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Actes des conférences :

journées internationales
Alfred Cortot

Source gallica.bnf.fr / Lot de secours


. Actes des conférences : journées internationales Alfred Cortot.
2012.

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Actes
des Conférences
-
04 08JUILLET2012

Publiés par la Société des Amis des Arts et des Sciences de Tournus
avec le concours
de l'Académie de Mâcon, des Amis du Villars
du Ministère de la Culture et de la Communication
ACTES DES CONFÉRENCES

JOURNÉES INTERNATIONALES
ALFRED CORTOT

TOURNUS

04>08 JUILLET 2012


AVANT-PROPOS
DES JOURNÉES INTERNATIONALES EN
BOURGOGNE, EN HOMMAGE À CORTOT

Thierry Sibaud
Directeur artistique

1962-2012. Il y a cinquante ans, Alfred Cortot nous


quittait, laissant aux mélomanes des souvenirs extraordinaires
et un legs discographique exceptionnel grâce auquel nous
pouvons encore découvrir aujourd'hui quel génial pianiste
et musicien il fût. Alfred Cortot, musicien mentionné au titre
des Commémorations Nationales 2012. Que de chemins
parcourus pour le retrouver ici en Bourgogne du Sud, terre de
ses ancêtres paternels.
Des Journées Internationales lui ont été consacrées
du 15 juin 2012 au 23juillet 2012. Ainsi, dès le 15 juin 2012, date
exacte du cinquantenaire de la disparition d'Alfred Cortot,
nous avons pu entendre un concert d'ouverture donné dans
l'église de la commune du Villars (où Cortot est enterré] par
les élèves de l'École de Musique de Tournus.

Le Lendemain, samedi 16 juin, c'est dans le cadre


exceptionnel de l'Hôtel particulier de l'Académie de Mâcon,
Hôtelde Senecé, que nous avons pu entendre le jeune pianiste
français Rémi Géniet, brillant lauréat de l'École Normale de
Musique de Paris Alfred Cortot, dans un programme consacré
aux Kreisleriana de Schumann et à la Sonate de Franz Liszt.
»
Le 25 juin 2012 l'exposition « Alfred Cortot musicien
était inaugurée dans la salle d'exposition temporaire de
l'Hôtel Dieu-Musée Greuze. Cette exposition, organisée avec
le précieux concours de la Médiathèque Musicale Mahler qui
avait mis à notre disposition son considérable fonds Alfred
Cortot, s'est déroulée jusqu'au 23 juillet 2012.

Du 4 au 8 juillet 2012, les Journées s'intensifiaient.


Hommage pédagogique tout d'abord avec l'accueil du Prof.
Peter Feuchtwanger (Londres), du Prof. Günter Reinhold
(Karlsruhe) et des stagiaires français, allemands et hollandais
venus participer à la master classe accueillie dans les locaux
de l'École de Musique de Tournus. Puis, M. Jean Cortot,
membre de l'Institut et M. Henri Heugel, directeur de l'École
Normale de Musique de Paris Alfred Cortot honoraient la
manifestation de leur présence à l'ouverture des conférences
dans l'auditorium de l'Hôtel Dieu-Musée Greuze de Tournus
avec François Anselmini (France), le 4 juillet, puis Guthrie
Luke (Etats-Unis), le 5 juillet, Günter Reinhold (Allemagne) le
6 juillet et Rémi Jacobs (France) le 7 juillet.

Chaquejournéefûtclôturéepar un récitalde pianodonné


dans le cadre prestigieux des salles abbatiales de Tournus
(Réfectoire et Cellier des Moines). Ainsi, on a pu entendre la
jeune pianiste russe Sofja Gülbadamova, également lauréate
de l'École Normale de Musique de Paris Alfred Cortot, Hélène
Tysman (France), Achim Clemens (Allemagne), Roger Muraro
(France), le concert de clôture étant offert par les pianistes
ayant participé à la master classe.

Hommage donc à Alfred Cortot musicien, pianiste,


chef d'orchestre, pédagogue, éditeur, écrivain, bibliophile.
La programmation musicale a été centrée sur le cœur de son
répertoire, Chopin, Schumann, Liszt, et Debussy dont on fêtait

Journées Internationales Alfred Cortot


également en 2012 le cent cinquantième anniversaire de sa
naissance.
Portées par la Société des Amis des Arts et des
Sciences de Tournus (société dont Cortot et sa sœur Léa furent
membres), ces Journées Internationales ont été organisées
avec le soutien des communes de Tournus (Hôtel Dieu -
Musée Greuze, École de Musique et Services Techniques),
le Villars, Mâcon, de l'Office de tourisme de Tournus, de la
Communauté de Communes du Tournugeois, du Pays Sud
Bourgogne, du Conseil Général de Saône et Loire, du Conseil
Régional de Bourgogne, du Ministère de la Culture et de la
Communication (Délégation aux Commémorations Nationales
et Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne),
mais également de l'École Normale de Musique de Paris
Alfred Cortot, de la Médiathèque Musicale Mahlerde Paris, du
pianiste américain John Robilette, de l'Académie de Mâcon,
des Amis du Villars, des Pianos Croses-Chavan de Mâcon,
de la paroisse de Tournus, de Mme Caecilia di Montagliari,
de Anja et Ludger Martens, de Mme et M. Landrieu, de Mme
Yvonne Courson, des commerçants de Tournus et de nombreux
bénévoles.

Que tous soient ici vivement remerciés pour leur


soutien et la confiance qu'ils nous ont témoignés pour la mise
en œuvre et la réalisation de ces Journées.

La création d'une Société des Amis d'Alfred Cortot


pourrait peut-être permettre à l'initiative de se renouveler.
Si vous êtes intéressés, vous pouvez nous contacter par
:
mail journeescortot.tournusdorange.fr ou par téléphone au
+ (0)6
33 25586840.
Ozenay, le 13 septembre 2012

Avant-propos
CONFÉRENCES
ALFRED CORTOT MUSICIEN DU XXE SIÈCLE,
PERSPECTIVES BIOGRAPHIQUES

François Anselmini

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Je voudrais commencer par remercier la Société des

;
Amis des Arts et des Sciences de Tournus et Thierry Sibaud
de leur invitation je suis très heureux de prendre part à la
commémoration du cinquantièmeanniversaire de la disparition

;
d'Alfred Cortot dans la région de sa famille paternelle et près
du lieu où il repose je suis aussi très honoré d'ouvrir le cycle
des conférences de ces Journées Internationales.

Plusdesix mille concerts donnés sur quatre continents,

ou musicien de chambre ;
comme pianiste bien sûr, mais aussi comme chef d'orchestre
environ trois cents disques, réalisés

jusqu'aux débuts du microsillon ;


depuis les temps héroïques de l'enregistrement acoustique
une activité inlassable
d'enseignement auprès d'innombrablesélèves,parfois
;
devenus célèbres eux-mêmes l'écriture de dizaines d'articles,

à la musique française ;
conférences ou ouvrages consacrés aux Romantiques ou
enfin, des engagements, parfois
controversés, dans l'action politique et administrative,
notamment pendant les deux Guerres mondiales.
Jalonnée le plus souvent de succès éclatants, mais
également marquées par des polémiques, l'existence d'Alfred
Cortot est tellement riche et protéiforme qu'en rendre compte
en un temps limité paraît relever de la gageure. On peut
toutefois tenter de retracer les lignes essentielles du parcours
de celui qui demeure l'un des plus grands interprètes du XXe
siècle, et qui exerça surtout à travers ses multiples activités,
une influence déterminante sur la vie culturelle de son
temps.

Cortot se revendiquait souvent comme un homme du


XIXe siècle. De fait, il est né le 26 septembre 1877, c'est-à-dire

tout juste cinquante ans après la mort de Beethoven et moins

;
de trente ans après celle de Chopin, à peine plus de vingt
ans après celle de Schumann à cette date, Brahms, Liszt et
Wagner sont encore en vie. Si la carrière du pianiste s'inscrit
pleinement dans le XXe siècle, il apparaît avant tout comme
un Romantique et comme l'héritier de tous ces compositeurs
qu'il vénérait plus que tout.

Benjamin d'un frère et deux sœurs beaucoup plusâgés


;
que lui, il voit le jour à Nyon, en Suisse, la patrie de sa mère
néanmoins, son père est originaire du Villars, à quelques
kilomètres de Tournus, et si Cortot demeurera attaché à son
pays de naissance, il choisit d'emblée et conservera toujours
la nationalité française. Les Cortot sont des gens modestes
le père, Denis, est chef de travaux pour une compagnie de
:
;
chemin de fer la mère, née Marie-Anne Baillif, est issue d'une
famille paysanne du Jura bernois. Cependant, cette dernière
sait un peu jouer du piano (son fils racontera beaucoup plus
tard qu'elle s'accompagnait au clavier en lui chantant des
chansons enfantines1). Surtout, cette femme de caractère a
une très haute idée du métier d'artiste, et c'est elle, semble-
t-il, qui décide que son petit dernier sera un grand pianiste ;
tous les membres de cette famille très unie se mettent alors
au service de ce projet. Ainsi, on achète spécialement un
instrument d'occasion, et les deux grandes sœurs, Annette et
Léa, apprennent le solfège et le piano, afin d'être en mesure
dedonnerses premières leçons à leurtrès jeune frère. Devenu
un artiste célèbre, celui-ci leur rendra un vibrant hommage,
en leur attribuant une influence décisive sur sa destinée
et sa propre esthétique d'interprète. « Elles accordaient
à l'apprentissage élémentaire du clavier une signification
imagée qui me faisait oublier le côté abstrait des notions
qu'elles m'enseignaient pour les situer en marge du réel, dans
une sorte d'ambiance féerique, propre à enchanter ma nature
rêveuse et sevrée de toutes autres distractions. Je dois à cette
prise de contact initiale ce qu'on a appelé ensuite, et parfois
sans trop de complaisance, mon « expressionnisme disait- »
il encore au soir de sa vie à propos de ces « incomparables

:
initiatrices2 ». Le jeune Alfred trouve aussi dans sa famille
les conditions d'une austère discipline il n'a rien d'un enfant
prodige, mais se montre très sérieux et appliqué. Il ne va pas
à l'école, et n'a sans doute pas beaucoup de distractions,
mais il accepte docilement de passer de longues heures à son
clavier, qu'il perçoit tour à tour comme«unjouet qui chante et

1 Alfred Cortot, « Le Piano de l'enfance », in Le Livre de Geneviève, Paris, Bernheim


et Cie, 1920. Ce texte d'abord paru dans un luxueux ouvrage illustré par Louise
Hervieu et recueillant des textes de Colette, Carco, Vauxcelles, Janin etc., a ensuite
été repris sous le titre « Le petit piano», in Le Courrier Musical, 22e année, n°11,
1erjuin1920. p.175.
2 Ces propos de Cortot sont issus d'une série d'entretiens accordés par le pianiste à
Bernard Gavoty et diffusés sur les ondes de Radio-Lausanne en 1953 (Manuscrits
de la Bibliothèque de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty, Ms8359, chemise
13, « Entretiens de Radio Lausanne
référence à ces entretiens par le
» (1953). p 12). Nous abrégerons désormais la
sigle ERL.
enchante » ou comme un ennemi dents menaçantes3 ».
« aux
Jusqu'à la fin de sa carrière, Cortot conservera ces habitudes
et demeurera un travailleur acharné.

déménage à Genève pour permettre


En 1882, la famille
au « tardillon » d'y entreprendre des études musicales
dès 1886, les Cortot visent plus haut et s'installent à Paris
;:
Alfred doit se présenter au concours d'entrée du prestigieux
Conservatoire. Préparé par les professeurs inexpérimentées
que sont ses sœurs et dépourvu, nous l'avons dit, de dons
exceptionnels, il échoue cependant face au jury. Néanmoins,
l'un des professeurs, Emile Decombes, l'admet comme
auditeur libre dans sa classe préparatoire de piano, et Alfred
réussira le concours l'année suivante4.

Agé de neuf ans, Cortot quitte donc le cocon familial


pour devenir un élève du Conservatoire et entrer en contact
avec le milieu musical français. Parmi ses premiers
condisciples figurent ainsi les futurs compositeurs Maurice
Ravel et Reynaldo Hahn, et un grand nombre d'apprentis
pianistes devenus célèbres par la suite. Dans la classe
de Decombes, Cortot s'efforce d'acquérir les bases d'une
solide technique pianistique (que ses sœurs ne pouvaient
lui donner] et fréquente avec assiduité les exercices de
Czerny ou Cramer. Decombes s'efforce d'accompagner cet
apprentissage nécessaire mais rébarbatif de véritables
conseils d'interprétation, auréolé qu'il est du prestige d'avoir
été, pour quelques leçons seulement, l'élève de Chopin. Il y
fait d'ailleurs souvent référence dans ses leçons et fait aussi
venir dans sa classe d'authentiques élèves du maître polonais,

3 ERL, ;
p.13 «LePianodeL'enfance»,réf.citée.
4 Le Ménestrel, 53e année, n°46, 13 novembre 1887, p. 366.
:
Georges Mathias et Camille Dubois5. Le jeune Cortot les écoute
émerveillé « pour moi, le romantisme était une époque non
point mythique, mais quasi contemporaine. Rien d'étonnant
alors, que j'y crusse avec passion6 », dira-t-il beaucoup plus
tard en se remémorant les années passées au Conservatoire.
Cependant, les annotations de ses examinateurs le décrivent
comme un élève appliqué, voire besogneux, mais qui n'a rien
d'un brillant sujet, ce qu'il reconnaîtra volontiers plus tard.
Il reste ainsi dans cette classe préparatoire jusqu'en 1892,
c'est-à-dire pendant six longues années, avant de réussir à
»
décrocher la « première médaille qui lui permet d'intégrer
la classe supérieure de piano de Louis Diémer7.

Diémer est un fabuleux pianiste, pionnier de la


redécouverte du clavecin et dépositaire d'une tradition

extérieure ;
française de virtuosité brillante, mais parfois un peu
sans vraiment l'avouer, Cortot dira plus tard
n'avoireu guère d'atomes crochus avec l'esthétique qu'incarne
ce maître, qui semble avoir eu d'autant moins d'influence
qu'il est un pédagogue plutôt nonchalant (« il ne donnait
jamais un seul conseil, une seule indication sur quoi que ce
»
soit dira ainsi un autre de ses anciens élèves8). En outre,
si ses professeurs et examinateurs continuent de louer son

5 Georges Mathias (1826-1910) a été l'élève de Chopin de 1839 à 1844, et enseigne


au Conservatoire à partir de 1862 (Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin vu par ses
élèves, troisième édition revue et augmentée, Neuchâtel, A la Baconnière, coll.
« Langages », 1988, p. 246-248) Camille Dubois (née O'Meara] fut l'élève de
Chopin de 1843 à 1848 et « s'attacha avec la plus scrupuleuse fidélité à perpétuer
»
l'enseignement de son maître (Jean-Jacques Eigeldinger, op. cit., p. 240-241).
6 ERL, p. 15-16.
7 Le Ménestrel, 58e année, n°29,17juillet 1892, p. 231. En 1888 et 1889, Cortot n'est
pas mentionné au tableau, et n'obtient qu'une troisième médaille en 1890 et une
deuxième médaille l'année suivante.
8 Lettre de Joseph Morpain à Clara Haskil, juin 1959, cité par Jérôme Spycket, Clara
Haskil [1975], Lausanne, Payot, « Petite Bibliothèque Documents », 1992, p. 247.
d'importantes difficultés techniques
; :
sérieux9, la scolarité d'Alfred reste laborieuse et marquée par
il
échoue à trois reprises
aux concours de fin d'année ce n'est qu'en 1896, alors qu'il a
presque dix-neuf ans, que son interprétation de la Quatrième

:
Ballade de Chopin lui vaut enfin un premier Prix, il est vrai
particulièrement éclatant contre tous les usages, il est alors
le seul nommé, et à l'unanimité du jury10.

Si l'on netravaille pas beaucoup dans la classe de

:
Diémer, celui-ci a cependant à cœur de faciliter les débuts
de ses élèves il organise pour eux des auditions publiques,
dans son brillant salon de la rue Blanche, et les présente
parfois aux musiciens de renom qu'il connaît. Ainsi, en 1894,

;
il fait jouer à Cortot la sonate Appassionata devant le célèbre
Anton Rubinstein, de passage à Paris en sirotant son cognac,
le grand pianiste russe donne alors au garçon un conseil
lapidaire, dont celui-ci se souviendra toujours :«
Mon petit, les
sonates de Beethoven, ça ne se joue pas, ça se réinvente" ».
Quelques années plus tôt, Cortot assiste à l'âge de onze ans
aux débuts parisiens d'un autre virtuose d'exception, Ignacy
Paderewski, dont les interprétations de Chopin sont pour lui
»
une « révélation décisive et un « éblouissement12 ». Enfin, il
s'intéresse très tôt à la musique de chambre, en accompagnant
au piano les classes d'instruments à vent et en se liant avec
de futurs grands violonistes, notamment Georges Enesco et
déjà, Jacques Thibaud13.

9 Voir par exemple les notes de Louis Diémer (Archives Nationales, AJ/37/294).
10 Le Ménestrel, 62e année, n°30, p. 239. Il n'obtient qu'un premier accessit en 1894,
et aucun prix les autres années.
11 L'anecdote a été narrée à plusieurs reprises par Cortot lui-même, notamment
dans les ERL, p 48. Voir également l'Entretien-itinéraire, p.83 du présent recueil.
12 Alfred Cortot, « Paderewski pianiste », préface à Henryk Opienski, I. J. Paderewski.
Esquisse de sa vie et de son œuvre [1928], Lausanne, Editions Spes, 1948, p. XVI.
13 ERL, p.5-6 et p. 16.
Mais c'est encore un autre grand pianiste, français

déterminante :
celui-ci, qui a sur notre jeune pianiste L'influence la plus
Edouard Risler. De quatre ans seulement
l'aîné de Cortot, Risler obtient dès 1889 un premier prix
dans la classe de Diémer, et part ensuite se perfectionner
en Allemagne auprès de l'élève préféré de Liszt, Eugene
d'Albert. De retour à Paris, il est chargé par Diémer de faire
travailler ses élèves les plus jeunes. C'est ainsi qu'il fait la

:
connaissance de Cortot, qui éprouva pour lui une sorte de
coup de foudre « Il était mon frère et mon modèle. Je lui
dois tout. Il m'aimait, je L'admirais de tout mon cœur, et [.]
ne songeais qu'à l'imiter14 », dira-t-il de son mentor. Avec ce
dernier, il découvre en effet tout autre chose que les exercices

Conservatoire ;
scolaires et la virtuosité un peu clinquante enseignée au
Risler lui révèle le style pianistique lisztien,
orchestral et puissamment évocateur, mais aussi le grand
:
répertoire dont ilest un interprète d'élection Liszt bien sûr, de
même que Bach, Beethoven et Chopin. Une lettre de 1895, que
j'ai d'autant plus à cœur de vous citer qu'elle est expédiée du
Villars, où Cortot passe ses vacances (il y évoque ses longues
promenades dans les prairies bordant la Saône), montre toute
l'influence de Risler sur la formation de notre pianiste15 : on y

;
apprend quecelui-citravaille, sur les prescriptions de son aîné,
les Études de Chopin ce recueil deviendra ultérieurement, on
le sait, l'un des piliers du répertoire de Cortot. On peut aussi
penser que les conseils de ce prestigieux mentor l'ont aidé
à décrocher son prix en 1896 ; et quoi qu'il en soit, c'est bien
Risler qui lui révèle sa vocation d'interprète romantique et qui
fait vraiment de lui un grand pianiste.

14 Ibid.,p.14.
15 Alfred Cortot, lettre à Edouard Risler, 22 juillet 1895 (coll. privée).
Risler parraine également les débuts du jeune
musicien:cedernierdonne en
effet beaucoup de ses premiers
concerts en duo avec son aîné déjà célèbre. Cet ami précieux
est aussi à l'origine d'un élément décisif entre tous dans la
carrière de Cortot, à savoir sa rencontre avec la musique
de Wagner, qui fait alors fureur à Paris. Wagnérien fervent,
Risler est un habitué du théâtre de Bayreuth, où il exerce
chaque été la fonction de musicien-répétiteur. La maison

;
Pleyel offre alors une récompense aux lauréats des prix du
Conservatoire lorsque vient son tour en 1896, Cortot demande
à ce qu'on lui paie le voyage de Bayreuth, et accompagne ainsi

choc :
son inséparable ami. L'arrivée dans la ville de Wagner est un
lors de la première répétition à laquelle il assiste, il
est tellement exalté qu'il tombe dans une sorte de catalepsie.
«j'étais Siegfried lui-même,j'étaiscomplètement envoûté par
cette musique qui satisfaisait également mon intelligence, ma
sensibilité, mon imagination16 », dira-t-il plus tard, sans avoir
jamais rien renié de cet enthousiasme. Risler l'invite aussi
à partager ses fonctions dans les coulisses du festival, où il

;
accompagne au piano les solistes et dirige les chœurs durant
les répétitions il le présente aussi à la redoutable Cosima
Wagner, veuve de Richard. Cortot fait enfin la connaissance de
»
tous les Français qui font le « pèlerinage wagnérien, qu'ils
soient musiciens, écrivains ou issus des élites aristocratiques
et bourgeoises. Le séjour de Bayreuth, où Cortot retourne
dans les mêmes conditions en 1897 et 1901, revêt donc une
double importance, sur le plan artistique d'abord (la musique
de Wagner étant une révélation fulgurante), mais aussi sur le
plan social, et même mondain, puisqu'il lui permet de faire la
connaissance de musiciens célèbres et de riches mélomanes
prêts à le soutenir.

16 Sur le voyage à Bayreuth et le fanatisme wagnérien de Cortot, voir ERL, p. 21-24.


En effet, une fois revenu en France, Cortot fait ses
premiers pas dans la carrière, et commence à se produire dans
» l'appelle
:
la capitale et en province. Sa « religion artistique
cependant ailleurs fort de l'expérience acquise à Bayreuth,
il interprète dans de nombreux salons parisiens, seul ou en
duo avec Risler, des transcriptions pour piano des opéras
de Wagner, et accompagne aussi des chanteurs, notamment
la grande soprano Felia Litvinne. Son ardent wagnérisme le
conduit surtout à embrasser la carrière de chef d'orchestre :
en 1901, il convainc un célèbre mécène, la comtesse Greffulhe
de financer la création française du Crépuscule des Dieux17.
Pour ce projet dont il assure à la fois la mise en scène et

:
la direction musicale, notre jeune musicien de vingt-cinq
ans voit très grand il fait construire une fosse d'orchestre
identique à celle de Bayreuth au Théâtre du Château d'Eau,
où ont lieu les représentations, recrute aussi un orchestre
de quatre-vingt-dix musiciens et parvient à attirer le célèbre
ténor Van Dyck pour donner la réplique à Felia Litvinne, avec
laquelle il semble bien que notre Cortot ait alors une liaison.
Après quatre mois de répétitions, la première a lieu le 15
mai 1902, et c'est un tel événement musical et mondain qu'il
éclipse partiellement la création de Pelléas et Mélisande, qui
a lieu exactement au même moment. Les représentations
remportent un grand succès artistique et critique, mais sont
en revanche un désastre sur le plan financier.
Cortot se lance malgré cela dans une nouvelle
entreprise wagnérienne l'année suivante, toujours avec le

17 Sur les entreprises wagnériennes de Cortot, nous nous fondons, outre les ERL,
sur les nombreux articles que la presse parisienne leur consacrent [en particulier
la revue Le Monde artiste, qui suit presque au jour le jour les travaux et les
répétitions), ainsi que sur les archives de la comtesse Greffuhle [Manuscrits de
la Bibliothèque de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty, Ms8359, chemise 7,
« Carrière wagnérienne d'Alfred Cortot » et Archives Nationales, fonds Greffuhle,
AP/101/II).
soutien de la comtesse Greffulhe, en donnantde largesextraits
de Parsifal; les recettes ne sont toujours pas bonnes, tandis que
les critiques sont plus négatives (un article de Debussy raille
par exemple la direction de Cortot18). Nullement découragé, le

;
jeune chef crée en 1904 une association de concerts portant
son nom la programmation de ces Concerts-Cortot est elle
aussi très ambitieuse, faisant découvrir au public parisien des
chefs-d'œuvre alors méconnus tels que la Missa Solemnis
de Beethoven ou le Requiem allemand de Brahms, mais
aussi les créations de nombreux compositeurs français de
l'époque19. L'expérience s'arrête toutefois au bout d'une seule
saison, toujours pour des raisons financières. Cortot poursuit
néanmoins ses activités de chef en occupant pendant quatre
ans la tête de l'Association des concerts symphoniques de
Lille20. De même, il dirige souvent les concerts de la Société
Nationalede Musique, y présentant parfois ses propres œuvres
(même s'il renonce très vite à être compositeur).

Accablé de dettes, le jeune musicien est contraint en


1905 de revenir à son piano et à une existence de virtuose
itinérant qu'il dit pourtant ne guère apprécier. Ses aventures
wagnériennes l'ont cependant rendu célèbre, tandis que de
nouveaux horizons s'ouvrent à lui et lui permettent de redonner
de l'élan à sa carrière. Par son mariage en 1902 avec Clotilde,
la fille d'un grand professeur de linguistique au Collège de
France, Michel Bréal, Cortot est en effet introduit dans le

18 Debussy, Claude, « Parsifal et la Société des Grandes Auditions de France », Gil


Blas, 6 avril 1903 (repris dans Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard,
coll.«L'Imaginaire»,1987, p.141-142).
19 Manuscrits de la Bibliothèque de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty,
Ms8359, chemise 9, « Associations des Grandes auditions musicales de
France »).
20 Guy Gosselin, La Symphonie dans la cité. Lille au XIX" siècle, Paris, Vrin,
«Musicologies»,2011.
milieu de la bourgeoisie intellectuelle et républicaine, souvent
:
d'origine juive ainsi, son épouse est la meilleure amie de la
femme de Léon Blum, et les deux jeunes ménages deviennent
très liés21. De même, le pianiste fréquente assidûment le salon
de Madame Ménard-Dorian, où il rencontre Clemenceau,
Aristide Briand et toutes les figures de la gauche radicale

:
ou socialiste22. C'est également là qu'il noue une relation
étroite avec Gabriel Fauré celui-ci lui dédie de nombreuses
œuvres (notamment les 7e et 9e Nocturnes), et, devenu
directeur du Conservatoire de Paris en 1905, l'y fait nommer
professeur de la classe féminine de piano deux ans plus tard.
Cortot entame ainsi une brillante carrière de pédagogue, avec
parmi ses premières élèves, des artistes aussi remarquables
que Magda Tagliaferro, Clara Haskil ou Yvonne Lefébure.

Parmi les habitués du salon Ménard-Dorian figurent


aussi deux grands amis de notre pianiste, le violoniste
Jacques Thibaud et le violoncelliste Pablo Casals. Également
partenaires lors d'acharnées parties de tennis, les trois

de jouer ensemble :
musiciens décident, peut-être sur une idée de Léon Blum,
ainsi est constitué le légendaire trio
Cortot-Thibaud-Casals, qui donne son premier concert en

considérable :
mai 1906. D'emblée, cette association remporte un succès
avec elle, la littérature pour trio cesse d'être
cantonnée dans les salons d'amateurs pour s'imposer sur
les scènes de concert. Outre le renom qu'elle lui apporte,

le plan artistique pour Cortot :


cette expérience chambriste est également déterminante sur
de son propre aveu, c'est en

21 Constance Coline, Le matin vu du soir de la Belle Epoque aux années folles,


Paris, Editions Anthropos, 1980.
22 Sur l'importance des salons parisiens (dont le salon Ménard-Dorian) dans la vie
musicale de l'époque, voir Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au
concert à Paris sous la IIIe République, Par is, Fayard, 2004
accompagnant les cordes (mais aussi les voix), qu'il apprend
à faire chanter son instrument avec l'éloquence et le lyrisme
qui caractérisent son jeu23.

Fondée sur son aura wagnérienne, mais aussi sur


le prestige que lui apporte son titre de « professeur au
»
Conservatoire et surtout son activité au sein du fameux trio,
la carrière de Cortot prend alors tout son envoljusqu'en 1914. À

:
partir de 1910, le pianiste joue de moins en moins avecThibaud
et Casals et de plus en plus en soliste les partenaires n'ont
plus le temps de répéter ensemble, et la réputation de chacun
d'eux est désormais établie à l'échelle européenne. Dans les
années précédant la Grande Guerre, Cortot donne ainsi de
quarante à soixante concerts par an, dont plus de la moitié à
l'étranger, du Portugal à la Russie. Reconnu comme un grand
interprète de Beethoven et Liszt, tout autant que de Chopin,
il contribue aussi à faire connaître la musique de son temps,

en créant de nombreuses œuvres, françaises ou non. Il est


enfin un musicien quasi officiel de la Troisième République,
jouant par exemple à l'Elysée pour la réception de souverains
étrangers24.

déclenchement de la Grande Guerre vient


Le
interrompre brutalement cette brillante carrière25. Certes,

23ERL,p.6.
»
24 Nous puisons ces informations dans l' « agenda de carrière que tient Cortot à
partir de 1906, et dont les archives de Bernard Gavoty portent la trace (Manuscrits
de la Bibliothèque de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty, Ms8359, chemise
14. « Biographie, résumé de la carrière de Cortot »). Nous abrégerons désormais
la référence à ce document sous la désignation « Agenda de carrière ».
25 Sur les activités de Cortot durant la Première Guerre mondiale, voir notre mémoire
de master 2 (François Anselmini, Vers une biographie d'Alfred Cortot (1877-
1962). Un pianiste dans la Grande Guerre (1914-1918), Université de Caen-Basse

:
Normandie, 2010), ainsi que François Anselmini, « Alfred Cortot et la création des
Matinées Nationales l'Union Sacrée mise en musique », Revue de Musicologie,
tome 97, n°1. 2011, p. 61-84).
:
Cortot ne fait pas l'expérience du front mobilisé en 1915
seulement, il est versé dans le service de santé et ne quitte
pas Paris. Mais avant cela, le célèbre pianiste s'engage dès
août 1914 pour venir en aide aux nombreux artistes que le
conflit plonge dans de grandes difficultés matérielles : la
mobilisation désorganise en effet les troupes et les orchestres,
tandis que l'état d'urgence impose la fermeture des salles de
spectacles. Aux côtés de quelques personnalités du monde du
théâtre, Cortot fonde donc dès les premiers jours de la guerre
l'Œuvre Fraternelle des Artistes, qui verse des secours aux
artistes contraints au chômage. Obtenant le soutien de l'Etat,
mais aussi de multiples institutions culturelles et d'un grand
nombre d'écrivains, de compositeurs ou d'acteurs célèbres,
cette œuvre de guerre crée d'emblée un climat de solidarité
et d'Union sacrée au sein du monde du spectacle. De même,
Cortot crée une autre œuvre caritative en 1915, l'Association
des Anciens Elèves du Conservatoire, qui célèbre les élèves
morts pour la patrie et vient en aide à leurs familles.

À L'automne 1914, l'Œuvre Fraternelle a déjà secouru


;
près de dix mille artistes, et se trouve à court de ressources
Cortot imagine donc d'organiserdes concerts dont les recettes
alimenteraient sa caisse. Baptisées « Matinées Nationales »,
ces concerts se déroulent à la Sorbonne jusqu'en 1918, offrant
un cadre à l'engagement des musiciens et inaugurant un
nouveau type de spectacles, fortement marqué par le contexte
de guerre. Les manifestations qu'organise Cortot constituent

:
en effet un moyen de propagande et de mobilisation des
esprits toujours ouvertes par la Marseillaise et l'allocution
d'une personnalité politique ou Littéraire, ellesfontalternerles
œuvres musicales et la lecture de chefs-d'œuvre du patrimoine
littéraire français ou de poèmes de circonstance. Ainsi insérée
dans un rituel patriotique, la musique permet, grâce à sa
puissance d'émotion, une communion du public autour des
valeurs de patriotisme et d'unité nationale. Cependant, si les
Matinées sont largement dominées par la musique française,
Cortot et les autres organisateurs font preuve d'une ouverture
d'esprit remarquable pour l'époque en programmant aussi
des œuvres germaniques, excluant toutefois Wagner et les
compositeurs allemands contemporains.

Cortot prend également part à une autre entreprise de


spectacles, destinée cette fois aux combattants destranchées
le Théâtre aux Armées, fondé en 1915, et qui donne plus de
:
mille représentations près du front avec la participation
des plus grandes vedettes de l'époque. Notre pianiste est le
seul musicien parmi ses dirigeants, et s'occupe de la partie
musicale des programmes. Ainsi est mise en place une autre
institution permettant de faire participer la musique et les
musiciens à la mobilisation nationale.

Les efforts déployés par Cortot attirent L'attention des


pouvoirs publics, et notamment celle du sous-secrétaire d'Etat
aux Beaux-Arts, Albert Dalimier ; au printemps 1916, celui-ci
appelle à ses côtés le pianiste, dont il fait même son chef de
cabinet en 1917. Entamant une carrière de haut fonctionnaire,

:
Cortot cherche alors à réaliser une véritable Union Sacrée
des musiciens il s'efforce ainsi, sans succès, de réunir les
compositeurs de toute tendance au sein d'une seule et même
Société Nationale de musique, mais aussi de convaincre tous
les éditeurs français de collaborer ensemble à une édition
nationale des grandes partitions classiques, destinée à faire
pièce aux éditions allemandes.

Mais sa tâche principale au sein de l'administration


des Beaux-Arts est de diriger un Service de propagande
artistique, qui organise de 1916 à 1918 de nombreuses
manifestations françaises dans les pays neutres et alliés :
expositions, tournées théâtrales et surtout concerts. Confiant
de préférence des missions à des artistes de renom et
véhiculant une conception exigeante de la culture nationale,
le pianiste pratique une forme originale de propagande
extérieure (notamment destinée aux Etats-Unis), qui permet
de le considérer comme l'inventeur de l'action artistique à
l'étranger telle qu'elle existe encore de nos jours.
Plus généralement, toutes les entreprises de Cortot
pendant la Grande Guerre ont pour but d'encadrer la
participation de la musique et des musiciens à l'Union Sacrée.
Elles révèlent aussi qu'il est dès cette époque un homme
engagé, convaincu que son art doit jouer un rôle politique
et social, et persuadé qu'il est de son devoir de servir la
communauté nationale, que représente à cette époque le
gouvernement de la République.

Sans doute las de la vie administrative, Cortot revient


avant la fin des hostilités à une carrière artistique presque
totalement interrompue depuis quatre ans. En septembre 1918,
c'est en tant que pianiste qu'il participe à la plus ambitieuse
opération organisée parson Service de propagande artistique :
une tournée aux Etats-Unis du prestigieux Orchestre de la
Société des Concerts du Conservatoire, dont il choisit d'être le
soliste. Le séjour de Cortot dans le Nouveau Monde se prolonge
jusqu'en janvier 1919 : après s'être produit avec l'orchestre
français, il donne à travers tout le pays de nombreux récitals
et des concerts avec des orchestres américains qui le font
;
connaître du public local il réalise également pour la firme
Victor ses premiers véritables disques.

Redevenu un musicien à part entière, Cortot semble


néanmoins poursuivre ses engagements de 1914-1918 mais avec
d'autres moyens, ceux d'un artiste26. Tout au long de l'Entre-

:
deux Guerres, L'essentiel de sa carrière se déroule en effet à
l'étranger dans les années 1920, il passe jusqu'à six mois par
saison aux Etats-Unis, où ildonne un grand nombre de concerts ;
à ces voyages transatlantiques s'ajoutent d'innombrables
séries de concerts à travers l'Europe, jusqu'à la Turquie et
l'Egypte. Au cours de ces tournées qu'organise l'Association
Française d'Action Artistique, qui a succédé en 1922 au service

:
de propagande fondé par Cortot, le pianiste se comporte comme
une sorte de diplomate musical il est ainsi très souvent reçu
par les autorités locales ou les représentants diplomatiques
français comme un personnage officiel, et chaque concert est
présenté comme une action de propagande en faveur de la
France et de son excellence musicale. Beaucoup de ces voyages

République :
semblent ainsi épouser les aléas de la diplomatiede la Troisième
par exemple, Cortot multiplie les tournées dans
les pays de la « Petite Entente »
(Roumanie, Tchécoslovaquie,
Yougoslavie), qui constituent alors les alliés privilégiés de la
France. De même, il est l'un des premiers artistes français à
rejouer en Allemagne, en 1927, c'est-à-dire aux plus beauxjours
de la politique pacifiste d'Aristide Briand. Enfin, il se produit en
URSS au printemps 1936, au moment de la signature d'un accord
franco-soviétique.Ainsi, c'est au titre des Affaires Etrangères,
et non des Beaux-Arts, qu'il est élevé aux plus hauts grades de
l'ordre de la Légion d'Honneur, en récompense de « l'influence
[exercée] en faveur de nos arts27».

26 Sur la dimension internationale et « politique» de la carrière de Cortot durant


l'Entre-Deux Guerres, voir l'Agenda de carrière et les archives de l'Association
française d'Action artistique (Bibliothèque Nationale, Département de la Musique,
fonds Montpensier, documents consacrés à Alfred Cortot).
27 Archives Nationales, Archives de l'ordre de la Légion d'Honneur, dossier
n°19800035/778/88140, Alfred Cortot (1877-1962). Je remercie Thierry Sibaud,
grâce auquel j'ai pu prendre connaissance de ce dossier.
Si elles lui apportent à la fois d'importants revenus et
une célébrité mondiale, ces tournées à l'étranger sont loin de
constituer la seule activité de l'infatigable musicien. Certes, il
n'a le temps de donner que quelques concerts à Paris et de
ne faire en général qu'une seule tournée en province par an.

1930 l'essentiel de sa riche discographie :


Toutefois, il prend le temps de construire dans les années 1920-
il est en effet l'un
des pionniers du disque, par exemple le premier à enregistrer
la Sonate de Liszt ou l'intégrale du Premier livre des Préludes

:
de Debussy. Le répertoire gravé est néanmoins plus restreint
que celui de ses concerts il enregistre essentiellement les
compositeurs romantiques (Chopin plus que tout autre) et
de la musique française (notamment des pièces de Debussy,
Franck, Ravel et Saint-Saëns) ; en revanche, Beethoven est
quasi absent de sa discographie, car il est alors inconcevable
qu'un Français concurrence les pianistes allemands,
notamment Artur Schnabel, qui réalise la première intégrale
des Sonates.

En revanche, Cortot ne se consacre toujours pas au

de chambre :
seul piano, et continue de pratiquer avec passion la musique
le trio Cortot-Thibaud-Casals retrouve une
belle activité à partir de 1921, en particulier avec des disques
remportant de fracassants succès (notamment celui du
Premier Trio de Schubert, qui reste aujourd'hui insurpassé).
La difficulté de concilier les agendas respectifs des trois
vedettes, mais aussi des tensions d'ordre privé et politique
séparent cependant Casals de ses camarades vers 1935 :
contrairement aux deux autres, le violoncelliste refuse d'aller
jouer dans l'Allemagne nazie, puis s'engage avec passion
dans la défense de l'Espagne républicaine. Le duo Cortot-
Thibaud demeure en revanche actif, et le pianiste joue aussi
avec d'autres interprètes (il enregistre par exemple des
Mélodies de Debussy avec la soprano Maggie Teyte, qui fut la
deuxième à tenir le rôle de Mélisande, après Mary Garden).

:
Il reprend en outre une pratique non négligeable de chef, en
fondant trois orchestres l'Orchestre Symphonique de Paris,
créé en 1928, mais qu'il confie dès l'année suivante à Pierre
Monteux, faute d'avoir le temps de s'y consacrer vraiment ;
en alternance avec un débutant nommé Charles Munch ;
l'Orchestre de la Société philharmonique en 1935, qu'il dirige

enfin l'Orchestre de Chambre de l'École Normale de Musique,


et

dont nous reparlerons bientôt.

L'enseignement s'ajoute en effet à ces multiples


activités de concertiste, et la nouvelle dimension que revêt son
activité dans ce domaine prolonge elle aussi les engagements
de la Grande Guerre. En effet, s'il délaisse son poste au
Conservatoire (il en démissionne définitivement en 1923),

:
c'est parce qu'avec l'éditeur et journaliste musical Auguste
Mangeot, il a créé dès 1919 un nouvel établissement l'École
Normale de Musique. Mangeot a été son collaborateur au
sein du Service de propagande artistique, et le projet des deux
hommes est un moyen de poursuivre leur action en faveur du
rayonnement de la musique française. Entièrement privée,
mais soutenue par les pouvoirs publics, la nouvelle école est
en effet d'abord destinée à accueillirdesélèves étrangers (que
le Conservatoire n'admet qu'en nombre restreint), et qui, une
fois leur formation terminée, pourront retourner dans leur
pays d'origine témoigner de l'excellence de l'enseignement
musical français. Mais cet objectif patriotique n'est pas le
seul de Cortot, qui insiste pour que l'établissement soit une
école normale, c'est-à-dire qu'elle forme des professeurs
de musique dûment qualifiés, tout autant que des virtuoses.
Si les débuts sont modestes, l'Ecole attire ensuite de plus
en plus d'élèves grâce au prestige de ses professeurs, que
Cortot fait venir en jouant pleinement de ses amitiés parmi
d'autres, Casals y enseigne le violoncelle, Thibaud et Enesco
:
le violon, Landowska le clavecin, Paul Dukas et Stravinsky la
composition. Utilisant les méthodes pédagogiques les plus
modernes et délivrant des diplômes comparables à ceux de
l'Université, l'Ecole offre aussi à ses élèves une formation
musicale complète, avant qu'ils ne se spécialisent dans un
domaine ou un instrument. Les premières années, Cortot ne
s'investit guère dans sa gestion quotidienne, mais professe
chaque mois de juin des « cours public d'interprétation »,

l'enthousiasme des mélomanes :


qui attirent de nombreux jeunes virtuoses et déchaînent
il semble ainsi que notre
pianiste soit le véritable inventeur des master classes. De
plus, il renonce à ses lucratives tournées américaines à la fin
des années 1920 afin de pouvoir se consacrer davantage à sa
chère Ecole, et celle-ci connaît alors son plein essor sous sa
direction effective. Il supervise de plus près l'organisation des
études, et à partir de 1930, rassemble ses meilleurs élèves
au sein d'un orchestre de chambre. Il dirige celui-ci dans une
programmation d'une grande audace, faisant entendre dans
la salle des concerts de l'Ecole (aujourd'hui la salle Cortot)

:
les œuvres nouvelles d'un grand nombre de compositeurs
français ou étrangers Ravel, Poulenc, Albert Roussel mais
aussi Prokofiev et bien d'autres viennent assister ou prendre
part à ces concerts. L'orchestre des élèves joue également
des œuvres plus anciennes mais alors méconnues
concoursde Nadia BoulangerouWanda Landowska, Cortotfait
avec le ;
notamment de son école le foyer d'une première redécouverte
«
du répertoire baroque », interprétant des œuvres de Haendel,
Bach ou Couperin28.

28 Manuscrits de la Bibliothèque de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty,


Ms8359, chemise 12, « École Normale de Musique de Paris».
entrepris par Cortot pour faire connaître
Enfin, l'effort

:
la musique à un public aussi large que possible se manifeste
par la rédaction de nombreux ouvrages constamment animé
par la volonté de transmettre l'amour de son art, il a en effet
pour singularité d'être un musicien qui parle et qui écrit. Pour
l'éditeur Maurice Sénart, racheté plus tard par la maison
Salabert, il entame ainsi dès 1915 la série des « Editions de
travail », dans laquelle il revoit et commente les partitions
romantiques, celles de Chopin pour commencer29. En 1928,
paraît aussi une méthode intitulée Principes rationnels de
la technique pianistique, qui s'attaque à toutes les difficultés
techniques que pose l'art du piano, décomposant chacune
d'elles pour la ramener à une formule élémentaire30. Tous
ces écrits pédagogiques demeurent très utilisés dans les
conservatoires d'aujourd'hui, de même que les musicologues
s'appuient encore sur ses travaux destinées à défendre et
illustrer la musique française de son temps. Entre 1920 et 1939,
Cortot publie en effet dans La Revue Musicale de minutieuses
analyses des œuvres pianistiques des compositeurs français ;
ces études seront ensuite réunies en volumes sous le titre
La Musique française de piano31. S'il y célèbre, avec quelques
réserves, le génie de Debussy, Ravel ou Fauré, il se montre en
revanche sévère pour l'œuvre de Satie, dont il n'aime guère
l'esprit de canular, ou pour les compositeurs néo-classiques
desannées1930, qu'iljugeformalistes et inexpressifs. Toujours
dans les années 1930, il donne aussi pour le public mondain

29 A. Cortot, Edition de travail des œuvres de Chopin. Douze Etudes pour piano
opus 10, Paris, Maurice Sénart, 1915. Plus de 80 volumes d'oeuvres de Chopin,
Schumann, Liszt, Schubert,Weber et Czerny paraîtront jusqu'au débutdesannées
1960.
30 Principes rationnels de la technique pianistique [1928], Paris, Éditions Salabert,
1996.
31 La musique française de piano [1930-1943], 3 volumes, Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 1981.
de l'Université des Annales, des « concerts-conférences »
qui remportent un immense succès et dont le texte est
publié dans la revue Conferencia : de 1931 à 1939, ses cinq
conférences annuelles ont lieu devant des salles combles et
enthousiastes, à tel point que le pianiste est souvent obligé de
répéter deux fois chacune de ses séances. Enfin, Cortot devient
dans l'Entre-deux Guerres un collectionneur et bibliophile
accompli, acquérant des manuscrits de Beethoven, Chopin,
Liszt, Debussy et d'autres, et possédant une exceptionnelle
bibliothèque d'ouvrages musicaux anciens32.

alors qu'il a soixante-deux ans, Cortot est


En 1939,
donc un artiste unanimement célébré, une véritable vedette

;
incarnant aux yeux d'un large public le « grand pianiste»
par excellence avec ses multiples activités, il est aussi un
personnage incontournable de la vie culturelle de l' époque.
Mais quand débute un second conflit mondial, notre
musicien est de nouveau happé par la grande Histoire, et son
comportement durant l'Occupation va, on le sait, grandement
affecter sa réputation.
Ce qu'on pourrait appeler une « légende noire»
occulte en effet partiellement la grande richesse de la carrière
de notre pianiste. Pour de nombreux mélomanes, le nom de
Cortot évoque le régime de Vichy et la Collaboration, et son cas
illustre, dans le domaine de la musique, l'idée selon laquelle
l'Occupation est un « passé qui ne passe pas », éveillant
encore aujourd'hui passions et polémiques. À cette mémoire
controversée, qui se nourrit plutôt de rumeurs et de propos
rapportés que de faits précis, on peut tenter d'opposer une

32 Une partie de sa collection d'ouvrages imprimés a été cataloguée par Frédérick


Goldbeck, à la demande de Cortot lui-même (Traités etautres ouvrages théoriques
des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Bibliothèque Alfred Cortot. Première partie,
Théorie de la musique, Argenteuil, Imprimerie R. Coulouma, 1936).
description historique, c'est-à-dire dépassionnée, de ce que
fut vraiment son attitude durant la Seconde Guerre mondiale.

Comme nous l'avons montré, Cortot n'a pas attendu


l'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain pour être un artiste
engagé, et dans ce domaine également, les Romantiques
lui servent de modèle. De même, c'est pour servir un
gouvernement qui est encore celui de la République qu'il

:
choisit dès septembre 1939 de replonger dans l'action politique
et administrative reproduisant son attitude de 1914, il suspend
alors toute activité musicale et retourne dans l'administration
des Beaux-Arts, qu'il a fréquentée lors du précédent conflit ;
il y fonde un Service baptisé « Lecture, Arts, Sports et Loisirs

aux Armées », chargé d'offrir des distractions aux soldats


contraints à l'inaction par la « Drôle de Guerre ». Avec une belle
abnégation, le pianiste organise ainsi des concerts et s'occupe
jusque dans les moindres détails de l'aménagement de Foyers «
»
du Soldat dans lesquels les combattants peuvent trouver des
livres, des jeux, des disques ou des appareils de radio33.
Lorsque survient l'offensive allemande au printemps
1940, Cortot est emporté, comme tous les fonctionnaires,
par le flot de la Débâcle. Il est donc un témoin privilégié de
l'exode et de l'effondrement de la Troisième République,
dont il assiste à chacune des étapes, de Paris à Vichy34. Il se
trouve donc dans la fameuse ville d'eau au moment où Pétain
s'installe au pouvoir et met en œuvre la Révolution Nationale.
La suppression de la démocratie et le caractère autoritaire
que revêt le nouveau régime ne rebutent pas Cortot, mais on

33 Archives Nationales, archives du Service «Lecture, Arts, Sports et Loisirs aux


Armées»,F/21/4710.
34 Voir en particulier l'Agenda de carrière et le témoignage de Philippe Erlanger, alors
collègue de Cortot au sein de l'administration des Beaux-Arts [La France sans
étoile. Souvenirs de l'avant-guerre et du temps de l'Occupation, Paris, Plon, 1973).
:
sait qu'il est loin d'être le seul à se rallier au maréchal dans le
climat de désarroi qui règne à cette époque n'a-t-on pas dit,
avec raison, que la France comptait alors quarante millions de
?
pétainistes Comme bien d'autres, le pianiste adhère donc non
sans enthousiasme au projet de « redressement intellectuel
»
et moral que propose le nouveau gouvernement. Certains
aspects du discours pétainiste entrent en effet en résonance
avec ses propres préoccupations. Ainsi, lorsque Pétain prône

que cela peut s'appliquer à la musique :


le retour à des valeurs plus « authentiques », Cortot estime
on se souvient qu'il

;
dénonce les plaisanteries et le formalisme des compositeurs
des années1930 de même, l'accent mis sur l'encadrement et la
formation de la jeunesse séduit manifestement ce pédagogue
exigeant. Enfin, il espère que le nouveau pouvoir saura mettre
en œuvre une véritable politique de la musique, capable de
moderniser et rationaliser la vie musicale française.
Ainsi, disponible physiquement (par sa présence
à Vichy) et intellectuellement pour se mettre au service du
nouveau régime, Cortot prend part à la Révolution Nationale
en espérant y représenter la musique et les musiciens. Il
demeure donc dans la nouvelle capitale entre l'été 1940 et la
fin 1941, et devient un dignitaire de l'Etat français, conseiller
national et titulaire de la Francisque. Les fonctions qu'il
occupe sont toutefois relativement subalternes chargé de
mission dans l'administration de la Jeunesse, puis dans celle
:
des Beaux-Arts, il joue surtout le rôle d'un expert chargé des
questions pédagogiques et musicales, ayant une influence
incertaine sur ses ministres de tutelle35. S'il reprend une

35 Pour ne pas fatiguer le lecteur en lui fournissant une série de références


archivistiques trop longue et détaillée, nous nous contenterons d'indiquer que
nous nous appuyons ici sur les archives du Secrétariat Général de la Jeunesse
(Archives Nationales, série F/44, cotes 1 à 9) et sur celle de l'administration des
Beaux-Arts de l'époque (Archives Nationales, série F/21/, cotes 8085 à 8101. Louis
Hautecoeur directeur des Beaux-Arts, 1940-1944)
partie de la rhétorique vichyste, exaltant par exemple une
vision traditionaliste de la culture, il participe aussi à certains
des projets innovants qui voient le jour à cette époque. Par
exemple, il imagine la création de « Maisons de Jeunes »,
et ce projet sera véritablement mis en œuvre après 1945
avec les MJC36. De même, il propose dans le domaine de la
musique certaines réformes qui ne seront réalisées que dans
les années 1960 avec André Malraux et Marcel Landowski,
notamment la création d'une direction administrative de
la Musique ou un plan de décentralisation reposant sur la
création d'orchestres et de conservatoires régionaux37. Enfin,
il soutient des entreprises audacieuses comme l'association

« Jeune France »
(qui organise des manifestations culturelles
ambitieuses dans toute la France) ou les Jeunesses Musicales
de France, qui font découvrir la musique aux lycéens et
étudiants, et qui connaîtront un beau succès après-guerre38.

Cortot regagne Paris pour reprendre sa carrière


artistique à partir de la fin 1941, et comme il est alors difficile
de se produire à l'étranger, il est plus présent que jamais sur

:
les scènes de la capitale. Toutefois, il n'abandonne pas l'action
politique à la demande d'Abel Bonnard et du gouvernement
Laval, il met en effet sur pied un « comité d'organisation »,
qui cherche à appliquer aux professions musicales le
corporatisme de la Charte du Travail. Son objectif est de créer
un « Ordre des musiciens », qui permettent notamment de

36 Alfred Cortot, Culture du superflu. Lettre ouverte aux garçons de France », in


« La
Voici la France de ce mois, n°8, octobre 1940, p. 1-5.
37 Alfred Cortot, « Projet de création d'une direction ou d'un Commissariat à la
Musique et aux Théâtres Lyriques », 20 mars 1941 (Archives Nationales, F/21/5312,
3c).
38 Alfred Cortot, « La Musique et la jeunesse française », in L'Information Musicale,
3" année, n°125, 24 septembre 1943 Le pianiste donne aussi un récital en faveur
des JMF en avril 1943.
réglementer et de professionnaliser davantage l'exercice du
métier de professeur de musique39. Accaparé jusqu'en 1944
par cette tâche qui reflète des préoccupations anciennes chez
lui, mais rencontrant de nombreux obstacles (notamment
l'hostilité des syndicats de musiciens), le pianiste ne prend
aucunement ses distances avec le régime de Vichy, malgré
l'évolution de plus en plus autoritaire de celui-ci et sa sujétion
croissante aux Allemands.

:
Se pose dès lors la question des rapports de Cortot
avec l'occupant il a été considéré comme un collaborateur,
en raison de sa participation à plusieurs manifestations
culturelles organisées par les Allemands, telles que la
Semaine Mozart en décembre 1941 (où il joue avec Jacques
Thibaud) ou le concert qu'il donne avec Wilhelm Kempff et
Germaine Lubin dans le cadre de l'exposition du sculpteur
préféré d'Hitler, Arno Breker, à l'été 1942. Comme d'autres,
il se produit aussi avec des orchestres allemands en tournée
française et sur l'antenne de Radio-Paris, que contrôle la
Propaganda Staffel, mais dont le Grand Orchestre rassemble
les meilleurs instrumentistes français. Sans doute cette
accommodation était-elle alors en partie nécessaire à qui
voulait poursuivre sa carrière à Paris, et c'est l'intransigeance
d'un Pablo Casals qui constitue l'exception. En outre, si
Cortot prend certaines positions nettement pro-allemandes
(ilsigne par exemple un « appel contre le terrorisme en »
décembre 194140), il défend aussi des musiciens menacés
d'arrestation pour faits de résistance, notamment le directeur

39 Ce comité est créé par un décret du 24 mars 1942 sous l'appellation de « Comité
d'organisation professionnelle de la musique », avant d'être transformé en
»
« Comité professionnel de l'art musical et de l'enseignement libre de la musique
par une loi en date du 14 octobre 1943.
40 Le Petit Parisien, 66e année, 11 décembre 1941, p.1 et 3.
du Conservatoire de Paris, Claude Delvincourt41. Ce qu'on lui
reprochera le plus à la Libération, c'est cependant d'avoir
donné des concerts en Allemagne, en mai et novembre 42, à
l'invitation de son ami Wilhelm Furtwangler42. Cortot tentera
de se justifier en invoquant la possibilité qui lui fut donnée par
la même occasion de jouer dans des camps de prisonniers
français, mais aussi par sa volonté d'assurer une présence
française sur les scènes allemandes, là où il avait obtenu de si
grands succès avant guerre. Sa très ancienne et très profonde
germanophilie culturelle (on se souvient de sa passion pour
Wagner], l'a ainsi conduit à souhaiter un rapprochement
entre les deux pays, même à cette époque, méconnaissant
que la patrie de Schumann était aussi celle d'Hitler. Comme
Furtwangler, dont l'attitude face au nazisme est elle aussi
controversée, il pensait aussi que l'art et les artistes sont au-
dessus des contingences politiques, et sans doute s'agissait-
illà d'une position difficile à tenir pendant la Seconde Guerre
mondiale.

Reste la question la plus sensible, celle de son


antisémitisme supposé. Cortot s'accommode de la législation
antisémite de l'Etat français, car la nécessité de devoir, comme
tout fonctionnaire, déclarer sa non-appartenance à la « race
»
juive ne le dissuade pas d'occuper des postes officiels. De
même, il ne condamne pas les mesures d'exclusion, qui, dans
la vie musicale comme dans d'autres secteurs, frappent ceux
;
que la loi considère comme juifs ainsi, il rachète en 1943 les

41 Delvincourt en témoigne dans une lettre de 1945 destinée à défendre Cortot


(Archives Nationales, F/17/ 16944, « Secrétariat d'Etat à l'Instruction publique.
Beaux-arts. Epuration. Artistes et gens de lettres », dossier n° 4767, « Alfred
Cortot », lettre de Claude Delvincourt à René Capitant, 7 septembre 1945).
42 Cortot se produit à Berlin les 31 mai et 1er juin 1942, puis à travers l'Allemagne
du 16 au 26 novembre (récitals à Berlin, Hambourg, Leipzig, Munich, Stuttgart et
Francfort, ainsi que dans deux stalags).
actions de l'École Normale que possèdent certains « non-
aryens ». Par contre, une légende fausse, mais tenace, veut
qu'il ait présidé un jury chargé d'éliminer les membres juifs
de l'Orchestre National. Ces « auditions Cortot ont bien eu »
;
lieu en mai 1941, mais elles sont destinées à réorganiser une
formation bouleversée par la Débâcle elles se font sur des
critères purement musicaux, et ce n'est qu'ultérieurement,
sans que le pianisteyait la moindre part, que juifs et étrangers
seront exclus de l'orchestre43. De même, on affirme souvent
qu'il s'est montré indifférent au sort de certains musiciens
considérés comme juifs, anciens élèves (Clara Haskil ou Vlado
Perlemuter) ou condisciples (le pianiste Lazare-Lévy, venu
plaider la cause de son fils) ; en revanche, la cantatrice Marya
Freund, le chef Manuel Rosenthal, le producteur de films
Serge Sandberg ont, parmi d'autres, témoigné des démarches
du pianiste en leur faveur44. Ainsi, même s'il ne désapprouve
pas publiquement les lois discriminatoires (ce que très peu
ont fait), Cortot n'a rien d'un antisémite convaincu et actif il :
ne l'est pas avant 1940 et ne le devient pas après.
Tel est le bilan que l'on peut faire de son attitude
pendant la guerre, attitude qui reflète les ambiguïtés et la
complexité de la France des « années noires ». On a beau
jeu, avec le recul, de juger qu'à une époque troublée s'il en
est, Cortot a fait preuve de naïveté ou d'aveuglement, qu'il a

43 Karine Le Bail, Musique, pouvoir, responsabilité : la politique musicale de la


Radiodiffusion française, 1939-1953, thèse de l'Institut d'Etudes politiques de Paris
dirigée parJean-PierreAzéma,2005.
44 L'intervention en faveur de Marya Freund est attestée par des documents produits par
Cortot pour sa défense en 1945 [Archives Nationales, F/17/ 16944, « Secrétariat d'Etat
à l'Instruction publique. Beaux-arts. Epuration. Artistes et gens de lettres », dossier
n° 4767, « Alfred Cortot », copie d'une intervention de Cortot auprès des autorités
allemandes en date du 12 février 1944 et lettre de Marya Freund à Cortot, 15 janvier
1945). Manuel Rosenthal évoque le soutien de Cortot dans ses souvenirs recueillis par
Dominique Saudinos (Manuel Rosenthal, une vie, Paris, Mercure de France, 1992, p.
134-135), tandis que Serge Sandberg lui exprime sa gratitude dans une lettre de 1957
(BNF, Département des Arts du Spectacle, fonds Serge Sandberg, 4-COL-59).
manqué de discernement politique. Dans ses engagements
vichystes comme dans son attitude vis-à-vis de l'Allemagne,
il semble en effet avoir voulu agir uniquement en tant que
musicien, et, selon ses propres termes, « ne pas faire de
»
politique sans doute était-ce illusoire de vouloir conserver
»
cette position de « neutralité toute relative dans une époque
marquée par des antagonismes exacerbés et qui ne se sont
pas totalement apaisés près de soixante ans plus tard. Ainsi,
Cortot demeure pour certains le « pianiste à la Francisque »,
et comme pour d'autres artistes ou personnages publics,
cette image de vichyste et de collaborateur prend parfois le
pas sur tous les autres aspects de sa carrière.

Cette « légende noire » se construit en effet dès


1944. Ayant assisté sans crainte apparente au débarquement
et à la libération de Paris, Cortot est arrêté par des FFI le
2 septembre, et est libéré le 7 après avoir subi plusieurs
interrogatoires. Il fait ensuite l'objet de deux enquêtes
d'épuration, l'une en qualité de fonctionnaire des Beaux-Arts,
l'autre en tant qu'artiste. L'une et l'autre lui reprochent surtout
ses relations avec l'occupant (et notamment les concerts
donnés en Allemagne), mais Cortot se défend en produisant

et de résistants;
des documents attestant ses interventions en faveur de juifs
il est également défendu par le directeur
du Conservatoire, Claude Delvincourt. Finalement, la seule
sanction prise à son encontre est de lui interdire de paraître
sur scène pendant un an : il reste donc dans la retraite d'avril
1945 à avril 1946, puis reprend aussitôt ses concerts.
Une partie du milieu musical se montre cependant
moins clémente. Pour sa rentrée parisienne, Cortot est en
effet invité en janvier 1947 à jouer le Concerto de Schumann
avec l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire.
Cependant, le principal syndicat d'artistes, qui ne lui pardonne
pas d'avoir voulu placer sous sa tutelle les mouvements
syndicaux dans le cadre de son projet d' «Ordre des musiciens»,
interdit à tous ses membres de jouer en sa compagnie. Sur la
demande de l'administration de l'orchestre du Conservatoire,
qui craint le scandale, Cortot est donc contraint de renoncer
au concerto, et accepte à la place de jouer des pièces pour
piano seul de Chopin entre deux morceaux symphoniques.
Ce compromis un peu bancal n'empêche pas qu'éclatent
de multiples incidents lors des deux concerts au Théâtre
des Champs Elysées (les 18 et 19 janvier) : les partisans du
pianiste réclament le concerto et sifflent L'orchestre, tandis
que ses adversaires lui lancent des quolibets et des insultes
l'assimilant à un Nazi. Après ce scandale, Cortot décide à la
fois de porter plainte contre le syndicat (il gagnera le procès
au terme d'une longue procédure) et de privilégier pour un
temps les concerts à l'étranger45.

Avant même cette bataille, Cortot et son épouse


avaient décidé de résider dorénavant en Suisse, à Lausanne.
Le pianiste n'y passe cependant que bien peu de temps, car il
a repris sa carrière avec un rythme plus soutenu que jamais.
Jusqu'à la fin des années 1950, il sillonne en effet de nouveau
la France et L'Europe, donnant parfois plus de cent concerts
par an. En 1952, il effectue même le tour du monde, avec une
tournée qui l'emmène d'abord en Amérique du Sud, puis au
Japon, où il remporte un succès triomphal, à tel point que la
municipalité d'une ville du sud du pays, Kawatana, baptise
de son nom une petite île située à proximité (elle s'appelle
« Coruto », et non « Cortoshima », comme on l'a parfois écrit);
aujourd'hui encore, le souvenir du pianiste est bien présent à

45 Sur les événements dejanvier 1947,voirnotamment Manuscrits de la Bibliothèque


de l'Institut de France, fonds Bernard Gavoty, Ms8359. chemise 1, « L'Occupation
Les Comités».
Kawatana, où vient d'être construit un Cortot Concert Hall46.
Auparavant, Cortot a pris en 1949 sa revanche des incidents
de janvier 1947 en donnant sous les acclamations du public
parisien un récital pour le centenaire de la naissance de
Chopin. Cependant, ces innombrables concerts fatiguent de
plus en plus un artiste déjà âgé (ilfête ses soixante-quinze ans
lors de son séjour japonais), et c'est à cette époque surtout
que prend naissance le mythe selon lequel Cortot avait une
technique défaillante et des doigts imprécis du reste, dans
sa correspondance de l'époque, lui-même parle avec humour
;
de ses tournées comme de « ses déambulations sur la route
des fausses notes47 ». Mais l'âge et des problèmes de santé le
conduisent à renoncer à son existence nomade le 10 juillet
1958, il donne son dernier concert au festival de Prades en
; :
un très beau symbole, il se réconcilie avec son vieil ami Pablo
Casals, en jouant Beethoven à ses côtés48.

C'est en ces dernières années que Cortot se présente


volontiers comme un homme du XIXe siècle, dépositaire d'une
tradition désormais révolue de l'interprétation pianistique,
»
la Belle Epoque ;
celle des « lions du clavier romantiques et des salons de
s'il continue de donner d'aussi nombreux
concerts, c'est donc pour faire connaître aux générations
d'après-guerre un art du piano en train de disparaître. C'est

;
aussi pour cette raison qu'il grave toujours de nombreux
disques néanmoins, beaucoup de ceux-ci ne sont pas publiés
en raison de leurs imperfections techniques, sur décision des

46 Agenda de carrière. La municipalité célèbre le 50e anniversaire de la disparition


d'Alfred Cortot par une série de manifestations ayant lieu les7 et 8 octobre 2012.
47 Voir par exemple une lettre à Yvonne Lefébure du 5 avril 1952 [Médiathèque
Musicale Mahler, fonds Yvonne Lefébure - Fred Goldbeck, correspondance
générale).
48 Bernard Gavoty, « En écoutant Cortot parler de Casals », in L'Indépendant, 12
juillet 1958.
producteurs ou de Cortot lui-même ;
il existe notamment

une intégrale des sonates de Beethoven enregistrée dans les


dernières années de sa vie, mais encore aujourd'hui inédite.

En revanche, il conserve une fructueuse activité


d'enseignement dans le cadre de sa chère École Normale ses
cours d'interprétation attirent toujours autant les étudiants
:
et le public, et se poursuivent presque jusqu'à son dernier
souffle, les ultimes séances ayant lieu à l'automne 1961. De
même, Cortot continue d'être un écrivain prolixe et brillant :
la série des « Editions de Travail »
se poursuit après 1945,

Weber ou Schubert ;
avec des volumes désormais consacrés à Schumann, Liszt,
surtout, le pianiste publie en 1949, à
l'occasion du centenaire du compositeur, un ouvrage d'une
importance capitale, intitulé Aspects de Chopin49 : il y déploie
en effet toute son érudition et y révèle son rapport intime avec
la personnalité et l'œuvre du maître polonais. On ne peut que
regretter que d'autres projets n'aient pas abouti, notamment
celui d'un livre sur Schumann, ou celui d'une étude consacrée
à la musique pour piano d'un autre romantique du XXesiècle,
Olivier Messiaen50.

Cependant, et malgré le ralentissement de ses


activités, les forces d'Alfred Cortot déclinent. Hospitalisé
en ses dernières semaines, à Paris puis à Lausanne, il
décède le 15 juin 1962, quelques mois avant son quatre-vingt
cinquième anniversaire. Il a fait le choix d'être inhumé auprès

49 Alfred Cortot, Aspects de Chopin [1949]. Paris, Albin Michel, 2010. L'ouvrage vient
d'être réédité à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Chopin, avec une
préface d'une des pianistes françaises les plus en vue actuellement, Hélène
Grimaud.
50 Le projet d'article sur Messiaen est mentionné par une lettre sans date (mais
ultérieure à 1945), adressée à Fred Goldbeck (Médiathèque Musicale Mahler,
fonds Yvonne Lefébure - Fred Goldbeck, correspondance générale).
de ses parents et de ses frères et sœurs, de cette famille qui
l'aimait tant et qui avait décidé à sa naissance de faire de lui
un musicien. « Alfred Cortot Musicien :
»
tels sont les mots
qui ornent, en grandes lettres rouges, sa sépulture dans le
petit cimetière du Villars, tout proche d'ici. Il paraît que ses
derniers mots, avant de mourir, furent de demander
?
salle est-elle pleine ». Pour achever l'évocation de cette
« La :
exceptionnelle vie d'artiste, je préfère pour ma part citer de
lui cette déclaration faite en 1953, et qui me paraît résumer,
mieux que tout autre, sa personnalité et sa carrière :
«
«
pianiste romantique
:
Posez la question autour de vous la qualification de
»
est attachée à mon nom. Je ne puis,
ni ne veux la renier51 ».

Conférence donnée le mercredi 04 juillet 2012 dans le cadre


des Journées Internationales Alfred Cortot de Tournus.

51 Cité par Bernard Gavoty, Alfred Cortot, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 126.
François Anselmini est agrégé d'histoire, doctorant à
l'Université Paris Panthéon-Sorbonne et chargé de cours
à l'Université de Caen. Il a soutenu en 2010 un mémoire
de master d'histoire contemporaine à l'Université de Caen
Basse-Normandie, intitulé Vers une biographie d'Alfred
Cortot (1877-1962). Un pianiste dans la Grande Guerre,
1914-1918. Il prépare actuellement une thèse consacrée à
la biographie d'Alfred Cortot sous la direction de Pascal
Ory et de Myriam Chimènes. Il vient de publier deux
articles consacrés aux activités d'Alfred Cortot pendant
la Première Guerre mondiale, l'un dans La Revue de

Nationales :
Musicologie (Alfred Cortot et la création des Matinées
l'Union sacrée mise en musique, novembre
2011), l'autre dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire
contemporaine (Un pianiste dans la Grande Guerre. Alfred
Cortot et la mobilisation des musiciens français pendant la
Première Guerre mondiale, à paraître). En février 2012, il a
également participé au colloque international célébrant le
cent cinquantième anniversaire de la naissance de Claude
Debussy (Cité de la Musique, Conservatoire National
Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Musée
d'Orsay Opéra Comique, 3-5 février 2012) ; il y a présenté

:
une communication intitulée Incarner le génie musical
français Alfred Cortot et Claude Debussy, qui évoque les
relations entretenues par le pianiste avec le compositeur
et sa musique.
AU PIANO AVEC CORTOT

GuthrieLuke

Mesdames et Messieurs, bonsoir.

Je suis très heureux d'être parmi vous à l'invitation


très cordiale de M. Thierry Sibaud pour commémorer le
cinquantenaire de la disparition du grand musicien Alfred
Cortot, dont j'ai eu l'inestimable privilège d'être l'élève
pendant les dernières années de sa vie, et ce jusqu'à sa mort
en juin 1962. Le titre de ma conférence de ce soir, qui m'a été
proposé par M. Sibaud, me permet de partager non seulement
quelques souvenirs personnels mais également de vous faire
entendre quelques exemples de l'art incomparable de Cortot,
conservés pour nous, et pour ceux qui viendront après nous,
au moyen de disques devenus légendaires.

Il y a en place d'honneur dans la splendide exposition


évoquant la mémoire de Cortot (en grande partie par des
lettres) quej'ai visitée au Musée Greuze et beaucoup appréciée,
une superbe grande photo de Cortot au piano avec Maggie
Teyte. Elle était, après Mary Garden, la seconde interprète
renommée de l'héroïne de l'opéra de Debussy Pelléas et
Melisande. Il m'est venu l'idée de commencer ce soir par
l'hommage de Cortot à Maggie Teyte. Sollicité par la B.B.C. de
Londres, il enregistra ce document sonore à Lausanne, pour
une émission diffusée à Londres en 1957-1958 et consacrée
à Mme Teyte. Pour ceux d'entre vous qui ne connaissent pas
encore les disques des mélodies de Debussy, enregistrements
pour lesquels Cortot et elle ont travaillé ensemble (à
l'initiative d'un ami américain de Mme Teyte, Joe Brogan, qui
finança probablement le projet), nous allons entendre, après
l'hommage de Mme Teyte à Cortot, une mélodie de Debussy
Le Faune. Cortot s'est permis ici une licence artistique pour : :
créer le timbre très mat de l'illusoire tambourin qui soutient
tout le morceau à la basse, il a posé une feuille de papier entre
les marteaux et les cordes.

Ecoute n°1 : Le Faune. Extrait des Fêtes galantes,


L. 80 & 104,6mélodiespourvoixetpianod'Achille-
Claude Debussy.
Maggie Teyte, soprano, Alfred Cortot, piano.
Enregistré le 12 mars 1936.

Ces disques ont eu un succès inattendu en Amérique et


en Angleterre. Heureusement pour les mécènes De même,
la Société Hugo Wolf fût créée en 1931 pour enregistrer les
!
Lieder de ce compositeur encore méconnu, avec l'aide de
mécènes japonais. Sans ces soutiens, la maison de disques
His Master's Voice n'aurait jamais pris le risque d'engager
l'énorme somme nécessaire à la réalisation de ces disques
interprétés par de grands artistes dans les années 1930.

jeune Cortot chef d'orchestre dirigeant les opéras


Du
de Wagner, Debussy écrivit dans une critique publiée plus tard
dans son livre Monsieur Croche, antidilettante :

est juste d'ajouter que M. Cortot connaît Wagner


« Il
dans ses moindres replis et qu'il est parfait musicien. Il est
jeune, son amour de la musique est très désintéressé52. »

52 Debussy, Claude, « Parsifal et la Société des Grandes Auditions de France », Gil


Blas, 6 avril 1903 (repris dans Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard,
»,
coll.«L'Imaginaire 1987, p. 141-142).
Après la mort de Debussy, et à la demande de sa veuve,
Cortot se rendit chez elle pour lui jouer le premier livre des
Préludes. Quand Cortot eut fini de jouer, Madame Debussy
était en larmes et ne trouvait pas ses mots. Embarrassé,
Cortot s'adressa à la petite Chouchou en lui demandant :
« Mais Chouchou, est-ce que c'est comme ça que votre papa
jouait sa musique » ?
Ce à quoi la petite fille répondit :
«Non. Il écoutait davantage53.»

Plus tard, Cortot considérait cette réponse comme une


des leçons les plus importantes de sa vie. De même, alors
qu'il était encore élève de Louis Diémer, il avait joué la sonate
Appassionata de Beethoven devant Anton Rubinstein.

La Sonate terminée : silence.

Puis Rubinstein complimenta Diémer sur son cognac et lui


demanda encore un verre.

Finalement, le grand pianiste russe dit à Cortot :


«C'est bien mon petit, c'est bien. Mais tu sais, les Sonates de
Beethoven, ça ne se travaille pas, ça se réinvente54. »

53 Voir p.82 l'Entretien-itinéraire avec Alfred Cortot par Maryvonne Kendergi et la


Société Radio-Canada, Lausanne, 13juillet 1960.
54 Cf.note53.
Avant d'arriver à Beethoven, j'aimerais vous faire
entendre la cadence du premier mouvement du 5ème Concerto
Brandebourgois de J.S. Bach.

Avec l'orchestre de l'École Normale deMusique de Paris, Cortot


est le premier à enregistrer les six Concerti Brandebourgois.
Dans la même période, au début des années 1930, il publie
une révision d'une œuvre française peu connue pourorchestre
de chambre, le Concert dans le Goût théâtral de François
Couperin, parue chez Universal à Vienne en 1932, œuvre qu'il
enregistrera également avec L'orchestre de l'École Normale.
Il est fort probable que l'orchestre de l'École Normale, assisté
de quelques musiciens des orchestres parisiens que Cortot
dirigeait, était très en forme en vue de ces enregistrements.
Ils avaient pour but de contribuer à la renommée de l'École
Normale de Musique de Paris à l'étranger, où les disques
de Cortot, en solo ou en musique de chambre avec Thibaud
et Casals, rencontraient déjà un énorme succès. Comme
vous allez l'entendre, le premier mouvement de ce concerto,
sous la direction et les mains de Cortot, rayonne d'une joie
exubérante et contagieuse. Sans parler d'une technique
pianistique prodigieuse!
Pour des raisons de durée, nous commencerons au milieu du
mouvement, à la cadence jusqu'à la fin du mouvement.

Écoute n°2 : Cadence du 1er mouvement du 5ème


Concerto Brandebourgeois de J.S. Bach, BWV70S0.

: ;
Orchestre de l'École Normale de Musique de
Paris, Direction et piano Alfred Cortot Jacques
Thibaud, violon. Enregistré les 16 et 18 mai 1932.
À
propos du Concert dans le Goût théâtral de Couperin,
j'ai découvert un jour son enregistrement dont j'ignorais
l'existence. J'étais tellement ravi de cette musique nouvelle
à mes oreilles que pendant des semaines je commençais
chaque matin en L'écoutant. Quand Cortot lut cela dans une de
mes lettres, il me répondit :
« Du haut de sa demeure éternelle, François Couperin le
Grand me charge de vous dire qu'il est heureux de vous servir
!
de réveil matin »

De César Franck, dont Cortot était l'interprète idéal,j'ai


choisi de vous faire entendre l'Aria du Prélude Aria et Final.
Pourvraiment apprécier la manière dont Cortotjoue ce thème
si simple, essayez de le jouer vous-même, et écoutez d'autres
!
pianistes. C'est tout simplement une révélation On ne se rend
pas compte que, même ici, il s'agit de déclamation. La partie
médiane, qui est semblable à un récitatif, est déclamée d'une
tout autre manière dans la première version enregistrée dans
les années 1930. Cette déclamation peut nous sembler peut-
être trop volontaire, mais la 2ème version de 1947 me paraît plus
naturelle, et c'est pour cette raison que je l'ai choisie. Quoi qu'il
en soit, dans les deux versions, la coda de la dernière page est
d'une beauté si sereine qu'on ne peut qu'être comblé de joie
sublime. Ici Cortot atteint la perfection, la beauté naturelle,
qui était pour lui un sommet auquel on aspire, mais que l'on
atteint que rarement. Pour moi, c'est un miracle, un rêve, si
beau, et en apparence si simple.

Alfred Brendel, qui estime énormément Cortot, a dit,


lors d'une interview donnée à la BBC, que malgré l'apparente
spontanéité, tout était soigneusement calculé. Je partage
son avis pour ce qui concerne la pensée qui sous-tend
l'interprétation, et la manière dont il nous fait comprendre
la forme, les harmonies, mais je crois que la réalisation au
moment d'un concert restait tout de même essentiellement
spontanée. Cortot ne craignait pas de prendre des risques.
Après tout, sans un élément d'imprévu la spontanéité ne peut
pas exister.

:
Furtwangler disait

« Le but du travail et des répétitions est de se préparer pour


l'imprévu. »

Ecoute n°3 : Prélude, Aria et Finale, M.23, de


César Franck (extrait).
Alfred Cortot, piano. Enregistré en 1947.

Après la dernière série de leçons en avril 1962 chez


Cortot, au 5, avenue de Jaman à Lausanne, il me dit :
« Maintenant, il faut apprendre les choses qu'on n'apprend
que sur scène, en public, où il faut oublier ce vieux monsieur
à Lausanne, qui vous embête, et faire ce que vous pouvez au
moment. »

Les Cours d'interprétation sur les sonates de


Beethoven à Sienne, en Italie en 1958 ou 1959, avaient lieu
au moment du célèbre Palio. Cette fête annuelle sur la place
centrale de cette ville médiévale se conclut avec une course
de chevaux dramatique. Les cavaliers montent à cru. Avant la
course, chaque cheval est mené à l'intérieur de la cathédrale

au moins une heure de procession :


pour recevoir la bénédiction du prêtre qui est précédée par
chaque commune, et il
y en a beaucoup, fait parade en spectacle avec les couleurs
locales, jouant avec des drapeaux que l'on jette en l'air puis

:
que l'on rattrape. Tout cela est accompagné de battements
de grosses caisses long, long, court, court, long, long, court,
court, etc. À la longue, cela devient monotone, presque
!
insupportable. Mais Il y avait là une leçon inattendue, une
démonstration définitive de qualités rythmiques. La plupart

deux d'entre eux étaient exceptionnels :


des batteurs de grosses caisses étaient très ordinaires, mais
il y avait entre les
battements une intensité contagieuse qui nous saisissaient
fort. Combien de pianistes n'entend-on pas, qui n'ont aucune
idéedecequecela peut être? L'Art de Cortot n'est pas seulement
caractérisé par un timbre personnel, mais également par cette
maîtrise des éléments rythmiques.
L'ensemble de ces battements du Palio était incroyablement
séduisant. Malgré les difficultés de Cortot, alors très âgé, pour
marcher sur une longue distance, et l'impossibilité à circuler
en voiture, il insistait pour y assister et il nous conseillait de
faire autant. Outre le spectacle, quelle leçon inoubliable !
Chez Beethoven, comme pour César Franck tout à
l'heure, j'ai choisi d'abord une mélodie très simple. Elle n'est
pas de Beethoven, mais de Wenzel Mueller, dont il avait pris le
thème pour les Variations sur Ich bin der Schneider Kakadu.
Les qualités de toucher, de sonorité et de rythme distingue
dès les premières notes notre grand pianiste.

Écoute n°4 : 10 Variations sur le thème Ich bin


der Schneider Kakadu pour piano, violon, et
violoncelle, en Sol Majeur, op.121a, de L. van
Beethoven (Extrait).
Alfred Cortot, piano ;Jacques Thibaud, violon
Pablo Casals, violoncelle. Enregistré le 6 juillet
;
1926 au Kingsway Hall, Londres.
Un collègue violoncelliste, avec qui j'ai collaboré pendant une
vingtaine d'années pour des concerts de musique de chambre,
m'a présenté au grand violoncelliste Pierre Fournier lors de
son dernier récital à Londres, comme un élève de Cortot. Les
yeux de Fournier ont changé d'expression :
« C'est Cortot qui m'a révélé Beethoven!
J'ai joué les trios et les sonates avec lui. Quelle joie
inoubliable! »

Maintenant je voudrais vous faire entendre le début


du grand Trio l'Archiduc avec Thibaud et Casals. Il n'y a plus
besoin de mots.

:
Ecoute n°5 Trio pourpiano, violon, et violoncelle
No.6 en Sib Majeur, op.97 l'Archiduc de L. van
Beethoven (Extrait).
Alfred Cortot, piano; Jacques Thibaud, violon
Pablo Casals, violoncelle.
;
Enregistré le19 novembre et le 3 décembre 1928
au Small Queen's Hall de Londres.

Pour terminer ma conférence, j'aimerais vous faire


entendre un morceau de virtuose. Non pas la célèbre 2ème
Rhapsodie de Liszt, ni la Légende de Saint-Francois de Paule
marchant sur les flots, toutes deux éblouissantes, mais un
Caprice poétique dont le titre original est La Leggierezza,
aussi connu comme Etude de Concert n°2.

À la finde cette pièce, où il n'y a que trois accords de fa


Majeur, Cortot ajoute comme traditionnellement d'usage
à son époque une délicieuse petite codetta, qui à mon avis
manquait à l'original. Il est fort probable que Liszt lui-même
ait improvisé quelque chose sur le champ quand il l'a joué.
Libre à vous de choisir.
Le grand Paderewski en avait également ajouté
une, à mon
avis trop longue et trop démonstrativement virtuose. Pour
moi, celle de Cortot témoigne de son goût sûr et impeccable.

Ecoute n°6 : La Leggierezza, Etude de concert


n°2, S 744 de Franz Liszt.
Alfred Cortot, piano. Enregistrée le 21 mai 1930 à
Londres.

Conférence donnée le5Juillet2012 dans le cadre des Journées


Internationales Alfred Cortot de Tournus.
Guthrie Luke est né à New-York. Il commence ses études
de piano au Canada, au Conservatoire d'Halifax et au
Conservatoire d'Oberlin, avant de devenir un participant
assidu et régulier des master classes de Cortot à Paris,
Lausanne et Sienne à partir de 1953. Par la suite, il étudie
en cours privés avec Cortot de 1957 à 1962. Il a donné de
nombreux concerts principalement en Europe comme
soliste et partenaire de musique de chambre. Aux Etats-
Unis on a pu l'entendre notamment avec le Manhattan
String Quartet. Il réside à Londres où il a enseigné au
Royal College of Music. Il a également rédigé les notices
anglaises des enregistrements de Cortot réédités par EMI.
SOUVENIRDECORTOT

Günter Reinhold

Approches
Une grande chance de ma jeunesse (j'avais alors 15
ans environ) a été de rencontrer Alfred Cortot. Mon professeur
Leonie Mendelssohn-Bartholdy connaissait le Maître depuis
l'époque d'avant-guerre. En fait, elle m'a fait comprendre
L'extraordinaire importance de cet artiste, le qualifiant comme
étant un des plus grands pianistes de l'époque. Après l'avoir
entendu pour la première fois, la fascination était telle que je
me demandais comment je pourrais L'entendre plus souvent.
J'ai donc écrit à son agent, désirant connaître les dates des
divers concerts dans les régions avoisinantes de ma ville
natale, Erlangen. Ainsi, j'ai eu la possibilité d'assister à une
bonne dizaine de concerts pendant plusieurs années, et ceci
parfois avec le même programme. Mais, à chaque concert,
ilse passait une chose merveilleuse. J'avais l'impression
d'assister à un acte créateur spontané. J'en devenais presque
dépendant.
Ainsi, le rayonnement de son jeu menait à la situation
suivante, un vieil homme qui était placé devant moi murmurait:
« là, on meurt presque », après que Cortot eut terminé le
2ème prélude de Chopin.

J'ai commencé à m'intéresser à cet homme qui formulait des


phrases comme :
« Je suis un homme qui n'a pas cru que la vie est faite
de ce qu'on y trouve, mais de ce qu'on y apporte. »55

Ou encore :
« Je me suis toujours Levé de bonne heure. J'aime
ce qui commence, ce qui renaît. Un jour à son début,
quelle promesse. »56

L'enseignement
Cortot avait quitté le Conservatoire en 1917. Après en
avoir pris connaissance, j'ai pensé qu'il voulait se consacrer
à sa carrière de soliste. Mais j'ai été tout étonné d'apprendre
qu'il avait fondé deux années plus tard une école normale
pour la musique, à laquelle il avait donné aussitôt le nom
École Normale de Musique.

Les raisons en étaient surtout le contenu des programmes


et les conditions d'études. Il critiquait spécialement:
• la limite ;
d'âge d'entrée

• l'exclusion des étrangers (Liszt n'avait pas été


accepté !) ;57

• les programmes d'études et des examens (qui


négligeaient les grands maîtres) ;

• l'absence de toute formation de professeur de


musique.

55 Hauert Gavoty1955,page 3.
56 Hauert Gavoty 1955. page 19.
57 Gavoty, 1977. page 133.
Sa réaction apparaît déjà dans le nom École normale
de Musique, ce qui indique l'idée de mettre à égalité
l'enseignement et la formation des solistes.
À
propos de la conception de l'école, je voudrais souligner
deux points :
• Il concevait une ample brochure concernant
l'enseignement, quelque peu comparable aux
Musikalische Haus- und Lebens-regeln de Schumann.

• Il pouvait engager des artistes de renommée


internationale, qui devaient enseigner une semaine par
an, et devant un public. Ainsi il pouvait faire participer
les plus illustres musiciens. Des noms comme Wanda
Landowska, Marguerite Long, Pablo Casals, Jacques
Thibaud, IgorStravinsky, Marcel Dupré et bien d'autres
qui font rêver. 58

Un projet de Cortot lui-même a été si spectaculaire que je


voudrais en parler ici:

Entre les 6 et 31 mai 1924, il proposait 10 cours d'interprétation


sous le titre La musique de piano dans le 19e siècle, où chaque
cours couvrait une période de 10 années. J'ai compté 76
œuvres, qu'il interprétait dans les jours libres de cours. Nulle
part, je n'ai trouvé un tel tour de force. 59

Dans toutes les éditions de travail, il :


avait mis telle une devise

58 Gavoty, 1977. page 135


59 Nelly Juhuette, 1991, 2ème volume, page 52.
« Travailler, non seulement le passage difficile, mais
la difficulté même qui s'y trouve contenue, en lui
restituant son caractère élémentaire. »

Dans mon propre enseignement, j'exige de déterminer


l'endroit exact et le pourquoi d'une difficulté. Concernant
l'interprétation, j'ai proposé des essais d'exécution. Ceci
pouvait servir à ce que pourrait devenir le développement de
la personnalité artistique.

Son jeu rubato était unique et inimitable. C'est pourquoi


il demandait avec verve :
« Jouez les mains ensemble, s'il vous plaît. »

Les participants, qui avaient écouté ses disques,


prenaient cette façon comme modèle. Mais quod licet Jovi,
non licet bovi.60 Par contre, la sonorité et le développement
des harmoniques se libèrent davantage, surtout quand la note
basse est bien loin de celle de la mélodie.

Ilétait étonnant de constater que malgré les grands rubati, il


avait un merveilleux sens du rythme.

«Il ne fautjamais presser.» était une de ses remarques


essentielles.

Une des participantes avait proposé de jouer la Barcarolle de


Chopin. Lisant l'indication forte pour l'octave initiale, elle en
profita un peu trop. Le Maître l'interrompit de suite en disant :
Mademoiselle, croyez-vous que la
« Barcarolle
commence par un coup de canon » ?
60 Ce qui est permis au Dieu, n'est pas permis au bœuf
Anecdotes et autres choses

« Un oiseau ne réagit pas sur les gestes d'un chef-


d'orchestre. » disait-il en faisant travailler la célèbre
pièce.

Une vieille Dame lui demandait après un concert :


« Maître, vous composez aussi ? »

« J'aime trop la musique pour faire ça » répondait-il


avec sa voix grave.

Un jour, son majordome m'avait découvert au fond de la salle


de concert quand j'observais le Maître travaillant au piano :
« Le Maître vous dirait, que l'on ne regarde pas dans la
cuisine avant le dîner. »

Ilétait d'ailleurs assis, vêtu d'un manteau (la salle n'était pas
bien chauffée), jambes dessus-dessous, une cigarette aux
lèvres. Il jouait son programme sans aucune expression et
sans pédale.

!
Alfred Cortot donnait un bis. Une fois terminé, le Maître eut
l'intention de se lever de sa chaise. Malheur Son frac était
resté coincé à son siège. Il essaya à plusieurs reprises de se
lever, sans succès. Je me trouvais tout près de l'estrade, qui
n'était pas très haute. Je sautais alors sur celle-ci, en disant
« un moment, Maître, s'ilvous plait » etje le libérais. Il me dit :
« Merci, Monsieur ».

« On ne fait plus de beaux pianos », me disait le

les plus beaux instruments


la 1ère
?
», il répondit
guerre mondiale ».
:
Maître. À ma question, « A quelle époque ont été fabriqués
« entre 1900, et
Sa façon de traiter le piano était exemplaire. En effet, dans
ses innombrables enregistrements, on ne trouvera pas un
seul moment de dureté ou d'exagération sonore. Il nous a fait
comprendre que, si l'attaque dépasse une certaine intensité,
la corde, au lieu que l'amplitude ne grandisse, elle se paralyse,
produisant ainsi une sonorité plus dure et plus ténue.

Cortot détestait les virtuoses :


« Ne !
me parlez pas des virtuoses Ils sont trop - et
si peu de choses. Ils me font penser à Chanteclerc61. Les
malheureux, ils croient pour de bon qu'un cocorico fait lever
le soleil. »

Quels critères m'ont particulièrement impressionné et sont


devenus importants pour moi ?
— son amourirrésistible pour la musique, non seulement
pour le piano,
- la multiplicité de ses activités et de ses
connaissances,

l'auscultation des œuvres,

le collectionneur,

- son besoin d'enseigner.

Conférence donnée le 6 Juillet 2012 dans le cadre des


Journées Internationales Alfred Cortot de Tournus.

61 Comédie d'Edmond Rostand 1910, Chanteclerc en est le coq.


Günter Reinhold a étudié le piano avec Alfred Cortot et
Yvonne Loriod, l'analyse avec Olivier Messiaen. Après
ses études musicales à la Hochschule de Karlsruhe et
au Conservatoire de Paris, il poursuit une intense activité
de concerts (festivals de Berlin, Hambourg, Düsseldorf,
Nuremberg, Florence, Ljubljana, Séoul, Moscou, Lisbonne,
Beethoven à Bonn et célébrations Messiaen à Paris). Il se
produit à la télévision, à la radio et enregistre des disques.
Il donne également des master classes en Allemagne

et à l'étranger. Professeur de piano à la Hochschule für


Musik de Karlsruhe pendant plus de 40 ans et directeur
de la formation pédagogique, il est également membre du
jury de nombreux concours nationaux et internationaux à
Paris, Lyon, Strasbourg, Londres (Beethoven), Bucarest
(Enescu) et Raguse (IBLA Grand Prix). Il préside depuis
2003 l'Internationale Akademie für musikalische Bildung
de Karlsruhe qu'il a fondée avec Peter Feuchtwanger.
CORTOT ET BEETHOVEN

RémiJacobs

Mesdames et messieurs,

Par les fonctions que j'ai assumées pendant vingt-cinq


ans chez EMI Music, j'ai été amené à m'occuper des illustres
gravures réalisées par la Voix de son Maître avant l'époque
du microsillon. C'est ainsi que, responsable de la célèbre
collection « Références », j'ai pu faire reparaître, d'abord
sous la forme de disques vinyles puis de disque compact
les enregistrements prestigieux d'Alfred Cortot, de Jacques
Thibaud, de Pablo Casals, et du Trio Cortot/Thibaud/Casals.

Le transfert des 78 tours sur bandes magnétiques


n'était pas une mince affaire, mais les techniciens des studios
de Pathé et d'EMI Londres ont su faire des merveilles. Et dans
une époque récente, la technologie numérique de la copie, du
montage et de la restauration sonore a permis de redonner
à ces documents exceptionnels une nouvelle jeunesse. Tous
les disques du célèbre duo Cortot/Thibaud sont connus et,
pour la plupart disponibles, de même que ceux du Trio Cortot/
Thibaud/Casals. Ceux d'Alfred Cortot n'ont pas tous eu cette
chance. Pour ma part, j'ai pu rééditer en 1992, avec l'aide de
Mr. Keith Hardwick, alors le spécialiste anglais des reports sur
bandes, les enregistrements de Chopin dans un coffret qui va
de 1919 à 1950, - lequel coffret bénéficiait d'une notice signée
Guthrie Luke, - la Sonate de Liszt, les grandes œuvres de
César Franck, les Préludes et Children's corner de Debussy,
les Jeux d'eau et la Sonatine de Ravel.

En examinant le catalogue des disques d'Alfred Cortot,


et mis à part la Sonate à Kreutzer enregistrée en compagnie
de Jacques Thibaud, et le Trio à l'Archiduc avec Thibaud et
Casals, on s'aperçoit avec effarement que notre pianiste n'a
jamais enregistré officiellement de sonates ni de concertos
de Beethoven. Cette constatation m'a conduit à chercher dans
les papiers de Cortot les raisons de cette absence. J'ai trouvé
un certain nombre de réponses qui font l'objet d'une étude
universitaire et que je vais m'efforcer de vous livrer le plus
clairement possible. La pénétration en France des concertos
et des sonates de Beethoven a nécessité plus de temps qu'en
Allemagne. Et il a fallu attendre la seconde moitié du XIX°
siècle pour que ces œuvres trouvent véritablement leur place
au concert. Si l'on a beaucoup entendu à cette époque les trois
derniers concertos malgré la germanophobie consécutive à
la défaite de Sedan, l'idée de donner en cinq ou six récitals
les trente-deux sonates n'est apparue que dans les années
1890. Marie Jaëll, audacieuse pionnière de cette aventure,
donne une intégrale au cours du mois de janvier 1893. À sa
suite, Blanche Selva et Edouard Risler se livreront à leur tour
a
à cet exercice périlleux qui fasciné un jeune pianiste français
nommé Alfred Cortot, né en 1877. Jeune pianiste qui n'a, du
reste, jamais tenté l'expérience lui-même mais qui, devenu
un interprète réputé et un professeur recherché, a tiré de
celle des autres la matière d'un rayonnement pédagogique
tout à fait original.

Mais, revenons brièvement sur le parcours du jeune artiste.


En 1892 déjà, alors qu'il est encore dans la classe
préparatoire d'Emile Decombes au Conservatoire de Paris,
Alfred Cortot obtient une première médaille pour son

:
exécution de l'Allegro initial de la Sonate Waldstein, avec les
appréciations suivantes « Elève très remarquable. Jeu chaud
et coloré, très intelligent. »

Dans la classe supérieure de Louis Diémer en 1893,

remarque:
son interprétation du final de l'Appassionata lui vaut cette
« a fait d'énormes progrès. » Et à l'examen du

félicitations de son maître:


22 janvier 1896 où il a joué la Sonate op.111, il recueille les
« Très remarquable. » Toutes
récompenses obtenues au prix d'un travail acharné et de la
:
certitude de sa vocation. Dès lors, Cortot ne doute plus il fera
carrière.

Alfred Cortot a souvent incriminé ses mains qu'il


trouvait indociles. Pour les plier à sa volonté - volonté de fer
observait son ami Pablo Casals - illeur a imposé de laborieux

souvent rebelle aux positions naturelles :


exercices pour domestiquer la technique beethovénienne,
grands écarts,
traits difficultueux, trilles prolongés, doubles trilles, etc.
Les contraintes qu'il s'était ainsi fixées devaient aboutir
à l'élaboration puis à la publication des fameux Principes
rationnels de la technique pianistique et à leur application aux
œuvres de Weber, Schubert, Chopin, Mendelssohn, Schumann
et Liszt dans des Editions de travail toujours d'actualité
et toujours recherchées par les élèves pianistes et leurs
professeurs, parce que fondées sur le bon sens, l'intelligence
du texte et le sens de l'interprétation juste.

Pour mémoire, Alfred Cortot remporte en juillet 1896


un très brillant premier prix de piano au Conservatoire de
Paris. La maison Pleyel lui offre un grand piano de concert et
un contrat d'exclusivité l'obligeant, moyennant unerétribution
mensuelle, à jouer ses instruments. Cette distinction lui

il se produit à Paris aux concerts Colonne :


vaut aussi des engagements fermes. Et en novembre 1897,
son exécution
du troisième concerto de Beethoven lui vaut un succès
considérable.

Dès lors, ne cesse de jouer sonates et concertos


il
de Beethoven en France et à l'étranger, comme l'atteste
son Agenda personnel. A Berlin en janvier 1898, sa vision
très personnelle de la Sonate des Adieux op.81 a séduit le
public à qui il offre également la vingt-huitième Sonate.
Quelques jours plus tard, il fait entendre les trois dernières
sonates, s'affirmant en terre beethovénienne son autorité
interprétative..

Alfred Cortot, sur proposition de Gabriel Fauré alors


directeur du Conservatoire de Paris, est nommé en 1907
par un décret signé Aristide Briand, professeur de piano
supérieur, dans une classe de femmes, la mixité n'étant pas
encore la règle dans cette vénérable institution. Il exercera
ce professorat jusqu'en 1920. Durant ces années et malgré la
guerre, il obtient des résultats de premier plan avec des élèves
exceptionnelles, Yvonne Lefébure, Clara Haskil, Marcelle
Meyer et Jeanne Leleu pour ne citer que les plus connues.
Cette dernière a confirmé au cours d'une interview en 1978
que Cortot lui avait fait travailler, ainsi qu'à ses camarades,
les dernières sonates de Beethoven, les Variations Eroïca et
le quatrième concerto. Il faut se rendre à l'évidence qu'il était
en avance sur ses collègues toujours plus axés sur les œuvres
de Chopin. Par ses initiatives, il a non seulement formé une
très brillante génération de femmes pianistes, mais aussi de
remarquables interprètes de Beethoven.
Après la Grande Guerre qui a marqué un coup d'arrêt
à sa carrière, il inscrit régulièrement à ses programmes
de récitals les sonates Clair de lune, Appassionata et Les
adieux, sonate qu'il affectionne tout particulièrement. Lors
de sa première tournée aux Etats-Unis en 1918 - il a alors 40
ans,- il interprète le concerto n° 1 de Beethoven à New York
et à Philadelphie sous la direction de Walter Damrosch puis
de Léopold Stokowski, et obtient la consécration du public
américain. Le petit français est à nouveau acclamé en 1920
lorsqu'avec Damrosch il joue cette fois les cinq concertos à
New York. La réputation du pianiste outre-atlantique n'est
plus à faire, d'autant que l'École Normale de Musique qu'il
a fondée avec Auguste Mangeot l'année précédente à Paris
commence à accueillir des élèves étrangers et en particulier
des américains.

Par la suite, sans doute par manque de temps, Cortot


s'est limité à jouer la sonate Clair de lune que d'ailleurs
le public lui réclamait. Ainsi, en va-t-il de sa tournée en
province de janvier et février 1924. C'est aussi l'année où il
donne à la salle de l'ancien Conservatoire à Paris dix concerts
anthologiques suivis de cours d'interprétation, à l'occasion
desquels il présente les grandes pages beethovéniennes,
Clair de lune, Appassionata, Les adieux, Hammerklavier, et
les trente-et-unième et trente-deuxième sonates.

« Il interprétait Beethoven magistralement. » a


déclaré Pablo Casals dans son autobiographie. Car le grand
homme de Cortot (dont la petite taille dissimulait cependant
une forte et puissante carrure), le personnage central de sa
vie et de sa carrière, c'est Beethoven. Beethoven avec qui il
fait ses premières armes au Conservatoire, dont il a, grâce à
Edouard Risler, la révélation comme un « coup de foudre ».
Un Beethoven invasif avec lequel il va obtenir ses plus grands
triomphes internationaux, et qui lui tient une encombrante
mais stimulante compagnie à côté de Chopin jusqu'à la fin
de ses jours. Il promène ainsi les sonates Clair de lune, Les
adieux, Hammerklavier, les op.110 et 111, et les cinq concertos
(avant Cortot, on ne jouait pratiquement jamais les deux
premiers) jusqu'en 1945. Parmi les curiosités de sa carrière, il
y a ce fameux concert du 24 décembre 1933 : Cortot est alors
au pupitre de l'Orchestre Symphonique de Paris et Vladimir
Horowitz au piano pour le 5ème concerto. Qui profitait le plus
?
de l'enseignement de l'autre Il semble qu'Horowitz n'était
que l'élève.
Le Monde Musical, journal officiel de l'École Normale
de Musique de Paris, a fort heureusement retranscrit la
plupart des « Cours d'interprétation », et parmi eux ceux que
le Maître a consacré aux 32 sonates de Beethoven en 1932. Ces
commentaires, d'ordre à la fois technique et interprétatif, j'ai
le projet de les publier en les complétant par ceux que Cortot
a enregistrés de 1958 à 1960 pour la firme Pathé et qui sont
encore inédits à ce jour. En effet, pour son ultime contribution
à la connaissance de Beethoven, il s'est attaché à parler de
chaque sonate en les enrichissant d'exemples musicaux au
-
piano.Car,ainsiqu'ill'aexprimé, - jecite «ils'en remettait aux
prodigieux perfectionnements des procédés gramophoniques
pour assurer la transmission « dans l'inconnu du nombre,
de l'éloignement et de la personnalité », les remarques
auxquelles il prêtait hypothétiquement les attributs d'une
éventuelle efficacité pédagogique et interprétative. »

Extrait de l'un de ces commentaires, je vous propose


d'écouter l'introduction au troisième mouvement de la sonate
op.109 et sa présentation au piano.
AUDITIONDEL'EXTRAIT

Vous l'avezconstaté,l'élocution quelque peu emphatique


du pianiste et son stylefleuri font pensera Sacha Guitry. Tout
en restant extrêmement sérieux, Alfred Cortot savait manier
l'humour pour détendre l'atmosphère parfois pesante de
ses cours d'interprétation. En voici un exemple qui concerne
précisément les dernières mesures de la 30ème sonate.
:
Parlant à un élève qui la jouait en sa présence, il ajoutait

« Lafin n'appartientplusàcemonde. C'est transparent,


immatériel. Il faut qu'il n'y ait plus là de chair, d'être humain,
mais simplement des rayons. Et je vous en prie, faites-vous
oublier physiquement en jouant cette œuvre. Ne remuez pas
ainsi sur votre chaise. Un prêtre ne sert pas la messe en
dansant!» Mansuétude et ironie étaient les armes préférées
du maestro.

Ily aquelques années, une surprise nous est venue de


la société britannique « Nimbus records » qui a publié dans
»
sa collection « Grand piano une série de rouleaux gravés
par Alfred Cortot entre 1919 et 1930 pour la marque Duo-Art.
La reproduction sonore de ces documents a été réalisée sur
un piano-robot et le son capté à l'aide d'appareils numériques
de haute définition.

Parmi ces rouleaux figure. la trentième sonate de


Beethoven dont je vais vous faire entendre le même extrait
que précédemment. Le plus extraordinaire, c'est que vous ne
percevrez guère de différences entre les deux prises faites à

:
trente ans d'intervalle. Vous observerez que le jeu de Cortot y
est immuable même clarté de la polyphonie, même conduite
du phrasé, même sobriété du discours, évitant les excès de la
pédalisation.
AUDITION DU CD NIMBUS

Pourquoi donc Alfred Cortot n'a-t-il pas enregistré


les concertos et les sonates de Beethoven, à l'exception de la
sonate op.109 que je viens de vous faire entendre ?
Je tiens la réponse de mes anciens collègues d'EMI
à Londres. Dans les années, 1930 la Gramophone Company
Ltd. a confié l'enregistrement des œuvres de Chopin et de
Schumann à Cortot tandis qu'elle offrait au pianiste autrichien
Arthur Schnabel de graver les sonates et les variations de
Beethoven. Son directeur d'alors considérait-il que, du point
de vue germanique, l'interprétation de Schnabel était plus
?
idiomatique On imaginefacilement que la société productrice,
pour de bonnes raisons économiques ne pouvait financer une
édition concurrente au sein même de son catalogue.

Sans doute aussi, cette grande compagnie cherchait-


elle des interprètesplusjeunespourrenouvelerson répertoire.
Ce qu'elle a fait avec des pianistes comme Walter Gieseking.

:
Autre question Pourquoi Alfred Cortot n'a-t-il jamais
publié d'édition de travail des sonates de Beethoven ?
L'hypothèse la plus vraisemblable tient au fait que
Cortot a été précédé par un de ses collègues, le pianiste et
compositeur Georges Sporck, auteur (très sourcilleux de ses
droits) d'une édition assortie de « conseils sur l'interprétation
»
et la façon de travailler Beethoven parue en 1912. Il y avait un
risque de plagiat que Maurice Sénart (qui publiait les éditions
de travail de Cortot) se serait refusé à assumer.

avait parailleurs pléthore d'éditions des sonates de


Il y
Beethoven sur le marché français et l'on imagine aisément les
réticences de Sénart de se lancer dans une telle aventure.
En conclusion, que reste-t-il du legs beethovénien
d'Alfred Cortot?

En dehors de laversion«live » 1947 du premierconcerto,


de la trentième sonate issue de la technique des rouleaux
« Duo- Art » et de la transcription de l'oral à l'écrit des cours
d'interprétation de 1932, nous disposons de quelques sonates
enregistrées dans les années 1950 à l'École Normale et
publiées sous le contrôle de Murray Perahia chez Sony. Alfred
Cortot avait autorisé un technicien passionné, PierreThouzery,
à poser un microphone durant les cours d'interprétation.
Malheureusement la prise de son est lointaine et médiocre et
ne rend que très imparfaitement justice au jeu et à la voix du
maestro. Parmi les leçons enregistrées par Alfred Cortot à la
fin de sa vie pour Pathé, j'ai pu recueillir le final de la 25ème

de musique que je terminerai cet exposé :


sonate, seul mouvement complet. C'est par ces deux minutes

parfaitement le génie de cet artiste d'exception.


elles résument

Pourvotre information, EMI France prévoit pour le mois


d'octobre la publication d'un coffret de 40 CDs réunissant les
enregistrements de Cortot.

Ce »
sera l'hommage de « la voix de son maître à celui
qui a tant fait pour sa réputation. À noter que l'École Normale
de Musique célébrera également le cinquantenaire de la
disparition de son fondateur

Conférence donnée le 7Juillet2012 dans lecadre des Journées


Internationales Alfred Cortot de Tournus.
Rémi Jacobs, après des études d'écriture, d'histoire de
la musique et de musicologie au Conservatoire National
Supérieur de Musique de Paris, a effectué toute sa carrière
dans le monde du disque classique. À Paris, chez EMI Music
où il a été vingt-cinq années responsable du répertoire, il a
à
réaliséde nombreusescollections vocation patrimoniale
Références, Les Introuvables, l'Esprit français, Les
:
rarissimes, etc. Il est l'auteur de nombreux articles et
de quelques livres sur la musique. Sa biographie d'Heitor
Villa-Lobos parue en 2010 (Bleu Nuit Editeur) a reçu le Prix
du meilleur livre sur la musique décerné par le Syndicat
Professionnel de la Critique de Théâtre, de Musique et de
Danse. Il a également écrit un essai sur la musique de
Georges Brassens (LesTrompettes de la Renommée, Paris
L'Archipel, 2011). Étudiant à l'Ecole Pratique des Hautes
Etudes en Sciences Historiques, il prépare actuellement
un mémoire sur les Cours d'interprétation donnés par
Alfred Cortot entre 1920 et 1960.
DOCUMENTS
ENTRETIEN-ITINERAIRE
AVEC ALFRED CORTOT

Maryvonne Kendergi - société Radio Canada


13 juillet1960,Lausanne

[Avant-propos lors de la rediffusion télévisée en 1988]

Maryvonne Kendergi : Entretien-itinéraire avec Alfred


Cortot. L'entretien que nous avons le plaisir de vous présenter,
nous, la Société Radio-Canada et Maryvonne Kendergi qui vous
parle, cet entretien reprend la presque totalité des éléments
d'une émission de la sériePremierPlan, diffusée de Montréal le
1er mai 1961 au réseau français de télévision de Radio-Canada.
En donner la date, c'estaussi en dire le caractère de document
d'autant plus précieux que, jusqu'à plus ample informé, c'est
le seul entretien télévisuel de cette dimension qui nous reste
de celui qui fût notre Maître. Un Maître pour nombre de grands
pianistes, il suffit de nommer ici le regretté Dinu Lipatti. Un
Maître aussi pour ceux d'entre nous qui avons décidé, après
l'obtention de notre licence de concert de l'École Normale de
Musique et quelques années de carrière de récitals, de laisser
l'instrument pour servir, terme qu'employait souvent Alfred
Cortot, pour servir la musique d'une autre manière, mais non
moins fidèle à son enseignement. La mienne fût, à côté de
l'enseignement universitaire, la voie de la communication
radiophonique et télévisuelle que Radio-Canada m'a donné
la joie d'adopter à partir de 1956. Il était donc naturel que
l'on me demandât d'interroger celui qui, après avoir été mon
Maître, m'honorait de son amitié jusqu'à me convier, en 1957
et 1958, à faire partie desjurys d'examen de l'École Normale
de Musique à Paris. Jusqu'à accepter, alors qu'il avait refusé
à d'autres m'a-t-il dit, de se prêter non pas à une interview,
et
mais à une conversation amicale, avait-il précisé, jusqu'à,
de ce fait, nous consacrerplusieurs heures de ce 13juillet 1960,
où, avec madame Cortot, il recevait l'équipe volante de Radio-
Canada dans leur demeure, sur les hauteurs de Lausanne.
Et cela, malgré ses travaux pédagogiques et pianistiques,
y
vous l'entendrez faire allusion, et aussi malgré la contrainte
de récentes interventions chirurgicales dues à une double
cataracte. Pour lui éviter la blessure des projecteurs, nous
nous sommes installés sur la terrasse. D'où les bruits
ambiants de la circulation, des bateaux sur le Léman proche,
mais aussi les chants des oiseaux en contrepoint de la voix
aussi profonde que la pensée d'Alfred Cortot. Mon regret est
grand de ne pouvoir vous montrer les images qui avaient été
prises de sa collection d'œuvres d'art, de portraits de grands
musiciens, de manuscrits de Chopin et Debussy, et quiavaient
été insérées dans l'émission originale. Ce qui explique les
quelques légers hiatus que noteront les regards et les oreilles
de professionnels exigeants. Mais la présence toute vibrante
du Maître octogénaire, il allait avoir quatre-vingt-trois ans,
évoquant pour nous des souvenirs tout personnels, pallie de
loin ces légers inconvénients techniques. Ainsi, donc, et non
sans fierté, mais surtout avec tendresse et profond respect
pour sa mémoire, j'offre à ceux et celles, et ils sont nombreux
en 1988, qui n'ont pas eu le privilège de le connaître, cet
entretien-itinéraire avec Alfred Cortot.
Maryvonne Kendergi : Vous avez commencé une carrière, non
point de pianiste seulement, mais de chef d'orchestre. À 19
ans, à 20 ans, vous étiez à Bayreuth.
Alfred Cortot Oui. :
MK :
Voudriez vous nous évoquer ces deux saisons, ces deux
années ?
AC :
chère amie, vous me faites remonter si loin dans
Oh Ma
mes souvenirs que j'ai crainte de ne pouvoir vous donner des
renseignements chronologiques tout à fait exacts. Mais je
puis vous dire, en effet, que le sentiment que j'avais, que je
portais en moi-même, que la musique n'était pas seulement
l'art de transmettre des sons, mais aussi celui de vivifier des
sentiments, m'avaittoujours attiré du point de vue wagnérien,
sur cette idéalisation et cette juxtaposition de la peinture,
du décor, du poème et des magnifiques sonorités qui les
accompagnaient, que j'avais décidé à ce moment là de faire
carrière de chef d'orchestre. J'ai donc pendant deux années
de suite, été appelé à détenir, au théâtre de Bayreuth, des
fonctionsde répétiteursur la
scène et j'en ai gardé un souvenir
ineffaçable, étant donné que j'y recevais les enseignements
de [Felix] Mottl et de [Hans] Richter. La suite des événements
ne m'a pas permis de continuer dans cette voie, à cause de
difficultés financières de tous ordres, qui s'opposaient, étant
donnés mes faibles moyens matériels, à ce que je puisse me
maintenir dans ces fonctions, dans ces doubles fonctions de
pianiste et de chef d'orchestre.

MK Voudriez-vous évoquer ce souvenir tellement émouvant


:

de votre visite [à Madame Debussy] ?

AC: Le souvenir, le souvenir de Debussy se lie plus exactement


à celui que j'ai gardé, après sa mort, d'une audition que
Madame Debussy, sa veuve, m'avait demandé de donner des
Préludes. Et j'ai eu l'occasion de les lui jouer sur le piano de
Debussy, dans son intérieur. Émue qu'elle était par le deuil
qu'elle portait, elle s'est mise à sangloter dès les premières
notes, mais sa petite fille Chouchou, la fille de Debussy, qui
était âgée de 8 ans à ce moment-là, était demeurée dans
un coin du salon, et écoutait avec beaucoup d'attention. Et
lorsque j'ai eu terminé, Madame Debussy m'a pris dans ses
bras, en sanglotant. Et, voulant dénouer un peu cette situation
pathétique, je me suis adressé à la petite Chouchou et lui ai
dit :
Mais Chouchou, est-ce que c'est comme ça que votre papa
«
jouait sa musique? »

Elle m'a donné alors cette leçon irremplaçable pour toute ma


carrière:« Non. Il écoutait davantage. »

Je vais encore bénéficier, dans ma prime jeunesse, d'une


leçon dont j'ai tenté de garder l'enseignement durant toute
ma carrière. Celle-ci m'a été donnée, lorsque j'étais encore
élève au Conservatoire, dans la classe de mon Maître Diémer,
parAntoine Rubinstein, le grand artiste dont la mémoire n'est
pas perdue pour tous ceux qui ont eu la joie et l'honneur de
l'entendre, lorsque, au cours de sa dernière visite à Paris, peu
de temps avant sa mort, mon Maître Diémer me demanda
de lui faire entendre un exemple de l'éducation qu'il donnait
à ses disciples. J'étais très fier d'être choisi pour détenir
ce rôle, mais par ailleurs j'étais dans un état d'inquiétude
que vous pouvez, vous, pianiste, bien supposer. Enfin, je me
mets au piano, et je joue ce que je travaillais à ce moment-
là, non pas [.] dans l'instant d'un concert, mais simplement
pour mes études journalières, qui se trouvait être la Sonate
Appassionata de Beethoven. Mon pied tremblait sur la pédale.
J'étais dans un état de trac, comme on dit, indescriptible.
Enfin, je m'exécute et Rubinstein, qui m'avait écouté, assis
dans un Large fauteuil, un verre de Cognac à la main, et un

:
cigare dans l'autre, dit simplement ces quelques paroles qui
me remplissent de stupeur « Oh Diémer, votre Cognac est
excellent. J'en reprendrais bien encore un verre. »

Oh Mon Dieu ! C'était Perette et son pot au lait cassé. Pour


toute ma vie, à mes yeux tout au moins,
:
Madame Cortot Je m'excuse, Fred, maislesoleilesttellement
violent. Alors, qu'on porte le parasol.

AC :
Merci mon Chéri.

MK: Merci Madame.

[On apporte un parasol. L'entretien reprend.]


MK: je
Vous allez vous sentirplus à l'aise, pense, Maître, sans
ce soleil. Mais, dites-nous ce que Rubinstein a dit du jeune
pianiste, outre la question du Cognac.

AC :
m'a donné, comme je vous en informais tout à
Et bien il
l'heure, un enseignement qui m'a suivi durant toute ma vie, et
dans tous les domaines de mon art d'interprète. Après avoir
eu son Cognac et au moment où je m'apprêtais à partir, ils'est
levé, il m'a mis la main sur l'épaule et il m'a dit simplement :
« C'est bien mon petit, c'est bien. Mais tu sais, les Sonates de
Beethoven, ça ne se travaille pas, ça se réinvente. »

J'ai essayé de comprendre tout ce que ces mots représentaient,


de compréhension de l'art des sons, et j'ai essayé de m'y
conformer dans la mesure de mon possible.

MK: Et c'est ainsi que vous nous avez enseigné que, interpréter
c'est recréer en soi l'œuvre que l'on joue. C'est la phrase
que vous mettez en exergue à toutes vos Editions de travail,
Maître.

AC:Oui, oui, c'est exact.


MK Et vous m'avez mené vous-même à vous interroger sur
:

le pédagogue, enfin, le Maître merveilleux que vous êtes.


Cet enseignement, Maître, vous l'avez dispensé d'abord au
Conservatoire ?
AC :Oui.
MK :
Où vous avez eu la classe supérieure de piano?
AC :
Comme successeur de Diémer et de Pugno. J'étais
très jeune encore à ce moment-là, mais j'ai essayé, comme
vous venez de le dire, de fortifier mes jeunes disciples dans
ce sentiment que, jouer du piano, ça n'est pas seulement
émettre des sons, c'est essayer de restituer à ces sonorités
l'idée première dont s'est animée leur composition.

MK aviez la classe supérieure de piano au


:
Vous
Conservatoire?

AC :Oui.
MK Pourquoi, Maître, avez-vous fondé à votre tour une école,
:
l'École Normale de Musique, en 1919 ?

AC Je vous l'ai indiqué sommairement tout à l'heure.


:

Simplement parce que, les études instrumentales, qui étaient


fort poussées au Conservatoire et dans toutes les grandes
écoles européennes du point de vue de la virtuosité, ne
préparaient pas les jeunes gens à l'exercice de la profession
pédagogique. À savoir, de ce passage du flambeau, dont j'ai
déjà fait état, qui consiste à éveiller, chez les jeunes gens ou
les jeunes filles qui se mettent à votre école, le sentiment
qu'il y a quelque chose de plus, de plus valable dans la
transmission des chefs d'œuvre que la seule virtuosité et le
talent accompli.

MK Et cet enseignement, Maître, vous l'avez donné, vous


:

à
continuez à le dispenser l'École Normale ?
:
AC Je continue à le donner, non seulement à l'École Normale,
mais encore à l'Académie Chigiana de Sienne, et enfin dans
des leçons et des auditions particulières, qui remplissent mes
journées lorsque j'ai le privilège d'être à nouveau dans cette
petite demeure helvétique.

MK L'interprète au service des œuvres de la littérature


:

musicale, des œuvres autres que pianistiques, cet interprète


en vous, Maître, ne s'est pas contenté de faire connaître
Wagner seulement. Vous avez été à l'origine de la fondation
de deux orchestres ?
AC :
Oui, en effet.

MK :
L'Orchestre Philharmonique de Paris?

AC : Oui.

MK :
Et l'Orchestre Symphonique.

AC :Oui.
MK Est-ce au sein de ces deux orchestres que vous avez
:

institué les lectures publiques d'œuvres nouvelles ?


AC C'était auparavant. C'était auparavant, dans le but de
:

permettre aux jeunes compositeurs, français ou étrangers,


d'entendre leurs œuvres indépendamment de tout public,
de pouvoir juger de la qualité de leur composition, et de leur
résultat matériel au point de vue des sonorités. Ceci a rendu,
je dois le dire, de très grands services à nombre de jeunes
musiciens, dont l'un des plus célèbres est demeuré Roussel,
Albert Roussel.

MK Et vous avez aussi, au cours de votre carrière, vous-


:

même, fait la création de nombreuses œuvres pianistiques.

AC Je m'y suis efforcé, tant par les concerts de l'Orchestre


:

Philharmonique que par les concerts de l'École Normale.

MK Ces concerts de l'École Normale que vous avez fondé


vous-même
:

?
AC:Oui.
MK :
Lors de la fondation de l'École.

AC:Oui.
MK :
Maître, il le pianiste, le musicien
y a aussi de chambre.

: !
AC Ah

MK :
Et vous nous permettrez de vous demander d'évoquer.
AC :
c'est moi qui suis amené à évoquer quelques-uns des
Là,
plus beaux moments affectueux et artistiques de mes activités
musicales. Car, nous étions liés par une amitié fraternelle, et
qui date tout à fait du début de notre carrière, Pablo Casals,
Jacques Thibaud et moi-même, par des liens qui étaient, des
liens qui dépassaient véritablement la camaraderie, et qui se
mettaient sur le plan, comme je viens de vous le dire, familial.
Et, à l'occasion de quelques vacances que nous passions,
ou voisins ou ensemble, nous avions pris l'habitude, pour
nous-même, et sans public, de déchiffrer toute la littérature
pour trio qui existait, pour notre propre joie. Et il s'est trouvé
que quelques familiers de notre entourage ont entendu ces
concerts, ces concerts privés, et nous ont demandé de les
transporter sur le pont en public. Ce qui a donné lieu, sans
répétition, sans répétition préalable, car nous n'avons jamais
:
eu une répétition, à laquelle on dit « Il vaudrait mieux faire
cette nuance, ou il faudrait prendre ce tempo plus lent. » Nous
avons toujours d'instinct, obéi à ce que nous sentions chacun,
tout en essayant d'en faire un bloc homogène, gardant chacun

musicale. Nos prétentions musicales !


notre personnalité, notre individualité, et notre prétention
Et ceci a donné un
résultat assez inattendu, c'est qu'on a bien voulu dire que, ça
avait été un ensemble assez remarqué.

MK : Mais, sije vous demandais, comment trois personnalités


aussi fortes d'interprètes pouvaient se conjuguer, et s'il n'y
a jamais eu par exemple de tiraillements ou de discussions
entre vous?
AC :
Mais je viens de vous le dire ! Nous n'avons jamais
répété.

MK : Ahbon!Alors.

AC Nous avons lu les choses, nous les avons rejouées pour


:

nous, mais pour nous-mêmes. Et ce qui nous guidait, et ce


qui a fait L'unification de notre interprétation, c'est un amour
commun de la musique,
MK: Oui.

AC: Car dans notre art, tout vit sur la question d'amour.
MK Puis-je vous demander, Maître, comment vous avez été
:

amené à vous consacrer aussi entièrement, ou tout au moins


toute une partie de vos efforts, à Chopin?
AC Je ne m'y suis pas consacré. C'est le public qui m'a
:

demandé de le faire. Car, dans mon âme, et dans mon goût


de mon art, Beethoven, Bach, Schubert, Mendelssohn, Weber
et bien d'autres, et les modernes, détiennent la même place.
Mais, j'ai été heureux de pouvoir seconder L'attente du public,
L'attente flatteuse ou amicale du public, en jouant les chefs
d'œuvre de Chopin et de Schumann, qui sont tout près d'une
sentimentalité, ou plutôt d'un sentiment que je porte en moi-
même instinctivement. Et je n'ai pas de mérite à avoir essayé
de les traduire. J'ai essayé de ne pas les trahir.

MK Vous ne vous êtes pas contenté d'interpréter Chopin,


:
Maître. Vous l'avez, vous nous l'avez redonné. Vous êtes un
exégète de Chopin. Vous y avez consacré des écrits, des
Editions de travail, qui aujourd'hui.

AC :
c'était tout à fait naturel de ma part,
Oui. En effet, mais
étant donné que c'était un hommage rendu à des mémoires
illustres, et à des tempéraments musicaux qui m'étaient peut-
être congénitaux. Et dans l'intimité desquels je vis en ayant
le sentiment d'une atmosphère continuellement remplie de
sensations musicales et d'intimité artistique.
MK Comment vous est venue l'idée des les grouper, et quels
:
trésors cela représente dans l'enseignement que vous nous
prodiguez et dans les concerts que vous donnez, n'est-ce pas,
tout ceci qui accompagne et était vos interprétations ?
:
AC Je ne m'y étais pas placé du point de vue musicologique,
mais du point de vue de l'affection que je porte à tout ce
qui a enrichi mon existence, par un apport de génie qui
ne m'appartenait pas, et dont je n'ai essayé que d'être le
traducteur aussi proche que possible.
MK traducteur qui a fait une carrière d'une soixantaine
:
Le
d'années, bientôt?

AC Plus que cela. Car j'ai commencé à jouer en public à l'âge


:

de neuf ans.

MK :
Et qui a donné combien de concerts, Maître ?
AC D'après ce que me disent mes managers, il faudrait
Oh
:

à
envisager peu près six mille concerts, dans toutes les parties
du monde.

MK Puis-je vous demander s'il ya un souvenir marquant, ou


:

un autre, de cette merveilleuse carrière ?


AC :
Oh Il y en a beaucoup, mais
en a, je puis dire, deux,
il y
qui me sont particulièrement chers. Le premier remonte à un
concert que je donnais au Queen's Hall à Londres, et au cours
duquel j'interprétais la Sonate funèbre de Chopin. Etais-
je mieux disposé ce soir-là ?
C'est fort possible, car nous
connaissons tous ces moments moins bons, et ces moments
où on se trouve en présence de soi-même d'une manière
plus libre. Toujours est-il que, lorsque j'eus terminé ce chef-
d'œuvre, l'interprétation de ce chef-d'œuvre, je pus me lever
de ma chaise, et regagner le foyer sans y être accompagné
d'aucun applaudissement. Et j'ai considéré ce silence comme
une sorte de manifestation de compréhension de la part du
public, dont j'ai gardé un magnifique souvenir.

MK :
Merci de nous le livrer, Maître.

AC : autre encore, qui tient à mon voyage, un de mes


Et un
derniers voyages, en [19]52, au Japon.
Du fait qu'on m'y a fait cadeau d'une île, qui se trouve entre la
limite Ouest et la Corée, et à laquelle on a donné mon nom.
Une île déserte, je dois le dire, et dont le nom qui lui a été
donné par les Japonais, Cortoshima, veut exactement dire
« solitaire dans l'île du rêve ». Et cette île du rêve, je regrette
de ne pas pouvoir vous la monter ici. Malgré son exiguïté, elle

la transporter sur les bords du Léman !


est tout de même trop importante pour que j'ai pu songer à
Mais, ça représente
pour moi une sorte d'union avec un pays dans lequel la culture
musicale est également extrêmement développée. Et j'en ai
été à la fois très honoré et très heureux.

J'ai renoncé totalement à l'exercice public de ma profession,


estimant qu'il était temps, pour les vieilles personnalités
musicales, de laisser le chemin libre aux jeunes qui ont tant
de difficultés à se créer une position et à mériter les suffrages
du public. Et je les y encourage autant que possible.

MK : que nous ne vous entendrons plus en


Ce qui veut dire
récital public. Mais je crois que nous aurons encore des
documents précieux de vos interprétations, Maître ?
AC : savoir?
A

MK :
On parle des enregistrements.

AC :
Ah Mon Dieu ! Les innombrables enregistrements.

MK :
Du passé, et encore actuels?
AC :
actuels. Car je prépare en ce moment un
Oui, encore
enregistrement des trente-deux sonates de Beethoven qui
retient tous mes moments de liberté, quand je suis à Paris,
et qui j'espère, représentera un nouvel élément de la culture
pédagogique par le caractère des observations qui s'y verront
formulées, accompagnant les textes musicaux.

MK : par ce que vous venez de dire à l'instant,


Ainsi donc,
nous retrouvons cette trame qui a été permanente dans vos
préoccupations et dans votre carrière, ce passage du flambeau
auquel vous faisiez allusion.

AC:Oui.
MK Puis-je, en terminant cet entretien, vous demander quel
:

message vous voudriez nous livrer?


AC :
Écoutez, peut-être quelques mesures de Chopin,
Oh !

puisqu'on a bien voulu m'accorder les rares privilèges d'avoir


essayé de comprendre ce que toute son âme douloureuse ou
révoltée portait en soi d'idéal et de passion. Peut-être quelque
chose comme la Berceuse.

[Au piano,Cortot joue les premières mesures de la Berceuse


de Chopin.]

Transcription réalisée par Thierry Sibaud.


L'ART DE L'INTERPRÈTE

Alfred Cortot

L'art de l'interprète - pourcelui, du moins, qui n'entend


pas le limiter aux insuffisantes prouesses de la virtuosité
instrumentale - a pour objet essentiel la transmission des
sentiments ou des impressions dont une idée musicale est le
reflet.

Impressions ou sentiments dont l'ésotérisme initial lui


demeure généralement inavoué, emprisonné qu'il est dans
le mystérieux symbôle des sonorités. Transmission, ou
plus exactement communication, qui se doit néanmoins de
s'affirmer pleinement convaincante ou suggestive.

On ne saurait donc s'étonner si l'artiste dont le véritable


souci est moins de jouer la note que de traduire
l'esprit qui l'anime, s'efforce d'étayer sa conception par
l'étude de la vie de ses auteurs, et, singulièrement, par
l'interrogation des moindres faits de leur existence intime.
Il tente ainsi de retrouver l'homme dans l'œuvre, d'identifier le
mobile générateur en supposant l'instant humain qui précède
la réalisation artistique, et, empruntant dans la mesure de ses
moyens imaginatifs la personnalité même du compositeur, de
rendre sensible la nature de l'impulsion créatrice au travers
du réflexe mélodique qui la fixe pour l'éternité.
Rien, à la vérité, de plus attachant que cette recherche de
la mystérieuse "inconnue", qui régit le fascinant problème
du message musical, que cette sorte d'investigation
psychologique par quoi l'interprète ne tend, en somme, qu'à
L'abdication de sa propre personnalité, dans l'espoir de se
mieux approprier les réactions d'une sensibilité étrangère.
Paradoxale et touchante ambition, empreinte d'audace autant
que d'humilité.
Ardente volonté de soumission et tenace effort de mimétisme
spirituel, en quoi consiste L'évidente noblesse de notre rôle
-
n'allais-je pas dire présomptueusement, de notre mission -
d'interprète.
Stimulante illusion qui nous incite à percevoir, dans
le frémissement du chef-d'œuvre, comme un écho de
nos aspirations personnelles, et nous abuse, parfois si
merveilleusement, qu'elle nous permet de supposer que
l'âme du compositeur se puisse vraiment d'habiter en nous.

Extrait d'une conférence d'Alfred Cortot sur l'œuvre de Robert


Schumann.
Edition anniversaire de 40 Cds.
Parution à l'automne 2012.
Cortot7
AVANT-PROPOS

Des Journées Internationales en Bourgogne


en hommage à
ThierrySibaud

CONFÉRENCES

Alfred Cortot musicien du XXe siècle,

Corfo~
perspectivesbiographiques
13
François Anselmini
Au piano avec
Guthrie Luke
Souvenir de
GünterReinhold
Cortot et
Cortot
Beethoven<57
47

59

RémiJacobs

DOCUMENTS

13 juillet 1960,

L'art de l'interprète
Lausanne
Entretien-itinéraire avecAlfred Cortot
Maryvonne Kendergi et la société Radio-Canada,
79

Alfred Cortot 92
Les opinions développées dans les divers travaux publiés dans
ces
Actes engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

: :
Conception graphique de la couverture Phasme.com

Crédits photographiques:
Mise en page et impression Imprimerie Schenck-Tournus
Droits réservés. En dépit de nos recherches, certains des
auteurs des œuvres photographiques ou leurs ayants droit n'ont pu être identifiés.
Dans l'hypothèse où l'un d'eux viendrait à constater l'utilisation d'une
ou plusieurs
œuvres dont il peut légalement se réclamer, nous l'invitons à prendre contact avec
la SAAST.

ISSN 0153-9353
Dépôt légal octobre 2012
Achevé d'imprimer en septembre 2012
Actes des conférences données les 4, 5, 6 et 7 juillet
2012 à l'auditorium de l'Hôtel Dieu-Musée Greuze de
Tournus, dans le cadre des Journées Internationales
Alfred Cortot.

Ces quatre conférences données par M. François Anselmini


(France), M. Guthrie Luke (Etats-Unis), Günter Reinhold
(Allemagne) et Rémi Jacobs (France) sont consacrées au
pianiste Alfred Cortot, disparu en 1962.
Ce recueil contient également la transcription inédite du plus
important entretien filmé connu d'Alfred Cortot, et réalisé par
Maryvonne Kendergi et la Société Radio-Canada, ainsi qu'un
texte d'Alfred Cortot tiré d'un manuscrit consacré à Robert
Schumann.
Cette publication de la Société des Amis des Arts et des Sciences
de Tournus a été rendue possible grâce au soutien financier de
la délégation aux Commémorations Nationales (Ministère de
la Culture et de la Communication), de l'Académie de Mâcon,
des Amis du Villars, des communes du Villars et de Tournus,
de la Société EMI et la Société Radio-Canada.

ACDÉMIE
MACON
SociétédesAmis desArts
etdes Science,de Tournus

LesAmis
duVillars

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