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LE « FOU ARTIFICIEL » ET SES AVATARS DANS L'ŒUVRE DE

BAUDELAIRE
Nicolas Fréry

Armand Colin | « Romantisme »

2015/4 n° 170 | pages 127 à 144


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200930172
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Nicolas Fréry

Le « fou artificiel » et ses avatars dans


l’œuvre de Baudelaire

« Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! ». Cet appel à la miséricorde
vient clore un poème consacré à l’aliénation, la pathologie mentale : « Mademoiselle
Bistouri ». Or, un autre « fou », dont la folie est plus sujette à caution, s’efforce
d’éveiller la commisération dans le Spleen de Paris. À la fin du « Fou et la Vénus »,

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une invocation muette se lit dans les yeux éplorés de « l’être affligé » qui contemple
« l’immortelle déesse » : « Ah ! Déesse ! Ayez pitié de ma tristesse et de mon délire ! ».
Le Fou n’est pas ici un homme qui a perdu la raison, mais un amuseur, un drôle. Sa
folie est une démence apparemment contrôlée qu’il donne en spectacle pour le plaisir
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d’un public : il est en ce sens, écrit Baudelaire, un « fou artificiel1 ». Mais pour être
un fou artificiel, sa détresse n’en est pas moins authentique, et son appel à la pitié
vibrant. Le bouffon est un être scindé, qui se voue aux huées, dont tout l’art est de
feindre la joie, d’affecter une exubérance qu’il n’a pas. Le sentiment d’exclusion dont
il souffre engendre a minima une douleur cuisante et, dans des cas extrêmes, une
folie qui n’a plus rien d’artificiel. On devine quel intérêt ce personnage incompris
de tous, torturé entre des aspirations contraires, suscite chez le poète de la « double
postulation », fasciné par les êtres « singuliers », « vaguement ridicules2 », dont les
yeux sont rivés vers le Ciel.
Baudelaire est loin d’être le seul artiste de l’époque à s’intéresser aux clowns
malheureux3 . Les pantomimes de Gautier et de Nodier, le théâtre de Musset et
d’Hugo, l’opéra de Verdi, témoignent de la fécondité du thème. J. Starobinski a
brossé un bel historique4 de la figure du pitre5 dans les arts. Il s’intéresse de près à
Baudelaire, mais ne s’attarde pas, dans un livre dont le propos excède notre auteur,
sur l’originalité du bouffon baudelairien par rapport aux sources dont il s’inspire
(Callot, Shakespeare, la Commedia dell’Arte, etc.). Dans un article antérieur6 , il
montrait que Baudelaire fait du pitre un « répondant allégorique du poète », ce

1. Dans « Le fou et la Vénus » : « un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés
de faire rire les rois quand le Remords ou l’Ennui les obsède » (Œuvres complètes I, éd. C. Pichois, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975).
2. « Les Aveugles ».
3. Voir Louisa Jones, Sad clowns and Pale Pierrots, Lexington, The French forum, 1984.
4. Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, [Genève, Skira, 1970], Paris, Gallimard,
2004.
5. Louisa Jones remarque que c’est le terme générique d’usage au XIX e siècle pour désigner les
amuseurs (voir le « Pierrot » de Laforgue ou le « Pitre châtié » de Mallarmé) ; nous y recourrons souvent.
6. Jean Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète », RHLF 67, 1967, p. 402-412.

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qui ne saurait surprendre chez un auteur pour qui « tout devient allégorie », au
point que l’allégorie vaut comme une « méthode d’appréhension du réel » (Patrick
Labarthe7 ). Les analyses de Starobinski sur la portée allégorique du pitre méritent
d’être prolongées, à la lumière de la notion de folie artificielle – jamais explorée en tant
que telle chez le théoricien de « l’Idéal artificiel8 », attaché à la « majesté superlative
des formes artificielles9 » – mais également en s’interrogeant plus avant sur l’éclairage
qu’offre le motif du bouffon sur la pratique esthétique et la réflexion métaphysique de
Baudelaire. En se projetant sous le costume du pitre, le poète ne fait pas que traduire
son isolement et son déclassement. Il semble aussi se présenter comme un personnage
farcesque qui, au lieu d’atteindre le Vrai, le singe par des mimiques dérisoires. Mais si
Fancioulle n’était qu’un histrion impuissant, comment expliquer qu’il arrive à « une
parfaite idéalisation, vivante, possible, réelle » ? Le paradoxe d’un bouffon médiocre
et sublime, d’un cabotin coupé du Vrai et tendant vers lui, gagne à être compris à
l’aune de la théorie baudelairienne du rire, étudiée par des commentateurs10 qui ont

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pris au sérieux l’idée d’un « comique absolu11 », le grotesque, relevant de l’expérience
esthétique. Être grotesque par excellence12 , le pitre est capable d’un rire « profond,
axiomatique, primitif13 », qui donne l’intuition des contradictions de l’homme. Mais
bien qu’il aspire au Beau et au Vrai, il n’a pas prise sur eux, parce que le rire, « signe
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d’une grandeur infinie et d’une misère infinie », ne permet pas de communiquer avec
le « paradis terrestre » et « l’Être absolu14 ». Le bouffon, comme l’homme pascalien15 ,
sent l’appel du Vrai mais ne parvient pas à y répondre : ange et bête, figure sublime
et misérable, il est un être torturé et malheureux.
La notion de « folie artificielle » rayonne ainsi sur des aspects centraux de la
poétique et de l’anthropologie de Baudelaire. Elle permet aussi de rassembler autour
de traits communs tout un éventail de figures interlopes qui hantent les poèmes de
Baudelaire, et qu’il faut analyser conjointement sans perdre de vue ce que chaque

7. Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 12. Voir l’article
« Allégorie » du Dictionnaire Baudelaire (C. Pichois, J.-P. Advice, Tusson, éd. du Lérot, 2002) pour un
récapitulatif des études consacrées à l’allégorie chez Baudelaire.
8. Baudelaire assume l’originalité de l’adjectif artificiel quand il écrit, dans les Paradis artificiels
(Œuvres, éd. citée, p. 440) : « Parmi les drogues les plus propres à créer ce que je nomme l’Idéal
artificiel... ».
9. « Éloge du maquillage », ibid., p. 911.
10. Citons sur ces questions les contributions de James A. Hiddleston (« Baudelaire et le rire », Études
baudelairiennes, XII, p. 57-64), Michele Hannoosh (Baudelaire and caricature : from the comic ton an
art of modernity, University Park, 1992), et plus récemment Alain Vaillant (Baudelaire, poète comique,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007).
11. La distinction est avancée dans la partie V du De l’essence du rire (Œuvres, éd. citée, p. 980).
Alain Vaillant analyse le comique absolu (ouvr. cité, p. 127-148), en disant de lui qu’il « combine le
fantastique et la fantaisie, la puissance du rêve et la force du rire » (p. 133).
12. La seule occurrence de l’adjectif grotesque dans Les Fleurs du mal concerne le bouffon de « Spleen
III » : « du bouffon favori la grotesque balade... ».
13. De l’essence du rire, éd. citée, p. 985.
14. Ibid., p. 982.
15. « Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre
condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et
ne possédons que le mensonge » (Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 2004). Pour une étude des liens entre
Baudelaire et Pascal, voir Philippe Sellier, « Pour un Baudelaire de Pascal », dans Baudelaire, l’intériorité
de la forme, Paris, SEDES, 1989, puis Jean Dubray, Pascal et Baudelaire, Paris, Garnier, 2011.

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 129

incarnation a de singulier. Il est fréquent que les critiques parlent indifféremment


de bouffon, de saltimbanque, de clown16 , sans expliquer ce qui rapproche et oppose
ces trois figures qui, malgré leurs parentés, ne renvoient pas aux mêmes réalités
et n’ont pas la même valeur symbolique. Clown n’est pas un mot baudelairien, et
le saltimbanque dans sa ruelle diffère du bouffon au service du Prince. Dans le
« Vieux saltimbanque », le poète fait mention des « faiseurs de tours », des « montreurs
d’animaux », et même des « danseurs » et des « comédiens » : autant de figures du
monde de la foire et du spectacle qu’il est fructueux de confronter pour observer les
variations au sein du motif, et pour être sensible aux avatars du pitre au-delà des trois
poèmes, tous situés dans le Spleen de Paris17 , où il apparaît le plus clairement. Ce
n’est qu’après avoir dressé un tableau des figures bouffonnes se rattachant au type du
« fou artificiel » qu’on étudiera les sources de Baudelaire, avant de s’interroger plus en
détail sur la valeur allégorique du pitre.

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VARIÉTÉ ET UNITÉ DES AVATARS DU PITRE
Le bouffon de cour est « voué par état au comique18 », qui, plus que sa profession,
est sa condition. Il doit faire rire à tous moments, pas seulement à l’occasion d’un
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spectacle ou d’une fête populaire : il est, dit Bakhtine, le « véhicule permanent du


carnavalesque19 ». Le bouffon est reconnaissable à son costume, immortalisé par
exemple par Georges Rouget dans ses gravures pour le Roi s’amuse : Baudelaire aime
à décrire dans « Le Fou et la Vénus » ses « cornes », ses « sonnettes ». Il a pour terre
d’élection une Italie de convention, vaguement renaissante20 , visible dans le nom de
Fancioulle, issu du mot fanciullo (enfant)21 .
L’environnement du bouffon est le palais, et il a pour maître le Prince. Le rôle
du bouffon, dans une perspective pascalienne très sensible dans « Spleen III », est
de divertir le monarque, pour le guérir des deux maux identifiés dans « Le Fou et
la Vénus » : le Remords et l’Ennui22 . Que le bouffon n’arrive pas à en triompher
est dans « Spleen III » le signe d’un mal de vivre incurable ; l’étape suivante est le
tombeau. Le bouffon est donc nécessaire au Prince, au point que se noue avec lui
une relation intime dont on voit la trace dans « Une mort héroïque » : Fancioulle est

16. Au début de la « Note sur le bouffon romantique » (Cahiers du Sud, 1966, p. 270-275), Starobinski
juxtapose « bouffon, clown et fou » sans les distinguer. Dans son article sur les liens entre Fancioulle et le
Tito Bassi de Régnier, Mario Maurin parle de « saltimbanque héroïque » alors que Fancioulle, bouffon du
Roi, ne doit pas être confondu avec les saltimbanques (RHLF, nov.-déc. 1974, p. 1010-1014).
17. Outre le « Vieux saltimbanque », on pense bien sûr au « Fou et la Vénus » et à « Une mort
héroïque », un des poèmes en prose les plus longs de Baudelaire, situé au centre du recueil.
18. Début d’« Une mort héroïque ». Il est intéressant que Fancioulle soit dit quelques lignes après
« voué à une mort certaine », comme si les deux vocations étaient liées.
19. Bakhtine, Rabelais et la culture populaire, Paris, Gallimard, 1970, p. 17.
20. Le bouffon disparaît des cours en France sous Louis XIII (voir Paul Lefebvre, « Du bouffon,
entretien avec Philippe Gaulier », Jeu : revue de théâtre, 1986).
21. Quant au Prince « qui étouffe dans des limites trop étroites », il fait irrésistiblement penser au
Ranuce-Ernest de La Chartreuse de Parme, qui règne en despote sur sa micro-principauté.
22. Le « vieux, le long » Remords et l’Ennui qui « avalerait le monde » sont cités, dans cet ordre,
comme images de l’angoisse au début de « Réversibilité ». On peut noter que Le Roi s’amuse devait
s’intituler Le Roi s’ennuie.

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« presque un des amis du Prince ». Dans Hamlet et Fantasio, Yorick et Saint-Jean


sont des figures attachantes dont la perte est douloureuse. Mais le bouffon n’est pas
qu’un amical amuseur. Baudelaire, qui souligne la « bizarrerie » de cette conversion
politique, fait de Fancioulle un être de révolte impliqué dans une conspiration. Le
Prince a donc un rapport ambivalent avec son bouffon, pour qui il ressent un mélange
d’amour et de haine, où a place la jalousie, comme si le bouffon, grâce à sa liberté
d’histrion, accédait à un bien auquel même le Prince ne peut prétendre. Starobinski23
remarque que le poète s’identifie dans « Spleen III » au Prince et dans « Une mort
héroïque » au bouffon. Le Prince et le bouffon ne sont-ils pas des miroirs inversés,
étrangement proches malgré leurs différences ? Les responsabilités politiques chez l’un,
le talent comique chez l’autre, produisent une lucidité douloureusement méditative.
Le bouffon n’est pas toujours celui qu’on croit ; Hugo écrit dans la Préface du Roi
s’amuse : « le roi n’est dans les mains de Triboulet qu’un pantin tout-puissant qui
brise toutes les existences au milieu desquelles le bouffon le fait jouer24 ».

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Le « Vieux Saltimbanque » s’adresse pour sa part au « peuple », sujet postposé
de la première phrase du poème. C’est lui qu’il s’agit de charmer, pour le guérir
non de l’Ennui, mais du labeur quotidien. Le saltimbanque a pour mission de
dispenser l’oubli aux masses souffrantes. « L’homme du monde » ne passe pourtant
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pas son chemin ; lui aussi se fond dans le « jubilé populaire ». Là est le prodige du
carnaval, dont le saltimbanque est une figure de proue : pendant un temps restreint,
les hiérarchies sont abolies et une joie totale, qui mobilise tous les sens (couleurs,
bruits, odeurs), s’empare de chacun.
Qu’il soit un homme de la foule ne fait que renforcer la solitude du saltimbanque,
« multitude, solitude » étant des « termes égaux et convertibles pour le poëte actif et
fécond25 ». La douleur est décuplée quand ressentie au milieu de la joie générale, et la
foule, ingrate et cruelle, délaisse ceux qu’elle a portés aux nues. Or le saltimbanque,
qui vit d’aumônes, contrairement au bouffon, ne peut se passer de la foule. Il est
contraint, pour gagner son pain, de cabrioler pour le plaisir égoïste du peuple. Dans
« la Muse Vénale » (titre révélateur), la « saltimbanque à jeun » est une allégorie de
la servilité. Il lui faut pour vivre « faire épanouir la rate du vulgaire », en somme se
mêler à la « multitude vile » dont désire se purifier le poète de « Recueillement ».
Avec la mention des « appas », l’image de la prostituée se superpose à celle de la
saltimbanque26 . La fille de joie et la foraine s’offrent toutes deux à un public, se
dégradent pour le plaisir malsain de clients. Rien de la « sainte prostitution de l’âme »
vantée dans « Les foules » : c’est ici un avilissement dicté par le dénuement.

23. « Sur quelques répondants allégoriques du poète », art.cité.


24. Victor, Hugo, Théâtre [1], Paris, Garnier-Flammarion, 1979. On sait qu’une des grandes thèses
de l’étude d’Anne Ubersfeld est que « l’équivalence du roi et du bouffon est une des clefs du grotesque
hugolien » (Le Roi et le bouffon, Essai sur le théâtre d’Hugo de 1830 à 1839, Paris, José Corti, 1974).
25. « Les Foules ».
26. Naomi Ritter analyse ces liens entre le monde des saltimbanques et celui de la prostitution, en
relevant que dans le dernier vers des « Meneurs » de Leconte de Lisle, « histrions » et « prostituées »
sont rapprochés (Art as a spectacle, image of the entertainer since romanticism, Columbia, University of
Missouri Press, 1989, p. 20).

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 131

Le jongleur, initialement, est un « ménestrel qui composait des poèmes [...] et


allait les chanter dans des cours, des tournois » (Littré). Mais à partir de la Renaissance,
il est plus spécifiquement un bateleur expert en tours de passe-passe. On trouve
trace de ce sens dans « À une Madone », où ce n’est pas l’inoffensif manipulateur
de balles qui est convoqué, mais le lanceur de couteaux, sur un ton qui rappelle
« L’Heautontimorouménos ». Le « jongleur insensible », pris de folie, utilise ses talents
pour infliger une souffrance sadique. Dans ses autres occurrences, le jongleur a une
image bien différente. Que ce soit dans « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés » ou
dans « Le Voyage », le jongleur est un charmeur de serpents, un psylle. Les « jongleurs
sacrés » agitent des serpents en cadence « au bout de leurs bâtons27 » ; la même image
se trouve dans le « Voyage » (« Et des jongleurs savants que le serpent caresse »).
Le serpent n’est pas l’animal pernicieux qui « mord les entrailles » dans « À une
Madone », il est, de même que dans « Le Serpent qui danse28 », une allégorie de la
beauté sinueuse et cadencée. À travers l’image du charmeur de serpents, c’est un autre

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type de saltimbanque qui apparaît discrètement : non pas le bateleur italien ou slave,
mais l’artiste oriental, le fakir aux pouvoirs captivants, dont l’attribut fantasmé, le
« matelas d’aiguille », inspire la métaphore finale de « La Fontaine de Sang ».
Si le saltimbanque est souvent entouré d’animaux, le plus courant est loin d’être le
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serpent. Les meneurs de fauves, plus encore les dresseurs d’ours, sont des amuseurs très
populaires. Ces « montreurs d’animaux » sont cités dans « Le Vieux Saltimbanque »
et constituent le comparant principal dans « La femme sauvage et la petite maîtresse »,
où le folklore forain abonde – avec la cage de fer, le bâton, les cris à tue-tête,
l’immanquable ours. Dans cette fable sadique, constituée d’une allocution d’un
mari à sa femme insatisfaite, le montreur d’animaux enchaîne et exhibe sa femme.
Baudelaire ne fait pas que jouer avec l’image, illustrée dans « Causerie », de la femme
comme bête sauvage29, il montre que le spectacle humilie celui qui s’y offre, au point
de le ravaler au rang d’animal : le pitre ressemble parfois lui-même à une bête de
foire30 .
Trois figures qui ont des traits communs avec le saltimbanque et le bouffon
doivent être mentionnées pour terminer la typologie.
La danseuse a sa place dans le monde de la fête foraine. Dans la Fanfarlo, la
danseuse qui captive Cramer a « un corsage de saltimbanque » et ressemble à en effet
« un caprice de Shakespeare et une bouffonnerie italienne ». Celle de « Confession »

27. Voir le poème « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés... ».


28. L’image du bâton y est mot pour mot reprise, avec un sens érotique évident.
29. « Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé/Par la griffe et la dent féroce de la femme./Ne
cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé. » Sur la belladonna comme « bête implacable et cruelle »,
voir Jean-Luc Steinmetz, « Essai de tératologie baudelairienne », dans Baudelaire, l’intériorité de la forme,
Paris, SEDES, 1989, p. 166.
30. De même que la « femme sauvage », les « Hercules » du « Vieux saltimbanque » sont comparés à
des orangs-outans (souvenir de Poe ?). Le Fou se dit « inférieur au plus imparfait des animaux » (« Le Fou
et la Vénus »).

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affiche un « sourire machinal », une allégresse artificielle31 que le poète interprète


comme un signe de froideur32 , d’insensibilité. Jouant sensuellement avec le voile,
la danseuse maîtrise les tournoiements, se meut sur des sons enivrants. Elle ne se
distingue pas comme le bateleur par son agilité, mais par sa grâce ; grâce inquiétante,
fatale, la danse étant « la matière, gracieuse et terrible33 ».
« La danse est particulièrement une activité féminine du bohémianisme », écrit N.
Vincent-Munnia34. De fait, Esméralda, la plus célèbre bohémienne de la littérature,
apparaît à Gringoire en dansant35 . Les Bohémiens sont en général36 représentés
comme un peuple de marginaux et de brigands, mais aussi de spécialistes du spectacle.
Or, la « tribu prophétique » de « Bohémiens en voyage » n’est pas composée d’artistes
de foire. Ces êtres nobles et tragiques, qui n’ont rien du groupe « difforme, reptile,
fourmillant 37 » décrit par Hugo, ne se donnent pas en représentation. Ils n’ont guère
besoin d’aumônes, ils vivent de l’eau et des verdures que leur offre Cybèle. Est-ce à
dire qu’il y a une dissociation chez Baudelaire de la bohème et du monde du spectacle ?

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En fait, dans le dernier des Petits poèmes, le « chien saltimbanque » est rapproché « du
bohémien et de l’histrion », et les bohémiens qui fascinent le quatrième enfant des
« Vocations » jouent de la musique et ramassent les sous que lance la foule. Il y a
donc une continuité entre le saltimbanque et le bohémien, mais alors que l’un est
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un artiste itinérant, le second est avant tout un itinérant, un être de l’errance détaché
de tout lieu fixe. Dans le dernier tercet, les « bohémiens en voyage » ne sont pas des
bohémiens, mais des voyageurs. Les hommes en guenilles des « Vocations » ont moins
pour trait distinctif d’amuser la foule que de partir « les bagages sur le dos », et de
ne « demeurer nulle part ». Le bohémien connaît un traitement poétique proche de
celui du saltimbanque, mais avec une insistance sur le motif de l’errance.
Le « chien saltimbanque » n’est pas lié qu’au « bohémien », il est rapproché
de « l’histrion », un des premiers qualificatifs de Fancioulle. Dans la « Béatrice »,
les passants critiquent le poète comme un « gueux », un « drôle », un « histrion en
vacances ». L’histrion n’a rien de la grandeur des hommes « sérieux et tristes » – acteurs
tragiques pleins de dignité – qu’admire le premier enfant des « Vocations ». De même
que le saltimbanque, il est un comédien ridicule, qui s’expose à être hué par un public
malveillant. L’Albatros, qui est « comique » et s’agite sur des « planches » (théâtrales ?)

31. C’est là la seule occurrence de l’adjectif machinal chez Baudelaire, selon Léon Bopp, qui précise
que « le machinal n’est qu’une forme de l’artificiel » (Psychologie des « Fleurs du Mal », Genève, Droz,
1964, p. 587).
32. En un beau vers Baudelaire associe la folie et la froideur : « de la danseuse folle et froide qui se
pâme ». On pourrait rapprocher ce jugement sur la mécanique de l’exclamation : « machine aveugle et
sourde, en cruautés féconde ! », dans « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle... »
33. Œuvres, éd. citée, p. 573.
34. Nathalie Vincent-Munnia, La Bohémienne, figure poétique de l’errance, Clermont-Ferrand,
Université Blaise Pascal, 2003.
35. « Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous
ses pieds » (Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, 2009, II.3).
36. C’est le cas dans le chapitre « La cruche cassée » de Notre-Dame de Paris, où Hugo introduit la
Cour des miracles. Au début de ses Scènes de la vie de Bohème, Murger constate, pour s’élever contre cette
confusion, que les bohémiens passent pour se recruter « parmi les montreurs d’ours, les avaleurs de sabre,
les négociants des bas-fonds de l’agio » (Paris, Gallimard, 1988).
37. Notre-Dame-de-Paris, VI.

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 133

pour « amuser » les marins, a tous les traits d’un histrion forcé à jouer son rôle38 . Pour
l’humilier, un de ses spectateurs tortionnaires se fait lui-même histrion, en « mimant
[...] l’infirme qui volait ».
On voit, au terme de ce tableau typologique, la fécondité chez Baudelaire des
thèmes de la bouffonnerie, de la fête foraine, du jeu grotesque. Malgré leurs évidentes
différences – de public, d’ambition, de talents – les pitres baudelairiens ont des points
communs. Ils sont des êtres de monstration et de spectacle, qui s’offrent, se démènent
(au risque de se dégrader) pour la joie d’un public. Ils ont en partage l’énergie, fût-elle
vaine, et la maîtrise du corps (ils n’ont pas les « pauvres corps tordus, maigres, ventrus
ou flasques39 » que déplore Baudelaire). À de rares exceptions près (comme le psylle
et la danseuse), ils sont souffrants et incompris. Ils ont pour lot commun le sentiment
de solitude, la mélancolie, voire la folie, qui mène soit à l’abdication de la volonté,
soit, chez des pitres macabres et sadiques, au tournoiement de violence.

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LES SOURCES DU PITRE BAUDELAIRIEN
Les zannis de la Commedia dell’Arte40 ont une place réduite dans l’imaginaire
baudelairien. Pas de trace de Pierrot ni d’Arlequin dans son œuvre poétique. Tout juste
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voit-on, à la fin de « Spleen I », se dessiner la figure, qu’on retrouve chez Watteau ou


Fragonard, d’un « valet de cœur » fantoche et mélancolique, « causant sinistrement ».
Sganarelle n’a droit qu’à un vers dans « La mort de Don Juan », où on insiste certes
sur son rire, mais surtout sur sa cupidité. Dans le plan que Baudelaire fait de son
drame La fin de Don Juan41 , il le présente comme un « personnage froid, raisonnable,
et vulgaire », là où dans la préface de Cromwell, Sganarelle « gambadant autour de
Don Juan42 » était le paradigme du grotesque. Si Pierrot intéresse Baudelaire, c’est en
fait moins dans son œuvre poétique que critique. Dans De l’essence du rire, Baudelaire
analyse une pantomime anglaise dont Pierrot est le héros. À cette occasion, il dit que
le Pierrot de Debureau est un « homme artificiel » : plus qu’un fou artificiel, il est un
pantin, un masque, un homme à ressorts qui singe l’humaine condition.
L’influence shakespearienne est plus directement sensible. On sait quelle place
a le bouffon, du Yorick d’Hamlet au Fol du Roi Lear, en passant par le Feste de la
Nuit des Rois, dans le drame de Shakespeare. Or Baudelaire, grand anglophile, était,
selon Banville, « un des trois grands shakespeariens du siècle43 ». Il fait référence à
Shakespeare dans un poème traitant du pitre, « La Béatrice ». Mais Baudelaire, au
lieu de citer un bouffon shakespearien, se tourne – choix significatif – vers un prince,

38. Alain Vaillant parle de lui comme d’« un fou du roi animalisé pour équipage éméché » (ouvr. cité,
p. 45).
39. Voir « J’aime le souvenir de ces époques nues ».
40. Le valet comique est une des plus populaires figures de pitre : en 1860, Maurice Sand intitule
Masques et bouffons (comédie italienne) sa monumentale histoire de la Commedia dell’Arte (Paris, A. Lévy,
fils).
41. Voir Œuvres I, éd. citée, p. 627.
42. Hugo, Cromwell, Paris, GF, 1968.
43. Voir Richard Burton, « Baudelaire and Shakespeare », Comparative Literature Studies, 1989,
p. 1-27.

Romantisme, n° 170
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Hamlet : « Contemplons à loisir cette caricature/Et cette ombre d’Hamlet imitant


sa posture ». De fait, Hamlet est le paradigme du « pitre » dans d’autres textes de
l’époque : il est cité dans « Le pitre châtié » de Mallarmé, et Laforgue, dans « Hamlet
ou les suites de la piété filiale », qualifie Hamlet de « cabotin ». C’est qu’Hamlet est
un héros qui se cache sous « le manteau de la folie », qui affecte une démence qu’il
n’a pas pour tromper son entourage. Mais feindre la folie, c’est s’y exposer ; qui mime
un rôle s’y identifie. Il n’est plus possible de déterminer qui est fou et qui feint de
l’être : « ne sachant s’il a affaire à de véritables fous ou à des gens qui simulent la
folie », dit Baudelaire à propos d’un « musicien célèbre » dans le Poème du hachisch44 .
Autant que le bouffon, Hamlet est donc une figure qui pose dans toute son acuité le
problème de la folie artificielle.
Les drames d’Hugo sont une source d’inspiration manifeste de Baudelaire. Amateur
dans sa jeunesse du grotesque hugolien45 , Baudelaire pense certainement à « Triboulet
le bouffon, Triboulet le difforme46 » échouant à assassiner François 1er quand il peint

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Fancioulle révolté contre le Prince47 . À l’occasion d’une de ses rares mentions du
Roi s’amuse, Baudelaire est sensible à l’effort de « réhabilitation48 » qui est à l’œuvre
dans ce drame, où le bouffon, qui fait partie « des proscrits et des maudits », est
auréolé d’une grandeur nouvelle. L’influence d’Hugo ne s’arrête pas là : Léon Cellier
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a montré que l’Angely, dans Marion Delorme49 , a chez Baudelaire des échos au moins
aussi importants que Triboulet.
Il faut considérer pour finir les influences picturales. On n’est pas surpris de voir
Watteau50 associé au « carnaval » dans « Les Phares » ; nullement le carnaval populaire
et bruyant du « Vieux Saltimbanque », mais un « bal tournoyant » raffiné. Il ne fait pas
de doute que pour peindre les pitres Baudelaire s’inspire de deux graveurs, un ancien
et un contemporain. Callot, admiré justement pour ses « figures carnavalesques »
dans De l’essence du rire, est la source de « Bohémiens en voyage51 », et on peut penser
que l’écho de ses saltimbanques est plus vaste chez Baudelaire. Quant à Daumier52 ,
Baudelaire dit de lui : « tout ce que la ville renferme de trésors effrayants, grotesques,
sinistres et bouffons53 , Daumier les connaît ». Or, Daumier a représenté des mendiants

44. Dans la troisième partie, « Le théâtre de Séraphin » (Œuvres I, éd. citée, p. 413).
45. Voir l’étude de Léon Cellier, Baudelaire et Hugo (Paris, J. Corti, 1970).
46. Hugo, ouvr. cité, acte I scène 3.
47. Le parallèle est établi dès l’étude de R. Vivier L’Originalité de Baudelaire, Bruxelles, 1926.
Triboulet est nommément cité dans l’Épître à Sainte-Beuve (écrite au début des années 1840), mais comme
l’indique C. Pichois (Œuvres I, éd. citée, p. 1237), il n’est pas certain, ici, que ce soit une référence directe
au drame d’Hugo.
48. Voir l’article sur Les Misérables (Œuvres II, éd. citée, p. 219).
49. Baudelaire écrit le 25 février 1840 à Hugo qu’il a été « enchanté » par « la beauté de ce drame ».
Léon Cellier, dans Baudelaire et Hugo (ouvr. cité, p. 29), propose dans son premier chapitre de « relire
Marion Delorme avec les yeux de Baudelaire ».
50. Sur Baudelaire et Watteau, voir Jean-Claude Le Boulay, « Baudelaire et Watteau : une mise au
point », L’Année Baudelaire n° 3, 1997. Remarquons que le parc du « Fou et la Vénus » semble le cadre
d’une fête galante.
51. Sur les liens entre Baudelaire et Callot, voir Michèle Hannoosh, ouvr. cité, p. 226.
52. James Hiddleston montre que des poèmes du Spleen de Paris sont fortement ancrés dans l’univers
de Daumier (« Les poèmes en prose de Baudelaire et la caricature », Romantisme, 1991, n° 74, p. 57-64).
53. Voir « Quelques caricaturistes français ». C’est nous qui soulignons.

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 135

et des saltimbanques, dans des gravures qui font penser à Baudelaire, comme La
Parade ou Saltimbanques errants54.
Identifier les sources de Baudelaire permet de mieux saisir son originalité dans le
traitement du motif du pitre. Il ne crée pas la figure du clown triste, mais l’étoffe,
lui donne du relief. D’abord en la généralisant : chez lui les pitres sont presque tous
des figures tragiques et macabres. Loin de rire, le Fou du « Fou et la Vénus » a des
« yeux pleins de larmes » – le désespoir du pitre s’exprime souvent dans le regard55 . Le
Vieux Saltimbanque, « ruine d’homme » dont la souffrance est absolue, n’arrive plus
ni à rire ni à pleurer. Le motif de la disgrâce rend la douleur du pitre plus cuisante :
c’est malgré une gloire passée que les bouffons sont voués à l’échec. Le « bouffon
favori » de « Spleen » ne « distrait plus » le Roi, Fancioulle est humilié après avoir été
aimé du Prince. Fasciné par les « vieillards », les « Ève octogénaires », Baudelaire peint
des hommes « en fin de carrière56 ». Le bouffon n’a même plus l’esprit cynique, la
réflexivité amère de Fantasio ou Triboulet ; il aurait pu être un « phare ironique57 »,

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mais la « vorace ironie » elle-même l’a quitté. Figure pathétique, il ne provoque
d’autres sentiments que la pitié.
Si le narrateur du « Vieux saltimbanque » a la gorge nouée, c’est en bonne partie
parce que le saltimbanque est le miroir du poète. C’est un cas exemplaire, selon la
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typologie de P. Labarthe58 , d’allégorie où s’implique le sujet lyrique. Aucun auteur


avant Baudelaire n’avait autant associé le pitre et le poète. Triboulet touche parfois
au sublime, mais il était loin d’incarner, comme Fancioulle, « l’ivresse de l’art ».
Est-ce la trace d’une promotion pour le bouffon, ou d’un avilissement pour l’artiste ?
L’image du cabotin est-elle la représentation que le poète a de lui-même, ou qu’il
pense renvoyer de lui aux autres ? Il est indispensable, pour mesurer l’originalité de
Baudelaire et l’affinité qu’il trouve avec ce motif, de se demander quel « répondant
allégorique » du poète est le pitre.

LE FOU ARTIFICIEL, « IMAGE » DU POÈTE59 : LES SENS PLURIELS


D’UNE ALLÉGORIE

La valeur allégorique du pitre déchu gagne à être comprise à la lumière d’une


autre projection symbolique de l’artiste, qui apparaît dès le début des Fleurs du Mal.
On sait qu’à la fin de « l’Albatros » le poète est désigné comme un « exilé », thème
développé dans le chant de l’exil qu’est « Le Cygne ». Or le Vieux Saltimbanque est

54. Ursula Franklin, dans « The Saltimbanque in the prose poems of Baudelaire, Mallarmé and Rilke »,
Comparative Literature studies, 1982, étudie le cas de La Parade (Side Show en anglais).
55. Voir le « regard profond » du Vieux Saltimbanque et les yeux « démesurément agrandis » de
Fancioulle.
56. Voir Jean Starobinski, ouvr. cité, p. 74.
57. Voir le thème de la « conscience dans le mal » à la fin de « L’irréversible ».
58. Patrick Labarthe évoque tour à tour les emblèmes, les allégories narratives et figuratives, et les
modes d’implication du sujet. Pour illustrer cette dernière question, il renvoie au « Vieux Saltimbanque »
(ouvr. cité, p. 58).
59. « Je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le
brillant amuseur », dans « Le vieux saltimbanque ».

Romantisme, n° 170
136 Varia Nicolas Fréry

un des très rares personnages du Spleen de Paris à être comparés à un exilé 60 , et ce


dès les premiers mots. L’exil peut s’entendre au sens propre d’exil géographique et
social : l’amuseur est un banni, un proscrit, relégué loin de tous. La rupture ne se
fait cependant pas qu’avec les autres : le pitre, qui se dissimule et se contrefait, est
condamné à un exil envers soi-même. Mais puisqu’il est relié aux « splendeurs », l’exil
ne prend-il pas un sens plus profond ? Ces « splendeurs » sont certes celles de la fête
qui bat son plein, mais le terme – cher à Baudelaire, comme rappelle J.-P. Richard61 –
désigne aussi la lumière, l’éclat62 , la plénitude. Qui se sent exilé des splendeurs, si ce
n’est le poète incapable d’atteindre « l’inaccessible azur63 » ? Il séjournait dans sa « vie
antérieure » parmi les « splendeurs64 », et il en a été coupé, en vertu d’un troisième
type d’exil, plus tragique selon Baudelaire que l’exil social et l’exil envers soi-même :
l’exil métaphysique vis-à-vis du Vrai.
Le fou triste est un avatar du poète marginal, étranger à ses contemporains.
L’exil n’est pas vécu comme le comble de la souffrance pour les Bohémiens, qui

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ne s’épanouissent que dans l’errance, et qui forment une collectivité (une « tribu
prophétique »). Mais le Vieux saltimbanque vit dans un délaissement absolu. Le
« monde oublieux » fait penser au « vieux sphinx ignoré du monde insoucieux/oublié
sur la carte », paradigme de la solitude radicale à la fin de « Spleen II ». « Je suis
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le dernier et le plus solitaire des humains », déplore le Fou aux pieds de la Vénus.
Toutefois, l’isolement le plus douloureux n’est pas celui du pitre ayant cessé tout
commerce avec les humains. Il est plus blessant d’être hué par les autres, d’être
marginal tout en s’offrant aux regards malveillants. Les railleries des « hommes
d’équipage » sont retranscrites au discours indirect libre dans le troisième quatrain
de « l’Albatros ». Dans « la Béatrice », les démons, avec une connivence malsaine,
s’unissent pour décrier le poète : dans peu de poèmes Baudelaire a autant illustré
ses thèses sur le « satanisme » du rire. La moquerie est d’autant plus cuisante que
la femme aimée contribue à l’exclusion mortifiante du poète. Un autre rieur cruel
est l’enfant, dont l’innocence se mue en sadisme : c’est un « joli enfant », qui sonne
l’arrêt de mort de Fancioulle65. Dans « Châtiment de l’orgueil », il est dit d’un savant

60. « Au bout, à l’extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s’était exilé lui-même
de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque ». Dans « la Femme sauvage et la petite maîtresse »,
le « monstre poilu » enfermé par un forain dans une cage, exhibé dans les faubourgs, est comparé à un
« orang-outan exaspéré par l’exil ». On peut remarquer que dans « le Cygne », l’exilé s’agite avec une sorte
de démence : « ridicule et sublime », il a des « gestes fous ».
61. « Une lueur qui n’aurait pas la crudité ni la violence immédiate de l’éclat, mais qui luirait dans le
lointain, derrière un voile », écrit-il dans Poésie et profondeur, Paris, Éditions du Seuil, 1976.
62. « Vers un autre océan où la splendeur éclate » dans « Moesta et Errabunda ». Le Fou du « Fou et
la Vénus » a un costume « éclatant et ridicule ».
63. Voir « Aube spirituelle ».
64. « C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes/Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs ».
On peut remarquer le même usage du pluriel.
65. Le pitre entretient un rapport complexe avec l’enfance (rappelons que fanciullo signifie enfant).
Il a la grâce de l’enfant et son sens artistique aiguisé (dans Le Peintre de la vie moderne, éd. citée,
p. 690, le génie est « l’enfance retrouvée à volonté »), mais son existence chargée de soucis n’a rien d’un
« vert paradis ». Il entreprend de faire renouer son public avec la magie de l’enfance (dans le « Vieux
Saltimbanque », le peuple, à l’occasion du carnaval, est « pareil aux enfants »), et en même temps, il
s’expose à voir la « curiosité profonde et joyeuse de l’enfance » se transformer en cruauté et en dérision,

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 137

devenu effectivement fou : « Sale, inutile et laid comme une chose usée/Il faisait des
enfants la joie et la risée66 . »
Le bouffon déchu provoque le rire, mais, c’est sa condition, rit aussi lui-même.
Or ce rictus forcé dissimule mal un profond désarroi. En faisant passer sa douleur
pour de la joie, le pitre trompe et se trompe. Être scindé, il en vient à « être à la fois
soi et un autre67 ». Dans la « Muse Vénale », la saltimbanque a un rire « trempé de
pleurs qu’on ne voit pas », de même qu’on devine chez Triboulet « des pleurs de sang
sous [s]on masque rieur68 ». Défini comme « décor suborneur » dans le poème de
même nom, le masque devrait séduire l’auteur de l’Éloge du Maquillage, qui, dans
« l’Amour du Mensonge », valorise « le masque et le décor ». Pourtant, Baudelaire a
pitié de la folie artificielle, perte d’authenticité qui mène à une joie superficielle. Là
où le dandy et la belle femme maîtrisent l’artificiel, le font servir à leur triomphe, le
pitre, être aliéné, contre son gré « au rire éternel condamné »69 , est plutôt un martyr
de l’artificiel70 .

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Si le bouffon est en contradiction avec lui-même, c’est aussi parce que sa condition
d’amuseur contraste avec sa vraie prétention : la quête de l’idéal. Le pitre baudelairien
n’est pas seulement à la recherche de l’inaccessible : il est prédisposé à l’approcher, il
a, comme le poète, une intuition du Beau. Le Fou est « fait pour connaître et sentir
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l’immortelle beauté » et Fancioulle est auréolé d’une « grâce spéciale ». Baudelaire dit
à propos du grotesque, que nul ne maîtrise mieux que le pitre, qu’il est « l’apanage
des artistes supérieurs qui ont en eux la réceptibilité suffisante de toute idée absolue 71 ».
Mais malgré ses souvenirs de « la vie antérieure », le pitre ne peut atteindre l’Idéal.
Le Fou se heurte à l’indifférence de Vénus, qui « jamais ne rit72 », et Fancioulle,
héros icarien73 , est arrêté dans son ascension. C’est que selon Baudelaire, le rire,
« essentiellement contradictoire74 », n’existe pas dans le paradis originel75 (à l’inverse
de la joie), et ne peut donc mener vers les cimes du Vrai :

parce que selon Baudelaire, les enfants restent des « Satans en herbe » (De l’essence du rire, éd. citée,
p. 985).
66. Il y a des liens intéressants entre le poème et la scène de la lapidation de Balthazar Claës à la fin
de La Recherche de l’Absolu, roman dont Baudelaire avait connaissance (voir Œuvres II, éd. citée, p. 111).
67. C’est ce que dit Baudelaire de ceux qui « ont fait métier de développer en eux le sentiment du
comique et de le tirer d’eux-mêmes pour le divertissement de leurs semblables » à la fin du De l’essence
du rire, p. 993.
68. Hugo, Le Roi s’amuse, v. 1140.
69. Les trois derniers vers de « l’Héautontimorouménos » s’appliquent très bien à la figure du pitre.
70. Émilien Carassus (« Dandisme et Aristocratie », Romantisme, 1990, n° 70, p. 25-37), écrit :
« le dandy, à la différence du bouffon, est le maître des règles et fait à ses risques [...] vaciller le jeu
conventionnel ».
71. De l’essence du rire, p. 986.
72. La Beauté qui déclare, dans le sonnet allégorique des Fleurs du Mal « et jamais je ne pleure et
jamais je ne ris » annonce évidemment la Vénus du « Fou et la Vénus ».
73. Dans « Les Plaintes d’un Icare », à trop s’approcher du Beau (le soleil, selon l’image platonicienne)
le poète perd ses ailes. De même, le « feu intérieur » du Prince punit Fancioulle de s’être aventuré trop près
du Beau.
74. De l’essence du rire, p. 984.
75. « Le rire et les larmes ne peuvent pas se faire voir dans le paradis des délices » (ibid., p. 978).

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J’ai dit : comique absolu, il faut toutefois prendre garde. Au point de vue de
l’absolu définitif, il n’y a plus que la joie. Le comique ne peut être absolu que
relativement à l’humanité déchue, et c’est ainsi que je l’entends76.
Fancioulle avait tort de se croire dans un « paradis excluant toute idée de tombe »,
il oubliait que l’étude du Beau est « un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être
vaincu77 ».
Ainsi le pitre est-il partagé entre l’élan vers l’azur et la conscience de son
inaccessibilité. Les mimiques bouffonnes prennent alors un autre sens, tragiquement
dérisoire. Ces grimaces qui singent le Vrai ramènent le pitre à sa médiocre condition
d’amuseur. Au lieu de communier avec le Beau, il ne fait que le dégrader. Le pitre,
dans son rapport avec l’Idéal, avec les autres et avec soi, est voué au simulacre. Dans
« La Béatrice », « l’ombre » et la « caricature » sont la trace d’une altération. Ce lexique
de l’avilissement réapparaît dans « la Mort des artistes », où le poète, ou plutôt la
« parodie de poète78 », habillé comme un bouffon (il a des grelots), n’arrive qu’à baiser

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le front d’une « morne caricature ». Prisonnier d’une mimésis viciée, il corrompt le
Beau, le joue. Par rapport à ses semblables, le poète-bouffon a un sens exacerbé de
l’Idéal, mais par rapport à la Vérité, il n’est qu’un cabotin, éternellement éloigné de
son modèle. Il est intéressant que William Holbrook Beard ait représenté le pitre
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sous les traits d’un singe, l’animal dont les mimiques défigurent ce qu’il imite79 .
On connaît la phrase d’Héraclite citée par Platon80 : « Face au divin, l’homme le
plus sage est un singe ». La référence à Platon81 , comme celle à Pascal82 , est d’un grand
intérêt pour analyser le bouffon baudelairien. Le pitre, être disgracié et nostalgique,
ressent l’appel du Beau (des « splendeurs »), et n’accède qu’à des simulacres. Il est
un comédien dont le jeu ne peut prétendre au vrai. Comme Baudelaire, Platon croit
en l’ambivalence du rire83 , à la fois réflexe cruel et moyen de connaissance – Socrate
n’a-t-il pas des airs de bouffon84 ? Surtout, Baudelaire a en commun avec l’imaginaire
76. Ibid., p. 986.
77. Voir « Le Confiteor de l’artiste ».
78. Pierre Laforgue, « Baudelaire et la royauté du Spleen », Les Fleurs du mal, actes du colloque
de la Sorbonne de janvier 2003, dir. André Guyaux, Bertrand Marchal (dir.), Paris, Presses universitaires
de la Sorbonne. À propos de « La Béatrice », Yves Bonnefoy parle de la beauté « peinte dans ses formes
décadentes » (L’Improbable, Gallimard, 1983, p. 38).
79. On pense au tableau For what was I created ? de William Holbrook Beard (1886). En 1882, René
Delorme écrit en conclusion de son « étude » sur les singes : « Le singe est le bouffon de l’homme. Il fallait
un éclat de rire dans la nature. C’est le singe qui y joue le rôle du comique » (dans Auguste Lançon, Les
animaux chez eux, Paris, L. Baschet, 1882).
80. Hippias majeur, 289b.
81. Sur le platonisme de Baudelaire, voir la synthèse de Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À la Baconnière,
1982. Hans Robert Jauss critique la thèse d’un néoplatonisme de Baudelaire, dans Pour une esthétique de
la réception, Paris, Gallimard, 1978. Voir la mise au point d’Antoine Compagnon (« Baudelaire devant
l’Éternel », Dix études sur Baudelaire, dir. A. Guyaux, M. Bercot, Slatkine, 1993).
82. On ne s’étonne pas de trouver des liens entre Pascal et Platon, auteur que Pascal connaît par Saint
Augustin et qui est censé « disposer au christianisme » (voir Philippe Sellier, Pascal et Saint Augustin,
Paris, Colin, 1970).
83. Voir Marie-Laurence Desclos, Le Rire des Grecs, anthropologie du rire en Grèce ancienne,
Grenoble, Jérôme Million, 2000.
84. J. Starobinski, dans son histoire des représentations du bouffon, considère Socrate comme une
figure tutélaire. À l’appui de cette thèse, on peut rappeler que dans l’Éthique à Nicomaque (1127b),
Aristote fait de Socrate le modèle de l’eiron, donc de l’être dissimulateur, insaisissable, qui joue à feindre

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Le « fou artificiel » et ses avatars dans l’œuvre de Baudelaire 139

platonicien l’idée que la création artistique ne peut venir que du délire, de l’extasis. De
même que la mania du poète suscite à la fois la répulsion et l’admiration de Platon85 ,
Baudelaire pense que la folie provoquée, inspirée, artificielle, dont les modèles peuvent
être la transe, l’ivresse, la convulsion86, est nécessaire pour créer des œuvres belles,
même si cette démence tantôt grandiose tantôt dérisoire provoque une rupture avec
soi et avec les autres, ces « hypocrites lecteurs » qui oublient que « nous sommes tous
plus ou moins fous87 ».

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une ignorance qu’il n’a pas. Nietzsche, avec son acrimonie habituelle contre l’inventeur de la « fiction de
l’être », écrit : « Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux » (« Le problème de Socrate », V,
Le Crépuscule des Idoles, Paris, Flammarion, 1985).
85. La folie d’Ion (il est μαιν όμενος, 356d) est jugée dangereuse, au contraire du délire dont Platon
montre la valeur dans le Phèdre (244a).
86. Le mot, appliqué au jeu de Fancioulle puis à son agonie, apparaît dans De l’essence du rire
(p. 380). Voisine du délire, la convulsion est un trouble profond et violent dont le poète fait l’éloge dans
« la Musique ».
87. « Le Vin de l’assassin ».

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