Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • AUTRICHE 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ÉTATS-UNIS 13,50 $US • GRANDE-BRETAGNE 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € •
I TA L I E 8,9 0 € • J A P O N 1 6 0 0 ¥ • L I B A N 1 6 5 0 0, 0 0 L B P • L U X E M B O U R G 8,9 0 € • M A R O C 8 5 , 0 0 D H • PAY S - B A S 8,9 0 € • P O R T U G A L C O N T. 8,9 0 € • S U I S S E 1 3, 8 0 C H F • T O M 1 7 0 0 X P F • T U N I S I E 1 1 ,9 0 D T
IMAGE : GORAN TOMASEVIC/REUTERS
MDV169couv 08/01/2020 14:43 Page 1
le combat
1920-2020
KURDE
MDV169_Sommaire-Edito_Mise en page 1 08/01/2020 15:21 Page 2
Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 169. Bimestriel. Février - mars 2020
1920-2020
Le combat kurde
Numéro coordonné par Akram Belkaïd
REUTERS
de protection du peuple (YPG), Rakka, Syrie, 16 juin 2017
Sommaire Éditorial
4 L’allié que l’on sacrifie ///// Akram Belkaïd
Introduction
6 Un grand peuple sans État ///// Cécile Marin
8 La course sans fin du soleil kurde ///// Olivier Piot
MAGNUM
Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception de douze inédits – sont déjà parus dans Le Monde diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une actualisation,
et leur titre a souvent été modifié. La date de première publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98.
MDV169_Sommaire-Edito_Mise en page 1 08/01/2020 15:37 Page 3
Christophe Petit-Tesson
///// Manifestation de Kurdes
Jalons Les encadrés non signés sont d’Olivier Piot
en soutien à des jeunes refusant 12 Un drapeau emblématique
d’accomplir le service militaire
en Syrie, Kamechliyé, Rojava, 14 Saladin, héros kurde du monde arabe
Syrie, 2012
15 Moustapha Barzani, chef absolu
16 Fantômes arméniens, reconnaissance kurde
31 Le neveu de Moussa Bey de Mokhtan
32 La bataille de Tchaldiran
38 Les intellectuels turcs et la « sale guerre »
2. Résurgences et résistances 41 Un chef charismatique
34 Quand le PKK prend les armes ///// Christiane More 44 Peshmergas
36 Gazage à grande échelle ///// Kendal Nezan 52 Mehmed Uzun, le pionnier
55 Ode à l’union pour peuple en révolte
42 Enlisement turc au Kurdistan ///// Alain Gresh
58 La « ceinture arabe »
44 Une bien incertaine autonomie ///// Michel Verrier 60 Newroz
50 « Un frère tue son frère » ///// Akram Belkaïd 63 Une délégation
53 Plongée dans un pays en guerre ///// Olivier Piot 64 L’heure kurde
57 Le cinéma face au conflit en Anatolie ///// Nicolas Monceau 74 Saz
79 Le penseur du communalisme
3. Espérances et nouvelle donne 89 L’égérie de la « voie démocratique »
60 L’année où tout parut possible ///// Vicken Cheterian
64 Kirkouk la disputée ///// Shahinez Dawood
Bande dessinée Guillaume Barou
47 Kobane Calling ///// Zerocalcare
66 Les héros de Kobané ///// Dora Serwud
68 Émancipation féminine au Kurdistan irakien Documentation Olivier Pironet
///// Nadia Maucourant Bibliographie 20, 34, 80
71 Les ombres de Sanandaj ///// Airin Bahmani et Bruno Jäntti Sur la Toile 28, 56, 66
A Au début du XIXe siècle, les monarques kurdes qui régnaient sur les principautés
semi-autonomes aux confins de l’Empire ottoman et de l’Iran Qadjar n’ont pas
compris que l’avenir de leur peuple passait par la création d’un État-nation. Il a
fallu attendre la fin de la première guerre mondiale pour que cette revendication
se concrétise, grâce notamment à des cercles d’intellectuels et de notables. C’est
ce retard que paie, aujourd’hui encore, le « plus grand peuple du monde sans État »,
éparpillé entre l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie.
Les raisons du malheur kurde, car c’est bien ainsi qu’il faut nommer cette
longue succession d’indépendances refusées, de revers militaires, de révoltes
matées, de trahisons et de massacres de populations civiles, ne se limitent pas à
une absence de vision de la part de princes incapables de penser au-delà du fait
tribal et de résister à l’hégémonie centralisatrice de l’Empire ottoman. L’histoire,
elle aussi, n’a pas fait de cadeaux aux Kurdes. Au Proche-Orient et dans la pénin-
sule arabique, de nombreux peuples ont bénéficié d’heureux coups du sort, sou-
vent liés aux appétits coloniaux des grandes puissances occidentales. Il en fut ainsi
de la naissance de l’Irak, du Qatar et des Émirats arabes unis, le sous-sol gorgé de
pétrole de ces États créés de toutes pièces aiguisant les appétits du Royaume-Uni.
Ce n’est qu’au début des années 1990 que les Kurdes ont pu tirer profit d’un évé-
nement dépassant leur seul destin. L’invasion du Koweït par l’armée de Saddam
Hussein puis sa déroute ouvrirent la voie à une autonomie de facto du Kurdistan
irakien. Laquelle fut entérinée en 2005, soit deux ans après l’invasion de l’Irak
par une coalition militaire menée par les États-Unis. Mais cet acquis, à la pérennité
encore incertaine, n’a pas amélioré le sort des Kurdes dans les
Est-il exagéré de parler de fatalité, autres pays de la région. Selon les circonstances, ce peuple a
les Kurdes ayant du mal été réprimé, trahi, abandonné ; mais il a aussi été parfois
à échapper à leur destin d’auxiliaires beaucoup aidé et soutenu – bien plus que les Palestiniens, eux
guerriers consommables à souhait ? aussi sans État. Et on ne peut qu’être interpellé par la propen-
sion de nombre de dirigeants kurdes à nouer des alliances
hasardeuses, le plus souvent suivies par des trahisons et des déconvenues. Au
début des années 1970, les Kurdes d’Irak, qui dix ans plus tôt avaient pris les armes
contre Bagdad, perdirent ainsi le soutien d’une bonne partie de la gauche arabe
après avoir envisagé de se battre aux côtés de l’armée israélienne durant la guerre
d’Octobre (1973). En 1975, les peshmergas, acculés par Bagdad, attendirent en vain
l’aide militaire promise par Washington, qui jusque-là avait trouvé en eux un allié
efficace pour contrecarrer l’influence soviétique dans la région. La donne venait
de changer : le chah d’Iran et Saddam Hussein signaient un accord de paix, Téhé-
ran abandonnait les Kurdes irakiens à leur sort et Washington lorgnait les grands
projets de développement lancés par le dirigeant irakien. Les Kurdes avaient
perdu leur utilité.
L’histoire fut-elle retenue ? On en doute. En 1991, ces mêmes Kurdes d’Irak furent
appelés par le président George W. Bush père à se soulever contre le régime de
Saddam Hussein. Ce qu’ils firent au prix de milliers de morts et sans jamais recevoir
l’aide promise par l’Amérique. Autre « trahison » : en octobre 2019, la décision de
l’administration de M. Donald Trump de mettre fin à la présence militaire améri-
caine dans le nord-est de la Syrie ouvrait la voie à une invasion turque dont les pre-
mières victimes furent les forces kurdes qui, jusque-là, avaient combattu aux côtés
des Occidentaux contre l’Organisation de l’État islamique (OEI). Est-il exagéré de
parler de fatalité, les Kurdes ayant du mal à échapper à leur destin d’auxiliaires
Amasya
Corum
Zile
Ankara
Sivas Erzincan
Tunceli
Kayseri
Elazig
TURQUIE
Euphr
ate
Konya s Diyarbakır
u
r
u
a
T
M o n t s Gaziantep Urfa
Kh
bo
a
Adana Jarablus ur
Kobané
Afrin Manbidj Tell Abyad
R O J A V A
Alep
Rakka
Idlib
Mer Méditerranée
RUSSIE
GÉORGIE
Kars Bakou
ARMÉNIE AZERBAÏDJAN
Erevan
Mont Ararat HAUT-KARABAKH
Erzurum 5 165 m
Maku NAKHITCHEVAN
(AZERB.)
Bingöl
Mus
Lac de Van
Bitlis Van
Ardebil Mer Caspienne
Tabriz
Batman
Tig
Ourmia
re
Lac
d’Ourmia Rasht
Mardin
Nousseïbine
Kamechliyé Al-Malikiyah
M an
K
on di
ts l
Mahabad
Hassaké
Sinjar
Erbil RÉGION Bijar
Mossoul IRAN
AUTONOME
DU KURDISTAN
Souleimaniyé
Kirkouk
Sanandaj
Hamadan
M
IRAK
o
Euphrate
n
Kermanchah
Samarra
t
s
Z
Langues et dialectes kurdes Fallouja
Bagdad a
Kurmandji du Nord
g
Sorani (Kurmandji du Sud)
r
Zazaki Tig o
re
Gorani et laki s
Écriture utilisée
Population kurde majoritaire
latine arabe cyrillique
Population kurde minoritaire
0 50 100 150 200 km
Sources : Michael Izady, « The Gulf 2000 project », université Columbia, 2017 ; Institut kurde de Paris.
La course sans fin
Depuis la fin de la première
À
l’automne 2019, la longue histoire des revers poli-
tiques du peuple kurde connaît un nouvel épisode
guerre mondiale, dramatique avec la remise en cause du projet de
Fédération démocratique de la Syrie du Nord (lire
la lutte des Kurdes l’article de Mireille Court et Chris Den Hond page 76).
Le 9 octobre, l’armée turque, appuyée par des
pour la reconnaissance milices syriennes, entre dans cette région, politiquement auto-
* Journaliste, auteur de Kurdes, les damnés de la guerre, Les Petits Matins, Paris, 2020.
du soleil kurde
déplacer le centre de gravité de la question kurde entre ces quatre ruption (2). » À Souleimaniyé, fief de l’UPK, l’année 2011 débuta avec
pôles. Le « soleil kurde », cette emblématique effigie aux 21 rayons, des heurts entre des manifestants et la police kurde. Des milliers de
bannière d’un peuple sans État depuis les promesses non tenues des jeunes défilèrent aux cris de « Gouvernement démission ! », « Les
Alliés au lendemain de la première guerre mondiale, a vu sa course corrompus devant la justice ! ». Dans une ambiance de Far West, l’af-
passer d’un pays à l’autre. En 1946, il s’est levé à l’Est, en Iran, rayon- fairisme et la course à l’enrichissement altérèrent la légendaire
nant sur la fière mais éphémère République kurde de Mahabad (lire capacité militaire des Kurdes irakiens.
E
l’article de Jan Piruz page 29). À la fin des années 1970, en Turquie,
il a couvé de ses feux la naissance du PKK, d’abord légaliste puis par- n 2014, lors des avancées fulgurantes des troupes djihadistes
tisan du recours aux armes contre le pouvoir turc (1984). Un choix de l’OEI, les peshmergas n’étaient que 145 000 à combattre,
qui fit connaître la cause kurde dans le monde mais qui entraîna le sur les 350 000 actifs enregistrés au sein des gardes régio-
sud-est de l’Anatolie dans une « sale guerre » qui perdure, après avoir naux kurdes (3). Et la « capitale » Erbil ne dut son salut qu’à
toujours pris le pas sur les rares périodes de paix et d’ouverture l’intervention musclée de milices d’obédience chiite dirigées par un
entre Ankara et les Kurdes. Par la suite, l’astre a rallié le ciel irakien, général… iranien. En septembre 2017, M. Barzani tenta malgré tout
où les peshmergas – « ceux qui affrontent la mort » – incarnaient de profiter du recul de l’OEI en Irak et en Syrie pour imposer la libé-
eux aussi, et depuis longtemps déjà, la résis- ration de « son » Kurdistan par le biais d’un réfé-
tance et l’irrédentisme kurdes. Après la pre- rendum qui enregistra une large victoire en
mière guerre du Golfe (1991), ils engrangèrent Dans une ambiance faveur du « oui » à l’indépendance (92,7 %). Mais
un acquis d’importance avec la création du Gou- de Far West, le gouvernement central de Bagdad déclara « illé-
vernement régional du Kurdistan (GRK) ira- gal » le scrutin, bloqua les aéroports de la région
l’affairisme et la course
kien. Le Bachour, ou « Kurdistan du Sud », deve- et, surtout, réoccupa militairement les territoires
nait ainsi une réalité palpable. La seconde
à l’enrichissement disputés au GRK depuis 2003. L’échec de cette
guerre du Golfe (2003), qui déboucha sur la
altérèrent la tentative d’indépendance marqua la fin d’un
chute du régime de Saddam Hussein, ouvrit la légendaire capacité cycle : la démission (fin 2017) de M. Barzani de la
voie à une reconnaissance du GRK par la militaire des Kurdes présidence du GRK scella la débâcle d’un régime
Constitution de l’État fédéral d’Irak (2005). Le irakiens hégémonique, miné par le clientélisme et la cor-
soleil kurde atteignait alors son solstice. Pen- ruption. Depuis, la région kurde d’Irak est dans
dant deux décennies, l’expérience de cette auto- un périlleux face-à-face avec le pouvoir de Bag-
nomie régionale éclipsa les « questions kurdes » des trois autres Kur- dad, au risque de voir disparaître son statut d’autonomie. À bien des
distans « frères » et voisins. Mais, suivant une règle implacable, la égards, le déclenchement du Hirak – mouvement de contestation
vigueur du soleil faiblit de nouveau. La domination sans partage du populaire – dans la capitale et dans d’autres villes du centre de l’Irak
Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien et de la famille Bar- a offert au GRK un répit bienvenu.
zani (père, fils et petit-fils) sur le grand échiquier de la cause kurde Au cours des dix dernières années, l’astre kurde s’est déplacé vers
ainsi que l’incessante rivalité entre le PDK et l’Union patriotique du l’ouest. C’est dans une Syrie déchirée par la guerre civile
Kurdistan (UPK) érodèrent le rêve. depuis 2011 que l’expérience du Rojava a fait renaître le rêve auto-
E
nomiste. Dès 2013, cette autonomie acquise de facto par les Kurdes
n une décennie, l’entité kurde avait certes prospéré, mais au de Syrie s’est dotée d’une solide assise territoriale (les cantons
prix d’un creusement des inégalités sociales, alimentant for- d’Afrin, de Kobané et de Cezire) et d’un ambitieux projet politique :
tunes et corruption dans les rangs des élites locales. De l’aveu la constitution d’une démocratie participative proclamée en 2014
même de feu le président kurde d’Irak, Jalal Talabani (1933- et incarnée par des conseils de village, puis la création d’une Fédéra-
2017), la région autonome comptait, « en 2017, dix-neuf milliardaires tion démocratique de la Syrie du Nord, projet largement inspiré ☛
en dollars », avec en tête de liste son propre fils et ceux de M. Mas-
soud Barzani (1)… Dix ans plus tôt, dans une étude sur le GRK, la
(1) Le Monde, Paris, 22 décembre 2011.
chercheuse Berévan Adlig avertissait : « Jusqu’à présent, les partis
(2) Berévan Adlig, « Le Kurdistan irakien », Hérodote, no 124, Paris, janvier 2007.
politiques kurdes imputaient la guerre et la misère au régime baasiste
(3) Audition du général Didier Clastres par la commission des affaires étrangères, de la
[de Saddam Hussein], mais les Kurdes ne sont pas dupes et désormais
défense et des forces armées du Sénat français (« Lutte contre Daech et bilan des opéra-
attendent de leurs dirigeants qu’ils mettent fin aux pratiques de cor- tions extérieures », 16 décembre 2015).
L
cessent jamais d’être divisés, l’essor politique du Rojava n’a guère plu
aux dirigeants du GRK. Dès 2012, M. Barzani voyait d’un très mauvais e peuple kurde, lui, n’a guère le choix. Quels que soient leurs
œil la montée en puissance du jeune parti PYD et ses liens avec le dirigeants, des millions de femmes et d’hommes sont, hier
PKK de Turquie. Son animosité était d’autant plus forte que, comme aujourd’hui, condamnés à subir la discrimination
depuis 2005, l’explosion des échanges commerciaux, des activités de identitaire, l’assimilation forcée et le déni politique ; condam-
construction et des exportations de pétrole du Kurdistan irakien – nés aussi à voir les puissances extérieures pervertir et verrouiller
via la Turquie – ont consacré les liens de dépendance entre Erbil et leurs luttes « nationales » ; et donc condamnés à faire vivre cette
Ankara. Dans les couloirs du Parlement du GRK, l’avancée straté- intarissable tradition de résistance.
gique du PYD au Rojava irritait, au point que les dirigeants du PDK, Début novembre 2019, dans son minuscule atelier parisien,
hostiles de longue date au PKK (4), n’hésitaient pas à traiter ouver- M. Mehmet K., un tailleur kurde de 58 ans installé en France
tement de « Khmers rouges » leurs homologues syriens. depuis son exil de Turquie (au milieu des années 1980), fixe, éber-
Cette hostilité n’a pas empêché les forces kurdes lué et rageur, les images télévisées des cohortes
de Syrie d’élargir leur maîtrise territoriale au-delà de réfugiés du Rojava fuyant l’armée turque :
des trois cantons du Rojava, le long de l’Euphrate, « C’est notre oppression commune qui, depuis
à Rakka puis Deir Ez-Zor. En moins de trois ans Quelle région très longtemps, nourrit le feu de notre cause »,
(2014-2017), les FDS sont arrivées à contrôler près du monde pourrait nous dit-il. Une cause nourrie de cette singu-
d’un tiers du territoire syrien, des zones riches en prétendre lière capacité kurde à produire, décennie après
ressources énergétiques (barrages, pétrole). L’as- à la stabilité en décennie, des forces combattantes aussi inépui-
tre kurde brillait de nouveau mais de sombres bafouant les droits de sables qu’indomptées. Et cela aux quatre points
nuages obscurcissaient l’horizon. D’emblée, l’ex- plus de 44 millions cardinaux de ce « grand Kurdistan » où – telle
périence autonomiste fut suspendue aux aléas une hydre orientale – chaque région prend le
d’individus ?
des «rounds» de négociations diplomatiques relais après la défaite du voisin. Depuis un siè-
concernant la crise syrienne à Genève et à Astana cle, la non-reconnaissance (en dehors du GRK)
(Kazakhstan). Fin 2017, toutefois, la perspective des droits identitaires, culturels et, surtout,
d’une reconstruction fédérale de la Syrie séduisait encore de nombreux politiques et territoriaux des Kurdes entretient de toute évidence
acteurs. Certes, la menace planait (déjà) de voir les États-Unis lâcher la répétition de cette passation de relais. Mais elle n’explique pas
leurs alliés kurdes, mais les dirigeants du PYD-PKK misaient –aussi– tout. Le poids démographique de ce peuple sur la carte proche-
sur le nouvel acteur fort de la région : la Russie de M. Poutine. orientale est un autre aiguillon puissant : selon l’Institut kurde de
E
Paris, les Kurdes seraient plus de 3,5 millions en Syrie, 20 millions
n décembre 2017, après avoir décoré à Moscou des officiers en Turquie, environ 12 millions en Iran et 8,5 millions en Irak…
des FDS, les généraux russes annonçaient ainsi la création Quelle région du monde pourrait prétendre à la stabilité en
d’un « commandement unitaire avec les Kurdes » dans les bafouant les droits de plus de 44 millions d’individus ? Quels que
régions orientales de la Syrie. Quelques semaines plus tard, soient les scénarios qui attendent la future Syrie, la Turquie de
en janvier 2018, coup de théâtre, l’armée de M. Erdoğan bombardait l’après-Erdoğan, l’Irak et même l’Iran, le Proche-Orient est
le canton d’Afrin, avec l’accord tacite de… M. Poutine. Dès la fin 2018, condamné à régler cette question. Comme les Kurdes acculés à
le piège menaçait de se refermer sur la nasse du Rojava avec l’an- trouver des réponses, tel un soleil en constante révolution,
nonce d’un probable retrait américain. La suite est connue : en reti- condamné à poursuivre sa course.
rant ses troupes, M. Donald Trump privait les troupes kurdes du Olivier Piot
Rojava de couverture aérienne. Et, de son côté, le maître du Kremlin
se gardait bien d’empêcher l’offensive turque. (4) Lire « Dans les maquis du Kurdistan irakien », Le Monde diplomatique, novembre 2007.
Archives Ali Qazi ///// Rassemblement de partisans de la République kurde de Mahabad, Iran, 1946
1 Le temps
des défaites
Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne remettait en cause la création
d’un État kurde pourtant promise par le traité de Sèvres (10 août 1920)
conclu après la première guerre mondiale. Ce revers d’importance
THE PHOTOGRAPHY OF KURDISTAN
L
PAR KENDAL NEZAN * e constat semble sans appel : à l’heure annexait la majeure partie des territoires du
de l’État-nation, sans son État propre, il Kurdistan. Entre-temps, par l’accord franco-
n’y a point de salut pour un peuple. Les britannique du 20 octobre 1921, les provinces
Kurdes, qui jusqu’au milieu du XIXe siècle kurdes de Cezire et de Kurd-Dagh (« les
avaient, aux confins des Empires ottoman et Monts kurdes ») avaient été rattachées à la
perse, mené une existence autonome ou Syrie sous mandat français. Restait encore en
semi-indépendante au sein d’une quinzaine suspens le sort de l’ancien vilayet de Mossoul,
de principautés, apprirent avec un certain convoité à la fois par les Turcs et par les Bri-
retard cette dure loi des temps modernes. tanniques qui, connaissant les richesses
Conduites par leurs princes et chefs spiri- pétrolières de son sous-sol, voulaient l’incor-
tuels, les guerres pour l’uni- porer dans l’État irakien qu’ils venaient de
En 1925, les sept huitièmes de fication et l’indépendance du créer de toutes pièces. Chargée de régler ce
la population de la province irakienne Kurdistan se soldèrent litige, la SDN dépêcha en janvier 1925 une
de Mossoul souhaitaient la création toutes par des échecs face à commission dirigée par le comte hongrois
l’Empire ottoman soutenu Pál Teleki : au terme de deux mois d’enquête,
d’un État kurde indépendant
tour à tour par les Britan- celle-ci parvint à la conclusion que les sept
niques et les Allemands. Elles eurent cepen- huitièmes de la population de ce territoire ne
dant le mérite de montrer aux puissances de voulaient ni d’un retour sous le joug turc ni
l’époque la volonté de disposer de leur pro- d’un rattachement à Bagdad, mais la création
pre État. Au lendemain de la première guerre d’un État kurde indépendant.
mondiale, cette aspiration fut d’ailleurs prise
en compte par le président américain Woo- Répression sévère des révoltes
drow Wilson (1856-1924) qui, dans son pro- En dépit de cette indication on ne peut plus
jet de statuts de la Société des nations (SDN), explicite, le Conseil de la SDN décida, le
prévoyait la formation dans les possessions 16 décembre 1925, de rattacher la province de
orientales de l’Empire ottoman de trois Mossoul à l’Irak. En contrepartie de leur
États : Arabie, Kurdistan et Arménie. De consentement à cette annexion, la France et
même, le traité international de Sèvres les États-Unis reçurent chacun 23,75 % des
d’août 1920, signé entre autres par la France, actions de la compagnie Turkish Petroleum
(rebaptisée Iraq Petroleum Co. en 1927)
exploitant les gisements pétrolifères du Kur-
distan et bénéficièrent ainsi jusqu’en 1972 des
Un drapeau emblématique revenus du pétrole kurde. Dans un apparent
souci de justice, la SDN avait toutefois promis
l’octroi aux Kurdes de cette province, devenue
D écliné sous plusieurs versions militaires et civiles mais aussi comme bannière officielle
du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) d’Irak depuis 1992, le drapeau kurde,
symbole de la résistance de ce peuple, flotte au Proche-Orient depuis les années 1920. Ses
Kurdistan irakien, d’une auto-gouvernance
(« self-rule ») ou administration autonome,
dont la langue serait le kurde et les fonction-
trois couleurs symbolisent la détermination et le courage (rouge), les collines et les plaines
naires seraient recrutés dans la population
du Kurdistan (vert), la paix et la prospérité (blanc). Frappé en son centre, le soleil jaune
locale. Cette promesse ne fut jamais honorée,
évoque les origines zoroastriennes de ce peuple, avec vingt et un rayons, en référence au
et les révoltes visant à exiger son respect
Nouvel An kurde (Newroz) célébré chaque année le 21 mars.
MAGNUM PHOTOS
furent sévèrement réprimées par l’aviation bles, il lui restait la faculté d’essayer d’amélio- Gilles Peress ///// Village de montagne,
Kurdistan, Iran, 1979
britannique, y compris après l’accession for- rer son sort de « minorité » au sein des pays
melle de l’Irak à l’indépendance en 1932. dirigés par des régimes despotiques. Ses nom-
Londres se contenta de reconnaître aux breuses insurrections des années 1920-1930 mieux adaptée aux réalités régionales et inter-
Kurdes la liberté d’utiliser leur langue dans furent toutes réprimées dans le sang par la nationales et à leurs propres capacités.
leurs publications, tout comme la France Turquie, l’Iran et l’Irak, qui souvent bénéficiè- Cette stratégie fut, pour l’essentiel, élaborée
toléra leurs activités culturelles en Syrie. Le rent de l’appui technique et politique de par le général Moustapha Barzani (1903-
gouvernement d’Ankara n’eut même pas ce l’URSS, du Royaume-Uni ou de la France. À la 1979). Celui-ci, après avoir lutté dans les
geste minimal à l’égard d’un peuple, à qui il fin de la seconde guerre mondiale, les Kurdes années 1930 pour l’indépendance du Kurdi-
avait pourtant, au cours de la guerre pour crurent un moment pouvoir vaincre leur mal- stan irakien, commandé en 1946 les armées de
l’indépendance de la Turquie, pro- chance et parvinrent à créer, en l’éphémère République de Mahabad et passé
Dans un monde
mis un statut d’autonomie proche janvier 1946, sur une portion du douze ans en exil en URSS, était rentré en Irak
du fédéralisme. Il décréta, dès le dominé par la territoire iranien, une République après le renversement de la monarchie, en
3 mars 1924, l’interdiction de sa rivalité Est-Ouest, du Kurdistan, avec pour capitale la juillet 1958. Tirant les leçons de ses longues
langue et de toutes les expressions aucun changement ville de Mahabad (lire l’article de années de lutte et d’exil, il en était arrivé à la
de son identité, ferma les écoles et de frontière ne Thomas Bois page 23). Après une conclusion que, dans un monde dominé par la
journaux kurdes et décida la disso- existence de onze mois, cette éphé- rivalité Est-Ouest, aucun changement de fron-
serait toléré par les
lution de la première Assemblée mère république, dont les réalisa- tière ne serait toléré par les grandes puis-
grandes puissances
nationale où siégeaient soixante- tions culturelles restent encore gra- sances, surtout dans une région aussi sensible
quinze députés du Kurdistan. La Turquie vées dans les mémoires, fut écrasée par les que celle s’étendant des frontières soviétiques
devenait désormais l’État un et indivisible des armées du chah, soutenues par les Britan- aux eaux du golfe Arabo-Persique. Aussi les
seuls Turcs, « maîtres et seigneurs du pays ». niques. Les Kurdes durent se rendre une nou- Kurdes, en particulier ceux d’Irak, devaient-ils
Le destin du peuple kurde était ainsi joué velle fois à l’évidence : ils n’étaient pas en se résoudre à mener leur combat pour l’obten-
dès les années 1920. Les nouvelles frontières mesure de créer par la force leur propre État; tion d’une autonomie régionale dans le cadre
étant désormais considérées comme intangi- il leur fallait envisager une nouvelle stratégie, des États existants. ☛
S alah Al-Din Yousouf Ibn Ayyoub, plus connu en Occident sous le nom de Saladin, est le an, sans avantage décisif sur le terrain pour les
fondateur de la dynastie des Ayyoubides, qui régna en Égypte et en Syrie au XIIe siècle. troupes de Saddam Hussein. Celui-ci décida
Chef de la reconquête de Jérusalem (1187) par les musulmans face aux croisés, c’est un alors de s’entendre avec le chah d’Iran pour
héros de l’historiographie moderne arabe. Il fut salué par les présidents Gamal Abdel encercler la résistance kurde et la couper de
Nasser, Hafez Al-Assad et même Saddam Hussein. Ironie de l’histoire, Saladin était un tout soutien logistique extérieur. Ce fut le
ISMAIL AL-JAZARI
prince kurde, né en 1138 à Tikrit, une ville située sur le Tigre (dans l’actuel Irak). Les natio- fameux accord d’Alger du 6 mars 1975, par
nalistes kurdes lui ont d’ailleurs longtemps reproché de ne pas avoir fondé un royaume lequel, en échange de sa coopération avec Bag-
pour son propre peuple, avant de se réapproprier par la suite son image. dad contre les Kurdes, le chah se voyait recon-
naître des avantages considérables, en parti-
MAGNUM PHOTOS
son à la cause». Le mouvement kurde irakien, l’actuel Irak. Issu de la plus influente fa-
qui était jusque-là unitaire, se scinda en plu- mille de la province d’Erbil, Moustapha
sieurs fractions rivales, dont certaines se livrè- Barzani naît en 1903 d’une lignée d’éru-
rent même une guerre fratricide pendant une dits sunnites qui propagent les préceptes
Bruno Barbey ///// Fresque murale
période. Elles reprirent pourtant dès 1977 la du soufisme. Comme ses ancêtres, il reçoit
représentant le général Moustapha
lutte armée contre le régime irakien, qui, Barzani, Irak, 1974 (détail) d’emblée le titre de mollah – qui signifie
depuis l’effondrement de la résistance de Bar- « maître » ou « érudit » – et, surtout, de
zani, avait accéléré sa politique d’arabisation chef tribal puisque les siens exercent une autorité clanique et politique sur
du Kurdistan en instaurant le long des fron- un vaste réseau de tribus locales. Au début des années 1930, le jeune Barzani
tières turque et iranienne un « cordon sani- aide son frère Ahmed à lutter contre les Turcs et le très récent État irakien
taire» large de vingt à trente kilomètres, dont (sous protectorat britannique de 1920 à 1932), qui tente de réduire l’autono-
les villages qui s’y trouvaient devaient être mie des tribus kurdes. La répression pousse les Barzani à fuir en Iran.
rasés et les populations déportées. À la fin de la seconde guerre mondiale, Barzani et ses hommes apportent
leur soutien militaire à l’éphémère République kurde de Mahabad, dans le
Évolution du rapport de forces Kurdistan iranien. Cette expérience historique d’autonomie politise le « géné-
La chute de la monarchie iranienne en ral » Barzani, qui fonde, en 1946, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK)
février 1979, puis le conflit irako-iranien d’Irak, à l’image du Parti démocratique kurde iranien (PDKI), créé un an plus
(1980-1988) donnèrent aux partis kurdes tôt. Après un second exil en Union soviétique (Ouzbékistan), Barzani rallie
d’Irak un souffle nouveau et des moyens l’Irak après la chute de la monarchie (hachémite) et l’avènement (1958) du
accrus pour poursuivre leur lutte contre Bag- régime prosoviétique d’Abdoul Karim Kassem. La perspective conservatrice
dad, mais celle-ci, malgré certains succès et farouchement nationaliste (kurde) du PDK l’amène à s’allier au régime de
locaux ou temporaires, n’a pu ni empêcher le Bagdad, y compris lorsque Kassem réprime les forces de la gauche irakienne
régime de Saddam Hussein de poursuivre sa menées par le Parti communiste irakien. À Mossoul et Rawanduz, les milices
politique de destruction des villages kurdes du PDK participent à l’écrasement des révoltes paysannes.
afin de couper la guérilla de sa base paysanne, En 1961, le général Kassem se retourne contre ses alliés et bombarde les
ni menacer sérieusement l’existence du gou- régions kurdes. Ce revers tragique conduit le PDK à entrer dans une longue
vernement central. À la suite du renforcement période de confrontation militaire avec l’État irakien. L’avènement à Bag-
de la machine de guerre irakienne par les dad du parti Baas (1963), dirigé dès 1970 par Saddam Hussein, réactualise
achats massifs d’armes modernes tant à l’Est la question de l’autonomie kurde. Pour obtenir gain de cause, Barzani, tou-
qu’à l’Ouest, le rapport de forces évolua jours affublé de la tenue martiale du peshmerga, prend la tête de la gué-
constamment au détriment des Kurdes. Le rilla et noue des alliances hasardeuses avec le chah d’Iran, Israël et les…
massacre aux armes chimiques de 5000 civils États-Unis, qui craignent un axe Bagdad-Moscou. Cet opportunisme et l’au-
dans la petite ville de Halabja, en mars 1988, toritarisme de celui que ses fidèles ont baptisé l’« Éternel » (namir) nour-
n’est que la partie connue d’une longue rissent une dissidence au sein du PDK. Le dirigeant socialiste kurde Jalal
kyrielle d’«Oradours» perpétrés au Kurdistan Talabani crée ainsi l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) en 1975, année
à cette époque. Le nombre de civils kurdes où l’Iran (et les États-Unis) lâche les Kurdes d’Irak. Défait par l’armée de
massacrés de 1974 à la fin 1990 par le régime Saddam Hussein, Barzani s’exile en Iran puis aux États-Unis, où il meurt
irakien est estimé à 200000, celui des villages d’un cancer en 1979, laissant derrière lui une lignée (fils et petit-fils) de
rasés à 4 600. Une véritable hécatombe dirigeants du PDK irakien.
humaine doublée d’un désastre écologique. Olivier Piot
Kendal Nezan
L
PAR ÉRIC ROULEAU * a révolution irakienne du 14 juillet 1958, activités au grand jour. Les autorités encou-
menée par les Officiers libres, inspirés ragèrent aussi les travaux d’une commission
par leurs homologues égyptiens, ouvrit de savants kurdes pour rédiger une histoire
aux nationalistes kurdes, et à leur leader de leur peuple destinée à être enseignée dans
Moustapha Barzani, des perspectives inespé- tous les établissements scolaires, y compris
rées après des décennies de déboires, d’exil et les écoles purement arabes. Fait unique dans
d’errance. Le régime monarchiste qui les avait les annales du jeune État irakien, la construc-
condamnés à mort par contumace était tion de lycées et d’une université kurdes fut
tombé, emporté par la colère populaire. La entérinée par Bagdad. Enfin, un système d’au-
nouvelle Constitution du 22 juillet 1958 vou- tonomie administrative commença à être ins-
lue par le général Abdoul Karim Kassem tallé dans le Kurdistan irakien.
reconnaissait ainsi des droits nationaux au Cette ouverture alarma la Turquie et l’Iran,
qui pratiquaient alors, à des degrés différents,
* Ancien ambassadeur de France et journaliste, décédé en 2012. une politique assimilationniste à l’égard de
À ANKARA ET TÉHÉRAN
leurs minorités. Ankara entendait faire des
Kurdes des «Turcs authentiques » en leur
interdisant l’usage de leur langue, le port de
leur costume national et la diffusion de leur
culture. Pour le pouvoir centralisateur, les
habitants de l’ancien Kurdistan ne pouvaient
être que des «Turcs montagnards » n’ayant
aucune particularité commune avec un
groupe ethnique déterminé. En laïcisant
l’État, Mustafa Kemal Atatürk avait d’autre
part fermé les écoles kurdes subventionnées
par les associations religieuses, ce qui rendit
presque impossible l’enseignement de la
langue kurde. Cette politique suscita plu-
sieurs rébellions, dont la plus violente fut
sans conteste celle de mars 1925. Les autori-
tés turques sévirent vigoureusement. Plu-
sieurs dizaines de villages furent détruits au
cours de violents engagements et, à en croire
les récits issus des milieux kurdes nationa-
THE PHOTOGRAPHY OF KURDISTAN
TURQUIE
PKK
Acteur majeur de la scène kurde,
le Parti des travailleurs du
Kurdistan a été fondé en 1978
par M. Abdullah Öcalan. Il prône
HÜDA PAR
Hüda Par, Parti de la cause libre, est formé
en 2012 par d’anciens partisans kurdes du
Hezbollah turc. Animé par une idéologie islamiste
mêlée d’idées d’extrême droite, ce parti demeure
marginal car les Kurdes nationalistes se tournent
davantage vers le HDP, et les conservateurs vers
le Parti de la justice et du développement (AKP)
de M. Recep Tayyip Erdoğan. Lors de l’élection
présidentielle de 2018, Hüda Par a appelé
à soutenir M. Erdoğan.
IRAK
PDK UPK
Le Parti démocratique du L’Union patriotique du
Kurdistan a été fondé en 1946 par Kurdistan a été créée par
Moustapha Barzani. Il est le Jalal Talabani (1933-2017)
principal interlocuteur du en 1975. Issue d’une scission
gouvernement irakien pendant la au sein du PDK d’Irak, elle
lutte pour l’autonomie de la région s’appuie sur une conception
kurde du pays. Le PDK en contrôle laïque et antiféodale de la
aujourd’hui une partie. société kurde.
IRAN
PDKI
Le Parti démocratique kurde iranien est issu du Komala, une
organisation qui avait permis l’émergence d’une République kurde
PJAK
à Mahabad en 1946. Il se transforme ensuite en PDKI et affiche un
programme nationaliste militant pour « la démocratie en Iran et
l’autonomie pour le Kurdistan ». Il recrute ses soutiens dans les Le Parti pour une vie libre au Kurdistan
classes moyennes. Son leader Abdoul Rahman Ghassemlou a été est un mouvement créé en 2004 sur fond
assassiné à Vienne en 1989, probablement par des agents iraniens. de recomposition idéologique du PKK. Basé
Depuis, le PDKI perd du terrain dans la lutte nationaliste, au profit dans le Kurdistan irakien, il mène ses actions
de groupes proches du PKK, du PDK et de l’UPK. militaires en Iran, où il revendique
un confédéralisme démocratique,
autogestionnaire, anticapitaliste, féministe
et écologique.
KOMALA
Fondé en 1969 à Téhéran par des étudiants
kurdes d’extrême gauche, en référence
au premier Komala (voir PDKI), il se veut
une alternative au PDKI. Au « nationalisme
bourgeois » de ce dernier, le parti oppose
une vision axée sur la lutte sociale.
SYRIE
PYD
Branche syrienne du PKK, le Parti de
l’union démocratique est né en 2003.
Grâce à sa milice armée, les Unités
de protection du peuple (YPG),
le PYD profite du conflit syrien
pour s’imposer au Rojava (nord-est
du pays) à partir de 2015.
CNK
Christophe Petit-Tesson ///// Jeunes militants kurdes célébrant Créé en 2011, le Conseil national
le Nouvel An (Newroz), Diyarbakır, Turquie, 21 mars 2015 kurde regroupe les partis kurdes
syriens et milite pour l’autonomie
des Kurdes de Syrie.
GORRAN
Le Mouvement pour le changement (Gorran ou Goran) est fondé en 2009 par un ancien
compagnon de route de Jalal Talabani (UPK), Nawshirwan Mustafa (1944-2017). Sa rhétorique
anticorruption apporte rapidement un grand succès à cette formation, qui devient le second
parti du Kurdistan irakien en 2013. Depuis 2017 et le changement de dirigeant, le mouvement
peine à s’imposer comme solution de rechange au bipartisme PDK-UPK.
L
PAR KAMURAN BÉDIR-KHAN * e 8 juin 1961, las des atermoiements du nant l’autonomie du Kurdistan d’Irak
gouvernement irakien, le Parti démo- seraient satisfaites. Bientôt, en mars 1963, le
cratique du Kurdistan (PDK), se réfé- commandement national du Conseil de la
rant à l’article trois de la Constitution révolution annonçait officiellement qu’il
de 1958, demanda au gouvernement irakien reconnaissait « les droits nationaux du peuple
présidé par le général Abdoul Karim Kassem kurde ». Le 11 mars, Ali Saleh El Saadi, vice-
de procéder à un certain nombre de mesures président du conseil irakien, déclarait : « Les
tendant à faire bénéficier le provinces kurdes auront leur propre adminis-
En mars 1963, le commandement Kurdistan d’Irak des mêmes tration dans tous les domaines… La décision
national du Conseil de la révolution avantages que ceux dont que nous avons prise est, précisément,
irakienne reconnaît officiellement « les jouissait alors l’Irak arabe. conforme aux principes du droit des peuples
droits nationaux du peuple kurde » En réponse à cette requête, à disposer de leur avenir et, deuxièmement,
les mesures de rétorsion à elle est le fruit d’une analyse objective de la
l’égard de la presse et des patriotes kurdes situation actuelle en Irak. »
furent immédiates. Deux mois plus tard, tan-
dis qu’un mouvement de résistance natio- Caractère de guerre sainte
nale s’organisait au Kurdistan, le PDK En fait, le nouveau pouvoir irakien ne cher-
demanda une nouvelle fois la levée des chait qu’à gagner du temps. Dès le mois de
mesures répressives. Ce fut en vain. Et, le juin 1963, la guerre reprit avec violence, le
8 septembre 1961, allait commencer une gouvernement du maréchal Abdel Salam
guerre totale menée par un gouvernement Aref étant bien décidé à ne pas tenir ses
engagements et à en finir avec les revendica-
* Écrivain et diplomate kurde (1895-1978). tions du peuple kurde. Et en effet, le
2 février 1965, le ministre de l’intérieur
Soubhi Abdel Hamid déclara : « L’Irak n’envi-
Bibliographie sage pas d’accorder l’autonomie aux Kurdes
BORIS JAMES ET JORDI TEJEL GORGAS, Les Kurdes en OLIVIER PIOT, Le Peuple kurde, clé de voûte du ni à présent ni dans l’avenir. » Et il menaça les
100 questions. Un peuple sans État, Tallandier, Moyen-Orient, Les Petits Matins, Paris, 2017.
Paris, 2018. Kurdes de nouvelles opérations militaires. Le
Spécialiste de l’espace kurdophone, l’auteur
Articulé autour de cent questions-clés, revient sur l’histoire des Kurdes depuis le 20 avril, les éléments de cinq divisions de
ce livre dresse un « tour d’horizon sans début du XXe siècle, dispersés entre quatre l’armée irakienne, soutenus par des avions à
complaisance de la situation des Kurdes et États après le « grand partage » régional
du Kurdistan », des origines mythiques du opéré par les Alliés, et montre en quoi ils réaction armés de missiles et de bombes,
« peuple des montagnes », dans l’Antiquité, constituent aujourd’hui « un pôle politique déclenchèrent une offensive générale de
jusqu’au conflit syrien qui a embrasé la et militaire devenu central au Levant ».
région ces dernière années. grande envergure. Il se confirma à nouveau,
JONATHAN C. RANDAL, After Such Knowledge, What s’il en était besoin, que pour régler le pro-
ÖZCAN YILMAZ, La Formation de la nation kurde en Forgiveness ? My Encounters With Kurdistan,
Turquie, Presses universitaires de France (PUF), Westview Press, Boulder, Colorado, 1998. blème kurde Bagdad ne connaissait que la
Paris, 2013.
Correspondant de guerre au Proche-Orient force. Toutefois, au mois de juillet, les
Instruit des réflexions de l’historien Miroslav de 1969 à 1998, le journaliste américain
Hroch sur les nationalismes, cet ouvrage a sillonné le Kurdistan et rencontré de attaques successives de l’armée irakienne
s’intéresse à la généalogie de la « question nombreuses figures politiques. Cette furent repoussées, et dans son affolement le
kurde », née à la fin du XIXe siècle dans un enquête-récit, truffée de données
Empire ottoman déclinant, et à la formation gouvernement irakien essaya de donner à
historiques, est le fruit de trente ans de
de « la plus grande nation sans État » aux reportages au plus près du peuple kurde cette expédition militaire un caractère de
débuts de la République turque. et des peshmergas. guerre sainte.
Dès le début de janvier 1966, des rensei-
gnements affluèrent à l’état-major kurde sur
les nouveaux préparatifs militaires irakiens. base de l’autonomie ». Hélas ! cette flamme François-Xavier Lovat ///// Peshmergas
dominant la plaine, Irak, 1963
Le général Moustapha Barzani, convaincu d’espoir fut vite éteinte. Les autorités ira-
que ces opérations militaires successives ne kiennes démentirent très vite les « déclara-
pourraient apporter aucune solution au pro- tions attribuées au nouveau président de la
blème kurde, s’adressa le 2 février à l’Orga- République à propos d’une autonomie
nisation des Nations unies (ONU) dans l’es- kurde… » et les Kurdes ne tardèrent pas à
poir que cette instance internationale comprendre qu’en réalité le nouveau gou-
essayerait de trouver une solution pacifique vernement de Bagdad ne pensait, comme ses
au conflit. Mais, comme toutes les autres prédécesseurs, qu’à une solution de force.
démarches, celle-ci resta sans effet. Le 2 mai, les première et
Entre-temps, l’état-major kurde apprenait deuxième divisions de l’ar- « Le problème kurde doit être résolu
que l’armée irakienne avait fixé à la nuit du mée irakienne attaquaient sur la base de l’autonomie. »
15 au 16 avril l’attaque pour sa grande offen- les forces kurdes dans la Général Abdel Rahman Arel, nouvel
sive de printemps. Mais, le 14 avril, la dispa- région de Rawanduz. Dix homme fort de l’Irak (avril 1966)
rition du maréchal Aref suscita chez les diri- jours plus tard, les Kurdes
geants kurdes un certain optimisme. Le haut prirent l’offensive et mirent en déroute les
commandement, par la voix de sa radio, fit deux divisions irakiennes. La fameuse offen-
connaître au gouvernement de Bagdad son sive du printemps se solda par une défaite
désir de négocier en vue de mettre fin à cette complète des assaillants. Toutefois, le gouver-
guerre qui avait fait couler le sang de milliers nement de Bagdad diffusa le communiqué
de citoyens irakiens innocents, soit arabes, suivant à l’adresse des peshmergas : « Nous
soit kurdes. Le 19 avril, le nouvel homme fort vous demandons de déposer les armes et de
du pays, le général Abdel Rahman Arel, pro- vous rendre immédiatement aux unités de
voqua une vague d’optimisme en déclarant notre vaillante armée. Votre fin est proche. Il
que « le problème kurde doit être résolu sur la n’y a aucun espoir pour vous. Vous ne pou- ☛
Naissance et chute
de la République de Mahabad
Bien qu’éphémère, cette entité kurde qui se proclama de Seyyed Jafar Pichevari, président du Parti démocra-
tique azerbaïdjani (PDA) et de ses muhajarin (« exilés »)
indépendante en janvier 1946 fait partie de l’imaginaire
qui déjà, après la première guerre mondiale, avait dû
commun à tous les partisans d’un Kurdistan souverain repasser la frontière, après avoir échoué dans l’instaura-
ou jouissant d’une grande autonomie. Mais la naissance, tion, au Guilan iranien, d’une république soviétique.
comme la chute, de cette république fut avant tout la Leurs efforts seraient-ils davantage couronnés de succès
cette fois-ci ? Grâce à l’appui tant matériel que moral de
conséquence indirecte des désordres régionaux et mondiaux.
l’Armée rouge, ils réussirent finalement à créer une entité
autonome à Tabriz en décembre 1945, le « Gouvernement
T
out commença lors de la deuxième guerre mondiale, du peuple d’Azerbaïdjan ». La conférence de Yalta
avec la violation des frontières de l’Iran – pourtant (12 février 1945) portait déjà ses fruits. Mais cela ne faisait
neutre– par les armées alliées, le 21 août 1941. Tandis guère l’affaire des Iraniens, il va sans dire, non plus que
que les Britanniques occupaient les zones pétrolifères du celle des Kurdes, dont les sentiments nationalistes
Sud, l’Armée rouge s’installait dans le nord du pays, dans s’étaient bien développés durant ces dernières années,
cette province d’Azerbaïdjan dont la population, qui ne grâce surtout à l’activité de leur parti Komala ou « Asso-
parle même pas un mot de persan, est iden- ciation pour la renaissance kurde », fondé
tique par la race, la langue, les coutumes, la à Mahabad en 1942, en union avec des
Toutes les tribus
religion, à celle de la République soviétique Kurdes irakiens.
d’Azerbaïdjan, qui a 600 kilomètres de kurdes de la région, À Tabriz, les autonomistes azéris vou-
frontière commune avec l’Iran. On a l’im- avec leurs chefs laient installer une république nettement
pression que parfois les grands politiciens plus ou moins pro-communiste et firent peser lourde-
ignorent la géographie ou, du moins, ne convaincus, avaient fini ment leur pouvoir sur les réfractaires. Ils
réfléchissent pas sur les problèmes qu’elle auraient voulu également étendre leur
par se rallier
pourrait poser. Entre la zone d’occupation autorité sur les Kurdes. Mais ceux-ci, qui
soviétique et la zone d’occupation britan-
au mouvement vivaient indépendants de fait depuis l’oc-
nique se trouvait une sorte de no man’s land cupation étrangère du pays, ne pouvaient
habité par des Kurdes. Ceux-ci, devant la débandade des l’admettre. À leur tour, le 22 janvier 1946, ils proclamèrent
troupes iraniennes, organisèrent leurs affaires intérieures, donc leur République à Mahabad. Et cela leur valut, non
sans plus s’occuper du gouvernement central déficient et point la bénédiction et les encouragements des Sovié-
sans se soucier davantage des occupants qui, au début sur- tiques, comme on l’écrit partout, mais bien plutôt leur
tout, avaient d’autres préoccupations. Mais ces Kurdes du blâme. Que les Kurdes jouissent d’une certaine autonomie
sud et de l’ouest du lac d’Ourmia, avec pour centre Maha- à l’intérieur de l’Azerbaïdjan, les Russes l’acceptaient
bad, faisaient partie en fait de la province iranienne d’Azer- volontiers, mais pas davantage. Les Kurdes durent insister
baïdjan, ce que l’on oublie souvent et ce qui pourtant fut pour que finalement Moscou se fasse à l’idée d’un petit
cause de l’échec de leur tentative d’autonomie. Kurdistan autonome. Et encore. L’appui fourni fut plus
Il est assez évident que les Soviétiques, précisément à symbolique qu’efficace : quelques milliers de fusils et une
cause des frontières communes, ont caressé l’espoir de se imprimerie. Mais on peut affirmer que toutes les tribus
maintenir en cette Alsace-Lorraine qu’était pour eux kurdes de la région, avec leurs chefs plus ou moins
l’Azerbaïdjan iranien, ou du moins d’y installer un gou- convaincus, avaient fini par se rallier au mouvement qui
vernement à leur dévotion. C’était en tout cas la volonté mit à sa tête Mohammad Qazi, personnage principal d’une
riche famille influente de juristes de Mahabad. Le gouver-
* Missionnaire et universitaire kurdologue (1890-1975). nement autonome était soutenu également par l’in- ☛
Résurgences et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 23
MDV169_Chapitre1-17_Mise en page 1 07/01/2020 16:39 Page 24
soviétiques, donc des turcophones, de connivence avec les Iraniens avaient peur des uns et des autres. Quant aux Archives Ali Qazi /////
Présentation du drapeau
leurs compatriotes d’Iran, ce qui ne facilita pas toujours Américains, ils n’avaient pas encore expérimenté les sou- kurde sur le toit du palais
de justice à Mahabad,
les contacts. Et puis, malgré leur propagande d’ailleurs plesses d’un neutralisme positif qui harmonise les
Iran, 17 décembre 1945
très modérée, les Soviétiques n’avaient que peu d’au- contraires. Les Kurdes, eux, perdaient sur tous les
dience auprès des Kurdes, qui restaient plus conserva- tableaux. Mais ils ne moururent pas tous, pas plus que ne
teurs que communisants. Une seule personne à Mahabad s’éteignit la flamme de leur nationalisme, toujours vivace
avait quelques notions de marxisme. Les autres se à Mahabad et ailleurs au Kurdistan, comme le constate
méfiaient de toute soviétisation. De toute façon, l’entre- Eagleton. Ce nationalisme, les baasistes qui prirent le
prise n’était pas mûre, la mentalité tribale avait encore pouvoir à Bagdad [février 1963] le retrouvent aujourd’hui.
trop de poids et les circonstances internationales étaient On leur souhaite d’être assez intelligents pour s’aperce-
défavorables. Concluons qu’il y a eu maldonne. En effet, voir qu’on ne le supprime pas avec des expéditions mili-
les Soviétiques ne croyaient pas au nationalisme kurde ; taires et des bombardements au napalm.
les nationalistes kurdes répugnaient au communisme ; THOMAS BOIS
A
PAR ELIZABETH PICARD * près la signature de l’accord irako- en 1988, les moyens financiers dont disposait
iranien d’Alger le 6 mars 1975, le régime de Saddam Hussein lui permirent
quelques semaines avaient suffi à d’apaiser bien des critiques et de conserver,
l’armée du président Saddam Hussein pour même parmi les Kurdes, des « clients » favo-
venir à bout du mouvement nationaliste rables à sa politique développementaliste. De
kurde dirigé par le général Moustapha Bar- plus, il disposait d’une milice nombreuse et
zani, désormais privé du soutien de Téhéran. équipée de moyens les plus modernes,
Celui-ci, qui avait repoussé la loi d’autono- l’« armée du peuple », qui s’appuyait dans
mie promulguée de manière unilatérale à chaque village du Nord sur des collabora-
Bagdad un an plus tôt, s’exila en Iran puis teurs recrutés sur un mode clanique et que
aux États-Unis, où il décédera en 1979. Plus la vox populi désignait par le terme mépri-
de cent cinquante mille Kurdes (sur environ sant de « jash » (« baudets »). Surtout, la riva-
deux millions et demi à l’époque, soit 25 % de lité entre le PDK, cantonné au nord, le long
la population irakienne) trouvèrent refuge de la frontière turque, et l’UPK, qui opérait
en Iran. D’autres, en nombre au moins égal, plutôt à l’est de Souleimaniyé, à la frontière
furent déportés dans la région des marais au iranienne, dégénérait fréquemment en com-
sud de l’Irak, tandis que le gouvernement bats fratricides.
entreprenait l’arabisation forcée des villes de
Sinjar, Khanaqin et Kirkouk. Accrochage entre forces kurdes
Plus grave, le mouvement de résistance Le Parti communiste irakien (PCI), qui avait
kurde en Irak éclatait entre factions rivales rompu avec le Baas en juin 1978, tenta en
divisées entre partisans de la vain de réconcilier les frères ennemis grou-
Doté de moyens financiers importants, collaboration avec le régime pés dans deux fronts rivaux à Damas : le
le régime irakien conserva parmi baasiste dans les nouvelles Front patriotique (FPK), autour de l’UPK
les Kurdes des « clients » favorables institutions locales, fidèles (12 novembre 1980), et le Front national
du général Barzani, prêts à démocratique (FND) du PDK (28 novem-
à sa politique développementaliste
abandonner la lutte armée, bre 1980). La Libye de Mouammar Kadhafi,
et dissidents de son Parti démocratique du en froid avec le régime irakien, tenta à son
Kurdistan (PDK) décidés à reprendre les tour de grouper dix-neuf partis et forma-
armes : Jalal Talabani s’installa ainsi, fin 1975, tions en lutte dans les régions du nord de
à Damas, où il reçut l’appui du président l’Irak autour d’une motion adoptée en com-
syrien Hafez Al-Assad et fonda l’Union mun à Tripoli, le 6 février 1983, à partir de
patriotique du Kurdistan (UPK). La résis- deux maîtres mots : abattre le régime dicta-
tance se réorganisa lentement, dans la clan- torial de Saddam Hussein et obtenir une
destinité : les peshmergas, approvisionnés en véritable autonomie. Les accrochages entre
armes légères sur le marché libanais, rega- forces kurdes n’en continuèrent pas moins.
gnèrent les montagnes, rejoints de mois en Mais, à dater de 1983, l’enlisement des
mois par les déçus de la loi d’autonomie, dont adversaires dans la guerre changea la
l’application était restrictive, sinon fictive. À donne. La « bataille de Saddam » contre le
titre d’exemple, en 1978, la faculté kurde de voisin iranien coûtait de plus en plus cher ;
elle obligea le régime à abandonner maints
* Chercheuse, retraitée de l’Institut de recherches et d’études
projets sociaux, en particulier dans la
sur les mondes arabes et musulmans (Iremam), université d’Aix-
Marseille. région autonome, et même à imposer des
restrictions aux populations. Elle devint sur- nement et des services de renseignement Archives Mullazem Omar ///// Quartier
tout impopulaire en raison du nombre élevé irakiens. En mars 1983, appuyés par des uni- général de l’UPK à Tujala, Irak, 1979
de ses victimes. Nombre de jeunes Kurdes tés du PCI, ils arrivèrent même jusqu’au
– évalués à cinquante mille dans l’armée ira- cœur de la ville d’Erbil et firent plusieurs
kienne en juillet 1984 – choisirent de déser- dizaines de prisonniers.
ter, souvent avec leurs armes, pour rallier les L’intensification de la lutte s’accompagna
hauteurs de la frontière avec l’Iran, où ils d’une révision des objectifs et des alliances de
constituèrent une force d’appoint aux pesh- la guérilla kurde. Alliée du PCI depuis 1978,
mergas du FND, dirigé par Massoud et Idriss elle entra en contact avec les
Barzani, deux des fils de Moustapha Barzani. opposants chiites du Sud, Lassés de la guerre contre l’Iran,
Cette organisation reçut aussi le soutien du dont les dirigeants étaient de jeunes soldats kurdes désertèrent
régime de Téhéran. Dans la vallée de Chou- réfugiés en Iran, avec le parti avec leurs armes et constituèrent
man, où il commandait plus de trois mille Al-Daâwa en particulier, et
une force d’appoint aux peshmergas
combattants, M. Massoud Barzani – futur l’iman Bakr Hakim à Qom.
président du Gouvernement régional du Abandonnant, au moins provisoirement, les
Kurdistan entre 2005 et 2017 – disposait mots d’ordre indépendantistes et unitaires à
alors de lance-roquettes et de batteries anti- l’échelle de la nation kurde, dispersée sur
aériennes lui permettant de repousser les cinq États (Irak, Iran, Syrie, Turquie et URSS),
assauts de l’armée irakienne. Ses hommes les responsables du FND donnèrent la prio-
multiplièrent les coups de main audacieux rité au renversement du président Saddam
en s’attaquant aux cantonnements de Hussein et à l’établissement en Irak d’un
l’« armée du peuple », aux sièges du gouver- régime démocratique, tout en observant ☛
Chris Kutshera ///// La foule sur la place centrale de Mahabad pendant le discours d’Abdul Rahman Ghassemlou, Iran, 1979
L
PAR JAN PIRUZ * e 22 janvier 1946, Mahabad devient le l’Azerbaïdjan occidental. Les autorités régio-
cœur de la République kurde proclamée nales ont centré le Kurdistan iranien sur la ville
en Iran et dissoute par les troupes du de Sanandaj (ex-Sinneh), située à 280 kilomè-
chah Mohammad Reza en décembre de la tres au sud de Mahabad. De timides mouve-
même année. Cinquante ans plus tard, nous ments d’opinion locaux ont pourtant plaidé
nous rendons dans cette ville symbole située à pour un rattachement à la province du Kurdis-
moins de 100 kilomètres à l’est de la frontière tan, telle que constituée dans les années 1930,
irakienne. La militarisation de la région est ou bien en faveur de la création d’un autre Kur-
manifeste et fausse la perception des distances. distan dont l’épicentre serait Mahabad. En
Le relief tourmenté ne facilite pas le contrôle vain. Le pouvoir central iranien, sous les chahs
comme sous les mollahs, se refuse à mettre en
* Journaliste. place un découpage administratif qui cor- ☛
MAGNUM PHOTOS
D ans la séculaire opposition entre les empires perse et ottoman, la bataille de 1514, qui tiquement contrecarrée par Téhéran. Quelle
se déroula à Tchaldiran (province de l’Azerbaïdjan occidental), marqua un tournant que soit la conjoncture politique iranienne,
majeur pour la région. Vainqueurs des troupes safavides, les janissaires ottomans du sultan les Kurdes de Mahabad semblent continuer
Selim Ier occupèrent durablement la partie orientale de l’Anatolie. Le traité qui fut alors à devoir payer leurs audaces passées.
conclu entraîna la toute première partition territoriale du Kurdistan. La seconde intervint Jan Piruz
quatre siècles plus tard, après la chute de l’Empire ottoman (1918). Le Kurdistan se vit mor-
celé entre quatre États : Irak, Iran, Turquie et Syrie.
(1) William L. Eagleton, La République kurde de 1946, Édi-
tions Complexe, Bruxelles, 1987.
2 Résurgences
Emilien Urbano ///// Portrait du leader historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)
emprisonné depuis 1999, M. Abdullah Öcalan, Nousseïbine, Turquie, frontière Turquie-Syrie, 2016
et résistances
À partir des années 1980, la question kurde se duplique en deux
conflits majeurs. Le premier, en Irak, n’est que la continuation
de décennies faites d’alternance entre répression armée et tentatives
de règlement pacifique. Le second, en Turquie, signe l’avènement
d’un nouvel acteur décidé à arracher par les armes des concessions
à Ankara : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
A
PAR CHRISTIANE MORE * u milieu des années 1980, les Kurdes Le 12 septembre 1980, les militaires s’em-
de Turquie, officiellement appelés parent du pouvoir à Ankara. Objectif
« Turcs des montagnes », n’ont qu’un déclaré : la mise au pas des organisations de
seul droit, celui d’être turcs. Depuis la fonda- gauche et d’extrême gauche, l’extirpation du
tion de la Turquie moderne (1923), ils n’habi- terrorisme et la répression de l’agitation
tent pas un « Kurdistan » mais des « régions kurde menée par des « réfractaires ». Les
de l’Est ». Pour eux, le choix organisations kurdes sont démantelées par
Persuadés qu’il n’y a rien à attendre
est simple : assimilation ou les arrestations massives et l’exil. Cette
du pouvoir turc, les partis kurdes répression. « Il existe déjà adversité ne servira pourtant pas de cataly-
clandestins adoptent le même vingt-quatre États indépen- seur à l’union : en 1986, on ne compte pas
objectif : l’indépendance du Kurdistan dants sur le territoire de l’an- moins de dix partis kurdes. Deux d’entre eux
cien Empire ottoman, nous émergent nettement : le Parti socialiste du
n’en voulons pas un vingt-cinquième », a-t-on Kurdistan de Turquie (TSKP) et le Parti des
alors coutume de dire à Ankara pour justifier travailleurs du Kurdistan (PKK). Seul le PKK
une telle fermeté. L’assimilation a failli réus- s’est réorganisé pour mener une lutte armée
sir. De nombreux Kurdes ont désappris, en parallèlement à l’activisme politique.
ville ou dans les pensionnats de campagne
gérés par l’armée, l’usage de leur langue Attaque de deux petites villes
maternelle. Pourtant, cette négation de Il envoie des combattants s’entraîner au
l’identité de dix millions de personnes, pour Liban dans les camps de l’Organisation de
la plupart maintenues dans un état de sous- libération de la Palestine (OLP). En 1982,
développement économique et culturel, n’a après l’invasion du pays du Cèdre par l’armée
pas empêché un réveil progressif du mouve- israélienne et le départ de l’OLP, les militants
du PKK rentrent au Kurdistan turc après
avoir transité par la Syrie. Le PKK, qui veut
Bibliographie faire du Kurdistan turc le « fer de lance des
BERNARD DORIN, Les Kurdes, destin héroïque, ROBERT W. OLSON, The Goat and the Butcher. mouvements de libération du Proche-Orient »,
destin tragique, Éditions Lignes de repères, Nationalism and State Formation in Kurdistan-Iraq
Paris, 2005. Since the Iraqi War, Mazda Publishers, Costa Mesa, gardera un camp d’entraînement dans la
Californie, 2005.
Dans ce recueil d’entretiens menés Bekaa libanaise jusqu’en 1998.
avec le journaliste Julien Nessi, le diplomate Paru deux ans après l’invasion américaine
Bernard Dorin, grand défenseur de la cause de l’Irak, qui aura « conforté le nationalisme Le 15 août 1984, dans le Sud-Est turc placé
kurde décédé en février 2019, retrace kurde » et contribué à la « stabilisation sous loi martiale, où stationnent les deux tiers
notamment l’histoire et les fondements d’un Kurdistan-Irak », cet ouvrage examine
l’évolution des relations entre Ankara de l’armée d’Ankara, le PKK annonce la créa-
de l’identité kurde et s’interroge sur
les défis auxquels doit faire face ce « peuple et Erbil au cours de cette période charnière. tion d’une organisation militaire : l’Unité de
sans État ». libération du Kurdistan (HRK), qui se donne
OLIVIER TOURON, Amazone. Farachine, rebelle
OLIVIER GROJEAN, La Révolution kurde. Le PKK et la kurde, Michel Lafon, Paris, 2009. pour tâche de mener la lutte armée pour libé-
fabrique d’une utopie, La Découverte, Paris, 2017. Née en Turquie puis installée en France,
rer le Kurdistan du «colonialisme fasciste»,
Maître de conférences en science politique Farachine a décidé à l’âge de 17 ans
à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, de retourner en Anatolie pour prendre les désignant par ces termes le pouvoir turc et les
l’auteur analyse l’évolution idéologique armes aux côtés du PKK. Le photojournaliste féodaux kurdes. Doté d’un bras armé, le PKK
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Olivier Touron l’a suivie dans son quotidien
passé du marxisme-léninisme de ses débuts de combattante au cœur du maquis kurde. déclenche la guérilla en attaquant deux petites
au confédéralisme démocratique, cher Il brosse le portrait d’une adolescente villes, Eruh et Shemzinan. Malgré les déporta-
au penseur libertaire Murray Bookchin, dans engagée corps et âme pour la cause
de son peuple. tions, les rafles, les tortures, les condamnations
les années 2000.
*Journaliste.
MAGNUM PHOTOS
à mort qui suivent, le parti de M. Abdullah Öca- cette guérilla est que la presse turque, pour la Nikos Economopoulos /////
Combattants du PKK
lan multiplie les attaques contre l’armée, la dénoncer, emploie le mot « kurde », banni du
dans un camp d’entraînement
police, les alliés kurdes du gouvernement d’An- langage officiel depuis 1924. dans la Bekaa libanaise
kara et les aghas (grands propriétaires ter- Dans le même temps, l’émergence du PKK sous contrôle syrien, 1991
riens). Une autre de ses cibles est constituée par oblige Ankara à repenser ses alliances. Avant-
les «protecteurs de villages», des milices poste de l’Organisation du traité de l’Atlan-
kurdes créées par Ankara le 26 juin 1985 en tique nord (OTAN) en Méditerranée orientale,
riposte aux attaques d’août 1984. base d’accueil des forces d’intervention
Le 21 mars 1985, jour de la fête du Nouvel rapide américaines et débou-
An kurde, le PKK annonce la création du ché important pour les deux La seule victoire de la guérilla est
Front de libération nationale du Kurdistan belligérants de la première que la presse turque, pour la dénoncer,
(ERNK), une initiative destinée à rassembler guerre du Golfe (Irak et Iran), emploie le mot « kurde », banni
mais qui ne rencontre pas le succès, de nom- la Turquie dispose alors de du langage officiel depuis 1924
breux partis kurdes jugeant la lutte armée l’armée la plus efficace de la
prématurée, certains qualifiant même le PKK région. S’érigeant en gendarme du mouve-
d’« agent provocateur ». Sur le plan régional, ment national kurde, elle se donne les
le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) ira- moyens de lui imposer la Pax turca. En octo-
kien, lui-même allié tactique du PKK auquel bre 1984, un accord est signé entre l’Irak et la
il donnait asile dans ses bases, finit par lui Turquie, autorisant les armées des deux pays
refuser l’hospitalité à partir de l’été 1985. Les à pénétrer de cinq kilomètres dans le terri-
autorités turques se seraient entendues avec toire de l’autre à la poursuite des saboteurs,
M. Massoud Barzani, le chef du PDK, pour éta- pour une durée limitée de trois jours. Et
blir une ceinture frontalière et paralyser le Ankara affirme se réserver le droit d’en faire
PKK. Après plusieurs mois d’affrontements autant contre les troupes du PKK qui vien-
sanglants, la seule victoire indiscutable de draient à se réfugier en Syrie ou en Iran. n
L
PAR KENDAL NEZAN e 16 mars 1988, au beau milieu d’une
matinée printanière, des bombardiers
irakiens font irruption dans le ciel de
Halabja, une ville de soixante mille habitants
située à l’extrémité sud du Kurdistan irakien,
à quelques kilomètres de la frontière ira-
nienne. La veille, la ville était tombée dans les
mains des peshmergas de l’Union patriotique
du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, soute-
nus par des gardiens de la révolution ira-
niens. Une alliance caractéristique de la
guerre irano-irakienne (1980-1988) où les
partis kurdes irakiens furent souvent les
alliés de circonstance de Téhéran.
Habitués aux offensives et contre-offen-
sives se succédant dans ce conflit ravageant
la région depuis huit ans, les
Les images du massacre de civils habitants croient d’abord
kurdes à Halabja, le 16 mars 1988, font qu’il s’agit d’une opération
le tour du monde grâce à des de représailles classique.
correspondants de presse iraniens Ceux qui en ont le temps se
réfugient dans des abris de
fortune. Les autres sont surpris par des
bombes chimiques que des appareils ira-
kiens déversent, vague après vague. Une
odeur nauséabonde de pomme pourrie
envahit Halabja. À la tombée de la nuit, les
MAGNUM PHOTOS
ayant eu lieu, quant à eux, juste avant l’adop- commandement de la révolution (CCR), l’in- Thomas Dworzak ///// Quatorze ans après
les tueries à l’arme chimique, la région
tion de ce texte. vestissait des pleins pouvoirs pour mettre en
de Halabja connaît de nouveaux
Cette fois, c’est contre sa propre population œuvre la solution finale au problème kurde, affrontements entre forces kurdes et
qu’un État use de gaz de combat… À vrai dire, que ni la politique d’arabisation intensive, ni groupes djihadistes, Irak, 2002
l’Irak a eu recours aux armes chimiques les déplacements de population, ni les exécu-
contre les Kurdes dès le 15 avril 1987, deux tions des « meneurs », ni une guerre qui
semaines après la nomination d’un cousin de durait par intermittence depuis 1961
Saddam Hussein, Ali Hassan Al-Majid, n’avaient pu résoudre.
comme chef du comité des affaires du Nord, Investi du pouvoir de vie et de mort, le pro-
c’est-à-dire du Kurdistan. Le décret n 160 du
o consul irakien décida d’évacuer et de
29 mars 1987, promulgué par le Conseil de détruire tous les villages, de regrouper ☛
Les intellectuels turcs et la «sale guerre » daire du régime de Saddam Hussein contre
les Kurdes.
E n octobre 1994, le romancier Yaşar Kemal (1923-2015) organise en compagnie d’une Une « zone interdite » sans vie
vingtaine d’écrivains, de journalistes et d’hommes de loi une conférence de presse. Il On apprend ainsi que, le 26 mai 1987, Ali
s’insurge contre l’application de la loi sur la « lutte contre le terrorisme » et réclame une Hassan Al-Majid réunit les responsables du
véritable liberté d’expression. Au début de 1995, un premier ouvrage, La Liberté de pensée parti Baas et leur déclara : « Dès que nous
aurons terminé les déportations, nous com-
et la Turquie (1), paraît aux éditions Can, dont le directeur de l’époque, l’écrivain et éditeur
mencerons à les attaquer [les pershmergas]
Erdal Öz (1935-2006), participe depuis plusieurs années aux mouvements démocratiques.
de partout. (…) Nous les encerclerons alors en
Les noms les plus prestigieux de la littérature turque y figurent : Yaşar Kemal, bien sûr,
petites poches et les attaquerons avec des
Aziz Nesin (1915-1995), Tahsin Yücel (1933-2016), Leylâ Erbil (1931-2013), Orhan Pamuk, mais
armes chimiques. Je ne les attaquerai pas avec
aussi le président du Pen Club turc et celui du syndicat des journalistes. Le recueil de textes
des armes chimiques juste un jour, je conti-
consacrés à la « sale guerre » en Anatolie du Sud-Est, aux violations des droits humains et
nuerai de les attaquer pendant quinze jours.
aux possibilités d’ouverture démocratique est rapidement interdit par le tribunal de sûreté
(…) J’ai dit aux camarades-experts que j’ai
de l’État. Ses auteurs sont poursuivis, mais il circule de manière clandestine et connaît
besoin de groupes de guérillas en Europe pour
même l’honneur d’une édition pirate.
tuer tous ceux [les opposants kurdes] qu’ils
En mai 1995, une suite lui est donnée : les auteurs sont en partie différents, mais Yaşar peuvent. Je le ferai, avec l’aide de Dieu. Je les
Kemal (entre-temps engagé dans de longues poursuites en raison d’un article jugé diffa- vaincrai et les poursuivrai en Iran. Je deman-
matoire publié dans le Spiegel et dans Index on Censorship) y publie son plaidoyer devant derai alors aux Moudjahidins [du peuple ira-
la cour du 5 mai 1995. Accusé alors de séparatisme, il sait trouver les mots justes : « N’ou- nien] (1) de les attaquer là-bas (2). »
blions pas que l’honneur des habitants d’un pays est au moins aussi sacré que la terre de Le 3 juin 1987, le proconsul signe sa direc-
ce pays.» Figurent dans ce livre qui, contrairement au premier, ne sera pas interdit d’im- tive personnelle no 28/3650 : celle-ci déclare
portantes contributions au combat contre la fuite en avant du gouvernement dans la ges- « zone interdite » un territoire couvrant plus
tion de la question kurde : le poète Özdemir İnce ainsi que la grande romancière contem- de mille villages kurdes d’où toute vie
poraine Adalet Ağaoğlu mais aussi des intellectuels comme Mehmed Uzun (1953-2007), humaine ou animale doit être éliminée.
tous capables d’expliquer sans haine l’apport kurde à la société turque (2). Selon cette instruction, « toute circulation de
Timour Muhidine nourriture, de personnes ou de machines vers
des villages prohibés pour des raisons de
(1) Düsünce Ozgürlügü ve Türkiye, Can Yay, Istanbul, 1995. sécurité est totalement interdite (…). Concer-
(2) Yine Düsünce Ozgürlügü, Yine Türkiye (« De nouveau la liberté de pensée, de nouveau la Turquie »), Can Yay, 1995.
nant les moissons, elles doivent être termi-
nées avant le 15 juillet et, à partir de cette
MAGNUM PHOTOS
année, l’agriculture ne sera plus autorisée à l’élevage, restèrent à l’abandon tandis que Susan Meiselas ///// Une veuve
devant une fosse commune
dans cette région (…). Les forces armées doi- 1,5 million de paysans kurdes avaient transité
découverte à Koreme,
vent tuer tout être humain ou animal présent dans des camps d’internement. Kurdistan irakien, juin 1992
dans ces zones ». En juillet 1988, l’armée dynamita et rasa
Munies de ce blanc-seing, les forces ira- complètement la ville de Halabja, que les
kiennes se lancèrent dans un assaut qui Kurdes considèrent comme un haut lieu de
atteint son apogée avec les opérations culture. La cité a même acquis une certaine
« Anfal » (du nom d’un verset du Coran auto- notoriété dans le monde
risant la constitution d’un butin et le pillage anglo-saxon, grâce à la fasci- Une vingtaine de bourgades et de villes
des biens des infidèles), entre février et sep- nation qu’exerçait sur les ainsi que 90 % des villages furent
tembre 1988. La dernière de ces opérations fut Britanniques la souveraine rayés de la carte, tandis que les
lancée le 25 août, quelques jours après le ces- qui y régna au début du siè- campagnes étaient truffées de mines
sez-le-feu entre l’Irak et l’Iran, qui mit fin à la cle, Adela Khanum (1847-
guerre. Seize divisions et un bataillon d’armes 1924), protectrice des arts. À cette Médicis en
chimiques, soit au total 200 000 hommes terre d’islam, surnommée « Lady Adela »,
soutenus par l’aviation, menèrent une « cam- Londres, devenue puissance mandataire
pagne de nettoyage final » dans la province après la Grande Guerre, avait décerné le titre
kurde du Bahdinan, qui longe la frontière de Khan Bahadur – « la princesse des
turque. Cette opération provoqua l’exode vers Braves ». Réputés, depuis Xénophon, pour
la Turquie de près de 100 000 civils. Derrière leur habileté dans le maniement des ☛
eux, 90 % des villages kurdes avaient été
rayés de la carte, ainsi qu’une vingtaine de (1) Organisation de l’opposition iranienne basée en Irak et
aidée par le gouvernement de Bagdad.
bourgades et de villes. Les campagnes, truf-
fées d’environ 15 millions de mines afin de (2) La transcription de la cassette de cette réunion est
publiée dans Genocide in Iraq : The Anfal Campaign Against
rendre les terres impropres à l’agriculture et the Kurds, Human Rights Watch, New York, 1993.
Abonnez-vous à Manière
M de voir
... et contribuez à l’indépendan
nce du Monde diplomatique
1 an - 6 numéros pour 39 €
1 an - 6 numéros + 1 an d’accès au
a Monde diplomatique
en version numérique pour 64 €
Coordonnées : RMV20BA169
À renvoyer, accompagné de votre
M. Mme
règleement par chèque à l’ordre
Nom ...................................................................... du Monde
M diplomatique SA,
TA G N E 7,9 5 £ • G R È C E 8,9 0 € •
0 0 X P F • T U N I S I E 1 1 ,9 0 D T
à l’a
adresse suivante :
V
Prénom ...................................................................... M
MAN ` RE DDEE
IER
E
ERE OI
OIR
€ • S U I SS E 1 3,8 0 C H F • TO M 1 7
T S - U N I S 1 3, 5 0 $ U S • G R A N D E B R E
Mannière de Voir
Adresse .................................................................
Serv
vice abonnements
............................................................................... LE PEUPLE DES
2 ,7 5 $ C AN • E S PA G N E 8,9 0 € • É TA
9 0 € • P O R T U G A L C O N T. 8 , 9 0
A24
400 62066 Arras cédex 9
Code postal RONDS-POINTS
« Gilets jaunes »
Ville .................................................................. Po
our tout autre moyen de paiement, et autres soulèvements
rendez-vous sur notre site :
C
Courriel
i l .................................................................
(indispensable pour l’accès numérique)
www
w.monde-diplomatique.fr/abom mdv
o téléphonez au 03-21-13-04-32
ou 2
J’accepte de recevoir des offres du Monde diplomatiquee : Oui Non
J’accepte de recevoir des offres des partenaires du Monde diplomatiquee : Oui Non (du lundi au vendredi, de 9 heures à 18 heures)
Offre réservée à la France métropolitaine, valable jusqu’au 31/12/2019 ; pour l'étranger, merci de nous consulter. En retournannt ce formulaire, vous acceptez que Le Monde diplomatique, responsable dee traitement, VIER 2020
NE
utilise vos données pour les besoins de votre commande, de la relation client et d’actions commerciales. Pour connaître lees modalités de traitement de vos données ainsi que vos droits (accès, rectification,
r
effacement, opposition, portabilité, limitation des traitements, sort des données après décès), consultez notre politique de confidentialité à l’adresse www.monde-diplomatique.fr//diplo/rgpd
ou écrivez à notre délégué à la protection des données : dpo@monde-diplomatique.fr. Le Monde diplomatique SA – RCS Paris B4000 064 291
Enlisement
turc au
Kurdistan
L’invasion américaine de l’Irak en 2003 et la chute du régime
baasiste créent un vide dans le nord du pays, ce qui permet au
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’y renforcer ses
bases arrière. Confrontée à une guérilla en Anatolie orientale
qui mobilise une bonne partie de ses forces, l’armée turque
décide de s’installer sur le sol irakien.
E
n 1997, la guerre dans le sud-est de l’Anatolie, qui
dure depuis près de quinze ans, pompe une partie
des ressources de la Turquie. Elle mobilise entre
200 000 et 300 000 hommes, soit près de la moitié de
l’armée. Elle ravive les craintes de « dépeçage » du pays.
Si, à la fin des années 1980, sous l’impulsion du président
Turgut Özal [1989-1993], un débat s’était engagé en Tur-
quie sur la « question kurde », on est revenu désormais à
une stratégie traditionnelle : répression et développe-
ment économique.
Pour M. Mesut Yilmaz, le premier ministre [1997-1999],
« le problème est alimenté par les conditions économiques
et sociales dans le Sud-Est : nous avons lancé le plus grand démocratique du Kurdistan (PDK) de Moustapha Barzani
projet de développement régional, le Projet anatolien du et de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal
Sud-Est (GAP), avec trente-cinq barrages et centrales Talabani. Depuis l’été 1996, les combats fratricides
hydroélectriques. D’autre part, mon gouvernement a entre les deux formations ont amené l’effondrement de
annoncé des mesures pour encourager les investisse- toute autorité, ce qui a favorisé les ingérences étrangères
ments : distribution gratuite des terres aux investisseurs, – notamment celles de Téhéran et d’Ankara –, et le ren-
exemption d’impôts pour dix ans, électricité à moitié forcement des « bases arrière » du Parti des travailleurs
prix, etc. ». Mais n’y a-t-il pas une dimension culturelle ou du Kurdistan (PKK).
nationale à la révolte des Kurdes ? « Les revendications
culturelles ou nationales sont manipulées », rétorque-t-il. Deux grandes offensives dans le nord du pays
Pourtant, malgré les réels succès remportés dans la La Turquie paie, en fait, la politique américaine de remise
« lutte contre le terrorisme », plus personne à Ankara ne en cause de l’intégrité territoriale de l’Irak, qui crée un
prédit une fin rapide du conflit. Car les combats se sont abcès de fixation permanent à ses confins. « Nous sommes
désormais transportés dans le nord de l’Irak où, après la devant un dilemme insoluble, reconnaît un diplomate
guerre du Golfe (1991), la coalition des forces hostiles au turc. Si le PDK et l’UPK s’entendent, ils risquent de créer
président Saddam Hussein a encouragé la création, sous une entité kurde, ce qui est inacceptable pour nous. S’ils se
sa protection, d’une administration kurde autour du Parti déchirent, comme c’est le cas en ce moment, les combats
permettent au PKK de renforcer sa présence dans la zone.
* Directeur du journal en ligne Orient XXI. Nous souhaiterions le retour de Bagdad dans la région,
mais les États-Unis y sont totalement opposés. » Pourtant, d’une frontière qui ne sépare plus les deux pays. Les «villes-
depuis le mois d’octobre [1997], les deux partis kurdes villages », dont les autorités annoncent la création et qui
négocient avec le président Saddam Hussein… permettraient de regrouper les Kurdes déplacés, rappellent
Reste la fuite en avant. En cette année 1997, l’armée de manière sinistre les « hameaux stratégiques» créés par
turque a lancé deux grandes offensives dans le Kurdistan les États-Unis durant leur guerre contre le Vietnam.
d’Irak (on en compte plusieurs dizaines depuis 1984) Pour les responsables kurdes, même pour ceux du PDK
impliquant des dizaines de milliers de soldats – la pre- alliés à la Turquie, comme pour les dirigeants syriens,
mière en mai, la seconde est en cours depuis le mois de Ankara n’a pas renoncé à ses ambitions sur la riche pro-
septembre. Ses forces ont même participé aux combats vince pétrolière de Mossoul et de Kirkouk. Certaines
contre l’UPK et se sont engagées profondément, jusqu’au déclarations, notamment de l’ancien président Turgut
sud d’Erbil, c’est-à-dire à plus de 200 kilomètres de la fron- Özal, ont pu donner corps à ces craintes. La présence de
tière. Surtout, depuis l’été dernier, l’état-major a décidé de plusieurs centaines de milliers de Turcomans, dont les
maintenir de manière permanente des contingents sur milices, aidées par la Turquie, servent parfois de forces
place. L’un d’entre eux contrôle, aux confins de la Turquie, tampons entre les protagonistes kurdes, aussi. Quoi qu’il
la frontière syro-irakienne, du côté… irakien. en soit, le vide dans le Kurdistan attire inexorablement la
Le 22 octobre 1997, le quotidien turc Hürriyet, citant des Turquie dans le bourbier irakien. Au risque de dégrader
sources officielles, révélait que huit mille soldats turcs res- encore ses relations avec les pays arabes en général, et
teraient à l’intérieur de l’Irak dans une zone tampon d’une avec la Syrie en particulier, qui s’inquiète d’un éventuel
profondeur de 15 kilomètres, le long des 330 kilomètres démantèlement de l’Irak. n
E
PAR MICHEL VERRIER * n 2003, libéré de la tutelle de Bagdad ont trop de pouvoirs au sein du futur gouver-
depuis les lendemains de la guerre du nement, les chiites feront de même. La seule
Golfe en 1991, le Kurdistan irakien solution pour les Kurdes serait d’avoir leur
avait vécu de loin l’invasion de l’Irak par les propre pays. »
forces américaines et leurs alliés. Ainsi,
d’avril à décembre, le voyageur pouvait-il se Mossoul fait figure de test
rendre de la frontière iranienne à la frontière Dès la défaite de l’armée irakienne au prin-
turque, en passant par Sou- temps 2003, une pétition signée massive-
« Les Arabes sont dangereux pour les
leimaniyé et Erbil, sans croi- ment revendiquait un référendum pour le
autres (…). La seule solution pour les ser pratiquement un GI. On droit des Kurdes à l’autodétermination. Mais
Kurdes serait d’avoir leur propre ne rencontrait les premières le réalisme politique prôné par les chefs
pays. » M. Khalid H. Ghareeb, libraire patrouilles qu’à Kirkouk ou kurdes Jalal Talabani et Massoud Barzani
Mossoul, les deux grandes gardait encore ses partisans à la fin de l’an-
villes du nord de l’Irak, libérées les 10 et née. « Aucun de nos voisins ne tolérerait
11 avril 2003 par les peshmergas. « La guerre aujourd’hui un Kurdistan irakien indépen-
contre le régime de Saddam Hussein a profité dant, expliquait M. Rezza Ahmed, un mar-
aux Kurdes. Nous avons échappé à la politique chand de bonbons à la carrure d’athlète. Nous
d’élimination du Baas et nous ne connaîtrons nous retrouverions coincés dans nos mon-
jamais pire », nous assurait, quelques mois tagnes. Un Irak unifié et démocratique serait
plus tard, M. Salah Ismaïl, marchand de pro- la meilleure des choses, pour le moment. »
duits ménagers sur le marché animé de Treize ans plus tard, les événements allaient
Chamchamal, une bourgade située à mi-che- donner raison à cet interlocuteur. Organisé le
min entre Kirkouk et Souleimaniyé. 25 septembre 2017, un référendum pour l’in-
Dans cette ville, capitale de la région dépendance recueillera certes près de 93 %
contrôlée par l’Union patriotique du Kurdis- des suffrages. Mais en vain, le pouvoir central
tan (UPK) de Jalal Talabani, la chute de Sad- de Bagdad, la majorité des grandes puis-
dam Hussein ravivait le nationalisme kurde. sances ainsi que les pays de la région, excep-
On y affirmait naturellement se sentir « plus tion faite d’Israël, s’opposant fermement à
proche d’un Kurde de Turquie ou d’Iran que cette perspective et mettant en demeure,
avec succès, le Gouvernement régional du
Kurdistan (GRK), mis en place en 2005, d’y
Peshmergas renoncer. Ce n’était là qu’une conséquence de
la difficile cohabitation des communautés
après le changement de régime.
E n sorani (dialecte kurde très employé dans le nord de l’Irak), le terme « peshmerga »
signifie littéralement « celui qui affronte la mort ». Depuis les années 1960, l’expression
désigne les combattants kurdes d’Irak qui ont mené la résistance contre le pouvoir irakien,
Dans l’immédiat de l’après-Saddam Hus-
sein, Mossoul, la grosse ville du Nord proche
de la Syrie et de la Turquie, fit figure de test
jusqu’à la chute de Saddam Hussein (2003). Constituant l’armée régulière du Gouvernement pour mesurer la disponibilité des Kurdes et
régional du Kurdistan (GRK), ils étaient encore 350 000 enregistrés par les autorités d’Erbil des Arabes à reconstruire l’Irak de concert. La
en 2014. Par extension, le terme désigne aussi les combattants kurdes de Turquie retran- ville regroupait environ 40 % de Kurdes, 10 %
chés depuis le milieu des années 1980 dans les maquis du Parti des travailleurs du Kurdis- de Turcomans et 50 % d’Arabes. La majorité
tan (PKK), dans le nord de l’Irak.
* Journaliste.
des cadres militaires de l’ancienne armée ira- ville. Arabe sunnite, enseignant, il avait par- Ako Goran ///// « Les Villes invisibles », collage,
Nuremberg, Allemagne, 2005-2017
kienne en étaient originaires ; l’ancien régime ticipé au début des années 1950 à la fonda-
y avait de profondes racines, politiques et cla- tion du Baas, mais face à la montée en puis-
niques. M. Omar Azzo, Kurde, professeur sance de Saddam Hussein et de son clan, il Ghanem Al-Basso, dignitaire du Baas
d’anglais, membre de l’UPK et tout juste de décida de rejoindre le Baas prosyrien, rival et jusqu’en 1993. Revenu au pays, il s’entoura
retour dans sa ville natale, qu’il avait dû fuir ennemi juré de la branche irakienne avec au d’une part importante de l’ex-administration
en 2000, nous confiait que les Kurdes étaient bout, en 1969, la prison et la torture qui lui fit baasiste, ce qui inquiéta les Kurdes et les
susceptibles de dépasser les rancœurs du perdre ses dents. « L’existence des Kurdes, les autres communautés. La convergence entre
passé. « Les Arabes de la ville nous différences ethniques dans le pays les réseaux baasistes et des mouvements isla-
À Kirkouk, on
ont vraiment beaucoup maltrai- n’hypothèquent pas l’unité de l’Irak. mistes armés aggrava les tensions provoquées
tés », rappelait-il avant de préciser retrouve les mêmes C’est la direction du parti Baas qui par les premiers attentats contre l’occupant.
qu’eux aussi avaient été persécutés frictions qu’à a créé le problème en tournant sa Début novembre 2003, des attaques visant
à leur tour par l’ancien régime. Mossoul entre violence contre les peuples. » des hélicoptères américains déclenchèrent
« Certains se sont réfugiés au Kur- Kurdes et Arabes et Nombre de nos interlocuteurs une riposte décuplée des forces d’occupation,
distan. Nous les avons aidés humai- d’autres minorités, nous assuraient alors ne « pas vou- censée intimider la guérilla. En fait, l’opéra-
nement et financièrement. Cette loir l’indépendance du Kurdistan » tion « Iron Hammer » (« Marteau d’acier ») ne
mais aussi entre
entraide rend possible l’alliance et affirmaient vouloir faire partie fit qu’exaspérer la population, notamment
sunnites et chiites
entre Arabes et Kurdes. » Même d’un Irak unifié qui ne tienne arabe. « Les Américains fouillent les maisons,
avis chez M. Kairy Hassan, la soixantaine, aucun compte des différences entre Kurdes, violent notre intimité, volent de l’argent, des
visage rond, cheveux rares et bouche édentée, Arabes, Turcomans. Mais les forces d’occu- bijoux, résumait Arif, un Arabe sunnite. Cette
président du Parti du bien-être, un des nom- pation de la région – la 101e division aéropor- guerre n’était pas une bonne chose. Le seul
breux partis arabes qui participaient – avec tée – ne favorisèrent pas cette dynamique. Le aspect positif, c’est que Saddam est parti. »
les partis kurdes, turcomans et chrétiens major-général David H. Petraeus confia le Le 1er janvier 2004, le major-général
assyriens – à la renaissance politique de la poste de gouverneur à l’ancien général Petraeus annonçait la reddition d’une ☛
➤
nome, avec Kirkouk pour capitale. » Un vœu
à moitié exaucé. Avec la Constitution
de 2005, le Kurdistan verra son autonomie
consacrée par les textes, mais pas question
pour Bagdad d’abandonner le contrôle de
Kirkouk. À défaut, c’est la ville d’Erbil qui est
désormais la capitale des Kurdes d’Irak.
Michel Verrier
P
PAR AKRAM BELKAÏD our nombre de Kurdes d’Irak, mais
aussi des autres pays de la région, c’est
peut-être l’un des plus sombres épi-
sodes d’une histoire pourtant riche en mal-
heurs et déceptions. En 1994, alors que le Kur-
distan irakien autonome est coadministré par
le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de
M. Massoud Barzani et l’Union patriotique du
Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani – ils ont
même formé un « gouvernement » non
reconnu par la communauté internationale –,
une guerre civile éclate entre les deux camps,
qui durera jusqu’en 1998. Le point de départ
de ce conflit où «le frère tue le
Entre les deux piliers du combat kurde frère» (brakuzhi en kurde) est
en Irak, il y a un lourd passif une sordide dispute entre
que la mise en place d’un Parlement PDK et UPK sur le partage des
autonome n’a pas réussi à apurer revenus pétroliers et des taxes
douanières levées aux postes-
frontières avec la Turquie voisine. À l’époque,
l’Irak est sous embargo des Nations unies et la
contrebande est florissante. La taxation de ce
commerce illégal qui permet l’afflux de pro-
duits turcs, notamment alimentaires, sur un
marché irakien confronté aux pénuries, offre
une manne importante aux partis kurdes, cha-
cun souhaitant augmenter sa part de revenus.
Les affrontements entre PDK et UPK sont
violents, même s’ils sont entrecoupés de
phases plus ou moins tranquilles où les trac-
tations entre les deux factions ainsi que les
missions de bons offices imposent de fragiles
cessez-le-feu. En réalité, la dispute douanière
n’est qu’un prétexte. Entre les deux piliers du En 1996, Erbil, la capitale du Kurdistan, est
combat kurde en Irak, il y a un lourd passif que sous le contrôle de l’UPK, qui peut compter sur
la mise en place d’un Parlement kurde auto- le soutien logistique et militaire du Parti des
nome n’a pas réussi à apurer (lors des élections travailleurs du Kurdistan (PKK), actif en Tur-
législatives de 1992, le PDK a remporté 51 des quie et possédant des bases de repli dans le
105 sièges, contre 49 pour l’UPK et 5 pour la Nord irakien, ainsi que de la République isla-
minorité kurde chrétienne). Aucune des deux mique d’Iran. De son côté, le PDK, qui veut à
principales formations n’a la capacité de tout prix reprendre la ville, bénéficie de l’aide
dominer l’autre, ce qui ouvre la voie à des ingé- de la Turquie (ennemie du PKK) mais aussi de
rences externes qui exacerbent les tensions. sa branche iranienne, le PDKI, lequel, de son
côté, combat Téhéran, l’allié de l’UPK. C’est peu de Bagdad et de M. Barzani. Mais personne Christophe Petit-Tesson ///// Affiche représentant
Jalal Talabani (à gauche), alors président de la
ou prou un schéma comparable qui existait n’est dupe, le PDK a besoin d’un allié puissant. République, et M. Massoud Barzani, président
lors de la guerre Irak-Iran (1980-1988). Les colonnes de l’armée irakienne – l’aviation, de la région autonome (jusqu’en 2017), lors d’un
Pour arriver à ses fins, le PDK fait appel au elle, n’a pas le droit de survoler le Kurdistan match de football entre l’Irak et la Palestine,
Erbil, Irak, Kurdistan, 2009
régime de Saddam Hussein. Officiellement, en vertu de la résolution 688 des Nations
cette alliance contre-nature, quelques années unies (avril 1991) – jouent ainsi un rôle décisif
à peine après le gazage de populations kurdes dans la reprise d’Erbil par les troupes de
d’Irak (lire l’article de Kendal Nezan page 36), M. Barzani, le 31 août 1996. De son côté, la
est censée mettre fin aux « ingérences ira- Turquie en profitera pour envahir le nord de
niennes», pour reprendre le vocable commun l’Irak afin de détruire les bases arrière du ☛
M ehmed Uzun est né dans une petite ville du Sud-Est anatolien : un lieu qui fut pour férends et règle les questions en suspens de
lui celui de tous les apprentissages. La plupart des gens, là-bas, parlent la langue l’accord de Washington ». De nouveau unifiés,
kurde, restée vivante et créatrice par la grâce des conteurs populaires et par les vertus du les peshmergas sont prêts à rejoindre l’al-
livre – car les sources écrites ne lui manquent pas. Le grand poète Mela Djezir (1570-1640) liance militaire mise en place par les États-
est lui aussi de cette région ; et les épopées de jadis, et mille fables, élégies et chansons, Unis pour renverser Saddam Hussein…
y sont encore sur toutes les lèvres. (…) On dira que Mehmed Uzun est un écrivain qui a eu
de la chance : il s’est approprié encore enfant deux langues [kurde et turque] irriguées par De nombreuses disparitions
la plus riche sève populaire, fécondes l’une et l’autre en merveilleux fruits dans le champ Les blessures infligées au peuple kurde par
de l’écriture comme dans celui de l’oralité. Autre aubaine : ayant choisi de s’installer en cette guerre civile ne se refermeront pas
pour autant. L’implacable affrontement
Occident, il lui a été donné de s’initier, en Suède surtout, à une culture radicalement autre.
entre le PDK et l’UPK a aussi provoqué la
Cette prise de distance l’a curieusement rapproché de ses racines. L’usage de la langue
disparition de près de quatre cents per-
kurde ayant été interdit en Turquie peu après l’avènement de la République, nombre de
sonnes. Peshmergas faits prisonniers par un
poètes et de romanciers kurdes se sont résolus à écrire et à publier en turc – certains d’en-
camp ou l’autre, opposants politiques à l’un
tre eux allant jusqu’à renier leur kurdité. C’est ainsi que des écrivains kurdes au cours de
des deux partis, adversaires du régime de
ce siècle ont fait le bonheur de leurs lecteurs dans une langue qui n’était pas la leur, les
Saddam Hussein réfugiés au Kurdistan et
lecteurs en question ignorant même, bien souvent, qu’ils avaient affaire en l’occurrence à
arrêtés lors de l’incursion de l’armée ira-
des créateurs d’origine kurde. Mehmed Uzun, en prenant le parti de l’exil, a évité ce malen-
kienne, les catégories dans lesquelles
tendu : une manière, si l’on veut, de s’en revenir chez soi par un chemin détourné.
entrent ces disparus sont aussi nombreuses
Loin de sa terre, mais tout près d’elle par l’écriture, Mehmed Uzun s’est donné cette mission, que les facettes du conflit. Vingt ans plus
plus malaisée qu’on n’imagine : devenir un romancier kurde ; et même à sa façon le premier tard, les deux formations nient toute respon-
vrai romancier kurde, dans la mesure où les fictions modernes publiées avant lui dans cette sabilité dans ces disparitions – ce qui ne les
langue se fixaient des ambitions plutôt modestes. (…) Mehmed connaît bien le passé et le empêche pas de verser des compensations
présent de sa langue, il n’ignore rien non plus du meilleur de la littérature turque, il s’est financières aux familles concernées. Désem-
ouvert enfin aux merveilles issues de bien des horizons lointains. Mais surtout il a tenu à se parées, ces dernières restent convaincues de
soumettre – et ce n’est jamais facile – à l’épreuve décisive : créer une modernité qui soit le l’existence de prisons secrètes où leurs
produit de l’intime transmutation d’une tradition. Et c’est par là qu’il donne, pour demain, proches seraient encore détenus. Quoi qu’il
toute sa chance à la langue kurde. Oui, La Poursuite de l’ombre est le livre d’un maître. en soit, les fantômes de ces disparus contri-
Yaşar Kemal buent à la rancœur de la population kurde à
l’égard de ses dirigeants, accusés d’avoir
(1) Éditions Phébus, Paris, 1999. Nouvelle édition aux Éditions Libretto, Paris, 2018. dévoyé sa cause.
Akram Belkaïd
Chris Kutschera ///// Contrôle militaire sur la route de Hakkari, Turquie, 1998
T
PAR OLIVIER PIOT raits tirés, chevelure blanchie par cupation qui surveillent chacun de nos gestes.
presque trente années d’isolement Allez jusqu’à la frontière irakienne, traversez
dans les prisons turques, M. Awat H., la nos villes et villages, et vous verrez si la Tur-
cinquantaine, reçoit dans sa petite boutique quie est un pays démocratique. »
de Diyarbakır. Aux murs de sa modeste « Garnizon », « Jandarma Komando »,
échoppe, aucun portrait d’Atatürk, pas un «Polis» : les frontons des forces turques jalon-
seul drapeau turc. Libéré en 2006, il est nent la route qui nous conduit vers Van, dans
revenu vivre dans la capitale historique de ce le nord des régions kurdes. A la suite des ten-
Kurdistan pour lequel il a commencé la lutte sions avec des combattants du PKK réfugiés
à l’université, à la fin des années 1970. C’est en Irak, l’effectif des soldats turcs installés
dans ce creuset contestataire qu’est né à dans le sud-est du pays a été porté à plusieurs
cette époque le Parti des travailleurs du Kur- centaines de milliers, et plus de cent mille ☛
MAGNUM PHOTOS
Emilien Urbano ///// Enfant kurde dans sa maison lors d’un bombardement la nuit par les forces de sécurité turques, Silvan, Turquie, 2015
A
PAR NICOLAS MONCEAU * vant Que les lumières ne s’éteignent pas traider afin de survivre dans ces conditions
(1996), jamais encore le conflit dans le extrêmes. L’observation de l’«autre» et le dia-
Sud-Est anatolien entre l’armée turque logue s’installent peu à peu, avant la descente
et les forces du Parti des travailleurs du Kur- au village et le retour aux réalités du conflit.
distan (PKK) n’avait été abordé de front par Volontairement didactique, le récit pèche
une œuvre cinématographique. Premier long parfois par simplisme. Au cours de leur
métrage du réalisateur turc Reis Çelik, le film errance, les personnages expriment et
traite pour la première fois de ce sujet «sensi- confrontent leurs divergences – le discours
ble » car la loi turque sur le cinéma, adoptée officiel de l’État turc d’un côté, les revendica-
tions des rebelles de l’autre –, au risque d’ap-
paraître comme des stéréotypes. Cette plu-
* Maître de conférences en science politique à l’université de
Bordeaux. ralité des points de vue et la nécessaire ☛
A
national à travers une œuvre qui dépasse lar-
u début des années 1960, l’échec de la République arabe unie (1958-1961), créée par
gement le cadre du cinéma. Film pionnier,
l’union de l’Égypte et de la Syrie (puis du Yémen), n’empêche pas le régime de Damas
Que les lumières ne s’éteignent pas a ouvert la
de se faire le chantre du nationalisme arabe. Il décide alors d’intensifier sa politique anti-
voie à d’autres œuvres abordant la question
kurde. Les partis politiques kurdes sont interdits, leurs chefs emprisonnés, et les autorités
de la guerre en Anatolie orientale, parmi les-
lancent, en 1962, la politique dite de « ceinture arabe ». Elle vise à vider le nord du pays de
quelles Voyage vers le soleil, de Yeşim
ses populations kurdes. Des centaines de milliers de familles se retrouvent ainsi privées
Ustaoğlu (1999), La Frontière (Sınır), de Yaşar
de la nationalité syrienne, tandis que des populations arabes venues du sud et de l’est de
Güner et Gürsel Ateş (1999), ainsi que La
la Syrie sont installées dans le nord du pays.
Terre, de Kâzım Öz (1999).
Nicolas Monceau
Emilien Urbano ///// Combattants kurdes ayant libéré la ville de Sinjar, Kurdistan, Irak, 2015
3 Espérances et
nouvelle donne
L’autonomie du Kurdistan irakien, l’ouverture de négociations
de paix entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)
ainsi que l’expérience de communalisme démocratique dans
le nord-est de la Syrie ouvrent de nouvelles perspectives aux Kurdes.
Mais l’émergence de l’Organisation de l’État islamique (OEI)
et les tensions entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK)
et le pouvoir irakien font renaître les logiques de guerre.
E
PAR VICKEN CHETERIAN * n 2013, les événements semblent enfin De plus, les tensions avec Bagdad avaient
sourire aux Kurdes. La sécurité et l’ar- contribué à unir les formations politiques
gent du pétrole ont transformé la pro- kurdes irakiennes longtemps divisées, mais
vince autonome du Kurdistan irakien en un elles ont aussi entraîné un rapprochement
havre de paix. Erbil, capitale de la région, est inattendu entre Erbil et Ankara. En 2003, la
alors une ville prospère en pleine expansion, Turquie s’était pourtant opposée à l’invasion
un endroit à la mode pour tout le Proche- de l’Irak : elle craignait que le renversement du
Orient où convergent hommes d’affaires et régime de Saddam Hussein ne conduise à la
touristes. « Pour la première fois des temps création d’un État kurde, ce qui aurait donné
modernes l’histoire donne leur chance aux des espoirs à l’importante population d’Anato-
Kurdes », se réjouissait alors lie orientale. Mais, dès la fin des années 2000,
Le statut des peshmergas, que Bagdad l’historien Jabar Kadir. les relations se sont améliorées de manière
veut contrôler directement, et la rente Dès 2005, la consécration spectaculaire.
pétrolière opposent le pouvoir du statut de région autonome
du Kurdistan par la nouvelle Bonnes relations avec Ankara
irakien et la province autonome kurde
Constitution irakienne sus- En 2013, avant que la région ne soit menacée
cita espérances et revendications chez les par la fulgurante expansion de l’Organisation
Kurdes des pays voisins. La formation d’une de l’État islamique (OEI), le commerce inter-
région autonome, avec son gouvernement national du Kurdistan passe essentiellement
régional (GRK), son Parlement et ses peshmer- par la Turquie, et des sociétés turques y inves-
gas officiellement reconnus, en firent le centre tissent massivement, comptant profiter du
de gravité de toute la politique kurde, et un pétrole de la région de Kirkouk, qui, malgré la
acteur important sur la scène politique régio- présence d’unités de l’armée nationale ira-
nale. Mais cela n’empêcha pas les tensions de kienne, se trouve de facto sous le contrôle des
perdurer avec le gouvernement central de autorités kurdes. D’abord très hostile au GRK,
Bagdad, notamment en raison du statut de la la Turquie, traditionnelle défenseuse de la
ville de Kirkouk où des problèmes existent, communauté turkmène d’Irak, se fait la
aujourd’hui encore, entre l’administration et championne de l’autonomie des Kurdes ira-
sa police – à dominante kurde – et les popula- kiens. Les relations entre Ankara et le Parti
démocratique du Kurdistan (PDK), l’un des
principaux partis de la région autonome, sont
alors au beau fixe, ce qui renforce d’autant le
Newroz poids du GRK dans la région.
À la même époque, les Kurdes de Syrie espè-
rent beaucoup de la bataille engagée, dès 2011,
B asé sur le calendrier persan et sur le premier jour du printemps (21 mars), le Newroz
(ou Norouz) est la fête du Nouvel An kurde. Célébré dans les quatre pays du Kurdistan,
mais aussi par les diasporas du monde entier, il est l’occasion de grandes festivités parmi
par une partie de la population contre le
régime de M. Bachar Al-Assad. Eux aussi ont
été maltraités par le régime baasiste, qui,
les communautés. En Iran, comme en Turquie, le Newroz donne lieu à d’immenses rassem-
acquis au nationalisme arabe, a refusé de
blements populaires et politiques. Régulièrement interdite, comme à Diyarbakır, au Kur-
reconnaître leur identité. Ils ont été margina-
distan turc, cette fête a souvent vu des dirigeants kurdes s’exprimer dans leur langue
lisés politiquement et économiquement ;
maternelle à la tribune, provoquant ainsi la réaction brutale des autorités centrales.
* Journaliste.
quelque cent mille d’entre eux se sont vu reti- de Syrie –, le Kurdistan syrien est resté en Mathias Depardon ///// Vue de Hasankeyf,
où vit une importante minorité kurde, Turquie, 1981
rer leur citoyenneté au début des années 1960, marge du soulèvement. En août 2011, lors de
et le pouvoir a amené des tribus arabes à la formation par l’opposition du Conseil natio-
s’installer dans les régions où ils vivaient. nal syrien (CNS), les Kurdes ont demandé une du Kurdistan (PKK), ont donc logiquement
Lorsqu’une révolte a éclaté à Deir Ez-Zor, reconnaissance solennelle de leurs souf- soupçonné cette opposition au régime d’Assad
en 2004, la répression fut féroce. Il était éga- frances passées et des engagements quant à d’être manipulée par Ankara.
lement interdit aux Kurdes de Syrie d’ensei- leur identité culturelle et à leur autonomie Cette retenue des Kurdes de Syrie a logique-
gner leur langue, alors que d’autres minorités politique. Le CNS y a vu une marque de chau- ment contribué à une sorte de pacte de non-
installées dans la même aire géographique, vinisme, et les a invités à se fondre dans le agression implicite entre eux et le pouvoir
comme les Arméniens ou les Assyro-Chal- mouvement révolutionnaire, en remettant à la central syrien. Les autorités de Damas ont
déens, jouissaient du droit d’ouvrir leurs pro- future Syrie démocratique la résolution des ainsi pris soin d’éviter l’ouverture d’un nou-
pres écoles privées. Autre interdiction, la célé- problèmes de ce type. De quoi refroidir les veau front dans le Nord-Est. En 2011, elles ont
bration publique du Newroz, le Nouvel An ardeurs contestatrices des Kurdes de Syrie même remis 300 000 documents de citoyen-
kurde. Les noms des villes et des villages déjà inquiets des ingérences turques. En effet, neté à des Kurdes. Elles ont fait aussi libérer
avaient été arabisés, et les manuels scolaires l’annonce de la création du CNS fut faite à nombre de prisonniers politiques. Ce qui, tou-
expurgés de toute référence à l’identité kurde. Istanbul, et l’Armée syrienne libre (ASL), l’une tefois, n’a pas mis un terme à la répression des
Pour autant, les régions kurdes de la Syrie des principales factions luttant contre le militants, tel Machaal Tammo, assassiné chez
n’ont pas été le berceau de l’insurrection régime de Damas, avait pour base la province lui en octobre 2011.
de 2011. Malgré quelques grandes manifesta- turque de Hatay ; les Kurdes syriens, histori- Deux ans plus tard, les Kurdes de Syrie peu-
tions à Kamechliyé – la principale ville kurde quement très proches du Parti des travailleurs vent envisager l’autonomie des régions où ☛
L
forces, recrutant parmi les milliers de jeunes ’homme hésite à finir sa phrase. Il respire par la bouche et sue en nous regardant. Il a
Kurdes qui avaient déserté les rangs de l’ar- peur de son propre corps. Il trempe ses lèvres dans le thé puis lâche : « En prison, ils
mée syrienne pour trouver refuge dans le ont forcé mon frère à me sodomiser.» Les membres de la délégation se penchent et notent
camp de Domiz, dans le nord de l’Irak. Des la phrase. Écrire les mots permet de tenir l’image éloignée. J’écoute le crissement des sty-
officiers peshmergas d’Irak ont ainsi pu enrô- los. Ils sont députés, sénateurs, maires… ils représentent le Parti communiste français. La
ler quelque 1 600 combattants syriens pour sénatrice prend la parole. Elle remercie l’ancien détenu pour son témoignage. Elle dit : « La
les entraîner à jouer un rôle actif en cas de première chose, c’est de faire retirer le Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK] de la liste
chute du régime de Damas. Face aux craintes des organisations terroristes.» Tout le monde hoche la tête. D’une voix à la fois investie et
suscitées par le possible affrontement entre le distante, elle parle de l’Afghanistan, des moudjahidins, puis explique comment, en Occident,
PYD et ses rivaux du KNC, des négociations l’islamisme à remplacé le communisme dans la fonction de croque-mitaine. Elle dit : « Ceux
qui veulent régner sans partage ne peuvent régner sans adversaire.» Je l’envie. Depuis mon
entre les deux parties aboutirent à la création
arrivée, je ne peux formuler aucune pensée théorique. Le paysage d’ici refuse de s’y plier.
d’une instance de coordination politique et
Je ne sais que regarder.
militaire : le Comité supérieur du Kurdistan.
À ma droite, la responsable kurde semble agacée. Pour cette femme, une digression est
Le PKK dépose les armes une dispersion. Elle est petite, droite, sourcils froncés. Son uniforme se résume à un foulard
Conscients de l’opportunité offerte par les dans les cheveux. Son regard dit : « Ma vie appartient à la lutte.» Elle pose son stylo puis
difficultés rencontrées par le régime, les demande si nous avons des questions à poser à l’ancien prisonnier. Aussitôt, la table
combattants kurdes du PYD identifièrent très retrouve son centre de gravité. Nous nous regardons : personne ne sait quoi ajouter. La
vite la menace représentée par les rebelles femme se lève et nous salue. Sa main est d’une fermeté économe.
syriens. Plusieurs affrontements se produisi- Dans le minibus du retour, les élus échangent des anecdotes sur la Palestine, parlent du
rent ainsi à Afrin et à Alep, dans le quartier repas du soir, plaisantent ou s’assoupissent. Ils ne sont plus au travail. L’un d’entre eux,
d’Ashrafiyeh. Le plus sérieux s’est déroulé à les yeux mi-clos, psalmodie : « Le Tigre, le Tigre, le Tigre…» Il préfère le mot au fleuve qui
Ras Al-Aïn, en novembre 2012. Il opposa pen- coule en contrebas. À côté de moi, un député rédige un communiqué. Je lui demande com-
dant trois jours des militants kurdes et des ment écrire sur une situation pareille ?
brigades islamistes liées à Ghouraba Al- – Surtout, ne simplifie rien. Présente toutes les nuances, même celles que tu ne com-
Cham et au Front Al-Nousra, réputé être prends pas.
proche d’Al-Qaida. Ainsi, les Kurdes de Syrie
Je note sa phrase dans mon carnet. Il me sourit comme à un enfant. Mon air grave
se retrouvèrent-ils pris entre deux puissances l’amuse. Je ne comprends pas pourquoi.
antagonistes : la Turquie au nord et les
rebelles syriens au sud. Si l’autonomie du
Rojava devenait possible, à terme, sa survie
demeurait aléatoire, le territoire contrôlé par immense à Diyarbakır. Le dirigeant empri-
les Kurdes étant long et étroit, et donc peu sonné demanda aussi aux guérilleros du PKK
propice aux combats de guérilla. Toutefois, un de se retirer de Turquie et de déposer les armes.
événement majeur apporta un nouvel espoir. Les chefs dans les monts annoncèrent immé-
Le 1er janvier 2013, les médias turcs révélaient diatement que leurs combattants, soit près
l’existence de pourparlers entre M. Öcalan, le 3 500 soldats, commenceraient à se replier.
dirigeant du PKK, et les services de renseigne- Pour le PYD, les discussions entre les autorités
ment turcs. Ces négociations semblaient avoir d’Ankara et le PKK éloignaient la menace
atteint un stade avancé, et les députés kurdes turque et ses forces pouvaient renforcer leurs
au Parlement turc furent conviés à rendre positions dans le Rojava. Stabilité et rayonne-
visite à M. Öcalan dans sa prison pour confir- ment régional du Kurdistan irakien, retour de
mer la volonté d’Ankara de négocier. Le la paix en Anatolie orientale, perspectives d’au-
21 mars, jour du Nouvel An kurde, la lettre de tonomie pour les Kurdes de Syrie : l’horizon
M. Öcalan, dans laquelle il annonça la « fin de semblait bel et bien s’éclaircir pour les Kurdes.
la lutte armée », fut lue devant une foule Vicken Cheterian
KIRKOUK LA DISPUTÉE
autre étendard, noir à lettres blanches,
Convoitée à la fois par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), le pouvoir central reprend la profession de foi « Il n’y a de Dieu
de Bagdad, la Turquie mais aussi l’Organisation de l’État islamique (OEI), la « Jérusalem que Dieu et Mohammad est son prophète».
Pour les autorités kurdes, la prise de Kir-
kurde » a connu de multiples batailles pour son contrôle depuis 2015. Centre pétrolier
kouk est une grande victoire. Autonome de
névralgique, lieu de cohabitation entre plusieurs communautés, son statut empoisonne
facto depuis la fin de la guerre du Golfe (1990-
les relations entre le GRK et le gouvernement irakien. 1991), autonomie confirmée par la nouvelle
Constitution irakienne de 2005, le GRK réa-
E
PAR SHAHINEZ DAWOOD * n juin 2014, l’armée régulière ira- lise un vieux rêve à la fois nationaliste et iden-
kienne est en pleine débandade face titaire : la récupération d’une ville surnom-
aux troupes de l’État islamique en Irak mée la « Jérusalem des Kurdes ». Une ville
et au Levant (EIIL), plus connu sous le nom sans laquelle il manquerait quelque chose au
d’Organisation de l’État islamique (OEI ou Kurdistan irakien que certains espèrent un
Daech selon son acronyme en arabe). Le 10, jour indépendant. Pour nombre de Kurdes,
Mossoul, la deuxième ville du pays, tombe Kirkouk est d’ailleurs la « vraie » capitale du
entre les mains des djihadistes secondés par Kurdistan, position que ne saurait lui disputer
d’anciens soldats du régime déchu de Sad- Erbil. Habitées par près de deux millions d’ha-
dam Hussein (2003), mais bitants, la vieille cité mésopotamienne et sa
Pour de nombreux Kurdes, cette aussi par des paysans sun- périphérie constituent le deuxième cœur
ville est la « vraie » capitale du nites arabophones pauvres de pétrolier de l’Irak, avec leurs « super-gise-
Kurdistan irakien autonome, position la région. Quelques jours plus ments » et leurs réserves estimées à neuf mil-
tard, la ville de Kirkouk, liards de barils. Pour le Parti démocratique du
que ne saurait lui disputer Erbil
contrôlée par Bagdad mais Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du
revendiquée par le Gouvernement régional du Kurdistan (UPK), les deux principaux acteurs
Kurdistan (GRK), est évacuée dans la précipi- politiques kurdes, le contrôle total de cette
tation par les forces irakiennes, qui, comme à manne renforcerait les perspectives de déve-
Mossoul, abandonnent leurs armements loppement de la région. Il leur faut néan-
lourds et leurs équipements sur place. La cité, moins calmer les appréhensions des deux
sous la menace immédiate de l’OEI, est immé- grandes minorités qui y habitent, Arabes et
diatement investie par les peshmergas, et une Turkmènes, qui craignent d’être expulsées.
nouvelle frontière se dessine où le drapeau Mais le temps n’est pas à la palabre ou aux
du Kurdistan au soleil aux vingt et un rayons promesses. L’OEI est aux portes de la ville, et
remplace l’emblème aux trois bandes rouge, les peshmergas vont devoir démontrer qu’ils
blanche et noire et frappé de la devise « Allah sont capables de suppléer le vide sécuritaire
akbar » (« Dieu est le plus grand »). En face, un provoqué par la fuite des forces irakiennes.
villes du Nord-Est syrien, va vivre dans la han- allègent la pression djihadiste sur Kirkouk. majorité au Parlement sont conditionnés à des
tise des incursions et des tirs de mortiers. Les Pour le GRK, c’est l’occasion d’affirmer son progrès sur cette question. Les Kurdes ne ces-
autorités chargées de sa défense vont même emprise sur la région. Mais son contrôle sur sent de revendiquer l’application de l’arti-
jusqu’à décider le creusement d’une tranchée la ville ne va pas durer. En organisant un réfé- cle 140 de la Constitution, qui prévoit un recen-
«antiterroriste». rendum pour l’indépendance du Kurdistan sement et un référendum d’autodétermination ;
Jusqu’à sa chute, l’OEI n’abandonnera irakien (25 septembre 2017), les dirigeants du mais Bagdad, confronté à une crise politique à
jamais l’idée de prendre Kirkouk. Outre des GRK déclenchent la colère de Bagdad, dont partir de septembre 2019, joue la montre.
attaques ponctuelles, deux grandes batailles l’armée, réorganisée, rééquipée par l’Iran et
l’opposeront aux forces kurdes. La première a les États-Unis et toujours secondée par les Bagdad nie l’épuration ethnique
lieu le 29 janvier 2015, lorsque les djihadistes milices chiites, reçoit l’ordre de marcher sur La perte de Kirkouk alimente aussi les ran-
profitent du mauvais temps pour entrer dans Kirkouk (lire l’article de Laurent Perpigna cœurs entre factions kurdes, chacune accu-
la ville et infliger d’importantes pertes aux Iban page 80). En octobre 2017, au terme de sant l’autre d’avoir trahi la cause en renonçant
peshmergas – notamment plusieurs officiers combats sporadiques qui font une centaine de au combat contre les troupes irakiennes en
supérieurs, dont le chef des troupes kurdes, le victimes, les peshmergas se retirent finale- octobre 2017. Quant aux habitants de la ville,
général Sherko Fatih Shwan. C’est au prix de ment de la ville. Les pressions conjuguées des ils vivent dans la crainte permanente des
combats de rues acharnés que l’assaillant Occidentaux mais aussi de l’Iran, proche de attentats, qui ont fait de leur région l’un des
endroits les plus dangereux d’Irak. Attribuées
à des cellules dormantes de l’OEI, ces attaques
démontrent que cette organisation n’a pas dis-
paru et qu’elle est susceptible de se recompo-
ser au moindre relâchement du régime de
Bagdad. Des Kurdes de la ville accusent aussi
les autorités irakiennes de mauvais traite-
ments destinés à les obliger à rejoindre les
réfugiés installés à Erbil. Bagdad se défend
d’avoir organisé une épuration ethnique, mais
tous les témoignages d’organisations non gou-
vernementales concordent : des Kurdes ont
bel et bien été forcés de quitter Kirkouk,
comme ce fut le cas lorsque le régime baasiste
entendait arabiser la cité.
Les ambitions turques dans la région com-
pliquent aussi la donne. Quelle que soit la
nature du régime politique, Ankara n’a
jamais rompu avec un discours revendiquant
Christophe Petit-Tesson ///// Champ pétrolier de Tawke, d’où est partie la région de Kirkouk, comme celle de Mos-
la première exportation de brut du Kurdistan vers la Turquie, Kurdistan, Irak, 2009 soul, du fait de leur appartenance à l’ancien
Empire ottoman. De plus, la présence histo-
sera repoussé. Ce dernier a aussi essayé de l’UPK, ont beaucoup contribué à éviter un rique d’une importante communauté turk-
s’emparer, en vain, de puits de pétrole et de nouvel affrontement entre les Kurdes et Bag- mène à Kirkouk est un autre argument pour
raffineries. La seconde confrontation se dad. Une éventualité qui aurait compliqué le la Turquie, qui déclare en être la puissance
déroule en octobre 2016 lorsque Kirkouk combat commun contre l’OEI. Le 20 octobre, protectrice. Mais le passé n’explique pas tout.
subit plusieurs attaques-suicides, avec des le drapeau kurde est remplacé par la bannière À la tête d’un pays sans grandes ressources
incursions massives débouchant sur la prise irakienne. La « Jérusalem kurde » est de nou- énergétiques, Ankara lorgne les importantes
d’une dizaine de bâtiments que les peshmer- veau entre les mains du pouvoir central. réserves pétrolières de la région. Déjà, l’es-
gas mettront plusieurs jours à reprendre. Certes, ce dernier s’accommode de la persis- sentiel du pétrole qui y est pompé, souvent de
L’attaque est d’une telle violence que des tance de l’influence sur place du PDK et de manière illégale au regard de Bagdad, est
civils s’arment et participent aux combats l’UPK ; mais le grand rêve d’un Kurdistan ira- exporté à travers le territoire turc puis par le
aux côtés des forces kurdes. Dans les jours et kien indépendant, avec en son sein la province port de Ceyhan. Cet enjeu, non négligeable,
les semaines qui suivent, la chasse aux djiha- de Kirkouk, semble avoir vécu. fera de la Turquie un acteur de poids dans les
distes infiltrés bat son plein. En 2019, l’affaire est loin d’être close. Le GRK crises à venir autour de Kirkouk. Et cela ali-
Le déclenchement des opérations pour la fait de la récupération de la ville un élément mente d’ores et déjà les mises en cause d’An-
libération de Mossoul – elle interviendra en central dans ses relations avec Bagdad. Tout kara, que de nombreux Kurdes accusent d’ar-
juillet 2017 – et les revers de l’OEI en Syrie soutien politique ou toute participation à une mer les Turkmènes. n
N
PAR DORA SERWUD * ul doute que la bataille de Kobané créés en janvier par l’Assemblée législative
(septembre 2014 - janvier 2015), qui du gouvernement démocratique autonome
opposa les troupes des Unités de pro- du Nord-Est syrien (lire l’article de Mireille
tection du peuple (YPG), la branche armée du Court et Chris Den Hond page 76). Il s’agit
Parti de l’union démocratique (PYD), principal aussi pour l’OEI d’affirmer sa supériorité
parti kurde de Syrie, et celles de l’Organisation militaire dans toutes les régions faisant par-
de l’État islamique (OEI), figure désormais en tie du « califat » islamique en Irak et en Syrie
bonne place dans la geste kurde. La dureté des proclamé le 29 juin par Abou Bakr Al-Bagh-
combats et l’importance des pertes humaines dadi. Le contrôle de Kobané, rebaptisée Aïn
qui en résultèrent firent de la résistance Al-Islam par les djihadistes, doit empêcher
héroïque des peshmergas puis de leur victoire l’afflux de combattants et sympathisants
finale un événement à portée internationale. kurdes venus de la Turquie voisine.
Cela constitua un revers majeur pour l’orga-
nisation djihadiste, dont l’essor, entamé avec Bombardements sans relâche
la prise de Mossoul (Irak) en juin 2014, avait Fidèle à sa stratégie habituelle, l’armée djiha-
pourtant été fulgurant. C’est peu dire que l’on diste s’attaque d’abord aux villages entourant
ne donnait guère de chances aux Kurdes face Kobané. À la mi-septembre, les quartiers péri-
à une armée galvanisée par ses conquêtes, phériques de la ville sont pris. À la fin du mois,
dotée d’importantes quantités d’armements l’OEI occupe la moitié de la cité. Les civils fuient
pris aux soldats irakiens et bénéficiant de la les combats tandis que les forces kurdes
neutralité, sinon du soutien plus ou moins essaient de regagner des positions au prix de
actif, des groupes rebelles syriens combattant lourdes pertes. En octobre, la ligne de front se
le régime de M. Bachar Al-Assad. stabilise et le rapport de forces commence peu
à peu à changer. L’intervention d’une coalition
internationale (États-Unis, Jordanie, Arabie
Sur la Toile saoudite et Émirats arabes unis), dont les appa-
reils bombardent sans relâche les djihadistes
Rûdaw
au sol, est déterminante. En janvier 2015, l’OEI
Décliné en une édition papier, une chaîne de télévision, une station de radio et un portail d’information,
Rûdaw est l’un des plus importants médias du Kurdistan irakien. Accessible en kurde, en anglais, en arabe a abandonné ses principales positions dans la
et en turc, son site regorge de ressources documentaires et d’analyses. À consulter, dans la section ville mais continue d’y mener des incursions
« Kurdistan », le reportage photographique intitulé « Iranian Kurds demonstrate in front of UN’s Erbil
compound in support of Iran fuel protests » (24 novembre 2019). – souvent des attentats-suicides – qui entre-
www.rudaw.net tiennent un climat d’insécurité. Ce n’est qu’en
juin que les forces kurdes estiment avoir
Rojava Information Center (RIC)
Établi dans le nord-est de la Syrie, le RIC a été créé en 2018 par des journalistes occidentaux désireux de achevé le «nettoyage» de la cité. La jonction
« fournir aux journalistes, aux chercheurs et au public des informations précises, documentées et avec des troupes YPG venues de l’est brise l’iso-
transparentes » sur le Rojava. Son site, très fourni, contient notamment une série de documents de
lement de Kobané et empêche une nouvelle
référence sur le confédéralisme démocratique, la Constitution du Rojava, la place des femmes, etc.
http://rojavainformationcenter.com attaque d’envergure de l’OEI – qui maintiendra
toutefois la pression, comme le prouve le raid
Les Carnets de l’Ifpo
meurtrier du 25 juin (plus de 250 civils tués).
Ce carnet de recherche en ligne, animé par l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), propose plusieurs
études et analyses sur les Kurdes et le Kurdistan. À lire, entre autres, « Pratiques pastorales au Kurdistan Au bout du compte, le bilan de cette bataille est
irakien : enquêtes ethnographiques dans la région de Rania » (14 février 2019), et « L’exil : un enjeu politique. lourd : 1400 morts côté kurde, le double chez
Le cas des réfugiés kurdes syriens au Kurdistan irakien » (16 mars 2016).
http://ifpo.hypotheses.org
* Journaliste.
MAGNUM PHOTOS
les assaillants, ainsi que des milliers de blessés. Recep Tayyip Erdoğan ne consentira que deux Lorenzo Meloni ///// Mémorial des combattants
kurdes tués lors des affrontements
Plus de 200000 civils ont fui la ville, se réfu- concessions en faveur de la partie kurde. Il
contre les troupes de l’Organisation de l’État
giant de l’autre côté de la frontière. Leur retour autorisera d’abord les civils à se réfugier du islamique, Kobané, Rojava, Syrie, 2017
est improbable, Kobané est détruite aux deux côté turc de la frontière. Ensuite, il acceptera
tiers, les ruines et les habitations encore debout le transit de cent cinquante combattants dépê- se battre aux côtés des YPG. Parmi eux, nom-
étant de plus truffées de mines. chés par le Gouvernement régio- bre de militants anarchistes et libertaires
Durant cette bataille,
Sur le plan international, cet nal du Kurdistan (GRK) irakien séduits par le projet politique de confédéra-
épisode charnière dans la litanie des dizaines pour se battre aux côtés des pesh- lisme. À l’inverse, les « renforts » dépêchés par
des batailles sanglantes en Syrie a de militants mergas syriens. Pour le reste, il le GRK relèvent plus de l’anecdote, même si le
surtout mis en exergue l’« obses- anarchistes et demeurera sourd aux Occiden- nombre limité de peshmergas traduit surtout
sion kurde» de la Turquie. Tout au libertaires venus de taux, qui lui demanderont à plu- la méfiance des Kurdes du PYD à l’égard de
long des combats, et malgré l’ap- partout se battirent sieurs reprises d’intervenir mili- leurs voisins d’Irak. En effet, les autorités d’Er-
pel de la « communauté interna- tairement contre l’OEI. Cette bil, déjà aux prises avec l’OEI à Kirkouk (lire
aux côtés des Kurdes
tionale» pour que l’armée turque inaction délibérée pèsera beau- l’article de Shahinez Dawood page 64) ont pro-
brise le siège de Kobané, Ankara a agi de façon coup dans la rupture des négociations de paix posé une aide plus importante, mais les diri-
à empêcher que les YPG, proches du Parti des entre Ankara et le PKK (lire l’article d’Akram geants du PYD-PKK déclinèrent cette offre,
travailleurs du Kurdistan (PKK), ne prennent Belkaïd page 90). préférant éviter l’arrivée de combattants
l’ascendant sur leurs adversaires. Élu en sep- La bataille de Kobané fut aussi le théâtre dépêchés par un GRK proche d’Istanbul dont
tembre 2014 après avoir occupé le poste de d’engagements divers, des dizaines de volon- il aurait été difficile de se débarrasser après la
premier ministre depuis 2002, le président taires ayant convergé du monde entier pour fin des combats… n
Émancipation féminine
au Kurdistan irakien
Bien qu’elle relève en partie d’une stratégie de communication engagement dans cette unité dès sa création, elles invo-
quent sans hésiter « l’impératif de prendre les armes pour
à l’égard des pays occidentaux, la présence de combattantes
défendre la nation menacée » et l’impossibilité de rester
kurdes dans la guerre menée contre les groupes djihadistes
à la maison pendant que leurs compatriotes se faisaient
est une réalité concrète. Mais elle ne saurait masquer tuer. Les deux officières ne cachent pas les difficultés
l’ampleur des problèmes auxquelles sont confrontées rencontrées, en particulier pour vaincre les réticences
de la société kurde d’Irak. « Nous avons dû surmonter
les femmes dans une société encore conservatrice et tribale.
nombre d’épreuves. C’était une lutte. Cette liberté [de
devenir militaire] n’est pas une faveur que les hommes
E
lle est l’un des emblèmes de la lutte acharnée des ont daigné nous concéder ; nous nous sommes battues
Kurdes contre l’Organisation de l’État islamique pour l’obtenir », déclare Mme Ahmed, qui affirme être res-
(OEI). Helly Luv, de son vrai nom Helan Abdulla, tée célibataire pour pouvoir consacrer sa vie au combat.
multiplie les chansons pop pour exalter le sentiment « Une soldate n’imite pas un prétendu modèle masculin ;
patriotique. Avec un succès international. Réalisé en il est dans son droit de prendre les armes », assène de son
2015, le clip de Revolution appelle à défendre le Kurdistan côté Mme Rachid.
contre des envahisseurs dont le spectateur comprend L’admiration pour ces combattantes ne doit pas
qu’il s’agit des troupes djihadistes. En tenue de combat et conduire à négliger la stratégie de communication soi-
talons dorés, cheveux rouge sang et kef- gneusement élaborée par les autorités
fieh vermillon, la chanteuse, qui porte des Les colonelles kurdes irakiennes à destination des
bracelets en balles de mitrailleuse, arrête interrogées évoquent médias occidentaux. Cette présence fémi-
à elle seule la progression d’une colonne nine permet de susciter la sympathie et
sans hésiter
de chars. Dans une autre vidéo, celle de la d’attirer les aides étrangères dans la lutte
« l’impératif de prendre
chanson Risk It All, elle apparaît entourée contre l’OEI. Les combattantes rechignent
de guerrières aux yeux maquillés, leurs les armes pour d’ailleurs à aborder le thème de l’oppres-
mains aux ongles vernis brandissant des défendre la nation sion des femmes dans le Kurdistan ira-
kalachnikovs. Ces images illustrent bien menacée » contre kien. Nos interlocutrices récusent même
le charisme prêté en Occident aux guer- les djihadistes l’hypothèse de l’armée comme moyen
rières du Kurdistan. d’émancipation dans une société patriar-
Quelle que soit leur localisation géographique, les res- cale : selon elles, leurs concitoyennes seraient absolu-
ponsables kurdes n’ont pas attendu la lutte contre l’OEI ment libérées et n’éprouveraient aucun besoin de s’enga-
pour nommer des femmes aux postes-clés, militaires ou ger militairement pour devenir les égales des hommes.
même politiques (lire l’article de Nazand Begikhani Or, en réalité, ces amazones fières de leur pays ne sont
page 88). En 1909, déjà, Adila Khanim succéda à son mari guère représentatives. Le phénomène demeure même
comme gouverneure de Halabja et cheffe de la tribu Jaf, marginal : le bataillon féminin ne compte que 500 à
l’une des plus importantes du Kurdistan. Elle est restée 600 membres. S’y ajoutent quelques dizaines de soldates
célèbre pour avoir réussi à rétablir l’ordre et la loi dans opérant dans les autres unités, pour une armée de
sa région. En 2015, deux colonelles, Mmes Nahida Ahmed 190 000 personnes.
Rachid et Aïla Hama Amin Ahmed, font de cette figure La publicité faite autour des combattantes masque
historique l’une des inspiratrices du bataillon 106, une une réalité beaucoup plus contrastée de la condition
Mathias Depardon /////
Combattante kurde dans
force exclusivement féminine constituée en 1996 à Sou- féminine au Kurdistan irakien. Directrice de l’or- ☛
leimaniyé, ville irakienne sous le contrôle du Gouverne-
un camp d’entraînement
du nord de l’Irak, 2014 ment régional du Kurdistan (GRK). Pour expliquer leur * Journaliste.
Émancipation féminine au Kurdistan irakien tice. Plusieurs rapports et témoignages montrent que de
nombreux auteurs de violences reçoivent des sanctions
ganisation non gouvernementale (ONG) Asuda, établie à très légères, voire nulles, si l’acte a été « légitimé » par le
Souleimaniyé, qui œuvre depuis 2000 pour la défense comportement de la victime. Il arrive aussi que des juges
des droits des femmes, Mme Khanim Latif évoque les proposent à un violeur d’épouser sa victime pour qu’elle
nombreux maux qui rongent la société. Tout d’abord, les retrouve son honneur (3). Enfin, les tribus demeurent très
« crimes d’honneur », qui restent bien trop fréquents. influentes. Elles interfèrent fréquemment dans le dérou-
M. Aso Kamal, militant des droits humains, estime qu’en- lement du procès pour protéger leurs membres, par
tre 1991 et 2007 plus de douze mille femmes ont été exemple en offrant une compensation financière aux vic-
tuées sur le territoire du GRK au nom de l’honneur fami- times et à leur famille en échange de leur silence.
lial, que les sociétés patriarcales lient intimement au
corps féminin, à sa décence et à sa pureté (1). La persis- Création d’un Haut Conseil des femmes
tance de l’auto-immolation par le feu, souvent signe Les villes enregistrent toutefois des progrès. En 2008, il
d’une détresse extrême face à la pression familiale, y a eu deux fois et demie moins de femmes brûlées au
inquiète par ailleurs les ONG. Entre les vrais incidents nom de l’honneur à Souleimaniyé que dans la périphé-
domestiques et les tentatives de suicide dissimulées, des rie (4). En outre, la violence connaît une certaine diminu-
chiffres fiables restent difficiles à obtenir. tion ; l’excision serait de moins en moins
Les données d’Asuda font cependant état Les tribus demeurent pratiquée (5).
de dizaines cas à Souleimaniyé. très influentes. Une organisation comme Zhiyan multi-
Autre fléau auquel sont confrontées les plie les initiatives pour faire évoluer les
Elles interfèrent
jeunes filles kurdes : le mariage précoce. esprits. En s’appuyant sur un réseau d’une
fréquemment
Il s’agit d’une pratique très répandue et en trentaine d’ONG de femmes et de militants,
augmentation, surtout dans les villages dans le déroulement elle maintient une pression constante sur
les plus pauvres et au sein des populations des procès d’auteurs le gouvernement. La coordination s’est
déplacées, pour lesquelles le mariage de violences notamment mobilisée dans l’affaire
d’une enfant représente une aubaine éco- contre les femmes. Duniya, du nom d’une jeune fille de 14 ans
nomique. Le manque d’accès à l’éducation mariée deux fois, torturée puis tuée par
est un facteur déterminant : « Dans certains villages, il n’y son mari polygame (6). Le meurtrier, protégé par sa tribu,
(1) « Iraq : Kurdish
government promises a pas de collège. Les fillettes n’ont donc rien d’autre à faire a revendiqué son acte dans une vidéo publiée sur You-
more action on honour que de rester à la maison et d’attendre le mariage », Tube où il invoque son honneur bafoué : l’adolescente
killings », Réseaux
d’information régionaux explique Mme Latif. Elle évoque aussi l’excision : selon un aurait été amoureuse d’un garçon de son âge. Zhiyan et
intégrés (IRIN), Erbil,
27 novembre 2010.
rapport de l’ONG Wadi, celle-ci concernerait 57 % des d’autres associations féministes ont organisé des mani-
(2) « Act n° 8 of 2011 – filles âgées de 14 à 18 ans. festations et un sit-in devant le Parlement. Elles ont exigé
The act of combating Toutefois, le GRK a entrepris des efforts législatifs la stricte application de la loi, sans intervention tribale,
domestic violence ».
(3) « Working together to notables, qui le distinguent du reste de l’Irak. En 2011, le et le jugement de toutes les parties impliquées dans le
address violence against Parlement kurde adoptait la « loi n° 8 » relative à la vio- mariage de l’enfant, sa famille et le dignitaire religieux
women and girls in Iraqi
Kurdistan », lence domestique, qui reconnaît comme un crime la vio- compris. Ce cas révèle une société vigoureuse et déter-
International Rescue
lence physique et psychologique au sein de la famille, le minée à lutter pour ses droits.
Committee, New York,
août 2012. mariage forcé ou précoce, l’excision, le viol conjugal et la Cette persévérance paye parfois. En 2000, Asuda inau-
(4) Nazand Begikhani, discrimination dans l’éducation. Le texte prévoit la créa- gurait le premier foyer de protection pour femmes mena-
Aisha Gill, Gill Hague et
Kawther Ibraheem, tion d’une cour spéciale pour les cas de violence domes- cées de crime d’honneur ; il en existe aujourd’hui dans les
« Honour-based violence
(HBV) and honour-based
tique, ainsi que l’amélioration de la prise en charge et du trois gouvernorats du Kurdistan irakien. En 2007, le GRK
killings in Iraqi suivi des victimes (2). Mme Latif pointe néanmoins sa por- mettait en place une direction au sein du ministère de
Kurdistan and in the
Kurdish diaspora in the tée symbolique : « Faire voter une loi sans mettre en œuvre l’intérieur afin de récolter des données et statistiques et
UK », université de des moyens concrets pour l’appliquer est absurde. C’est le d’assurer la visibilité des cas de violence. Le Haut Conseil
Roehampton (Royaume-
Uni), novembre 2010. système tout entier qu’il faut changer. » Certains disposi- des femmes était créé deux ans plus tard. Composé de
(5) « Significant decrease tifs tardent à être mis en place, et les ONG se plaignent du militants des droits des femmes et présidé par le premier
of female genital
mutilation (FGM) in manque de financements. Modifier durablement les ministre, il travaille en lien étroit avec les ONG et les ins-
Iraqi-Kurdistan, new mentalités nécessite un combat de longue haleine, avec titutions gouvernementales. Des quotas réservent désor-
survey data shows »,
Wadi, Francfort, de multiples campagnes de sensibilisation à destination mais 30 % des sièges à des élues au Parlement kurde. « La
20 octobre 2013.
des représentants religieux et tribaux, des médecins, de situation au Kurdistan irakien est bien meilleure que dans
(6) « Kurdish teenager’s
“honor killing” fades to la police, des familles. le reste du pays ; mais ce n’est pas ce que nous visons. Cela
memory as Iraq violence Par ailleurs, les autorités elles-mêmes ne garantissent ne nous suffit pas », conclut Mme Latif.
swells », Huffington Post,
17 juillet 2014. pas toujours la transparence et l’indépendance de la jus- NADA MAUCOURANT
MAGNUM PHOTOS
Gilles Peress ///// Une vue de la ville de Sanandaj, Kurdistan, Iran, 1979
L
e bus zigzague dans les lacets offrant pasdarans, fouillent notre véhicule avant
une vue imprenable sur les mon- de le laisser poursuivre sa route. Signe de la
tagnes du nord-ouest de l’Iran et la tension qui règne dans la région, les auto-
vallée de Sanandaj (Senna en kurde), la rités tiennent le registre de toutes les
capitale de la province iranienne du Kur- entrées et sorties de la ville. L’une des pre-
distan. Partis de Téhéran, nous avons mis mières choses qui saute aux yeux est la pré-
huit heures et parcouru plus de cinq cents sence de hauts murs répartis sur plu- ☛
kilomètres pour rallier l’ancienne citadelle
abbasside. Des gardiens de la révolution, ou * Journalistes.
Fondé par l’ayatollah Rouhollah Kho- aux côtés de la révolution menée par les dizaines de Kurdes par jour, parfois au nom
meiny en novembre 1979 afin de défendre chiites. Le Parti démocratique du Kurdistan du seul « principe de culpabilité évidente »,
le régime, ce corps est particulièrement iranien (PDKI) proposa à l’époque un « Kur- une procédure destinée à se passer de procès.
craint par les Kurdes de Sanandaj, qui n’ou- distan autonome au sein d’un Iran démocra- Au total, selon des bilans sommaires, le
blient pas la répression féroce lancée contre tique », doté d’un Parlement mais où les régime islamique a tué environ dix mille
eux par le pouvoir aux lendemains de l’avè- questions de défense, de relations exté- Kurdes entre 1979 et1982.
nement de la République islamique. Pour- rieures et de planification économique à « Un jour, nous avons récupéré le corps de
tant, au départ, les principales formations long terme relèveraient de la compétence mon cousin Reza, membre du Komala »,
kurdes d’Iran, quoique représentant une du gouvernement central. Pour le PDKI, le raconte Mme T. Son torse était plein de brû-
population majoritairement sunnite, furent kurde devait être reconnu comme langue lures. On y avait dessiné au feu un croissant et
officielle au même titre que le persan une épée, les deux emblèmes du régime. » Plus
(farsi). De son côté, le Komala, héritier d’une tard, la tombe de Reza ainsi que celles de
mouvance marxiste et féministe des nombre de personnalités et militants kurdes
années 1960, plaida pour une réforme connus furent détruites par les pasdarans. Il
agraire, la défense des droits des travail- était inconcevable pour les autorités d’auto-
leurs et la réduction du rôle et de l’inf luence riser toute mention concernant l’engage-
des chefs tribaux. À la chute du chah, cette ment politique des personnes inhumées
formation jouissait d’une immense popula- dans le cimetière principal de Sanandaj. Cer-
rité chez les Kurdes d’Iran. taines familles n’eurent même pas le droit de
récupérer les dépouilles de leurs proches, les
Le rôle funeste joué par « le boucher » autorités ayant décidé de punir ainsi les
Face au refus de l’ayatollah Khomeiny de familles des insurgés.
reconnaître les revendications du PDKI et du Mme Roja G., une Kurde de 84 ans, nous
Komala, le Kurdistan iranien connut très vite montre l’album photo de son fils, un militant
l’embrasement. La répression du Komala, exécuté à Sanandaj en
Au total, selon des
s’avéra féroce. Les villes insurgées 1982. Ce seul acte pourrait lui
furent la cible de bombardements bilans sommaires, valoir des ennuis avec les autori-
aériens et soumises au pilonnage le régime islamique tés, car il est interdit de garder le
de l’artillerie. Les pasdarans vin- a tué environ dix moindre souvenir de celles et ceux
rent très vite à bout de l’aile milles Kurdes qui participèrent au soulèvement.
armée du mouvement de protes- Très vigilants, les bassidji empê-
entre 1979 et 1982
tation, et leur victoire fut suivie chent toute commémoration,
d’une intense campagne d’arrestations. qu’elle soit publique ou privée. Mais ce qui
Jusqu’en 1982, les autorités firent la chasse inquiète Mme G., c’est l’atonie kurde actuelle.
aux militants kurdes, traquant le moindre « J’ai connu les régimes de Reza Chah, le gou-
signe de sympathie pour leur cause. Les mai- vernement de Mohammed Mossadegh, la
sons étaient fouillées, les suspects appréhen- période du chah puis la révolution islamique :
dés puis torturés tandis que les bassidji se jamais les Kurdes d’Iran n’ont été aussi peu
chargeaient de repérer tout activité jugée actifs. Le régime a atteint son objectif. Il a
subversive par Téhéran. annihilé la gauche kurde. » Mme T. en
« Nous attendions tous notre tour. De nom- convient. Membre d’une génération qui vou-
breux participants au soulèvement furent tor- lait « s’émanciper du joug de l’autorita-
turés puis exécutés de manière arbitraire » risme », elle insiste sur le « traumatisme émo-
raconte Mme T., jetée en prison pendant un an tionnel et physique » qui est loin d’avoir
puis libérée après avoir subi des sévices dont disparu. Un traumatisme que la répression
elle porte encore les stigmates. Elle rappelle contre les émeutes de novembre et décem-
le rôle funeste joué par l’ayatollah Sadeq bre 2019 dans le Kurdistan iranien n’a fait
Khalkhali, de son vrai nom Sadeq Ahmadi qu’aggraver (1).
Givi. Chef des tribunaux révolutionnaires, il Airin Bahmani et Bruno Jäntti
fit condamner nombre d’opposants, réels ou
MAGNUM PHOTOS
L
PAR SELAHATTIN DEMIRTAȘ * e 20 mai 2016, le vote à la Grande Assem- kurdes ont perdu la vie depuis cette date afin
blée de Turquie d’un amendement tem- que le parti de M. Erdoğan puisse gagner des
poraire à la Constitution entraîna la levée voix supplémentaires et assurer l’avènement
immédiate de l’immunité parlementaire de d’un système présidentiel, quitte à précipiter
plusieurs dizaines de députés. Introduit sur le pays tout entier dans une spirale de des-
ordre du président Recep Tayyip Erdoğan, il truction. Ce qui s’est produit dépasse pour-
visait principalement le Parti démocratique tant en atrocité tout ce que nous avons
des peuples (HDP) (1), le groupe d’opposition connu. Dans la ville de Cizre, par exemple,
le plus dynamique au Parlement. Pas moins de des centaines de personnes ont été brûlées
417 chefs d’accusation furent établis contre vives dans leurs caves en février 2016, tandis
53 députés de cette formation pour des propos que le vieux quartier de Sür, à Diyarbakır, a
tenus lors de réunions publiques. En d’autres été totalement rasé
termes, ils ont été poursuivis
À partir de juillet 2015, une guerre exclusivement pour leur Détention durcie pour M. Öcalan
de facto, aux conséquences funestes, usage du droit fondamental à Le processus de paix entamé en décem-
fut déclenchée une fois encore la liberté d’expression. bre 2012 avait apporté à tous une grande
par Ankara contre les villes kurdes Le chef de l’État a consi- bouffée d’oxygène. Le gouvernement Erdoğan
déré notre parti comme un avait pris l’initiative de négociations directes
obstacle à l’instauration d’un pouvoir auto- avec le Parti des travailleurs du Kurdistan
cratique. Parce que notre formation consti- (PKK), son dirigeant emprisonné Abdullah
tuait la principale plate-forme pour les Öcalan et plusieurs personnalités kurdes,
forces populaires et démocratiques turques dont certaines étaient membres du HDP.
en général, et pour le mouvement politique Une trêve fut conclue en 2013. La route était
kurde en particulier, il entendait la réduire encore longue, mais un grand pas avait été
au silence, faire barrage à toute opposition et franchi vers une réconciliation durable
bâillonner les voix qui, au Parlement, dénon- entre peuples turc et kurde. Cependant, en
çaient les violations des droits humains per- avril 2015, le régime d’Ankara a soudain
pétrées dans les régions à majorité kurde. décidé de durcir les conditions de détention
À partir de juillet 2015, une guerre de de M. Öcalan, dirigeant historique du PKK et
facto, aux conséquences funestes, fut déclen- architecte du processus de paix, à qui toute
visite et tout contact avec l’extérieur ont été
brusquement interdits. Cette stratégie de la
tension a abouti au déclenchement, à
Saz l’été 2015, de l’offensive militaire dans la
région kurde.
Le président ne voulait pas que le dialogue
L uth à manche long doté d’une caisse galbée en bois, le saz est un instrument à cordes
pincées partagé par les cultures musicales de plusieurs pays et régions (Iran, Irak, Cau-
case, Turquie, Bosnie-Herzégovine, Grèce, etc.). Dans la culture kurde (mais aussi alévie,
puisse se rouvrir. Pas question pour lui de
retourner à la table des discussions ou de
mettre fin à une guerre sans laquelle son
arménienne et assyro-chaldéenne), le saz accompagne le poète et chanteur (asik), rythme
trône risquerait de lui échapper. M. Erdoğan
les chansons populaires et les complaintes de la résistance, dans des registres à la fois
épiques et martiaux. En Turquie, jouer du saz et chanter en kurde a longtemps valu la pri-
* Leader du Parti démocratique des peuples (HDP) et auteur de
son (ou l’exil) à de nombreux artistes. l’ouvrage Et tournera la roue, Éditions Emmanuelle Collas, Paris,
2019. M. Demirtaş est détenu depuis le 4 novembre 2016 à la pri-
son d’Edirne, en Turquie.
n’hésita pas non plus à aligner dans son pour la Turquie et pour les pays du Proche- Christophe Petit-Tesson ///// Meeting du Parti
démocratique des peuples (HDP) en présence de son
viseur les Kurdes syriens qui ont héroïque- Orient. Nous avons assuré une représenta-
leader Selahattin Demirtaş, Istanbul, Turquie, 2015
ment combattu l’Organisation de l’État isla- tion aux citoyens arméniens, yézidis, arabes
mique (OEI). Ankara a ainsi fermé toutes les et assyriens, aux travailleurs, aux universi- Son hostilité tient aussi à notre engage-
frontières susceptibles d’être franchies par taires, à la jeunesse et aux femmes, aux alévis ment en faveur de l’égalité des ethnies et des
les combattants kurdes du Parti de l’union et aux sunnites, aux Turcs et aux Kurdes. sexes, antithèse absolue du profil sectaire et
démocratique (PYD, formation sœur du PKK Bref, c’est le pays dans toute sa diversité qui « mâle dominant » du Parti de la justice et du
en Syrie), bien que ces derniers n’aient est entré au Parlement, main dans la main, développement (AKP). Cette incompatibilité
jamais tiré une seule balle en direction de la avec sur les lèvres des chants de paix. est apparue au grand jour durant les négo-
Turquie (lire l’article de Dora Serwud ciations de paix, quand les représentants du
page 66). Deux mentalités différentes régime trouvaient systématiquement des
Au Proche-Orient, dont les frontières ont Oui, nous étions l’avenir de la Turquie. Mais objections à toutes nos exigences, nous
été dessinées sur un coin de nappe il y a un il y existait aussi une autre fraction : celle qui demandant par exemple : « Qu’est-ce que la
siècle (2), il semble impossible de s’extraire s’accroche à un passé d’oppression et qui a question des femmes a à voir avec le processus
de l’alternative mortelle entre la menace dji- échoué à apporter quelque bienfait que ce de paix kurde ? » Ils trouvaient cela étrange,
hadiste et des régimes despotiques. La seule soit au peuple. Notre succès aux élections du parce que nos mentalités différaient totale-
issue passe par un modèle démocratique 7 juin 2015 a contrarié les projets de modifi- ment. Parce que nous ne luttions pas seule-
séculier et pluraliste qui mette les différents cation de la Constitution de M. Erdoğan, ment pour les Kurdes : nous luttions pour
peuples et confessions sur un pied d’égalité, l’homme qui se prend pour un sultan. En tout le monde. n
avec des administrations locales plus fortes vertu de quoi le président a présenté notre
et autonomes, et un éventail plus large et parti comme un ennemi qui mérite d’être
(1) Ce parti regroupe depuis octobre 2012 des formations
plus solide de droits collectifs et individuels. écrasé à n’importe quel prix, nous qualifiant de gauche et écologistes, dont plusieurs sont issues du
mouvement kurde.
Aux élections de juin 2015, notre parti a de « terroristes », déclarant mort et enterré le
réussi à réunir 13 % des voix, grâce à un pro- (2) Allusion aux accords Sykes-Picot. Lire Henry Laurens,
processus de paix et replongeant le peuple
« Comment l’Empire ottoman fut dépecé », Le Monde diplo-
gramme qui promouvait cette vision à la fois dans la guerre civile des années 1990. matique, avril 2003.
A
PAR MIREILLE COURT & CHRIS DEN HOND * oût 2017. Malgré la nuit, une chaleur le principe d’autogouvernement local. Les
suffocante pèse encore sur Kamech- communes sont regroupées en trois cantons
liyé, dans le Nord-Est syrien. Vite sor- – Cezire, Kobané et Afrin [ce dernier sera
tis du petit aéroport toujours contrôlé par conquis par l’armée turque entre janvier et
quelques dizaines de policiers et de soldats du mars 2018] –, qui disposent chacun d’une
régime de M. Bachar Al-Assad, nous entrons assemblée législative et d’un gouvernement
immédiatement sur le territoire de la Fédéra- cantonal. Un Conseil démocratique devait à
tion démocratique de la Syrie du Nord, sou- terme coiffer les trois cantons. Les premières
vent appelée Rojava (« l’Ouest » en kurde). Le élections ont eu lieu en mars 2015 et ont été
long de la frontière turque, entre l’Euphrate et boycottées par les Kurdes syriens proches du
l’Irak, au moins deux millions de personnes Parti démocratique du Kurdistan (PDK),
(dont 60 % de Kurdes) résident alors sur ces comme Mme Narin Matini, membre de la
terres reprises par les armes direction du Mouvement de l’avenir kurde et
Les combats contre les forces aux djihadistes de l’Organisa- du Conseil national kurde (CNK), dirigé par
djihadistes n’ont pas empêché la mise tion de l’État islamique (OEI). M. Massoud Barzani, alors président du Gou-
en place d’un projet fondé sur C’est là où, depuis 2014, ces vernement régional du Kurdistan (GRK) ira-
le principe d’autogouvernement local Syriens vivent une expé- kien. Elle accueille les journalistes dans sa
rience politique inspirée par maison du quartier populaire de Kamech-
M. Abdullah Öcalan, le fondateur du Parti liyé : « Notre projet est un projet national
des travailleurs du Kurdistan (PKK), détenu kurde, un Kurdistan indépendant, dit-elle.
en Turquie depuis 1999. Abandonnant le Nous n’adhérons pas à celui d’une Fédération
marxisme-léninisme, le PKK et son allié démocratique de la Syrie du Nord. Les autori-
syrien du Parti de l’union démocratique tés [du Rojava] ont fermé nos bureaux et ont
(PYD) se réfèrent depuis les années 2000 au arrêté puis relâché nos dirigeants. Le gouver-
communalisme libertaire de l’écologiste nement autonome nous dit qu’il faut nous
américain Murray Bookchin (1921-2006) enregistrer pour avoir l’autorisation de fonc-
(lire l’encadré page 79). Adopté en 2014, leur tionner. Mais cela signifierait que nous le cau-
texte fondamental, le Contrat social de la tionnons. »
Fédération démocratique de la Syrie du
Nord, rejette le nationalisme et prône une Mouvement antinationaliste
société égalitaire, paritaire, respectueuse des L’opposition du PDK s’explique effective-
droits des minorités. ment par le fait que la fondation d’un État-
En cet été 2017, le Rojava est autonome de nation kurde ne fait plus partie des objectifs
facto. Excepté les enclaves de Hassaké et de fixés par M. Öcalan, qui présente son mouve-
l’aéroport de Kamechliyé, sous l’autorité de ment comme antinationaliste : « Il vise à
Damas, la région est contrôlée par les Forces accomplir le droit à l’autodéfense des peuples
démocratiques syriennes (FDS), qui regrou- en contribuant à la progression de la démo-
pent les combattantes et combattants kurdes cratie dans toutes les parties du Kurdistan,
des Unités de protection du peuple (YPG en sans toutefois remettre en cause les frontières
kurde), des Unités de protection des femmes
(YPJ) ainsi que des contingents de milices * Respectivement professeure d’anglais, membre de la coordi-
nation Solidarité Kurdistan, et journaliste. Tous deux ont coor-
arabes sunnites, yézidies et chrétiennes. donné (avec Stephen Bouquin) La Commune du Rojava. L’alter-
D’immenses drapeaux des YPG flottent sur native kurde à l’État-nation, Critica-Syllepse, Bruxelles-Paris, 2017.
politiques existantes », écrit-il de sa prison (1). mien. Cette opposition veut chasser Al-Assad Christophe Petit-Tesson ///// École de langue kurde
ouverte par le Parti de l’union démocratique (PYD),
« Nous ne voulons pas être séparés des autres et avoir le monopole du pouvoir. J’avais donc
Derite, Rojava, Syrie, 2012
territoires syriens, précise encore Mme Siham le choix entre le projet d’État religieux du
Queryo, coprésidente du comité des affaires Conseil national syrien, celui d’une Syrie
étrangères du gouvernement autonome du arabe nationaliste et celui d’un État pluraliste. chefs politiques. En revanche, les partis
canton de Cezire. Les Kurdes, les Arabes et La meilleure façon d’éviter que nous ayons de kurdes ne voulaient pas d’une révolution mili-
les Syriaques sont tombés d’accord en 2013 nouveau un dictateur à Damas, c’est de répar- tarisée qui dépende de la Turquie, de l’Arabie
pour établir un gouvernement autonome. » tir le pouvoir entre les régions. » saoudite et du Qatar. Le soutien de ces pays
Membre de la communauté chrétienne, qui À toutes nos haltes, de nombreux Kurdes aux groupes djihadistes a été catastrophique
englobe principalement les dénoncent les accusations de col- pour la révolution syrienne. »
« Les partis kurdes
Syriaques, les Assyriens et les lusion du Rojava avec Damas et Les Kurdes favorables à l’autonomie réfu-
Chaldéens, elle rappelle au pas- refusaient une reviennent sans cesse sur ce tent aussi l’accusation d’alignement sur la
sage que la liberté de culte est révolution militarisée qu’ils considèrent comme les politique américaine dans la région. « C’est
garantie et qu’il n’y a pas de reli- qui dépende de la erreurs stratégiques de l’opposi- un soutien militaire et pas politique ni écono-
gion d’État au Rojava. Turquie, de l’Arabie tion. Enseignant, M. Muslim Nabo mique », affirme le commandant Nasrin
M. Bassam Ishak, ancien direc- a étudié à l’université de Latta- Abdallah. Un accord « temporaire, transpa-
saoudite et du
teur exécutif d’une organisation quié. Ses amis et lui publiaient rent et tactique », selon plusieurs responsa-
Qatar. »
de défense des droits humains secrètement un magazine en bles kurdes que nous avons rencontrés.
originaire de Hassaké, a d’abord rejoint le kurde. Arrêtés en 2007 et transférés à En 2014 puis en 2015, deux rapports inter-
Conseil national syrien (CNS), partie pre- Damas, ils ont été entassés dans une cellule nationaux ont jeté le trouble sur la politique
nante de la Coalition, qui siégeait à Istanbul, minuscule et battus pendant trois mois. réelle du PYD dans les zones reprises à l’OEI,
avant de gagner le Rojava : « Quand la révo- « Certains disent que nous soutenons le notamment à Tell Abyad : « En détruisant
lution est passée des manifestations paci- régime d’Al-Assad. C’est un mensonge », délibérément les habitations de civils, dans
fiques à l’insurrection armée, il est devenu évi- affirme-t-il. Nous avons beaucoup souffert de certains cas en rasant et en incendiant des
dent que le CNS avait un projet différent du ce régime, qui a torturé et tué certains de nos villages entiers, en déplaçant leurs habi- ☛
ind
dépendant et engag
gé d’exemple Mme Sara Al-Khali, l’une des res-
ponsables de cette structure. Il n’est pas évi-
dent d’appliquer ces nouvelles dispositions
CHAQUE JOUR, CHAQUE SEEMAINE, dans une société traditionnelle. Mais, peu à
UN AUTRE
E REGARD SUR L’ACTUALITÉ
A peu, les gens commencent à l’accepter. »
Au Rojava, les exemples de l’application
directe de principes inspirés du communa-
lisme de Murray Bookchin ne manquent pas.
« Ici, chaque rue, chaque quartier peut créer
une commune, confirme M. Ibrahim Moussa,
habitant de Kobané. C’est comme un gouver-
C
ment 500 ont dû aller en justice. » ’est en lisant l’œuvre prolifique de Murray Bookchin (1921-2006) et en échangeant
Notre avant-dernière étape est Manbidj, avec lui depuis sa geôle turque, où il purge une peine d’emprisonnement à vie, que
ville libérée en août 2016 de la férule de l’OEI le chef historique du mouvement kurde, M. Abdullah Öcalan, a fait prendre au Parti des
par les FDS, au terme d’une violente bataille travailleurs du Kurdistan (PKK) un virage majeur pour dépasser le marxisme-léninisme
qui a vu celles-ci se battre aussi contre les des premiers temps. Le projet internationaliste adopté par le PKK en 2005, puis par son
troupes turques et contre une partie de l’Ar- homologue syrien, le Parti de l’union démocratique (PYD), vise à rassembler les peuples
mée syrienne libre (ASL). Dans le souk, la du Proche-Orient dans une confédération de communes démocratique, multiculturelle
diversité culturelle saute aux yeux. Des et écologiste.
femmes couvertes du voile intégral font Écologiste radical et visionnaire, Bookchin avance l’idée selon laquelle l’irrationalité du
leurs courses à côté de femmes tête nue. Des capitalisme et sa faiblesse fatale ne résideraient pas, comme l’affirmait Karl Marx, dans
Arabes vendent des fruits à côté de bouchers sa propension inéluctable à l’autodestruction, mais dans son conflit avec l’environnement
kurdes et de boulangers circassiens. Ahmed, naturel, sa logique de croissance destructrice à la fois de la nature et de la santé humaine.
un Turkmène, prépare des pizzas et balaie En 1964, son pamphlet « Écologie et pensée révolutionnaire » fixe l’idée fondatrice de l’éco-
l’idée d’une intervention turque. « Nous logie sociale : « L’obligation faite à l’homme de dominer la nature découle directement de
vivons ici ensemble, comme des frères. La la domination de l’homme sur l’homme (1) » – celle-ci incluant la domination de genre,
relation entre les communautés turkmène, d’ethnie, de race aussi bien que de classe. D’où une proposition qui a valeur de pro-
kurde, arabe, tchétchène est très bonne. Il y a gramme : seule l’écologie sociale radicale peut entraîner le dépassement du capita-
même des mariages mixtes. Alors qu’est-ce lisme (2). Et, réciproquement, une révolution sociale apparaît à Bookchin comme la clé
que la Turquie viendrait faire ici ? » du changement écologique.
En 1971, il élabore un programme politique pour l’écologie sociale : le municipalisme
Tireurs d’élite et attentats libertaire (3), un projet de « démocratie communale directe qui s’étendra graduellement
Mme Abeer Al-Aboud appartient à la grande sous des formes confédérales (4) ». Les militants sont invités à travailler à une « recons-
tribu arabe des Beni Sultan. Elle aussi s’em- truction radicale » des institutions locales par le bas, à créer des assemblées citoyennes,
porte contre les ambitions prêtées à la Tur- des « formes de liberté » assez fortes pour supprimer le capitalisme et assez légitimes
quie : « Nous contestons radicalement les allé- pour empêcher toute forme de tyrannie. Ils ont également vocation à se porter candidats
gations turques selon lesquelles les Kurdes aux élections locales, à municipaliser l’économie et à se confédérer avec d’autres com-
domineraient les citoyens arabes, turkmènes, munautés afin de former un pouvoir alternatif pour « contrer la centralisation du pouvoir
tchétchènes ou tcherkesses. Les cinq commu- de l’État-nation ». Ce programme a un nom : le communalisme.
nautés sont représentées dans le grand Benjamin Fernandez, sociologue et journaliste.
conseil, et les Arabes sont majoritaires dans
tous les autres. La Turquie essaie de salir (1) Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, Écosociété, Montréal (Canada), 2016. On peut retrouver de nombreux
notre réputation. Si elle veut se battre contre textes traduits en français sur www.ecologiesociale.ch
les Kurdes sous ce prétexte, nous, les Arabes, (2) Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, Atelier de création libertaire, Lyon, 2012.
(3) Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire : la politique de l’écologie sociale, Écosociété, 1998.
ferons corps avec eux pour défendre notre
(4) Murray Bookchin, From Urbanization to Cities :Towards a New Politics of Citizenship, Cassell, Londres (Royaume-
mosaïque de peuples. » Uni), 1995.
Nous voici à Rakka, dans un décor par-
semé de bâtiments détruits et de voitures
calcinées. Les tireurs d’élite et les attentats
djihadistes ralentissent la progression des uniformes sont différents. Les uns sont
FDS. Un groupe de jeunes miliciennes yézi- arabes, les autres kurdes ou yézidis, mais
dies, une minorité religieuse kurde d’Irak, se tous écoutent attentivement les échanges
prépare à partir au front. L’une d’elles par radio entre un membre du groupe et
affirme vouloir venger toutes les femmes l’état-major des FDS, qui leur transmet les
victimes de l’OEI. De la terrasse de l’immeu- instructions. Leur pause est de courte durée.
ble où les combattants viennent se restaurer L’OEI résiste et, même si sa défaite est annon-
et se reposer, la vue sur cette agglomération cée comme inéluctable, d’autres combats
qui comptait autrefois 200 000 habitants est restent à mener pour que le nom du Rojava
impressionnante. À l’étage du dessous, des ou de la Fédération démocratique de la Syrie
combattants partagent un grand plat de riz, du Nord figure un jour sur les cartes.
de légumes et de poulet. Les insignes de leurs Mireille Court & Chris Den Hond
L
PAR LAURENT PERPIGNA IBAN * e 25 septembre 2017, les Kurdes d’Irak venait de débuter. Une autre déconvenue suivit
appelés à se prononcer par référendum avec la reprise par Bagdad de la quasi-totalité
votaient à 92,73 % en faveur de l’indépen- des « zones disputées » : ces territoires multi-
dance de leur région. À Erbil, la capitale, comme communautaires, au centre d’un différend his-
ailleurs, un calme déroutant s’installait dès la torique jamais résolu entre le pouvoir central
proclamation des résultats, à peine troublé par et le GRK, étaient passées progressivement
quelques manifestations de joie. Chacun sem- sous le contrôle des Kurdes, notamment à la
blait déjà se préparer au jour faveur de la guerre face à l’Organisation de
Quelques jours après le vote, d’après. Car, dès l’annonce de l’État islamique (OEI) (2014-2018). Le 16 octo-
Bagdad ordonnait la suspension de la tenue de ce référendum en bre, la reconquête-éclair de la ville de Kirkouk
toutes les liaisons internationales juin 2017, partenaires et alliés – dont les réserves pétrolières sont estimées à
au départ et à destination du Kurdistan du Gouvernement régional du neuf milliards de barils – par les milices chiites
Kurdistan (GRK), autonome Hachd Al-Chaabi ainsi que quelques unités de
depuis la Constitution de 2005, s’étaient désoli- l’armée irakienne allait donner un caractère
darisés, les uns après les autres, de l’initiative. irréversible au revers kurde.
Cette consultation unilatérale réussit à unir
contre elle le gouvernement central de Bagdad, Illusion de toute-puissance
l’Arabie saoudite, les États-Unis, l’Iran et la Tur- Pourquoi M. Massoud Barzani s’est-il entêté à
quie, pendant que le seul soutien, pour le moins maintenir le scrutin, malgré les avertissements
embarrassant, arrivait tout droit d’Israël. répétés de la « communauté internationale »?
Pour calmer le jeu, les dirigeants du GRK L’idée d’un référendum d’indépendance ger-
avaient annoncé que ce référendum n’était mait depuis plusieurs années dans son esprit.
qu’un préalable à l’ouverture de « discussions Mais c’est l’évolution du contexte régional et
international qui allait convaincre le président
du GRK que l’heure était venue. La guerre
Bibliographie contre l’OEI avait propulsé Erbil au rang de
MICHAEL KNAPP, ANJA FLACH ET ERCAN AYBOGA, GÉRARD CHALIAND, AVEC LA COLLABORATION DE SOPHIE capitale régionale, convertie pendant plusieurs
Revolution in Rojava. Democratic Autonomy MOUSSET, La Question kurde à l’heure de Daech,
and Women’s Liberation in Syrian Kurdistan, Seuil, Paris, 2015. années en centre opérationnel de la coalition
PlutoPress, Londres, 2016.
Spécialiste des conflits armés et internationale. M. Barzani, lui, s’était imposé
S’appuyant sur une enquête de terrain sympathisant de longue date de la cause
menée entre 2014 et 2016, après la mise kurde, Gérard Chaliand revient entre autres,
comme un acteur politique incontournable au
en place de cantons autonomes dans dans cet essai paru peu de temps après la cœur d’un Proche-Orient déchiré. Une illusion
le Nord-Est syrien et la proclamation bataille de Kobané (Syrie), sur l’importance de toute-puissance renforcée par la coopéra-
de la Constitution du Rojava, cet ouvrage et la portée du combat des peshmergas
examine les principes fondateurs et le syriens contre l’Organisation de l’État tion entretenue avec les États-Unis depuis le
fonctionnement du communalisme kurde. islamique (OEI). début des années 2000. Fort de cette alliance
DAVID L. PHILLIPS, The Great Betrayal. How America LAURE MARCHAND, Triple Assassinat au 147, qu’il pensait inébranlable, le leader du Parti
Abandoned the Kurds and Lost the Middle East, rue Lafayette, Solin - Actes Sud, Arles, 2017.
I. B. Tauris, Londres, 2019. démocratique du Kurdistan (PDK) évalua la
Le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes,
Professeur à l’université Columbia et ancien dont une éminente figure du PKK, sont prise de risque : dans le contexte d’alors, il
conseiller du département d’État sous les assassinées en plein Paris par un estima que la République islamique d’Iran
administrations Clinton, Bush et Obama, en ultranationaliste turc qui mourra en prison
qualité d’expert des droits humains, David
– avec qui le GRK entretient de solides relations
avant l’ouverture de son procès. La
L. Phillips met en lumière le jeu trouble de la journaliste Laure Marchand a enquêté sur commerciales (6 milliards d’euros d’échanges
diplomatie américaine à l’égard des Kurdes, cette affaire dans laquelle les services annuels) – ne pouvait décider des mesures
notamment en Irak. d’Ankara sont pointés du doigt.
* Journaliste.
MAGNUM PHOTOS
coercitives. Il savait également la Turquie d’un Kurdistan irakien plus que jamais indis- Emin Ozmen ///// Statue représentant un peshmerga
à l’entrée de la ville de Kirkouk, Irak, 2017
dépendante de ses échanges économiques avec pensable à l’équilibre régional. Et, s’il a sous-
Erbil (chiffrés, eux, à plus de 15 milliards de dol- estimé la capacité du gouvernement irakien
lars annuels). à réagir, tous ses calculs n’étaient pas faux, nationale. Et l’UPK, qui a participé à l’élabora-
De plus, les profondes mutations au sein de loin de là : en dépit des gesticulations et des tion du référendum, n’est pas en reste, avec
l’échiquier politique kurde poussèrent M. Bar- menaces d’Ankara et de Téhéran, les échanges dix-huit sièges. Les élections pour le Parlement
zani à agir. L’année 2017 fut marquée par la économiques entre le GRK et ses puissants voi- kurde d’octobre 2018 ont confirmé la ten-
disparition politique de ses deux sins n’ont jamais cessé, même au dance, avec quarante-cinq sièges pour le PDK.
Le projet
rivaux historiques : Nawshirwan plus fort de la crise. De plus, les élites Enfin, le projet indépendantiste, s’il a été
Mustafa, leader du parti Goran, indépendantiste, kurdes sortent même renforcées de refroidi par les conséquences de ce référen-
décédé au mois de mai, et Jalal Tala- s’il a été́ refroidi l’épreuve : seules et contre tous, elles dum, semble loin d’être oublié. Si les Kurdes
bani, leader de l’Union patriotique par les conséquences ont perpétué le rêve encore vivace d’Irak se font discrets sur cette question, ils
du Kurdistan (UPK) et président de de ce référendum, d’une nation kurde. Un ciment ne manquent pas d’observer avec attention le
la République irakienne de 2005 semble néanmoins nationaliste qui a permis à M. Bar- contexte national et international. Dans un
à 2014, gravement malade, qui zani d’asseoir encore un peu plus Irak plongé dans une grave crise politique et
loin d’être oublié
décédera quelques jours après le son autorité, d’autant que son clan sociale (1), l’hypothèse d’une décomposition
référendum. En l’absence d’opposition, et dans se trouve aujourd’hui à tous les étages du pou- et d’un démembrement du pays ne serait pas
un Irak en pleine fragmentation politique, fai- voir. Netchirvan, son neveu, et Masrour, son fils, pour leur déplaire. D’autant qu’avec ce réfé-
ble politiquement et militairement, M. Barzani occupent ainsi les postes de président et de pre- rendum ils possèdent désormais un docu-
jugea que le temps du référendum était venu. mier ministre du GRK. ment officiel, démocratiquement établi,
La tournure des événements lui aura donc Les élections législatives irakiennes de attestant les aspirations profondes de la
donné tort, mais sa démission du poste de pré- mai 2018 ont démontré que le PDK n’avait rien population du Kurdistan. n
sident du GRK à la fin du mois d’octobre 2017, perdu de son influence : fort de ses vingt-cinq
en pleine tourmente politique, a tout d’un sièges, il est devenu, sans avoir à former de
(1) Lire Feurat Alani, « Les Irakiens contre la mainmise de
trompe-l’œil : M. Barzani demeure l’acteur-clé coalition, le premier parti d’Irak à l’échelle l’Iran », Le Monde diplomatique, janvier 2020.
LE LONG CHEMIN
DE LA GAUCHE KURDE
Au cours des dernières décennies, les partis prokurdes favorables à une participation
au jeu politique en Turquie ont régulièrement été confrontés à la répression
des autorités, qui les accusaient de complicité avec le Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK). Cette démarche légaliste a toutefois mené à des succès, comme
l’ont montré les multiples gains électoraux du Parti démocratique des peuples (HDP).
F
PAR JEAN-MICHEL MOREL * ondé en 2013, le Parti démocratique des
peuples (HDP) a fait sien le point de vue
de M. Abdullah Öcalan, leader et cofon-
dateur du Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK), pour qui la reconnaissance de l’identité
millénaire kurde n’implique pas l’indépen-
dance. Coprésidé par M. Selahattin Demirtaş,
incarcéré depuis novembre 2016 par le pou-
voir turc (lire son article page 74), le HDP se
veut d’abord un parti fédérateur rassemblant
des Kurdes, des Turcs, des Arméniens, des vingt-deux sièges. Mais, quand la députée
Assyro-Chaldéens, des Turkmènes, etc. Cette Leyla Zana a prêté serment en déclarant en
formation se revendique aussi de gauche, kurde : « Vive la fraternité entre les peuples
féministe, écologique, portant les revendica- turc et kurde », elle et ses compagnons ont été
tions de toutes les minorités sexuelles. L’his- évincés de l’Assemblée nationale et condam-
toire du HDP se confond ainsi avec celle des nés à quinze ans de prison.
luttes sociales de l’ensemble Au fil du temps, pour pouvoir résister aux
Pour pouvoir résister aux multiples
du peuple turc. Comme le multiples interdictions dont il a été l’objet, le
interdictions dont il a été́ l’objet, raconte M. Doğan Özgüden, parti prokurde a dû régulièrement changer
le courant pro -kurde devait rédacteur en chef de l’agence d’identité. En quelque vingt-trois ans, le futur
régulièrement changer d’identité́ de presse Info-Türk, basée à HDP a été précédé par la création d’une
Bruxelles : « Après sa création dizaine de partis aux noms différents dans
en 1961 (…), le Parti ouvrier de Turquie (TIP) a lesquels les termes « paix », « démocratie » et
grandi grâce au soutien massif des camarades « peuple » reviennent régulièrement. En 1999,
kurdes. (…) Le TIP a été interdit après le coup malgré la capture de M. Öcalan, la fermeture
d’État de 1971 parce qu’il avait déclaré que “le de la télévision kurde, l’interdiction de fêter
peuple kurde a le droit d’exercer ses droits poli- Newroz, le Nouvel An kurde, la mise en place
tiques en Turquie” (1). » d’un régime d’exception militaire dans le Kur-
Reprenant ce mot d’ordre, les Kurdes se distan turc, le Parti de la démocratie du peu-
sont employés à poser les bases d’une activité ple (Hadep) – créé en 1994 et interdit en 2003
politique le plus autonome possible. À l’oc- – a pu participer aux élections municipales,
casion des élections législatives d’octo- unique terrain politique restant aux Kurdes.
bre 1991, pour la première fois, des candidats Il l’a emporté dans trente-sept mairies, dont
kurdes se sont présentés sous l’étiquette celles de villes importantes comme Diyar-
favorable à leur cause : le Parti du travail du bakır, Van ou Batman.
peuple (HEP), rejoignant les listes du Parti Au début des années 2000, le souhait de la
social-démocrate (SHP). Ils ont ainsi obtenu Turquie d’entrer dans l’Union européenne a
contraint l’État à lâcher du lest en matière de
droits démocratiques. Le mouvement poli-
* Collaborateur du journal en ligne Orient XXI et écrivain. Dernier
roman paru : Retour à Kobané, Éditions A-Eurysthée, Jongny tique kurde s’est alors considérablement
(Suisse), 2018. renforcé dans le pays, obtenant des droits
linguistiques et culturels. Même si les pou- quarante ans maintenant qu’il y a la lutte Mathias Depardon ///// Selahattin Demirtaş
dans son bureau au siège de son parti (HDP)
voirs des municipalités sont restés très limi- armée (…). Mais nous savions que la seule voie
à Ankara, Turquie, 2015
tés, l’état d’exception militaire ayant été levé militaire ne pouvait pas aboutir à une solu-
peu à peu, les gens ont pu retrouver un peu tion. Il a fallu du temps aux différents groupes cessus de paix. Se sentant acculée, une partie
de répit. Un semblant de processus de paix de gauche et aussi au mouvement kurde pour du mouvement kurde a repris la lutte armée
fut lancé, M. Öcalan restant l’incontournable aboutir au projet HDP, c’est-à-dire à l’union à l’intérieur des villes du Kurdistan, condui-
interlocuteur pour le négocier. de toutes les forces démocratiques (2). » sant des alliés du HDP à s’en détacher. Après
En 2002, c’est le Parti démocratique du avoir mené une répression d’une extrême
peuple (Dehap) qui a représenté le mouve- Capacité à nouer des alliances violence, M. Erdoğan a convoqué de nou-
ment progressiste kurde aux élections natio- Afin d’obtenir au moins 10 % des suffrages velles élections. Contrairement à ses attentes,
nales, obtenant trois millions de voix et 7 % aux élections nationales, le HDP a décidé de les résultats électoraux du HDP, quoique en
des suffrages. N’ayant pas réussi à franchir changer de stratégie. Il s’est présenté comme baisse, n’ont toujours pas permis au prési-
la barre des 10 %, il n’a eu aucun représentant une force politique indépendante, abandon- dent d’avoir une majorité pour modifier la
au Parlement. En 2007, pour surmonter cet nant le recours aux candidatures indivi- Constitution.
obstacle, son successeur, le Parti pour une duelles. Dès lors, la question des alliances Après la tentative de coup d’État de juil-
société démocratique (DTP), a décidé de ne s’imposait comme un enjeu majeur. Le HDP let 2016, la dérive autoritaire du régime s’est
pas se présenter aux élections législatives en devait faire la démonstration qu’il était capa- intensifiée. Neuf députés kurdes du HDP ont
tant que tel mais de soutenir des candidats ble de tendre la main à d’autres composantes été arrêtés, de même que les deux coprési-
individuels. Cette stratégie lui a permis d’ob- du corps social et politique, ouvrant ainsi des dents de ce parti ; des maires kurdes ont été
tenir vingt-deux sièges. Deux ans après, dans perspectives à l’ensemble du mouvement révoqués, la xénophobie antikurde a été réac-
plus de cent villes et villages du Bakour, le progressiste turc. tivée par l’AKP et ses alliés d’extrême droite.
DTP a emporté la mairie. Aux élections légis- En février 2015, Ankara et des cadres du Trois ans après, la Turquie est devenue un
latives, le Parti démocratique des régions HDP ont signé une déclaration commune qui pays de plus en plus répressif, en proie à une
(DBP) a envoyé trente-six députés au Parle- officialisait la reconnaissance d’une identité redoutable tentation autocratique.
ment – tous des candidats individuels. kurde en Turquie. Mais, quand en juin, aux Dans ce contexte délétère, son avenir démo-
Pour le Hadep, nouer des alliances s’était élections législatives, le HDP obtint 13 % des cratique ne peut passer que par l’existence et
avéré compliqué, la gauche rechignant à s’al- votes des électeurs et quatre-vingt sièges, la consolidation d’un parti comme le HDP. n
lier avec la « vitrine du PKK ». La création du privant ainsi M. Recep Tayyip Erdo ğan des
HDP a changé la donne, comme le rappelle voix nécessaires pour réformer la Constitu-
(1) Chris Den Hond, « Une histoire mouvementée des
M. Murat Ronî, membre du Conseil démo- tion afin de mettre en place un régime prési- Kurdes de Turquie », Orient XXI, 28 novembre 2016
cratique kurde de France, (CDK-F) : « Ça fait dentiel fort, celui-ci a rompu le fragile pro- (2) Ibid.
E
PAR MIREILLE COURT & CHRIS DEN HOND n ce mois de novembre 2018, nous parcelle de la Syrie, accusant, en décem-
sommes à Aïn Issa, centre administratif bre 2017, les Kurdes d’être des traîtres. Début
de la Fédération démocratique de la mai 2018, il affirmait néanmoins dans une
Syrie du Nord, appelée aussi Administration déclaration télévisée que la porte restait
autonome du Nord et de l’Est de la Syrie ou ouverte pour un dialogue avec les FDS, tout
encore Rojava. Mme Ilham Ahmed nous en prenant soin de qualifier les institutions
accueille. Cette Kurde originaire d’Afrin pré- mises en place dans le nord et l’est de la Syrie
side l’exécutif du Conseil démocratique syrien de « structures temporaires ». En octo-
(CDS), la branche politique des Forces démo- bre 2019, la prise de contrôle d’une portion
cratiques syriennes (FDS) qui contrôlent tout du Rojava par l’armée turque débouchait sur
le nord-est du pays. D’emblée, elle détaille le un accord entre Ankara et Moscou permet-
projet d’autonomie que tant le déploiement de l’armée du régime
Le régime syrien a juré à plusieurs
défend cette alliance kurdo- syrien dans la région.
reprises de regagner chaque parcelle arabe : «Nous exigeons que la
de la Syrie, Rojava compris, Syrie de demain comprenne Le partage des ressources
tout en se disant ouvert au dialogue des zones autonomes. Nous Jusqu’en 2017, le Rojava était composé de trois
voulons une nouvelle Consti- cantons à majorité kurde : Afrin, Kobané et
tution dans laquelle la décentralisation sera Cezire. Après la conquête de Rakka, en octo-
inscrite », nous explique celle qui, en juil- bre 2017, et la perte d’Afrin, en mars 2018, la
let 2018, a conduit une délégation du CDS à fédération autonome abrite moins de Kurdes
Damas pour les premiers pourparlers avec le et davantage d’Arabes. D’où l’importance
régime de M. Bachar Al-Assad. d’une alliance solide entre ces deux peuples.
Une rencontre officielle avait déjà eu lieu L’ambiance étrange de Kamechliyé, la capitale
à Tabka, où un barrage hydroélectrique sur du canton de Cezire, illustre la complexité de
l’Euphrate avait grand besoin de réparations. la situation, avec des quartiers entiers qui res-
Seul le pouvoir en place pouvait fournir les tent sous le contrôle du régime. La population
techniciens et les pièces de rechange pour les chrétienne syriaque est divisée entre soutien
vannes défectueuses. Si une coopération à Damas et adhésion au projet de gouverne-
technique entre le CDS et Damas était alors ment autonome. Mme Elizabeth Gawryie,
envisageable, une entente politique demeu- membre du gouvernement autonome pour la
rait improbable. « Nous nous sommes rendu communauté chrétienne syriaque et de la
compte, en écoutant les déclarations du délégation de négociation, nous accueille dans
régime, que les pourparlers étaient pour lui un local associatif. Elle évoque la question du
une question tactique. Il n’y a pas de sérieux partage des ressources, et notamment du
efforts de sa part pour les faire avancer », pétrole, dont les principaux puits sont sous le
poursuit Mme Ahmed. contrôle du gouvernement autonome. « La
Les négociateurs du CDS sont allés à Syrie est un pays riche. La répartition des reve-
Damas sans poser de conditions préalables. nus devra être abordée lors des prochaines
M. Hikmet Habib, Arabe de Kamechliyé, négociations. Nous avons proposé à Damas de
adjoint de Mme Ahmed et membre de la délé- créer des comités bilatéraux pour les services
gation, explique : « Nous n’utilisons pas de publics, la santé et l’économie.»
grands slogans comme : “Nous voulons la À Tell Abyad, petite ville proche de la fron-
chute de Bachar Al-Assad.” Ce n’est pas le tière turque, la tension est palpable. L’Orga-
nisation de l’État islamique (OEI), chassée aux yeux. L’occupation par la Turquie de ce Christophe Petit-Tesson
par les FDS en 2015 après d’âpres combats, canton à majorité kurde est vécue comme un ///// Manifestation de Kurdes
en soutien à des jeunes refusant
y avait une base sociale. L’ingérence de la traumatisme. En janvier 2018, après des d’accomplir le service militaire
Turquie et de ses alliés est permanente. À tractations, la Russie a autorisé la Turquie à en Syrie, Kamechliyé, Rojava,
Syrie, 2012
cela s’ajoute le poids d’un passé douloureux, l’envahir. La coalition menée par les États-
car la ville fait partie d’une région où le Unis a fermé les yeux, et les mêmes forces
régime baasiste avait installé des popula- kurdes qui avaient chassé l’OEI de Kobané et
tions arabes dans les années 1960 et dépos- de Rakka, et sauvé les yézidis
sédé des Kurdes de leurs terres. Ces derniers des djihadistes à Sinjar, s’y En janvier 2018, l’occupation militaire
veillent à ne pas se montrer revanchards, sont fait massacrer dans l’in- par la Turquie du canton d’Afrin,
comme l’explique M. Reshad Kurdo, dont la différence de la « commu- l’un des trois piliers du Rojava,
famille a été spoliée : « Quand les FDS ont nauté internationale ». En
a été vécue comme un traumatisme
libéré Tell Abyad de l’OEI, nous n’avons novembre 2019, la Syrie était
chassé personne. Nous n’avons pas récupéré ainsi un imbroglio d’alliances contradic-
nos terres prises par les Arabes il y a cin- toires. Les Kurdes d’Afrin, à l’ouest de l’Eu-
quante ans. Nous attendrons une solution phrate, étaient protégés par la Russie, qui
politique. » les a lâchés. Les Kurdes à l’est de l’Euphrate
Interrogé, un garagiste kurde reste scep- et à Manbidj l’étaient par la coalition menée
tique : « Même si nous bâtissions un paradis, par les États-Unis et la France avant d’être
les Arabes ne nous feraient pas confiance. Ils abandonnés à leur sort par Washington.
pensent que les Kurdes veulent les dominer. Et Deux coups durs majeurs qui n’entamaient
nous, nous craignons que la Turquie ne fasse pas la détermination des autorités du
ici la même chose qu’à Afrin. » Rojava, ces dernières reconnaissant néan-
Afrin… Chaque fois que nous prononçons moins que l’année 2020 serait décisive pour
ce nom, nos interlocuteurs ont les larmes leur projet politique. n
L
PAR SYLVAIN MERCADIER * e Kurdistan, défendu par ses célèbres comme servant ses propres intérêts. Cela a
peshmergas, jouit d’une image positive insufflé un désir de changement.»
dans un Proche-Orient miné par l’insta- En 2005, un groupe d’activistes formé
bilité. Bénéficiant d’une autonomie renforcée autour de syndicats et d’intellectuels investit
par la Constitution de 2005, il édicte en partie les rues de Kalar, capitale du Garmian (sud-
ses lois grâce à un parlement régional. Toute- est du Kurdistan), et appelle à des réformes
fois, la région connaît une nette division poli- ainsi qu’à une meilleure gestion des services
tique et géographique. Deux partis, l’Union publics. La contestation est durement répri-
patriotique du Kurdistan (UPK), dominé par la mée, avec l’arrestation de ses instigateurs,
famille Talabani, et le Parti démocratique du mais elle a toutefois fortement contrasté avec
Kurdistan (PDK), du clan Barzani, se partagent de précédentes manifestations très vite récu-
le pouvoir au sein du Gouvernement régional pérées par les partis. Cette fois, les activistes
du Kurdistan (GRK), appuyés par leurs services refusent l’instrumentalisation et inventent de
de sécurité et des milices privées. Gérant leurs nouvelles formes de protestation mêlant ate-
territoires respectifs, ils ont imposé un règne liers d’expression populaire, campagnes de
autoritaire qui remet sérieu- sensibilisation, désobéissance civile et appels
La violence exercée par les élites sement en cause la liberté à la mobilisation. Malgré les menaces et la
politiques n’a pas empêché l’apparition d’expression malgré un plura- violence, l’agitation gagne d’autres villes dans
d’une dissidence au sein lisme de façade. la province de Souleimaniyé.
d’une société de plus en plus critique Alors que le PDK réprime
brutalement toute forme de Trois catégories de médias
contestation sérieuse, l’UPK a permis le déve- Représentatif de cette nouvelle génération de
loppement d’une opposition politique minori- militants, M. Kamaran Osman, originaire de
taire et l’éclosion d’une presse libre, tant que Shwarkurna, dans les environs de Ranyeh,
celles-ci ne dépassent pas certaines limites. Le s’est engagé dans la lutte contre la corruption
journaliste Asos Hardi, directeur et fondateur avant même son entrée à l’université. Empri-
du journal indépendant Awene, connaît bien sonné et blessé à plusieurs reprises, il subit de
cette situation. «Le confrère qui critique le PDK nouvelles menaces de mort après avoir
aura intérêt à s’installer à Souleimaniyé. S’il dévoilé un trafic de lots d’habitations dont
dénonce l’UPK, il vivra à Erbil. Mais, s’il s’en s’est rendu coupable le maire UPK de son vil-
prend aux deux, il se fera forcément écraser.» lage natal.
Notre interlocuteur ajoute que les deux partis Les médias ne sont pas épargnés, malgré
dominants «ont été façonnés par un marxisme- l’éclosion d’une presse libre en 2000 avec la
léninisme radical et par une tradition militaire création du journal Hawlati. Les enquêtes de
bien ancrée. S’y associent le tribalisme et l’allé- fond sur la corruption et les mises en cause
geance inflexible d’une part de l’électorat». des hommes de pouvoir mènent souvent à
Ces formations disposent aussi d’hommes de des représailles. M. Hardi hiérarchise les
main qui s’emploient à intimider, menacer, médias en trois catégories : « Les indépen-
enlever et torturer quiconque menacerait dants se comptent sur les doigts de la main. Ce
l’image des politiciens. Ils infiltrent les mani- sont les seuls qui présentent leur bilan finan-
festations pour décrédibiliser les revendica- cier. Suivent ceux directement affiliés à un
tions populaires. Mais cette violence n’a pas parti, comme KNN (Gorran) ou encore Kurdsat
(UPK) et enfin les médias dits “de l’ombre”, qui
* Journaliste. prétendent être indépendants et qui ne le sont
pas, comme Rudaw ou Kurdistan24, tous deux emmené de force dans un fourgon et dispa- petits aux plus grands. Il était irréprochable
affiliés au PDK. » raît. On retrouve son corps deux jours plus dans son travail », nous explique Mme Shirin
Lorsqu’un média indépendant publie un tard à Mossoul avec deux balles dans la tête. Amin, sa veuve.
article sur la sexualité, critique la religion ou Pour nombre de nos interlocuteurs, le jeune Garmiani a tout connu. Menaces, procé-
le carcan patriarcal, les réactions les plus homme a commis l’erreur de s’en prendre dures judiciaires, incarcération, passage à
négatives viennent d’abord de la frange directement à M. Massoud Barzani, le puissant tabac et finalement la mort. En 2011, il se fait
conservatrice de la société. Les partis domi- leader du PDK, président de la région auto- casser le nez par les hommes de main de
nants s’alignent alors sur celle-ci, car elle nome de 2005 à 2017. Dans un poème sati- M. Mahmoud Sangawi, responsable politique
forme une base électorale cruciale. Il est dif- rique, il disait être tombé amoureux de sa fille. au sein de l’UPK. « Je vais venir à Kalar et te
ficile dans ces conditions d’instaurer un réel Un «affront» que la mentalité tribale exige de tuer » : c’est en ces termes que M. Sangawi a
débat de société, d’autant que le pouvoir n’hé- punir. Face aux soupçons qui pesaient sur lui, menacé le journaliste au téléphone ; un
site pas à instrumentaliser le système judi- M. Barzani a ordonné la formation d’une com- échange enregistré par l’intéressé, qui por-
ciaire contre les journalistes. L’une des mission d’enquête pour élucider le meurtre. tera plainte, sans suite. Garmiani s’était éga-
lement rapproché du consulat américain
pour demander une protection. Sa requête
est restée lettre morte. Plus de cinq ans après
les faits, le coupable court toujours. « L’UPK
bloque le processus judiciaire ; nous exigeons
que justice soit faite », dénonce Mme Amin.
La propagande et le lobbying
Pour le pouvoir politique, le recours à la vio-
lence n’est pas toujours la norme. Les dirigeants
ferment parfois les yeux sur certaines critiques.
«Par exemple, si une délégation européenne est
de passage dans la région, ils vont laisser les
journalistes travailler et mettre en avant les cri-
tiques qui les visent » explique M. Hardi, lui
même victime d’une agression en 2011. Toute-
MAGNUM PHOTOS
MAGNUM PHOTOS
Emin Ozmen ///// Femmes kurdes à proximité d’un centre de vote, Erbil, Kurdistan, Irak, 2017
L
’image médiatique des femmes kurdes Il est évident que cette image guerrière ne nuent de faire face à la fois aux forces djiha-
combattantes, notamment contre l’Or- résume pas la complexité de la vie des femmes distes mais aussi à l’armée turque. Dans ces
ganisation de l’État islamique (OEI), n’est kurdes et qu’elle ne tient pas compte des diffi- multiples guerres, les femmes ont accès à des
pas nouvelle. Dans Voyage en Orient (1841), cultés qu’elles rencontrent en tant que mem- positions importantes comme le veut une
Alphonse de Lamartine évoque déjà des «ama- bres d’une minorité ethnique dans les quatre tradition égalitaire de gauche bien ancrée au
zones». Dans sa livraison du 22 avril 1854, le pays qui se partagent le Kurdistan. Pour Rojava. Mme Ilham Ahmed, coprésidente du
magazine britannique The Illustrated London autant, elle relève d’une vérité historique. Conseil exécutif du Rojava, est ainsi une
News qualifie quant à lui Kara Fatima Kha- La longue histoire de leur peuple, marquée figure emblématique kurde de cette région.
num (1820-1865) de «chef de guerre et prophé- par la lutte armée et la mobilisation pour la C’est à l’aune de son exemple et de plusieurs
tesse kurde ». Autre exemple, l’homme d’af- cause nationale, a amené les femmes kurdes à autres responsables féminines que l’on peut
faires et archéologue Claudius James Rich s’engager en politique et dans les opérations vérifier que le Contrat social de la Fédération
(1787-1821) les présente dans son récit de militaires. Ces engagements ont été multiples, démocratique de la Syrie du Nord donne une
notamment au sein de formations partisanes; importance réelle à l’égalité de genre.
* Écrivaine, poétesse et professeure invitée à la chaire Vincent mais prendre les armes et se battre aux côtés En Iran, le parti Komala, de tendance
Wright, Sciences Po, Paris. Rédactrice en chef de l’édition kurde
du Monde diplomatique. de leurs homologues masculins a constitué marxiste, a accueilli nombre de militantes et
L
PAR AKRAM BELKAÏD a guerre qui oppose l’armée et les pour que la violence armée reprenne ses
forces de l’ordre turques au Parti des droits ? Inquiet du renforcement du PYD-
travailleurs du Kurdistan (PKK) en PKK au Rojava, le Kurdistan syrien, et dési-
Anatolie orientale remonte à 1984. Cette reux de sceller une alliance électorale avec
ancienneté, les vaines tentatives de règle- les partis nationalistes turcs traditionnelle-
ment pacifique – la dernière en date remon- ment hostiles à toute revendication kurde, le
tant à la fin 2014 – et l’émergence récente président Recep Tayyip Erdoğan accusa le
d’autres affrontements au Proche-Orient PKK de renouer avec le « terrorisme ». L’or-
expliquent en partie pourquoi ce conflit ganisation kurde dénonçait, quant à elle,
passe souvent au second plan. une « stratégie de la tension » et les bombar-
Durant la décennie qui vient de s’achever, dements de ses bases arrière en Irak par
trois batailles au moins ont bénéficié d’une l’aviation turque. Quoi qu’il en soit, deux
large couverture médiatique. Il y a celle de événements ont précipité la guerre. Le
Kobané (septembre 2014 - janvier 2015), qui 20 juillet 2015, un attentat de l’OEI dans la
opposa l’Organisation de ville frontalière de Suruç faisait trente-deux
Ce nouvel épisode de l’interminable l’État islamique (OEI) aux morts parmi les membres de la Fédération
guerre au Kurdistan turc s’est déroulé troupes des Unités de protec- des associations de jeunes socialistes, sym-
à huis clos, sans implication tion du peuple (YPG), la pathisants de la cause kurde venus de l’ouest
de coalitions ou de forces étrangères. branche armée du Parti de du pays pour aider à la reconstruction de
l’union démocratique (PYD), Kobané. Pour le PKK, ce massacre prouvait
principal parti kurde de Syrie et, surtout, pro- l’existence d’une collusion entre les autorités
longement du PKK; il y a aussi celle de Mos- d’Ankara et l’organisation djihadiste. Deux
soul (octobre 2016 - juillet 2017) entre, d’un jours plus tard, deux policiers turcs étaient
côté, l’armée et les milices irakiennes et, de abattus en représailles et, le 25, le cessez-le-
l’autre, l’OEI ; enfin, il y a celle d’Alep (juil- feu entre les deux parties était révoqué.
let 2012 - décembre 2016), qui vit l’armée
régulière syrienne combattre plusieurs fac- Longs blocus et couvre-feux
tions rebelles. C’est à ce moment-là que le PKK a commis
Ce qui s’est passé dans le Kurdistan turc une erreur tactique majeure. En lançant une
de juillet 2015 au printemps 2016 a eu offensive à l’intérieur même de plusieurs
moins d’audience et semble même avoir été villes du sud-est du pays, il espérait provo-
oublié. L’une des raisons est que, contraire- quer un soulèvement populaire qui aurait
ment aux trois batailles évoquées, cet contraint Ankara à négocier. Au lieu de quoi
énième épisode d’un conf lit qui a déjà fait la population, dans sa grande majorité, s’est
près de 40 000 morts s’est joué à huis clos tenue à l’écart des combats. Et les affronte-
et n’a pas impliqué de coalitions ou de ments entre les maquisards du PKK avec
forces étrangères – qu’elles soient améri- l’armée turque provoquèrent d’importantes
caines, britanniques, françaises, russes, ira- destructions, notamment à Cizre, Diyarbakır,
niennes ou issues de pays arabes comme les İdil et Silopi. À Diyarbakır, le centre histo-
monarchies du Golfe. Pourtant la défaite du rique de Sür fut complètement détruit,
PKK en conclusion de plusieurs mois de
combats urbains acharnés a représenté un (1) Lire Laura-Maï Gaveriaux, « La sale guerre du président
tournant majeur (1). Erdoğan », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
faisant entrer la « capitale » du Kurdistan estima alors qu’il pouvait attirer à lui toute Emilien Urbano ///// Quartier de Cizre
turc dans la longue liste des villes ayant subi une nouvelle génération de combattants et de après les combats, Turquie, mars 2016
un « urbicide », comme ce fut le cas pour sympathisants. Il jugea aussi que les rapports
Sarajevo, Alep ou Mossoul. de forces régionaux évoluaient en sa faveur.
Décidée à venir totalement à bout de la Bien que considéré comme organisation juillet 2016, les dernières forces du PKK
rébellion, l’armée turque n’a pas fait dans le « terroriste » par les États-Unis et l’Union quittaient les villes et reprenaient le chemin
détail. Des quartiers entiers furent soumis à européenne, il n’en était pas moins un parte- des monts Kandil, en Irak. Depuis, l’étau turc
de longs blocus et à des couvre- naire de poids de la coalition ne s’est pas desserré. Les formations léga-
Lassée par plusieurs
feux. Des arrestations massives et internationale mobilisée contre listes, comme le Parti démocratique des peu-
le recours à la torture furent l’apa- décennies l’OEI. Les déboires répétés des ples (HDP), sont dans le collimateur de la jus-
nage de ce conflit marqué aussi par de combats, la peshmergas irakiens – coupables tice, et une chape de plomb s’est de nouveau
la mort de dizaines de civils, brûlés population des villes notamment d’avoir abandonné à posée sur l’Anatolie orientale. Ayant subi une
vifs dans les caves d’immeubles de à majorité kurde leur sort les yézidis, une minorité défaite majeure dans le Sud-Est turc, le PKK
Cizre où ils s’étaient réfugiés. Aux a préféré ne pas kurdophone adepte d’une religion joue désormais une partie délicate en Syrie.
exactions des militaires et forces ésotérique monothéiste, contrai- L’existence de cantons autonomes au Rojava
prendre les armes
paramilitaires turques, le PKK et rement aux YPG qui volèrent à sous son contrôle lui procurait une profon-
d’autres organisations armées kurdes, dont leur secours – renforcèrent même le crédit deur stratégique importante ainsi qu’un ter-
les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), des combattants du PKK aux yeux des états- rain d’expérimentation concret pour son
ont répondu par des attentats à la voiture pié- majors occidentaux. projet de communalisme démocratique. En
gée et des assassinats ciblés. Lassée par plusieurs décennies de guerre, intervenant militairement dans le Nord-Est
L’erreur tactique du PKK est liée à l’impact la population des villes à majorité kurde n’a syrien en octobre 2019, la Turquie a montré
de la victoire des forces YPG-PKK lors de la pourtant pas suivi le PKK dans son escalade. qu’elle était déterminée à réduire l’influence
bataille de Kobané. Ce fut effectivement un Et les États occidentaux n’ont guère cherché du PKK au sud de sa frontière et à le ramener
grand moment fédérateur pour tous les à freiner Ankara dans sa volonté de mater la à la situation où il ne pouvait trouver d’abri
Kurdes de la région. Le parti de M. Öcalan rébellion urbaine à n’importe quel prix. En que dans les montagnes irakiennes. n
Répartition
La malédiction de Mésopotamie
Durant l’été 2014, M. Lauand Omar réalise le premier film d'horreur de l’histoire du Kurdistan irakien.
Tourné à quelques kilomètres de la ligne de front séparant les forces kurdes et celles de l’Organisation
de l’État islamique (OEI), Curse of Mesopotamia (« Le malédiction de Mésopotamie ») s’écarte ainsi des
habituels sujets politique et sociaux. Transposé dans l’époque contemporaine, le long-métrage s’inspire
de la légende kurde de Kawa le forgeron, qui affronte un roi mangeur de cerveaux possédé par un
démon. À sa sortie en 2015, le film est un succès, atteignant la deuxième place du box-office irakien.
Source : Jean-Pierre menacent la vie de ceux qui parlent cette langue, face à l’augmentation de jour en jour des crétineries et absurdités qui répètent
Filiu, « Les Kurdes “une langue appelée le kurde n’existe pas” et en continuité de l’intensification des agressions racistes, il n’y a aucune efficience
d’Iran oubliés de à prouver qu’une langue appelée le kurde existe. Disons qu’une langue appelée le kurde n’existe pas. Si le kurde est en vérité
tous », Un si Proche
le turc, pourquoi alors les Turcs ne nous comprennent-ils pas ? Vous n’auriez pas de langue ? »
Orient,
24 novembre 2019. İrfan Aktan, «Tante Zehra a une langue », Kedistan, 22 octobre 2019.
« Soixante-
Exactions kurdes en Syrie
quatre
« En 2014, un rapport de Human Rights Watch met
habitants de en lumière des abus commis par l’administration
aux mains du PYD [Parti de l’union démocratique
la province
syrien] contre ses opposants. Puis en 2015 et 2016,
kurde d’Iran de nouveaux documents pointent des déplacements
forcés de résidents arabes dans des zones contrôlées
se sont
par les YPG [la branche armée du PYD]. L’administration
suicidés kurde met en cause l’impartialité de ces rapports et évoque
des “impératifs militaires” dans un contexte de guerre
en 2019 en
contre l’État islamique. »
raison de leur Mathieu Léonard, « Autour de la défaite du Rojava », CQFD, novembre 2019.
situation de
« Toz u ba »
pauvreté et de
divers Célèbre dicton kurde qui signifie
Sauvagerie
facteurs « poussière et vent ». À la Dépêché au Kurdistan syrien pendant l’opération
manière d’un haussement turque « Source de paix » (octobre 2019), l’envoyé
sociaux. »
d’épaules désabusé, il traduit spécial de L’Humanité rapporte que les forces
« Kurdistan’s
à la fois le fatalisme, la d’Ankara utilisent des armes non conventionnelles
weekly brief »,
distanciation, mais aussi le aux effets dévastateurs : « Comme Israël lors de
Washington
mépris à l’égard des corrompus.
Kurdish Institute, l’offensive menée dans la bande de Gaza,
Source : Sophie Moussi, Kurdistan, poussière
24 septembre 2019. et vent, Éditions Nevicata, collection « L’âme notamment en 2008-2009, la Turquie n’hésite pas
des peuples », Bruxelles, 2017.
à utiliser des bombes au phosphore blanc. Des
millier de pastilles (…) viennent se coller sur les
À propos corps des victimes et se consument, détruisant
du film tissus et nerfs, rongeant les os sans qu’on puisse
vraiment traiter la blessure. »
« Sœurs d’armes » Source : Pierre Barbancey, « Il ne le sait pas, mais demain nous allons
« [Dans le film de Caroline Fourest,] des l’amputer », L’Humanité Dimanche, 28 novembre 2019.
combattantes kurdes sont représentées
en train de consommer de l’alcool, ou de
flirter avec leurs homologues masculins.
La consommation d’alcool ou les rapports HUMOUR TURC
intimes sont deux tabous absolus au sein
Le quotidien Posta, proche du président turc Recep Tayyip Erdoğan et
des Unités de protection du peuple et de
deuxième plus gros tirage du pays, propose une solution originale à la
la femme (YPG/J). L’organisation met un
question kurde.
point d’honneur à être irréprochable sur
ces points, afin de garantir sa moralité Aujourd’hui, je n’ai qu’une seule envie, écrire une lettre au président
aux yeux des sociétés kurdes et arabes Donald Trump : « Cher Trump, si tu aimes vraiment autant les troupes des
extrêmement conservatrices. (…) En YPG-PYD [Unités de protection du peuple, branche armée du Parti de
tentant de faire rentrer ces combattantes l’union démocratique – PYD – syrien], si tu veux vraiment que cette bande
dans le moule de son féminisme de meurtriers crée un nouvel État, la solution est très simple. Il n’existe plus
occidental et institutionnel, Caroline de terres inhabitées dans notre région. Celles qui sont disponibles sont trop
Fourest commet une faute grave, qui chères. Plutôt que d’envoyer des armes et des équipements de si loin,
va compromettre la réputation du YPJ rassemble tous ces “combattants bien-aimés” et déplace-les aux États-Unis.
à l’étranger, notamment dans le monde Laisse-les former un nouvel État à la frontière mexicaine. Là-bas, ils
arabe où son film est diffusé. assureront le rôle de garde-frontière et t’épargneront des frais de
Collectif des Combattantes et combattants maçonnerie. »
francophones du Rojava, 10 octobre 2019. Rauf Tamer, « Daha neler », Posta, 15 janvier 2019.
« [Les Kurdes] ne nous ont pas aidés pendant la seconde guerre mondiale. Ils ne nous ont
pas aidés en Normandie. »
Déclaration de Donald Trump, en réponse aux accusations de « lâchage » des Kurdes syriens par les États-Unis avec le feu vert donné par
Washington à l’opération militaire turque lancée au Rojava en octobre 2019.
Chronologie
2002 8 septembre. 2015 7 juin. Le HDP
Nouvel accord entre le obtient 13 % des voix aux
PDK et l’UPK, destiné à élections législatives
relancer le Parlement turques et près de 11 %
unifié au Kurdistan lors du nouveau scrutin
irakien. organisé en novembre.
Octobre. Des milices
Par Olivier Pironet 2003 20 septembre. arabes et chrétiennes
Naissance en Syrie du s’unissent aux YPG au
Parti de l’union
1916 16 mai. Les République kurde de 1975 6 mars. L’accord 1991 5 mars. Début de démocratique (PYD),
sein des Forces
accords secrets Sykes- Mahabad. Présidée par d’Alger entre l’Irak et la rébellion kurde dans le démocratiques syriennes
Picot, conclus entre la Mohammad Qazi, assisté l’Iran met fin à leur affilié au PKK. (FDS), avec le soutien de
nord de l’Irak, après la
France et le Royaume- de Barzani, elle sera différend frontalier et défaite de Saddam 2004 12 mars. la coalition conduite par
Uni, planifient le partage écrasée par l’armée entraîne l’arrêt de l’aide Hussein lors de la guerre Émeutes au Kurdistan Washington.
des possessions de iranienne le 16 décembre de Téhéran au PDK. La
l’Empire ottoman, dont suivant. rébellion s’effondre ;
du Golfe. Deux millions
de Kurdes se réfugient en
syrien. La répression fait
43 morts. Juin. Reprise
2016 17 mars. Les
Kurdes portent sur les
l’espace kurde. 1947 Juin. Barzani et 200 000 Kurdes se Turquie et en Iran. Avril. de la guérilla du PKK. fonts baptismaux la
réfugient en Iran.
1920 10 août. Le ses hommes trouvent
1er juin. Jalal Talabani
L’ONU instaure une zone Le mouvement
annoncera un cessez-le-
Fédération démocratique
traité de Sèvres, signé refuge en URSS. Le chef de sécurité au Kurdistan de la Syrie du Nord.
kurde y restera quitte le PDK et fonde d’Irak. La région jouit feu deux ans plus tard.
entre les puissances 15 juillet. Putsch raté
l’Union patriotique du
occidentales et la jusqu’en 1958, avant de
Kurdistan (UPK).
d’une autonomie de fait.
Août. Les troupes et
2005 6 avril. Deux contre le président turc
Turquie, prévoit la rentrer en Irak. ans après la chute de Recep Tayyip Erdoğan.
création d’un Kurdistan 1958 14 juillet. 1978 27 novembre. l’aviation turques Saddam Hussein, le chef De nombreux membres
autonome en Anatolie En Turquie, congrès interviennent contre les de l’UPK Jalal Talabani du HDP seront
Le général Abdel Karim
orientale et dans la région fondateur du Parti des camps du PKK en Irak est élu président de l’Irak. incarcérés. 24 août.
Kassem renverse la
de Mossoul. travailleurs du Kurdistan avec l’accord des M. Barzani accède le Ankara lance l’opération
monarchie irakienne et
(PKK), d’inspiration peshmergas irakiens. « Bouclier de l’Euphrate »,
1923 24 juillet. instaure une république. 14 juin à la tête de la
Le traité de Lausanne Il s’engage à garantir les marxiste-léniniste. 1992 19 mai. Élections région autonome du pour lutter contre l’OEI
droits des Kurdes après M. Abdullah Öcalan libres au Kurdistan Kurdistan. mais surtout pour
abandonne les promesses
prend les rênes de empêcher l’unification
faites à Sèvres. une période de transition.
l’organisation.
irakien. Le PDK et l’UPK, 2007 Août. L’armée territoriale du nord de la
1925 Février-avril. 1960 27 mai. L’armée qui se partagent Erbil, iranienne pilonne les Syrie par les YPG.
Ankara brise s’empare du pouvoir en 1979 Février. l’emportent positions de rebelles
l’insurrection menée par Turquie (jusqu’en 1965). L’ayatollah Rouhollah respectivement dans le kurdes iraniens situées 2017 25 septembre.
Des dizaines de chefs Khomeiny est porté au nord et le sud de la en territoire irakien. De Référendum controversé
Cheikh Saïd Piran et
tribaux et d’intellectuels pouvoir en Iran. Après province. 5 octobre - nouveaux bombardements sur l’indépendance au
place l’Anatolie orientale
kurdes sont incarcérés. l’échec des négociations 6 novembre. Les forces suivront en mai 2009. Kurdistan irakien,
sous administration
avec les Kurdes, Téhéran turques lancent une organisé à l’initiative de
militaire. Début des 1961 8 mai. déclenche une offensive offensive contre le PKK 2010 Juin. Ankara M. Barzani. Le « oui »
déportations de Manifestations dans lance l’une des plus
contre les autonomistes en territoire irakien, recueille près de 93 % des
communautés vastes opérations contre
plusieurs grandes villes l’année suivante. 2 mars faisant des milliers de voix. 17 octobre. Après
kurdophones vers l’ouest du Kurdistan turc. le PKK à la frontière avec
Mort de Moustapha victimes civiles. la libération de Mossoul
du pays. La police tue plus de l’Irak, après des
Barzani aux États-Unis. par les forces de Bagdad
1930 Été Les troupes 300 protestataires. Son fils Massoud lui 1994 Mai-juin. affrontements meurtriers associées aux
turques viennent à bout Septembre. Barzani succède à la tête du PDK. Violents affrontements entre son armée et la peshmergas irakiens, en
de la guérilla kurde. déclenche une rébellion entre combattants du guérilla. juillet, les FDS reprennent
1980-1988 Lors de PDK et de l’UPK au
1931-1935 Vagues
dans le nord de l’Irak sous
le mot d’ordre «Autonomie la guerre entre l’Iran et Kurdistan irakien. 2011 Mars. Début de la Rakka à l’OEI.
d’insurrections dans la l’Irak, des combats révolution et de la guerre 2018 18 mars. Les
région de Barzan
pour le Kurdistan,
démocratie pour l’Irak ». fratricides opposent les 1995 Mars. Offensive civile en Syrie. M. Bachar YPG perdent l’enclave
(Kurdistan irakien). Kurdes iraniens, majeure de l’armée Al-Assad accorde la autonome d’Afrin au
1962 Août. En Syrie, soutenus par Bagdad, et turque pour écraser les citoyenneté à terme de l’offensive
1932 5 février. La loi 150 000 Kurdes (sur les peshmergas irakiens, bases kurdes en Irak. 300 000 Kurdes le mois engagée en janvier par
sur l’« installation forcée » 600 000) se voient privés suivant.
officialise le de la nationalité syrienne.
alliés à Téhéran. 1996 Août. À l’appel l’armée turque, avec
remplacement des 1980 12 septembre de M. Massoud Barzani, 2012 19 juillet. l’aval des Russes.
1967 Hiver. les troupes de Bagdad L’armée syrienne se retire 24 juin. Le HDP obtient
Kurdes par des Turcs en Retour des militaires à la
Soulèvement kurde en expulsent l’UPK d’Erbil. de plusieurs villes kurdes, près de 12 % des suffrages
Anatolie orientale. Les tête de la Turquie
Iran. Les troupes de Le PDK et l’UPK dont Kobané et Afrin, au aux élections législatives
déplacements de (jusqu’en 1983). Les
Barzani, auquel Téhéran concluent un cessez-le- profit des forces du PYD. anticipées turques.
population ont cours organisations kurdes sont
jusqu’en 1935. fournit une aide démantelées. De nombreux feu en octobre. 2013 21 mars. À 2019 14 janvier.
matérielle depuis 1961, cadres du PKK partent en Discussions entre Ankara
1937-1938 participent à la Syrie et au Liban. 1997 8 octobre. Les l’issue de pourparlers
et Washington sur la
Rébellion à Dersim États-Unis inscrivent le engagés avec Ankara en
répression menée par les mise en place d’un
(Anatolie orientale) : près forces du chah. 1983 Octobre. L’usage PKK sur la liste des décembre, M. Öcalan
« corridor de sécurité » le
de 80 000 Kurdes sont oral de la langue kurde organisations terroristes. appelle à une trêve.
massacrés par les forces 1969 Des étudiants est proscrit par le L’Union européenne fera 27 octobre. Naissance long de la frontière turco-
syrienne pour repousser
turques. kurdes d’extrême gauche Parlement turc (il sera de même en 2002. en Turquie du Parti
constituent le parti rétabli en 1991). démocratique des les YPG et le PKK.
1942 16 septembre. Komala à Téhéran. 1998 17 septembre. peuples (HDP), une 28 mai. M. Nechirvan
Création à Mahabad 1984 15 août. Le PKK Accord de Washington coalition de partis de Barzani succède à son
(Iran) de l’Association 1970 11 mars. En Irak, mène ses premières entre le PDK et l’UPK sur gauche et de formations père aux commandes du
pour la renaissance le parti Baas, au pouvoir actions de guérilla dans la formation d’un Kurdistan irakien.
prokurdes.
kurde (Komala). Elle depuis 1968, concède une l’est de la Turquie. gouvernement et d’un 6-13 octobre. Les
deviendra le Parti autonomie formelle aux
1988 Mars Saddam Parlement intérimaire au 2014 Janvier. Le PYD soldats américains se
démocratique kurde Kurdes. Kurdistan irakien. établit trois « cantons retirent du Nord syrien,
Hussein utilise des gaz autonomes » dans le nord
iranien (PDKI) en investi par l’armée turque
août 1945.
1972 Mai. Barzani se chimiques contre le 20 octobre Accord
de la Syrie et proclame la trois jours plus tard. À la
rapproche de l’Iran et des village de Halabja, au turco-syrien. La Syrie
Constitution du Rojava. demande des Kurdes, les
1943 Juillet. États-Unis, qui cherchent Kurdistan irakien. Cent cesse de soutenir le PKK,
13 septembre. Début de forces du régime de
Moustapha Barzani, qui à affaiblir l’Irak, allié de mille Kurdes fuient vers contraint de quitter
Damas. la bataille de Kobané Damas se déploient au
fondera le Parti Moscou. la Turquie.
entre les Unités de Rojava. 22 octobre.
démocratique du
1974 11 mars. Bagdad 1989 13 juillet Le 1999 Février. protection du peuple Ankara interrompt son
Kurdistan (PDK) en 1946, M. Öcalan est arrêté au
promulgue la loi leader du PDKI, Abdoul (YPG) du PYD et les offensive en Syrie à
lance la guérilla des Kenya par les services
d’autonomie du Rahman Ghassemlou, est combattants de l’issue d’un accord sur les
Kurdes d’Irak. Défait, il secrets turcs, avec l’aide
Kurdistan irakien, limité assassiné à Vienne, où il l’Organisation de l’État bandes frontalières
gagne l’Iran deux ans des Américains et des
à 60 % du territoire menait des négociations islamique (OEI). Les conclu entre le président
plus tard.
revendiqué par les avec Téhéran. Son Israéliens. Le PKK djihadistes sont chassés Erdoğan et son
1946 22 janvier Kurdes. Elle est rejetée remplaçant sera tué à déclare la fin de la lutte de la ville en janvier homologue russe
Naissance en Iran de la par le PDK. Berlin en 1992. armée un an plus tard. suivant. Vladimir Poutine.
Perspectives Ailleurs, le panorama est plus terne. L’idée qu’un événement histo-
rique puisse un jour ouvrir la voie à une évolution positive – comme ce
incertaines
fut le cas en Irak avec l’invasion de la coalition menée par les États-Unis
et qui conduisit à la chute du régime baasiste en 2003 – n’est guère per-
tinente pour les Kurdes d’Iran. Quel que soit le régime qui pourrait suc-
céder un jour à la République islamique, le sentiment nationaliste, le
même qui permet au pouvoir des mollahs de se maintenir encore,
Par Gérard Chaliand *
empêchera toute sécession. Au mieux, une autonomie pourrait être
Q
envisagée, mais cela n’est qu’une hypothèse. De plus, les partis politiques
ue peuvent espérer encore les Kurdes? Après un siècle kurdes iraniens sont très fragilisés. Installés pour la plupart dans le Kur-
de combats, de maints revers et de tragédies, le bilan des distan irakien, exposés aux attaques récurrentes d’agents de Téhéran,
acquis peut sembler bien maigre. On dira, en se conten- ils jouent une partie délicate et leur crédibilité depuis que l’administra-
tant de peu, que leur cause n’est plus ignorée car rares tion américaine de M. Donald Trump les courtise ouvertement pour
étaient ceux qui la connaissaient dans les années 1960 contribuer au renversement du pouvoir iranien.
ou 1970. La question kurde jouit aujourd’hui dans le En Turquie aussi, la possibilité d’une alternance politique ne devrait
monde d’un important capital de sympathie, ce qui guère changer les perspectives pour les Kurdes. Comme en Iran, le très
n’est pas rien ; mais cela ne donne pas un pays. En attendant, c’est en Irak prégnant nationalisme d’État n’acceptera jamais une scission du pays.
que l’on trouve le plus grand motif de satisfaction et d’espérance. Il y Même si M. Recep Tayyip Erdoğan s’en va, et avec lui ses rêves de puis-
existe désormais un Kurdistan autonome dont la pérennité ne relève sance, ses successeurs adopteront au minimum une ligne de fermeté à
pas simplement d’un rapport de forces entre Bagdad et la « commu- l’égard du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Quoi qu’il en soit,
nauté internationale ». Ce fut le cas au début des années 1990 quand les une vraie démocratisation ne semble pas à l’ordre du jour et il est dou-
Nations unies imposèrent une zone d’exclusion aérienne dans le nord teux qu’on puisse déboucher sur une autonomie, qui paraîtrait une
du pays pour protéger les Kurdes de l’armée de menace de type sécessionniste.
Saddam Hussein, mais cela ne leur garantissait En Syrie, l’organisation sociale et militaire des
qu’une sécurité précaire. En ce début de siècle, le Kurdes est quasi intacte mais les perspectives sont
Qu'importent
Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est difficiles à définir compte tenu d’intérêts diver-
maintenant reconnu par la Constitution ira- les revers et les gents entre les divers acteurs étatiques qui inter-
kienne de 2005 et par les grandes puissances. viennent dans ce pays – dont la Turquie, qui refuse
déceptions,
Bien sûr, l’indépendance n’est pas à l’ordre du toute zone autonome kurde à sa frontière, la Rus-
jour, l’organisation d’un référendum en ce sens en le peuple kurde sie, l’Iran et les États-Unis, sans compter le régime
septembre 2017 ayant constitué une initiative n'intériorise jamais bien affaibli de M. Bachar Al-Assad, lequel n’a tou-
hasardeuse aux conséquences négatives : refus de tefois pas abandonné l’idée d’une reconquête
la totalité de la « communauté internationale » de les défaites totale du territoire syrien, y compris les régions
reconnaître le résultat (plus de 92 % des suffrages contrôlées par les forces kurdes depuis 2012. Le
en faveur de l’indépendance), reprise de la ville de relief plat de ce qu’il reste du territoire de la Fédé-
Kirkouk par l’armée irakienne, retour des tensions avec le gouverne- ration démocratique de la Syrie du Nord, ou Rojava, ne se prête guère à
ment de Bagdad. Mais les dirigeants kurdes anticipaient cette réaction, la résistance au long cours. Cependant rien n’est encore joué, la situation
le référendum étant pour eux un moyen de tester leur popularité dans étant en constante évolution.
C
les territoires disputés entre le GRK et le pouvoir central.
Pour autant, cette entité autonome peut être considérée comme un e qui précède n’est guère enthousiasmant, mais de cela les
socle, un point de départ pour l’avenir. Bon an mal an, le Kurdistan ira- Kurdes ne sont guère affectés, pour au moins deux raisons.
kien s’organise et se développe. Dans un environnement marqué par un En premier lieu, la démographie est de leur côté, exception
nombre important de conflits armés mais aussi de soulèvements popu- faite de la Syrie, où elle demeure bien modeste. Ailleurs, la
laires, la région est la plus sûre du Proche-Orient et a même enregistré natalité kurde reste forte : le peuple kurde n’est pas près de s’étein-
moins d’attentats djihadistes que les pays européens, quels qu’ils soient. dre et il peut aussi compter sur une diaspora qui refuse l’oubli et
Les statistiques économiques y sont rares, mais de nombreux signes tan- reste mobilisée. La seconde raison peut sembler subjective mais
gibles témoignent de l’existence d’une classe moyenne, ce qui garantit elle a son importance. Qu’importent les revers et les déceptions, le
une certaine stabilité sociale. Certes, les inégalités ne sont pas à prendre peuple kurde, comme nombre de peuples montagnards, n’intério-
à la légère, et un certain embourgeoisement des peshmergas, habitués rise jamais la défaite. C’est ce qui lui permet de toujours se battre
jadis à un mode de vie plus frugal, ne manque pas d’inquiéter quand on et de ne jamais s’avouer vaincu. n
connaît l’étendue des menaces dans la région, la persistance de factions
djihadistes issues de l’Organisation de l’État islamique (OEI) n’en étant
pas la moindre. Il n’empêche. Pour les Kurdes irakiens, le domaine des * Spécialiste des guerres irrégulières, auteur de l’ouvrage Pourquoi perd-on
possibles va au-delà de la seule survie. la guerre ? Un nouvel art occidental, Odile Jacob, Paris, 2016.
Kendal Nezan, « Privés d’État, les Kurdes ne peuvent oublier les leçons de l’histoire », juin 1991.
Éric Rouleau, « Le problème kurde, source de conflit », février 1959.
Claire Pilidjian, « Les principales organisations kurdes » (inédit).
Kamuran Bédir-Khan, « Les récentes démarches du gouvernement de Bagdad annoncent-elles un tournant dans sa
politique kurde ? », août 1966.
Thomas Bois, « Naissance et disparition de la République de Mahabad entre 1946 et 1947 », août 1963.
Elizabeth Picard, « Les Kurdes d’Irak durcissent leurs revendications », juillet 1985.
Jan Piruz, « La mémoire meurtrie de Mahabad », janvier 1997.
ABONNEZ-VOUS !
www.monde-diplomatique.fr/archives
Éditions internationales
du Monde diplomatique
AGNÈS STIENNE
Canada
Sinngapour
Australie
Langue de la pubblication
Espagnol Grec
Portugais Allemand
Anglais Kurde
Arabe Espéranto
Autre : langue du pays
www.diplo-kurdi.com
Le Monde diplomatique kurdî est édité par la maison d’édition Rûpel Multimedia
GmbH, Ernst-Gnoss-Straße 140219, Düsseldorf, Allemagne.