” qu’elles héritèrent
et tinrent aussitôt pour acquis1. » Les deux premiers
tomes des Origines du totalitarisme sont consacrés à
étudier l’élaboration de ces éléments dans les modifica-
tions politiques et idéologiques dont le xixe siècle fut le
théâtre. L’analyse du totalitarisme met à jour différents
éléments qui lui sont pourtant incomparables. C’est

1. ST, p. 116.

51
le même phénomène qu’en chimie, où l’analyse d’une
molécule la fait disparaître au profit d’atomes qui
ne lui ressemblent pas. Analyser le totalitarisme, ce
n’est pas le réduire à des phénomènes antérieurs, c’est
comprendre que le totalitarisme n’est pas un retour
à une barbarie ancienne, mais la réalisation propre
d’éléments caractéristiques de la modernité.

Origine idéologique (1) : du « tout est permis »


au « tout est possible »

Arendt met au principe directeur des mouvements


totalitaires la maxime « tout est possible ». Ce slogan
a été rendu possible par la sécularisation de la société
qui a suspendu l’impératif des commandements
religieux. « Superficiellement parlant, la perte de la
foi en les états futurs est politiquement, sinon certes
spirituellement, la distinction la plus importante entre
la période présente et les siècles antérieurs1. » À la
suite de Nietzsche, Arendt prend acte de la mort de
Dieu : la croyance en un ordonnancement sage du
monde et en la vie éternelle sanctionnant les vertus
et les vices n’est plus structurante de la vie politique
comme elle le fut à l’époque médiévale.
Le sens politique de cette sécularisation est
la suspension de toute fondation à la loi. C’est le
principe nihiliste du « tout est permis » si bien étudié
par Dostoïevski chez les révolutionnaires russes
dans Les Damnés et que Les Frères Karamazov font

1. CC. « Qu’est-ce que l’autorité ? », p. 177.

52
résonner comme une menace sur l’histoire humaine :
« Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis », sous-
entendu même le pire, le meurtre de son propre
père, puisque si le principe tombe, toute la morale
s’écroule à sa suite, et l’exception devient possible.
Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le nazisme et
le bolchevisme aient clairement revendiqué leur
profond athéisme. Mais au niveau politique, « tout
est permis » ne signifie pas une destruction de toute
règle, une retombée dans l’arbitraire caractéristique
des régimes tyranniques dans lesquels le caprice du
prince prend la place de la règle universelle, mais
une relativisation du système moral. « Les systèmes
totalitaires tendent à montrer que l’action peut être
basée sur n’importe quelle hypothèse et que, dans le
cours d’une action conduite de manière cohérente,
l’hypothèse particulière deviendra vraie1. » Il ne s’agit
donc pas de l’amoralisme que craignait Dostoïevski,
mais d’une soumission de la morale à une hypothèse
idéologique. C’est pourquoi elle substitue au « tout
est permis » un plus périlleux « tout est possible »,
le principe biologique ou historique le plus insensé
peut servir de fondement à une morale. Comme
elle critique la science moderne d’être devenue une
axiomatique, c’est-à-dire de ne plus considérer l’évi-
dence sensible comme postulat nécessaire, Arendt
critique le système de valeurs totalitaires comme
émancipé des évidences morales, du consensus
premier des hommes sur le bien.

1. CC, « Le concept d’histoire », p. 117.

53
Eichmann à Jérusalem sera l’occasion de réitérer le
même constat, puisque dans le cadre des lois nazies,
Eichmann avait le sentiment de faire son devoir : il
obéissait aux lois et agissait en fonctionnaire zélé
(voir fiche 10). Le problème juridique que se pose
alors Arendt est : comment rétablir des fondations
stables au droit l’empêchant de se développer sur
les bases les plus folles mais sans que ces fondations
ne soient pour autant une abstraction impuissante
comme dans le cas des droits de l’homme ?
On pourrait réinterpréter ce « tout est possible »
politique, aujourd’hui que le « tout est possible » est
devenu technologique. Comme le constate Alain
Badiou1, c’est le signe que le projet prométhéen d’un
homme nouveau était assumé publiquement par la
politique au xxe siècle alors qu’il se réalise techni-
quement au xxie « dans l’automatisme des choses ».

Origine idéologique (2) : l’antisémitisme

L’erreur serait de voir dans la haine des juifs la cause


fondamentale de leur extermination. Au contraire,
Arendt s’étonne de la disproportion entre la cause et
l’effet. En effet, l’antisémitisme du xixe siècle aurait
pu rester un phénomène marginal s’il n’avait eu une
issue aussi tragique. Par contre, il ne faut pas tomber
dans l’erreur inverse qui consiste à considérer la cible
juive comme accidentelle. L’antisémitisme ne peut se
comprendre ni comme le fait l’antisémite à partir de

1. Le siècle, chapitre 1.

54
l’identité juive elle-même (ce que fait d’ailleurs aussi
le juif interprétant le destin ancestral de sa nation sur
le motif de la persécution), ni comme le fait l’interpré-
tation en termes de bouc émissaire qui gomme le rôle
particulier joué par les juifs au xixe siècle. Le problème
de l’Antisémitisme consiste à comprendre comment
la place qu’ont acquise les juifs en Europe a pu, dans
le contexte politique, concentrer les haines. Car c’est
ainsi seulement que l’antisémitisme intègre à la fois
l’histoire de l’Europe et l’histoire du judaïsme.
L’antisémitisme moderne est éminemment
politique. Il n’a pour Arendt aucun lien avec l’antisémi-
tisme chrétien accusant les juifs d’être les meurtriers
du Christ. Il prend deux formes : un antisémitisme
biologique fondé sur la théorie raciale et un autre
social fondé sur le rôle des financiers juifs, ces deux
tendances ont une expression conjointe du fait de
la spécificité de l’identité juive : judéité et judaïsme,
communauté ethnique et confession religieuse. Arendt
place le développement de l’antisémitisme moderne au
moment du délitement à la fois de l’État-nation et de
l’identité juive. Comme elle l’écrit dans L’Impérialisme,
« la haine des racistes à l’égard des juifs venait d’une
appréhension superstitieuse, de la crainte qu’après
tout, c’était peut-être les juifs et non eux-mêmes que
Dieu avait choisis1 ». La pérennité de la nation juive a
cristallisé les haines des nations en dépérissement, et
cela alors même que la nation juive perdait son identité
dans l’assimilation. « La naissance et la croissance de

1. Imp., p. 528.

55
l’antisémitisme moderne se sont accompagnées d’un
phénomène auquel elles étaient directement liées : l’assi-
milation des juifs, la laïcisation et le dépérissement des
anciennes valeurs religieuses et spirituelles du judaïsme.
Ce qu’il s’est passé, en fait, c’est qu’une grande partie
du peuple juif s’est trouvée en même temps menacée,
de l’extérieur d’extinction physique, et de l’intérieur
de désintégration1. » Le discours d’Arendt réunit
deux perspectives : la perspective européenne et la
perspective juive. Dans le contexte de cette assimi-
lation, Arendt conçoit le fait de rattacher l’identité
juive au seul péril millénaire de la destruction du
peuple hébreu comme une identité de pacotille.
Les deux chapitres centraux de l’Antisémitisme
étudient le rôle politique et culturel des juifs. D’une
part, dans le contexte de l’État-nation où chaque classe
suivait ses intérêts propres, l’État avait besoin d’un allié
n’intégrant pas ce jeu de classes. En se faisant financiers
de l’État, les banquiers juifs ont scellé le destin des
juifs et de l’État et concentré les aversions des masses
contre ce dernier. « Chaque classe de la société qui, à
un moment ou un autre, entrait en conflit avec l’État
en tant que tel devenait antisémite parce que les juifs
étaient le seul groupe social qui semblât représenter
l’État2. » Le paradigme étant la famille Rothschild
qui s’allia avec tous les régimes se succédant dans la
France du xixe siècle et concentra les ressentiments à
la fois aristocratiques, bourgeois et populaire. D’autre
part, la tendance égalitaire de l’État-nation qui tendait

1. L’antisémitisme (désormais Ant.), in OdT, p. 224.


2. Ibid. p. 247.

56
à uniformiser culturellement la population trouva
dans la figure juive une individualité particulière,
même si les juifs assimilés n’en possédaient plus une
réelle. Tel est le cas de Benjamin Disraeli, homme
politique juif anglais qui, baptisé et élevé en dehors
de toute culture juive, fit de sa judéité un étendard qui
le mena à surpasser tous ses contemporains. C’est sur
leur particularité devenue indiscernable, prétendue
secrète, que les « juifs d’exception » et les antisémites
se focalisèrent. Arendt accuse donc l’égalitarisme
d’avoir à la fois dissous l’identité juive et encouragé
l’antisémitisme. « C’est parce que l’égalité exige que
je reconnaisse tout individu, quel qu’il soit, comme
mon égal que les conflits entre les différents groupes
qui, pour des motifs qui leur sont propres, refusent de
se reconnaître réciproquement cette égalité de base,
revêtent des formes si effroyables1. » C’est cette doctrine
égalitaire qu’Arendt combattra en revendiquant une
politique de la pluralité (voir fiche 7).
Le dernier chapitre de L’antisémitisme est consacré
à l’Affaire Dreyfus, envisagée comme « répétition
générale » de la tragédie nazie.
Notons que cet essai intègre et vérifie la tradition
philosophique déjà ancienne de la question juive en
Europe. Au milieu du xixe siècle déjà, Bruno Bauer
puis Karl Marx en firent un sujet politique fonda-
mental. Après le nazisme, Jean-Paul Sartre précéda
Hannah Arendt sur la question. À chaque fois, ce qui
est posé, c’est la question de la minorité culturelle ou

1. Ibid. p. 300.

57
juridique, l’existence des juifs contestant, en tant que
nation sans État, le modèle de l’État-nation, en tant
que communauté ayant ses privilèges et restrictions
propres, la doctrine égalitaire, et en tant qu’identité
particulière, l’humanisme abstrait des Lumières. Ce
n’est qu’aux États-Unis qu’Arendt trouvera le contexte
politique et culturel favorable au pluralisme et à la
défense des identités particulières.

Origine économique : l’expansion impérialiste

L’impérialisme est aussi pour Arendt, non un


concept éternel de la politique internationale, mais
un phénomène tout à fait daté historiquement. Elle le
fait commencer en 1884 avec la course à l’expansion
menée en Afrique par la France et le Royaume-Uni
et terminer en 1942 avec la perte par le second de
l’empire des Indes marquant le début de la décoloni-
sation. Nous en reprendrons la signification propre
avec l’extrait de texte étudié plus bas, il s’agit d’en
tirer pour l’instant les conséquences politiques.

Origine politique : le dépérissement de l’État-nation

Le modèle politique qui s’est imposé en Europe


est celui de l’État-nation. Il se distingue du modèle
impérial qui se caractérise par l’imposition d’une
même loi à différentes nations et dont les dernières
occurrences, l’Autriche-Hongrie et l’empire ottoman
s’écroulent avec la première guerre mondiale. L’État-
nation, lui, repose sur l’unité de la nation et de la

58
loi. Mais comment conserver cette unité quand
les frontières de l’État s’élargissent pour intégrer
d’une part les conquêtes de l’impérialisme colonial
et d’autre part celles de l’impérialisme continental
(pangermanisme, panslavisme) ?
Le changement déterminant est le repli sur la
nation. « Au nom de la volonté du peuple, l’État fut
contraint de ne reconnaître pour citoyens que les
“nationaux”, de ne garantir la pleine jouissance des
droits civiques et politiques qu’à ceux qui apparte-
naient à la communauté nationale par droit d’origine
et fait de naissance. Ce qui signifiait que l’État se
transformait partiellement d’instrument de la loi en
instrument de la nation1. » D’une part, face à l’inté-
gration dans les frontières de l’empire colonial des
populations indigènes, à la primauté de la loi s’appli-
quant universellement, est substituée la primauté de
la nation donnant la primeur aux métropolitains sur
les colonisés. C’est l’application d’une double légis-
lation, le droit national et le code indigène. L’État de
droit devient État national. D’autre part, la nécessité
de distinguer les nationaux des indigènes dans les
colonies de peuplement amène une transformation
de la nation définie avec Renan comme la population
manifestant le désir de vivre-ensemble en « natio-
nalisme tribal », réduction de la nation à l’ethnie.
Ainsi, dans le cas de l’impérialisme britannique,
« la structure politique ne fut pas développée mais
transplantée ; les membres de ce nouveau corps fédéré

1. Imp., p. 511.

59
demeurèrent par conséquent étroitement liés à leur
mère patrie commune car ils partageaient un même
passé et une même loi1 ». La loi britannique n’est pas
étendue aux peuples conquis, mais des expatriés
anglais sont installés sur les terres conquises et
partagent le droit d’origine.
Le « nationalisme tribal » qui distingue dans les
colonies Blancs et indigènes implique une même
distinction sur le continent européen entre le peuple
national et les minorités ethniques, mouvement
de séparation qui amènera à la racialisation des
peuples, à l’intégration au IIIe Reich des Allemands
des Sudètes en 1938 répondra la déportation des
juifs d’Allemagne.
Cela conduit alors dans les colonies comme sur
le continent à la production d’un déracinement
fondamental des populations : « Le déracinement
caractérise toutes les organisations de race2. » Ce
déracinement caractérise non seulement les popula-
tions minoritaires expulsées des États nationaux et
constituées en populations apatrides, dénuées de
sol propre, mais aussi les populations européennes
émigrées dans les colonies mais rattachées à la nation
d’origine, dont le paradigme est formé des Boers,
ces Hollandais d’Afrique du Sud (voir fiche 3). Très
précisément, Arendt entend par déracinement le
fait de « transformer le peuple en horde », la horde
étant la société à la fois errante, privée de terre, et
désorganisée, privée de structure.

1. Ibid. p. 375.
2. Ibid. p. 466

60
Tel est le statut de l’apatride auquel Arendt consacre
une longue analyse dans le dernier chapitre de
L’Impérialisme, car l’apatride, minorité étrangère
privée par conséquent du droit des nationaux, consti-
tuera la population superflue cible des déportations
totalitaires. Car la réduction de l’État de droit en État
national a pour conséquence la limitation du droit
à la population nationale, les droits de l’homme ne
sont plus que les droits du citoyen, toute population
ne pouvant se réclamer d’un État, devient alors hors-
la-loi au sens le plus propre : ni national ni étranger,
son statut n’est garanti par aucun État. Le refus de les
intégrer amena la création des camps de réfugiés.
Pour résumer, on peut remarquer que le totalita-
risme marque la suspension des rapports politiques
traditionnels en Europe, mais une suspension qui a
été paradoxalement rendue possible par ces rapports
traditionnels. Ainsi, le « tout est possible » prend
son origine dans la sécularisation qui suspend les
commandements religieux. Mais que cette suspension
conduise à un « tout est possible » vient justement
de l’identification religieuse de la loi à un comman-
dement auquel se soumettre et non à un accord
consensuel comme c’était le cas dans l’Antiquité1.
Ensuite, le totalitarisme par sa promotion nationale
se situe en rupture la plus complète avec la doctrine
des droits de l’homme. Pourtant, ces droits abstraits,
soutenus par aucun État, n’avaient jamais protégé
personne. Enfin, la Realpolitik totalitaire suspend

1. ST, p. 207.

61
toute pensée utilitaire au profit d’une fuite mortelle
en avant, pourtant Arendt repère son origine dans
l’utilitarisme qui a relégué les masses inutiles dans
la superfluité1.
« Au lieu de dire que le régime totalitaire n’a pas
de précédent, nous pourrions dire aussi qu’il fait
éclater l’alternative sur laquelle reposaient toutes les
définitions de l’essence des régimes dans la philosophie
politique : l’alternative entre régime sans lois et régime
soumis à des lois, entre pouvoir légitime et pouvoir
arbitraire2. » D’une part, Staline peut instituer une
loi sans avoir pour dessein de l’appliquer et Hitler ne
jamais abolir la constitution de Weimar, bref la loi
est scrupuleusement transcrite pourtant elle est plus
que jamais suspendue. Et d’autre part, les pratiques
du pouvoir totalitaire sont clairement illégitimes si
l’on se réfère à l’idée de justice, mais ce n’est pas dans
les lois pratiques que le totalitarisme va chercher sa
légitimité, c’est du côté des lois positives de la Nature
ou de l’Histoire. On pourrait ajouter à cet éclatement
des distinctions traditionnelles celle du libéralisme et
du conservatisme, puisque le totalitarisme ne prive pas
des libertés par le poids de l’autorité traditionnelle,
au contraire, il est anti-conservateur, destructeur de
toute autorité au-dessus du chef et du parti3. C’est
cet éclatement des distinctions fondamentales de
la politique qui va obliger Arendt à les repenser de
façon nouvelle.

1. Ibid. p. 148
2. Ibid. p. 205.
3. CC, « Qu’est-ce que l’autorité ? » p. 132.

62
Texte. L’expansion, idée centrale de la modernité

L’Impérialisme, p. 372

Arendt place au fondement de l’impérialisme la


logique insensée de « l’expansion pour l’amour de
l’expansion ». Elle est déterminante pour comprendre
la spécificité de l’impérialisme moderne qui détruit
la cohérence des structures politiques européennes
et amène à des contradictions intenables. Si cette
logique de l’expansion trouve sa première expression
politique dans l’impérialisme, celui-ci en hérite de
l’infrastructure économique et la lègue à l’entreprise
totalitaire.

L’esprit de conquête et la notion d’empire avaient été


l’un et l’autre discrédités non sans raison. Seuls les
avaient menés à bien les gouvernements qui, telle la
République romaine, reposaient sur le principe de la
loi, en sorte que la conquête pouvait se poursuivre par
l’intégration des peuples les plus hétérogènes, auxquels
était imposée une loi commune. En se fondant sur
le consentement actif d’une population homogène à
son gouvernement […], l’État-nation, en revanche, se
voyait privé de ce principe unificateur et, en cas de
conquête, contraint d’assimiler au lieu d’intégrer, de
faire respecter le consentement au lieu de la justice,
c’est-à-dire de dégénérer en tyrannie. […]
L’expansion en tant que but politique permanent et
suprême est l’idée politique centrale de l’impérialisme.
Parce qu’elle n’implique ni pillage temporaire ni, en
cas de conquête, assimilation à long terme, c’est un
concept entièrement neuf dans les annales de la
pensée et de l’action politiques. La raison de cette
surprenante originalité […] tient tout simplement à ce

63
que ce concept n’a en réalité rien de politique, mais
prend au contraire ses racines dans le domaine de
la spéculation marchande, où l’expansion signifiait
l’élargissement permanent de la production indus-
trielle et des marchés économiques qui a caractérisé
le xixe siècle.

Arendt recense deux types d’État, c’est-à-dire non


pas de régimes politiques, de modes de gouverne-
ments, mais d’imposition de la loi sur les populations
d’un territoire déterminé. Il s’agit de l’empire dont le
modèle antique est l’empire romain et les dernières
occurrences les empires ottoman et austro-hongrois.
L’État est alors souverain sur de différentes nations
entre lesquelles il assure la paix grâce à l’imposition
d’une loi impartiale, c’est la célèbre pax romana, le
pouvoir central étouffant les querelles régionales. Les
raisons qui amenèrent la chute des empires résident
dans la montée de ce qu’Arendt appelle le nationalisme
tribal. Ainsi, dans l’Empire ottoman, cette tendance
provient autant de nation turque dominante, les
officiers Jeunes-Turcs exécutant ainsi le massacre
des Arméniens en 1915-6, que des nations protégées.
Mais ce second nationalisme fut principalement le
fait des États coloniaux britannique et français qui,
pour briser l’empire ottoman et récupérer ainsi les
territoires libérés, excitèrent les velléités indépen-
dantistes. C’est par exemple la figure de Lawrence
d’Arabie créant de toutes pièces le nationalisme arabe
pour les intérêts britanniques.

64
La chute des empires ottoman et austro-hongrois
laissa place à un monde apparemment découpé en
États-nations regroupés dans la Société des Nations,
emblématique de cette idée. L’État-nation, plus proche
du modèle antique de la cité-État, lie l’adhésion
à la loi et à une identité collective. La loi devient
intimement liée au peuple, elle est énoncée « au nom
du peuple ». Cette distinction de la loi impériale
et de la loi nationale constitue deux principes de
légitimité différents : l’autorité et la souveraineté
(voir fiche 8).
Mais cette victoire de l’État-nation n’est qu’une
illusion, car son principe est détruit par l’entre-
prise coloniale. Arendt arrive au moment où ces
deux formes d’État ont chacune vécu. C’est ainsi
que lorsqu’elle veut rendre compte de l’importance
historique de la crise de l’État-nation qui s’est réalisée
pleinement avec le totalitarisme, elle la compare avec
la plus grande crise de l’histoire politique occidentale :
la chute de l’Empire romain en 4761. Car cela signifie
que le monde se retrouve démuni d’un modèle de
légalité valable. L’importance des droits de l’homme
comme législation abstraite est bien le signe de la
faiblesse des législations concrètes.
Les entreprises coloniales menées par les États-
nations ne sont pas un retour à la notion d’Empire,
mais une dégénérescence de l’État-nation en tyrannie.
En effet, si l’acquisition des droits suppose l’adhésion
identitaire, les droits sont refusés aux peuples conquis.

1. Ant., p. 227.

65
Cela a pour conséquence d’une part, comme nous
l’avons vu, le renfermement de la nation non plus
sur le consentement mutuel mais sur le critère racial
objectif, c’est le nationalisme tribal, et d’autre part la
naissance d’un nouveau type d’État : l’État impéria-
liste (et non impérial, les -ismes désignant chez
Arendt les mouvements idéologiques et non les types
de régimes). Car ce qui désigne les impérialismes,
c’est d’être un mouvement infini d’expansion, ni
pillage momentané aux frontières comme l’étaient,
par exemple, les razzias arabes formées d’excur-
sions dans les territoires limitrophes pour y voler
les richesses, ni conquête de territoires nouveaux
pour être intégrés à l’État et à sa loi. L’impérialisme
colonial se caractérise par une expansion éclaire ne
devant s’arrêter qu’une fois toutes les terres émergées
conquises. Il s’agit donc d’une logique de l’expansion,
du mouvement et non de la permanence et de la
stabilité. Alors que le pillage permet de pallier à la
pauvreté d’un territoire et d’y maintenir un État, que
la conquête entend construire un monde, l’expansion
coloniale vise l’expansion elle-même. On pourrait
rapprocher ce mouvement politiquement non viable
de l’expansion avec l’empire macédonien d’Alexandre
le Grand. Mais celui prévoyant sûrement d’installer
sa capitale en Perse ou en Asie, marginalisant ainsi
sa patrie, on ne retrouve aucunement la distinction
fondamentale de l’impérialisme qui est la distinction
entre la métropole et les colonies.

66
Car, si l’impérialisme est politiquement insensé, il
est économiquement motivé. Il l’est de deux façons.
D’une part, il reproduit la logique capitaliste de
l’expansion, et d’autre part, il la sert puisqu’il ouvre
aux capitalistes européens à la fois de nouvelles
sources de richesses et de nouveaux débouchés pour
les surplus de production. Arendt hérite de Marx
la compréhension du phénomène fondamental du
capitalisme : « Agent fanatique de l’accumulation,
[le capitaliste] force les hommes, sans merci ni trêve,
à produire pour produire, et les pousse ainsi instinc-
tivement à développer les puissances productrices1. »
Le capitalisme, par opposition à la recherche tradi-
tionnelle de la richesse, n’est plus l’accumulation
de richesses pour leur dépense mais, l’accumu-
lation destinée à l’investissement, c’est-à-dire au
développement de cette accumulation du capital
elle-même. Ce que fait Arendt, c’est constater dans
l’impérialisme l’extension à la politique de la logique
capitaliste. C’est ce que signifieront les concepts
d’animal laborans et d’Homo faber dans la Condition
de l’homme moderne où Arendt développera cette
idée que la politique a perdu sa logique propre et n’est
plus que l’instrument et la reproduction de logiques
respectivement économique et technique (voir les
fiches 4 et 5). Tout son combat politique consistera
à retrouver la nature propre de la politique et à lui
redonner sa dignité.

1. Marx, Le Capital, livre I, section 7.

67
Deuxième partie
La tendance profonde
à l’aliénation au monde
Fiche 3
L’aliénation au monde

Ajouter :
Les trois générations perdues
cf. Men indark times, p. 218 + description du
monde détruit p. 224
La destruction du monde caractérise, aux yeux
d’Arendt comme de Brecht qu’elle fait appartenir aux
« trois générations perdues1 », le premier xxe siècle.
Elle cite ainsi le dramaturge : « Dans les cités, j’arrivais
au temps du Grand Désordre, quand la famine faisait
la loi. […]2 » La Première Guerre mondiale marque
le début de cette période et le totalitarisme son point
culminant. Cette destruction du monde européen est
la manifestation d’un bouleversement plus profond
du rapport européen au monde : son aliénation. En
effet, ce rejet du monde est loin de ne concerner
que ce moment particulier de notre histoire. Plus
généralement donc, alors que le monde est le lieu
indépassable de l’épanouissement de l’homme,
celui-ci a des difficultés à y trouver proprement sa

1. VP, « Berthold Brecht », p. 218.


2. Ibid. p. 224.

70
place. Il a alors tendance à s’y sentir étranger et à
chercher consolation soit en lui-même, soit dans un
au-delà (physique ou spirituel).
Cette rupture est le problème civilisationnel
fondamental que la Condition de l’homme moderne
entend révéler et aider à surmonter. Arendt le nomme
« aliénation par rapport monde ». L’homme a une
tendance fondamentale à se considérer étranger au
monde et à s’y rapporter non comme à la patrie que
l’humanité habite, mais comme à une prison à fuir,
voir une simple réserve où puiser ses ressources.
Notons qu’Arendt a pu être influencée dans l’élabo-
ration de ce concept par les travaux de son ami, le
philosophe Hans Jonas dont la thèse sur la Religion
gnostique est d’ailleurs publiée aux États-Unis la même
année que Condition de l’homme moderne (1958).
Jonas y étudie ces sectes des premiers siècles de notre
ère qui posaient l’étrangeté de l’homme, créature
du Dieu suprême, à la Terre forgée par un simple
démiurge. L’homme serait d’ailleurs d’une autre
nature que le monde, et sa connaissance remémo-
ration de l’ailleurs. Un des enjeux philosophiques de
la pensée d’Arendt consistera alors à amener l’homme
à se sentir chez lui dans le monde.

De l’aliénation à son pays…

L’homme a tendance à se considérer étranger


non seulement à un pays, mais encore au monde
lui-même. Arendt, qui a vécu l’exil, est sensible à
l’état de l’apatride, de celui dont l’existence ne peut

71
se rattacher à un territoire, étant superflu en tout
lieu où il se trouve, et dont la vie n’est plus insérée
dans une cité, le monde politique, commun avec les
autres hommes. C’est ainsi qu’elle consacre de longues
pages de L’impérialisme à deux types d’arrachés au
monde : les apatrides et les déracinés.
Le déracinement est le phénomène dans lequel une
population n’a plus de patrie à laquelle se rattacher.
C’est d’une part le cas de l’exode rural et ses popula-
tions arrachées à leur terre formant le prolétariat,
classe caractérisée par son dénuement et étudiée
par Marx : elle n’est plus attachée à un monde et
ne possédant que sa force de travail, et d’autre part
celui des colonies de peuplement dans lesquelles les
Européens émigrés se sentent étrangers à la terre
qu’ils habitent. De nation enracinée dans un terri-
toire, le peuple devient « horde » déracinée. C’est
le cas emblématique des Boers en Afrique du Sud.
« Vivant dans un environnement qu’ils n’avaient
pas le pouvoir de transformer en monde civilisé, ils
ne pouvaient trouver de valeur plus élevée qu’eux-
mêmes1. » Arendt remarque en effet qu’au lieu de
reconstruire une civilisation sur le modèle de leur
Hollande natale, les Boers se sont mis à vivre en tribu,
abandonnant leurs fermes quand la main-d’œuvre
esclave les abandonnait, et pour fuir vers l’intérieur
lors de l’occupation anglaise. L’absence de territoire

1. Imp., p. 467

72
commun oblige alors à se tourner vers la race comme
critère identitaire. « Le déracinement caractérise
toutes les organisations de race1. »
Quant à l’apatride, il s’agit de celui qui reste en
population résiduelle lors de la désintégration des
empires, car l’État-nation refuse de l’intégrer comme
citoyen de peur de rompre avec l’identité qui permet
le vivre-ensemble. C’est ainsi que le découpage de
l’Europe en 1919 laissa comme réfugiés « des millions
de Russes, des centaines de milliers d’Arméniens,
des milliers de Hongrois, des centaines de milliers
d’Allemands et plus d’un demi-million d’Espagnols2 »
qui firent de la catégorie négligeable d’apatride un
problème prégnant : ceux-là n’étant pas citoyen de
l’État ni reconnu par un autre n’entrent dans aucun
cadre de la loi, ni comme nationaux, ni comme
étrangers, et ne bénéficient donc d’aucune protection
juridique. L’aliénation spécifique que constitue le
déracinement de populations superflues, soit la
masse envoyée coloniser une contrée lointaine, soit
la minorité rejetée de l’État-nation, est dans un cas
absence d’attachement à une terre, dans le second
cas perte du monde commun, de l’appartenance à
une communauté politique.
L’aliénation au monde est l’équivalent cosmolo-
gique de l’aliénation nationale : c’est le sentiment
d’être chez soi nulle part sur Terre.

1. Ibid. p. 466.
2. Ibid. p. 575.

73
Qu’est-ce que le monde ?

Le monde est le territoire aménagé par l’homme à


partir des données de la nature. En cela, l’homme en
est le co-créateur. C’est « la maison humaine édifiée
sur terre et fabriquée avec les matériaux que la nature
terrestre livre aux mains humaines1 ». Il est le résultat à
la fois de la transformation technique et artistique de la
nature afin de l’aménager en une demeure à habiter et
de l’organisation politique de la communauté humaine
afin de vivre ensemble. Appartenir à un monde, ce
n’est pas simplement avoir une place dans l’univers.
Le monde terrestre est adapté à l’homme, il l’est en
vertu des conditions naturelles exceptionnellement
favorables de la Terre qui permettent par exemple
de respirer sans artifice, et il l’est en vertu de toutes
les productions par lesquelles la culture humaine
a aménagé la nature pour améliorer les conditions
de vie humaine. La Terre est, de fait, le monde de
l’homme, c’est-à-dire sa demeure, le lieu que l’homme
a aménagé pour y vivre et s’y épanouir.
La distinction entre monde et univers est la
distinction entre l’univers objectif, qui est en soi et
que la science moderne prend pour objet, indépen-
damment de son rapport à l’homme, et le monde
subjectif : le monde est toujours monde de l’homme,
monde pour l’homme. Dans La Vie de l’esprit, Arendt
le définit ainsi : c’est l’ensemble des « choses naturelles
et artificielles, vivantes ou mortes, provisoires et

1. CHM, p. 185

74
éternelles qui ont toutes en commun de paraître et
par là même d’être faites pour se voir, s’entendre,
se toucher, être senties et goûtées par des créatures
sensibles dotées de sens appropriés1 ». La formulation
est clairement phénoménologique : il faut revenir en
deçà du monde objectif de la science au monde vécu.
C’est ainsi qu’Arendt distingue les « sciences de la
nature », observation de la nature terrestre depuis nos
sensations, dont la terre est donc encore le centre, et
les « sciences de l’univers » qui sont, depuis Galilée,
l’étude des phénomènes cosmiques sans que le lieu
de vie de l’homme n’y soit en rien privilégié2.
Il serait bon aussi, afin d’éviter les confusions,
de distinguer le monde de ce que nos contempo-
rains appellent « l’environnement » compris comme
l’ensemble des conditions extérieures nécessaires à
l’épanouissement de la vie humaine. La différence
est politique, alors que l’environnement existe pour
un individu isolé, le monde n’existe pas encore.
Et c’est là la critique que ferait Arendt au concept
d’environnement : il tend à ne considérer que les
ressources des besoins vitaux et devient comme un
halo de conditions bénéfiques ou néfastes autour de
l’individu. Par contraste, le monde est toujours le
monde commun. Il est ce qui se situe entre les hommes
et constitue un espace public où peut apparaître la
pluralité humaine. Pour qu’un monde se forme, pour
qu’un espace se creuse, il faut que l’autre ne soit pas
identique à moi, il faut qu’il soit à distance, qu’il soit

1. Vdel’E. p. 
2. Ibid, p. 338-9.

75
l’autre dans sa différence. Le monde n’est donc pas le
domaine familial, espace privé de la nécessité, mais le
domaine politique, espace public de la liberté1. Car le
passage de la nécessité à la liberté est chez Arendt le
passage de la vie au monde, de la préoccupation pour
le soin biologique quand l’individu se renferme sur
soi, au souci pour le monde comme entre-deux né
du rapport à autrui et de l’action avec autrui.
Dans la tradition grecque, le monde des hommes
est avant tout la polis, la cité et en tant qu’espace
politique et en tant qu’espace géographique totalement
aménagé par l’homme, dont les éléments facilitent
ses buts (ce sont ce qu’on appelle aujourd’hui les
infrastructures) et gardent en mémoire les actions
humaines passées (ce sont les monuments).
Enfin, le monde est le cosmos immortel, l’ensemble
des choses qui « appartiennent à une durée sans
fin2 », du moins en ce qu’il précède l’individu qu’il
accueille en son sein et survit à sa disparition. Si
l’individu arrive dans un monde déjà tissé de sens
et qui lui donne comme rôle de le perpétuer, alors il
n’a plus à s’y sentir étranger, tout est aménagé pour
sa venue et il devra veiller à sa pérennité. En posant
le passage d’un individu mortel dans un monde
immortel, Arendt rétablit l’ordre des valeurs que le
christianisme (et déjà Platon en partie3) avait inversé

1. Ibid, p. 65-76.
2. Ibid, p. 55.
3. CC, « La tradition et l’âge moderne », p. 53. L’allégorie de
la caverne inverse le modèle homérique entre le monde des
morts et celui des vivants.

76
lorsqu’il avait institué les dogmes de la vie éternelle
et de la fin des temps : le monde devenait périssable
et l’individu immortel.
Notons d’ailleurs que la thèse de doctorat d’Arendt
portait justement sur cette conception chrétienne,
plus précisément augustinienne, rejetant l’amour du
monde du côté de la passion pécheresse, les désirs
mondains détournant de l’amour de Dieu. « Ce n’est
que parce qu’il est aimé que le monde est mauvais et que
le désir devient lui-même convoitise1. » Il est étonnant
de voir à quel point les perturbations politiques de
son temps amèneront Arendt à prendre le contre-
pied exact d’Augustin. Mais c’est en même temps
chez lui qu’elle trouve la base pour la construction
de son concept de monde. « On appelle “monde” en
effet, non seulement cette création de Dieu, le ciel
et la terre […] mais également tous les habitants du
monde sont appelés “monde” […] Le monde, donc, ce
sont ceux qui aiment le monde (delictores mundi). Le
concept de monde est double ; d’une part, le monde
est la création de Dieu – le ciel et la terre – donnée
d’avance à toute dilectio mundi, d’autre part, il est
le monde humain à constituer par le fait de l’habiter
et l’aimer (deligere). » On trouve donc déjà deux
propriétés fondamentales du concept arendtien
de monde : il est ce qui est co-créé par l’homme
(continuant la création divine) et il se situe dans
l’entre-deux de ceux qui l’aiment (par opposition à
ceux qui le fuient).

1. Le concept d’amour chez Augustin (désormais CAchezA),


Paris, Payot et Rivages, 1993, p. 23.

77
Il est donc possible, et c’est toute la catastrophe
en particulier du totalitarisme, de vivre sans monde.
Cet espace dans lequel l’homme biologique peut se
développer et qui n’est pas un monde, c’est-à-dire
qui n’a ni la permanence des œuvres ni l’entre-deux
de l’espace politique, où l’individu est isolé avec
ses besoins vitaux, Arendt l’appelle désert. Et les
tendances à l’aliénation au monde que sont par
exemple la tyrannie, le déplacement de population,
la société de consommation, la culture de masse,
Arendt les appelle des vents de sable chaud, ceux
qui viennent installer le désert.

… à l’aliénation au monde

« Nous connaissons l’existence de peuples sans


monde (worldless), comme nous connaissons des
hommes hors du monde (unworldly1). »
Ce qu’est être worldless, nous l’avons vu, c’est la
situation des déracinés et des apatrides, enfermés
dans le biologique, emportés dans le racisme et
la consommation. Quant à être unworldly, c’est le
problème précisément de l’aliénation au monde.
L’aliénation au monde est la remise en cause de la
condition des mortels : passer dans un monde qui
leur survit. Elle constitue un problème intellectuel :
comment en est-on arrivé à croire que la Terre n’est
pas à entretenir comme la demeure de l’homme, mais
qu’elle lui est étrangère ? C’est ensuite un problème

1. CC, « la crise de la culture », p. 268.

78
politique : comment en est-on arrivé à se désinté-
resser de notre tâche, qui consiste à entretenir un
monde vivable, pour se renfermer sur ses besoins
biologiques ?
La notion générale d’aliénation est héritée de
Feuerbach et Marx, chacun auteur d’un concept
d’aliénation de soi. Pour le premier, idéaliste, la
religion est l’opération symbolique par laquelle
l’homme s’aliène sa puissance en l’attribuant à un
être transcendant, Dieu. Le second en développe une
approche matérialiste. Dans le mode de production
capitaliste, le travail ouvrier est aliéné. L’aliénation
au travail est le processus par lequel le prolétaire
aliène le fruit de son travail dont le capitaliste s’est
rendu propriétaire et par là son identité puisqu’il
n’a plus la possibilité de se reconnaître dans l’œuvre
dans laquelle il s’est objectivé. Mais Arendt posant
que c’est dans l’action politique que l’homme se
réalise en acte et accède à la pleine conscience de
soi, l’enjeu de la production devient, avec beaucoup
plus d’évidence d’ailleurs, celui de l’élaboration
d’un monde. Sa réinterprétation du concept d’alié-
nation constitue le geste philosophique fondamental
d’Arendt : « Ce n’est pas l’aliénation du moi, comme
le croyait Marx, qui caractérise l’époque moderne,
c’est l’aliénation par rapport au monde1. » Arendt
est celle qui, rappelant l’attitude religieuse, décentre
l’homme du souci de soi et le tourne vers le souci du
monde (alors que l’attitude religieuse le tournerait

1. CHM, p. 322.

79
vers Dieu). L’aliénation au monde devient, au niveau
matérialiste qu’adoptait Marx, cet état dans lequel la
production n’est plus tournée vers l’édification du
monde mais vers sa fuite.

L’émigration intellectuelle

L’aliénation au monde est d’abord une attitude


spirituelle éternelle qu’Arendt nomme dans Vies
politiques, l’émigration intellectuelle : « Quitter
le monde et son espace public pour une existence
intérieure, ou même, simplement, ignorer le monde
au profit d’un monde imaginaire “tel qu’il devrait
être”, ou tel qu’il fut autrefois1. » Arendt désigne ici la
spéculation pure du philosophe, ignorant le monde
dans lequel il est jeté. Mais cela peut désigner plus
généralement cette attitude spirituelle ancienne
manifestant l’homme en exil sur Terre : « Les chrétiens
ont parlé de la Terre comme d’une vallée de larmes
et les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile
prison de l’âme2 . » La formulation fait penser à la
critique nietzschéenne du platonisme et du christia-
nisme comme production d’« arrière-mondes » mais
se rattache plus sûrement dans sa portée politique à
la critique marxiste de la religion comme transcen-
dance devenant « opium du peuple » : l’espérance
dans l’au-delà empêche de lutter contre la misère
dans le monde ici-bas.

1. VP, « De l’humanité dans de «sombres temps», réflexions


sur Lessing » p. 28
2. CHM, p. 34.

80
L’époque moderne reproduit sous forme empirique
cet idéalisme oublieux du monde : l’aliénation du
monde moderne a son origine dans « sa double retraite
fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi1 ».
La première retraite est l’attitude scientifique déjà
évoquée qui refuse de considérer la place privilégiée
de la Terre au profit d’une étude objective de l’univers,
comme si l’on pouvait vraiment considérer la Terre
comme un objet lointain. Mais ces attitudes intellec-
tuelles ne deviennent problèmes politiques que parce
qu’avec l’époque moderne, elles engagent le rapport
concret de l’homme au monde. La seconde retraite est
l’enfermement évoqué dans la vie biologique, dans le
rythme du corps, oublieux que celui-ci s’inscrit dans
le monde. Le concept d’animal laborans développera
cette seconde aliénation [voir fiche 4].

La perte du monde commun

Arendt donne deux caractéristiques de l’alié-


nation au monde : « l’atrophie de l’espace » et le
« dépérissement du sens commun2 », et y associe trois
évènements fondateurs : la découverte de l’Amérique,
la Réforme protestante et la révolution galiléenne3.
L’atrophie de l’espace (étiolement, diminution du
monde par abandon) constitue une aliénation
physique : la Terre n’est plus conçue comme une
demeure à habiter mais comme une partie, parmi

1. Ibid. p. 39.
2. Ibid. p. 270.
3. Ibid. p. 315-330.

81
d’autres, de l’univers (aliénation scientifique) ou
comme une réserve de richesses et de ressources
(aliénation économique). Arendt voit dans les grandes
découvertes l’événement emblématique de cette
atrophie de l’espace : une fois que toute la surface
terrestre est arpentée, la distinction du près et du
lointain disparaît, on se rapporte à l’espace objec-
tivement, c’est-à-dire indifférent du lieu que l’on
habite, comme lorsque, faisant tourner son globe,
l’enfant rêveur pose le doigt sur un point quelconque
décidant que ce sera sa prochaine destination. La
découverte de nouvelles terres produit paradoxa-
lement un « rétrécissement de l’espace », car tout
lieu devient équivalent.
C’est surtout l’« espace d’apparence » qui s’atrophie,
c’est-à-dire l’espace public dans lequel l’homme libre
peut apparaître. Il s’agit là de son remplacement par
l’espace économique (le marché) où n’apparaît que
l’homme soumis à la nécessité. L’événement emblé-
matique de cette aliénation au monde commun est
la Réforme protestante au sens donné par Weber
d’origine du capitalisme : c’est parce que la Réforme a
fait de l’exercice professionnel le signe de sa destinée
dans l’au-delà que le capitalisme a trouvé le terreau
moral favorable à son développement. Mais si l’activité
économique devient préparatif du salut éternel, alors
on en arrive au paradoxe suivant : « une énorme
activité strictement mondaine est possible sans que
le monde procure la moindre préoccupation ni le

82
moindre plaisir1 ». Tel est le scandale du capitalisme
qu’avait bien identifié Marx : processus infini de
transformation du monde en richesse, recherche par
le capitaliste de cette accumulation de richesses non
pour en jouir mais pour augmenter indéfiniment
l’activité économique.
Le dépérissement du sens commun (langage
commun à tous les hommes) constitue une aliénation
politique : la science ne partage plus le sens commun
qu’est l’expérience des sens, le social l’emporte sur
le politique, le soin de sa vie sur le soin du monde.
L’événement marquant ce dépérissement est la
révolution galiléenne par laquelle la Terre est rejetée
du centre du monde, c’est l’héliocentrisme (le soleil
est au centre du système) qui signifie une rupture
entre l’expérience vécue et le monde de la science :
on continue à vivre comme si « le soleil se lève »
mais la science dit que « la Terre tourne autour du
soleil. » C’est d’autre part le début de la physique
mathématique qui signifie une rupture entre le
langage courant et la symbolique scientifique faite
de « propositions absolument intraduisibles dans le
langage2 ». Or, si cette rupture rend la science ésoté-
rique, inaccessible au commun des mortels, c’est la
science elle-même que cela rend surtout impuissante,
en déduit Arendt : elle n’a plus d’expression politique
possible. La parole du savant n’intègre plus le débat
public, elle ne peut se poser que comme autorité
muette de l’expert. Mais en changeant de langue,

1. Ibid. p. 322.
2. Ibid. p. 36.

83
l’expert perd sa rationalité. En effet, comme elle
constate que le nazisme a su suspendre les impératifs
moraux normaux en employant un vocabulaire
inhabituel où ces catégoriques morales n’étaient pas
effectives (l’extermination devenant par exemple
la Solution finale), la parole du savant, sortie de la
symbolique mathématique, peut devenir déraison
car il entre dans un langage où sa rationalité n’est
pas effective.

Texte. Le paradigme de la fuite de la Terre

Condition de l’homme moderne, p. 33-34

Cette aliénation au monde, attitude oublieuse


que l’attachement à la Terre est la condition fonda-
mentale bien qu’accidentelle de l’épanouissement
humain, apparaît dans le comportement concret de
l’homme. C’est pourquoi Arendt part d’évènements
qu’elle interprète comme autant de manifestations de
cette aliénation. La Condition de l’homme moderne
commence ainsi sur la conquête spatiale et l’envoi
le 4 octobre 1957 du premier satellite artificiel, la
fusée soviétique, Spoutnik I. Arendt offre une inter-
prétation intempestive de la conquête spatiale : il ne
s’agit pas d’un triomphe de la puissance technique,
d’un élargissement du monde humain à l’univers,
du début de la colonisation extraterrestre, mais c’est
la réalisation matérielle de la très vieille idée de fuite
hors du monde, qui douée maintenant de la puissance
technique devient politiquement funeste.

84
En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme,
fut lancé dans l’univers ; pendant des semaines, il
gravita autour de la Terre conformément aux lois qui
règlent le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune,
les étoiles. Certes, le satellite artificiel n’est pas un
astre, il n’allait point tourner sur son orbite pendant
ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels
enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles.
Cependant, il put demeurer quelque temps dans le
ciel ; il eut sa place et son chemin au voisinage des
corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai,
dans leur sublime compagnie. Cet événement, que rien,
pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser, eût
été accueilli avec une joie sans mélange s’il n’eût été
accompagné de circonstances militaires et politiques
gênantes. Mais, chose curieuse, cette joie ne fut pas
triomphale ; ni orgueil ni admiration pour la puissance
de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le
cœur des mortels qui soudain, en regardant les cieux,
pouvaient y contempler un objet de leur fabrication.
La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur le
champ, ce fut le soulagement de voir accompli le
premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la
prison terrestre ». Et cet étrange propos n’était pas une
fantaisie de journaliste américain, loin de là : incons-
ciemment, il faisait écho à la phrase extraordinaire
que, plus de vingt ans auparavant, l’on avait gravée
sur la stèle d’un grand savant russe : « L’humanité
ne sera pas toujours rivée à la Terre. »

Arendt ne fait pas de l’histoire, elle manifeste


à travers l’événement historique le rapport que
l’homme entretient avec le monde. Un événement
est la cristallisation de tendances profondes et, dans
le cas de l’aliénation au monde, problématique. Ainsi,

85
l’événement que constitue l’envoi du premier satellite
artificiel dans l’espace comporte plusieurs niveaux
d’interprétations, mais celui que vise Arendt est le
sens existentiel : que nous enseigne-t-il concernant
notre rapport au monde ? Ou pour le dire comme
la conférence d’Arendt sur le sujet1 : la conquête de
l’espace a-t-elle augmenté ou diminué la dimension
de l’homme ?
Le premier sens l’inscrit dans la contingence
géopolitique de la guerre froide et l’accompagne de
« circonstances militaires et politiques gênantes » : ce
sont les Soviétiques qui, les premiers, ont réussi cet
exploit, devançant les Américains dans la maîtrise
technologique, et surtout manifestant leur capacité
à envoyer des missiles intercontinentaux. Le sol
américain est désormais sous la menace constante
d’une bombe atomique.
Mais ce contexte n’est que l’occasion de l’événement
qui appartient au mouvement plus structurel du
progrès technique. Elle est la manifestation de « la
puissance de l’homme ». Arendt compare ce succès
technologique avec la bombe atomique, avec « la
fission de l’atome », celle-ci initiant, selon elle, le
monde moderne2. L’histoire et la politique humaines
sont désormais commandés par le progrès technique.
Il n’y a donc plus tant de sens à vouloir comprendre
la signification de ce que nous vivons en étudiant
les productions spirituelles de l’homme, il faut en
comprendre les productions techniques. En cela,

1. CC, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme ».


2. Ibid. p. 39.

86
Arendt prend acte du constat de Nietzsche « Dieu
est mort » : ce n’est plus la religion qui commande
l’époque, et de la réorientation par Bergson de la carac-
téristique humaine : l’homme n’est pas tant Homo
sapiens, connaissant, qu’Homo faber, producteur.
C’est ainsi que le thème de la Condition de l’homme
moderne n’est pas ce que nous pensons, mais « ce que
nous faisons ». Et dans ce que nous faisons se réalisent,
se réifient l’aliénation au monde. C’est dans ce dernier
sens existentiel qu’Arendt comprend le lancement du
satellite. On peut s’étonner qu’elle ne parle pas de
« conquête » spatiale, mais des « premiers pas d’une
évasion de l’homme hors de la prison terrestre ».
La conquête est ce par quoi on élargit le monde
qu’on a d’abord édifié sur Terre par l’acquisition de
nouveaux territoires. Or, dans L’Impérialisme, Arendt
avait déjà refusé au colonialisme le qualificatif de
conquête. Lisant l’histoire moderne sous le prisme
de l’aliénation au monde, l’impérialisme moderne
n’est pas élargissement du monde, mais processus
d’expansion pur. Ce qui est vrai pour l’impérialisme
est vrai de la politique spatiale. L’homme aliéné au
monde ne cherche pas à l’étendre, il est soit pris
dans l’abstraction de l’expansion, soit soucieux de
le fuir.
La politique spatiale, en franchissant les marges
de la Terre, prend un troisième sens qui, lui, n’existait
pas dans l’impérialisme, celui de la fuite de la Terre.
Cette possibilité réalise enfin la pensée de la transcen-
dance, l’au-delà spirituel devient fuite extraterrestre.
Les conséquences politiques en sont fâcheuses :

87
ne se pensant plus rivé à la Terre, l’homme ne la
considère plus comme sa demeure, mais comme sa
base de lancement vers un autre monde. Comme
le christianisme, la foi en la technique donne la
prédominance de la vie humaine sur le monde. À
la question : la science s’oppose-t-elle à la religion ?
Arendt répond très clairement les mêmes illusions
de la foi religieuse sont aujourd’hui assumées par
la technique.
L’événement analysé ici manifeste l’aliénation
au monde par la fuite de la Terre pour l’univers
que réalisent science et technique. Nous allons
voir maintenant que le refuge dans le moi et la vie
constituent la seconde voie de refus du monde.
C’est la réduction de l’homme au monde en animal
laborans.

88
Fiche 4
Le renfermement en soi : l’animal
laborans

L’objet de la Condition de l’homme moderne est


« ce que nous faisons », par distinction de ce que nous
pensons. Il ne s’agit pas de comprendre ce que nous
connaissons du monde, comment nous nous le repré-
sentons, mais ce que nous en faisons, comment nous le
transformons. Arendt distingue alors trois activités :
le travail, l’œuvre et l’action, à chacune desquelles
elle consacre un chapitre de l’essai. Le concept de
vita activa (vie d’action) qui s’oppose à celui de vita
contemplativa (vie de contemplation) ne désigne ces
trois activités que par extension à partir de l’action :
de même que la contemplation est chez Aristote, le
fait de « connaître et savoir pour connaître et savoir1 »,
la pensée qui n’a pour but que la perfection de la
pensée, de même l’action est chez Arendt celle qui vaut
pour elle-même, le travail et l’œuvre ne sont que les
conditions de son épanouissement. À l’intérieur de la
distinction classique entre production (intervention
sur les choses) et action (intervention sur les autres),

1. Aristote, Métaphysique, A, 2, 982a30, Paris, Vrin, 1991, p. 8.

89
Arendt ajoute une distinction originale entre travail et
œuvre qui constitue la véritable charnière conceptuelle,
car c’est en elle que se pose le problème de l’aliénation
au monde. Car en effet, des deux aliénations consi-
dérées plus haut : la fuite de la Terre pour l’univers
et l’abandon du monde pour le moi, l’œuvre est au
risque de la fuite et le travail de l’enfermement.
D’autre part, Arendt ne considère pas seulement
les activités dans leur dimension productive, en ce
qu’elles modifient l’objet sur lequel elles interviennent,
mais aussi dans leur dimension réflexive, en ce qu’elles
modifient le sujet qui agit, qu’elles déterminent un type
de rapport de l’homme au monde. L’humanité centrée
sur l’activité du travail est animal laborans, l’humanité
centrée sur l’ouvrage technique est Homo faber, celle
centrée sur l’action est zoè politikè. Se poser alors la
question du sens et de la valeur de nos activités, c’est
non seulement se demander ce qui les justifie, mais aussi
se demander quelle civilisation elles produisent.
Deux questions doivent alors être posées au texte
d’Arendt : d’une part, qu’est-ce que le travail pour
que la production d’une œuvre, même simplement
technique, ne soit plus du travail ? Et d’autre part,
qu’est-ce qu’un travailleur si c’est un homme qui fait
du travail une valeur ?

L’activité laborieuse

L’activité de travail que considère Arendt ne


correspond pas forcément aux concepts courants.
Elle entend retrouver la notion grecque. Quand Arendt

90
parle de travail, il ne s’agit pas d’entendre le simple
labeur, cet effort pénible auquel, dans la tradition
biblique, l’homme (par le travail de la terre) et la femme
(par le travail de l’accouchement) sont condamnés1,
ni l’emploi, comme ce qui donne à l’individu une
fonction productive dans la société. En effet, le labeur
peut être celui dépensé à la production d’une œuvre,
de même que l’emploi peut y participer.
Le travail est l’ensemble des occupations qui
pourvoient aux besoins de la vie2, c’est l’activité de
production du nécessaire, celle qui fournit les biens de
consommation, nécessaires à l’entretien de la vie. En
ce qu’il produit du consommable, le travail pensé par
Arendt suit la conception des économistes, pour qui le
travail est la production et l’origine de toute richesse.
Le travail produit de la richesse par distinction de
l’œuvre qui édifie un monde, l’un est associé à la
consommation qui est, dans la tradition économiste,
destruction de richesse, l’autre est associée à l’utili-
sation des objets durables de ce monde.
Le travail est essentiellement aliénant. Mais pas
au sens de Marx qui traite spécifiquement du travail
dans le cadre de l’industrie capitaliste. Le travail
ouvrier produit l’aliénation de soi car, d’une part,
le travailleur y est parcellaire (ce n’est pas l’ouvrier
seul mais toute l’usine qui produit l’œuvre), il est
alors démuni de la représentation de l’objet produit
et, d’autre part, il est salarié, il loue sa force de travail

1. Arendt retrouve en partie ce sens de pénibilité dans CHM,


p. 163-4 quand elle compare le travail et la douleur.
2. CHM, p. 128.

91
contre un salaire de subsistance, l’œuvre dans laquelle
il a mis de lui-même lui est aliénée, elle appartient
au capitaliste, propriétaire de l’usine. En distinguant
travailleur et l’ouvrier, Arendt prend distance par
rapport à Marx. Le travail est chez elle essentiel-
lement aliénant par rapport au monde car, par lui,
le travailleur « en est expulsé dans la mesure où il est
enfermé dans le privé de son corps, captif de la satis-
faction des besoins1 ». Requis par sa nature vivante
de l’homme, le travail a pour fonction d’en satisfaire
les besoins. Le travailleur occupé toute sa journée à
gagner sa pitance est rejeté en deçà du monde dans
son simple corps. Tel est bien le prolétaire tel que l’a
défini Marx, possesseur de sa seule force de travail,
il n’a pas de propriété, de morceau de monde duquel
prendre soin. Mais alors que le prolétaire participait
encore à une œuvre commune, Arendt dissocie deux
résultats de production : l’ouvrier fabrique une œuvre,
le travailleur produit un bien de consommation.

Production du consommable

La distinction dans les productions entre bien de


consommation et œuvre n’est pas simplement liée à
une différence de durée de vie, l’un ayant un cycle
court, l’autre plus lent, mais de nature. Le bien de
consommation réalise sa fonction par sa destruction,
alors que l’œuvre trouve son sens dans l’utilisation.
Arendt donne comme paradigme le pain du boulanger

1. Ibid. p. 167.

92
et la table du menuisier1. Le sens de chacune des
productions diverge non seulement temporellement
mais essentiellement : le pain ne réalise sa fonction
que dans sa consommation qui le détruit, alors que
la table subit certes une usure à force d’utilisation,
mais ce délitement progressif de l’objet n’est jamais
qu’un accident qui vient interrompre son fonction-
nement, pas le réaliser. Il est essentiel à un objet de
consommation de périr, ce qui oblige à reproduire
incessamment le même travail. Ainsi, le repas et la
location du lit dans lesquels le travailleur investit
son salaire du jour ne survivent pas le lendemain.
C’est cette même vanité de l’économie de subsis-
tance qu’exprime ce mot amer de Schopenhauer :
« La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer
de contentement durable et inaltérable. C’est comme
l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve
aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à
demain2. » Schopenhauer, penseur du désir et de la
vie, ne peut qu’être pessimiste, le cycle biologique
est caractérisé par la génération et la corruption,
l’économie du travail répondant aux besoins de la vie,
forme un cycle infini de production et de consom-
mation. Vie et travail, désir et bien de consommation
ont en commun la même et profonde vanité.
Notons que le terme de consommation qui désigne
à l’origine le fait d’amener une chose à sa perfection
(par exemple la consommation du mariage le réalise

1. Ibid. p. 139.
2. Le monde comme volonté et comme représentation, III. § 38.
Paris, Quadrige, 1966, p. 252.

93
enfin charnellement) voit son sens désormais dériver
vers celui de consumation, de destruction intégrale. En
effet, les biens de consommation sont aujourd’hui pris
dans un cycle de vie court. Même s’ils sont des objets
d’usage, leur dépérissement rapide est déterminé lors
de leur conception et cette destruction est nécessaire
pour le maintien du niveau de production, comme
s’ils n’étaient pas tant commandés par leur usage
que par la nécessité qu’a le capitalisme de trouver
continuellement des débouchés à sa production.
Dans ce contexte, la dualité travail / consommation
devient la norme de toute production.

L’asservissement à la nécessité

C’est cet asservissement à la logique cyclique de la


vie qui a poussé toutes les civilisations humaines à se
débarrasser du travail. Ainsi, « l’institution de l’esclavage
dans l’antiquité […] fut plutôt une tentative pour éliminer
des conditions de la vie le travail1 ». L’esclave n’est pas
tant esclave parce qu’il est privé d’une volonté propre
que parce qu’il est rivé aux nécessités de la vie, au travail.
Mais l’esclavage libère la classe dominante du travail
et en fait des « hommes libres », libres pour consacrer
leur temps à des activités valant pour elles-mêmes, la
contemplation et l’action politique.
Si l’esclavage a disparu dans le droit, c’est que la
modernité a trouvé une autre solution au problème du
travail : la technique et l’automation de la production

1. CHM, p. 128.

94
qui libèrent théoriquement la société contemporaine
du travail. En tout cas, la problématique du travail
a toujours été de permettre sa réalisation dictée par
la nécessité de la vie tout en fuyant son exécution
comme cause de servitude envers la nature. Condition
nécessaire à la vie, le travail n’a jamais été la finalité
de celle-ci. Faire alors du travail une valeur constitue
pour Arendt cette inversion scandaleuse qui marque
l’époque moderne.

L’animal laborans

Comme l’a bien montré Marx, le mode de


production capitaliste s’est développé grâce à la
disponibilité de masses laborieuses. Arendt poursuit
en montrant que celles-ci ne disposant que de leur
force de travail sont enfermées dans le seul rapport
à leur corps, objet de tous les soins et source de tous
les revenus. Ce rapport au monde fondé sur la seule
activité du travail, caractérise alors celui qu’Arendt
nomme animal laborans, insistant sur son enfer-
mement dans sa nature d’être vivant.
L’homme laborieux, éduqué par le travail, est
donc déterminé de deux manières : il est enfermé
dans le cycle de la vie et pose comme valeur fonda-
mentale la nécessité. Toute production est alors
destinée à la consommation en vue d’instaurer un
état d’abondance qui apporte la sécurité quant aux
besoins vitaux. On considère alors tout désir à l’aune

95
de la nécessité, imitant leur satisfaction sur celle des
besoins, c’est-à-dire par la consommation, même
quand il s’agit du superflu.
La société de consommation est alors doublement
la sortie de l’homme hors-du-monde : elle est la
recherche de l’abondance et la réduction du rapport
au monde sur le mode de consommation : toute
chose est extraite du monde pour être importée
dans l’espace privé. Mais un rapport au monde
fondé sur le travail et la consommation peut-il être
maintenu ? Si la consommation est le processus de
destruction de ce qui est produit, quelle conséquence
cela a-t-il sur le monde ? Cela « implique la menace
qu’éventuellement aucun objet du monde ne sera à
l’abri de la consommation, de l’anéantissement par
la consommation1 ». Le style d’Arendt est souvent
alarmiste, laissant parfois paraître un tempérament
réactionnaire, une vision décadente de l’histoire. Elle
annonce ainsi le contenu et le style catastrophiques qui
seront le trait commun à toute la pensée écologiste2.
Ce catastrophisme écologique (Arendt en pensant le
monde comme demeure annonce ce sens d’éco-logie,
faisant de la Terre la maison – oikon – de l’homme)
se comprend à partir de la catastrophe historique

1. Ibid. p. 184.
2. On peut aussi penser dans le domaine artistique à des films
très proches de cette idée de dévoration du monde et de son
sens : Désert rouge et Blowup de M. Antonioni, respectivement
sortis en 1964 et 1966. Sinon, même le Principe responsabilité
de son ami Hans Jonas, dans lequel on retrouve la même
urgente menace, ne paraît que deux décennies plus tard, en
1975.

96
du totalitarisme. Ce qui caractérise le totalitarisme
est d’être une conception politique du mouvement
pour le mouvement, sans chercher aucune stabilité
de l’État. Or, cette logique de l’expansion infinie
est justement ce qui caractérise largement tous les
grands phénomènes politiques de la modernité.
L’impérialisme n’est pas une conquête de nouvelles
terres pour élargir le territoire, c’est un processus infini
d’expansion géographique. De même, le capitalisme
est le régime économique fondé sur l’accumulation des
richesses, dans un processus infini. La consommation
étant le processus qui accompagne nécessairement
celui de la production capitaliste, et consistant en
la destruction du produit, l’issue catastrophique ne
manifeste logiquement.

La politique de l’animal laborans

Très directement, la pensée de la nécessité qui


caractérise l’animal laborans a contaminé le domaine
public en faisant de la pauvreté la préoccupation
majeure de la politique. Il ne s’agit plus en politique
que de sauver l’humanité de la pauvreté et de lui
garantir l’opulence. « Le résultat fut que la nécessité
envahit la sphère politique, la seule dans laquelle
l’homme pouvait être vraiment libre1. » Arendt date ce
tournant économique de la politique des révolutions
du xviiie siècle qui érigèrent, selon le mot de Saint

1. Essai sur la révolution (désormais EsurR). Nous référons à


l’édition originale : On Revolution, New York, Viking Press,
1963, p. 104.

97
Just, les malheureux en « puissance de la Terre1 ».
Cette réduction de la politique aux préoccupations
économiques est, selon Arendt, la plus funeste :
l’homme perd ainsi l’espace même de la liberté.

La rédemption du travail

Comme processus dénué de fin, la consommation


et l’activité de l’animal laborans en général se carac-
térisent par son non-sens et sa destruction de toute
signification. L’exutoire à cette absurdité est d’asservir
le travail à une finalité qui la dépasse et qui lui donne
sens : « L’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel
du processus vital, éternellement soumis à la nécessité
du travail et de la consommation, ne peut échapper
à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté
humaine, la faculté de faire, fabriquer, produire,
celle de l’Homo faber2 . » Le travail prend sens en ce
qu’il participe non seulement au maintien en vie de
l’individu, mais surtout à la permanence du monde.
Si le monde édifié par l’Homo faber risque toujours de
se désordonner, de se déliter, le travail le maintient.
Telle est la grandeur du ménage chanté par l’aventure
d’Hercule nettoyant les écuries d’Augias : l’héroïsme
du nettoyage consiste à être « la lutte incessante contre
les processus de croissance et de déclin par lesquels
la nature envahit constamment l’artifice humain,
menaçant la durabilité du monde3. »

1. Ibid. p. 49.
2. CHM. p. 301.
3. Ibid. p. 146.

98
Texte. La société de consommation

Condition de l’homme moderne, p. 176-178

L’extrait suivant pourrait intégrer une antho-


logie sur un thème de la société de consommation,
celle-là même qu’Andy Warhol ou Roy Lichtenstein
commenceront à célébrer en 1961, que Georges
Perec racontera dans les choses en 1964, que Jean
Baudrillard analysera en 1970 avec La Société de
consommation. L’extrait suivant constitue donc une
analyse précoce (La Condition de l’homme moderne
date de 1958) de ce phénomène et parvient pourtant
à en définir la spécificité avec grande simplicité :
la société de consommateurs est une société de
travailleurs, elle érige à la fois les besoins vitaux en
modèle de tout désir et le travail en norme de toute
activité. L’œuvre disparaît derrière le bien de consom-
mation, la culture devient divertissement.

On dit souvent que nous vivons dans une société de


consommateurs et puisque, nous l’avons vu, le travail
et la consommation ne sont que deux stades d’un
même processus imposé à l’homme par la nécessité
de la vie, ce n’est qu’une autre façon de dire que
nous vivons dans une société de travailleurs. Cette
société n’est pas née de l’émancipation des classes
laborieuses, mais de l’émancipation de l’activité du
travail, qui précéda de plusieurs siècles l’émancipation
politique des travailleurs.
L’important n’est pas que, pour la première fois de
l’Histoire, les travailleurs soient mis en pleine égalité
de droits dans le domaine public : c’est que nous
ayons presque réussi à niveler toutes les activités

99
humaines pour les réduire au même dénominateur
qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de
produire l’abondance. Quoi que nous fassions nous
sommes censés le faire pour « gagner notre vie » ; tel
est le verdict de la société, et le nombre des gens, des
professionnels en particulier, qui pourraient protester
a diminué très rapidement. La seule exception que
consente la société concerne l’artiste qui, à stric-
tement parler, est le dernier « ouvrier » dans une
société du travail.
La même tendance à rabaisser toutes les activités
sérieuses au statut du gagne-pain se manifeste dans
les plus récentes théories du travail, qui, presque
unanimement, définissent le travail comme le contraire
du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses,
quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de
travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la
vie de l’individu ni au processus vital de la société
est rangée parmi les amusements. Dans ces théories
qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion
courante d’une société de travail la durcissent et la
conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus
« l’œuvre » de l’artiste : elle se dissout dans le jeu,
elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment
que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction
dans le processus vital de travail de la société que le
tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu.
L’émancipation du travail n’a pas abouti à son égalité
avec les autres activités de la vita activa, mais à sa
prédominance à peu près incontestée. Au point de
vue du « gagne-pain » toute activité qui n’est pas liée
au travail devient un « passe-temps ».

Peut-on faire du travail une valeur ? Alors qu’il


a toujours été fui bien qu’inévitable, le travail est
devenu une valeur. Et cette valorisation du travail

100
se fait au moment précis où il est devenu en grande
partie superflu. Telle est la contradiction profonde
de la société de consommation, être une « société
de travailleurs sans travail1 ». Après avoir montré
l’équation société de consommateurs = société de
travailleurs, Arendt montre comment la valeur de la
nécessité s’est imposée dans la conception courante,
puis plus dangereusement encore dans la conception
scientifique pour offrir comme seule discrimination
des activités humaines la dualité « gagne-pain » et
« passe-temps ».
La situation d’une société sans travail était depuis
le xixe siècle l’horizon de la société industrielle. Ainsi,
Marx évoquait le « royaume de la liberté » comme
celui dans lequel « on cesse de travailler par nécessité
et opportunité imposée de l’extérieur 2 », pour tomber
déjà dans la confusion qui amène à la valorisation
du travail : « Le travail sera devenu non seulement
le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de
la vie », comme si c’est dans le travail, la production
du nécessaire que peut se réaliser l’épanouissement
de l’homme. L’automation de la production qui a
multiplié la productivité a été interprétée comme
une libération pour la classe laborieuse de l’occu-
pation productrice. C’est ainsi qu’émerge dans les
années 1940 le problème de la société du loisir. Ainsi,

1. Ibid. p. 38. Le prologue analyse trois faits emblématiques


de l’aliénation au monde : la fuite spatiale, l’abandon par la
science du langage ordinaire et, celui qui nous concerne ici,
l’automation de la production.
2. Karl Marx, Critique du programme de Gotha.

101
l’économiste Keynes constate dans La Pauvreté dans
l’abondance que le niveau de vie peut être maintenu
avec un temps de travail désormais bien inférieur
à la durée légale. Le philosophe Ernst Bloch dans
Le Principe espérance voit enfin venir le temps où le
loisir, le hobby, le violon d’Ingres, deviennent l’activité
principale. Cet avènement d’une société du loisir
signifie « l’émancipation des classes laborieuses »,
résultat des luttes socialistes pour diminuer le temps
de travail et qui doit devenir une lutte pour l’ano-
blissement du travail.
Or, ce que réalise l’interprétation d’Arendt, c’est
d’inverser le rapport : ce n’est pas le travailleur qui
s’est rendu indépendant du travail, c’est la production
automatisée qui s’est émancipée de sa dépendance
au travailleur. Arendt le constate déjà dans l’activité
industrielle elle-même : alors que l’outil suivait le
rythme biologique de l’ouvrier, la machine impose
son rythme à l’ouvrier. Mais aussi l’automation
implique que la production se fait sans la population
ouvrière, elle a pour conséquence l’établissement
d’un chômage structurel, donc la formation d’une
population superflue.
« L’émancipation de l’activité du travail », c’est
d’abord et avant tout sa libération du seul domaine
des nécessités humaines pour conquérir aussi celui
du superfétatoire, c’est toute cette production des
biens superflus, mais c’est surtout sa libération du
seul domaine de la production. Si l’émancipation des
travailleurs est le fait des révolutions socialistes du
xixe siècle, l’émancipation du travail est le fait des

102
révolutions bourgeoises du xviiie siècle auxquelles
Arendt consacre l’Essai sur la révolution. Révolutions
de la bourgeoisie et centrées sur la question de la
suppression de la pauvreté, elles mettent au centre de
la politique la question de la nécessité. Le travail n’est
plus cantonné aux esclaves et aux serfs, il envahit la
société tout entière. Ce ne sont pas tant les travailleurs
qui ont été admis de plein droit dans le domaine
public que le travail et la valeur de nécessité qu’il
véhicule.
La conséquence est le « nivellement de toutes les
activités humaines ». La question propre de l’animal
laborans, celle au moyen de laquelle il évalue les
activités est : cela est-il vraiment nécessaire ? Toute
chose acquiert alors sa valeur en ce qu’elle permet
de gagner sa vie. Ce nivellement est insensé, car
une fois qu’on a gagné sa vie, que faire de sa vie ?
Or, gagner sa vie n’est plus un problème dans la
société d’opulence. Ainsi, Arendt rend hommage la
civilisation américaine pour avoir réussi à résoudre
le problème des besoins vitaux. Mais cette réussite ne
vaut rien si moralement on s’attache au travail. Dans
cette conception courante, l’artiste fait cependant
exception. Le système populaire des valeurs le tolère
et même, comme la cigale face à la fourmi, le requiert
pour réaffirmer la valeur du travail. Si sur le plan
intellectuel, la folie est l’autre de la raison, sur le plan
économique, l’artiste est l’autre du travailleur.
La conception scientifique annule cette exception.
Les activités pratiques sont distinguées entre travail,
le gagne-pain, activité du nécessaire, et jeu, le passe-

103
temps, activité du futile. L’artiste est alors le travailleur
acquérant son gagne-pain en procurant le passe-
temps des autres. Or, cette opposition est doublement
dangereuse. D’une part, elle démunit de toute valeur
l’existence pratique du chômeur et de tous ceux
qui ne sont pas insérés dans le système du travail.
D’autre part, une réalité fondamentale disparaît dans
cette opération théorique, c’est l’œuvre. Or, pour
Arendt c’est l’œuvre qui constitue la dignité de la
production. Contre la distinction entre travail et jeu
qui se fait au profit du travail, elle va donc opposer
la distinction entre travail et œuvre, donnant toute
la valeur à cette seconde.
Dans La Crise de la culture, cette distinction devient
celle de deux sociétés et de deux cultures. Partant de
la question qu’on pourrait formuler ainsi : en quoi la
société de masse entretient-elle à la culture de masse
un rapport tout autre que celui de la société passée à
la culture ? Arendt répond que « la société de masse ne
veut pas la culture, mais les loisirs (entertainment1). »
La différence est décisive : « La culture concerne les
objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne
les gens et est un phénomène de la vie2 . » Cultiver dans
son sens originel, c’est l’« entretien de la nature en
vue de la rendre propre à l’habitation humaine3 » ;
divertir, c’est produire un bien de consommation. Il
faut donc comprendre qu’il n’y a pas de différence entre
le travail et le divertissement (ou le jeu), les deux sont

1. CC, « la crise de la culture », p. 263.


2. Ibid. p. 266.
3. Ibid. p. 271.

104
des activités de l’animal laborans, elles manifestent
le même rapport au monde : « Avec les conditions
de vie moderne, […] il y a de plus en plus de temps
libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque
accroissement de temps vide ne change pas la nature du
temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil,
font irrévocablement partie du procès biologique de
la vie1. » Ce temps vécu par l’animal laborans est
celui du « métabolisme qui se nourrit des choses en
les dévorant. », il n’est pas le temps vécu par l’Homo
faber qui est, dans la production d’œuvre et la culture,
édification d’un monde. Par conséquent, la culture
de masse perd sa nature d’œuvre pour acquérir celle
du travail et de la consommation, la société de masse
privée de culture est du même coup privée de monde
et ses individus deviennent des « hommes hors du
monde (unworldly)2 ». Le renversement est radical :
alors que la culture édifie un monde, la culture de
masse aliène au monde.

1. Ibid. p. 263.
2. Ibid. p. 268.

105
Troisième partie
L’habitation du monde
Fiche 5
L’édification du monde :
l’Homo faber

Comme l’activité du travail, l’activité technique


n’est pas seulement une production, elle est aussi
une logique. Elle est d’une part instrument et d’autre
part instrumentalité, elle ne concerne pas seulement
l’ouvrier mais fait de l’homme un Homo faber (homme
producteur d’objets).

L’instrument et l’édification du monde

Par distinction du produit du travail destiné à


la consommation, Arendt désigne l’œuvre comme
l’objet destiné à un usage. En tant qu’objet technique,
l’œuvre est un moyen efficace en vue d’une fin posée
par l’homme (ex. la vaisselle sert à contenir le repas).
Mais par sa durabilité, elle forme le monde dans lequel
les hommes évoluent (ex. on hérite de la vaisselle
de la grand-mère, ce qui fait que ses usages, son
style et son histoire nous précèdent). A contrario,
le jetable serait alors le rabaissement de l’œuvre au
niveau du travail et de la seule nécessité vitale (ex.
le gobelet en plastique ne fait qu’accompagner la

108
consommation), sa durabilité est alors conçue comme
problématique (ex. c’est la durabilité du gobelet qui
en fait un déchet).
La nouveauté d’Arendt consiste à ne pas considérer
l’instrument du point de vue du sujet, de l’homme qui
s’en sert, mais de l’objet lui-même : l’instrument produit
vient intégrer le monde. « L’Homo faber, le fabricant
d’outils inventa les outils pour édifier un monde et non
pas – non pas principalement du moins – pour aider le
processus vital1. » Si les bâtiments et les routes servent
bien à se loger et se déplacer, il serait réducteur de
les y limiter, car si c’est cela une de leur finalité, leur
effet est de dessiner et d’aménager un monde. De
même, pour reprendre notre exemple précédent, la
vaisselle sert bien entendu à faciliter l’alimentation,
mais elle détermine surtout une organisation sociale
et rituelle des repas, elle intègre le processus vital au
monde. Le résultat fondamental de l’activité technique
réside dans ce qu’Arendt appelle la « réification » : elle
produit des objets matériels qui restent durablement.
C’est pourquoi Arendt parle d’œuvre. Les objets
non seulement artistiques mais aussi techniques
acquièrent une existence autonome de leur usage. Ce
sont d’ailleurs les œuvres faites de main d’homme et
non « la sublime indifférence d’une nature vierge » qui
produisent « l’objectivité du monde2 ». Alors que les
êtres de la nature sont pris dans un cycle biologique
qui les empêche d’avoir une existence propre, les
œuvres sont élaborées afin qu’elles durent.

1. CHM, p. 204.
2. Ibid. p. 188.

109
Une morale du producteur

Le monde fait d’œuvre est alors potentiellement


permanent. Comme le prophétisaient les devins, « Rome
est éternelle ». C’est pourquoi Arendt repère la dignité
de l’œuvre dans la production d’un monde immortel.
« Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident
dans leur capacité de produire des choses – œuvres,
exploits et paroles – qui mériteraient d’appartenir et,
au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à
une durée sans fin1. » Nous reviendrons plus loin sur
les exploits et paroles (voir fiche 6). Il ne s’agit pas ici
uniquement d’un constat : les œuvres durent, mais de
la définition d’une véritable morale de la production :
la valeur des œuvres vient de ce qu’elles méritent
d’être immortelles. On peut comparer cet impératif
de la production avec l’impératif moral kantien. En
effet, Kant est celui qui a établi la loi morale qui puisse
guider tous nos rapports à soi et à autrui : « Agis de
telle sorte que la morale de ton action puisse être érigée
en loi universelle. » Il faut que ce qui nous pousse
à agir soit universalisable, que tout homme puisse
vouloir le faire. C’est ce que nous signifions lorsque
nous disons : « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux
pas qu’il te fasse. » Arendt fait la même chose dans
les domaines techniques et de l’action politique. Elle
établit une loi qui permette de régler ses productions,
loi qu’on pourrait formuler ainsi : « Agis de telle sorte
que les hommes puissent vouloir conserver ton œuvre

1. Ibid. p. 54-5.

110
jusqu’à la fin des temps. » Il faut que ce que nous faisons
soit immortalisable, que cela forme un monde dans
lequel l’homme voudrait toujours vivre. C’est ce que
nous signifions lorsque nous disons : « pense à ce que
tes enfants en feraient ». Or, ce qui inquiète Arendt
dans le domaine de la production, c’est la réduction de
l’œuvre au bien de consommation, le produit doit périr
et s’il dure, c’est toujours trop et à nos dépens. Dans
une pensée de l’œuvre, les objets forment un monde ;
dans une pensée du travail, les objets qui durent sont
les déchets, ces choses à l’usage unique qui survivent
malgré nous à cet usage et forment alors les immondices
(ce qui n’a rien à faire dans le monde).
C’est pour Arendt le monde des objets qui doit
durer, « de sorte que par leurs intermédiaires les
mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout
est immortel sauf eux1 ». L’individu arrive dans un
monde déjà édifié et qui lui survivra. Arendt entend
rétablir un rapport antique qui avait été perverti par le
christianisme et qu’elle a constaté de façon prégnante
chez Augustin. Elle entend revenir de la « croyance
en la réalité de la vie » à la « croyance en la réalité
du monde2 ». Redresser les valeurs, c’est restituer la
mortalité individuelle et l’immortalité du monde, tel
que le concevait l’Antiquité pour laquelle l’univers
était sans début ni fin, donc le monde qui construit
l’homme potentiellement sans fin. Comme sur le
plan intellectuel de la contemplation platonicienne,
l’individu mortel contemple et participe des idées

1. Ibid. p. 55.
2. Ibid. p. 169.

111
éternelles (hors du temps), sur le plan pratique de la
vita activa, l’individu mortel produit et s’objective
dans des œuvres immortelles (d’une durée sans
fin dans le temps). C’est ainsi que Machiavel qui,
le premier à l’époque moderne, rétablit cet ordre
naturel des choses, pouvait déclarer « J’aime ma cité
natale plus encore que mon âme1. »
Il est intéressant de comparer cette morale de la
production avec la notion de développement durable
qui surgira trente ans plus tard. Que le « monde
immortel » soit devenu un simple « développement
durable » constitue une double destruction du
concept. D’une part, la substitution du « monde »
par le « développement » fait passer de la pensée de
la stabilité caractéristique de la politique à celle de
l’expansion héritée du capitalisme et ayant déjà eu
ses réalisations tragiques dans l’impérialisme et le
totalitarisme (voir fiche 2). D’autre part, l’abandon de
l’idée d’immortalité pour celle de durabilité signifie
que l’expansion doit durer un peu plus longtemps,
avouant ainsi qu’elle n’est pas viable en soi.
Nous ne sommes pas sûrs pourtant qu’Arendt saura
développer correctement les implications politiques
d’un monde immortel. En effet, elle abandonnera la
préoccupation de l’avenir pour réaffirmer l’ancrage
dans le passé avec la notion de tradition. C’est un
autre penseur, son ami Hans Jonas, qui développera
dans le Principe responsabilité une politique fondée
sur la protection de l’avenir (voir fiche 8).

1. Lettre à Vettori, cité par Arendt in EsurR, p. 27.

112
L’instrumentalité, logique de l’Homo faber

La technique n’est pas que l’ensemble des savoir-


faire, des outils et des machines, c’est un mode de
penser dominé par les valeurs d’efficacité et d’utilité.
Ce ne sont pas seulement des objets qui sont des
instruments, c’est aussi la pensée qui devient logique
de l’instrumentalité et envahit tous nos rapports aux
choses et aux autres. Penser de façon instrumentale,
c’est se demander pour toute chose : « à quoi ça sert ? »
Celle pensée utilitaire de l’Homo faber se distingue à
la fois de celle de l’animal laborans qui situait la valeur
dans la seule nécessité, et de la recherche plus fonda-
mentale, car inévitable et permanente, du sens.
La logique de l’Homo faber n’a pas plus de sens
que celle de l’animal laborans. Celle-ci relègue dans
l’absurde toute activité qui n’est pas un « gagne-pain ».
La question qui ruine la logique de l’utile est : « À quoi
sert l’utilité ? » qui la montre prise dans un cercle
vicieux. En effet, si une chose est utile, elle vaut par
ce à quoi elle sert, toute chose n’a de valeur que parce
qu’elle un moyen en vue d’autre chose qui est sa fin.
Mais chaque fin n’étant elle-même qu’un moyen, rien
ne sert finalement à rien. « L’instrumentalisation du
monde et de la terre » devient « cette dévaluation
sans limite de tout ce qui est donné, ce processus de
non-sens croissant dans lequel toute fin se transforme
en moyen et que l’on ne peut arrêter qu’en faisant de
l’homme le maître et le seigneur de toute chose1 ».

1. CHM. p. 210.

113
Pour éviter le non-sens total, l’utilitarisme a mis
l’homme au centre du monde. Arendt refuse cet
humanisme (tout homme a une valeur en soi) qui
est un anthropocentrisme (toute chose vaut parce
qu’elle sert à l’homme), car cela revient se priver
d’une évaluation des actions humaines entre elles.
Non, tout ce que fait l’homme n’est pas digne, il peut
agir comme une bête. C’est l’activité du travail qui
le restreint à ce statut (puisqu’il est enfermé dans la
nécessité vitale) comme il peut s’élever au rang divin
quand il participe à la création du monde1.
La production technique se caractérise non
seulement par la morale utilitariste mais aussi par
la distinction aux conséquences politiques cette fois-ci
de la conception et de l’exécution. « L’œuvre factuelle
de fabrication s’exécute sous la conduite d’un modèle
conformément auquel l’objet est construit2. » Le modèle
existe idéalement et précède la production. Or, cette
distinction entre concevoir et exécuter contamine
depuis Platon le schéma de l’action politique. En effet,
dans le domaine artisanal, il définit l’œuvre comme
étant l’imitation de l’idée que conçoit le fabricant
(ce qui l’amènera à dévaluer l’œuvre d’art qui est
alors imitation de l’imitation). De la même façon,
dans le domaine politique, il élabore théoriquement
dans la République le modèle de la cité idéale qu’il
cherchera ensuite à appliquer auprès du tyran Denys
de Syracuse. L’utopie politique correspond au patron
de la fabrication. Il s’agit là pour Arendt d’une véritable

1. Ibid. p. 55.
2. Ibid. p. 192

114
« substitution du faire à l’agir1 ». Cette substitution
implique également dans la pratique politique la
reproduction de la distinction entre concepteur et
exécutant. « La caractéristique de toutes ces évasions
est le concept de gouvernement, autrement dit l’idée que
les hommes ne peuvent vivre ensemble légitimement
et politiquement que lorsque les uns sont chargés de
commander et les autres contraints d’obéir 2. » Il y a
ceux qui « savent sans agir » et ceux qui « agissent
sans savoir ». Rétablir la dignité de l’action politique
consistera alors pour Arendt à faire rentrer la pensée
technique dans son pré carré, emportant avec elle
les idées d’utopie et de gouvernement qui n’ont plus
leur place en politique.
Et par là, c’est l’activité de l’Homo faber qui reprend
sens, puisque le monde qu’il élabore devient le lieu
où peut se manifester la liberté humaine.

Texte. Le sens des œuvres

Condition de l’homme moderne, p. 229-230

L’extrait choisi vient en conclusion du chapitre sur


l’œuvre dans lequel elle a été manifestée non comme
simple instrument pour « rendre plus facile la vie
humaine et moins pénible le travail humain » (p. 204),
par la production d’ustensiles et par l’automation du
travail dont résulte la société de consommation, mais
comme édification d’un monde immortel. Il réunit les

1. Ibid. p. 294.
2. Ibid. p. 285.

115
activités humaines autour du seul sens valable : donner
une demeure à l’homme pour que son humanité s’y
manifeste. La production est la condition de l’existence
du monde commun et l’existence du monde commun
est la condition nécessaire pour qu’apparaisse l’homme
en action. C’est un renversement complet de la pensée
économique et politique : avec Arendt, fabriquer, c’est
construire un décor ; agir, c’est jouer une scène. La
technique produit le théâtre sur lequel apparaîtra la
vie proprement humaine. L’espace public est la scène
de l’humanité, et l’action politique l’intrigue qui s’y
joue, les répliques qui s’y déclament. Mais comment
éviter que ces exploits et ces paroles disparaissent à
peine accomplis ?

Le monde d’objets fait de main d’homme, l’artifice


humain érigé par l’Homo faber, ne devient pour les
mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit
au mouvement toujours changeant de leurs vies et
de leurs actions, que dans la mesure où il transcende
à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites
pour la consommation et la pure utilité des objets
produits pour l’usage.
La vie au sens non biologique, le laps de temps dont
chaque humain dispose entre la naissance et la mort,
se manifeste dans l’action et dans la parole qui l’une
et l’autre partagent l’essentielle futilité de la vie.
« Accomplir de grandes actions et dire de grandes
paroles » ne laisse point de trace, nul produit qui
puisse durer après que le moment aura passé de
l’acte et du verbe.
Si l’animal laborans a besoin de l’Homo faber pour
faciliter son travail et soulager sa peine, si les mortels
ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les

116
hommes de parole et d’action ont besoin aussi de
l’Homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont
besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du
bâtisseur de monuments ou de l’écrivain, car sans eux
le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent
et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant.
Afin d’être ce que le monde est toujours censé être,
patrie des hommes durant leur vie sur terre, l’artifice
humain doit pouvoir accueillir l’action et la parole,
activités qui, non seulement sont tout à fait inutiles
aux nécessités de la vie, mais, en outre, diffèrent
totalement des multiples activités de fabrication
par lesquelles sont produits le monde et tout ce
qu’il contient.

Quel est le sens des œuvres humaines, tant


techniques qu’artistiques ? Si la technique sert à
aménager le monde dans lequel on vit, qu’en est-il
de l’œuvre d’art ? Alors que la grandeur de l’Homo
faber, de l’homme en tant que fabricant d’œuvres,
est de produire un monde immortel, les activités
les plus hautes de l’homme que sont l’action et la
parole, ne vivent qu’une durée éphémère : la parole
s’évanouit dans le silence, l’action se dissipe dans
ses conséquences. Pourtant, notre monde n’est pas
qu’un ensemble de ressources et d’instruments, il se
doit d’être plein des actions et paroles passées. La
permanence du monde est à la fois formée des objets
faits de main d’homme et du souvenir des exploits
et paroles humaines. L’artifice humain est donc
à la fois artisanat, production d’une permanence
matérielle et art, représentation de l’action et de la
pensée humaines. C’est ainsi que l’Homo faber est

117
édificateur de la « patrie » humaine, du patrimoine
matériel et de la tradition spirituelle, que les hommes
héritent de leurs pères et lèguent à leurs enfants. Le
monde dans lequel les hommes arrivent au monde
n’est pas fait que de bâtiments, de routes et de ponts,
il est plein d’images et de récits rappelant les hauts
faits du passé. Ce n’est donc que par l’artiste et l’his-
toriographe que les actions et paroles peuvent accéder
à l’immortalité mondaine.
Éprise du modèle de la civilisation romaine construc-
trice de ponts et édificatrice d’arcs de triomphe, Arendt
soumet l’activité de l’Homo faber aux exigences les
plus hautes : d’une part produire un monde commun,
condition dans laquelle la vita activa puisse s’exprimer,
et d’autre part réifier (du latin : res, rei = chose), c’est-
à-dire matérialiser, graver dans le marbre, cette vie
hautement humaine pourtant évanescente.

Au-delà du bien de consommation et de l’outil de


travail, l’œuvre immortelle

La fabrication d’œuvres n’est pas simple production


de biens de consommation ni d’outils de travail. En
refusant de réduire la production à celle de biens
consommables, Arendt s’oppose à l’économisme selon
lequel fabriquer c’est produire des richesses. C’est là
pour elle un phénomène d’aliénation au monde : on
n’élabore pas le monde, on l’exploite pour le transformer
en monnaie. De plus, cette production de richesse
implique d’inverser le rapport au monde : « Dans les
conditions modernes ce n’est pas la destruction qui

118
cause la ruine, c’est la conservation, car la durabilité
des objets conservés est en soi le plus grand obstacle
au processus de remplacement dont l’accélération
constante est tout ce qui reste de constant lorsqu’il
a établi sa domination1 » Alors que la condition à
l’épanouissement de la vie humaine est un monde
permanent, la logique économique nécessite de le
rendre périssable afin d’accueillir les nouvelles produc-
tions. « Autrement dit, le processus d’accumulation
des richesses n’est possible que si l’homme sacrifie son
monde et son appartenance-au-monde2. »
Elle s’oppose d’autre part à l’utilitarisme et à la
logique instrumentale selon laquelle la valeur d’un
objet se définit par son usage. Les outils, en tant
qu’objets techniques se définissant comme moyens
efficaces à la réalisation des fins humaines, valent
ainsi pour l’efficacité avec laquelle ils permettent les
opérations. Il n’en résulte qu’une augmentation de la
productivité, une accélération dans l’accomplissement
de ces opérations. Mais si ces opérations sont aussi des
opérations de production, les outils servent à produire
des outils, processus dénué de sens, comme nous l’avons
vu avec la logique utilitaire. Le processus ne fait que
s’affoler. C’est pourquoi l’activité de l’Homo faber ne
prend sens que si elle transcende la finalité seulement
biologique de consommation et son enfermement
dans le progrès technique pour lui-même.

1. Ibid, p. 320, et plus largement toute l’interprétation de la


naissance du capitalisme (p. 319-324).
2. Ibid, p. 324.

119
La production d’œuvres est pour Arendt édification
d’un monde pour les hommes, « d’une patrie dont
la stabilité résiste et survit au mouvement toujours
changeant de leurs vies et de leurs actions ». La finalité
de l’œuvre n’est pas comme le fruit du travail, d’être
consommée, c’est-à-dire détruite, elle est d’être
utilisée certes, mais dans la mesure où elle survit à
l’usage. L’œuvre est disponible parce qu’elle forme un
monde permanent qui à la fois précède et survit à la
vie individuelle. L’ensemble des œuvres forme donc
la patrie dans laquelle se déroule cette vie.

La futilité des actions humaines

C’est comme condition de l’épanouissement de


la vie humaine que réside le sens de l’activité de
l’Homo faber. Cette vie « au sens non biologique »
s’épanouit « dans l’action et dans la parole ». Mais
qu’est cette vie proprement humaine qui ne s’épa-
nouit que dans l’action politique ? Alors que l’animal
laborans, le consommateur est asservi à la nécessité
biologique, que l’Homo faber n’est que l’exécutant
d’un plan prédéfini, l’homme d’action est confronté
à des situations inattendues dans lesquelles il est en
compagnie d’autrui avec lequel il doit opérer des
compromis. L’action est par conséquent pour Arendt
le lieu où apparaît la liberté. Comme chez Sartre au
même moment, l’homme n’a pas de nature définie,
il est liberté. Il se définit alors par ses actions. La
différence est que chez Arendt la liberté est politique,
elle n’existe que dans l’entre-deux. Il y a alors non

120
pas de nature humaine, mais une condition humaine
nécessaire à l’épanouissement de la liberté, c’est le
monde commun1.
Or, si la liberté n’existe que dans le monde commun,
que l’homme libre s’y actualise2, ces manifestations
de la liberté sont, au contraire du monde, tout à fait
évanescentes, reproduisant « l’essentielle futilité de
la vie ». Il en va ainsi dans ce que nous faisons de
l’action comme de la contemplation dans ce que nous
pensons3. La pensée est une activité immédiate de
l’esprit humain, on ne peut pas s’empêcher de penser,
mais parfois on donne à cette pensée une fonction,
on lui donne des buts : résoudre des problèmes,
connaître des choses. Cependant, elle n’en reste
pas moins essentiellement inutile, ces buts dispa-
raissant, on n’en continuerait pas moins à penser.
Il en va de même de l’action politique. On peut
donner des buts à la politique : servir les intérêts
économiques, organiser le travail, développer les
infrastructures techniques, mais ce ne sont là que
des raisons secondaires à l’action qui est premiè-
rement pure manifestation de la liberté humaine

1. Ibid. p. 44.
2. S’actualiser, concept aristotélicien, c’est passer d’une existence
en puissance qui est faculté d’être telle chose à une existence
en acte, qui est cette chose en acte. Pour prendre un exemple
d’Aristote, la graine est un arbre en puissance (alors que le
caillou n’est pas arbre, même en puissance), mais l’arbre ne
s’actualise qu’en germant et grandissant. De même, on n’est
jamais libre tant qu’on n’agit pas.
3. Ibid, p. 226-7. « Penser », la première partie de La vie de
l’esprit peut être lue comme un long développement de ces
deux pages.

121
par l’invention de formes d’organisations entre les
hommes. Ainsi, la révolution est l’acte politique par
excellence, elle est pur commencement, initiative,
ce qu’est la liberté1.

L’œuvre d’art, lieu de la tradition

Cette fragilité de l’action lui est essentielle, tout


comme la durabilité est essentielle à l’œuvre. L’œuvre
d’art, l’œuvre historique, l’œuvre littéraire conservent
le souvenir de ces actions et paroles. Elles élaborent
ainsi la tradition et l’éducation sera alors le travail
pour maintenir cette tradition (voir fiche 5 – texte).
D’ailleurs, quand Arendt entreprend de visiter les
exploits du passé, elle s’appuie tout autant sur les
documents d’archive, simples traces du passé, que
sur la littérature, qui est présence de l’action passée
elle-même, son expression. Ainsi, elle trouve le
mécanisme de la haine des juifs du début du siècle
chez Proust, le sens de leur assimilation chez Rahel
Vernhagen ou Benjamin Disraeli. Si l’artisan donne
au monde sa solidité et le remplit d’instruments,
l’artiste lui donne son épaisseur historique et le
remplit d’âmes.

1. Ibid. p. 43.

122
Fiche 6
L’apparition de l’homme dans le
monde : la vita activa

L’action et la liberté humaine

Alors que le travail ne prend sens que s’il s’inscrit


dans la participation à une œuvre qui édifie le monde,
les œuvres utiles ne sont, elles, sauvées du cercle
vicieux de l’utilité que « grâce aux facultés jumelles
de l’action et de la parole qui produisent des histoires
riches de sens1 » histoires qui manifestent individua-
lités et liberté. Bref, l’action complète la trilogie de
valeurs initiée par le travail et l’œuvre. Au nécessaire
et à l’utile, elle ajoute l’activité digne, celle qui vaut
pour elle-même parce qu’elle manifeste la plus haute
faculté de l’homme, la liberté. L’action est la capacité
dans une situation déterminée et originale de trouver
la solution adéquate. Racontée, elle offre à tous la
manifestation de la capacité humaine à innover, elle
donne son sens à la liberté humaine. Tout comme
la distinction entre travail et œuvre, la distinction

1. CHM, p. 302.

123
entre œuvre et action n’est pas tant empirique, elle ne
classe pas les réalités, que proprement philosophique,
elle distingue le sens.
Ainsi, le rangement d’une bibliothèque est à la
fois un travail en tant qu’il lutte dans une répétition
cyclique contre le désordre, une œuvre en ce qu’il
arrange la tradition dans un certain ordre, dispose
le monde intellectuel pour qu’on y circule. Mais c’est
encore une action politique quand il s’agit d’opérer
certains rapprochements ou éloignements entre
auteurs symbolisant alliance et mésalliance entre
nations. On pourrait encore prendre l’exemple de
la reconstruction d’un pont après-guerre, répétition
d’un travail que le temps vient détruire, invention
technique pour réaliser les fins de déplacement, action
politique réaffirmant l’amitié entre les peuples des
deux rives. Ce qui est le propre d’une action n’est donc
pas de préserver la vie des individus ou des choses, ni
de constituer les moyens pour les activités humaines,
mais de faire sens, de changer les représentations et
les rapports humains.
Toute la valeur donnée par Arendt à l’action
comme capacité d’innover (alors que le travail est
conservation et l’œuvre reproduction, duplication)
vient de ce qu’elle manifeste : le travail manifeste
l’effort de la vie, l’œuvre l’intelligence, l’action, elle,
manifeste la liberté. C’est ce que suppose la Condition
de l’homme moderne mais qui n’est explicité que
dans l’essai « Qu’est-ce que la liberté ? » Contre la
notion de libre-arbitre, liberté métaphysique, capacité
abstraite de choisir dans une situation indifférente,

124
Arendt revient à la liberté antique comme état du
citoyen par distinction de l’état de l’esclave soumis
aux nécessités. « La polis grecque était autrefois
précisément cette “forme de gouvernement” qui
procurait aux hommes une scène où ils pouvaient
jouer et une sorte de théâtre où la liberté pouvait
apparaître1. » Arendt refuse la liberté telle qu’elle
est conceptualisée depuis Descartes, le libre-arbitre
comme capacité innée à choisir entre deux possibi-
lités vers lesquelles rien ne nous pousse pourtant de
façon privilégiée. Elle conçoit plutôt la liberté comme
capacité d’innover, de produire la solution nouvelle
adéquate à une situation singulière. La liberté ne
sert pas à choisir, n’est pas le moyen de diriger sa
vie. Revenant aux concepts aristotéliciens, elle fait
de la liberté une energeia, une actualité, ce qui ne
produit que soi-même, et une entelecheia, une fin en
soi, ce qui ne vise que soi-même. On n’est donc pas
libre afin d’agir et pas seulement exécuter, on agit
afin de réaliser la liberté en acte. « Si, donc, nous
comprenons le politique au sens de la polis, sa fin
ou raison d’être serait d’établir et de conserver dans
l’existence un espace où la liberté comme virtuosité
puisse apparaître2 . » La virtuosité est ici la virtú de
Machiavel, cette capacité à résoudre une situation
en grande partie déterminée par la fortune et par
les décisions des autres. Dans les limites étroites du
pouvoir imparti, le grand orateur sait choisir le bon
mot qui retournera l’auditoire, le bon législateur

1. CC, p. 200.
2. Ibid. p. 200.

125
promulguer telle loi qui redressera les mœurs, le
bon gouvernant opérer tel investissement qui aura
un effet multiplicateur sur toute l’économie. L’action
est la capacité à changer le cours de l’histoire dont
on n’a pourtant pas la maîtrise. En faisant ainsi de
l’action politique la manifestation de la liberté, Arendt
s’oppose catégoriquement la conception libérale qui,
depuis Hobbes, donne à la politique la charge de
garantir la sécurité des biens et des personnes.
Non seulement l’action publique ne sert pas à
protéger la production privée, mais elle en est surtout
fondamentalement différente. Alors que le travail
est le fait de l’animal laborans, que l’œuvre est le fait
de l’Homo faber, l’action est « œuvre d’homme1 »
Comme activité qui intervient sur les autres, elle
se distingue de la production qui intervient sur
les choses. Alors que l’artisan peut fabriquer seul,
il n’y a a pas d’action sans les autres, elle suppose
donc la pluralité humaine ; alors que l’œuvre a un
auteur dans l’ouvrier, l’action a un acteur mais pas
d’auteur, elle est anonyme ; alors qu’une œuvre
laissée à l’abandon devient inerte, l’action a des
conséquences irréversibles ; dans la fabrication,
on conçoit l’objet dans l’esprit avant de le réaliser
dans la matière, l’action est par nature imprévisible.
Ces trois dernières caractéristiques de l’action, être
anonyme, irréversible et imprévisible sont, comme
problèmes, résolus par la parole.

1. CHM, p. 269.

126
L’action et la parole

L’anonymat de l’action est résolu par le récit qui


la restitue à ses acteurs, son irréversibilité est résolue
par le pardon et son imprévisibilité par la promesse.
Arendt écrit que ces remèdes sont « une des virtualités
de l’action elle-même1 ». Pourtant, on pourrait croire
qu’il s’agit de paroles. Mais ces paroles seraient en
elles-mêmes productrices d’un effet, de l’ordre du
langage performatif et non descriptif comme le
montre Austin à la même époque2. Mais beaucoup
plus largement qu’Austin (qui analysait les énoncés
tels « je vous marie », « je vous pardonne »), Arendt
affirme l’imbrication de l’action et de la parole. Agir,
ce n’est donc pas seulement être un agent, être la
cause d’une transformation, c’est être acteur, lier la
parole au geste et utiliser cette transformation pour
manifester son personnage.
Reprenons maintenant les trois propriétés énoncées
plus haut. L’action et la parole sont imbriquées dans
la construction de l’identité personnelle ou collective.
« Qui est ou qui fut quelqu’un, nous ne le saurons
jamais qu’en connaissant l’histoire dont il est lui-même
le héros – autrement dit sa biographie ; tout le reste
de ce que nous savons de lui, y compris l’œuvre qu’il
a laissée, nous dit seulement ce qu’il est ou ce qu’il
était3. » L’action est « disclosure of who (découvrement,

1. Ibid. p. 302.
2. Les leçons regroupées dans Quand dire c’est faire (How to do
things with words) date de 1955.
3. CHM, p. 244.

127
révélation de celui qui) ». Dans un exposé dont Ricœur,
fidèle lecteur et préfacier reconnaissant d’Arendt,
tirera toute sa théorie de l’identité narrative (l’unité
sous laquelle sont regroupés tous les évènements de
la vie d’un individu est l’intrigue de sa biographie),
Arendt montre qu’il n’y a pas d’essence individuelle,
l’individu n’existe qu’en acte et son identité n’est
conservée que dans le récit qu’on en fait. Ce n’est pas
seulement qu’on ne connaîtrait pas son identité, mais
c’est qu’elle resterait même indéfinie, car le sens de
ses actions resterait indéterminé, l’action resterait
inaccomplie. Ainsi, dans le cas d’un négociateur
quittant la table des négociations, s’il n’accompagne
pas son geste d’une parole, l’assemblée se demandera :
« Mais que fait-il ? », montrant l’action n’existe pas
sans la parole. D’autre part, il n’y a de permanence
humaine que lorsque encore l’action et la parole
sont liées. Instituer cette permanence au milieu des
bouleversements constants des affaires humaines
est le rôle alloué à la promesse dont Arendt reprend
la valorisation à Nietzsche et que reprendra aussi à
son compte Ricœur. Promettre, c’est assurer d’être
demain ce qu’on est aujourd’hui même si on ne
connaît pas les conséquences de l’action du jour.
De même, on ne peut pas dissocier action et parole,
ce qui engage est autant la parole que l’action faite
en commun. Ainsi, construire un pont entre deux
pays, c’est la promesse d’une coopération durable.
Enfin, comme la promesse noue aux conséquences
de l’action, le pardon délie de ses conséquences qui
sont définitives et infinies : on ne reviendra jamais à

128
la situation d’avant et tout ce qui se passe ensuite peut
être imputé à l’action d’origine, comme le symbolise
très bien le mythe du péché originel. La capacité
conjointe du pardon et du châtiment à mettre un
terme à l’action, à laver des fautes manifeste encore
l’imbrication de l’action et de la parole qui peuvent
être l’un et l’autre facteurs de rédemption.
Une telle imbrication de l’action et de la parole
réfute le schéma classique de l’action décrivant une
succession de trois étapes : la délibération, la décision
et l’entreprise elle-même. Cette séparation entre
l’étape initiale de la parole et finale de l’accomplis-
sement correspond selon Arendt à une réduction de
l’agir au faire, de l’action au modèle de l’ouvrage (voir
fiche 5). Le schéma propre à l’action distingue non
le commandement et l’exécution, mais l’initiative et
l’achèvement. Le grec et le latin ont ainsi deux mots
pour dire ce qu’on rassemble en agir, d’une part
archein/agere, quelqu’un commence une action, et
d’autre part prattein/gerere, qui la porte jusqu’à son
achèvement. Ainsi, le héros guerrier était autre chose
que ce que sera le chef militaire. Achille n’ordonne
jamais aux troupes d’attaquer, il s’élance sur l’ennemi
et son courage met alors en mouvement les guerriers
achéens qui se jettent dans la bataille. Alors qu’une
fabrication est initiée par le patron papier, une action
ne peut être initiée que par une action.

129
Action et monde commun

Reprenons maintenant la première spécificité


dégagée de l’action : l’action suppose la pluralité
humaine et elle tisse entre eux le monde public. Si
l’œuvre édifie l’objectivité du monde, sa permanence,
il n’y a encore monde pour Arendt que dans l’entre-
deux. L’œuvre fait de la nature une habitation, l’action
et la parole partagées en fait un théâtre. On peut
illustrer ce fait par le mythe de Robinson Crusoé qui,
dans la version de D. Defoe ou encore plus nettement
dans celle de M. Tournier, commence par transformer
la nature vierge de l’île en domaine, avec un fort et
des cultures, puis doit attendre l’arrivée de Vendredi
pour la réaliser en principauté. Chez Tournier, sans
autrui, elle ne lui apparaît jamais dans sa totalité,
mais il n’arrive à percevoir que son point de vue
immédiat, restant ainsi enfermé comme dans un
halo de conscience. De même, chez Arendt, autrui
est celui qui fait passer de la perspective individuel
au monde comme recoupement des perspectives.
On comprend alors l’importance que va prendre
pour elle le maintien de la pluralité en politique (voir
fiche 7). « L’espace de l’apparence commence à exister
dès que des hommes s’assemblent dans le mode de la
parole et de l’action ; il précède par conséquent toute
constitution formelle du domaine public et des formes
de gouvernement, c’est-à-dire des diverses formes sous
lesquelles l’espace public peut s’organiser1. » L’action

1. Ibid. p. 259.

130
politique fait exister un espace entre les citoyens
dans lequel le peuple ainsi constitué apparaît, le
gouvernement n’en est que la mise en institution.
Dans l’Essai sur la révolution1, Arendt distingue
ainsi deux sens politiques du terme de « consti-
tution », l’acte de constituer et le document qui
expose les lois et règles de gouvernement qui ont été
constituées. Ce qui est premier, c’est la réunion du
peuple et cette réunion est scellée par la rédaction
d’une loi fondamentale. Dans le cas de la révolution
française, le serment du Jeu de Paume annonçant
que les représentants du peuple ne se sépareraient
qu’une fois une constitution donnée à la France,
Arendt s’intéresse davantage à cette réunion des
députés du Tiers état qu’au document que produira
l’assemblée constituante. Car nous avons là d’une
part un paradigme de la promesse politique (qui n’a
donc rien à voir avec les marchandages de campagne
électorale) et, d’autre part, la compréhension que la
grande invention politique fut ce rassemblement des
forces populaires le 20 juin 1789. Il mit fin en effet
à l’Ancien Régime en ne reconnaissant de gouver-
nement que celui qui est fondé sur le consentement
du peuple et de loi que celle décidée par le peuple.
Cette puissance d’initiative politique existe quand
les hommes ainsi se réunissent et disparaît quand
ils se dispersent.

1. EsurR, p. 136.

131
Action et natalité

Ce qui intéresse fondamentalement Arendt dans


l’action, c’est son identité fondamentale avec la
condition de la vie humaine. Nous verrons dans le
paragraphe suivant comment elle partage la même
futilité, voyons d’abord qu’elle partage avec la vie la
propriété de natalité. « C’est l’action qui est le plus
étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le
commencement inhérent à la naissance ne peut se faire
sentir dans le monde que parce que le nouveau venu
possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire
d’agir1. » Alors qu’Heidegger en métaphysicien place la
mort en modalité existentielle fondamentale, Arendt
en théoricienne de la politique fait de la natalité la
dimension première de l’existence. Dans les deux cas,
une expérience met en rapport avec ce fait inexpéri-
mentable de la mort ou de la naissance propre. Chez
Heidegger, c’est l’angoisse, chez Arendt, c’est l’action.
Quand Arendt fait l’éloge de l’action politique, c’est
qu’après la destruction totalitaire, elle sait que c’est le
lieu propre de la renaissance. Et qu’agir ce n’est pas
gesticuler mais initier implique que l’action fonda-
mentale en politique est la révolution (voir fiche 9). C’est
pourquoi à la différence de la technique, en politique,
un modèle théorique n’a jamais pu être réalisé dans
une société réelle. Cette tentative de réalisation d’une
utopie ne peut que faire violence au réel. C’est toute
l’opposition entre la loi tyrannique et la loi républicaine.

1. CHM, p. 43.

132
La première qui est conçue par le tyran, aussi sage soit-il,
ne peut que se réaliser dans la violence des volontés du
peuple ; la seconde, qui est le résultat du consensus de
tous, ne peut préexister dans aucun esprit individuel.
C’est pourquoi, en tant que théoricienne de la politique,
Arendt n’a jamais proposé de forme institutionnelle, de
type de gouvernement ou de politique, mais toujours
cherché à redonner sa dignité à la politique. En cette
ouverture des possibles, elle est paradoxalement assez
proche de la morale sartrienne qui tâche de redonner
la pleine liberté à l’action humaine.

Action et contemplation

La seconde identité du couple action et parole avec


la vie est que « l’une et l’autre partagent l’essentielle
futilité de la vie1 ». Elles ont la même contingence et
finitude que la vie mais ne servent pas la vie, comme
c’est le cas du travail, qui en oublie la futilité. Arendt
distingue d’ailleurs la vie comme processus biolo-
gique, celui-là que sert et reproduit le travail, et la
vie comme existence de la conscience individuelle
que manifestent la pensée et l’action. L’action et la
parole partagent la futilité de la vie, parce qu’elles
ne survivent pas même à l’instant, elles n’existent
que dans le présent et n’ont pas de durée. En cela,
elles sont de pures actualités. Elles n’ont donc pas
d’utilité mais elles sont des perfections, celles d’une
liberté enfin manifestée.

1. Ibid. p. 230.

133
Arendt trouve ainsi dans l’action l’équivalent
pratique de la contemplation, de ce que La vie de
l’esprit appellera la pensée. Elle se situe ici dans le
sillage d’Aristote pour qui la contemplation théoré-
tique et l’action politique sont les activités humaines
qui réalisent le bonheur humain parce qu’elles valent
en elles-mêmes. Mais chez Aristote, la contemplation
surpasse l’exercice de la vertu pratique parce qu’elle
seule se suffit à elle-même. Arendt reconsidère cette
recherche de l’activité valant pour elle-même sous un
autre angle. Elle considère l’intimité des activités avec
la vie. Ainsi, « l’activité de penser est aussi incessante,
aussi répétitive que la vie, et la question de savoir si
la pensée a un sens se ramène à l’énigme sans réponse
du sens de la vie1 ». Il arrive que l’on fixe un but
défini à la pensée, mais cette réflexion conduite n’est
qu’un intermède dans le flux vain des méditations.
Philosopher serait alors donner une perfection à
ces pensées vaines qui n’ont comme grandeur que
d’être la manifestation de la vie proprement humaine.
Arendt oppose ainsi dans les domaines théorique et
pratique ce qui est asservi à des fins, respectivement
la cognition et l’œuvre, et celles qui n’ont ni fin ni but
en dehors de soi, la pensée et l’action, manifestations
de la vie humaine et non instruments de celle-ci.

1. Ibid. p. 226.

134
Texte. La puissance politique contre la force
tyrannique

Condition de l’homme moderne, p. 260-261

Si l’action politique n’existe qu’une fois les hommes


rassemblés, comment se manifeste-t-elle ? Quel
phénomène nouveau apparaît entre eux qui était
impossible lorsqu’ils étaient isolés ? À cette question
héritée de Rousseau, Arendt répond d’une manière
tout à fait différente. Alors que celui-ci voyait dans
le rassemblement du peuple l’émergence du corps
politique et l’unification des volontés particulière en
une volonté générale, Arendt propose une solution aux
implications radicalement différentes, la puissance.
L’enjeu n’est pas simplement de fonder le pouvoir
politique, mais de manifester l’essence même du
pouvoir politique, pouvoir de la cité, par opposition
au pouvoir tyrannique, pouvoir d’un seul.

Tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu


isolé, la puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils
agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent.
En raison de cette particularité que la puissance
partage avec tous les possibles, qui peuvent seulement
s’actualiser et jamais se matérialiser pleinement, la
puissance est à un degré étonnant indépendante des
facteurs matériels, nombre ou ressources.
Un groupe relativement peu nombreux mais bien
organisé peut dominer presque indéfiniment de vastes
empires populeux, et il n’est pas rare dans l’Histoire
que de petits pays pauvres l’emportent sur de grandes
et riches nations. […]

135
D’un autre côté une révolte populaire contre un
gouvernement matériellement fort peut acquérir une
puissance presque irrésistible même si elle renonce à
employer la violence en face d’une énorme supério-
rité de forces matérielles. Il y a certainement ironie
à appeler cela « résistance passive » : c’est l’un des
moyens d’action les plus actifs et les plus efficaces
que l’on ait jamais inventés puisque l’on ne peut s’y
opposer par une lutte entraînant défaite ou victoire,
mais uniquement par des massacres qui laissent le
triomphateur vaincu lui aussi, privé de sa victoire, car
nul ne peut régner sur les morts.
Le seul facteur matériel indispensable à l’origine de la
puissance est le rassemblement des hommes. Il faut
que les hommes vivent assez près les uns des autres
pour que les possibilités de l’action soient toujours
présentes : alors seulement ils peuvent conserver la
puissance, et la fondation des villes, qui en tant que
Cités sont demeurées exemplaires pour l’organisation
politique occidentale, est bien par conséquent la condi-
tion matérielle la plus importante de la puissance. […]
Et quiconque, pour quelques raisons que ce soit, s’isole
au lieu de prendre part à cette cohésion renonce à
la puissance, devient impuissant, si grande que soit
sa force, si valables que soient ses raisons.

Face à l’évidence selon laquelle dès qu’il y a


commandement, loi, institution, on a affaire à de la
politique, Arendt réserve la politique à l’activité des
hommes rassemblés et entend montrer la fragilité
de l’action toujours menacée de remplacement par
l’œuvre tyrannique et le travail bureaucratique.
L’agir se dégrade alors en faire, la politique comme
gestion commune, affaires de la cité est réduite à

136
de l’économique, au sens antique de gestion privée,
affaires du foyer. Ainsi, Arendt remarque que « c’est
une erreur courante d’interpréter Platon comme
s’il avait voulu supprimer la famille et le foyer ; il
voulait, au contraire, généraliser la vie du foyer et
donner à tous les citoyens une seule grande famille1 ».
Réduire la cité ouverte sur la pluralité à un foyer à
gérer, telle est la tentation tyrannique qui détruit la
politique. C’est pourquoi à chaque fois que le pouvoir
est confisqué de la collectivité par un seul, la cité est
résorbée en foyer, la délibération politique disparaît
derrière la gestion économique. Arendt peut alors
affirmer que la politique a disparu durant tout le
Moyen Âge, celle-ci n’émergeant à nouveau qu’avec
les révolutions du xviiie siècle.
À l’instar de Rousseau donc, Arendt affirme que la
politique n’existe que lorsque le peuple se rassemble.
Mais Rousseau d’une part limite ce rassemblement
du peuple à la fondation de l’État, le corps politique
choisissant d’une seule voix la loi à laquelle chaque
individu obéira ensuite isolément, d’autre part, il
n’est que parole législatrice qui laisse l’action au
gouvernement. Contre l’idée donc que la propriété du
peuple rassemblé est la volonté générale, Arendt pose
la puissance comme moteur de l’action proprement
politique, par distinction de la force qui est le fait de
l’activité individuelle. Cette puissance se retrouve
alors dans toute action collective et pas seulement
dans l’action fondatrice de l’État.

1. Ibid. p. 287.

137
Arendt donne deux propriétés qui distinguent
la puissance de la force. Alors que la force est une
propriété des individus, la puissance surgit entre eux.
Par conséquent, alors que la force existe en soi, étant
ainsi quantifiable matériellement, la puissance est
potentielle et ne s’actualise que lorsque les hommes
se réunissent. Par exemple, la force d’une armée
peut être calculée en nombre d’hommes et de pièces
d’artilleries, mais sa puissance, c’est-à-dire la force
de cohésion de ses parties, leur communication, ne
peut être connue hors du champ de bataille. C’est
pourquoi une armée pourtant forte peut s’avérer
impuissante à agir. Cette puissance s’acquiert par
l’intensification des rapports entre les individus
d’un groupe et se dissout immédiatement lorsque ces
rapports cessent. Pour prendre l’exemple d’un autre
collectif, une équipe de sport, de jeu de balle, faire
circuler incessamment le ballon entre les joueurs est
le moyen concret pour faire exister ce collectif, c’est-
à-dire en développer la puissance. La comparaison
de ce concept politique de puissance selon lequel elle
« jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble
et retombe lorsqu’ils se dispersent » avec le concept
acoustique de puissance peut s’avérer révélateur
de sa nature. En effet, quand deux sources sonores
d’une puissance déterminée, par exemple deux voix
humaines, se placent à la même hauteur de son, par
exemple chantent le même air, la puissance sonore
des deux émissions réunies est supérieure à la somme
de chacune. Pour le dire en termes arendtiens, la
puissance est multipliée par l’addition des forces. On

138
comprend au passage le sens profondément politique
des chants répétés en chœur, figuration sensible de
la puissance politique qui se manifeste.
Arendt montre ensuite la prévalence politique de la
puissance sur la force dans les domaines géopolitique
et intra-étatique. Que de petits pays l’emportent sur
de grandes nations, Arendt n’a pas besoin de référer
à son essai sur L’Impérialisme pour qu’on voie à quel
point les exemples de la France et du Royaume-Uni
au xixe siècle illustrent ce paradoxe. Et quand on
pense aux premières conquêtes des tribus arabes sur
les riches et grandes civilisations de Syrie, d’Égypte
et de Mésopotamie au premier siècle de l’islam,
aucune supériorité technique ou économique ne
venait compenser l’infériorité numérique. Il faut
alors chercher les raisons de cette domination non
dans les parties de la nation conquérante mais dans
les rapports entre parties, la force de cohésion, ou
puissance, que l’adhésion religieuse ou idéologique
(qui socialement parlant sont équivalents) produit.
L’application la plus fructueuse du concept de
puissance se trouve dans la compréhension des
soulèvements populaires. Par distinction des rébel-
lions qui contestent le pouvoir par un recours à la
force, la manifestation comme forme moderne de
contestation populaire a l’intelligence de refuser une
telle confrontation et se situe sur le terrain de la seule
puissance. Le génie d’un Gandhi est d’avoir trouvé
dans la non-violence la forme de lutte populaire la
plus efficace. Par la marche du sel ou ses grèves de
la faim, il trouve un moyen de réunir le peuple et

139
de le maintenir en tension. Que c’est la puissance
qui constitue le danger pour l’État est prouvé de
deux façons. D’une part, la police d’un gouver-
nement tyrannique ne cherche jamais à détruire
les manifestants, mais à les disperser, c’est-à-dire
à faire s’évanouir la puissance, et d’autre part, un
gouvernement tyrannique développe à la fois la force
et l’isolement des sujets, car ils seront ainsi à la fois
productifs économiquement ou militairement et
impuissants politiquement.
L’existence de la puissance consiste donc dans
les actions et paroles communes et la condition
de cette puissance est donc le rassemblement des
hommes. La ville reste, comme il l’est depuis Socrate,
le lieu de manifestation de l’action et de la parole
politique. Que les hommes isolés sont démunis de
toute puissance politique, Marx l’avait bien montré
en distinguant entre la classe en soi (population
identifiée par la même fonction dans les rapports
de production, par les mêmes intérêts sans que
jamais pourtant elle en ait conscience et s’unisse)
et la classe pour soi (classe sociale où les membres
sont unis par une même conscience d’appartenance
et solidaires politiquement). Ainsi, la paysannerie
dont les membres sont isolés chacun sur sa terre est
condamnée à n’avoir jamais d’expression politique,
par opposition au prolétariat qui, rassemblés dans
les usines et les corons acquièrent la condition de la
puissance politique. On pourrait finir par remarquer
qu’alors qu’Arendt conçoit la technique comme facteur
d’isolement des hommes, en réalité son rôle est plus

140
ambigu. La technique étant médiation, intermé-
diaire entre le sujet et son objet, elle unit et sépare en
même temps. Ainsi, on remarque aujourd’hui que les
télécommunications peuvent à la fois servir à limiter
les velléités politiques en n’autorisant qu’un paradoxal
rassemblement à distance et servir à contourner les
stratégies tyranniques d’isolement des individus
en créant des « espaces sociaux » (Arendt préférait
politiques) virtuels dont la finalité reste le rassem-
blement physique.
Arendt affirme donc l’impuissance des individus
isolés et la puissance du peuple rassemblé. Elle aime
ainsi à citer le mot de Mirabeau « Dix hommes agissant
de concert peuvent en faire trembler dix mille isolés1. »
Cela permet de distinguer deux types de régimes :
d’un côté la tyrannie qui réduit la politique à une
gestion privée du tyran et de l’autre « l’ochlocratie, ou
règne des masses2 » qui constitue la véritable politique.
Il convient de s’étonner à la fois de l’abandon du
terme de démocratie et du rétablissement politique
de la masse qui, dans Les Origines du totalitarisme
se manifestait par son apolitisme désespéré. Les
deux sont profondément liés. C’est la démocratie
parlementaire et son système des partis qui réservent
la politique pour les groupes d’intérêts, pour les
classes conscientes d’elles-mêmes, excluant par là
la masse de la vie politique. La plus belle volonté
de faire gouverner le peuple peut alors produire la
tyrannie. C’est ainsi que « Robespierre établit la force

1. EsurR, p. 238.
2. CHM. p. 264.

141
tyrannique de la faction jacobine contre la puissance
(power) non-violente des sociétés populaires1. » Nous
reviendrons sur cette distinction entre système des
partis et république des conseils (fiche 9). Mais le
terme de démocratie ayant été confisqué par le système
de gouvernement qui n’est populaire que par son
origine, en sa souveraineté, Arendt doit inventer un
terme pour retrouver le sens grec de la démocratie
comme isonomie, égalité de tous pour l’écriture de
la loi, politique exercée par le peuple lui-même dans
sa multitude, c’est l’ochlocratie.

1. EsurR, p. 240.

142
Quatrième partie
La restauration
du monde commun.
Révolutions politiques
et révolution de la politique
Fiche 7
« La pluralité est la loi
de la terre »

La Condition de l’homme moderne a tendu à


démontrer que toutes nos activités doivent être tournées
vers la possibilité donnée à la liberté d’apparaître dans
l’action. Or, cette action est toujours immédiatement
politique car elle engage les rapports entre les hommes.
Si l’on travaille pour vivre, si l’on œuvre pour édifier
le monde, cela n’a de sens que si l’on consacre cette
vie biologique et ce monde de choses à agir. La pensée
d’Arendt se concentre à partir de là non plus sur les
conditions d’une existence pleinement humaine,
mais sur l’exercice même de cette humanité, elle
devient participation à la théorie politique comme le
manifestent entre autres les essais regroupés dans La
Crise de la culture et l’Essai sur la révolution.
La politique est conçue à l’époque moderne comme
totalité pratique. L’État produisant l’unité de la pluralité
sociale, la théorie politique s’est concentrée sur la théorie
de l’État. Or, Arendt a établi que le totalitarisme et les
tendances uniformisantes qu’il manifeste viennent
d’un dépassement de la pluralité, dépassement qui

144
ne la conservait pas comme dans l’idéal dialectique
d’Hegel, mais qui la supprimait. En réaction, Arendt
défend la pluralité malgré l’unification irrémédiable
du genre humain, et développe une réflexion fidèle à la
devise de sa terre d’accueil américaine : e pluribus unum
(l’unité dans la pluralité). Cela implique la critique d’une
politique conçue comme art de gouverner mais surtout
avant cela un refus de l’humanisme abstrait.
Dire – il n’y a pas d’humanité, il n’y a que des
hommes – implique que personne ne se définit comme
homme. L’identité est toujours particulière. « J’ai mis
l’accent si explicitement sur mon appartenance à la
communauté juive expulsée d’Allemagne à une période
précoce parce que je souhaitais anticiper certains malen-
tendus qui peuvent surgir trop facilement quand on
parle d’humanité1. » En effet, l’affirmation de l’identité
du genre humain implique la négation ou le gommage
de toute identité nationale, ethnique ou religieuse
particulières. « J’aurai toujours considéré l’affirmation :
je suis un homme, comme rien d’autre qu’une évasion
grotesque et dangereuse de la réalité2. » Cette réalité, c’est
celle que toute appartenance à une tradition suppose
le rattachement à une patrie particulière, celle qui a
donné la langue, les modèles de vie et les cadres de
valeur. Mais surtout, il n’y a pas d’ancrage politique en
dehors d’une cité précise. Il n’y a pas d’insertion dans
la communauté politique seulement humaine.

1. VP, « De l’humanité dans de “sombres temps”, réflexions sur


Lessing. » p. 17.
2. Ibid. p. 18.

145
Totalitarisme et genre humain

Il faut replacer cet attachement d’Arendt à la


pluralité des hommes et à la revendication d’une
identité particulière dans le contexte idéologique du
milieu du xxe siècle marqué par l’effacement individuel
derrière la cause du parti et qui a vu ses effets les plus
ravageurs à l’occasion des régimes totalitaires. Sa
position politique constitue un renversement de celle
commune aux hommes engagés en politique sous la
bannière nazie ou stalinienne. La littérature concen-
trationnaire communiste (Arthur Koestler, Vassili
Grossman…) offre beaucoup d’exemples de membres
sacrifiés qui, d’un simple : « on ne fait pas d’omelette
sans casser les œufs », abandonnent leur individualité
pour la cause humaine incarnée par le parti.
Il convient alors de comprendre en quoi la logique
totalitaire est négatrice de toute particularité. « Le  otali-
tarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les
hommes, mais vers un système dans lequel les hommes
sont de trop1. » Les hommes ce sont les individualités
qui doivent s’effacer pour devenir chacun « un spécimen
de l’espèce animale homme ». Car l’idéologie pensant
le réel abstraitement fonctionne avec l’idée d’homme
et non avec les hommes réels singuliers. Elle élabore
un modèle politique qui réalise une idée d’humanité.
Qu’elle soit une société sans classe ou une race de
seigneurs, elle possède des critères objectifs de cet
homme nouveau et ne peut concevoir les particularités

1. ST, p. 197.

146
que comme des obstacles à la réalisation d’un tel genre
humain : l’attachement à une terre, la diversité des
aïeux ne font que manifester l’incomplète réalisation
de l’idéologie. C’est pourquoi « l’individualité, comme
tout ce qui, bien sûr, distingue un homme d’un autre,
est intolérable. » Cette haine de l’individualité, dont
Nietzsche accusait déjà nationalisme et socialisme
du xixe siècle, est motivée par l’enjeu pratique : pour
les mouvements totalitaires, il s’agit de mobiliser les
hommes au service du processus de l’Histoire ou de la
Nature. Les hommes ne sont plus que les instruments
de la réalisation d’une loi qui les dépasse puisqu’elle
prend sa fin dans un avenir indéterminé où enfin la
société sera libérée des différences de classe, où la
race sera lavée de ses bâtardises. L’individualité n’est
qu’impureté.
C’est pourquoi la fonction propre de la terreur
est « la destruction de la pluralité des hommes, la
création de l’Un à partir du multiple, d’un Un qui
agira infailliblement comme si lui-même participait
du cours de l’histoire ou de la nature1 ». La terreur
totalitaire n’est pas la crainte tyrannique qui restreint
les libertés de tous, elle opère en « écrasant les hommes
les uns contre les autres » dans une suspicion mutuelle
qui participe à annihiler toute affirmation de la
singularité. C’est alors que « tous les hommes sont
devenus Un Homme2 », que tout homme est réduit
« à l’état d’organe d’un seul genre humain ».

1. Ibid. p. 213.
2. Ibid. p. 214.

147
Or, la terreur qui écrase les hommes les uns contre
les autres n’est rendue possible que parce qu’ini-
tialement les hommes sont déracinés de leur sol
commun et isolés les uns des autres. C’est l’état de
désolation ou d’esseulement (loneliness). « Prise en
elle-même, abstraction faite de ses causes historiques
récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la
désolation va à l’encontre des exigences fondamentales
de la condition humaine1. » Ces causes historiques
comprennent deux étapes : la première est ce que
Marx appelle l’effacement par les circonstances des
représentations théoriques de la masse2. En d’autres
termes, par la dépossession des biens, la concentration
des capitaux et l’exode rural, le capitalisme a produit
des masses d’homme possédant simplement leur
force de travail et démunis jusque de leurs traditions
spirituelles. Marx pose alors la classe sociale comme
nouvel enracinement des hommes. La seconde étape
de l’esseulement est alors celui dont parle Arendt
dans Le Système totalitaire : la formation d’une
masse superflue sans rattachement à une classe. Cet
état d’esseulement de ce qu’on appelle les exclus va
à l’encontre de la condition humaine si celle-ci est
comme on l’affirme depuis Aristote celle d’un animal
politique qui ne peut être retrouvée que si l’espace
politique se fait dans la pluralité.

1. Ibid. p. 227.
2. Marx, L’idéologie allemande, in Philosophie, Paris, Gallimard,
1982, p. 330.

148
Critique juridique des droits de l’homme

C’est dans l’affirmation que le genre humain


doit être Un que s’est réalisée la barbarie totalitaire.
Arendt remonte alors à l’humanisme classique pour
montrer pourquoi il s’est révélé n’être d’aucune
protection contre la barbarie. « L’abstraite nudité de
celui qui n’est rien qu’un homme constituait [pour les
survivants des camps] la pire abstraction1 », car elle
signifie qu’il a perdu toute protection.
La critique des droits de l’homme par Arendt
tient d’avantage de la ligne initiée par Burke au
lendemain de la révolution française que de celle de
Marx. En effet, ce dernier y voit le reflet juridique
de l’infrastructure capitaliste et isole les individus
de leur ancrage réel dans une classe. La critique de
Burke consiste à préférer les droits de l’anglais aux
droits de l’homme car seuls les premiers hérités des
aïeux constituent une assurance réelle. Le point
commun de ces deux critiques consiste cependant
à interroger la réalité de l’homme : « Quel est cet
“homme” distinct du citoyen ? Personne d’autre que
le membre de la société bourgeoise2 . » La réponse
est celle de Marx, mais la question était déjà celle de
Burke et continue à être celle d’Arendt.
Cette dernière apporte une réponse empirique dans
L’Impérialisme : l’homme distinct du citoyen, c’est
précisément l’apatride, celui qui, étant ni national ni

1. Imp., p. 603.
2. La question juive. Paris, Union générale d’éditions, 1968,
p. 22

149
ressortissant étranger, ne constitue pas une personne
juridique. « Après tout, les Droits de l’homme avaient
été définis comme “inaliénables” parce qu’ils étaient
supposés indépendants de tout gouvernement ; or, il s’est
révélé qu’au moment où les êtres humains se retrou-
vaient sans gouvernement propre et qu’ils devaient se
rabattre sur leurs droits minimums, il ne se trouvait
plus ni autorité pour les protéger ni institution prête
à les garantir1. » Les droits de l’homme sont donnés
de nature, mais ce n’est pas la nature qui garantie
les droits. C’est pourquoi Arendt montre qu’histo-
riquement le seul mérite ces droits de l’homme a été
d’inspirer les législations nationales, les droits de
l’homme devenant les droits du peuple. L’individu
considéré par ce droit est alors le citoyen. Seul le
citoyen est finalement protégé par le droit, jamais
l’homme. Ce qui est problématique, c’est la perte
du statut civique, pas du statut d’homme. Car aussi
injuste qu’il soit, il est supérieur au fait d’être comme
l’apatride dépourvu de toute protection juridique. « Si
un petit larcin a des chances d’améliorer sa situation
juridique, même momentanément, on peut être sûr
que cet homme a été déchu de ses droits d’homme2. »
Il n’a été déchu de ses droits d’homme que par perte
de toute appartenance à une communauté de droit
particulière. Le moyen le plus sûr de perdre ses
droits d’homme, c’est paradoxalement de ne devenir
plus qu’un homme. C’est pourquoi Arendt peut
conclure : « Être fondamentalement privé de ses droits

1. Imp., p. 592.
2. Ibid. p. 585-6.

150
de l’homme, c’est d’abord et avant tout être privé d’une
place dans le monde qui donne de l’importance aux
opinions et rende les actions significatives. Quelque
chose de bien plus fondamental que la liberté et la
justice […] est en jeu lorsque appartenir à la commu-
nauté dans laquelle on est né ne va plus de soi1. »
Le droit de l’homme le plus fondamental consiste
donc à n’être pas un homme mais le membre d’une
communauté juridique particulière. Les droits de
l’homme peuvent donc constituer, comme pouvait
le concevoir Kant, un outil de juriste pour forger les
lois ou un idéal régulateur de la lutte d’un révolu-
tionnaire contre des lois iniques, ce ne sont en aucun
cas des droits, et l’homme qu’ils concernent ne doit
surtout pas exister.

Critique de l’uniformisation humaine

L’idéal philosophique du cosmopolitisme tel


qu’il a été développé est alors pour Arendt un pur
fourvoiement de l’esprit. Kant l’a développé dans
l’abstraction faite des identités humaines particu-
lières, Hegel les a conservées mais pour n’en faire
que des moments destinés à être dépassés. Or, « nul
ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen
d’un pays2. » Si l’unification du genre humain est un
mouvement historique incontournable, comment
faire pour qu’elle ne se fasse pas aux dépens des
hommes ? Car l’unité réelle du genre humain est,

1. Ibid. p. 599.
2. VP, « Karl Jaspers : citoyen du monde ? » p. 81.

151
telle qu’elle est conçue par l’humanisme et telle
qu’elle se réalise historiquement entièrement négative.
D’abord, comme nous venons de le voir, juridiquement
l’homme n’existe que là où le citoyen n’existe plus.
Ensuite, cette unité est techniquement que « la vague
possibilité que des armes atomiques utilisées par un
pays […] en viennent finalement à sonner la fin de
la vie humaine terrestre1. » Une telle unité ne peut
être que fuie ou politiquement combattue par des
traités de dénucléarisation, car elle laisse regretter
que l’humanité ne soit pas moins unie. Enfin, le
développement des moyens de communication qui
rapprochent les hommes « détruisent toutes les tradi-
tions nationales et enterrent les origines authentiques
de l’existence humaine2 ». Cela entraîne une transfor-
mation de l’homme bien plus efficace que n’importe
quel projet totalitaire. Car il s’agit là d’une humanité
uniformisée où les individus sont, comme des grains
de sable, tous comparables et interchangeables. C’est
là la cause première de la superfluité des masses.

La pluri-humanité

L’enjeu est alors de penser une humanité qui


soit inséparable de la pluralité des hommes, qui
n’existe que dans cette pluralité. C’est ce qu’a réussi
à penser, du moins culturellement, Karl Jaspers :
l’humanité est construite historiquement dans des
civilisations rigoureusement différentes. Il s’agit

1. Ibid. p. 83.
2. Ibid. p. 87.

152
contre une « philosophie de l’homme » de poser
une « philosophie du genre humain1 ». Alors que la
philosophie de l’homme travaille sur une essence,
une nature humaine dont elle fait dériver certains
droits, la philosophie du genre humain pose que
l’homme isolé dans sa solitude n’est rien, ce sont
les hommes parlant et communicant les uns avec
les autres qui habitent la Terre. L’humanité n’est pas
une donnée innée, mais une réalité qui s’actualise.
Cette conception retrouve l’humanisme antique.
« Pour les Grecs, l’essence de la fraternité résidait
dans le discours. Ils soutenaient que seul l’échange
permanent de parole unifiait les citoyens en une
polis2 . » C’est en ce sens qu’il faut comprendre le
terme grec de barbare comme celui qui ne parle pas
la langue grecque, puisque c’est l’exercice de la parole
qui constitue la fraternité. À la suite d’Heidegger
qui affirme qu’on habite le langage, Arendt pose que
la cité est édifiée sur la parole. Cette humanité en
acte, qui n’est pas une propriété innée de l’individu
mais qui surgit entre les hommes, s’ouvre poten-
tiellement à tous les hommes. C’est ce que réalise
l’humanisme romain. « La philanthropie grecque a
subi de nombreux changements en devenant l’huma-
nitas romaine. Le plus marquant de ces changements
correspond au fait politique qu’à Rome, des gens de
d’origine ethnique et d’ascendance très différente
pouvaient acquérir la citoyenneté romaine et par

1. Ibid. p. 90.
2. VP, « L’humanité dans de “sombres temps”, réflexions sur
Lessing », p. 24.

153
conséquent prendre part aux discussions parmi les
romains cultivés, pouvaient s’entretenir du monde
et de la vie avec eux. D’autre part, cet arrière-fond
politique distingue l’humanitas romaine de ce que les
modernes appellent l’humanité, en ce qu’ils en font
communément un effet de l’éducation1. » La réalité
de Rome comme empire qui intègre sous l’unité de la
loi les peuples conquis ne fait pas la même différence
que les cités grecques faisaient entre, par exemple,
athéniens et étrangers. Mais contre l’humanisme
moderne, elle ne pose pas une humanité de nature.
En particulier, c’est par l’éducation à la culture
grecque que l’on acquérait l’humanité.
L’humanité que promeut Arendt est donc insépa-
rable de ce qui fait l’humanité : l’exercice de la
parole. Et celle-ci a en outre la vertu d’être ce qui
lie les hommes tout en maintenant leur différence.
Dialoguer, c’est se placer sur le terrain commun
d’une langue et proprement civilisé de la persuasion
contre la barbarie de la violence. C’est ainsi qu’Arendt
défend l’amitié contre la fraternité de la Révolution
française2. La fraternité s’établit entre identiques,
qu’ils soient dans la similitude biologique de la
famille ou dans l’identité de traitement face à la loi,
les hommes fraternels sont indifférenciés. Par contre,
conformément au mot d’Aristote, « on appelle ami
celui qui veut ou qui fait du bien, […] uniquement
à cause de la personne qu’il aime, ou qui veut que
son ami vive et se conserve pour le seul avantage de

1. Ibid. p. 25.
2. Ibid. p. 25.

154
cet ami1 ». Cela ne suppose pas nécessairement de
similarité, mais au contraire, autrui peut être aimé
pour sa différence, parce qu’il est l’humanité que
soi-même on ne sera jamais. C’est ainsi qu’Arendt
se situe dans la continuité de Nietzsche pour lequel
l’amitié de l’humanité supérieure est une amitié des
cimes, forcément distantes l’une de l’autre.

L’alternative juridique : égalité ou privilège

La conséquence juridique est importante : Arendt


ne semble jamais convaincu que l’égalité des droits
constitue un progrès. En effet, elle implique de
concevoir la diversité comme un problème. « C’est
parce que l’égalité exige que je reconnaisse tout individu,
quel qu’il soit, comme mon égal que les conflits entre
les différents groupes qui, pour des motifs qui leur sont
propres, refusent de se reconnaître réciproquement cette
égalité de base, revêtent des formes si effroyables2. » La
prétention à l’égalité est refus de la différence, ce qui
peut d’abord signifier les conflits identitaires comme
suggéré dans la citation, mais aussi le nivellement des
différences, c’est la thèse fondamentale de Tocqueville
dans La démocratie en Amérique et à laquelle adhère
Arendt : la démocratie est égalisation des conditions,
normalisation des existences. Le troisième sens de la
condition égalitaire est l’exclusion de la différence.
« Notre vie politique repose sur la présomption que

1. Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 4, 1166a. Paris, Vrin,


1990, p. 443.
2. Ant., p. 300.

155
nous sommes capables d’engendrer l’égalité en nous
organisant, parce que l’homme peut agir dans un
monde commun, qu’il peut changer et construire ce
monde, de concert avec ses égaux et seulement avec
ses égaux1. » En effet, depuis Aristote, la justice est la
norme des rapports entre gens égaux. Cela implique
que celui qui n’est pas considéré comme égal est exclu
du rapport de justice. Ce qui permet de comprendre
que les États-Unis aient été en même temps le pays de
l’égalité et celui de la ségrégation raciale : « Si, dans
une communauté blanche, un Nègre est considéré
comme nègre et uniquement comme tel, il perd, en
même temps, son droit à l’égalité, cette liberté d’action
spécifiquement humaine2. »
Contre les droits des égaux, Arendt restitue le sens
possible des privilèges des hommes différents. Contre
la révolution française posant la fin des privilèges
et le règne de l’égalité des citoyens, Arendt invite à
repenser les privilèges comme validation juridique
des différences et non des inégalités. Il convient
de citer dans la même ligne de penser Gandhi qui
défendait de façon apparemment scandaleuse le
système indien des castes. Il n’en défendait pas l’iné-
galité qui repoussait les intouchables hors de la vie
politique, mais la complémentarité des conditions
qui rend chaque partie indispensable à l’autre. C’est
cette résolution qu’Arendt apporte aussi à la question
fondamentale de la superfluité.

1. Imp., p. 605.
2. Ibid. p. 606.

156
Texte. Pour une humanité différenciée

Vies politiques, « Karl Jaspers citoyen du monde », p. 89

L’amitié entre Arendt et Jaspers est l’expérience


intime de la reconstruction du monde après la catas-
trophe nazie. Elle résulte de l’effort d’Arendt pour
maintenir les liens et le dialogue. Celui-ci portait,
comme nous l’indique la lecture de leur correspon-
dance, sur les problèmes éthiques contemporains et la
discussion de leurs questionnements respectifs sur le
développement de la civilisation technique mondialisée.
Car, comprenant bien que l’unité du genre humain n’est
pas le fait d’une cosmopolitique, mais d’une atrophie
de l’espace par la télécommunication, la question se
pose du maintien des singularités dans ce mouvement
automatisé de l’uniformisation humaine.

Dans cette perspective, la nouvelle unité du genre


humain doit acquérir un passé qui lui est propre à
travers un système de communication, pour ainsi dire,
dans lequel les différentes origines du genre humain
se révéleraient dans leur extrême similarité.

Mais cette similarité est loin d’être une uniformité ;


tout comme l’homme et la femme peuvent être les
mêmes, en l’occurrence humains, seulement en étant
absolument différent l’un de l’autre, de même le
ressortissant national de tout pays ne peut intégrer
l’histoire mondiale de l’humanité qu’en restant et se
cramponnant obstinément à ce qu’il est. Un citoyen du
monde, vivant dans la tyrannie d’un empire mondial,
parlant et pensant dans une sorte d’espéranto glorifié,
ne serait pas moins un monstre que ne l’est un
hermaphrodite.

157
Le lien qui unit les hommes réside subjectivement
dans le « désir d’une communication limitée » et
objectivement dans le fait d’une compréhensibilité
universelle. L’unité du genre humain, et sa solidarité,
ne peut consister dans un accord universel sur une
religion ou une philosophie, ou sur une forme de
gouvernement, mais dans la foi que le multiple tend
à l’unité que la diversité dissimule et révèle dans un
même mouvement.

Si l’humanité est définitivement unifiée, il n’en


demeure pas moins que ses origines sont rigoureu-
sement différentes. Différentes genèses de l’humanité
moderne cherchent alors à les ordonner. La version
repoussoir évoquée par Arendt est celle de Hegel qui
donne à chaque civilisation sa place dans le dévelop-
pement de la raison, mais une place délimitée qui
a chaque période de ce développement est l’exclu-
sivité d’une nation. Si diachroniquement chez Hegel,
l’humanité est plurielle, elle est synchroniquement
unique, la diversité ne tenant qu’à l’incomplétude
du développement de certaines civilisations qui
en sont restées à un stade précédent d’humanité.
De plus, l’histoire de l’humanité est alors la même
pour tous, elle est la récapitulation des étapes de
son développement vers le savoir. Ce que cherche
Arendt, c’est à restituer la possibilité d’une diversité
actuelle, ce qui suppose de redonner légitimité aux
différentes origines. Ainsi, il y a une origine de
l’humanité chez les philosophes de Grèce, une autre
chez les prophètes hébreux, une autre encore chez
les sages de Chine.

158
Cette question des origines contient un enjeu
actuel tout à fait précis : si l’éducation est la récapi-
tulation dans la vie individuelle des étapes de l’accès
à l’humanité, quelle éducation faut-il donner à ses
enfants ? Ainsi, dans les milieux juifs allemands du
début du xxe siècle se posait la question de savoir s’il
fallait faire suivre aux enfants l’éducation classique des
écoles allemandes ou si l’on pouvait sans péril pour
leur avenir continuer à les former à l’école hébraïque.
Arendt répond que le refuge dans l’uniformité cultu-
relle est fondé sur une mauvaise crainte.
Car la similarité des hommes n’a pas à être une
uniformité. L’humanité, comme le monde, surgit de
l’entre-deux, et ces deux ne se lient que parce qu’ils
ont plus qu’une différence numérique, parce qu’il
manque à chacun ce que possède l’autre. Toute société
humaine comme interaction entre gens différents (et
qui, à la différence de la communauté, conservent ces
différences) est pour Arendt élaboration d’un monde
dans l’entre-deux. « Il ne peut y avoir d’hommes au
sens propre que là où il y a un monde, et il ne peut
y avoir monde au sens propre que là où la pluralité
du genre humain ne se réduit pas à la simple multi-
plication des exemplaires d’une espèce1. » Arendt
affirme l’équivalence réciproque entre humanité et
monde. L’entre-deux se découvre dans un monde et
c’est dans cet entre-deux que se développe le monde,
aussi limité soit-il, puisqu’il suffit de deux. C’est ainsi
qu’Arendt considère le couple comme le premier accès

1. Qu’est-ce que la politique ? Paris, Seuil, 1995, p. 112-3.

159
à l’humanité et la formation d’un monde. Elle voit
ainsi dans la vie de Jaspers et dans son mariage un fait
exemplaire : « Quand deux personnes ne succombent
à l’illusion que les liens qui les rassemblent les ont
faits uns, ils peuvent créer un nouveau monde entre
eux. Très certainement pour Jaspers, ce mariage n’a
jamais été qu’une affaire privée. Il a constitué la
preuve que deux personnes d’une origine différente
– la femme de Jaspers est juive – peuvent créer entre
eux un monde propre. Et de ce monde miniature, il a
appris, comme d’un modèle, ce qui est essentiel dans
le domaine général des affaires humaines1. » Jusqu’en
amour, Arendt s’indigne du nivellement des êtres.
Contre l’amour fusionnel qui rend les deux amants
indiscernables, ne laissant, à la limite, que la diffé-
rence irréductible des sexes, elle voit dans le couple
Jaspers le modèle d’une pluri-humanité miniature
qui valide sa possibilité universelle. Il y a donc deux
expériences qui se font face, celle de l’humanisme
uniformisant l’humanité mais produisant alors des
individus interchangeables, donc tous potentiellement
superflus ; celle du couple étranger qui jamais ne
comblera la distance de l’un à l’autre, mais qui rendra
toujours l’un indispensable à l’autre.
Dans le domaine culturel, il faut alors rester dans le
« désir d’une communication limitée », ne pas prétendre
s’adresser à tous, car ce serait alors s’adresser à personne.
Cette limitation dans le temps est cantonnement à une
époque. C’est pourquoi l’événement est devenu pour

1. VP, « Karl Jaspers, une laudatio », p. 29.

160
Arendt l’objet de réflexion fondamental : il ne s’agit
pas de s’adresser à la postérité, mais de parler à ses
contemporains. Arendt a aussi opéré une limitation
dans l’espace en mettant au centre de sa réflexion les
problèmes spécifiques au peuple juif. Ce n’est qu’en
approfondissant précisément une tradition particulière,
en pensant la singularité de son temps et de sa nation
qu’on produira du sens pour l’humanité. On peut mettre
en miroir cette conception avec la notion sartrienne
d’« universel singulier » qui traite du style littéraire :
dans le cadre commun de la langue, le style créé une
expression propre au rapport au monde qu’entretient
le seul auteur. Si Sartre retrouve ainsi la présence de
la singularité dans l’universel, Arendt entend arriver
à l’humanité par le biais d’une culture toujours parti-
culière, il faudrait alors parler pour elle de « parti-
culier universel ». Se vouloir directement universel et
intemporel, c’est être nulle part ni d’aucun temps. Dans
l’anecdote de Diogène le cynique qui, se promenant en
plein jour au marché d’Athènes avec une lampe allumée,
criait : « je cherche un homme » sans que personne ne se
propose à lui, Arendt donnerait raison à la foule restée
muette à sa demande : il n’y avait là que des Athéniens,
quelques Corinthiens et des Thébains peut-être, d’un
homme abstrait, seulement homme, aucune trace,
même les esclaves étaient déjà quelqu’un.

161
Fiche 8
L’autorité politique

« Pour éviter tout malentendu, il aurait peut-être


été plus sage, dans le titre, de poser la question : que
fut l’autorité1 ? » Ainsi commence la conférence
intitulée « qu’est-ce que l’autorité ? » Et à la suite
de Nietzsche qui avait pris au sérieux l’événement
de la mort de Dieu, puisqu’elle signifiait la mort de
tout absolu, de toute objectivité et la nécessité du
surhomme, Arendt, au lieu de se réjouir naïvement
de la liberté nouvelle, invite à réfléchir sérieusement
aux implications politique de la fin de l’autorité. Il
faut se rendre compte ce que cela signifie de vivre
dans un monde politique privé d’autorité. Et pour
cela comprendre la fonction première de celle-ci.

Qu’est-ce que l’autorité ?

Arendt donne différents exemples d’autorité. C’est


d’abord l’autorité sociale des parents sur les enfants
et du professeur sur les élèves qui président aux
relations entre adultes et enfants. La fin de l’autorité

1. CC, « qu’est-ce que l’autorité ? » p. 121

162
signifie que l’obéissance à l’adulte n’est pas spontanée,
celle-ci doit être justifiée ou imposée pour avoir lieu.
Le professeur ne sera obéi que s’il est compétent ou
si les sanctions qui résultent de la désobéissance sont
contraignantes. L’autorité serait donc a contrario
un mode de commandement qui ne passe ni par la
contrainte ni par la persuasion. « La relation autori-
taire entre celui qui commande et celui qui obéit ne
repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de
celui qui commande1 » Qu’est-ce qui peut bien faire
respecter le commandement si c’est ni la raison ni la
force ? Arendt propose un autre exemple dans l’Essai
sur la révolution, celui de l’autorité littéraire : « La
valeur d’un poète, par exemple, n’est ni déterminé par
un vote de confiance de ses confrères ni par le fait d’un
maître reconnu, mais bien au contraire par ceux qui
aiment la poésie et sont incapables d’en écrire une seule
ligne2. » Personne n’impose la lecture du poète, celle-ci
s’impose par autorité, l’amateur de poésie reconnaît
de lui-même la supériorité du génie, il accepte la
hiérarchie qui l’en distingue. C’est pourquoi Arendt
peut écrire de celui qui commande par autorité et de
celui qui obéit en vertu de celle-ci : « ce qu’ils ont en
commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun
reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux
ont d’avance leur place fixée3. » La relation hiérar-
chique dans le modèle autoritaire n’est pas construit
sur les rapports de force, il est donné et imposé aux

1. Ibid. p. 123.
2. EsurR, p. 271.
3. CC, « qu’est-ce que l’autorité ? » p. 123.

163
deux parties, comme tout système social héréditaire
(royauté, castes, etc.) constitue une fatalité inscrite
dans la naissance.
L’autorité telle qu’elle a existé dans la civilisation
européenne est spécifiquement l’autorité du passé.
Pour prendre un exemple non politique, Arendt
évoque l’autorité intellectuelle des auteurs grecs sur
la vie culturelle latine imposant la pensée grecque
comme autorité scientifique et littéraire indépassable,
ayant pour conséquence qu’aucun latin ne prétendit
faire autre chose que de commenter ou imiter le
modèle grec. Pourtant, les auteurs grecs n’étaient
plus là pour appuyer leur domination culturelle et
leurs descendants avaient été défaits par Rome. C’est
que le passé fait autorité et que l’autorité n’est en rien
réductible à un pouvoir.
L’autorité politique ne s’impose pas seulement au
sujet, à celui qui obéit, elle s’impose du passé à tous
les vivants. « L’autorité reposait sur une fondation
dans le passé qui lui tenait lieu de constante pierre
angulaire, donnait au monde la permanence et le
caractère durable dont les êtres humains ont besoin
précisément parce qu’ils sont mortels1. » Le monde
humain ne se réduit pas à son existence présente, il
est précisément par opposition aux vivants ce qui
est immortel. Quelle est alors la garantie politique
de cette permanence du monde ? C’est l’autorité qui
s’impose aux mortels et est l’incarnation politique
de la continuité du monde. La notion d’autorité

1. Ibid. p. 126.

164
est donc chez Arendt la réalisation politique du
souci du monde. Or, le processus d’aliénation au
monde qui caractérise l’époque moderne aboutit à
une disparition politique de l’autorité. Le mode de
légitimité politique n’est alors plus l’autorité mais la
souveraineté qui est alors pour Arendt tyrannie des
vivants sur le monde.
Arendt repense alors à nouveau frais les distinc-
tions de régime. Il est ainsi erroné d’assimiler le régime
autoritaire à la tyrannie. Non seulement, comme
nous l’avons dit, l’autorité n’est pas la violence, elle
n’implique pas contrainte mais obéissance volon-
taire. C’est d’ailleurs en raison de l’autorité de la
religion que Spinoza voyant les hommes se soumettre
aux commandements religieux pouvait dire qu’ils
travaillent à leur servitude d’avantage qu’à leur liberté.
Arendt affirmerait qu’il confond autorité et pouvoir
despotique. La seconde différence est que l’autorité
s’impose tout autant au chef autoritaire. Contre le
caprice du prince, le régime autoritaire oppose une
loi transcendante à l’ordre politique actuel. Le prince
est soumis au moraliste, au philosophe, au prophète
qui ne sont en rien des personnalités politiques, mais
des limitations du pouvoir politique. Par contre, le
modèle politique de la souveraineté n’oppose plus au
caprice du prince que le caprice du peuple.

165
La critique de la souveraineté

La légitimité des gouvernements politiques


occidentaux est la souveraineté populaire, théori-
quement depuis les penseurs du contrat social
(Hobbes, Locke, Rousseau) et pratiquement depuis
les révolutions du xviiie siècle. L’origine du gouver-
nement réside dans la volonté du peuple qui, s’il n’est
pas le rédacteur de la loi, en est l’auteur. La loi est
ainsi écrite après la révolution française « au nom
du peuple français ». Elle existe parce que le peuple
l’a voulue et décidée.
Tout gouvernement devient alors possible, du
moment que le peuple le veut. C’est l’apparition du
« tout est possible » politique que réalise le projet
totalitaire. Le régime totalitaire est élimination non
de la souveraineté, Hitler est arrivé démocratiquement
au pouvoir et incarne la volonté de la majorité. Il
est mépris de toute autorité : il détruit le principe
d’obéissance extérieur à tout sujet qu’est l’autorité
tirée de Dieu ou du passé. Toute décision remonte à la
volonté du chef qui elle n’est soumise à rien. Il y a une
différence fondamentale entre le régime théocratique
et le régime totalitaire : le théocrate est soumis à la loi
divine inscrite dans les textes prophétiques et dont on
peut lui reprocher le non-respect, le chef totalitaire,
lui, est l’idéologie elle-même. Comme on le disait
dans le régime soviétique, « le parti, c’est la vérité »,
c’est le parti qui est détenteur de la vérité historique.
Or, l’autorité est toujours extérieure au pouvoir, le
totalitarisme en est donc la destruction.

166
C’est par contre la pleine croyance en le principe
de souveraineté qu’ont exploité les mouvements
totalitaires. « Ils réussirent à convaincre une grande
partie de la population que les majorités parlementaires
étaient factices et ne correspondaient pas nécessai-
rement aux réalités nationales, sapant ainsi le respect
humain et la confiance de régimes qui croyaient
aussi à la règle majoritaire plutôt qu’à leur propre
constitution1. » Faut-il en effet suivre la volonté
du peuple ? Les limites politiques de la volonté du
peuple sont manifestées quand cette volonté devient
principe d’instauration d’un régime totalitaire,
c’est-à-dire de la destruction du monde. Car c’est
bien cela, rappelons-le, qui caractérise le régime
totalitaire, isolement des individus donc destruction
de l’espace du monde qu’est l’entre-deux, effacement
de la tradition qui constitue l’épaisseur temporelle
du monde et substitution d’une loi du mouvement
à la loi de stabilité du monde.
Arendt critique encore le principe de souveraineté
populaire à cause de l’unité qu’il impose. Pour que le
peuple veuille, il faut qu’il ait une volonté, qu’il soit
donc « un et indivisible. » Refusant l’unité du peuple
réalisée dans la loi, Arendt conserve cependant le sens
de la souveraineté comme promesse : « La souveraineté
d’un groupe d’hommes liés et tenus non pas par une
volonté identique qui les inspirerait toujours de façon
magique, mais par un dessein concerté, unique raison
d’être et seul lien des promesses, se manifeste très

1. ST, p. 33.

167
clairement dans sa supériorité incontestée sur les gens
entièrement libres que ne lient aucune promesse, que
n’attache aucun dessein1. » Les hommes libres de toute
promesse sont isolés et par conséquent impuissants. La
promesse, et non le contrat qui lie à des lois, est l’acte
fondateur de la communauté politique. Comme nous
l’avons déjà envisagé (fiche 6), l’événement fondamental
de la révolution française est pour Arendt le Serment
du Jeu de Paume car c’est là que les représentants du
Tiers état se sont engagés dans un dessein commun. On
ne peut être souverain sur ses actes, car ils dépendent
tout autant de soi que de la fortune et condamnent les
évènements à rester toujours anonymes. Cependant,
on peut s’engager à une permanence dans le temps,
c’est le sens de la promesse.
Enfin, Arendt ayant défini avec Machiavel la liberté
comme virtuosité, comme faculté à se frayer un chemin
original dans une situation historique toujours singu-
lière, la souveraineté est la négation de cette liberté.
En effet, l’idée que le sujet a empire sur ce qu’il fait
est héritée du modèle artisanal. C’est ainsi que la
souveraineté individuelle est le fait de l’ouvrier qui
est l’auteur de son ouvrage, pas de l’homme d’action
qui est pris dans la contingence et l’accidentel. Par
conséquent, la liberté ne se réalise pas dans la souve-
raineté, elle doit même en faire le deuil.

1. CHM, p. 312.

168
La trinité romaine

Si la politique moderne a abandonné le modèle


autoritaire, et que cet abandon a manifesté son
caractère catastrophique dans le totalitarisme parce
cette disparition de l’autorité signifie l’abandon
politique du monde, Arendt revient vers le modèle
antique de l’autorité.
Il semble dans l’histoire occidentale que le souci
politique soit inséparable d’un retour à la tradition
romaine. C’est autant le cas de Machiavel, premier
penseur politique moderne et grand lecteur des
Latins que des révolutionnaires du XVIIIe. « Je ne
suis pas revenue aux Grecs et aux Romains seulement
par amour pour eux […]. J’y suis revenue parce que
je savais simplement vouloir lire ces livres que [les
révolutionnaires] avaient lus. Et ils avaient lu tous
ces livres afin de trouver un modèle pour le nouveau
domaine politique qu’ils voulaient élaborer et qu’ils
nommaient République1. » Les tribuns antiques sont
les inspirateurs de tout projet politique en Europe,
car ils sont le moment du véritable souci de l’espace
public. Cependant Arendt remarque que l’esprit
fondamental de la politique romaine, que les révolu-
tionnaires de 1776 ont voulu retrouver, a été en fait
perdu. « Cependant, alors que la distinction institu-
tionnelle américaine entre pouvoir et autorité prend
des formes clairement romaines, son propre concept
d’autorité en est rigoureusement différent. À Rome,

1. The Recovery of a public Word, « On Hannah Arendt » New


York, St Martin’s Press, 1979, p. 331.

169
la fonction de l’autorité était politique et consistait à
conseiller, alors que dans la République américaine,
la fonction de l’autorité est légale et consiste à inter-
préter. La Cour Suprême dérive sa propre autorité de
la constitution qui est un document écrit, alors que
le Sénat romain, les patres ou pères de la république
romaine détiennent leur autorité des ancêtres qu’ils
représentent, ou plutôt incarnent […]1. » L’autorité
américaine ne renvoie plus à un en dehors du pouvoir,
mais à la constitution qui est née de la souveraineté
populaire. Or, c’est précisément la distinction entre
souveraineté et autorité qu’opéraient les Romains en
posant d’une part : le pouvoir au peuple et d’autre
part l’autorité au Sénat 2.
Seule la République romaine a donc donné à la
notion sa pleine mesure. Et elle l’a fait en liant intrin-
sèquement l’autorité à la tradition et à la religion.
Le système politique romain se comprend par son
attachement au mythe de la fondation de Rome. Or,
d’une part, ce pouvoir de fondation de la cité est
religieux puisqu’il offre en même temps un foyer
permanent aux hommes et aux Dieux (alors que
ceux-ci étaient chez les Grecs dans un lieu propre,
l’Olympe). D’autre part, il est rattachement à une
tradition : celle qui remonte aux ancêtres fondateurs
de Rome. Le christianisme reprendra la recherche
d’une autorité dans le passé en faisant de la passion

1. EsurR, p. 192-3.
2. Ibid. p. 170.

170
du Christ la pierre angulaire de la nouvelle fondation.
La religion est fondation transcendante, la tradition
est fondation antécédente.
La leçon à tirer est la dépendance de l’autorité à la
religion et à la tradition : on ne peut conserver l’un
sans les deux autres. Luther détruisant l’autorité
de l’Église fragilisa tradition et religion ; Hobbes
rompant avec la tradition détruisit autorité et religion ;
les humanistes crurent à tort possible de penser la
tradition sans religion ni autorité1. L’histoire moderne
est alors l’histoire du délitement en chaîne des trois
piliers romains. « La chute de l’autorité politique a
été précédée par la perte de la tradition et l’affaiblis-
sement des croyances des religions institutionnelles ;
et c’est peut-être le déclin de l’autorité traditionnelle
et religieuse qui a miné l’autorité politique2. »

Le dépassement de la souveraineté : autorité


ou responsabilité ?

Arendt entend redonner à l’autorité son rôle


politique. Nous verrons dans le chapitre suivant
(voir fiche 9), que c’est paradoxalement à la révolution
de jouer ce rôle en reconstituant un événement
fondateur. L’autorité doit toujours être pour Arendt
celle du passé. Mais il convient peut-être de douter
de cette association. En effet, Arendt lie autorité,
tradition et religion. Or, elle prend acte de la mort
politique de Dieu et fait le deuil d’une fondation

1. CC, «qu’est-ce que l’autorité ?», p. 168.


2. EsurR, p. 108-9.

171
religieuse de la politique. Il ne peut plus avoir que
des substituts de la religion, comme les idéologies
du xxe siècle inspirées de la force de conviction de
la science, mais si elles peuvent jouer le même rôle
social que la religion (fraternité de la communauté,
eschatologie), elles n’en sont pas pourtant la même
chose : si le talon de chaussure peut servir à enfoncer
des clous, il n’en est pas pour autant un marteau !
Ce qui est définitivement perdu avec la religion,
c’est l’autorité du principe divin : toute idéologie est
anthropocentrique. Il risque de se passer la même
chose pour l’autorité, que des substituts viennent se
glisser dans le vide laissé par son absence. Comment
Arendt peut-elle ainsi prétendre faire revivre l’autorité
si elle en affirme la mort ? S’il est nécessaire de sortir
de la pleine puissance des sujets politiques, n’y a-t-il
pas d’autre alternative à l’autorité disparue ?
C’est ainsi que le philosophe et ami d’Arendt
Hans Jonas qui a aussi pris acte de la nécessité de
protéger le monde de la tyrannie des vivants trouve
en 1979 avec le Principe responsabilité une autre
alternative à la souveraineté, trouve une façon de
fonder l’obéissance non en soi mais en dehors de
soi. L’autorité la trouvait dans un principe antérieur
(les ancêtres) ou transcendant (Dieu). Au lieu de
fonder la politique dans le passé ou en Dieu, Jonas la
fonde dans l’avenir. Au lieu de ressusciter la notion
d’autorité, il crée un nouveau concept de responsa-
bilité. Ce qui s’impose à nous de l’extérieur, ce sont les
générations futures qui doivent naître dans un monde
viable. Mais « “L’avenir” n’est représenté par aucun

172
groupement, il n’est pas une force qu’on puisse jeter
dans la balance. Ce qui n’existe pas n’a pas de lobby et
ceux qui ne sont pas encore nés sont sans pouvoir1. »
Il s’agit bien là comme dans le cas de l’autorité d’un
principe qui dépasse les forces politiques, mais si
être responsable, c’est être amené à répondre de ses
actes, les vivants ne seront plus là quand il s’agira
d’assumer sa responsabilité. Jonas formule alors
une loi morale qui contient ce souci de l’avenir et
s’impose au présent. C’est le commandement « Agis
de telle sorte que les conséquences de ton action ne
soient pas destructeurs pour la possibilité d’une vie
[authentiquement humaine] future sur terre2. » La
question de Jonas et de toute écologie politique devient
alors : comment incarner la terre ou les générations
futures dans le gouvernement politique ? On pourrait
exploiter la fonction du Sénat si bien manifestée
par Arendt dans sa particularité autoritaire, et lui
faire incarner comme chez Bruno Latour les forces
naturelles sur lesquelles le pouvoir de l’homme a des
effets potentiellement destructeurs3.
En tous les cas, on peut dire qu’Arendt a initié
une nouvelle époque politique, celle qui met fin à la
toute-puissance des sujets et cherche à nouveau un
sol en dehors de soi. Il s’agit d’introduire en politique
le souci du monde.

1. Le principe responsabilité, Paris, Éditions du Cerf, 1990.


p. 59.
2. Ibid. p. 30-31.
3. Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en
démocratie. Paris, La Découverte, 1999.

173
Texte. Le gouvernement autoritaire

La Crise de la culture, « Qu’est-ce que l’autorité ? »,


p. 128-129

La question libérale du pouvoir concerne les


tendances tyranniques du pouvoir : comment un
pouvoir peut-il ne pas dériver en recherche de la
toute-puissance sur les sujets ? Qu’est-ce qui en fixe les
bornes ? Si la plupart du temps, les libéraux répondent
en atrophiant la sphère d’action de l’État : plus de
pouvoir, donc plus de tyrannie ! une des réponses
qu’Arendt admire est celle de Montesquieu qui régule
les tendances despotiques par l’introduction de
contre-pouvoirs : il s’agit de répondre à la politique
par la politique. C’est dans le même sens qu’Arendt
défend contre la tyrannie non le régime libéral mais le
régime autoritaire : le tyran qui couronne la hiérarchie
des pouvoirs est soumis à une loi qui le précède et
fixe la nature de la hiérarchie et la valeur des rôles.
Mais la différence fondamentale avec la solution de
Montesquieu est l’élargissement de la politique à
des forces extérieures à l’homme mortel, aux forces
protectrices du monde immortel.

Derrière l’identification libérale du totalitarisme à


l’autoritarisme et l’inclination à voir des tendances
« totalitaires » dans toute limitation de la liberté, se
trouve une confusion plus ancienne de l’autorité avec
la tyrannie, et du pouvoir légitime avec la violence. La
différence entre la tyrannie et le gouvernement autori-
taire a toujours été que le tyran gouverne conformément
à sa volonté et à son intérêt, tandis que même le plus

174
draconien des gouvernements autoritaires est lié par
des lois. Ses actes sont contrôlés par un code dont
l’auteur ne fut pas un homme, comme dans le cas
de la loi de la nature, des commandements de Dieu,
ou des idées platoniciennes, ou du moins aucun des
hommes qui sont effectivement au pouvoir. La source
de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est
toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir
qui est le sien ; c’est toujours de cette source, de cette
force extérieure qui transcende le domaine politique,
que les autorités tirent leur “autorité”, c’est-à-dire leur
légitimité, et celle-ci peut borner leur pouvoir.

Le concept arendtien de totalitarisme, régime du


mal radical, constitue un instrument très facile de
dénigrement libéral des gouvernements et des partis
politiques. Toute politique prétendant à un certain
contrôle sur les individus, posant des principes
supérieurs au seul bonheur individuel, est alors
accusée d’avoir des tendances totalitaires. Le régime
libéral est-il la seule alternative au totalitarisme ? Loin
de là, répond Arendt qui entend redonner sa puissance
à la politique. Il convient donc de distinguer plus
précisément les formes de pouvoir et ne pas tomber
dans l’opposition simpliste entre régimes oppressifs
et régimes libéraux, ce serait là s’interdire toute loi
et toute intervention politique.
En réalité, nous dit Arendt, le totalitarisme s’oppose
tout autant à l’autoritarisme qu’au libéralisme : il est
la négation complète des libertés par la destruction
de l’autorité traditionnelle qui les protégeait. Si la
question du totalitarisme est celle d’un événement
particulier du milieu du xxe siècle, la distinction

175
générale à l’histoire politique est celle du régime
autoritaire et du régime tyrannique. Si autoritarisme
et tyrannie peuvent tous les deux se caractériser par
un ordre social sévère, ce qui les oppose est beaucoup
plus essentiel : la tyrannie est gouvernement d’un
homme qui impose sa volonté, le régime autoritaire
est gouvernement de la loi qui règle universellement.
L’un est au service d’intérêts particulier d’une clique,
de ceux qui participent à protéger le pouvoir du tyran,
l’autre sert un ordre immuable, celui hérité et imposé
par la coutume dans la majorité des cas.
Arendt expose cependant un modèle théorique,
celui de Platon et affirme que « la pensée grecque n’a
nulle part approché d’aussi près le concept d’autorité
que dans La République de Platon1 ». Il convient de
s’étonner de cette reconnaissance pour la politique
platonicienne. En effet, dans La Condition de l’homme
moderne la République est accusée d’avoir développé
une conception technicienne de la politique nécessai-
rement violente puisqu’elle distingue la conception
de l’exécution : elle conçoit préalablement un modèle
théorique que ne peut qu’être imposé en violentant à
la réalité et implique la séparation entre le gouvernant
et le sujet. Cela signifie aussi qu’il prône l’imposition
d’une vérité et refuse le règne de l’opinion auquel est
inséparable la politique puisqu’elle doit être le lieu du
règlement collectif, donc de la considération des avis
assumés par les citoyens. Enfin, Arendt accuse Platon
de vouloir gouverner « non pas tant dans l’intérêt

1. CC, « qu’est-ce que l’autorité ? » p. 141.

176
de la politique et de la polis […] que dans l’intérêt
de la philosophie et de la sécurité du philosophe1 ».
La cité démocratique étant la sphère politique dans
laquelle l’homme le plus sage de la cité, Socrate,
est tué, il s’agit pour Platon de penser un modèle
politique dans lequel la même injustice ne sera pas
commise. Pourtant, conscient que cette ambition
mesurée ne peut pas être réalisée par la violence,
Platon doit trouver une autre façon de gouverner. Or,
il refuse le règne de la persuasion qui est celui qui a
amené les sophistes à persuader de la culpabilité de
Socrate. Comment trouver un moyen de coercition
qui ne soit ni la persuasion trompeuse ni la violence
qui détruirait la vie politique ? « C’est la difficulté
centrale de la philosophie politique de Platon […].
Dans La République, le problème est résolu par le
mythe final des récompenses et des châtiments dans
l’au-delà2 . » L’ordre politique est appuyé sur une
justice cosmique. L’obéissance au philosophe-roi est
autorisée par le fait que le philosophe est celui qui a,
dans « l’allégorie de la caverne » accédé au ciel des
idées. Dans les deux cas, l’obéissance est obtenue par
référence à des règles qui « transcendent la sphère
des affaires humaines3 ».
On perçoit alors l’ambiguïté de la position d’Arendt
par rapport à Platon. Cette transcendance des idées
qui s’impose comme autorité supérieure sur les
rapports politiques permet une nouvelle forme

1. Ibid. p. 142.
2. Ibid. p. 143.
3. Ibid. p. 144.

177
d’obéissance qui dépasse tous les individus, mais
en même temps elle institue un modèle apolitique
à la politique, donne le privilège à la contemplation
sur l’action. Et cette ambiguïté est peut-être plus
large, celle qu’il existe entre un modèle de l’autorité
qui renvoie à « une force extérieure et supérieure au
pouvoir » et celui de l’action politique qui ne doit
pas être réduite au schéma artisanal qui pose la
conception avant l’action.
Arendt résout cette ambiguïté alors de façon
inattendue le problème de l’autorité : seule la révolution
peut réaffirmer l’autorité. C’est la révolution, acte
destructeur de la structure sociale et négateur de
l’autorité en place qui constitue le fondement nouveau
de l’autorité !

178
Fiche 9
La renaissance à la politique.
Révolution et conseils

Sur la fondation : Crise de la culture, « Qu’est-ce


que l’autorité ? » (p. 160). S’ensuit une citation de la
République de Cicéron : « En aucun autre domaine
l’excellence humaine n’approche d’aussi près les
voies des dieux (numen) que dans la fondation de
communautés nouvelles et dans la conservation de
communautés déjà fondées. » Le rêve de Scipion qui
conclut l’ouvrage constitue d’ailleurs une eschato-
logie politique, les grands hommes d’État accédant
au statut d’étoiles célestes.
Malgré la catastrophe politique qu’est le totalita-
risme, Arendt place tous ses espoirs dans la politique.
De même, elle constate la disparition de l’autorité
politique à l’occasion des révolutions du xviiie siècle
et pourtant, elle fait de la révolution l’action politique
par excellence. Cette apparente contradiction n’est
résolue que par l’intime conviction qui habite Arendt
selon laquelle toute tyrannie n’est qu’une perversion
de la politique par l’esprit technicien et selon laquelle
c’est l’abandon de l’esprit des révolutions qui les a fait

179
confisquer par les partis révolutionnaires. Il s’agit
donc pour Arendt revenant à l’esprit de la politique
comme manifestation dans l’espace public de la
puissance de la pluralité, de revenir à l’esprit de la
révolution. Cependant, l’ambiguïté de la révolution
lui reste essentielle car, si la révolution est bien la
natalité proprement politique, cette ambiguïté est
comprise dans le fait de la natalité lui-même.

La natalité

On retrouve ce rapport d’Arendt à l’espoir et au


risque révolutionnaires au niveau plus général de la
natalité. « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des
affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est
finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine
fondamentalement la faculté d’agir1. » C’est le nouveau-
né qui constitue le paradigme de l’espérance : il est celui
sur lequel sont légitimement placés tous les espoirs,
puisque encore rien, il peut tout devenir. De même,
au niveau des activités, alors que le travail ne fait que
maintenir ce qui existe déjà et que l’œuvre se fait
suivant un plan préconçu, déjà connu, seule l’action
est ce dont on ignore la véritable nature avant qu’elle
se réalise. Elle initie quelque chose de nouveau.
C’est ainsi qu’Arendt situe le fondement de l’action
dans le fait d’initier et son modèle dans la natalité.
« C’est l’action qui est le plus étroitement liée à la
condition humaine de natalité ; le commencement

1. CHM, p. 243.

180
inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans
le monde que parce que le nouveau venu possède la
faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir1. »
Arendt en conclut que la modalité métaphysique de
l’existence est la mortalité, la modalité politique est la
natalité. La naissance n’en est véritablement une que
parce que celui qui naît peut agir et il ne possède pas
encore les normes d’action de ses aînés, il est donc
d’abord celui qui pourra agir autrement.
La naissance est comprise à la fois comme un espoir
et comme un risque. Elle est espoir parce qu’elle permet
de tourner une page d’histoire, simplement dit, de
“passer à autre chose”. Ainsi, l’Allemagne ne peut sortir
de sa compromission nazie que parce que sa jeunesse
n’a pas été impliquée dans le système hitlérien. C’est
pour cela d’ailleurs que dans Eichmann à Jérusalem,
Arendt s’insurge de la culpabilité collective qui pèse
sur le peuple allemand et qui n’a d’autre effet que de
produire d’une part une humilité de surface chez la
jeunesse innocente : « Il est presque agréable de se sentir
coupable quand on n’a rien fait de mal : comme c’est
noble2 ! » et d’autre part une immunité des véritables
responsables qui auraient dû être, selon elle, punis
plus systématiquement. Au couple du pardon et du
châtiment érigés par Arendt en issue à l’irréversibilité
de l’action, on peut donc ajouter une troisième action
qui efface les conséquences de l’action passée et permet
de s’en libérer : l’enfantement. Telle est alors l’ambiguïté
de la natalité : effacement et commencement.

1. Ibid. p. 43.
2. EàJ, p. 1260.

181
Arendt manifeste à merveille cette dualité dans son
application au problème de l’éducation. La venue au
monde de nouveaux hommes constitue la possibilité
du neuf, mais aussi un péril pour la permanence
du monde. C’est pourquoi l’éducation a une double
fonction. « L’enfant a besoin d’être tout particuliè-
rement protégé et soigné pour éviter que le monde
puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d’une
protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par
la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à
chaque nouvelle génération1. » Suivant le recentrage
qui permet de passer de l’anthropocentrisme au
“cosmocentrisme” et caractérise le geste philoso-
phique d’Arendt, l’éducation n’est plus seulement
motivé par un souci des enfants, mais aussi par un
souci du monde. Éduquer, c’est tout autant donner
les outils aux enfants pour lutter dans le monde que
leur transmettre la tradition pour qu’elle perdure
de génération en génération et qu’ainsi le monde
ancien ne disparaisse pas dans l’oubli. Car, en effet,
le nouveau-né étant celui qui est vierge de toute
culture, le remplacement d’une génération constitue
un risque potentiel de disparition de la tradition.
S’éduquer constitue alors un devoir envers le monde
dans lequel on grandit, celui de le conserver et de
lui permettre de perdurer.
L’action politique par excellence est l’action
qui contient le plus d’éléments de natalité. C’est
donc indiscutablement la révolution qui constitue

1. CC, « La crise de l’éducation », p. 239.

182
l’action politique radicale : « Les révolutions sont
les seuls évènements politiques qui nous confrontent
directement avec le problème du commencement1. »
La révolution est l’acte politique fondateur. Et si
c’est elle qui au xviiie siècle a effacé l’autorité de la
politique, c’est maintenant elle qui peut la refonder.
Il n’est alors pas étonnant qu’Arendt retrouve le
plus grand éloge de la natalité dans un ouvrage de
philosophie hautement politique, les Lois de Platon :
« Le commencement est comme un dieu qui, aussi
longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve
toute chose2. » Si la métaphysique s’articule autour
d’une sacralisation de la mort, c’est la naissance
qu’une religion politique divinise.

Révolution, sens antique et sens moderne

La révolution, naissance d’un nouvel ordre


politique, est l’action par excellence. Arendt y consacre
un ouvrage en 1962, l’Essai sur la révolution. Elle y
procède par comparaison des révolutions américaine
et française, cherchant à comprendre le succès de la
première et la postérité de la seconde. Les révolutions
du xviiie siècle ont d’abord été une restauration de
Rome. Si les révolutions ont donné lieu à de nouvelles
constitutions, c’est dans le système des conseils
qu’Arendt distingue la forme politique proprement
révolutionnaire.

1. EsurR, p. 11.
2. Platon, Lois, VI, 775e.

183
S’intéresser à la politique c’est forcément être amené
à se pencher sur les épisodes révolutionnaires, car
c’est, après la parenthèse de la chrétienté, le mode
sur lequel est réapparue la politique. En effet, si la
politique est le règne de la pluralité, celle-ci existait
dans l’assemblée du peuple athénienne, dans les
délibérations du Sénat romain, mais a disparu pendant
toute la période médiévale. Arendt reprend à son
compte le mot de Saint-Just : « Le monde est vide
depuis les Romains, mais leur mémoire le remplit
et prophétise la liberté1. » Le souvenir de Rome est
revivification de la politique. Or, l’espace public, celui
dessiné par l’entre-deux de la délibération et de l’action
commune, est, dans les régimes modernes, réservé
à une minorité, celle des représentants, devenus les
seuls “hommes politiques”. C’est ainsi que Jefferson,
père fondateur de la république américaine, constate
que « la constitution elle-même ne procure un espace
public que pour les représentants du peuple, non pour
le peuple lui-même2 ». Le gouvernement normal n’est
donc activité politique que d’une élite. Car l’élection
de ces représentants par le peuple ne constitue pas
une action politique. Comme l’exprime très bien
Arendt : le problème de l’isoloir, c’est qu’il est trop
étroit pour tenir à plusieurs. Si le vote se fait légiti-
mement à bulletin secret pour éviter toute pression
des puissants sur le peuple, il détruit l’essence même
de la politique : se développer entre les hommes. Le
vote exprime la force du peuple, mais en isolant les

1. EsurR. p. 236.
2. Ibid. p. 230.

184
individus, il en détruit toute la puissance (voir fiche 6).
Ce n’est donc que dans les épisodes révolutionnaires
que le peuple tout entier participe de l’action politique.
Ce phénomène est tout à fait propre à la modernité.
Il est l’origine de différents régimes, en particulier
les républiques française et américaine au xviiie, et
constitue paradoxalement la tradition fondamentale
de la pensée politique moderne. Arendt montre bien
la transformation radicale du concept antique qui s’est
opérée au xviiie siècle. En effet, l’Antiquité pensait
deux types de changements dans l’organisation de la
cité : d’une part, les querelles et dissensions politiques,
la stasis grecque, qui perturbaient momentanément
l’équilibre de la cité ; et d’autre part, la révolution
comme changement historique cyclique. Elle est chez
Platon la métamorphose (metabolaï) quasi naturelle
de l’aristocratie (pouvoir des meilleurs) en timocratie
(pouvoir des guerriers), puis en ploutocratie (pouvoir
des riches), puis en démocratie (pouvoir de la masse)
et, enfin, en tyrannie (pouvoir du plus violent). Le
terme moderne de révolution politique traduit ainsi
littéralement l’antique politeiôn anakuklôsis forgé par
Polybe, changement de cycle, équivalent politique
de la révolution récurrente des astres. Il désignait
qu’un État passait successivement par les différents
types de régimes alors connus.
Mais le concept moderne diffère profondément.
Le mot réapparaît selon Arendt avec un sens nouveau
dans la bouche de Liancourt la nuit de 14 juillet
1989 quand, à Louis XVI qui demande s’il s’agit
avec la prise de Bastille d’une révolte, il répond :

185
« Non, sire, il s’agit d’une révolution », manière de
lui annoncer la fin de son régime. « Le concept de
révolution, inextricablement lié avec la notion selon
laquelle le cours de l’histoire se renouvelle soudai-
nement, une nouvelle intrigue, jamais connue ni
racontée auparavant, est en train de se déployer, était
inconnue avant les deux grandes révolutions de la fin du
xviiie siècle1. » Les cycles politiques antiques voyaient
l’éternel retour de régimes bien connus, la révolution
moderne se veut instauratrice d’un ordre nouveau.
À cela, Arendt ajoute qu’il doit s’accoucher dans la
violence. Cette violence est commune avec la rébellion,
mais, à la différence de la révolte, la révolution vise
l’émancipation2. Ainsi, Saint-Just entend révoquer
définitivement la tyrannie en l’inculpant pour être
un « éternel crime ». L’idée moderne de révolution
en fait donc une lutte violente et définitive pour la
liberté. Outre ces éléments de nouveauté, commen-
cement et violence, il est une ultime propriété de la
notion moderne de révolution : sa nécessité dans le
sens à la fois d’un mouvement historique irrésistible
et d’un mouvement soulevant les nécessiteux. C’est à
partir de la Révolution française que Hegel concevra
l’histoire comme le développement irrésistible d’une
logique dialectique. Cette dialectique met chez Marx
en scène les miséreux comme entité dynamique :
c’est du plus profond de l’oppression qu’émergerait
la lutte pour la liberté.

1. Ibid. p. 19.
2. Ibid. p. 30.

186
Ce qui demeure du concept originel est donc
maigre, tout juste l’idée d’un nouveau départ. Mais
comment comprendre que ce qui est devenu rupture
avec le passé se soit d’abord revendiqué comme une
reprise aux origines, le commencement d’un nouveau
départ ? Il faut pour éclairer ce paradoxe revenir aux
évènements historiques eux-mêmes.

Les deux paradigmes

Ce sont les révolutions américaine et française qui


constituent principalement le matériau historique
qu’utilise Arendt. Par cette double référence, l’Essai
sur la révolution peut être comparé aux Origines du
totalitarisme. Au niveau méthodologique, l’analyse
de la révolution suit le même procédé que celle du
totalitarisme. Comme pour le totalitarisme avec les
régimes d’Hitler et de Staline, pour élaborer son
concept de révolution, Arendt s’appuie uniquement
sur deux évènements historiques. Il s’agit d’une part
de la révolution américaine, s’étendant de la décla-
ration d’indépendance en 1776 à l’adoption d’une
constitution en 1887, période marquée par la fin de
la colonisation britannique et l’établissement de la
république fédérale des États-Unis, et d’autre part
de la révolution française (1789-1905), qui rompit
avec la monarchie absolue mais échoua à instaurer
durablement la république. La méthode de concep-
tualisation est la même : deux évènements concomi-
tants dans le temps permettent de distinguer dans
chacun ce qui ressort de la particularité et ce qui a

187
une portée universelle, ce qui n’est qu’un accident et
ce qui manifeste l’émergence d’un nouvel ordre des
choses. Comme dans le cas du totalitarisme dont le
terme lui-même était d’utilisation contemporaine en
politique, Arendt prend le temps d’expliquer le sens
spécifiquement moderne du terme de révolution pour
montrer qu’il s’agit là d’un concept inédit avant les
deux évènements analysés. D’autre part, sa légitimité
à étudier ensemble, malgré leurs différences, la lutte
américaine contre le colonialisme et pour la fondation
d’une nation ainsi que la lutte française contre le
despotisme et pour l’instauration de la république,
vient de leur intimité historique. Comme la parenté
entre hitlérisme et stalinisme était manifestée par
le pacte de non-agression germano-soviétique, le
lien entre les pères fondateurs américains et les
républicains français fut effectué par les acteurs
eux-mêmes, tels Lafayette, ou Thomas Paine, anglais
qui participa aux deux révolutions et les défendit
comme une seule réalité contre son rejet par Edmund
Burke. Plus généralement, la polémique qui fit rage
dans le parlement anglais entre révolutionnaires et
conservateurs montre bien que les deux événements
ont toujours été pensés ensemble. Par effet de retour, la
méthode comparative, ou plutôt synthétique, de l’Essai
sur la révolution vient légitimer celle des Origines du
totalitarisme. Les révolutions constituent à la suite de
celles du xviiie siècle des évènements qui parsèment
de temps à autre le cours de l’histoire même s’il a
fallu attendre un demi-siècle pour que le phénomène
réapparaisse. Si la validité historique du concept de

188
totalitarisme reste douteuse, ce ne serait alors que
parce que le temps écoulé depuis les premières occur-
rences est encore trop court. Il n’en reste pas moins
que dans les représentations politiques actuelles, la
révolution cristallise les aspirations à la liberté et le
totalitarisme constitue la tentation d’abandonner la
politique normale et ne peut mener, selon Arendt,
qu’au sacrifice de populations superflues.

Révolution et restauration de la politique

Comment donc ces révolutions américaines et


françaises qui se voulaient une réinitialisation de
la politique des Anciens sont-elles devenues des
innovations rompant avec le passé ? Car, en effet,
elles se concevaient d’abord comme un retour à un
régime ancien. Paradoxalement, « les révolutions
des xviie et xviiie siècles, qui apparaissent à nous
pleines d’un souffle nouveau, celui de l’âge moderne,
se voulaient des restaurations ». Ainsi, la Glorieuse
Révolution anglaise visait à restaurer la monarchie
après la tentative républicaine de Cromwell. Et il en
va de même des révolutions américaine et française
dont les acteurs voulaient restaurer « le vieil ordre
des choses perturbé et violé par le despotisme de la
monarchie absolue ou par les abus du gouvernement
colonial1 ». C’est l’absolutisme des Bourbons ou le
colonialisme anglais qui sont les formes nouvelles
de gouvernement, s’en émanciper, c’est « restaurer

1. Ibid. p. 34.

189
la liberté ». C’est ainsi que le grand révolutionnaire
Thomas Paine défend les révolutions française et
américaine contre les critiques d’Edmund Burke qui
voit dans l’émergence des « droits de l’homme » la
destruction des « droits des Anglais » en insistant
sur le fait qu’il s’agit de « contre-révolutions ». C’est
d’ailleurs nourris d’un modèle passé que les révolu-
tionnaires ont agi. Les Américains ont voulu fonder
une nouvelle Rome, les Français, selon le mot de Marx
dans Le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte, ont fait
la révolution habillés en toge romaine.
Pourtant, et c’est selon Arendt, une propriété intrin-
sèque à l’action, les révolutions n’ont pas reproduit
un modèle, elles ont instauré une nouveauté radicale.
Ainsi, le Sénat américain ne reprend du Sénat romain
que le nom, puisque l’antique était l’organe politique
de l’autorité alors que l’américain est un organe de
représentation, chez les Romains, il incarnait les pères
fondateurs de Rome ; aux États-Unis, il représente
les cinquante États fédérés. Plus profondément,
les deux révolutions issues des Lumières réalisent
davantage les théories du contrat social qu’elles ne
retrouvent les formes politiques antiques. Ensuite, les
révolutions mettent pour la première fois au premier
plan de la politique la question sociale, l’américaine
promet ainsi de faire de l’Amérique un refuge pour
tous les damnés de la terre, pour Saint-Just, « les
malheureux sont la puissance de la terre. » C’est ainsi
que la notion de bonheur de la majorité apparaît, en
héritage de l’utilitarisme anglais, comme la finalité
de la politique. Parallèlement à la liberté, Arendt

190
voit dans le bonheur la valeur de la première vague
révolutionnaire, spécifiant même : « Pour la révolution
américaine, la question était de savoir si le nouveau
gouvernement devait se soucier lui-même du “bonheur
public” de ses citoyens, ou s’il avait simplement pour
dessein de servir et assurer leur poursuite du bonheur
plus concrètement que ne l’avait fait l’ancien régime.
Pour la révolution française, elle était de savoir si la
fin du gouvernement révolutionnaire résidait dans
l’établissement d’un “gouvernement constitutionnel”
qui mettrait un terme à la liberté publique tout en
garantissant les libertés et droits civiques, ou, pour
le salut de la “liberté publique”, la révolution devait
être déclarée permanente1. »
Mais lutte américaine pour le bonheur et lutte
française pour la liberté se sont pareillement
dégradées, respectivement de bonheur public en
garantie du bonheur privé, et de liberté (liberty)
publique en licence (freedom) civile. Car l’erreur
fondamentale a été selon Arendt de concevoir la
politique comme un moyen temporaire pour réaliser
des fins qui seraient en elles-mêmes non politiques. La
révolution a été conçue comme épisode de transition
permettant l’institution d’un nouvel ordre séculier.
Or, il n’y a de liberté que politique et le bonheur privé
se réduit à la poursuite des intérêts.

1. Ibid. p. 124-5.

191
La fondation

La révolution est alors fondation d’un régime


constitutionnel. Il y a en politique deux phéno-
mènes de la fondation, la révolution comprise comme
fondation d’un nouvel ordre politique, et la coloni-
sation comprise comme fondation d’un nouvel État.
Cette seconde espèce est chantée par le mythe origi-
naire de Rome dans l’Énéide de Virgile ou par le
mythe biblique du retour du peuple d’Israël en terre
promise. « Les deux sont des légendes de la libération,
l’une est émancipation de l’esclavage et l’autre est
rescousse de l’annihilation, mais les deux histoires
sont centrées sur la promesse de la liberté, l’éventuelle
conquête d’une terre promise et la fondation d’une
nouvelle cité1. » Ainsi, l’indépendance américaine
est en même temps révolution et colonisation, elle
se veut fondation par excellence.
La fondation révolutionnaire est d’abord celle de
la liberté après l’oppression coloniale ou tyrannique
et ensuite celle de la souveraineté populaire après
la confiscation du bien public par la monarchie. Le
pouvoir doit revenir au peuple. Mais ce dernier est
conçu comme fondement de la loi, il doit alors être
« un et indivisible » afin d’être doté d’une « volonté
générale » qui décide de la loi. La conséquence est
alors la résorption du peuple dans la constitution.
Le peuple n’apparaît plus dans la délibération, mais
c’est la loi qui devient sa manifestation. La politique,

1. Ibid. p. 197.

192
d’action manifestant la liberté devient administration
visant à garantir les intérêts privés. Réalisation de la
pensée des Lumières, les deux révolutions sont passées
à côté de la forme politique qu’elles ont elles-mêmes
créée. Cette forme proprement révolutionnaire,
Arendt l’appelle la république des conseils.

L’action permanente : les conseils populaires

Avec le système des conseils, Arendt ne formule


pas une utopie politique, puisque le contenu de
l’action ne peut être déterminé en dehors de l’action
elle-même, mais cherche à étendre le lieu de créativité
politique du parlement à toute la cité.
L’avènement de la révolution moderne avec l’indé-
pendance américaine est le retour de l’action politique.
L’expérience révolutionnaire elle-même aspire à
perdurer dans une forme d’organisation politique
qui y soit fidèle. C’est d’ailleurs pourquoi ce sont
uniquement des révolutionnaires qui ont, à la suite
de leur expérience, envisagé le système des conseils.
Arendt se revendique donc d’une tradition politique
qui commence avec le 3e président américain, Thomas
Jefferson, se retrouve dans la Commune de Paris
avec François-Odysse Barrot, puis lors la révolution
spartakiste chez Rosa Luxemburg. Ainsi Jefferson
pense que la constitution fédérale ne peut suffire à
conserver l’esprit de la révolution, il voit alors son
institutionnalisation possible dans le système des
wards. « Tout comme pour Caton Rome n’était pas en
sécurité tant que Carthage n’était pas détruite, pour

193
Jefferson, la république ne serait jamais assurée dans
ses fondements sans le système des circonscriptions
(wards)1. » De fait, selon Jefferson, c’est le principe
même du gouvernement républicain de vouloir « la
subdivision des comtés en circonscription », ou pour
citer encore, la création de « petites républiques »
au travers lesquelles « chaque homme dans l’État »
pourra devenir « un membre actif du gouvernement
commun, légiférant en personne sur une grande part
de ses droits et devoirs, certes subordonné mais impor-
tante et entièrement de son ressort2 ». Si la révolution
a réintroduit un espace public, celui-ci ne doit pas
être confisqué par les représentants. Pour que tout le
peuple puisse accéder à l’action politique, il ne faut
pas arrêter le principe de subsidiarité (exercice du
pouvoir au niveau où il opère) à l’attribution d’un
pouvoir politique aux États fédérés, mais descendre
certaines compétences jusqu’aux quartiers pour que le
peuple soit réellement souverain. Cela ne signifie pas
que tout le monde serait alors affairé à la politique,
mais que l’espace politique serait ouvert à tous.
« Les joies du bonheur public et la responsabilité des
affaires communes seraient alors partagées par les
quelques-uns, dans toute la diversité de leur style de
vie, qui ont le goût de la liberté publique et ne peuvent
être heureux sans elle3. »

1. Ibid. p. 241.
2. Ibid. p. 244.
3. Ibid. p. 271.

194
Texte. Système des partis et système des conseils

Essai sur la révolution, p. 265

Reprenant la tradition politique du xviiie siècle


consistant à théoriser les régimes, Arendt propose une
nouvelle manière de distinguer les formes politiques
et institue une césure fondamentale entre le système
fondé sur des partis d’intérêts et celui fondé sur des
conseils ou clubs d’opinions.

Le conflit entre les deux systèmes, celui des partis et


celui des conseils, fut mis en évidence dans toutes les
révolutions du xxe siècle. L’enjeu était la représentation
contre l’action et la participation. Les conseils étaient les
organes de l’action, les partis révolutionnaires ceux de
la représentation et, bien que les partis révolutionnaires
reconnaissaient à contrecœur les conseils comme des
instruments de « lutte révolutionnaire », ils essayaient
même au cœur de la révolution de les contrôler de
l’intérieur ; car ils savaient très bien qu’aucun parti, peu
importe qu’il soit révolutionnaire ou non, serait capable
de survivre à la transformation du gouvernement en
une véritable république des soviets.

Pour les partis, le besoin de l’action elle-même était


transitoire, et ils ne doutaient pas qu’après la victoire
de la révolution, un supplément d’action se retrouverait
inutile ou subversif. Le manque de foi et l’accès au
pouvoir ne furent pas les facteurs décisifs qui firent
que des révolutionnaires professionnels se retournèrent
contre les organes révolutionnaires du peuple, c’est
plutôt la conviction élémentaire partagée avec les
autres partis : ils s’accordaient sur le fait que la fin
du gouvernement est le bien-être du peuple, et que

195
la substance de la politique n’est pas l’action mais
l’administration. Considérant cela, il est juste de dire
que tous les partis de droite et de gauche ont plus
en commun les uns avec les autres que les groupes
révolutionnaires ont en commun avec les conseils.
Plus encore, ce qui décida une issue en faveur d’un
parti et de la dictature d’un parti unique ne fut rien
d’autre qu’un pouvoir supérieur et la détermination
à se débarrasser des conseils à travers l’utilisation
brutale de moyens violents.

La forme politique proprement révolutionnaire


est identifiée par Arendt aux associations créées
spontanément lors de ces occasions. Elles font radica-
lement rupture avec le système représentatif des
partis. C’est alors au cœur même de la révolution
qu’Arendt étudie la tension entre système des partis
et système des conseils. Historiquement, il s’agit du
conflit entre parti et gouvernement révolutionnaires
et ces associations populaires. Ainsi, la révolution
française voit émerger dès l’appel des états généraux
des clubs et sociétés populaires, dont le plus célèbre
est le club des Jacobins, préparant des revendications
puis discutant les lois de l’assemblée constituante.
Marx vécut assez longtemps pour être témoin de
la Commune de Paris manifestant que « la forme
politique du plus petit village peut s’avérer la forme
politique, finalement découverte, de la libération
économique du travail1. » Ce sont encore les soviets

1. Ibid. p. 249. Arendt cite ici Marx, La guerre civile en


France.

196
puis les conseils de quartier de la révolution hongroise
de 1956 qui réactualisent cette forme de participation
populaire.
Le fait que l’assemblée constituante ait cherché à
limiter l’activité politique des clubs (lois des 29-30
sept. 1791) puis que le comité de salut public les aient
transformés en organes du pouvoir, que, de même,
Lénine inversa le rôle des soviets en les soumettant
à l’autorité du Parti Communiste, que l’URSS enfin
envoya ses chars contre les conseils hongrois, montre
bien l’opposition radicale entre les conseils et les
partis, aussi révolutionnaires soient-ils.
Il s’agit là d’une opposition de nature. D’abord,
parce que les partis représentent des classes, alors que
les conseils réunissent localement sans distinction
corporatiste. « Car ce qui est remarquable concernant
les conseils, ce n’est pas tant qu’ils passaient outre
toutes les lignes partisanes et que les membres des
différents partis s’asseyaient ensemble, que le fait
que ces membres de partis n’y jouaient aucun rôle
prédominant. Ils constituaient en réalité les seuls
organes politiques pour les gens n’appartenant à
aucun parti. Et de fait, ils entraient invariablement
en conflit avec les assemblées1. » Le système de parti
permet de résoudre le problème de la société de
masse moderne avec ses tendances à « la formation
de mouvements de masse pseudo-politiques », c’est-
à-dire les mouvements totalitaires, ou à « se doter à la
racine d’une élite qui n’est choisie par personne mais

1. Ibid. p. 255.

197
qui se constitue d’elle-même », c’est-à-dire les députés
issus des partis1. La seule occasion peut-être dans
laquelle le conflit entre conseils et partis révolution-
naires laissa l’avantage aux conseils et fut l’occasion
de prouver leur valeur politique fut la révolution
française durant laquelle les clubs constituaient le
lieu d’innovation et de proposition politique par
excellence. Arendt retrouve alors dans les conseils
ce qui faisait l’essence du Sénat romain : institution
co-originaire à la fondation du nouvel ordre politique
et autorité ayant force de proposition et dont le
gouvernement ne peut ignorer les conseils.
Ensuite, ne représentant pas de classe, les conseils
ne défendent pas des intérêts, mais des opinions. Ils
sont donc le lieu propre de la pensée politique et de
l’expression des visions de la cité. L’opinion remet
en avant la figure proprement politique de l’orateur.
Enfin, le parti se conçoit comme organe de prise du
pouvoir et non d’action politique. Cela implique deux
choses. D’une part, il devient courtisan des voix du
peuple. Le système des partis est « l’introduction
en politique des méthodes de Madison Avenue, à
travers lesquelles la relation entre le représentant et
l’électeur est transformée en celle du vendeur et du
client2 ». Madison Avenue est la rue de New York où
les grandes agences publicitaires ont installé leur siège
social. Alors que le représentant est censé recueillir
les volontés de ses électeurs, le parti produit des
slogans visant à s’approprier leurs voix. La délibération

1. Ibid. p. 270.
2. Ibid. p. 268.

198
politique est mise totalement hors jeu. D’autre part, le
système des partis conduit au gouvernement compris
comme administration des sujets. C’est l’action
elle-même qui n’a plus sa place.
C’est ainsi qu’Arendt lie foncièrement le désastre
des révolutions avec l’abandon des conseils. « L’échec
de la tradition révolutionnaire pour conceptualiser
sérieusement la seule forme de gouvernement né de
la révolution peut être expliqué par l’obsession de
Marx pour la question sociale et sa réticence à prêter
attention aux questions étatique et gouvernementale1. »
C’est parce qu’ils concevaient encore la révolution,
et toute la politique, comme un moyen technique
pour changer le monde que les révolutionnaires
n’ont pas prêté attention à la forme politique propre
à la révolution et ont ainsi conduit à l’échec de leur
projet révolutionnaire.

1. Ibid. p. 250.

199
Cinquième partie
L’action de l’intellectuel :
l’interprétation
des évènements
Fiche 10
Méditations sur le cas Eichmann

Le 11 mai 1960, des agents secrets du Mossad, les


services de sécurité israéliens, kidnappent dans les rues
de Buenos Aires Adolf Eichmann, haut fonctionnaire
nazi. Celui-ci accepte d’être transféré vers Israël pour
être jugé et, dit-il, raconter la vérité aux générations
futures et faire la paix avec lui-même. Son procès,
annoncé pour l’année suivante, se présente comme la
grande confrontation entre le bourreau et ses victimes.
Car, d’une part, Eichmann était le responsable nazi
de la question juive, chargé des « Affaires juives et
des évacuations » et fit ainsi office de secrétaire de
séance à la conférence de Wansee de 1942 qui décida
de la Solution finale, et d’autre part, à la différence des
procès de Nuremberg qui furent le fait des vainqueurs
de la guerre, le procès Eichmann a lieu dans la nation-
refuge des survivants. Hannah Arendt est envoyée
suivre les audiences comme correspondante pour le
journal The New Yorker. Les audiences commencent
le 11 avril 1961. Mais le procès s’avère plus ambigu que
prévu, la réalité ne correspond par au modèle imaginé :
l’accusé n’est pas l’antisémite haineux auquel on
aurait pu s’attendre, la légitimité du tribunal d’un État

202
n’existant pas à l’époque des faits est problématique,
et les séances transformées en tribune des victimes
du génocide oublient la fin première : rendre justice
sur la culpabilité d’Eichmann.
Tout en exposant en détail le plan de l’extermi-
nation, Arendt interroge dans Eichmann à Jérusalem
quatre problèmes que le procès n’a pas, selon elle,
résolus. D’abord, en le sous-titrant « essai sur la
banalité du mal », elle montre que c’est au coupable
qu’elle s’est intéressée. Notons que cet ouvrage a été
adapté en film documentaire sous le titre Un spécia-
liste. À partir des minutes du procès filmées en plan
large, il effectue un recadrage sur l’accusé qui reprend
le geste intellectuel d’Arendt1. Le second thème
transversal est celui des différences régionales dans
la réussite du projet d’extermination : comment les
coopérations ou résistances locales, de la part des
peuples et États, mais aussi des communautés juives,
ont permis ou ruiné la réussite du plan maléfique ?
Cette suggestion du rôle actif joué par les Conseils
juifs déclenchera une violente polémique dont Arendt
sera la cible. Troisièmement, l’ouvrage est hanté
par la question de la validité du procès : la justice
a-t-elle bien été rendue à Jérusalem ? Enfin, Arendt
s’inquiète de la clémence des tribunaux allemands
envers les autres responsables nazis remplaçant les
condamnations particulières par l’affirmation d’une
culpabilité collective trop abstraite pour résoudre le
passé et affronter l’avenir.

1. Un spécialiste, film de Rony Brauman et Eyal Sivan.

203
En refusant de lire le procès dans l’interprétation
devenue orthodoxe d’une inflation de la haine contre
les juifs depuis l’affaire Dreyfus jusqu’aux chambres
à gaz en passant par les lois antijuives de Nuremberg,
et la thèse d’un Eichmann inspirateur maléfique
d’Himmler, Arendt s’attira les foudres de la critique
juive. Mais ce qu’elle voulait comprendre, ce n’est
pas si Auschwitz est le pire des pogroms, ni à quel
point Eichmann était un monstre, mais pourquoi la
Solution finale est un massacre différent des autres
par nature, comment Eichmann peut n’être qu’un
simple bureaucrate défaillant devant une goutte
de sang et pourtant l’agent zélé des crimes les plus
massifs. Ce qui attira l’attaque implacable de l’Anti-
Diffamation League, c’est que, face à ce portrait d’un
Eichmann-homme du commun qui remet en cause
la caricature de pervers sanguinaire, Arendt entend
critiquer un autre préjugé, concernant celui-là les
victimes : contre l’affirmation insinuée au procès
que les victimes ne s’étaient pas révoltées contre
leur sort parce que leur situation de Diaspora les
avait placées dans un état d’effondrement moral
(face auquel Israël incarnerait enfin l’héroïsme juif),
Arendt met l’accent sur le rôle de collaboration des
Conseils juifs, les Judenräte, avec les autorités nazies :
partout où les conseils juifs ont joué un rôle tampon
entre les nazis et la communauté, la déportation a été
plus efficace. Cette affirmation ne correspond pas à
l’instrumentalisation que les autorités israéliennes
voulaient faire du procès : rappeler à tous les pays du
monde (ceux qui ont participé à l’extermination, ceux

204
qui ont laissé faire et ceux qui ont ensuite protégé
les criminels nazis) leurs crimes et leur infliger la
honte face à Israël. Croyant continuer ses analyses
du totalitarisme développées quinze ans plus tôt à
travers un cas précis, Arendt s’est retrouvée face à une
situation nouvelle : l’instrumentalisation politique
des victimes par un État. Cependant, il serait faux
de dire que la question de la coopération juive à
l’extermination constituait un tabou : d’une part,
Eichmann fut arrêté dans le cadre de la pourchasse
des collaborateurs juifs, et d’autre part trente-sept
dépositions de témoins portaient sur cette question.
On peut donc dire avec Martine Leibovici que si
Arendt a eu tort sur les faits et a cédé au goût du
non-conformisme, elle « anticipait une transformation
des mentalités » qui allait mener progressivement à
l’écriture d’une « histoire officielle du judaïsme »
constituée autour de la misère de l’exil de Pharaon
à Hitler puis de la gloire du retour en Israël1.
Pour ce qui nous concerne ici, en l’occurrence
l’explicitation d’une pensée arendtienne, la question
est de savoir si, dans Eichmann à Jérusalem (et
peut-être dans le reste de l’œuvre), la journaliste
envoyée par le New Yorker écrit, à l’aide une rhétorique
philosophique, des propos qui restent descriptifs de
faits ou si l’événement du procès Eichmann a joué
le rôle de révélateur conceptuel et nous offre des
outils de réflexion universelle. Cette question se pose
fondamentalement pour l’expression de « banalité du

1. EàJ, introduction de Martine Leibovici, p. 1010.

205
mal » désignant la culpabilité d’Eichmann : s’agit-il
d’une simple impression produite par la faiblesse
d’esprit et de caractère du personnage ou d’une thèse
portant sur la nature du mal lui-même ?

Rapport sur la banalité du mal

En intitulant le récit du procès Eichmann « Rapport


sur la banalité du mal », Arendt donne à un document
journalistique une portée philosophique : il nous
parlerait de la nature du mal, caractérisé par sa
banalité telle qu’elle peut être constatée dans le cas
d’Eichmann.
Si l’on veut prendre au sérieux l’expression, il faut
d’abord en comprendre précisément le sens. D’une
part, Arendt emploie le terme de « rapport » avec
un certain humour noir, car l’écriture de rapports
était justement la spécialité d’Eichmann, envoyé
régulier vers les provinces pour rendre compte de la
bonne résolution de la « question juive ». Le terme
de « banalité (banality) » quand à lui est dérivé
du mot vieux français ban qui désigne à l’époque
médiévale la circonscription du suzerain, le droit
banal désigne l’obligation pour les paysans de la
zone d’utiliser four et moulin du seigneur. Par
extension, la banalité correspond à tout ce qui est
commun aux habitants de la circonscription. Quand
Arendt parle de banalité du mal, elle signifie donc
que celui-ci était commun, en vertu de la législation,
aux citoyens de l’Allemagne nazie. C’est en cela
qu’il faut comprendre son insistance sur deux faits :

206
d’une part le refuge trouvé par Eichmann dans la
légalité de ses actes : il n’a fait qu’obéir à la loi, d’autre
part le rôle des institutions juives soucieuses d’une
certaine conformité aux règles, fussent-elles celles du
IIIe Reich. Cette thèse s’oppose frontalement à celle
de la méchanceté : on ne peut faire d’Eichmann un
monstre diabolique. « Lui, “personnellement”, n’avait
jamais rien eu contre les juifs. […] Et les juges ne le
crurent pas, parce qu’ils étaient trop bons […] pour
admettre qu’une personne moyenne, “normale”, ni
faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être
absolument incapable de distinguer le bien du mal1. »
Eichmann, contrairement à ce que ses accusateurs,
et lui-même, aimeraient croire, n’est pas un être
extraordinaire.
Il ne s’agit pourtant pas de dire que son crime,
et le mal en général, est ordinaire, habituel, mais de
comprendre que le mal introduit dans la loi produit
la banalité (au sens propre) du mal. « Il faisait son
devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ;
non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait
aussi à la loi2. » Arendt écoute Eichmann en philo-
sophe moraliste et reconnaît ici trois degrés dans la
règle : l’ordre qui est commandement tyrannique
d’une volonté dominante sur une volonté soumise,
la loi qui est règle générale commune à une société,
le devoir qui est le principe du bien dans le respect
duquel la conscience individuelle trouve une satis-
faction morale. Cette trinité sous laquelle Eichmann

1. EàJ, p. 1044.
2. Ibid. p. 1149.

207
situe ses actes amène Arendt à repenser l’insertion
politique du mal. En effet, alors que le mal moral
suppose la mauvaise intention, celle de tuer par
exemple, quand le mal est l’ordre politique lui-même,
comment l’individu peut-il conserver le sens moral ?
Le problème réside dans la confusion du jugement
moral ainsi produite. La première confusion est face
au commandement mauvais : comment agir bien
quand on est ordonné de faire le mal ? Refuser d’obéir
à cet ordre particulier suppose la compréhension de
sa contradiction à la loi générale. Ainsi, le militaire
obéit à son officier, mais si celui-ci lui demande
de tuer un de ses camarades, il va à l’encontre de
la loi, le soldat doit légalement désobéir. Mais le
problème dans le cas d’Eichmann, c’est que, s’il refusa
d’obéir à Himmler quand celui-ci lui ordonna une
action contraire à la loi, c’était par respect de la loi
du Führer. Ainsi, il refusa d’abandonner le projet
d’extermination car cela allait clairement à l’encontre
du projet d’Hitler.
On est donc confronté ici à une confusion plus
profonde encore : comment distinguer le bien si la loi
elle-même a pour norme le mal ? Ainsi, Eichmann se
caractérise par le légalisme le plus poussé. « La loi,
c’était la loi ; on ne pouvait faire d’exceptions1. »
Eichmann n’a jamais cédé aux tentatives de corruption
de la part des Conseils juifs et s’il a, par deux fois,
épargné quelques juifs de ses relations, il en a ensuite
fait acte de contrition auprès de ses supérieurs. C’est

1. Ibid. p. 1151.

208
que, face à la loi maléfique, seule la conscience peut
servir encore de norme de jugement. Or, dans le conflit
entre la loi et sa conscience, Eichmann en arriva à
conclure que c’était sa conscience qui faisait défaut :
« Moi aussi, je trouvais cela monstrueux. Je ne suis pas
assez dur pour supporter cela sans réagir […]. Encore
aujourd’hui, je suis absolument incapable de regarder
une blessure béante. C’est comme ça que je suis et je
n’aurais jamais pu devenir médecin1. » Quand il est
confronté au spectacle explicite de l’extermination :
à Chelmno où il suit les camions dans lesquels les
prisonniers sont gazés puis desquels ils sont jetés
dans les fossés où ils se font arracher les dents, ou
à Minsk où il doit constater le bon déroulement de
l’extermination par fusillade, il interprète sa propre
répulsion comme une faiblesse. N’ayant jamais été
au front, il manque de la dureté nécessaire aussi
bien à un soldat, à un médecin qu’à un exécutant
de la Solution finale. « Car la triste et inconfortable
vérité est que l’attitude sans compromis adoptée par
Eichmann dans les dernières années de la guerre
lui était probablement dictée non par son fanatisme
mais par sa conscience même 2 . » Conscient que le
bien réside dans le respect de la loi, il fait de la loi la
norme de sa conscience morale.
Ce dont fait finalement défaut Eichmann, c’est
d’une capacité de juger. « Mais puisqu’il s’était occupé
de camions et non de meurtre, restait la question de
savoir si, formellement, juridiquement, il s’était au

1. Ibid. p. 1103
2. Ibid. p. 1159.

209
moins rendu compte de ce qu’il faisait1. » Cela ne veut
pas dire qu’il est un simple bureaucrate commettant
des crimes abstraits, réduits à des colonnes de chiffres
de passagers dans les trains expédiés vers Auschwitz,
puisqu’il était au contraire conscient de sa mission :
exterminer les juifs. Mais cela signifie qu’il était
incapable de juger de la validité morale de la loi.
Comme l’affirma son avocat le Dr Servatius, il avait
commis des actes « pour lesquels vous êtes décoré si
vous êtes vainqueur et envoyé à l’échafaud si vous êtes
vaincu  2». La loi étant sa référence indépassable, il
tombait dans le plus profond relativisme. C’est ainsi
qu’avant que la volonté d’Hitler d’exterminer les juifs
ne lui soit révélée, il s’insurge contre le meurtre des
juifs, mais il s’oppose à Himmler lors de la débâcle
finale quand celui-ci lui demande de protéger les
juifs. De même, il met autant de soin à éclairer les
officiers puis les juges israéliens qui l’interrogent
qu’il en mettait à produire ses rapports pour Müller
ou Heydrich. Seulement la loi a changé, il est passé
de la loi nazie à la loi israélienne, lui continue son
travail consciencieusement.
Cette incapacité à juger signifie une incapacité à
dépasser le plan de la légalité (est bonne l’action – ou
l’ordre – conforme à la loi), pour s’élever à celui de la
légitimité (est bonne l’action – ou la loi – conforme à
l’idée du Bien). Il ne distingue pas le devoir moral de
la loi positive, et cette loi positive est réduite à l’ordre
du Führer. D’où vient selon Arendt cette incapacité à

1. Ibid. p. 1106.
2. Ibid. p. 1039.

210
juger ? « C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est
pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui
a permis de devenir un des plus grands criminels de
son époque1. » Eichmann n’est pas simple d’esprit,
il est incapable de se mettre à la place des autres.
« Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence
que son incapacité à parler était étroitement liée à
son incapacité à penser – à penser notamment du
point de vue de quelqu’un d’autre2. » Arendt retrouve
ici la « doctrine du sens commun » de Kant selon
laquelle juger, c’est à la fois penser par soi-même,
penser en se mettant à la place d’autrui et penser de
façon cohérente3. Concernant Eichmann, d’abord ne
pas penser par soi-même, c’est se réfugier dans les
formules toutes faites, résoudre ainsi ses problèmes
de conscience par la citation consolatrice d’Himmler
« Ce sont là des batailles que les générations futures
n’auront plus à livrer4. » La réticence à massacrer
devenait la preuve qu’il s’agissait là de sacrifier ses
problèmes de conscience pour le bienfait des généra-
tions à venir qui pourraient enfin vivre sereinement
dans un monde déjudaïsé. Ensuite, ne pas réussir à
penser à la place d’autrui, c’est dans son cas rester
enfermé dans sa propre perspective marquée par
la seule ambition hiérarchique. « C’est précisément
ce manque d’imagination qui lui a permis de rester

1. Ibid. p. 1296
2. Ibid. p. 1065.
3. Critique de la faculté de juger, § 40. Paris, Gallimard, 1985,
p. 245.
4. Cité in EàJ, p. 1119.

211
assis pendant des mois en face d’un juif allemand
qui menait l’interrogatoire de police, de s’épancher
devant cet homme et de lui expliquer mille et une
fois pourquoi il n’avait jamais dépassé le rang de
lieutenant-colonel des SS et que ce n’était pas sa faute
s’il n’avait bénéficié d’aucune promotion1. » Enfin, ses
discours se caractérisent pas une incohérence qui
ne semble jamais le frapper. Ainsi, voyant que son
serment de SS a mené à sa perte, il affirme devant
le tribunal ne plus jamais prêter serment. Pourtant,
lorsque le juge lui demande s’il veut témoigner sous
serment ou non, il choisit de jurer. De même, il
prétend accepter sa peine sans discussion puis écrit
une demande de clémence.
Cette incapacité à juger signifie-t-elle l’absence
de conscience morale ? Eichmann incarnerait ainsi
cette humanité située en deçà du bien et du mal.
« L’erreur la plus criante et la plus dangereuse dans
la proposition, vieille de Platon, “nul n’est méchant
volontairement”, est la conclusion qu’elle implique :
tous veulent le bien. La triste vérité en la matière est
que la plupart du mal est fait par des gens qui n’ont
jamais formé leur esprit à être bon ou mauvais2. »
L’esprit est formé à être obéissant et, dans une civili-
sation technicienne, celle de l’Homo faber, à être
efficace, il n’est pas formé moralement. La morale
n’est pas un donné premier mais le résultat d’une
éducation assumée en particulier par la loi (d’où

1. Ibid. p. 1295.
2. Les considérations morales, Thinking and moral considera-
tions, New York, Social Research, 1971, p. 58/
la nécessité, on va voir plus bas, de légiférer sur les
crimes bureaucratiques). Pourtant, dans Eichmann
à Jérusalem, la réponse d’Arendt quant à savoir s’il
avait une conscience morale est ambiguë. C’est ce
que manifestent les pages sur la connaissance par
Eichmann de l’impératif catégorique kantien. La loi
morale est pour Kant l’impératif d’universaliser la
maxime de son action : il faut que tout homme puisse
vouloir ce que je fais, qu’elle puisse devenir une loi
universelle. D’une part, Arendt affirme qu’Eichmann
a réduit l’impératif à l’obéissance à la loi et reprend
la formule d’Hans Frank : « Agis de telle façon que le
Führer, s’il avait conscience de ton action, l’approu-
verait1. » Le Führer est le législateur, il s’agit d’être
conforme à sa volonté. La loi morale est perdue,
il ne reste que la loi juridique. Ainsi, il n’aurait eu
mauvaise conscience qu’en cas de désobéissance.
Pourtant, elle rapporte aussi ceci : « Il se mit ensuite à
expliquer qu’à partir du moment où il avait été chargé
de mettre en œuvre la Solution finale, il avait cessé
de vivre selon les principes de Kant ; qu’il le savait et
qu’il s’en était consolé en pensant qu’il n’était plus
“maître de ses actes2”. » Il aurait donc consciemment
choisi de ne plus suivre la loi morale, ce qui est le cas
normal de la faute morale, de l’immoralité et non de
l’amoralité qui en suppose la méconnaissance. Il se
serait simplement réfugié dans l’obéissance et dans
ce qu’elle appelle « l’auto-mystification », la mauvaise
foi. On resterait dans cette seconde interprétation

1. Cité in EàJ, p. 1150.


2. Idem.

213
cohérent avec le concept kantien de « mal radical »
évoqué dans Le Système totalitaire (voir fiche 1). Il
n’y a donc pas d’amoralité chez Eichmann, mais
une profonde confusion morale. Or, seule la clarté
morale peut permettre de s’opposer à des ordres
et lois immorales. C’est ainsi qu’elle peut écrire :
« Eichmann était en effet normal dans la mesure où
“il n’était pas une exception dans le régime nazi.”
Cependant, dans les conditions du IIIe Reich, il n’y a
que de la part d’“exceptions” qu’on pouvait attendre
une réaction “normale1”. » L’homme juste dans une
société injuste constitue un héros moral, ce qu’Ei-
chmann n’était évidemment pas.
Comment peut-il alors être condamné s’il n’a pas
fait preuve de méchanceté ? Le procès s’est-il avéré
équitable ?

La légitimité du procès de Jérusalem

« L’opinion que j’ai soutenue et que soutiens encore


est que ce procès devait avoir lieu dans l’intérêt de la
justice et rien de plus2. » Contre l’instrumentalisation
diplomatique par Israël, contre la transformation du
tribunal en tribune des victimes de la Shoah, Arendt
remet le procès dans sa fonction : rendre justice.
Se posent alors deux questions, celle de la légitimité
du tribunal et celle de la culpabilité individuelle
d’Eichmann. Les deux amènent Arendt à repenser
les catégories juridiques.

1. Ibid. p. 1044.
2. Ibid. p. 1295.

214
En premier lieu, la question de la légitimité du
tribunal de Jérusalem l’amène à défendre la nécessité
d’un tribunal international. Il y a d’abord le fait
de l’enlèvement : « Que dirions-nous si, demain,
quelque État africain se met dans la tête d’envoyer
ses agents dans le Mississippi pour y enlever un des
responsables du mouvement ségrégationniste ? Et que
répondrons-nous si un tribunal du Ghana ou du Congo
cite le cas d’Eichmann comme précédent1 ? » Seuls le
consentement d’Eichmann qui a reconnu le tribunal
et de son statut d’apatride qui a fait qu’aucun État n’en
a réclamé l’extradition ont sauvé de cette flagrante
entrave au principe territorial. Est plus largement
remise en cause la prétention qu’un tribunal israélien
est sur le plan technique « le plus indiqué pour le procès
des exécutants de la Solution finale 2 » puisqu’il est le
refuge des survivants de la Solution finale. Car tous
les témoins sont alors à charge. « Il s’avéra très vite
qu’Israël était le seul pays au monde où l’on ne pouvait
pas entendre les témoins de la défense3. » C’est enfin la
possibilité même qu’un État particulier juge le crime
génocidaire dont doute Arendt. « Devant un tribunal
qui ne représente qu’une seule nation, la monstruosité
même des évènements est “minimisée4”. » Si le crime
contre le peuple juif est un crime contre l’humanité,
il n’est pas seulement une infraction à l’ordre de
la communauté mais à l’ordre de l’humanité qui

1. Ibid. p. 1273.
2. Ibid. p. 1231
3. Ibid. p. 1232.
4. Ibid. p. 1279.

215
consiste en une pluralité de peuples. Le procès du
criminel contre l’humanité doit donc être l’affaire
d’un tribunal international. Sinon, à la fois on réduit
le crime de génocide à un crime de meurtre, ce qui
efface la spécificité du génocide et du totalitarisme,
et à la fois on risque de montrer le flanc aux critiques
relativistes : après tout, Eichmann n’avait jamais
enfreint les lois de sa communauté. La question de
sa culpabilité individuelle se pose donc.
Au nom de quel principe Eichmann, principal
agent de l’extermination soucieux qu’aucun juif n’en
réchappe, peut-il être déclaré coupable des meurtres
qui lui sont reprochés ? D’une part, comment un autre
pays peut-il le condamner pour injustice commise
alors qu’il a respecté les lois de son propre pays ?
D’autre part, quel est son crime, lui qui n’a ni initié
ni exécuté l’ordre de tuer ?L’erreur du tribunal a été
de vouloir l’inculper pour meurtre de masse. Or, ses
actes ne répondent à aucun des quatre chefs d’accu-
sation : il n’a ni participé aux massacres perpétrés
par les Einsatzgruppen (pelotons d’extermination
par fusillade) à l’Est, ni déporté les juifs des ghettos
de Pologne, ni joui d’aucune autorité dans les camps
d’extermination, ni orchestré la liquidation des ghettos.
L’évidence de sa culpabilité est confrontée à l’absence
d’une catégorie adéquate. C’est pourquoi Arendt affirme
que la question est de savoir « à jusqu’à quel point
notre système juridique actuel est capable d’affronter
ce type de crime et de criminel1 ». Ni commanditaire ni

1. Ibid. p. 1294.

216
exécutant des meurtres, Eichmann en est l’agent zélé
et consciencieux. Il ne peut être inculpé pour meurtre.
« Car, de même qu’un assassin est poursuivi parce qu’il
a enfreint la loi de la communauté, et non parce qu’il a
privé la famille Dupont de son mari, père et gagne-pain,
de même, ces meurtriers de masse modernes appointés
par l’État, doivent être poursuivis parce qu’ils ont violé
l’ordre de l’humanité, et non parce qu’ils ont tué des
millions de personnes1. » Le meurtre de masse n’est pas
l’intention des fonctionnaires du crime, qui est d’obéir,
de faire leur travail, il en est l’effet. Mais surtout, leur
action ne se réduit pas à la participation à un meurtre,
elle intègre un projet d’extermination. C’est donc non
de crime de masse qu’ils doivent être accusés, ils n’en
sont pas les auteurs, mais d’être devenus hostis humani
generis : ils n’ont pas commis un crime de meurtre,
mais un crime contre l’humanité. C’est pourquoi
Arendt formule le verdict qui, selon elle, aurait été
juste à l’encontre d’Eichmann : « Et parce que vous avez
soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser
de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un
certain nombre d’autres nations – comme si vous et vos
supérieurs aviez le droit de décider qui doit et ne doit
pas habiter le monde – nous estimons qu’on ne peut
attendre de personne, c’est-à-dire d’aucun membre de
l’espèce humaine, qu’il veuille partager la terre avec vous.
C’est pour cette raison, et pour cette raison seule, que
vous devez être pendu2 . » Le crime contre l’humanité
est crime contre la pluralité humaine.

1. Ibid. p. 1225.
2. Ibid. p. 1286.

217
Les coopérations avec Eichmann

Donner à Eichmann sa responsabilité réelle


dans l’organisation de la Solution finale et non celle
fantasmée d’un bourreau des camps implique aussi
de montrer les limites de son action. C’est là l’impli-
cation la plus polémique de la thèse d’Arendt. Malgré
son zèle, Eichmann n’aurait jamais rien réussi sans
la coopération à la fois des populations locales et des
cadres des Conseils juifs. Elle le prouve en montrant
les différences régionales dans la réussite du nettoyage
ethnique. Ainsi, « la police belge ne coopérait pas
avec les Allemands et on ne pouvait même pas confier
les trains de déportation aux cheminots belges. Ils
s’arrangeaient pour laisser les portières ouvertes,
ou montaient des embuscades, pour permettre aux
juifs de s’enfuir. […] De plus, parmi [les juifs] qui
s’étaient enfuis, se trouvaient tous les responsables
juifs les plus importants […], de sorte que le Conseil
juif n’exerçait aucune autorité sur les juifs belges.
Avec un tel “manque de compréhension” général, il
n’est pas étonnant que très peu de juifs belges furent
déportés1. » De même, la résistance danoise à la
Solution finale, la population cachant les juifs puis
l’État les évadant vers la Suède, a permis qu’il y eut
seulement 477 personnes déportées. Par contre, là où
l’État et la population se faisaient exécutants zélés du
projet hitlérien, comme en Bulgarie, Eichmann doit
même freiner les initiatives de massacre. De même les

1. Ibid. p. 1179.

218
Conseils juifs, croyant par le sacrifice d’une minorité
sauver la majorité, facilitaient la tâche d’Eichmann
en préparant les listes des déportés et organisant les
préparatifs de la déportation. Il s’agit chez ces autorités
juives d’une « l’automystification » comparable à celle
d’Eichmann : on se rassure du mal commis par le
refuge dans des formules toutes faites : « On ne fait
pas d’omelette sans casser des œufs. »

Texte. Les négationnismes

« Le “cas Eichmann” et les Allemands », entretien d’Hannah


Arendt avec Thilo Koch. p. 1410

Sait-on tirer les leçons de l’histoire ? Au-delà de la


position extrême de celui qui refuse de se confronter
à la réalité de l’événement, le risque est de se tromper
dans la compréhension de celui-ci. On le mésinter-
prète et attend que l’avenir en répète ce qui ne se
reproduira jamais. On prête attention à ce qui en
est particulier et non universel. Le négationnisme
historique est alors toute façon de nier l’enjeu spéci-
fique et dérangeant d’un événement.

Le débat sur la culpabilité d’Eichmann a permis de


mettre au jour l’effondrement moral qui a affecté
dans sa totalité le cœur de l’Europe, dans toute sa
réalité factuelle. On peut échapper à cette réalité de
plusieurs manières différentes : soit en niant, soit, de
manière réactive, en faisant des aveux de culpabilité
pathétiques qui n’engagent à rien et où tout ce qui est
spécifique est détruit ; on peut y échapper également
en évoquant une responsabilité collective du peuple
allemand, ou bien encore en affirmant que ce qui s’est

219
passé à Auschwitz ne serait que la conséquence de
la haine immémoriale du juif – le plus grand pogrom
de tous les temps.

L’effondrement moral n’est pas simplement celui


d’Eichmann étudié plus haut, celui des agents de la
Solution finale, c’est celui des héritiers de cet évène-
ments. Le négationnisme, c’est le mal historique, le
refus d’affronter l’événement passé. Mais ce négation-
nisme ne prend pas seulement la forme du mensonge
ou du déni que l’on retrouve chez les historiens (en
France, Paul Rassinier, Robert Faurisson) et hommes
politiques d’extrême-droite.
Une incapacité morale à affronter l’événement
se retrouve plus largement en Allemagne dans la
culpabilité abstraite : « Il est presque agréable de se
sentir coupable quand on n’a rien fait de mal : comme
c’est noble ! Mais il est plutôt difficile et certainement
déprimant d’admettre une culpabilité et de se repentir. »
et collective : « De tous les côtés et dans toutes les profes-
sions, la jeunesse allemande est entourée d’hommes
qui ont des situations en vue, ou qui occupent des
postes de fonctionnaires, et qui sont on ne peut plus
coupables, mais qui n’éprouvent rien de tel. […] Ces
jeunes gens et jeunes filles allemandes […] essayent
plutôt de fuir des problèmes très pressants et très
actuels, en se réfugiant dans une sentimentalité de
bas étage1. » Tout comme est manquée la spécificité
totalitaire en la réduisant à la tyrannie, les culpabilités
réelles s’évanouissent dans la culpabilité collective.

1. Ibid. p. 1261.

220
C’est ainsi qu’Arendt s’inquiète de la clémence des
tribunaux allemand envers les criminels nazis, comme
s’ils n’avaient fait que ce que tout le monde a fait.
Mais elle refuse de dire que si tout le monde est
coupable, alors personne n’est coupable, et d’évoquer
le mythe hébreu de Sodome et Gomorrhe : la culpa-
bilité de tous n’a pas empêché le châtiment de tous.
Cette idée de culpabilité collective, ni individuelle,
ni d’État, est prônée à la fois par les Allemands
que par les Israéliens sous le prétexte qu’elle est la
culpabilité la plus large. Or, c’est tout le contraire
qu’il se passe, car elle permet par exemple à Theodor
Maunz, éminent juriste nazi, de devenir ministre
de Bavière1. On retrouve ici l’argument à l’encontre
des droits de l’homme : la généralité est refus de la
particularité, dans un cas les droits universels signi-
fient la disparition des droits civiques, dans l’autre
la responsabilité collective signifie l’abandon de la
culpabilité individuelle.
Le dernier refuge contre l’événement dénoncé par
Arendt consiste dans sa restriction à une communauté
donnée, ce qui revient à le marginaliser. C’est ce
qu’on fait lorsqu’on attribue les causes de la Solution
finale à l’identité allemande ou à la haine éternelle
contre le peuple juif élu. Or, assumer l’événement,
c’est comprendre que la tentation d’exterminer la
population superflue constitue un risque universel
dans la modernité. « Il apparaît que ce genre de meurtre
peut viser n’importe quel groupe, que le principe du

1. Ibid. p. 1042.

221
choix dépend seulement des circonstances. Il n’est
pas totalement inconcevable que, dans l’avenir pas
si lointain d’une économie automatisée, les hommes
pourraient être tentés d’exterminer tous ceux dont
le quotient intellectuel est inférieur à un certain
niveau1. » Arendt est donc encore philosophe quand
elle analyse les évènements historiques, car elle en
retient la dimension universelle au lieu de se perdre
dans la particularité qui a déjà disparu.

1. Ibid. p. 1297.

222
Lexique

Les concepts les plus structurants de la pensée


d’Arendt ont trouvé leur exposition dans le corps de
l’ouvrage. Il en est cependant d’autres que nous avons été
contraints de négliger. C’est ici qu’ils pourront prendre
place et faire l’objet d’une présentation sobre.

Amitié

Alors qu’on s’est habitués à penser qu’en politique il


n’y a pas d’amitié (que des alliances), c’est un concept
politique d’amitié qu’Arendt propose. Elle l’illustre
et le met en œuvre en écrivant un volume consacré à
des amis, ce sont les Vies politiques, série de portraits
en hommage à ces hommes qui ont su continuer avec
elle à tisser un monde commun quand l’humanité
traversait une période obscure. Actrice d’une époque
où les liens politiques sont ceux de la fraternité et de
la camaraderie partisanes, Arendt, fidèle à Aristote1,
réaffirme la philia, l’amitié des citoyens, comme
affect politique fondamental : « En outre, la guerre
civile et les querelles de faction apparaissaient aux
Anciens comme les plus grandes menaces pour le corps

1. Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 11, 1159b25-1160a30.

223
politique, et la philia d’Aristote, cette curieuse amitié
qu’il demandait dans les relations entre citoyens, était
conçue comme la plus sûre des sauvegardes contre
celles-ci1. » L’affection, simplement utilitaire, entre
habitants d’une même cité constitue le modèle de
toutes les relations sociales. Il ne s’agit pas simplement
de voir dans cette amitié politique la seule de faction
et de guerre civile, car « pour les Grecs, l’essence de
l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que
seul l’échange continu de parole unissait les citoyens
en une polis2 ». La parole publique, par opposition à
la parole privée dans laquelle l’individu tend à parler
de lui-même, l’objet du discours est impersonnel,
il est l’espace commun, la cité, le monde. Or, cet
entre-deux n’a d’existence réelle d’abord que dans
le nom qui le nomme (c’est ainsi qu’Israël ne fut
longtemps que ce nom du monde commun sous
lequel se rassemblait la diaspora juive). L’entre-deux
du monde existe dans les paroles échangées et les
actions concertées des amis.
C’est pourquoi l’existence d’un monde commun
ne demande aucune identité, seulement la capacité de
dialoguer. C’est l’exemple déjà évoqué (voir fiche 7)
de Jaspers le chrétien et de sa femme juive unis grâce
à « son incomparable faculté pour le dialogue, sa
splendide précision dans la façon d’écouter, sa dispo-
sition constante à donner naïvement à profiter de lui,
sa patience pour s’attarder sur un sujet de discussion,
et, par-dessus tout, son habileté pour faire surgir dans

1. EsurR, p. 25.
2. VP, « L’humanité dans de sombres temps » p. 24.

224
l’aire du discours et donner la peine de parler de ce qui,
sans cela, aurait été passé sous silence1 ». La discussion
est un art amical qui actualise le monde commun. Il
est un autre exemple, plus parlant encore, c’est celui
de Waldemar Gurian dont elle écrit : « Il était un
homme qui avait beaucoup d’amis, hommes et femmes,
religieux et laïques, des gens de nombreux pays et de
quasiment tous les styles de vie. Il était un ami pour
tous ceux-là. L’amitié lui permit de se sentir chez lui
dans ce monde, il se sentait chez lui partout là où il
avait des amis, sans égard au pays, à la langue ou au
milieu social2. » Gurian habitait la demeure la plus
sûre, l’amitié. À Heidegger montrant qu’on habite le
langage, Arendt ajoute que ce n’est que dans l’exercice
de la discussion, dans l’entre-deux de la conversation
que s’édifie la maison de l’homme.
Cet éloge de l’amitié qui préserve l’individualité
et la pluralité humaine se fait aux détriments de
l’amour qui constitue un affect profondément antipo-
litique, puisqu’il amène à la résorption de la diffé-
rence, la dualité des deux individualités tendant à
se fondre dans l’unité du couple. L’amour fusionnel
constitue la même négation de la pluralité que l’uni-
versalisme politique qui veut la république « une et
indivisible ».

1. Ibid. « Karl Jaspers, une laudatio. » p. 78.


2. Ibid. « Waldemar Gurian. 1903-1954 », p. 251.

225
Opinion

Opinion et vérité

Comme toute philosophie esthétique rétablit le


mensonge aux dépens de la vérité, la pensée politique
d’Arendt rétablit la notion d’opinion contre laquelle
s’est construite la philosophie. Ce rapprochement
entre l’opinion politique et la fiction artistique vient
de ce que « tous deux sont des phénomènes du monde
public1 » alors que la vérité est un phénomène qui met
en rapport l’individu, aussi isolé soit-il, avec le réel.
L’opinion est, depuis Platon, le repoussoir qui
permit à la vérité de s’imposer comme valeur de
la philosophie. C’est ainsi que le Socrate de Platon
est rigoureusement sans opinion, il n’a rien à dire,
mais cherche la vérité. Car la vérité est objective là
où l’opinion est subjective ; elle est éternelle là où
les opinions sont changeantes ; elle est prouvée là
où l’opinion est infondée, elle est unique là où les
opinions sont diverses, contradictoires et conflic-
tuelles. Enfin, la vérité est absolue car « Dieu est la
mesure de toute chose » (Platon) alors que l’opinion
est dans le relativisme le plus complet puisqu’il ne
reste plus que « l’homme est la mesure de toute
chose » (Protagoras). Sachant tout cela, Arendt,
sans s’allier à Protagoras et aux sophistes qui ont
sorti la rhétorique du domaine politique, maintient
sa préférence pour l’opinion. « Si [Lessing] avait été
confronté à l’alternative platonicienne de la doxa et

1. CC, « la crise de la culture », p. 279.

226
de l’aléthèia, de l’opinion et de la vérité, il n’y a pas à
douter de ce qu’il aurait choisi. Il était heureux – pour
utiliser sa parabole – que l’anneau magique, s’il avait
existé, eut été perdu ; il en était heureux par l’amour
pour le nombre infini d’opinions qui émerge lorsque
les hommes discutent des affaires de ce monde. Si
l’anneau magique existait, cela signifierait la fin de
la discussion, et par conséquent de l’amitié, et alors
de l’humanité des hommes1. » Dans Nathan le Sage,
Lessing met en scène Saladin demandant à Nathan
comment discriminer la religion vraie des autres.
Pour toute réponse, Nathan évoque l’existence d’un
anneau qui aurait la vertu de rendre plaisant à Dieu
et aux hommes celui qui le porte, mais ajoute que
des anneaux à l’apparence similaire mais dénué
d’une pareille vertu ont été forgés, ce qui rend la
bague authentique indiscernable. Bref, il n’y a pas
de pierre de touche de la religion vraie. Et Arendt
ajoute : tant mieux ! Car la vérité démonstrative,
par opposition à l’opinion rhétorique, mettrait fin
à toute polémique. Elle est alors dangereuse si elle
s’introduit en politique, car elle détruit l’espace
public lui-même créé grâce à la discussion. Le règne
du philosophe (ou de l’expert) signifie la fin de la
persuasion au profit de l’autorité indiscutable de
la science. La vérité est donc par nature étrangère
à la politique. « La vérité, en d’autres termes, était
supposée renvoyer et correspondre ni avec les citoyens,
parmi lesquels ne pouvait exister qu’une multitude

1. VP, « Sur l’humanité dans de “sombres temps” – réflexions


sur Lessing. » p. 26.

227
d’opinions, ni avec les nationaux, dont le sens de la
vérité était limité par leur propre histoire et expérience
nationale1. » La politique suppose la pluralité qui se
manifeste dans la diversité des opinions civiles, et la
particularité que contient la subjectivité des opinions
nationales. La vérité une et objective ne peut alors
que constituer un régime tyrannique.

Opinion et jugement

C’est donc l’opinion qui doit constituer la nature


de la parole politique, et le discours dans lequel elle
s’insère est rhétorique, il ne peut prétendre accéder à
l’apodicticité démonstrative. Cela ne signifie pas pour
autant une irrationalité et une relativité absolue des
opinions. « Dans ce schéma, l’opinion et le jugement
appartiennent aux facultés de la raison2. » On ne
conclut pas des opinions, on fait à leur encontre
exercice de son jugement. Mais comment distinguer
entre les propos quand il ne s’agit plus de vérités
démontrables mais seulement d’opinions ? Arendt
se situe dans l’héritage direct de la problématique
fondamentale de Kant : « Comment des jugements
synthétiques a priori sont-ils possibles ? » ou, pour
le dire dans un langage moins technique, comment
juger du rapport entre les choses quand on ne peut
simplement conclure, déduire de preuves suffisantes ?
Comment une opinion peut-elle être véridique ?
L’opinion vraie chez Arendt est, comme le jugement
du goût (« c’est beau ») chez Kant : elle n’est que le

1. EsurR, p. 43.
2. Ibid. p. 221.

228
résultat d’une affirmation subjective, mais elle prétend
à l’universelle et cherche à rallier les suffrages par
l’exercice de la discussion. L’opinion est une pensée
personnelle, élaborée par soi-même, mais qui s’est
confrontée à la contradiction en se mettant à la
place d’autrui. L’opinion politique et le goût esthé-
tique, « la culture et la politique s’entr’appartiennent
alors, parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui
est en jeu, mais plutôt le jugement et la décision,
l’échange judicieux d’opinions portant sur la sphère
de la vie publique et le monde commun1 ». Comme
en esthétique Kant est persuadé que les divergences
ne viennent que de ce qu’on fait intervenir dans
son jugement des éléments empiriques personnel
(c’est juger de l’agréable, « cela me plaît ») et non du
beau, les véritables conflits d’opinion en politique
ne viennent que de l’incapacité à dépasser le point
de vue personnel et à se mettre à la place d’autrui.
Et cette limitation vient de l’enfermement dans la
logique des intérêts. Pour prendre un exemple précis,
la polémique autour des opinions développées dans
Eichmann à Jérusalem fut orchestrée par le lobby
d’intérêt pro-israélien, l’Anti-Diffamation League. Il
n’y eut jamais opposition indépassable des vues sur
son livre, seulement le refus chez ses opposants de
traiter du livre lui-même. S’il n’y a pas de vérité en
politique, l’opinion n’est pas pour autant un bavardage
creux, elle est une perspective personnelle mais

1. CC, « La crise de la culture », p. 285.

229
portant sur le monde commun, revendiquant donc
l’universalité. Seul l’exercice du jugement permet de
distinguer les opinions véridiques.

Opinion et intérêt

Mais ce qui s’oppose au développement des


opinions dans le domaine proprement politique, ce
n’est pas la quête de la vérité, qui relève de la science,
mais la poursuite des intérêts. Opinions et intérêts
forment les deux phénomènes fondamentaux de
la politique, mais conduisent chacun à envisager
celle-ci d’une manière propre. Alors que les intérêts
sont toujours ceux d’un groupe, puisque l’intérêt
économique du propriétaire est celui de la classe
de propriétaires, celui géopolitique du national est
celui de tous ses compatriotes, etc., les opinions
sont exclusivement individuelles même si elles sont
le fruit d’une discussion, car elles sont inséparables
des mots choisies pour les exprimer1.
Or, ce que constate Arendt, c’est que les insti-
tutions politiques ont toujours servi les intérêts,
jamais exprimé les opinions. C’est le système des
partis qui représentent des classes d’intérêts. Ainsi,
« [avec le bipartisme américain], le mieux que le
citoyen puisse espérer, c’est être représenté, pour autant
qu’il est évident que la seule chose qui puisse jamais
être représentée et déléguée, ce sont les intérêts, ou
le bien-être des constituants, jamais leurs actions
ou leurs opinions2 ». C’est dans un autre sens que

1. EsurR, p. 219.
2. Ibid. p. 261.

230
Rousseau affirmant que « la volonté générale ne
se délègue pas » qu’Arendt critique le système de
représentation politique : Rousseau défendait l’unité
du peuple réuni, Arendt la singularité des opinions.
Par opposition, les intérêts ont déjà un niveau de
généralité qui leur permet d’être délégués, faisant du
politique l’équivalent du majordome ou du banquier,
des gestionnaires des biens des administrés.

Opinion et expression politique

L’institutionnalisation politique des opinions


doit alors trouver une forme qui diffère à la fois de
la tyrannie de la vérité et de la représentation des
intérêts. Ni le cabinet du prince éclairé ni l’assemblée
des représentants ne peut convenir à l’expression
politique des opinions. Les « opinions sont formées
dans un processus de discussion ouverte et de débat
public, et là où l’opportunité n’est pas laissée de former
des opinions, il peut bien y avoir des humeurs […],
jamais des opinions1 ». L’assemblée du peuple n’est
pas, comme le conçoit Rousseau, le développement
à l’unisson de la volonté générale, c’est le théâtre où
résonnent les multiples opinions. Or, ce désordre
créatif insaisissable aiguise les craintes politiques. La
destinée de la Révolution française et des suivantes
enseigne bien vers quoi mène l’absence d’institu-
tionnalisation des opinions. « Dans tous ces cas, le
chaos d’opinions restées sans représentation ni purifi-
cation en raison de l’absence de médiation pouvant

1. Idem.

231
les faire remonter, cristallisa chez toute une variété
masses belliqueuses des sentiments sous pression
d’urgence, espérant alors un “homme fort” pour les
mouler en une “opinion publique” anonyme, ce qui
signifie la mort de toute opinion1. » La venue d’un
homme providentiel arbitre ce concert d’opinion
et fait taire les dissensions, il confisque opinion et
action politiques.
L’admiration d’Arendt pour la révolution améri-
caine vient du fait qu’elle a su penser l’intégration
politique des opinions. C’est le sens originel du Sénat
d’être la médiation par laquelle passent toutes les vues
politiques. C’est finalement le système des conseils
qui peut permettre l’extension à toute la société d’une
véritable liberté d’opinion (voir fiche 9).

Pardon2

L’action se caractérise par son caractère irréversible.


En effet, par distinction de l’œuvre qui est faite et
peut (et doit parfois) être défaite par la destruction
de l’objet élaboré, l’action n’a pas de réversibilité. Si
on peut agir, on ne peut pas “désagir”. Arendt conçoit
le risque qui lui est inhérent, celui d’enfermer l’agent
dans son action passée dont les conséquences se
déroulent encore. C’est le cas de celui qui se fait une
gloriole d’un exploit mineur mais c’est surtout vrai
pour le mal commis. Le ressentiment est le sentiment
propre face au fait de l’irréversibilité : on ne peut plus

1. Ibid. p. 220.
2. CHM, p. 302-310.

232
revenir dessus, et la vengeance est l’enfermement de
toutes les actions à venir dans la réaction à l’action
passée. Pour le dire en termes nietzschéens, si agir,
c’est la capacité à créer, comment ne pas se condamner
à ne faire que réagir ?
Si la tentation est souvent de lier son pouvoir d’agir
à une irresponsabilité face à ses conséquences, la
solution valable est ailleurs, c’est le pardon qui délivre
des conséquences de ce que nous avons fait. Arendt
fait remonter cette solution à Jésus de Nazareth qui,
le premier, lui a donné toute sa dimension. En effet,
il s’agit de libérer les hommes de la première action
dans les conséquences de laquelle la tradition juive
les enferme, il s’agit de libérer les hommes du péché
originel et de leur pardonner leurs fautes. Outre ce
sens religieux, Arendt voit dans la pratique romaine
d’épargner les vaincus la plus grande réussite politique
du pardon : il libère des haines nationales et permet
de fonder la paix romaine sur les terres conquises.
Arendt interprète le châtiment dans le même sens que
le pardon : en produisant une économie des fautes et
des châtiments, la peine règle les comptes et libère
le coupable du poids de son crime. Le pardon (mais
aussi le châtiment) repose et affirme une anthropo-
logie optimiste : celui qui commet le mal n’est pas
irrémédiablement mauvais. « C’est parce qu’ils sont
toujours prêts à changer d’avis et à prendre un nouveau
départ que l’on peut leur confier ce grand pouvoir

233
qui est le leur de commencer du neuf, d’innover1. »
Suivant Kant, Arendt affirme une bonne volonté
radicale des hommes.
Notons pour compléter qu’Arendt, soucieuse de
permettre à la civilisation de prendre un nouveau
départ après la catastrophe totalitaire, multiplie les
réflexions sur le recommencement. C’est ce qu’elle
appelle la dimension humaine de natalité et qui se
réalise bien sûr dans l’enfantement d’une nouvelle
génération pure des crimes de la génération précé-
dente, mais aussi dans la fondation politique, instau-
ration d’un nouvel État (États-Unis en 1776, Israël
en 1948) et révolution populaire.

Vie privée

Même quand elle écrit son « journal de pensée »,


Arendt ne parle que du monde, pas d’elle-même.
Et elle ne conçoit que du respect pour celui qui fait
de même : « Que Brecht ne se soit jamais plaint de
lui-même – c’est à peine s’il s’est intéressé à lui-même
– constituait une de ses grandes vertus2. » Il ne s’agit,
comme en témoigne l’intimité assumée de la corres-
pondance privée, d’un refoulement de la subjectivité,
mais d’une séparation radicale entre le public et le
privé, que cela soit dans l’espace ou dans la parole,
opposant radicalement la conversation, qui concerne
le monde commun, et les propos intimes, dans lesquels

1. Ibid. p. 306.
2. VP, « Berthold Brecht. 1898-1956 », p. 220.

234
les individus parlent d’eux-mêmes1. La politique
n’a que faire des vies individuelles, elle a souci du
monde. Si le monde est ce qui est public, c’est-à-dire
ce qui apparaît au grand jour et est commun à tous, la
sphère privée constitue au sens propre une privation,
une soustraction d’une partie du monde au monde
commun. La dualité entre le public et le privé est
pour Arendt essentiel, et sa frontière constamment
sujette à violation. Mais contre l’opinion commune,
ce n’est pas tant la sphère privée qui est violée que
l’espace public qui est envahi par le privé.
Pour éviter toute confusion, il nous faut comprendre
ce qu’elle met dans le privé : ce qui est privé, c’est
la nécessité et l’espace obscure, caché aux regards.
La nécessité, ce sont ces choses du monde que l’on
en soustrait pour satisfaire aux besoins de la vie. Se
nourrir, c’est puiser dans le monde ce qui est nécessaire
à la vie de l’organisme. C’est ainsi que la distinction
antique entre la cité et le foyer, le politique et l’éco-
nomique, qui séparait le public du privé, constituait
l’opposition entre l’espace de la liberté et celui de la
nécessité, entre celui des citoyens et celui auxquels
étaient cantonnés les esclaves. On comprend alors
que, pour Arendt et la conception commune, d’une
part le manque essentiel consiste à être démuni d’une
vie publique et non d’une vie privée, et d’autre part
le risque est l’envahissement du monde commun par
les intérêts privés et le règne de la nécessité.

1. Ibid. « Sur l’humanité dans de sombres temps » p. 24.

235
Cet envahissement du privé dans sa dimension de
nécessité a amené, selon Arendt, la transformation de
l’espace public compris comme cité en marché. Alors
que la cité est le monde commun qui n’existe pas en
dehors du rassemblement des hommes et dans lequel
l’homme se réalise enfin comme animal politique, le
marché n’est que la rencontre temporaire des individus
définis isolément comme Homo faber et venant
échanger leurs productions. Politiquement, Arendt
refuse alors d’opposer le possédant et le démuni, le
riche propriétaire et le pauvre sans possession. Car,
elle enferme dans la question de la richesse, question
privée par excellence. En effet, cette distinction
pousse à vouloir étendre au maximum les biens
privés voile la distinction plus fondamentale entre
espace privé (qui se doit d’être limité) et espace public
commun à tous.
La seconde dimension du privé que constitue ce
qui est caché aux regards doit donc être détachée du
privé compris comme nécessité. C’est l’invention par
Rousseau et les romantiques de l’intimité. L’intimité
est pensée en réaction contre la société. Là où la
société nivelle, l’authenticité s’épanouit dans l’intime.
Quand le privé a pris les dimensions du monde, la
singularité n’a plus l’espace public de la pluralité et
des exploits pour s’exprimer, elle se réfugie dans
l’intimité.

236
À INSÉRER

Apprendre à philosopher avec Arendt


L’œuvre d’Arendt se développe et s’articule
autour d’un problème philosophique fondamental
qui la caractérise et qu’elle intitule « l’aliénation au
monde ». L’homme, bien que destiné à vivre sur
Terre et parmi les hommes, s’y sent étranger. Ce
problème universel dont la croyance religieuse en
l’au-delà est une manifestation ancienne et signifi-
cative du mépris du monde qu’il implique, Arendt
l’inscrit dans les événements du monde contem-
porain. La fuite du monde n’est plus dans un au-delà
spirituel mais devient plus prégnante encore dans la
croyance technique cette fois-ci en la possibilité de
fuir la planète Terre. La conquête spatiale réalise les
tendances anciennes à l’aliénation au monde.
Toutes les analyses qu’Arendt effectue du monde
contemporain (le totalitarisme qui détruisit le monde
européen, la société de consommation qui manifeste
le retrait des individus hors du monde commun
dans leurs satisfactions vitales, la culture de masse
qui n’édifie plus un monde mais produit du diver-
tissement) mettent au grand jour cette aliénation.
L’homme moderne refuse sa condition mondaine
au risque de la détruire.
Le défi que se lance alors Arendt consiste à
rétablir la valeur du monde, ce lieu permanent qui
accueille l’homme mortel et lui offre les conditions

237
fondamentales de son épanouissement. Car ce n’est
que sur Terre et au milieu d’hommes pluriels que
l’homme réalise ses plus hautes facultés.
Comment réapprendre à aimer le monde et à
l’habiter est alors l’enjeu qui oblige Arendt à repenser
toutes les activités humaines. Le geste novateur
d’Arendt consiste à nous sortir de nous-mêmes, à
abandonner une vision anthropocentrique pour
remettre le monde au centre du système. Que nos
productions manifestent le soin du monde, que
nous sachions l’embellir de nos œuvres et que nous
sachions l’habiter de nos actions et de nos paroles,
telle est l’implication de la reformulation du souci de
soi en souci du monde, de l’amor dei d’Augustin ou
de l’amor fati de Nietzsche en amor mundi.
Et si le monde est toujours le monde commun,
celui qui s’étend entre des hommes, alors l’action
politique par laquelle nous habitons cet espace néces-
sairement public devient logiquement la préoccu-
pation principale d’Arendt, celle de redonner goût
à l’implication politique après la pseudo-politique
qui a détruit l’Europe, celle de dire oui de son cœur
à la puissance créatrice de la politique, refondatrice
d’un monde.
Cette présentation didactique d’Arendt propose
un parcours qui part dans une première partie
de la destruction du monde européen que fut le
totalitarisme dont Arendt est la plus ancienne et la
plus sérieuse des analystes, pour arriver dans une
deuxième partie à la conceptualisation de cette
aliénation au monde qui se révèle dans les différentes

238
tendances historiques contemporaines et l’activité
du travail. Une troisième partie est consacrée aux
activités d’édification (l’œuvre) et d’habitation du
monde (l’action). Il s’agira alors dans une quatrième
partie d’étudier les fondements politiques de la
restauration du monde commun (pluralité, autorité,
natalité) et les formes institutionnelles que cela
prend (révolution, république des conseils). Enfin,
il s’agira d’étudier l’action propre de l’intellectuel
dans le monde en étudiant la façon dont Arendt s’est
impliquée dans la médiation d’événements comme
le procès Eichmann.

239
240

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