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DEPARTEMENT DES LETTRES ET COMMUNICATIONS, Faculté des lettres et sciences humaines UNIVERSITE DE SHERBROOKE ‘TRAUMA, ECRITURE ET RECONSTRUCTION IDENTITAIRE DANS L'ECRITURE OU LA VIE, de JORGE SEMPRUN par BEATRICE DELPLANCHE Licenciée en philologie romane Agrégée de l’enscignement secondaire supérieur de I’'Université catholique de Louvain MEMOIRE PRESENTE. pour l’obtention de la MAITRISE ES ARTS, M. A. SHERBROOKE AVRIL 2005 1.20 Library and Archives Canada Published Heritage Branch 395 Wellington Street ‘Ottawa ON K1A ON4 Canada Canada NOTICE: The author has granted a non- exclusive license allowing Library and Archives Canada to reproduce, publish, archive, preserve, conserve, communicate to the public by telecommunication or on the Internet, loan, distribute and sell theses worldwide, for commercial or non- commercial purposes, in microform, paper, electronic and/or any other formats. The author retains copyright ownership and moral rights in this thesis. Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise reproduced without the author's permission. Direction du Patrimoine de lédition Bibliotheque et Archives Canada 395, rue Wellington Ottewa ON K1A ONG Your fle Votre référence ISBN: 0-494-05897-8 Ourfle Notre référence ISBN: 0-494-05897-8 AVIS: L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant a la Bibliothéque et Archives Canada de reproduire, publier, archiver, sauvegarder, conserver, transmettre au public par télécommunication ou par linternet, préter, distribuer et vendre des théses partout dans le monde, a des fins commerciales ou autres, sur support microforme, papier, électronique et/ou autres formats. Lauteur conserve la propriété du droit d'auteur et des droits moraux qui protage cette thése Ni la thése ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent étre imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation. 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COMPOSITION DU JURY TRAUMA, ECRITURE ET RECONSTRUCTION IDENTITAIRE DANS L'ECRITURE OU LA VIE, de JORGE SEMPRUN par Béatrice DELPLANCHE Ce mémoire a été évalué par un jury composé des personnes suivantes : Nathalie WATTEYNE, directrice de recherche Département des lettres et communications Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke Pierre HEBERT, membre du jury Département des lettres et communications Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke Olivier DEZUTTER, membre du jury Département de pédagogie Faculté d’éducation Université de Sherbrooke RESUME. Divers champs disciplinaires mettent en lumiére l’importance du récit dans ta revalidation du sujet lorsqu’il est affecté par une expérience traumatique. La mise en intrigue oblige a revisiter I’événement, mais aussi a en remanier la représentation pour lui donner sens, Cela n’efface pas la souffrance ni lengramme traumatique, mais les remettent en perspective dans une temporalité qui replace le sujet au-dela de la fracture identitaire. L’eeuvre de Jorge Semprun se nourrit en grande partie de son expérience concentrationnaire, des rappels de sa mémoire traumatique, intrusive et fragmentée. Son Gcriture palimpseste laisse, en outre, affleurer les traces mémorielles de drames personnels antérieurs a la déportation, révélant une crypte familiale au-dela de celle, béante, des morts de Buchenwald. L'Ecriture ou la vie s’ouvre sur 1a libération du camp de Buchenwald, mais le déporté ne voit pas sa quéte achevée avec la survie et la libération. Il semble condamné @ entamer une autre quéte dés sa sortie du camp. D’autres rescapés, comme Primo Lévi, n’auront de cesse de témoigner pour les morts laissés derrigre eux. Pour Jorge Semprun, l’écriture se révéle mortifére et, pour survivre aux effets délétéres de la mémoire traumatique, il doit renoncer pour un temps au projet qui donnait sens a sa vie : celui d’étre écrivain. Aprés un long silence, il réintégrera cette identité naissante d’écrivain prometteur arrété dans son élan par la déportation et rendu muet par elle. L’étude des marques textuelles du traumatisme dans L'Ecriture ou la vie de Jorge Semprun révéle les avatars de la mise en récit de son vécu de déporté. C’est dans ce récit qu’il montre comment il a vaincu l’indicible. Mon mémoire tente, par un éclairage pluridisciplinaire, de mettre au jour la dynamique qui permet au sujet d’accomplir cette longue quéte identitaire de, et par I’écriture, révélant au passage un sujet résilient, SOMMAIRE INTRODUCTION CHAPITRE 1 : CADRES THEORIQUES. (CHAPITRE 2 : LES MARQUES DU TRAUMATISME DANS L"EUVRE CHAPITRE 3 : LA STRUCTURE DE L“@UVRE, CHAPITRE 4 : SEMIOTIQUE DU RECIT CONCENTRATIONNAIRE, CHAPITRE 5 : LE LONG CHEMIN VERS L"ECRITURE.. 123 CHAPITRE 6 : TRAUMA, PRE MORBIDITE;, SOUVENIRS ENCRYPTES.... CONCLUSION... nnn 136 BIBLIOGRAPHIE, 147 ANNEXE.. 162 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES 165 REMERCIEMENTS. Quoi qu’on en dise, I’exil est une soufirance, l'une des plus aigués ; faite de sidération devant sa propre mutité, de ’impossibilité de juguler la nostalgie, de Pespoir toujours dégu d’un retour des joies d’autrefois. Mais l’exil est aussi une venture. ‘Tobie Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Seuil, 2001, p. 47. Je ne suis pas une exilée. ai choisi de m’expatrier. Ce faisant, j'ai imposé le déracinement & mes proches. Je n’imaginais pas combien la perte des lieux familiers serait douloureuse, la solitude pesante. Autrefois, pour moi, I’étranger, c’était autre. Aujourd’hui, je suis en terre étrangére. Cela donne a réfléchir & qui l’on est vraiment, a découvrir ce qui nous a construit, ce qui nous resource quand tout va mal, ce qui rallume Pétincelle en nous et nous permet de relever de nouveaux défi. Les livres sont mes plus fidéles compagnons, un précieux viatique en toute circonstance. Je suis heureuse de mon retour aux études littéraires. Il est inopiné. Mes études antérieures m’avaient menée explorer d’autres disciplines jusqu’a ma rencontre avec Nathalie Watteyne. Elle m’a permis de passer en douceur de la linguistique a la littérature. Elle m’a guidée dans_ma compréhension de la pensée de Paul Ricoeur. Et plus encore. Je tiens souligner sa compassion quand des drames familiaux s’abattaient sur moi répétition, ses encouragements, sa patience, son implication dans les causes que j’embrassais et qui nous ont menées a la fondation de la revue Jet d’encre qu’elle supporte toujours, entourée des jeunes qu’elle accompagne dans leur expérience éditoriale. Merci pour tout cela. Merci a Pierre Hébert pour ses mises en garde qui m’ont permis de me recentrer sur le texte littéraire plutdt que de m’éparpiller dans le vaste champ de la clinique du trauma, Merci a Olivier Dezutter d’avoir accepté, comme Pierre Hébert, la tache d’évaluer mon travail, Je connais son intérét pour les textes issus de l’expérience concentrationnaire. De plus, savoir que je serais évaluée par un compatriote a contribué 4 me rendre symboliquement la tache plus légére. Merci & mes trois enfants pour le courage et le dépassement dont ils ont fait preuve dans leur adaptation au Québec. Ils m’ont soutenue par mille attentions et ont accepté bien souvent la vacance de mon réle de maman. Merci a Pierre-Noél pour son amitié inconditionnelle et son abnégation. Merci 4 Claude pour les passions partagées. A Philippe, Toi, mon frére tant aimé, décédé le 19 janvier 2004, jour de mon anniversaire, 6 combien mortifére. J’aurais voulu t'accompagner dans ta longue agonie, te prendre dans mes bras, et te réeiter pour priére des morts ton poéme préféré, au titre espagnol, aux vers prémonitoires. Nous les avions partagés avec mes enfants, les récitant en chosur & la table des Fetes. Nous ne savions pas. Nous étions heureux juste d°étre 1a. El Desdichado Je suis le ténébreux, - le veuf, - linconsolé, Le Prince d’ Aquitaine a la tour abolie : Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d°Italie, La fleur qui plaisait tant a mon coeur désolé Et la treille of le pampre a la rose s‘allie, Suis-je Amour ou Phébus? ... Lusignan ou Biron? Mon front est rouge encor du baiser de la reine; ‘Pai révé dans la grotte oii nage la siréne.... Et j'ai deux fois vainqueur traversé I’ Achéron : Modulant tour a tour sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. Gérard de Nerval Les Chiméres INTRODUCTION Innombrables sont les récits du monde. C'est d’abord une variété prodigieuse de genres, eux-mémes distribués entre des substances différentes, comme si toute matiére était bonne & Phomme pour lui confier ses réci Roland Barthes Innombrables sont les récits du monde. C’est d’abord une variété prodigicuse de genres, cux-mémes distribués entre des substances différentes, comme si toute matiére était bonne a I"homme pour lui confier ses récits. Roland Barthes! Le traumatisme psychique est une matigre féconde pour donner lieu aux innombrables récits dont parle Barthes. La littérature concentrationnaire en est un exemple, peut-étre tun genre en soi, a ranger lui-méme dans le champ de la littérature génocidaire, si tant est que l'on puisse étiqueter de la sorte une veine malheureusement inépuisable. Hélas, la barbarie semble étre un trait inhérent a l’espéce humaine, i choisi d’étudier inscription littéraire du trauma dans L Ecriture ow la vie, de Jorge Semprun. En général, quand elle aborde tune ceuvre oli s’énonce affect douloureux du sujet, la critique littéraire se fonde surtout sur les apports de la psychanalyse, parce que les théoriciens de ta littérature sont plus familiers avec les concepts psychanalytiques que ceux issus de la psychiatrie. Mais si on ne peut nier la fécondité de cette approche, la psychanalyse ne peut constituer un cadre théorique unique pour expliquer le trauma et son impact sur le sujet qui y est confronté, La problématique du trauma rend nécessaire louverture & d'autres discours critiques. "R. BARTHES, « Introduction a analyse structurale des réits », Communications 8, Pars, fd, du Seuil, 1966, p.. 2 Dans la clinique du trauma, qui fait objet de mes recherches depuis un bon moment déja, étudier les structures narratives des récit relatés par des sujets confrontés a des expériences traumatiques est une avenue qui ouvre des perspectives prometteuses. Et li, la littérature nous offre un champ (investigation fécond. Songeons a importance du corpus qui traite du génocide nazi. Des survivants comme Primo Levi, Robert Antelme, Charlotte Delbo, Elie Wiesel ou Jorge Semprun, qui ont tenté de relater leur expérience cconcentrationnaire, nous ont laissé de précieux témoignages, au-dela du fait historique, sur le trauma et ses manifestations. D'importants développements sont 4 venir, qui mettent de avant les recherches narratologiques. Ainsi, par exemple, les sciences cognitives, dans leur développement depuis les années soixante-dix, ont connu plusieurs paradigmes. On a d’abord étudié la cognition en la comparant a un systéme informatique, ce qui a constitué le paradigme computationnel. Le cerveau humain fonctionnant par connexions neurologiques complexes, on a voulu par Ja suite modéliser activité pensante pour la reproduire artificiellement. Un paradigme connexionniste commengait A se faire jour dans la recherche. Mais ni ’un ni autre de ces modéles conceptuels ne permettent de rendre compte de facteurs fondamentaux pour l’acti cognitive comme les émotions et la perception de l'environnement. Un paradigme de la narrativité, incluant ces données, a dés lors émergé. C’est par le récit que expérience humaine nous est accessible. De plus, il semblerait que la mise en intrigue participe au travail de reconstruction identitaire et de revalidation de zones neurologiques lésées dans certains cas de stress post-traumatique. Les psychiatres voient done de plus en plus Vintérét de collaborer avec des spécialistes de la narratologie pour étudier le lien entre les compétences narratologiques et la capacité A surmonter les expériences traumatiques. Mon étude de Mceuvre de Jorge Semprun s’inscrit dans une telle perspective. Une des avenues de recherches qui m’intéressent particuliérement a trait & la résilience. Ce concept désigne la faculté qu’ont certains individus de surmonter des expériences traumatiques qui auraient da les rendre inaptes socialement. Boris Cyrulnik est la figure de proue des recherches sur la résilience. Psychiatre francais, éthologue et professeur 4 Université de Toulouse, il s'est fait connaitre du ‘grand public a la suite de la parution de son ouvrage Un merveilleux malheur (1999) ol il vulgarise ses travaux sur la résilience. En physique, ce terme désigne l'aptitude d’un corps a résister & un choc, alors qu’en sciences sociales, il représente la « capacité a réussir a vivre et a se développer positivement de maniére socialement acceptable, en dépit du stress ou d'une adversité qui comportent normalement le risque grave d°une issue négative?. » Pavais déja assisté & plusieurs conférences du docteur Cyrulnik en Europe. Jen étais ressortie avec la conviction qu’il importait d’explorer le récit traumatique et de confronter la clinique avec les développements de la narratologie. Ce printemps, j’ai eu occasion de le rencontrer 4 nouveau, lors d'un colloque a Jonquiére’. II m’a confirmé Vintérét qu’il y a poursuivre des recherches en ce sens, ? Serge VANISTENDAEL, membre du bureau intemational catholique de 'enfance, ci CYRULNIK dans Un merveillews malheur, Pati, Odile Jacob, 1999, p. 10. > « Traumatismes et résilience : aneré maige la tourmente », journée Roland Saucier 2004, Jonquiére, 7 mai 2004, par Boris (On connait maintenant la pathologie du stress traumatique, mais on connait moins bien les facteurs protecteurs qui permettent a la résilience de se mettre en place. Les statistiques sont plus attentives I’épidémiologie des désastres, aux facteurs de vulnégrabilité et & la psychopathologie qu’aux victimes qui s’en sortent malgré le drame vécu. Les expériences de ces demniers intéressent présent le champ ouvert par les études sur la résilience. La résilience n’est pas seulement un mécanisme intrinséque & un individu. Jusqu’a récemment, on pensait que ceux qui surmontaient les épreuves étaient biologiquement, psychologiquement plus forts. On sait maintenant que la résilience s*inserit dans une dynamique systémique : individu, son entourage familial, social, les mains tendues ou refusées, le discours qu’il se tient a lui-méme, tributaire du regard qu’on aura posé sur sa personne et de accueil qu’on aura fait & son histoire. Ces paramétres nous font sortir du cloisonnement disciplinaire pour dresser le portrait du résilient qui sait contre toute attente rebondir aprés un drame psychique dévastateur. ‘Tous les chagrins sont supportables si on en fait un réi Le récit est un travail sur ’émotion. Aprés l’avoir raconté, on éprouve ‘autrement le drame inscrit dans la mémoire’. Parmi les facteurs protecteurs qui permettent & la résilience de se mettre en place, il semblerait que certains aient trait 4 la capacité a mettre en mots I’événement traumatique, ainsi qu’a la capacité individuelle d’accéder a 'imaginaire. Le discours permet de restaurer 'identité de la personne dans son intégrité : « je suis celui qui...» *B. CYRULNIK, Un mervelleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 117. “BL CYRULNIK, Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 225. Autrement, le moi se clive, une partie du moi est tue et reste ainsi socialement hors norme. Oser affirmer Mentigreté de sa personne est un processus qui participe & la restauration de cette identité morcelée. Pas n’importe quel discours. Il est nécessaire de sortir de la rumination et de porter la parole comme un héraut, dans un discours triomphant de 1a honte, Un récit participe au travail de reconstruction du moi s‘il recadre le réel terrifiant et lui donne sens. ‘Quand la douleur est trop forte, on est soumis & sa perception. On souffre. Mais ds qu’on parvient & prendre du recul, dés qu’on peut en faire une représentation thédtrale, Ie malheur devient supportable, ou plutdt la mémoire du malheur est métamorphosée en rire ou en ceuvre dart... « Je ne suis pas celui qui a été torturé [...] je deviens celui qui est capable de transformer la mémoire de sa soutfrance en une ceuvre dart acceptable’. » Cyrulnik traite ainsi du «controle de ta représentation du matheur, de identité narrative du blessé de I’ame", » Malgré ce que donne A lire le titre de son premier ouvrage, Cyrulnik affirme lui-méme qu’un malheur n’est jamais merveilleux au moment du fracas : ‘Crest une boue noire, une escarre de douleur qui nous oblige & faire un choix : nous y soumettre ou le surmonter. La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant regu Je coup, ont pu le dépasser. L’oxymoron décrit le monde intime de ces vainqueurs blessés*. $B. CYRULNIK, Un merwillew malhewr, op. cit p14. ° id, p. 27 * tid, p24 st en lisant Boris Cyrulnik que j'ai rencontré Jorge Semprun. J'ai été séduite et intriguée par cet auteur dont 'écriture, la lucidité et la singularité m’ont interpellée. Son témoignage, dans L ‘Ecriture ou la vie, ressemblait peu a d’autres récits des camps que F’avais lus, ob le lecteur est plongé parfois sans ménagements dans l'enchevétrement des corps meurtris exposés & son imaginaire fasciné et horrifié. II y a chez cet écrivai une distance, une non figurativité, alors que tout est dit ‘Semprun est un résilient, jen suis convaincue. Cet homme-la semble étre parvenu a activer trés t6t ses mécanismes de défense. Mais j’entrevois des failles, lisibles dans son récit, et je ne suis pas sre qu’il n’en ait pas laissé trainer exprés ga et 1 quelques indices pour le lecteur. Ce n’est pas incompatible avec le fait d’étre résilient. Interrogé & cet égard dans un récent numéro de la revue Psychologie: « peut-on dire que les résilients restent toujours des ex-traumatisés? », Cyrulnik répond : « ai bien peur que oui. Le traumatisme reste dans la mémoire, dans ider comme une étoile du berger qui serait noire. Toute la vie sorganise autour de cette blessure »°, Cyrulnik Iui-méme a échappé aux camps nazis, alors que ses parents y sont morts et qu’il n’avait que quatre ans, ‘Trauma, mémoire, identité sont trois termes clés pour comprendre les récits concentrationnaires. J’ai restreint mon corpus aL ‘Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, ‘Au départ, j'avais des hypothéses que je souhaitais vérifier sur un échantillonnage plus important. J’ai Iu un certain nombre de témoignages sur les camps nazis, d’auteurs incontournables comme Primo Levi ou de rescapés anonymes. ° 8. Cyrulnik, dans H. MATTHIEU, « On m’a fat tare pendant tts longtemps », Psychologie, févtier 2003, n° 216, p.12-15. J'ai dO faire des choix. I m’en a cotté de laisser dans lombre des savoirs acquis que Faurais souhaité partager. Mais aller a la rencontre d’un seul texte, celui de Jorge Semprun en Voccurrence, m’a semblé pertinent dans la mesure oi j'aborde des questions qui touchent a Vintime et & Iidentité, les blessures du sujet comme sa lente reconstruction. Une part importante de mon travail a consisté en l'étude des marques textuelles de la névrose traumatique dans Pocuvre autobiographique de Jorge Semprun, son évolution dans le récit, depuis le déni, jusqu’a la longue période de latence, suivie de Ia prise de parole, ainsi que I’énonciation de l'empéchement comme de la permission enfin accordée a soi-méme. « Alors sans l’avoir prémédi ‘commence a parler'®. » Quels effets la mise en mots de lexpérience traumatique a-telle produits sur le sujet, du moins dans ce qu’il nous livre, libération ou retour aux enfers ? ‘Comme je m’intéresse au lien entre I’écriture du trauma et la reconstruction du sujet, j’aurais voulu procéder A une étude longitudinale du parcours identitaire de Jorge Semprun par rapport 4 son expérience du camp. Son ceuvre littéraire se nourrit en grande partie de son expérience concentrationnaire, des rappels de la mémoire ‘traumatique, intrusive, dissociée, et fragmentée. « Tous les récits possibles ne seront jamais que les fragments épars d’un récit infini, littéralement interminable". » Variant Ja distance narrative, il décrit parfois d’un texte & l'autre Ia méme scéne, le méme cauchemar. Pour saisir la portée des récits de Semprun, 'intratextualité et intertextualité sont incontournables, d’autant que le sujet énonciateur évoque ga et ld "" J. SEMPRUN, £ écriture ow la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 182, (ouvrage désormais abrégé parle siale EV). "J, SEMPRUN, Quel beau dimanche, Paris, Grasset, 1980, p.227. autres écrivains survivants des camps nazis, ou méme soviétiques, dont la lecture a influencé son écriture. La littérature, comme la philosophie, ont constitué un précieux viatique dans le parcours de vie de l’auteur et ’on pourrait établir le catalogue de la sthque idéale en relevant les allusions, explicites ou non, & la grande littérature du vingtigme siécle. Les récits spécifiquement autobiographiques qui renvoient a Iexpérience de Eeriture ow Buchenwald sont Le grand voyage (1963), Quel beau dimanche (1980), L Ja vie (1994) et Le mort qu’il faut (2001). Ces quatre récits constituent un corpus qui permet de rendre compte des rapports d’un sujet & son trauma, par le truchement du narrateur, sur une période de plus de cinquante ans. On peut y lire comment se décline son identité, comment, traversée par la mort, elle se désagrége, et comment, en retrouvant le chemin de I’écriture, un sujet réintégre son moi profond, son identit naissante d’écrivain prometteur arrété dans son élan par la déportation et rendu muet par elle, Cette longue quéte de, et par I’écriture, c'est dans L’Beriture ou la vie que Semprun en rend le mieux compte. C’est cet ouvrage que j'ai restreint mon corpus dans le cadre de ce mémoire. C’est la qu'il montre comment il a vaineu 'indicible. La critique en avait fait un lieu commun, voire un interdit, et Adomo n’y est pour rien malgré sa célébre sentence : « Ecrire un poéme aprés Auschwitz est barbare'”. » Pour Semprun, au contraire, « On peut toujours tout dire, en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n'est qu’un alibi [...] le langage contient tout'®. » Encore faut-il avoir les capacités a user du langage d’une maniére qui puisse traduire un affect qui a 7, W. ADORNO, Prismes. Critgue de la culture et de la société, Patis, Payot, 1986, p. 23, MEY, p.24. par ailleurs propulsé le sujet dans un no man’s land entre la communauté des vivants et celle des morts, Au-deld de la veine psychanalytique explorant la créativité comme sublimation du désir, de plus en plus nombreux sont les écrits, dans la littérature scientifique sur le trauma, qui font une part au role du récit dans la réorganisation psychique de la victime. En psychologie sociale, en psychanalyse, en psychiatrie, ou en neurobiologie, plusieurs articles abordent la question. Certains auteurs évoquent la difficulté, pour la victime, de mettre en mots son vécu, d'autres voient dans la capacité a le faire un facteur de résistance au fracas. Les études sur le trauma font fréquemment mention des écrivains rescapés des camps nazis. Cependant, je n’ai pas encore trouvé d’études qui explorent les phases du récit traumatique et qui combineraient pour ce faire les développements récents des recherches sur la névrose traumatique et les apports de la narratologie. Les centres de recherches qui se penchent sur cette problématique le font depuis peu. Il y a le Cedrate, le Centre de recherche et d'action sur les traumatismes et lexclusion, dont le sidge est & Paris. Une de ses membres, Ja psychanalyste Michéle Bertrand, se référant 4 Paul Ricoeur, inscrit la dynamique de ta résolution du trauma dans un rapport a la symbolisation. II s'agit pour la psychanalyste dun récit qui s’inscrit dans la cure, done d'un discours oral, mais ses propos sur Vinterlocuteur de Iéchange se rapprochent davantage de ce que j’ai pu lire chez les théoriciens de la lecture comme Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser, ou Umberto Eco. Les études littéraires abondent sur la littérature concentrationnaire, mais pas autant qu’on pourrait le penser. Michel Picard, dans un essai paru en 1995, La littérature et la 10 ‘mort, s’étonne qu’un tel objet d’étude ait été si peu traité. Dans le cadre des travaux sur Ja littérature de PHolocauste, les choix méthodologiques concement surtout les thématiques du corps, de la faim, de la souffrance et de la solidarité, La critique littéraire sinterroge aussi sur la question de la référentialité, de l'esthétique possible ou non des récits qui rendent compte de linnommable. C’est dailleurs devenu un lieu ‘commun de qualifier les cuvres issues des camps de « littérature de I’indicible ». Mais ‘on voit se développer de nouvelles avenues de recherche. La quéte identitaire étant une veine abondamment exploitée ces demiéres années, on peut penser que le récit traumatique fera Vobjet d’investigations plus approfondies. Le Québec semble un liew fertile pour les études sur ce genre littéraire particulier. L’attention se porte surtout sur Videntité narrative des écrivains migrants, nombreux au Québec, terre d’asile et société ‘multiethnique. L’approche herméneutique de Paul Ricceur, notamment sa réflexion sur Videntité narrative, vient enrichir les études littéraires. Des programmes de recherche comme Le soi et l'autre, a I'Université du Québec a Montréal, ou le Celat, a Québec, ire interuniversit ire d'études sur les lettres, les arts et les traditions, se penchent notamment sur l’énonciation de lidentité dans les contextes interculturels. Une série de conférences sur I’écriture du trauma a d’ailleurs été organisée a Montréal en 2002'*, Par ailleurs, oeuvre de Jorge Semprun a suscité relativement peu d’études, méme en Espagne. La consultation des banques de données électroniques a livré une maigre moisson : des articles parus dans les médias ou les revues scientifiques se comptant sur les doigts d’une main, des mémoires de maitrise et l'une ou Vautre thése, surtout dans des universités anglophones. En Europe, on compte une thése de doctorat en francais, Université du Québec & Montréal, Le so et autre, Jean-Frangois Chiantaretto était le contérencier invité, celle de Madame Nicoladzé qui, depuis, a publié deux ouvrages sur Semprun. Le premier, publié en 1997, est une version élaguée de sa thése, le second, paru en 2002, conceme la réception de l'aruvre semprunienne. Une biographie de Semprun a paru en avril 2004 sous Ia plume du romancier et essayiste Gérard de Cortanze, ami de Semprun. Une premiére version de cet ouvrage a été publiée en 1997 sous le titre Le Madrid de Jorge Semprun. C’est un livre illustré de nombreuses photos. Aucune de ces études n’aborde explicitement le trauma, mais la question des identités multiples de ‘Semprun est un theme souvent exploré. On le présente souvent comme un témoin de la mémoire des camps. II Vest assurément, car il posséde cette mémoire expérientielle de Ja machine concentrationnaire nazie. Mais il ne faut pas oublier que Jorge Semprun est aussi un exilé de la guerre d’Espagne et un orphelin de mére. Ce sont des expériences ‘majeures qui, 4 elles seules, auraient pu en faire un écrivain de renom. Ainsi, Adieu vive clarté, publié en 1998, est le récit mémoriel de l’adolescence vécue dans |"arrachement 4 la terre natale, a la langue maternelle. C’est aussi le récit des premiéres expériences de la sensualité et des premiers émois littéraires, en langue espagnole et allemande d’abord, <4’une enfance bourgeoise fertile en rencontres. La langue frangaise, en dernier lieu, sera la langue de T’exil, celle de la lecture des grands écrivains francais, avant que d’étre celle de ’écriture. Dans le premier chapitre de mon mémoire, je pose les jalons théoriques qui me permettront d’aborder L ‘Eeriture ou Ia vie. Le deuxiéme chapitre présente Pinscription du trauma dans ’ceuvre comme une rencontre avec le réel de la mort, au moment od survient I'événement traumatique. Cette rencontre se signale d’abord par les sens et se formule comme un aceés impossible par le langage. J’ai tenté de mettre en lumiére 2 ‘comment nous sont dépeintes, dans le texte, les expériences deffroi et d’angoisse, deux phénoménes distincts tant par leur contenu que par leur temporalité. La clinique du trauma nous enseigne que pour sortir de V’effroi, le sujet réapproprier l’expérience, la réinscrire dans une temporalité, trouver un sens au vécu paroxystique, y remettre ordre et cohérence, retrouver une « concordance dans la discordance » pour reprendre une expression de Paul Ricceur. Cela ne peut se faire que par le langage. Pour cicatriser ses plaies, le sujet doit réintégrer la communauté des étres parlants. Le chapitre trois de mon mémoire explore la maniére dont Jorge Semprun a structuré le récit de son expérience mortifére. La trame narrative ne semble pas suivre un axe tempore! linéaire. La mémoire s’embourbe dans des allers-retours qui interrompent constamment le récit. Est-ce 18 seulement une impression de lecture, la manifestation du traumatisme ou un choix narratif délibéré de auteur? Et si le texte était plus construit, quill ’y parait? Apres avoir démélé Pécheveau du récit mémoriel, épreuve initiatique & laquelle nous soumet 'éorivain, c'est sur ses propres quétes que je me pencherai. Je souhaite ainsi vérifier une hypothése qui s‘est imposée & moi a la lecture de plusieurs récits de rescapés : Vinachévement du parcours narratif du déporté, malgré sa libération et son retour a la vie du dehors, aprés le camp. Les traités de vietimologie font état d’un syndrome du survivant. Celui qui a échappé au crime collectif ou au cataclysme vit la culpabilité d”étre vivant tandis que tant d'autres sont morts. II paie alors un lourd tribut, 13 voyant ses nuits hantées par des cadavres qui le réclament. Comment dés lors se glorifier d’avoir survécu & Phorreur? En démarrant une autre quéte, celle de témoigner du drame, au nom du devoir de mémoire? Mais comment témoigner, dans quelle forme, quel prix, & qui raconter Phorreur des corps meurtris, le non-sens de la barbarie? Le chapitre quatre tente de répondre a ces questions et explore le parcours narratif du sujet semprunien, Le parcours identitaire de Jorge Semprun est double et trouve sa source dés ’enfance. Homme de lettres et homme politique, il a mené deux vies en paralléle. Au sortir du camp, il renonce a son identité premiére, celle d’écrivain. Le chemin sera long pour réinvestir 'écriture. Le chapitre cing rend compte des vicissitudes de cette reconquéte de soi. L’étude textuelle de L'Ecriture ou la vie produit un effet inattendu. Le récit, tel qu’il se dep le savoir clinique plus qu’il ne le conforte. Je retrouve le plaisir de analyse, de la recherche d’indices et de clefs de lecture issus du donné textuel, qu’ils soient fortuits ou lieux de connivence avec le lecteur. La substantifique moelle, c’est dabord le texte, les textes, car chez Semprun, un appelle les autres, c’est la vie méme de V’écrivain pris dans le tourbillon de I'Histoire, c’est son enfance, ses drames successifs, dont certains n’ont rien a voir avec le camp. Les études cliniques signalent l'importance d°étudier inscription traumatique dans un parcours de vie jalonné par d’autres événements. Les liens dattachement construits dés enfance sont primordiaux pour la capacité du sujet a faire face & Padversité, si elle 4 survient. Un drame peut en réactiver d’autres qui n’auront pas trouvé de liaison symbolique et décupler ainsi la force destructrice d'un cataclysme psychique. Le sixigme chapitre de mon mémoire fait état des expériences dramatiques vécues par le Jeune Semprun, notamment la mort de sa mére, alors qu’il n’a que huit ans, la guerre L'Ecriture ou la vie n’aborde civile, qui le jette, a adolescence, sur les routes de I’e ces événements qu’a demi-mot. Mais les traces mémorielles de ces drames-la, imulées dans les méandres du récit, se présentent sous forme de motifs récurrents dans ensemble de Paeuvre. Tout au long de ma recherche, une question m’a interpellée, appropriation du texte par le lecteur au terme d’une triple mimésis, suivant en cela les théses de Paul Ricoeur. Celui-ci affirme que la configuration du texte n’est véritablement lisible que par un acte de « refiguration ». Comment s‘opére ce passage du sens du texte au sens de l'oeuvre? Par le témoignage, la boucle serait bouclée. Ou plutdt, ne la fermons pas. Laissons trainer Ie livre, oublions-le sur un quai de gare, offrons-le. Que d'autres se laissent prendre dans la spirale de Histoire, dans la mémoire déployée, « une mémoire de poupée russe’ » d’un grand écrivain du siécle, °° G, de CORTANZE, Le Madrid de Jorge Semprun, Pais, Editions du Chéne — Hachete Livre, 1997, p.14s. 1s CHAPITRE 1: CADRES THEORIQUES Tous les chagrins sont supportables si on en fait un récit. Boris Cyrulnik, Un merveillewx matheur, p.117. Le récit est un travail sur l’émotion. Aprés avoir Taconté, on éprouve autrement le drame insorit dans la mémoire. Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives, p. 225. Chapitre un Cadres théoriques ience. Elle a terdisciplinarité est désormais incontournable pour faire avancer la pourtant des effets pervers. On croit tout savoir et on ne sait plus trés bien oi se situer. Mes hypothéses de départ concernaient surtout la clinique du trauma et les liens entre la mise en mots de l'expérience traumatique et la reconstruction du sujet. Mon désir ’étudier une corrélation entre un type de récit et la revalidation psychique des blessés de I’ame avait émergé lors de rencontres avec des cliniciens qui utilisaient la métaphore thérapeutique pour symboliser le vécu de leurs patients. Un psychiatre de Lyon avait fait Vexpérience de donner a ses patients des tiches thérapeutiques d’écriture, en lien & leur véeu, avec la consigne de rester dans le symbolique, de sextraire du récit brut des fats. Ila présenté les résultats de ses expérimentations lors dun congrés d*hypnose cli auquel j’assistais'®. II avait constaté que ses patients récupéraient mieux et plus vite lorsqu’ils se prétaient au jeu de Mécriture, et surtout, que les symptémes cessaient souvent quand histoire était achevée, parfois aprés plusieurs épisodes et divers remaniements. Ce psychiatre n’avait jamais entendu parler de narratologie. S’ensuivit une discussion passionnante oi il fut question d’achévement du récit, de cohérence Enonciative et d’identité narrative. avais deja fait des liens entre l'achévement du récit et le rétablissement du sujet aprés la lecture d’un cas relaté par Pierre Janet’’, psychiatre frangais contemporain de Freud. Je cherchais un terrain d’investigation pour confirmer ces hypothéses. Le retour aux études littéraires s’annongait. Je n’imaginais pas a quel ° Dr Gérard RIBES, psychiatre, Travail domicile des métaphores, communication au Yer forum francophone d’hypnose et de thérapies bréves, Vaison-la-Romaine, les 6, 7 et 8 juin 1997, *" Compie-rendu dans J. RAULIER, M. BREULET et R. CELIS, Le Mouvement dialectique de la conscience et de 'inconscient. Autour de l'auvre de Pierre Janet, Bruxelles, Satas, 2000, p. 50-56. 7 point Ja littérature allait reprendre ses droits dans mon cheminement. C'est de létude des oeuvres que viendraient les réponses & certains de mes questionnements sur le ‘raumatisme psychique. Le t&moignage de Jorge Semprun se révélerait riche en censeignement au point de servir de support A une formation sur le vécu du réfugié de guerre'*, Ce n'est pas étonnant. N’oublions pas que Freud s’est servi abondamment de la littérature pour étayer ses théories. Entre-temps, j’ai fait une incursion en psychologie sociale et j'ai lu les travaux du Professeur Rimé, de l'Université de Louvain, initiateur des études sur le partage social des émotions. Ses recherches ont révélé que la mise en mots dun vécu émotionnel réactive dans un premier temps Vexpérience en mémoire, ce qui s‘avére trés inconfortable dans le cas d’expériences traumatiques. Malgré cela, quatre-vingt-dix pour cent des épisodes émotionnels font l'objet de conversations ultérieures. Les études de Bemard Rimé se sont concentrées alors sur I'impact de la confrontation aux situations de verbalisation d’événements douloureux ou, au contraire, sur les conséquences de l’évitement des occasions de partage des émotions. Les résultats sont surprenants, L’écriture d’événements émotionnels semble avoir, & moyen terme, un impact objectif sur la santé physique du sujet, malgré Pinconfort de exposition & Pévénement que produit l’exercice en le réactivant dans la mémoire. Mais il n'y a pas de corrélation entre la simple verbalisation et un impact subjectif qui verrait diminuer la charge émotionnelle que I’épisode comportait & lorigine. ™ Dr. Robillard et B. Defplanche, formation d'intervenants auprés des réfugiés des guerres tablis en Estie, Sherbrooke, mai 2004, 18 Le simple fait de verbaliser une expérience émotionnelle n’a pas pour effet de modifier le niveau de ’émotion associée au souvenir de cette expérience. Ceci suffit a infirmer en cette matiére tout effet de “catharsis””, La catharsis est une libération des affects, & comprendre dans le sens oi le sujet se libre de Vemprise de 1’épisode émotionnel. Or, Vengramme d’une scéne traumatique ne s'efface pas de la mémoire. Par contre, le partage social des épisodes émotionnels comporte des bénéfices a d’autres niveaux. I! contribue a 1a consolidation du souvenir, contrecarre les mécanismes de défense d’oubli ou de déni, favorise « la confrontation la réalité et ’intégration cognitive des faits”. » I oblige le sujet & traiter information, & réévaluer l'expérience, & lui chercher un sens au-dela de la fracture qu’elle a imposée dans le systéme de valeurs et de croyances de Ia personne. Il offre & Vindividu « la possibilité d’enregistrer en mémoire une version de cet événement qui sera en partie régorite”. » Cette réécriture n’annule pas l’événement. Mais il s*agit d’un travail de restructuration cognitive qui peut s’avérer revalidant. Bernard Rimé parle de « besoin de complétude ». Beaucoup de points restent cependant & élucider, mais ouvrent une voie de recherche pour des études pluridisciplinaires oi la narratologie a sa place. Les études futures devront viser a préciser concrétement la maniére dont le partage social contribue a cloturer les taches cognitives ouvertes par l’expérience émotionnelle et, notamment, a rétablir chez la personne un sens de cohérence, de prédiction et de controle”. " B RIME, « L’impact des émotions : approche cognitive et sociale», dans Jean-Mare COLLETTA et ‘Anna TCHERKASSOF, dir, Les &motions, cognition, langage et développement, Sprimont, Merdaga, 2003, p. 75. ® Wid, p. 79. 2 ibid, p. 80. Ibid, p80 19 Pour le chercheur, le partage social des émotions contribue également au renforcement ddes liens sociaux. Dans les expériences qu’il a menées, il a observé entre les protagonistes I’établissement d’une relation basée sur empathie, ainsi que des comportements verbaux et non verbaux validant I’échange, caractéristiques du lien attachement, ce qui contribue selon lui, «au renforcement des relations interpersonnelles et de I’intégration sociale”>. » Il faut apporter un bémol a ces résultats. 11 s’agit de situations d°échanges conversationnels menées selon des procédures expérimentales. Les sujets menant les entrevues étaient des étudiants en psycholog donc favorables & écouter les récits d’épisodes chargés d’affects douloureux. C’est une situation idéale. La confrontation a autre ne se fait pas toujours dans un tel contexte d'accueil de !a parole de la personne blessée dans son intégrité psychique. Jorge Semprun, aprés une ou autre tentative, a systématiquement évité les occasions de prendre la parole & propos de son expérience concentrationnaire. 1 a fui tes conversations, les associations d'anciens déportés, a refusé de lire les écrits sur les camps. Ce n’est qu’en 1963 qu'il prend connaissance de l'eruvre de Primo Levi. Dans L'Ecriture ou la vie, il s'explique d’ailleurs sur son mutisme. Cela m’a intriguée mais pas étonnée. Je connais des réfugiés qui, bien qu’installés au Québec depuis cing ans, restent muets sur leur vécu. Certains parents vous diront entendre parfois leurs enfants ccrier dans leur sommeil mais ne jamais partager leurs cauchemars. Leur Moi s’est clivé, Une part d’eux-mémes reste inaccessible. Boris Cyrulnik aborde le phénoméne dans ‘chacun de ses livres, dans chacune de ses conférences. Le sentiment de honte d’avoir été ® B.RIME, op cit, p.81 20 bafoué en tant qu’étre humain fait souvent taire les victimes qui ont conscience de Tobscénité™ de leurs propos s*ils se livrent. Etudier la mise en mots de Vexpérience traumatique nécessite préalablement de savoir de quoi il est questi quand on aborde fe trauma. Toute soufifance n’est pas ‘raumatique. Trop souvent, il m’a été donné d’entendre parler de trauma & propos d'expériences qui, certes, pouvaient avoir généré stress et angoisse chez le sujet qui y était confronté et s’était trouvé en difficulté d’adaptation face 4 des situations anxiogénes. Mais le deuil, abandon ou la mélancolie, pour ne prendre que ces ‘exemples, ce n’est pas cela le trauma. Le traumatisme n’est pas simplement un événement étiqueté comme tel en fonction un catalogue d’horreurs : génocide, torture, viol, catastrophe naturelle, etc. C’est la rencontre impromptue d’un sujet avec cet événement, une rencontre avec le réel de la mort. Le traumatisme psychique désigne non seulement ’événement désorganisateur, mais son corollaire, les tentatives souvent inconscientes que le sujet met en place pour restructurer son moi « effracté ». Jorge Semprun a été confronté plus dune fois avec le réel de la mort, celle de I’Autre, ‘comme la sienne propre. Ne ditil pas qu’il a été traversé par la mort ? Ila, ts jeune, été témoin de la mort par balle, sous ses yeux, d’un ouvrier espagnol, lors d’une émeute ‘4 Madrid. A huit ans, il a assisté a la longue agonie de sa mére. Ces vécus constituent ce qu’on nomme pré morbidité dans experience traumatique. La réaction * Le terme est de Boris Cyrulnik Iui-méme, 2 comportementale et ém inelle, comme le traitement symbolique accordé & ces expériences premiéres, seront déterminants pour la capacité d’adaptation que démontrera le sujet lors d’événements mortiferes ultérieurs. Semprun a été le témoin de la mort d’innombrables figures fratemelles & Buchenwald. Dans son récit, il se désigne aussi comme acteur de la mort de I’Autre au cours de son engagement de résistant dans Je maquis bourguignon. Témoin, acteur, mais aussi victime par la conscience répétitive de Vimminence de sa fin, & chaque fois dgjouée dans le camp, ou avant, lors de la torture au cours dinterrogatoires par les nazis. Apports et limites de la sémiotique dans ’étude des récits concentrationnaires : L’inachévement du récit comme premigre hypothése Les récits concentrationnaires répondent-ils aux schémas canoniques que propose le modéle structural? C’est une question que je me pose depuis ma rencontre avec ce type de littérature, Je serais en effet tentée de postuler 'unicité de la littérature des camps, notamment dans le schéma narratif qu’elle met en ceuvre. Si je prends pour modéles théoriques les théses de Propp et de Greimas, c’est dans le programme narratif que je fais V'hypothese d’une spécificité de la mise en mots du vécu des rescapés de FHolocauste par amputation de « I’épreuve glorifiante » ou la « sanction », selon la terminologie choisie. Le déporté ne verrait pas sa quéte achevée avec la survie et la libération. I! semble condamné & démarrer une autre quéte dés sa sortie du camp. Souvent ce sera de témoigner pour les morts laissés derriére lui, Le récit du survivant devient alors la mise en abyme d’un parcours narratif qui le dépasse, celui d’une tentative de reconstruction identitaire par la médiation des signes. 22 Dans L‘Ecriture ow la vie, comme dans la plupart de ses autres récts, auteur intervient fréquemment dans la narration, inscrivant le discours en acte dans le récit méme, interrompant la narration et bouleversant ainsi la temporalité du récit, celle-ci mélant le temps des événements, celui de leur relation, y inscrivant jusqu’a celle de la lecture, \Narrateur, auteur, personnage et lecteur se retrouvent ainsi réguliérement dans le méme espace-temps, dans le méme espace texte. L’herméneutique littéraire de Paul RICEUR ‘Ce que mes lectures m’ont laissé entrevoir, c’est qu’il pourrait étre difficile d’étudier les ocuvres de la littérature des camps sans sortir du texte. S'il s’avére que la structure de ‘ces récits présente bien une amputation de la sanction, on serait tenté de poursuivre la recherche de issue du programme narratif dans le reste de V'aruvre des auteurs ou dans leur devenir personnel, s'ils n’ont écrit qu’un livre. Finissent-ils par triompher, et, si oui, comment? Dans le cas de Jorge Semprun, la réponse est claire, La spécificité de LEcriture ou la vie est d’étre 'aboutissement, pour l’auteur, de plusieurs tentatives de relater V'expérience concentrationnaire. Les réfférences aux textes antérieurs sont explicites Paul Ricceur a contribué a « sortir le récit des clotures a ’intérieur desquelles l’analyse structurale Pavait quelque peu enfermé, en articulant fortement la forme narrative au ‘temps, a l’agir, 4 l’identité”*, » Dans un récent numéro de la revue Philosophie intitulé La Philosophie devant la Shoah, celui-ci affirme : * 1, BRES, La narrativité, Lowvain-La-Neuve, Duculot, 1994, p. 5. 23 On ne trouvera jamais dans la forme narrative en tant que telle la raison de la quéte de référentialité qui distingue le discours historique des autres “fictions verbales” : i tout finit dans un roman vrai, tout commence aux archives & Pécoute des voix éteintes de ceux qui déclarent s°étre trouvés la od les choses sont advenues™. ns des ‘Tout ne finit peut-étre pas dans le roman vrai des victimes de I'Holocauste. Le récits concentrationnaires nécessite de sortir de la cloture du texte et de replacer le discours dans une perspective communicationnelle. Certes, a communication est érée, les protagonistes ne sont pas en présence, mais c'est la réception du discours par l’acte de lecture qui donne sens a I’ceuvre, polysémique du fait de lectures plurielles. Ce qui est a interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde, d'un monde tel que je puisse habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres”. Le sens du texte ne se déploierait donc pleinement que dans la mesure ot il me permet & moi, lecteur, de me distancer de moi-méme en entrant dans le monde du texte, de m’approprier de nouveaux possibles de mon « étre-au-monde » et, ce faisant, d’enrichir ma connaissance du monde et de moi-méme. Ce n’est qu’ainsi que le récit s'achéve, selon Ricceur, au dela de la cléture imposée par les structuralistes qui n’acceptent ‘comme objet d’étude que le texte, rien que le texte. C’est dans cette perspective que jai abordé L Ecriture ou la vie. Le travail que je me suis proposé d’accomplir dans ma recherche a consisté a lire le récit, au-deld du témoignage historique, comme Vinscription d'un vécu traumatique, avec une focalisation sur les étapes de la ©. RICGEUR, « Devant l'inacceptable : le juge, Phistrien, Mécrivain », dans Philosophie, numéro 67, La Philosophie devant la Shoah, Paris, id, de Minuit, septembre 2000, p. 14 >”, RICKEUR , Du texted action, Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p.115. 24 reconstruction identitaire du sujet par la médiation de I’écriture. Que nous en dit le texte? L’interprétation du texte par le lecteur est le si¢ge de ce patir. Louvre littéraire est le liew d’une rencontre entre deux subjectivités, deux mondes, celui du texte, configuré par auteur, et celui reconfiguré par le lecteur. Le lecteur, jugé partie prenante par l’auteur, dans son processus de reconstruction Pour qu’une personne victime de quelque crime que ce soit puisse se reconstruire, le préalable est que sa douleur soit entendue et reconnue lorsqu’elle se décide a partager son vécu. En littérature, cela renvoie aux théories de la réveption. « L’Autre », c’est le lecteur, et avant lui, P’éditeur qui regoit le manuscrit. Les théories de la lecture offrent un cadre qui replace te discours narratif dans un acte d’échange, en instituant le narrataire comme partenaire de I’acte de narration pour une co-construction du sens. Me référant a la pensée de Paul Ricceur, j'ai étudié le role actif du lecteur, au terme d’une triple mimésis, dans la reconstruction identitaire auquel il est convié malgré lui par Yauteur. A Pintérieur méme de oeuvre également, j’ai étudié les rapports du soi et de autre, dans ce qu’ils permettent ou non la prise de parole, Avant d’entrer dans l'univers concentrationnaires des récits de I’Holocauste, j’avais des connaissances contextuelles sur les camps de concentration nazis, mais je n’avais pas connaissance du vécu phénoménologique de la rencontre avec le réel de la mort dans un univers ob toute régle morale est abolie. Par vécu phénoménologique, j'entends le rapport que le sujet entretient, par son expérience, a la modalité de Vétre, a la ‘temporalité, a espace, & la corporalité, 4 Valtérité et aux états de sa conscience. 2s Comprendre, expliquer, interpréter Ricoeur est Pun des seuls tenants de 'herméneutique littéraire a réintroduire « Pexpliquer » dans le processus d’interprétation. Pour Iui, plus on explique, mieux on comprend. II rend au sujet interpréte la possibilité de tenir compte de son intuition, mais il lui propose, pour la valider, de s’astreindre A un travail d’analyse détaillée, ce qui suppose de plonger dans le texte plus que de simplement Peffleurer. La position de Ricoeur n’est done pas de nier les apports de la sémiotique. Au contraire, celui-ci intégre les résultats de analyse structurale dans le processus, sans en faire une fin en soi, mais comme le lieu de confirmation des intuitions d'une précompréhension du texte qui émerge lors d’une premiére lecture de laeuvre. Comprendre est donc la premiére étape de ce processus. Lors d’une premiére lecture une ceuvre, nous faisons d’abord, en effet, une saisie immédiate, en surface, od nous nous projetons dans le texte avec nos intuitions et tout le bagage dont nous disposons préalablement aussi bien sur la maniére dont un récit fonctionne que sur le monde représenté dans le texte. C’est une compréhension naive qui demandera a étre validée ou corrigée, en tout cas affinge par l’opération de second degré qu’est l’explication. Celle- ci consiste en la mise a jour des codes langagiers et de la dynamique inteme de ’ceuvre qui préside A sa structuration. Le travail de Paul Ricoeur nous invite ensuite, au cours dune ultime étape, & reconsidérer le sens qui émerge de aeuvre en fonction de rangle de lecture par lequel nous P'abordons, intégrant par 1d un choix subject. 26 Le récit a son sens plein quand il est restitué au temps de lagir et du patir dans mimésis IP* Ainsi, la refiguration du donné du texte en réinserit le sens dans la lecture que je fais du trauma au terme de la catharsis que provoque la confrontation avec Ia souffrance qu’aura tenté de me faire partager Jorge Semprun. Je m’inscris dés lors moi-méme comme sujet agissant en témoignant 4 mon tour, non seulement du vécu de ce déporté, mais des connaissances acquises, par cette lecture, sur le trauma, ou encore, sur les mécanismes de résilience que j’aurai identifiés chez le narrateur. ™ b. RICEUR, Temps et ri J philosophique », 1" éiion:1983), rigue et le récit historique, Paris, Seu, Coll « L7ordre jon de poche : 1991, Coll, « Points Essais», p. 136 7 CHAPITRE 2: LES MARQUES DU TRAUMATISME DANS L*®UVRE Qu était-il advenu dans sa mémoire, quel cataclysme, ce samedi-la? Pourquoi {ui était-il soudain devenu impossible d’assumer Vatrocité de ses souvenirs? Une ultime fois, sans recours ni reméde, angoisse s’était imposée, tout simplement. Sans esquive ni espoir possibles. (...] Rien n’était vrai en dehors du camp, tout simplement. Le reste n’aura été que bréve vacance, illusion des sens, songe incertain : voila. Jorge Semprun, L'Ecriture ou la vie, p. 323, commentant le suicide de Primo Levi Chapitre deux ‘Les marques du traumatisme dans oeuvre Leffroi, une expérience hors langage Perception et trauma Le mot grec « trauma » signifie « blessure avec effraction ». Freud considére qu'il s’agit un choc violent, surprenant le sujet qui ne s'y attendait pas, et qui s'accompagne effioi, « état Phorreur, au-dela de la peur, de Pangoisse et du stress et qui traduit la rencontre avec le réel de la mort. » Confrontée & la mise en danger de sa propre vie, a la mort d’un proche pris dans Ja méme catastrophe ou & I’horreur des corps déchiquetés ou mutilés, la victime rencontre le réel de la mort. A ce moment, pas de stress, pas d’angoi: seulement un “blanc”, un vide sans mots, sans paroles. “S’étais comme pétri je n’avais pas de mots”, Seul s’exprime Veffroi. Face a cet imeprésentable de la mort pour le sujet, face a cette incapacité de voir quelque discours que ce soit cemer cette rencontre avec la mort, le traumatisme psychique représente une -véritable effraction a |’intérieur de l'appareil psychique du sujet’. Le traumatisme psychique dénomme donc une souffrance spécifique dans le champ de la psychopathologie. « L’effet « traumatogéne » d’un événement est lig a sa soudaineté " F,LEBIGOT, cité par Michel DE CLERCO et Vincent DUBOIS dans Le traumatiome psychigue, p. 16, chapite un de Michel DE CLERCQ, et Frangois LEBIGOT, Les raumatisnes psychiques, Pais, Masson, 2001 #M. DE CLERCQ, eV. DUBOIS, op lt, p16 29 et son caractére inabordable par le systtme des mémoires liées aux valeurs auto- référentielles du sujet’. » I_y a des explications psychanalytiques au caractére inabordable de l’expérience traumatique, mais également des explications neurobiologiques. Elles sont moins connues mais elles apportent des éclaircissements pertinents sur Vindicible, dans la description de ce qui se passe neurologiquement au moment de la confrontation du sujet avec I’événement traumatique. La confrontation au réel de la mort, comme événement mémorable, est un épisode dont on se souviendra ou non selon sa pertinence. Leffraction, par définition, survient inopinément, sans préparation du sujet qui n’a pu Vanticiper. La charge émotionnelle est telle qu'elle provoque un stress d’une intensité hors norme, ce qui libére dans ’organisme une dose excessive d’hormones de stress et de neurotransmetteurs. Lamygdale, structure cérébrale impliquée en premier lieu lorsque le sujet pergoit un danger, est sur ge pour alerter le systéme de réponse au stress et permettre au sujet de réagir & la menace. Le rythme cardiaque et la respiration s’accélérent, les réflexes augmentent. On observe également un éveil comportemental, tune hyper vigilance, et des expressions faciales de peur: ouverture de la bouche, dilatation des paupiéres, regard exorbité, péleur du visage. Le Cri, d’Edvard Munch est une représentation artistique qui pourraient illustrerlefifoi. « L’amygdale semble étre la pierre angulaire d’un systéme neuronal qui sous-tend les souvenirs non déclaratifS des événements émotionnels', » La scéne traumatique, telle 2B. DORAY, Les traumarismes dans le psychisme et la culture, Ets, 1997, p.27 *R SQUIRE et Eric R KANDEL, La mémoire. De esprit aux molécules, Cll. « Neurosciences et cognition», Pars, Brueles, De Boeck Universit 2002, p. 210 Traduction frangaise de B. DESGRANGES et F, EUSTACHE. 30 qu’elle est pergue avec ses couleurs, ses bruits, ses odeurs s*ineruste dans cette mémoire sensorielle, Par contre, Mhippocampe, impliqué dans les processus mémoriels conscients, est inhibé au moment de Peffraction. Il ne s’active que quelques fractions de secondes plus tard, tout comme aire de Broca, qui intervient dans les processus Jangagiers. Cela explique que le sujet n’a ni mots ni pensées accessibles au moment de a confrontation avec la seéne de I’événement. L’intensité du stress peut méme Vendommager Phippocampe, ce qui a des incidences par la suite sur Ia qualité de la liaison sémantique que tentera le sujet traumatisé pour réorganiser le souvenir de ’événement sur un mode cognitif. La rencontre avec le réel de Ia mort L’une des premigres confrontations de Jorge Semprun avec ta réalité du camp, ta premigre image de cette expérience mortfére est la neige. Tout au long des années qui ont suivi le camp, un des éléments les plus ancrés dans la mémoire traumatique de auteur conceme la neige de Buchenwald, Pourtant, il y a eu deux printemps et un été. La description de la premiére saisie sensorielle de univers de Buchenwald n’est que tardivement relatée dans LKeriture ou la vie. La premiére allusion & la neige est placée au début du récit lorsqu’est narrée la libération du camp. Aucun de nous, jamais, n’aurait osé faire ce réve. Aucun d’assez. vivant encore pour réver, ... Sous la neige des appels’, alignés au cordeau par milliers pour wrait osé faire ce réve assister a la pendaison d’un camarade, nul d’entre nous n°: jusqu’au bout : une nuit, en armes, marchant sur Weimar®. * C'est moi qui souligne, EY, p21. 31 Pour la premiére description de ’arrivée de Semprun au camp, nous devons attendre le chapitre quatre, bien qu’il n’y consigne pas sa premidre impression. I s’agit d’un souvenir que le narrateur reconstruit peu a peu. La temporalité en témoigne et la scéne est mise & distance par une description en observateur. Un soldat américain entame la conversation avec le narrateur et lui demande s'il est étudiant. Ga m’a rappelé un lointain épisode [...] le souvenir surgi au moment od je fui répondais qui m’avait fait sourire. J’avais couru dans le long souterrain. Pieds nus sur le sol de ciment rugueux. Entigrement nu, d’ailleurs [...] Avant, ily avait cu le vacarme, les chiens, les coups de crosse, le pas de course dans la boue, sous la lumidre crue des projecteurs, tout au long de avenue des Aigles. Soudain, nous avions marché lentement dans un silence glacial’. La scéne initiale, vécue dans son intensité sensorielle, nous est décrite au cours d’une reviviscence provoquée aprés une perte de connaissance du narrateur lors d'une chute. IT sagit en fait d’un passage & l’acte suicidaire sur lequel je reviendrai plus tard dans mon étude, Le narrateur semble avoir sauté délibérément d’un train, méme s'il parle plutdt dun « évanouissement ». Son retour a la conscience réactive une autre seéne od il a sauté d’un train : le jour de son arrivée dans le camp. « J’étais dans un train qui venait de s'arréter® . » Le lecteur pense lire 1a relation de Vaccident, mais le récit se poursuit et nous nous trouvons projetés sans avertissement dans l’espace-temps de 'arrivée en gare du convoi de Buchenwald par lequel le narrateur est artivé au camp. 1p. 112. D284. 32 ILy avait eu une secousse, dans le bruit gringant des freins bloqués. II y avait eu des cris, certains d’épouvante, d'autres de colére [...] La porte coulissante du wagon s’ouvrait, on entendait distinctement des aboiements rageurs de chiens. On était dans la lumiére crue des projecteurs qui éclairaient un qui le gare. On tait face & un paysage nocturne, enneigé. II y avait des cris, des ordres brefs, gutturaux. Et les chiens, toujours : un horizon noctume de chiens hurlants devant un rideau d’arbres sous Ja neige”. Jusqu’a la fin du récit le motif de la neige transparait. L’auteur relate son retour Buchenwald en 1992 et confirme I’importance de la neige dans son premier contact avec l'univers concentrationnaire. Et Ia neige était de nouveau tombée sur mon sommeil. Ce n*était pas la neige Ou plutot, o’é autrefoi ja neige d’antan, mais elle était tombée aujourd’hui sur ma demiére vision de Buchenwald. La neige était tombée, dans mon sommeil, sur le camp de Buchenwald tel qu'il m était apparu ce matin-la"°, La demiére phrase est ambigué et introduit une confusion dans la temporalité. « Ce matin-la» ne doit pas référer a Varrivée au camp puisque dans la scéne décrite auparavant, il est question de projecteurs qui éclairent le quai. Pour lever 'ambiguité, je ‘me suis reportée au premier récit de Jorge Semprun, qui relate son voyage de la prison frangaise au camp allemand. De fait, « ce matin-la » du récit de 1994 désigne le matin du retour & Buchenwald en 1992, et constitue une reviviscence, parce que lors de Varrivée au camp, en 1944, il faisait nuit. Dans Le grand voyage, la découverte du liew de captivité nous est décrite dans le détail, avec acuité en raison de la proximité temporelle. La narration au présent en rend compte. ° bid. "EV, p. 389. C'est moi qui souligne. 33 Nous artivons, voyageurs immobiles, dans une zone de lumiére crue et aboiements de chiens [...] au sortir, brusquement, de ce tunnel, interminable, ‘on en avait le souffle coupé, c’est excusable. Tant de démesure frappait imagination [...] C’est un souvenir difficilement communicable [...] Dans la nappe de lumiére des projecteurs, de grands arbres frissonnent sous la neige. Le silence retombe sur toute cette scene immobile. Bient6t, quand ils auront fini de franchir ces quelques centaines de métres qui les séparent encore de la porte monumentale de cet enclos, ga n’aura plus de sens de dire quelque chose, que c'est inimaginable [...] Gérard [...] se bat contre les faiblesses subites de son propre corps, en essayant de laisser ses yeux ouverts, de laisser ses yeux se remplir de cette lumiére glacée sur ce paysage de neige [...] Gérard essaye de conserver la mémoire de tout ceci, tout en pensant d’une maniére vague qu’il est dans te domaine des choses possibles que la mort prochaine de tous les spectateurs vienne effacer & tout jamais la mémoire de ce spectacle, ce qui serait dommage, il ne sait pas pourquoi, il faut remuer des tonnes de coton neigeux dans son cerveau, mais ce serait dommage, ta certitude confuse de cette idée Phabite [...]!" Cette description confirme qu’en premier lieu, la scéne s'appréhende par les sens, et aussi la soudaineté de lexpérience : « brusquement », la confusion « coton neigeux dans son cerveau », «certitude confuse », et Pindicible « inimaginable », «ga n’aura plus de sens de dire quelque chose », de cette rencontre avec la possibilité « de la mort prochaine ». Le regard Si la scéne traumatique initiale pergue par le narrateur est suggérée par les reviviscences qu’on présentera plus loin, on trouve, dans L’écriture ou la vie, la description de plus J, SEMPRUN, Le grand voyage, Pats, Gallimard, 1963, p. 254,255, 278, 279. 34 dun regard de ceux qui se sont vus confrontés & la mor, la possibilité de la leur comme celle de I’Autre sous leurs yeux, et ce, de manigre inopinée. « Le regard » est d’ailleurs le titre du premier chapitre de L Ecriture ou la vie. Le 12 avril, le lendemain de ta libération de Buchenwald, le narrateur, «je», rencontre trois officiers «ils» en uniforme britannique. Ceux-ci regardent le « je». Le regard des trois officiers est horrifié et le «je» se rend compte que c'est son regard a lui, rescapé, qui semble provoquer leur épouvante. Ce sont les premigres lignes du récit, ce qui traduit importance du phénoméne. Ms sont en face de moi, Veil rond, et je me vois soudain dans ce regard @effroi : leur épouvante[...] Ils me regardent, lil affolé, rempli d”horreur'®, Mais il y a d’autres regards d’effroi. Ainsi en va-t il du regard dun témoin, lors de Varrivée au camp des troupes alliges. Quelques jours plus t6t, alors que le lieutenant Rosenfeld s’adressait aux civils allemands de Weimar, dans la cour du crématoire, javais remarqué un tout Jeune soldat américain. Son regard, dilaté dhorreur, était fixé sur Vamoncellement de cadavres qui s’entassaient a l'entrée du batiment des fours. Un amoncellement de corps déchamés, jaunis, tordus, d’os pointus sous la peau réche et tendue, d’yeux exorbités. J’avais observé le regard épouvanté, révolté, du jeune soldat américain, dont les lévres s’étaient mises a trembler"®. D’autres descriptions émaillent le texte, les regards dévastés des rescapés eux-mémes, fratemels aux yeux du narrateur. Tout autres sont les regards de haine des soldats nazis. "EV, p. "BVP 18. 35 La haine les protége sans doute de la névrose traumatique. Du moins, nous n’avons pas, dans ce récit, de description d’un quelconque regard dévasté dun des bourreaux. L’odeur et le lence Revenons a la scéne de libération du camp. Le narrateur, irrité par la prise de conscience que c'est son regard lui, dévasté, qui épouvante celui des trois officiers alliés, leur fait aux dans la forét de I’Ettersberg. « La fumée du remarquer le silence et l'absence d’ crématoire les a chassés'*, » Regard et silence, vision et audition, deux sens par lesquels Phorreur du camp s*incruste dans le psychisme des libérateurs. Pour le narrateur, il manque Vodeur: « L’odeur de chaire brilée [...] l'odeur des fours crématoires'®. » L’olfactif est un puissant médium dans la saisie d’une scéne traumatique, et surtout dans la réactivation du trauma. Semprun le décrit trés bien un peu plus Il suffirait d’un instant de vraie distraction de soi, dautrui, du monde : instant de non-désir, de quiétude d’en dega de la vie, od pourrait affleurer la vérité de cet événement ancien, originaire, ob flotterait lodeur étrange sur a colline de VEttersberg, patrie étrangére od je reviens toujours. Il suffirait d’un instant, nimporte tequel, au hasard, au dépourvu, par surprise, & brdle-pourpoint... L’étrange odeur surgirait aussitt, dans la réalité de la mémoire, J°y renaitrais, je mourrais d’y revivre’®. MEV, pS, Vp. 16-17, Vp. 17-18, L’ouie est aussi un sens impliqué dans Penregistrement de la scéne traumatique par le corps percevant. Comme Vodeur, elle sera un des moteurs les plus actifs dans la réactivation du trauma, Dans L Ecriture ou Ja vie, ce sont les ordres hurlés en allemand, par Jes nazis, dans les haut-parleurs du camp qui semblent avoir marqué le narrateur. Krematorium, ausmachen ! Crématoire, éteignez! {...] A Buchenwald, lors des courtes nuits oi! nos corps et nos ames s’acharnaient a reprendre vie [...] ces deux mots [...] qui éclataient longuement dans nos réves, les remplissant d’échos, nous ramenaient aussit6t a la réalité de la mort. Nous arrachaient au reve de la viel”, La musique de Buchenwald, le dimanche surtout, s’offrait comme un baume sur les plaies des ames et des corps meurtris. Aussi étrange que cela puisse paraitre il y eut des orchestres, des chansons d’amour allemandes, diffusées par les haut-parleurs. La aussi, plus tard, il suffirait au narrateur d’entendre tout & coup un des airs jouer, dans un eat, sur une place, a la radio, pour étre replongé dans le présent éternel du camp. Nous y venons. * BV, p. 9. 37 Au-dela de Ja scéne traumatique : effiroi, angoisse, reviviseence Lorsque survient ’événement traumatique, le sujet vit une sensation, pas de sentiment ni d’angoisse, Elle se manifestera aprés-coup. Jorge Semprun en rend compte dans L'Eeriture ou la vie : Je trouve injuste, presque indécent, d’avoir traversé dix-huit mois a Buchenwald sans une seule minute d'angoisse, sans un seul cauchemar, porté par une curiosité toujours renouvelée, soutenu par un appétit de vivre insatiable ~ quels que fussent, par ailleurs, la certitude de la mort, son expérience quotidienne, son vyécu innommable et précieux -, pour me retrouver désormais, revenu de tout cela, mais en proie parfois & Vangoisse la plus nue, la plus-insensée, puisque nourrie par la vie méme, par la sérénité et les joies de la vie, autant que par le souvenir de la mort"’, Pour appuyer son propos sur angoisse, Jorge Semprun commente le texte de Primo Levi. Le chapitre huit de L'Ecriture ou la vie s'intitule « Le jour de la mort de Primo Levi». «Eun sogno entro un altro sogno, vario nei particolari, unico nella sostanza [.--]» Un réve a Pintérieur d’un autre réve, qui varie dans ses détails, mais dont Ja substance est identique. Un réve qui peut vous réveiller n’importe ol: dans le calme dune verte campagne, a table avec des amis [...] Nimporte ob en somme, avec n’importe qui, soudain, une angoisse diffuse et profonde, ta certitude angoissée de la fin du monde, de son irréalité en tout cas [...] A portée de ta main, cette certitude ; rien n’est vrai que le camp, tout le reste n’aura été qu'un réve, depuis lors'*. "EV, p21 BM, p. 304, 38 Ces extraits permettent, mieux que tous les traités de psychiatrie, de décrire ce qu’est la réactivation du trauma, La reviviscence est un phénoméne étrange du fonctionnement de la mémoire. On nomme également ce phénomene syndrome de répétition de la névrose traumatique. La trace traumatique nest pas un souvenir comme les autres [...] Il suffit d’une seule exposition a une scéne chargée émotionnellement pour que le souvenir en soit stocké définitivement dans la mémoire @ long terme. Enfin, le rappel ou Pévocation (de la scéne traumatique] échappe totalement a la maitrise du sujet. C'est la chose qui se rappelle elle-méme, et apparait comme une intrusion persécutrice””, La reviviscence consiste en la réactivation de la trace mnésique de l’événement traumatique, et se fait en dehors de la volonté du sujet, qui la subit. Elle le replonge dans Ja scéne passée et la lui fait revivre au présent comme s'il était & nouveau sur les lieux du drame, alors qu’il peut se trouver des années plus tard, dans son salon, ou sur une route de campagne, & profiter du paysage. Ces rappels spontanés sont le plus souvent déclenchés par des indices externes, une odeur, un bruit, par exemple, similaires, ou du ‘moins proches, du percept enregistré au moment de I’événement traumatique. Les cauchemars noctumes seraient activés plutdt par des processus intéroceptifs. Une part importante du travail de revalidation consistera, pour la personne victime d’un traumatique psychique, & transformer la trace mnésique de I’événement en souvenir, done a prendre le controle sur la reviviscence, a passer de la mémoire réflexive 4 la * ©, BARROIS, Les névroses traumatiques, Paris, Dunod, 1998, p. 201, 39 e. « Les traitements tendront 4 transformer cette chose interne en un mémoire réflect souvenir réintégrable dans le stock des souvenirs”. » L'ensemble des récits de Jorge Semprun constituent une anthologie de la reviviscence. Je me suis limitée ici A quelques passages instructifS. D’autres exemples de ce processus serviront d’argumentaire dans les chapitres suivants. En outre, son écriture palimpseste ‘témoigne, 4 mon sens, des tentatives de prise de contréle sur la mémoire intrusive, telles que décrites dans le paragraphe précédent. C’est la lecture que je propose dans le cchapitre suivant, > ©. Barois, op cit, p. 201 CHAPITRE LA STRUCTURE DE L’EUVRE Crest la mémoire qui compte, qui gouverne Mobscurité foisonnante du récit, qui le fait avancer. Jorge Semprun, L'Ecriture ow la vie, p. 218. Chapitre troi structure de Pocuvre ‘Temporalité et identité narrative Le récit est, pour Riccur, dabord affaire de temporalité, Celui-ci développe une conception du récit lige a la dimension temporelle de Pagir humain, Seule la mise en intrigue peut rendre compte de la mesure du temps, si l'on accepte que cette mesure ne peut étre que perception subjective. Le récit unifie en un tout signifiant les épisodes épars de notte condition qui se succédent dans une temporalité que nous subissons en tant que sujet. En me racontant, je mets de ordre, j’assure une cohérence & mon vécu temporel qui, autrement, ne serait qu’une suite épisodique dénuée de sens. L’ceuvre semprunienne témoigne de la difficulté 4 ordonner une telle temporalité, présent et passé se mélant sans cesse et retardant avancée du récit vers un avenir qui se situe au- ire introdt deli de Ja fracture temporelle et iden par I’événement traumatique. « C’est la mémoire qui compte, qui gouverne lobscurité foisonnante du récit, qui le fait avancer’.» Le narrateur passe, en effet, d'un souvenir a l'autre, traumatique ou non, un état de conscience a autre, s’évade vers d’autres lieux, d'autres instants de sa vie que ceux qu’il est en train de décrire, le sait, revient a son propos, s’adresse au lecteur pour s’excuser de la digression. Lrentrée en lecture de L Ecriture ou la vie est déroutante. II s’en dégage une impression de fragmentation et de ligne brisée. Nous semblons loin des canons narratifs od on “EV, p28, 42 partirait d’une situation d’homéostasie interrompue par un événement désorganisateur déclenchant la quéte d°un retour a l’équilibre et l’actualisation de celui-ci, aprés maintes éripéties. Méme si le récit s‘ouvre sur la libération du camp, cela ne signifie pas pour autant la fin de enfermement pour le narrateur. Le traumatisme de guerre a ceci de pernicieux : il s'inscrit comme trace mnésique dans le psychisme et, tant qu’il ne se trouve pas liquidé par l'un ou autre mécanisme de défense, ou par la « liaison sémantique », comme le dirait sans doute Lacan, il se rappelle au bon souvenir du sujet par des cauchemars récurrents. L’euvre de Semprun, dans sa presque totalité, fonctionne selon le déploiement de cette mémoire répétitive, parfois intrusive et mortifere, au gré des souvenirs et associations, un mot en appelant un autre. Nous ne sommes pas pour autant dans la libre association, le désordre, rappelons-le, est concerté, de aveu méme de Mauteur’. Le désordre apparent conceme les séquences qui subdivisent chapitres et parties. Une structure générale organise ensemble du récit, méme si elle est elle-méme déséquilibrée de par les inégalités, en termes de longueur de chapitres ou de séquences. Découpage du récit L'Ecriture ou la vie est constitué de trois parties dépourvues de titres qui comportent respectivement 173 pages, 97 pages et 107 pages, et sont subdivisées en dix chapitres qui ne sont pas répartis équitablement : cing, deux et enfin trois. Chaque chapitre présente des ensembles séquentiels, typographiquement isolés, qui sont autant de fragments de la mémoire qui viennent interrompre la trame narrative et temporelle. ? « Jedirai& son heure, lorsque le désordre concerté de ce réit le permetira —exigera, plutt, quand, pourquoi et comment la mort a cessé d'ére au passé, dans mon pussé de plus en plus lointain. » BV, p.28, 43 Premiére partie Chapitre 1. Le regard - 8 séquences, 27 p. - 12 avril 1945 Chapitre 2. Le Kaddish -10 séquences, 42 p. - 14 avril 1945 Chapitre 3. La ligne blanche - 4 séquences, 25 p.- du 14 au 19 avril 1945 Chapitre 4. Le liewenant Rosenfeld - 6 séquences, 36 p. -23 avril 1945 Chapitre 5. La trompette d’Armstrong.- 10 séquences, 46 p. -25 avril et 1% mai 1945 Deuxigme partie Chapitre 6. Le pouvoir d écrire - 16 séquences, 68 p. - 5 aodt 1945, veille d’Hiroshima Chapitre 7. Le parapluie de Bakounine - 7 séquences, 32 p.- d’octobre & décembre 1945 Troisiéme partie Chapitre 8. Le jour de la mort de Primo Levi - 8 séquences, 35 p.- 11 et 12 avril 1987 Chapitre 9. 6 saisons, 6 chdteaux... - 6 séquences, 32 p. - au cours de l'année 1964 CChapitre 10. Retour & Weimar - 10 séquences, 41 p. - mars 1992 ‘Au niveau de la structure du texte, de son découpage général, on observe une construction chronologique linéaire qui va de la libération du camp de Buchenwald en avril 1945, au retour de ’auteur narrateur en 1992, pour les besoins d’un documentaire télévisé, sur ce qu’il reste du site devenu lieu de mémoire. Entre-temps, les tentatives inscription de lexpérience concentrationnaire dans un récit n’auront pas satisfait Jorge Semprun, Mais en 1992, il accepte de s’exposer, au sens clinique du terme, par une expérience de confrontation directe de sa personne a ce lieu mortifére qui hante toujours sa mémoire, et dont il a vainement tenté de se libérer pendant prés de 50 ans. I n'est pas exclu que cette exposition ait opéré une restructuration cognitive par rapport a la mémoire de l'expérience traumatique, permettant au sujet de se libérer des blocages qui l'empéchaient de s’investir dans la rédaction de L’Ecriture ou la vie, projet depuis longtemps amorcé et sans cesse repoussé. La réalisation de cette quéte est le theme central du livre et ordonnancement général du récit en témoigne. a. La structure du récit, témoin « d’une mémoire de poupée russe’ » Crest dans la structure interne de chaque chapitre que se manifeste la discontinuité narrative, par une temporalité laissant apparaitre un fil mémoriel sans cesse interrompu par des enchassements narratifs ou énonciatifs. En effet, méme si chaque chapitre présente une thématique spécifique, le lecteur est & maintes reprises guidé vers d’autres espaces-temps enchevétrés dans la trame narratologique. Ces espaces-temps s’ouvrent au lecteur comme les portes d’une demeure ancestrale qui laisseraient soudainement voir des scénes surgies du passé de la maison et de ses occupants. successifs, interrompant momentanément la déambulation du visiteur qui s’y aventurerait. Les portes des espaces-temps enchdssés dans le récit semprunien sont de deux types. Nous disons « semprunien » parce que la lecture de oeuvre de I’écrivain nous a mis en face d’un procédé littéraire récurrent dans la majorité des textes. II est intéressant de noter, toutefois, que le récit concentrationnaire postérieur a L"Ecriture ow la vie, soit Le ‘mort qu’il faut, paru en 2001, rompt avec ce fonctionnement. C’est comme si le travail * Expression empruntée & Gérard de Cortanze, dja is. 45 de reconstruction de la mémoire avait été accompli par la rédaction de L’Ecriture ou la vie et que auteur pouvait désormais quitter ce mode narratif de cassure temporelle. Les interruptions du récit peuvent consister en des allers-retours épisodiques introduits & la suite d°une association de mots, d’idées, ou un souvenir rendu au plan thématique abordé par le narrateur. Elles peuvent aussi étre énonciatives. [I s’agit alors d’intrusions discursives qui peuvent consister en un commentaire sur I’écriture, ou une précision offerte sous forme d’adresse au lecteur. Je donne tous ces détails, probablement superflus, saugrenus méme, pour bien ‘montrer que ma mémoire est bonne, que ce n’est pas par défaillance de mémoire que j'ai quasiment oublié les deux longues semaines d’existence d’avant mon retour a la vie, a ce qu’on appelle la vie*. Mais c’est une histoire que j’ai déja racontée... II faudrait toute une vie pour raconter toute cette mort’, Ces fréquentes intrusions du narrateur lui permettent d’exprimer un affect qui le submerge & l’évocation de certains souvenirs. Le procédé a pour effet d’instaurer une relation intime, bien que virtuelle, avec un lecteur idéalisé. [...] cadavres ambulants dans la pénombre bleutée de la baraque des contagieux ; cohortes immémoriales autour du batiment des latrines [...] se déplagant a pas comptes - 6 combien expression banale, toute faite, se glissant impromptu dans le texte, prend ici son sens, se chargeant (’inquigtude : compter les pas, en effet, les compter un & un pour ménager ses forces [...] - se déplagant “BV, p.d3. SEV, p52. 46 pas comptés vers le batiment des latrines du petit camp, liew de rencontres possibles, de paroles échangées, lieu étrangement chaleureux malgré Ia buée répugnante des urines et des déféc: . s, havre ultime de l-humai Pour illustrer le procédé d’organisation du récit en spirale, qui suit les méandres de la ‘mémoire, examinons, en détails, la quatriéme séquence du premier chapitre. ‘Favais plut6t envie de rire, pourtant, avant apparition de ces trois officiers. De gambader au soleil, poussant des cris d’animal — orfraie? C’est comment Vorfraie? — courant d’un arbre a l'autre dans la forét de hétres. Came faisait plutdt du bien, en somme, d’étre vivant. La veille, vers midi, une siréne d’alerte avait retenti’. ‘Le narrateur avait entrepris de raconter sa rencontre avec trois officiers alliés, le 12 avril 1945, alors que le camp de Buchenwald venait etre évacué par les nazis et qu'une insurrection, préparée de longue date par les prisonniers politiques du camp, menait & la prise de possession des lieux par les détenus eux-mémes. La veille, vers midi introduit cet épisode, Deux pages sont consaerées a sa narration. Le récit est alors interrompu par ‘une intrusion du narrateur, qui prononce au passage un jugement sur ’écriture. Je ne v pas raconter nos vies, je n’en ai pas le temps. Pas celui, du moins, entrer dans le détail, qui est le sel du récit. Car les trois officiers en uniforme sont Ii, plantés devant moi, l’eil exorbité, Is attendent je ne sais quoi, mais le font de pied ferme. Le 11 avril, la veille, done, pour en finir en deux mots, la siréne d’alerte avait retenti*. SEY, p66. EV, p.18. C'est moi qui souligne, * pid. 47 Le fil du récit est repris par la veille, que suit un donc de reprise. Ce procédé marque la prédominance du discours sur histoire racontée. Le paragraphe qui va de Je ne vais as [...] a [...] exorbité introduit a un double espace-temps. Je ne vais pas raconter nos vies, je n’en ai pas le temps, renvoie & auteur en train de rédiger son récit, & Paris, entre 192 et 1994, La phrase suivante car les trois officiers sont Id devant moi raméne a la scéne du 12 avril 1945. L ‘ei! exorbité rappelle en outre la thématique déclinge dans le chapitre intitulé Le regard dont sont issus les extraits présentés. Je signale au lecteur que la séquence prise en exemple commengait par J’avais plutét envie de rire. Elle coupe les pages 18 4 21 du livre. La séquence suivante s’ouvre au bas de la page 21 sur Je riais, ¢a me faisait rire d'étre vivant. En fait, une telle séquence avait sans doute pour visée de développer la question de la joie d°étre vivant & laquelle est aussitét mis un bémol : Peut-étre n‘aurais-je pas dit Peut-étre est-ce indécent de rire, avec la téte que je semble avoir. A observer le regard ion des des officiers en uniforme britannique. Dis tors interrompue par la descri opérations de libération du camp, elle est reprise dans la séquence suivante avec, pour développement, la question de la Iégitimité, pour le survivant, de manifester de la joie pour s’en étre sorti. Et d’ailleurs, en est-il vraiment sorti? [...] il nous arrivait de soupgonner que la vie n’avait été qu’un réve, parfois plaisant, depuis te retour de Buchenwald. Un réve dont ces deux mots [Krematorium, ausmachen!] nous réveillaient soudain, nous plongeant dans une angoisse étrange par sa sérénité. Car ce n’était pas la réalité de la mort [...] qui 48 était angoissante. C’était le réve de la vie, méme paisible, meme remplie de petits bonheurs. C”était le fait d’étre vivant, méme en réve, qui était angoissant®. Les termes en italique constituent un champ lexical proche de celui de la joie, du rire osé par le narrateur et réprimé par T'effet qu’il produit sur ses vis-a-vis, les trois officiers. On observe done que les digressions, méme si elles suspendent Ia lingarité du récit, ne rompent pas pour autant avec le theme développé tout au long du chapitre. Nous, lecteurs, nous retrouvons ainsi intégrés dans le processus, lorsque le narrateur s’adresse A nous. Cela a pour effet de nous transporter dans le bureau de auteur au ‘moment oi il rédige son ceuvre, alors que nous sommes aussi dans deux autres espaces- ‘temps, celui dans lequel nous introduit la narration et celui de la lecture. Les extraits étudiés précédemment annongaient ce phénoméne. ‘Sen présente a présent un exemple plus manifeste: le chapitre neuf, qui relate la remise du prix Formentor & Jorge Semprun pour Le Grand voyage, & Salzbourg, en 1964. Le chapitre s’ouvre sur le souvenir d’une jeune femme présente & la soirée de gala de la remise du prix et qui éveille chez le narrateur le souvenir de Milena Jesenska, muse de Kafka et inspiratrice de ses «Lettres & Milena ». Le narrateur s’interroge sur le surgissement de ce souvenir & sa conscience. Celle-ci n’avait surgi qu’au détour d’une phrase de Kafka [...] “Je m’apergois que je ne puis me rappeler en réalité aucun détail particulier de votre visage. ‘Seulement votre silhouette, vos vétements, au moment ot! vous étes partie entre les tables du café: cela, oui, je le vois encore.” [...] En 1942, au “Café de EV, p24 49 Flore”, c’est la silhouette et la démarche de Simone Kaminker'® que j’avais remarquées. Elle se déplagait entre les tables, elle aussi, et je ne pouvais distinguer son visage, ce jour-la. Je n’ai vraiment vu son visage que trois ans plus tard, en 1945, I’été de mon retour, a la terrasse de ce méme café!" Suit alors une digression d’une page, sur Kafka, a laquelle le narrateur met fin de maniére abrupte = Si je n’étais pas assis a la table d’un diner de gala, a Salzbourg, en 1964, juste avant la remise du prix Formentor, si mon propos n’était pas d’élucider les rapports entre la mémoire de la mort et de Iécriture (et 1a parution du Grand voyage est occasion idéale pour continuer de le faire), j"emprunterais bien volontiers le chemin buissonnier @’une digression sur Kafka et les femmes [...] Mais je suis a Salzbourg, le diner officiel se termine’. Encore deux paragraphes, et Semprun, il s*agit de lui aprés tout, revient Katka. « Je me souviens des Lettres & Milena. » Le narrateur ne peut s’empécher de dire comment, en 1956, lors d’un voyage clandestin a Zurich, il s'est procuré cet ouvrage de Kafka. La digression porte dés lors sur son passé de responsable du parti communiste espagnol. Il justifie le détour du récit : Pourtant il me faut €voquer ce passé, fit-ce briévement, pour la lisibilité de ce récit, pour sa clarté morale, Pas de meilleur moment pour I’évoquer d’ailleurs. Car je me trouve & voyager dans ma mémoire entre le mois de mai 1964, & Salzbourg, et le mois de janvier 1956, a Zurich : le lien étant image de Milena Jesenska, son évocation dans les lettres que Kafka lui adressa? "1 soit en fait de Simone Signoret qui, avec Yves Montand, a fait partie du cercle des intimes de Jorge ‘Semprun NEV, p.326, EV, p. 328, EV, p.330, 50 Qu’il le veuille ou non, le lecteur est entrainé dans cet enchevétrement mnésique, de Salzbourg en 1964 a Paris en 1942 puis 1945, en passant par Merano en 1920, oi furent écrites les Lettres d Milena. Un nouveau souvenir Ventraine en outre au jour oi Vincipit de L Ecriture ou la vie fut ébauché, le 11 avril 1987, alors que Semprun s'affairait a la rédaction de Netchalev est de retour. Dun autre c6té, le moment méme de Mécriture, le présent immédiat ot s’inscrivent les mots, les phrases, les ratures, les redites et les ratés du texte, ne tombe pas mal non plus. Ce livre, - né impromptu dans un vertige de la mémoire, le 11 avril 1987 — quelques heures avant dentendre a ta radio la nouvelle du suicide de Primo Levi -, je suis en train den corriger une ultime ‘version sept ans plus tard, presque jour pour jour : dans Iinguiétude que réveille de nouveau en moi le passage du mois d’avril. Le ciel est oragewe sur les plaines et les foréts du Gatinais. Par la fenétre, je vois la surface miroitante d’une mare'* Les enchassements de lieux et de dates se succédent ici jusqu’a former presque une mise ‘en abyme, par la relation de la genése du récit étudié, Le biographe de Semprun, Gérard de Cortanze, parle de 'ceuvre de son ami comme dune « mémoire de poupée russe, qui ‘en contient une autre qui en contient une autre, [...]'*». La demiére phrase situe le narrateur de ce tourbillon de la mémoire pour le remettre a sa table d’écriture, vers avril 1994, aprés une déduction de ma part, dans sa maison de campagne en banlieue de Paris, Le substantif « inquiétude » et le terme «orageux » traduisent, au plan sémantique, le sentiment qui gagne peu a peu le narrateur. Le tourbillon mémoriel ne ’arréte pas 1a. Trois paragraphes plus loin, et nous sommes ramenés & Zurich, en 1956, BY, p. 331, Je souligne par Iitalique et rappelle que c’est au mois d'avrl qu’ont leu les ‘gommémorations de la ibération de Buchenval, G. de CORTANZE, op. cit, p. 145. 51 devant la vitrine du libraire ot l’auteur contemple le livre de Kafka, Briefe an Milena’. Encore une page de digression, et nous revoila a Salzbourg, en 1964, espace-temps od se situe le théme principal du chapitre. « Mais Ledig Rowohlt vient de se lever. Le silence se fait dans la salle od se déroule le diner de gala du prix Formentor'”. L’auteur est encore tenté quelques pages plus loin de revenir sur son passé de militant communiste. Si je n’étais pas a Salzbourg, le ler mai 1964, & la fin du diner de gala du prix Formentor [...] sans doute profiterais-je de occasion qui m’est offerte d'une digression & propos du voyage de Prague & Bucarest. Mais je ne ferai pas cette digression, pour brillante qu’elle edt pu étre, pas plus que je n’ai fait un excursus & propos de Kafka, il n'y a guére. Il faut savoir se retenir, parfois, laisser le lecteur sur sa faim. Je dit ii simplement {...] ‘Comme le révéle ta demiére phrase de cet extrait, le narrateur ne tient pas parole. II va revenit sur Kafka, et & une interprétation de son oeuvre en rapport avec 1a condition humaine, ce qui entrainera un commentaire sur «Ia réalité kafkafenne de univers stalinien'? » depuis sa naissance, l’année de la mort de Marx, & sa mort en 1924. La digression porte aussi sur le voyage que le militant Semprun fit en 1956, et ses différends avec les autres dirigeants du parti communiste espagnol. I ne revient a Salzbourg que quatre pages plus loin et le récit ne présente pas trés longtemps un fil continu. intrusions du narrateur se succédent alors. BY, p.333, "BV, p. 334, "BY, p. 338, EV. p34 52 Mais je ne puis continuer raconter cette traversée de l'Europe centrale [.. Dans la salle & manger du chateau de Salzbourg, Carlos Barral vient de se lever pour m’apporter un exemplaire de P’édition espagnole du Grand voyage. Je profite du fait que Barral est assis A une table éloignée de la mienne, qu'il va done mettre quelques secondes pour traverser la salle & manger, pour en conclure provisoirement”. Bel exemple des imbroglios factices d’espaces-temps qui rompent la linéarité du réeit et entrainent le lecteur dans ce tourbillon mémoriel. C’est comme si le narrateur, Jorge ‘Semprun, occupé & rédiger son manuscrit quelque part dans le Gatinais vers avril 1994, voulait nous faire croire qu'il a le temps de faire une digression parce qu'un de ses personages prendra encore quelques secondes pour se rendre a un lieu od il doit se passer un événement censé faire progresser le récit. Ce qui sera le cas, soit dit en passant. Les processus cognitifs du lecteur sont mis & rude épreuve. Mais Vinterpréte se voit récompensé par l’aveu du narrateur quelques paragraphes plus loin. Mais je ne vais pas évoquer cet épisode. Ce n’est pas par manque de temps que je ne vais pas I’évoquer, méme si Carlos Barral est déja parvenu a ma table et qu'il me tend un exemplaire de mon roman. Car c'est moi qui écris, je suis le Dieu tout-puissant de la narration. Si tel est mon bon plaisir, je pourrais figer Carlos Baral dans son attitude présente, je pourrais immobiliser dans. un présent aussi prolongé qu’il me plairait. Barral resterait la sans bouger, avec un sourire sur le visage que cette immobilité finirait par rendre niais, &attendre mon bon vouloir de narrateur [...] Mais je n’en ferai rien, Je ne raconterai pas cet épisode de ma vie qui changé ma vie. Qui m’a, d’une certaine fagon, rendu a la vie. Tout d’abord, je l’ai déja fait : RV, p.342, 53 il suffit de se rapporter au livre qui s’y consacre, Auobiographie de Federico Sanchez *. Quel effet ce procédé produit sur le lecteur? Un peu d’exaspération, parfois. $°il est un lecteur averti, de indulgence, quand il prend la mesure de cette vie qui nous est présentée comme une ligne de vie brisée. Un sentiment de sécurité, pour quelques-uns. Selon Frangoise Nicoladzé qui a travaillé sur la réception critique de Meuvre de Semprun, certains lecteurs ont exprimé qu'une fois hat fonctionnement du récit, ils s'y accoutumaient, et se sont vus déroutés lorsque l'auteur rompait avec ces allers-retours spatio-temporels, comme ce sera le cas dans un récit ultérieur, Par ailleurs, si on se place du point de vue de la clinique du trauma, on peut se demander si ce procédé ne participe pas & une stratégie d’évitement, consciente ou non, qui aurait pour effet de retarder I’évocation d’un contemu anxiogéne. Ce qu’on pourrait lire, ds lors, comme un savoir personnel sur le monde, la mémoire de vie foisonnante un homme qui a traversé le sidcle et vécu ses débordements idéologiques, serait ni plus ni moins une stratégie de défense. Raconter I’Histoire plutét que sa vie, parler littérature et société plutdt que d’entrer dans le vécu personnel et terrifiant que recéle la mémoire traumatique. Les allers-retours spatio-temporels examinés dans ce chapitre sont de Vordre du souvenir rappelé. Le processus est volontaire, contrairement au phénomene de reviviscence déjd exposé. Les digressions témoignent, en outre, de la capacité de auteur a maitriser sa mémoire épisodique. « Je donne tous ces détails, probablement superflus, saugrenus méme, pour bien montrer que ma mémoire est PL BV, p. 345 bonne” », écrivait-il en ce sens. Si l’on se rapporte aux recherches sur le partage social des émotions, présentées dans le premier chapitre de ce travail, on peut croire que le narrateur tente, par un tel procédé, de contréler sa mémoire. Mais on sait que cela nefface pas pour autant I’engramme traumatique. Dans la narration de I’épisode concernant la remise du prix Formentor, le narrateur, par des digressions répétitives, retarde done intervention de Carlos Barral qui doit lui remettre ’exemplaire en espagnol du Grand voyage. C’est pour cet ouvrage, premier récit relatant son expérience concentrationnaire, que Jorge Semprun se voit attribuer ce prix littéraire. Le chapitre neuf de L’Keriture ou la vie, qui relate V’événement, débute & Ja page 324. Les souvenirs enchissés dans la narration s*étalent sur vingt pages, sans contenu émotionnel, jusqu’au moment oi le narrateur se eve « pour accueillir Carlos Barral, le prendre dans mes bras et prendre ensuite de ses mains un exemplaire de mon livre”®. » Das lors, le ton change subrepticement. Le discours prend une tournure plus intime, chargée affect. Je ne suis pas joyeux cependant. Crested-dire, sous la joie évidente de cet instant, une profonde tristesse m’envahit. “Tristesse” n’est peut-ttre pas le mot, d'ailleurs. Je sais qu’é cet instant, ma vie change : que je change de vie. Ce n’est pas une proposition théorique, la conclusion d'une introspection psychologique. C'est une inscription physique, une certitude charelle”*, EV, p43. BEV, p.344, EV, p. 344, 58 Si la vie du narrateur change, c’est parce que sa reconnaissance en tant qu’écrivain, pour un livre qu’il a « tardé prés de vingt ans a écrire”’ », concorde avec son exclusion du comité exécutif du parti communiste espagnol, a la suite de divergences de vue avec les autres dirigeants du parti. Cela met un terme & prés de vingt ans de combat clandestin. La « certitude charnelle » que sa vie change A partir de la remise de son prix littéraire ravive chez le narrateur le souvenir de I’épisode de son exclusion du parti, qui a eu liew en Tehécoslovaquie, C’est aussi pour lui Poccasion d’une éniéme digression & propos, cette fois, de son voyage de retour vers Paris et de la halte qu’il a faite & Prague pour se recucillir sur la tombe de Kafka, Le ton se fait plus dramatique parce que ce souvenir en entraine un autre et replace Milena sur la scéne de I'écriture. Cette fois, par contre, il S‘agit des circonstances de sa mort qui raménent Semprun a sa propre expérience mortifére, celle de son arrivée au camp de Buchenwald. Je m’étais souvenu d’un souvenir de neige scintllant & la lumiére des projecteurs, souvenir poignant que venait de faire éclater comme un feu glacé le souvenir de Milena elle-méme: Milena Jesenska, morte dans le camp de Ravensbriick. Je m’étais souvenu de ce souvenir de neige tombant sur les cendres de Milena Jesenska, Je m’étais souvenu de la beauté de Milena dispersée par le vent, avec la fumée du crématoire”*. Deux paragraphes plus loin, le narrateur revient & Carlos Barral pour affronter la scéne maintes fois retardée de la remise de exemplaire espagnol du Grand voyage. Il réaffirme son statut de narrateur omni ent et tout-puissant. Mais je ne vais pas faire attendre plus longtemps Carlos Barral [...] je vais redonner vie, couleurs, mouvement 4 Carlos Barral. Je vais méme écouter les EV, p. 349. BV, p. 348, 56 propos qu'il essaie, en vain, jusqu’ici, de me faire entendre. C'est bien ‘magnanime de ma part : un Dieu de la narration ne donne pas souvent la parole aux personages secondaires de son récit, de crainte qu’ils n’en abusent, n’en fassent qu’a leur téte, se prenant pour des protagonistes, et perturbant ainsi le cours de la narration’”. (On peut lire une pointe de sarcasme dans ce parti pris du narrateur. Aprés allusion a la mort de Milena Jesenski & Ravensbriick, et le souvenir que cela provoque en lui, il laisse entendre que son personage pourrait perturber le cours de la narration. En fait, en tenant distance les faits et gestes de celui-ci c’est le narrateur qui manifeste son contr6le sur action alors que, dans le vécu rapporté dans le récit, il s"est vu confronté a une expérience de reviviscence imprévue, mais & laquelle il prépare le lecteur, et se prépare lui-méme, en faisant un détour par la mort de Milena, En effet, comme le décrit le texte, exemplaire que va lui remettre Carlos Barral est factice et ne contient que des pages blanches, parce qu’il n’était pas prét pour impression. Lorsque I'éditeur le tui montre, les pages blanches activent dans la mémoire du survivant de Buchenwald le souvenir de la neige du camp. La digression, en interrompant le cours du récit, retarde également 1a confrontation avec cet événement hautement anxiogéne. Puisqu’il est le Dieu tout-puissant de la narration et que le récit est autobiographique, auteur sait au moment de I’écriture vers od s’avance son personnage principal. Ecrire ce moment est cen soi anxiogéne. Le théme du livre apparait en filigrane & qui sait le lire. N’oublions pas que le procédé d’écriture situe les protagonistes de la communication littéraire dans des espaces-temps imbriqués : narrateur, personages, écrivain, lecteur. L*événement vécu, la remise du livre par Carlos Barral, I’a été douloureusement parce qu’il a réveillé EY, p.349, 37 le souvenir de la neige de Buchenwald. L’écriture de l"événement, en y replongeant Vauteur-narrateur, le lui ferait revivre. Ce qui ne manque pas de se produire. L’émotion me gagne, enfin. Linstant unique que je croyais avoir raté, dont je me croyais incapable de saisir le sens, qui avait glissé entre mes doigts comme de leau, du sable, de Ja fumée, retrouve son épaisseur, sa densité chatoyante. I redevient un instant unique, en vérité. Le Jer mai 1945, une bourrasque de neige s’était abattue sur les rapeaux rouges du défilé traditionnel, au moment précis ob une cohorte de déportés en tenue rayée parvenait place de la Nation. A cet instant, ce premier jour de la vie revenue, la neige tourbillonnante semblait me rappeler qu'elle serait pour toujours, la présence de la mort. Dix-neuf ans plus tard, le temps d'une génération, le ler mai 1964, & Salzbourg, la neige d'antan était de nouveau tombée sur ma vie. Elle avait effacé les traces imprimées du livre écrit d’une traite, sans reprendre mon souffle, & Madrid, dans un appartement clandestin de la rue Conception- Bahamonde. La neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceu! cotonnenct. La neige effagait mon livre, du moins dans sa version espagnole [...] La neige d’antan wavait pas recouvert n’importe ;porte quelle langue [...] Elle a efface la langue originaire, enseveli la langue matemelle™. quel livre, me dis-je. Elle n’avait pas recouvert n’ De tels choix lexicaux sont redondants, non seulement dans le texte de L’Ecriture ou la vie, mais dans plusieurs récits de Jorge Semprun. Il s’agit des mots et expressions les plus significatifs et les plus récurrents, lorsqu’il relate les reviviscences de son expérience concentrationnaire. J'ai également souligné le terme « clandestin » parce que, dans le chapitre étudié, il signale Vexpérience de militant communiste, présente dans les digressions. Celles-ci concement également Milena Jesenska, et par le fait * BV, p. 350-351 58 méme, Franz Kafka. Elles peuvent étre lues comme deux voies paralléles finissant inexorablement par converger vers la réactivation d'un affect d’angoisse lié au vécu traumatique. On comprend done mieux les tergiversations du narrateur et ses faux- fuyants, connaissant l’affliction dans laquelle cette incursion dans le passé douloureux ’en ai parlé en termes d’indulgence un peu plus haut. Pour le plongent. C’est pourquoi illustrer la linéarité brisée de la narration, témoin de la fracture identitaire du sujet, Vanalyse nous a entraings & la fin du récit, a V'avant-demier chapitre. On comprend alors, rétrospectivement, que le début du récit se présente sous forme d’avertissement, Seul artifice d’un récit maitrisé parviendra & transmettre partiellement la vé du témoignage [...] On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser et de s'y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage d’un récit illimité, probablement interminable, illuming ~ cléturé aussi, bien entendu — par cette possibilité de se poursuivre & l'infini. Quitte & tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte a ne pas s’en sortir, a prolonger la mort, le cas échéant, a la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, & n’étre plus que le langage de cette mort, A vivre a ses dépens, mortellement™. La lecture attentive des pages relatant la remise du prix Formentor met en évidence la difficulté, pour le narrateur, de clore son propos. Les digressions et les reprises qu’elles imposent nous montrent un sujet soumis a la force de la répétition traumatique. Ces <événements, il les a maintes fois racontés dans l'un ou l'autre récit. Le fait dy revenir en permet une rééeriture, donc une réappropriation, ce qui, sans en diminuer la charge émotionnelle, en donne une nouvelle version, Iui trouve de nouveaux sens, Pourtant, Prépisode, au départ, tient du couronnement. La remise d'un prix littéraire, pour Vécriture d'un premier livre, devrait actualiser le triomphe du narrateur dans son EN, p.26. 59 parcours identitaire d’écrivain, Malheureusement, la reviviscence que la présentation du livre en version espagnole déclenche, vient amputer ce parcours de « I’épreuve glorifiante », Ces questions font l'objet du chapitre suivant. 60 CHAPITRE 4: SEMIOTIQUE DU RECIT CONCENTRATIONNAIRE, Survivre, simplement, méme dém iminué, défait, aurait été déja un réve un peu fou. Jorge Semprun, L ‘Ecriture ou la vie, p. 21. Chapitre quatre ‘Sémiotique du récit concentrationnaire Je Vai annoncé dans le premier chapitre, une de mes hypotheses de départ concemnait le parcours narratif du déporté. Une précompréhension de Poruvre étudiée, enrichie de la lecture d'autres écrits des survivants des camps, avait éveillé en moi intuition de Pinachévement du parcours du sujet rescapé des camps, malgré sa survivance et sa libération, Mais avant d’aller plus loin dans la présentation de cette hypothése, je rappellerai, pour la clarté du propos, quelques-uns des concepts clefs de la sémiotique du récit, De Pétablissement du contrat entre les actants du programme narratif Pévaluation de la performance du sujet Le parcours narratif, de la situation initiale a la situation finale, se réalise sous la forme de la quéte d'un sujet & la recherche d'un objet. Le sujet se met en quéte parce qu'il éprouve un manque’ Le programme narratif permet d’appréhender la logique qui sous-tend le comportement un sujet, depuis lacceptation du contrat qui le met en mouvement jusqu’au moment de Vévaluation des résultats de sa quéte. La «manipulation» est une phase du programme narratif qui correspond a la mise en route dudit programme, par le contrat qu’elle instaure. Ce qui fait courir le héros, généralement, c’est existence d’un objet valorisé a ses yeux. L’existence de cet objet peut lui étre révélée par un agent occupant NN. EVERAERT-DESMEDT, Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 29. 62 le rdle actantiel de destinateur. Celui-ci cherche a transmettre au sujet de la quéte un « vouloir faire » ou un « devoir faire ». La manipulation est donc la phase oii se fixent certaines valeurs. Sa mise au jour permet de savoir ce qui motive le personnage, quelles sont les normes ou les individus qui le font agir ainsi, et de quelles stratégies on a usé pour le convainere, Dans cette phase, peuvent done intervenir aussi bien des valeurs et des idées que des personnes, des désirs ou des institutions. On peut s’interroger, par exemple, sur ce qui fait agir le soldat nazi vis-i- individuellement du déporté. Agit-i fe? Sommes-nous dans la ‘ou emprunte-il le masque de la responsabilité collecti perversion ou 'aveuglement idéologique? La sanction ou « épreuve glorifiante » L’établissement d’un contrat implicite ouvre le récit et une sanction finale vient le clore. Le sujet qui accepte de se mobiliser pour l'accomplissement dune quéte devra rendre compte de son combat. II sera jugé sur sa réussite au terme de ce contrat, Une fois objet de valeur en sa possession, le sujet le rapporte 4 un destinataire. Ce don appelle, cn retour, un contre don : la reconn: ssance de la valeur du sujet héros. Le destinateur, qui avait provoqué l’action du sujet, a pour tache d’en évaluer le résultat. Il est nommé « judicateur » & cette étape du parcours. II porte un jugement sur la performance du sujet, et détermine si celui-ci me ou non d’étre « glorifié ». Cela se joue sur un axe de communication et non pas ’opération. Aprés la phase d’accomplissement que constitue la performance, la sanction est I’épisode ultime de la séquence. Phase de cldture ot Vaction est interprétée et évaluée, constituant, avec la manipulation, autre liew privilégié de la manifestation des valeurs, Son role essentie! est de mettre en évidence le 6 bien-fondé du programme narratif. Etait-il ou non judicieux ? Ses résultats sont-ils ou non convaincants ? Epreuve qualifiante et performance L’axe des opérations se décline entre les deux bornes que constituent I’établissement du contrat et la sanction finale. Le sujet devient un héros glorifié dans la mesure of, sujet opérateur, il a accompli la quéte. II doit @abord composer avec différentes modalités en plus de celles du «vouloir faire »: le «savoir faire» et le « pouvoir faire», et manifester certaines compétences : soit il les posséde deja, soit il les acquiert au cours de «Wépreuve qualifiante » Dans son parcours, il devra combatire des forces antagoniques & la réalisation de sa quéte. Il pourra également profiter de l'appui de forces adjuvantes. Les opposants et les adjuvants ne sont pas nécessairement des personages, ils peuvent se manifester sous la forme d’entités naturelles comme la nuit, le soleil, les oiseaux. Quant aux personages, un seul et méme acteur peut occuper plusieurs positions de ’échiquier actantiel, voire toutes a la fois. jonnaire, qui occupe les positions du schéma actantiel? Dans Kcriture ou la vie, \e héros semprunien, pour ce qui est de sa survie, est & la fois destinateur et destinataire de sa quéte. Ce n’est pas nécessairement le cas dans d’autres récits, Le sujet héros qui accepte un tel contrat, au nom de qui, pour qui va-t 64 ou pour quoi? Quelles sont ses motivations, les normes qui le font agir? Beaucoup de déportés se sont posé la question du sens de leur survie. Situation initiale Avant méme qu'il soit question de survivre, la premiére privation, pour le sujet qui arrive dans un camp de concentration, c’est la déportation et le cortége d’épreuves qui Vaccompagnent : arrestation, parfois aprés dénonciation, interrogatoires, torture, La situation initiale des déportés n'est pas identique pour tous. Certains seront privés de liberté en raison de leur appartenance & un groupe ethnique, comme ce fut le cas pour les Juifs ou les Tziganes ; d'autres le seront, parce qu’aux yeux des nazis, ils présentent une tare qui fait obstacle au modéle eugénique de la race pure aryenne. On parle peu du ourd tribut qu’ont payé les homosexuels et les handicapés, considérés comme des étres impurs. D'autres, comme Jorge Semprun, sont déportés parce quiils ont tenté de Sopposer & Vagresseur nazi, par la résistance armée, et qu’ils se réclament d’une idéologie qui refuse le fascisme. C’est le cas des communistes. En plus d’étre ‘communiste, un « rouge espagnol », Jorge Semprun s*était engagé dés 1941 dans le mouvement des Francs Tireurs et Partisans et Main d"aruvre Immigrée (F.T.P.- M.O.L), organisation qui regroupait les communistes étrangers qui résistaient, en France, Varmée d'occupation allemande. En 1942, il avait abandonné ses études pour rejoindre tun réseau de résistance anglais et prendre le maquis en Bourgogne. Arrété par la Gestapo en octobre 1943, il est torturé a Auxerre, puis emprisonné a Compiégne avant ‘etre déporté A Buchenwald en janvier 1944. II n’arrive done pas au camp en victime expiatoire d’un pogrome, mais comme combatant. Cela doit faire une différence. 65 Done, au point de départ, Vobjet de valeur & reconquétir, c’est Ia liberté. Mais cette queéte devient vite secondaire, illusoire méme, parce que le sujet devra déployer toutes ses ressources pour survivre durant sa détention. Peu nombreux ont été ceux qui ont réussi a s’évader d’un des camps de la mort. L’entreprise concentrationnaire génére ceci de particulier, quand on se place dans une perspective sémiotique : le déporté ne va pas tenter d’obtenir un objet de valeur, mais ticher de ne pas perdre ce qu’il posséde encore : la vie. L’expérience concentrationnaire pose un défi supplémentaire : survivre avec dignité, conserver un statut d’étre humain, La plupart des survivants ont eu a composer avec la déshumanisation. Pour ceux qui penseront avoir échoué, ce sera VPaffaire de toute une vie de réintégrer la communauté des humains, aprés le camp. Ils n'y sont pas tous parvenus. Certains se sont enlevé la vie aprés avoir tout fait pour la conserver. Le syndrome du survivant manifeste cette souffrance particuliére aux victimes d°un génocide. Quéte numéro un : survivre. La quéte premiere pour beaucoup, dans le camp, c'est done la survie. Encore faut-il quills (ou elles) Macceptent. Ce ne fut pas le cas de tous. Ainsi, dans la piéce de Charlotte Delbo, Qui rapportera ces paroles’, le personnage de Frangoise met en scene le refus de cette quéte-14 dont elle n’accepte pas la valeur. Elle ne croit pas a sa survie, et tant qu’a mourir, autant mourir dignement alors qu’elle est encore belle, car quinze jours plus tard, elle ferait un cadavre famélique comme ceux qu’elle voit s’amonceler devant les baraquements. Elle veut done se suicider. Mais, pour la plupart des déportés, °C. DELBO. Qui rapportera ces paroles?, Pats, fitions Piere Jean Oswald, 1974, p. 12. 66 Pinstinet de survie apparait dominant. II nécessite une mise distance des affects, a défaut de quoi, 1a folie guette le sujet. Rapportant le témoignage de survivants, le psychiatre Szafran, note dans Ecriture de soi et trauma : Nous avons pu remarquer un premier élément important concernant installation progressive et quasi générale chez. les déportés d'une insensibilité émotionnelle. Ils insistent tous sur cette forme d’anesthésie affective : “Si je vous disais que nous étions blindés & toutes ces choses-l8” (Daniel). Toutes ces “choses-Ia” étant entre autres, tous les décés qui survenaient partout, dans les baraques, a l’appel, [...] les sélections [...] Dans ce monde concentrationnaire il y a vacance de civilisation et Petre humain est obligé d’investir toute son énergie dans la volonté de survivre, de la son insensibilité émotionnelle”. Jorge Semprun n’a pas échappé a ce phénoméne de mise & distance de l’affect. Il s’agit @une réaction possible du sujet confronté 4 effroi, puis & sa réactivation incessante, génératrice d’angoisse. Semprun aborde cette forme d’anesthésie, d’état de conscience dissocige. Le moi se clive en deux parties distinctes et celle qui ressent se met en veilleuse pour permettre autre de fonctionner. Semprun n’en parle pas spécifiquement & propos de sa survie dans le camp, mais plutdt a son ressenti au retour de captivité et lors de ses premiéres tentatives d’écriture. Celles-ci ravivent des affects 4 angoisse qui le méneraient sans aucun doute & la mort, s'il ne choisissait pas, pour un temps, le renoncement et ’oubli. Favais pensé que je pourrais revenir dans la vie, oublier dans le quotidien de la vie les années de Buchenwald, n’en plus tenir compte dans mes conversations, A.W. SZAFRAN, « Les morts dans les t€moignages de la vie concentrationnaite (Les Dibboukim) », dans Jean-Francois CHIANTARETTO et al, Eeriture de soi et trauma, Call. « Psychanalyse », Pats, Anthropos, 1998, p. 134 07 et mener & bien, cependant, le projet d’écriture qui me tenait & cceur. Javais été assez orgueilleux pour penser que je pourrais gérer cette schizophrénie concertée [...] J'ai choisi Poubli, j?ai mis en place, sans trop de complaisance pour ma propre identité, fondée essentiellement sur Phorreur — et sans doute le courage — de l’expérience du camp, tous les stratagémes, la stratégie de l'amnésie volontaire, cruellement systématique. Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-méme*. Dans la piéce de Charlotte Delbo, Frangoise se fait convaincre par ses camarades de détention qu’elle doit survivre, Il faut qu'il y en ait au moins une qui témoigne un jour pour les autres qui ne sortiraient pas vivantes du camp. Les mortes seraient alors les «destinateures » de la quéte. Filip Muller’, un des rares survivants du « Sonderkommando», dont la tache consistait & broler dans les fours crématoires les corps des détenus gazés, a un jour voulu se joindre a la cohorte des condamnés, aprés avoir reconnu les gens de son village. II voulait mourir avec eux. C’est une jeune fille qui ’en a empéché, le supptiant de rester en vie pour qu’il puisse rapporter un ultime message d'amour 4 son fiancé détenu, lui aussi, 4 Auschwitz, D’autres voudront survivre par conviction religieuse, ou pour reprendre le combat, une fois libéré La volonté de survivre ne va done pas de soi dans ce hors monde et ce hors temps qu’est le camp. Accepter de tout faire pour survivre est déjd en soi une premiére épreuve a surmonter dés la descente du train a Auschwitz, Buchenwald ou & Dachau. Suivant la terminologie de Vladimir Propp, on retrouve la l’épreuve qui « qualifie » le sujet en tant que héros. Certains déportés échouent & cette épreuve dés leur premier contact avec le IR, Trois ans dans une chambre & gaz d’ Auschwitz, traduit de Vallemand par P. DESOLNEUX, Paris, Pygmalion, 1980, 242 p. 68 3°», notion camp. Les défenses psychologiques sont submergées, le « pare-excitatior ‘empruntée & Freud, est débordé, il y a effondrement narcissique, le sujet devient fou, hagard, dissocié, il erre sans fin comme dans un ailleurs sans retour possible au monde des vivants, D’autres, comprenant tout 4 coup oi ils sont, se jettent contre les barbelés électrifiés pour en finir au plus vite. Ceux pour qui Vinstinct de survie prend le dessus, ‘mettront quelques minutes décoder la stratégie & suivre, le code a apprendre, interpréter le langage verbal et non verbal qui méne a la file de gauche ou a celle de droite a la descente du train, au répit temporaire ou au erématoire, Voici le récit que znous livre Semprun de ces premiers instants : On n’avait méme pas le temps de poufer de rire ou de dégodt, & contempler le spectacle quroffraient tous ces corps nus comme des vers. Ou de frémir de crainte, 4 imaginer ce que cette entrée en matiére laissait présager de la suite’. L?impossible triomphe L’expérience concentrationnaire met le sujet hors de la communauté des hommes. Je entre pas, dans mon mémoire, dans le détail des stratégies dont a usé Jorge Semprun pour sortir vivant de cet enfer, de quelles compétences il a fait preuve, quelles ont été les contingences qui ont contribué 4 sa sauvegarde. Puisque mon propos conceme le traumatisme, je m’interroge sur ce qu’il en fut au retour. L’établissement du contrat ouvre le récit, et une sanction finale vient le clore. Le héros a vaincu l'adversité. La quéte est accomplie, le déporté a survécu et recouvert la liberté. Pas si simple car, “A. VANIER, Lexique de psychanalyse, Coll., « Synthése. Série philosophique », n° 8, Paris, Armand Colin, 1998, p. 62. «Il sagit d'un syatdme de protection esting & protége organise contre les ‘excitations extemes qui pouraient le détruire du fat de leur intensité» TEN, p. 114, Co) comment se glorifier d’étre vivant quand on est hanté par d’innombrables morts? La ccloture du récit requiert ultime épreuve : la sanction. Dénommé ainsi par Greimas, le terme est neutre dans son sens général. Vieilli, il renvoie au sens de punition. Les survivants de la Shoah, d'autres génocides aussi, n’en finissent pas, encore aujourd’hui, de vivre un deuil impossible et infini oi le souvenir des morts et des proches anéantis, comme de la communauté décimée est omniprésent. Ils éprouvent la culpabilité d’étre vivant et semblent porter une faute, irrationnelle certes, qu’ils transmettent a leur descendance. C’est en ce sens que l'on peut parler de impossible achevement du parcours narratif du déporté dans la littérature de I’Holocauste. Le rescapé est condamné 4 démarrer une autre quéte dés sa sortie du camp : tEmoigner pour ceux quril a laissés derriére lui, garder vivante la mémoire des morts. Soixante ans aprés la libération des camps, le devoir de mémoire est toujours d’actualité, semble-t-il, si on en juge par la publication incessante de témoignages de déportés. Pour ces demiers, rendre compte du vécu concentrationnaire est loin de correspondre seulement a une catharsis libératrice. Jorge Semprun a mis prés de vingt ans avant de trouver le courage d’écrire son expérience de Buchenwald, d’autres ont longtemps cherché les mots qui conviennent. Primo Levi, de son propre aveu, malgeé plus de trente publications, a cherché toute sa vie & accomplir cette quéte, impossible a ses yeux. N’est-ce pas lui qui a éerit « les vrais témoins sont morts »? Par ailleurs, fa critique littéraire ne nomme-t-elle pas « les récits de lindicible » la veine dramatique issue de la Shoah? La difficulté de représenter expérience est indéniable pour les rescapés des camps nazis. D’autant qu’elle implique la réexposition au vécu de Texpérience par Vimaginaire. Mais pour ceux qui choisissent cette voie, en assument les effets délétéres premiers, et parviennent & une écriture qui les satisfassent, c'est déja un autre pas 10 esquissé au-dela de la survie. Le fait d’étre publié se révéle alors aboutissement dune quéte du sujet entreprise au sortir du camp, ou longtemps aprés la Libération. Bien qu'il ne soit pas la seule voie possible, le récit littgraire constituerait une issue triomphante pour Ie sujet et se présenterait comme la mise en abyme d’un parcours narratif qui le dépasse, celui de la reconstruction de soi par P’écriture qui n'est qu'une étape, nécessaire pour l'un, sans objet pour un autre, dans la vie d’un survivant d’ Auschwitz ou de Buchenwald. Certains investiront plutdt d'autres liewx que I’écriture, la peinture, par exemple, le militantisme. L’action militante, au sein du parti communiste espagnol, 1 permis & Jorge Semprun de mettre & distance une identité de survivant qui ne tui ‘convenait pas, et de renoncer & une iden d’éerivain qu’il ne parvenait pas a incarner, tant le projet de transmettre littérairement son expérience concentrationnaire s’avérait mortifere. Dans les pages qui suivent, je montre ’impossible triomphe des protagonistes mis en scéne dans le chapitre initial de L'Ecriture ou la vie. J'ai étudié le parcours narratif de deux actants présents au début du texte : les soldats alliés et le narrateur. Le premier chapitre de L‘Ecriture ow la vie recile les clefs qui ouvrent la porte de Peeuvre, Pai exposé, dans l’analyse de la structure de celle-ci, comment le narrateur écrivain nous avertissait, dés le départ, de la fragmentation du récit, de ses enchdssements répetitifs témoignant dune mémoire en spirale. Au terme de la lecture de Pacuvre, on constate {que les principales thématiques développées par l'auteur, tout au long du récit, sont déja, présentes dans le chapitre initial. C’est sur ce chapitre que j’ai choisi de limiter, dans un premier temps, mes investissements sémiotiques. J’ai malgré tout élargi au reste du récit la recherche d°i ices qui témoigneraient de ’actualisation des différentes quétes du 1 narrateur. La quéte de ’écriture, théme central du livre, reste seulement amoreée dans le premier chapitre. Comme elle se conjugue a la quéte identitaire de ’écrivain, elle fait Pobjet d’une présentation & part, dans mon mémoire, en raison de la richesse du matériau. Incipit du récit : Jalons posés pour une lecture déconcertante Ils sont en face de moi, I’ceil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante [...] Ils me regardent lel affolé, rempli d’horreur. Mes cheveux ras ne peuvent pas étre en cause, en étre la cause. Jeunes recrues, petits paysans, d'autres encore, portent innocemment le cheveu ras*. Lors dune premiere lecture, j'ai été déroutée par cet incipit. Les stéréotypes que mes connaissances historiques avaient da forger dans mes schémas mentaux m’ont ind en erreur dans identification premiére de ce «Ils ». Cette confusion n’a duré que quelques instants, mais cela a été suffisant pour m’intriguer et me rendre vigilante. Je devrais, sinon me départir, du moins me méfier des savoirs préexistants, pour accuei la parole de cet Autre que je m’apprétais 4 rencontrer par la lecture. Pour moi, donc, ce «Ils » du début renvoyait plut6t a image de déportés débarquant d’un convoi en gare de Buchenwald et vivant leur premier contact avec cette réalité mortifére. Je savais que le « Je » du récit désignait Jorge Semprun lui-méme. Il se serait alors trouvé nez & nez avec un groupe de nouveaux compagnons d’infortune. Habituée a la terminologie psychiatrique, je me suis laissé berner par la description du regard des personnages. Un FEY, pAS-16, regard d’effroi, dans ce cadre, traduit, rappelons-le, la rencontre d’un sujet avec le réel de 1a mort ; la sienne propre, avant celle d’autrui. La similitude du regard, des cheveux ras, l'impasse qui a été la mienne sur le terme « recrues », ont concouru a ce que je me construise une scéne qui excluait Pimage de soldats libérateurs. La suite du texte me dédouanerait quelque peu de ma confusion. identification des arrivants prendra encore quelques lignes dans le texte de Semprun, Un premier indice nous met sur la voie. «S'ils suivent les armées alliées qui s‘enfoncent en Allemagne ce printemps, ils ont déja vu pire. D’autres camps, des cadavres vivants’. » Le début de la séquence suivante confirme V'indice. « Trois officiers, en uniforme britannique. Deux dune trent années, blonds, plutst roses. Le troisiéme, plus jeune, arbore un écusson a croix de Lorraine od est inscrit le mot « Francey!? Lorsqu’l s’avére que le « Ils » du début désigne des officiers alliés, et que nous sommes a la fin de la guerre, nous pouvons en déduire qu’ils sont venus libérer le camp. La quéte est implicite, les destinateurs formeraient 1a higrarchie militaire ayant donné Vordre de continuer a libérer I’Europe de la botte nazie et d’avancer vers I"Allemagne. Les destinataires censés bénéficier de cette action libératrice sont, pour Pespace diégétique qui nous occupe, les déportés de Buchenwald, du moins ceux qui sont encore en vie. Les alliés sont exemptés d’accomplir la « performance », selon la terminologie sémiotique, ils n’ont pas & combattre. Les S.S. ont déja déserté le camp. La veille, organisation de résistance clandestine mise sur pied par les détenus eux-mémes a pris PEN, pM WEY, p15. B le contréle du site au cours d’une insurrection préparée de longue date. Privés de combat, les alliés sont ainsi privés de « I’épreuve glorifiante ». Nous le lisons en filigrane dans les propos du narrateur sur les officiers qui s’avancent sa rencontre. En effet, la yue de I’écusson a croix de Lorraine améne le narrateur dans une digression sur les demiers soldats frangais qu’il a rencontrés en 1940, aprés Ja capitulation devant Pennemi. Le rapprochement n’est peut-<étre pas innocent. «Is étaient misérables, se repliant en désordre, dans le malheur, la honte, gris de poussiére et de défaite, He le fait défaits''. » Le déporté pourrait laisser triompher ce Frangais de la libératic qu’en partie, par une ruse lexicale, en faisant usage d’une précision sémantique restrictive. « Celui-ci, cing ans aprés, sous un soleil d’avril, n’a pas la mine défaite. 11 arbore une France sur son coeur, sur la poche gauche de son blouson militaire. Triomphalement, joyeusement du moins’. » La suite du texte nous montre des soldats écoeurés, détournant le regard. Cette rencontre avec les officiers alliés a déja été relatée dans d’autres récits de Jorge Semprun, C’est d’ailleurs au cours de la rédaction de Netchalev est de retour que Vauteur, par le jeu de « linconscient littéraire'® » découvre que c’est au devant de lui- méme qu’il va, quarante-deux ans plus tard, lorsque le personnage et narrateur Roger Marroux, officier frangais la recherche d’un membre de la résistance, apergoit un Jjeune déporté A entrée de Buchenwald. Il me semble intéressant de mettre ici en Evidence effet de cette rencontre sur les trois officiers tel que le dépeint Semprun dans le récit antérieur. Ile rapporte dans le chapitre huit de L’Eeriture ou la vie. Le point de ‘vue est celui du narrateur Semprun. C’est lui que le « je » désigne. "RV, pI "Did PV, p.295. "4 Désormais, j’avais percé a jour les manigances de I’inconscient littéraire. P'avais deviné qui Roger Marroux allait rencontrer & entrée de Buchenwald : moi- ‘méme [...] Je me remis & écrire avec une certaine excitation : « Un type jeune ~ ‘mais il était difficile d’évaluer son ge exact : une vingtaine d’années calcula-t-il — montait la garde a la porte de la baraque de la Gestapo [...] »'* La référence est en tout point conforme au texte paru en 1987. Le narrateur de 1994 poursuit la description de la réaction de lofficier devant le jeune déporté, extraite de Pouvrage de 1987: Marroux se sentit pris dans la froideur dévastée de ce regard, brillant, dans un visage osseux, émacié. Il eut l’impression d’étre observé, jaugé par des yeux d’au-dela ou d’en dega de ta vie [...]'* Le texte de 1987 allait plus loin, jusqu’a signifier cette impossibilité pour les soldats arrive en vainqueurs aux portes du camp, signant par 1d impossibilité de Vachévement de leur quéte, malgré leur victoire effective sur larmée allemande, Dans le texte de 1987, la focalisation est externe. [...] comme si ce regard avait voyagé jusqu’a lui a travers les steppes d’un paysage morne, minéral, pour lui parvenir imprégné de froideur barbare. De solitude irrémédiable. Il se tourna vers ses deux compagnons [...] ils éprouvaient un malaise identique, une méme inquiétude. Le jeune type avait remarqué Pécusson tricolore, surmonté du mot “France”, sur le blouson militaire de Marroux. II lui parla en frangais : Vous avez I’air sidéré... C’est quoi? Le silence BV, p. 295, reprenant J. SEMPRUN, Netchatev est de retour, Lattés, 1987, p. 30-31. "= BV, p. 300; J. SEMPRUN, Nefchaiev et de retour, p31. S du tieu [...] Marroux eut un haut-le-coeur. Il jeta un qeil A ses compagnons, qui étaient défaits [...)'° Lintratextualité joue parfois un role curieux dans la recherche de marques textuelles. La relation répétitive de la méme scéne d’un texte A autre nous permet de voir les distorsions qui s‘opérent dans la mémoire de celui qui se souvient. Dans l’extrait de Netchaiev est de retour, j'ai souligné le qualificatif « défaits » comme un indice apportant un bémol au triomphe des soldats libérateurs. Si l'on se reporte a lextrait de L’Ecriture ou la vie, ob le narrateur fait une digres sur les soldats frangais en déroute en 1940, on observe que Iécrivain utilise le méme terme, « défaits », pour les caractériser. Méme si auteur du texte de 1994 parle du soldat frangais de 1945 comme de quelqu’un qui n’a pas 1a mine défaite, le rapprochement des deux textes instille un doute dans lesprit du lecteur attentif. La mémoire est faillible et Jorge Semprun n’est certainement pas conscient Iui-méme du glissement opéré d’une relation a Fautre de Pépisode. N’est-ce pas dans ce passage qu’il parle lui-méme d’inconscient littéraire? les soldats al ‘Une mince consolation pour eux : , s*ils n’ont pas ouvert eux-mémes les le récit. portes du camp, ouvrent au moit Le parcours narratif du narrateur Semprun ‘Quéte numéro un : « une survie révée bien que peu probable’” ». La défaite des soldats alliés, dans leur parcours narratif, signe malheureusement celle du lité d’accéder narrateur. Celui-ci prend conscience, dans leur oeil de sa propre impossibi une sanction triomphante de son parcours, malgré sa survie et la liberté retrouvée. Le '6 J. SEMPRUN, Neichaiey est de retour, p. 31. C'est moi qui souligne. "EV, p. 13. 76 survivant, au sortir du camp, est contraint d’entreprendre une autre quéte, celle de raconter son vécu paroxystique, et de témoigner pour les morts laissés derrigre lui. Les premiéres pages de L’Ecriture ow Ia vie laissent entrevoir le caractére illusoire de ce projet et confirment les apports de la recherche clinique. Jy reviendrai plus loin. Le narrateur, Jorge Semprun, s’était vu priver de sa liberté par la déportation a Buchenwald, aprés avoir été arrété, torturé et incarcéré en France, a Compiégne. C’est un savoir préliminaire que je détenais avant l'entrée dans le texte, Le récit s’ouvre sur la reconquéte de la liberté pour le narrateur et d’autres détenus comme lui, Mission accomplie, pour ce qui est de la premigre quéte. En outre, le narrateur a concouru a sa Libération en participant activement & l’insurrection contre les S.S. restés en faction. La plupart des Allemands ont déja évacué le camp, entrainant avec eux, dans une marche foreée, une partie des déportés. « A quinze heures trente, la tour de contréle et les miradors avaient été occupés [...] Plus tard, nous marchions sur Weimar, en armes"*. » Vivre ces moments d’exaltation présuppose I’accomplissement d’une quéte consubstantielle: la survie. Pour ce qui est de notre « héros », premier bénéficiaire de cette survie, rien, dans le premier chapitre, ne nous confirme que le contrat ait été acté, II serait méme plutot resté chimérique. « Survivre, simplement, méme démuni, diminué, deéfait”, aurait éé déja un réve un peu fou. Nul n’aurait osé faire ce réve un peu fou”, » Toutefois, la compétence est énoneée. II fallait un corps en bonne santé. C’était le cas. "By, p.21. "Je souligne le terme, en raison du rapprochement, fortut ou non, avec celui qui qualifiat les sodats, ou plutt lesdisqulifiat, sje joue aver la terminologie sémitique. EV, p.21 n Je voyais mon corps de plus en plus flou sous la douche hebdomadaire. Amaigri, mai vivant : le sang circulait encore, rien 4 craindre. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte une survie révée, bien que peu probable”. Des adjuvants concourront & la survie dans le camp, la nuit, par exemple: « A Buchenwald, lors des courtes nuits od nos corps et nos Ames s’acharnaient a reprendre vie - obscurément, avec une espérance tenace et chamelle [...F?» ; «L’espoir inépuisable [...] la grandeur de l'homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains ™» ; Avoir le Kapo « a la bonne™ » ; Connaitre « la régle du jeu” ». Le regard du S.S., chargé de haine, renvoie paradoxalement le narrateur & a vie. Il désire farouchement lui survive. Le narrateur, dans le camp, est affecté a V'Arbeitstatistik, il est « parvenu aux sommets de la higrarchie de Padministration interne de Buchenwald” », ce qui suppose d’avoir quelques compétences qualifiantes, comme la maitrise de l’allemand non énoncée dans le chapitre un. Plus loin, dans le récit, nous apprenons que, lors de l'attribution de son matricule, sa connaissance de la Tangue lui a permis de communiquer avec le détenu allemand, communiste comme lui, chargé de son inscription. Il fait leffronté quand ce demier lui signale que pour survivre dans le camp, il vaut mieux étre ouvrier spécialisé. Etudiant en philosophie, « ce n’est pas vraiment une profession. Das ist doch kein Beruf» Le narrateur lui réplique que C'est une vocation, eine Berufung. Dans le demier chapitre od il relate son retour & Buchenwald en 1992, le narrateur relate comment il a appris que le communiste 2 EY, p13 EV. p.2. BEV,p.25. EY, p30. 3 EV, p36, 2 EY, p38, EV, p 116, B allemand lui avait sauvé la vie le premier jour. II I'a inscrit non pas comme étudiant, Student, mais comme Stukkateur, platrier, jouant lui aussi sur les mots. La solidarité des communistes de toutes nationalités a été secourable au narrateur au cours de sa détention. Les opposants sont également nombreux. L’allemand est aussi la langue des ordres hurlés dans les haut-parleurs. « Crématoire, éteignez! [...] ces deux mots, Krematorium, ausmachen! qui éclataient tonguement dans nos réves, les remplissant d°échos, nous ramenaient aussit6t a la réalité de la mort. Nous arrachaient au réve de la vie", » Le narrateur signale également, comme opposants, les corvées, la barbarie des nazis et la fumée, « menace ou prédiction funeste” ». Aprés pareille énumération des forces en présence, on peut s°étonner de la diversité et de la richesse de celles qui méneront le déporté vers une issue favorable. La performance est accomplie, le héros peut jubiler et s’attendre a étre glorifié. Pas si vite. Les replis du récit masquent quelques ruses. Est-ce un lapsus ou un indice semé par auteur? Jai déja rendu compte de la confusion qui s’était emparée de moi & la premiére lecture de I'ceuvre. Elle ne s'est pas limitée a I'identification des nouveaux arrivants au camp. Un enchainement textuel concernant le corps, compétence qualifiante la survie, m’a tout autant intriguée. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte a une survie révée, bien que peu probable. EV, p.23, BV, p24 9 La preuve, d’ailleurs : je suis 1a”. Dans cette suite d’énoncés, l'achévement du parcours narratif concernant la survie est fen quelque sorte nié par un enchainement syntaxique dont la cobérence textuelle est questionable. Les phrases qui constituent la séquence sont grammaticalement correctes. C’est leur juxtaposition qui pose probléme, en raison de occurrence de « bien que peu probable ». Une suite textuelle comme : « ga suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte & une survie révée. La preuve, d'ailleurs : je suis 14» ne pose aucun probléme de cohérence. Le syntagme « bien que peu probable », dans le contexte énonciatif, induit la négation de la survie, sa remise en cause”. La suite du texte le confirme. Pris dans le regard effaré des soldats alliés, le narrateur finit par douter de la réalité de sa survie, comme de la réalité du monde qui entoure. Ces vivants venus du dehors, que sont les soldats alliés, le confrontent & sa propre altérité, cet étranger a lui- méme qu’il est devenu au terme du vécu cauchemardesque de la déportation. Selon ‘Sandor Ferenczi, éminent psychiatre contemporain de Freud, « le traumatisme introduit chez un étre une sorte de confusion, séme le doute dans sa propre perception ; il ne connait pas le sens de ce qu’ pergoit. II doit se tourner vers l'autre pour étre assuré de EY, p13. >" Anoine Auchlin,linguistique de l'Université de Genéve, parle de « blend expérientiel » pour rendre compte du traitement séquentiel dunité linguistiques. Si je comprends bien auteur, le processus prend naissance avee la saisie d'un percept immédiat d'anomalie lingustique dans Ia co-occurrence de deux énoneés, Les inférences que le révepteur du message, ou ici le lecteur, tre des énoncés en présence solliitent sa compétence discursive. Le sentiment Tinguistique d'une possible incohérence dans la quence oblige & un rattrapage de sens ou & une interprétation, Les exemples présentés dans article sont terprétés comme des manifestations d’humour ou de mauvaise foi de la part de ’énonciateur. Dans le teste de Jorge Semprun, on pourrait intrpréter le fat comme un lapsus inconscient manifestant une rEalité que le sujet dénie : sa survie mise en question, il est contraint & une identté de revenant. Pour plus de détails, voir A. AUCHLIN, Compérence discursive et co-occurrence diaffects: « blends ‘expérientiels» ou (conifusion d’émotions?, dans J-M. COLLETTA et A. TCHERKASSOF, op cit p. 137-153. 80 ce qu’il pergoit™. » Le texte de Jorge Semprun illustre ce processus. Avant de se voir dans le regard des trois officiers, le narrateur est décrit exultant dallégresse. «Judicateur » de sa propre quéte, il manifeste sa joie d’étre vivant et libre. Son triomphe sera de courte durée. Savais plutot envie de rire, pourtant, avant apparition de ces trois officiers [...] Je riais, ga me faisait rire d’étre vivant [...] Peut-étre n’aurais-je pas da. Peut- tre est-ce indécent de rire, avec la téte que je semble avoir, A observer le regard des officiers en uniforme britannique, je dois avoir une téte 4 ne pas rire. A ne pas faire rire non plus, apparemment [...] Ils m’ont giché cette premigre matinée, ces trois zigues. Je croyais m’en étre sorti, vivant. Revenu dans ta vie, du moins [...] & deviner mon regard dans le miroir du leur, il ne semble pas que je sois au-dela de tant de mort”. Ces extraits démontrent ’inachévement, symbolique a tout le moins, de la quéte du sujet. Pour étre précise, je devrais dire «son annulation ». L’accomplissement de sa performance aurait di le faire passer de sujet « réalisé » & sujet « glorifié ». La sanction finale qui viendrait clore le parcours de Jorge Semprun, en tant que survivant, est annihilée par la confrontation en miroir avec les « hommes d’avant, du dehors ~ venus de la vie™. parcours en exprimant sa joie. La réaction des militaires est venue « gacher cette premiére matinée». « Sombre allégresse™ » : c'est par cet oxymore que le narrateur introduira, au chapitre huit de son récit, le rappel de sa rencontre avec les officiers alliés. > Cité parB. DORAY, Le ratumatisme dans le paychisme et la culture, Ramonville Seine Agne Eris, 1997, p43. > EY, p. 18, 21-22, 27. 81 Dans le premier chapitre, cette expérience d’étre un revenant est résumée ainsi Mais la certitude d’avoir traversé la mort s’évanouissait parfois, montrait son revers néfaste. Cette traversée devenait la seule réalité pensable, la seule ‘expérience vraie. Tout le reste n’avait été qu’un réve, depuis”, Cette lecture permet de conclure un non achévement de la quéte de survie du rescapé de Buchenwald qu’est Jorge Semprun, dautant que fe doute sur sa survie est un theme récurrent dans V'euvre. Il est important de rappeler que cette identité de revenant, devenue consubstantielle pour le survivant, est lige & sa confrontation & ceux du dehors et a leur réaction d’efiroi. D’autres exemples émaillent le texte, dans la suite du récit. « Tout était un réve depuis que j’avais quitté Buchenwald””. » La méme expérience est rapportée par Primo Levi. Rendant hommage a I'écrivain italien, Jorge Semprun reprend ses propos a la fin du récit. : « [.. rien n’est vrai que le ‘camp, tout le reste n’aura été qu’un réve, depuis lors”, » Primo Levi et Jorge Semprun ne sont pas les seuls survivants des camps nazis a exprimer la sensation de ne pas en étre vraiment revenu, Un chercheur suisse, Michael Rinn, a étudié « le fonctionnement textuel et sémiotique de quelques textes majeurs de ceux qui ont tenté de dire leur expérience de "Univers 3 BY, p. 29. BV, p 203, >* BY, p. 304, citant Primo Levi dans La reve 2 S.S. et de lextermination®, » Le destin du Juif, en particulier, est « déja scellé par Vopposant avant que celui-ci ne se rende compte de son identité méme"? » de victime. Ainsi, Michael Rinn tire+-il de son étude narratologique du récit d’Elie Wiesel, La nuit, les conclusions suivantes : Muni de faibles modalités transformatrices, l'actant principal n’a aucun moyen de défense contre cette “fatalité” meurtriére. En outre, plus le sujet parvient & valoriser ses modalités d'agir, plus il se voit contraint d'abandonner celles de Pétre, Cela signifie que sa survie se fait aux dépens de son identité. La macro- séquence d’achevement actualise un sujet abandonné & son état de difference, La volonté de survivre le fait sombrer dans la déréliction la plus totale : il n'a plus que sa propre mort a vivre’. L’étude de Rinn porte principalement sur une sémantique de lindicible et une étude pragmatique des processus communicationnels entre déportés et nazis, relevés dans un corpus de récits de I'Holocauste. Mais, si son propos est éloigné du mien, tant dans les objectifS qu'il poursuit que dans les modalités procédurales, jy ai trouvé la confirmation de mon hypothése sur la question de la sanction du parcours narratif du rescapé des camps. Quand il s’agit de traiter de la « macro séquence d’achévement » du récit d’Elie Wiesel, ses résultats corroborent mes intuitions de départ. Ni bénéficiaire dune récompense impossible, ni victime d'un chétiment par absence d’une instance judiciaire habilitée, le sujet est indéfiniment rejeté sur lui-méme, s’attribuant image de I’alter ego anéanti™”. » M, RINN, Les récits du génocide. Sémiotique de l'indcible, Coll « Sciences des discours »,Patis, Delachaux ct Niesl, 1998, extrait de la quatriéme de couverture. ® Ibid, p.274. “MG, RINN, op. cit © sbi p. 103 83 Tl est & noter que le cas d’Elie Wiesel a ceci de particulier que les deux destinateurs possibles de la quéte du sujet ne peuvent cloturer celle-ci par une quelconque sanction. Lun est Dieu, et le narrateur a perdu la foi. L’autre pourrait étre son pére, mais il est ‘mort lors de I’évacuation du camp, abandonné par son fils qui en porte la culpabilité. On peut done voir un double sens dans I’exemple que donne Rinn du texte d’Elie Wiesel : Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto. Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus". S’agit-il du cadavre de son pére ou de sa propre image, mort en sursis, irrémédiablement en dehors de la communauté des vivants? Jorge Semprun ne porte pas le méme fardeau. Avant d’étre déporté, il a combattu. I! n’a pas eu a choisir entre la survie dun proche et sa propre mort. Il y a longtemps qu’il a abandonné tout commerce avec Dieu. (En fait, depuis l’adolescence vécue dans I"exil. II s’en explique dans Adieu vive Clarté). La question de la culpabilité ne I’a pas vraiment effleuré“', Le syndrome du survivant se manifestera chez lui par d’autres symptdmes. Ce sera d’ailleurs sa quéte la plus cofiteuse : survivre a la survie. C’est dans L 'Ecriture ou la vie qu’il en témoigne le mieux. Dans le premier chapitre, cette quéte est énoncée, comme est suggérée, en corollaire, la possibilité du suicide, si le sujet ne parvient pas & accomplir ce parcours imprévu. © bid, p. 103, citant B. Wiesel, La mut, p. 178. “Je n'ai jamais compris pourquol il faudrait se sentir coupable d'avoir survéeu », BV, p. 183. 84 ‘Quéte numéro deux : « L’obscur désir de continuer & exister ». Survivre au camp n’est donc pas la fin des tourments pour les rescapés. Au début du récit, un énoncé m’a intriguée, une fois de plus, selon un principe identique a celui ‘exposé en rapport a la « survie révée bien que peu probable » et que j'ai rapproché de la notion de « blend expérientiel » proposée par le linguiste Antoine Auchlin, Le narrateur fait coincider le début de insurrection, menée par l'organisation de résistance du camp, avec le retentissement de la siréne d’alerte. Le 11 avril [...] la siréne avait retenti, mugissant par coups bref’, répétés de fagon lancinante. Feindalarm, Feindalarm! L’ennemi était aux portes : la liberté”. Bien sar, Pennemi dont il est question désigne les armées alliées qui avancent vers V-Allemagne et qui sont proches de Buchenwald. La liberté, c’est celle qu’attendent certains déportés depuis plusieurs années. Une ambiguité sur la voix narrative rapproche deux segments antinomiques: «ennemi» et «liberté». Méme si la séquence paradoxale est fortuite, on peut y lire que d’autres épreuves, dont ils n’ont pas idée, s’annoncent pour les survivants. Citant Primo Levi, Jorge Semprun s'accorde avec lui pour témoigner des cauchemars répétitifs et des reviviscences qui réactivent le vécu traumatique, sans qu’il ne soit possible d’y échapper. C’est d’ailleurs le symptome pathognomonique de état de stress post-traumatique décrit en psychiatric. Le survivant a beau avoir quitté le lieu premier “BV, pT “EV. p 1920, 85 enfermement, celui-ci ne le quittera plus. Le corrélat de Pangoisse que suscitent ses incessantes plongées en enfer, c’est la solitude. L’entourage ne comprend pas la détresse de la victime revenue a la vie. Avoir vu la Gorgone laisse le sujet sidéré, Il a transgressé est condamné a errer sans répit, hanté par des visions terdit et en paie le pri Phorreur. Peut-étre n’avais-je tout bétement pas survécu a la mort mais en étais-je ressuscité : peut /-€tre étais-je immortel, désormais. En sursis illimité, du moins, ‘comme si j’avais nagé dans le fleuve Styx jusqu’a l'autre rive"”. Dans Netchaiev est de retour, Jorge Semprun prend le point de vue de Vofficier francais pour se figurer en Orphée réchappé du domaine des morts. Le lecteur sait que « le jeune type » n’est autre que le narrateur lui-méme. avait un regard fou, ou éteint, mort, effaeé, obnubilé par d’atroces visions, et il leur avait parlé d’une voix monocorde, brutale. Persuadé sans doute qu’ils ne pouvaient pas comprendre, qu’ils resteraient A jamais de Pautre cOté d’une frontiére invisible, mais infranchissable. Cette violence, pourtant, cette arrogance désespérée de la voix du jeune type était encore un signe de vie, une oy preuve de vital Le militaire voit «un signe de vie, une preuve de vitalité» dans les yeux du jeune homme. II ne semble pas avoir conscience que son attitude et celle de ses compagnons, par la réaction d’effroi et d’écoeurement qu’ils inspirent, instill le doute chez le rescapé quant a la réalité de sa survie, D’ailleurs, celui-ci ne sait pas quelle valeur accorder 86 cette envie de rester vivant qu’il qualifie « dobscur désir de continuer exister, de persévérer dans cette obstination, quelle qu’en soit la raison, la déraison”. » Survivre aux effets délétéres du camp suppose la compétence d’échapper au souvenir de Vodeur, des ordres hurlés par les Allemands dans les haut-parleurs. Mais cette mémoire de la mort rattrape le rescapé «au dépourvu, par surprise, a brile-pourpoint®, » A moins qu’il ne décide, comme Primo Levi, de se laisser rattraper par elle, Il suffirait [...] dune décision mérement réfléchie, tout au contraire. L’étrange odeur surgirait aussitdt, dans la néalité de la mémoire. J"y renaitrais, je mourrais d’y revivre. Je m’ouvrirais, perméable, a l'odeur de vase de cet estuaire de mort, entétante™'. Quoi de plus paradoxal, pourtant, que de vouloir mourir aprés avoir survécu a une expérience aussi mortifére que l’entreprise nazie mise en oeuvre dans les camps de concentration? Pourtant, le 11 avril 1987, « Primo Levi choisissait de mourir en se jetant dans la cage d’escalier de sa maison de Turin. » Une ultime fois, sans recours ni reméde, Pangoisse s*était imposée, tout simplement. [...] Rien n°était vrai que le camp, tout simplement. Le reste n’aura été que bréve vacance, illusion des sens, songe incertain : voila. Plus d’une fois, dans son aeuvre, Jorge Semprun aborde cette tentation d’en finir avec les cauchemars, dy échapper par une mort délibérée. SEV,p. IT SEY. p17, SUEY, p. 17-18 SEY, p38 SEV, p. 323. 87 Rien ne me distrairait de ma douleur. Rien d’autre que la mort, bien entendu. Non pas le souvenir de la mort, de l'expérience vécue que j’en avais: Vexpérience de m’avancer vers elle avec les autres, les miens, de la partager avec eux, fraternellement. D’étre pour la mort avec les autres : les copains, les inconnus, mes semblables, mes fréres: I’Autre, le prochain [...] Non pas ce souvenir de la mort, done, mais fa mort personnelle, le trépas : celle qu’on ne peut pas vivre, certes, mais qu’on peut décider. Seule la mort volontaire, délibérée, pourrait me distraire de ma douleur, m’en affranchir™'. Un récit de 1967, L'Evanouissement, a d’ailleurs pour théme un événement, réel ow fantasmé, de passage 4 lacte suicidaire. Le récit est largement autobiographique, mais rien n’indique que I’épisode soit véridique. Dans L'Ecriture ou la vie, quelques pages y sont consacrées Le 5 aodt 1945, [...] jétais tombé d'un train de banlieue [...] Mais peut-étre la mort volontaire est-elle une sorte de vertige, rien d’autre. Plus tard, au sortir de quelques minutes délicieuses de néant, j'avais choisi hypothése de T’évanouissement. II n’y a rien de plus béte qu'un suicide raté**. Quand il revient & la conscience, le sujet se remémore le camp. Suit alors le rappel de son arrivée & Buchenwald, scéne initiatique décrite dans toute son acuité sensorielle. Un peu plus loin, le narrateur résume ainsi l'expérienc La mémoire m’est revenue, d’un seul coup. J’ai su brutalement qui j*étais, ot j'étais, et pourquoi [...] Je n’étais pas seulement tombé sur la téte, en gare de Gros-Noyer-Saint-Prix, dans la banlieue nord de Paris. Ce n’était pas l'essentiel, du moins, L’essentiel était que j’avais sauté dans un vacarme de chiens et de S BV, p.205. SEV, p.273,276. 88 hurlements des S.S., sur le quai de la gare de Buchenwald, C’est la que tout avait ‘commence. Que tout recommengait toujours". Dans La montagne blanche, récit de fiction paru en 1986, le narrateur est un rescapé des ‘camps, mais ce n’est pas le théme du livre. Il n’empéche que c’est ce personnage de icide. La vue -méme, que auteur ménera au s fiction, agissant comme un double de I de ta fumée d’une usine de 1a bantieue parisienne ravive le souvenir de la fumée du cerématoire sur I'Ettersberg. Ultime reviviscence. Quelques heures plus tard, le personage du roman se jettera dans les eaux de la Seine. Jorge Semprun, coutumier de Vintratextualité, relate I’épisode dans L'Ecriture ou la vie. Le passage illustre le processus qui mene le survivant a la mort délibérée. Je le cite en entier, parce qu’il écrit les mécanismes de défense mis en place pour tenter d’échapper a I’issue fatale : le déni, le refoulement, le mutisme. Jorge Semprun, a développé ces stratégies de survie pour lui-méme. La veille de son suicide, le samedi 24 avril 1982, Juan Larrea s'était souvent, soudainement. I! avait cru, pourtant qu'il parviendrait & prendre sur soi, cette fois encore. Il avait décidé de ne rien dire, du moins. Garder pour soi l'angoisse nauséeuse, lorsque la fumée de la centrale de Porcheville, dans la vallée de la Seine, lui avait rappelé celle du erématoire de l’Ettersberg, jadis. Garder, cenfouir, refouler, oublier. Laisser cette fumée s’évanouir en fumée, ne rien dire & personne, n’en pas parler. Continuer & faire semblant d’exister, comme il avait fait tout au long de toutes ces longues années : bouger, faire des gestes, boire de Palcool, tenir des propos tranchants ou nuaneés, aimer les femmes, écrire aussi, comme s'il était vivant. Ou bien tout le contraire, comme s'il était mort trente- sept ans plus tot, parti en fumée [...] A moins que Juan Larrea ne fit un survivant de Buchenwald, racontant une partie de ma vie dans un livre signé * EY, p. 284-285 89 un pseudonyme : mon propre nom. Ne lui avais-je pas donné le nom de Larrea parce que tel avait été, autrefois l'un de mes pseudonymes de clandestinité en Espagne*”? L iture a ce pouvoir de permettre aux écrivains d’aller au bout de leurs réves, mais aussi au bout de leurs cauchemars. Encore une fois, on voit tout le poids de la reviviscence et des dates anniversaires. C’est en avril que Buchenwald a été libéré par les armées alliges. Dans le dernier numéro du Magazine littéraire intitulé « La littérature ide cet les camps, de Primo Levi a Jorge Semprun », I'écrivain espagnol commente le st de Primo Levi. Primo Levi était un de ceux qui semblait avoir le mieux assumé la mémoire de la mort. Il avait acquis une certaine sérénité, était revenu a la fin de sa vie avec un livre qui n°était pas un roman mais un essai d’ordre sociologique. Et puis un jour, il se suicide. Je peux trés bien imaginer ce qui se passe alors. Nous sommes un 11 avril. Le mois d’avrl est en Europe le mois des commémorations lies & la déportation. Cette mémoire dominée, maitrisée, assagie, éclate de nouveau. Ce retour du printemps est toujours trés angoissant pour I’étre humain en général et pour le déporté en particulier. Quel mois terrible et terrifiant, cela fait trois ans & peine qu’il est devenu a mes yeux un mois comme les autres. ..** L’extrait de cette récente entrevue de Jorge Semprun illustre mon propos sur la tentation du suicide chez le déporté, Nous sommes le 26 janvier 2005. Demain, le monde se souviendra. Hommes politiques, médias, témoins se succéderont a la tribune. Pour les survivants, de moins en moins nombreux, les sentiments seront mitigés entre la BY, p.315316. * « Entretien avec Jorge Semprun. Le grand voyage de la mémoire. » Propos recueillis par Gérard de 90 Cortanze, Le magazine littéraie, n° 438, janvier 2005, p. 47. satisfaction de voir rallumé le flambeau de la mobilisation du devoir de mémoire, et la douleur ravivée, le retour aux enfers. Quéte numéro trois : « raconter Ia fumée ». En plus de douter de la réalité de sa survie, et de sa capacité a échapper aux effets délétéres de la mémoire du camp, le narrateur de L ‘Ecriture ou la vie prend conscience de la surdité possible de ses premiers vis-a-vis du monde libre, les soldats alliés & qui il pourrait livrer, en primeur, son témoignage. Le déporté renonce a son désir de les investir d’un rdle d’écoutant, de témoin leur tour, devant leur mine déconfite et Vampleur de la tiche. II leur préte « la bonne intention de comprendre », mais ceux-ci ne passent pas le contrat, qui reste voué I'échee. Ils nont pas les compétences qualifiantes pour accepter cette quéte-1a, Is ne peuvent pas vraiment comprendre. Ils ont saisi le sens des mots, probablement. Fumée : on sait ce que c’est. On croit savoir [...] Cette fumée-ci, pourtant, ils ne savent pas. Et ils ne sauront jamais vraiment (...] Peut-on tout entendre, tout imaginer? [...] Le pourra-on?En auront-ils Ja patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaire? Le doute me vient, dés ce premier instant, cette premiére rencontre avec des hommes d’avant, du dehors - venus de la vie -, & voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers®. Pour retrouver son humanité, au-dela de la fracture identitaire et sociale introduite par Vexpérience traumatique, le sujet n’en doit pas moins en passer par I’Autre. Outre le regard, dont on a vu précédemment le pouvoir signifiant, il y a la parole. EN, p22, 26-27 a Le recadrage possible du réel terrifiant passe nécessairement par le langage, le sens que Ja vietime donnera a son vécu. Le discours qu’elle se tiendra a elle-méme sera tributaire du regard qu’on aura posé sur sa personne, mais aussi de accueil réservé & son histoire, La réception du discours de la personne victime conditionne, en effet, son devenir psychique selon que I’écoute sera bienveillante, compatissante, ou qu’elle fera défaut, voire qu’elle suscitera le rejet. Dans son introduction Pouvrage collectif’ Les traumatismes dans le psychisme et la culture, Bernard Doray traite du trauma et de son rapport au langage, en insistant sur le réle de l’échange, et done dautrui, dans lacte que constitue la prise de parole du sujet traumatisé. Le sujet traumatisé est un sujet en défaut d’énoncé, un sujet en mal \dividuel, collectif, sexuel, guerrier [...] domine le silence (et son accompagnatrice, la solitude). Les ombres de la terreur, de la douleur, de la honte, de Ja culpabilité, €’énonciation. Car dans tout traumatisme psychique, qu'il soit de la haine, de la folie, redoublent la sidération, V’innommable, le non-pensable, le non-figurable, le non-symbolisable de expérience traumatique. Il_y a 1a le réel-réalité du traumatisé. Et qu’on ne s’y trompe pas, si le trauma n’est pas entidrement dicible, ce n’est pas seulement parce qu’il n’existe pas toujours des ‘mots pour dire une expérience extréme, c’est aussi parce que dire est un acte : un acte de remise de I’expérience humaine dans I’échange™. Quand I’échange dont il est question ne peut avoir lieu, bien des victimes finissent par se taire, Jorge Semprun choisira, lui aussi, le silence aprés quelques tentatives de prise de parole, « un silence de survie™. » L’horreur du récit rend ses interlocuteurs si mal aise qu’il préffre en rester 12. Ou alors, ils ne posent pas les bonnes questions. © B. DORAY, op cit, p.25. EN, p. 145. 2 Pour mon matheur, ou du moins ma malchance, je ne trouvais que deux sortes attitudes chez les gens du dehors. Les uns évitaient de vous questioner, vous traitaient comme si vous reveni un banal voyage & P’étranger. Vous v done de retour! Mais c’est qu’ils craignaient les réponses, avaient horreur de Finconfort moral qu’elles auraient pu leur apporter. Les autres posaient des tas de questions superficielles, stupides ~ dans le genre : c’était dur, hein? -, mais si on leur répondait, méme succinctement, au plus vrai, au plus profond, opaque, indicible, de expérience vécue, ils devenaient muets, s’inquitaient, agitaient les mains, invoquaient n’importe quelle divinité tutélaire pour en rester la. Bt ils tombaient dans le silence comme on tombe dans le vide, un trou noir, un réve. Ni les uns ni les autres ne posaient les questions pour savoir, en fait. Ils les posaient par savoir-vivre, par politesse, par routine sociale. Parce qu'il fallait faire avec ou faire semblant. Dés que la mort apparaissait dans les réponses, ils ne voulaient plus rien entendre. Ils devenaient incapables de continuer & entendre®, Rares sont ceux, dans le parcours de Jorge Semprun, qui adopteront la bonne attitude : ne pas poser de questions, mais se montrer disponible, empathique. Le silence de Pierre-Aimé Touchard était différent. Il était amical, ouvert a toute parole possible de ma part, spontanée. Ce n’ qu'il ne me questionnait pas, c*était pour me laisser le choix de parler ou de me it pas pour éviter mes réponses taire™. L’auteur se trouve chez des amis de longue date. Le fiancé d'une jeune fille présente nest pas revenu des camps. Jorge Semprun le connaissait avant la guerre et 'a rencontré 4 Buchenwald, puis perdu de vue avant la libération du camp. 93 de avait, de ma part, c°était plut6t celle de me taire -,j’ai commencé a parler. Peut- Alors, sans avoir prémédité, sans l'avoir pour ainsi dire décidé jon ily €tre parce que personne ne me demandait rien, ne me posait de questions, n’exigeait de comptes. Peut-étre parce que Yann Dessau ne reviendrait pas et qu'il fallait parler en son nom, au nom de son silence, de tous les silences : milliers de cris étouffés. Peut-étre parce que les revenants doivent parler a la place des disparus, parfois, les rescapés a la place des naufragés [...] Jeanine s‘était laissé tomber a genoux sur le tapis. Pierre-Aimé Touchard se recroquevillait dans son fauteuil. J'ai parlé pour la premiére et la demniére fois, du moins pour ce qui est des seize années suivantes. Du moins avec une telle précision dans le détail. J'ai parlé jusqu’a laube, jusqu’a ce que ma voix devienne rauque et se brise, jusqu’d en perdre la voix. Jai raconté le désespoir dans ses grandes lignes, la mort dans son moindre détour™, Dans cet extrait, auteur fait des morts du camp les destinateurs de sa quéte de prise de parole. « Les revenants doivent parler 4 la place des disparus, les rescapés a la place des naufiagés. » On notera Pallusion intertextuelle a Primo Levi, dont un ouvrage porte le titre : « Les nauffagés et les rescapés, » Deux récits du vécu du camp sont enchéssés dans L Ecriture ou la vie. Il y a celui auquel je viens de faire allusion, Le second est celui qu'un survivant du Sonderkommando d’ Auschwitz. fait, un dimanche & Buchenwald, 4 une poignée de prisonniers, dont Jorge Semprun. Nous y retrouvons le motif du regard, présent deja ds les premigres lignes de l'ccuvre. Je me souviens de son regard [...] il avait il d’un bleu glacial, comme le fil tranchant d’une vitre brisée. Je me souviens de la tenue de son corps [...] assis “EY, p. 182-183. sur une chaise, tout droit, tout raide, les mains posées sur ses genous [...] Je me souviens de sa voix [...] Apre, méticuleuse, insistante. Parfois, sans raison apparente, sa voix s’épaississait, s’enrouait, comme si elle était soudain traversée par des émotions incontrélables. Pourtant, méme a ces moments-Ia de visible agitation, il n'a pas bougé les mains sur ses genoux. Il n’a pas modifié la on de son corps sur la chaise dure et droite. C’était dans sa voix seulement os que se déployaient les Emotions trop fortes, comme des lames de fond qui viendraient remuer la surface d'une eau apparemment calme. La crainte de ne pas étre cru, sans doute. De ne pas étre entendu, méme, Mais il était tout a fait erédible. Nous lentendions fort bien ce survivant du Sonderkommando Auschwitz [...] Je le regardais [...] et je comprenais son angoisse. Il me semblait la comprendre, du moins {...] ’angoisse de ne pas étre crédible, parce qu’on n’y est pas resté, précisément, parce qu’on a survécu ... Nous lavons Ecouté en silence, figés dans Vhorreur blafarde de son récit [...] Nous avions sombré corps et ame dans la nuit de ce récit, suffoqués, ayant perdu toute notion du temps”, Ces deux récits enchassés ne nous apprennent rien sur expérience vécue par leurs narrateurs. Les portes du camp restent fermées au lecteur. « Le détail, te sel du récit® » nous sont inaccessibles. Mais si Semprun ne nous communique pas de contenu, il nous livre l'effet « traumatogéne » de ces prises de parole sur l’auditoire. Dans L'Ecriture ou a vie, dailleurs, un dixigme de Vintrigue environ porte sur le monde dévoilé de Buchenwald, les dix-huit mois de captivité du narrateur. Le texte aborde peu la faim, la souffrance, les corvées, le fonetionnement du camp, la déliquescence des corps. C’est un choix délibéré. Pour que le récit trouve preneur, il faut qu’il soit audible. Pas au sens de audition, mais de Ventendement. I! faut ménager Winterlocuteur, respecter ses mites. Ds sa libération, le jeune rescapé, face aux soldats alliés, croit pouvoir SEY, p72 EV, p19, 95 surmonter cet obstacle, par la force de la narration, justement. I mettra des conditions & la réussite de cette quéte qu'il énonce en les termes suivants, par la voix de son narrateur : Iis ne peuvent pas comprendre, pas vraiment, ces trois officiers. Il faudrait leur raconter la fumée [...] Il y faudrait des heures, des saisons entigres, ’étemité du récit, pour a peu prés en rendre compte’. La compétence nécessaire pour accomplir cette tache, c’est d’étre capable de création artistique et de maitriser l'art du réci Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que Vexpérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne conceme pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront A cette substance, a cette densité que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de reeréation. Seul artifice d’un récit maitrisé parviendra a transmettre partiellement la vérité du témoignage™. Que ce soit dans ses écrits ou ses prises de position lors d’entrevues, Jorge Semprun revendique par ailleurs la validité d’un adjuvant de taille : le langage, nié par certains, critiques littéraires et anciens déportés. L’auteur réfute Margument de V'indicible combien récurrent & propos de l'expérience concentrationnaire. Le philosophe Adorno s’est exprimé sur la représentativité de I’Holocauste et de son impact sur la culture. La référence A ses propos est devenue un lieu commun. On y fait allusion, tant dans la critique littéraire que dans les écrits scientifiques, et pas seulement & propos des camps de concentration, mais aussi aprés des catastrophes humanitaires. Citant Adorno, les auteurs prennent rarement la peine d’en donner la référence complite. Deux modéles ’énoneés attribués au philosophe circulent : « Ecrire un po&me aprés Auschwitz est devenu barbare.® » et « Le langage est mort a Auschwitz. » Je n’ai retrouvé la référence que du premier aphorisme. Le second n’en serait-il que sa transformation 2 Comment alors est-on passé de l'un autre ? Il serait intéressant d’étudier I’impact de cette citation sur le regard que notre société porte sur Histoire et les victimes de ses drames. Dresser la carte du parcours de cet interdit énoneé, ses lieux d’insertion, sa pérennité, permettrait peut-étre de faire émerger le type d’argumentation érigée autour d’elle, les ‘ours qu’elle sert. Qui sont ceux qui s’y appuient et ceux qui la rejettent parmi les littéraires, les sociologues, les philosophes, les historiens, les psychiatres ? La citation est jamais innocente. Ce n’est pas un simple ornement. I] est étonnant que citer ‘Adomo serve de prémisse & tant de discours, alors que la validité de son propos est critiquable. Car, enfin, ce nest pas le langage qui est mort a Auschwitz, ce sont des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont été exterminés. Jorge ‘Semprun lui-méme rejette linterdit de la représentation que la sentence énonce. ‘On peut toujours tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi, Ou un signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout”. On peut lire, dans cet extrait, une allusion 4 Adorno. Les sempitemelles références a ce ue et philosophe allemand m’intriguaient. J’avais glané ca et IA qu’il était revenu ‘TW. ADORNO, Prismes. Critigue de la culture et société, 1986, p.23. BV, p.26, 7 sur ses positions vis-a-vis d’ Auschwitz. Je n’avais pas pour autant mené plus loin mes investigations. Mais en prenant connaissance de la thése de Madame Nicoladzé sur oeuvre de Semprun, je découvre que Pindex renvoie & une référence & Adomo. Je crois y trouver la trace de la citation rebattue, mais elle renvoie plutdt a L’Algarabie, que Semprun publia en 1981; récit de fiction présentant des traits autobiographiques pour qui connait la vie de auteur. Le narrateur, Rafael Artigas, donne un interminable entretien”' a une jeune Hongroise qui enregistre le tout sur bande magnétique”. Un passage conceme I'expérience concentrationnaire du narrateur Artigas. Le lecteur familier de Vceuvre de Jorge Semprun sait qu'il reprend plus d’une fois, dans ses écrits, ce commentaire de La tréve de Primo Levi. Vérité a la fois aveuglante et inutile Puisqu’elle n’était ni communicable ni susceptible de fonder autre chose que ma propre solitude [...] Ma vie n’était qu'un réve depuis 1a fumée grise du camp [...] Plus tard [...] en lisant « La tregua » de Primo Levi [...] j'ai Sauté de joie J'ai couru dans les rues car Primo Levi était un habitant comme moi de ce pays inhabitable [...] I Véerivait précisément [...] Ecoute comme c'est beau Elisabeth”® Apres avoir rapport sa joie de ne plus étre seul, par sa rencontre littéraire avec Primo Levi, Artigas dédouane Adorno et lui rend hommage. A ses yeux, c’est le seul qui, bien que n’ayant pas vécu les camps, a su étre capable d’en formuler les effets sur le psychisme du survivant. Le texte d° Adorno correspond en tous poins a ce que nous en livre Jorge Semprun dans L'Algarabie, & ceci prés que Vextrait commence juste aprés un retour que le philosophe fait sur sa formule initiale concernant Auschwitz, Onze ans 7.4. SEMPRUN, LAlgarable,p. 192. Dans le livre, le contenu de I'enregistrement est présenté en italique, sans ponctuation. J, SEMPRUN, op cit, p. 188. 98. séparent les parutions allemandes de Prismes (1955) et de Dialectique négative (1966). Voici la traduction frangaise du texte dans lequel le philosophe réfute ses premiers propos. La sempiternelle souffrance a autant de droit a l'expression que le torturé celui de hurler ; c'est pourquoi il pourrait bien avoir été faux daffirmer qu’aprés Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des po8mes. Par contre, la question moins culturelle n’est pas fausse, qui demande si aprés Auschwitz, on peut encore vivre [...]”* Rendons César ce qui lui appartient, et revenons & 'hommage que Jorge Semprun fait Adorno dans L’Algarabie, Je pense que la formulation d la fois la plus précise et la plus étrange Etrangeté qui lui vient précisément de sa précision et du fait d'avoir été prononcée par quelqu’un qui n'avait pas d'expérience vécue Pas d’Erlebnis ou de vivance de cette mort-la La formulation la plus foudroyante d'obscure clarté se trowve je pense dans Adorno Souviens-toi Le troisiéme chapitre de la troisi¢me partie de sa « Dialectique Négative » commence par le paragraphe Aprés Auschwitz Et il yest dit “Par contre la question culturelle n’est pas fausse qui demande si aprés Auschwitz. on peut encore vivre s'il en a tout a fait le droit celui qui par hasard en réchappa et qui normalement aurait da y étre assassiné. Sa survie nécessite dgja cette froideur qui est le principe fondamental de la subjectivité bourgeoise et sans lequel Auschwitz n’aurait pas été possible Drastique culpabilité de celui qui a été épargné En retour des réves le visitent comme celui qu’il ne vivrait plus du tout mais aurait été gazé en 1944 et qu’il ne ménerait par conséquent toute son existence qu’en imagination Emanation du désir fou d’un assassiné dil y a vingt ans””®, ™ 7, W. ADORNO, Dialectigue négatve, critique de la politique, Paris, Payot, 1978, p. 284. J. SEMPRUN, Algarabie, p. 189-190. 99 Pour Jorge Semprun donc, « ineffable n’est qu’un alibi, le langage contient tout ». L’auteur maftrise le langage, artifice littéraire €galement. I s'est bien essayé a quelques prises de parole aprés sa premitre rencontre avec «des gens d’avant, du dehors » A deux ou trois exceptions prés, ses interlocuteurs n’avaient pas « la patience nécessaire, la compassion », la capacité d’écoute. Ca I’a rendu muet pour longtemps. Quant & inscription littéraire de son vécu & Buchenwald, il mettra dix-sept ans avant dy parvenir. Il sera contraint d’y renoncer temporairement pour accomplir une quéte majeure qui mobilisera, nous I'avons vu, toutes ses ressources : survivre & la survie. Continuer a exister. Le premier chapitre de L ‘Ecriture ou la vie ne nous informe que sur I’accom| de la quéte de la survie, pour le narrateur, en y mettant un bémol. Le parcours ne svachéve pas pour autant. Deux autres quétes sont énoncées et amoreées. Cela nous rassure. Jorge Semprun est toujours vivant et non seulement a-t-il réintégré son identité écrivain, mais il a été capable d'offtir & la postérité un récit d’une rare densité. La route a été longue et a pris des détours. Le parcours identitaire de Jorge Semprun est double et trouve sa source ds l’enfance. Homme politique, homme de lettres, deux vies paralléles qui se croiseront peu jusque dans les années quatre-vingts, l'une cédant la place & autre, dans une alternance de gouvernance du sujet. C’est ce cheminement particulier que je livre au lecteur dans le prochain chapitre. 100 CHAPITRE 5 LE LONG CHEMIN VERS L’ECRITURE. L’éoriture, si elle prétend étre davantage qu’un jeu, ou un enjeu, n'est qu’un long, interminable travail d’ascése, une fagon de se déprendre de soi en prenant sur soi : en devenant soi-méme parce qu’on aura reconnu, mis au monde l'autre qu’on est toujours. Jorge Semprun, L ‘Ecriture ou la vie, p. 377. On peut toujours tout dire en somme. L"ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou un signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. Jorge Semprun, L'Ecriture ou la vie, p. 377. Chapitre cing Lelong chemin vers l’éeriture Eerire, c"est ala fois se taire et parler. Marguerite Duras ‘Trouver un sens a expérience concentrationnaire. ‘Comme pour toute vietime d'un trauma, le devenir psychique de I’écrivain sujet rescapé des camps passe par le recadrage du réel, surtout si celui-ci est hors de toute norme connue. La mise en mots de ’expérience traumatique est efficiente quand elle permet & énonciateur de donner du sens a son vécu en aceédant & un discours cohérent, dans sa structure cette fois, parce qu’intégrant une autre vision du réel. Dans cette nouvelle perception du trauma, le sujet retrouve sa dignité, une identité de héros qui certes a vu son moi «effracté » au sens freudien, mais qui, aprés coup, peut dire qu’il a su faire quelque chose de son matheur. Pour les professionnels de la santé mentale, la parole jJoue ce role dans le travail de la cure thérapeutique. La signification que le sujet va découvrir en “s’énongant” est une signification personnelle, plongeant ses racines dans son expérience singuligre et intime, dans son passé, son histoire, ses fantasmes et tout son réseau de significations. Le thérapeute ne fait par sa présence empathique et ses interrogations, qu’aider le sujet &“accoucher” (maieusis) de sa propre vérité, sur le modéle socratique. Crest le sujet qui détient la clef du sens de son expérience personnelle, et donc de sa guérison. Le trauma a fait effraction au travers de ses défenses psychiques, 102 est lirreprésentable et Vindicible. La thérapie va consister a permettre au sujet de découvrir sa propre signification et court-circuit dans son systéme si de lévénement et d’en prendre conscience : I’événement sera alors signifiant, représentable, “dicible” et communicable’. (On a vu précédemment Ia difficulté que manifeste le rescapé a relater son expérience et ‘4 « raconter la fumée » dans un discours susceptible d’étre entendu. S"il ne parvient pas 4 faire entrer son interlocuteur dans l’échange, il risque de se taire a jamais, de rester clivé, enfermé dans la solitude et la rumination. L*éeriture, elle aussi, est affaire de solitude, Mais elle peut se révéler un précieux adjuvant dans la reconstruction du sujet, s'il est capable de supporter la réexposition & laquelle elle le soumet. La mise en intrigue oblige & revisiter ’événement, mais aussi a en remanier la représentation, lui rendre une cohérence acceptable. Cela n’efface pas la souffrance, mais la remet en perspective, ‘Tant que le trauma n’a pas de sens, on reste sidéré, hébété, stupide, embrouillé par un tourbillon @informations contraires qui nous rendent incapables de décider [...] Nous avons un moyen d°éclairer le brouillard provoqué par un traumatisme : le récit. Dans ce cas, la narration devient un travail de sens. Mais toute histoire n’est pas socialisable, i faut adapter a Pautre qui a du mal a Ventendre. La métamorphose de Pévénement en récit se fait par une double ‘opération : placer les événements hors de soi et les situer dans le temps’. "L.CROCQ, « Les traumatismes psychiques, introduction », dans M. DE CLERCQ, et F. LEBIGOT, Le traumatisme psychique dans la pensée psychiatrique francophone, Paris, Masson, 2001, p8 *B.CYRULNIK, Parler d'amour au bord au gouffre, Pats, Odile Jacob, p. 46, 103 Ecriture traumatique et parcours identitaire de Jorge Semprun Dans Temps et récit, Ricceur introduit le concept d’une identité narrative qui se déploie centre permanence et changement, identité-idem et identité-ipse. Ce concept est incontournable dans I’étude des liens entre 1a mise en mots de l’expérience traumatique ct la revalidation du sujet. Sa capacité & opérer une restructuration de son vécu dans une mise en intrigue qui recadre le réel terrfiant et lui conffre un sens nouveau est une condition de la reconstruction de son identité morcelée par le trauma, Le récit construit identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de "histoire racontée’. Ricoeur distingue deux poles dans I'identité. D’une part, lidentité idem suppose Pidée de permanence de la construction identitaire. C’est ce que la psychologie désigne par le caractire. Malgré les aléas de la vie, nous restons une seule et méme personne dont le socle s'est biti dés Yenfance. D’autre part, identité ipse inclut, quant a elle, ta ossibilité du changement sous forme, par exemple, de promesse tenue. L’ident narrative constitue le Tien entre ces deux facettes. Ainsi, le rescapé, en se racontant, met de ordre dans les péripéties de sa vie et les intdgre dans un tout cohérent qui tui permet de continuer son chemin, au-dela de la fracture introduite par le traumatisme. Le récit présente une dimension performative. En rassemblant les éléments épars de sa condition, le sujet reconstruit un moi qui peut s’étre vu éclaté, mais s'engage aussi a tenir parole, maintenir une identité unifige en dépit des événements qui ont affecté, ? P, RICEUR, Soi-méme comme un autre, Scuil, 1990, p.175, cité par M. Gilbert, 'idemtté narrative, ane reprise apres Freud de la pensée de Paul Riewur, Coll. «Le champ éthique »,n® 36, Geneve, Labor et Fides, 2001, p.120. 104 Apres avoir été blessé ou humilié, il accepte de se confronter & cet autre lui-méme que la souffrance a fait émerger. II doit alors s’en départir pour ne pas rester pris dans la pulsion de mort, et se replacer dans la perspective de I'accomplissement de soi. Ces dans L ‘Eeriture ou la vie. postulats trouvent un écho expli L’écriture, si elle prétend étre davantage qu'un jeu, ou un enjeu, n’est qu'un long, interminable travail d’ascése, une fagon de se déprendre de soi en prenant sur soi : en devenant soi-méme parce qu’on aura reconnu, mis au monde autre qu'on est toujours! En 1980, dans le second récit de son expérience de Buchenwald, Jorge Semprun s*interrogeait déja, d’une maniére dramatique et & travers I'écriture, sur ce pouvoir de la mise en intrigue, ‘Acton vraiment vécu quelque chose dont on narrive pas @ faire le récit, a reconstruire significativement la vérité méme minime — en la rendant ainsi communicable? Vivre vraiment, n’est-ce pas transformer en conscience ~ cest- a-dire en vécu mémorisé, en méme temps susceptible de devenir projet ~ une expérience personnelle? Mais peut-on prendre en charge quelque expérience que ce soit sans en maitriser plus ou moins le langage? C’est-a-dire histoire, les récits, les mémoires, les témoignages : la vie? Le texte, la texture méme, le tissu de la vie"? Jorge Semprun mettra de longues années avant de devenir cette personne qu’il s*était promis d’étre. Berivain naissant avant d’étre déporté au camp de Buchenwald, il a Iongtemps renoncé a cette identité, ne trouvant pas la force d’écrire sur son expérience. “BV, p.377. * 1. SEMPRUN, Quel beau dimanche, Grasset, 1980, p.61-62, 105 La réactivation du traumatisme que 'écriture opérait s'avérait mortifére. « L”étrange odeur [de chair brOlée] surgirait aussitdt dans la réalité de la mémoire. J’y renaitrais, je mourrais dy revivre®. » « Il me fallait choisir entre I’écriture ou la vie, j’avais choisi celle-ci. J'avais choisi une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée, pour survivre’. » Le grand voyage a paru en 1963, Quel beau dimanche en 1980, L'Ecriture ou la vie en 1994, Le mort qu'il faut en 2001. Il s’agit A d'ceuvres de Jorge Semprun relatant explicitement son expérience concentrationnaire. Il ne sera pas satisfait des deux premiers récits. Vingt ans séparent les faits de leur relation pour le premier récit, cinquante-six pour le dernier. Dans un essai publié en 1995, un an aprés la parution de L’Ecriture ou la vie, Semprun résume cette expérience mortifére de I’écriture qu’il abordait déja de maniére récurrente dans ses romans. A Fautomne 1945, a vingt-deux ans, cette expérience : cette mémoire de la mort. Mais cela devint impossible. Entendez-moi : il n’était pas impossible d’écrire, il aurait été impossible de survivre a Iécriture. La seule issue possible de aventure du témoignage serait celle de ma propre mort, Je ne pouvais contoumer cette certitude. Il est vrai que cette expérience m’est personnelle. D’autres — Primo Levi, par exemple (grand exemple : son ceuvre est réellement prodigieuse par sa véracité, sa compassion lucide) — ne parvinrent a revenir a la vie qu’au moyen de I’écriture, gréce & celle- ci, Dans mon cas, en revanche, chaque page écrite, arrachée a la souffrance, m’enfongait dans une mémoire irrémédiable et mortifére, m’asphyxiait dans Pangoisse du passé. II me fallait choisir entre I’écriture et la vie et j’ai choisi la vie. Mais en la choisissant j’ai dd abandonner le projet qui donnait a mes yeux SEN, p. I "BV. p. 255. 106 un sens a ma vie, celui d’étre écrivain. Un projet qui avait dés ’enfance structuré mon identité la plus authentique. J'ai da décider d°étre un autre, de ne pas étre moi-méme, pour continuer A étre quelque chose: quelqu’un. Car c’était impensable d’écrire n’importe quoi d’autre, lorsque j’abandonnai la tentative de rendre compte, littérairement, de I’expérience de Buchenwald. Cela explique en partie mon intérét pour la politique. Si I’écriture me maintenait dans la mémoire atroce du passé, activité politique me projetait dans l'aver Dans L'Ecriture ou la vie, \e narrateur rapporte en ces mots lenfer dans lequel le replonge I’écriture, et qui le pousse & abandonner, quelques mois aprés son retour, son idemtité d’écrivain, Je ne parviens pas par I'écriture & pénétrer dans le présent du camp, & le raconter au présent... Comme s'il y avait un interdit de la figuration du présent. Ainsi, dans tous mes brouillons, ga commence avant ou aprés, ou autour, ca ne ‘commence jamais dans le camp [...] Et quand je parviens enfin a |’intérieur, quand j'y suis, ’écriture se blogue [...] Je suis pris d’angoisse, je retombe dans Je néant, j’abandonne [...] ga me tue’. En plus d’exprimer le lien qu’il fait entre écriture et trauma, Semprun corrobore, dans ces deux extraits, les théses de Paul Riccrur. Décider d’étre un autre que ce qu'on était au plus profond, pour survivre aux reviviscences, aux cauchemars, & angoisse. Puis, quand la douleur aura trouvé un sens, quand la distance temporelle et a soi auront permis le travail de deuil de cette identité meurtrie, retrouver la personne qu’on voulait atre. Cette identité temporaire, au sortir du camp, c’est par action militante que Jorge ‘Semprun la déploiera, "J, SEMPRUN, « ...Vous aver une tombe au ereux des nuages..», Mal et modernité, essai, Climats, Castelnau-Le-Lez, 1995. PEN, pals. 107 Un autre, mais pas étranger a lui-méme. Car, si la posture d’écrivain était insorite trés {6t chez Jorge Semprun, ta politique aussi, comme la littérature, faisait partie de ses cadeaux de naissance. « Mon pére écrivait de la poésie. Parfois, il nous lisait certains de ses podmes. Jadorais ces instants (...] ces séances de lecture m’ont ouvert a tellement de choses ! » Avocat, diplomate, il était « farouchement républicain » [...] « Toute mon enfance a été placée sous le signe de la politique. Mon grand-pére, Antonio Maura, était la grande figure du parti conservateur, un homme autoritaire, mais réformiste. Il fut premier ministre d’Alphonse XII'°.» La mére de Jorge Semprun réunit les deux fondements de Videntité du petit Jorge. «C'est elle qui accroche aux balcons de Vappartement du 12 de la Calle Alfonso XI les oriflammes rouges, jaunes et violets, lors de la victoire républicaine aux élections du 14 avril 1931. Il est "fier, trés fier” du geste symbolique de sa mére, il approuve son courage. » '! Crest aussi la mére qui sera l’énonciatrice du choix originel de Videntité d’écrivain de Semprun, « Bien qu’elle soit trés equitable dans la tendresse qu'elle accorde a chaque membre de la tribu, le petit Jorge sent confusément qu’il est le préfiré : Je ne veux ici blesser aucune mémoire, celle d’un frére ou d’une sour, mais j’en ai I’ tout le temps : “Jorge, lui, il sera écrivain”. » Cette question du choix originel a été développée par Jean-Paul Sartre. Il a étudié sous cet angle le parcours identitaire de plusieurs écrivains. Dans la présentation qu’il fait de sa méthode progressive-régressive, il se dit en accord avec les théses de Engels. « Les '° propos recueillis par Gérard de Cortanze dans la biographie de Jorge Semprun qu'il a publige en 1997, chez Hachette, sous le titre: Le Madrid de Jorge Semprun. Les citations entre guillemels sont des interventions de Sempeun figurant p. 16 - 18 "id ° id 108 hommes font leur histoire eux-mémes mais dans un milieu donné qui les conditionne'®. » Pour nous, homme se caractérise avant tout par le dépassement dune situation, par ce qu’il parvient a faire de ce qu’on a fait de lui, méme s’il ne se reconnait jamais dans son objectivation"* [...] Le donné que nous dépassons 4 tout instant, par le simple fait de le vivre, ne se réduit pas aux conditions matérielles de notre existence, il faut y faire entrer, notre propre enfance.'* Mais avant de retrouver cette identité «la plus authentique », celle de I'écriv Semprun choisit de se consacrer A Vautre face de lui-méme, en reprenant T'action politique 18 ot il avait laissée avant son arrestation. Il a vécu Vexil et la guerre Espagne 13 ans, le camp de concentration & 20 ans, il sera militant communiste dans la clandestinité jusqu’en 1963, sous divers noms d’emprunt. Apatride, brouillant les traces de I’identité vraie, il ne retrouve le pouvoir d’écrire qu’en 1962. Ces jours-l4, je n’avais pas quitté mon domicile de la rue Conception- Bahamonde. Ily avait eu des arrestations assez nombreuses. Des pans entiers de TOrganisation clandestine semblaient s’écrouler. J’étais le responsable de Forganisation communiste de Madrid'®. L’auteur est hébergé par un couple de militants qui ne connaissent méme pas son pseudonyme, Federico Sanchez. Le mari est un survivant de Mauthausen. ' J.P. SARTRE, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 119. “ Tid, p. 127 ° Did. p14 BV, p. 307. 109 Manuel était un survivant de ce camp. Un revenant comme moi. Il me racontait sa vie A Mauthausen, le soir aprés le diner [...] Mais je ne reconnaissais rien, je ne m’y retrouvais pas. Certes, entre Buchenwald et Mauthausen, il y avait eu des différences [...] Je ne me retrouvais pourtant pas, dans les récits de Manuel. C’était désordonné, confus, prolixe, ga s*embourbait dans les détails, il n*y avait aucune vision d’ensemble, tout était placé sous le méme éclairage. C’était un ‘témoignage a I’état brut, en somme : des images en vrac. Un déballage de faits, impressions, de commentaires oiseux””. Une nuit, aprés une semaine a écouter les récits de Manuel qui ne lui conviennent pas dans leur forme, il fait un réve sur le camp, mais sans angoisse, cette ‘Vétais étrangement calme, serein. Tout me semblait clair, désormais. Je savais comment écrite le livre que javais di abandonner quinze ans auparavant, Plutot, je savais que je pouvais 'écrire, désormais. Car j’avais toujours su comment Pécrire : c’est le courage qui m’avait manqué. Le courage d’affronter la mort travers l’écriture. Mais je n’avais plus besoin de ce courage™*. Ce livre, c'est Le grand voyage, qui recevra le Prix Formentor en 1964, quinze jours aprés que Semprun se soit fait exclure du Parti Communiste pour divergence opinions. A partir de cet instant, il retrouve son identité d’écrivain, qui plus est reconnu, par la critique. Néanmoins, le jour de la remise du prix, il sait que le livre est réécrire. « Il me faudrait le recommencer : tiche interminable, sans doute, que la transcription de la mort”®, » D’autant que I’6criture, pour Semprun, n’est pas libératric Elle ravive Ia douleur qu'il avait tenue a distance durant sa cure de silence et d'amnésie. “ey, p. 310. EV, p.312, "EV, p35 110 Si j’avais réussi, en 1961, a écrire le livre abandonné seize ans plus tot ~ a éerire, ‘du moins, un des récits possibles de Pexpérience d’autrefois, inépuisable par essence, je payais cette réussite, qui allait changer ma vie, par le retour en force des anciennes angoisses*”, Entre-temps, il écrit ses souvenirs d’engagement politique. Un autre livre sur le camp, en 1980, Quel beaw dimanche, raconte une journée de dimanche & Buchenwald. Mais cette écriture 1a ne le satisfait pas encore. Le 11 avril 1987, le jour de la mort de Primo Levi, il est en train d’écrire Netchaiev est de retour, récit de fiction dont le théme est l'action militante et ses débordements quand elle se mue en action terroriste. Au détour d’une phrase, il se retrouve face a lui-méme dans son récit. I it de la sone de libération du camp de Buchenwald, décrite du point de vue d’un des libérateurs, qui voit devant lui apparaitre un survivant qui n’est autre que Semprun lui-méme. Il ne devait pas étre question de Buchenwald. Trois ou quatre pages devraient suffire [...] pour évoquer le voyage de Marroux, a travers Allemagne défaite, a la recherche de Michel Laurengon, son camarade de résistance déporté. Ga S‘écrivait ainsi pour commencer:“Le matin du 12 avril 1945, Marroux descendait de voiture devant les bureaux de la [...] section de la Gestapo du camp de Buchenwald” [...] Soudain, en relisant la phrase en question [...] je remarquai la date que j’avais inscrite : 12 avril 1945 [...] Je avai éerite sans y penser, imposée qu’elle était par Ia vérité historique. L’arrivée de Marroux, personage de roman, & entrée réelle du camp de concentration de Buchenwald ne pouvait avoir lieu qu’a cette date [...] Une stratégie de Vinconscient [...] Nous étions fe 11 avril 1987 [...] Javais pereé a jour les manigances de EV, p. 293, m1 Vinconscient littéraire. J'avais deviné qui Roger Marroux allait rencontrer & entrée de Buchenwald : moi-meme”. Sravais mis de c6té les pages écrites ce jour-la, Yen relus les premiéres lignes : “Ils sont en face de moi, ceil rond, et je me vois soudain dans ce regard @’effroi: eur épouvante” [..] Un autre livre venait de naftre [...] de commencer [...] L'ECRITURE OU LA MORT”. Anaitre, dum tui du livre qu’il mettra encore cing ans A it écrit ce jour-la correspond bien & pouvoir écrire, Entre-temps, il deviendra ministre de la culture dans le gouvernement espagnol de Felipe Gonzalez. L’exilé, le clandestin, revient une fois de plus en Espagne, mais cette fois sous sa véritable identité. Il renoue avec Mhéritage familial : ministre espagnol, comme son grand-pére, comme son oncle. En 1991, il démissionne devant Vimmobilisme et Pincurie de certains membres du cabinet. Il abandonne encore L Eeriture ow la vie, intitulée dabord ... et la mort, pour faire le récit de son expérience gouvernementale dans Federico Sanchez vous salue bien. En mars 1992, il retourne & Buchenwald pour une émission de télévision sur la ville de Weimar, ville de Goethe et de camp de concentration. La, il comprend qu’ doit venir a bout de son projet. L’Ecriture ou la vie est publié en 1994 et recevra le Prix Femina Vacaresco 1994 et le prix littéraire des Droits de homme en 1995. En 1996, il devient membre de Académie Goncourt. 2 BY, p. 290, 291, 293, * EV, p. 298-298, 112 ‘Quelle dénomination pour L’Ecriture ou la vie? De Pautofiction au témoignage La dénomination méme des témoignages des survivants des camps nazis comme genre littéraire est un théme récurrent. A partir de quel moment ces récits sont-ils de la littérature? Autobiographie et témoignage ne renvoient pas a la méme réalité et ne semblent pas avoir la méme finalité : s’agit-il de décrire la vie d’une personne dans ce qu’elle présente de singulier ou de décrire un événement, ici le vécu concentrationnaire, afin que l’Histoire en retienne les legons et que les hommes, instruits de son existence, fassent en sorte qu’il ne se reproduise jamais? Alain Goldschliger dis ygue ces deux modes d’écriture. Dans Vautobiographie, c’est le sujet qui est au centre du récit, « L’événement ne joue que le role d’un révélateur des limites et de la personnalité du Je. Dans le cas du témoignage, le but s*inscrit dans une connaissance de I’événement et Pindividu ne se présente que comme un instrument du savoir’. » Le Je est au second plan, D’ailleurs, on a peu d’indices relatifs a sa vie avant et aprés I’événement. Souvent auteur se place dans un rapport d’appartenance et d’identific jon au groupe des survivants. La visée de ceuvre est transmission de mémoire au lecteur pour, qu’a son atteste du réel de 'événement rapporté, L'Ecriture ou la vie reléverait plutét de Tautofiction. Pourtant, le pacte autobiographique est scellé. Un matin d'avril 1945, quelques jours aprés la libération du camp de Buchenwald ot Semprun a passé dix-huit mois, les survivants attendent leur rapatriement. ® A. GOLDSCHLAGER,, « La littérature de temoignage de la Shoah. Dire lindicible- Lire Vincompréhensible-, p. 283. 413, ‘Une voix dans le haut-parleur, réche, impérative m’avait il semblé, criait mon nom [...] on me convoquait la bibliothéque [...] la voix ne disait pas mon mat ule, elle disait mon vrai nom. Elle n’appelait pas le matricule 44904, elle appel le camarade Semprun’*. Pécrivain Semprun, tout au long du récit, prend des latitudes avec la réalité. « J'ai inventé le gars de Semur, j'ai inventé nos conversations : la réalité a souvent besoin invention, pour devenir vraie, C’est-d-dire vraisemblable, Pour emporter la conviction, I'émotion du lecteur”. » Primo Levi, quant @ lui, revendiquait une écriture témoignage. Méme s'il reconnaissait que les véritables témoins étaient ceux « qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait une signification générale”. » Dans la préface de Si c'est un homme, il prend la peine de préciser « Il me semble inutile d’ajouter qu’aucun des faits n’y est inventé’. » Jorge Semprun ne manifeste pas cette visée du témoignage réaliste. Il revendique méme le travestissement de la vérité. Son écriture ne t pas dans la transmission d’une mémoire collective, mais dans la reconstruction de son identité fracturée par Vexpérience concentrationnaire. C’est le Je qui se déploie tout au long de l'Ecriture ow Ja vie, depuis sa désagrégation par lentreprise de déshumanisation des Nazis, jusqu’a la réintégration de son Moi profond, son identité d’écrivain, au-dela de celle de militant communiste, lorsqu’il aura trouvé la forme narrative pour exorciser son vécu paroxystique. C’est seulement au moment od il intégre, en quelque sorte, l'expérience ™ BY, p. 84 2 EV. p.336, % LEVI, Les nawfages ef les escapés : quarante ans aps Auschwits, Pasi, Gallimard, Col « Arcades », 1989, p. 82, cté par Jean-Frangois CHIANTARETTO, « Témoigner, monier iréparable. ‘A propos de Claude Lancmann et Primo Levi», dans Ldentts, narratives, Mémoire et perception, Pierte OUELLET, Simon HAREL etal, dr, Celt, Les Presses de "Université Laval, 2002, p. 175-188. LEVI, Sic’est un homme, Pais, Julliard, 1987, p. 8. 14 du camp et qu'il retourne a Buchenwald en 1992, qu'il prend conscience de importance d’assumer son rdle testimonial. Un journaliste allemand, Peter Merseburger, m’avait appelé au téléphone. II allait réaliser une émission de télévision & propos de Weimar, ville de culture et de camp de concentration, II souhaitait que je fusse l'un des témoins principaux de cette exploration du passé. Du cété camp de concentration, bien stir. J'avais aussitdt refusé, sans prendre le temps de réfléchir. Je n’étais jamais retourné a Weimar (...] Mais la nuit suivante, j’avais de nouveau révé de Buchenwald. Une ‘voix me réveillait dans la nuit [...] Je savais que je faisais le réve habituel. Une voix sombre, masculine, irritée, allait dire comme d'habitude : Krematorium, ausmachen ! Mais pas du tout. La voix que j'attendais, déja tremblant, déja transi .] ne se faisait pas entendre. C’était une voix de femme, bien au contraire. Une belle voix de femme [...] : la voix de Zarah Leander. Elle chantait ‘une chanson d’amour. Elle n’a jamais chanté que des chansons d’amour [...] Du moins, A Buchenwald, dans le circuit des haut-parleurs de Buchenwald, le dimanche [...] J’entendais dans mon réve la voix de Zarah Leander au lieu de celle, attendue, pourtant habituelle, répétitive et lancinante, du Sturmfirher 8.S. demandant qu’on éteignit le four erématoire [...] Je me suis alors réveill Favais compris le message que je m’envoyais 4 moi-méme, dans ce réve, transparent, Jallais téléphoner a Peter Merseburger, a Berlin, lui dire que j'étais accord. En somme, par ces voies détournées [... je m’enjoignis de terminer le livre si longtemps, si souvent repoussé : L’éeriture ou la mort [...] Il était né une hallucination de ma mémoire, le 11 avril 1987, le jour anniversaire de la libération de Buchenwald. Le jour de la mort de Primo Levi : celui oi la mort Vavait rattrapé”*, Ce réve manifeste que le travail de deuil peut enfin s'accomplir. Le cauchemar qui révélait le traumatisme encore actif céde la place & un réve au contenu sans angoisse, EV, p. 357-358, 1s méme si le liew activé dans la mémoire est celui du camp. En retournant pour la premiere fois sur les lieux méme de Phorreur, Jorge Semprun peut passer de I’identité de survivant en quéte de reconstruction, a celle de témoin et de passeur de mémoire. DYautant que bient6t, il ne resterait plus de témoins directs de I'expérience concentrationnaire de Buchenwald. Ce sont deux adolescents qui tui sont trés proches qu'il emméne avec lui pour accomplir ce pélerinage, ses petits-fils « par les liens du coeur», J'ai posé une main sur I’épaule de Thomas comme un passage de témoin, Un jour viendrait od il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n*y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald : plus personne ne saurait dire avec Jes mots venus de la mémoire chamelle, et non pas d’une reconstitution théorique, ce qu’auront été la faim, te sommeil, Pangoisse, la présence aveuglante du Mal absolu - dans fa juste mesure od il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. Plus personne n’aurait dans son ame et son cerveau, indélébile, 'odeur de chair brilée des fours crématoires [...] ce ne sera plus qu’une phrase, une référence littéraire, une idée d’odeur. Inodore, done [...] Pavais posé ma main sur épaule de Thomas Landman, Une main Kégere comme la tendresse que je lui portais, lourde comme la mémoire que je lui transmettais™. De la littérature, de l'art pour témoigner ? Sur la quatriéme de couverture, le récit est présenté comme une oeuvre d’art. Certains critiques émettent des réserves quant a la possibilité de faire de Vart partir d’une 11 s'agit de Mathieu et Thomas Landman, fils de sa belle {e mere, Colette Leloup, dans les années soixant, EN, p.374 35. fille, Dominique Martinet dont i avait épousé 116 expérience aussi éloignée de ’humain que celle des camps de concentration. Colin Davis pose ainsi la question : La littérature de PHolocauste lance un défi a la critique éthique [...] : comment affirmer la survie de valeurs humaines dans un corpus de textes qui annoncent le triomphe du barbarisme? [.. Le probleme esthétique de la littérature est toujours déja lié & une question éthique : comment communiquer, sous quelle forme raconter, une expérience peu susceptible d’étre comprise par les lecteurs *! 2 Dans L’Ecriture ou la vie, une discussion a lieu entre des survivants of! le narrateur se positionne clairement pour une forme littéraire qui soit fiction et ceuvre dart : ‘Voudra-t-on écouter nos histoires, méme si elles sont bien racontées? [...] Ca veut dire quoi, “bien racontées” 2, s"indigne quelqu’un? Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices! [...] Raconter bien, ga veut dire : de fagon a étre entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Par artifice de Poeuvre dart, bien sr! [...] Il faudrait une fiction, mais qui osera? Il y aura peut-étre une littérature des camps [...] ’enjeu ne sera pas la description de Vhorreur, Pas seulement, en tout cas, ni méme principalement. L’enjeu en sera exploration de I'ame humaine dans Vhorreur du Mal (...] I nous faudra un Dostotevski Cet extrait constitue le manifeste par lequel Jorge Semprun revendique une forme d'écriture incluant l'artfice littéraire au contraire d’une écriture qui relate seulement les faits dans leur réalité. I est un écrivain avant d’étre un rescapé des camps. Primo Levi n'a jamais revendiqué ce statut d°écrivain. Il le refusait plutot. Le moteur de son écriture °C. DAVIS, « Litérature de Holocause et hique dela lecture », Etudes lnéralres, vol 31, n° 3, Ethique et iiérature, 1999, p51. "BV, p. 165-170. 7 a toujours été Vobligation de témoigner pour ceux qui sont restés prisonniers des enfers, les naufragés de ta traversée du Styx. Chez Jorge Semprun, le devoir de mémoire a émergé trés tard, lors de son retour a Buchenwald en 1992, Et encore. Il le disait récemment dans une entrevue. Ce devoir de mémoire ne doit pas étre toumé vers le pass Ce qui m’énerve beaucoup dans les commémorations, c’est ce c6té “plus jamais a”. Il faudrait inverser les choses. Plutot que de parler des crimes d’Hitler, parlons de la xénophobie actuelle, des crimes racistes. La vraie commémoration, au sens profond et noble du terme, c’est celle que propose Zoran Music, un des seuls grands peintres de la déportation qui, retravaillant les dessins clandestins qu'il a faits & Dachau, intitule son exposition “Nous ne sommes pas les demiers™?. Pour que le récit littéraire trouve son destinataire, encore faut-il que le manuscrit trouve preneur : retour a la critique littéraire S‘agissant de accueil réservé au discours traumatique, je ne me suis pas attardée dans ‘ma recherche a Phistoire des réceptions successives des récits concentrationnaires. Primo Levi a rédigé son témoignage ds sa sortie des camps. Son manuscrit a été refusé par le grand éditeur Einaudi, pour étre finalement publié en 1947 par De Silva, a tirage . Le succés viendra seulement en 1956, lorsqu’Einaudi reprendra l'ouvrage a Voceasion du dixiéme anniversaire de la libération des camps. Les commémorations jouent un réle important dans le monde de ’édition. La question qui me préoccupe se Cortanze, « Le grand voyage de la mémoire », entretien avec Jorge Semprun dans Le magazine liuéraire, 0? 438, janvier 2005, p. 47. 18 conceme I’impact du refus de ’éditeur sur le sujet qui tente de transmettre par I’écriture un récit de vie. L’écrivain hongrois Imre Kertész, Iui aussi rescapé d’Auschwitz et de Buchenwald, a regu, en 2002, le prix Nobel de littérature. Sur la quatritme de couverture de son récit Le refus, on peut lire «mis au ban de la Hongrie communiste, ignoré par le milieu littéraire & sa parution en 1975, Etre sans destin renait aprés la chute du mur. » Kertész a consacré un autre ouvrage a inaudible auquel il a dO faire face. LeRefus est paru en hongrois en 1988 et en 2001, pour la traduction frangaise, Extrait de la quatriéme de couverture : Le Refus est d’abord celui des éditeurs de la période stalinienne en Hongrie qui rejette son roman Etre sans destin, Empéché de rendre publique son approche littgraire de Vexpérience concentrationnaire, Kertész entre alors dans une sorte de paralysie, une existence de mort-vivant. Dans la premiére partie du roman, décline les différents symptémes de sa douleur. Le Refus est ensuite celui de Pécrivain qui n’abandonne pas et reprend la plume. Le temps de I’événement, celui de sa mise en intrigue et de sa « refiguration » par le lecteur comme son inscription dans la mémoire collective, sont intrinséquement indissociables. Certains déportés se sont trouvés au retour des camps dans urgence de partager leur expérience. D’autres se sont tus longtemps et il en est qui se taisent toujours. Jorge Semprun, lui-méme, a délibérément mis plus de quinze ans sa carriére vain entre parenthéses, parce qu’écrire sur un autre sujet que le camp était pour lui impensable, mais écrire le camp lui était alors impossible. Quand il a retrouvé le chemin de Pécriture, en frangais plut6t qu’en espagnol, sa langue maternelle, et qu’est venu le 119 succes, il a di faire face lui aussi a la censure, Le Grand voyage, paru en 1963, a regu le prix Formentor en 1964, mais la version espagnole de ce premier roman a connu quelques vicissitudes. Semprun consacre a cet événement le chapitre neuf de I"Ecriture ow la vie, S’ai déjA abordé cet épisode dans mon étude de la structure de I'ceuvre pour en plus loin le commentaire pour faire illustrer le caractére fragmenté. Je pousserai apparaitre V’effet délétére de la censure tel que le rapporte Semprun par la voix du narrateur, Ilse trouve en effet que la censure franquiste a interdit la publication du Grand voyage en Espagne. Depuis que le prix Formentor m’a été attribug, il y a un an, les services de M. Fraga Iribarne, ministre de Vinformation du général Franco, ‘ont mené campagne contre moi ; ont attaqué les éditeurs qui composent le jury international - et tout particuligrement "Italien Giulio Einaudi - pour avoir distingué un adversaire du régime, un membre de la « diaspora communiste »™, La version espagnole a di étre imprimée au Mexique et n’était pas préte pour la remise du prix. Douze éditeurs présentant chacun une version traduite du roman en autant de Jangues devaient remettre un exemplaire & auteur. Carlos Barral, pour la version espagnole, remit alors a Semprun un exemplaire factice. Le format, le cartonnage, le nombre de pages, la jaquette illustrée : tout est conforme au modéle de la future édition mexicaine. A un détail prés, les pages de _mon exemplaire d’aujourd’hui sont blanches, vierges de tout signe dimprimerie, Carlos Barral feuillette le livre devant moi, pour me faire v sa blancheur immaculée. L’émotion me gagne enfin’’. % BY, p. 349. » ibid. p350. 120 Pas celle qu’on pourrait croire. La blancheur des pages vierges du livre rappelle a Semprun la blancheur mortifére de la neige tombant sur Buchenwald. Nous savons que est un motif récurrent dans son ccuvre : le rappel de sa premiére confrontation avec le camp, dont image imprimée dans sa mémoire surgit abruptement et ravive le traumatisme. Dix-neuf ans plus tard, le temps d'une génération, le Ler mai 1964, a Salzbourg, la neige d'antan était de nouveau tombée sur ma vie. Elle avait effacé les traces imprimées du livre écrit d'une trate, sans reprendre mon souffle, & Madrid, dans un appartement clandestin de la re Conception-Bahamonde, La neige d’antan recouvrait les pages de mon livre, les ensevelissait dans un linceul cotonneux. La neige effagait mon livre, du moins dans sa version espagnole. Le signe était aisé 4 interpréter, la legon facile & tirer: rien ne m’était encore acquis. Ce livre que j’avais mis prés de vingt ans & pouvoir écrire, s’évanouissait de nouveau a peine terming. Il me faudrait le recommencer : tiche interminable, sans doute que la transcription de I'expérience de la mort [...] Certes, en annulant le texte de mon roman dans sa langue matemelle, la censure franquiste s’est bornée a redoubler un effet du réel™. ‘Trouver les mots, rendre compte de l'innommable ne suffit pas. Pour que le sujet qui revient du royaume des morts trouve un apaisement, il faut que sa parole rencontre un lecteur, que le livre trouve preneur dans ce cas-ci. Les effets dévastateurs sur auteur du refus des éditeurs ou de la censure politique tels qu’ils s’inscrivent dans le corps méme de son ceuvre, m’intéressent plus que le recensement des dates de parution et le nombre exemplaires vendus. Néanmoins, ces paramétres témoignent de la réception de oeuvre par son public. L’esthétique de la réception me donnerait des indications sur les © Ibida p. 351. 121 vicissitudes de inscription de la parole du survivant dans le discours social, mais ce est pas avenue que j'ai empruntée dans le cadre de ce mémoire. 122 CHAPITRE 6: TRAUMA, PRE MORBIDITE SOUVENIRS ENCRYPTES Je reconnais le long couloir de appartement de la rue Alfonso-XI, a Madrid, Et c’est alors que réapparaissent, Jigs au souvenir enfantin, étrangement gouvernés par lui, tous les autres, ... Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie, p. 200. Parfois ma mere s‘avancait toute seule dans le couloir pénombreuc qui traversait Vappartement de part en part Qui commencait au vestibule et aboutissait avant de virer & angle droit & la porte de la chambre & coucher de mes parents Quand ma mére y est morte cette piéce a été condamnée pendant dewe longues années. Vidée de ses meubles Volets clos sur la rue [...] La porte du couloir fermée & double tour Je passais devant Ia porte de la chambre de ma mere. Sa chambre conjugale et mortuaire. En tremblant je passais plusieurs fois par jour devant cette porte close sur les secrets de la mort Sur Vintolérable secret de la mort. La porte close perpétuait le secret mémorable de cette mort. Le souvenir de la longue cagonie de ma mére Jorge Semprun, L'Algarabie, p. 49. Dans L'Ecriture ou la vie, Jorge Semprun nous fait rarement entrer dans le camp. Et s'il cen relate certains aspects, c’est avec une pudeur et une retenue qui permettent au lecteur de ne pas se voir englouti par le récit. Ce qu'il nous livre par contre sans ambages, ce sont les effets de lexpérience concentrationnaire et du traumatisme qui se manifeste longtemps par les re iscences qu’il provoque. Le vécu rapporté par le narrateur nous révéle au moins deux types de lieux d’enfermement. Le premier, c’est le camp, et Ventreprise de déshumanisation qu’il constitue, le vécu phénoménologique de souffrance extréme auquel il soumet les déportés, le camp qui contraint le corps et Vesprit, qui traduit la négation de I'identité, la déshumanisation. En principe, la libération, terme officiel pour signifier la fin de la guerre, et ici la libération du camp, voit le déporté débarrassé de Vunivers clos. Mais il n’est pas vraiment libéré. L’enfermement continue en dehors du camp. C’est un enfermement terrible parce que si le sujet est hors du camp, le camp, lui, reste encrypté dans son corps et son Ame. C’est le symptéme pathognomonique du traumatisme psychique. Une autre crypte semble béante dans la vie de auteur : le souvenir de la mort de sa mére. La chambre mortuaire de Susana Maura, dans appartement madriléne, alors qu’il a huit ans, participe aux licux d’enfermement de I’écrivain, au-dela du camp et de ses traces mémorielles. Le traumatisme, en effet, ne s’inscrit pas comme un élément isolé dans le parcours de vie d’une personne. C’est la rencontre impromptue d’un sujet avec cet événement, sujet qui a lui-méme déja une histoire avant que ne se produise cette confrontation avec le 124 réel de la mort. Les spécialistes de la santé mentale parlent de pré morbidité. II s’agit de tout ce qui a fait événement dans histoire du sujet, que son histoire affective aura gardé comme matériau émotionnel pathogéne et qui peut étre réactivé lors de situations ultérieures potentiellement anxiogénes. TI ne faut pas perdre de vue non plus que toute situation n’est pas pergue de maniére identique par les individus. Ce qui sera dramatique pour I’un laissera peut-Gtre un autre indifférent. Tout réel ne devient pas événement, méme si les événements sont extraits du réel. Ce qui fait événement, c’est ce que notre histoire affective aura retenu comme type d’information'. ‘On comprend ainsi que pour un méme épisode, les récits different. Au-dela des faits, te véeu de chacun des témoins des camps nazis donnera lieu a autant de versions de Histoire. L’expérience de la douleur tant physique que psychique étant personnelle, Phistoire affective dont parle Boris Cyrulnik, avec ses drames et ses bonheurs dans la construction de Pidentité, les liens d’attachement établis dans l’enfance, influenceront la manitre dont une personne vivra une expérience traumatique majeure. A ce chapitre, Jorge Semprun a bénéficié d'un environnement protecteur dans sa petite enfance. Un lien d’attachement « sécure », selon la terminologie psychiatrique, un héritage culturel hors du commun, une ouverture sur le monde, un monde décodé et expliqué par le pére, surtout quand I’Histoire suscite des questions parce qu’elle prend un cours tragique qui conduit 4 Vexil, L’entourage familial et les diverses figures d’attachement du jeune "B. CYRULNIK, Les nowrritures affective, Paris, Odile Jacob, 2000, . 205. 125 Semprun dans son parcours migratoire ne parviendront toutefois pas & atténuer la douleur de la perte de sa mére, perte qu’il n’évoque pas dans L ‘Ecriture ou /a vie, mais dont les effets affleurent sporadiquement dans le récit. Le vécu concentrationnaire de Semprun s‘inscrit donc aprés d'autres pertes: celle de la présence affectueuse et contenante de la mére, ’exil et ses avatars. Semprun a vécu plus d’une confrontation avec la mort. La plus marquante est assurément celle de sa mére. La seconde est celle d'un ouvrier, tué par balle sous ses yeux, aux débuts de la guerre d’Espagne & Madrid, place de ta Cybele. Hy en aura autres avant le camp. Semprun était un combatant, un résistant. Autre événement Pexil, en pleine adolescence. A Paris, il vivra en internat, Auparavant, en ‘marquant : Espagne, il n’allait pas a I’école. Les sept membres de sa fratrie étaient éduqués, instruits par des précepteurs, dans le confinement de Pappartement madriléne. Cet appartement occupe une place importante dans les lieux qui habitent I’auteur espagnol. Parce que ce sont les lieux de son enfance et que lexil I’en a arraché. Parce que c’est la que sa mére est morte au cours d’une lente agonie, dans une chambre au bout du couloir. Chambre mortuaire, condamnée deux ans durant, scellée par le pére. Jorge Semprun mettra soixante ans avant de pénétrer & nouveau dans ce sanctuaire. L'a. cenerypté dans sa psyché ? Nous retrouvons avec la erypte la notion de clivage du Me Une partie est tue, ici, la mort de la mére, mais elle s'exprime de fagon inconseiente, le propre d’un secret étant détre transgressé. C’est dans les replis du récit que le secret de la mort de Susana Maura se révéle. La crypte a son gardien. Parfois, il permet a d’autres de la visiter, alors 126 que lui-méme ne sait pas qu’il en détient les clefs. Le tombeau s’ouvre, mais seuls les initigs sauront en décoder entrée. La erypte est toujours une intériorisation, une inclusion parasitaire, un dedans hetérogéne a 'intérieur du Moi, exclu de espace d'introjection générale oi il prend violemment place, le for cryptique entretient dans la répétition le conflit mortel qu’il est impuissant & résoudre. La crypte signale la perte de l'objet, mais aussi le refus du deuil’. Le sujet soumis aux effets d’une erypte n’en est pas conscient. I n’a pas fait le deuil de a personne morte qui lui était chére. I! n’a pas introjecté cette perte, ne la verbalise pas non plus. L’incorporation se tait, ne parle que pour taire ou pour détourner d’un liew seeret. Ce que commémore la crypte, “monument” ou “tombeau” de Pobjet incorporé, ce n’est pas Vobjet lui-méme, c’est son exclusion [...] sa porte condamnée a l’intérieur du Moi’. On a vu précédemment combien la mére a joué un rdle dans le parcours identitaire de Pécrivain et du militant, Dans L Ecriture ou la vie, un indice nous est donné. Une angoisse rapportée qui ne conceme pas le souvenir du camp, du moins pas immédiatement. Trois mois aprés sa libération, Semprun pénétre dans un appartement vide, accompagné de sa compagne du moment. Des housses recouvrent les meubles. Cela ravive le souvenir de l’appartement de Madrid, lorsque lui et ses fréres et sezurs y reviennent aprés les vacances & Santander, chaque été. LA aussi, les meubles sont 2 J, DERRIDA, Fors, introduction aN. ABRAHAM et M. TOROK, Cryptonymie. Le verbier de homme aux loups, Paris, Aubiee Flamamarion, 1976, 15. * Bid, p. 18. 127 recouverts de draps blancs. On sait que la blancheur de la neige est un déclencheur de reviviscences chez Semprun. Pas encore dans enfance. Quoique, Tout s’annongait bien, cette soirée était une fete de plus. Mais probablement aurai-je da étre attentif a quelques signes a peine perceptibles. Ainsi, une trouble inquigtude m’avait fugacement saisi en parcourant l’appartement vide avec Odile, 4 la recherche d'un lit pour la nuit prochaine. Rien de précis, certes, pas f, tide, de coup au coeur, de battement soudain du sang. Plutot un malaise fugit tun peu gluant, qui effleurait mon ame [...] un malaise sourd m’avait gagné en voyant les canapés et les fauteuils recouverts de housses blanches. Sournoisement, cela m’avait rappelé mon enfance, Pappartement de la rue Alfonso-XI, 4 Madrid, au retour des longues vacances d’éte [...] je ne reverrais plus les grandes pices aux meubles fantomatiques, recouverts de draps blanes comme des linceuls. Mais les années précédentes, l'appartement retrouvé aprés les longues vacances estivales résonnait de nos cris, de nos courses éperdues. Il y avait quelque angoisse dans cette excitation. Car le retour a la maison provoquait rangement une sensation de désarroi. C’était précisément le retour dans les lieux lares qui provoquait l'incertitude [...] Il suffit d’un instant de reverie Eveillée, n’importe ob, n’importe quand, ou d’un instant de distraction [...] pour que brusquement [...] se déploie dans ma mémoire un envol d’éclatante blancheur d’images au ralenti. Ailes de mouettes, a laube [...] foes de voiliers sous la lumigre d’étain de la baie de Formentor [...] Il m’arrive de ne pas identifier ces images. Je reste alors au seuil de leur lisibilité, remué par une Emotion indéfinissable : quelque chose de fort et de vrai demeure caché, m’échappe et se dérobe, Quelque chose se défait sit6t surgi, comme un désir inassouvi. Mais il arrive aussi qu’elles se précisent, qu’elles cessent d’étre floues, de me flouer. Je reconnais le long couloir de lappartement de la rue Alfonso-XI, & Madrid [...] Je reconnais housses blanches. Et c’est alors que réapparaissent, liés au souvenir enfantin, .] les meubles précieux recouverts de étrangement gouvernés par lui, tous les autres : un envol de pigeons, place de la Cybele; les mouettes de Bretagne; les voiles de Formentor ...] Et le souvenir 128 Odile, voltigeant a travers un salon parisien, arrachant joyeusement les linceuls éclatants des fauteuils et des canapés, les transformant en oriflammes du plaisir annoncé, tout en chantant a tue-téte l’air du toréador de Bizet’. L’appartement de l’enfance, la mort présente par les linceuls, I’affect d’angoisse diffuse, ce «quelque chose de caché », les focs de voiliers, Penvol de colombes place de la Cybale, opéra espagnol, Ia mention des tieux lares, les lares désignant « I’ame des ancétres devenues protectrices du foyer’ ». Les oriflammes sont ceux qu’accrochat ‘Susana Maura aux fenétres de I'appartement familial le jour de la victoire des républicains, en avril 1931 et qui rendit son fils si fier d’elle. ‘Comme le signale te narrateur, la reviviscence ouvre d’un coup plusieurs portes de la mémoire. Les indices textuels témoignent de la présence de la figure maternelle dans émergence d’un affect qui, en principe, concerne le vécu traumatique le plus apparent de auteur : Buchenwald. Le motif récurrent de la blancheur ne conceme pas seulement Vexpérience d’efiroi lors de l’arrivée au camp par le percept visuel de la neige. Quand tun ouvrier espagnol meurt sous les yeux du jeune Semprun, un envol de colombes il, sur un blanches suit le coup de feu qui a fauché 'insurgé. Lors du voyage d’e1 chalutier, Ia blancheur est représentée par les voiles. Enfin, Jorge Semprun, dans plusieurs récits, rapporte avoir tué pendant la résistance un jeune soldat allemand. I nous dit avoir hésité avant de tirer. Le jeune soldat chantait lair de Bizet, si souvent joué chez auteur au cours de son enfance, et que chantait aussi Odile. SEV, p. 197-201. ° Definition du Petie Robert, éiion de 2004. 129 Lextrait étudié plus haut rassemble la plupart des expériences du narrateur qui ont la mort comme dénominateur commun avant le camp. Cette idée d’une crypte dans L ‘Ecriture ou la vie, j’ai tenté de la cemer, au-dela de celle béante, ouverte, de tous les morts de Buchenwald. Gérard de Cortanze m’avait mise sur cette piste. Dans sa biographie de Jorge Semprun, il fait de Pappartement de Madrid le fil rouge du parcours identitaire de I’éerivain. Il compare l'appartement a un labyrinthe et fait un rapprochement explicite avec La Chute de la maison Usher, d’Edgar Poe. Le couloir conduit désormais a absence et & la mort [...] La mere, dans le couloir, c’est un peu Marguerite Gance, dans La Chute de la maison Usher, le film que Jean Epstein réalisa en 1928 [..] J’imagine cette mére avangant dans le couloir tragique, car il s’agit bien d’une tragédie [...] Le couloir de la mére [...] est comme un réve infranchissable. Une épaisseur transparente de mémoire et de temps en interdit I'accés. Il est fermé jamais, et complétement ouvert, mais plus aucune porte n’y méne, ou elles sont toutes fermées. Comme si Vappartement existait toujours, mais entiérement redessiné*, ‘On pourrait épiloguer sur idemtité du passeur et celle du gardien de la erypte dont parle Derrida dans son introduction a ouvrage d’ Abraham et Torok & qui I’on doit le concept de crypte en psychanalyse. Mais la crypte est bel et bien présente dans I’cuvre. D’autre part, dans la présentation que fait Derrida du processus d’encryptage, un paragraphe m’a interpellée. Je n’ai pas assez de connaissances en psychanalyse pour me prononcer sur la portée de ces éléments, mais je m’étonne de la similitude entre le destin de Jorge Semprun et ce que la crypte présuppose. Le mort-vivant dont il est question serait la © G,de CORTANZE, op cit., p-35, 5, 130 mere de I’écrivain, soumise elle aussi dés lors au destin du rescapé de Buchenwald resté Jui-méme un mort-vivant, Lhabitant d'une erypte est toujours un mort-vivant, un mort qu’on veut bien garder en vie, mais comme mort, qu’on veut garder jusque dans sa mort condition de le garder, c’est-a-dire en soi, intact, sauf done vivant’, Dans un essai sur la erypte, le psychanalyste Pascal Hachet signale un autre apport d’Abraham et Torok. [.--] le concept de travail de fantéme dans Vinconscient “qui désigne les symptémes mentaux ou comportementaux par lesquels un sujet tente activement et de manitre insue de résoudre le clivage du Moi d’un ou de plusieurs ccendants dans l'espoir d’étre aimé et compris par ces demiers. Le fantéme résulte d°un tiraillement excessif entre les enjeux psychiques du sujet et ce que I. Hermann (1940) a nommé Ja pulsion filiale, c’est-a-dire aspiration infantile & Gtre le thérapeute de ses parents’.” Dans son étude de Peuvre de Jorge Semprun, Frangoise Nicoladzé releve les indices textuels de engagement militant de auteur et leur réitération d’un livre & autre. offensive franquiste & 1’été 1936 pousse les Semprun a ’exil. Ils embarquent sur un chalutier en partance pour la France et laissent derriére eux I’Espagne aux prises avec la guerre civile. Ces redites nous avertissent des traces ineffagables d’un combat délaissé dans exode et qui sera vécu comme une culpabilité par le préadolescent. Tandis que "Ibi p25. * P. HACHET, Crypts et fantimes en psychanalyse. Essais autour de Ieuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok, Col. Psychanalyse et evilisations » Paris Montréal, L'larmattan, 2000, p.11 131 les habitants, joueurs de pelote connus de Venfant, résistent avec des armes de fortune face aux blindés, il est obligé de les abandonner. Le personnage du Grand Voyage (1963) se rappelle son serment d’alors, se protégeant par Panonymat du pronom généralisant : “on s'est promis, confusément, dans un terrible désespoir enfantin, de combler ce retard, de rattraper ce temps perdu il faudrait des années avant de pouvoir tenir sa place a cOté d’autres hommes, les mémes hommes derriére d’autres barricades”. Le pére de Jorge Semprun avait pourtant prononcé un impératif moral, nous rappelle Tranalyste, celui «de se tenir aux cétés des humiliés et des opprimés'® », La participation du fils & Vinsurrection du camp, aux e6tés de ses camarades espagnols déportés, dont certains anciens combatants de la guerre d’Espagne, peut étre lue comme une réparation de la fuite du pére. Le groupe de choc des Espagnols était massé dans une aile du rez-de-chaussée du block 40, le mien. Dans Vallée, entre ce block et le 34 des Frangais, Patazon est apparu, suivi par ceux qui portaient les armes, au pas de course. - Grupos, a formar ! hurlait Palazén, le responsable militaire des Espagnols. ‘Nous avions sauté par les fenétres ouvertes, en hurlant aussi''. Aprés sa libération, Jorge Semprun entame une action militante de lutte contre le franquisme, actualisant ainsi la promesse de son pére. En 1953, ill est chargé de réorganiser le mouvement communiste & Madrid. Il coordonne la lutte contre le régime franquiste. Il participera 4 la direction du parti pendant de nombreuses années. °F. NICOLADZE, La dewxidme vie de Jorge Semprun. Une écriture tressée au spirales de Histoire, Climats, Castelnau-Le-Lez, 1997, p. 23. . '° J. SEMPRUN, Federico Sanchez vous salue bien (1993), p. 31, cité par F. NICOLADZE, op cit, p.22. "BV, p.20, 132 Commence ainsi une vie d’engagement politique faite de clandestinité, sous divers pseudonymes. Par ailleurs, la réparation ne se limite pas A ascendant paternel. Ce que les livres taisent mais que les biographes mentionnent, ce sont les actes d’autres membres de la famille Semprun dont l’auteur pourrait avoir & rougir. Si un des oncles maternels sera Pun des fondateurs de la 11° République et son premier ministre de I'intérieur, un autre, « phalangiste convaincu, sera exécuté, sans jugement, au début de la guerre civile, par des Basques républicains 4 San Sebastian’. » Le grand-pére maternel, Antonio Maura Montaner, & plusieurs reprises Premier ministre du roi Alphonse XII, « resta, jusqu’a sa mort en 1925, un des chefs de la droite les plus écoutés. Grande figure du parti conservateur, homme autoritaire mais réformiste. Ayant projeté de donner & Cuba son indépendance afin d’éviter la guerre, i reste cependant lié & la Semaine tragique de Barcelone qu’ il réprima sauvagement'?. » La famille Semprun est trés engagée politiquement, mais avec une étonnante diversité d'obédience selon ses membres. Elle fait office de véritable creuset pour la formation idéologique et l'avenir politique du jeune Jorge. Devenu adulte, celui-ci s’acquittera au mieux de la dette transgénérationnelle. Un demier point concernant la pré morbidité et la notion de crypte me raméne au parcours identitaire de auteur. A Buchenwald, le personnage de Diego Morales représente une figure emblématique du combattant espagnol. " id, p38. Les phalangises sont des natonaises nostlgiques du passé des Grands Espagne. La Falange, en ant que part fascist, sera fond en 1933 parle ils du dictateur Primo de Rivera. "Ibid, p22. 133, A dix-neuf ans, Morales avait fait la guerre d’Espagne dans une unité de guerilla qui opérait au-dela des lignes de front, en territoire ennemi [..-] Ha survécu a la guerre d’Espagne, aux combats du plateau des Gligres [...] Ila survécu a Auschwitz, Et A Buchenwald [...] Il a survécu a mille autres dangers, pour finir ainsi stupidement [...] Aprés la libération du camp, de sureroit [...] était stupide de mourir d'une dysenterie foudroyante provoquée par une nourriture redevenue soudain trop riche pour son organisme affaibli'*. Si les faits rapportés par le narrateur s’avérent conformes au vécu de Mauteur, Jorge ‘Semprun a joué le role de Charon plus d’une fois dans le camp. Il I’a fait pour Morales. I a fait pour un juif agonisant dans les mémes circonstances. II I’a fait pour Maurice Halbwachs qui fut son professeur de sociologie & fa Sorbonne. Les passages les plus figuratif’s de L ‘Ecriture ou la vie sont ceux qui relatent la mort de ces trois personnages. La prigre des morts dont il se sert pour Morales et Halbwachs est la poésie, des vers de Baudelai pour le sociologue, de César Vallejo pour le combattant. Je lui serre la main en silence. Je pense que j’ai déja tenu dans mes bras le comps a l’'agonie de Maurice Halbwachs. C’était la méme décomposition, la méme puanteur, le méme naufrage viscéral [...] © mort, vieux capitaine, il est temps Levons anere... Savais murmuré 4 Halbwachs, en guise de pridre des agonisants, quelques vers de Baudelaire, 1 m’avait entendu, il m’avait compris: son regard avait brillé une terrible fierté. Mais que pouvais-je dire & Morales? [...] je ne voyais qu'un seul texte a lui réciter. Un potme de César Vallejo [...] L’un des poémes de son livre sur la guerre civile [...] 134 Al fin de la batalla, y muerto el combatiente, vino hacia él un hombre le dijo : No mueras, te amo tanto ! Pero el cadaver ; ay ! siguié muriendo... Je n'ai pas le temps de murmurer le début de ce poéme déchirant. Un soubresaut convulsif agite Morales, une sorte d’explosion pestilentielle. {...] Il s’agrippe & ma main, de toutes ses forces [...] Ses yeux se révulsent : il est mort. No mueras, te amo tanto, ai-je envie de lui crier [...] “Ne meurs pas, je t'aime tant! Mais le os cadavre, hélas! continua de mourir™"’. La poésie permettait déja a Jorge Semprun de sortir de la cloture des lieux de l'enfance quand son pére en déclamait Jes plus belles pages tirées de sa plume ou de celles qui gamissaient sa bibliothaque. C’est elle qu’il récitait avec ses copains dinternat & Paris, celle qu'il partageait dans les latrines du petit camp & Buchenwald, seul « espace de liberté'® » pour les déportés, Le professeur et Ie combattant peuvent-ils étre considérés comme des substituts de figure paternelle idéalisée? Ils auront, en tout cas, été pour auteur des tuteurs de résilience. Ce sont des modéles identificatoires structurants, des supports dans Vadversité qui aident, en outre, a activation des mécanismes de défense. 135 CONCLUSION ILy a toujours quelqu’un qui prend la situation en main, quand la situation devient intenable, il y a toujours une voix qui surgit de la masse des voix anonymes, qui dit ce qu’il faut faire, qui indique les chemins, peut-ére sans issue, souvent sans issue, mais des chemins od engager les énergies latentes, dispersées. A ces moments, lorsque cette voix retentit, la simple agglomération d’étre rassemblés par hasard, informe, révéle une structure cachée, des volontés disponibles, tune étonnante plasticité s’organisant selon des lignes de force, des projets, en vue de fins peut-étre irréalisables, mais qui conférent un sens, une cohérence, aux actes humains, méme les plus dérisoires, méme les plus désespérés. Et toujours cette voix se fait entendre. [...] Crest une voix nette, précise, qui tranche sur le brouhaha de toutes les autres voix, affolées, a I’agonie. Jorge Semprun, Le grand voyage, p. 242-243. Conclusion, L’eeuvre de Jorge Semprun a provoqué chez la lectrice que je suis des prises de conscience par rapport 4 Phumain, ce dont il est capable, tant pour sa survie que sa destruction. Son récit m’a fait e6toyer le mal et entrer dans l'apocalypse, dans univers intérieur d’hommes et de femmes qui ont vu la mort. Ce faisant, j'ai interrogé ma propre expérience de ce que sont la souffrance, la culpabilité, la honte, la responsabilité, le courage, Ja résistance au fracas, le pardon, amour. On ne sort pas indemne de ces lectures et de ces réflexions. Cela active les traces douloureuses de la mémoire Personnelle. La lecture se fait catharsis, lieu de rencontre purificatrice des émotions, offerte au spectateur du drame, telle que I'a décrit Aristote dans sa Poétique. Mon intention premiére, dans ma recherche, était de confronter les apports de ta clinique du trauma a la relation que fait Jorge Semprun de son expérience concentrationnaire dans L'Ecriture ou la vie. Je souhaitais étudier dans Pecuvre la ‘manifestation des symptomes d’effracti du sujet comme les mécanismes de défense pour y échapper, dans ce qui nous est livré par la voix du narrateur. Les lectures successives ont fait apparaitre que c’est Veuvre, par sa richesse, qui éclaire plutot la clinique. Les affects du sujet nous sont rendus accessibles par une écriture bouleversante par sa lucidité et sa compréhension de "ime. L’étude des marques textuelles de la névrose traumatique dans I’ceuvre autobiographique de Jorge Semprun révéle des matériaux qui permettent d’approfondir tant les études narratologiques que cliniques. Pour ce qui est du récit, elles révélent que la mise en intrigue de I'expérience concentrationnaire met a rude épreuve, non seulement I'écrivain qui veut en rendre 137 compte, mais aussi les schémas canoniques. L’Ecriture ou la vie témoigne que relater T’événement nécessite une longue ascése. Pour mettre l’affect 4 distance, il faut en maitriser la mémoire. Les théses de Paul Ricceur, de Boris Cyrulnik et de Bernard Rimé, présentées dans les premiers chapitres de mon mémoire, sont appuyées de fagon magistrale par I’écrivain espagnol. Les théories et le donné du texte convergent vers cette nécessité de remettre ordre et temporalité dans les événements de vie du sujet par a narration qu’il en fait. ’ai rendu compte, dans le chapitre trois, de la difficulté qu’a le déporté a réorganiser son vécu dans une temporalité linéaire. Les intrusions du narrateur et les digressions qui interrompent sans cesse le fil du récit donnent une impression de ligne brisée. Le lecteur est contraint de subir un flux de paroles sans fin. Le seul moyen dy échapper est de fermer le livre. Mais le narrateur sait s'y prendre pour créer entre lui et son lecteur un espace it. Il Pinvite jusque dans son bureau, lui ouvre sa bibliothéque, l'inclut dans la narration, s’adresse a lui avec connivence ou pour le rassurer sur le fait que s’il donne tous ces détails, c’est pour montrer que sa mémoire est bonne. Elle est fiable, en effet, mais elle se rappelle & ui souvent de maniére incontrélée. Elle le réveille au beau milieu de la nuit par Pune ou autre reviviscence qui le laisse transi d’angoisse. Elle ne lui laisse pas plus de répit le jour, car il lui suffit dentendre un air jouer, un air de musique des dimanches de Buchenwald, pour se retrouver & nouveau dans l’enfer du camp. Les résultats de I’étude du parcours narratif des personnages qui ouvrent le récit m’ont surprise. Avant d’entrer dans l'analyse, mes premiéres lectures me faisaient envisager la mise en route d’un programme narratif double, survivre dans le camp et témoigner ensuite, raconter la fumée pour ceux qu’elle aurait emportés. Le parcours est triple. 138 Survivre & Buchenwald, d’abord, bien évidemment. Par quelles stratégies il y parvient, les dangers qu’il court, la cruauté mentale, la dégradation des corps et des ames, il en parle juste assez. Abordant un récit concentrationnaire, on s’attend ce que auteur nous en dévoile univers dans son acuité la plus perceptible. L’Eeriture ou la vie s‘ouvre sur la libération du camp. Le propos de Jorge Semprun n’est pas de nous en ‘ouvrir les portes pour nous y laisser en proie a des visions d’horreur. II décrit les regards deffo: des témoins mais pas ce que leurs yeux voient, il enchdsse la relation de son expérience et de celle d’un membre du Sonderkommando d*Auschwitz mais sans en révéler le contenu. I! nous montre la posture du récitant et celle des auditeurs qui regoivent ses paroles. Mais ce qu’elles désignent, nous ne l'entendons pas. I! ne nous en croit pas capables ou veut nous ménager. Il choisit la pudeur et la retenue. Suggérer par artifice plutdt que laisser voir, tel est son manifeste. De toute fagon, nous n’y étions pas. Et lire, comprendre un récit, nécessite pour le lecteur d’activer dans sa propre mémoire des schémas de pensée auxquels il puisse se néférer pour imaginer le monde véhiculé par la diégése. Mais comment se représenter, accéder au vécu mis en scene par les survivants des camps dans leurs témoignages? Malgré le souvenir de souffrances vvécues par chacun a des degrés divers, notre mémoire ne contient pas de script similaire au véou mortifére du rescapé d’Auschwitz ou de Buchenwald. « Le langage contient tout! » nous dit Jorge Semprun. Pour lui, Pexpérience vécue n’est pas indicible, « Elle a &é invivable, ce qui est tout autre chose”. » Il a pourtant vécue. Il dira avoir fait expérience « vivantielle » de sa propre mort. L’expression est un néologisme construit au départ de espagnol vivencia. Le vocable erlebnis l'exprime en allemand. La langue frangaise ne posséde pas de terme similaire. « Vécu phénoménologique » serait un LEV, p.26. FEV. p.25. 139 substitut acceptable, mais hermétique. En saisir le sens suppose d’étre familier, comme ‘Semprun, avec la pensée de Husserl ou de Merleau-Ponty, deux représentants du courant philosophique éponyme a V'expression proposée. Dans sa théorie de la connaissance, Wittgenstein décréte qu’on ne peut pas vivre sa propre mort. Le narrateur de L'Ecriture ou la vie rapporte qu’ étudiant & la Sorbonne, il avait disserté sur les theses du philosophe. Survivant de Buchenwald, il en réfutera ’aphorisme. II dit avoir véou sa ‘mort, avoir traversé le Styx. Mais est-il vraiment revenu sur la rive? Il a vu la Gorgone et son regard sidéré trahit les effets de cette rencontre. Elle laisse des traces indélébiles, des plaies béantes que rien ne peut suturer. Sauf, peut-étre, par la mise en mots. Mais ceux-ci le replongent téte la premiére dans le fleuve. Il se débat, mais perd pied, parfoi Dans un autre récit, nous rapporte le narrateur, il finit par s’y noyer de son propre chef. Echapper aux cauchemars, reprendre figure humaine, continuer vivre. Une quéte existentielle, Pas au sens romantique, mais littéralement. Trouver « Vobscur désir de continuer a exister’ », Cette nécessité est relatée de fagon récurrente dans oeuvre. Elle occupe presque autant espace que le theme pal, raconter, partager Ia connaissance, « une connaissance inutile » dira Charlotte Delbo, rescapée d’ Auschwitz. Elle en fera un livre. Avant de trouver, lui aussi, le chemin de ’écriture, Jorge Semprun tente une narration dans le vis-A-vis. Son premier récit aura été « un bide complet ». ‘Aux premiers instants de la liberté retrouvée, il s’est vu confronté 4 rimpossibilité dentrer dans I’échange avec les soldats alligs. Un doute tui vient sur la capacité d'écoute de ceux qui n’auront pas fait expérience « vivantielle’ » du camp. Son regard dévasté lui revient en miroir et signale son exclusion du monde des vivants. Ils ne peuvent pas l’entendre, ne peuvent pas comprendre, manquent de patience et de SEV, p17. EY, p. 102. $ Néologisme a partir du terme espagnol vivencia. 140 compassion. Un des apports de Pceuvre de Jorge Semprun consiste & démontrer que c'est ce qui fait taire le survivant. L’inaudible, pas au sens d’une parole chuchotée mais du manque d’entendement, met un terme aux tentatives de prise de parole du traumatisé psychique. Sa conffontation & I'Autre avait signé l'inachévement du parcours du survivant, Pannulation méme de la « performance » de s’en étre sorti. Raconter bien, dira- il, signifie de fagon a étre entendu et suppose la maitrise d’un récit teinté d’un peu artifice, «Liineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi, le langage contient tout® », Cette phrase semble destinée 4 avoir autant d’impact comme citation empruntée que la question de Vindicible d’ Auschwitz et son actualisation par la oélébre maxime d’Adomo. Ma recherche a montré comment Jorge Semprun, dans un autre récit, dédouane le philosophe allemand, mettant ainsi un terme un lieu commun. Tant mieux. Cela augure dun changement dans le regard porté sur les victimes des catastrophes du sigcle, qu’elles soient naturelles ou le fait de Phomme dans ta part de ‘Mal qui Ihabite. Il m’a été donné d’entendre plus d’une fois le récit d’amis réfugiés des guerres. Il est vrai qu’ils ne choisissent pas le moment, n’ont pas prévu de dévier ta conversation sur le sujet qui hante leurs nuits. Se trouver confronté au récit brut du génocide rwandais transmis par la voix d’une proche amie est une expérience difficile. Jorge Semprun ne s*arréte pas & dénoncer ceux qui sont sourds au récit des victimes. Par la voix de son narrateur, il rend hommage a certains de ses proches qui ont accueilli son histoire le moment venu sans que ce soit prémédité. Il indique Pattitude A prendre, ce qui constitue un enseignement. Les écr de Jorge Semprun font bien apparaitre que la EY, p.26. 141 souffrance ne cesse pas avec la fin de la guerre. Mettre en mots sa souffrance demande du courage. Cela comporte des risques. Parfois tellement énormes qu’on préfere se taire. La mise & nu peut se transformer en mise a mort selon ce qu’en fera celui qui regoit le récit, Rejet, refus et déni, isolement encore plus grand quand I'agresseur est un étre ié, honte et culpabilité. Voila & quoi s’expose celui qui se livre. C’est pourquoi la société doit étre capable d’entendre la souffrance. C'est en ces termes que Boris Cyrulnik s’exprimait dans un de ses ouvrages. Pour métamorphoser Ihorreur, il faut eréer des lieux od! s’exprime 1’émotion. Une resocialisation “comme si de rien n’était” souligne la blessure alors que la transformation se fait dés qu’on peut la dessiner, la mettre en scéne, en faire un récit ou une revendication militante’. Le psychiatre énonce dans cet extrait la troisiéme quéte qui mobilise Jorge Semprun telle qu’il nous la livre dans L’Ecriture ou la vie. Le traumatisme, dans sa définition, désigne deux réalités consubstamtelles : I’événement qui sidére le sujet et fait effraction dans ses défenses sans qu’il soit préparé & cette rencontre avec le réel de la mort, mais aussi les tentatives du sujet pour restaurer son identité d’avant la fracture introduite par Vévénement. Avant d’étre déporté, Jorge Semprun entamait une carriére d’écrivain. II avait été accueilli, dans ’exil, par les membres du mouvement Esprit dont son pére était le correspondant en Espagne, Plusieurs membres du groupe feront office de mentors pour Paspirant écrivain. A son retour du camp, il retrouve Claude-Edmonde Magny qui lui a dédié sa Lettre sur le pouvoir d’écrire, sorte de Lettre d un jeune poste. Mais le chemin sera long avant de retrouver ce pouvoir d’écrire. Lécriture replonge Semprun dans le camp et il comprend vite qu’elle ne lui permettra pas de l'exorciser. L’ceuvre 7” B.CYRULNIK, Un merveitleux malheur, op. cit. p70. 142 témoigne de ce difficile rapport de la mise intrigue et de ses liens avec la réactivation du trauma. Elle corrobore les théses de Bernard Rimé sur le partage social des émotions qui a infirmé Veffet de catharsis au sens d'une libération de affect par le récit. Celle-ci ne concere que le lecteur ou le spectateur du drame, comme Aristote I'a démontré. L’engramme de la scéne traumatique est persistant pour la victime. Cela oblige le sujet a réécrire ’événement, en remanier lhistoire et lui donner un sens nouveau. Retrouver son identité «’écrivain, devenir ce qu’il était pour étre, actualiser le choix originel énoncé par la mére, voila ce qui motive I’écriture pour le survivant de Buchenwald. La nécessité de témoigner ne s’inscrit chez lui que tardivement, quand il prend conscience que bient6t il n’y aura plus de témoins directs possédant la mémoire personnelle de l'odeur de chair brilée, de la fumée acre du crématoire. Jorge Semprun et Primo Levi ne poursuivent pas les mémes objectifs dans leur tentative de rendre compte de I’expérience concentrationnaire Semprun pense pouvoir exorciser le traumatisme en le racontant. On sait qu'il se trompe. De plus, le statut d’écrivain est inscrit dans son identité depuis sa prime enfance. Primo Levi ne s’est jamais considéré comme un écrivain, Son monde a lui, avant la déportation, o*était la chimie. Il a mis beaucoup d’énergie & comprendre le camp, mais ld-bas, « il n'y avait pas de pourquoi ». Jorge Semprun consacre un chapitre A la mort de Primo Levi dans L’Ecriture ou la vie. I relate son désarroi face & cette perte qui l’oblige 4 repenser sa propre écriture, Nous apprenons comment il la réinvestira. Par deux fois, sa décision suit un réve au contenu sans angoisse. Pour I’écriture du Grand voyage, les récits du militant espagnol survivant de Mauthausen qu’il est forcé d’écouter sans révéler sa propre expérience de déporté 143

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