Sunteți pe pagina 1din 36

N°98 MAI-JUIN2018 4 € la revue mensuelle du NPA

l e su rp uissante…
8:
  une grèv e gén éra
Mai 6 b ou ch é po litiq ue
sans d é

etats-unis
Les syndicats peuvent-ils échapper Nicaragua : les racines de la crise La révolte des enseignants
à l’intégration ?
sommaire
S’ABONNER
EDITORIAL PAR CHEQUE
à l’ordre de : NSPAC 2, rue Richard-Lenoir - 93100 Montreuil Cedex
Régine Vinon Convergence des luttes, une nécessité P3 France et DOM-TOM
ACTUALITÉ Tarif standard

Camarade Beub Lois Travail et IRP Revue mensuelle 6 mois 22 euros 1 an 44 euros

Chassée par la porte, la lutte des classes revient par la fenêtre P4 Revue + Hebdo 6 mois 50 euros 1 an 100 euros

Robert Pelletier Les syndicats peuvent-ils échapper à l’intégration ?


Tarif jeunes/
P7 chômeurs/
précaires
Tomas Andino Mencía Nicaragua : les racines de la crise P11 Revue mensuelle 6 mois 18 euros 1 an 36 euros

Régine Vinon Etats-Unis La révolte des enseignants P13 Revue + Hebdo 6 mois 38 euros 1 an 76 euros

DOSSIER Etranger
Joindre la diffusion au 01 48 70 42 31 ou par mail :
Henri Wilno 68 en France et dans le monde P17 http ://www.diffusion.presse@npa2009.org.

Yann Cézard De la révolte étudiante à la grève générale P19


PAR PRELEVEMENT AUTOMATIQUE
En complétant et retournant la formule publiée dans l’hebdomadaire et
également disponible sur : http ://www.npa2009.org/content/abonnez-vous
Henri Wilno L’extrême gauche et l’eau qui monte P20

Jean-Claude Laumonier Mai 68 à Rouen


Tarif standard
P23
Diego Giachetti Le 68 italien P26 Revue + Hebdo 25 euros par trimestre

Alain Krivine, Jean-Philippe Divès Entretien « Les conquêtes politiques et sociales viennent
Tarif jeunes/
chômeurs/
précaires
toujours des mobilisations extraparlementaires, jamais des élections » P30 Revue + Hebdo 19 euros par trimestre

EN DÉBATS
Sonia Casagrande, Josette Trat Dès 1970, le viol au cœur des luttes féministes P34
l’Anticapitaliste
FOCUS
la revue mensuelle du NPA
Yann Cézard Jupiter sans la foudre P36
Comité de rédaction :
Emmanuel Barot, Yann Cézard, Jean-Philippe Divès,
Retrouvez notre revue sur sa page du site national du NPA : Ugo Palheta, Laurent Ripart, Virginia de la Siega, Galia
http ://npa2009.org/publications-npa/revue. Les articles du dernier numéro y sont mis en ligne
progressivement au cours du mois, tandis que l’ensemble des numéros précédents y sont Trépère, Régine Vinon, Henri Wilno.
téléchargeables en format pdf. Pour contacter la rédaction :
contact-revue@npa2009.org

À nos lecteurs et lectrices Gérant et directeur de la publication :


Ross Harrold
En raison de l'actualité sociale chargée, de l'investissement du NPA et de ses militantEs dans les mobilisa-
tions en cours et de nos (trop) faibles moyens humains, nous avons pris trop de retard pour sortir le numéro
de l'Anticapitaliste mensuel daté de mai. Le présent numéro est donc un numéro de mai-juin. Nous vous Diffusion :
présentons toutes nos excuses, et nos abonnéEs ne seront évidemment pas pénalisés par ce contretemps. 01 48 70 42 31 – diffusion.presse@npa2009.org
La rédaction
Administration :
01 48 70 42 28
2, rue Richard-Lenoir 93108 Montreuil Cedex
Illustration de Une :
DR. Commission paritaire :
0519 P 11509

Numéro ISSN :
2269-370X

Société éditrice :
Nouvelle Société de presse, d’audiovisuel et de
communication
SARL au capital de 3 500 € (durée 60 ans)

Tirage :
3 000 exemplaires

Maquette et impression :
Rotographie, Montreuil-sous-Bois
Tél. : 01 48 70 42 22
Fax : 01 48 59 23 28
Mail : rotoimp@wanadoo.fr

Le 2 juin 2018 à Paris, dans la manifestation appelée à l’initiative des collectifs de sans-papiers. Photothèque rouge/JMB.
Editorial N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 03

Convergence des luttes,


une nécessité PAR RÉGINE VINON

Q
Que l’on parle de convergence des luttes, de coagulation jours sur cinq, les enseignants le 3 mai, et de nouveau le
selon la vilaine expression macronienne ou de grève gé- 22. Que l’on organise une montée en puissance des luttes,
nérale, comme dans la tradition ouvrière, de quoi s’agit- ce serait compréhensible, en proposant aux différents
il ? La question se pose, à entendre cette petite musique secteurs de se compter, de prendre confiance en leur
insistante sur l’impossibilité, l’utopie voire la chimère force. Mais ce qu’on propose aux salariés ne ressemble en
d’une convergence des luttes. rien à un tel plan concerté, capable de mener à une vic-
D’un côté, ceux qui essaient de diviser le mouvement in- toire, à un recul du gouvernement. On ne voit pas un
sistent sur les particularités de chaque situation, faisant quelconque plan d’ensemble, clair, comme peut l’être ce-
croire que l’on serait plus forts en se battant seuls sur ses lui du gouvernement.
revendications, car on aurait plus de chances de faire Cette nouveauté de la grève cheminote deux jours sur
entendre sa voix sans qu’elle soit fondue dans un tout. cinq en est un exemple flagrant. Il s’agit d’une tentative,
Pour certains, tel au nom de l’unité syndi-
Jean-Luc Mano, an- cale, de garder un entier
cien militant commu- contrôle sur le mouvement,
niste et président de en faisant pression sur le
l’UNEF-Renouveau de gouvernement dans le but
1976 à 1979, la conver- d’aller négocier. Négocier
gence des luttes est quoi ? Contrairement à
« un mythe trotskyste 1995, tous les syndicats ne
qui a la peau dure, car demandent pas le retrait
on en parle encore » ! pur et simple du projet,
Le chroniqueur poli- mais une négociation, des
tique de France Inter aménagements que le gou-
prétend qu’il n’y a vernement, droit dans ses
rien de commun entre bottes, refuse même d’en-
un cheminot qui veut visager, y compris lorsqu’il
garder son statut, une Le 24 avril 2018 à la Gare du Nord, à Paris. Photothèque rouge/Martin Noda. envoie pour la galerie son
aide-soignante Premier ministre rencon-
d’Ehpad qui ne parvient plus à faire son métier et un pi- trer les syndicats, comme le 7 mai.
lote d’Air France qui entend avoir sa part des bénéfices Or la grève des cheminots pourrait tout à fait aboutir à
de l’entreprise. Un dirigeant syndicaliste comme Laurent une convergence, car elle est tout sauf corporatiste. Elle
Berger, de la CFDT, ne dit pas autre chose lorsqu’il dé- défend en effet des revendications communes à tous les
clare que « la convergence, ce n’est pas notre tasse de thé », salariés : l’assurance de conserver leur emploi, leur sa-
estimant que cette approche est un « leurre » pour les tra- laire, leur retraite, la défense de leurs conditions de tra-
vailleurs. vail pour aujourd’hui et pour demain, pour eux comme
Ce qui n’est pas un leurre, cependant, ce sont les reculs pour les futurs embauchés. Ce sont justement des reven-
dans tous les secteurs, dus justement à cette non conver- dications dans lesquelles tous les travailleurs peuvent se
gence, à cet éparpillement, émiettement, savamment reconnaître, car ce sont les mêmes attaques qu’ils vivent
entretenu. Ce qui n’est pas un leurre, c’est l’acharnement au quotidien.
des gouvernements successifs contre les salariés. Tous Leur lutte est d’autant moins corporatiste que les chemi-
ont appliqué depuis des décennies un plan de défense nots actuels ne seraient pas concernés par la fin du sta-
des riches, au détriment de nous tous. Résultat : des ser- tut. Le gouvernement s’est d’ailleurs cru malin en tablant
vices publics de plus en plus délabrés, des entreprises sur le fait que seuls les futurs embauchés étant concer-
qui continuent comme jamais à délocaliser, à licencier, nés, le mouvement ferait long feu. Or il n’en est rien. Les
et à pressuriser les salariés. cheminots refusent que les générations futures soient
Bien entendu, on n’est jamais assurés de gagner, même condamnées à des emplois au rabais, c’est pourquoi le
si on s’y met tous ensemble. Et il est vrai aussi qu’une mouvement tient si longtemps !
grève générale, ça ne se décrète pas. Mais au moins, cela Le fait qu’il y ait des rapprochements entre différents
s’organise. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les secteurs en lutte, par la présence d’étudiants, de postiers,
organisations syndicales organisent plutôt la... désorga- d’agents EDF et d’autres aux AG et aux manifestations
nisation, même la CGT qui est avec Solidaires la seule à cheminotes, et que des travailleurs du rail aillent soute-
parler de convergence. Car le calendrier des actions est nir d’autres salariés en mouvement, montre la voie. C’est,
totalement émietté : les fonctionnaires d’un côté le dans les faits et en pratique, comme cela qu’une conver-
19  mars, le 19  avril puis le 22 mai, les cheminots deux gence peut se construire. o
04 | Actualité

Lois Travail et IRP

Chassée par la porte,


la lutte des classes revient par la fenêtre
PAR CAMARADE BEUB1

Quand les contre-réformes et restructurations décidées en haut


relancent la lutte des classes en bas : effets imprévus de l’arrogance
gouvernementale et patronale…

L
e milieu du siècle dernier s’est ca- 1968, dans la foulée de la reconnaissance unique du personnel (DUP) ; à partir de
ractérisé en France par la mise en de la section syndicale d’entreprise, 2008, nécessité de choisir le DS parmi les
place progressive, sur une période qu’ils représentent ; ils sont les interlocu- candidats aux élections CE-DP et possibi-
de cinquante ans, de toute une architec- teurs des employeurs pour la négociation lité pour des salariés autres que le DS de
ture d’institutions représentatives du des accords sociaux et salariaux, notam- négocier. Il a fallu attendre ces trois der-
personnel (IRP) emboîtées et inter- ment lors des négociations annuelles nières années pour que l’offensive com-
connectées. Tout en bas, les délégués du obligatoires – NAO – depuis 1982. Der- mence réellement, les lois Rebsamen
personnel (DP), institutions de proximi- nière instance, mise en place en 1982 : le (2015) et El-Khomri (2016) élargissant
té, relais des réclamations des salariés, comité d’hygiène, de sécurité et des considérablement les possibilités de mise
chargées d’interpeller l’employeur en conditions de travail (CHSCT). Doté de la en place de la DUP.
défense des droits, pour le respect des personnalité morale, capable d’engager Mais on restait encore dans le cadre d’une
conventions, premier niveau d’alerte ses propres expertises sur le plan de la possibilité offerte à l’employeur, lequel
avec un droit de saisine de l’inspection santé et de la sécurité, il est devenu une devait l’obtenir dans son entreprise, face
du travail et des prud’hommes. Au-des- épine dans le pied des employeurs, no- à une résistance en général proportion-
sus, le comité d’entreprise (CE)  : organe tamment en tant que source de jurispru- nelle à la taille et à l’implantation syndi-
de surveillance économique, gestion- dence de plus en plus protectrice pour les cale, ce qui s’avérait de fait inapplicable
naire des œuvres sociales arrachées au salariés. dans les grandes entreprises. Le pro-
pouvoir discrétionnaire des employeurs. Longtemps, malgré un rapport de forces blème jusqu’ici était ainsi que paradoxa-
Même si l’organe restera purement de plus en plus en sa faveur, le patronat a lement, ce que le patronat demandait
consultatif, il dispose d’une capacité hésité à attaquer cet ensemble de front. d’en haut, il peinait à le faire appliquer en
d’expertise économique, de freinage des C’est pourquoi il a commencé par petites bas, dès lors que les dispositions nécessi-
restructurations.2 touches expérimentales : à partir de 1993, taient la mise en place d’accords déroga-
Dans le domaine revendicatif, les délé- possibilité pour les petites entreprises de toires à la loi, qu’il fallait imposer à des
gués syndicaux (DS) ont été instaurés en fusionner DP et CE dans la délégation représentations syndicales réticentes. De

CSE Tour Eiffel – L’intervention des salariés fait reculer la direction !


Les ordonnances ne rentrent pas dans l’entreprise !
Le climat social dégradé depuis plus d’un an, cumulé aux dées par les IRP, par l’employeur.
intentions de la direction d’instaurer un CSE « à la lettre », • Elections repoussées à décembre 2018, malgré une tenta-
ont déclenché le mécontentement des salariés de la Tour. tive de la direction de les imposer en juin, période où les
Sous la menace d’une grève, avec un préavis déposé le effectifs titulaires sont plus fluctuants.
19/2, la direction a cédé sur la quasi-totalité des revendica- Belle victoire qui donne confiance en l’action collective et
tions CGT. Un accord a été signé garantissant : syndicale, à partager et faire connaître auprès de nos
• Le maintien à 32 représentants du personnel, ce qui équi- bases, de nos syndiqués et au-delà ! Seul le rapport de force
vaut au nombre d’IRP d’une entreprise de 1000 à 5000 sala- des salariés a une fois encore permis d’inverser la volonté
riés, pour Macron… l’effectif de la Tour est de 315 !!! du gouvernement et du patronat.  Pour rappel à la Tour
• Nombre d’heures de délégation identique. Eiffel : c’est 1 salarié sur 2 qui est syndiqué dont plus de 130
• Annualisation et mutualisation des heures de délégation à la CGT !!!
titulaire et suppléant. Grand bravo à nos camarades !
• Le maintien des prises en charge des expertises deman- Source : http ://cgt.fr/L-intervention-des-salaries-de-la-Tour-Eiffel-fait-reculer-la-direction.html
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 05

même, il y avait une limite à ce que le tenaires sociaux » à tous les niveaux de les syndicats seront capables d’imposer
pouvoir nominalement socialiste pou- faire mieux que la loi. dans les entreprises. Verra-t-on se déve-
vait assumer, les expérimentations ha- A cela s’ajoute le fait que ce recul se paie lopper des grèves mêlant de plus en plus
sardeuses de Sapin, Rebsamen et El- au prix d’un passage en force contre tous des revendications d’amélioration des
Khomri allant le griller comme les syndicats4, lesquels ont pu constater, conditions de travail, des salaires, et
instrument d’application en souplesse là encore à tous les niveaux, les effets de l’exigence de « bons » accords CSE ?
des désirs capitalistes. la «  consultation des partenaires so-
ciaux ». Après la politique capitularde de CHEZ LES SALARIÉS, UN INTÉRÊT
UN COUP D’ÉTAT SOCIAL l’ancienne direction de Force ouvrière, NOUVEAU POUR LES RAPPORTS
Ainsi, avant d’envisager tout bouleverse- avec la bascule et le retour de cette confé- DE SOUS-TRAITANCE
ment d’envergure, il fallait pour la bour- dération dans le camp du refus, prévi- S’il est bien trop tôt pour vérifier cette hy-
geoisie s’emparer directement du pou- sible dès avant son dernier congrès, c’est pothèse, il faut noter d’ores et déjà un
voir d’Etat pour pouvoir imposer, depuis de nouveau, en théorie, l’unanimité des changement dans la manière dont les sa-
cette nouvelle base, son programme organisations syndicales (OS) pour dé- lariés interrogent, au travers des revendi-
maximum. C’est le sens de la mise en noncer ces dispositions, et au moins re- cations immédiates de leurs luttes, sur la
place de Macron : avec ce qui s’apparente fuser de les laisser s’appliquer « au mini- manière dont sont organisés les rapports
rétrospectivement à un coup d’Etat so- mum légal ». intercapitalistes de production. Quand
cial, le capital a imposé sans fard son Ce qui signifie que dans toutes les entre- l’égalité des droits était garantie par le
fondé de pouvoir direct. prises où les négociations, les vraies, code du travail, le combat pour remonter
En matière d’institutions représentatives vont avoir lieu, les OS auront d’une ma- le niveau de sous-traitance, par exemple,
du personnel, le présent gouvernement nière ou d’une autre tendance à concen- n’était pas toujours perçu comme un en-
parachève l’œuvre dissolutrice du précé- trer leurs efforts contre la destruction des jeu pour les salariés, au grand dam des
dent en généralisant la fusion DP/CE à acquis : dans l’impossibilité d’empêcher organisations syndicales, d’ailleurs.
toutes les entreprises ; en supprimant le la fusion, il faut au moins se battre pour Mais les dispositions des ordonnances
CHSCT, remplacé par une commission obtenir partout mieux que le minimum ne sont pas encore sèches que le combat
spécialisée du nouveau comité social et légal, en maintenant le plus d’instances dans et contre la sous-traitance se ral-
économique (CSE)3 ; en ouvrant y com- et de droits. Or la mise en place des nou- lume.
pris la possibilité de faire disparaître le velles structures se traduit par l’obliga- Dans l’aérien, la lutte ne concerne pas
DS dans cet ensemble rebaptisé pompeu- tion de négocier un accord CSE, distinct seulement Air France : de plus en plus de
sement « conseil d’entreprise » (nouveau du protocole préélectoral. Et à cette occa- grèves secouent les sous-traitants de l’aé-
« CE », qui n’a rien à voir avec l’ancien) et sion, un front syndical uni peut faire des rien et des compagnie aéroportuaires,
habilité à négocier des accords (qui se- étincelles. cherchant y compris à se confronter à
ront d’application obligatoire même s’ils Pour prendre un exemple récent, l’issue leurs donneurs d’ordres. Toujours dans
ne sont pas conformes à la loi). des négociations à PSA Retail (conces- la sous-traitance des transports, tout le
Alors, l’adoption par ordonnance de la sionnaires et distribution) donne l’idée monde a en mémoire le combat victo-
loi Travail 2 constitue-t-elle la victoire fi- des constructions qu’on peut obtenir : rieux des salarié-e-s du nettoyage des
nale et sans retour du patronat ? C’est in- CSE à plusieurs niveaux, maintien d’élus gares d’Onet, à la fois contre leur em-
déniablement l’aboutissement d’une of- de proximité fonctionnant comme des ployeur (un sous-traitant de sous-trai-
fensive préméditée et menée avec succès. DP, définition de commissions locales tant, ce n’est pas une blague !) et contre la
Faut-il pour autant abandonner tout es- HSCT proches des CHSCT d’origine.5 SNCF. Celui-là a démontré deux choses :
poir ? Loin de nous féliciter de ce qui reste Puisque le droit syndical se négocie que les salarié-e-s ont intérêt à faire bloc
une défaite en rase campagne de la « boîte par boîte », les négociateurs syn- autour de leur lieu de travail, avec les
classe ouvrière et des syndicats, nous dicaux demanderont, et obtiendront équipes côtoyées sur place, et dans la
verrons ici qu’en détail, les choses sont dans bien des cas, plus que le minimum foulée, qu’ils avaient également intérêt à
souvent plus compliquées : la lutte des légal. y réclamer l’égalité des droits : la victoire,
classes ne cesse jamais, elle est consubs- Un deuxième exemple, celui de la CGT de remportée avec le soutien de l’intersyn-
tantielle au rapport social de production la Tour Eiffel, nous montre de surcroît dicale des cheminot-e-s, s’est traduite
capitaliste. C’est pourquoi, chassée par qu’à la différence des protocoles préélec- par le réalignement des contrats et des
la porte, elle montre une furieuse ten- toraux, des clauses valant accords CSE droits sur la convention collective du tra-
dance à revenir par la fenêtre. peuvent être négociées à l’occasion de vail ferroviaire.6
grèves, de débrayages ou de simples me- Et de même dans l’hôtellerie : le combat
DANS UN JEU ROUVERT, naces de conflits sociaux (voir en encadré des femmes de ménage de Holiday Inn
LE RETOUR DU RAPPORT DE FORCES le communiqué du syndicat CGT). avait lui aussi pour objet de se faire réin-
La victoire est indéniable, il faut recon- En bouleversant tout dans l’entreprise, tégrer chez le donneur d’ordre. Si cet ob-
naître à la team Macron le mérite d’avoir Macron n’a en réalité pas réglé mais dé- jectif n’a pas été atteint, la lutte a pu arra-
engrangé le point, mais il se pourrait placé le problème. Les deux exemples cher là encore la mise à niveau des droits ;
bien que le prix du succès soit élevé : précédents montrent qu’en lieu et place quant à la question de la ré-internalisa-
pour trancher dans le vif, le gouverne- d’un cadre relativement rigide, essentiel- tion, elle devrait donner lieu à la réouverture
ment a dû engager sa responsabilité et lement fourni par la loi et dont la mise en
faire de la fusion des IRP une obligation place générait somme toute peu de
légale, mais il a dû aussi concéder le contentieux, la structure des IRP dépen-
maintien de la possibilité pour les « par- dra désormais du rapport de forces que
06 | Actualité

Manifestation des salarié-e-s d’Onet pendant leur grève de


novembre-décembre 2017. DR.
de négociations en 2019.7 Si des sala- l’organisation en franchises un enjeu rappelons-le, occupés : il fallait bien
rié-e-s a priori jugés peu susceptibles de immédiat, palpable pour les salariés. un corps de négociateurs suffisam-
se saisir de ces enjeux se mettent au- Pour eux la relation de sous-traitance, ment représentatifs. De même, les CE
jourd’hui à le faire, c’est que la question et la flexibilité dans le droit conven- n’ont été cédés qu’en contrepartie de la
de l’organisation du capital est désor- tionnel qu’elle autorise, se traduisent récupération économique des mêmes
mais directement palpable, par la me- désormais par une dégradation direc- usines, occupées par des comités de li-
nace qu’elle fait peser tant sur les rému- tement perceptible des conditions de bération armés, devant la faillite mo-
nérations que sur les droits. travail et de la rémunération. Il est rale de la bourgeoisie collaboration-
Il faut comprendre comment les disposi- donc naturel qu’ils l’identifient comme niste.
tions légales et conventionnelles impo- enjeu : sans surprise, la classe ouvrière Là où la classe bourgeoise, ne serait-ce
sant l’égalité des droits ont, pendant réagit en fonction des menaces que de la génération précédente8, avait
toute une période, largement protégé les concrètes sur ses intérêts. Dans le cas encore une forte conscience des possi-
salariés contre une pratique jadis coutu- présent cependant, la réaction est tel- bilités de la lutte de classes, celle d’au-
mière : le marchandage, qui consistait à lement immédiate, voire anticipée sur jourd’hui n’a plus en tête que son propre
chercher la maximisation des profits en l’évolution du droit, qu’on peut penser triomphe. Elle pense pouvoir se passer
sous-traitant sa main-d’œuvre vers une qu’au fur et à mesure du développe- de tout frein, de tout régulateur, et fait
entreprise où les droits des salariés ment du processus dans ses ultimes sauter les digues qu’elle a érigées par le
étaient inférieurs à ceux du donneur conséquences, les conflits vont se mul- passé pour se protéger, précisément au
d’ordre initial, la rendant moins chère. tiplier. moment où elle pourrait en avoir le plus
Parce qu’il existait un socle commun de En vérité, si l’on part du présupposé a besoin. Elle en oublie la réalité. À nous
droits, parce que l’employeur sous-trai- priori juste que Macron est le golem des de faire que cette dernière la rattrape. o
tant était tenu peu ou prou aux mêmes classes possédante, porté qu’il a été au
règles et conventions collectives que son nues par leur armée médiatique, on doit 1 L’auteur est inspecteur du travail.
donneur d’ordre, outre d’être illégale, si- bien conclure que la bande d’apprentis 2. Avec sa double structuration CE et comité central
d’entreprise (CCE), l’institution a longtemps charpenté les
non réellement réprimée, l’opération sorciers du capital qui le contrôlent, fine équipes syndicales, dans les entreprises de grande taille.
était encore peu profitable au final. Mais équipe d’entrepreneurs élevés au Medef, 3 C’est-à-dire un pur et simple retour, dans les faits, à la
situation d’avant 1982, avec une commission d’hygiène et de
en réduisant à néant les protections pré- est en réalité constituée d’ignares sa- sécurité interne au CE.
citées, c’est bien à cette délinquance pa- vants, véritables analphabètes sociaux 4 CFDT comprise, où le procédé a choqué jusqu’à la base,
forçant la direction à prendre ses distances – voir https ://www.
tronale-là que Macron ouvre à deux bat- et politiques, à la mémoire courte... On humanite.fr/ordonnances-la-tete-de-la-cfdt-secouee-par-
tants la porte ! Avec les ordonnances dirait qu’ils ont oublié que ces institu- sa-base-643101
5 Cf. Liaison Sociales Quotidien du 15 mars 2018, « IRP :
désormais, ce qui était interdit sera per- tions qu’ils s’acharnent aujourd’hui à PSA Retail France assortit la mise en place de ses CSE de
mis, et même encouragé : le différentiel détruire ont été mises en place précisé- représentants de proximité ».
6 Voir http ://www.revolutionpermanente.fr/Onet-Victoire-
des droits entre entreprises est perçu ment pour empêcher la grève générale et eclatante-des-grevistes-du-nettoyage-des-gares-
comme un élément de compétitivité, et sa conséquence, la perte de contrôle par franciliennes
7 Voir http ://www.lefigaro.fr/flash-
la compétitivité c’est sacré, n’est-pas ? le capital de l’outil collectif de travail. eco/2018/02/09/97002-20180209FILWWW00147-
Mais là encore, cette opération de léga- Qu’on revienne un peu sur leur histoire greve-au-holiday-inn-de-clichy-accord-trouve.
php et http ://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/
lisation du marchandage tous azimuts et on s’apercevra que les DP et les apres-111-jours-de-greve-le-conflit-de-l-holiday-inn-
pourrait bien avoir un coût pour le conventions collectives étaient un de-clichy-prend-fin-09-02-2018-7549806.php
8 « Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours - Le vrai
pouvoir, dans la mesure où elle fait de compromis pour récupérer les usines visage du capitalisme français », Benoît Collombat (dir.),
la question de la sous-traitance et de et ateliers, lesquels étaient en 1936, Editions la Découverte, Paris, 2014 (2e éd.).
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 07

Les syndicats peuvent-ils échapper


à l’intégration ? PAR ROBERT PELLETIER

Les appareils syndicaux se sont intégrés de longue date aux


mécanismes du « dialogue social », qui permet de négocier les reculs
sociaux en échange de quelques miettes, voire prébendes. Sous
Macron, la source semble cependant se tarir… sans que cela ait
jusqu’à présent conduit à des redéfinitions stratégiques.

«L
a nature essentielle du syndi- cer l’engagement des directions mentation des salaires), la création,
calisme est concurrentielle, confédérales dans le dialogue social ou plutôt la généralisation, des délé-
elle n’est pas communiste. Le comme nouvelle forme de leur inté- gués du personnel élus sur listes
syndicat ne peut être un instrument de ré- gration à la logique capitaliste. Après syndicales et des conventions collec-
novation radicale de la société : il peut of- l’échec des mobilisations de ces der- tives ont fourni les premières bases
frir au prolétariat une bureaucratie expé- nières années contre les lois El matérielles de « fonctionnarisation »
rimentée, des techniciens experts en Khomri puis Macron, la stratégie du syndicalisme. Le mouvement syn-
questions industrielles de portée générale, mise en œuvre en ce printemps par dical, divisé (CGT/CGTU) et affaibli
il ne saurait être la base du pouvoir prolé- les directions syndicales est une en 1934, ne comptait alors plus que
tarien. »1 « Le développement normal du nouvelle fois mise en question. 800 000 syndiqués mais est passé à 4
syndicat est caractérisé par une déca- L’histoire des syndicats qualifiés de millions en 1937.
dence continue de l’esprit révolutionnaire « réformistes  » les inscrit plus ou A la sortie de la Deuxième Guerre
des masses : quand la force matérielle moins dans la logique d’un dialogue mondiale, le gouvernement intégrant
augmente, l’esprit de conquête s’affaiblit social synonyme de compensations le PCF a associé bourgeoisie et classe
ou disparaît complètement, l’élan vital matérielles et de prérogatives d’ap- ouvrière pour la « reconstruction du
s’épuise, l’intransigeance héroïque fait pareil. La CFTC, la CFE-CGC, l’UNSA pays ». La mise en place de la Sécuri-
place à l’opportunisme, à la pratique de la et FO sont nées sous le signe de la té sociale, des comités d’entreprise,
politique du ’’beurre sur le pain’’ ». 2 collaboration de classes. les nationalisations et la multiplica-
Ces lignes d’Antonio Gramsci résu- FO, dont l’hétérogénéité vient en tion des structures de négociations
ment, de façon un peu abrupte, une ap- grande partie des conditions de sa ont permis un développement consi-
préciation des syndicats largement création et de son développement, dérable de l’appareil de la CGT. Le ra-
portée par des classiques du marxisme, fait notamment de rupture avec la pide retournement à travers la
de Marx lui-même à Trotsky en passant CGT stalinienne, voit se côtoyer anar- « guerre froide », conduisant à l’évic-
par Rosa Luxemburg. Mais, par ail- chistes, socialistes «  bon teint », tion des ministres communistes et à
leurs, Léon Trotsky défendait la néces- trotskystes, affidés du patronat voire la création de Force ouvrière, a réac-
sité pour les militants révolutionnaires de l’extrême-droite. tivé une politique «  troisième pé-
de militer dans les syndicats sous hégé- Pour la CFDT, la déconfessionnalisa- riode de l’Internationale commu-
monie stalinienne ou social-démocrate. tion (passage de la CFTC à la CFDT en niste » de la CGT et du PCF, qui dans
L’enjeu de toute discussion sur le(s) 1964) dans le contexte de luttes au- la foulée de la grève de Renault en
syndicalisme(s) est d’analyser la situa- tour de Mai 68 a conduit pour un 1947 avaient craint un ébranlement
tion concrète du syndicalisme dans ses temps à des positionnements radi- de leur hégémonie. A partir de la
évolutions et dans sa réalité du mo- caux, que ce soit en terme de modali- grève des mineurs de 1963, la remon-
ment. En France, l’existence de plu- tés d’actions (occupations…), de pro- tée de la combativité s’est traduite
sieurs confédérations et fédérations et jet global (autogestion, place des par des grèves dures, tandis que se
de multiples contradictions internes femmes) ou de mots d’ordre (aug- mettait en place en 1966 l’unité CGT-
impose de scruter les évolutions et mentations uniformes). La lutte des CFDT.
contradictions. Analyser les formes Lip en a fixé les limites. Mai 68 va illustrer les stratégies des
précises de l’intégration des organisa- En ce qui concerne la CGT, les tradi- directions syndicales encadrant les
tions syndicales est indispensable, que tions socialistes à la mode Deuxième grèves et refusant tout affrontement
ce soit dans l’activité quotidienne des Internationale et anarcho-syndica- avec l’Etat bourgeois. Seule la CFDT se
militants syndicaux ou pour contester listes ont été mises en question par le positionnera en soutien aux mouve-
leurs stratégies. poids grandissant du PCF à partir ments de contestation « généraux »,
des grèves de juin 1936. Si celles-ci politiques. Le constat de Grenelle a
RETOUR SUR DES ÉVOLUTIONS ont permis d’engranger des
DIFFÉRENCIÉES conquêtes sociales significatives
Il est commun aujourd’hui de dénon- (congés payés, 40 heures, 15 % d’aug-
08 | Actualité

(NAO) sur les salaires, la durée et sur le seul résultat des élections pro-
l’organisation du travail. Parallèle- fessionnelles et essentiellement celle
ment, ces lois ont augmenté les des comités d’entreprise, consulta-
enregistré une hausse des salaires moyens et le pouvoirs des institu- tions particulièrement sensibles à la
de 7 %, et de 33 % pour le SMIC, un tions représentatives du personnel gestion des activités sociales et
« engagement » sur la réduction du (IRP) avec des moyens financiers culturelles plutôt qu’à l’action syndi-
temps de travail et la reconnaissance plus importants pour les CE, en cale. Les grandes mobilisations
de la section syndicale dans les en- transformant les Comités d’hygiène contre les réformes des retraites, les
treprises. Mais pas d’abrogation des et sécurité (CHS) en une IRP auto- lois travail et les ordonnances n’ont
ordonnances de 1967 sur la Sécurité nome, les Comités d’hygiène et sécu- pas permis de faire reculer les gou-
sociale, revendication centrale de la rité, conditions de travail (CHSCT) vernements. Si la réforme des re-
CGT. Cette politique se traduira par aux droits et moyens augmentés. traites de 2013 ou l’ANI ouvrant sur
une faible progression des effectifs « Les références contemporaines au les accords compétitivité-emploi ont
syndicaux. Et un recrutement fait dialogue social et aux partenaires so- été approuvés par la CFDT, la CFE-
d’anti-gauchisme et fermé à toute ciaux (…) valorisent d’une certaine ma- CGC et l’UNSA, les mobilisations ont
forme d’auto-organisation. nière un processus délibératif, mais ce- été marquées par des fins de non-re-
lui-ci est limité à l’implication des cevoir pour la CGT, FO et Solidaires.
LA BOURGEOISIE ET LES LEÇONS organisations patronales et syndicales
DE MAI 68 dans des discussions portant sur les LA FIN DU DIALOGUE SOCIAL ?
La grande trouille de 68 conduit la changements à accomplir (…) L’essen- LES SYNDICATS AU PIED DU MUR
bourgeoisie à modifier profondé- tiel consiste à montrer qu’un dialogue a Si la logique économique et sociale
ment ses stratégies économiques et été ́ organisé, indépendamment de son de Macron et de son gouvernement
industrielles et le système de rela- contenu (…) L’acceptation d’une lo- s’inscrit dans la continuité des gou-
tions sociales sur fond de crises éco- gique de dialogue social et civil, de par- vernements précédents, son attitude
nomiques. Restructurations, déman- tenariat et de gouvernance, réduit le face aux syndicats de salariés, voire
tèlement des grands sites industriels, salariat à un groupe d’individus ayant parfois aux organisations patro-
progression du chômage, développe- en commun une forme juridique d’em- nales, marque une rupture avec ses
ment de la précarité vont concourir à ploi. Le dialogue et le partenariat sont prédécesseurs. Ceux qu’ils nomment
affaiblir les capacités de résistance porteurs d’une idéologie consensua- « les corps intermédiaires » doivent
de la classe ouvrière. Parallèlement, liste incompatible avec la reconnais- être remis à leur place de contesta-
la bourgeoisie et les gouvernements sance d’intérêts de classe du salariat ».3 taires, sans moyens ni droits à de
successifs vont s’ingénier à inscrire La conflictualité du travail va aller quelconques pouvoirs de décisions
la conflictualité sociale dans une lo- en décroissant, prise dans l’engre- au niveau de l’Etat et de ses institu-
gique de négociations faite de dia- nage du développement du chômage tions parlementaires, avec des droits
gnostics partagés et de confronta- et de la précarité, de la déstructura- et moyens limités au niveau de l’en-
tions limitées, de réformes qui tion des grandes entreprises et de la treprise
s’inscrivent définitivement dans une mise en concurrence des salariés au La liste des reculs s’allonge réguliè-
réalité de contre-réformes. niveau mondial. La généralisation rement. Réforme des prud’hommes,
Ces évolutions ne s’opposent en rien du dialogue social va accélérer l’ins- coupes drastiques dans les moyens
aux conceptions de la CFTC ou de la titutionnalisation du syndicalisme. et pouvoirs des IRP (suppression des
CFE-CGC, voire de FO. Dès le milieu C’est ainsi que devant le développe- délégués du personnel, réductions
des années 1970, la direction de la ment des fermetures de sites et des du nombre d’élus dans les CE deve-
CFDT s’engage dans cette même di- plans de licenciements, tout un pro- nus CSE, limitation des droits et
rection : mise en cause de la radicali- cessus d’information/consultation moyens des CHSCT, etc.), réforme du
té, recentrages successifs, elle choi- des IRP vise à associer les organisa- droit des licenciements, institution
sit la voie d’une plus grande tions syndicales à une forme de des référendums d’entreprise à l’ini-
intégration aux structures de négo- cogestion des plans « sociaux » puis tiative des employeurs, démantèle-
ciation, d’administration, de coges- des plans de « sauvegarde » de l’em- ment de l’Inspection du travail...
tion, dans le cadre du système. ploi. Parfois, même les concessions accor-
Les lois Auroux de 1982, souvent pré- La mise en place des 35 heures, im- dées aux « réformistes » pour leur
sentées comme des avancées sociales pulsée par Martine Aubry, impose donner un argument afin de déstabi-
importantes, tenteront de faire en- aux organisations syndicales de s’in- liser le camp syndical sont remises
trer la «  citoyenneté dans l’entre- sérer toujours plus dans le dialogue en cause  (cf. le « compte pénibilité »
prise », tentative pour dissimuler le social tout en multipliant les possibi- vidé de tout contenu).
lien de subordination au cœur du lités de dérégulation du temps de tra- En fonction de leurs histoires, tradi-
système capitaliste d’exploitation. vail. Un nouveau pas est franchi en tions, repères idéologiques mais aus-
Ces lois ont renforcé l’enfermement 2008 avec l’accord Medef-CGT-CFDT si de leurs moyens, les différentes
du syndicalisme dans l’entreprise, sur la représentativité. Avec l’aban- organisations syndicales tentent de
déjà amorcé par la reconnaissance don des élections à la Sécurité so- s’adapter ou de s’opposer à ces évolu-
du syndicat en son sein datant de ciale puis aux Prud’hommes, la re- tions. Pour la brochette CFTC, UNSA,
1968, en rendant obligatoire les né- présentativité des organisations CFE-CGC, FO, pas de grands états
gociations annuelles obligatoires syndicales est désormais calculée d’âme, du moins dans les appareils,
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 09

même si le dernier congrès de FO a des opposants au silence ou les a mique du syndicalisme, notamment
enregistré quelques remous passa- contraints au départ, tout en optimi- dans les manifestations.
gers. Leur faible représentativité, sant l’appareil, sa « communication » La FSU a été l’expression d’une cer-
sauf exceptions, fait que ces syndi- et ses moyens de fonctionnement. taine radicalité au milieu des années
cats sont peu touchés par la réduc- Dans une période où les luttes pa- 1990, mais aussi de batailles d’appa-
tion des moyens des IRP. Leur vie et raissent moins efficaces que le dia- reils entre la tendance animée par
des militants du PCF et la tendance
Philippe Martinez et Jean-Claude Mailly, en tête de la manifestation intersyndicale du 9 mars 2016 à
Paris. Photothèque rouge/Milo. « socialiste » sur le point, à l’époque,
de perdre la majorité dans la FEN.
Les bouleversements sociologiques
du corps enseignant, ainsi que la vo-
lonté de la direction de la FSU de ne
pas s’affronter aux gouvernements
de « gauche », l’ont menée à une inca-
pacité dramatique à défendre même
au quotidien les intérêts des salariés,
et à cautionner toutes les contre-ré-
formes et réductions de moyens.
La CGT tend à cumuler toutes ces
contradictions, augmentées de la
perte de repères politiques produit
de l’écroulement du mur de Berlin et
de celui de l’électorat du PCF. Là aus-
si, les restructurations de l’appareil
de production sont un des éléments
fondamentaux de l’affaiblissement.
leur survie sont liées aux structures logue social, le niveau des adhésions Mais dans le même temps, les reculs
de collaboration de classes (orga- peut se maintenir. Surtout quand il idéologiques ont alimenté des poli-
nismes de formation, mutuelles, est très souvent « appuyé » par des tiques suicidaires. Ainsi l’accompa-
etc.), pour l’essentiel au niveau na- directions d’entreprise préférant des gnement bureaucratique de la priva-
tional. « partenaires sociaux  » plutôt que tisation d’EDF-GDF4 , d’Air France,
Cependant des contradictions des syndicalistes combatifs. La lo- des Postes et Télécommunications,
existent. La mise à l’écart des syndi- gique du gouvernement Macron est opéré par une partie de l’appareil a
cats de la gestion de l’assurance-chô- basée sur une volonté de marginali- non seulement déconstruit des bases
mage et de la formation profession- sation des « corps intermédiaires » ouvrières, militantes fortes, mais
nelle vise toutes les organisations. au nom de la légitimité issue du vote aussi sapé bien des ressources maté-
La progression de la CFE-CGC, en aux élections présidentielle et légis- rielles de l’appareil.
liaison notamment avec l’augmenta- latives. Une volonté que la direction Globalement, ces positionnements
tion des effectifs des cadres et assi- de la CFDT tente parfois de freiner en peu critiques par rapport aux gou-
milés, l’oblige à prendre en compte accompagnant les mobilisations, vernements de « gauche » ont abouti,
les exigences de ses adhérents, pas dans un équilibre délicat qui l’a avec des rythmes et à différents ni-
toujours disposés à accepter la taylo- conduite à signer malgré tout les ac- veaux, à des évolutions divergentes.
risation de leur travail et/ou leur ex- cords sur la formation profession- On a ainsi vu se développer une dé-
clusion de tout pouvoir d’interven- nelle, dans la mesure où la gestion fiance par rapport au politique au
tion dans les décisions managériales, de celle-ci reste en grande partie sens de l’action gouvernementale,
avec l’exigence patronale qu’ils entre les mains des « partenaires so- ainsi qu’une volonté de rupture avec
portent et supportent les discours ciaux ». la politique du PCF et tout ce qui pou-
patronaux. Ceci explique, en partie, Frappée de façon limitée par les ré- vait y ressembler. L’existence de ces
les mobilisations animées par des in- ductions des IRP ainsi que par la positionnements, portés par des
tersyndicales « larges » chez les che- crise du dialogue social, Solidaires a unions départementales, des fédéra-
minots ou à Air France. Même si, comme principale difficulté d’éviter tions et/ou des courants transver-
dans ces deux cas, c’est d’abord la l’isolement, ce qui la rend dans les saux contribue à rendre la confédé-
combativité des salariés concernés faits très dépendante de la politique ration difficilement gouvernable et
qui impose cette unité dans la résis- de la CGT. Dans le même temps, soumise à des alliances internes à
tance. l’augmentation de ses effectifs au fil géométrie variable. L’épisode Le-
Pour la CFDT, les réductions de des ans et un recrutement parfois paon, s’il relève sur le fond de ques-
moyens et de pouvoirs pourrait im- très hétéroclite font apparaître des tions de financement, a illustré de
pacter gravement ses moyens et rai- tendances bureaucratiques et des dy- façon caricaturale ces difficultés de
sons d’exister. Certes, les dizaines namiques d’intégration dans cer- gouvernance.
d’années consacrées à la mise en tains secteurs. Il n’en reste pas moins
ordre d’un fonctionnement très bu- que Solidaires apparaît souvent
reaucratique ont réduit la plupart comme l’aile combative et dyna-
10 | Actualité
besogne, faite de défense des inté- des mobilisations récentes dans
rêts immédiats des travailleurs et des secteurs à faibles traditions
travailleuses, et de lutte pour une syndicales (hôtellerie, restaura-
Pour la direction de la CGT il est transformation d’ensemble de la tion, commerce, nettoyage, sec-
donc bien question de mener et société « par l’expropriation capi- teurs « ubérisés », sous-traitants de
réussir une double opération : ras- taliste 
», en toute indépendance la SNCF ou intérimaires dans l’au-
sembler en interne autour d’une des partis et de l’Etat. tomobile, etc.). Elles montrent les
orientation relativement comba- L’existence légale du syndicalisme possibilités de luttes et d’organisa-
tive, estimée être le point médian en France a démarré avec la loi de tions de salarié-e-s dont le syndi-
actuel de la confédération  ; dé- 1884, combattue par de nombreux calisme se préoccupe peu, d’avan-
fendre face au gouvernement un syndicats qui « considèrent que la cées qui peuvent permettre de
ensemble de positions, de préroga- déclaration obligatoire constitue une rompre avec les fracturations ag-
tives, de moyens dont dépend en mesure de police et critiquent le fait gravées par le chômage et la préca-
risation. L’existence depuis plu-
sieurs mois dans les manifestations
de « cortèges de tête », regroupant
« radicaux », syndicalistes las des
cortèges traine-savate, jeunes,
inorganisés, illustre la difficulté
pour les syndicats à prendre en
compte des voies de radicalisation
différentes.
Une autre piste est une prise en
compte de préoccupations plus
large que le salaire : « mais, à l’in-
verse, sans lien avec des outils cri-
tiques permettant de comprendre ce
qui se joue dans les rapports de pro-
duction, sans aspiration à penser au-
trement l’utilité ́ sociale du travail, la
valeur d’usage de ce qui est produit,
les syndicats peuvent s’enfermer ou
Le 9 avril 2015 à Paris, au sein du cortège de Solidaires. Photothèque se laisser enfermer dans une activité ́
rouge/JMB. défensive et/ou de revendication im-
médiate facilement canalisable par
grande partie sa crédibilité et son qu’aucune sanction ne soit prévue à les directions d’entreprise. Organes
fonctionnement. Mais dans de l’encontre des patrons qui s’oppose- de résistance, de conscientisation,
nombreuses structures les débats raient à la création du syndicat ». 5 les syndicats peuvent aussi devenir
sont rudes, voire violents, sans que Toutes les lois qui ont tendu à don- des instruments de contrôle social
les considérants politiques soient ner des moyens au syndicalisme permettant la reproduction de l’ordre
toujours évidents. Devant les diffi- ont ainsi été l’objet de débats et social dominant ». 6 L’utilisation du
cultés d’adhésion, de renouvelle- contestations. La reconnaissance référendum par les salarié-e-s d’Air
ment des générations, certains du syndicalisme a été, à la fois, la France ou de la SNCF montre que
misent sur une forme de radicalité, reconnaissance de l’existence même les instruments d’encadre-
d’autres sur le retour aux méthodes d’une classe dans la société et la ment de la lutte des classes peuvent
traditionnelles anti-démocratiques volonté d’en encadrer les révoltes être retournés contre leurs initia-
de la « forteresse assiégée ». La vo- et de l’empêcher de « révolution- teurs. A condition que la mobilisa-
lonté réelle de prendre en charge ner » le système. tion des salarié-e-s soit au ren-
les questions du féminisme et Dans une période où les mobilisa- dez-vous. o
LGBT, les mobilisations des travail- tions sont plus ou moins défaites,
leurs sans papiers, montrent les la voie est étroite pour le syndica-
possibilités de progression, y com- lisme. Ces défaites débouchent sur 1 Antonio Gramsci, « Syndicats et conseils », 11 octobre
1919, https ://www.marxists.org/francais/gramsci/
pris sur des terrains peu familiers l’enregistrement de reculs sociaux, works/1919/10/gramsci_19191011.htm
à la CGT. avec l’obligation de repartir de ce 2 Antonio Gramsci, « Syndicalisme et conseils », 8 novembre
1919, https ://www.marxists.org/francais/gramsci/
nouvel état des lieux pour works/1919/11/gramsci_19191108.htm
ET MAINTENANT ? construire les mobilisations. L’in- 3 « Les formes de la délibération interprofessionnelle. Le
sens du dialogue », Jean-Pascal Higelé, https ://www.cairn.
Dans son congrès confédéral du dé- dividualisation du rapport au tra- info/revue-societes-contemporaines-2012-2-p-85.htm
but juin, Laurent Berger a pu décla- vail rend encore plus difficile la 4 « Une privatisation négociée. La CGT à l’épreuve de la
modification du régime de retraite des agents d’EDF-GDF »,
rer  que « le syndicalisme est mortel, construction de mobilisations col- Adrien Thomas, L’Harmattan, 2006.
mais pas le nôtre », c’est-à-dire pas lectives remettant en cause l’orga- 5 « Anthologie du syndicalisme français 1791-1968 », Jean
Magniadas, René Mouriaux, André Narritsens, IHS CGT,
celui de la CFDT. nisation du travail (souffrance au Éditions Delga, 2012.
La Charte d’Amiens a fixé un cadre travail, discriminations...). 6 Sophie Béroud, « Pistes pour une lecture marxiste des
enjeux syndicaux contemporains », revue Contretemps, n°
au syndicalisme français : la double Des pistes sont ouvertes à partir 28, janvier 2016.
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 11

Nicaragua : aux racines de la crise


PAR TOMAS ANDINO MENCÍA

L’impressionnante mobilisation populaire qui se développe au


Nicaragua, principalement sous l’impulsion de la jeunesse, a
surpris le monde entier. Elle a débuté par le rejet victorieux d’une
contre-réforme de la sécurité sociale et se poursuit en
revendiquant la démission du gouvernement. Son coût est
tragique, avec près d’une centaine de morts, plus de mille de
blessés et des centaines d’emprisonnés, la destruction de centres
d’étude et de travail, une activité économique semi-paralysée1
(traduction, Jean-Philippe Divès).

C
es événements font l’objet de trois plique la destruction de dizaines de com- 8) La vice-présidente Rosario Murillo exerce
grandes interprétations : celle de la munautés rurales, évidemment contre leur un contrôle très strict sur les moyens de
droite et de l’impérialisme US, celle volonté, ainsi qu’un abandon de souverai- communication, qui est ressenti comme tel
du gouvernement nicaraguayen et celle de neté territoriale au profit de cette entreprise par les médias indépendants (Murillo est
la gauche critique. Pour la droite et l’impé- pour une durée d’un siècle. De là a surgi un allée jusqu’à proposer de contrôler les ré-
rialisme, on serait en présence d’un gouver- large mouvement paysan et populaire, qui seaux sociaux).
nement « socialiste » ou « de gauche », par est réprimé et vilipendé par le gouverne- 9) La corruption générale des responsables
définition dictatorial et ennemi de la démo- ment, mais jusqu’à présent se maintient. publics, qui deviennent millionnaires du
cratie. Mais si le gouvernement était socia- 2) Au cours de cette période les surfaces jour au lendemain alors que le pays traverse
liste, la propriété serait collective ou éta- vouées aux activités extractives, en parti- des difficultés économiques, est source de
tique. Or ce n’est pas le cas : la propriété culier minières, ont doublé (de 12 à 22 % du grand malaise. Cela va du couple présiden-
privée capitaliste est omniprésente et le territoire), ce qui a provoqué d’importants tiel, accusé d’avoir indûment accumulé
pays est aussi néolibéral que beaucoup conflits dans les campagnes et avec les nombre de biens depuis la « piñata » négo-
d’autres en Amérique latine. mouvements environnementaux, eux aus- ciée avec Arnaldo Alemán4 et d’administrer
Le gouvernement nicaraguayen présente si réprimés. sans en rendre aucun compte quatre mil-
quant à lui le mouvement des jeunes nica- 3) Le développement d’industries de mono- liards de dollars de fonds de l’ALBA (Al-
raguayens comme une conspiration de la culture tels que le palmier à huile ou la liance bolivarienne pour les Amériques),
CIA. Dans son discours du 21 avril, le pré- canne à sucre, tout comme la forte augmen- jusqu’à des cas tel que celui d’Orlando Cas-
sident Daniel Ortega les a décrits comme de tation des activités d’élevage, font que les tillo Guerrero, qui a détourné des millions
« petits groupes d’extrême droite » qui veulent paysans disposent de moins en moins de depuis sa position de gérant d’aéroports.
« détruire la paix qui règne au Nicaragua ». terres. 10) Après une décennie de bonnes relations
Son gouvernement serait ainsi victime 4) Le désintérêt pour l’environnement, dont avec le gouvernement, une partie du patro-
d’une offensive bien orchestrée, similaire à la dernière manifestation a été l’incurie nat nicaraguayen, affiliée au puissant CO-
celle des guarimbas (groupes de choc d’ex- gouvernementale face à l’incendie de la ré- SEP (Conseil supérieur de l’entreprise pri-
trême droite) au Venezuela. serve d’Indio Maíz, a suscité des mobilisa- vée), commence à se demander s’il est
Notre interprétation n’a rien à voir avec tions de secteurs de la jeunesse. pertinent de maintenir son alliance avec le
celles qui précèdent. Nous sommes en fait 5) La politique de contrôle étatique des as- couple Ortega-Murillo – dont elle a grande-
en présence d’un mécontentement social sociations, en particulier des droits hu- ment bénéficié. Ces patrons craignent en
très profond, qui s’est accumulé durant une mains et féministes […] a exacerbé les ten- effet de perdre les faveurs de l’empire de-
décennie sur la base d’une somme de sions entre le gouvernement et la dite puis que Trump a fait adopter le Nica-Act et
contradictions entre le gouvernement et le « société civile ». commencé à prendre des sanctions contre
peuple, qui se sont développées du fait des 6) La réélection d’Ortega à un troisième des responsables publics nicaraguayens.
décisions antipopulaires, dirigistes et dic- mandat présidentiel consécutif, interdite Ils semblent pour l’instant en pleine pé-
tatoriales du duo Ortega-Murillo.2 par la Constitution mais qui a été imposée riode de réflexion.
par le même mécanisme que celui utilisé Malgré tout, le Nicaragua jouit auprès des
LA CONTEXTE DE LA CRISE EN COURS par JOH3, à savoir un jugement de la Cour de entreprises d’une bonne réputation, du fait
On citera ici dix de ces contradictions. suprême, a mis en évidence son autorita- de l’abondance de ses sources de travail et
1) La décision de faire construire le canal risme. de l’absence corrélative de délinquance. Les
interocéanique par une entreprise chinoise, 7) Les accusations de fraude lors des deux maquilas5 migrent en nombre vers ce pays
à un coût économique (50 milliards de dol- derniers scrutins présidentiels, dans les- où le salaire ouvrier est parmi les plus bas
lars US) et social exorbitant, a provoqué un quels Ortega s’est imposé, ont eu le même d’Amérique centrale. Le Nicaragua a ainsi
fort mécontentement parce qu’elle im- effet. connu un fort développement capitaliste,
12 | Actualité

nement étatsunien n’ait jamais « ennuyé »


Ortega avec la moindre tentative sérieuse
de « déstabilisation » ? En comparaison, il a
durant cette période fomenté des coups
d’Etat au Venezuela, au Honduras ou au Pa-
raguay. Mais bien que le Nicaragua soit un
Etat beaucoup plus faible, il l’a laissé « tran-
quille ».
L’explication réside dans la lune de miel
maintenue pendant toute cette période
avec le patronat national et international
[…] et y compris avec le gouvernement
putschiste de Pepe Lobo et JOH, ou encore
avec la très réactionnaire Eglise catholique
nicaraguayenne – d’où le slogan gouverne-
« Ortega y Somoza, la misma cosa » (Ortega et Somoza, la même chose) est devenu un slogan mental de «  socialisme chrétien et soli-
des manifestations étudiantes et populaires. Anastasio Somoza était le dictateur pro-impéria-
liste renversé par la révolution sandiniste de 1979. DR. daire ».
Mais tout ceci appartient maintenant au
non équitable, dans le cadre duquel se sont profond respect pour la révolution sandi- passé. Le couple présidentiel affronte dé-
accumulées d’importantes contradictions niste de 1979, afin qu’ils en viennent à croire sormais l’hostilité de l’impérialisme, qui va
économiques et sociales, avec des habi- n’importe quelle affirmation prononcée chercher à domestiquer son gouvernement
tants qui veulent avoir leur mot à dire mais sous l’autorité du « leader », Daniel Ortega. par des actions de boycott économique ; le
ne le peuvent pas, ne sont pas pris au sé- Ses affirmations vont jusqu’à l’absurde : par patronat national ou un secteur important
rieux ou se retrouvent discriminés ou répri- exemple, que les étudiants détruisent leurs de celui-ci vient de divorcer ; et le pouvoir
més […] propres universités, qu’ils se transforment est activement rejeté par une bonne partie
C’est dans ce contexte que s’est engagé le en francs-tireurs pour abattre leurs propres du peuple. Le cours que prendra le pays dé-
conflit sur la réforme de la sécurité sociale camarades, qu’ils se torturent et se font dis- pendra de la réponse du gouvernement au
exigée par le FMI. Ce n’était pas la première paraître eux-mêmes, qu’ils mettent le feu à mouvement de contestation lancé par sa
réforme de ce type (il y en a eu une en 2013, des bâtiments publics pour pouvoir se dis- jeunesse et d’autres secteurs populaires,
qui a échoué), mais cette fois la différence créditer eux-mêmes, etc. […] ainsi que de la capacité de ces derniers à
résidait dans un climat caractérisé par un Ce qu’ils ne disent pas, c’est que la violence conquérir de meilleures conditions démo-
profond mécontentement, surtout chez les a été initialement déclenchée par des cratiques et sociales. Rien n’est joué et il est
personnes nées après la révolution de 1979. groupes à moto de la clientèle juvénile du trop tôt pour dire ce qui pourrait se passer.
La protestation a d’abord réuni ceux et gouvernement, qui est utilisée comme Il n’y a cependant aucun doute qu’avec les
celles qui étaient directement affectés, les chair à canon contre d’autres jeunes, sous mobilisations sociales de ces dernières se-
retraité-e-s. Ont suivi les étudiant-e-s, puis les yeux et grâce à la passivité des autorités maines, qu’elles avancent ou qu’elles re-
d’autres secteurs de la population. Et fina- policières. Et quand des jeunes se dé- culent, une nouvelle ère commence, dans
lement le patronat, après qu’il eut quitté les fendent face à ces groupes, ou que leur indi- laquelle un nouveau sujet historique s’est
négociations menées sur cette question au gnation éclate contre des symboles du pou- levé, sans crainte de prendre la parole et de
sein de la commission tripartite. voir, ce dernier proclame alors que ses décider de son propre sort. o
accusations ont été « démontrées ». Croient-
L’IRRATIONALITÉ DE L’ARGUMENTATION ils s’adresser à des idiots ? Par bonheur, la 1 Ce texte en date du 22 avril 2018 a été publié deux jours
OFFICIELLE diffusion de la technologie cellulaire a per- plus tard sur le site qui est désormais celui de l’organisation
brésilienne Resistência, courant du PSOL (http ://
[…] L’affirmation selon laquelle les manifes- mis de filmer des groupes chocs du gouver- esquerdaonline.com.br). L’auteur y est présenté comme un
tations sociales seraient une « conspiration » nement en train de perpétrer de tels actes. « militant révolutionnaire hondurien de longue date ». Des
coupes opérées pour des raisons de place sont signalées
visant à « déstabiliser » le gouvernement, Certains camarades tendent à faire des entre crochets.
ourdie par de petits groupes « d’extrême comparaisons simplistes. Ils disent que le 2 Epouse de Daniel Ortega et comme lui dirigeante du FSLN
(Front sandiniste de libération nationale), Rosario Murillo
droite », est propre à un gouvernement dic- scénario est similaire à celui mis en place est depuis le 10 janvier 2017 la vice-présidente du pays.
tatorial, incapable d’apporter des réponses par les gringos (Etatsuniens) au Venezuela 3 JOH : Juan Orlando Hernández, le président du Honduras
voisin, arrivé au pouvoir après le coup d’Etat militaire
rationnelles et utiles aux problèmes posés, […] Mais ce n’est pas le cas. Au Nicaragua, le de 2009 – qu’il avait activement soutenu – contre le
et qui insulte l’intelligence du peuple. mouvement a été autoconvoqué par des président légalement élu, Manuel Zelaya, qui avait eu le
tort de vouloir consulter le peuple sur sa proposition de
Même l’observateur le plus mal informé secteurs progressistes, principalement de convocation d’une assemblée constituante.
comprendra que le CIA ne peut disposer la jeunesse universitaire comme cela a été 4 Lorsqu’ils avaient dû quitter le pouvoir, après leur défaite
aux élections de février 1990, une série de responsables
dans le pays d’autant d’agents infiltrés et signalé […] sandinistes étaient partis avec une « piñata » (littéralement,
stipendiés – tous ces retraités, travailleurs Voir les choses de ce point de vue permet panier de friandises), composée notamment de propriétés
immobilières qu’ils s’étaient accaparé ; dans le cas d’Ortega,
et étudiants qui au moment convenu s’en d’expliquer plusieurs choses « étranges » pas moins de douze appartements ou maisons situés
iraient en masse « déstabiliser » le gouverne- s’agissant du gouvernement nicaraguayen. dans le quartier chic de Managua. Lorsqu’elle avait été
connue, l’affaire avait fait scandale. Afin d’éviter d’inutiles
ment […] N’est-il pas étonnant que le gouvernement complications (après tout, au gouvernement tout le monde
Cette stratégie est typique d’un gouverne- d’Ortega ait été le premier à reconnaître « profite »…), le président de droite Arnoldo Alemán (1997-
2002) avait cependant fait légaliser l’ensemble de ces
ment « progressiste » qui se retrouve acculé JOH et n’ait jamais élevé la voix contre sa « biens acquis ».
par son peuple : manipuler le sentiment an- répression du peuple hondurien ? Ou qu’au 5 Usines ou ateliers d’assemblage qui produisent pour
l’exportation avec des exemptions d’impôts.
ti-impérialiste des gens, qui éprouvent un cours des onze dernières années, le gouver-
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste| 13

Etats-Unis
La révolte des enseignants
PAR RÉGINE VINON
Exaspérés par des budgets réduits à la portion congrue et
par des salaires misérables, les enseignant-e-s de l’école
publique ont fait ou font grève et manifestent dans une
bonne partie du pays. Partie de Virginie Occidentale en
février, la vague a progressé vers l’Oklahoma et le Kentucky,
pour atteindre l’Arizona et le Colorado, puis la Caroline du
Nord . Et des acquis non négligeables ont d’ores et déjà été
engrangés.

I
l faut dire que les coupes dans les tamment parmi les personnels travail- Les enseignant-e-s se sont adressés aux
budgets de l’Education publique ont lant pour le secteur public. parents pour leur expliquer les raisons de
été drastiques aux Etats-Unis depuis leur grève. A la suite de ces discussions, de
la crise de 2008. Elles ont été particuliè- AU DÉBUT, LA VIRGINIE OCCIDENTALE nombreux salariés et parents de l’Etat ont
rement brutales dans certains Etats, C’est dans cet Etat que tout a commencé. rejoint les manifestations. Si bien qu’au
dont ceux qui sont aujourd’hui en mou- Du 22 février au 3 mars, une grève des en- deuxième jour de la grève, le gouverneur
vement. Dans ce pays, ce sont les diffé- seignant-e-s a immobilisé toutes les écoles annonçait qu’il avait miraculeusement
rents Etats et collectivités locales qui fi- de l’Etat, dans ses 55 comtés. Le mouve- trouvé de l’argent et se mettait d’accord
nancent l’éducation, le gouvernement ment a montré une force incroyable, tout à avec les dirigeants syndicaux pour une
fédéral n’intervenant que pour des sub- fait inhabituelle dans le pays. Trente mille augmentation de 5 % – étendue à tous les
ventions ciblées, comme pour les en- enseignants et personnels scolaires ont travailleurs des services publics de l’Etat.
fants handicapés par exemple. participé au combat. Dans cet Etat où il est Il acceptait aussi de repousser les coupes
Les salaires des enseignant-e-s et de interdit de discuter collectivement des dis- envisagées dans les remboursements de
tout le personnel attaché à l’éducation, positions sociales, les enseignants ont dé- l’assurance santé. Attendant de voir ce que
les budgets alloués aux écoles ont fondu cidé de se faire entendre tous ensemble. Ils valaient les déclarations des politiques,
depuis dix ans. Les écoles publiques ont ont réussi au-delà de leurs espérances, et les enseignant-e-s ont cependant continué
été sacrifiées au profit des plus riches, leur exemple a été suivi depuis dans plu- leur mouvement jusqu’à ce que l’accord
bénéficiaires des baisses d’impôt prati- sieurs autres Etats, où leurs collègues se soit formalisé dans la loi.
quées à grande échelle depuis des an- sont dit : ils y sont arrivés, pourquoi pas En Virginie Occidentale comme dans tout
nées. nous ? le pays, les syndicats se sont affaiblis au fil
Avec le soutien actif du gouvernement En Virginie Occidentale, le salaire moyen des ans. Cette situation explique que des
fédéral, les gouvernements des Etats do- des enseignant-e-s est l’un des moins éle- militants syndicaux de base aient pu accé-
minés par les Républicains suivent en vés du pays, 34 000 dollars annuels pour der plus facilement à des positions de res-
outre une politique de privatisation de un salaire moyen national de 58 000 dol- ponsabilité. On trouve parmi eux de nom-
l’éducation ; les coupes dans le service lars, au point que de nombreux profs sont breux dirigeants des grèves actuelles. Le
public servent non seulement à décou- contraints d’avoir des petits boulots à côté fait de devenir des élus syndicaux leur a
rager de l’enseignement public, mais pour boucler leurs fins de mois. On re- permis de s’appuyer sur une série de struc-
aussi à financer des systèmes de bons trouve ce scénario dans la plupart des tures syndicales pour s’organiser et se
scolaires (« vouchers ») qui sont remis Etats qui leur ont emboîté le pas. Sur cette coordonner, et trouver ainsi la force de sur-
aux familles souhaitant envoyer leurs base misérable, les autorités voulaient monter les hésitations des dirigeants offi-
enfants dans le privé. augmenter les cotisations santé des per- ciels. Les enseignant-e-s se sont globale-
L’état des écoles publiques est un véri- sonnels de 300 dollars mensuels en 2019. ment organisés indépendamment de ces
table marqueur des inégalités grandis- Dans cet Etat ravagé par la crise de 2008, de derniers.
santes aux Etats-Unis : d’un côté des nombreux habitants sont pauvres et les en- Une page Facebook a d’abord été mise en
campus ultra-modernes et bien équipés fants dépendants des repas scolaires, qui place pour discuter de comment s’organi-
dans les beaux quartiers, de l’autre, constituent souvent leur seul repas chaud ser, 20 000 personnes rejoignant très rapi-
dans les régions et quartiers délaissés, de la journée. Anticipant la grève, les ensei- dement ce groupe. Les enseignant-e-s
des écoles qui manquent de tout, et pour gnant-e-s avaient récolté de la nourriture n’ont pas suivi les conseils de leurs diri-
les personnels des salaires qui ne per- pour leurs élèves. Pendant le mouvement, geants syndicaux, qui proposaient que la
mettent pas de joindre les deux bouts. ils et elles ont mis en place des distributions grève soit tournante, quelques écoles à la
Ces grèves massives, déterminées et po- de bons permettant aux familles de rece- fois devant être fermées, un comté après
pulaires, sont un phénomène particu- voir des colis de nourriture, certain-e-s al-
lièrement marquant dans ce pays qui lant en personne distribuer des aliments
encadre fortement le droit de grève, no- aux domiciles des élèves.
14 | Actualité

détient le record des rémunérations les prises de l’Etat ne paient chaque année
plus basses, cinquantième sur cinquante. que 50 dollars ou moins, et au total elles
Dans le Kentucky, c’est une attaque contre verseront 949 millions de moins en 2019
l’autre. Les militants de base n’étaient pas les retraites des employés du public, une par rapport à 2007. Les plus pauvres paient
d’accord : une grève doit être totale ou n’a de plus dans la longue liste des atteintes 12,50 dollars d’impôts et taxes locales pour
pas de raison d’être, dirent-ils. Cette dé- envers ce secteur, qui a déclenché le mou- chaque 100 dollars gagnés, comparés aux
termination et la préparation de la grève vement. Les reculs en question avaient été 5,70 dollars versés par les millionnaires,
en amont ont pris au dépourvu les res- votés subrepticement dans une loi concer- rapporte le site Socialist Worker.
ponsables politiques et les bureaucrates nant… les réseaux des égouts ! Cet Etat, ga-
syndicaux. gné par les Républicains un an avant DES AVANCÉES RAPIDES
Les enseignant-e-s l’ont emporté pour l’élection de Trump, s’est attaqué depuis à En Virginie Occidentale, les enseignants et
plusieurs raisons : ils et elles se sont orga- tout ce qui peut ressembler à un service les autres personnels des écoles ont rapi-
nisés au niveau local, ce qui permettait public : coupes claires dans les salaires, dement obtenu une hausse de 5 % de leurs
que toutes et tous puissent décider en développement d’écoles privées sous salaires.
commun au jour le jour, ont contrôlé leurs contrat et « charter schools », des écoles à En Oklahoma, les pouvoirs publics ont re-
dirigeants du début à la fin, et se sont financement public qui doivent appliquer culé avant même la grève. Devant la force
adressés suffisamment tôt aux parents les programmes locaux et afficher des des réunions des enseignants et des per-
d’élèves pour obtenir un large soutien po- moyennes aux tests aux moins égales à sonnels éducatifs qui se tenaient pour pré-
pulaire. celle de leur district, mais qui sont gérées parer un mouvement, le gouverneur a
L’exemple de la Virginie Occidentale a fait de manière autonome. A quoi il faut ajou- concédé 400 millions de dollars, affectés à
tache d’huile dans plusieurs Etats du ter des restrictions au droit de grève et ces
centre et du sud, victimes des mêmes pro- attaques contre les retraité-e-s qui allaient « En lutte pour l’avenir de nos enfants ». Ici à
Frankfort, la capitale de l’Etat du Kentucky. DR.
blèmes. Le sens de l’organisation montré perdre le rattrapage de leurs pensions par
par les enseignants les a aidés à prendre rapport à l’inflation, tandis que les sala-
leurs affaires en main dans d’autres ré- rié-e-s en poste devaient voir augmenté
gions. C’était cela le frein principal aux leur âge de départ en retraite.
luttes, car du point de vue des raisons de En Arizona comme dans d’autres Etats, les
la colère, il y en avait plus que nécessaire. classes sont surchargées, les bureaux cas-
sés et non remplacés, les plafonds me-
BUDGETS EN BERNE, SALAIRES nacent de s’effondrer. Il manque des
AU PLUS BAS chaises mais pas de rongeurs qui enva-
On l’a vu plus haut, du fait de leurs très hissent les écoles, le matériel est hors d’âge
bas salaires de nombreux enseignants et les bus scolaires ne sont pas équipés en
sont obligés d’avoir à côté un deuxième, air conditionné. Une des cartes affichées
voire un troisième emploi. Ainsi, certains dans une classe indique encore l’Union So-
sont en outre chauffeurs pour Uber, viétique, des manuels parlent toujours du
agents immobiliers, caissiers dans un su- président George W. Bush. Depuis 2010,
permarché Walmart, livreurs de pizzas. compte tenu de l’inflation, les salaires ont
Ils donnent aussi des cours en ligne aux perdu 10 % alors qu’auparavant ils se si-
enfants de riches familles chinoises, pour tuaient déjà tout en bas de l’échelle ; ils ac-
lesquels ils sont payés trois fois leur sa- cusent désormais un retard de 12 000 dol-
laire ! lars sur la moyenne nationale.
Dans l’Oklahoma, l’Etat sacrifie égale- L’investissement annuel de l’Etat dans
ment ses services publics, misant tout sur l’éducation publique est inférieur de plus
l’extraction pétrolière. Le budget des d’un milliard de dollars à ce qu’il était
écoles publiques a été saigné de 30 % en avant 2008. Ces coupes sont allées de pair
dix ans. Les écoles ferment un jour par avec la plus grande offensive de privatisa-
semaine afin de réduire leurs coûts. Les tion connue dans le pays. Les aides au pri-
enseignant-e-s prennent sur leurs vé sont fortement encouragées par la mi- une augmentation de 6000 dollars an-
propres deniers pour pallier l’incurie de nistre fédérale de l’Education, la nuels pour les enseignants et de 1250 dol-
l’Etat. Ils et elles achètent du matériel milliardaire Betsy DeVos, qui a consacré lars pour le reste du personnel scolaire. 70
comme des lampes, des livres, des objets une bonne partie de sa carrière à la cause millions de dollars ont en outre été déblo-
de décoration. L’une d’entre elles té- de la privatisation de l’éducation. Environ qués pour le service public d’éducation.
moigne dans Médiapart qu’elle dépense 17 % des élèves d’Arizona fréquentent au- Malgré cela, les salarié-e-s ont poursuivi la
100 dollars par mois pour sa classe en jourd’hui une école privée sous contrat, grève pendant quinze jours, sans obtenir
achats divers et variés, afin d’améliorer plus de trois fois la moyenne nationale. cependant l’augmentation demandée de
les conditions d’enseignement. Une pro- Une conséquence en est une reprise de la 10 000 dollars sur trois ans et de 5000 dol-
fesseure de biologie indique qu’elle a per- ségrégation : alors que 44 % des étudiants lars annuels pour les personnels non en-
du 40 000 dollars par an lorsqu’elle a dé- de l’Etat sont latino-américains, ils repré- seignants. Le syndicat les avait entretemps
ménagé de l’Illinois vers l’Oklahoma afin sentent seulement 36 % des étudiants du lâchés, c’est une des raisons pour les-
de suivre son mari. C’est dire le niveau privé. En parallèle, les baisses d’impôt ont quelles ils ont repris le travail. Mais bien
lamentable des salaires dans cet Etat, qui favorisé les super-riches : 74 % des entre- sûr, ils ont obtenu beaucoup.
Actualité N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 15

Au Colorado, les manifestations de profs ils et elles sont entrés en contact avec les la grève. Sur plus de 57  000 votants, 78 %
ont imposé un recul du pouvoir sur la leaders de Virginie pour leur demander se sont prononcés pour la grève. Munis
hausse programmée de leurs cotisations des conseils sur la façon de s’organiser. Il d’un mandat clair pour l’action, les diri-
santé, mais d’autres actions restent pré- semble que les militant-e-s de l’Arizona geants du mouvement ont annoncé que la
vues. En Arizona, la seule menace de aient dépassé leur maître, en préparant grève commencerait le 26 avril.
grève a suffi à arracher une promesse leur mouvement pendant deux mois, avec Ce jour-là, d’après la presse étatsunienne,
d’augmentation de 20 %. une série de tests afin de vérifier l’implica- plus de 850 000 écoliers et lycéens d’Ari-
tion de leurs collègues. zona n’ont pas eu cours. Selon un son-
S’ORGANISER À LA BASE. Dans un premier temps, il leur a été dage, 63 % de l’ensemble de la population
L’EXEMPLE DE L’ARIZONA conseillé de s’habiller en rouge, pour en- soutenait le mouvement – pas mal pour
Les syndicats étatsuniens sont encore plus trer dans le cadre du mouvement « Red for un bastion du conservatisme. Significatif
mous et paralysés qu’en France. Depuis, Ed » (en rouge pour l’éducation1) lancé en aussi est le fait qu’il n’y ait pas eu d’hosti-
dix ans, ils ont laissé passer toutes les at- Virginie Occidentale – ce qu’ils et elles ont lité des syndicats officiels, qui ont au
taques contre l’éducation. Le fait de s’orga- fait à partir du 7 mars et les vendredis sui- contraire exprimé un soutien.
niser indépendamment d’eux a donc été vants –, puis de placer des marques rouges Le 12 avril, le gouverneur républicain de
une nécessité pour ceux et celles qui vou- sur leurs véhicules et leurs maisons. Cela l’Arizona, Doug Ducey, avait appelé le
laient se battre et pour qui « trop, c’est peut sembler modeste, « mais a aidé à dé- congrès de l’Etat à voter une hausse « mé-
trop », selon un slogan souvent repris dans passer la peur et à se sentir moins isolés », af- ritée » de 20 % des salaires des ensei-
les rassemblements. Cela a souvent com- firment les leaders du mouvement. Si vous gnants d’ici à 2020 et une augmentation
mencé par une page Facebook, rapide- n’avez pas la confiance de mener de petites des financements pour l’éducation de 371
millions de dollars à l’horizon 2023.
Alors que deux jours auparavant, il ne
proposait que 34 millions de budget sup-
plémentaire et 1 % d’augmentation des
salaires.
Pourquoi un tel changement d’avis ? Le
11  avril, plus de 100 000 éducateurs,
parents, élèves et membres de la com-
munauté éducative avaient participé à
plus de 1000 rassemblements devant
les écoles, pour discuter collective-
ment des choix et formes de lutte mises
en place par les enseignants de l’Etat.
A la fin du rassemblement, les partici-
pants étaient entrés lentement dans
les écoles, en se tenant par la main par
groupes de trois ou quatre. C’est à la
suite de ces actions que le gouverneur
a annoncé ses mesures. Les manifes-
tant-e-s ne sont cependant pas satis-
faits de ces promesses, d’autant que
les mesures annoncées ne concer-
naient que les enseignant-e-s et non
tout le personnel éducatif, et qu’il n’y
avait pas de nouveaux fonds déblo-
qués, ceux-ci devant être pris ailleurs,
ce qui pouvait avoir des conséquences
négatives dans d’autres secteurs.
ment rejointe par des milliers de salariés actions, comment feriez vous pour en me- La grève commencée le 26 avril a pris fin le
du secteur – par exemple, 36 000 au Ken- ner une grande ? expliquaient-ils. La mobi- 3 mai, après que la Chambre des représen-
tucky. lisation suivante a été un rassemblement tants de l’Etat eut voté une augmentation
L’exemple de l’Arizona est particulière- de quelques milliers devant le Capitole immédiate des salaires de 10 %, auxquels
ment éclairant. Cet Etat, au contraire de la (siège de la législature, à Phoenix), reven- s’ajouteront 5 % en 2019 et 5 % en 2020,
Virginie occidentale et de l’Oklahoma, diquant une augmentation de 20 %, la res- ainsi qu’une augmentation immédiate
n’avait jamais connu de grève enseignante tauration du milliard perdu depuis 2008 et des fonds destinés à l’enseignement pu-
touchant tout l’Etat. Menés par un groupe un gel des réductions d’impôts. Des ré- blic de 400 millions de dollars – avec une
dynamique de militants de base, Arizona seaux ont été organisés dans chaque école. promesse de revenir dès 2020 au niveau
Educators United (AEU), des dizaines de Le 11 avril, plus de 110 000 éducateurs et pré-récession du budget de 2008.
milliers de salarié-e-s ont réussi à s’orga- éducatrices, parents et élèves ont participé
niser en moins de deux mois. Dès que cer- à des rassemblements à travers l’Arizona.
tain-e-s militant-e-s ont décidé de s’y Le 15 avril, les enseignant-e-s ont été appe-
mettre à la suite de la Virginie Occidentale, lés à voter au niveau de l’Etat en faveur de
16 | Actualité

mionneur lors d’une des manifestations, et les blocages des salaires des person-
« le combat ne fait que commencer, nous nels concernent également les Etats diri-
CE N’EST QU’UN DÉBUT ? sommes un mouvement très actif. Comme gés par les Démocrates. Ainsi, une ensei-
Cette profession est aux Etats-Unis très vous le voyez les enseignant-e-s ont vrai- gnante de New York sera certes bien
majoritairement féminine et dans le ment organisé leur mouvement ». En Virgi- mieux payée que sa consœur de
mouvement de masse que l’on a vu se nie Occidentale notamment, ce ne sont l’Oklahoma, mais pas au point de gagner
développer et qui se poursuit, un Etat pas seulement les enseignant-e-s qui se deux fois plus, alors même que le coût de
après l’autre, les femmes jouent natu- sont mis en grève, mais l’ensemble des la vie est deux fois plus élevé sur le terri-
rellement un rôle de tout premier plan. salarié-e-s de la communauté éducative. toire de la « Grosse pomme ». Pourquoi la
En ce sens, comme de nombreuses au- C’est notamment la grève des conduc- mobilisation ne s’est-elle pas, à ce stade,
teures l’ont signalé, la mobilisation en- teurs des bus scolaires qui a poussé les étendue aux régions les plus urbanisées
seignante ne s’explique pas en dehors directeurs à décider de la fermeture de et où le mouvement ouvrier et syndical
du mouvement national de révolte an- toutes les écoles de l’Etat. reste le plus présent ? Les directions des
ti-Trump dont les marches des femmes Jusqu’à présent, la révolte des ensei- syndicats enseignants, liées au parti Dé-
de janvier 2017 et 2018 ont jusqu’à pré- gnant-e-s a gagné des Etats gouvernés mocrate et qui finissent toujours par sou-
sent représenté l’expression la plus essentiellement par les Républicains (les tenir ses élus, jouent à l’évidence un
massive et spectaculaire. majorités étant partagées au Colorado grand rôle pour cela. Ce sera peut-être le
Un autre aspect notable est l’implica- entre les deux grands partis, selon les prochain verrou à sauter.
tion de nombreux jeunes, radicalisés postes et instances électives, tandis Quoi qu’il en soit les grévistes, les mili-
par le mouvement Black Lives Matter qu’en Caroline du Nord le gouverneur tant-e-s à travers tout le pays ont d’ores
puis par celui dénonçant, après la tue- démocrate doit composer avec un et déjà pu tirer de nombreuses leçons. Ils
rie de Parkland en février dernier, la congrès très nettement républicain). et elles ont renoué avec les traditions de
prolifération des armes à feu. Des élèves Pour beaucoup, il s’agit aussi d’Etats lar- la grève, et ont pu constater qu’il n’y
et étudiants, notamment de couleur, gement ruraux, dont la population est avait pas de meilleur moyen de gagner
ont scandé «  Virginie occidentale, très majoritairement blanche et com- que d’arrêter le travail à 100 %. Ils et
Oklahoma, Arizona et Kentucky, ne porte en son sein une forte proportion se elles ont compris que pour mener une

Dans l’Arizona, parents et élèves solidaires des personnels de


l’éducation en grève. DR.

coupez pas, financez, et les vies noires revendiquant évangéliste  ; autrement lutte victorieuse, il ne suffit pas de pro-
comptent ».Une nouvelle génération se dit, des Etats du sud et du centre qui sont testations massives, de grandes mani-
politise à grande vitesse depuis l’acces- considérés comme des bastions de la ré- festations, voire de nombreux abonnés à
sion au pouvoir de Trump et toutes les action, et où les Républicains ont appli- une page Facebook, mais qu’il est néces-
mesures prises par son administration qué les mesures les plus dures contre le saire d’arrêter le travail. Et dans ce cadre,
en faveur des plus riches. service public d’éducation. de s’organiser à la base et de recueillir le
Un autre caractéristique commune à ces Mais les coupes budgétaires qui dété- soutien d’autres salarié-e-s, touchés eux
protestations est le fait que les ensei- riorent globalement l’enseignement pu- et elles aussi par les politiques d’austéri-
gnant-e-s soient loin d’être seuls dans blic et qui entraînent une nouvelle ségré- té qui s’enchaînent depuis des années. o
leur lutte. Ils et elles ont réussi à s’atti- gation entre quartiers pauvres (aux 1 Les Etats où le mouvement s’est développé sont très
rer le soutien d’autres travailleurs, de fortes proportions d’habitant-e-s Noirs majoritairement dominés par le parti Républicain,
parents et de jeunes, à qui ils ont redon- et Latinos) et riches (pour l’essentiel, dont la couleur est le rouge (celle des Démocrates
étant le bleu), mais bien sûr le rouge est également
né de l’espoir. Comme le disait un ca- Blancs), les mesures favorables au privé porteur d’autres signifiants…
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 17

68 en France et dans le monde


PAR HENRI WILNO

A en croire un certain nombre d’« anciens combattants » et les


analyses déversées par les médias, Mai 68 aurait été une sorte
de nettoyage de printemps du capitalisme. Eh bien non ! 68 dans
le monde a été un immense mouvement de révolte contre une
société oppressive et exploiteuse, et le 68 français a vu en outre
la plus grande grève générale de l’histoire de ce pays.

L
e 18  janvier 1968, la grève com- leurs, un mouvement a démarré dans « génération », et d’expliquer que le ter-
mence dans l’usine Saviem à Caen, plusieurs résidences universitaires contre rain a été ainsi déblayé pour la moderni-
puis s’étend aux entreprises de les conditions de vie et des règlements in- sation de la société et de l’économie, la li-
l’agglomération. Le 24  janvier, le préfet térieurs archaïques. L’université de Nan- bération de l’individu…
envoie les gendarmes mobiles déloger terre est à la pointe du mouvement. La L’historienne Kristin Ross souligne que
dans la nuit les piquets de grève. Les ou- police y intervient. Xavier Langlade, étu- 68 est ainsi réduit à une « histoire officielle
vriers décident de demander des diant à Nanterre et militant de la JCR, est (…) qui affirme que la société capitaliste
comptes et de marcher sur Caen. Face arrêté suite à une action contre la guerre d’aujourd’hui, bien loin de symboliser le dé-
aux « forces de l’ordre », les plus jeunes au Vietnam devant l’American Express ; raillement ou l’échec des aspirations du
grévistes sortent de leurs poches des le 22 mars, un meeting de solidarité pour mouvement de Mai, représente au contraire
boulons et commencent à les lancer. sa libération et le droit à l’expression poli- l’accomplissement de ses aspirations les
Depuis quatre ans, les Etats-Unis bom- tique à l’université est organisé à Nan- plus profondes ».1 Les tenants de cette lec-
bardent le Vietnam. En 1968, 500  000 terre. ture se divisent en deux camps, ceux qui
soldats américains sont sur place pour 1968 fut d’abord un mouvement interna- s’en félicitent bruyamment et ceux qui
soutenir le régime anticommuniste du tional et une révolte contre l’ordre de Yal- semblent le regretter. Parmi les premiers,
Sud. Les 30 et 31 janvier (au moment de la ta, dans lequel la bourgeoisie capitaliste on trouve ceux que Guy Hocquenghem
fête du Têt), le Front national de libéra- d’un côté, les bureaucraties héritières du dénonçait en 1986 comme les « ex-gau-
tion lance par surprise une offensive stalinisme de l’autre, se partageaient le chos, ex-contestataires, ex-révoltés, ex-maris
contre une centaine de villes. monde pour exploiter et opprimer. toujours en divorce de Mai 68 »2, et dont on
« I am a man » (je suis un homme) : le 12 A l’Est, Pologne, Yougoslavie et Tchécoslo- se contentera de citer les deux macro-
février 1968, 1300 travailleurs du service vaquie voient émerger les aspirations po- niens en vogue, Cohn-Bendit et Goupil.
de la voirie de Memphis, noirs dans leur pulaires à un socialisme autre que sa cari- Mais il y a aussi ceux qui semblent le re-
quasi totalité, se mettent en grève pour cature stalinienne. Dans leur «  Lettre gretter. Comme Régis Debray et, dans un
obtenir la reconnaissance de leur syndi- ouverte  au Parti ouvrier polonais », Ku- genre plus frelaté, le philosophe réaction-
cat. Martin Luther King vient les soute- ron et Modzelewski dénoncent le « socia- naire Jean-Claude Michéa. Dès 1978, De-
nir ; le 4 avril, il est assassiné. lisme des directeurs » et soulignent que bray qualifiait Mai de « contre-révolution
La solidarité avec le Vietnam galvanise « la révolution antibureaucratique est l’alliée réussie » et écrivait que « Mai 68 est le ber-
la jeunesse du monde (en France, elle naturelle du mouvement révolutionnaire ceau de la nouvelle société bourgeoise » car
fait suite au soutien à l’indépendance al- dans le monde ». A l’Ouest, l’impérialisme « la bourgeoisie se trouvait politiquement et
gérienne qui a radicalisé des franges mi- américain a soutenu le coup d’Etat des co- idéologiquement en retard sur la logique de
litantes et permis de tisser des liens lonels grecs en avril 1967, intervient à sa son propre développement économique ».3
au-delà des appartenances organisa- guise en Amérique latine, fait de la Corée Kristin Ross dénonce à juste titre cette
tionnelles). Le 18 février, à l’appel de l’or- du sud soumise à la dictature et du Japon opération de substitution qui s’appuie sur
ganisation étudiante SDS, des milliers des bases arrières de son intervention au un Mai dont le projet se réduirait à
de manifestants venus de toute l’Europe Vietnam. quelques graffitis sur les murs et à un dé-
se rassemblent à Berlin, notamment une roulement exclusivement parisien. Elle
importante délégation française emme- LES MYSTIFICATEURS démonte point par point l’argumentation
née par la JCR (Jeunesse communiste ré- Après d’autres, Sarkozy a fait un cheval qui oublie la grève ouvrière et le fait
volutionnaire) et les ESU (étudiants du de bataille de la critique réactionnaire de qu’elle se soit prolongée à travers tout le
PSU). Le 11  avril, Rudi Dutschke, diri- Mai 68 : « je propose aux Français de rompre territoire au moins trois semaines après le
geant du SDS est grièvement blessé par radicalement avec l’esprit, avec les compor- fameux protocole de Grenelle du 27 mai.
balle. tements, avec les idées de Mai 68 » (discours
En France, les étudiants se mobilisent du 27 avril 2007). Depuis la fin des années
depuis la rentrée 1967 contre le plan Fou- 1970, il est par ailleurs habituel de voir ré-
chet de sélection à l’université. Par ail- duits « les évènements » au geste d’une
18 | Dossier

C’est ce qui s’est effectivement produit au


cours de discussions de près de 64 heures
où la délégation de la CGT posait des
« préalables  » (abrogation des ordon-
Ce même « récit » jette aux oubliettes les nances de 1967 sur la sécurité sociale,
centaines de blessés hospitalisés et les échelle mobile des salaires…) avant d’y
cinq morts au moins4 du côté des partici- renoncer (l’abrogation des ordonnances
pants au mouvement, dont Gilles Tautin à devient ainsi un « engagement » gouverne-
Renault-Flins et deux ouvriers de Peu- mental à une discussion au parlement…).
geot-Sochaux, Pierre Beylot et Henri L’aboutissement est un document sans
Blanchet. A ce propos, l’historienne Ludi- titre dont les points forts sont la hausse
vine Bantigny5 relativise l’« humanisme » du SMIG et la reconnaissance du droit
du préfet de police de Paris, Maurice Gri- syndical dans l’entreprise. Le gouverne-
maud, dont la lettre aux policiers (du 29 ment le considère comme une victoire.
mai, soit près d’un mois après le début Outre que peu avait été cédé, ainsi que
des affrontements) n’a nullement mis fin l’écrira Edouard Balladur (alors membre
aux brutalités policières. du cabinet du Premier ministre, Pompi-
68 en France et dans le monde fut un dou) : « la France entière constate que le Pre-
mouvement de protestation contre l’ordre mier ministre était parvenu à trouver des in-
ancien dans toutes ses dimensions, ex- terlocuteurs, les avait réunis, avait su Pendant la grève générale, à Renault-Billancourt. DR.
ploiteuses et oppressives. Certes, il y eut s’entendre avec eux ; c’était un fait accompli,
des particularités nationales. La brèche la preuve que le gouvernement était encore la moindre protestation du PCF et de la
du 68 tchécoslovaque a été ouverte par la en vie, que les syndicats reconnaissaient son CGT.
crise économique, les contradictions de existence et acceptaient son autorité ».7 Le pouvoir, quant à lui, s’organise. Le 21
la bureaucratie et la force des jeunes et La CGT confédérale présente de manière mai, à Paris, les véhicules de la voirie sont
des travailleurs. Le 68 américain, qui a eu positive le résultat des négociations et se débloqués et l’armée prend en charge le
de fortes dimensions culturelles, a été trouve confrontée au refus des grévistes ramassage des ordures. Le 31 mai, les pi-
marqué par la lutte des Afro-américains (en premier lieu à Billancourt) ; les grèves quets sont évacués devant les dépôts pé-
(qui eurent des dizaines de morts durant continuent. Les négociations aussi : le troliers, armée et police escortant les ca-
les émeutes consécutives à l’assassinat 28  juin s’ouvrent des discussions sur la mions citernes. L’armée organise un
de Martin Luther King) et la guerre du Fonction publique (Pompidou avait obte- service postal. Les directions d’entreprise
Vietnam. On pourrait multiplier les nu que les pourparlers de Grenelle ne la tentent de passer à l’offensive au nom de
exemples. concernent pas), conclues le 2 juin par un la « liberté du travail » et prétendent orga-
relevé de conclusions. niser des votes sur la reprise dans le dos
LA SPÉCIFICITÉ DU 68 FRANÇAIS des syndicats. Début juin, la police inter-
Ce qui fait la spécificité du 68 français (et UNE REPRISE N’AYANT vient à Flins et à Peugeot-Sochaux. Pour-
également de l’Italie) est la jonction du RIEN DE SPONTANÉ tant, la mobilisation continue, chez les
mouvement étudiant et de la grève ou- Le pouvoir reprend la main sur le terrain travailleurs comme chez les étudiants
vrière. En mai-juin 1968, la grève géné- politique avec l’annonce par De Gaulle, le (diverses initiatives communes sont or-
rale se construit et diffuse par la base, 30 mai, de la dissolution de l’Assemblée et ganisées). La grève se poursuit, entre-
sans mot d’ordre national ni constitution de l’organisation d’élections législatives. prise par entreprise, et permet aux sala-
d’un Comité central de grève comme en Immédiatement, le PCF annonce qu’il y riés d’arracher des concessions
novembre 1947. Lors d’un colloque orga- participera. L’Humanité du 6  juin titre supplémentaires non négligeables.
nisé par la CGT en mai 1978, les dirigeants « Reprise victorieuse du travail dans
confédéraux, René Buhl et Georges Sé- l’unité ». Dans ce contexte, la CFDT confé- ALLER PLUS LOIN ?
guy, ont justifié cette démarche par une dérale ne sait pas vraiment ce qu’elle Une dernière question se pose pour ce 68
volonté démocratique. René Buhl décla- veut, parcourue d’orientations diffé- français  : était-il possible d’aller plus
rait ainsi que « non, il n’y a pas eu de mot rentes, oscillant et partagée entre mouve- loin ? Dans un article récent, Isaac Johsua
d’ordre national, les décisions du bureau mentisme, espoir dans la gauche non souligne que « l’enjeu » de 68 était avant
confédéral et du CCN de la CGT ont été fon- communiste, méfiance vis-à-vis du PCF et tout l’ébranlement d’un pouvoir et d’une
dées sur le choix d’un processus démocra- défense (surtout à la base) des revendica- société archaïques. Pour lui, les limites
tique, laissant aux travailleurs le soin de dé- tions (ce qui la fait apparaître comme plus du mouvement renvoient largement à
cider avec leurs organisations syndicales. radicale que la CGT dans les entreprises). l’hétérogénéité entre les aspirations des
C’est le même processus qui a été mis en Quant à la direction de la CGT, elle suit le étudiants, futurs techniciens et cadres,
œuvre pour la reprise du travail ». Ce à quoi PCF et tente d’organiser le reflux du mou- et la réalité de la « classe ouvrière tradition-
il est possible de répondre : « cette sou- vement. Lors du Comité confédéral natio- nelle (…) forgée et éduquée par le despotisme
daine humilité antibureaucratique est com- nal du 13 juin, Georges Séguy parle de la d’usine. Cette classe ouvrière, qui s’est affir-
mode. Laissant aux travailleurs et à leurs grève au passé alors qu’elle se poursuit mée pendant le mouvement de mai-juin
organisations syndicales la responsabilité dans bon nombre d’entreprises.8 La dé- comme l’opposant le plus formidable à la
de l’initiative locale, elle laisse aussi aux di- nonciation anti-gauchiste redouble et le bourgeoisie était aussi, en quelque sorte, le
rections nationales les mains libres pour 11 juin, le décret de dissolution des orga- symétrique de la société d’ordre que combat-
conduire à leur gré les négociations. »6 nisations révolutionnaires ne suscite pas tait le mouvement. D’où, une incompréhen-
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 19

sion qui ne découlait pas seulement de la la reprise du travail n’était pas une obliga-
prégnance du PCF ou de problèmes de lan- tion. Quels autres enchaînements poli-
gage. »9 tiques et sociaux auraient pu en résulter,
On peut discuter de cette vision de la classe nul ne le sait : « l’action politique révolution-
ouvrière, de ses aspirations et de sa politi- naire  ne suit pas une route droite dont les
sation, mais une telle représentation de étapes et le terme sont connus d’avance. » o
Mai 68 fait surtout largement abstraction 1 « Mai 68 et ses vies ultérieures », Agone, 2010.
de la politique et des orientations en pré- 2 « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au
Rotary », Agone, réédition 2014.
sence (en premier lieu, celle de la force hé- 3 « La démocratisation du narcissisme », L’Express, propos
gémonique au sein de la classe ouvrière, le recueillis par Christian Makarian, publié le 07/05/2008.
4 Alain Delache et Gilles Ragache, « La France de 68 »,
PCF). Si tout n’était pas possible, « d’emblée Seuil, 1978. Pour sa part, l’historienne Michelle Zancarini-
l’action des responsables politiques et syndi- Fournel décompte 7 décès.
5 Ludivine Bantigny, « 1968. De grands soirs en petits
caux visait à limiter les potentialités du mou- matins », Seuil, 2018.
vement au lieu de les développer (…) En 1968, 6 Daniel Bensaïd et Alain Krivine « 1968, fins et suites », La
Brèche, 2008.
le mouvement était assez puissant pour qu’il 7 Emmanuelle Giry, in « 68, les archives du pouvoir.
fût possible de s’engager dans une autre voie, Chroniques inédites d’un Etat face à la crise »,
L’iconoclaste, 2018.
d’explorer d’autres horizons. Ceux qui, à diffé- 8 Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les
rents titres, eurent les responsabilités déci- années 68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
9 « Mai 68. Cinquante ans déjà… Quelques éléments
sives, refusèrent de tenter ces possibles ».10 d’analyse », Contretemps n° 37, mai 2018.
Accepter d’emblée les élections, pousser à 10 Daniel Bensaïd et Alain Krivine, op. cit.

De la révolte étudiante à la grève générale PAR YANN CÉZARD

22 mars 27 mai
Des étudiants occupent les locaux de la direction de la fac de Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, présente les ac-
Nanterre : ils exigent la libération d’un étudiant arrêté et le cords de Grenelle aux travailleurs de Billancourt. Il se fait sif-
droit à l’expression politique. fler et annonce… que ce ne sont pas des accords mais un
3 mai « constat » et que « rien n’est signé ». Dans la foulée la CGT ap-
« Libérez nos camarades. » Dans L’Humanité, George Mar- pelle les travailleurs à lutter entreprise par entreprise pour
chais dénonce l’« anarchiste allemand » Cohn-Bendit. Mee- obtenir des négociations locales… Malgré ces manœuvres de
ting de solidarité à la Sorbonne avec les étudiants réprimés dispersion et de dilution, la grève tiendra trois semaines.
de Nanterre. La police intervient et arrête des dizaines d’étu- Le même jour, meeting au stade Charléty. Il est organisé par
diants. Manifestation et affrontements avec la police. l’UNEF, avec le soutien du PSU, de la CFDT, de la FEN… Des
Semaine du lundi 6 mai dizaines de milliers de jeunes (et moins jeunes), étudiants et
« CRS, SS ! » Le slogan de 1948 (quand le « socialiste » Jules travailleurs. Les orateurs se succèdent. Sans perspectives
Moch avait fait réprimer la grève des mineurs avec une ex- politiques. Le regroupement des révolutionnaires (dont cer-
trême violence) réapparaît. Manifestations étudiantes, ré- tains ne participent pas à Charléty) donne lieu à diverses ré-
pression policière… et barricades dans le Quartier latin. Le unions mais n’aboutira pas.
10 mai, la « nuit des barricades » crée un choc dans tout le 28 mai
pays. Mitterrand annonce sa candidature à une élection présiden-
13 mai tielle qui n’est pas programmée. Le PCF revendique un « gou-
De Gaulle est au pouvoir depuis dix ans. Grève générale vernement populaire  et d’union démocratique à participation
contre la répression, à l’appel de la CGT, de la CFDT, de FO, de communiste ».
la FEN et de l’UNEF. Manifestations monstres dans tout le 29 mai
pays, aux cris de « Dix ans ça suffit ! » De Gaulle a disparu... Il est à Baden-Baden, en Allemagne, et
14, 15, 16 mai… discute avec le général Massu au milieu des chars.
Sud-Aviation Nantes, Renault Cléon, Flins et Billancourt, 30 mai
SNCF, RATP… Les unes après les autres, de grandes usines et De Gaulle réapparaît. Il annonce… qu’il reste, la dissolution
entreprises entrent en grève. Sans aucun appel à la grève gé- de l’Assemblée et des élections législatives anticipées. Dans
nérale des syndicats. la foulée, grande manifestation de la droite aux Champs-Ely-
20 mai  sées. Le PCF annonce qu’il participera aux élections.
La grève est devenue à peu près générale. Dix millions de 10 et 11 juin
grévistes. Affrontements à Flins et à Sochaux. Trois morts.
25-26 mai 12 juin
Pendant cette fin de semaine, négociations gouverne- Dissolution des organisations révolutionnaires et du Mouve-
ment-patronat-syndicats au ministère du Travail, rue de Gre- ment du 22 mars.
nelle. Des « avancées », comme une augmentation significa- 23 et 30 juin
tive du SMIC et, surtout, des droits étendus pour les Elections législatives : large victoire de la droite.
organisations syndicales. Mais au regard de l’ampleur de la Et alors ?
grève, peu de chose. « Ce n’est qu’un début. Le combat continue. »
20 | Dossier

L’extrême-gauche et l’eau qui monte


PAR HENRI WILNO

« Les temps sont en train de changer (…) L’eau autour de vous


commence à monter (…) Car le perdant d’aujourd’hui sera le gagnant
de demain », chantait Bob Dylan en janvier 1964.1 C’est dans ce
contexte transformé qu’agissent des « groupuscules » qui, dans la
France de l’avant-1968, représentent avant tout une espérance.

M
algré leur faiblesse globale et tion de « gros bras » staliniens. Sur le plan trotskystes qui mènent dans le PSU un
leurs divisions, les courants ré- syndical, une présence ouverte de l’ex- travail idéologique ainsi qu’un investis-
volutionnaires avaient réussi à trême-gauche n’était guère possible qu’au sement dans le secteur entreprises.4 En
jouer un rôle non négligeable à certains sein de la FEN (Fédération de l’éducation 1964, les principaux animateurs du cou-
moments cruciaux. D’abord, dans la nationale) avec la tendance Ecole émanci- rant S-R quittent le PSU mais cela ne si-
grève de Renault en 1947 qui avait ébranlé pée et, moyennant parfois certains com- gnifie pas la fin d’une gauche au sein de
l’Union nationale de la Libération. En- promis, au sein de Force ouvrière (où l’on ce parti, ni même de la référence au
suite, dans la solidarité avec la lutte du retrouvait des anarcho-syndicalistes et marxisme révolutionnaire, notamment
peuple algérien. Plus récemment, ils ont des trotskystes «  lambertistes  » – voir au sein de son organisation étudiante (les
dénoncé le ralliement du PCF dès le pre- ci-dessous). ESU) à laquelle appartient Jacques Sauva-
mier tour des présidentielles de 1965 à geot (principal animateur de l’UNEF en
l’opération politicienne de François Mit- UN NOUVEAU CONTEXTE mai 68).
terrand et se sont investis dans la solida- On ne comprendrait pas le regain de l’in- Par ailleurs, deux des plus grands partis
rité militante avec la lutte des Vietna- fluence diffuse ou directe de l’extrême communistes se distancient de l’URSS.
miens contre l’impérialisme américain. gauche, dès avant 1968, si on ne tenait En 1964, après des années de frictions, le
La gauche officielle reste essentiellement pas compte d’un contexte qui, dans les PC chinois rompt totalement avec l’URSS,
bipolaire, clivée entre un parti socialiste années 1960, commence à se renouveler accusée d’être devenue « révisionniste »
pro-américain et qui avait été au gouver- sur plusieurs plans pour créer, en parti- et « social-impérialiste ». Par ailleurs, de
nement pendant la guerre d’Algérie, et un culier dans la jeunesse, quelque chose façon plus feutrée, depuis la fin des an-
parti communiste dominant dans le dont la chanson de Bob Dylan est l’ex- nées 1950, le PC italien a commencé à sou-
monde ouvrier, très peu déstalinisé, tota- pression et qui ressemble à « l’âpre senti- tenir la nécessité d’un « polycentrisme »
lement suiviste par rapport à l’URSS et en ment de ne pouvoir tolérer plus longtemps du mouvement communiste internatio-
même temps à la recherche d’une unité l’ancien régime » évoqué par Trotsky, et à nal, tout en manifestant une plus grande
avec les socialistes. Face à cette gauche, concentrer ainsi la « vapeur » indispen- ouverture vis-à-vis des courants cri-
les groupes d’extrême-gauche main- sable au mouvement.2 tiques ; le contraste est fort avec le PCF,
tiennent, de façons diverses, trois idées- Sur le plan politique, on peut distinguer toujours crispé sur sa fidélité à l’URSS.
forces : la notion d’un socialisme autre trois éléments essentiels : la constitution Ceci, dans un contexte international mar-
que celui qui prétend exister en URSS et du PSU (parti socialiste unifié), la frag- qué d’abord par la guerre d’Algérie, puis
chez ses satellites, l’internationalisme, la mentation du mouvement communiste par la révolution cubaine, le coup d’Etat
nécessité d’une révolution pour en finir (stalinien) international et le développe- des colonels grecs (avril 1967) et la lutte du
avec le capitalisme. ment élargi d’une conscience anti-impé- peuple vietnamien. Des secteurs signifi-
Le bilan de l’activité des courants révolu- rialiste. Si le PSU figure dans cette énu- catifs de la jeunesse révoltée par la barba-
tionnaires avant 68 n’est donc pas nul. mération, c’est parce qu’au début des rie impérialiste se forgent une conscience
Néanmoins, toutes les fractures de l’his- années 1960, alors que les organisations internationaliste démarquée de la poli-
toire du mouvement ouvrier se reflètent révolutionnaires sont encore très faibles, tique du PCF qui se contente d’appeler à la
dans ces petits groupes, au recrutement ce parti accompagne le refus radical de la « paix au Vietnam ». Ces tensions se ré-
surtout intellectuel. Pendant des années, guerre d’Algérie, est un lieu de confronta- fractent tout particulièrement dans
leur isolement a été accru par l’hostilité tion des idées sur la transformation so- l’Union des étudiants communistes où
sans faille que leur témoignait le parti ciale nécessaire, et aussi de radicalisation vont s’affronter, outre les fidèles à la ligne
communiste, visant à annihiler toute ex- militante (le PSU est ainsi la première ad- du PCF, « italiens », prochinois et fraction
pression indépendante de leur part. Les hésion politique d’Arlette Laguiller).3 Aux de gauche qui donnera naissance à la JCR
militants d’entreprise étaient marginali- côtés des courants moderniste (dont une (voir ci-dessous).
sés, exclus de la CGT, voire dénoncés au des principales figures est Michel Rocard) Sur le plan idéologique, la pensée
patron ; les activités publiques des orga- et unitaire (pour l’unité entre socialistes marxiste connait un regain de vivacité,
nisations  (réunions, distribution de et communistes), y existe une tendance polymorphe et indépendant des normes
tracts, ventes de la presse) se réalisaient « socialiste révolutionnaire » animée par fixées par le PCF. Il serait trop long d’en
sous la menace permanente de l’interven- des militants issus des courants développer les divers aspects mais des
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 21

terrains de confrontation (cercles de dis- projette de renforcer la sélection. gie organisationnelle »6 souligne ainsi
cussion, revues...) existent où peuvent se qu’après la mort de Léon Trotsky, « les or-
confronter les divers courants et person- LES « GROUPUSCULES » ganisations trotskystes officielles allaient se
nalités. En 1960 ont été fondées les édi- Effectivement, « les temps sont en train révéler totalement incapables de se lier aux
tions François Maspero : pratiquement de changer » et les arguments de l’ex- masses. Non parce qu’elles se réclamaient
tout ce qui compte dans le renouveau de trême gauche deviennent plus audibles. du trotskysme, mais parce que leur pratique
la pensée marxiste, sur le plan de la so- Il est impossible de faire ici un panorama organisationnelle, leur conception donc du
ciologie, de l’économie et de la politique y complet de ses composantes ; on se limi- travail nécessaire, étaient étrangères au bol-
sera édité. tera aux courants existant nationalement chevisme » et à la nécessité d’un « travail
François Maspero publie la revue « Parti- et préoccupés d’une intervention mili- systématique, régulier et quotidien dans les
sans », et d’autres revues comme « Les tante suivie (ce qui laisse de côté, soit des entreprises ».7
Temps modernes » contribuent au débat groupes idéologiques comme les situa- A la veille de 68, la VO est effectivement
idéologique. Une autre composante im- tionnistes, soit des organisations dont présente dans quelques-unes d’entre
portante de la pensée critique est la dé- l’action avait été significative mais était elles, notamment Peugeot à Sochaux. En
nonciation des différentes formes d’op- alors en fort recul, comme la Voie com- 1966, une note des Renseignements géné-
pression du monde moderne, de muniste qui s’était illustrée dans la soli- raux (citée par Xavier Vigna8) estime à
l’aliénation dans un genre de vie capita- darité active avec le FLN algérien). une quarantaine le nombre des bulletins
liste (où « on perd sa vie à la gagner »), à Les anarchistes sont les héritiers d’un des d’entreprise liés à cette organisation. Par
quoi s’ajoute la dénonciation du conser- plus vieux courants du mouvement ou- contre, la conception de la VO de la « cen-
vatisme gaulliste en matière de morale et vrier français. Ils défendent, avec plus ou tralité ouvrière » ne se traduit pas seule-
de mœurs. moins d’énergie selon les groupes, la ment en termes organisationnels mais
Il y a bien sûr aussi le réveil des luttes ou- grève générale insurrectionnelle et l’au- aussi par une forte réserve vis-à-vis des
vrières à partir de la grande grève des mi- togestion et sont par ailleurs les premiers mouvements concernant la « petite bour-
neurs de 1963. Ceci alors que les restruc- à mettre en avant le thème de la libération geoisie » (donc le mouvement étudiant à
turations industrielles se multiplient, que sexuelle. Ils sont divisés par des pro- ses débuts) et des luttes de libération na-
tionale (son soutien à l’indépendance al-
gérienne ne s’est pas accompagné d’un
appui concret aux organisations nationa-
listes).
La FER (Fédération des étudiants révolu-
tionnaires) est l’émanation de l’OCI (Or-
ganisation communiste internationa-
liste) « lambertiste  » (du nom de son
principal dirigeant, Pierre Lambert).
L’OCI est présente dans quelques entre-
prises et administrations, notamment en
Loire-Atlantique  : un de ses militants,
Yves Rocton, est secrétaire d’une section
FO à l’usine Sud-Aviation de Bouguenais,
DR. qui sera une des premières entreprises à
poursuivre la grève au lendemain du 13
les salaires ouvriers sont particulière- blèmes d’organisation (quel degré de cen- mai 1968. La FER poursuit un travail d’im-
ment bas, que les horaires dépassent 48 tralisation faut-il accepter ?) et par le rap- plantation dans l’UNEF et se caractérise
heures par semaine et que les conditions port au marxisme. Les groupes les plus par son sectarisme et sa brutalité vis-à-
de travail restent dégradées (en 1968, on significatifs sont la Fédération anar- vis des autres courants. Selon Benjamin
recense 2,5 millions d’accidents du travail chiste, l’Organisation révolutionnaire Stora, qui fut membre du comité central
pour une population salariée active de anarchiste, plus dynamique et présente de l’OCI, ses dirigeants aimaient à dire
16,5 millions de personnes).5 La peur du chez les étudiants, et les «  anar- qu’il faut « savoir utiliser contre le stalinisme
chômage augmente. A partir de 1966, des chistes-communistes ». Ces derniers pu- les méthodes du stalinisme », mais l’utilisa-
conflits locaux, durs et prolongés, blient la revue « Noir et Rouge » et s’ins- tion de méthodes musclées allait bien
éclatent dans diverses régions (avec à pirent aussi de Rosa Luxemburg  ; ils au-delà et était fréquente contre des mili-
Caen, en janvier 68, des affrontements prônent la création de conseils ouvriers ; tants non-staliniens mais caractérisés
entre jeunes ouvriers et police). Gabriel Cohn-Bendit est alors lié à ce cou- comme des ennemis de l’OCI.9
Enfin, si l’Université reste peu ouverte rant. La JCR (jeunesse communiste révolution-
aux enfants d’ouvriers et d’employés, naire) est née en 1966 : ses premiers mili-
nombreux sont les étudiants issus des LES TROTSKYSTES tants ont été expulsés de l’Union des étu-
« couches moyennes  » qui s’inquiètent Trois principales organisations se ré- diants communistes (et ont été rejoints
pour leur avenir, mettent en cause la fèrent au trotskisme. Voix ouvrière (VO) par des membres de l’organisation étu-
structure de l’enseignement qui favorise est centrée sur l’implantation dans les en-
« les héritiers » (selon le titre d’un ouvrage treprises : c’est d’ailleurs par cette priorité
de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passe- qu’elle justifie son existence. Un texte de
ron paru en 1964), d’autant que le pouvoir novembre 1967 intitulé « De la méthodolo-
22 | Dossier

Mouvement du 22 mars en alliance avec s’investir dans le mouvement de mai-


les libertaires de Daniel Cohn-Bendit (ce juin 68 pour le porter le plus loin possible
qui suscite un débat assez vif au sein de et avec la compréhension, au-delà de
diante du PSU) mais ses principaux diri- l’organisation). La JCR s’engage dès le dé- leurs divergences, que l’essentiel se joue-
geants étaient déjà en relation avec le part au côté du mouvement étudiant. ra dans la classe ouvrière. Trotskystes et
Parti communiste internationaliste (PCI), Mais comme l’a souligné Daniel Bensaïd, maoïstes connaîtront un afflux de mili-
section française de la IVe In- tants et une audience sans pré-
ternationale. La JCR est quasi cédent pendant et à la suite du
exclusivement présente dans mouvement. Et ceci, paradoxa-
la jeunesse scolarisée, même lement, quelle qu’ait été leur
si elle essaie de s’élargir aux attitude concrète à certains
jeunes travailleurs et déve- moments-clefs : aussi bien la
loppe une intervention en di- JCR, qui a joué un rôle impor-
rection des entreprises  ; tant dans les manifestations,
quant au PCI, son implanta- que les «  lambertistes  », qui
tion ouvrière, faible mais si- dans la nuit du 10 au 11 mai ont
gnificative après la guerre et appelé à quitter les barricades,
au début des années 1950, et l’UJCML toujours prompte à
s’est totalement effritée au fil faire preuve de sectarisme et à
des débats internes tendus et traquer les déviations pe-
des scissions : « à chaque scis- tites-bourgeoises. Jean-Chris-
sion, nous avons perdu des mi- tophe Bailly (qui avait, pour sa
litants, et essentiellement des part, adhéré à la JCR)  a sans
ouvriers », souligne ainsi Mi- doute raison quand il affirme :
chel Lequenne.10 « bien souvent, je pense, des ad-
Sa faiblesse n’a pas empêché hésions à tel groupe plutôt qu’à
le PCI (et des jeunes de la fu- tel autre, et qui se sont durcies
ture JCR) de développer un En Une de L’Humanité du 3 mai 1968. DR. par la suite, ont été dues au ha-
soutien actif et concret à la lutte des Algé- sard : parce que tel groupe était là, parce
riens. Tout en se référant à l’héritage « une chose était de se faire exclure […] du qu’il était animé par des gens plus convain-
trotskyste, la JCR est ouverte aux autres PC, en expliquant que toutes les histoires sur cants et plus actifs ».15 Le 12 juin 68, les or-
expériences révolutionnaires, notam- l’embourgeoisement de la classe ouvrière ganisations trotskystes et maoïstes (ainsi
ment Cuba (la presse la qualifie tantôt de avaient leurs limites, autre chose de se re- que le mouvement du 22 mars) sont dis-
groupe trotskiste, tantôt de groupe cas- trouver deux ans après devant une grève gé- soutes par le pouvoir gaulliste (la disso-
triste11) ; elle impulse la solidarité avec le nérale ! »14 lution de l’OCI et de la FER seront annu-
peuple vietnamien au sein du Comité lées par le Conseil d’Etat). Ensuite, c’est
Vietnam national. Si la VO et l’OCI se ca- « LA CHINE EST ROUGE »… une autre phase de leur histoire qui com-
ractérisent (de façon différente) par une Les courants maoïstes, qui se procla- mence. o
grande rigueur organisationnelle (et, ment marxistes-léninistes, sont issus
mais c’est un autre débat, par une vision de la rupture entre la Chine de Mao et 1 Bob Dylan, « The Times They Are A-Changin’ ». Cité par
Ludivine Bantigny, « Mai 68 – De grands soirs en petits
rétrécie de la démocratie au sein d’une l’URSS. Le PCMLF, formé en 1967, est fa- matins », Seuil, 2018.
organisation révolutionnaire), ce n’est rouchement stalinien et a gagné de 2 « Les masses se mettent en révolution non point avec un
plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre
pas le cas de la JCR aux dires mêmes de vieux militants du PCF. L’UJCML, issue sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien
ses dirigeants : « par rapport aux organisa- en 1966 de la crise de l’UEC, a d’abord régime (…) Sans organisation dirigeante, l’énergie des
masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée
tions étudiantes-types, la JCR paraît hy- une base surtout étudiante (l’Ecole nor- dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne
percentralisée et disciplinée. Mais par rap- male supérieure de Paris est un sanc- vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Léon
Trotski, préface à l’« Histoire de la révolution russe », premier
port aux tâches qu’implique l’implantation tuaire marxiste-léniniste)  ; elle anime tome « Février ».
ouvrière, sa rigueur organisationnelle reste les Comités Vietnam de base (distincts 3 Jean-Claude Vessillier, « Le PSU 1960-1989 : retour sur
une histoire achevée... », TEAN la Revue, n° 9, avril 2010.
dérisoire ».12 du Comité Vietnam national). Elle a fait 4 Michel Lequenne, « Le trotskisme, une histoire sans fard »,
La JCR compense cette faiblesse par son un tournant vers les quartiers popu- Syllepse, 2005.
5 Alain Delale et Gilles Ragache, « la France de 68 », Seuil, 1978.
activisme et sa capacité, fin 67-début 68, à laires et les usines (où certains de ses 6 Lutte de Classe n° 10, novembre 1967.
se saisir « des signes avant-coureurs de mo- militants se font embaucher – l’« éta- 7 Cet article n’a bien sûr pas pour objet de discuter de la
validité du modèle organisationnel de la VO (poursuivi par
bilisations plus vastes »13 : rôle des jeunes blissement  ») et se méfie des «  pe- Lutte ouvrière).
travailleurs dans les grèves de Redon et tits-bourgeois » et donc du Mouvement 8 Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les années
68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
Caen, agitation étudiante et lycéenne. du 22  mars à ses débuts. A la veille de 9 Benjamin Stora, « La dernière génération d’octobre », Stock
Des membres de la JCR participent à la mai 68, les maoïstes, dont la vénération 2003 (réédité en poche en 2008 par Hachette).
10 «Les trotskistes, la lutte des classes, la vie », conversation
construction des Comités d’action ly- pour la « Chine rouge » égale celle que avec Michel Lequenne, https ://www.europe-solidaire.org/
céens (aux côtés de militants d’un cou- les PC ont pu avoir vis-à-vis de l’URSS spip.php ?article10096
11 Daniel Bensaïd et Henri Weber, « Mai 68, une répétition
rant, dissident du PCI, liés à un ancien stalinienne, pensent qu’ils ont l’avenir générale », François Maspero, 1968.
dirigeant de la IVe Internationale, Michel devant eux. 12 Daniel Bensaïd et Henri Weber, op. cit.
13 Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion, 2006.
Pablo). Les militants de l’université de Tous les courants qui se réclament de la 14 « L’événement et la durée… Retour sur Mai 68 », Daniel
Nanterre décident de s’investir au sein du révolution vont, à la différence du PCF, Bensaïd, Critique communiste n° 188, 2008.
15 Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai », Seuil, 2018.
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 23

Mai 68 à Rouen
PAR JEAN-CLAUDE LAUMONIER

A Rouen, comme dans la plupart des villes de province, la


révolte étudiante, puis la grève générale de mai-juin 1968
ont été rythmées par les événements parisiens. Le fait local
majeur fut le déclenchement le 15 mai, sous l’impulsion de
jeunes travailleurs combatifs, de la grève à l’usine Renault
de Cléon, seconde entreprise à entrer en grève avec
occupation. Le Mai rouennais apporte une bonne illustration
des forces et des limites de ce mouvement exceptionnel.

P
our éclairer le déroulement des parti communiste est présent de ma- sur la jeunesse universitaire : opposi-
événements, deux éléments nière militante, par le biais d’une ou tion à l’intervention américaine au
doivent être soulignés  : d’une plusieurs cellules qui contrôlent étroi- Vietnam, aux réformes bourgeoises de
part la puissance du mouvement ou- tement la CGT. Sa fédération de l’université, au carcan moral qui pèse
vrier local, contrôlé étroitement par le Seine-Maritime est connue comme sur la jeunesse. Il en va de même dans
parti communiste ; de l’autre, la politi- l’une des plus puissantes mais aussi les lycées, soumis à une atmosphère
sation et radicalisation de la jeunesse l’une des plus staliniennes d’un parti de caserne.
étudiante et lycéenne, avec le rôle joué qui reste un soutien inconditionnel de La jeunesse étudiante et lycéenne re-
par les organisations révolutionnaires, l’Union soviétique. Le PCF dirige la met aussi en cause l’ordre moral qui
principalement la JCR. plupart des municipalités ouvrières de pèse lourdement dans cette ville de
l’agglomération de Rouen ainsi que les province dirigée par la démocra-
L’HÉGÉMONIE DU PCF deuxième et troisième villes du dépar- tie-chrétienne, sans y être contesté
Après les destructions massives opé- tement, Le Havre et Dieppe. Il est aussi par le mouvement ouvrier : le PCF est
rées par la Deuxième Guerre mondiale très présent dans les milieux universi- alors un fervent défenseur du mariage
à Rouen et au Havre, la Seine-Maritime taires et dans la vie culturelle. Cette et de la famille, farouchement hostile
connaît dans l’après-guerre une forte hégémonie ne laisse guère de place à la contraception et au droit à l’avor-
expansion économique. Alors que l’in- aux autres courants du mouvement ou- tement.
dustrie textile traditionnelle achève vrier. La compréhension de la situation nou-
son déclin, se développe un tissu de Au plan politique, la social-démocratie velle dans la jeunesse avait amené le
moyennes et grandes entreprises, en a une implantation très faible. Le PSU a PCI à impulser la création de la JCR
particulier dans la métallurgie et la connu un certain développement dans (Jeunesse communiste révolution-
chimie (raffineries, engrais...). la lutte contre la guerre d’Algérie, no- naire), une organisation de jeunesse
L’exemple de Renault est embléma- tamment à l’initiative des militants du qui se référait à la fois au trotskysme
tique. Le site de Cléon est ouvert en PCI (4e Internationale) qui ont été très et à la révolution cubaine (Che Gueva-
1958, dans l’agglomération Rouen/El- engagés dans le soutien matériel au ra). Rouen constitue, avec Toulouse et
beuf. Il emploie plus de 5000 ouvriers FLN algérien, et contre l’extrême Caen, une des principales sections de
en 1968. Celui de Sandouville, près du droite. la nouvelle organisation. La JCR
Havre, démarre en 1964. L’objectif de Au plan syndical, la CFDT reste margi- rouennaise, qui compte une trentaine
la direction est de recruter une main- nale, une partie des militants ouvriers de militant-e-s , engage toutes ses
d’œuvre issue de la campagne, plus chrétiens se trouvant à la CGT. FO est forces dans la construction d’un mou-
docile et facile à exploiter. quasi inexistante. vement de masse de solidarité avec la
La CGT, extrêmement puissante dans lutte du peuple vietnamien.
des secteurs comme les ports et docks, RÉVOLTE DE LA JEUNESSE Le Comité Vietnam de Rouen organise
ou encore la SNCF (Sotteville-lès- ET ÉMERGENCE DE LA JCR régulièrement des actions spectacu-
Rouen), s’implante dans ces nouvelles De création récente, l’université de laires et des manifestations de rue.
industries . L’Union départementale Rouen ne regroupe en 1968 que 8000
CGT est l’une des plus puissantes de étudiant-e-s. De 1966 à 1968, elle est
France. traversée par le vent de contestation
Dans de nombreuses entreprises, le qui souffle en France et dans le monde
24 | Dossier

moire, les militants du PCF bloquent PSU, inorganisés) qui forment un pi-
l’entrée de la petite salle en empêchant quet devant la faculté de lettres et font
physiquement la réunion de se tenir. le tour des amphis. Une AG massive dé-
Quinze  jours plus tard, le meeting se cide la grève immédiate. Une manifes-
Fort de 600 adhérents, il est capable de tient dans l’une des plus grandes salles tation de solidarité avec Paris est orga-
réaliser, en 1967 et en 1968, deux grands de la ville, bien remplie, avec le sou- nisée le soir même. L’UNEF, discréditée,
meetings « 6 heures pour le Vietnam », tien d’associations et organisations de ne joue pratiquement plus aucun rôle
regroupant a chaque fois plus de 1000 gauche ainsi que d’universitaires. parmi les étudiants pendant toute la
participants qui ont un grand retentis- La JCR développe son influence dans durée de la grève. Les tentatives ulté-
sement sur la ville. les lycées  « classiques » comme  « tech- rieures des militants de l’UEC de re-
Ces mobilisations se heurtent à l’ex- niques » – elle diffuse dans ces der- prendre le train en marche ne font que
trême droite. Le 12 janvier 1967, un com- niers la feuille l’Étincelle dans le but de les marginaliser davantage.
mando venu de Paris du groupe Occi- gagner de futurs jeunes travailleurs. La grève étudiante s’organise démo-
dent, dont font partie trois futurs Elle a quelques militant-e-s d’entre- cratiquement, s’appuyant sur des as-
ministres (Madelin, Longuet et Deve- prise dans la chimie, à la SNCF, chez semblées générales quotidiennes. Les
djian), attaque à la barre de fer et dé- Renault, ainsi qu’à l’hôpital psychia- décisions y sont prises après débat
vaste le restaurant universitaire où le trique. contradictoire. A chaque AG, les
Comité Vietnam distribue des tracts, Au cours de ces deux années se forge membres du comité de grève sont no-
faisant un blessé grave. l’équipe militante qui devient en mai minalement élus ou réélus. Ce fonc-
Dans le mouvement ouvrier, les mobili- 1968 la cheville ouvrière du comité de tionnement démocratique donne une
sations de la jeunesse et l’action des grève des étudiants de Rouen. légitimité incontestable au comité de
courants révolutionnaires ne passent grève étudiant jusqu’à la fin du mouve-
pas inaperçues. Le PCF assiste impuis- 6 MAI / 15 MAI : DE L’UNIVERSITÉ ment. Des commissions sont mises en
sant et exaspéré à la montée en puis- AUX USINES place, auxquelles tous les grévistes
sance de la JCR dans la jeunesse étu- Le 3 mai, la Sorbonne est occupée par sont appelés à participer (sur les ques-
diante et lycéenne. Il réagit avec ses la police, des étudiants résistent par tions universitaires, les luttes étu-
vieilles méthodes staliniennes, dénon- centaines au Quartier latin, des arres- diantes et ouvrières). Un journal,
çant les groupes « gauchistes provoca- tations ont lieu. L’UNEF de Rouen, diri- « L’Enragé »1 est publié.
teurs » et leurs liens avec... la police et gée par l’Union des étudiants commu- Partie de la faculté des lettres, la grève
s’étend très vite à l’ensemble de l’uni-
versité : sciences, droit, sciences éco-
nomiques, école d’ingénieurs, IUT…
Même des étudiants de l’Ecole supé-
rieure de commerce la rejoignent.
Des étudiants se rendent à la porte des
lycées pour les faire entrer dans la
lutte. Il suffit en général d’une prise de
parole appelant à la solidarité et à re-
joindre le combat commun pour que
l’établissement se vide. Les lycéens, en
longs cortèges, traversent la ville pour
rallier l’université qui se trouve à plu-
sieurs kilomètres, sur les hauteurs.
Le 10 mai, la « nuit des barricades » au
Quartier latin, marque un tournant
dans la situation. L’indignation est gé-
nérale face à la brutalité de la répres-
sion. Le soutien à la cause des étu-
diants est unanime. Le gouvernement
Renault Cléon, à l’avant-garde de la grève générale. DR. a beau céder à toutes les exigences des
étudiants, les syndicats ouvriers et
étudiants appellent à la grève pour le
la préfecture, ou leur financement par nistes (UEC), refuse de relayer l’appel 13 mai. Ce jour-là à Rouen, 30 000 per-
les « caisses noires » du parti gaulliste. national à la grève lancé par les syndi- sonnes, étudiants sous la bannière du
Il ne recule pas non plus devant la vio- cats étudiants et enseignants. Son bu- comité de grève et ouvriers sous les
lence physique. Mais toutes ces tenta- reau renvoie dos à dos, dans un com- banderoles syndicales, participent à la
tives d’en finir avec l’influence « gau- muniqué, les violences policières et les manifestation.
chiste » se retournent contre l’appareil agissements des « groupes irrespon- Deux jours plus tard, après Sud Avia-
stalinien. sables ». tion à Nantes, l’usine de Renault Cléon
Ainsi, lorsque la JCR décide d’organi- Le 6 mai, le mouvement s’engage donc est en grève reconductible et occupée.
ser, au lendemain de l’assassinat de sans consignes syndicales à l’initiative Sous l’impulsion de jeunes combatifs,
Che Guevara, un meeting en sa mé- d’étudiants (membres de la JCR, du des cortèges massifs ont défilé dans
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 25

l’usine, la direction qui a refusé de re- mités de grève » ne sont en général que LIMITES ET REFLUX
cevoir les grévistes a été séquestrée. l’addition des directions syndicales, Les limites de ces initiatives ne sont
L’occupation s’organise. Contre l’avis même si les salariés sont mobilisés pour pourtant que trop visibles pour les mi-
des responsables syndicaux, quelques tenir les piquets, assurer la sécurité des litants révolutionnaires qui les ani-
jeunes travailleurs vont annoncer la installations et le ravitaillement, tandis ment. Elles reflètent celles du mouve-
nouvelle aux étudiants, dans le com- que des activités culturelles ou spor- ment étudiant lui-même, qui a pu jouer
bat desquels ils se reconnaissent tives sont organisées. Pour les diri- un rôle déterminant au début des évè-
L’assemblée générale des étudiants geants du PCF et de la CGT, la coordina- nements mais se trouve inévitable-
décrète l’université de Rouen « libre et tion de la grève est leur affaire, les ment marginalisé une fois que la grève
populaire  », «  ouverte aux travail- décisions doivent se prendre entre mili- ouvrière devient l’élément central de la
leurs », et décide d’envoyer une délé- tants « responsables » dans les bureaux situation. Le cirque est un espace de
gation apporter la solidarité des étu- syndicaux, les salariés n’étant consul- rencontres et de débats, mais pas le
diants aux ouvriers grévistes. La tés dans leur entreprise que pour les ra- lieu où peut se décider et s’organiser
« jonction » entre étudiants et travail- tifier. une alternative à la stratégie du PCF et
leurs a bien lieu à Cléon, contraire- Pour conserver le contrôle du mouve- de la CGT. Les travailleurs présents au
ment à ce qui se passe deux jours plus ment, le PCF met en place dans les en- cirque et ceux qui participent au « co-
tard à Renault-Billancourt, où les étu- treprises un véritable cordon sanitaire. mité de liaison étudiants-ouvriers » ne
diants font le tour d’une usine aux Ses militants ont pour mission d’éviter représentaient qu’une minorité com-
portes closes. toute forme de « contagion » du mouve- bative. Ils n’ont pas les moyens de pe-
Mais les conditions de cette rencontre ment étudiant, vis-à-vis duquel une pe- ser de manière significative sur le
en montrent les limites et présagent sante ambiance de suspicion est systé- cours des événements.
des difficultés à venir. A Cléon, la délé- matiquement organisée. Pourtant, le Celles et ceux qui organisent la grève
gation étudiante est accueillie avec soir, sur le parking de la faculté des sur le terrain continuent, parfois avec
sympathie devant l’usine par les sala- lettres, des travailleurs viennent se des doutes et des hésitations, à faire
riés présents. La rencontre avec les re- joindre aux étudiants et aux lycéens confiance aux instructions de l’Union
présentants syndicaux, surtout ceux pour des discussions qui durent tard départementale CGT. A Rouen, pas
de la CGT, est quant à elle plutôt dans la nuit. On y partage l’idée que la plus qu’ailleurs, il ne se produit de rup-
fraiche. Le souhait de ces derniers est grève n’est pas seulement « revendica- ture significative au sein du PCF et de
de voir « les camarades étudiants » tive », mais qu’il s’agit de remettre en la CGT.
quitter les lieux au plus vite. Après de cause les structures d’exploitation et Le 31 mai, après la déclaration de De
brefs remerciements... ils s’éclipsent d’oppression de la société. Gaulle annonçant la tenue d’élections et
avec la sono. Celle-ci ne réapparaît Le 24 mai, dans le grand amphithéâtre appelant à « l’action civique », le cirque –
que grâce à l’intervention de quelques de la faculté des sciences, près d’un vide – est occupé par la manifestation où
jeunes salariés, pour permettre au re- millier d’étudiants, de lycéens et de sa- gaullistes et fascistes se retrouvent unis.
présentant étudiant d’apporter la soli- lariés participent à un débat animé par Ceux-ci en arrachent les banderoles et les
darité des étudiants et lancer un appel le comité de grève étudiant sur le drapeaux rouges. Le 18 juin, la faculté des
à un combat commun étudiants/ou- thème « Pouvoir étudiant, pouvoir ou- lettres, qui venait d’être rendue à l’admi-
vriers. Les discussions sur le parking vrier ». nistration, est ravagée par un commando
se poursuivant trop longtemps au gré Le 27 mai, au cours d’une manifestation d’extrême droite pendant que la police
des responsables syndicaux, une à l’appel du comité de grève étudiant, le tient les étudiants à distance.
« tournée générale » est annoncée à cirque de Rouen est occupé. Situé au Renault Cléon est l’une des dernières
l’intérieur de l’usine, là où les étu- cœur de la ville et donc plus accessible usines à poursuivre la grève, malgré le
diants ne sont pas admis en raison des que la faculté, c’est alors la plus grande manque de perspectives. La reprise est
« risques de provocations ». salle de Rouen. votée le 17  juin par 2500 voix contre
Tandis qu’à Paris le pouvoir vacille et 900. Cette forte opposition vient prin-
LA GRÈVE GÉNÉRALE que De Gaulle disparaît, l’occupation cipalement des jeunes travailleurs qui
Dans les jours qui suivent, les entre- du cirque permet de créer pendant ont été les moteurs de la grève et consi-
prises et les services publics de l’agglo- quatre jours un lieu où toutes celles et dèrent que « le compte n’y est pas ».
mération s’arrêtent les uns après les ceux qui sont partie prenante de la Mais l’esprit qui a régné pendant la
autres. Des drapeaux rouges appa- grève peuvent se rencontrer, discuter grève continue à souffler dans l’usine.
raissent partout sur les murs et aux des perspectives, débattre d’une autre Les salariés qui ont relevé la tête n’ac-
grilles des usines, devant lesquelles les société à construire. Le comité de ceptent plus les vexations et les humi-
piquets de grève s’installent. Un bar- grève étudiant anime chaque soir les liations. Les initiatives prises en mai
rage de péniches bloque toute circula- débats devant plus d’un millier de portent leurs fruits : un comité d’action
tion sur la Seine, aucun train ne circule. participant-e-s Chacun peut s’y expri- des travailleurs de Renault Cléon se
La ville et ses banlieues vivent au mer. Un «  comité de liaison étu- constitue, avec une cinquantaine de
rythme de la grève. L’idée que cette diants-ouvriers » est constitué. Nom- participants, pour poursuivre la lutte
grève peut changer la vie de chacun est breux sont les salarié-e-s qui passent dans l’esprit de ces semaines excep-
omniprésente. écouter les débats, même s’ils ont par- tionnelles. Le combat continue... o
Mais l’organisation de la grève et la dé- fois le sentiment d’« arriver sur une
finition de ses objectifs restent l’affaire autre planète » comme le dira l’un 1 Le premier ministre, Pompidou, avait qualifié les étudiants
des responsables syndicaux. Les « co- d’entre eux. contestataires d’« enragés ».
26 | Dossier

Le 68 italien
PAR DIEGO GIACHETTI

En Italie, 68 fut à la fois un événement et un long processus.


Il n’a pas duré quelques mois comme cela a été dit pour
tenter de le dépouiller de tout lien avec « l’après ». Ce ne fut
pas non plus une explosion soudaine, ni seulement un
conflit générationnel même s’il a mis particulièrement en
mouvement la jeunesse, scolarisée et ouvrière (article
traduit par Thierry Flamand).

E
n fait, 68 fut le résultat de la combi- traditionnelle avec la naissance d’une sement important se produisit lors de la
naison de facteurs structurels et de « nouvelle gauche », ainsi que dans le décennie suivante. Durant l’année aca-
la formation de nouvelles
consciences suite aux transformations
sociales et culturelles provoquées par le
processus de modernisation d’une socié-
té passée soudainement d’une structure
économique encore majoritairement
agricole à une structure industrielle. Ceci
avec un profond brassage de popula-
tions, dû à la migration interne de mil-
lions de personnes.
Au même moment, une nouvelle généra-
tion a émergé qui voulait être actrice du
processus de changement social en
cours, se donner un destin et un but. Ini-
tialement, cela a donné lieu à un conflit
de générations, basé sur l’opposition de
son style de vie avec celui des adultes, ce
qui a provoqué des tensions dans la fa-
mille, l’école, avec des revendications
concernant les libertés personnelles et
les droits civiques. C’est ainsi que s’est
formé un lien de solidarité génération-
DR.
nelle qui, lorsqu’explosèrent les luttes
étudiantes, a constitué la base d’un com-
mun accord entre les jeunes. En plein 68, monde catholique avec la formation démique 1965-66, les inscrits étaient au
selon un sondage, 61 % des jeunes Ita- d’une aile dissidente par rapport aux po- nombre de 402 938, et on a atteint 681 731
liens déclaraient approuver les manifes- sitions de l’Église et du parti démo- quelques années plus tard. Le nombre
tations étudiantes, même s’ils en approu- crate-chrétien. Le tout se combinant avec des professeurs, de 2063 pour 40 000 étu-
vaient les buts mais pas toujours les une orientation moins réformatrice diants en 1923, était passé à 3000 à la fin
moyens. Un tiers des interviewés était qu’auparavant des gouvernements de des années 1960.
convaincu que la contestation étudiante centre-gauche, en rapport avec la menace 1968 arriva dans un moment de crois-
avait pour but principal non seulement la et/ou la réalité de politiques de coup sance des inscriptions tel que l’on com-
transformation de l’école, mais celle de la d’Etat et avec les premiers signes de la mença déjà, à ce moment-là, à parler
société toute entière. crise économique. d’université de masse. L’augmentation du
La guerre du Vietnam, la guerre arabo-is- nombre des inscrits fut une donnée struc-
raélienne, la révolution culturelle LA CONDITION ÉTUDIANTE turelle importante, qui fournit au mouve-
chinoise, les révoltes en cours en Amé- Lors de la première année académique de ment étudiant la possibilité d’interagir
rique latine, puis la mort du Che en oc- l’après-guerre, les étudiants inscrits à avec une base plus large que par le passé,
tobre 1967, conditionnèrent l’éducation l’Université étaient 236 422, un chiffre qui moins circonscrite à la grande et moyenne
politique de cette génération. Des rup- est resté pratiquement stable pendant bourgeoisie et à une provenance unique-
tures se produisirent au sein de la gauche toutes les années cinquante. Un accrois- ment citadine. Cette croissance, qui
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 27

concernait aussi des familles des couches perspectives politiques, prenait contribuèrent à accroître le sentiment de
subalternes, a contribué à mettre l’accent conscience qu’un objectif de réforme de souffrance et le mécontentement envers
sur le problème du coût de la scolarité, et l’école, conçu dans les limites consenties les institutions et un arsenal législatif
donc sur la nécessité de revendiquer des par le système, ne pouvait aboutir qu’à un rempli de règles datant de la période fas-
mesures concrètes pour garantir vrai- renforcement du système capitaliste. ciste. La réponse à la révolte universitaire
ment le droit aux études, afin que celui-ci Néanmoins, le mouvement s’est dévelop- se traduisit par des centaines de plaintes
ne reste pas seulement de belles paroles. pé au début en critiquant le mode d’ensei- et des mandats d’arrestation. Le 1er mars à
La dénonciation de la condition étu- gnement des professeurs, en mettant en Turin, il y eut 21 plaintes visant des étu-
diante, en se mélangeant avec les ap- avant la mise à jour des contenus et leur diants et 13 mises en examen. Quelques
ports du contexte international, condui- ouverture à de nouvelles disciplines. Il a jours plus tard, 488 plaintes furent dépo-
sit à une interprétation de l’institution demandé et obtenu que les cours tradi- sées contre des étudiants ayant participé
universitaire, y compris de ses rites et de tionnels soient remplacés par des sémi- aux manifestations. Les journaux de
ses formes autoritaires, comme un naires et des groupes d’étude. l’époque retracent la carte de la répres-
rouage de l’ordre de classe et de la sélec- En même temps que les inscriptions à sion en cours dans le pays et décrivent en
tion des futurs dirigeants, de production l’Université augmentaient, la durée de même temps l’extension de la contesta-
de techniciens et de fonctionnaires desti- scolarité s’allongeait dans l’enseigne- tion dans les villes grandes et petites :
nés à s’insérer dans l’engrenage du sys- ment secondaire (lycées, instituts tech- Rome, Gênes, Pise, Valdagno, Pesaro,
tème capitaliste. niques et professionnels). Des centaines Trieste, Lucques, Florence, Reggio de Ca-
Le projet de réforme universitaire propo- de milliers de jeunes étudiantes et étu- labre, Rimini, Merano, Trente... A la fin de
sé par le ministre de l’instruction pu- diants eurent la possibilité de se rencon- l’année, le nombre des plaintes atteignit
blique fut l’élément qui déclencha la trer, se confronter et vivre ensemble une 2700.
contestation étudiante et les occupations partie de leur jeunesse. Une génération 1969, année de luttes ouvrières, enregis-
des rectorats des universités de Trente, de contestataires se forma ainsi, qui lisait tra aussi une onde répressive, qui frappa
Pise et Turin en 1967, pour s’étendre à et écrivait. En 68 et après, les ronéos im- des travailleurs, des syndicalistes, des
toutes les autres universités. Pendant primèrent des milliers et milliers de étudiants : en juin 1970, on a dénombré
l’année académique 1967-68, l’agitation tracts, des textes d’analyse politique ap- 746 arrestations et 19 903 dépôts de
étudiante atteignit des caractéristiques profondie, des journaux. Des revues, plaintes, dont 732 visant des dirigeants
et dimensions inégalées auparavant. De nées dans le milieu de la nouvelle gauche syndicaux. Parallèlement à l’action ré-
novembre 1967 à juin 1968, 102 rectorats et qui ne vendaient que quelques cen- pressive des institutions, 1968 vit plu-
et facultés furent occupés, 31 rectorats taines d’exemplaires, durent augmenter sieurs attaques de groupes fascistes
sur 33 étant au moins une fois occupés leur tirage pour faire face à une demande contre les étudiants occupant les recto-
totalement ou partiellement. Le mouve- nouvelle. La même chose se produisit rats des universités. Le cas le plus notable
ment étudiant s’est consolidé parce pour des publications politiques et socio- s’est produit à Rome, le 16  mars 1968,
qu’au cours de ces occupations, il a réus- logiques. Par exemple, le livre de Mar- quand Giorgio Almirante, sur le point de
si à faire participer un grand nombre cuse,   L’Homme unidimensionnel, connut devenir le secrétaire du Mouvement so-
d’étudiants à des commissions et un succès inattendu, atteignant presque cial italien (MSI, le parti des nostalgiques
groupes de travail. les 200 000 exemplaires vendus dans les de Mussolini) se présenta sur les marches
premiers mois de 1968. de la faculté de droit avec son service
LA RADICALISATION DU MOUVEMENT d’ordre, accompagné de représentants de
ÉTUDIANT UNE RÉPRESSION DE PLUS EN PLUS DURE Jeune Italie (l’organisation de jeunesse de
Les luttes étudiantes allèrent au-delà des La découverte joyeuse de la contestation son parti) pour d’abord la « nettoyer » des
revendications traditionnelles de ré- et de la prise de parole, le plaisir de se re- dissidents de la section universitaire de
forme démocratique de l’école et dépas- trouver dans les assemblées et dans les son parti, accusés de sympathie avec le
sèrent les organismes représentant les rues se sont rapidement heurtés à la ré- mouvement de 68, puis pour prendre
étudiants liés aux différents partis poli- pression de la part des institutions : po- d’assaut la faculté de lettres et en « chas-
tiques, en leur substituant la pratique lice, carabiniers, magistrats et différentes ser les rouges ». Avec cette intrusion, le
des assemblées générales et de la démo- autorités publiques adoptèrent des me- MSI entendait rassurer l’opinion modérée
cratie directe. Lors des années précé- sures allant du renvoi d’étudiants et conservatrice et confirmer son rôle de
dentes, les différentes organisations de jusqu’au dépôt de plaintes et aux arresta- parti de l’ordre contre les « rouges », les
la jeunesse universitaire, liées aux par- tions. Avant 68, la nouvelle génération « maos », les « contestataires » et les
tis, s’étaient limitées à réclamer la mo- avait déjà expérimenté la répression sous « communistes ».
dernisation et une réorganisation des la forme de l’intolérance des adultes en- Au début des années 1960, contrairement
études, la cogestion de l’Université, l’ac- vers les nouveaux styles de vie. Hostilité à la décennie précédente, il n’y avait pas
tualisation du droit aux études, selon les envers les cheveux longs, la mini-jupe, eu dans les manifestations de morts pro-
sacro-saints principes inscrits dans la les groupes de musique beat et rock. En voquées par l’usage d’armes à feu de la
Constitution. Pendant les occupations, 68, la conscience grandit qu’il ne s’agis- part des forces de l’ordre, même si Gio-
au contraire, le rapport existant entre le sait pas seulement d’une répression gé- vanni Ardizzone, un jeune militant com-
système scolaire et le monde de l’accu- nérationnelle mais d’une répression de muniste, fut tué au cours d’une manifes-
mulation capitaliste devint toujours plus classe, des institutions du pouvoir d’Etat
évident. contre la contestation.
Le mouvement étudiant naissant, bien La première réaction des autorités fut en
qu’hétérogène dans ses analyses et ses effet drastique. Les actions répressives
28 |Dossier

lieu à Venise du 2 au 7  novembre. Trois cats. Le 8 octobre1966, à Trieste, au cours


points y firent l’objet de débats : d’une grève et d’une manifestation contre
- la structure socio-économique des pays un plan gouvernemental qui prévoyait la
européens à capitalisme avancé et l’ana- fermeture de plusieurs établissements et
tation de soutien à Cuba, en octobre 1962, lyse des luttes ouvrières au niveau euro- usines, les manifestants affrontèrent la
renversé par une jeep de la police. La si- péen ; police, dressant des barricades et répon-
tuation changea à la fin de l’année 1968. - la restructuration néocapitaliste, l’ana- dant aux grenades lacrymogènes par des
Le 2 décembre, à Avola, en Sicile, durant lyse des récentes luttes ouvrières et pay- jets de pierres. Au premier rang se trou-
une manifestation d’ouvriers agricoles, sannes et les perspectives de lutte dans le vaient, selon la presse, des jeunes travail-
deux d’entre eux furent tués par des tirs cadre de la réouverture des négociations leurs peu sensibles aux appels des mili-
de la police. Le 9 avril 1969 dans la région contractuelles, prévues dans différentes tants plus âgés du Parti communiste
de Naples, à Battipaglia, au cours d’une branches, en 1969 ; italien et de la CGIL, qui cherchaient à
grève et d’une manifestation de soutien, - l’analyse politique des luttes étudiantes canaliser et contrôler leur élan et leur
la police chargea les travailleurs, faisant et leur lien avec la classe ouvrière. combativité. Deux ans plus tard, le
usage d’armes à feu en causant la mort La contestation étudiante s’étendait à 18  avril 1968 à Valdagno, au cours d’un
d’un jeune ouvrier et d’une jeune ensei- l’enseignement secondaire, entraînant dur conflit entre les travailleurs et les pro-
gnante. une masse de très jeunes militants priétaires de l’usine Marzotto, des affron-
contestataires. Dans la première moitié tements se conclurent par 47 arrestations
EXTENSION DE L’AGITATION de 1968, l’agitation et les occupations se et 4 blessés graves, presque tous des
À TOUTE LA JEUNESSE SCOLARISÉE développèrent dans les lycées. Après l’ou- jeunes. Des grèves et manifestations
Au cours des premiers mois de 1968, on verture de la nouvelle année scolaire, fin eurent lieu également à l’Italsider de
comptait 25 universités perturbées. Occu- 1968, le mouvement se répandit dans Naples, chez les dockers de Gênes, chez
pations, évacuations, réoccupations, ma- l’ensemble du pays, touchant également Saint Gobain à Pise, à Milan, Bologne, à la
nifestations de rue, ainsi que premières les écoles techniques et professionnelles, Fiat et chez Lancia à Turin, à Caserta, An-
grèves et occupations dans les écoles se- en y recueillant une adhésion massive cone, Avola, Battipaglia.
condaires, participations à des cortèges parce qu’en tant qu’enfants de travail- En 1968, il y eut des luttes ouvrières signi-
communs avec les travailleurs remplis- leurs ces jeunes étaient sensibles au vécu ficatives porteuses de nouveaux conte-
saient la chronique des journaux, met- de leurs familles et leurs quartiers. nus, aussi bien en termes de revendica-
tant en lumière une extension de la Habiter et vivre dans les quartiers ou- tions que des formes d’organisation
conflictualité qui ne concernait pas seu- vriers, fréquenter les bars et les rues où adoptées. Dans les établissements Pirelli
lement les grandes villes, mais le pays l’on entendait parler de la lutte dans les à Milan, ou à Porto Marghera, complexe
tout entier : un 68 rampant, comme on usines ouvrait un canal par lequel les in- pétrochimique proche de Venise, sur-
l’appellera ensuite. formations et les discutions pénétraient girent des organes autonomes en conflit
Les mouvements étudiants organisèrent dans les écoles. Avec l’aide de leurs aînés ouvert avec les syndicats. Il s’agissait des
différentes rencontres nationales, dans le du mouvement universitaire, les lycéens Comités unitaires de base (CUB) et des as-
but de se confronter, se coordonner et éla- participèrent aux luttes, en se coordon- semblées ouvrières prenant le nom de
borer une stratégie commune, comme le nant dans des comités de quartiers aux- « Potere Operaio » (Pouvoir ouvrier). Dans
rappelle Marco Boato dans son récent quels participaient des représentants de les grandes et moyennes usines du Nord,
livre Il lungo ’68 in Italia e nel mondo (« Le tous les établissements. En distribuant les acteurs de ces luttes étaient de jeunes
long 68 en Italie et dans le monde ») . Le régulièrement des tracts devant les ouvriers provenant du sud du pays et
8  janvier à Turin, la rencontre vit se écoles, ils dénonçaient l’attitude des diri- sans qualification, qui n’étaient pas liés
confronter trois positions politico-idéolo- geants du secteur éducatif, des profes- aux formes d’organisation tradition-
giques : celle des mouvements de Turin et seurs, les abus de pouvoir, la sélection de nelles, ni avec les ouvriers profession-
Trente, qui s’inspirait de la ligne de Potere classe. Des écoles occupées partaient nels plus âgés qui restaient marqués par
studentesco (Pouvoir étudiant), nom qui souvent des cortèges qui se rendaient un sentiment de désillusion et de défaite,
tirait son origine du mouvement améri- sous les fenêtres des établissements voi- typique de ceux qui avaient vécu les
cain Students for a Democratic Society, sins, aux cris de « Dehors , dehors ! » ; c’est grands espoirs déçus de l’immédiat
celle du groupe d’origine marxiste-léni- ainsi que les écoles plus « faibles » étaient après-guerre.
niste  Sinistra Universitaria (Gauche uni- entraînées dans le mouvement, parfois Un « mai rampant », selon la définition du
versitaire) venant de Naples, et celle après qu’elles étaient envahies. De nom- sociologue du travail Emilio Reyen, était
d’inspiration « operaïste » provenant de breux jeunes scolarisés contribuèrent à en train de commencer dans des usines
l’université de Pise. Le 6 février se tint étendre les thèmes de la lutte étudiante et où le niveau de syndicalisation était très
une seconde rencontre à Trente, qui éla- ouvrière, ainsi que ses formes d’organisa- bas. Une grande partie de la classe ou-
bora un programme inspiré principale- tion, dans les banlieues où beaucoup vrière, composée de jeunes ouvriers sans
ment des thèses de Potere studentesco. d’entre eux habitaient, en impulsant aus- qualification, le plus souvent immigrés
Entretemps, les expériences de conver- si une mobilisation pour la réduction des du sud, se trouvait de fait en dehors des
gence entre les luttes étudiantes et ou- tarifs des services publics. organisations syndicales, même s’ils
vrières s’étaient multipliées. Ce fut le étaient parfois inscrits à la Confédération
thème débattu dans deux rencontres na- L’HEURE DES TRAVAILLEURS italienne des syndicats de travailleurs
tionales qui se tinrent, en juin 1968, à Ve- Des luttes ouvrières s’étaient déjà dérou- (CISL, démocrate-chrétienne) ou à l’Union
nise et à Trente. La dernière rencontre lées, prenant des formes nouvelles et in- italienne du travail (UIL, socialiste) à
nationale du mouvement étudiant eut quiétantes pour le patronat et les syndi- cause du système clientéliste des em-
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 29

bauches. La présence des syndicats se li- tionnel qui était latent dans les formes de litique du mâle de Kate Millet en 1969, ou
mitait en général aux membres peu nom- contestation s’étant manifestées de diffé- Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir,
breux des commissions internes, le plus rentes façons au cours des années même s’il datait déjà de 1949). En Italie,
souvent de vieux et braves camarades soixante, 1968 a marqué une transforma- cela a commencé à se manifester concrè-
ayant survécu à la répression patronale, tion importante pour toute une généra- tement en 1968. A Trente, au sein de la
mais qui avaient par rapport à la base tion de jeunes femmes ; dépassant la ré- faculté de sociologie, se forma l’un des
une attitude paternaliste et surtout de la volte sourde enfermée à l’intérieur du tous premiers groupes féministes ita-
méfiance envers les jeunes ouvriers. milieu familial, elles voulurent conquérir liens, « Le cercle brisé » (Il cerchio spezza-
Cette forme de représentation était deve- le droit de sortir de la maison, de fréquen- to), qui faisait partie du mouvement étu-
nue incapable non seulement d’expri- ter des ami(e)s, d’aller au bal ; le droit de diant mais voulait en constituer le
mer, mais même de prendre en compte se marier avec qui elles voulaient et secteur féminin.
les nouvelles revendications qui nais- quand elles le voulaient, celui d’avoir un Deux concepts philosophiques et poli-
saient des conditions sociales et cultu- travail indépendant, de pouvoir faire des tiques nouveaux ont caractérisé la nature
relles ou des changements technolo- du mouvement des femmes et sa rupture
giques produits par les rapides avec le passé : au lieu de l’émancipation,
réorganisations de la production. la libération et le féminisme. Les femmes
En 1968, en plein développement de la se rencontraient dans les manifestations,
révolte des étudiants, il était de plus en dans les lieux publics de la société. Cette
plus évident dans les usines qu’un ma- reconnaissance se traduisait par la créa-
laise profond se répandait parmi les tion de collectifs et de groupes d’au-
jeunes ouvriers, touchant l’organisation to-conscience féministe. Elles partirent
du travail dans son ensemble, les mé- d’une réflexion sur leurs propres expé-
thodes de la lutte de classe et les instru- riences pour se doter d’une conscience
ments de lutte syndicaux. L’année 1969 collective de genre et livrèrent bataille
vit dans notre pays le point le plus haut contre les usages, les coutumes et habitu-
de la conflictualité ouvrière. Dans la pé- des du passé, sources d’oppression ; elles
riode précédente (1959-1967), le taux an- dévoilèrent les limites d’une sexualité
nuel moyen des heures de grève avait été pensée et pratiquée au masculin, condui-
de 7,26 par salarié. Dans la période 1968- sirent un combat pour les droits civiques
1975, il monta à 11,55 et il atteignit en 1969 et pour révolutionner les rôles fixés par la
23 heures de grève par salarié. En regar- société.
dant les données concernant l’Italie et en
les comparant avec d’autres situations, EN CONCLUSION
ce qui a été remarquable a été l’intensité Les luttes étudiantes et ouvrières des an-
de la mobilisation et son maintien dans nées 1968-69 ont amorcé une crise poli-
la durée. Le nombre des heures de grève tique, sociale et culturelle dont les acteurs
en mai-juin 1968 en France fut bien supé- sont apparus sur la scène sociale et poli-
rieur, mais il s’agissait d’une poussée tique en associant des identités et profils
concentrée dans le temps, après quoi les différents, à la fois de génération, de
Diego Giachetti est l’auteur de nombreux
indicateurs des conflits industriels re- ouvrages, portant notamment sur la période genre et de classe. Cela a provoqué une
vinrent dans la norme. Au contraire, en ouverte par le 68 italien. L’un d’entre eux, forme de conflictualité impossible à ré-
Italie, les indicateurs de la conflictualité écrit en collaboration avec Marco Scavino, a duire à un seul de ces facteurs. Les conflits
été traduit en français aux éditions Les
industrielle se sont maintenus à des ni- Nuits rouges : « La Fiat aux mains des de classe, de genre et les oppositions gé-
veaux élevés en 1969 et après. ouvriers. L’automne chaud 1969 à Turin », nérationnelles agirent et poussèrent à la
2005, 14 euros, 312 pages. révolte conjointement.
Au cours de ces années, on assista au dé- En ce sens, le cycle de luttes qui s’ouvrit
veloppement d’un «  pouvoir ouvrier  » études en accédant à tous les niveaux avec 68 ne peut être réduit au seul conflit
dans les usines, d’un « contrôle sur la d’instruction. générationnel, même si on ne peut nier
production » qui modifia la présence et La révolte des femmes, qui s’élargit en- que sa caractéristique est d’être né dans
l’enracinement des syndicats sur les suite dans les années soixante-dix, fut le la jeunesse, si l’on regarde l’état-civil de
lieux de travail. Au travers des conseils résultat d’une accumulation d’inquié- celles et ceux qui en ont été les initiateurs.
d’usine et des délégués d’ateliers, qui tudes, de colères et du mal-être existen- Un trait original des mouvements de ces
remplacèrent les anciennes commis- tiel de la jeunesse dans la décennie pré- années-là et des groupes extra-parlemen-
sions internes, les travailleurs trouvèrent cédente. Elle a débouché sur une taires de gauche fut, de fait, la présence
une réponse à leur volonté d’être recon- participation active de la jeunesse de majoritaire des jeunes, la naissance d’une
nus et représentés. genre féminin, qui jeta les fondements combativité et la présence autonome des
de ce qui devint une double narration : femmes en leur sein, la redéfinition des
LE DÉVELOPPEMENT DE LA l’histoire des hommes et celles des revendications des travailleurs par rap-
CONSCIENCE FÉMINISTE femmes. Le féminisme se réclamait de port à celles qui étaient traditionnelles et
Si les luttes des étudiants et des ouvriers précédents culturels aux Etats-Unis et en typiques de l’ouvrier de métier, syndiqué
ont donné une conscience politique et France (il suffit de rappeler La femme et caractérisé par sa « conscience profes-
syndicale à un conflit de classe et généra- mystifiée de Betty Friedan en 1963, La po- sionnelle ». o
30 |Dossier

Entretien avec Alain Krivine


« Les conquêtes politiques et sociales viennent toujours des
mobilisations extraparlementaires, jamais des élections »
PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PHILIPPE DIVÈS

Tu as animé bon nombre de réu- les batailles d’aujourd’hui. bration, c’était certainement trop
nions sur Mai 68, organisées à l’ini- Avec plus de dix millions de grévistes compliqué pour lui.
tiative de différents comités NPA. pendant deux semaines, et plusieurs
Qu’en retiens-tu, qu’est-ce qui t’a millions avant et après, Mai 68 a été « Révolution manquée », « répéti-
éventuellement frappé dans les ré- avant tout la plus grande grève géné- tion générale », voire « Février »
actions ou apports des partici- rale de l’histoire du pays, et plus lar- (par analogie avec la Révolution
pant-e-s ? gement que cela. Dans ce cadre, la so- russe) préparant un « Octobre » à
Oui, j’ai déjà fait une bonne douzaine ciété tout entière s’est trouvée condition que l’on parvienne à
de meetings ou réunions-débats en pendant quelques semaines totale- construire entretemps un parti ré-
France, mais aussi dans d’autres pays ment transformée. La formule de volutionnaire… C’est ce que disait
d'Europe – Suède, Belgique, Suisse. Trotsky, selon laquelle dans de tels la Ligue communiste (prédécesseur
Car il ne faut pas oublier que 68 a été mouvements d’ampleur historique les de la LCR) mais aussi bien d’autres
un mouvement international. Le gens deviennent au quotidien mécon- courants d’extrême-gauche, dans
« Mai français » entre dans le cadre naissables, se matérialisait sous nos une situation marquée par une
d’une vague de luttes et de radicalisa- yeux. La fameuse expression pari- forte contestation de l’ordre établi
tion politique de la jeunesse qui a sienne métro-boulot-dodo s’était vi- ainsi qu’une grande radicalisation
touché l’Italie, la Tchécoslovaquie et dée de sens. Plus de métro, puisqu’il de la jeunesse, étudiante et ou-
d’autres pays de l’Est, le Japon, l’Amé- était en grève, idem pour le boulot, et vrière. Avec le recul, cette vision
rique latine… les gens dormaient peu car tout le n’était-elle cependant pas eu trop
A chacune des réunions il y a eu rela- monde discutait de tout, dans un cli- « optimiste » ?
tivement du monde, avec un public mat que l’on n’a plus jamais connu de- Moi qui alors étais déjà trotskyste, je
composé à parts égales de jeunes et puis. ne savais pas où on allait mais je sa-
de plus anciens, et aux deux tiers non La plupart de ceux qui s’expriment vais où on n’allait pas. Pour moi, il n’y
organisé politiquement. Les « vieux » dans les médias essaient d’occulter la avait pas alors les conditions pour
racontant leur vécu, même s’ils ne puissance et la centralité de la grève une révolution socialiste ou commu-
militent plus, et les jeunes posant une générale, en réduisant 68 à une révo- niste. En Mai il s’est produit une crise
série de questions : qu’est-ce qui a lution sexuelle et culturelle – comme d’une ampleur inégalée, mais il n’y
changé ou n’a pas changé depuis 68, le font Daniel Cohn-Bendit et Romain avait pas véritablement les éléments
est-ce que cela peut recommencer, Goupil, ex-révolutionnaires devenus d’« une grande crise nationale  »
comment faire un Mai 68 qui cette néolibéraux macroniens, qui ex- comme ce que la guerre avait repré-
fois-ci réussisse ? Je reviens d’une ré- pliquent que tout le reste n’était qu’il- senté et entraîné pour la Révolution
union à Guyancourt où il y avait prin- lusion. Ces aspects ont existé mais ils russe de 1917.
cipalement des salariés en poste à Re- se sont développés ensuite, dans la J’ai alors découvert deux choses très
nault, mais aussi des anciens de foulée Mai 68 et grâce à Mai 68, avec importantes : la place, le rôle de la
Billancourt et d’autres, en tout plus notamment le développement d’un spontanéité et celui du parti poli-
de cinquante personnes ce qui té- mouvement féministe, d’un mouve- tique. La spontanéité parce qu’en 68,
moigne de l’intérêt qui peut exister. ment LGBT, de la solidarité avec les tout à la base a été spontané. Le mou-
Comme ailleurs des participants ont réfugiés et les migrants. vement étudiant s’est lancé sans au-
pris contact à la sortie. En octobre dernier Macron affirmait cune consigne des organisations syn-
Parfois des intervenants trouvent que qu’il allait « célébrer » Mai 68. Dans dicales ou politiques  ; à la JCR
mon analyse est trop pessimiste. Mais une tribune nous lui avons demandé (Jeunesse communiste révolution-
il ne s’agit ni de démolir 68 – laissons s’il comptait fêter le 13 mai (quand naire), nous avons été comme tout le
cela à Sarkozy qui déclarait vouloir commence la grève générale) ou le 30 monde surpris par le moment et la fa-
« liquider une bonne fois pour toutes mai (jour de la grande manifestation çon dont il a éclaté, ce qui ne veut pas
l’héritage de Mai 68 » – ni de l’encen- réactionnaire de soutien à de Gaulle), dire que nous n’y soyons pas interve-
ser de façon acritique. Car il y a aussi ou éventuellement les deux «  en nus à fond dès le début. Il n’y a pas
eu des limites, des manques, des in- même temps  » puisqu’il n’y aurait besoin d’un parti pour lancer un
satisfactions. Le plus important est plus de gauche ni de droite.1 Nous grand mouvement, une grève géné-
de comprendre ce qui s’est passé et n’avons pas reçu de réponse mais on a rale, cela éclate ou n’éclate pas en
comment, en en tirant les leçons pour vu que Macron a renoncé à toute célé- fonction de ressorts qui dépendent
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 31

des masses, et en leur sein d’une En France il y a eu dix millions de tra- les accords de Grenelle), visait à com-
avant-garde de lutte dépassant large- vailleurs dans la grève générale, les bler ce vide mais logiquement n’a dé-
ment les organisations, qui prend drapeaux rouges flottaient au-dessus bouché sur rien. La rencontre étu-
l’initiative. Et le rôle du parti poli- des usines, mais il n’y a pas eu d’au- diants-travailleurs a été très
tique parce qu’une fois que le mouve- to-organisation, pas de comités de problématique, en fait ne s’est pas
ment est engagé, sous peine de re- grève, on s’en remettait aux syndicats produite sauf cas exceptionnels, éga-
fluer et d’échouer il lui faut une qui faisaient le boulot. Mais la CGT lement du fait du PC et de la CGT qui
perspective, une politique, un pro- n’a appelé à la grève générale que le s’y opposaient.
gramme, en ce sens une direction, qui 13 mai, quand la grève avait déjà com- Des militants et responsables du PCF
eux ne peuvent pas surgir spontané- mencé à s’étendre. Dans les manifes- sont venus à certains débats que j’ai
ment. tations, les gens scandaient « Dix ans, animés, et on les a entendus dire que
Deux exemples de cette spontanéité. ça suffit » (les dix ans du pouvoir leur parti avait organisé les grèves, y
Au mois d’avril, avant donc le début gaulliste) parce qu’il y avait un im- compris au mois de juin, après les ac-
du mouvement, il y a une ma- cords de Grenelle. J’ai été obligé
nifestation devant l’ambas- Photothèque rouge/Milo. de répondre que c’est un men-
sade d’Allemagne pour pro- songe. La CGT et le PCF n’ont
tester contre la tentative rien eu à voir avec le déclenche-
d’assassinat de Rudi Dutsch- ment des grèves, qui a été le fait
ke, le dirigeant radical de la des ouvriers eux-mêmes.
SDS (Union socialiste alle- Lorsque de Gaulle a commencé
mande des étudiants)  ; lors- à parler de nouvelles élections
qu’ils retournent au Quartier tout le monde rigolait, dans le
latin, des milliers d’étudiants mouvement personne ne pen-
se mettent tout d’un coup à sait que ça pourrait résoudre
lancer contre les flics des quoi que ce soit. A son retour de
bouteilles, des chaises et Baden-Baden, quand il annonce
tables de café… la dissolution de l’Assemblée
Ensuite, le 3 mai, Cohn-Ben- nationale et des élections légis-
dit et d’autres étudiants de latives pour les 23 et 30 juin, le
Nanterre sont reçus à la Sor- PC donne son accord et à partir
bonne où un meeting est or- de là le mouvement est terminé.
ganisé ; le recteur appelle la C’est à ce moment que j’ai lancé
police, le meeting est disper- le slogan « Elections, piège à
sé et la Sorbonne évacuée, ce cons ». Pas comme une déclara-
qui à l’époque est un scan- tion de principes valable de
dale, quelque chose qui était tout temps et en tout lieu, mais
inimaginable – les temps ont parce que concrètement à ce
bien changé ; les flics inter- moment-là, c’était un enterre-
pellent des participants et les ment de première classe d’un
embarquent dans les paniers formidable mouvement extra-
à salade ; des milliers d’étu- parlementaire. De Gaulle a lar-
diants se regroupent alors en gement gagné les élections et,
scandant « Libérez nos cama- après son départ un an plus
rades », commencent à dépa- tard, la droite est encore restée
ver les rues, etc., dans ce qui au pouvoir pendant douze ans,
marque le déclenchement de jusqu’à l’élection de Mitterrand
Mai 68. mense ras-le-bol, qui à ce moment-là dans une situation qui était devenue
Il y avait certes une forte politisation, s’est cristallisé et a explosé. Il y avait très différente.
avec une présence de groupes une force spontanée énorme, mais
trotskystes, maoïstes ou autres, sou- pas de perspective politique. Parlons si tu veux bien de la fonda-
vent issus du PC. La cour de la Sor- Quand on scandait « Le pouvoir aux tion de la Ligue communiste, en
bonne, rouverte le 13 mai, arborait travailleurs », ça n’avait cependant avril 1969. Tu étais membre et diri-
des portraits de Mao, Trotsky, Che pas de contenu réel parce que le mou- geant des deux organisations, dis-
Guevara… C’était un phénomène in- vement ouvrier était organisé très lar- soutes par le pouvoir gaulliste
ternational, qui a touché la jeunesse gement par le PCF et la CGT, qui ne après Mai 68, dont les militants ont
étudiante et lycéenne de nombreux voulaient pas prendre le pouvoir. Et pris la décision de lancer la Ligue :
pays. En France et en Italie, avec son Sauvageot et Cohn-Bendit non plus, la Jeunesse communiste révolu-
« Mai rampant » qui a duré un an, les ils étaient à la tête des manifestations tionnaire (JCR), formée par des ca-
travailleurs, les ouvriers sont égale- mais n’avaient pas de programme ou
ment entrés dans la lutte et ont joué d’alternative de pouvoir. Le rassem-
un rôle central, mais ce sont des ex- blement de Charléty, le 27 mai (jour
ceptions. où ont également été rendus publics
32 |Dossier

donnions pour tâche de « gagner l’hé- vrière. Par-delà toutes les diffé-
gémonie sur l’avant-garde large  », rences, la situation très contradic-
cette couche de travailleurs et de toire que nous traversons
jeunes de milliers, de dizaines de mil- aujourd’hui pourrait présenter cer-
liers qui s’était politisée et continuait taines analogies – par exemple, par
à se politiser dans la foulée du mou- rapport à «  l’avant-garde  » des
marades exclus de l’Union des étu- vement de Mai. Notre force résidait « cortèges de tête ». Y a-t-il de ce
diants communistes (UEC) et du dans notre capacité à être unitaire point de vue des enseignements à
PCF, et le Parti communiste interna- dans l’action, tout en étant très clair, tirer de l’expérience des années
tionaliste (PCI) qui était alors la très radical dans notre propagande. soixante-dix ?
« section française de la IVe Interna- Cette combinaison est quelque chose Au bureau politique j’avais voté pour
tionale »… de très important, qui a profondé- la manifestation du 21  juin 1973, qui
Pour des raisons de sécurité le congrès ment marqué la Ligue et reste ancré nous a valu la nouvelle dissolution. Je
s’est tenu clandestinement, au mois aujourd’hui à travers le NPA. On est à pense toujours que c’était une déci-
d’avril en Allemagne. fond pour l’unité d’action contre sion juste et d’ailleurs nous n’étions
Mais en fait j’ai suivi ça de loin parce Macron, mais on ne va pas se présen- pas seuls à appeler, et la manifesta-
que je faisais alors mon service mili- ter à des élections avec des gens dont tion était tout sauf ridicule, elle a ras-
taire, à Verdun. C’est là d’ailleurs que la stratégie est les élections pour gé- semblé plusieurs milliers de per-
j’ai appris que je devais me présenter à rer les institutions. sonnes.
l’élection présidentielle, convoquée au Quand Tsipras est venu nous voir à
En tête de la manifestation du 13 mai 1968 à Paris. DR.
mois de juin après le départ de de Paris après son élection à la tête de
Gaulle – ce qui a mis dans la caserne Syriza, qui à l’époque devait faire 3 %
une pagaille pas possible… A la direc- des voix, il nous a dit « bonjour, je
tion du PCI nous avions eu une discus- suis le Besancenot grec ». On a vu le
sion, avec la participation d’Ernest résultat. Aujourd’hui on a Mélenchon
Mandel, sur le fait de savoir s’il fallait qui parle sur le mode « Quand je serai
poursuivre ou non un entrisme dans le président  », ce qui est ridicule
PCF. Le choix de créer une organisa- puisqu’il ne sera jamais président, et
tion indépendante, à partir des forces s’il le devenait il ferait des politiques
dont nous disposions et qui s’étaient d’austérité comme tous les autres. Les
regroupées autour du journal Rouge, conquêtes politiques et sociales ne
lancé en septembre 1968, a été très lar- sont jamais venus du parlement et des
gement partagé. A l’époque, le PCI ne élections, elles ont toujours été la
devait pas avoir plus de 150 militants, conséquence des mobilisations, de la
tandis que la JCR, formée en 1965/66, grève générale. Notre désaccord es-
en regroupait au départ deux ou trois sentiel avec Mélenchon ne porte pas
centaines et est arrivée en Mai jusqu’à sur telle ou telle de ses propositions,
900. le problème n’est pas de savoir s’il est
La JCR était une organisation essen- plus à gauche ou plus à droite que le
tiellement étudiante, avec quelques PC, il est que les uns et les autres ont
jeunes travailleurs, mais très peu. Elle une politique et une stratégie institu-
était dirigée par des trotskystes, tionnelles. C’est la grande ligne de dé-
membres du PCI, mais la majorité de marcation. Après, il y a un autre phé-
ses militants étaient au départ plutôt nomène, que l’on commence à voir
guévaristes, on parlait d’ailleurs d’une également en France et qui pose un
organisation « trotsko-guévariste ». autre type de problèmes, celui des
Dans les manifestations la JCR repre- secteurs qui du fait du rejet de la poli-
nait le slogan, que Rudi Dutschke tique institutionnelle prétendent, à la
m’avait fait découvrir en Allemagne, suite des zapatistes, « faire la révolu-
« Hô Hô Hô Chi-Minh, Che Che Gueva- tion sans prendre le pouvoir ».
ra » – pas fantastique politiquement,
mais qui exprimait la radicalité des Afin de « gagner l’hégémonie sur
luttes anti-impérialistes. Un débat l’avant-garde large  », la Ligue
central du congrès de fondation a été considérait nécessaire de répondre
l’adhésion à la IV° Internationale, au- à ses préoccupations et pour cela Mais refaire maintenant ce genre de
quel s’est opposée une minorité qui est de prendre des initiatives radi- choses n’aurait pas de sens, parce que
allée fonder ensuite l’Organisation cales, même minoritaires. Et de la situation est totalement différente.
communiste Révolution !. fait, jusqu’en 1977 les forces et l’in- A l’époque l’avant-garde large était
L’objectif général était bien sûr d’avan- fluence de la LCR se sont dévelop- une réalité, dans la jeunesse scolari-
cer dans la construction du facteur pées significativement, dans la sée et aussi parmi les nouveaux ou-
subjectif, du parti qui avait manqué en jeunesse scolarisée mais aussi vriers, moins encadrés par le PCF et
Mai. Plus concrètement, nous nous dans des secteurs de la classe ou- qui avaient mené des luttes radicales
Dossier N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 33

dès 1966/67. Ce n’est pas le cas au- damentalement parce qu’il n’ont plus nous sommes toujours opposés à la
jourd’hui, où tout est beaucoup plus confiance, est très important. Il faut violence minoritaire – en 68 on avait
réduit et plus éclaté. Nuit Debout était trouver les voies, les moyens de même protégé une armurerie que cer-
très petit et la « marée » de Mélenchon s’adresser à ces gens, qui ne sont pas tains manifestants voulaient dévali-
n’a pas eu lieu. à confondre avec les quelques di- ser.
Le prolétariat est plus nombreux zaines de « casseurs », black blocks ou
qu’en 68, mais il est aussi plus divisé, autres, dont la violence minoritaire La situation actuelle, nationale et
atomisé, avec sur les épaules le poids n’est pas comprise, donc divise et af- internationale, a assez peu à voir
des défaites, des reculs qui se sont ac- faiblit. avec celle d’il y a cinquante ans.
cumulés depuis. On est passé de C’était très différent en 68, il y avait Par-delà toutes les différences,
300 000 à deux millions et demi d’étu- une violence de masse qui répondait à quels sont à ton sens les enseigne-
diants et la moitié d’entre eux tra- la violence de la police. Rue Gay-Lus- ments de Mai 68 qui restent ac-
vaillent, ce qui fait que le problème de sac les habitants, qui n’étaient pour- tuels ?
la jonction étudiants-travailleurs ne tant pas des ouvriers, soutenaient lar- D’abord, que pour faire une vraie ré-
se pose plus du tout de la même façon, gement les étudiants contre les flics, volution il faut parvenir à développer
elle se fait de manière beaucoup plus jetaient de l’eau depuis les fenêtres une auto-organisation, un contrôle
naturelle. Mais en même temps, pour faire retomber les gaz lacrymo- des travailleurs et travailleuses au
comme on vient de le voir dans le gènes. Je me souviens d’un gars bien sein des entreprises. Ensuite, qu’il y a
mouvement contre la sélection à l’uni- habillé disant d’un air rigolard toujours autant besoin d’une alterna-
tive anticapitaliste, internationaliste
qui soit suffisamment forte et cré-
dible. Ce sont les deux éléments qui
ont manqué en 68, ce qui a fait que le
mouvement s’est conclu par un échec,
une reprise en main par les institu-
tions.
Maintenant, on ne va pas se le cacher,
on est face à une situation complexe
où l’on doit tenter de résoudre des
problèmes difficiles. Il y a tout un pu-
blic, des gens qui votaient pour le PC
et se retrouvent maintenant à voter FN
– sans que ces gens aient rien de fas-
ciste, raison pour laquelle dénoncer le
fascisme ne sert à rien – ou bien ne
votent plus du tout parce qu’ils ne
croient plus dans la politique. Quand
Philippe Poutou est venu à Saint-De-
nis, pendant la campagne présiden-
tielle de 2017, des tas de gens allaient
le saluer, le féliciter, et lui disaient en
même temps « Mais qu’est-ce que tu
vas faire dans cette galère ? » Et puis il
y a le racisme, qui pénètre les classes
populaires et est un grand facteur de
division.
Ce n’est évidemment pas une raison
pour baisser les bras. On l’a encore vu
pendant ce printemps, il y a toujours
dans ce pays des luttes d’une certaine
ampleur, et toujours aussi des travail-
leurs et des jeunes qui cherchent des
réponses et sont prêts à écouter ce que
nous pouvons leur dire. A un moment,
versité, les étudiants qui se mobi- « Tiens, c’est ma voiture qui brûle » – la tendance va s’inverser et je suis
lisent ne descendent pas dans la rue. quelques semaines plus tard, il a convaincu que l’on verra alors re-
Le phénomène des cortèges de tête, peut-être voté pour de Gaulle… naître quelque chose qui ressemblera
avec ces milliers de personnes – Quand on licencie des ouvriers c’est à l’esprit de Mai. o
jusqu’à 15 000 dans les dernières ma- une forme de violence extrême et leur
nifestations parisiennes – qui ne riposte, y compris violente, est légi- 1 https ://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/24/
alain-krivine-et-alain-cyroulnik-eh-bien-non-nous-
veulent pas défiler derrière les bande- time, dès lors bien sûr qu’eux-mêmes n-allons-
roles des syndicats ou des partis, fon- en prennent la décision. Mais nous pas-enterrer-mai-68_5246122_3232.html
34 |En debats

Dès 1970, le viol au cœur des luttes


féministes
PAR SONIA CASAGRANDE ET JOSETTE TRAT

Deux camarades qui ont été actives dans le mouvement de la


« deuxième vague féministe » (années 1960-70) reviennent ici sur un
texte publié dans notre revue en janvier 2018.

D
ans un article récent1, Aurore Lance- sieurs témoignages lors des journées de dénon- cieux qu’il divisait les femmes et « servait la
reau cherche à comprendre pourquoi ciation des crimes contre les femmes en mai bourgeoisie ». Gisèle Moreau (une des res-
le mouvement « MeToo » n’a pas sus- 1972 à la Mutualité à Paris. Mais c’est surtout la ponsables nationales du PCF) accepta ainsi
cité en France une mobilisation massive en décision d’Anne et Aracelli, deux jeunes cam- de venir témoigner au procès d’Anne et Ara-
dehors des réseaux sociaux comme ce fut le peuses belges violées dans les calanques près de celli aux côtés d’autres personnalités. De
cas dans d’autres pays, en Italie par exemple Marseille en 1974, de faire appel à la solidarité même l’équipe du mensuel Antoinette (ma-
ou sur d’autres continents, en Amérique La- des féministes et de rendre public le procès de gazine féminin de la CGT), qui avait amorcé
tine. Question légitime et capitale au- leurs violeurs, qui a fortement contribué à briser une certaine ouverture en direction du fémi-
jourd’hui, à l’heure où nous aurions besoin le tabou que représentait toujours le viol pour nisme sous la poussée des groupes femmes
d’un mouvement féministe de masse et auto- des millions de femmes ».2 La campagne qui d’entreprise et des commissions femmes
nome pour faire contrefeu aux régressions en s’engagea alors et aboutit à la condamnation syndicales, sortit en 1977 un dossier sur le
cours et à venir. des trois violeurs en 1978 a favorisé une large viol qui marqua une étape indéniable dans
Une des raisons avancées aux limites des mo- prise de conscience et permis de déboucher cette prise en compte des revendications fé-
bilisations en cours serait liée à une « particu- sur un changement important de la législa- ministes. Dans la foulée de ces mobilisa-
larité » du mouvement féministe en France, tion, ceci en 1980, avant l’arrivée de la gauche tions, d’autres violences liées elles aussi à la
où il n’y aurait aucune « tradition de lutte pré- au gouvernement en 1981. domination masculine firent l’objet d’un tra-
existante sur cette question ». L’auteure insiste Même s’il n’y a pas eu de manifestations aus- vail associatif important, comme les vio-
dans la même page : « en France, il n’y a jamais si massives que pour le droit à l’avortement lences conjugales, les abus sexuels contre les
eu de mouvement d’ampleur contre les violences libre et gratuit, qui draina des dizaines de enfants, le harcèlement au travail ou les mu-
sexistes. Ce thème n’a été en outre que bien peu milliers de femmes et leurs alliés dans la rue tilations sexuelles.3
investi à un niveau tant théorique que militant ». jusqu’en 1979, il y eut une mobilisation per- A cette occasion, des débats de fond eurent
Plus grave encore, « la question des violences a manente des féministes au moyen de nom- lieu sur des questions comme celle sur le re-
historiquement été prise en charge par des asso- breux meetings, comme celui de juin 1976 à cours à la justice, qui divisèrent les fémi-
ciations dans le secteur du travail social », asso- la Mutualité à Paris, ou de rassemblements nistes : nous, militantes féministes luttes de
ciations qui seraient elles-mêmes « de moins lors des procès, pour contraindre les médias classe, pensions qu’il était juste de faire juger
en moins dans un rapport d’opposition à l’Etat et et notamment la télévision à organiser des les viols comme des crimes, même si nous
de plus en plus en plus dans une forme de colla- débats, réaliser des documentaires avec des n’avons jamais semé d’illusion sur les effets
boration avec celui-ci » rendue nécessaire pour femmes victimes de viol, leurs avocates (no- de la prison sur les violeurs. Nous insistions,
l’obtention de subventions. tamment Gisèle Halimi) qui interpellaient avec d’autres, sur l’importance de la préven-
Ce texte revient sur ces deux questions : les l’opinion publique et plus précisément les tion qui passe par un travail d’éducation des
violences sexistes ont-elles été en marge de hommes sur la gravité de ce « crime ». Cette filles et des garçons sur les questions de
l’activité du mouvement féministe de la deu- mobilisation se traduisit également par la sexualité. Non, le viol ou la brutalité d’un
xième vague en France ? Et l’activité des asso- présence de mots d’ordre dénonçant le viol, époux jaloux ne sont ni l’expression d’un dé-
ciations créées par des militantes féministes tout particulièrement dans les manifesta- sir « incontrôlable », ni celui d’un amour ex-
pour aider les femmes victimes de violences tions du 8 mars ou, ultérieurement, dans des cessif. C’est l’expression d’un rapport de pou-
auraient-elles absorbé les capacités de mobi- manifestations de nuit organisées par de voir.4
lisation des féministes ? jeunes féministes à Paris et dans de nom- Un autre débat politico-théorique surgit au
breuses villes en région. fil des luttes et de la réflexion. C’est celui sur
QUAND UNE FEMME DIT NON, C’EST NON ! Cinquante ans plus tard, cette question a été le prétendu « consentement » des femmes à
Comme le rappelle Anne-Marie Pavillard banalisée, mais on n’imagine pas l’ampleur leur sujétion. Débat qui mit aux prises des
dans un article de synthèse sur la question de du débat qui agita à l’époque les rangs de la chercheur.e.s comme Maurice Godelier, Ni-
la lutte contre les violences contre les femmes société française dans toutes ses compo- cole-Claude Mathieu et Pierre Bourdieu. Se-
publié en 2011 : « la question du viol était pré- santes au point de faire bouger les lignes au lon N.-C. Mathieu, on ne peut confondre le
sente en 1970 dans le numéro spécial de la revue sein même du Parti communiste français, fait de céder sous la contrainte avec le
Partisans intitulé Libération des femmes année très hostile au début des années 1970 au consentement. Pour M. Godelier et P. Bour-
zéro (de Lesseps, 1970) et avait fait l’objet de plu- mouvement féministe sous le prétexte falla- dieu, on ne peut comprendre la perpétuation
En debats N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste | 35

des rapports sociaux de subordination sans mouvement féministe des autres pays et no- ment nous pouvons, nous féministes luttes
s’interroger sur l’impact de la «  violence tamment de l’Italie, très en pointe sur les de classe, contribuer à relancer un mouve-
idéelle » pour l’un ou de la « violence symbo- structures d’accueil autogérées par les fémi- ment autonome des femmes, unitaire, im-
lique » pour l’autre qui structurent l’organisa- nistes. L’association SOS-Femmes Alterna- planté à la base et utile aux femmes les plus
tion de la vie quotidienne mais aussi les
corps, les manières d’agir et de réagir, le plus
souvent de manière inconsciente, aussi bien
des dominants que des dominées.5 Débat très
important et qui est loin d’être épuisé.

LA QUESTION DES CENTRES D’ACCUEIL


Historiquement, les questions de violences
contre les femmes n’ont pas été prises en
charge d’emblée par des associations du sec-
teur du travail social. Cela a été le fruit de ba-
tailles tenaces du mouvement des femmes
durant de longues années. Réduire ces ba-
tailles à une banale « gestion des violences »
ne permet pas d’en comprendre les ressorts et
nous prive d’éclairages pour le débat actuel.
Le mouvement des femmes des années 1970,
en France comme dans beaucoup de pays, a
Dans la manifestation du 8 mars 2015 à Paris. Photothèque rouge/Milo.
été un mouvement de masse présent sur tout
le territoire. Il a été structuré en partie par les
groupes femmes qui réunissaient des mili- tive ouvrit en 1978, en région parisienne, le opprimées, capable de résister et de conti-
tantes politiques, majoritairement des premier foyer d’accueil pour femmes bat- nuer à saper les bases du capitalisme et du
femmes qui vivaient là leur première expé- tues, le Centre Flora Tristan. Plusieurs autres patriarcat. De ce point de vue, il est indis-
rience politique. C’était des lieux non mixtes structures d’accueil virent le jour, toujours pensable de combiner deux principes de
où les femmes parlaient de toutes les formes portées par des militantes féministes, par- base : chercher l’unité la plus large, tout en
d’oppression patriarcale subies au quotidien. fois par des militantes qui avaient elles- menant de front une lutte sans concession
C’était en même temps des lieux de solidari- mêmes subi ces violences et avaient conquis contre ce gouvernement qui a l’art d’enrober
té active. Tous les sujets y étaient abordés collectivement leur indépendance. ses mauvais coups dans des discours miel-
sans tabou, « le privé était politique ». Donc Ainsi, c’est porté par l’expression des be- leux. o
se sont posées très vite les questions des vio- soins de nombreuses femmes qui secouaient 1 «  ’’Me Too’’ : première tentative de bilan »,
lences subies par les femmes, du viol, des le joug de l’oppression patriarcale que des revue l’Anticapitaliste n° 94, janvier 2018.
violences conjugales. C’est la force collective féministes, à un moment fort du mouvement 2 « Notre corps nous appartient ! Les luttes
contre les violences faites aux femmes », in
du mouvement et les groupes femmes qui des femmes, pas seulement en France, ont « Cahiers du féminisme. Dans le tourbillon du
ont permis aux femmes de porter sur la place mis en place ces réponses, et non des asso- féminisme et de la lutte des classes », coordonné
par Josette Trat, Syllepse, 2011, p. 192-208.
publique et de dénoncer les violences ciations du secteur social. 3 Sur toutes ces questions, il y eut de nombreux
qu’elles subissaient auparavant dans la Pour pouvoir aborder sereinement les ques- articles dans la revue « Cahiers du féminisme »,
recensés par Anne-Marie Pavillard dans
honte et le secret. tions stratégiques, il est nécessaire de repar- l’article déjà cité ainsi que dans son article
Le succès en France du livre Crie moins fort, tir des réalités historiques. A partir de ces «  Les mutilations sexuelles : un travail de
sensibilisation toujours nécessaire », p. 209-210,
les voisins vont t’entendre, d’Erin Pizzey, paru éléments, un bilan reste à faire de l’état du dans notre livre collectif de 2011.
en 1975, décrivant la complicité de toutes les mouvement féministe en France au- 4 C’est le sens de l’intervention remarquable de
la philosophe féministe Françoise Collin, lors du
institutions et le silence qui pesait sur les jourd’hui. Des remises en cause multiples colloque organisé par l’association contre les
femmes battues, illustre combien cette pré- des droits des femmes sont à l’œuvre, violences faites aux femmes au travail (AVFT)
en 1989 : « toute la culture fait en sorte que les
occupation était présente chez les fémi- comme on a pu le voir à propos des juge- hommes entretiennent avec leur sexualité un
nistes. Mais la dénonciation du problème ne ments récents sur des viols, y compris com- rapport différent de celui des femmes : pour eux,
en effet, leur sexualité est d’emblée proposée
suffit pas à transformer la réalité. La re- mis sur des mineures. La future loi sur la et perçue comme un droit, unilatéral, droit qui
cherche de solutions pour toutes ces femmes justice, sous couvert de rapidité et d’efficaci- repose souvent sur l’assimilation du désir au
besoin (…), oubliant au passage un ’’détail’’, à
battues qui frappaient aux portes du mou- té, va décriminaliser les affaires de viol.6 savoir que le désir engage non un objet mais
vement féministe conduisit à la question de Face à cela, la vague « MeToo » en France n’a un autre désir, un être humain (…) Dès lors,
toute émergence d’une résistance des femmes
l’accueil. Plusieurs groupes femmes à la fin pas fini de produire ses effets. Elle peut à cet ordre, tout rappel (…) d’un autre désir,
des années 1970 s’y attelèrent de manière nourrir diverses formes d’organisations des irréductible, est perçu comme une menace de
militante et bénévole. femmes, coordinations, associations, Mai- castration ou comme le spectre d’un retour
puritain à l’ordre moral ».
La charge était immense. Cela donna lieu à sons des femmes, commissions syndicales 5 Cf. J. Trat, « Bourdieu et la domination
de nombreux débats  : faut-il prendre en femmes, etc. Pour mieux comprendre les masculine », 1998, https ://www.europe-
solidaire.org/spip.php ?article3505.
charge ou se battre pour que le service pu- obstacles rencontrés à sa massification, il 6 La nouvelle proposition de loi sur la justice
blic  le fasse  ?  Quel type de service pu- faut revenir sur le contexte politique interna- du gouvernement Macron prévoit de créer une
juridiction intermédiaire entre correctionnelle et
blic ? Comment les féministes peuvent-elles tional mais aussi national dans laquelle elle criminelle. Les affaires de viol passeraient dans
exercer un contrôle sur ce qui se fait ? Les a émergé.7 cette nouvelle juridiction.
7 Question qui serait à aborder dans un autre
débats se nourrissaient des expériences du La question qui nous est posée est bien com- article.
36 |Focus N°98 MAI-JUIN 2018 l’Anticapitaliste

Jupiter sans la foudre


PAR YANN CÉZARD

F
Le 24 avril 2018 à la Maison Blanche. Reuters/Kevin Lamarque.

Fin avril, les zoologues spécialistes du com- des Européens, histoire de faire monter un trio ne prépare pas une véritable guerre, une
portement des grands singes n’avaient nul peu plus la température. Sur l’accord nucléaire de plus, au Moyen-Orient. A minima ils es-
besoin de s’aventurer au plus profond des fo- avec l’Iran ? Pire que rien. saient déjà de faire monter la tension, par un
rêts d’Afrique centrale pour observer la sa- Sur ce front iranien, c’est même la débandade. blocus économique et même des bombarde-
rabande des mâles dominants. Il suffisait d’al- Jour 1 : il fait le matamore en disant à Fox ments israéliens contre les positons ira-
lumer la télé et d’observer le spectacle des News : « il n’y a pas de plan B ». niennes en Syrie, pour refaire de l’Iran un ré-
bourrades, guiliguilis, câlins, jeux de mains, Jour 2 : il propose… un plan B. La réouverture gime paria et, par ce biais, justifier de façon
époussetage voire épouillage, donné par Tru- de négociations pour « élargir l’accord », en encore plus assumée leurs propres crimes : la
mp et Macron à la Maison Blanche. contraignant l’Iran à de nouvelles concessions guerre des Saoudiens au Yémen, l’oppression
Qui a perdu à ce petit jeu ? Macron bien sûr. Car sur le contrôle de ses activités, son programme et les crimes de masse contre les Palesti-
il est sans doute plus facile de jouer à Jupiter militaire en général, toute sa politique au niens, une escalade folle des dépenses mili-
face aux manifestants, quand on dispose des Moyen-Orient. Sur le fond, en gros et en détail, taires (l’Arabie saoudite vient de prendre le
pouvoirs monarchiques de la 5e République, c’est un quasi ralliement aux exigences de cinquième rang mondial, devant la France),
que face au leader de la première puissance Trump. Fort logiquement, non seulement une démagogie confessionnelle «  an-
économique et militaire du monde. Rapport l’Iran mais aussi la Russie, l’Allemagne et la ti-chiites » mortifère.
de forces oblige. Grande-Bretagne ont retoqué la proposition. Mais Macron ne trouve rien à dire sur tout cela.
Macron voulait faire le malin. Sans doute Jour 3 : Jupiter rappelle devant le Congrès améri- Sans se rallier pleinement au nouvel aventu-
pense-t-il se renforcer sur la scène française en cain, en langue de coton diplomatique, ses dé- risme d’un Trump, il est cependant bien inca-
jouant aux mariolles sur la scène internatio- saccords généraux avec le président Trump. pable de rompre avec, de le dénoncer. Ses pre-
nale. Las, c’est raté. Jupiter a même reçu deux Une façon de sauver la face qui ne dupe sans mières réactions à ce nouveau « Trumpxit » le
claques dans la même semaine. Une première doute que la grande presse française, et encore. montrent : il déplore le retrait américain, jure
à Berlin, quand Merkel lui a gentiment expli- 8 mai : comme on pouvait s’y attendre, Trump vouloir « travailler dur » pour « sauver l’accord »,
qué qu’il allait falloir « accepter des compromis » annonce le retrait américain de l’accord nu- mais en invitant l’Iran à négocier sur tous ses
(un euphémisme) à propos de ses projets de cléaire avec l’Iran et le rétablissement des sanc- armements et sur sa politique générale dans la
soi-disant rénovation de l’Union européenne. tions, dans leur version la plus dure, y compris région. Téhéran ainsi désigné comme seule
Une deuxième à Washington. à l’égard des multinationales européennes. menace pour la paix, Macron donne en partie
Qu’a-t-il en effet obtenu de sa «  visite Tout cela prêterait surtout à la rigolade s’il n’y raison à son ami Trump, son allié Netanyahou,
d’Etat » outre-Atlantique ? A propos de l’accord avait le risque, aujourd’hui, de nouvelles tra- son client Ben Salman.
de Paris sur le réchauffement climatique ? gédies au Moyen-Orient. Trump a choisi de Voilà pourquoi, sur bien des images de sa vi-
Rien. Sur les taxes douanières américaines renforcer un axe USA-Israël-Arabie saoudite, site à la Maison blanche, il avait l’air, pour re-
portant sur l’acier et l’aluminium ? Moins que qui se fait de plus en plus menaçant contre prendre l’expression d’un journaliste de Me-
rien : Trump a prolongé d’un mois l’exemption l’Iran. Rien ne garantit aujourd’hui que ce diapart, « d’un toutou tenu en laisse ». o

S-ar putea să vă placă și