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COLLECTION HISTORIQUE
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L’INSTITUT D’ÉTUDES SLAVES


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GEORGES PLEKHANOV

INTRODUCTION

L’HISTOIRE SOCIALE
DE LA RUSSIE
T R A D U IT E DU RUSSE EN F R A N Ç A IS

par
Mme BATAULT-PLÉKHANOV

ÉDITIONS BOSSARD
140, B oulevard Saint -G ermain , 140
P AR I S
INTRODUCTION
A

L’HISTOIRE SOCIALE
DE LA RUSSIE
COLLECTION HISTORIQUE
DE L ’ I N S T I T U T D’ ÉTUDES SLAVES
---------- "............- .. . N» 3 : .....................

GEORGES PLÉKHANOV

INTRODUCTION ,
A

L’HISTOIRE SOCIALE
DE LA R USSIE
TR A D U IT E DU RUSSE EN FRANÇAIS
par

M me B A T A U L T - P L É K H A N O V

ÉDITIONS BOSSARD
140, B o u l e v a r d S a i n t -G e r m a i n , 140
PARIS
19 2 6
COLLECTION HISTORIQUE
DE
L’I N S T I T U T D’ ÉTUDES SLAVES

I. La Civilisation serbe au Moyen âge, par C. J ire cf .k .


Traduit de l’allemand sous la direction de M. Louis
E i s e n m a n n , professeur à la Sorbonne. Préface de
M. Ernest D e n i s , professeur à la Sorbonne. Un vol.
in-8°, vin + 102 p., Paris, 1920 ............. 12 fr. »
II. 'Du Vardar à la Sotcha, par Ernest D e n i s , professeur

à la Sorbonne. Préface de M. Alexandre B é l i t c h ,


de l’Académie des sciences de Belgrade, et de
M. Louis E i s e n m a n n , professeur à l’ Université de
12 fr. »
Paris. Un vol. in-8°, 351 p., Paris, 1923.

III. Introduction â l’histoire sociale de la Russie, par


Georges P l é k h a n o v . Traduit du russe en français
par Mme B a t a u l t - P l é k h a n o v . Un vol. in-8°,
x ii + 160 p., Paris, 1926...................... 12 fr. »
A V E R T IS S E M E N T

C’est sur l’initiative de M. Émile Haumant, pro­


fesseur à la Faculté des lettres de l’ Université de
Paris, vice-président de l’ Institut d’études slaves, et
grâce à la piété filiale de Mme Batault-Plékhanov,
que l’ Institut d’ études slaves ajoute à sa « Collection
historique » cette Introduction à l’histoire sociale de la
Russie, par Georges Valentinovitch Plékhanov.
Détachée de la grande œuvre à la lecture de laquelle
elle nous prépare — à savoir cette vaste Histoire de la
pensée sociale en Russie dont trois tomes ont paru en
russe, mais qui est malheureusement demeurée ina­
chevée (Istoriiarousskoï obchtchestvennoï mysli, Moscou,
1914-1915, vol. I-III, izdatelstvo « Moskva » ; 2e édition,
ibidem, 1925, izdatelstvo « Goudok ») — , cette intro­
duction présente un ensemble qui se suffit à lui-même.
L ’ auteur, que Ton ne connaît trop souvent que comme
un homme politique à la fois hardi et mesuré et un chef
de parti courageux, a fait ici œuvre d’historien.
Il a rassemblé, pour les reviser, les opinions de ses
devanciers sur l’histoire russe, et, parti de considéra­
tions purement économiques, il est arrivé^à des vues
nouvelles, discutables parfois, mais toujours intéres­
santes.
L ’ I n s t itu t d’ étud es slaves.
AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR

Dans cette étude, je suis parti de l’idée fondamentale


du matérialisme historique, que ce n’est pas la cons­
cience qui détermine l’être, mais l ’être qui détermine la
conscience. C’est pourquoi j ’ai voulu; avant tout, décrire
les conditions de temps et de lieu qui ont donné son
cours à la vie sociale de la Russie ; mon introduction
leur est consacrée tout entière. L ’ étude du milieu géo­
graphique m ’a semblé d’ autant plus opportune que
nos historiens ne lui ont pas toujours accordé l ’altention
qu’ elle mérite, ou ne sont pas toujours partis d’un
point de vue juste. On en trouvera un exemple dans
les considérations de S. Soloviev sur l’influence de ce
milieu géographique sur le caractère de notre peuple.
Je crois qu’une influence de ce genre ne peut s’exercer
que par l ’intermédiaire des conditions sociales qui
prennent tel ou tel aspect selon que le milieu géo­
graphique accélère ou ralentit le développement des
forces productrices. En ce qui concerne la Russie,
j ’arrive à la conclusion qu’il est — ce milieu géogra­
phique — la cause de notre retard relativement à
l’ Europe occidentale. Ce retard explique certaines
particularités — importantes, mais moins que ne les
pensaient les slavophiles — de notre structure sociale.
A son tour, l’ étude du milieu historique me l’a montré
renforçant les traits particuliers dus à la géographie,
X l ’h is t o ir e S O C IA LE DE LA RUS S IE

éloignant la Russie de l’ Occident, la rapprochant de


l’ Orient. Cette évolution ne pouvait pas ne pas mettre
sa marque sur ce qu’ on a appelé l ’ esprit national russe.
Mais ce même milieu historique a fait, à un moment,
que la Russie a dû revenir vers l’ Occident. La réforme
de Pierre le Grand a eu pour conséquence inévitable
l ’européanisation, plus ou moins rapide, de toutes nos
relations politiques et sociales. Cette européanisation,
qui n’est d’ailleurs pas terminée, ne pouvait pas ne
pas entraîner celle de nos idées : nos idéologues se
sont mis à l ’école de l’Occident. L ’histoire de son
influence a été fort 'bien faite pour ce qui concerne
la littérature, mais il m’a paru nécessaire d’insister
sur une de ses particularités peu remarquée jusqu’à
présent. Les relations politiques et sociales, dans les
pays avancés de l ’Europe occidentale, ont changé depuis
que l’influence occidentale a pénétré chez nous. Jus­
qu’en 1789, c’était la bourgeoisie qui menait le com­
bat contre la noblesse et le clergé, mais plus tard elle
cessa d’être une force révolutionnaire. A la vérité,
elle garda, pendant un temps, une attitude d’oppo­
sition, en raison des tendances réactionnaires de l ’aris­
tocratie, mais, après 1848-49, ses tendances devinrent
conservatrices, même réactionnaires. Naturellement,
celles de ses idéologues s’en ressentirent. L ’intelligen-
tsiia (1) russe ne se rendit pas compte de ce change­
ment, sauf quelques-uns de ses représentants, et encore
ceux-là, même les plus pénétrants, ne saisirent-ils pas
bien le lien étroit qu’il y avait entre ce changement
des idées en Occident et la transformation politique et
sociale. Il en résulta que chez nous les idéologues qui
empruntaient à l'Occident des théories suscitées par le
fait que l’initiative révolutionnaire passait de la bour­
geoisie au prolétariat, gardaient en même temps des
conceptions philosophiques et littéraires qui correspon-

(1) C’est-à-dire « la classe cultivée » (note du traducteur).


A VA NT-PRO PO S DE L* A U T E U R XI

daient à l’attitude nouvelle de la bourgeoisie, l’aban­


don de son précédent rôle révolutionnaire. Dans les
années soixante du siècle dernier, Tchernychevski, après
avoir adopté les théories sociales les plus avancées des
penseurs occidentaux — à l’exception de Marx qu’il
ne connaissait pas — était rigoureusement logique en
adoptant aussi la philosophie de Feuerbach. Mais cette
logique, nous ne la retrouvons plus, peu après, chez
nos idéologues d’ avant-garde. En même temps que les
théories sociales avancées, nous voyons se répandre
chez nous, sous le nom de criticisme, des tendances
philosophiques dont le succès, en Occident, tenait au
mouvement de recul de la bourgeoisie. Depuis ce temps,
pendant des dizaines d’années, les conceptions de nos
penseurs les plus hardis souffrirent d’un éclectisme
qui associait les tendances les plus contradictoires. De là
un « minus » considérable dans l ’histoire de notre déve­
loppement intellectuel. Jadis Tchaadaev se plaignait
amèrement de ce que chez nous les meilleures idées,
faute de lien logique, n’étaient que fantôme et impuis­
sance. Il exagérait beaucoup, mais ce manque de logi­
que, qui est trop fréquent, ne peut pas ne pas irriter
le publiciste qui, pour une cause ou pour une autre, a
réussi à s’en affranchir. Or l ’historien ne doit « ni
pleurer, ni railler, mais comprendre ». Il lui faut expli­
quer d’où est venu ce manque de logique. C’est ce que
je me suis efforcé de faire dans mon analyse des cir­
constances au milieu desquelles s’est poursuivi le
développement intellectuel des diverses classes du
peuple russe ; j ’ai tenu compte de la crise de la pensée
européenne après 1848, et suis arrivé à la conclusion
que l ’illogisme des penseurs russes s’explique, en fin
de compte, par la logique même du développement
historique et social en Occident. Qui s’en étonnerait,
je le prierais de se rappeler que les phénomènes qui
nous semblent le plus paradoxaux sont souvent le résul­
tat du double processus et de la nature et de l’histoire.
X II l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

Encore deux mots. On trouvera sans doute des


fautes dans mon travail ; errare humanum est. Mais
je suis convaincu de la solidité de mon point de départ,
et je lui suis resté fidèle. Logique oblige.

Georges P l é k h a n o v .
I

IN T R O D U C T IO N
A L ’ H I S T O IR E S O C IA L E
DE L A R U S S IE

L ’ évolution de la pensée sociale est déterminée par


celle de la vie sociale. Ce principe fondamental du
matérialisme historique est, à l’heure actuelle, rare­
ment contesté, même par les idéalistes. Aussi bien
serait-il difficile de le contester. L ’étude scientifique
de l’histoire de la pensée — et de toutes les idéologies,
en général — n’a fait de progrès que du jour où l’ on
s’ est rendu compte du lien de cause à effet qui
existe entre le « cours des choses », d’une part, et
« celui des idées », de l’autre. L e lecteur ne s’éton­
nera donc pas si je m ’attache à l ’évolution des rap­
ports sociaux plus qu’à celle de la pensée sociale.
L ’histoire de la Russie ressemble-t-elle à celle de
l’ Europe occidentale ?
Dès 1830, et peut-être même dès 1820, cette question
n’a pas cessé d'intéresser tous les Russes soucieux des
destinées de leur patrie. Elle a suscité beaucoup de
discussions, et nous aurons, au cours de notre exposé,
à nous occuper longuement des réponses qui y ont
été faites. Il convient de remarquer, dès à présent,
que de nos jours cette question paraît plus éloignée
de sa solution qu’à l’ époque de la dispute célèbre entre
slavophiles et occidentaux. En effet, si les partis opposés
différaient alors sur beaucoup de points, presque sur
tous, ils étaient pourtant d’accord là-dessus que l’his­
toire de la Russie ne ressemble en rien à l’histoire de
l’Occident. C’est ainsi qu’un occidental extrême comme
1
2 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA RUS SIE

V . G. Bêlinski était, à cet égard, en complet accord avec


un slavophile extrême comme J. Y . Kirêevski (1).
Naturellement, tout en reconnaissant que la vie sociale
de la Russie avait suivi un développement tout à fait
différent de celui de la vie sociale occidentale, Bêlinski
et ses amis en tiraient des déductions tout à fait oppo­
sées à celles des slavophiles ; mais le principe lui-même
n’était contesté ni par les uns. ni par les autres. V. G.
Bêlinski, ce « fanatique », cet « homme des extrêmes »,
comme l’appelle Herzen dans son Journal, précisé­
ment à cause de son hostilité farouche à l’égard des
slavophiles, aurait évidemment considéré avec éton­
nement et méfiance quiconque lui aurait affirmé que
l ’opinion d’une opposition complète des destinées his­
toriques de la Russie avec celles de l’ Europe occiden­
tale ne s’ étayait pas suffisamment sur les faits, et
sans doute il aurait considéré que c’était là se laisser
entraîner trop loin par l’amour de l ’ Occident.
11 n’en est plus ainsi actuellement.
Tandis que P. Milioukov se rattache, dans ses Essais
sur l'histoire de la civilisation russe, au point de vue des
hommes de 1840 et croit encore à l’existence histo­
rique d’une Russie absolument indépendante (2),
feu Pavlov-Silvanski, dans ses travaux sur la féodalité
dans l ’ancienne Russie, a marqué une tendance très

(1) « Un des progrès intellectuels les plus importants de notre époque


consiste en ce fait que nous avons enfin compris que la Russie a une his­
toire à elle, ne ressemblant en rien à. l ’histoire d’aucun État européen,
qu'il faut l ’étudier et l ’apprécier en elle-même, et non par rapport à celle
des peuples européens ». Bêlinski, Considérations sur la littérature russe
en 1846. Les slavophiles, Kirêevski et Pogodine, étaient en complet accord
avec lui sur cc point.
(2) « Si nous avions à étudier un État de l’ Europe occidentale, nous
serions obligé de commencer par sa vie économique, sa structure sociale,
puis de passer à son organisation politique. Mais pour la Russie, l ’ordre
inverse est préférable ; il est plus commode d’étudier, en premier Heu, son
évolution politique et de passer de là à l’étude de la structure sociale. La
raison en est qu'en Russie l ’ Etat eut une influence énorme sur la struc­
ture sociale, tandis qu’en Occident c'est cette dernière qui a déterminé
les formes politiques». P. M il io u k o v , Essais sur Vhistoire de la civilisation
russe, trad. française, Paris, 1901, p. 153-154.
l ’h is t o ir e S O C IA LE DE LA RUS S IE 3

nette à diminuer la portée des différences entre ce


féodalisme russe et celui de l ’ Europe' occidentale.
Cette divergence, qui va fort loin, ne doit pourtant
pas nous impressionner. Quelle que soit, en effet, la
diversité actuelle des points de vue, le problème est
plus près de sa solution qu’au temps de Bêlinski, grâce
aux progrès de l’histoire et de la sociologie. Efforçons-
nous d’en établir les données actuellement.

L’idée de l’originalité complète


du développement de la Russie. Opinion
contraire de Pavlov-Silvanski.

Lorsque nous comparons la Russie à l ’ Europe occi­


dentale, il faut nous souvenir que, dans celle-ci, le
développement des rapports sociaux ne s’est pas effectué
partout d’une façon uniforme. Il n’est pas le même en
France que, par exemple, en Prusse, où il a suivi
parfois un ordre inverse, et nous verrons, en étudiant
les controverses soulevées par la question du capita­
lisme en Russie, qu’une conception trop abstraite du
développement économique en Occident a entraîné
une grande confusion dans les idées. Quant à la question
du féodalisme russe, il serait injuste d’accuser d’impré­
cision dans les termes l’homme qui a contribué le
plus à la solution de cette question ; Pavlov-Silvanski
a toujours indiqué très nettement qu’il comparait
la Russie féodale à la France du Moyen âge, qu’il consi­
dérait, à juste titre, comme la terre classique de la féo­
dalité. Mais on ne saurait nier qu’il a commis une autre
faute en oubliant que, dans tous les pays occidentaux,
l’ évolution sociale présente des particularités qui la
différencient considérablement de celle de l’Orient ou,
plus exactement, des grands despotats orientaux, par
4 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE LA R U S S IE

exemple, de l’ ancienne Égypte ou de la Chine. Cet


oubli l’a empêché d’utiliser comme il aurait pu le faire
des conclusions d’ailleurs très intéressantes.
Pavlov-Silvanski a eu tout à fait raison de s’élever
contre « l’opinion de plus en plus fréquente, parmi nos
savants, de l’originalité absolue du processus historique
de la Russie », et il a démontré de la façon la plus
nette qu’il ne peut être question d’une « différence
fondamentale entre la structure de l’ancienne Russie
et la structure féodale de l’ Occident. Cependant, à
défaut de cette différence fondamentale, il peut y avoir
des différences secondaires qui donnent à .ce processus
un certain caractère « d’originalité ». Sa solution néga­
tive de la vieille question d’une originalité complète du
processus historique de la Russie n’exclut nullement
la question de son originalité relative. Nous savons
maintenant, non seulement que la Russie — de même
que l’ Europe occidentale — a traversé la phase du
féodalisme, mais aussi que cette même phase a existé
en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, en Perse, au Japon,
en Chine, en un mot, dans tous ou presque tous les
pays civilisés de l ’ Orient. Nous ne pourrions en aucune
façon, parler d’une originalité absolue du processus his­
torique de l’ Égypte comparé à celui de la France, et cela
ne signifie pourtant pas que ces deux pays aient eu le
même développement historique. De même, si nous
comparons le développement de la France à celui de la
Russie, il ne peut être question pour celle-ci d’une évo­
lution absolument originale — la sociologie ne connaît
pas d’originalités absolues — et le fait est que l ’évolu­
tion de la Russie diffère de celle de la France par des
traits d’une grande importance. Certaines particularités
y rappellent l’ évolution des grands despotats de l’Orient,
mais — et cela complique encore la question — ces
particularités y suivent un développement assez origi­
nal. Tantôt elles augmentent, tantôt elles diminuent,
de sorte que la Russie semble hésiter entre l’Occident
\
l ’id ée de son o r ig in a lité complète 5
ï
JIjès Oiine. Cet
w i le faire et l’Orient. Durant la période moscovite de son his­
toire, du x iv e au x v n e siècle, elles atteignent des propor­
■4t s’élever tions beaucoup plus considérables qu’au cours de la
pArmi nos période kiévienne (ix e-x m e siècle). A la suite des
■historique réformes de Pierre le Grand, elles diminuent de nou­
3»|>:-a la plus veau, d’abord lentement, puis de plus en plus vite.
-
« différence Cette phase d’européanisation est loin d’être achevée,
Russie même de nos jours. Tout cela, Pavlov-Silvanski l’a
'-j?7«tndant, à négligé ; il s’en tient à l’affirmation que l’idée d’une
i >tit y avoir r _-r. originalité absolue du processus de la Russie ne résiste
» <sï processus pas à une critique scientifique.
*âttxm néga- C’est avec raison qu’il reproche aux historiens russes
—m.plète du de n’ avoir pas suffisamment usé de la méthode compa­
aullement * rative. Mais son emploi consiste-t-il seulement à noter
Ni.'rs savons des analogies entre deux ou plusieurs sujets d’étude ?
— de même Assurément non. Non moins que les analogies, il faut
* phase du noter les dissemblances ; les négliger est faire mauvais
«■se a existé usage de la méthode comparative.
aa Japon, On m’objectera sans doute que Pavlov-Silvanski
tous les n’a pas écrit une philosophie de l’histoire russe, mais
ta aucune une étude sur le féodalisme dans la Russie dite « des
arîceâsus his- apanages » et qu’il avait donc le droit de ne pas sortir
* et cela de limites marquées d’avance. Évidemment. Mais,
i^ent eu le d’abord, lorsqu’il a soulevé la question d’une originalité
Sne. si nous absolue de tout le processus de la Russie, il est lui-
a k Iuî de la même sorti des limites de son étude ; ensuite, même
. d'âne évo- dans ces limites, il s’est montré unilatéral. Ainsi,
connaît reconnaissant qu’il existait des dissemblances entre
ra» l’évolu- le féodalisme russe et le féodalisme français, il s’est
par des contenté de le constater sans se demander quelle
K"d rularités devait en être la conséquence sur l’évolution de notre
de l'Orient, pays (ou plus exactement, de la Russie moscovite).
'a — ces D ’où un manque de netteté dans son idée de cette
assez origi- évolution. Cette lacune, ceux de nos historiens qui mar­
h Tiinuent, cheront sur ses traces devront apporter tous leurs soins
'Occident à la combler.
Quoi qu’il en soit, l’historien de la pensée sociale

\
6 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA RUS S IE

russe, qui aura rejeté la théorie de l’originalité absolue


du processus historique de la Russie, ne pourra en
aucun cas fermer les yeux sur son originalité relative.
11 est clair, en effet, que c’est précisément là, dans ces
particularités secondaires mais importantes, qu’il
faut chercher l’explication des traits originaux de
notre « esprit national ».

II

Opinion de Klioutchevski sur le rôle


des facteurs économiques et politiques
dans l ’histoire de la Russie.
Critique de cette opinion.

Le développement de toute société divisée en classes


est déterminé par le développement de ces classes et
par leurs rapports réciproques, c’est-à-dire, d’abord
par leur lutte, lorsqu’il s’agit de l’organisation sociale
intérieure ; et ensuite, par leur collaboration plus ou
moins amicale dans la défense du pays contre les agres­
sions du dehors. C’est donc par l’évolution et les
rapports des classes de la société russe que l’ on doit
expliquer son originalité relative.
Notre science, suivant l’exemple des historiens
français de l’époque de la Restauration, s’est attachée
depuis longtemps à la question des rapports des classes
en Russie. Ainsi que je l ’ai dit tout à l’heure, il fut
un temps où les gens des opinions les plus opposées
étaient unanimes à prétendre que l’histoire de la
Russie ne ressemble en rien à celle de l’Occident, et
eette dissemblance, ils l’expliquaient, par le fait, cru cer­
tain, qu’au contraire de l’Occident la Russie ancienne
ne connaissait pas la lutte des classes. A l ’ heure
actuelle, au contraire, on doit se demander, non si la
lutte des classes a existé dans notre pays — le fait

j
O P IN IO N DE K LIO U T C H E V SK I 7

absolue 1 est hors de doute — mais si elle a ressemblé, et jusqu’ à


It ne pourra en 1K quel point, à celle qui existait dans les autres pays. i
relative. 1& Pour résoudre cette question capitale, nous nous *,
li dans ces 1£ adresserons avant tout à l ’un des historiens russes les j
p m ^ a tes. qu’il ■F plus autorisés, sinon le plus autorisé, à Klioutchevski. J
m ir«rinaux de 1t « L ’histoire de nos classes sociales, dit-il, présente ‘
L un intérêt scientifique très grand. Au cours de leur ¥
r apparition et de leur développement, nous constatons |
El l’action de conditions analogues à celles qui ont amené f
t la formation des classes sociales dans les autres pays ?
t .' de l’ Europe. Mais ces conditions apparaissent chez nous g
K i r r ô le 1
p autrement combinées, leur action’ s’exerce dans des .
t p a fe iq u e s 1 «co n sta n ce s différentes ; aussi la société qu’elles §
déterminent a-t-elle une structure originale et des |
Carmes nouvelles (1). » T
KBeetcàevski se contente donc, de même que Pavlov- 1

f c « e e en classes J Süvanski, de la comparaison unilatérale — héritage des i


f c css : Lasses et ■ mnrrir 1830-1840 — de la Russie avec l’Occident. S’il
là e rs . d’abord ■ avait étendu cette comparaison à l’ Orient, il eût été 1

pmat>»n sociale ■ frappé par le fait que, quand le développement de nos |


plus ou ■ rapports sociaux se distingue de celui de VEurope occi- j
►■BC-e les agrès- 1 dentale, il se rapproche de celui des pays orientaux, et |
^***£twn et les ■ vice versa. Cette observation lui eût été d’une grande î
■e ui»r l'on doit ■ utilité pour la suite de ses considérations. Cependant, j
dans les limites de sa comparaison, il a raison : l’édi- |
«r-s historiens K fice social qui s’est élevé sur le sol russe présente en 1
K. t est attachée fl t effet une « structure originale et des formes nouvelles ». t
pii v des classes fl C II ne nous reste donc qu’à examiner par suite de quelles ]
b ."»»i*re, il fut fl t - combinaisons particulières l’histoire de nos classes j
■ îms opposées fl a pris un cours autre qu’ailleurs en Europe. Que dit 1

fn s ts ir e de la fl K Klioutchevski à ce sujet ? j
b -’ Cvcident, et H L.- D faut. selon lui, distinguer dans l’histoire d’une classe 1
w * iait. cru cer- f l f: deux moments : l’ économique et le politique. Le pre-
’br™ je ancienne f l jg. mier se caractérise par la division de la société con-
Mes. A l ’heure f l | fk formément à la division du travail social. Le second
Mmsr. non si la fl
■■7s — le fait fl (1 ) La Douma de» hoiar$étau Vancienne Russie, 4e édit., p. 7.
8 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA RUS SIE

a achève » l’action du premier en répartissant la puis­


sance politique conformément à l’organisation de
l’économie nationale, de sorte que « les classes écono­
miques deviennent des classes politiques (soslovia) ».
Autrement dit, « les faits politiques découlent des
faits économiques ». 11 semble que Klioutchevski
considérait cet enchaînement des faits comme le plus
normal. Il a trouvé cependant que parfois l’inverse se
produisait. En effet, qu’ un pays dont l’économie natio­
nale a déjà atteint un certain développement subisse
une conquête, et il s’y introduira une classe nouvelle,
celle des conquérants, qui modifiera la position et les
rapports réciproques des autres classes. Cela entraînera
beaucoup de changements dans la vie économique du
pays, changements qui seront ainsi « les conséquences
directes d ’ un fait politique ». Selon Klioutchevski,
c’est ainsi, ou, tout au moins, c’est en se rapprochant
beaucoup du schéma qui place le « moment » politique
avant l’autre que se sont formés beaucoup des ÉtatS
de l ’Europe occidentale (1), et là-dessus il insiste
fortement.
Lorsqu’une force extérieure, dit-il, fait irruption dans
une société et se rend maîtresse, les armes à la main,
du travail national, l ’ordre politique qu’elle créera
sera tout entier adapté à la défense des avantages
économiques qu’elle a conquis. De là toute une série
de conséquences de haute importance. « Le fondement
de l’organisation politique, les rapports avec l’autorité
supérieure et avec les classes subordonnées retiennent
l’attention de la classe dominante ; les questions de
droit politique passent au premier plan et constituent
les faits les plus marquants de l’histoire de la société ;
les rapports des personnes dans le domaine du droit
civil, de même que leur condition économique, s’ éta-

(1) On constatera aisément que ce point de vue sur l'évolution sociale


de l’Occident est totalement opposé à celui de P. M il io u k o v .
>;e O P IN IO N DE K L IO U T C H E V SK I

at la puls­ blissent sous leur influence et dérivent directement


ation de de la solution qui leur est donnée ; et il ne faut pas
«Jasses écono- croire que c’est l’inverse qui a lieu, parce que la classe
tosloi’ia) ». dominante s’efforce d’établir sa situation politique de
découlent des façon à jouir en paix de ses avantages économiques (1).
Klioutchevski Pour toutes ces raisons, l’ histoire intérieure de la
s «*oune le plus société a un caractère belliqueux, les rapports sociaux
l'inverse se se tendent, les institutions et les classes prennent des
K>mie natio- délimitations très nettes. Au contraire, là où il n’y
ent subisse a pas eu conquête, les principes de l ’ordre social ne
nouvelle, sont ni marqués avec autant de netteté ni appliqués,
; position et les dans la pratique, avec autant de rigueur, de sorte que
. C da entraînera l’histoire intérieure de la société présente un caractère
t ceooomique du pfas paisible.
i conséquences Klioutchevski n’est pas allé jusqu’à affirmer que le
klioutchevski, développement des rapports sociaux en Russie avait
* rapprochant snivi ce dernier schéma ; cependant il ne jugeait pas
it i politique possible de l’assimiler à celui des mêmes rapports dans
des État§ l’ Europe occidentale. Il arriva donc, en définitive, à la
il insiste conclusion que dans l’histoire de notre société les deux
moments ont « dominé alternativement ». Parfois la
aption dans formation des classes a commencé par le moment poli­
à la main, tique ; d’autres fois, elle a été la conséquence de l’évo­
ç a ’elle créera lution économique. Ceci explique pourquoi, après une
d e avantages étude approfondie du développement des classes en
•■xte une série Occident, il n’a pas rencontré dans notre histoire
l« L i fondement la répétition des phénomènes qui lui étaient fam i­
c l’autorité liers (2).
retiennent
questions de
. « t constituent
( de la société ;
du droit
îe, s’ éta­

sociale i î j t a Douma des boiars, p. 9.


T Ibidem, p. 13-14.
10 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA R U S S IE

III

Idée erronée qü*e se fait Klioutchevski


de l ’importance du facteur économique.
Opinion, sur ce sujet, des historiens occidentaux.
La complexité du problème.

En Occident le moment économique est la conséquence


du moment politique ; chez nous, au contraire, les deux
moments ont existé alternativement. C’est là, d’après
Klioutchevski, la cause fondamentale de notre origi­
nalité relative. Analysons sa pensée.
Sa conviction qu’en Occident le moment politique
a précédé l’autre s’appuyait sur le fait de la conquête,
auquel il attribuait la première impulsion donnée
au développement de la société occidentale. Mais
y a-t-il des raisons quelque peu sérieuses de croire qu’il
a pu jamais en être ainsi dans l’histoire d’une société,
quelle qu’elle fût ?
A cette question si importante, la science occiden­
tale a déjà répondu négativement avec Guizot et les
autres historiens français du temps de la Restauration.
J ’ai eu plus d’une fois l ’occasion d’exposer leurs vues ;
aussi ne ferai-je ici que répéter en partie, ou citer ce que
j ’ai déjà dit et cité ailleurs.
Voici des considérations très intéressantes de Guizot :
- C’est par l’étude des institutions politiques que la
plupart des écrivains, érudits, historiens ou publi­
cistes, ont cherché à connaître l’état de la société, son
degré ou son genre de civilisation. Il eût été plus sage
S ’étudier d’abord la société elle-même pour connaître
et comprendre ses institutions politiques. A vant de
devenir cause, les institutions sont effet ; la société les
produit avant d’en être modifiée ; et, au lieu de cher­
cher dans le système ou les formes du gouvernement
l ’id é e erronée de k l io u t c h e v s k i 11

quel a été l ’état du peuple, c’est l ’état du peuple qu’il


faut examiner avant tout pour savoir quel a dû,
quel a pu être le gouvernement.
«... La société, sa composition, la manière d’ être des
individus selon leur situation sociale, les rapports des
diverses classes d ’individus, Y étal des personnes enfin,
telle est, à coup sûr, la première question qui appelle
l’attention de l’historien qui veut assister à la vie des
peuples, et du publiciste qui veut savoir comment ils
étaient gouvernés (1). »
Je ne citerai pas ici Augustin Thierry et Mignet qui
partagent entièrement l’opinion de Guizot (2). Je crois
prouvé que, dès l’époque de la Restauration, les histo­
riens français, tout en attribuant à la conquête un
grand rôle dans l ’évolution de la société européenne,
considéraient comme surannée l’idée que la structure
sociale d’un peuple peut être expliquée par ses insti­
tutions politiques. Ils n’ont cessé de démontrer avec
succès que les institutions politiques ont été.des effets
avant d’être des causes et depuis, chaque fois que l’ex­
plication scientifique de la vie sociale a marqué un
progrès nouveau, leur doctrine s’ est trouvée confirmée
et approfondie. Le matérialisme historique de Marx-
Engels, qui explique les institutions politiques par la
structure sociale et la structure sociale par l’ économie
sociale, a donné l’explication définitive des rapports
réciproques des « moments » économique et politique
dans l’évolution d’une société. Marx et Engels ont
très bien compris l’importance considérable du « m o­
ment » politique, et c’est même pour cela qu’ils se sont
occupés activement de politique. Mais, plus clairement

(1) Essais sur rAtafaira de France, 10e édit, p. 73*74. On pourrait croire
que Guizot répond à Mifcookov.
(2) Voir pour plus de détails mon livre : U Evolution du point de vue moniste
dan» Vhistoire, 4* édit., p. 13-26 ; la préface de la 2e édit, de ma traduction
du Manifeste du parti communiste et mon article sur « M. P. Pogodine et
]a lutte des classes » dans le Savremenny M ir , avril et mai 1911.
12 L H ISTO IRE S O C IA L E DE LA RUS S IE

encore que Guizot, ils ont vu que l’action de ce moment


n’ était autre chose que l'action en retour de Veffet sur la
cause qui l'avait provoqué, et il est facile de se convaincre
que la justesse de leur point de vue est encore confirmée
par les raisonnements de Klioutchevski.
Voici, en effet, comment il dépeint l’évolution sociale
dans les pays où le « moment » politique a, selon lui,
précédé le moment « économique ».
« La culture industrielle avait déjà atteint, dans ces
pays d’ Occident, un certain développement ; le tra­
vail de la population avait réussi dans une certaine
mesure à se rendre maître des forces et des ressources
de la nature, et l’ économie nationale avait déjà
acquis quelque solidité, lorsque ces pays subirent une
conquête qui y introduisit une nouvelle classe sociale
et modifia la condition et les rapports de la popula­
tion indigène. De par le droit du vainqueur, cette classe
disposa du travail du peuple vaincu. Les changements
qui en résultent dans la vie économique du pays conquis
sont les conséquences directes du fait politique, de
l’invasion d’ une nouvelle classe, qui gouvernera la
société par droit de conquête (1).
Cela est indiscutable ; les changements qui se pro­
duisent dans l’ économie d’un pays sous l’influence du
fait politique de la conquête, sont des conséquences
du fait politique. Mais c’est là pure tautologie. La
question est de savoir, non si l’on peut considérer comme
conséquences d’un fait politique les changements
amenés par ce fait — ce qui va de soi — mais par quoi
est déterminé au juste le caractère des changements
suscités par le fait politique. En d’autres termes,
pourquoi tel fait politique — disons la conquête —
amène-t-il dans un cas certains changements dans
l’ économie nationale et dans d’autres, des changements

(1) Ouvrage cité, p. 7-8.


L IDEE ERRONEE DE K LIO U T C H E V SK I 13 1“T
—k

totalement différents ? Il ne peut exister quune réponse


■ - ce ce moment à cette question, à savoir que, dans les différents cas,
ie reffet sur la le degré de développement économique atteint par
■ :•* ?e convaincre les peuples conquis n’ était pas toujours le même, non
ecrore confirmée plus que le degré de développement économique atteint
par les conquérants eux-mêmes, ce qui revient à dire
: lution sociale que les conséquences du fait politique sont déterminées
^ • ~ : e a, selon lui, à r avance par le moment économique. Autrement d;t :
Vaction du moment politique est déterminée à Yavance
i::ein t, dans ces par le moment économique.
«’ Ctem ent; le tra- Cela est si évident que Klioutchevski le reconnaît
Li- une certaine lui-même, tacitement. Il suppose, en effet, qu’ un pays
ne subit la conquête que lorsque son économie
m :.i.e avait déjà nationale a déjà acquis quelque solidité. Donc le fait
:-i; e subirent une politique de la conquête ne précède pas une structure
17--e classe sociale donnée des rapports économiques, mais agit sur elle
de la popula- comme sur une structure économique déjà existante.
•'--ur. cette classe Il est clair aussi que son action se fera sentir diffé­
changements remment selon le caractère de cette structure, et cela
. ^ pays conquis encore, Klioutchevski le reconnaît.
: politique, de * Pour assurer leur existence matérielle, les conqué­
gouvernera la rants ne seront pas obligés de rétablir l ’économie du
pays conquis, ni de trouver des méthodes et des moyens
.U qui se pro- pour exploiter ses richesses naturelles. Ils sont entrés
l’influence du violemment dans un ordre économique déjà établi ;
ms conséquences Os se sont emparés par les armes d’un mécanisme écono­
tautologie. La mique en plein fonctionnement : pour satisfaire à
csidérer comme leurs besoins, il leur suffira d’en déplacer quelques par­
•s changements ties, de les appliquer à des travaux nouveaux, d’orienter
— mais par quoi le labeur national principalement vers l’exploitation
- » changements des richesses naturelles dont la possession leur aura
l a : i itres termes, semblé la plus commode ou la plus fructueuse. Il
Î5 conquête — leur restera ensuite, non pas à s’occuper du fonction­
cgements dans nement technique de ce mécanisme, mais seulement
changements à s’assurer de la soumission de la main-d’œuvre (1).

1 Ouvrage cité, p. 8.
14 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA RUS S IE

Ce « seulement » est le nœud de la question. Si les


conquérants ne sont pas dans la nécessité d ’établir
le « fonctionnement technique » du mécanisme écono­
mique du pays tombé en leur pouvoir ; s’il leur reste
« seulement » à s’ assurer de l’obéissance de la main-
d’œuvre qui le met en mouvement ; si, pour parler
la langue de l’ économie politique, leur rôle et leur
effort se bornent à s’attribuer la plus-value que la
population laborieuse du pays a produite dans des
conditions économiques préexistantes à la conquête,
n’est-il pas évident que nous n’avons en aucune façon
le droit de considérer que le moment politique a
précédé le moment économique ? N ’est-il pas évident
qu’ici aussi le moment politique apparaît après le
moment économique et que le caractère de l’action
du premier sera déterminé par le second ? N ’est-il pas
évident enfin que cette action ne diffère en rien d’es­
sentiel de celle que nous pouvons et devons attendre
de la classe dominante indigène, c’est-à-dire de la classe
qui a pris naissance, indépendamment de la conquête,
à la suite du développement économique du pays ?
Cette classe ne s’efforce-t-elle pas, elle aussi, de s’as­
surer l’obéissance de la population laborieuse et de
s’attribuer la plus-value produite par la masse ouvrière
qui, sans avoir subi de conquête, se trouve cependant
en état de dépendance économique ?
« Cette subordination de la population laborieuse,
continue Klioutchevski, la classe dominante s’effor­
cera de l ’obtenir par des moyens politiques, par un
certain système de législation, par une organisation
des classes adaptée à son but, par une structure adé­
quate des institutions gouvernementales (1). »
C’est juste, mais si nous avions affaire à une classe
dominante à l’origine de laquelle la conquête n’eût
joué aucun rôle, nous la verrions de même s’efforcer

(1) Ouvrage cité, p. 8.


LE CAS DE LA RÉPUBLIQ UE DE NO V G O R O D 15

d’ériger un système de législation susceptible de défendre


les avantages que lui vaut sa situation économique.
Nous la verrions de même user de moyens politiques
pour atteindre ses buts, et il ne peut en être autrement.

IV

L«-ca& de la République de Novgorod.


Comparaison de son histoire avec celle
des républiques italiennes contemporaines.

iÜMutchevski voit dans Novgorod la partie de


ÏÎM aaREe Russie où le développement social corres
le mieux à son premier schéma : division de
la M ciéft, d’après la nature des occupations, en classes •
fH p a v t a a c e politique en rapport avec leurs occupa-
tÜMK. • De bonne heure délivrée de la pression immé-
A a te A i prince et de l’aristocratie militaire, cette ville
B r s’est donné les formes d’un organisme démocra-
' ' as avant cette évolution le succès du commerce
, devenu le nerf vital de la ville, avait amené
Ik im rr atinn d’un certain nombre d’ importantes mai-
mam q â dirigeaient le commerce de Novgorod et
p â m a la direction de l’administration, en se
at en une aristocratie, dont le règne cepen-
toujours un simple fait qui n’entraîna pas
fc s v p fn a â r a des formes démocratiques de l’organi
_ i d p a l e (1). »
ic i o M R ^ d c s faits indiscutables servent de base à une
pâ se p o t en aucune façon être tenue pour
; dépasse de beaucoup les pré*
16 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE LA R U S S IE

L ’histoire montre que, parfois et en certains lieux,


la domination politique d’une classe économiquement
supérieure demeure « un simple fait », et qu’en d’autres
lieux ou d’ autres temps, elle revêt des formes juridiques
plus ou moins déterminées et stables. Tout dépend des
circonstances. Si Novgorod nous présente un cas de la
première espèce, Venise nous donne un exemple de la
seconde. Dans cette « ville libre » il y avait aussi, pri­
m itivement, des classes distinctes par leur condition
économique, et non par des droits politiques diffé­
rents. Mais, par la suite, la situation changea du tout
au tout. A la fin du x m e siècle eut lieu ce qu’on appelle
la serrata del maggior consiglio, qui donna une base
solide aux privilèges juridiques de l’aristocratie com­
merçante. Avons-nous le droit de considérer ce chan­
gement comme la conséquence — même très lointaine —
d’une conquête ? En aucune façon, puisque la « reine
de l’Adriatique » ignora la conquête étrangère jusqu’à
l’entrée des troupes françaises en mai 1797. Nous pou­
vons dire, pour parler comme Klioutchevski, que le
« moment » économique y a toujours précédé le
a moment » politique. Cependant nous y observons ce
phénomène — acquisition de privilèges politiques par
la classe économiquement dominante — qui, d’après
notre auteur, n’ apparaît que dans les pays où le « mo­
ment » politique précède le « moment » économique.
D ’autre part, Florence, qui a subi la conquête étran­
gère, n’a cessé, durant un temps assez long, de modifier
son organisation politique dans un sens démocratique
tout à fait opposé à la tendance aristocratique qui
dominait à Venise. Est-ce à dire que le rapport du m o­
ment politique avec le moment économique y était
totalement opposé à celui qui existait à Venise ? En
fait, à Florence, comme à Venise, comme dans le monde
entier, le moment économique a « précédé » l’autre.
Mais à Florence, il a suscité une corrélation des forces
sociales qui, différente de celle de Venise, a, par là-même,
V,

£-* ZTTSSIE L E CAS DE L A R E P U B L I Q U E D E NO V G O R O D 17


îjs certains lieux, imprimé à son développement politique une direction
économiquement opposée (1).
». «t qu’en d’autres Cependant, bien qu’il y eût à Venise une organisa­
: fîrm es juridiques tion aristocratique et à Florence une organisation
Tout dépend des démocratique, dans l’ une et l’autre de ces villes la
ipresente un cas de la classe dominante usait de moyens politiques pour
su exemple de la défendre ses privilèges économiques. Bien entendu, il
x y avait aussi, pri- eu fut de —ê i f à Novgorod. Seulement ces moyens
leur condition ilnug.mil ni en raison des différences de la constitution
politiques difîé- politique, elles-mêmes dues à des causes économiques.
ehangea du tout C’est ce que nous voyons encore aujourd’hui. En Prusse,
fcrs ce qu’ on appelle la classe dominante jouit à présent de privilèges
h£ donna une base politiques. En France, elle ne les possède plus ; cepen-
t rAristocratie com- dtaut la bourgeoisie française use, avec autant de zèle
•anââidérer ce chan- f u t le* junkers prussiens et les riches Bürger, de
*très lointaine — WÊtftmn politiques dans sa lutte pour l’existence. Il est
puisque la « reine évident qu’elle attache autant d’importance qu’eux
étrangère jusqu’ à é u » e législation qui protège sa domination économique.
d 1797. Nous pou- Je ue pense pas qu’il soit nécessaire de le démontrer.
lEnrotehevski, que le Eu Russie, l ’évolution économique et par conséquent
ïi*tj-;*urs précédé le palrtique n’ a pas été identique dans les différentes par­
: m<5S y observons ce ties de cet immense pays. Nous pouvons cependant
politiques par que la Russie d’avant la période mongole
— qui, d’ après lit des catégories sociales, mais non des classes
pays où le « mo- ts, et que du x n e au x v e siècle — après la
st » économique. — on peut y observer l’apparition graduelle
conquête étran- différences dans les droits et les obligations juri-
: long, de modifier pses des diverses catégories sociales. Ces différences
sens démocratique ent peu à peu — d’abord dans la Russie lithua-
Aristocratique qui e, puis dans la Russie moscovite — à la formation
■e 3e rapport du mo- uses politiques plus ou moins distinctes. Mutatis
économique y était 3 s’y passa ce qui s’ était passé à Venise ;
n s a ït à Venise ? En
dans le monde île YïOari a exprimé quelques conjectures fort ingénieuses
a « précédé » l’ autre, i économiques qui ont déterminé la différence dans l’évolution
: é t certaines grandes villes d’ Italie (consulter son livre : Nicolo
radélation des forces “ i c i suai iempi, Firenze, 1887, introduction). Il serait exagéré
i *es conjectures résolvent la question, mais elles indiquent
li a s s e , a, par là-même, N t à fait précise où il faut en chercher la solution.
/
/

18 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

comme partout, le moment économique y a précédé


le moment politique, dirigé son évolution et déterminé
sa vitesse et l’intensité de ses manifestations.
L ’erreur de Klioutchevski a été de trop restreindre
la notion de moyen politique et de l’identifier arbitrai­
rement avec celle de privilège politique. Cette erreur
une fois écartée, nous verrons clairement — toujours
en nous basant sur les considérations même de Kliou­
tchevski — à quoi aboutit, dans la réalité, la relation
entre l’économique et le politique.
« La conquête modifiera considérablement, au cours
du temps, l’économie nationale, y suscitera beaucoup
de nouveaux rapports — dit Klioutchevski — et tous
ces nouveaux faits économiques seront la conséquence
du fait politique qui les a précédés (J). »
Soit. Mais justement, nous aurons affaire là à un
cas typique d'action en retour du « moment » politique
sur le moment économique qui Va suscité. Des faits de
cette nature sont très fréquents au cours de l’ évolution
des sociétés ; aucun cependant ne confirme le point de
vue de Klioutchevski. Tous démontrent, en effet, non
que dans l’histoire de certains pays le moment poli­
tique précède le moment économique, mais seulement
que les rapports politiques qui ont pris naissance sur
un certain terrain économique agissent à leur tour
sur le développement ultérieur de l’ économie natio­
nale. Mais — et tout est là — il en est ainsi non seule­
ment là où la classe dominante jouit de privilèges
juridiques, mais partout où il existe certains rapports
politiques. Il en était ainsi, notamment, dans cette
république de Novgorod que Klioutchevski nous donne
en exemple.
Il est indiscutable que la conquête peut tendre les
relations des classes entre elles et introduire un élément
« dramatique » dans l’ évolution d’une société. Mais il

(1) Ouvrage cité, p. 8.


U «V S S IE LE CAS DE L A R E P U B L I Q U E D E N O VGOR OD 19

ne y a précédé n’en est pas toujours ainsi. La conquête de la Chine


sn et déterminé par les Mandchous n’a pas empêché l’ histoire inté­
stations. rieure de ce pays de rester peu dramatique jusqu’en
■de trop restreindre ces tout derniers temps.
Fîdentifier arbitrai­ L ’élément dramatique sera plus ou moins développé
r e . Cette erreur dans la vie d’nne société, selon que l’ordre social y
ement — toujours suscitera p f e c . monts de heurts entre les diverses
même de Kliou- forces sociales, ce qui ne dépend en aucune façon de la
la réalité, la relation e n q « i * q B t | o exister à l’origine de cet ordre. L ’ his-
toiee intérieure de la Pologne revêt un caractère vio­
blement, au cours lemment dramatique. La cause en est-elle due au fait
t suscitera beaucoup la division de la société polonaise en classes
ehevski — et tous sle résultat d’une conquête ? Jusqu’à présent, nous
ront la conséquence pas en droit de l’affirmer.
■î'-. » KEoutchevski se faisait une idée inexacte et confuse
s affaire là à un H g p o r t’i entre l’économique et le politique. De
i moment » politique 3 a fortement exagéré l’importance du rôle his-
a »Mité. Des faits de de la conquête. En cela, il ne s’est pas entiè-
cours de l’évolution : libéré du point de vue qui l’emportait chez nous
confirme le point de 1830-1840 et que nos écrivains avaient emprunté
ent, en effet, non historiens français de la Restauration. Guizot,
pays le moment poli- Thierry, Mignet et d’autres, qui affirmaient
e, mais seulement snt que les institutions politiques sont des
pris naissance sur avant d’être des causes, n’avaient pas
agissent à leur tour s’expliquer l’origine de la féodalité dans
de l’ économie natio- •ecidentale et, n’y discernant pas la consé-
i « t ainsi non seule- MBe évolution intérieure de la « vie civile »,
jouit de privilèges tattribuée, en définitive, à la conquête, c’est-
certains rapports i h un fai* politique. Cette contradiction, l’insuf-
ent, dans cette i la documentation à cette époque l’explique,
vski nous donne l pins que temps d’y mettre fin.

~e peut tendre les


Atroduire un élément
d'une société. Mais il
20 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

Opinions de Soloviev sur le rôle, en Occident,


de la conquête par les Barbares et sur celui
du milieu géographique dans l ’histoire russe.

S. M. Soloviev se rendait déjà compte que la conquête


est loin d’expliquer tous les phénomènes sociaux qu’on
lui attribue.
e On parle beaucoup, écrivait-il, de son influence ;
on suppose que la principale différence entre l ’histoire
de la Russie et celle des États occidentaux provient du
fait qu’il y a eu, dans ces États, conquête d’un peuple
par un autre, alors que, chez nous, cette conquête
n’a pas eu lieu. Ce point de vue nous semble incomplet ;
lorsqu’on établit un parallèle entre les États de l’ Europe
occidentale et la Russie, on s’attache principalement
à la France ou à l’Angleterre, et l ’on perd de vue l’A lle­
magne, les États Scandinaves et les États slaves qui
sont nos proches voisins : le peuple n’y a pas subi de
conquête et, cependant, leur histoire est aussi différente
de la nôtre que celle de la France ou de l’Angleterre.
La seule absence de conquête ne suffit pas à expliquer
cette différence essentielle (1). »
A ces considérations il convient d’ajouter que, même
dans les pays d’Occident où il y a eu conquête, elle a
été loin d’avoir une influence aussi profonde et aussi
rapide qu’on le croyait jadis. Prenons l’un de ces États
où, suivant l’expression de M. P. Pogodine, « tout est
sorti de la conquête », la France, cette terre classique
de la féodalité. Quelles ont été les conséquences sociales
des conquêtes qu’ elle a subies ?
« Les changements apportés par l’invasion des Bar-

(1) Histoire de la Russie depuis les temps les plus reculés, éd. Obchlckes-
Wennaïa Polza, livre I. Voir la note de la p. 268.
L A R U S S IE
O PINIO NS DE SO LO YIE V 21

haras, écrit Alfred Rambaud, furent moins considé­


rables qu’on ne serait d’abord porté à le croire. Il
fJe rôle, en Occident, m’y eut pas, au sens propre du mot, une conquête
2e la Gaule par h s Germains. Les Wisigoths et les
res et sur celui Bmrgondes ont pris possession de leurs provinces au
l ’histoire russe. aom de F empereur romain, et nous avons vu que la
Gaule • c t a t S t ( T w i i plutôt en ami qu’en ennemi.
kcompte que la conquête l ' o c a ^ t M a e fa t,en général, ni violente, ni sanglante.
•mènes sociaux qu’ on S aaf éam t le nmd-est de la Gaule, où l’invasion se
camtrâna pendant plusieurs siècles, l’aspect du pays
-il, de son influence ; m'em fut pas modifié. Les Wisigoths étaient peu nom-
ïérence entre l ’histoire hteuA dans le bassin de la Garonne. Ils n’étaient que
imtcidentaux provient du 3MLÛ00 quand ils passèrent le Danube ; les Burgondes
conquête d’un peuple ■fîttairat que 80.000 quand Aetius les établit en Savoie ;
nous, cette conquête • Fam ée, sous Clovis, n’étaient qu’une bande de guér­
tmous semble incomplet ; ites ut maa une émigration en masse. Les Germains
; les États de l’ Europe a pracat donc changer, dans la plus grande partie
l'attache principalement a la Gaule, ni la race, ni la langue (1). »
: Fon perd de vue l’ Alle- Ote doit supposer que, dans ces conditions, ils n’é-
et les États slaves qui ■ o t pas capables non plus de transformer la vie
(peuple n’y a pas subi de ■que.
: est aussi différente changèrent peu à la condition des habitants,
are ou de l’ Angleterre. ; A . Rambaud. Les paysans ne pouvaient être
• suffit pas à expliquer de leurs terres, puisqu’ils n’en possédaient
te 2 fallut bien les garder comme colons (2).
»t d’ ajouter que, même t mmx propriétaires, le sacrifice d’une partie de
1 2 y a eu conquête, elle a Mraa-fonds leur fut peu sensible, car ceux-ci
aussi profonde et aussi ■■t pas cultivés en entier. Ce qu’ils en cédèrent
•ftm o n s l’un de ces États peu considérable, attendu qu’il y avait assez de
P- Pogodine, « tout est ■pp ii-tenant au domaine impérial pour doter la
» , cette terre classique •guerriers wisigoths, burgondes ou francs (3). »
tles conséquences sociales pas que l’invasion des Barbares a produit

i:*ar l’invasion des Bar-


m é t !• civilisation française, t. I, 6e éd., p. 76.
kanarquer que la condition des paysans de la Gaule à l'époque
rE à p ire était très pénible; déjà en l’an 285 eut lieu le
plus reculés, éd. Obchtches- at connu sous le nom de * bagaudes ».
p. 76-77.
oo L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

des effets considérables sur le développement ulté­


rieur des rapports sociaux et politiques, A. Rambaud,
insiste cependant sur le fait que la Gaule franque
ne commença à différer profondément de la Gaule
romaine que deux ou trois cents ans après Clovis (1).
Il est difficile, à l’heure actuelle, de le mettre en
doute. Mais en ce cas, le « moment » économique a eu
tout le temps d’entrer en possession de ses droits et
de déterminer entièrement le caractère de toutes les
conséquences possibles de l’invasion germanique. Il
faut donc reconnaître le bien-fondé de l’opinion des
historiens qui refusent de voir en cette invasion la
cause de l’apparition du régime féodal en Occident (2).
Tout ceci nous amène à conclure que si Klioutchevski
a raison d’affirmer qu’en Russie l’évolution des classes
sociales a été, sur beaucoup de points, différente de ce
qu’elle a été dans l’ Europe occidentale, il se trompe
complètement lorsqu’il explique cette originalité rela­
tive par le fait qu’ en Occident le « moment » politique
aurait précédé le moment économique, alors qu’en
Russie les deux moments auraient dominé alternati­
vement. Cette explication peu claire est en contradic­
tion avec les faits. En réalité, le « moment # politique
a toujours été déterminé par l’autre, ce. qui d’ailleurs
ne l’empêche pas d’exercer sur lui une action en retour.
De son côté, S. M. Soloviev, qui juge, à juste titre,
que la conquête n’a pas eu, dans l’évolution de l’ Eu­
rope occidentale, l’importance qu’on lui attribue par
habitude, donne à nos historiens le conseil de ne pas
oublier la complexité des faits. « La grande différence
entre notre histoire et celle des États occidentaux
ne peut s’expliquer uniquement par l ’absence de con­
quête, mais par des causes nombreuses et diverses

(1) Ouvrage cité, p. 77.


(2) Parmi eux, nous comptons chez nous M. F. Vladimirski-Boudanov
(voir ses Aperçus sur l ’histoire du droit russo-lithuanien, I, Les fiefs de
l ’Etat lithuanien, Kiev, 4889, p. 2-3.
i *£. LA R U S S IE O P I N I O N S D E S O L O V IE V 23

fe développement ulté- ifa io n t agi dès le premier jour et tout au long de notre
^B tiqu es, A. Rambaud, ’f c to ir e : l’historien doit prêter à toutes une attention
S que la Gaule franque égaie s’il ne veut ps* qu’on puisse lui reprocher d’ être
lément de la Gaule '^sÆ*âtérsî {• ;. *
ans après Clovis (1). A &mss ajouter, d ’abord, que même les
: ffistaeüe, de le mettre en |S5 ,t * Je B’B e pïj * ««sââeBtale. où la conquête n’ a pas
de leur évolution sociale,
» économique a eu
^g*s3«?*sion de ses droits et £ b?; .îi»> sskgts cbescherion» en vain dans celle de
œwactère de toutes les iSfcsSeg eû*uiàî&. que dacs «eux où la conquête a eu
: SHrvasion germanique. Il ItM . par « a France, son influence a été beau-
ihmmw considérable qu’on ne l’a cru longtemps ;
-fondé de l’opinion des
1a ê en cette invasion la «MjSæi, que M. P. Pogodine lui-même, qui basait sur
féodal en Occident (2). de conquête chez nous toute son opposition
we que si Klioutchevski la Russie et l’ Occident, fut obligé, dans sa polé-
l’évolution des classes *vec P. V. Kirèevski, dans Le Moscovite, de
points, différente de ce , qu’en Russie même cette absence de con­
; esseidentale, il se trompe tas été aussi complète qu’il se l’ était imaginé
fsgwt cette originalité rela-
; le ? moment » politique ■ S£ mots admettons, en effet, d’après les chroniques,
}ue, alors qu’en t certaines peuplades slaves et finnoises firent volon-
ent dominé alternati- narmt appel aux Varègues, nous ne pouvons cepen-
i claire est en contradic- , asec que beaucoup d’aàtres furent réduites à
, le t moment » politique i ~r par ces étrangers, et que ceux-ci, une fois
’ Fantre, ce. qui d’ailleurs ÜBMioîrdement dans leur nouvelle patrie, s’y condui-
■k i une action en retour. fcflupart du temps, selon l’expression de Kliout-
qui juge, à juste titre, » conquérants. Ainsi s’ explique la révolte des
bws l’évolution de l’ Eu-
i contre Rourik, sous le commandement de
qu’on lui attribue par
le conseil de ne pas
« La grande différence t. I, p. 268, note. ^
{pas oublier non plus que le récit des chroniques sur l ’appel
États occidentaux b ou s est parvenu sous une forme d’une époque bien pos-
«è H e ou du début du xii® siècle. Or, d ’après Kliou-
6 par l’absence de con- suècle les Varègues continuaient à venir en Russie comme
***mbreuses et diverses iis ne s’y transformaient plus en conquérants et leur
ir par la violence autrefois, comme elle ne se reprodui-
-.t peu vraisemblable » {Cours d'histoire russe, 3e éd.

plus agréable aux lettrés du xi® siècle de représenter


M. F. Vladimirski-Boudanov comme la conséquence d’un appel volontaire des
’ rr— lithuanien, I, Les fiefs de ->j£S?ys= C’est très naturel. Pour Klioutchevski, le récit de
24 L H ISTO IRE S O C IA L E DE L A RUS S IE

Enfin, chacun reconnaîtra volontiers la justesse de


l’opinion qui veut que l’historien « prête une égale
attention » à toutes les causes qui ont déterminé la
forme originale de nos rapports sociaux. Mais cette
règle n’ est guère applicable dans son sens littéral, car
il est parfois difficile et même impossible de s’assurer
que nous avons trouvé toutes les causes d’un phéno­
mène. Au point de vue de la méthode, le principal n’est
pas de dénombrer toutes ces causes, riais de déterminer
dans quel sens s’est exercée leur action la plus impor­
tante. En voici un exemple.
Déjà dans l’antiquité, certains écrivains prenaient en
considération l’influence du m ilieu géographique sur
l’homme social. Mais ils faisaient erreur lorsqu’ils
cherchaient à déterminer de quelle façon s’exerce
cette influence. Ils croyaient que le « climat », agissant
physiologiquement sur les membres d’une société,
suscite en eux telle ou telle disposition psychique qui,
à son tour, détermine l ’organisation sociale : ainsi le
climat de la Grèce aurait physiologiquement prédis­
posé les individus à de libres institutions, et celui
de l’Asie à la soumission à des monarques. Cette théorie
antique est passée aux écrivains modernes, par exemple,
aux Français du x v m e siècle et à Buckle. Actuellement
il faut la tenir pour surannée, car il est clair que le
« climat », c’est-à-dire le milieu géographique agit sur
les membres d’une société principalement — pour ne
pas dire exclusivement — par l’intermédiaire du
m ilieu social ; de la nature du milieu géographique
dépend le développement plus ou moins rapide de*

l’appel aux princes varègues est non une tradition populaire, mais
* une fable schématique sur l'origine de l’ Empire appropriée à la
compréhension des enfants des écoles » {o w r. cité, p. 170). S. F. Pla-
tonov rappelle, de son côté, que le chroniqueur anglo-saxon Widukind
raconte d’une façon absolument identique l’appel des Bretons aux
Anglo-Saxons, et que de plus, ils vantaient dans les memes termes que
les Novgorodiens de la Chronique de Nestor, leur « lerram latam et
8paliosam et omnium rerum copia refertam ». (Cours d'histoire russe,
6e éd.f p. 68).
DE L A RUS SIE D IS C U S S IO N DES O P I N I O N S D E S O L O V IE V 25

■volontiers la justesse de Factivité productrice, et de celui-ci, en dernier res­


en « prête une égale sort, la structure de la société qui détermine à son tour
qui ont déterminé la les tendances, les sentiments, les conceptions, en un
ts sociaux. Mais cette mot, toute la vie psychique des individus. Ainsi l’ action
as son sens littéral, car du milieu géographique sur ces derniers, considérée
impossible de s’ assurer autrefois comme directe, ne s’exerce en réalité que
les causes d’un phéno- d'une façon indirecte, et c’est seulement après cette
lméthode, le principal n’est d e b a d io a qu'il a été possible de déterminer scien-
ascs, rftais de déterminer tihquemcal son rôle dans l’évolution des rapports
action la plus impor- dpi ju i f B en est ainsi de tous les autres « moments »
de révolution historique ; leur action demeure incom­
écrivains prenaient en préhensible ou plus exactement est interprétée d’ une
h m ilieu géographique sur finçan erronée, aussi longtemps qu’on ne parvient pas
fanaient erreur lorsqu’ils il déterminer exactement la façon dont elle s’est exercée.
quelle façon s’exerce
tque le « climat », agissant
VI
membres d’une société,
(déposition psychique qui, Discussion des opinions de Soloviev
ation sociale : ainsi le
physiologiquement prédis­ Malgré son effort pour ne pas être « unilatéral »,
institutions, et celui rlui-même n’a pas échappé toujours à ce danger,
I monarques. Cette théorie at parce que le mode d’action des diffé-
i modernes, par exemple, facteurs » de l’évolution historique ne lui appa-
tet h Buckle. Actuellement t pas clairement. Ses considérations — à la fin
t. car il est clair que le premier de son premier tome — au sujet
géographique agit sur de la nature sur le caractère des peuples,
ï pnacipalement — pour ne s’expliquent rien. « Une végétation luxuriante,
par l’intermédiaire du «t agréable, dit-il, éveillent dans un peuple le
du milieu géographique st de la beauté, le goût des arts, de la poésie,
ffa s ou moins rapide de i Avertissements publics, ce qui agit puissamment
rapports des deux sexes (1). » Mais le goût de
tradition populaire, mais ■c a’est pas moins v if chez les Scandinaves ou
4e l'Empire appropriée à la ■ Anglais que chez les Italiens ou les Espagnols,
» m t . cité, p. 170}. S. F. Pla-
istaqim r anglo-saxon Widukind on à l’art n’est pas moindre chez les Esqui-
t i m l'appel des Bretons aux
t dans les mêmes termes que
chez les Peaux-Rouges du Brésil. Les rela-
.\etfor, leur « ierram latam et
rten ». (Cours d’histoire russe,
livre I, p. 29-30.
26 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A RUS S IE

tiens des sexes entre eux sont déterminées par l’évo­


lution des relations familiales qui dépend de Y économie
du pays, qui dépend elle-même, il est vrai, du milieu
géographique, puisque ce dernier active ou retarde le
développement de l’activité productrice. Mais c'est là
un cas d’action indirecte de la « nature », alors que Solo-
vie v parle de son action directe. Enfin, pour ce qui est
des divertissements publics, chaque peuple les aime,
pour autant qu’il v it d’ une façon à peu près suppor­
table, et tant qu’il n’en a pas perdu l’habitude par suite
du développement d’ un individualisme extrême, dû,
lu i aussi, à l’action non de la nature, mais des rapports
sociaux.
A ces considérations Soloviev en ajoute d’autres,
relatives à la part de la nature dans « la différence his­
torique entre le caractère des populations de la Russie
méridionale ou septentrionale ». Or, après ce qui précède,
ses conclusions à cet égard ne peuvent être fondées. 11
sera plus utile de s’arrêter à sa tentative d’expliquer
les destinées du peuple russe par le milieu géographique
dans sa célèbre opposition de la forêt russe à la pierre
de l’ Europe occidentale. Il expose comment le voya ­
geur qui passe de l’ Europe occidentale à l ’ Europe orien­
tale et se trouve encore sous l’impression de la diffé­
rence des aspects, appellera la première contrée de la
pierre, et la seconde contrée du bois. Cette caractéris­
tique des deux parties de l ’ Europe est, selon lui, tout
à fait exacte.
« La pierre, dit-il — c’ est ainsi que I on appelait
autrefois chez nous les montagnes — la pierre a divisé
l’ Europe occidentale en de nombreux États et délimité
beaucoup de nationalités. C’est en pierre que les
seigneurs ( m ouji) de l’Occident ont bâti les nids d’où
ils ont dominé les paysans ( m oujiki) ; la pierre leur
a donné l’indépendance. Mais bientôt les paysans,
à leur tour, s’entourent de pierre et acquièrent la
liberté, l ’indépendance ; tout est solide, tout est déter-
LA RUS S IE D IS C U S S IO N DES O P I N I O N S DE S O L O V IE V 27
«term in ée s par l’évo- miné, grâce à la pierre ; grâce à elle s’ élèvent des mon­
dépend de Y économie tagnes naturelles, des édifices immenses, éternels (1). »
il est vrai, du milieu Remarquez que le mot « pierre » vient d ’être employé
active ou retarde le dans deux sens. Il signifie premièrement la pierre
iuctrice. Mais c’est là efle-même comme matériel de construction ; seconde­
■ature », alors que Solo- ment, les aumlasne* qui diversifient plus ou moins la
Enfin, pour ce qui est surface d'un pays. Les montagnes ont d’abord divisé
, «kmque peuple les aime, l’Europe occidentale en de nombreux peuples et
I façon à peu près suppor- États, et pois le matériel de construction qu’elles ont
iu l’habitude par suite forum a donné de la solidité et de la précision aux rap­
Inalisme extrême, dû, ports intérieurs dans ces États. Dans l’ Europe orien­
•ture, mais des rapports tale, l’absence de pierre a produit des résultats diamé­
tralement opposés.
ev en ajoute d’autres, * Dans la vaste plaine orientale, il n’y a pas de pierres
: dans « la différence his- fa t Soloviev : tout est uni, il n’y a pas de diversité
i populations de la Russie f a peuples, et le résultat en a été un État unique par
- Or, après ce qui précède, s m étendue. Les seigneurs (mouji) rte peuvent s’y
t peuvent être fondées. Il construire de nids de pierre, ils ne mènent pas une
rft sa tentative d’ expliquer c a r e n c e isolée et indépendante, ils viven t en droujines
- le milieu géographique autour du prince et se déplacent sans cesse dans l'es­
; la jorêt russe à la pierre pace illimité ; les villes n’ont pas de relations stables
le p c s e comment le voya- arcee eux. Étant donné cette absence de délimitation
entale à l’ Europe orien- ■rtte entre les régions, il n’existe pas de particularités
rimpression de la diffé- a r a b le s d’agir profondément sur le caractère des popu-
i la première contrée de la k û M e locales et de leur rendre pénible l ’éloignement
bois. Cette caractéris- f a la patrie, l’ émigration. Il n’y a pas de demeures
►FEurope est, selon lui, tout * i Mi » qu’il soit pénible de quitter... les villes sont
im aéec de chaumières de bois, la première étincelle
ainsi que l'on appelait «B b i t un monceau de cendres. Le mal d’ailleurs n’ est
; — la pierre a divisé p » grand, car le matériel est si bon marché qu’il n’en
awanbreux États et délimité « f a t rien pour construire une nouvelle maison. De
Cest en pierre que les ; m ia fa c fa té avec laquelle le Russe d’ autrefois quittait
. ont bâti les nids d’où B a a m , sa ville ou son village natal, et de là aussi
im oujiki) ; la pierre leur fU fa a t f a gouvernement pour le retenir et le fixer (2). »
■aïs bientôt les paysans,
b pierre et acquièrent la
td e la Russie, t. X I I I , ch. i, livre I I I , p. 664.
i est solide, tout est déter­ même page.
28 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A RUS S IE

Donc, en tant que matériel de construction, la


« pierre » a donné aux classes supérieures de l’Occident
la possibilité matérielle de s’isoler des classes inférieures
et par là même a rendu plus âpre la lutte des classes. En
tant que montagne, elle a exercé une influence directe
sur le caractère des peuples de l’Occident, en leur ins­
pirant un désir de continuité, de précision. L ’absence
de ce désir chez le peuple russe s’explique par le manque
de la « pierre » dans son pays. Là où il n’y a ni persévé­
rance ni précision, les rapports des classes demeurent
imprécis et changeants ; aussi leur lutte réciproque
ne peut-elle atteindre un haut degré de tension.
Or, en tant que matériel de construction, la pierre est
loin d’avoir joué en Occident le rôle exceptionnel que
lui attribue Soloviev. L ’ Europe occidentale a été, elle
aussi, « de bois » à un moment donné. Au x e siècle
encore, dans la plupart des cas, les châteaux des sei­
gneurs féodaux, en France, étaient des tours de bois
entourées de murailles de bois ; ce n’est qu’à partir
du x i e siècle qu’on trouve des forteresses en pierre
dans tout le pays (1). Cependant la France était la
terre classique de la féodalité ; dès le x e siècle, l’ordre
féodal y existait dans ses formes principales. Il est donc
évident que ce n’est pas la « pierre » qui a assuré aux
seigneurs français leur triomphe sur les « paysans ». Ces
seigneurs ne commencèrent à se faire construire des
« nids de pierre » qu’après avoir imposé leur joug aux
paysans.
E t les villes ? En Russie, ainsi que le fait justement
remarquer Soloviev, elles étaient formées surtout de
maisonnettes en bois. Mais au Moyen âge, il en était
de même en Occident. Un règlement sur le salaire des
artisans nous montre que jusqu’au commencement
du x m e siècle, Londres était une ville presque exclu-

(1) Histoire de la civilisation au Moyen âge et dans les temps modernes,


par S e ig n o b o s , Paris, 1887, p. 12-13. Voir aussi A. R a m b a u d , Histoire
de ta civilisation française, t. 1, p. 426.
D IS C U S S IO N DES O P I N I O N S D E S O L O V IE V 29

«veinent en bois. Il va de soi que les constructions en


kns de l’ Occident résistaient aussi peu à la flamme que
«fie s de Russie ; de même que chez nous elles s’y
transformaient souvent en « monceaux de cendres ».
Le règlement des salaires dont il vient d’ être question
concernait principalement les charpentiers dont les
exigences — d’après les autres habitants — étaient
dera n o exagérées depuis l’incendie qui, en 1212, avait
«fctrait iraa p a n d r partie de Londres (1).
Les v B e s de France e t d’Allemagne étaient, elles
■ s i , composées principalement de maisons de bois.
Dans les vOles — ce qui n’existait pas dans les villages
— noos trouvons des maisons à fondations de pierre,
que le bâtiment lui-même fût encore construit en
A Hameln, à Nieuport, à Amiens et même dans
s, nous trouvons des toits de chaume. A
les autorités remettaient le quart de la
à qoi remplaçait le chaume par des tuiles (2).
s d’ Italie semblent avoir toujours été beaucoup
l^aa Tache s en maisons de pierre, mais cette exception
» la règle générale — si elle a réellement existé — ne
aucunement la pensée de Soloviev. Si les
bois de l’Angleterre, de la France et de l’Alle-
■t suivi un développement historique différent
les villes en bois de la Russie, il faut en conclure
haïs » ne peut expliquer cette différence.
dTautre part, les villes de la Russie lithua-
|ai étaient aussi en bois (3) ; cependant leur *

L o t a l e ys k i , Le développement de Véconomie nationale dans


ismiaie, Saint-Pétersbourg, 1899, p. 71.
J R L I L L ocxicker , Cours d'histoire : la vie économique de l'Europe
î**-F é te rs b o u rg , 1913, p. 126.
b A ft» je me rendis à Brest, forteresse avec une ville en bois »
rA e dont le château de bois a une tour en pierre », etc.
* n sur ta Moscovie, Saint-Pétersbourg, 1866, p. 212-225).
m e r sur l’importance historique du bois et de la pierre
impressions d’un voyageur imaginaire. II est intéressant
rimpre^sion d’un voyageur contemporain sur la ville de
de la ville, des rochers de granit font sailli? ; la pierre
de la tête, et la ville tout entière est en bois. Les
30 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

destin historique ne ressemble pas à celui des villes


de la France ou de la Russie moscovite, et c’est là une
nouvelle preuve que le « bois » ou la « pierre » ne jouent
aucun rôle dans les phénomènes historiques de ce genre.
Enfin, Soloviev a oublié que les édifices « immenses,
éternels ». ne sont pas seulement en pierre. En Belgique
et en Hollande, on les construisait en briques. Mais il
va de soi qu’on ne commença à les construire dans ces
pays que lorsque le développement social les eut
rendus nécessaires et eut donné la possibilité écono­
mique de les élever.
On peut dire, en régie générale, que les villes de
l’ Europe occidentale remplacèrent le bois parla pierre
(ou la brique) dans la mesure où s’accroissaient leurs
forces productives et leur bien-être économique. Aussi
est-il permis de penser que, si les villes de la Russie
s’étaient enrichies avec autant de rapidité que celles
de l’ Europe occidentale, elles auraient aussi remplacé
peu à peu le bois par la pierre.
Les villes les plus riches de la Russie prémongole,
K ie v et Novgorod, possédaient plus de constructions
en pierre que les autres. On comptait à K ie v plus de
douze églises en pierre (1). Par la suite, ce fut à N ovgo­
rod que Moscou emprunta l’art de la construction en
pierre, aussi longtemps que l’idée ne lui fut pas venue
de s’adresser aux maîtres de l’ Europe occidentale. Ce
n’ est donc pas dans l ’absence de pierre qu’il faut cher­
cher la cause de l’arrêt du développement de N o v ­
gorod ou de Kiev.
Le point de vue de Soloviev sur la « pierre » en tant
que montagne n’est pas aussi erroné. Cependant, là
aussi, il a commis des erreurs.

maisons, ou plutôt les chaumières semblent sortir du tableau de Rerich,


a La vieille Russie ». Les rues ne sont pas pavées, etc. (G. P e t r o v , « Sur
le fond doré », Bousskoé Slovo, 4 novembre 1913). Il est évident que là
non plus la pierre ne joue aucun rôle politique.
( l f I gor G r a b a r , Histoire de Vart russe, 1er fascicule, p. 146.
DE L A RUS S IE D IS C U S S IO N DES O P I N I O N S DE S O L O V IE V 31
pas à celui des villes Il est exact que, lorsque des montagnes ont séparé les
■moscovite, et c’est là une sues des autres les peuplades primitives, elles ont
ou la « pierre » ne jouent empêché leur fusion en une seule nation. Mais cette
shistoriques de ce genre, thèse ne doit être admise qu’avec des réserves impor­ . I
les édifices « immenses, tantes. La * pierre % en effet, n’a pas empêché les
~t en pierre. En Belgique divers peuples de 5’Occident d’établir entre eux les
.lisait en briques. Mais il relations le* phîs animées. Le développement de ces
a les construire dans ces FeJaîjoa* «s®, Ssii aussi, déterminé en dernier ressort
«*>ppement social les eut par i'érailailâaîi. économique qui ne dépend du milieu
•àozné la possibilité écono- ettr^rsphique que dans la mesure où ce dernier fa vo­
rise le développement des forces productives. Ici
;érale, que les villes de c»re, Soloviev croit à une action directe du milieu
ent le bois par la pierre géographique, alors qu’il faut parler surtout de son
où s’accroissaient leurs indirecte. Son hypothèse ne supporte donc pas
!s*en-être économique. Aussi [hi critique. Il n’y a pas, dans l ’ Europe occidentale,
p k . si les villes de la Russie de pays plus montagneux que la Suisse, Cependant, la
aate ut de rapidité que celles dépendance féodale des « paysans » à l ’égard des « sei-
<ak-s auraient aussi remplacé ^ e a rs » n’y a jamais été aussi solidement établie et
■*a jamais atteint les mêmes proportions que dans la
&F? de la Russie prémongole, pivne située à l’est de l’Elbe.
Enfe-ent plus de constructions Aatre exemple : la Russie lithuanienne occupait
Oa comptait à K ie v plus de tme partie de cette plaine orientale que Soloviev
U . Par la suite, ce fut à Novgo- ” sk pays « du bois ». Mais si nous y comparons les
l'art de la construction en intérieurs avec ceux de la Russie moscovite,
' *tac î’idée ne lui fut pas venue v ir o n s qu’au x v ie siècle, par exemple, ils ont
de l’ Europe occidentale. Ce i d’analogie avec eux qu’avec ceux des pays de
■de pierre qu’il faut cher- occidentale. On peut dire, il est vrai, que
«su développement de N ov- apports intérieurs dans la Russie lithuanienne ont
ilm ftuence de la Pologne, c’est à dire de l’Occident,
sur la « pierre » en tant la «fluence polonaise a été en effet très forte ; mais
*jssi erroné. Cependant, là peut expliquer entièrement les rapports des
«srsmrs. caCre elles, et cela pour une raison très compré-
: : Finfluence d’un pays sur la structure inté-
W autre pays n'est possible que dans la mesure
» W'zibleat sortir du tableau de Rericb,
p *» pavées, etc. (G. P e t r o v , « Sur i i j t déjà dans ce dernier des éléments sociaux
. m «*mbre 1913). Il est évident que là 3 est avantageux de servir de véhicule à
politique
r u » , l « r fascicule, p. 146. e. Nous verrons par la suite pour quelles
32 L ' i I I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

raisons certaines classes de la population de la Russie


occidentale se sont prêtées si volontiers à l ’influence
polonaise, mais revenons d’abord à Soloviev.

V II
L ’influence réelle, en Russie, du milieu
géographique
Ses considérations sur l ’influence du climat, de la
« pierre » et du « bois » ont peu de valeur, mais on ren­
contre cependant, au cours de son grand travail, d’autres
idées, plus justes, sur l’influence, dans notre évolution
sociale, du milieu géographique.
Dans son chapitre premier, parlant du caractère
uniforme de la plaine de l’ Europe orientale, il constate
que « l’uniformité des formes naturelles exclut les
groupements provinciaux, crée dans la population des
occupations identiques ; cette identité des occupa­
tions produit celle des coutumes, des mœurs, des
croyances qui exclut les chocs hostiles ; les besoins
identiques appellent des satisfactions identiques, et la
plaine, quelle que soit son étendue, quelle qu’ait été,
à l’origine, la diversité de ses populations, deviendra
tôt ou tard le territoire d’un État unique ; c’est ce qui
explique l ’étendue de la Russie, la similitude des parties
qui la composent et le lien solide qui les unit (1) »
On ne peut tenir ce raisonnement pour irréprochable.
Notre historien y répète l’erreur des savants qui, avant
lui, ont étudié l’influence du milieu géographique sur
l’évolution d’un peuple ; lui aussi, il s’efforce avant tout
de déterminer à quelles dispositions psychiques ce
milieu a donné naissance. Ce n’est qu’ensuite qu’il
envisage les occupations et, en général, le genre de oie
qui, d’après lui, est le résultat de ces prédispositions.

(1) Histoire de la Russie, livre. I, p. 10.


A RUS SIE I N F L U E N C E D U M I L I E U G E O G R A P H IQ U E 33
tpapulation de la Russie C’est là la méthode de l’idéalisme historique : l’être
i aaiontiers à l’influence s’explique par la conscience, bien que l ’on ait pris pour
à Soloviev. point de départ du raisonnement tout entier certaines
c onditions matérielles d’existence — dans le cas présent
les particularités de la plaine orientale de l’ Europe.
Mais la méthode idéaliste est en elle-même si peu satis­
sie, du milieu faisante que les savants qui y ont recours l’abandon­
nent dès qu’ils s’efforcent réellement de.trouver les
lu e
liens des phénomènes sociaux ; devenus momentané­
pnfuence du climat, de la ment des matérialistes, ils expliquent la conscience
i de valeur, mais on ren­ par l’ être (1). La science sociale est redevable à cette
on grand travail, d’ autres inconséquence de beaucoup de découvertes très im ­
, dans notre évolution portantes. Soloviev, lui non plus, n’ est pas fidèle ici
ne. à sa méthode idéaliste, mais son inconséquence aboutit
l, parlant du caractère à un bon résultat. Après quelques mots sur les disposi­
.-—.ope orientale, il constate tions psychiques de la population..qui seraient influen­
knnes naturelles exclut les cées directement par le milieu géographique, il envi­
crée dans la population des sage l’influence exercée par l’ uniformité des formes
cette identité des occupa- naturelles sur les occupations et le genre de vie du peuple
coatumes, des mœurs, des et nous apprend lui-même que la similitude des formes
, chocs hostiles ; les besoins naturelles mène à l’ uniformité des occupations qui
Kitisfactions identiques, et la engendre celle des coutumes, des mœurs, des besoins,
étendue, quelle qu’ait été, des croyances et enfin celle des moyens, etc. Ces pensées
« t ses populations, deviendra si justes n’ont pas été jusqu’à présent'assez prises en
Tun É tat unique ; c’ est ce qui considération par les écrivains qui ont recherché les
tussie, la similitude des parties causes de l’originalité relative du processus historique
n solide qui les unit (1) « de la Russie.
sonnement pour irréprochable. Supposons qu’une cellule se soit divisée, comme il
Terreur des savants qui, avant arrive souvent, en deux cellules-filles et que celles-ci
.if du milieu géographique sur se soient subdivisées en quatre cellules-petites-filles
lui aussi, il s’efforce avant tout qui à leur tour donnent naissance chacune à deux
îs dispositions psychiques ce cellules, etc., etc. Le nombre des cellules croît suivant
ice. Ce n’est qu’ensuite qu’ il une progression géométrique et aucune d’elles n’a•
et, en général, le genre de oie
■ésultat de ces prédispositions. •li Je dis « phénomènes sociaux », car tout naturaliste devient forcément
«n matérialiste dans son laboratoire. Pour trouver des exemples d'une
explication idéaliste des phénomènes naturels, il faudrait revenir à la
I, p. 10. philosophie de la nature de Scheliing.
34 l ’ h is t o ir e S O C IA L E d e l a R U S S IE

une existence absolument indépendante des autres.


Nous avons ainsi un assemblage de cellules, un tissu
vivant mais non un organisme tant soit peu complexe.
Pour que cet organisme existe, la multiplication des
cellules aurait dû s’accompagner vde leur différencia­
tion ; sans différenciation il n’y a pas d’évolution dans
la nature.
Supposons maintenant que nous ayons affaire à une
communauté d’ agriculteurs, dans un pays plat, ouvert
de tout côté et peu peuplé. Lorsque cette communauté
sentira « l’étroitesse de la terre », par suite de l’augmen­
tation du nombre de ses membres, un certain nombre
d’entre eux quittera le village et formera un nouveau
hameau. Lorsque ce dernier augmentera au point
que ses terres ne lui suffiront plus, il enverra à son tour
une partie de ses habitants coloniser de « nouvelles
terres ». Dans celles-ci la même chose se reproduira,
etc., etc. Aussi longtemps que la réserve en « terres
libres » ne sera pas épuisée, chaque village aura recours
à la colonisation dès que le nombre de ses membres
atteindra un certain chiffre. Qu’aurons-nous alors ?
Une quantité de villages travaillant la terre suivant
des méthodes toujours les mêmes. La région peuplée
de cette manière pourra être assez riche ; cependant
le niveau de son développement économique restera
très bas. L ’identité des conditions naturelles et celle
des occupations retardent l’ élévation de ce niveau éco­
nomique et par suite le développement intellectuel.
« Ce n’est pas la fécondité absolue du sol, dit Marx, mais
sa différenciation, la diversité de ses produits naturels
qui forme la base naturelle de la division du travail et
oblige l’homme, par suite de la diversité des conditions
naturelles, à diversifier ses propres besoins, ses capa­
cités, ses moyens et ses modes de production (1). »
L ’ uhiformité des conditions naturelles, caractéristique
?

INFLUENCE DU. MILIEU GEOGRAPHIQUE 35

des. autres, de la plaine de l’ Europe orientale, a été défavo­


i. un tissu rable avant tout au progrès économique de la popula­
complexe. tion. Mais nous savons déjà que celui-ci détermine le
m des développement social, politique et intellectuel. Qui veut
éifjêrencia- avoir une idée claire de l’évolution sociale de la Russie
jn dans doit donc tenir compte des indications de Soloviev sur
les « conditions naturelles » qui entraînent l’uniformité
i a fa ire à une des occupations.
i |fat. ouvert Autre considération : « La plaine orientale,poursuit-il,
eunauté touche directement, au sud-est, aux steppes de l’Asie Kf
flj
M^r IVaumen- centrale ; depuis un temps immémorial, des foules de
[ «om bre nomades franchissent le large passage qui s’ouvre entre
s nouveau l’Oural et la mer Caspienne et envahissent les vastes
a s point et riches pays de la basse-Volga, du bas-Don, du bas-
ki son tour Dniéper. L ’Asie ne cesse d’envoyer des hordes de
t a .nivelles pillards qui veulent vivre aux dépens de la population
i seeroduira, sédentaire ; aussi un des traits les plus importants de
<k < terres l’histoire de cette population sera-t-il la lutte conti­
H t recours nuelle contre les Barbares des steppes (1). »
irt membres Quelle a été l'influence de cette longue lutte sur le
adors ? développement intérieur de la Russie ? Soloviev se
terre suivant contente ici d’ une allusion à cette question si impor­
■sfÏMi peuplée tante. Lui-même n’ était pas du nombre des écrivains
: cependant qui lui attribuent une influence décisive sur l ’histoire
restera du peuple russe. On sait que, d’après lui, « les Tatars,
et celle après l’assujettissement delà Russie, vécurent à l’ écart,
t mveau éco- ne s’occupant que de recueillir le tribut, ne s’immisçant
istellectuel. en rien dans les rapports intérieurs, laissant tout en
t Marx, mais l’état (2) ». D ’autres peuples nomades qui les avaient
sis naturels précédés s’étaient immiscés encore moins qu’eux
i du travail et i dans les rapports intérieurs », et nous devons donc
des conditions admettre, avec Soloviev, qu’eux aussi, plus encore que
s, ses capa- les Tatars, ont tout laissé « en l ’état ». S’il en est
iaction (1). » ainsi, comment s’est manifestée l ’influence de la lutte
-sTsetéristique

i; Outrage cité, livre 1, p. 10.


’T Outrage cité.
36 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

contre eux ? Soloviev reconnaissait, semble-t-il, que,


s’ils ont laissé « tout en l’état », les nomades ont cepen­
dant retardé ou-accéléré l ’évolution intérieure de la
société russe. « Non seulement les habitants deâ steppes,
les Polovtses, attaquaient directement la Russie, dit-il,
mais ils coupaient ses communications avec la met
Noire, empêchaient sa liaison avec Byzance. Les princes
russes devaient, avec leurs hommes, aller à la rencontre
des marchands grecs et les protéger, jusqu’à K iev, contre
les bandits de la steppe ; l’Asie barbare s’efforçait de
priver la Russie des voies qui la mettaient en communi­
cation avec l’ Europe civilisée (1). » Puisqu’il en était
ainsi, il est évident que les nomades ont exercé une
influence sur le développement intérieur de notre
pays en retardant son développement économique.
Mais Soloviev ne s’arrête pas à l’examen de cette
question si importante.
Parlant de la défaite infligée au grand-prince V ito vt
par Timour Koutlouï et Édigée sur les bords de la
Vorslda, en 1399, il remarque que sa conséquence fut
seulement la dévastation d’une certaine étendue du
territoire lithuanien (2). Cette remarque caractérise
bien ses conceptions. De même que Karamzine, il
s’intéressait surtout à l’histoire de l’ État, et là où
les événements n’ exerçaient pas une influence é v i­
dente et directe sur la structure de cet État, ou
— dans le cas qui vient d’être cité — sur les rapports
de la Grande Principauté de Lithuanie avec la Horde
d’Or — il était disposé à restreindre leur importance.
Les nomades ont « seulement » dévasté la Russie, ou
lui ont imposé des tributs. C’est pourquoi Soloviev
dit qu’ils ont tout laissé en l’état. Mais si les dévas­
tations ont retardé le développement intérieur, elles
ont pu, par là même, donner à ce développement une

(1) Ouvrage cité, p. 4.


(2) Ouvrage cité, p. 1034.
A C T I V I T É P R O D U C T R I C E D E L A R U S S IE 37

direction plus ou moins différente de celle qu’il aurait


eue autrement. Sans doute, la différence dans la rapi­
dité du développement n’ est que quantitative, mais, en
s’accumulant peu à peu, des différences quantitatives
deviennent qualitatives. Il se peut qu’en dévastant
la Russie et en retardant, par conséquent, la croissance
de ses forces productives, les nomades aient favorisé
la naissance et le maintien de certaines particularités
dans la structure politique de la Russie. C’est pourquoi
il eût fallu accorder plus d’attention aux conséquences
économiques, et peut-être sociales et politiques, de la
lutte entre la population sédentaire et les nomades.

V III

L ’activité productrice de la Russie du Sud-Ouest


pendant la période kiévienne ;
opinions de Keltouïala.
Plus s’ accroissent les forces productives d’une société,
plus elle s’ élève dans l’ échelle du développement éco­
nomique, mieux elle défend son existence dans la lutte
contre ses voisins. «L a victoire repose sur la production
des armes, dit Engels, en réfutant la « théorie de la vio ­
lence » de Dühring ; celle-ci — la production des
armes — repose à son tour, sur la production en
général, par conséquent sur la « puissance écono­
mique », les moyens matériels dont la force peut dis­
poser (1). » Mais alors comment expliquer que les agri­
culteurs de l’ Europe orientale n’aient pu pendant
longtemps venir à bout des nomades qui arrivaient
d’Asie à travers le large passage qui s’étend de la chaîne
de l’ Oural à la mer Caspienne, car, au point de vue éco­
nomique, les agriculteurs sont supérieurs aux nomades ?

(1) Philosophie, économie politique, socialisme, anti~Dühring, traduction


de l'allemand, 4® éd., p. 137.
38 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

À l’heure actuelle, cette question semble intéresser


vivem ent ceux de nos savants qui adoptent une expli­
cation matérialiste de l’histoire, mais la solution qu’ils
lui donnent n’ est pas toujours heureuse. C’est ainsi
que V. A. Keltouïala a dit récemment que, jusqu’au
milieu du x m e siècle, l’occupation dominante chez
nous était la chasse et le commerce qui en résultait,
tandis que les Tatars étaient des éleveurs de bestiaux.
Or, l’ élevage est une occupation supérieure à la chasse ;
il exige une meilleure organisation des forces sociales.
« Aussi une organisation sociale et politique qui repose
sur l’élevage des bestiaux, est-elle plus forte, géné­
ralement, qu’une organisation fondée sur la chasse ».
Et c’ est ainsi, selon lui, que l’« État russe, voué à la
chasse et au commerce et fondé sur une grande voie
fluviale, a pu être vaincu d’une façon décisive par des
nomades pasteurs (1) ».
Il en ressort que S. M. Soloviev serait dans l’erreur
en appelant les Petchénègues, les Polovtses et les Tatars
des Barbares asiatiques. Ou, s’ il a raison, si ces « Asiates»
peuvent, malgré tout, être appelés des Barbares, il
faut admettre que dans la plaine de l ’ Europe orien­
tale, leurs adversaires, des chasseurs sauvages, leur
étaient encore inférieurs par leur développement éco­
nomique et social ; la soumission des Russes aux Mon­
gols ne serait alors que la conséquence naturelle de la
supériorité économique de ces derniers
Gette explication s’accorde peu avec les faits connus.
Rappelons-nous le récit du chroniqueur sur les pour­
parlers d’ Olga avec les Drévlianes. La reine envoie dire
aux habitants de Korostène:«Que voulez-vous atteindre
en restant assiégés, puisque toutes vos autres villes se
sont rendues, engagées à payer tribut, et cultivent leurs
champs et leurs terres ; et vous, vous voulez mourir

(1) Cours d’histoire de la littérature russe, 1 " partie, livre II, Saint-Péters­
bourg, 1911, p. 68-69.
A C T I V I T É P R O D U C T R I C E D E L A RUS S IE 39

■irtrresser de faim. etc. (1). » Peut-on supposer que ce récit ait


expli- pris naissance dans un État « chasseur et commerçant » ?
« c k a qu’ils Il est évident que non. Il y est question d’agriculteurs
O f t ainsi qui attachaient un grand prix à la possibilité de « culti­
jusqu’au ver leurs champs et leurs terres (2) ». Autre exemple :
î* chez les habitants de Bêlgorod, assiégés en 997 "par les
• résultait, Petchénègues et réduits par eux à la famine, étaient
& Wstiaux. sur le point de se rendre lorsqu’un vieillard imagina la
à ' » chasse ; ruse suivante. Il dit à ses concitoyens : « Prenez chacun
une mesure d’avoine, de blé ou de son. » Lorsqu’ils
eurent fait ce qu’il leur conseillait, il ordonna aux
i femmes de faire du kisel (3), de le verser dans une cuve
et de mettre cette cuve dans un puits. Dans un autre
à la puits, on descendit une cuve contenant du miel délayé
L2 ije voie dans de l’ eau. Il envoya ensuite chercher les Petché­
par des nègues et leur dit : « Pourquoi vous épuisez-vous contre
nous ? Croyez-vous nous vaincre ? Quand même vous
Terreur resteriez ici dix ans, que pouvez-vous nous faire ? La
s Tatars terre nous fournit des vivres ; si vous ne le croyez pas,
* Asates » voyez-le de vos propres yeux. » Les Pet( hénègues le
il crurent et levèrent le siège (4). Or, ce récit aussi n’ a
orien- pu prendre naissance que chez un peuple qui, selon
». leur l’expression attribuée par le chroniqueur à l’ Ulysse
l éco- de Bêlgorod, recevait ses vivres de « la terre » (5).
Mon- Non moins caractéristique est le récit de la façon dont
e de la
(1) Chronique de Nestor. Version du monastère d’Hypat, Saint-Péters­
W ts connus. bourg, 1871, p. 37.
(2) A vrai dire l’ethnologie contemporaine ignore totalement les États
■les pour- « chasseurs et commerçants ». Au genre de vie des peuples chasseurs corres­
«■rroie dire pond une organisation de la société fondée sur la parenté du sang. On ne
peut guère le mettre en doute à l’heure actuelle, surtout si l’<?n prend en
atteindre
villes se
orftïvent leurs
I considération les excellents ouvrages de l ’école ethnologique de l’Amérique
du Nord, qui a pris naissance sous l ’influence du célèbre Morgan.
(3} Mets fermenté. N. d. T.
(4) Ouvrage cité, p. 88-89. Il convient de remarquer encore que les peuples
•«Ti^ez mourir chasseurs n’ont pas l’habitude de se mettre à l ’abri dans des villes
fortifiées.
(5) Les Viatitches, qui avaient pénétré dans les forêts profondes, entre
la Dcsna et,la haute Oka, payaient aux Khazars le tribut « de la charrue ».

t
Z!* Saint-Péter»* ( K l io u t c h e v s k i , Cours d’histoire russe, l re partie, p. 67). C’est là encore
un fait incompatible avec le genre de vie des peuples chasseurs.
40 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A RUS S IE

Vladimir Monomaque engagea Sviatopolk à marcher


contre les «païens » (c’est-à-dire les Polovtses). La drou­
jin a de Sviatopolk se mit à dire : « Ce n’ est pas le mo­
ment, au printemps, de faire la guerre ; tu veux perdre
les smerdes (les simples paysans) et leurs champs
labourés. » Vladimir répondit : « Je m ’étonne, droujina,
que celui qui emploie un cheval pour labourer la terre
en ait pitié et que vous, vous ne voyiez pas, que, lorsque
le cultivateur commencera à labourer, les Polovtses
viendront et le frapperont avec une flèche, raviront
son cheval, puis, entrant dans le village, enlèveront
sa femme et ses enfants et prendront tout son bien ! »
Cet argument produisit une telle impression que la
droujina de Sviatopolk ne trouva rien à objecter (1) ;
elle comprenait donc fort bien qu’il est utile de donner
aux smerdes la possibilité de travailler en paix la
terre. Les chasseurs le comprennent difficilement, pour
la simple raison qu’ils ne labourent pas et qu’il n’y a
pas de smerdes parmi eux.
Dix ans avant cette réunion des princes, les Torks (2),
assiégés par les Polovtses, avaient envoyé le message
suivant à Sviatopolk : « Si tu ne nous envoies pas de
blé, nous capitulerons (3). » Cela prouve évidemment,
non que les Torks s’adonnaient à l ’agriculture, mais
qu’ils avaient affaire au chef d’une région peuplée
principalement d’agriculteurs. Il est remarquable
aussi que le chroniqueur, se plaignant des dévasta­
tions des Polovtses, nous apparaît comme l’interprète
d’un peuple d’agriculteurs ; il remarque avant tout
que « les rusés fils d’ Ismaël brûlent les villages et les
meules de blé », et l ’incendie des églises ne vient dans
son récit qu’après l ’autre (4).14
3
2

(1) C h r o n iq u e d e N e s to r , version du monastère d'Hypat, p. 183.


(2) Tribu turque encore nomade peu de temps avant l’événement cité,
mais convertie et rattachée aux États russes.
(3) C h r o n iq u e , p. 154.
(4) C h r o n iq u e , p. 155.
A C T I V I T É P R O D U C T R I C E DE L A R U S S IE 41

Dès cette époque, les produits de l’agriculture


formaient la principale nourriture du peuple russe.
« Dans le monastère Petcherski, au x ie siècle, dit le
professeur Grouchevski (1), la nourriture habituelle
était le pain (surtout de seigle), les légumes (sotchivo,
pois et autres légumes à cosse) cuits et assaisonnés à
l’huile végétale ou la kacha (gruau). Les jours gras
on mangeait du fromage, et les jours maigres du pois­
son, mais ce dernier était déjà une gourmandise... Le
pain était considéré comme une nourriture plus recher­
chée que les légumes ». Tel qu’il est décrit par Grou­
K chevski, le menu de ce monastère nous donne une idée
de la façon dont se nourrissaient à cette époque les
classes les plus pauvres : « le pain, la kacha et les
légumes bouillis — très probablement quelque chose
dans le genre du chtchi (soupe aux légumes, surtout
aux choux) — étaient en ce temps, comme au nôtre, la
principale nourriture de la population, bien qu’elle
consommât plus de viande qu’actuellement (2) ».
Il est indispensable d’ajouter que l’agriculture, prin­
cipale occupation du peuple russe durant la période
kiévienne, était loin d’être alors ce grossier travail du
sol auquel s’adonnaient et s’adonnent encore, à côté
de la chasse, certaines tribus sauvages de l’Afrique
et des deux Amériques. Les instruments aratoires
dont il était fait usage — par exemple la charrue et la
» herse — témoignent d’une technique qui suppose
l’utilisation des animaux domestiques (chevaux et
bœufs).
D ’après V. A. Keltouïala, la chasse, qui, pendant des

(1) L a R u s s ie k ié v ie n n e , t. I, Saint-Pétersbourg, 1911, p. 326-327.


(2) G r o u c h e v s k i , L a R u s s ie k ié v ie n n e , t. I, p. 327. Précédemment
l'auteur avait déjà remarqué : « Les sources qui nous renseignent sur la
% vie des Slaves dans les conditions normales, et dans des endroits habités
—-r.t cité, depuis longtemps, montrent le grand développement qu'avait pris chez
eux l’agriculture qui marquait d’une forte empreinte toute la vie slave »
(p. 306-307). Ces sources se rapportent aux ix1 *6, xôet xie siècles. Y o i r V E s s a i
2
s u r V h is t o ir e d u p e u p le u k r a in ie n , du même auteur, 2e éd., p. 31-32,
42 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

milliers d’années, fut l ’occupation dominante de la


population russe, a marqué sa psychologie d’un carac­
tère particulier (1). Il se peut cependant que l’agri­
culture lui en ait donné un encore plus marqué, même
à l’ époque païenne, c’est-à-dire avant les Mongols.
Il est facile de le démontrer par des faits en grande
partie réunis par Keltouïala lui-même.
Prenons ce qu’on appelle les chansons de Noël
ou koliada (2). Keltouïala les divise en deux groupes :
au premier se rapportent les chansons qui conservent
la trace manifeste des conceptions païennes ; au second,
celles qui s’inspirent de motifs chrétiens. Le pre­
mier groupe est évidemment le plus ancien. Que nous
montre-t-il ?
« Parmi les chansons qui s’y rattachent, celles qui
ont un caractère agraire sont particulièrement inté­
ressantes. Dans une de ces chansons, le chanteur invite
le maître à se lever et à regarder le dieu marcher dans
la cour et préparer la charrue et les bœufs ; plus loin,
le dieu prépare les chevaux, va à l’aire, dispose les
gerbes en trois rangs, le froment en quatre rangs, ins­
talle une ruche et prépare la bière (3). »
C’est là, sans aucun doute, la psychologie d’un peuple
agriculteur. Les tribus de chasseurs chantent d’autres
chansons ; un Australien, par exemple, dira : « Le
kangourou était gras, je l ’ai mangé. » Keltouïala
ajoute que l’image du dieu qui s’adonne aux travaux
des champs est évidemment une représentation du
dieu païen Daj, c’ est-à-dire du soleil qui devait prendre
une grande importance pour ceux des peuples slaves
qui s’adonnaient principalement à l’ élevage des bes­
tiaux et à l’agriculture (4). Le D it de la compagnie

l'I) C o u r s , 2e partie, p. 68.


(2) K o li a d a « chanson païenne appliquée au Noël chrétien » (note du
traducteur).
(3) C o u r s , l re partie, Saint-Pétersbourg, 1906, p. 105.
(4) O u v r a g e c ité , p. 29.
A C T I V I T É P R O D U C T R I C E DE L A R U S S IE 43
de la d 'Igor, qui date de la période chrétienne, appelle le
carac- peuple russe petit-fils de Daj-bog. « Le petit-fi's de
l’agri- Daj-bog, de toutes ses forces, s’est levé sous l’ou­
même trage »..., etc.). Ce fait ne témoigne pas du tout d’une
Mongols, mentalité de chasseurs. Non moins significatif est
ro grande cet autre fait que, déplorant les dévastations causées
par les rivalités des princes, le D it d’Ig or constate
de Noël qu’alors « sur la terre russe s’ élevait rarement le cri
troupes : du laboureur, mais souvent le croassement des cor­
■■servent beaux ». Ces deux faits sont relevés par Keltouïala
m second,
lui-même (1).
Le pre- Il continue en nous citant d’autres chansons.
nous « A la table s’ assoient tous ceux qui interrogent
l ’avenir, ils placent leurs bagues à côté du plat... »
«elles qui
Ensuite on chante une série de chansons qui reçoivent,
st inté- d’après le mot blioud (plat), l’appellation de podblioud-
invite nyia (du plat). La première est dédiée au pain et an sel.
er dans Lorsqu’elle est terminée, on met les bagues, les anneaux,
fius loin, du pain, du sel et de petits charbons sur le plat, et on
4i^>ose les chante les chansons suivantes : « Le grain roule sur
1*■»£*, ins- le velours », « Le forgeron sort de la forge », etc.:. C’est
donc que le principal objet de la divination, dans la
(d*«n peuple haute antiquité, était la richesse liée au développement
d'autres de la force de Daj-bog, c’est-à-dire du dieu de l’agri­
fira : # Le culture (2). D ’autres chansons sont désignées sous le
Keltouïala nom de « printanières ». Dans l ’une d’elles, on prie le
«je travaux printemps « d’apporter la joie, la grâce très grande, le
ition du beau lin, la racine profonde, le blé abondant». Dans une
it prendre autre, on lui demande s’il est arrivé, « sur la petite
slaves charrue, sur la petite herse, sur la gerbe d’avoine, sur
des bes- l’épi de seigle ? (3) ».
compagnie Parmi les rondes la plus remarquable, toujours
d’après Keltouïala, est celle qui associe l’ensemen­
cement du millet au choix d’une fiancée. Les jeunes
note du
(1) C o u rs , l re partie, p. 591.
(2) O u v r a g e c ité, p. 107.
(3) O u v r a g e c ité , p. 109.
44 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

filles chantent qu’elles ont semé le millet, et les gars


répondent qu’ils le piétineront (1) ». Des chansons du
même genre se rencontrent souvent chez les autres
peuples agriculteurs. Certaines peuplades de l’archipel
malais ont des danses compliquées qui représentent
par des chants et des gestes l’ensemencement du
millet.
Tout cela éclaire vivem ent l’opinion que ce n’est
pas la connaissance qui détermine l’ être, mais l’ être
qui détermine la connaissance. Or, l ’être qui se reflète
dans les chansons de cette espèce, c’est celui d’un
peuple agriculteur et non chasseur. Il faut du reste
remarquer que l’action de la chanson dansée — les
jeunes filles semaient le millet que les gars menacent
de piétiner — permet de supposer une époque de la vie
des-Slaves où les femmes s’occupaient de Yagriculture,
tandis que les hommes en étaient encore à la chasse.
Cette division du travail a existé jusqu’ à une époque
tout à fait récente chez certaines peuplades du Brésil
central, dans la psychologie desquelles on retrouve
de nombreux traits de la vie des peuples chasseurs.
Keltouïala nous dit aussi que dans la seconde moitié
de juillet, les Slaves fêtaient Péroun, le dieu du ton­
nerre. « Son nom était lié aux orages fécondants qui
sont fréquents en cette partie de juillet, et au commen­
cement des travaux de la moisson (2). »
Enfin, toujours d’après Keltouïala, les proverbes
russes qui se rapportent aux occupations du peuple,
« indiquent principalement le travail agraire (3) ».
De tout cela il ressort que c’est ce travail qui a mar­
qué de la plus forte empreinte la psychologie du peuple
russe. Il faut nous en souvenir, car nous aurons à
rechercher quel a été le principal facteur de la vie
économique du peuple russe durant sa période kié-

(1) p. 110.
O u v r a g e c ité .
(2) C o u rs , p. 11Ô.
(3) C o u rs, p. 152.
L A P R E S S IO N DES N O M A D E S 45

vienne. La réponse erronée faite à cette question est,


en effet, le point de départ des conceptions fausses de
notre évolution sociale et politique.

IX

La pression des nomades


sur la population agricole de la Russie
du Sud-Ouest.
Opinion de Keltouïala.

Ainsi donc, la vérité'historique est du côté de Solo-


viev ; comparativement aux peuplades russes de la
période kiévienne, les peuplades nomades se trouvaient
à un degré inférieur de culture économique, et par
conséquent de culture en général. Mais Keltouïala
a tort de s’ étonner que les Tatars pasteurs aient assu­
jetti les agriculteurs russes. Ce fait contredit aussi peu la
conception matérialiste de l’histoire que le mouvement
en hauteur d’un ballon rempli de gaz plus léger que
l ’air ne réfute la théorie de la gravitation.
Le mouvement de l ’humanité vers la culture n’ est
pas un mouvement en ligne droite. En s’élevant à un
degré supérieur de culture économique, un peuple
(ou un État) fait évidemment un pas en avant, mais
non à tous les points.de vue. Il peut revenir en arrière
par certains côtés, du fait même que, d’une façon
générale, il aura progressé. En voici un exemple frap­
pant. On sait que les peuples chasseurs ont beaucoup
plus de penchant et surtout d’ aptitude pour les arts
plastiques que les peuples qui s’ adonnent à l’élevage
du bétail ou à une agriculture primitive. De même l’ Eu­
rope bourgeoise contemporaine, qui possède des forces
productives immenses, le cède au monde antique au
point de vue esthétique. Je n’ai pas à en examiner ici
les raisons ; il suffit de dire qu’elles ont leur racine dans
46 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

les conditions nouvelles créées par les conquêtes tech­


niques et par les changements dans la manière de vivre
qui en sont la conséquence (1).
On trouve déjà dans le livre de feu N. Ziber, Essais
sur la culture économique prim itive, dont la première
édition a paru en 1883, une analyse intéressante des
conditions économiques dans lesquelles a pris nais­
sance l’idée d’un empire mongol universel. Rappelant
le point de vue d’un écrivain anglais, N. Ziber cons­
tate que le genre même de vie des peuples nomades ne
les prédispose pas à la paix. « Chez les peuples voya ­
geurs, dit-il, qui n’ont pas de frontières permanentes,
il ne peut manquer de sujets de guerre, puisque ces
peuples font constamment irruption dans les pâtu­
rages les uns des autres (2). » Il remarque ensuite «leur
endurance et la facilité avec laquelle ils mobilisent leurs
forces militaires ». « Leur rudesse et leur vigueur leur
permettent de supporter la fatigue de pérégrinations
prolongées, les privations, l’épuisement. Une semblable
communauté de pasteurs n’a aucun besoin d’intendance.
Sa nourriture, qui lui est fournie par la viande de ses
bœufs ou de ses chevaux, ne lui manque jamais en
chemin .. Son indifférence à l’ égard de la vie rend super­
flue toute prévoyance des soins à donner aux malades
et aux blessés. La vie guerrière avec ses pérégrinations
prolongées, épuisante pour d’autres, ne diffère que
peu des habitudes de ces bergers en temps de paix...
La victoire les enflamme...La défaite les calme pour
un temps, mais toujours ils ont une retraite ouverte
dans le désert infini, où ils pourront tout au moins
échapper à la vengeance des nations plus civilisées (3). »
Ces lignes expliquent déjà, en grande partie, les succès

(1) Voir à ce sujet mes articles sur l’art parus dans les recueils : P e n d a n t
et
v in g t a n s C r i t i q u e d e n o s c r itiq u e s .
(2) 2° éd., Saint-Pétersbourg,
E s s a is s u r la c u ltu r e é c o n o m iq u e p r i m it iv e ,
1899, p. 39.
(3) O u v r a g e c ité , p. 113.
L A P R E S S IO N DES NOMADES 47

militaires des nomades. Mais Ziber ne s’en tient pas


là. Se référant au même écrivain anglais, il affirme
que les incursions dévastatrices auxquelles se livraient
les peuples nomades étaient pour eux une sorte de
nécessité, principalement dans les cas où ils avaient
débuté par un succès. « Lorsque, dès l’origine, ce pre­
mier succès avait attiré beaucoup de monde autour du
drapeau vainqueur, il était impossible de retenir une
masse aussi énorme dans l’immobilité. Tout d’abord, les
pâturages eussent été bientôt épuisés ; de plus les chefs
ne pouvaient maintenir leur autorité sur les membres de
la peuplade que par des opérations actives. Les troupes
étrangères, qui formaient une partie considérable
de l’armée, étaient toujours prêtes à rejeter une alliance
imposée par la violence. Le moindre signe de faiblesse
ou d’incapacité du chef eût été le signal d’un écroule­
ment général (1). »
Il faut ajouter que, si nous comparons l ’armement
des Russes sédentaires, du x e ou du x ie siècle, par
exemple, à l’armement des nomades dont ils avaient
à repousser les attaques, nous voyons que la supério­
rité des premiers sur les seconds était minime, même
douteuse. A Yépée du guerrier russe combattant à pied
s’oppose le sabre du cavalier nomade. L ’épée rem porte-
t-elle sur le sabre comme arme offensive ou défensive ?
Il se peut, mais le fait est que les guerriers russes pré­
féraient souvent le sabre à l ’épée, et notamment au
x n e siècle, d’après le D it de la compagnie d’Igor, car
« avec le sabre recourbé, il est plus aisé de trancher
qu’avec l ’épée droite (2) ». Il est évident que cela n’est
plus aisé que pour le cavalier, mais la cavalerie jouait
déjà dans l ’armée russe un rôle très important qui ne
fit qu’ augmenter dans le cours des temps. Ainsi donc,
au point de vue de l’armement, il est difficile de supposer

(1) O u v r a g e c it é , p. 40.
(2) Grouchevski, L a R u s s ie h iè v ie n jie , t. I, p. 339.
48 l ’ h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

que les agriculteurs russes de ce temps l ’emportaient


réellement sur les nomades. Il est intéressant de remar­
quer que, de même que les guerriers russes ont emprunté
aux nomades leurs armes, les Romains civilisés avaient
souvent fait de'pareils emprunts aux Barbares contre
lesquels ils étaient obligés de lutter. A ce point de
vue comme à beaucoup d’autres, la distance qui sépare
la civilisation de la barbarie est à l’origine tout à fait
insignifiante et ne croît que peu à peu, avec une vitesse
constamment et rapidement accrue (1).
Enfin, — et cela mérite grande attention, — le
passage à l’agriculture entraîne à la longue une cer­
taine division du travail social, d’où résulte une fa i­
blesse relative des agriculteurs au point de vue m ili­
taire. Chez les nomades, tous ou presque tous les adultes
sont soldats ; chez les agriculteurs, l ’art de la guerre
devient l’occupation d’une partie seulement de la
société : dans la Russie kiévienne, celle du prince et
de sa droujina. Il est vrai qu’outre la droujina du prince,
il est fait parfois appel aussi à la milice populaire, mais
c’est là un cas exceptionnel et qui devient de plus en
plus rare (2). Vladimir Monomaque a fait un tableau
exact de l’état de choses habituel : le smerde (paysan)
laboure, tandis que le prince et sa droujina le défendent
contre les incursions ennemies. Dans de telles condi­
tions, les agriculteurs ne l’emporteront sur les nomades

(1) Un homme qui connaissait bien l’art de la guerre de son temps, le


capitaine Margeret — qu’on appelle chez nous, je ne sais pourquoi, Marje-
rette — dit : « Cent Tatars mettront toujours en fuite deux cents Russes ».
{ É t a t de l 'e m p i r e de R u s s ie et d e la g ra n d e p r in c ip a u t é m o s c o v ite , Saint-
Pétersbourg, 1830, p. 55). Comme on le voit par la suite de son exposé,
Margeret a en vue la cavalerie russe. Comment expliquer cette supériorité
de ta cavalerie barbare ? Serait-ce par le fait qu’à la fin du xvie siècle
la Crimée avait atteint un développement économique supérieur à celui
de la Russie moscovite ? Je ne pense pas qu’il se trouve quelqu’un pour
l'affirmer.
(2) De plus, l’armement de la milice est très inférieur à celui dos membres
de la d r o u j i n a : « Les simples tumulus (k o u r g a n e s ) contiennent des piques,
des couteaux, des flèches et des haches : tel était probablement l’armement
du simple soldat ne faisant pas partie de la d r o u jin a , (G r o u c h e v s k i ,
L a R u s s ie k ié v ie n n e , t. I, p. 339).
L A P R E S S IO N DES N O M A D E S 49

P remportaient que par leur union dans un grand groupement poli­


i£ de remar- tique, ou, en attendant celui-ci, par l’union des efforts
de tous les groupements politiques séparés qui englobent
■t emprunté
■ânEsés avaient la population agricole. C’est pourquoi les hommes
■tabares contre sensés de la période kiévienne sont unanimes à condam­
ner les haines qui divisent les princes : « Pourquoi
U . ce point de
vous querellez-vous, disent-ils à Sviatopolk, alors que
ce qui sépare
e tout à fait les païens ruinent la terre russe ? Il faut vous réconci­
te une vitesse lier et marcher contre les Polovtses, soit avec la paix,
soit avec les armes ». On trouve aussi d’ éloquentes
lamentations, dans le D it de la compagnie d 'Igor, sur
ation, — le
ne une cer- les haines qui divisent les princes. C’est de ce senti­
kfisahe une fai- ment qu’est venue, dans la suite, la grande sympathie
| p de vue mili- du peuple russe pour la politique unificatrice des
Grands Princes de Moscou, et, dans la moitié occiden­
p r t de la guerre tale du territoire russe, des Grands Princes de Lithuanie.
C’est un fait à remarquer que les capitales tatares,
ement de la
du prince et Kazan et Astrakhan, ne tombèrent qu’ après l’union
i u du prince, définitive des principautés russes.
Tout ceci démontre que nous pouvons expliquer
^jNtpnlaire, mais
it de plus en la victoire des nomades sur la Russie kiévienne sans
t un tableau recourir à l’hypothèse vaine d’un État « adonné à la
erde (paysan) chasse et au commerce ».
Examinons enfin les conséquences des attaques
i fe défendent
que les agriculteurs de l’ Europe orientale subirent
telles condi-
r les nomades pendant plusieurs siècles de la part des nomades pas­
teurs.
Tout d’abord, elles empêchèrent la population russe
> ion temps, le de s’avancer jusqu’aux bords de la mer Noire et l’obli­
(pourquoi, Marje-
w a «nis Russes ». gèrent même à reculer vers le Nord et le Nord-Ouest ( i ) ,
m * $ c o v itc , Saint-
(«■ fe r de son exposé, ce qui devait ralentir son développement économique.
rcette supériorité Secondement, après avoir rejeté la Russie loin de la
fc l» fip du xvie siècle
E ^ e raperieur à celui mer Noire, les nomades continuèrent à assaillir ses
r quelqu’un pour caravanes, donc à gêner les relations commerciales
i erlui dos membres
ent des piques, (1) Au vme siècle, la Russie atteignait l’embouchure du Dniéper ;
ent l’armement par la suite le cours inférieur de ce fleuve fut pour longtemps perdu pour
(G r o u c h e v s k i , elle. •
50 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

avec la Grimée et Byzance. Troisièmemen t, en ravageant


périodiquement le territoire de la population séden­
taire, ils entravèrent le développement de sa prospé^-
rité. « Les incursions incessantes dans les villes et les
villages, qui vivaient dans une alerte perpétuelle,
le rapt d’un grand nombre de prisonniers au cours de
ces incursions, — ceux qui étaient aptes au travail étant
vendus dans les ports de Crimée pour être emmenés
dans les pays étrangers, tandis que les autres étaient
tués impitoyablement — la destruction de villages
entiers, et, comme résultat, la fuite de la population
et l’abandon de vastes territoires, telle est la descrip­
tion que donne l ’historien de la vie dans les endroits
exposés aux coups des nomades (1). »
Une pareille vie était peu favorable à l’accroisse­
ment des richesses. Les chefs de la société russe de
cette époque semblent cependant avoir disposé de
moyens pécuniaires assez considérables (2), mais dans
les rangs inférieurs de cette société il devait se trouver
beaucoup d’éléments privés de la possibilité de tra­
vailler pour leur propre compte. Ces éléments tombaient
sous la dépendance de ceux qui disposaient de moyens
pécuniaires. L ’usure soumettait à son pouvoir une
partie considérable de la population laborieuse (3).
Mais la suprématie du capital usuraire est elle-même
très défavorable au développement de l’activité pro-

(1) G r o u c h e v s k i , o u v r a g e e ifé , p. 287. Voir aussi le C o u r s d ’h is t o ir e


ru s s e de K l io u t c h e v s k i , l re partie, p. 334 et suivantes.
' (2) I b i d . , p. 336-338.
(3) « Les conditions difficiles et la décadence du commette et dé l’agri­
culture sous l’influence des dévastations des Torks eurent pour résultat
la diminution de la population paysanne libre, de la petite industrie libre
et l'augmentation du nombre des travailleurs privés de terre.et de liberté.
Les exploitations ruinées des paysans allèrent augmenter les domaines
des boïars ; leurs propriétaire^ furent astreints, pour se libérer de leurs
dettes, à fournir un travail indéterminé ; à la première occasion ils tom­
bèrent dans le servage. Les conditions du crédit étaient très lourdes ;
15 pour 100 étaient considérés comme un taux « chrétien » très doux ;
l e créditeur insolvable était dans l a nécessité de payer sa dette par Son
t r a v a i l o u de perdre définitivement sa liberté » ( G r o u c h e v s k i , o u v r a g e
c iié , p. 121).
I.A P R E S S IO N DES N O M A D E S 51
lravageant ductrice, car il se contente, dans la grande majorité
on séden- des cas, de s’ approprier la plus-value et ne modifie
ê * sa prospé- en rien les moyens de production (1).
1rïlles et les Au x n e siècle, le prince de Tchernigov, Sviatoslav
perpétuelle, Olégovitch, fait au grand prince Iziaslav Davido­
au cours de vitch cette réponse significative : « J’ai pris la ville
t travail étant de Tchernigov avec sept autres villes, mais elles sont
être emmenés vides : il n’y a que des piqueurs et dés Polovtses. »
autres étaient Klioutchevski interprète ' ces paroles de Sviatoslav
de villages dans le sens qu’« il ne restait plus dans ces villes que
population la domesticité des princes et des Polovtses pacifiques
est la descrip- qui avaient passé en terre russe (2) ».
les endroits Cela se passait à l’époque où dans les pays avancés
de l’ Europe occidentale — en Italie, en France et dan=
à I’accroisse- les Flandres — les villes croissaient et s’enrichissaient
té russe de rapidement (3).
disposé de En définitive, les Tatars nomades entravèrent com­
i (2;, mais dans plètement le développement de la Russie du Sud-
it se trouver Ouest et provoquèrent un déplacement du centre de
ité de tra­ gravité de la vie russe vers le Nord-Est où le milieu
its tombaient
i t de moyens
(1) « Le capital productif d’intérêts sous cette forme, lorsqu’il s’appro­
pouvoir une prie en fait toute la plus-value du producteur immédiat, sans modifier les
tborieu se (3). moyens de production.. . Lorsque, par conséquent, le capital ne se soumet
pas directement le travail et par suite ne s’oppose pas à lui sous forme de
est elle-même capital industriel, un tel capital productif d’intérêts amène le mode de
Factivité pro- production à un état misérable, affaiblit les forces productives au lieu de
les développer et éternise en même temps un état déplorable dans lequel
les forces productives de la société ne se développent pas aux dépens du
travailleur lui-môme comme dans la production capitaliste. » (K. M a r x ,
le Cours d 'h is t o ir e L e C a p it a l, t. III, p. 490-491).
(2) C o u r s d 'h is t o ir e ru s s e , l re partie, p. 348-349. « Au milieu du xn°
siècle et plus encore vers sa fin, l’appauvrissement de la Russie devint
nærce et de l’agri- sensible ». { L a D o u m a des b ô ia r s d a n s l ’a n c ie n n e R u s s ie , p. 96.) Il faut
pour r é s u lt a t d’ailleurs ajouter qu’il est peu convaincant et même étrange que Kliout­
k w t i i ê in d u s t r ie lib r e chevski fasse de la dévalorisation de la monnaie la preuve de cet appau­
§ < fe t e r r e e t d e lib e r t é , vrissement. En Occident aussi les unités monétaires perdirent de plus "T i
m er le s d o m a in e s en plus de leur poids. « In der Geschichte aller modernen Volker derselbe 1
lib é r e r de le u r s Geldnamo verblib einens sich stets vermindernden metallgehalt. » (K.
> o c c a s io n ils t o m - M a r x , Z u r K r i l i h d e r p o lilis c h e n Œ k ù n o m ie , Berlin, 1859, I, 89). il
i «tâ te n t t r è s l o u r d e s ; (3) A mesure que la production marchande se développait dans ces
» r b r r îi-n > trè s doux ; villes et dans les localités voisines il se produisait — ainsi qu’on le voit
d e tte p a r Son très clairement en Italie — une diminution du travail agraire servile
sc b etsk i, o u v ra g e et son remplacement par celui de fermiers libres. A la même époque il
s’affermissait et s’étendait dans la Russie kiévienne.
TW
52 l ’h is t o ir e s o c ia l e de la Ru s s ie

géographique était moins favorable encore au déve­


loppement rapide de l ’activité productrice.
Plus les forces d’une société s’accroissent, plus
le pouls de sa vie économique bat rapidement, et
plus s'accusent les oppositions inhérentes au mode de
production qui y règne. Leur augmentation se mani­
feste, en particulier, par l’aggravation de la lutte des
classes, qui, sous une forme ou sous une autre, existe
dans toute société divisée en classes. En s’intensifiant,
cette lutte donne à l’histoire intérieure des pays en
progrès ce « caractère belliqueux » que Klioutchevski
explique par la conquête ; elle confère aussi aux ins­
titutions sociales des « contours nettement prononcés »,
et pas seulement aux institutions sociales. « La discorde
est la mère de toutes choses», disait le penseur d’ Ephèse.
En s’intensifiant, la lutte des classes approfondit le
cours des idées et rend leur choc plus fréquent. Dans
la région du Dniéper, au contraire, comme le milieu géo­
graphique était peu favorable au développement éco­
nomique, nous pouvons nous attendre à rencontrer,
au cours de la période kiévienne, une certaine indéter­
mination des rapports sociaux et une certaine faiblesse
dans la pensée sociale.
Examinons ces rapports sociaux. Grouchevski décrit
comme suit le rôle de la vetché (assemblée des citoyens)
dans la grande principauté de Kiev.
« Il est incontestable que, par suite des circons­
tances exceptionnelles et troublées dans lesquelles se
trouvait la terre kiévienne, l’activité de la vetché se ma­
nifesta avec la plus grande énergie ». Pourtant, « même
là, la vetché n’acquit ni formes déterminées, ni fonc­
tions permanentes et précises... Il n’existait ni dates,
ni lieu de réunion, ni initiative pour la convocation
de la vetché, ni aucune forme déterminée de repré­
sentation (1). »

(1) Grouchevski, E s s a i s u r V h is t o ir e d u p e u p le u k r a in ie n , p. 111-112.


L A P R E S S IO N DES N O M A D E S 53

Il en est toujours ainsi lorsque, par suite du peu de


îre au déve-
développement des rapports sociaux, la nécessité d’une
ice.
norme juridique ne se fait pas encore sentir. Les riches
dissent, plus
communautés urbaines de l’ Europe occidentale en
ipidement, et
comprenaient bien l ’importance, mais grâce à leur
au mode de
lutte contre les féodaux, lutte que ne menèrent pas
ttion se mani-
les villes de la Russie lciévienne (1). La même indéter­
de la lutte des
mination se retrouve dans les rapports du prince avec
e autre, existe
sa droujina. « Le conseil des boïars, de même que la
i s'intensifiant,
vetché, ne s’ était imposé aucune forme déterminée êt
des pays en
ne s’était investi d’aucune compétence spéciale. Le
Klioutchevski
prince consultait ceux des boïars qui se trouvaient
aussi aux ins-
près de lui ou ceux qu’il avait désiré voir à l’assemblée ;
«t prononcés »,
les membres du conseil pouvaient donc être plus
. « La discorde
ou moins nombreux (2). »
eur d’ Ephèse.
Les rapports du souverain et de ses conseillers ne
approfondit le
prendront une forme déterminée que dans les endroits
fréquent. Dans
et aux époques où le droujinnik (« antrustion ») se
?le milieu géo-
transforme en détenteur de terres. Le désir d’étendre son
jppement éco-
droit sur la terre, et surtout de la rendre héréditaire,
à rencontrer,
incite ce détenteur à présenter au prince des reven­
i certaine indéter-
dications qui trouvent leur expression dans des normes
î certaine faiblesse
juridiques. Mais la transformation du droujinnik
ou de l’antrustion en possesseur de terres se fait avec
l& ou ch evski décrit
une rapidité plus ou moins grande, et aboutit à tel ou
des citoyens)
tel résultat politique, selon que le développement
économique du pays progresse lui-même plus ou moins
te des circons-
vite. Nous voyons qu’en Pologne, au x ie siècle déjà,
idans lesquelles se
après le règne de Boléslav le Brave (992-1025), la
14e la vetché se ma-
droujina est remplacée par des soldats (milites), qui
kPourtant, « même
reçoivent du prince de la terre sous condition d’accom­
inées, ni fonc-
plir une série d’obligations (stroz’a, podwody, prze-
aVxistait ni dates,
la convocation
inée de repré-
54 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

sieka, etc). Ces soldats rendent peu à peu leurs terres


héréditaires et augmentent leurs droits aussi bien à
l’égard du prince qu’à celui du reste de la population (1).
Mais dans la Russie kiévienne, la transformation du
droujinnik en soldat doté de terre fut retardée par
la grande lenteur du développement économique (2).
La droujina était entretenue principalement par les
tributs et autres revenus du prince. « Nous ne rencon­
trons encore à cette époque aucune trace de la coutume
féodale de payer les services en terres (3). » Le drou­
jin n ik ne se croit pas lié au prince. Il tient fortement
à son droit de libre déplacement, d’un prince à un
autre, qui est la meilleure preuve qu’il n’avait pas
encore de position solide dans le pays. Lorsqu’il en
eut une, il ne quitta plus le prince dont il était mécon­
tent, mais entra en lutte avec lui (4). Il en était proba-

(1) Voir V E s s a i s u r V h is t o ir e d e l ’o r g a n is a t io n s o c ia le et p o l i t i q u e de
, par St. K u t r z e b a , traduit du polonais par N. V. Iastrébov,
la P o l o g n e
Saint-Pétersbourg, 1907, p. 9-11.
(2) Boléslav le Brave était contemporain de Vladimir le Saint. Alors
t^ue la droujina disparaît en Pologne après lui, en Russie sa tradition con­
tinue longtemps après la mort de Vladimir et se reflète avec éclat dans
nos chants épiques.
(3) G roüchevski, E s s a i s u r l ’h is t o ir e d u p e u p le u k r a in ie n , p. 117-118.
(4) V. Ô. Klioulchevski, après avoir montré que le mode de succes­
sion des princes, non de père en fils, mais d’abord de frère en frère, et
seulement après, d’oncle en neveu a habituait les d r o u j i n n i k i à se
déplacer », remarque que, par suite de ces déplacements, les plus âgés
des d r o u j i n n i k i , ceux auxquels incombaient les plus hautes fonctions,
ne pouvaient pas les remplir longtemps dans les mêmes v o lo s t (cantons)
et y acquérir ainsi une sérieuse importance politique ; encore moins
pouvaient-ils rendre leurs charges héréditaires, comme c’était le cas
dans l’Occident féodal et dans la Pologne voisine ». [C o u r s , l re partie,
p. 239.) Ici, l’effet est donné pour la cause. Rien n’empêchait le d r o u ­
j i n n i k de rester dans une v o lo s t lorsqu’il y avait changement de prince.
S’il y avait acquis une importance politique sérieuse, le nouveau prince
n’eût pu l’éloigner des charges qu’il occupait, surtout si elles avaient
été déjà héréditaires. Aussi toute la question est-elle de savoir pour­
quoi elles ne l’étaient pas devenues. C’est à quoi, sans s’en douter,
Klioutchevski répond lui-même. « 11 est facile de constater que la pro­
priété foncière s’accroissait peu chez les boïars et ne constituait pas le
principal intérêt économique des gens adonnés au métier des armes. Les
d r o u j i n n i k i préféraient d’autres sources de revenu, continuaient à
s’occuper activement de transactions commerciales et recevaient de
leurs princes des honoraires en argent. » [O u v r a g e c ité , même page.)
Si la principale source de revenu du d r o u j i n n i k avait été la propriété
foncière, indépendante du prince, il n’eût pas été obligé de suivre le
L A P R E S S IO N DES N O M A D E S 55

blcment ainsi dans la principauté de Volhynie où


les boïars jouissaient, au x u ie siècle, d’une grande
influence, et sûrement aussi en Galicie. Mais, s’il en fut
ainsi en Galicie, c’est précisément parce que les circons­
tances y favorisaient le développement économique :
« Les guerres intestines y étaient presque inconnues...
Cela rendit possible la prospérité économique du pays
et contribua particulièrement à la formation d’ une
noblesse riche, puissante et étroitement unie. Durant
la seconde moitié du x n e, siècle, les boïars s’y sentent
assez puissants pour chercher ouvertement à tenir le
prince sous leur influence, et ils ne s’arrêtent pas devant
les révolutions de palais et autres actes violents pour
atteindre leur but (1). »
Au commencement du x m e siècle, la lutte entre
les boïars de Galicie et les princes de la dynastie
kiéyjpnne, que ces mêmes boïars avaient appelés,
s’envenima au point que les princes firent un véritable
complot contre les boïars et en massacrèrent cinq
cents ; les boïars, à leur tour, ayant vaincu les princes
avec l’aide des Hongrois, pendirent Roman, Sviatoslav
et Rostislav, '< par vengeance », dit le chroniqueur (2).
D’où il appert que l’absence, en Galicie, de luttes
intestines dont parle Grouchevski, ne peut être
admise qu'avec une certaine réserve. Là non plus, les
guerres intestines ne manquaient pas, mais elles étaient
suscitées non par le désir des princes de posséder telle
ou telle partie de territoire — bien qu’il y ait eu aussi
des guerres de ce genre <— mais par les chocs des diffé­
rentes forces politiques qui avaient pris naissance sur
un terrain économique relativement favorable. Alors
que les guerres de la première espèce ne peuvent

prince d'un endroit à un autre. Mais comme son principal revenu lui
venait du prince, il « s'habitua à se déplacer ». Quant à ses transac­
tions commerciales, il en sera question plus loin.
(1) G r o u c h e v s k i , o u v r a g e c ité f p. 98-99.
(2) C h r o n iq u e , version du monastère d’Hypat, 486,
56 l ’h is t o ir e S O C I A L E D E L A R U S S IE

amener qu’un appauvrissement du pays, et même son


retour à l’état sauvage, celles de la deuxième espèce
favorisent son développement social et politique. Si,
durant la période kiévienne de son histoire, la Russie,
bien qu’en retard sur l’ Europe occidentale par suite
de ses conditions géographiques défavorables, était
pourtant — par la structure de ses rapports inté­
rieurs — beaucoup plus près d’elle qu’elle ne le sera
durant la période moscovite, nous voyons que parti­
culièrement la terre de Galicie était accessible à
l’influence occidentale. Au x iv e siècle, ses princes
fs&sù.

emploient des caractères du type occidental et leurs


édits sont écrits en latin (1). Fait caractéristique : le
dernier prince de Volhynie et de Galicie, Iouri, s’adres­
sant aux chefs de l’ Ordre teutonique, appelle ses/boïars
chers et fidèles barons (2). La similitude des rapports
sociaux conduisait à l ’adoption des idées et des termes
politiques de l’ Occident.
L ’exemple de la Galicie confirme à nouveau la pensée
déjà exprimée que, même sans conquête, l’histoire
intérieure d’un pays peut, dans certaines circonstances,
prendre un caractère « belliqueux et dramatique ».

L ’invasion des nomades cause un retard général


de la Russie. Transfert de son centre
de gravité au Nord-Est.
Cause sociale de l ’antagonisme entre celui-ci
et le Sud-Ouest.

Nous avons vu que les attaques plusieurs fois sécu­


laires des nomades ont entravé la croissance des forces
productives dont disposait la population sédentaire

(1) G rouchevski (p. 131) parle de traces de l'influence occidentale


dans l’architecture et la littérature de la Galicie (p. 130).
(2) K lioutchevskj , La Douma des boiars, p. 59.
l ’in v a s io n des nomades 57
■b «S même son de la Russie, et que ce retard, à son tour, a retardé
feeâssme espèce la formation d’une classe puissante de détenteurs de
K jBœLtique. Si, terres et l’établissement de formes déterminées de
p*e?e, la Russie, la vie politique. Il faut maintenant ajouter que ces
rfb par suite mêmes attaques des nomades, qui, par leurs consé­
était quences économiques, devaient affaiblir la force des
Jrapports inté- boïars et par là favoriser l’accroissement de la puissance
fib ne le sera des princes, contribuèrent encore d’une autre manière
au progrès de cette puissance.
Ht accessible à Engels a justement remarqué qu’ à la base d’une
ses princes domination politique, il y a toujours eu l’exercice
Ikata! et leurs d’une fonction sociale, et que cette domination ne
fe ^ ém liq u e : le se maintient longtemps que lorsqu’elle s’acquitte d’une
L Esxbiî. s’adres- fonction importante pour la vie de la société (1). Or,
•fâe ses;boïars le prince avec sa droujina avait charge de défendre la
des rapports principauté contre les attaques de l’ennemi. L e prince
était le gardien mïfaaire de la terre, selon l’expression
de Klioutchevski, ce qui ne signifie pas qu’il s’acquit­
tât toujours avec soin et succès de sa fonction, et ne

I
i
sacrifiât pas parfois les intérêts du pays aux siens
propres. Il s’en faut de beaucoup que tous les princes
aient eu l’intelligence et l’ énergie de Vladimir Mono-
maque, et tous avaient pour règle le proverbe russe
« c’est ta propre chemise qui est le plus près de ton
corps (2) ». Cependant, aux yeux de la population, le
fd général prince était précisément et avant tout le gardien armé
centre de la terre ; plus le besoin de ce gardien était sensible,
plus augmentaient son importance et sa puissance.
celui-ci Nous savons déjà comment les nomades le firent sentir
à la Russie (3) ; il n’est donc pas étonnant, ainsi que le
remarque Grouchevski, « que le régime du prince et de
la droujina ait en général fortement comprimé la com-

^ (1) A n t i - D u h r i n g , p. 149 de la traduction russe (éd. V. I. Iakovenko).


(2) Lorsque leurs intérêts étaient en jeu, les princes introduisaient eux-
mêmes les « païens » dans la terre russe et ne se souciaient guère du mal
que ceux-ci faisaient aux paysans.
(3) K ljoutchevski, C o u r s d 'h is t o ir e ru s s e , l re partie, p. 193.
58 L H IS T O IR E S O C IA L E DE L A RUS S IE

mune, cet organisme rural qui se gouvernait lui-même »


(1). Il est vrai qu’au Nord, à Novgorod, à Pskov et en
partie à Polotsk, la vetché a repoussé les princes au
second plan, mais le courant principal de la vie poli­
tique se dirigeait, partout ailleurs, dans un sens dia­
métralement opposé ; aussi les libertés des villes les
plus indépendantes finirent-elles par tomber sous les
coups que leur porta le despotisme des princes (2).
« La lutte contre les nomades de la steppe, les Polovt-
ses et les Tatars, qui se prolongea du v m e siècle presque
jusqu’à la fin du x v u e siècle, dit Klioutchevski, est
le souvenir le plus pénible du peuple russe, celui qui
s'est gravé le plus profondément dans sa mémoire et
reflété le plus vivem ent dans sa poésie épique. Un v o i­
sinage millénaire avec les Asiates pillards suffit à
expliquer plus d’une laoune dans la vie historique de la
Russie, comparée à celle de l’ Europe (3). »
C’est plus juste encore peut-être que ne le suppose
Klioutchevski. Même celles des « lacunes » de la Russie
qui, au premier abord, ne semblent avoir aucun rapport
avec le voisinage des nomades apparaissent au cours
d’un examen plus approfondi comme la suite d’un ralen­
tissement dans le développement économique de la
Russie. Il est à peine nécessaire d’en donner de nouvelles

(1) Essai sur Vhistoire du peuple ukrainien, p. 110.


(2) 'Pouchkine, qui se rallie entièrement à l'idée d’une originalité
complète du processus historique russe, dit dans son analyse de YHistoire
du peuple russe de N. Polévoï : «Laliberté des villes n’existait pas en Russie ;
Novgorod, à l’extrémité de la Russie, et sa voisine Pskov étaient de véri­
tables républiques et non des communes ; éloignées de la Grande Princi­
pauté et redevables de leur genre d’existence, d’abord à leur soumission
feinte, ensuite à la faiblesse de princes toujours en lutte ». (Edition de
P . O . Morozov, 2e éd., t. VI, p. 47). La remarque est de grande importance.
La population turbulente des républiques du nord de la Russie n’avait
pas subi la m*me évolution que la partie du pays — Kiev, Moscou — qui
donnait alors sa direction à la vie politique de la Russie. Par rapport à
cette partie du pays, la population du Nord-Ouest apparaissait au contraire
comme une force excentrique, et ses conflits avec la population du Sud ou
du Centre unissaient celle-ci à ses princes. Noua verrons bientôt qu’une
semblable explication s’impose à propos d’un autre élément turbulent, les
Cosaques.
(3) C ouÿs d’histoire russe, l re partie, 3e éd., p. 73.
l ’in v a s io n des nomades 59

preuves pour la période kiévienne ; voyons si nous en


trouverons d’autres à l’époque suivante. A partir du
x n e siècle, par suite des attaques des nomades, le
. centre de gravité de la vie russe se déplace vers le
Nord-Est, dans le bassin de l’ Oka et de la haute Volga.
Il est vrai que, pendant un certain temps, un autre
centre existe ; les princes de Galicie s’intitulent « auto­
crates de toute la Russie » et s’efforcent de s’emparer
^ de l’ hégémonie perdue par K iev. Nous savons déjà
que, plus qu’aucune des terres russes, la Galicie a subi
l’influence de l’ Occident et que ses boïars formaient
une classe forte et puissante. Si ses princes étaient
vraiment devenus les « autocrates de toute la Russie »
ou d’ une partie importante des terres russes, le centre
de gravité de la vie russe demeurant au Sud-Ouest, nous
aurions assisté, durant la période suivante, à la forma­
tion d’un État très proche, par sa structure, des États
européens voisins, la Pologne et la Hongrie. Les « auto­
crates galiciens de toute la Russie » eussent été dans
l’ obligation d’ abandonner aux boïars une part toujours
plus importante de leur pouvoir. Mais les circonstances
furent autres. La Galicie entra dans la composition
de l’ État polonais, et le centre principal delà vie russe
se transporta dans le lointain Nord-Est où les conditions
étaient très défavorables à la consolidation et à la
croissance de l’influence des boïars.
Déjà au milieu du x n e siècle, l ’antagonisme entre
les Russies du Sud-Ouest et du Nord-Est se fait sentir
assez fortement. La première explication de cet
antagonisme, et, semble-t-il, la plus naturelle, est dans
ce fait que la Russie du Sud-Ouest était peuplée de
Petits-Russiens, et la Russie du Nord-Est de Grands-
Russiens. Mais la Russie du Nord-Est avait été peuplée
par les émigrés du Sud-Ouest (1), et la branche grand­

it) « Il suffit pour s'en convaincre de considérer les noms dos nouvelles
villes de la Souzdalie : Péreiaslavl, Zvénigorod, Starodoub, Vichégorod,
Galitch — ce sont là dos noms de la Russie méridionale qui apparaissent
60 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A RUS S IE

russienne du peuple russe n’ était que le produit de


la transformation des Petits-Russiens sous l’influence
de nouvelles conditions de vie.
Il existe une autre explication, plus profonde, de
l’antagonisme des deux parties de la Russie. Kliou-
tchevski nous la suggère : « L ’inimitié du méridional
pour le septentrional, qui se manifesta nettement
dès le x n e siècle, reposait à l’origine non sur une
différence de tribu ou de province, mais sur une
différence sociale ; elle s’explique par la rancune
des citadins et des droujinniki de la Russie méri­
dionale, à l’égard des paysans et des serfs qui s’ étaient
arrachés de leurs mains et avaient émigré au Nord ;
ceux-ci, de leur côté, nourrissaient évidemment les
mêmes sentiments à l’égard des boïars et des « aris­
tocrates du Sud » (1).
Get antagonisme entre les Russie du Sud et du Nord
se manifesta déjà au début du x m e siècle, dans la lutte
de Mstislav le Brave, de K iev, avec André Bogolioubski
de Moscou. On sait qu’en réponse à une sommation
d’André, Mstislav outragea son messager en lui faisant
raser la barbe et les cheveux (2). Il y avait été poussé

presque à chaque page de la vieille chronique kiévienne. Les noms des


rivières kiéviennes, Lybed et Potchaïna, se rencontrent aussi dans le Nord,
à Riazan, à Vladimir-sur-Kliazma, à Novgorod. On connaît une rivière
Irpène, affluent du Dniéper dans la terre kiévienne ; unaffluent de la Kliazma
dans le district de Vladimir, porte le même nom. Le nom même de Kiev
so retrouve en Souzdalie. Un village de Kiev, dans un ravin du même nom,
est mentionné près de Moscou par des actes du xvr° siècle ; de même la
Kievka, affluent de l’Oka, dans le district de Kalouga, et le village Kicvtsa,
près d’Alexina, dans le gouvernement de Toula ». (Voir K l i o u t c h e v s k i ,
C o u r s d ’h is t o ir e ru s s e , l re partie, p. 357-358). Selon sa juste remarque, les
colons venus du sud kiévien ont apporté dans le lointain Nord souzdalien
la nomenclature géographique de la Russie méridionale. Il note aussi
justement qu’on peut, d’après les villes des Etats-Unis, retrouver la géo­
graphie d’une bonne partie de l’ancien continent. Il faut cependant ajouter
qu’on rencontre le plus souvent aux Etats-Unis le nom de villes a n g la is e s ,
leurs colons ayant été en majorité des Anglais; la formation du peuple
appelé parfois « yankee » n’est autre chose que le développement de
leurs particularités.
(1) O u v r a g e c ité , p. 407-408.
(2) Remarquons en passant que ce fait prouve que l’usage des Grands-
Russiens de porter la barbe, usage qui par la suite fut complètement aban-
L I N V A S I O N DES N O M A D E S 61

non par un antagonisme de peuple à peuple, mais par


un m otif politique très net : « Jusqu’ici nous avons
bien voulu te respecter comme un père, fît-il dire à
André, mais puisque tu ne rougis pas de nous traiter
comme tes vassaux et les gens du commun, puisque
tu^rs oublié que tu parlais à des princes, nous rions de
tes menaces. Exécute-les, nous en appelons au juge­
ment de Dieu. » André, en effet, voulait traiter en
vassaux, non seulement les princes du Sud, mais encore,
dans le pays de Rostov, ses propres frères et neveux.
De plus il opprimait les boïars jadis influents. Le
chroniqueur dit qu’il aspirait à devenir l’ « autocrate» de
toute la terre de Souzdalie. C’est là un but purement
politique. Aussi Klioutchevski ne s’exprime-t-il pas
tout à fait exactement lorsqu’il dit : « Le Grand-Russien
fit son apparition sur la scène historique en la per­
sonne du prince André (i). » L ’important, ce n’ est
pas que le prince André fût un Grand-Russien, mais que
les conditions dans lesquelles se trouvait le pouvoir
du prince au Nord-Est lui permissent de manifester
certaines tendances avec une force que nous ne ren­
controns pas chez les princes du Sud.
Nous avons déjà vu que la lutte contre les nomades,
qui a contribué à renforcer le pouvoir du prince,
a retardé le développement de la Russie, et par là
empêché l’apparition — Volhynie et Galicie mises
à part — d’une classe de boïars capable de manifester
des exigences politiques et de les défendre par la force.
Les conditions dans lesquelles se trouva la population
russe, émigrée du Sud-Ouest au Nord-Est, augmentèrent
encore ces « lacunes dans la vie historique de la Russie
comparée à celle de l’ Europe occidentale » et par là
même favorisèrent le rapprochement graduel du genre

donné par les Petits-Russiens, était à cette époque répandu aussi dans le
Sud. Les Grands-Russiens sont donc demeurés les gardiens d’un vieil usage
de la Russie méridionale.
(1) K lio u tch evski , C o u rs, l re partie, p. 403.

I
62 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A RUS S IE

de vie et de l’organisation sociale,, en Russie, du genre


de vie et de l’organisation des grands despotats de
l’ Orient.

XI

L ’activité économique de la Russie du Nord-Est.


fia classe urbaine à Novgorod et à Pskov.
Comment elle n’a pas eu d’influence
sur le développement général.

Quelles étaient donc ces conditions nouvelles e


d’abord la situation économique de la Russie du Nord-
Est ?
Selon l’opinion de Klioutchevski, qu’ont adoptée
la plupart des historiens contemporains, alors que la
Russie du Nord-Est s’occupait principalement d’agri­
culture, le commerce extérieur était à la base de l ’ac­
tivité économique dans la Russie kiévienne (1). Or,
ce commerce était celui des matières brutes pro­
curées par le tribut en nature qu’avaient recueilli le
prince et sa droujina pendant leur tournée hivernale ;
en d’autres termes, des produits des industries fores­
tières, fourrures, miel, cire, à quoi il faut ajouter les
esclaves qu’avait capturés la droujina (2). Dans ces
conditions la fonction sociale du prince entraînait pour
lui -la nécessité d’ être commerçant : « en hiver il gou­
vernait, visitait ses sujets, rassemblait son tribut et
l’été, il faisait le commerce de ce qu’il avait rassemblé
pendant l’hiver (3). » Mais cela signifie-t-il vraiment
que « le commerce était à la base de l’activité écono­
mique de la population russe ? » Non, mais seulement
que le commerce procurait des moyens d’existence au

(1) K lio u tch evski, C o u rs, l re partie, p. 382-383.


(2) I b i d . , p. 184.
(3) I b i d . , p. 185.
y]

rrü îE l’a c tiv ité é c o n o m iq u e du nohd -e s t 63

* '■ du genre prince et à sa droujina, les produits des industries


d-spotats de forestières et de la chasse étant convertis par eux en
marchandises, et c’est pour cela que V. A. Keltouïala
nous a dit que l’ État russe de cette époque était « chas­
seur et commerçant ». Mais, pour que cette dénomina­
tion fût exacte, il eût fallu, premièrement, que la chasse
du Nord-Est. et les industries forestières eussent été la branche princi­
« à Pskov, pale de l’économfc nationale ; secondement, qu’une
luence grande partie des produits fournis par la chasse et les
industries forestières fût convertie en marchandises.
Or, nous ne rencontrons à cette époque ni l ’une ni
l’autre de ces conditions.
nouvelles et
En ce qui concerne la première, nous avons déjà vu
bk du Nord-
combien V. A. Keltouïala s’est trompé et avec lui les
auteurs dont il a adopté le point de vue en l’exagérant
>nt adoptée
encore. En ce qui concerne la seconde, remarquons
alors que la
qu’on ne peut guère supposer une société dépensant
•a. r ment d’agri-
la plus grande partie du produit annuel de son travail
â base de l’ac-
pour son gouvernement et sa défense. Evidemment,
l»*v:rn ne (1). Or,
lorsqu’il « visitait ses sujets », le prince s’efforçait de
brutes pro-
leur prendre tout ce qu’il pouvait, ainsi que le prouve
recueilli le
l’exemple d’ Igor que les Drévliaties n’avaient pas tort
a r.é e hivernale ;
de comparer à un loup. Mais, si grande que fût l’avidité
m i i s tries fores-
de ces « gardiens armés de la terre russe », il ne leur
» faut ajouter les
revenait qu’une partie seulement du produit annuel
_* . Dans ces
créé par le travail du peuple, et encore n’en était-ce
entraînait pour
pas la plus considérable. La preuve en est dans le
n hiver il gou-
fait que les princes recevaient surtout des produits des
son tribut et
industries forestières et de la chasse, alors que la
*2 a-, ait rassemblé
principale occupation de la population, ainsi qu’il a
ii-r-t-il vraiment
été démontré plus haut, était l’agriculture (1). Rap­
i ’a tivité écono-
pelons encore une fois la querelle d’ Olga avec les Dré-
l mais seulement
vlianes. Voulant amener les habitants de Koros-
d’existence au
tènes à se soumettre, elle leur dit : « Toutes vos villes
se sont rendues à moi et s’occupent de leurs champs

(1) C h r o n iq u e , version d’Hypat, p. 37.


64 L H IS T O IR E S O C IA L E DE L A RUS S IE

et de leurs terres ». Elle s’adressait donc à des agricul­


teurs. Mais lorsque ces agriculteurs songèrent à se
soumettre, ils lui dirent : « Que veux-tu de nous ? Nous
te donnerons volontiers du miel et des peaux » (1).
Ce qui signifie que, s’occupant principalement d’agri­
culture, les peuplades russes^payaient le tribut en
produits de leurs industries secondaires, produits que
les princes livraient au commerce (2). De ce fait il ne
faut conclure ni que le commerce était le principal
facteur de l’ économie russe, ni que la chasse en repré­
sentait un autre facteur important. On peut se demander
évidemment pourquoi les princes levaient le tribut
« en peaux » et non en blé. La réponse à cette question
se trouve dans le fait même que les princes devaient
vendre le tribut rassemblé par eux ou l’ échanger contre
d’autres marchandises. On ne pouvait vendre que ce
qui était demandé sur le marché. Il était facile de
vendre « aux Grecs » des fourrures et d’autres produits
similaires, qui étaient des objets de luxe ; mais les
Grecs n’avaient pastbesoin de blé : les habitants de la
péninsule des Balkans s’adonnaient principalement, eux
aussi, de même qu’ aujourd’hui, à l’ agriculture (3).
En général, nos savants semblent avoir oublié que

(1) Il faut ajouter que l’économie naturelle rendait très difficile, sinon
impossible, de dépouiller le producteur aussi complètement qu’on peut
le faire à des stades supérieurs de l’évolution économique. Dans la Russie
kiévienne, les « sorciers de finances » de notre époque eussent été écono­
miquement impossibles. A chaque chose son temps. Dans une société
divisée en classes, la « loi de l’évolution économique » consiste dans le fait
que la part enlevée au peuple par ses « gardiens » et ses exploiteurs
s’accroît de plus en plus.
(2) « Le tribut levé par le prince et sa d r o u j i n a entretenait le commerce
extérieur de la Russie » ( K l i o u t c h e v s k i , C o u r s , 1re partie, p. 186).
(3) La conquête, par les Arabes, de l’Egypte et de la Syrie qui pro­
curaient le blé au marché de Constantinople a plutôt favorisé le
développement de l’agriculture dans la péninsule des Balkans. Voir
Pierre G r e n i e r , L 'E m p i r e b y z a n tin , s o n é v o lu t io n s o c ia le et p o l i t i q u e ,
t. I, p. 160). Il est plus juste cependant de supposer que la conquête
de l’Egypte et de la Syrie par les Arabes a augmenté non l’agriculture
dans la péninsule des Balkans, mais seulement l’exportation des produits
balkaniques sur un marché précédemment acquis aux produits syriens
et égyptiens.
!/

l ’ a c t iv it é é c o n o m iq u e d u n o r d - e s t 65

r■ Cr-~ seul le capitalisme a transformé en objets de commerce


universel les produits nécessaires à la consommation
des masses, alors qu’auparavant les objets de luxe
surtout étaient livrés au commerce (1). Lorsque Kliou-
agri- tchevski dit que la plupart de nos grandes villes an­
: ut en ciennes (Ladoga, Novgorod, Sm olensl^ Lioubetch,
■i.i'.i que K ie v ) s’ échelonnaient le long de « la base d’opération
fuit il ne de l’industrie russe (2) », — c’est-à-dire sur la route
r riucipal qui allait « de chez les Yarègues jusque chez les Grecs »
repré- — il confond la notion industrie avec la notion com­
: - —ander merce. Seuls étaient dirigés suivant la ligne qu’il in­
- tribut dique les produits susceptibles d’ être vendus et qu’une
; question petite partie seulement du travail de la nation avait
■ devaient permis d’obtenir. Si nous comparons ce commerce
r-r-.u-iu-er contre à celui des villes commerçantes de l’ Occident à la
t :- que ce
même époque, nous verrons aussitôt en quoi consis­
facile de taient « les lacunes de la vie historique de la Russie ».
produits « L ’industrie » des grandes villes de l’ Europe occiden­
ul-t ? : mais les
tale ne se bornait pas au commerce des produits de
lu i ,:ants de la la chasse et des industries forestières ; elle était une
-ment, eux industrie au sens exact de ce mot, une industrie arti-
[i f i —.culture (3). sane et plus tard manufacturière.
Une question se pose ici naturellement : de quelle
r ~ oublié que
façon ce commerce de « peaux », qui ressemblait si
fortement à du brigandage, aurait-il pu donner nais­
• v-ï difficile, sinon sance à de grands centres urbains ? Cette question
r* •~ -nt qu’on peut
; r. Dans la Russie serait insoluble, si l ’on ne trouvait dans les œuvres
- ->-*ent été écono- mêmes de nos historiens des données suffisantes pour
- . ~»as une société
> '.ste dans le fait la résoudre dans un sens diamétralement opposé à leur
•: ses exploiteurs opinion. Prenons de nouveau le meilleur d’entre eux,
r.Ait le commerce Klioutchevski. Il nous dit que la rivière Volkhov
- -tie, p. 1B6). divisait Novgorod en deux parties : celle de droite
■ Syrie qui pro-
; ' jtôt favorisé le s’appelait T orgom ïa (commerçante), celle de gauche
: '«• Balkans. Voir
* ' . a i e et p o litiq u e ,
c .ï-r que la conquête fl) D’ailleurs la conception qu’ont nos savants du capitalisme est assez
non l’agriculture particulière. Klioutchevski identifie le capital avec les « moyens de tra­
-ution des produits vail ». (Voir L a D o u m a des b o ia rs , p. 10).
t z x produits syriens
(2) I b id e m , p. 22.
5
66 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A RUS S IE

Sophiïskaïa. La Torgovaïa était formée de deux quar­


tiers : celui de Plotnitski (de plolnik « charpentier ») et
celui de Slavenski ; la Sophiïskaïa comprenait trois
quartiers : le Nérevski, le Zagorodski et le Gontcharski.
Tout cela n’ est pas nouveau, mais voici ce qui importe.
Les noms de Gontcharski (de gontchar « potier ») et de
Plotnitski témoignent du caractère industriel des
anciens bourgs dont s’étaient formés les quartiers de
Novgorod. Ce n’est pas pour rien que « les Kiéviens du
x ie siècle donnaient aux Novgorodiens le surnom
méprisant de charpentiers (1) ». Il est bon d’ajouter
que le quartier de Gontcharski s’appelait aussi L io u -
dini, ce qui permet de supposer que les noms donnés aux
autres quartiers « Nerevski », « Slavenski » et « Zagorodski »
n’excluaient pas l’existence d’artisans parmi leur popu­
lation. Il est possible que les habitants de ces faubourgs
aient eu, eux aussi, leurs métiers, mais peut-être ne
s’y adonnaient-ils pas aussi spécialement que les habi­
tants du village de Lioudini, que l’on appela de préfé­
rence Gontcharski, et que ceux du village que l ’on se
mit à appeler Plotnitski. Quoi qu’il en soit, nous voyons
avec étonnement que dans l’existence de « chasse et
de commerce », que l’on suppose avoir été celle de
la plaine de l’ Europe orientale durant la période
kiévienne, l’artisanat était plus ou moins répandu.
S’il en était ainsi, il va de soi qu’on ne faisait pas
seulement le commerce des produits de la chasse et
des industries forestières, mais aussi celui des produits
du travail des artisans. L ’existence de ces artisans,
explique déjà en grande partie l’existence des grands
centres urbains.
D ’autre part, plus l’artisanat se développait, plus
augmentait la force sociale qui pouvait lim iter le
pouvoir du prince. Nous voyons, en effet, durant la
période kiévienne, que ce pouvoir était précisément plus

( 1) IC l io u t c h e v s k i, C o u rs, 2e partie, p. 66;


L A C T I V I T E E C O N O M IQ U E DU N O R D - E S T 67

i quar- faible dans les villes « commerçantes ». Enfin, si ces villes


■») et disposaient de produits fournis par le travail des arti­
trois sans, on se demande où elles les écoulaient. Si cela avait
rski. été à l’étranger, à Byzance ou dans les pays de l’Occi­
i importe. dent, cela eût signifié que les artisans russes avaient
• ». et de dépascé ceux de Byzance ou de l ’Europe occidentale.
des Mais le fait est qu’on n’ exportait à l’étranger que les
de produits de la chasse et des industries forestières, tandis
i K k v k n s du qu’on importait en Russie des produits manufacturés (1).
k surnom D’où il faut conclure que les artisans russes le cédaient
m. d'ajouter à ceux de l ’Occident, et c’était, là une des« infériorités »
de la vie russe comparée à celle de l’ Europe ».
ik a n é s aux Mais une autre question nous intéresse ici. Si
KaZaforodski» les produits des artisans russes n’ étaient pas exportés
i leur popu- à l’étranger, on les écoulait sur le marché intérieur.
< a faubourgs Le règne de l’économie naturelle n’empêchait pas
peut-être ne que la population agricole de la Russie n’eût besoin
: que les habi- des produits des « bourgs artisans », et ainsi s’ouvrait
i de préfé- une voie au développement d’une classe moyenne.
: que l’on se Mâis ce développement devait être entravé par le
. nous voyons fait que les éléments adonnés au commerce et aux
e * chasse et métiers manuels se groupaient dans des centres urbains
été celle de placés en dehors des terres russes qui détenaient l’hé­
as.t la période gémonie politique. En raison de ce fait, ainsi que Pouch­
répandu, kine s’en était déjà rendu compte, les éléments adonnés
ne faisait pas au commerce ou aux métiers manuels ne pouvaient
_ de la chasse et agir directement sur la structure politique et sociale
S«e£ai des produits
die ces artisans, (1) Les hommes de cette époque le comprenaient. Le chroniqueur met
ience des grands sur les lèvre9 de Sviatoslav (x® siècle) le raisonnement suivant sur les
avantages de la ville de Péréïaslav sur le Danube : « Tous les biens s'y
rencontrent : des Grecs viennent les étoffes de soie, l’or, le vin , les fruits
développait, plus du sud ; des Tchèques et des Hongrois, l’argent, et les chevaux : de la Russie
les peaux, la cire, le miel et les esclaves. » (C h r o n iq u e de N e s t o r , p. 44). Les
«•a it lim iter le principaux produits de l’exportation russe étaient en effet les esclaves, les
effet, durant la fourrures, la cire, le miel, — non seulement à Byzance, mais partout où
se portait le commerce russe. (Voir G r o v c h e v s k i , L a R u s s ie k ié v ie n n e , 1.1,
précisément plus p. 335). D’où la croyance que la chasse était la branche principale de
l’« industrie » russe à l’époque kiévienne. Cela prouve seulement qu’en
ce temps les produits de la branche principale du travail populaire,
de l’agriculture, étaient peu ou pas livrés au commerce.
68 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

des grandes principautés. N ’y jouant aucun rôle, ils


ne limitaient pas le pouvoir du prince et de sa droujina.
Au contraire, ils contribuèrent à accroître ce pouvoir
pour autant que leur lutte contre les principautés qui
exerçaient l ’hégémonie obligeait ces dernières à aug­
menter leur puissance militaire. C’est ainsi que, par suite
de la structure sociale et politique de ces principautés,
le « Tiers-Etat » s’y trouva dans des conditions de déve­
loppement moins favorables qu’en Occident. Enfin,
avec l’accroissement de la puissance de Moscou, les
Grands Princes finirent par soumettre entièrement à leur
autorité nos villes commerçantes du Nord-Ouest et
mirent un terme à leur développement économique.
Cela n’empêcha naturellement pas la population agri­
cole d’avoir besoin du travail des artisans, mais la plus
grande partie de ceux-ci durent vivre et agir désormais
dans un milieu social et politique absolument différent.

X II

Conditions sociales de la production dans le Nord.


Progrès de l ’asservissement du paysan.

Au point de vue économique, nos savants caracté­


risent ce nouveau milieu, le plus souvent, par la déca­
dence du commerce précédemment si important.
« Dans la Russie de la haute Volga, trop éloignée des
marchés situés près de la mer, le commerce extérieur
ne pouvait devenir la principale force active de l’éco­
nomie nationale, dit Klioutehevski. C’est pourquoi
nous y voyons, aux x v e et x v ie siècles, une quantité
relativement peu importante de villes, et encore la
plus grande partie de la population s’y occupait-elle
de la culture du blé (1). » Cette affirmation demandera,
elle aussi, une analyse critique. A un autre endroit,

(1) C o u rs, l re partie, p. 382-383.


C O N D I T I O N S S O C IA L E S D E L A P R O D U C T I O N 69

l’auteur marque la différence entre la vie économique


de la Russie du Dniéper et de celle de la haute Volga. Au
Sud, les principales ressources du trésor princier étaient
les tributs, les droits de justice et autres. Dans les
chroniques des x n e et x m e siècles, nous trouvons
.par suite bien l’indication de terres appartenant au Palais, mais,
ratés, étant donné les déplacements des princes à cette époque,
>de déve- ces biens immeubles du prince n’ étaient pas considé­
Enfin, rables et ne pouvaient devenir la base principale de
ou, les ses finances. Il entretenait sa cour et sa droujina
st à leur surtout avec ce qu’il recevait comme administrateur
et et gardien militaire de la terre, et non comme proprié­
«nique, taire privé. Le Palais n’ était pas encore ce centre puis­
itkon agri- sant d’administration qu’il devint par la suite dans les
la plus principautés delà haute Volga, où l’administration des
désormais domaines princiers se fondit avec la direction centrale
ut différent. des finances et l ’absorba complètement (1).
Le prince entretenait donc sa cour et sa droujina,
non pas avec les revenus de ses biens immeubles,
mais avec ce qu’il recevait comme administrateur
>le Nord, et gardien militaire de la terre -, c’ est avec les produits
de la chasse et des industries forestières qu’il couvrait
ivsan.
la plus grande partie des dépenses qu’entraînaient ses
sts caracté- fonctions d’administrateur et de défenseur du pays.
par la déca- Lorsque le centre de gravité de la vie politique russe
i important, se fut déplacé vers la haute Volga, ces dépenses furent
éloignée des couvertes par l’agriculture. D ’une façon générale, c’ était
extérieur là un pas en avant, car le travail agricole est beaucoup
___tive de l’ éco- plus productif que la chasse. Or, il est évident que plus
CVst pourquoi est productive la branche du travail national dont les
, une quantité produits couvrent les frais d’une fonction sociale — ,
__■. et encore la les autres conditions restant identiques — plus cela est
is*y occupait-elle avantageux pour le peuple. Il faut cependant observer
~»n demandera, que dans l’émigration au Nord-Est, ces autres conditions
autre endroit, furent loin de demeurer pareilles.

(1) L u D o u m a des b o ïa rs , p. 59.


70 l ’ h is t o ir e SOCIALE DE LA RUSSIE

D ’abord, le sol était loin d’y êT e aussi fertile qu’au


Sud-Ouest. Klioutchevski remarque justement que les
Russes du Sud, qui avaient émigré au Nord-Est, furent
obligés, pendant des générations, « de couper et de
brûler les forêts, de travailler avec la charrue et de
mettre de l’engrais, pour transformer la terre argileuse
de la haute Volga en un sol favorable à une agriculture
fixe et durable (1) Par suite de ces nouvelles condi­
tions géographiques, le travail agricole — devenu la
base principale de l’économie du prince — était moins
productif qu’auparavant. Or, c’est lui qui maintenant
devait couvrir les dépenses assurées auparavant
par des branches secondaires du travail du peuple.
En d’autres termes, une partie plus grande qu’aupa­
ravant de la plus-value du travail de l’agriculteur devait
lui être enlevée pour subvenir aux dépenses de l ’ État
(2). Ou encore : par suite des nouvelles conditions
géographiques, l’ État fut obligé d’ être plus exigeant
à l ’égard de l’agriculteur que dans la Russie méridio­
nale, et par suite il dut augmenter son pouvoir direct
sur la population des campagnes. L ’histoire de cette
population dans le bassin de la Volga n’est, en effet,
que celle de son asservissement progressif par l’ État.
Il est vrai que, dans les premiers temps, la situation
des paysans dans la Russie souzdalienne était en géné­
ral meilleure que dans la Russie kiévienne(3). « Dans les

(1) La Douma des boîars, p. 98.


- (2) Il ne faut pas croire que les princes et leurs droujines de l’époque
kiévienne se nourrissaient de *<peaux et de miel ». Ils mangeaient aussi du
pain et probablement en quantité considérable, si on en juge par leur
appétit tel qu’il est décrit dans les bylines. Ce pain leur était naturelle­
ment fourni par les agriculteurs.
(3) Cependant les princes de l’époque des apanages prennent déjà dans
ce sens certaines mesures significatives : « Dans leurs traités, une condition
que l’on rencontre constamment est de no pas s’enlever réciproquement
les gens soumis au centenier, payant le tiaglo ou inscrits sur les regis­
tres des impôts ; de même les princes commençaient à s’opposer au départ
de leurs paysans dans les votchiny— les alleux — des boîars ou des couvents.
(Voir L i o u b a v s k i , Le début de l'asservissement des paysans, éd. jubilaire,
La grande réforme, t. I, p. 9.)
r
1

C O N D I T I O N S S O C IA L E S D E L A P R O D U C T I O N 71

actes dù x v e siècle, dit Klioutchevski, on constate


non seulement que le paysan débiteur n’est pas réduit
au servage pour avoir quitté la terre d’un propriétaire
sans lui avoir payé ses dettes, mais encore qu’il peut,
après son départ, s’acquitter avec des délais et sans
intérêts. Le besoin de main-d’ œuvre, ainsi que l ’impos­
sibilité de la retenir par la violence, en raison de l’ins­
tabilité générale, fut évidemment la cause d ’un chan­
gement aussi favorable aux paysans (1). » Cela n’a rien
d’étonnant ; nous savons déjà que l’antagonisme entre la
Russie du Nord-Est et celle du Sud-Ouest tenait d’abord
à une cause économique. Les boïars de la Russie méri­
dionale, et aussi les couches sociales qui se trouvaient
sous leur influence, voyaient d’un œil hostile les repré­
sentants des localités où avaient émigré leurs travail­
leurs fugitifs ; de leur côté, ces derniers avaient emporté
un souvenir peu agréable de leur ancienne résidence.
Pourquoi cette émigration au Nord-Est ? Parce que les
paysans ou smerdes cherchaient à échapper aux «païens»,
mais aussi, et peut-être surtout, à l’état de servitude
dans lequel ils tombaient de plus en plus. Et, en effet,
l’émigration leur valut une certaine indépendance.
Notons en passant que le premier résultat politique
de la situation économique créée au Nord-Est par l’anta­
gonisme des classes, né d’ abord sur le sol fertile de la
; Dans les Russie du Sud-Ouest, devait être un renforcement de
la puissance du prince. Les paysans, qui fuyaient sur la
Volga supérieure l’exploitation des boïars, étaient évi­
demment peu disposés à prendre parti pour les boïars de
de l’époque
-fnt aussi du Souzdal, de Vladimir ou de Moscou dans leurs conflits
sa par leur avec les « autocrates » du Nord-Est. Ils devaient au
■r *uut nalurelle-
contraire prêter secours à ces derniers, dans l’espoir de
déjà dans trouver auprès d’eux une aide dans leur propre lutte
*>»- une condition
•rr-riproquement contre les grands propriétaires fonciers. Les autocrates
r/j sur les regis*
ha apposer au départ surent fort bien tirer parti de cet espoir, tout en restant
t«j des couvents*
éd. jubilaire,
(1) L a D o u m a des b o ïa r s , p. 207.
72 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

prêts à le tromper dès que le besoin s’ en ferait sentir.


Le travail agraire était donc devenu la base prin­
cipale de 1’ « économie du prince ». Cette économie,
comme toute celle de la Russie à cette époque, était
une économie naturelle. Les princes exploitaient eux-
mêmes une partie de leurs terres et en donnaient une
autre à leurs « gens de service ». Mais donner la terre
à un homme de service signifiait aussi, le plus souvent,
lui donner le droit de disposer du travail des agricul­
teurs établis sur cette terre. L ’homme de service, en
effet, ne travaillait pas lui-même les terres dont le
revenu, en assurant son existence, lui donnait la pos­
sibilité de servir son « souverain » (1). La détermination
des limites de ce droit sur le travail du paysan
était de la plus haute importance pour les deux par­
ties intéressées. L ’homme de service s’efforçait de
l ’étendre ; 1 agriculteur, au contraire, cherchait à le
restreindre. Chacune des parties en appelait au prince.
Pour celui-ci le plus avantageux était de résoudre
le litige en s’assurant la plénitude du pouvoir poli­
tique sur l’homme de service, tout en laissant à celui-
ci pleine latitude d’exploiter économiquement l’agri­
culteur. C’est en ce sens que la question fut peu à peu
résolue par l ’histoire de la Russie du Nord-Est ; l ’asser­
vissement des paysans aux propriétaires fut l’expres­
sion juridique de sa solution.
Mais au commencement, on était encore loin du ser­
vage. Les propriétaires et les gens de service de la Russie
souzdalienne ne pouvaient alors qu’imaginer — s’ils
avaient assez de clairvoyance pour cela — le temps
heureux où les paysans seraient dans l’impossibilité
de se déplacer dans la région de la haute Volga, comme

(1) Il y eut, il est vrai, des gens de service qui cultivèrent eux-mêmes leurs
lots de terre. Nous en rencontrons aussi dans la Russie lithuanienne. Mais
ils se trouvaient toujours à l’échelon le plus bas de l’échelle de service et
•e fondirent par la suite avec les paysans. Ce n’est pas d’eux qu’il est ques­
tion ici.
1

C O N D I T I O N S SOCIA LES D E L A P R O D U C T I O N 73
ifc n it sentir, c’était déjà le cas dans la région du Dniéper. Cet heu­
h ü s e prin- reux temps ne se fit pas trop longtemps attendre.
économie, Dans la région située entre l ’Oka et la Volga, où se
t «y que. était portèrent tout d’abord les colons venus du Sud-Ouest,
aient eux- la population devint de plus en plus dense, car elle
I P o s a ie n t une éprouvait les plus grandes difficultés à s’ étendre, soit
er la terre à l’ Est, soit au Nord. Ce phénomène fortifia la position
rpèis souvent, des propriétaires fonciers et du gouvernement à l’égard
les agricul- des agriculteurs. «T a n t que dura l’entassement forcé
service, en de la population dans ce pays, les gens soumis au
rres dont le tiaglo furent bon gré, mal gré, obligés à plus de stabi­
ir a it la pos- lité, ce qui facilita le travail d’organisation des pro­
: retermination priétaires fonciers (1). »
du paysan Dès le milieu du x v e siècle, ils s’ efforcent d’obtenir
j*} deux par- la limitation légale des déplacements des paysans.
i Amorçait de Le résultat de leur effort fut le fameux « jour de la
: lâ c h a it à le Saint-Georges (2) », devenu proverbial. Le professeur
-t au prince, Klioutchevski fait remarquer que l’indication donnée
de résoudre par Herberstein d’une corvée paysanne de six jours
pouvoir poli- par semaine est exagérée, « mais son exagération même
licsàant à celui- témoigne de l’autorité qu’avait prise le propriétaire
l’agri- foncier dès le commencement du x v ie siècle, et cela,
fut peu à peu en effet, est confirmé par les témoignages de l ’époque ».
-i-Est ; l’asser- Cependant, si le jour de la Saint-Georges lim itait
fut l’ expres- le droit des paysans, il ne l ’abolissait pas. La nécessité
de cette abolition ne s’imposa pas tant que les conditions
re loin du ser­ qui empêchaient les paysans de quitter le pays entre
re de la Russie Oka et Volga continuèrent à exister. Or, elles dispa­
sginer — s’ils rurent définitivement au milieu du x v ie siècle après
■« - a — le temps la chute de Kazan et d’Astrakhan. Alors le courant
im possib ilité impétueux de la population s’élança de la région cen­
Volga, comme trale vers le Sud-Est, le long de la Volga, et vers le Sud, le
long du Don. Non seulement des villages, mais des

at eux-mêmes leurs
lithuanienne. Mais (4) L a D o u m a des b o ia r s , p. 308.
t T Mhelle de service et (2) Fête de la Saint-Georges d’automne (26 novembre). C’est ce jour
m i'eux qu'il est ques- là qu'en 1592, par un oukaze du tsar Féodor Ioanovitch, fut restreint le
droit du paysan de passer d'une terre sur une autre.

:
74 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

villes entières se dépeuplèrent. Selon la forte expres­


sion de Klioutchevski, « le cours de l’économie rurale
dans la Russie moscovite suivit une progression géo­
métrique de dépeuplement ».
Il devint urgent d’arrêter ce dépeuplement. Dès le
milieu du x v ie siècle, des édits prescrivent « que les
paysans doivent être renvoyés dans les endroits aban­
donnés, dans les bourgs, les districts, les cantons, les
villages vides, les anciens endroits habités, pour tou­
jours et sans frais, et qu’ils doivent être installés dans
leurs anciens villages, chacun dans celui où il vivait
auparavant ».
C’est ce qu’ordonnait déjà la charte réglementaire de
Yaga (1) en 1552, c’est-à-dire quarante ans avant l’ou-
kaze encore inconnu, qui, on le suppose, a supprimé
le droit du paysan de passer librement du service d’un
propriétaire à celui d’un autre. Dans les actes de dona­
tion aux Stroganov (1564-1568), il leur est interdit de
prendre chez eux des « paysans inscrits et imposés »,
et prescrit de les renvoyer à leur ancienne rési­
dence à la première demande des autorités locales (2).
Lorsqu’il ordonnait de renvoyer les « paysans des
monastères à leur ancienne résidence, dans les fau­
bourgs et les districts », l’ État sauvegardait son propre
intérêt ; il ne faudrait pas croire cependant qu’il oubliât
les intérêts des propriétaires fonciers.
S. Engelmann nous apprend que « 150 ans encore avant
l’abolition générale du droit de passage des paysans, le
célèbre monastère de Troïtsko-Serguiev avait obtenu le
droit de défendre à ses paysans de quitter ses terres (3) ».

(1) Charte par laquelle le couvent de Vaga (Russie septentrionale) accor­


dait aux paysans établis sur ses terres certains droits et leur imposait
certaines obligations. (Note du traducteur.)
(2) M. D ia k o n o v , Essai sur Vhistoire de la population rurale dans VÊfat
moscovite (x v i -xvij 6 siècles), p. 6-7, XII6 fasc. des Annales des recherches
de la commission archéologique.
(3) E n g e lm a n n , Histoire du servage en Russie, Moscou, 1900, p. 55.
Lus pieux moines n’oubliaient pas leurs intérêts terrestres.
-Ber

A QUI A P P A R T E N A IT L A TERRE 75

expres- Il est inutile d’en dire davantage sur l ’histoire de


nirale l’asservissement des paysans. Il suffit de rappeler qu’ elle
géo- se prolongea jusqu’ à la fin de l’époque pétersbourgeoise.
Catherine I I étendit le servage à la Petite-Russie, et
l. Dès le Paul I er à la Nouvelle-Russie, « afin d’établir l ’ordre,
i eue les une fois pour toutes, dans les régions susdites, et d’ as­
aban- surer pour toujours la propriété de chacun (1) ».
■tons, les
peur tou-
X III
5és dans
3 vivait A qui appartenait la terre cultivée
par les paysans ?
itaire de
avant l’ou- Examinons maintenant un autre côté de ce même
, a supprimé processus. A qui appartenait la terre à laquelle les
rvice d’un paysans étaient peu à peu attachés ?
de dona- Klioutchevski affirme qu’au x v ie siècle « les paysans
interdit de étaient libres fermiers de la terre d’autrui, de l’ État,
I « * imposés », de l’ Église, ou des gens de service et qu’ils jouissaient
enne rési- du droit de passage (2) ». Il va de soi qu’on ne peut
locales (2). prendre à ferme que la terre d’autrui ; la question est
[ « paysans des de savoir s’ils ont toujours été fermiers. Le professeur
dhn» les fau- Lioubavski suppose que « dans la région de Rostov et
it son propre de Souzdal, dans la Russie du Nord-Est, les paysans
t qu'il oubliât apparaissent comme fermiers déjà au x iv e siècle (3) ».
Mais on ne peut guère croire que dès leur arrivée dans
rencore avant cette région ils y aient travaillé la terre d’autrui.
|<ies paysans, le Nous savons qu’ils y avaient émigré pour échapper
ta ra it obtenu le à la servitude à laquelle les condamnaient les condi­
•terres (3) ». tions défavorables de la vie dans la Russie du Sud-
Ouest. L ’arrivée des paysans dans le Nord-Est précéda
celle des propriétaires fonciers plus ou moins puissants.
t^ n îr io n a le ) accor- . S’il en est ainsi, nous pouvons dire que la terre sur
et leur im posait
laquelle ils se fixèrent appartenait « à autrui » seulement
rurale dans VÊtal
i des recherches
(1) E n g e l m a n n , o u v r a g e c ité , p. 179.
«cou, 1900, p. 55. (2) Cours, 2e partie, p. 372.
(3) A r t i c l e c ité } dans le recueil L a g ra n d e ré fo rm e , t. I, p. 7.
76 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A RUS S IE

en ce sens que peut-être, dès cette époque, ils la nom­


maient « terre de Dieu ». Mais personne n’a jamais
hésité à s’approprier la « terre de D ieu», lorsque c’était
nécessaire et possible. Par conséquent, les paysans
du Nord-Est cultivèrent leur propre « terre de Dieu »
avant de se voir forcés de cultiver la terre d’autrui.
D ’où il appert qu’avec le temps le droit de propriété
sur leurs terres leur fut enlevé. De quelle manière s’ef­
fectua cette expropriation ?
De deux manières : premièrement, dans la Russie
souzdalienne, le paysan se trouva, au début, —
bien que plus rarement que dans la Russie kié-
vienne — dans des conditions si défavorables qu’il
était dans l’impossibilité d’exploiter lui-même sa terre.
Il devait alors solliciter l’aide d’un propriétaire foncier,
petit ou grand ; il devenait ainsi « fermier de la terre
d’autrui ». Secondement, les princes apanagés de la
Russie du Nord-Est se mirent de bonne heure à consi­
dérer les terres occupées par les paysans comme leur
propriété. Aussi longtemps qu’il y eut dans leurs prin­
cipautés beaucoup de terres inoccupées, cette façon
de considérer les terres n’eut pas pour les paysans de
conséquences graves. Mais avec l’accroissement de la
population et l’appropriation des terres par les gens
de service et le clergé, les princes passèrent de la théo­
rie à la pratique avec une rigueur toujours croissante
et une cruauté qui pénétra de plus en plus dans les
mœurs administratives. Le code du tsar Alexis Mikhaï-
lovitch (1648) donna une forme juridique tout à fait
déterminée à un état de choses qu’en fait l’ État mosco­
vite avait depuis longtemps consolidé. Il interdit aux
gens soumis au tiaglo faisant partie des « centaines »
imposées, ou des faubourgs (slobody) de vendre ou
d’ engager leurs terres : « Ceux des petites gens qui le
feront doivent être battus avec le knout comme voleurs. »
D ’après Klioutchevski, « même les paysans établis sur
des terres noires (fertiles) n’appartenant à personne,
A QUI A P P A R T E N A I T L A T E R R E ? 77

ne les considèrent pas comme leur propriété ». Les


, 3s la nom-
paysans du x v ie siècle parlent des terres de ce genre
i’a jamais
en ces termes : « Cette terre appartient au Grand Prince
■sque c’était
et j ’en ai la jouissance » ; « Cette terre appartient à
les paysans
Dieu et au souverain ; les cultures et les moissons sont
* e de Dieu »
à nous. » Ainsi les paysans distinguaient très nettement
■re d’ autrui.
le droit de propriété du droit de jouissance (1). Cette
, de propriété
conclusion est juste. Il reste seulement à rechercher
<manière s’ef-
combien de verges les serviteurs des Grands Princes
ont cassées sur le dos du paysan pour l’élever à la
la Russie
hauteur d’ une distinction aussi « nette ».
■ début, —
Non seulement Pétersbourg ne renonça pas à la
Russie kié-
politique de Moscou, mais il la développa jusqu’en
bles qu’il
ses conséquences les plus extrêmes. Moscou tâchait
ême sa terre,
que les terres n’échappassent pas au tiaglo et elle y
étaire foncier,
parvint. Cela n’empêcha pas cependant qu’il y eût dans
de la terre
la Russie moscovite un nombre assez considérable
«panagés de la
d’ « errants (libres) qui réussissaient à échapper au
■heure à consi-
plaisir douteux d’être inscrits sur les listes des paysans
comme leur
qui supportaient tout le fardeau des charges de l’ État.
: dans leurs prin-
Pierre I er proposa que personne ne fût exempté, et ce
cette façon
but fut atteint en 1722 par l’établissement de l’impôt
les paysans de
de capitation. « Si l ’ État est le véritable propriétaire
oissement de la
de la terre imposée, a dit très justement Mme Éfimenko,
res par les gens
et non pas le paysan, la conséquence naturelle en est
èrent de la théo-
que l’ État est obligé d’assurer à chacun, en lui attri­
mjours croissante
buant des terres, la possibilité de payer l ’impôt (2). »
en plus dans les
Durant tout le x v m e siècle, le gouvernement de
l tsar Alexis Mikhaï-
Pétersbourg s’ efforça en elîet d’assurer à chacun cette
àdique tout à fait
possibilité ; les célèbres « instructions géodésiques »
ifa it l’ État mosco-
de 1754 et 1766 causèrent une véritable révolution
lé. Il interdit aux
dans la situation des paysans et des libres colons
des « centaines »
(odnodvortsy), qui gardaient autrefois les confins mosco-
y) de vendre ou
i petites gens qui le
But comme voleurs. » (1) p. 369.
O p . c it . ,
(2) R e c h e rc h e s s u r la v ie d u p e u p le , 1er fasc., Moscou, 1884, p. 362. Voir
i paysans établis sur aussi K eussler , Zur G e s c h ic h te und K r itik des G e m c in d e -B e s ilz e s in
R u s s la n d . I p. 106-107 ; III, pp. 33 et suiv.
enant à personne,
78 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A RUS S IE

vites, mais se confondaient peu à peu avec les paysans.


Dans certains endroits, les paysans demandèrent qu’on
ne leur enlevât pas .la terre dont ils jouissaient depuis
longtemps. Leurs demandes ne furent pas prises en con­
sidération. En d’autres endroits, ne se contentant pas de
solliciter, ils s’opposèrent à ce qu’on leur enlevât leurs
terres, « en nombre, avec des bâtons et des massues ».
Mais leur résistance fut vaincue par la force armée ;
les rebelles furent passés par les verges et en fin de
compte la terre partagée selon les vues du gouvernement
de Pétersbourg (1).
C’est ainsi que peu à peu, par le dépouillement pro­
gressif des paysans, se constituèrent ces « bases »
agraires de la vie populaire russe, célèbres dans notre
histoire sociale. L ’idée qu’on s’en fait est géné­
ralement liée à l’idée de notre commune rurale. Mais
les partages de la terre entre les paysans de l ’ État
dépassaient de beaucoup les limites des communes
isolées et, tout au moins en principe, s’étendirent à
tout l’ Empire. « La large base donnée par l’ État à la
répartition des lots de terre, dit V. I. Iakouchkine,
aboutit à ceci qu’à tout paysan fut reconnu un droit
inaliénable à un lot de terre : s’il arrivait que l ’un d’ eux

(1) En voici un exemple : « Le 14 juin de cette année 1774, par oukazc


du département d'Etat de l'Économie, 150 paysans du district Obolenski
sont envoyés pour la colonisation de la régie du District économique de
Voronège, autour du village de Léva Rozsocha, sur la terre qui reste après
que les paysans de ce village en ont reçu dans la proportion fixée, et il est
ordonné de distribuer aux nouveau-venus de la terre pour les labours et
autres usages... Les paysans du village de Léva Rozsocha « se rassem­
blèrent en nombre... et crièrent obstinément qu’ils ne laisseraient pas
les paysans d’Obolenski s’établir comme colons, à cause de quoi le
caporal Silouana Khripounov fut envoyé et le 16 juin, fit connaître par
un rapport... qu’à son arrivée, les « paysans de la couronne » du village
Léva Rozsocha, armés de bûches et de massues, avaient voulu le battre,
lui, caporal Khripounov, ainsi que les paysans du district Obolenski, et
empêcher ceux-ci de s’établir comme colons ». L’autorité compétente
ordonna « de demander au gouverneur de Voronèje un détachement
convenable et d’effectuer avec son aide ce qui avait été ordonné par le
gouvernement ; quant aux plus désobéissants des paysans, et afin d’eftrayer
les autres, de leur donner la bastonnade pour les déshabituer d’agir ainsi
dorénavant ». (V. I. I a k o u c h k i n e , E s s a is s u r V h is t o ir e d e la p o lit iq u e a g r a ir e
e n R u s s ie a u x xvm® et xix® siècles, appendice, p. 101-103).
I-

A QUI A P P A R T E N A IT L A TERRE ? 79

*5 paysans, n’eût pas de « terres qui lui fussent assignées », on


lièrent qu’ on faisait une enquête. Le lot de terre devint un droit
lient depuis tellement inaliénable du paysan d’ État qu’ un oukaze ?
( en con­ signé par le souverain dit ouvertement : « Les insti­
tutions de l’État reconnaissent à chaque paysan, pour
:!
ter. tant pas de : fi
■ecievât leurs chaque âme, un nombre convenable de désiatines (1)
>« i t s massues ».
f -rce armée ;
de bonne terre arable, de prairie, de forêt (2). »
L ’asservissement des paysans par l ’ État fut complété
I*
par le système des partages agraires. Le* paysan qui >1
rî en fin de
l rc-uvemement s’était enfui du Sud-Ouest au Nord-Est et avait trouvé
là, au début, ainsi que nous l ’avons vu, une certaine
:
►ir w w ilk m e n t pro- amélioration de son sort, y perdit peu à peu et défi­
« s * bases » nitivement son droit de propriété sur la terre ainsi que
èees dans notre sa liberté personnelle. L ’existence de notre commune
fait est géné­ agraire, du mir, ne signifie pas que la terre appartenait à
ré rurale. Mais une société de paysans, mais que terre et paysans étaient
paysans de l ’ État la propriété de l’ État ou du pomêchtchik, du seigneur
des communes local. Les partages des terres furent complétés par la cau­
. s’ étendirent à tion solidaire et le système des passeports. Par oukaze
par l’ État à la du 19 mai 1769, au cas où les paysans n’avaient pas
T . 1. Iakouchkine, acquitté les arrérages de la capitation, le starosta (chef du
b t reconnu un droit canton) et ses aides les arrêtaient et les employaient «à de
ri:t que l’un d’eux durs travaux sans leur payer de salaire » jusqu’au règle­
ment total de l’impôt. A. P. Zablotski-Désiatovski a si­
1774, par oukaze gnalé avec raison la cruauté de cet oukaze et apprécie
_ d n district Obolenski très justement son influence sur les mœurs: « Il sup­
I*_rt/ict économique de
— s* La terre qui reste après prima la responsabilité personnelle du contribuable, fit
i j t r : ï ? r t io u f ix é e , e t il est des libres communes rurales de simples unités fiscales
» pour les labours et
^ rozsocha « se rassem- et donna au système des impôts la portée d’une contri­
ri ne laisseraient pas bution permanente (3). »
*n*. à cause de quoi Je
!* /-in, fit connaître par
1» couronne » du village
fraient voulu le battre, (1) La désiatino vaut un peu moins d’un hectare.
_ ta Jistrict Obolenski, et (2) E s s a is , p. 168-169. Voir, pour plus de détails sur l’origine de nos
ta » L’autorité compétente « bases », mon livre publié sous le pseudonyme de V o l g u i n e : L e s bases d u
n a ro d n itc h e s tv o , d 'a p r è s le s o u v ra g e s de V o r o n ts o v (V. V.), Saint-Pétersbourg,
un détachement
1896, pp. 101-121.
i •-it été ordonné par le (3) L e c o m te P . D . K i s ê h v e t s o n te m p s , t. Il, Saint-Pétersbourg, 1882,
; î> 5ans, et afin d’efîrayer p. 30. Après tout ce qui a été dit plus haut, il est clair cependant que, même
* déshabituer d’agir ainsi
_ir.\rede la p o lit iq u e a g r a ir e avant l'oukaze de 1769, les communes de paysans de la Couronne ne pou­
vaient être appelées « libres » que c u m g r a n o s a lis . '\ V
. ? 101-103).
80 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

C’était, en un mot, le triomphe complet de l’asser­


vissement dans les rapports entre l’ État et sa princi­
pale force de travail, le paysan.
Les choses ne s’arrêtèrent pas là. Tendant à sa fin logi­
que, le système atteignit son développement maximum
grâce au zèle de l’administration, ou, si l’on veut,
au talent d’organisation du ministre des domaines
sous Nicolas I er, le comte P. D. Kisélev.
« Imaginez le plus puissant des pomêchtchiks pro­
priétaires d’esclaves du m onde. Ce propriétaire
d’esclaves n’ est autre que l’ État lui-même. Le comte
Kisélev en est le principal administrateur, le ministère
des Domaines son comptoir seigneurial et les com­
mandants d’arrondissement ses baillis. Leur action
s’appuyait sur les coups, les cachots, la fustigation
et par-dessus tout, sur la perception de la « requête
d’ argent (1) ».

X IV

Le paysan de la Russie du Nord-Est. Ses rapports


avec l ’État. Parallèle avec les monarchies
despotiques de l’Orient.

L ’asservissement du paysan russe est absolument


semblable à celui du laboureur dans les grands des-
potats de l ’ Orient. N. A. Blagovetchenski a eu tort de
croire « que jamais et nulle part il n’y avait rien eu de
pareil, et que rien de pareil ne pouvait exister ailleurs
qu’en Russie ». On retrouve un état de choses absolu­
ment semblable partout où le paysan a été assujetti
par l’ État : dans l’ancienne Égypte, en Chaldée, en
Chine, en Perse, aux Indes. Évidemment ces rapports
n’atteignent pas partout le même degré de développe­
ment ; c’est en Égypte et en Chine qu’ils semblent avoir

(1) N. À. B lagovechtchenski, L e d r o it a u q u a rt, 1889, p. 134.


LE PAYSAN DE LA RUSSIE DU NORD-EST 8i

Fasser- été le plus développés. « Théoriquement, l’ Égypte tout


i princi- entière était un domaine royal, peuplé de serfs qui
travaillaient pour le roi et vivaient de ce qu’il voulait •J

: fin logi- bien leur abandonner de son revenu (1). » Nous verrons
sutimum bientôt pourquoi cet état de choses semble à Bouché-
Leclercq n’exister que « théoriquement ». Mais nous
;â Ft»n veut,
«tomaines pouvons constater dès maintenant qu’en Egypte la
suppression du droit de propriété du laboureur sur la
pro- terre fut beaucoup plus complète que, par exemple,
frapriêtaire en Chaldée. Dans ce dernier pays, la terre demeura en
Le comte grande partie la propriété de groupements basés sur
. le ministère la parenté du sang, et il y arriva souvent que, lorsque
rt les com- le souverain désirait disposer à son gré d’un morceau
Lenr action de terre appartenant à l’un ou l ’autre de ces groupe­
ments, il le lu i achetait (2). Dans l’ ancienne Égypte
b fustigation
de même que dans la Russie moscovite, du moins à
la i requête
partir d’ Ivan le Terrible, le souverain ne se croyait
pas du tout obligé de dédommager ceux qu’il expro­
priait. Quant à la Chine, les recherches de Sakha-
rov nous montrent que le système qui s’y était établi
environ mille ans avant la naissance du Christ était le
.Ses rapports
suivant : le paysan imposé occupait une terre de l’ État,
rchies
qu’il cultivait lui-même en partie pour le compte
de ce même État, et tous les hommes « de service »
étaient payés en terres. Pendant une période de plus
i est absolument
de mille ans, toute l’ histoire intérieure de la Chine se
. les crrands des-
confond, selon l ’expression d’ Êlisée Reclus, avec l’his­
ki a eu tort de
toire de l’agriculture, et cette dernière, à son tour, n’ est
• avait rien eu de
autre chose que le tableau de la lutte pour la terre
exister ailleurs
qu’ont menée entre elles les différentes classes de la
• choses absolu-
société chinoise. Les gens de service s’efforçaient de
as été assujetti
rendre héréditaires les portions de terre dont ils avaient
. en Chaldée, en
la jouissance ; l’ État, de son côté, appuyé sur la masse
a t ces rapports
de développe-
. semblent avoir (1) B o u c h é - L e c l e r q , H i s t o i r e d es L a p id e s , t. III, Paris, 1906, p. 179.
(2) L a p io p r i é t é fo n c iè r e e n C h a ld é e d 'a p r è s le s p ie r r e s lim it e s (K a n d o u r r o u s )
d u m u s é e d u L o u v r e , par Ed. Cuq, professeur è la Faculté de droit de
l’Université de Paris, 1907, pp. 720, 728 et suiv.
. t$ sa , p . 134.
82 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

des paysans, s’opposait à l’effort des gens de service


avec plus ou moins de succès. Lorsque le gouverne­
ment chinois reprit la possibilité pratique de disposer
dans son intérêt des terres que les gens de service
s’ étaient appropriées pendant un temps plus ou moins
long, il se produisit un véritable « partage des terres »
qui, en l’absence d’informations précises, peut sem­
bler quelque chose d’analogue à une révolution
sociale (1). Mais de telles transformations sont par leur
nature absolument différentes du socialisme : le socia­
lisme signifie pouvoir du producteur sur les moyens
de production, tandis que, dans le cas qui nous occupe,
le producteur lui-même est la propriété de l ’ État,
son instrument de production parlant ( instrumentum
vocale). Nous examinerons attentivement plus loin le
rôle néfaste qu’a joué dans l’ histoire de la pensée sociale
en Russie l’idée erronée d’une parenté entre la poli­
tique agraire des despotats orientaux et le socialisme
de l’ Europe occidentale.

XV

Renforcement du pouvoir central sous l ’influence


des conditions de l’économie agricole.

Lorsque le paysan n’est lui-même qu’un moyen


de production appartenant à l’ État, on ne peut le

(1) Élisée Reclus a décrit naïvement une de ces révolutions survenue en


l’an 1069 de notre ère, comme une tentative des « socialistes chinois »
pour réaliser leurs idées. « Il suffît d’un changement de règne pour ren­
verser le nouveau régime, qui ne répondait pas plus aux désirs du peuple
qu’à ceux des grands, et qui avait d’ailleurs créé toute une classe d’inqui­
siteurs devenus les maîtres véritables du sol.» { N o u v e lle g é o g r a p h ie , t. VII,
p. 577.) Cette remarque, qui n’est pas dépourvue d’une certaine malice, s’ex­
plique par le fait que Reclus en tant, qu’anarohiste (des plus platoniques,
il est vrai), ne pouvait sentir les « socialistes d’Etat » auxquels il comparait
tout à fait à tort le ministre chinois Wan-gan-tche qui effectua en Chine
le partage de 1069. En réalité, l’écroulement rapide du soi-disant socia­
lisme d’Etat en Chine ne signifie rien de plus qu'un nouveau et rapide
triomphe des gens de service, qui réussissent à reconquérir la terre de
l’État.
V

RENFORCEMENT Dtl POUVOIR CENTRAL 83

■ de service punir en le privant d’une partie de son bien ou de sa


le ?ouverne- liberté ; il ne possède ni l’un ni l ’autre. Aussi est-ce
4e disposer par des peines corporelles qu’il payera ses fautes.
4e service Tandis que le système des partages agraires était
i ou moins complété par celui des passeports et par la caution
des terres » solidaire, celle-ci avait son complément naturel dans
peut sem- la « perception des impôts par la bastonnade ». L ’ État
révolution avait recours à ce moyen pour percevoir les impôts de
; sont par leur Yobchtchina, la commune ; de son côté, elle employait
le socia- les mêmes procédés à l’égard de ceux de ses membres
r les moyens qui ne payaient pas. Tout cela remonte déjà à la période
i nous occupe, moscovite.
«été de l’ État, « La perception des arrérages, dans la plupart des


liiutrumentum cas, n’était pas une simple collecte, mais un recouvre­
at plus loin le ment accompagné de bastonnade qui s’effectuait de
t h pensée sociale deux manières, dit M. A. Lappo-Danilevski ; ou bien
entre la poli- le voïvoda — le gouverneur — envoyait dans le district
et le socialisme ses subordonnés avec mission d’exiger les arrérages par
la contrainte et de faire payer la taxe de voyage (1)
par les contribuables (souvent deux fois), et en plus
« le passage et la nourriture », ou bien les paysans étaient
appelés à la ville chez le gouverneur qui exigeait d’eux
Isous l ’influence double taxe et confisquait parfois leurs « biens »,
agricole. boutiques, ateliers, industries ; ils étaient de plus im pi­
toyablement battus de verges. « A fin d’ enlever à ces
Ü
qu’un moyen
on ne peut le
hommes de charrue l’envie d’enfreindre à nouveau la
loi », on les faisait battre tout le jour, et, pour la nuit, i
îi
on les jetait en prison (2). »
i re* cautions survenue en Ce genre de rapports donne naissance à des mœurs
« socialistes chinois » originales dont le trait le plus caractéristique est que
p » n t de règne pour ren-
***** aux désirs du peuple le paysan àsservi par l’ État négligeait parfois de payer
vêt tcute une classe d’inqui-
g é o g r a p h ie , t. VII, l’impôt même quand il n’ était pas dépourvu de la
certaine malice, s’ex-
» ”* :dcs plus platoniques,
) auxquels i! comparait
qui effectua en Chine (1) Taxe de voyage, p r o g o n v , taxe affectée au payement des frais de
•m ptd* du soi-disant socia- voyage des fonctionnaires. {Note du traducteur.)
j q v ' u n nouveau et rapide
(2) A. L a p p o - D a n i l e v s k i , O r g a n is a t io n d e l 'i m p o s i t i o n d ir e c te d a n s
I k reconquérir la terre de V Ê t a l de M o s c o u d e p u is le te m p s des tr o u b le s ju s q u 'à l'é p o q u e d es ié jo r m e s ,
Saint-Pétersbourg, 1890, pp. 20, 341-342.

f
84 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

possibilité matérielle de le faire, préférant s’acquitter


en peines corporelles plutôt qu’ en travail, en produits
ou en argent. Le Savéli de Nekrassof, « saint héros de
la Russie » (P ou r qui fa it-il bon vivre en Russie P)
est le représentant typique de ces mœurs.
Au lecteur qui voudrait encore une fois se con­
vaincre que les mêmes causes engendrent les mêmes
conséquences, on peut indiquer l’ étude de Wilkinson,
Manners and Customs of ancient Egyptians, dont le
tome second contient un chapitre fort instructif :
« The bastinado », c’est-à-dire la punition par les
verges. La seule différence est que les anciens É gyp­
tiens employaient une autre espèce de bois, principa­
lement le palmier (1).
Soloviev avait tout à fait raison de dire que l’histoire
de la Russie est celle d’un pays qui se colonisé; Mais
ce qui importe, ce n’est pas seulement que la Russie
fût un pays de colonisation, mais d’abord que la colo­
nisation se fît — ainsi d’ ailleurs qu’il l’a indiqué —
sous l’assaut continuel des nomades ; ensuite, que l’éco­
nomie du peuple qui colonisait la plaine orientale de
l’ Europe fût une économie naturelle. L ’histoire des
États-Unis de l’Amérique du Nord est aussi celle d’un
pays qui se colonise. Mais la colonisation s’y est
effectuée dans des conditions économiques absolument
différentes et a été accompagnée de tout autres rela­
tions. Aussi les résultats sociaux et politiques y furent-
ils totalement différents.

A toutes les conséquences, que nous venons d’énu­


mérer, des conditions géographiques dans lesquelles
s’est effectuée la colonisation de la Russie du Nord-
Est, il faut ajouter le retard dans le développement
-------------- \
(1) Voir aussi l’intéressante brochure de Maspero, D u g e n re ê p is to la ir e
ch ez les E g y p t ie n s d e V é p o q u e p h a r a o n iq u e , Paris, 1872, où l’auteur décrit la
perception des arrérages avec l’aide de verges de palmiers. Des nègres
servaient habituellement de bourreaux.
V

[ LA RUSSIE
RENFORCEMENT DU POUVOIR CENTRAL 85
préférant s’acquitter
d’une force de résistance aux oppresseurs et aux exploi­
fen travail, en produits
teurs.
sof, « saint héros de
« Au Nord, dit Klioutchevski, le colon ne trouve
- i « b vivre en Russie ?)
qu’avec peine, parmi les forêts et les marais, un endroit
■ces mœurs.
sec, assez sûr et commode pour qu’il puisse s’y fixer
encore une fois se con-
et y construire sa maison. Ces endroits secs étaient
engendrent les mêmes
de rares îlots dans la mer des forêts et des marais, et
iirser l’ étude de Wilkinson,
sur chacun d’eux, il y avait place pour un, deux ou trois
ent Egyptians, dont le
feux. Aussi les villages composés de un, de deux feux
■iiapitre fort instructif :
constituent-ils la forme dominante de la colonisation
i- iir e la punition par les
dans la Russie septentrionale, presque jusqu’à la
est que les anciens Égyp-
fin du x v n e siècle (1). » Il va de soi que la force de résis­
espèce de bois, principa-
tance de tels villages était très peu considérable. i
Pour se mettre à l’abri, par exemple, des incursions
raison de dire que l’ histoire
des nomades qui, même au Nord-Est, troublaient la
pays qui se colonisée Mais
paix du paysan russe, les habitants de ces villages ! Si
s seulement que la Russie
devaient aider par tous les moyens possibles le renfor­
mais d’ abord que la colo-
cement du pouvoir qui concentrait entre ses mains
aüîeurs qu’il l’a indiqué —
la défense du pays et son extension. Plus le territoire
aomades ; ensuite, que l’éco-
soumis était étendu et plus nombreux étaient ses
nisait la plaine orientale de
défenseurs. Nous voyons, en effet, que les paysans de
naturelle. L ’histoire des
la Russie du Nord-Est aidèrent à l’accroissement de la
b du Nord est aussi celle d’un
puissance princière et à l’ extension du territoire de
H-Gs la colonisation s’y est
l’ État ; le fameux « rassemblement de la terre russe »
fcms économiques absolument
par les Grands Princes de Moscou ne put s’effectuer
B.pagnée de tout autres rela-
avec tant de succès que parce que la politique de
soci^ fx et politiques y furent-
« rassemblement » rencontrait une viv e sympathie
dans le peuple. Mais, en même temps, les laboureurs
du Nord-Est, dispersés dans la profondeur des forêts,
nces, que nous venons d’ énu-
en de minuscules villages, étaient impuissants à résis­
féographiques dans lesquelles
ter aux vexations et aux abus du pouvoir central
ation de la Russie du Nord-
qu’ils contribuaient eux-mêmes à augmenter ; un
retard dans le développement
village de deux ou trois feux ne pouvait opposer
qu’une résistance passive aux attentats de Moscou
Khure de Maspero, D u g e n re é p is to la ir e contre sa liberté, et les autres petits village se trou-
Paris, 1872, où l’auteur décrit la
w o n iq u e ,
aide de verges de palmiers. Des nègres
reaox.
(1) C o u r e d ’h is t o ir e ru s s e , l re partie, Moscou, 1308, p. 383.
86 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

vaient trop loin pour lui venir en aide ; bien au con­


traire, ils auraient plutôt aidé Moscou à lutter contre
le « vol » des villages rebelles. Si, selon la remarque
d’ Engels, les communes rurales ont servi partout, des
Indes à la Russie, de base économique au despotisme,
une des causes principales de ce phénomène se trouve
dans les conditions de l’économie naturelle/ qui exclut
la division économique du travail et divise toute la popu­
lation agricole d’un vaste État en groupements peu
considérables, qui n’ont pas besoin les uns des autres
et sont donc indifférents les uns aux autres, par suite,
précisément, de l’identité absolue de leur condition
économique et sociale (1). Il y avait dans chacun des
despotats de l’ Orient des conditions particulières
qui affaiblissaient ou renforçaient l’effet de cette cause.
Une des conditions qui contribuèrent à son renfor­
cement était la nécessité de l’irrigation. « Chacun des
nombreux despotats de l’ Orient savait fort bien qu’il
était avant tout le représentant du peuple dans l’affaire
de l’irrigation des vallées sans laquelle l’ agriculture
n’eût pas été possible (2). » Mais ne nous éloignons pas
de la Russie.

(1) 11 faut ajouter à cela l’influence des nomades que nous connaissons
bien maintenant et qui s’explique, en particulier par ce fait que « depuis
la domination tatare, les princes augmentèrent leur domination sur la
terre et ceux qui l’habitaient, parce qu’ils devàient répondre de l’exactitude
des payements dus aux khans pour la terre et scs habitants » (N. A r i s -
t o v , L 'i n d u s t r i e d a n s l'a n c ie n n e R u s s ie , Saint-Pélersbçurg, 1866, p. 49).

(2) C o n tr e E u g è n e D û h r i n g , p. 140. L’irrigation était une nécessité pour


tous, mais aucun groupe de la population ne prenait en considération les
besoins des autres groupes. Chacun ne s’occupait que de ses propres intérêts.
« De là, dit Maspéro, des rixes et des batailles perpétuelles. Il fallut, pour
faire respecter les droits du plus faible et pour coordonner le système de
distribution, que le pays reçût un commencement au moins d’organisation
sociale analogue à celle qu’il posséda plus tard : le Nil commanda la
constitution politique comme la constitution physique de l’Egypte ».
L A R U S S IE LE S GE NS D E S E R V IC E 87

^ en aide ; bien au con-


^Moscou à lutter contre XVI
, Si, selon la remarque
t ont servi partout, des Les « gens de service », le clergé et le pouvoir
nique au despotisme, suprême dans la Russie du Nord-Est
: phénomène se trouve
naturelle, qui exclut Nous savons donc que la condition du paysan russe
le t divise toute la popu- devint peu à peu semblable à celle du paysan dans les
>t en groupements peu grands despotats de l’ Orient. A ce point de vue la
s o in les uns des autres Russie, pendant plusieurs centaines d’années, s’éloi­
■■s aux autres, par suite, gna de plus en plus de l’ Europe occidentale et se
i n h i e de leur condition rapprocha de l’ Orient. Étant donné que dans cette
l y »T * it dans chacun des Russie agricole tout l’édifice social et politique repo­
conditions particulières sait sur le large dos des paysans, la condition des « gens
at l’ effet de cette cause, de service », des agents de l’ État ne pouvait pas ne pas
nèrent à son renfor- y acquérir, elle aussi, une nuance orientale très
rbngation. « Chacun des marquée.
; savait fort bien qu’il Nous avons dit plus haut que les rapports entre le
; du peuple dans l ’affaire chef de l’ État et la classe militaire se précisèrent seu-.
s laquelle l’agriculture lement aux époques et dans les endroits oi'i les drow
b ne nous éloignons pas jin n ik i se transformaient en détenteurs de terres.
Cette transformation s’accompagne d’une lutte entre
eux et le prince ; ils s’efforcent de rendre leur terre
héréditaire, et le prince s’y oppose. Là où ils réussissent
à s’assurer l ’hérédité des fiefs, on voit s’ épanouir
sur cette base sociale, des « institutions politiques
d’indépendance ». C’est ce qui a eu lieu, par exemple
en France (1), et aussi en Pologne.
t aomades que nous connaissons En Pologne la classe m ilitaire se transforma rapi-
par ce fait que « depuis
lûrait leur domination sur la
iArmaient répondre de l’exactitude
ses habitants » (N. A ris- (1) Le courant d’idées qui imposait à toute propriété, à, toute fonction,
Sauit-Pélersbçurg, 1866, p. 49). à toute délégation d'autorité la forme féodale, la condition du fi*f héré­
“~~aùon était une nécessité pour ditaire, finit par tout emporter. De l’ancien pouvoir-exercé par le suzerain
* prenait en considération les sur sa terre concédée, sur son bénéfice, il ne resta plus à l’époque capé­
üt que de ses propres intérêts, tienne que certaines prérogatives et certains droits fixés par la coutume :
'i perpétuelles. II fallut, pour u n e a p p a r e n c e d e c o n s e n te m e n t à la tr a n s m is s io n h é r é d it a ir e , le d r o it p lu s
• coordonner le système de . o u m o in s c o n te s té de r e p r e n d r e le fie f d a n s q u e lq u e s ca s d é te r m in é s , c e rta in s
®t au moins d’organisation ; bref, une ombre de propriété.
p r o f it s m a té r ie ls [M a n u e l . d e s i n s t it u t io n s
tard : le Nil commanda la ; p é r io d e des C a p é tie n s d ir e c ts , par Achille L uchairç, Paris»
fr a n ç a is e s
i pbysique de l’Egypte ». 1892, p. 154.)
88 l ’h I S T O I R E S O C IA L E U E L A R U S S IE

dement en une classe privilégiée, attentive à protéger


son indépendance à l’égard du roi. Déjà en 1373, le
privilège de Kaschau rendit héréditaires tous les biens
des milites, ne garantissant au prince annuellement
que deux groches par champ et un service militaire
plus ou moins important selon l ’étendue de ces champs.
Le privilège de Czerwinsk, en 1422, établit que le
roi n’avait pas le droit de confisquer sans jugement
la fortune des nobles, et les privilèges de 1425, 1430
et 1433 fixèrent les six cas en dehors desquels les
nobles ne pouvaient être privés de liberté sans juge­
ment. Les statuts de Niezawa, en 1454, libérèrent la
noblesse de la juridiction des fonctionnaires du roi et
lui ouvrirent l ’accès au pouvoir législatif ; en vertu
de ces statuts, toute mesure imposant une obligation
quelconque à la noblesse doit être soumise préalable­
ment à ses délibérations. Enfin la constitution devenue
célèbre sous le nom de « Nihil novi » proclama que
le roi ne pouvait limiter les droits individuels des nobles
sans le consentement de la Diète. Dès lors, toute l’his­
toire intérieure de la Pologne est celle d’un pays sur
lequel la classe privilégiée des propriétaires terriens
règne sans partage, en ne laissant au roi qu’une ombre
du pouvoir politique.
Dans la Russie du Nord-Est, les milites, d’abord
« libres serviteurs » des princes apanagés, finissent
par devenir les kholopi (esclaves) des Grands Princes
de Moscou, et par perdre, de même que les paysans,
leur droit de libre passage d’une terre sur une autre.
Déjà au milieu du x v ie siècle, la classe militaire est
complètement asservie à l’ État, et cet asservissement
— plus encore peut-être que celui des paysans —
fait ressembler la structure sociale et politique de la
Russie moscovite à celle des despotats orientaux.
Herberstein qui voyagea en Russie en 1517, sous Vassili
Ioanovitch, fut frappé par le caractère illim ité du
pouvoir princier. « Il s’étend sur les laïques aussi bien
LE S GE NS DE S E R V IC E 89

que sur le clergé, et dispose librement à son gré de la


vie et des biens de tous. Parmi les conseillers du prince,
personne n’est assez important pour oser le contredire
en quoi que ce soit. Ils disent ouvertement que sa
volonté est celle de Dieu et que ce qu’il fait, il le fait
par la volonté de Dieu ; aussi lui donnent-ils les noms
d’économe et de chambellan de Dieu et croient-ils
enfin qu’il est l ’exécuteur de la volonté divine. Le
prince lui-même, lorsqu’on l’implore pour un détenu
quelconque ou dans tout autre cas important, répond
habituellement : il sera libéré lorsque Dieu l’ordonnera.
Pareillement, si quelqu’un pose une question au sujet
d’une affaire peu connue et incertaine, la réponse habi­
tuelle est « Dieu le sait et notre auguste souverain ». On
ne sait si c’est l ’endurcissement du peuple qui veut un
tyran comme souverain ou si c’est la tyrannie du prince
qui a rendu ce peuple aussi rude et cruel ( 1 ) ».
On peut supposer que, si la momie de quelque « es­
clave » ou de quelque scribe — comme disent les égyp­
tologues français — d’un des pharaons égyptiens, de
la x n e dynastie par exemple, avait ressuscité et fait
un voyage à travers la Moscovie, au contraire de l’occi­
dental Herberstein, elle aurait trouvé peu de choses
surprenantes dans la vie sociale et politique de ce
pays, et conclu de son voyage que les rapports des
Moscovites avec le pouvoir suprême étaient très
proches de ce qui avait existé dans sa lointaine patrie,
et tels qu’ils doivent être en tout pays bien organisé.

(1) N o te s s u r la M o s c o v ie , Saint-Pétersbourg, 1866, p. 28. Voir F l e t c h e r :


« La forme de leur gouvernement ressemble beaucoup à celle do la Turquie
qu’ils s’efforcent évidemment d'imiter... Leur gouvernement est abso­
lument tyrannique ; dans tous ses actes il recherche uniquement l’inté­
rêt et l’avantage du tsar, et de la manière la plus cynique et la plus bar­
bare ». Fletcher dit ensuite que ce ne sont pas seulement les paysans qui
sont asservis, mais aussi les nobles, et note que les droits de ces deux classes
sur leurs biens ne sont absolument pas garantis. D’après lui, «les nobles et
les gens du commun ne sont, à l’égard de leurs biens, autre chose que les
gardiens des revenus du tsar, car tout ce qu’ils gagnent passe tôt ou tard
dans Us coffres de celui-ci »(De V IÉ ta t r u s s e . . édit, delà Bibliothèque popu­
laire et scientifique, Saint-Pétersbourg, 1906, pp. «33 et 34.)
90 l ’h is t o ib e S O C IA L E DE L A R U S S IE

Les contrées où se sont constitués les grands despotats


de l’Orient ont traversé aussi la phase du féodalisme.
Mais les détenteurs de la terre n’y sont pas parvenus,
malgré leurs efforts, à faire des fiefs leur propriété
héréditaire. Les souverains ne conservaient pas seu­
lement en principe le droit suprême sur la terre, mais
en usaient constamment dans la pratique. C’est ainsi
qu’en Chaldée, selon la loi de Hammourabi, l ’homme
de service recevait du trésor une maison avec un jar­
din, un lot de terre arable et des bœufs pour le cultiver.
Ce bien représente quelque chose comme son pomêstié
(bien conditionnel) et ne demeure sa propriété qu’aussi
longtemps qu’il remplit son service. L ’article 13 de ce
code dit que le détenteur est privé de sa terre, s’il
cesse d’accomplir son service pendant trois années •;
les articles 35 et 36 déclarent cette terre inaliénable ;
enfin, les articles 32 et 38 préviennent qu’il ne peut
y avoir place pour aucune exception (1). Nous avons
là un exemple de détention conditionnelle et temporaire
de la terre du même genre que celle que l’on trouve en
Moscovie, et qui s’ était entièrement constituée 2.000
ans avant notre ère.
En Perse, jusqu’ à une époque récente, la terre était
la propriété du chah. « Les seigneurs féodaux, les
personnes privées et même les corporations reli­
gieuses n’en ont, écrit E. Lorini, que la jouissance,
la disposition physique ; mais leur droit de possession
dépend toujours du bon plaisir du monarque, qui peut
le supprimer à son gré (2). » De même, dans la Russie
moscovite, le bien de l’homme de service pouvait tou­
jours être « attribué au souverain ». Jusqu’au x v m e
siècle, la propriété foncière libre (votchina) y cède de
plus en plus la place à la détention temporaire (po­
mêstié), et plus elle lui cède la place, plus s’accroît la

(1) L a P r o p r i é t é f o n c iè r e e n Chaldée^ par Ed. Cuq, p. 72-78.


(2) L a , Roma, 1900, p. 217 et suiv.
P e r s i a e c a n o m ic a c o n te m p o r a n e a
LES G E N S D E S E R V IC E 91

dépendance militaire à l’égard du prince, plus les anciens


hommes libres se transform ent. en esclaves, kholopi.
On connaît bien à l ’heure actuelle les mesures employées
par Ivan le Terrible pour lutter contre les boïars qui
le trahissaient. Son gouvernement particulier (opri-
tchnina) lui servait non seulement à châtier ces « traîtres»,
mais encore à ruiner la propriété foncière des boïars.
« Partout il remplaça les anciens rapports fonciers, legs
du temps des apanages, par des for'rpes identiques, qui
liaient le droit de propriété terrienne au service obli­
gatoire (1). » Plus il en était ainsi, plus la dépendance
de l’homme de service à l’égard du pouvoir suprême
augmentait, plus ce pouvoir lui-même se renforçait.
Mais ce n’est pas Ivan le Terrible qui a imaginé le
système de la « détention temporaire ». Il avait pris
naissance et s’ était développé longtemps avant lui.
Son grand-père Ivan I I I en comprenait déjà fort
bien la grande importance dans l ’économie politique
de Moscou. En décembre 1477, ses. boïars disaient aux
envoyés de Novgorod : « Le Grand Prince vous fait
dire que Novgorod la Grande doit nous attribuer des
volosti (cantons) et des villages, car sans cela les Grands
Princes ne peuvent entretenir l’ ÉLat avec leurs terres
de Novgorod. » L e 4 janvier de l ’aimée suivante, Ivan
émit à l’égard des Novgorodiens l’exigence très nette
d’inscrire à son nom la moitié des volosti du clergé
et des monastères et la moitié de celles de Novo-
torjok, quels que fussent leurs propriétaires ( 2 ).
C’est ainsi que, déjà à la fin du x v e siècle, les terres
données en fiefs temporaires, devinrent, entre les
mains du gouvernement de Moscou, le moyen princi­
pal d’assurer l’administration et la défense du pays.
Ivan I I I faisait si grand cas de son fonds de terres

(1 ) S. F. P l a t o n o v , E s s a i s u r l 'h is t o ir e d es tr o u b le s d a n s V E ia i d e M o s c o u
d u X V I e a u X V I I I e s iè c le , 3e éd., Saint-Pétersbourg, 1910, p. 148.
(2 ) B ê l a e v ,
, H i s t o i r e de N o v g o r o d l a G r a n d e Moscou, 1864, p . 608*609.
Voir aussi Y H i s t o i r e d e la R u s s ie de Soloviev, livre Ier, p. 1375.
92 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

et mettait tant de soin à l’augmenter qu’il aurait bien


voulu mettre aussi la main sur les terres de l’ Église.
La patience et presque la sympathie qu’il manifesta
dans ses rapports avec les sectes « judaïsantes » s’ex­
plique par le fait que les « judaïsants » étaient les adver­
saires des moines. L ’expropriation des monastères
aurait fait passer dans les mains du gouvernement de
Moscou d’immenses biens fonciers. La tentation était
si forte qu’il y avait à la cour d’ Ivan un parti très fort
favorable aux « judaïsants ». La sécularisation des
biens de l’ Église était dans l’intérêt de la classe militaire
tout entière. Mais l’ Église sut écarter le danger qui la
menaçait. Non sans raison, elle représenta que « beau­
coup de tsars infidèles et impies n’ont pas imposé, dans
leurs royaumes, les saintes églises et les saints lieux,
et n’ont osé ni toucher aux immeubles de l ’ Église, ni
ébranler ses droits sur les immeubles... Us défendaient
les saintes églises, non seulement dans leur pays, mais
aussi dans votre royaume de Russie et donnaient dans
ce but des lettres patentes, des « iarlyki ».
Ce rappel des iarlyki, des diplômes des Khans
tatars, montre que c’était bien d’eux qu’il s’agissait
sous le nom de « tsars infidèles et impies ». En réalité
l’ Église orthodoxe russe avait vécu autrefois dans une
harmonie touchante avec « ces infidèles et ces impies ».
Le métropolite Cyrille — le premier métropolite russe
après la ruine de K ie v — avait installé un siège épis­
copal dans la capitale des Khans et reçu de Mangou-
Tem ir un privilège qui dispensait le clergé, pour tou­
jours, de toute contribution et obligation. Ses terres et
ses biens étaient déclarés inviolables. Tout blasphème
contre la foi orthodoxe et — ce qui était plus grave —
toute atteinte aux privilèges du clergé étaient punis
de mort. Les princes n’avaient le droit ni de lui impo­
ser des obligations, ni de toucher à ses biens. Le grand
malheur national, l’invasion tatare, fut donc d’un grand
profit au clergé russe, et celui-ci, de son côté, sut appré-
LE S GE NS D E S E R V IC E 93

cier la bienveillance des « tsars infidèles et impies ».


r ^ iî aurait bien
Cet accord entre l’un et les autres rendit pour un temps
-"■>s de l’ Église.
notre pouvoir ecclésiastique presque indépendant du
T>’il manifesta
pouvoir temporel (1). Nos métropolites s’appuyaient
: disantes » s’ex-
sur les Tatars comme autrefois les papes sur les Francs.
' uent les adver-
La seule différence — mais essentielle — fut que l ’appui
monastères
Ù1 _ -vernement de
des Francs se trouva plus sûr que celui des Tatars.
Sous Ivan I I I la soumission de la principauté de
lentation était
Moscou aux Tatars cessa complètement, et dès lors
parti très fort
le clergé moscovite ne put plus compter que sur
irisation des
ses propres forces qui étaient infiniment moindres que
- ’ iS-e militaire
celles du clergé catholique-romain. De plus en plus,
- zir.ger qui la
les progrès des princes de Moscou placèrent les ecclé­
i que « beau-
siastiques sous leur dépendance ; à leur tour ils devin­
1 11' ■ss imposé, dans
rent de facto des kholopi (esclaves) des tsars, tout
.es saints lieux,
comme les gens de service. Les biens des monastères
s de l’ Église, ni
furent sécularisés au x v m e siècle, ce qui fut facilité par
Ils défendaient
le développement de l’économie monétaire, et toutes les
leur pays, mais
affaires importantes de l’ Église furent en dernière
donnaient dans
instance résolues par un procureur général parfois
choisi même parmi les militaires. Cela ne pouvait plaire
c.- . nies des Khans
au clergé, et cependant il était à ce point fidèle à la
X t . x qu’il s’agissait
tradition qu’il tenait, selon l’expression de Tchaadaev,
*£ .n_pies ». En réalité
de Byzance la Corrompue, que le clergé demeura, en tant
" i i .* refois dans une
que classe, hostile à tout mouvement libérateur, et
- - e t ces impies ».
fut un des appuis les plus sûrs de la réaction. Il a tou­
. létropolite russe
jours eu les yeux tournés vers l’ Orient et n’a jamais
d ! u n siège épis-
voulu envisager son européanisation.
reçu de Mangou-
Je sais fort bien que, même en Occident, le pouvoir
c ■lergé, pour tou-
suprême a, dans la grande majorité des cas, vaincu
tLqriiion. Ses terres et
les tendances particularistes des féodaux. Louis X I V
*ur=. Tout blasphème
pouvait dire : « L ’ État, c’est moi ! » Cependant, il
l . itait plus grave —
serait erroné de s’appuyer là-dessus pour nier l’origina­
n-rgé étaient punis
lité relative, mais nullement négligeable, du dévelop-
cr- ît ni de lui impo-
* s-s biens. Le grand
- : - t donc d’un grand (1) V. Serguêêvitch , A n t iq u it é s ju r id iq u e s d e l a R u s s ie , t. II, 2e fasc.,
Saint-Pétersbourg, 1896, p. 617;-618.
côté, sut appré-
94 l ’h is t o ir e s o c ia l e D E L A R U S S IE

pement historique de la Russie. En s’assujettissant


la noblesse féodale, le roi de France ne limitait pas
son droit sur la terre et ne l ’obligeait pas à servir. Aussi
l’augmentation du pouvoir royal en ^France (1) ne
fut-elle pas accompagnée de l’ asservissement de la
classe des nobles à l ’ Etat (2). Il va de soi que les rois
de France ne faisaient pas plus de cas de la liberté
humaine ou même seulement de la liberté des nobles,
que les Grands-Princes de Moscou ou les despotes
orientaux. Mais ils étaient placés dans d’autres cir­
constances sociales et politiques; aussi leur action abou­
tit-elle à d’autres résultats. L ’ évolution économique
de la France avait été incomparablement plus rapide
que celle de la Russie. L ’ économie naturelle y fut
beaucoup plus tôt qu’en Russie remplacée par l ’éco­
nomie monétaire, et cela donna de bonne heure aux
rois de France la possibilité d’organiser une armée per­
manente dont l’entretien était couvert par leurs revenus
en espèces. Philippe le Bel avait déjà à son service un
nombre considérable de mercenaires ; l’apparition de
ceux-ci transforma le caractère même du service m ili­
taire ; d’obligatoire, il tendait à devenir volontaire.
Autrement dit, l’homme de service était remplacé par
le « soldat de métier (3) ». Appuyés sur celui-ci, les rois

(1) « On ne peut considérer comme un devoir légal l’obligation morale,


l’usage invétéré de porter les armes. Les nobles servaient à l’armée en
grande majorité, mais non pas tous, tandis que tous,' sans exception,
étaient exempts de la taille, non parce qu’ils servaient, mais parce qu’ils
étaient nobles. Le privilège n’était pas la récompense du service rendu,
mais un droit de naissance. »
La noblesse française sous Richelieu par le vicomte G. d ’ à v e n e l ,
Paris, p. 40-41.
(2) Les nobles français aimaient à répéter que les rois n’étaient que
les premiers des nobles, et les rois, plus d’une fois, mirent quelque affec­
tation à le répéter. « Cette parité originelle était qui tenait b plus au
cœur de la noblesse. Le souverain ne l’ignorait pas, et le Roi-Soleil lui-
même n’aurait pas cru pouvoir battre un gentilhomme sans se faire tort »
{ d ’ A v e n e l , ouvr. cité, p. 13). Les princes et les tsars de Moscou envi­
sageaient autrement cétte question, et de même leurs «esclaves* de ser­
vice auxquels les coups ne manquaient pas.
( 3 ) A . R à m b a u d , Histoire dé la civilisation française, t . I , p. 2 2 8 : * Léga­
lement les nobles n’étaient tenus à combattre qu’en cas d'appel dû ban et
«x/Av;

L A R I V A L I T É DE S G E N S D E S E R V IC E 95

«'assujettissant de France abolirent peu à peu les anciens droits poli­


ne limitait pas tiques des féodaux, mais sans porter atteinte à leurs
i à servir. Aussi droits sur la terre. Il ne pouvait être question en
France (1) ne France de transformer les terres des nobles en un fonds
ement de la d 'É tat qui aurait servi de base économique à la défense
le soi que les rois nationale ; au contraire, les conditions économiques
cas de la liberté de la Russie moscovite l’exigeaient impérieusement.
k r t é des nobles, C’est pourquoi la substitution de la détention tem ­
va les despotes poraire (pomêstié) à la propriété foncière libre (votchina)
k m d’ autres cir- a été si loin chez nous, et pourquoi aussi les rapports de
k leur action abou- l’homme de service avec le prince ont eu chez nous si
économique peu d’ analogie avec les rapports du noble avec son
plus rapide roi. C’est pourquoi enfin — ou, plus exactement —
naturelle y fut c’ est là une des raisons pour lesquelles le Grand
acée par l’ éco- Prince de Moscou fit sur l’ Occidental Herberstein
bonne heure aux l’impression d’un monarque, qui, par la plénitude et
■une armée per- l’étendue de son pouvoir, surpassait tous ceux du monde
t par leurs revenus civilisé.
à son service un
: l’ apparition de X V II
du service mili-
devenir volontaire. La rivalité des « gens de service »
■était remplacé par et de l’aristocratie dans les différents pays.
>sur celui-ci, les rois Comment elle tourne en Russie ;
parallèle avec l’ Orient.
r légal l’obligation morale,
servaient à l’armée en L ’histoire de la Russie est celle d’un pays colonisé
ie tous,' sans exception,
valent, mais parce qu’ils sous le régime de l’ économie naturelle. La colonisation
►eose du service rendu.
y entraînait — ainsi que Soloviev l ’a déjà observé —
’ k v ic o m te G. d ’A v e n e l , l ’uniformité des occupations et le déplacement cons­
f— les rois n’étaient que tant de la population qui entravaient, à leur tour, l ’ac­
fai», mirent quelque affeô- centuation des différences entre classes que produit
■t qui tenait L plus au
. pas, et le Roi-Soleil lui-
tcmzne sans se faire tort » de l’arrière-ban. On y eut recours deux fois sous Louis XIII, chaque fois
l les tsars de Moscou envi- sous une forme différente, et chaque fois cet appel donna des résultats
i leurs « esclaves » de ser-
tellement désastreux ou tellement insignifiants qu’il démontra l’impossi­
«w , t. I, p. 228 : * Léga- bilité de fonder sur lui la défense de l’Ëtat pour l’avenir ». Cf. d’A v e n e z .,
o u v r a g e c ité , p. 54.
l’ea cas d’appel du ban et
V

/ i

96 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

la division du travail social. Par suite de ces circons­


tances, l ’histoire intérieure de la Russie ne peut se
signaler par une lutte intense des classes. La source de
la puissance politique de la classe supérieure, sa domi­
nation économique sur les masses, ne pouvait être
abondante, et de plus elle menaçait toujours de tarir
par suite du passage incessant de la population en
de « nouveaux lieux ». C’ est seulement pendant la
période très peu étendue, où la population agricole
de la Grande Russie atteint une densité assez considé­
rable par suite de l’afflux des colons venus du Sud-
Ouest dans le bassin de la Volga supérieure et par
suite aussi de l’impossibilité d’aller plus loin, que la
classe supérieure réussit à étendre et à affermir sa
domination économique sur les autres classes. Les
boïars propriétaires fonciers acquirent alors une puis­
sance et une influence assez considérables. Mais lorsque
la croissance de l’ État moscovite, au x v ie siècle, eut
écarté les obstacles qui avaient momentanément
arrêté la colonisation, les laboureurs se portèrent de
nouveau en nombre vers les « nouveaux lieux » et de
nouveau la domination économique des propriétaires
traversa une crise. Pour en sortir, les propriétaires
fonciers s’efforcèrent d’obtenir l’asservissement défi­
nitif du paysan à la glèbe ; le pouvoir central y consentit
volontiers, car il était lui-même, ainsi que nous le
savons, le plus puissant des propriétaires fonciers, et
souffrait, comme les boïars, des déplacements des pay­
sans. Mais plus les grands propriétaires fonciers avaient
besoin de l’ appui du pouvoir central pour asservir
le paysan, plus devait faiblir leur opposition politique
au Grand Prince. Klioutchevski l’a justement remarqué :
« La situation au village dictait les dispositions poli­
tiques des boïars, dirigeait leur action près du gouver­
nement, diminuait la valeur de certains de leurs intérêts
au profit des autres, faisait passer, par exemple, l’idée
de leurs rapports avec le village avant celle de leurs
LA R I V A L I T E DES G E N S D E S E R V IC E 97
■«*' - ■- ces circons- rapports avec la cour, et les obligeait à chercher dans les
- ne peut se princes un appui pour assurer les premiers, et non inver­
• La source de sement... Les soucis et les dangers du propriétaire foncier
- • - re, sa domi- faisaient de lui un politicien timide et indifférent ( 1 ). »
■ >uvait être Il faut donc voir dans l’ état du village au x v ie siècle
. -nrs de tarir une des principales causes pour lesquelles la structure
u- ' nulation en de l’ État moscovite ne devint pas aristocratique. Mais,
- - - ; pendant la à cette époque, la situation de ce village était justement
a t* : . -ion agricole celle de tout village en pays colonisé dans les condi­
tr- - t --<?z considé- tions de l ’économie naturelle. Il en résulte que l ’évo­
- v.? du Sud- lution politique est elle-même la conséquence de ce
-«ri -. . et par genre de colonisation.
; • m, que la Une autre cause, non moins importante, qui dérive,
s affermir sa elle aussi, de la colonisation, est l’abondance des terres
s ; . ' - - classes. Les libres sur lesquelles le gouvernement moscovite put
lors une puis- mettre la main lorsque s’ouvrirent devant lui, dans la
--c : -, Mais lorsque seconde moitié du x v ie siècle, de nouvelles contrées
i . x v ie siècle, eut couvertes de bois et de steppes. En dispensant ces
ï- 5T. r -imentanément terres aux couches inférieures et moyennes de la classe
îe portèrent de militaire, il s’assurait un solide appui dans la lutte qu’il
u • - ox lieux » et de menait contre les couches supérieures et aristocra­
- : • - propriétaires tiques de cette même classe, contre les boïars « prin-
propriétaires cipicules ». Le fait que, dans la seconde moitié du x v ie
-" ^ " j rvissement défi- siècle, la propriété foncière, libre (votchina,) fut rempla ­
- i c - -ntral y consentit cée par la détention temporaire (pomêstié) signifie,
t:- ::asi que nous le en langage politique, que le noble obligea le boïar
- 7 r.-:aires fonciers, et à reculer et aida le chef de l ’ État à étouffer sans pitié
-cements despay- ses prétentions politiques. En France non plus, le
■ -s fonciers avaient pouvoir royal ne refusa pas de faire alliance avec la
ral pour asservir petite noblesse, et Charles V I I rechercha même cette
- ~ ^position politique alliance, maïs le développement de l’économie moné­
i „ - rlementremarqué: taire y donna de bonne heure aux rois la possibilité
dispositions poli- de créer une armée permanente, formée de soldats
i : >n près du gouver-
-î'.ains de leurs intérêts
(1) L a D o u m a des B o ia r s d a n s V a n c ie n n e R u s s ie , 4e éd., Moscou, 1909,
par exemple, l’idée p. 313.
g- îva n t celle de leurs
88 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

professionnels d’origine roturière. Il est caractéris­


tique que Charles V II, dont le conseil était composé
de représentants de la petite noblesse et du tiers-état,
fit beaucoup pour la réorganisation de la force mili­
taire dans ce sens (1). Grâce à cette réorganisation de
l’armée, le pouvoir royal en France put s’ appuyer,
dans sa lutte contre l’aristocratie, moins sur la petite
et moyenne noblesse que sur le Tiers-État qui fut,
de bonne heure, beaucoup plus nombreux, plus riche
et plus puissant que dans la Russie des apanages,
et cette particularité devait nécessairement influencer
le développement ultérieur de la société et du pouvoir
royal. Tandis qu’en Moscovie, dans les zemskié sobory
(assemblées générales) du x v ie siècle, les gens de service
presque uniquement sont représentés (2), en France,
dès le milieu du x iv e siècle, le Tiers-Etat jouait un
rôle très important dans les réunions des États géné­
raux ; au siècle suivant, ses représentants y prêtaient
au roi une aide volontaire et des plus efficaces dans sa
lutte contre la noblesse (3). Par suite, les rapports des
assemblées représentatives avec le pouvoir central ne
sont pas les mêmes dans les deux pays. « Le Zemski
sobor du xvi® siècle, dit Klioutchevski, est, à propre­
ment parler, une délibération du gouvernement avec ses
propres agents (4). Il n’est donc pas étonnant que ces
« agents » répondent aux questions du gouvernement
en affirmant qu’ils sont prêts à donner leur vie pour le
souverain et qu’en toute chose la volonté de celui-ci leur
est celle de Dieu (5). Dans la Moscou du x v ie siècle,
on pensait que « le peuple ne peut avoir de volonté
propre et qu’il doit vouloir par la volonté du pouvoir
qui le représente ( 6 ) ». Cependant, à Paris, dès la

(1) Victor Duruy, H i s t o i r e d e F r a n c e , Paris, 1893, t. I, pp. 545-546.


(2) K l i o u t c h e v s k i , C o u r s , IIe partie, p. 488 et suiv.
(3) Voir le t. I de l’ouvrage de G. P i c o t , H i s t o i r e d es É ta t s g é n é r a u x .
(4) K l i o u t c h e v s k i , C o u r s , II, p. 486.
(5) I b i d . , p. 492.
L A R I V A L I T E DES GE NS DE S E R V IC E 99

*•. caractéris- seconde moitié du x iv e siècle, le chancelier de Dor-


: composé •* mans — qui était aussi, à sa façon, un « agent » du
: . tiers-état, pouvoir supérieur — croyait nécessaire, pour apaiser
î force mili- l ’agitation des citadins, de proclamer que « les rois ne
' t«nisation de régnent que par la volonté des peuples, et que seule
-t s’appuyer, la puissance des peuples rend les rois redoutables ( 1 ). »
. »■ sur la petite Les gens de service de l’ État de Moscou étaient as­
T - É t a t qui fut, servis à l’ État comme les paysans lui étaient asservis. Sur
■■Lie'r.x, plus riche ces deux classes pesait un joug qui devint de plus en
des apanages, plus lourd vers la fin du x v ie siècle, ce qui s’ explique
n- :;t influencer par les conditions, que nous connaissons déjà, dans
t f : du pouvoir lesquelles se poursuivait la colonisation de la Russie.
; ze - .tkié sobory S. V. Rojdestvenski dit très justement que le manque
• z-v.s de service d’espèces monétaires était un des traits les plus carac­
- . en France, téristiques de la situation économique de la classe
-L îa t jouait un militaire au x v i e siècle. « Ce manque d’ espèces s’ex­
i-:s États géné- plique par l’absence de corrélation entre les besoins
--:.ts y prêtaient sans cesse croissants de l’ État et de la société d’une
: iLcaces dans sa part, et le faible développement, l’inertie de l’ économie
. s rapports des nationale de l’autre, par la prédominance de l’ économie
-voir central ne naturelle sur l ’ économie monétaire que les circons­
iy ». « Le Zemski tances nouvelles exigeaient ( 2 ). »
est, à propre- En Orient aussi la population avait été asservie
■ - ' ’iemenl avec ses par l’ État, mais, sans parler de la fertilité plus grande
: - onnant que ces du sol, les despotats orientaux n’avaient pas de v o i­
bcu _ , gouvernement sins plus civilisés qu’eux ; ils n’avaient à redouter que
leur vie pour le des Barbares, très inférieurs au point de vue de la
_!*■«<• r.téde celui-ci leur culture. Il est vrai que ces Barbares infligèrent souvent
ïfcs-.vu du x v ie siècle, de dures épreuves à la population agricole des despotats
avoir de volonté orientaux et parfois l’assujettirent pour un temps plus
■.a • 'onté du pouvoir ou moins long ; on peut en donner comme exemple la
à Paris, dès la conquête de l’ Égypte par les « pasteurs » dont Mané-
thon parle presque dans les mêmes termes que nos
V - ■ t. 1, pp. 545-546.
» * u iv .
rr. a -4. ,’e des États généraux. (1) G. P i c o t , o u v r a g e c ité , t. I, p . 228.
(2) L a propriété f o n c iè r e des h o m m e s d e s e rv ic e d a n s l ’ E t a t m o s c o v ite d u
x t i ® s iè cle , Saint-Pétersbourg, 1897, p. 83.
100 l ’ h is t o ir e s o c ia l e de la r ü s s ie

annalistes des Mongols. Mais tant que l’ Égypte n’eut


pas fait de conquêtes en Asie, elle n’eut aucun voisin
civilisé. Elle était, à ce point de vue, plus heureuse
que l’ État moscovite qui était en contact, sur sa fron­
tière occidentale, avec des voisins qui le devançaient
de beaucoup sur le chemin de la civilisation. La lutte
contre ces voisins fut bien plus pénible encore que la
lutte contre les nomades, si lourde pourtant pour le
peuple russe. La Moscou du x v ie siècle, qui avait
soumis Kazan et Astrakhan, subit de cruels échecs
dans sa lutte contre ses voisins d’ Occident, et dut con­
sacrer à sa défense — directement et indirectement —
des forces bien plus considérables, probablement, que
celles qu’employait, dans le même but, la population
des despotats orientaux.
C’est en cela que consiste l’originalité relative de
notre développement historique comparé à celui des
despotats de l’ Orient, et nous pouvons conclure que
s’il se distinguait des États occidentaux en ce qu’il
avait assujetti à son pouvoir absolu non seulement la
classe des agriculteurs, mais celle des gens de service,
d’autre part, il se distinguait des États orientaux par
le joug beaucoup plus pénible qu’il imposait à la popu­
lation.

X V III

Les conditions économiques du développement


des villes dans la Russie du Nord-Est.
La ville et le pouvoir central.

Aussi longtemps que la conviction d’une originalité


absolue de notre développement historique l’a emporté
chez nous, le rôle social de la population urbaine dans
la Russie du Nord-Est a été considéré comme à peu
près nul. « Pourquoi avons-nous besoin de villes ?
.. V

LA VILLE ET LE POUVOIR CENTRAL 101


— demandait l ’ami de Herzen, Ogarev — . Nos villes
iF t g y p t e n’eut
n’existent que dans la fantaisie du gouvernement ;
aucun voisin
elles n’ont en réalité ni signification, ni force ( 1 ). »
pfaxs heureuse
(Il va sans dire que les raisonnements de ce genre fai­
, sur sa fron-
saient une exception tacite pour Novgorod et Pskov).
i le devançaient
C’était là une grande erreur. Même dans la Russie de
on. La lutte
la haute Volga, notre vie urbaine n’a jamais été abso­
encore que la
lument nulle. A l’heure actuelle, on ne peut plus con­
rtant pour le
tester que les villes n’étaient pas du tout ces villages
rWèicie. qui avait
plus ou moins étendus pour lesquels les prenaient si
cruels échecs
volontiers les théoriciens de l’originalité russe. La
et dut con-
division économique du travail entre les villes et les
ctement —
villages n’était pas inconnue en Russie. « S’il s’agissait
ement, que
principalement d’une différence non qualitative, mais
la population
quantitative, dit N. D. Tchétchouline, c’ est-à-dire
si nous trouvions dans les villes des habitants ayant
ité relative de
les mêmes mœurs que les villageois, et s’ occu­
à celui des
pant en partie, comme eux, d’agriculture et de métiers,
conclure que.
de telle façon que seule l’étendue des colonies et le déve­
lux en ce qu’il
loppement plus ou moins grand d’un genre de travail
i non seulement la
ou d’un autre distinguaient la ville du village, même
sens de service,
en ce cas, cette différence quantitative était si consi­
its orientaux par
dérable que nous avons pleinement le droit d’ examiner
li»p o s a it à la popu-
la situation des villes indépendamment de celle des
villages et des hameaux ( 2 ). »
Bien que les artisans qui peuplaient les villes de la
Russie du Nord-Est, de même que les artisans des villes
moyenâgeuses de l’ Europe occidentale, s’ occupassent
développement aussi d’agriculture, il faut croire cependant qu’ils
Xord-Est. tiraient leurs revenus surtout de l ’artisanat. N. D.
Tchétchouline donne une longue liste des noms des
•central.
métiers exercés dans les villes russes. Nous en voyons
34 qui se rapportent à la production et la préparation
in d’ une originalité
des vivres, 32 à celle des vêtements, 25 à la construction
torique l’ a emporté
»tion urbaine dans
léré comme à peu (1) L a C lo c h e , n° 51.
besoin de villes ? (2) L e s v ille s de l 'É t a t m o s c o v ite , .Saint-Pétersbourg, 1889, p. 309*310.
102 l ’ h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

et à la fabrication des ustensiles de ménage, et enfin


119 autres, tels que ceux d’ épingliers, de peigniers,
fabricants d’armes, cochers, maraîchers, fondeurs
de cloches, jardiniers, cordiers, vitriers, barbiers,
charbonniers, lanterniers, etc. (1). Tchétchouline
ajoute que « parmi les artisans du second groupe,
le grand nombre des cordonniers... nous oblige
à penser que beaucoup de personnes portaient des
bottes (p. 340) ». Bref, s’il reconnaît qu’ au xvi® siècle
la plus grande partie des métiers était consacrée
à la production des objets de première nécessité,
il rejette absolument l’opinion qu’ à cette époque
la Russie savait à peine fabriquer les tissus les plus
grossiers, et que l’artisanat n’y existait presque
pas (2). Nous trouvons dans son intéressante étude
l’indication, pour nous encore plus importante, qu’il
y avait alors dans les villes une quantité — et même,
d’après lui, une très grande quantité — de livres.
Bien que ces livres, à ce qu’il semble, aient été des
livres religieux, le fait qu’on les trouvait si nombreux
dans les villes montre que, dans la Russie moscovite
comme ailleurs, la vie urbaine avait éveillé des besoins
intellectuels plus ou moins variés et impérieux. .
En un mot, dans ce domaine encore, nous trouvons
non l’originalité complète, mais une originalité rela­
tive.
Les causes variées qui retardaient le développement
des forces productives de la population russe ont
diminué l’importance des villes dans la vie historique
de la Russie du Nord-Est. Ce que S. Y . Rojdestvenski
appelait « l’inertie de l’économie nationale » entraînait
forcément l’inertie politique de la population urbaine.
Pouchkine avait raison : nos villes différaient des com­
munes urbaines de l’ Europe occidentale. Si on remarque

(1) O u v r a g e c ité , p. 339, note.


(2) O u v r a g e jité , p. 316.
'V '* '

LA VILLE ET LE POUVOIR CENTRAL 103

rt enfin au commencement du x v ie siècle, dans les villes proches


pêgniers, de Moscou, un développement assez considérable
fondeurs et varié de l’artisanat, par contre ces villes se dépeuplent
barbiers, beaucoup vers la fin du siècle. « La progression suivie
Duline par ce dépeuplement est visible, écrit Tchétchouline,
tum A groupe, d’une part dans le fait que la moins dépeuplée était
la ville de Serpoukhov dont la description dans les
partaient des cadastres remonte au milieu du siècle, et les plus
aa x n « siècle dépeuplées, Kolomna et Mojaïsk, dont la descrip­
a â consacrée tion se rapporte à la fin du même siècle ; d’autre part,
«cessité, dans les données que l’on a sur Mourom d’après deux
époque inventaires, et enfin dans les indications que l'on trouve
les plus dans les registres de Mojaïsk qui nous disent quand et
presque de quelle façon s’ est vidé tel ou tel feu. » Le dépeuple­
ute étude ment des villes proches de Moscou est, d’après le
«riante, qu’il même historien, confirmé par l’entassement de la
— et même, population dans les villes frontières vers lesquelles
— de livres, se dirigeaient les émigrés des régions centrales ( 1 ).
aient été des Pour mettre fin à ce dépeuplement le gouvernement
si nombreux de Moscou eut recours aux mesures qu’il avait em­
Russie moscovite ployées pour lutter contre le dépeuplement des villages ;
t éveillé des besoins l’homme habitant un posad ou faubourg fut attaché
impérieux, à son lieu de résidence, tout comme le paysan. La
re, nous trouvons condition du citadin était aussi peu libre que celle
originalité rela- du paysan et que celle de 1’ « homme de service » ( 2 ) ;

le développement (1) Ouvrage cité, p. 173-175.


ition russe ont (2) « D’après les dispositions du Code d’Alexi* le posad ou faubourg
est une commune commerciale et industrielle soumise au tiaglo . Par suite,
la vie historique le commerce dans le posad était interdit aux personnes qui ne faisaient
pa9 partie de sa commune ; le § 9 de l'art. 19 du Code ordonne aux paysans
(S. V. Rojdestvenski faisant du commerce et n’étant pourtant pas posadskié ou bourgeois, de
•tonale » entraînait donner les garanties les plus sérieuses que dorénavant ils ne feionl plus
de commerce dans les boutiques ou les caves, et n’affermeront. plus de dis­
population urbaine, tilleries et de cabarets. Il leur est ordonné enfin de vendre leurs établisse­
i diâéraient des com- ments de commerce et d’industrie nux gens soumis au tiaglo...
... La commune commerciale et industrielle et soumise au tiaglo du
•tale. Si on remarque posad fut affermie par le principe qu'on ne pouvait sortir de la condition
de posadski ou bourgeois... Ce principe fut enfin complété par l’atta­
chement forcé des posadskié à une certaine commune, avec interdiction
de passer dans une autre.,.
La Russie impériale du xvm® siècle reçut cette commune en héritage
des tsars de Moscou. Durant toute la durée du xvm® siècle, jusqu’au
104 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

l’asservissement s’étendait à toute la vie sociale de


l’ État moscovite.
En face de ces « moujiks de commerce » il y avait
encore les marchands libres de Novgorod ou de Pskov.
Mais la force n’était pas du côté de nos libres répu­
bliques urbaines. Les « autocrates » de Moscou firent
peser sur elles leur lourde main, et Herberstein nous
montre les changements qui en résultèrent dans le
caractère de leur population. Parlant de Novgorod
il dit : « L e peuple y était très cultivé (humanissimus)
et honnête ; il est corrompu maintenant, infecté par
la dépravation que les Moscovites ont apportée avec
eux (1). » De même il affirme que : « la culture et la
douceur des mœurs des Pskovitains ont été remplacées
par les mœurs moscovites qui sont pires presque en
tout. Dans leurs transactions commerciales, les Psko­
vitains d’autrefois faisaient preuve d’une telle honnê­
teté, d’une telle franchise et d’une telle simplicité que
les prix de leurs marchandises étaient indiqués sans
demande excessive et sans aucun flux de paroles desti­
nées à tromper l’acheteur (2). » Le triomphe des formes
orientales était donc accompagné de la diffusion des
mœurs de l ’ Orient, et il ne pouvait en être autrement.
En Occident, la population des villes avait augmenté
grâce à l’afflux des campagnards. En Russie, plus
les formes moscovites se développaient, plus l ’accrois-

règlement de Catherine II sur les municipalités, le posad reste une com­


mune de commerçants et d’industriels soumis, comme autrefois, au iiaglo,
malgré toutes les réformes accomplies de Pierre Ier à Catherine II »
{A. K i z é v e t t e r . Fa commune urbaine dans la Russie du X V I I I e siècle,
Moscou, 1903, p. 1-4). On peut se rendre compte des efforts que faisait
le gouvernement pour consolider le mur entre les paysans et les gens du
posad, par le fait qu’au milieu du xvn® siècle il menaçait de punir de
mort le mariage d’un bourgeois avec une paysanne non affranchie, ou
celui d’une jeune fille du posad avec un paysan. Cf. A. L a p p o - D a n i l e v s k i
(L'organisation de l ’impôt direct dans l’Etat de Moscou, p. 172, note) qui
fait remarquer que la sévérité même de la punition montre que cette
interdiction était souvent enfreinte, et aussi avec quelle ténacité le gouver­
nement luttait contre le libre déplacement.
(1) Notes sur la Moscovie, p. 115.
(2) 2bid.t p. 116.
S-
LA VILLE ET LE POUVOIR CENTRAL 105 :i

m —-i sociale de sement des villes aux dépens des villages rencontrait
d’obstacles, pour cette simple raison que la chaîne qui
1 il y avait attachait le paysan à la terre — aussi bien du seigneur
* •: : u de Pskov, que de l’ État — devenait sans cesse plus forte et plus
libres répu- courte.
» » t e Moscou firent L ’asservissement de la population entravait le déve­
H-*r:-rrstein nous loppement du commerce et de l’industrie, mais ne
■ o c r e n t dans le pouvait cependant l’arrêter complètement. L e besoin
: ie Novgorod qu’avait la population de certains produits du travail
i^^uinissimus) des artisans ne pouvait être ni satisfait ni écarté par
m"- infecté par le servage des habitants de la Russie. Les circonstances
i* i r portée avec défavorables qui retardaient le développement de l ’ar­
i : c a :_lîure et la tisanat dans nos villes amenèrent l’extension de l’in­
ms t '.t remplacées dustrie domestique dans les villages et les hameaux.
3 cres presque en Par suite la vie économique de la Russie asservie prit
m iles , les Psko- une forme dont le caractère paradoxal n’ a pas été
! * nne telle honnê- remarqué par les écrivains qui aiment à voir dans la
iteüe simplicité que faible proportion de la population urbaine en Russie
indiqués sans la preuve que « la Russie n’est pas l’Occident » et que
re paroles desti- le Russe, réfractaire au travail industriel, s’ adonne de
imnhe des formes préférence au travail agricole. En 1861, A . Korsak,
■ à* la diffusion des se basant sur des données statistiques de 1856, a
; en. l ‘.re autrement, démontré que dans les gouvernements les plus indus­
svait augmenté triels la proportion de la population urbaine était
En Russie, plus inférieure à la moyenne de la Russie entière ; que dans
rt. plus l’accrois- le gouvernement d’ Orel, la population urbaine était
de 9,77 pour 100, dans celui de Kharkov de 10,72
pour 100, dans celui de K iev de 10,88 pour 100, dans
*• m a i reste une corn­
ante * autrefois, au t ia g lo , celui de Tauride de 18,38 pour 100, et que dans celui
- I* à Catherine II » de Kherson elle atteignait même 21,35 pour 100 ; alors
d u X V I I I e s iè c le ,
m -' efforts que faisait que dans le gouvernement de Iaroslav, elle ne dépas­
wn : >>ians et les gens du
- “■ ‘ c.açait de punir de sait pas 8,2 pour 100, dans celui de Moscou (à l ’ex­
*w. ■* non affranchie, ou ception du district de Moscou), 6,37 pour 100, et dans
- \ L a p p o -D a n i l e v s k i
« p. 172, n o te ) q u i le gouvernement de Vladimir 5,87 pour 100 (1),
»^ montre que cette
p a n , '. - -
i rz«i}e ténacité le gouver-
(1) D e s ,
fo r m e s d e F in d u s t r ie e n g é n é r a l e t de V im p o r la n c e d e la p r o d u c tio n
d o m e s tiq u e d a n s V E u r o p e o c c id e n ta le et la R u s s ie , Moscou, 1861, pp. 210-211.
106 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

c’est-à-dire dans nos gouvernements les plus industriels.


D ’où il résultait que, si nos villes ressemblaient beau­
coup à des villages, ainsi que l’affirmaient les idéo­
logues de l’ originalité russe, les villages de nos gouver­
nements du centre avaient pris en grande partie le rôle
économique des villes, en s’adonnant à l’industrie ( 1 ).
La première conséquence en fut le retard de la
technique. On sait que nos koustari (ouvriers tra­
vaillant à la maison) employaient les instruments les
plus primitifs. D ’autre part, l’extension de l’industrie
domestique révèle l’existence au village des oppositions
qui prennent partout naissance avec le progrès éco­
nomique et sur la prétendue absence desquelles était
basée la théorie de notre complète originalité éco­
nomique. Mais, étant donné que dans ces conditions
le progrès était très lent, ces oppositions demeurèrent
longtemps à l’ état embryonnaire. Le producteur qui
consacrait une grande partie de son temps au travail
industriel resta un paysan. Bien qu’il lui arrivât sou­
vent d’ acheter le concours d’autres producteurs sem­
blables à lui-même', il était pourtant entièrement au
pouvoir du capital usuraire, représenté au village par
les accapareurs. Ce capital, qui exploitait cruellement
les producteurs, n’améliorait pas les moyens de pro­
duction ; sa domination sur le travail du producteur
déjà attaché par l’ État à la terre était un nouvel
obstacle au progrès économique. En même temps, la
vie au village enlevait aux producteurs la possibilité
d’unir leurs forces contre les exploiteurs, union
qu’aurait facilitée la vie dans les grands centres
urbains, et elle gêna considérablement l ’ éveil de leur
conscience de classe. Le producteur qui tirait souvent
de son travail industriel la partie la plus considérable

(1) On trouvera dans mon livre contreB. Vorontsov des renseignements


plus détaillés à ce sujet, p. 215-241. Klioutchevski constate que « la déten­
tion temporaire des terres » nuisit au développement des villes russes et
à l’industrie urbaine. { C o u r s , pp. 302-303).
l ’in f l u e n c e de l ’é ta t é c o n o m iq u e 107

industriels, de son revenu, conservait toutes les superstitions et


bhient beau- tous les préjugés politiques de l’ agriculteur. Il est évi­
at les idéo- dent que ce retard de son développement intellectuel
( de nos gouver- était des plus utiles à l’ordre social et politique qui
i partie le rôle l ’avait lié par la chaîne du servage.
l à rïndustrie ( 1 ).
le retard de la
'ouvriers tra- X IX
sstruments les
de l ’industrie L’influence de l ’état économique et politique
: des oppositions
le progrès éco-
de la Moscovie
desquelles était sur le rassemblement des terres russes
originalité éco-
ees conditions Il est utile, avant d’aller plus loin, de faire le total
demeurèrent de ce que nous savons sur les formes sociales et poli­
producteur qui tiques de l ’ État moscovite, et non moins utile d’ em­
i temps au travail prunter pour cela les paroles de l’historien qui a porté
; hû arrivât sou- les coups les plus violents à la théorie slavophile de
» producteurs sem- la complète originalité de la Russie. « La base fonda­
entièrement au mentale de la structure sociale de la Russie à l’ époque
té au village par moscovite, dit Pavlov-Silvanski, était la soumission
«ta it cruellement complète de l’individu aux intérêts de l’ État. Les cir­
moyens de pro- constances extérieures de la vie de la Russie moscovite,
_ du producteur sa lutte pour la vie contre ses voisins de l’Orient et
était un nouvel de l’ Occident exigeaient une extrême tension des forces
même temps, la de la nation. La société avait conscience que la première
la possibilité obligation du sujet était de servir l’ État dans la mesure
exploiteurs, union de ses forces et de se sacrifier pour défendre la terre
f l » grands centres russe et la foi chrétienne orthodoxe. L ’homme de ser­
ent l’éveil de leur vice était tenu, toute sa vie, de « se battre contre les
qui tirait souvent Tatars ou les Nêmtsy (Allemands, Occidentaux), sans
jklt plus considérable ménager sa vie ». Les bourgeois ou posadskié et les
paysans des volosti (cantons) devaient à leur tour
des renseignements sacrifier leur avoir pour aider les hommes de guerre.
i constate que « la délen- Toutes les classes de la population étaient rivées au
nt des villes russes et
service ou au tiaglo, afin que « chacun demeurât ferme
108 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

et inébranlable et dans son état de servage, et dans son


obéissance au tsar ( 1 ). »
La soumission absolue de la personne aux intérêts
de l’ État ne s’ expliquait pas par quelque particu­
larité de « l ’esprit national » russe. Elle était la consé­
quence nécessaire des conditions dans lesquelles
devaient mener la lutte pour l ’existence les colons
des régions de la haute Volga que Moscou unifia peu
à peu. Cette conséquence une fois produite devenait
elle-même un sérieux obstacle au progrès de la Grande
Russie et au point de vue économique, et à celui de
la civilisation. Mais ce n’ est pas tout. Elle fut aussi
un obstacle au « rassemblement des terres russes »,
que Moscou avait commencé de bonne heure et qu’elle
mena en général très rapidement jusqu’à la fin du
premier tiers du x v ie siècle.
Dans ce travail de rassemblement Moscou se heurta
à la Lithuanie qui « rassemblait » aussi les Russies
et qui — après que la Galicie avait perdu son indépen­
dance — les rassemblait avec tant de succès que bien­
tôt l’élément russe — non grand-russien — prédomina
dans l’ État lithuanien (2). « L ’union des terres de la
Russie occidentale autour de la Lithuanie était, au
fond, le rétablissement de l’unité politique de l’ époque
kiévienne, dit le professeur M. K. Lioubavski, la res­
tauration du centre politique perdu (3). » La seule dif­
férence, selon lui, était que ce centre se trouvait main­
tenant, non plus sur le Dniéper mais sur la Vilia. Il
est cependant facile de se rendre compte— même d’après
son propre exposé — que la différence ne consistait

(1) N. P. P avt .o v -S i l v a n s k i , L e s g en s d e s e rv ic e d u s o u v e r a in , le s g en s
2e éd., Saint-Pétersbourg, 1909, p. 223.
s o u m is a u s e rv a g e o u e n g a g é s ,
(2) Les princes lithuaniens se considéraient comme les héritiers légi­
times de toutes les tenes de la Russie kiévienne. Olgerd disait aux cheva­
liers teutoniques : « Omnis Russia ad Latvinos debet simpliciter perti-
nere ». (G r o u c h e v s k i , E s q u is s e d 'u n e h is t o ir e d u p e u p le o u k r a ïn ie n ,
p. 155, note).
(8) E s s a i s u r l'h i s t o i r e d e l 'E t a t r u s s o - lit h u a n ie n ju s q u 'à l 'u n i o n d e
L u b l i n in c lu s iv e m e n t, Moscou, 1910, p. 33.
tiîE L IN F LU E N C E DE L ETAT E C O N O M IQ U E 109

t. et dans son pas seulement en cela. Durant la période kiévienne, la


tentative de réaliser l’union des terres russes ne se fai­
aux intérêts sait qu’avec les forces de la population russe. Après
^adque particu- son échec il y eut deux centres, un dans le bassin de la
; était la consé- haute Volga, l’autre d’abord en Galicie, puis sur la
dans lesquelles rivière Vilia. Ce dernier se distinguait de celui de la
; ence les colons haute Volga par le fait qu’il groupait avec des forces
iX w e o u unifia peu russes les forces lithuaniennes auxquelles appar­
i produite devenait tenait l ’initiative de ce rassemblement. Cette réunion
de la Grande de deux nationalités différentes ne se produisit pas
e. et à celui de sans des chocs, particulièrement fréquents après l’union
t. Elle fut aussi de la Lithuanie avec la Pologne à la fin du x iv e siècle.
terres russes », Les aristocrates lithuaniens, aidés par les aristocrates
heure et qu’elle polonais, s’ employèrent avec succès à diminuer à leur
jœ q u ’à la fin du profit l’importance politique de l ’aristocratie russe de
la Russie Blanche et de la Petite Russie. Moscou en
: Moscou se heurta profita pour se fortifier aux dépens de la Lithuanie.
» aussi les Russies L ’attraction qu’ elle exerçait sur les aristocrates de la
t perdu son indépen- Russie occidentale explique les succès extraordinaires
1 ée succès que bien- d’ Ivan I I I dans sa lutte contre les Grands-Princes
en — prédomina de Lithuanie, Casimir et Alexandre. Cette attraction
des terres de la continua à s’ exercer sous le fils d’ Ivan I I I , Vassili
Lnhuanie était, au Ioanovitch. Cependant, déjà en 1514, l’aristocratie
Ipaütique de l’époque de Smolensk penche du côté de la Lithuanie, et la grande
. Lioubavski, la res- défaite que subit alors Moscou à Orcha lui est infligée
,3). » La seule dif- par l ’armée lithuanienne que commande un prince or­
_ ■se trouvait main- thodoxe de la Russie occidentale, Constantin Ostrojski.
r mais sur la Vilia. Il Karamzine fait remarquer sentimentalement, à ce
pte— même d’après propos, que « le jour suivant, Constantin remportait
ence ne consistait la victoire sur ses frères de religion, et en langue russe
remerciait Dieu de l’extermination des Russes ».
re d u s o u v e r a in , le s g en s Mais la joie de Constantin et son acharnement contre
.■*bourg, 1909, p. 223. Moscou montre qu’ à cette époque déjà beaucoup des
..-omine les héritiers Iégi-
Olgerd disait aux cheva- aristocrates de la Russie du Sud-Ouest préféraient les
debet simpliciter perti-
» d u p e u p le o u k r a ïn ie n , formes politiques lithuaniennes à celles de la Moscovie.
Cela n’a rien d’étonnant pour nous, si nous nous rappe­
nUn jusqu’à l’union de
lons que justement à cette époque les gens de service
110 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

de l’ État moscovite étaient de plus en plus réduits à


l’état de kholopi (esclaves) du Grand-Prince, tandis
que les gens de service de l’ État lithuanien obte­
naient une liberté après l ’autre. L ’immense différence
entre la condition politique et sociale de la classe m ili­
taire en Moscovie et en Lithuanie se manifesta peut-
être avec le plus de force dans la deuxième moitié du
x v ie siècle, lorsqu’ à Moscou Ivan le Terrible, à l’aide
de son opritchnina (gouvernement personnel et par­
ticulier du tsar), détruisit la propriété foncière des
boïars et réduisit définitivement les gens de service
à l ’esclavage, tandis qu’en Lithuanie, en 1566, la Diète
de Brest donnait à la noblesse le droit de disposer
librement de ses biens. 1. I. Lappo détermine très bien
le sens historique de la proclamation de ce droit.
« C’était, dit-il, le signe de la transformation des sujets,
détenteurs des terres dont le propriétaire suprême
était le Grand-Prince, en un peuple libre et propriétaire.
La loi transformait les nobles lithuaniens de sujets
du Grand-Prince en tant que personne, en sujets
de l’ État ou du souverain en tant que chef de cet
État (1). » De plus, les rapports de la noblesse avec
ce chef de l’ État étaient déterminés par le fait que le
premier de ses droits politiques était celui de l’élire.
Il va de soi que la noblesse de la Russie occidentale
ne pouvait méconnaître l ’immense avantage de sa
situation.
Il im portait peu que l’un ou l’autre des Grands-
Princes ou tsars moscovites fût enclin à la tyrannie ;
cela pouvait être un simple hasard. Le fait essentiel,
c’est qu’étant donné les formes gouvernementales
de l’ État moscovite, l’homme de service ne pouvait

(1) L a G ra n d e P r i n c i p a u t é d e L i t h u a n i e d e p u is la c o n c lu s io n d e l 'U n i o n
(1569-1586), 1.1, Saint-Péters­
d e L u b l i n / u s qu ’ A la m o r t d 'É l i e n n e B a f h o r y
bourg, 1901, p 518. Comme nou9 le voyons dans cette citation, l’expression
de p e u p le est employée par 1. I. Lappo, selon le vieil usage polono-lithua-
nien, dans le sens de classe ou d’état de la noblesse.
T T SS!E L IN FLU E NCE DE L ETAT E C O N O M IQ U E 111

plus réduits à y être qu’un esclave, même sous un souverain person­


. i . Prince, tandis nellement peu enclin, à la tyrannie (comme fut par la
-•.huanien obte- suite le « très doux » Alexis Mikhaïlovitch). C’est là
inse différence ce qui éloigna de Moscou la classe supérieure de la
ze la classe mili- Russie lithuanienne. Les historiens qui regrettent que
* manifesta peut- cette classe se soit polonisée oublient que l ’attraction
■trf -xième moitié du précédente de Moscou avait cédé la place à la répulsion,
Terrible, à l ’aide bien avant cette polonisation. Au x v ie siècle un très
p-ersonnel et par­ petit nombre seulement de nobles de la Russie occi­
ier.-té foncière des dentale parlaient la langue polonaise. Le troisième
.r-f gens de service statut lithuanien, promulgué sous le règne d’ Étienne
. en 1566, la Diète Bathory (1575-1586), ordonnait aux greffiers des villages,
e iroit de disposer de même que le deuxième, d’écrire « toutes les feuilles,
: term in e très bien copies d’actes et circulaires, en russe, avec des lettres
i ‘:on de ce droit. et des mots russes ». Selon I. I. Lappo « on peut consi­
•-mation des sujets, dérer que la langue et les mœurs polonaises ne furent
jr-Triétaire suprême adoptées par la chliakhta (noblesse) lithuanienne que
i re et propriétaire, dans la seconde moitié du x v n e siècle, ce qui s’exprima
•i'-iuaniens de sujets par la coaequatio jurum à la fin de ce siècle (1) ». En
~e:;onne, en sujets s’éloignant de Moscou, la noblesse de la Russie occi­
que chef de cet dentale s’éloigna aussi de l’orthodoxie. Elle s’intéressa
i- la noblesse avec à la Réforme, et il est facile de comprendre que cet
par le fait que le intérêt dérivait, lui aussi, de l ’amour de la « liberté
i -î : lit celui de l’élire. dorée », c’est-à-dire des privilèges aristocratiques.
A Russie occidentale Le calvinisme était un moyen de lutter contre le
L-e avantage de sa clergé ( 2 ).
Bref, les formes sociales et politiques qui triomphaient
iutre des Grands- à Moscou éloignèrent définitivement d’elle la classe
!in à la tyrannie ; supérieure de la Russie lithuanienne, habitée pourtant
Le fait essentiel, par le même peuple, et rejetèrent ainsi cette classe
gouvernementales dans les bras de la Pologne qui était la terre classique
trz service ne pouvait des libertés nobiliaires. Dans la classe inférieure de

(1) O u v r a g e c ité , p. 227 ; voir aussi p.$l et 231.


. * !a c o n c lu s io n d e V U n i o n (2) Voir I. I. Lappo. o u v r a g e c ité , p. 232 « Dans la voïvodie de Novgorod,
*-1586), t.. I, Saint-Péters- sur plus de 600 maisons nobles do foi grecque il n’en resta que 16 au plus
r*tt* citation, l’expression qui ne fussent pas gagnées à la Réforme » (I. I. Lappo, o u v r a g e c ité , p. 235).
* vieil usage polono-lithua- Ajoutons que cet entrainement préparait le triomphe du catholicisme sur
l’orthodoxie.
112 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

la population russo-lithuanienne, la sympathie pour


les Moscovites, de même race et de même foi, se
conserva beaucoup plus longtemps, par suite de la
lutte que cette classe mena contre la chliakhta polonisée
et catholicisée. Mais même chez elle, cette sympathie
fut soumise à une rude épreuve dans les cas de
proche contact avec les représentants de l ’administra­
tion moscovite et de sa célèbre volokita (1). Lorsqu’au
x v n e siècle commença la guerre avec la Pologne pour
la Petite Russie, « les Blancs-Russes appelèrent eux-
mêmes les Grands-Russes, s’ entendirent avec eux$
trahirent les Polonais, mais à peine eurent-ils senti
sur eux le poids de l’administration de Moscou qu’ils
se tournèrent de nouveau vers la Pologne (2) ». Dans
certains endroits, les rapports entre Blancs-Russes et
Grands-Russes se gâtèrent au point que les habitants
de Mohilev, par exemple, massacrèrent la garnison
moscovite. Ceci nous explique pourquoi la guerre dans
la Russie Blanche, si bien commencée, aboutit à un
échec. C’est pourquoi — ainsi que le fait remarquer
M. Dovnar-Zapolski — l’union de la Grande Russie
avec la Russie Blanche était impossible sous Alexis
Mikhaïlovitch (3).
Les mêmes faits se produisent en Petite Russie. Les
chefs cosaques se laissent, au début, volontiers guider
par la « haute main » des tsars, mais après avoir goûté
aux formes moscovites, ils se tournent aussi vers la
Pologne. C’est ainsi que l’ Ukraïne de la rive droite
du Dniéper fut pour longtemps perdue pour l’ État
russe.
Les réformes de Pierre le Grand allaient donner à
cet État la force matérielle indispensable pour pous-
suivre le rassemblement des terres russes ; Péters-
bourg acheva, ou presque, ce que n’avait pu achever

(1) L’art ou l’habitude de faire traîner les affaires,


j (2) M. V. D o v n a r -Z a p o l s k i , É tu d e s et a rtic le s , t. I, Kiev, 1909, p. 335.
(3) O u v r a g e c ité , p. 336.
L IN F L U E N C E DE L ETAT E C O N O M IQ U E 113

Moscou. Il réunit toutes les terres russes, à 'exception


S* •-~:pathie pour
de la Galicie et de la Russie hongroise. Mais la partie
K :t rr.ème foi, se
polonisée de la population de la Russie occidentale
: ir suite de la
conserva, et peut-être même accrut ses sympathies
• - -:hta polonisée
polonaises. Elle ne prit aucune part à la vie spirituelle
, : ‘.ie sympathie
de la Russie durant la période pétersbourgeoise, et
i^r.s les cas de
s’ efforça plus ou moins activement de rétablir l ’ancienne
lü n l’administra-
Rzeczpospolita (république) de Pologne, ou du moins
« -l: 1). Lorsqu’au
elle aspira à son rétablissement. Bien qu’animée à
i i Pologne pour
certains moments de sentiments très révolutionnaires,
appelèrent eux-
elle ne prit aucune part au mouvement littéraire ou
bi_^nt avec euxj
politique de la société russe, pourtant devenue plus
t eurent-ils senti
accessible à l’influence occidentale depuis les réformes
ïe Moscou qu’ils
de Pierre le Grand, et surtout depuis la fin du x v i i i ®
. " gne (2) ». Dans
siècle. Cette attitude devait forcément ralentir le pro­
B.ancs-Russes et
grès de la culture au cours de la période pétersbour-
: ue les habitants
geoise. Voici, en effet, ce qui se produisit.
-:eat la garnison
En réunissant à son Empire les terres de la Russie
■ r r - .i la guerre dans occidentale, le gouvernement de Saint-Pétersbourg
e- aboutit à un
n’avait pas seulement augmenté sa puissance de résis­
le fait remarquer
tance à un ennemi extérieur possible ; il avait aussi
’. î Grande Russie renforcé sa position contre les éléments intellectuels
~.ble sous Alexis
qui peu à peu commençaient à s’élever contre l’as­
servissement général de la Russie. Le sol sur lequel
e- Petite Russie. Les s’ étaient développés ces éléments d’opposition ne com­
i ' . : . volontiers guider prenait qu’ une partie seulement de l’ Empire ; l’autre
na_s après avoir goûté
partie était animée de sentiments polonais et non pas
Sachent aussi vers la russes. L ’ Empire se trouva donc plus pauvre en forces »
ae de la rive droite
d’opposition et de civilisation qu’il ne l ’aurait été si
j-rrdue pour l’ État
les conditions de son développement avaient été autres ;
le rassemblement des terres russes, presque achevé par
allaient donner à
Pétersbourg, modifia la corrélation des forces sociales
^Lerensable pour pous- en Russie, non dans le sens du progrès, mais dans celui
'•e— s russes ; Péters-
de la stagnation. Cette modification si peu favorable
«n e n’avait pu achever au progrès apparaît comme une punition infligée par
l’ histoire au peuple russe tout entier, pour une faute dont
fà_res.
. 1. 1. 1, Kiev, 1909, p. 335. était responsable la longue domination, en Moscovie,
8
llç î l ’ h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

de l’organisation sociale et politique des despotats


orientaux.
Il va sans dire que cet état de choses ne dura que
tant que le centre de gravité de la civilisation russe
resta fixé dans la classe sociale supérieure, car cette
classe était seule attirée vers la Russie occidentale, vers
la Pologne. Mais la civilisation russe resta pendant
longtemps la civilisation seulement de la noblesse.
Nous verrons, lorsque nous examinerons les tendances
de la pensée sociale en Russie, combien cette situation
réciproque des forces sociales fut douloureuse aux
plus éminents représentants de cette pensée. Il m’ a
semblé utile de noter dès à présent le fait qui en a
accentué le caractère défavorable, d’ autant plus qu’il
a été laissé complètement de côté par les historiens
de notre évolution.
En outre, cette polonisation des éléments les plus
cultivés de la Russie occidentale compliqua encore la
question des rapports russo-polonais. Puisque nous
aurons à parler de cette question — dont les décem-
bristes ( 1 ) avaient déjà dû tenir compte — il n’était
pas possible de ne pas analyser les causes sociales et
politiques de la polonisation. Il est clair que nous ne
sommes pas fondés à en rejeter la responsabilité sur
les Polonais.

XX

La formation des « cosaqueries »


et leur résistance à Moscou ;
leur influence sur le développement social.
- L ’exposé précédent a, je l ’espère, suffisamment montré
dans quelle mesure on peut accepter l’ opinion de Solo-
vie v que, chez nous comme ailleurs, le cours des évé-

(1} Les révoltés do décembre 1825. (Note du traducteur).


L A F O R M A T I O N DES « C O S A Q U E R IE S » 115

nements a été constamment subordonné aux conditions


naturelles. L ’originalité relative du développement
de la Russie s’explique effectivement par l ’originalité
relative de son milieu géographique. L ’influence de
ce milieu a été très grande, mais elle est due unique­
ment au fait que son originalité relative a déterminé
un développement économique original dont est
résultée la structure sociale et politique non moins
originale de l’ État moscovite. Soloviev a d’ailleurs
trop peu insisté sur cette originalité relative de la vie
sociale et politique en Moscovie. A propos de la lutte
des Russes contre les nomades, il affirme que « du
miliëu du x in e siècle à la fin du x iv e les Asiates l ’em­
portent, représentés par les Mongols ; à partir de
la fin du x i v e siècle, c’est l'Europe, représentée par
la Russie (1) ». Mais nous avons vu que lorsque
l’ Europe sédentaire, représentée par la Russie, fut
venue à bout de l’Asie nomade, sa constitution sociale
et politique se trouva fort semblable à celle des
despotats de l’ Asie. L ’ Europe n’ avait donc remporté
la victoire sur les « Asiates » qu’en devenant elle-même
Asie. En réalité, cette victoire sur les « Asiates » dont
parle Soloviev n’est pas sans exemples même dans
l’histoire de l’ Orient. Là aussi, la population agricole
eut le dessus sur les nomades lorsqu’elle eut réussi
à grouper ses forces dans de grands États despo­
tiques. L ’originalité du développement historique de
la Russie, — originalité cette fois favorable au progrès
— réside dans le fait que, après que l’ Europe russe
sédentaire fut «devenue très semblable à l ’Asie séden­
taire, son développement social se tourna lentement,
mais immuablement, du côté de l ’ Occident européen.
C’est seulement depuis le milieù du xix® siècle que
des États d’Asie, le Japon par exemple, nous ont donné
des exemples de la même évolution vers l’ Europe.

(1) H i s t o i r e d e l a R u s s ie d e p u is le s te m p s U s p lu s re c u lé s , livre I, p. 10.


116 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE LA R U S S IE

Mais Soloviev ne s’est pas contenté d’étudier l’in­


fluence des nomades sur le cours de l’histoire russe.
Il a soulevé, en passant, une autre question, non moins
intéressante. « Par suite, dit-il, de la nature du pays
l’ État eut encore à mener une autre lutte que la lutte
contre les nomades ; lorsqu’un État est limité non
par un autre État ou par la mer, mais par de vastes
steppes fertiles, les gens qui ne veulent pas demeurer
dans la société ou sont obligés de la quitter, voient
s’ouvrir devant eux une route qui leur permet de sortir
de l’ État et les conduit à l’avenir séduisant qu’est la vie
libre et aventureuse dans la steppe. C’est ainsi que les
steppes de la Russie méridionale se sont peuplées, le long
des grands fleuves, d’une foule de Kozaks (Cosaques)
qui servaient bien de garde frontière à l’ État contre
les nomades, mais, qui, d’autre part, ne reconnaissant
qu’en principe l’autorité de cet État, entraient souvent
en lutte avec lui et lui étaient parfois plus dangereux
que les nomades eux-mêmes. Par suite de sa situation
géographique, la Russie se trouva donc obligée de lutter
contre les habitants des steppes, Asiates nomades ou
Cosaques, aussi longtemps que son organisme d’ État
ne se fut pas fortifié et qu’elle n’eut pas transformé
la steppe en un pays civilisé ( 1 ). »
Il est indiscutable que seules les particularités géo­
graphiques mentionnées plus haut ont rendu possible
la formation des groupements de Kozaks, dont Soloviev
a raison aussi de dire qu’ils ont été parfois plus
dangereux pour l’ État russe que les hordes nomades
elles-mêmes. Mais ces indications ne suffisent pas à
faire comprendre leur rôle dans l’histoire sociale de la
Russie ; il faut les compléter.
D ’après lui, les groupements de Kozaks se sont formés
de gens qui ne voulaient pas demeurer dans la société
ou étaient obligés de la quitter. Parmi les motifs qu’il

(1) Ouvrage cité, p. 10-11.


.-■ T V * *"

L A R U S S IE L A F O R M A T I O N DES « C O S A Q U E R IE S 117

i contenté d’étudier l’in- leur attribue, le plus important est assurément la


de l’histoire russe. condition parfois intolérable de la classe inférieure dans
: question, non moins laquelle ils se recrutaient principalement. Nous savons
. de la nature du pays que le dépeuplement croissant du centre de l’ État
r antre lutte que la lutte avait contraint le gouvernement à fixer les paysans
t État est lim ité non et les gens des faubourgs (posad) au lieu de leur
« , mais par de vastes résidence. Ceux auxquels les chaînes du servage étaient
veulent pas demeurer devenues insupportables n’ avaient d’issue que dans la
^ de la quitter, voient fuite. Mais comme le gouvernement de Moscou pour­
t f o i leur permet de sortir suivait les fuyards, et qu’après leur avoir infligé une
r séduisant qu’est la vie bonne punition, il les remettait à la chaîne, ils devaient
i «teppe. C’est ainsi que les chercher un refuge « hors d’atteinte », autrement dit,
t «e sont peuplées, le long au delà des frontières de l ’ État moscovite. Cet abri,
___de Kozaks (Cosaques) ils le trouvaient dans les steppes de la Russie méridio­
frontière à l’ État contre nale, le long des grands fleuves. Plus se faisait lourd
-■ part, ne reconnaissant le joug qui pesait sur la classe inférieure, plus il y
; État, entraient souvent avait de motifs de fuite et plus aussi la population
; parfois plus dangereux augmentait sur les bords des fleuves cosaques, du
. Par suite de sa situation Don, du Iaïk (1), de la Volga et du Térek. Mais plus
l donc obligée de lutter elle augmentait, plus était grande aussi la résistance
Asiates nomades ou qu’elle pouvait opposer à Moscou, lorsque cette dernière
son organisme d’ État manifestait le désir de la replacer sous sa « haute main ». 1
n’ eut pas transformé Plus encore ; entreprenants, mobiles, belliqueux par
i (i). » nécessité, les Kozaks passaient parfois à l’offensive ;
__ les particularités géo- ils devenaient alors plus dangereux pour Moscou que
j fcaut ont rendu possible les nomades, qui d’ ailleurs furent souvent leurs alliés
id e Kozaks, dont Soloviev dans cette lutte. Ils causèrent à Moscou beaucoup d ’em­
__ ont été parfois plus barras au temps des troubles, la secouèrent rudement
que les hordes nomades sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch (révolte de Stenko
uns ne suffisent pas à Razine), et, par la suite, épouvantèrent Saint-Péters­
i l’histoire sociale de la bourg sous le règne de Catherine I I (révolte de Pou-
gatchev). Leur force reposait sur le mécontentement
jd e Kozaks se sont formés de la population asservie. Les paysans et les « gens des
i demeurer dans la société faubourgs » voyaient en eux les vengeurs du peuple.
Parmi les motifs qu’il Dans sa description du mouvement des partisans de

(1) Surlea cartes Irançaises, habituellement l’Oural. (Notedu traducteur.)


118 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

Razine, Soloviev caractérise de la façon suivante l’at­


titude des masses à leur égard : « Lorsque la populace
entendait ces bandes de brigands s’ approcher des villes,
elle se jetait sur les voyvodes et les fonctionnaires, faisait
entrer les Kozaks dans la ville et mettait l’ataman à la
place du voïvode (1). » Ce qui signifie que, même lorsque
les Kozaks marchaient contre l ’ État russe, ils ne
pouvaient être confondus avec ses ennemis extérieurs ;
leur hostilité était dirigée principalement contre les
oppresseurs du peuple. C’est pour cette raison que les
chanson^ populaires célébraient leur courage et
leur bonté ; pour cette raison aussi que leurs mouve­
ments ont été par la suite idéalisés par nos narodniki.
Les théoriciens du narodnitchestvo voyaient en Razine,
Boulavine et Pougatchev l’incarnation des tendances
révolutionnaires du peuple. Eux aussi, cependant,
ils faisaient erreur. Les Kozaks faisaient cruellement
payer aux bureaucrates moscovites l’oppression du
peuple, mais leur révolte contre l’ordre social et poli­
tique pouvait tout au plus le détruire. Ils étaient inca­
pables de le remplacer par un ordre nouveau.
Il aurait fallu pour cela qu’ils apportassent avec eux
un nouveau mode de production ; or, dans le genre de
vie qu’ils avaient créé dans leurs vastes steppes, il
n’y avait pas trace de ce nouveau mode. L ’ordre social
et politique détruit par eux eût été peu à peu rétabli,
à mesure que la population se serait convaincue de
l ’impossibilité où elle était de ne pas satisfaire aux
besoins sociaux et politiques qui avaient fait naître
cet ordre. On peut affirmer que si les Kozaks étaient
restés à la tête du peuple, ils auraient été dans l’obli­
gation de rétablir ce qu’ils avaient réussi à détruire.
Il n’est pas inutile de rappeler ce que dit le patriarche
Hermogène des « proclamations de traîtres » que les
Kozaks de Bolotnikov adressaient, au « Temps des

(1) H i s t o i r i j l c l a R u s s ie d e p u is le s je m p s U s p lu s re c u lé s , livre I I I , p. 314.


»B LA R U S S IE L A F O R M A T I O N DES « C O S A Q U E R IE S » 119

àî U façon suivante l’at- troubles », à la classe asservie de la population. Elles


Lorsque la populace la poussaient, dit-il, « à toutes sortes de mauvaises
; s’approcher des villes, actions, au meurtre et au pillage ». Les esclaves
: te* fonctionnaires, faisait (kho'opi) étaient engagés à battre leurs boïars et les
•et mettait l’ataman à la femmes de ceux-ci, puis à prendre leurs votchiny et leurs
i -açufie que, même lorsque pomêstia ; la canaille des villes, à exterminer les né­
l ’ État russe, ils ne gociants étrangers et tous les marchands et à piller
ses ennemis extérieurs ; leurs biens ; après quoi, les rebelles lui distribueront
principalement contre les des titres de boïar, de voïvode, de secrétaire, etc. ( 1 ).
>:ur cette raison que les Or, il était impossible de donner aux esclaves révoltés
it leur courage et des votchiny et des pomêstia, sans rétablir le travail
a'^ssi que leurs mouve- agricole servile qui avait été la cause principale du
par nos narodniki. mécontentement des paysans. Il est fort probable
r■'O voyaient en Razine, que le patriarche Hermogène n’a pas transmis littéra­
^-aramation des tendances lement le contenu des « proclamations des traîtres »,
c-itx aussi, cependant, mais on ne peut guère douter qu’il en ait rendu exac­
iis faisaient cruellement tement l’esprit général. On en a la preuve en se repor­
ecvites l’oppression du tant aux Kozaks de la Petite Russie dont le sort ne se
l’ordre social et poli- distinguait de celui des Kozaks de la Grande Russie
istruire. Ils étaient inca- que par le fait qu’ils avaient obtenu du moins une
*rdre nouveau. victoire partielle. « Le Kozak jouira de la liberté
» apportassent avec eux du Kozak ; le cultivateur remplira son obligation
i - ; or, dans le genre de habituelle envers Sa Majesté le tsar», disait leur chef,
Jï-irs vastes steppes, il Bogdan Khmelnitski, dans une des clauses du traité
iveaa mode. L ’ordre social qu’il proposa au gouvernement moscovite en 1654.
rfc été peu à peu rétabli, Les envoyés du « père des Kozaks » obtinrent du
*e serait convaincue de gouvernement de Moscou des chartes de propriété en
•r ne pas satisfaire aux leur faveur et demandèrent qu’il y fût spécialement
ç i i avaient fait naître fait mention de leurs droits illimités sur les paysans
tmt ai les Kozaks étaient qui se trouveraient dans ces domaines, ou qu’ils y
auraient été dans l’obli- établiraient à nouveau (2). » Le résultat ressemblait
réussi à détruire. quelque peu à ce qui s’est parfois produit dans le
« que dit le patriarche monde antique. On sait que dans certaines cités les
is de traîtres » que les esclaves révoltés avaient réussi à vaincre leurs anciens
ît, au « Temps des
(1 ) P l a t o n o v , Essai sur l'histoire des troubles, p. 305.

i fin s re c u lé s , livre III, p. 314. (2 ) G r o u c h e v s k i , Essai d’une histoire du peuple ukrainien p. 281.
120 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

maîtres, mais qu’une fois victorieux, ils avaient


eux-mêmes recours au travail servile et devenaient
à leur tour propriétaires d’esclaves. Grouchevski dit
des Kozaks de la Petite Russie qu’ils « se consi­
déraient comme une caste supérieure, privilégiée.
Bien qu’ils luttassent contre le joug de la noblesse
polonaise, ils ne se représentaient pas les rapports
sociaux autrement que sous la forme d’un État divisé
en castes, la Pologne principalement — pareil à celui
où ils avaient vécu (1) ». Or ce n’est pas la conscience
qui détermine l’être, mais l’être qui détermine la
conscience. Pour que les Kozaks ne se fussent pas
représenté les rapports sociaux d’après le modèle d’un
État divisé en castes, il aurait fallu qu’il existât un
mode de production totalement différent, et cette
condition indispensable faisait alors défaut. C’est
pourquoi, pour employer les termes de Grouchevski,
« en commençant par Khmelnitski, et en finissant par
le dernier des démagogues ukrainiens, Pétrik (à la
fin du x v n e siècle), les lettrés de l’ Ukraine et l’aris­
tocratie des Kozaks n’imaginaient pas un ordre social
sans privilèges de castes, sans sujets ni seigneurs ;
ce qui les avait fait se révolter, c’était le fait que les
seigneurs étaient des Polonais, gens d’une autre
nationalité et d’une autre foi, ou celui que des gens
de basse naissance, et n’ ayant aucun titre à cela, vou­
laient devenir des seigneurs (2) ». Cependant les Kozaks
de la Petite Russie étaient plus cultivés que ceux de la
Grande Russie, car la Russie occidentale était, à
cette époque, plus développée au point de vue écono­
mique. Tout cela pris en considération, nous compren­
drons combien il est naturel qu’en 1611, par exemple,
les gens de Moscou, qui allaient délivrer leur ville des
Polonais, aient proposé aux Kozaks rattachés à l’ État

(1) Ibid., p. 280.


(2) Ouvrage cité, pp. 280-281.
L A F O R M A T I O N DES « COSAQTJERIES » 121

moscovite « de recevoir en récompense des pomêstia et de


l’argent... (1) ». Une telle proposition n’avait rien qui
pût les étonner car dans leur esprit, de même que dans
celui des Kozaks de la Petite Russie, l’idée du service de
ï l’ État était liée à celle d’une soumission nécessaire des
paysans aux guerriers. Mais, pour cette raison préci­
sément, nous devons reconnaître que, si ébranlé que
pût être l’ État à la suite de tel ou tel soulèvement
des kozaks, ces soulèvements ont toujours eu un carac­
tère très peu révolutionnaire, je ne dis pas nullement,
car en soulevant contre l’ État la classe opprimée, et
en éveillant par là sa conscience, ils la rendaient
plus apte à résister un jour à ses oppresseurs.
Après avoir rétabli à leur profit l’ordre social et poli­
tique, ils auraient eu donc à compter, jusqu’ à un
certain point, avec la masse du peuple et à lui faire
des concessions. Ce n’est pas pour rien que les envoyés
de Khmelnitski, de retour en Ukraine, gardèrent un
certain temps le secret sur les chartes qu’ils rappor­
taient de Moscou, chartes par lesquelles leurs paysans
étaient attachés à la glèbe (2).
En tout cas, s’ils l’avaient emporté, les Kozaks
auraient été dans l’impossibilité d’apporter aucun
changement essentiel, pour la raison évidente que les
mouvements qui les agitaient ne préparaient nulle­
ment le triomphe d’un nouveau mode de production.
Si nous comparons leurs soulèvements à celui des
communes urbaines et du tiers-état dans les pays
de l’ Occident, nous remarquerons donc une nou­
velle « lacune » — très importante, elle aussi — dans
l’histoire de la Russie comparée à celle de l’ Europe.
Les communes urbaines et le tiers-état des pays occi­
dentaux dans leur lutte contre la féodalité et ses sur­
vivances accomplissaient précisément l’ œuvre révo-

(1) S. P l a t o n o v , ouvrage cité, p. 481 ; voir aussi, p. 483.


(2) Grouchevski, ouvrage cité, p. 281.
122 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

lutionnaire qu’il ne pouvait être donné aux Kozaks


d ’accomplir : ils préparaient le triomphe d’un nouveau
mode de production et, par là même, d’un nouvel
ordre social et politique.
Cette « lacune » dans notre histoire s’explique, elle
encore, par le fait que l’histoire de la Russie est l’his­
toire d’un pays qui se colonisait dans les conditions
de l’ économie naturelle. En Occident, les éléments
mécontents qui quittaient les villages s’entassaient
dans les villes, car ils ne pouvaient aller ailleurs,
et c’est d’elles, comme d’ un centre, que l’économie
monétaire se répandit dans tout le pays. Chez nous,
les éléments mécontents s’enfuyaient dans la steppe
où la vie économique était nécessairement beaucoup
plus arriérée que dans les localités centrales. Ainsi,
en Occident, ces éléments étaient des éléments de
progrès, tandis que, chez nous, les Kozaks jouèrent
en quelque sorte le rôle d’une soupape préservant
le vieil ordre social contre un danger d’explosion. Au
point de vue politique, leur effort a été stérile, et
finalement ils devinrent un instrument d’oppression
contre cette même masse populaire dont ils étaient
sortis autrefois, qui célébrait leur bravoure et leur
bonté et voya it dans leurs exploits l’expression de
sa propre protestation... Le professeur S. F. Platonov
a trouvé une note intéressante sur les Kozaks du Don,
datée du 22 décembre 1613, c’est-à-dire d’une époque
où, malgré l’ élection de Michel Féodorovitch, le «Tem ps
des troubles » était encore loin d’être terminé. Cette
note porte qu’ « ils obéiront en tout à Sa Majesté le
tsar, et sont prêts à marcher contre tous ses enne­
mis (1) ». Elle a évidemment forcé les couleurs, car ils se
transformèrent eux-mêmes, plus d’une fois encore, en
« ennemis du tsar ». Mais, ainsi que nous l’avons dit,
leur protestation sociale est demeurée stérile. Le ser-

(1) Ouvrage cité, p. 601, remarqua 252.


/
£

3» RUS S IE L A F O R M A T I O N DES (t C O S A Q U E R IE S » 123

Hr* donné aux Kozaks vice auquel ils étaient astreints envers l’ État finit par
•- :m phe d’un nouveau faire d’eux l’un des instruments les plus commodes de la
.u même, d’un nouvel réaction contre le vrai mouvement libérateur du
peuple, si bien qu’en fin de compte l’histoire confirme
üstoire s’explique, elle pleinement la note.
de la Russie est l’his- L ’ Europe occidentale n’a rien connu qui ressemblât
dans les conditions à ces formations. Même les Confins Militaires de
cident, les éléments l’Autriche ne leur ressemblaient nullement, ni par
« villages s’ entassaient leur origine, ni par leur importance sociale, et c’est
aient aller ailleurs, pour cela qu’il est si difficile à un Européen de se
:-ntre, que l’économie faire une idée quelque peu exacte des Kozaks. Mais
le pays. Chez nous, d’autres parties du monde en ont eu l’équivalent.
r. -aient dans la steppe « De même que les nègres marrons de Surinam, autre­
æc^siairement beaucoup fois si dangereux pour les Hollandais, les esclaves
«ea.ités centrales. Ainsi, fugitifs de Zanzibar ont formé une espèce de « Libéria »,
f'-i eat des éléments de entre le mont Yom bo et la section shimbalienne de la
. les Kozaks jouèrent chaîne côtière. Ils attaquent les caravanes qui, de
z.*. soupape préservant Mombaza, vont directement dans l’Ousoumbara, et
lin Tanger d’explosion. Au ont opposé une résistance victorieuse aux Monasa-
•s:*ort a été stérile, et gnombé, sous-tribu des Vonaigo, dont le sultan les
mj:rument d’oppression réclamait comme ses sujets. Il y a encore, suivant les
'•î* -Taire dont ils étaient Arabes, une petite république de même origine aux
ur bravoure et leur environs de Goulouan... Les voyageurs parlent avec
*r-'o its l’expression de effroi de la violence et de la cruauté des fugitifs qui
■rr'-îseur S. F. Platonov la composent (1) ».
.s î - t les Kozaks du Don, Ces fuyards africains et sud-américains sont des
: iV.-à-dire d’une époque Kozaks noirs en lutte contre les blancs propriétaires
. dorovitch, le « Temps d’esclaves ou contre les « autocrates » noirs. Mais leur
j-.m l ’être terminé. Cette révolte a contribué aussi peu au progrès des rapports
tz. : >ut à Sa Majesté le sociaux que celle des Kozaks blancs d’origine russe.
■j— . ontre tous ses enne-
■ Tes couleurs, car ils se
3t--} d’une fois encore, en
la-nsi que nous l’avons dit,
le —eurée stérile. Le ser­

(1) Voyage aux grand* lac* d’Afrique orientale, pu lé capitaine Burtok,


Paria,_1862, p. 672.

b
'S'
V.
V

124 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

XXI

L ’évolution vers l’ Occident.


La réforme de Pierre le Grand ; ses causes
et ses conséquences.

L ’asservissement par l ’ État de toutes les couches


de la population russe était, comme nous l’avons vu,
le résultat de « l’inertie de l’ économie nationale ».
Cet asservissement devint lui-même une des causes
du retard économique de la Russie, mais sans l’arrêter
tout à fait. L ’ économie monétaire se développait dans
le pays lentement, mais sûrement. Jadis, le caractère
naturel de l’ économie nationale avait abouti à ce que
même les gens des faubourgs, qui vendaient à la foire,
payassent en blé quelques-unes de leurs taxes. Dans la
deuxième moitié du x v n e siècle, par suite du déve­
loppement des foires, ce mode de payement devint
incommode. En 1673, l’ordre fut donné de percevoir
des gens des faubourgs de l’ argent au lieu de ce qu’on
appelait le « blé des strêltsy (tirailleurs) » (1). Ce progrès
de l’ économie monétaire créait une base économ que
pour les futures réformes de Pierre le Grand dont le
programme, selon la juste remarque de Klioutchevski,
« était déjà tout prêt avant que le réformateur eût
commencé son œuvre » et même, à certains égards,
« dépassait » celle-ci (2). C’ est ainsi qu’au x v n e siècle
déjà le gouvernement de Moscou se mit (i réorganiser
son armée en complétant l ’ancienne cavalerie noble
par des régiments organisés à l ’européenne. Mais
au fur et à mesure qu’augmentait le nombre de ces
régiments — et dès ce temps il augmentait assez vite —
les dépenses en argent du gouvernement augmentaient

(1) Cf. A. Lappo-Danh.hvbki, ouvrage ciit., p. 169.


(2) Coure, 3* partis, p. 473.
l ’ évo lu tio n vers l ’o cc id en t 125

aussi. Sous Pierre le Grand on alla jusqu’à cesser de


donner des pomêstia ; la paye en argent devint le
salaire principal du service. « Sous lui et sous ses suc­
cesseurs, les gens de service recevaient assez souvent
des terres, des domaines peuplés, non plus sous
1
condition de service, comme autrefois, mais à titre
de récompense particulière, sous forme de propriété,
de la même façon que les votchiny avaient été distri­
buées en un temps encore, plus lointain (1). »
Au contraire de ce que prétendaient les slavophiles,
Pierre le Grand n’ allait pas du tout, dans son activité
réformatrice, contre le courant général de la vie russe.
Son règne était une de ces époques, inévitables dans
le cours des évolutions sociales, où les transformations
quantitatives accumulées peu à peu deviennent qua­
litatives. Ce changement semble s’accomplir toujours
par bonds, mais ce n’est que faute de savoir ou de
réflexion qu’on peut le croire privé d’une prépara­
tion organique. « La première en date des réformes
de Pierre » (expression de Klioutchevski), celle de
l ’armée, se préparait depuis longtemps par la multi­
plication des régiments organisés à l’européenne. Cette y
réforme se fit d’un coup, mais parce que des chan­
gements antérieurs dans l’organisation militaire avaient
rendu possible et nécessaire la transformation de la
quantité en qualité.
Par sa réforme de l’armée, Pierre le Grand accomplit

;i
l ’œuvre que les rois de France avaient accomplie
dans leur pays, bien longtemps avant lui, et chez nous,
de même qu’en France, elle donna un sens nouveau >1
aux rapports de la classe supérieure avec la terre.
Auparavant la possession de la terre imposait à la
classe supérieure l’obligation du service militaire ;
maintenant qu’elle recevait pour son service un « sa­
laire » en argent et non plus en terres, elle devait

(1) N. P. Pavlov-Silvanski, L e » g e n s d e s e rv ic e d u s o u v e r a in , p. 235.


1
126 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

cesser de posséder la terre ou la posséder en vertu


d’autres principes. Il lui eût été très désavantageux
de cesser de la posséder et elle put l ’éviter, en pro­
fitant de sa situation de classe supérieure dont le
gouvernement, même despotique, ne pouvait pas ne
pas prendre les intérêts en considération, d’autant
plus qu’il n’ était pas du sien de ruiner la classe dans
laquelle continuaient à se recruter les principaux
éléments militaires.
Au x v n e siècle, il est vrai, les pomêstia ou fiefs
disparaissent, mais en se confondant peu à peu avec
les votchiny ou alleux. Par la loi de 1714 sur l’institu­
tion des majorats, Pierre le Grand acheva cette fusion
en identifiant les uns et les autres sous le nom général
de biens immeubles. La loi sur les majorats ne plut
pas à la noblesse russe qui obtint son abrogation sous
Anna Ioanovna, mais l ’oukaze qui l’abrogea prescri­
vit, lui aussi, que dorénavant aussi bien les pomêstia
que les votchiny seraient appelés biens immeubles,
« votchiny ». Pour lien au monde la noblesse russe
n’aurait renoncé à cet avantage. Fait caractéristique :
il lui fut confirmé par l’impératrice qu’elle avait aidée
à conserver le pouvoir absolu,. malgré les tentatives
du Haut Conseil. De même, par l’oukaze du 31 dé­
cembre 1736, Anna limita à vingt-cinq ans la durée
du service obligatoire des nobles et accorda de plus
aux pères de famille le droit de garder un de leurs
fils à la maison pour s’occuper de la gestion des biens.
C’est ainsi que commença l’ émancipation de la classe
militaire russe qui s’appelait alors chliakhetstvo. L ’ou­
kaze de 1736 fut accueilli avec une telle joie par les
nobles, que ceux qui se trouvaient avoir atteint le
terme de leur service prirent leur retraite en si grand
nombre que le gouvernement se v it obligé de donner
à l ’oukaze un commentaire restrictif. Mais l ’émanci­
pation n’était suspendue que pour peu de temps.
Le commentaire restrictif fut abrogé par l’impéra-
—f

Li : r u Ru s s i e t. EVOLUTION VERS L OCCIDENT 127

m la posséder en vertu trice Élisabeth, et son successeur Pierre I I I , par son


très désavantageux manifeste du 18 février 1762, accorda « les franchises
«Le put l’ éviter, en pro- et la liberté à toute la noblesse de Russie ». Ces fran­ ?
supérieure dont le chises et cette liberté furent confirmées par Cathe­
u ari*. ne pouvait pas ne rine I I qui conféra au corps de la noblesse une sorte
nsidération, d’autant d’autonomie intérieure et autorisa les nobles à faire,
c i ruiner la classe dans par l’intermédiaire de leurs députés, des représen­
recruter les principaux tations au Sénat et au pouvoir suprême. Puis vinrent
'i
d’autres arrêtés également favorables aux nobles ;
les pomêstia ou fiefs un châtiment corporel ne peut plus leur être appliqué, i
: ndant peu à peu avec un noble ne peut être jugé que par ses pairs. Ce n’est
de 1714 sur l ’institu- donc pas pour rien que les nobles aimaient leur « petite
acheva cette fusion mère » Catherine. Quant à obtenir de véritables
i i - * s sous le nom général droits politiques, ils n’y songeaient pas et, comme nous
Kir les majorats ne plut le verrons, ils ne pouvaient y songer.
m ent son abrogation sous L ’ État russes était apparu jusqu’alors comme un édi­
qui l’abrogea prescri- fice à deux étages, dans lequel l’asservissement des
iussi bien les pomêstia habitants de l’étage inférieur se justifiait par celui des
lar^iés biens immeubles, habitants de l ’ étage supérieur ; le paysan et l’homme
•Uiinde la noblesse russe des faubourgs étaient asservis pour donner au noble
upr. Fait caractéristique : la possibilité d’accomplir le service auquel il était
m-.œ qu’elle avait aidée astreint envers l’ État. Mais une classe qui concentre
mi. malgré les tentatives entre ses mains les plus importantes des fonctions
par l ’oukaze du 31 dé- sociales ne manque pas d’en profiter, d’ une part,
vmgt-cinq ans la durée pour augmenter son pouvoir sur la classe inférieure,
wcits et accorda de plus et de l ’autre, pour alléger ses obligations. C’est ce
i-. garder un de leurs que fit la noblesse russe. Elle augmenta graduelle­
' de la gestion des biens, ment son autorité sur les paysans tout en se libérant
f-émancipation de la classe elle-même, et elle le put d’autant plus facilement que
«j.rs chliakhetstvo. L ’ou- la force militaire de l’ É tat au x v m e siècle était entre
une telle joie par les ses mains.
^■rvüent avoir atteint le Lorsque Pierre le Grand réforma l’armée, il comp­
trzr retraite en si grand tait avant tout sur les nobles pour occuper les postes
«e vit obligé de donner d ’officiers. Mais il voulait que les nobles promus offi­
w -rictif. Mais I’émanci- ciers connussent « à fond le métier de soldat ». Les
e 'e u r peu de temps. oukazes de 1714 et 1719 exigeaient que o personne,
" abrogé par l’impéra- de naissance noble ou autre, ne fût inscrit comme officier
«

l’ I i ' 128 L HISTOIRE SOCIALE DE LA RUSSIE

avant d’avoir servi comme soldat dans la Garde (1) ».


De par cette prescription, nos premiers régiments de
la Garde furent remplis de soldats issus de la noblesse,
qui accomplissaient toutes les obligations des rangs
inférieurs, mais du même coup les « autocrates » se
trouvèrent sous la complète dépendance de ces nobles
revêtus de l’uniforme du simple soldat. A son point
de vue Biron avait tout à fait raison de ne pas
aimer les nobles de la Garde et de les appeler des janis­
saires : « Presque tous les gouvernements qui se sont
succédé de la mort de Pierre I er à l’avènement de
Catherine I I ont été l’ œuvre de la Garde ; en 37 ans,
cinq ou six révolutions de palais ont eu lieu avec sa
participation. Les casernes de la Garde, à Péters-
bourg, étaient devenues les rivales du Sénat et du
Haut Conseil secret, les héritières des assemblées
nationales de Moscou (2). » Pendant un temps, l ’ab­
hr.I<:**S» solutisme se trouva donc limité, de facto, par le sabre
de l’officier et la baïonnette du soldat de la Garde,
mais cette limitation ne pouvait être durable. Il
suffisait de faire passer ces baïonnettes en des mains
paysannes pour rétablir l’ absolutisme dans toute sa
plénitude. A cette époque, les rapports des classes entre
elles étaient tels en Russie que ce pays ne pouvait
devenir une république noble à la façon de la Pologne,
mais devait nécessairement demeurer un pays de'
monarchie absolue.
Un contemporain de Pierre, Ivan Posochkov, lui-
même de condition paysanne, exprime la conviction
générale des paysans de son temps en disant, dans
son a Livre sur la pauvreté et la richesse », que a les
pomêchtchiki, les seigneurs, ne seront pas éternellement
les maîtres des paysans ; leur vrai maître (des paysans),
c’ est l ’Autocrate de toutes les Russies, et eux (les

(1) P a v l o v -S i l v a n s k i , ouvrage cité, p. 240.


(2) K u o u t c h e v s k i , Cours, 4S partie, p. 352.

f :,„

l.*feV3

1

RUS SIE
y * --K l ’é v o l u t io n vers l ’o c c id e n t 129
*: 'ans la Garde (1) ». pomêchtchiki) ne dominent que pour un temps »,
l'-a iiers régiments de et là-dessus Posochkov conseille de prescrire par
i n ssus de la noblesse, oukaze que « les paysans soient de véritables paysans
irrigations des rangs et non des mendiants ; car leur richesse est celle de
.ts « autocrates » se l’ empereur (1) ».
w : . lance de ces nobles Les paysans pensaient cela déjà sous Pierre le Grand,
ni* soldat. A son point à un moment où le service obligatoire des nobles
a h-* raison de ne pas n’était pas encore supprimé. Ce service leur apparaissait
t «c -le les appeler des janis- comme la seule justification de leur asservissement
■trnements qui se sont momentané. Lorsque les nobles n’ y furent plus astreints,
P r à l’ avènement de les paysans trouvèrent qu’eux aussi devaient être
Z- Garde ; en 37 ans, libérés, car le travail servile qui leur avait été imposé
- ont eu lieu avec sa pour un temps n’avait plus de raison d’ être. La libé­
'a Garde, à Péters- rale Catherine fut obligée de les détromper. Aussitôt
~ aies du Sénat et du après son accession au trône, elle proclama qu’elle
air.-..ères des assemblées avait l ’intention de a maintenir inviolablement les
? - r-lant un temps, l’ab- seigneurs dans leurs biens et possessions, et les paysans
. de facto, par le sabre dans l’obéissance qu’ils leur doivent ». Mais cela ne
■t- soldat de la Garde, convainquit nullement les paysans qui ne cessèrent
>: ivait être durable. Il d’attendre la liberté ; presque chaque souverain dut
iu ; innettes en des mains répéter à son tour que la suppression du servage n’en­
r*ûr\ jtism e dans toute sa trait pas dans le programme de son règne, mais les
•rapports des classes entre paysans mettaient cela au compte des seigneurs.
*e ~ .e ce pays ne pouvait Ils comprenaient bien que ceux-ci s’ opposeraient de
-m a .a façon de la Pologne, toutes leurs forces à leur émancipation, et plus ils
toc demeurer un pays de' y aspiraient, plus augmentait aussi leur haine contre
les seigneurs. Cette haine affermissait l’autocratie
Ivan Posochkov, lui- de Pétersbourg. Toute tentative de la noblesse de
exprime la conviction lim iter d’une manière évidente et formelle le pouvoir
temps en disant, dans absolu se serait rapidement brisée contre l ’opposition
r. la richesse », que « les unanime de la classe inférieure. Nullement développée
is- liront pas éternellement au point de vue politique, la masse paysanne, au sein
r-r e i i maître (des paysans), de laquelle éclataient continuellement, en un lieu
r< Russies, et eux (les ou en un autre, des révoltes contre les seigneurs,

(1) Livre sur la pauvreté et la richesse, avec introduction de A A K izê -


ye ttsr, Moscou, 1911, pp. 78-79.
130 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

rapportait invariablement à la bonne volonté qu’ elle


attribuait aux empereurs tous ses espoirs en un
avenir meilleur ; ainsi Pougatchev trouva-t-il utile de
se faire passer pour Pierre I I I . La réalisation de ces
espoirs paraissant d’autant plus probable aux paysans
que le pouvoir monarchique était plus grand, il était
naturel qu’ils en vinssent à considérer comme les
pires ennemis du peuple tous ceux qu’ils soupçon­
naient de vouloir se soulever contre l ’empereur. Cet
état d’esprit se fit sentir plus d’une fois au x ix e siècle
lors des diverses tentatives d’opposition ou de révo­
lution des raznotchinlsy (1). Nous verrons qu’il eut
une influence décisive sur certains programmes et
certaines méthodes révolutionnaires. Une des causes
principales du changement du narodnitchestvo en
narodovolstvo (2) fut la méfiance du peuple envers les
raznotchintsy révolutionnaires, qui, tout en s’effor­
çant de se rapprocher de lui, ne partageaient pas sa
principale croyance politique.

(1) Dans la Russie absolutiste, dont la population était divisée en classes


nettement délimitées, une nouvelle classe s’était constituée, en dehors des
autres, formée de ce qu’on appelle en russe les * hommes des différentes
classes » ou r a z n o tc h in t s i /. C'étaient des nobles ruinés, des fils de marchands
qui avaient délaissé le métier de leur père, des fils de pope, etc. Ce
groupe social, produit de la désorganisation de l’ancienne société, qui ne
disposait dans la lutte pour l’existence que de ses forces intellectuelles
et n’était lié par ses intérêts à aucune des classes existantes, devint un des
éléments révolutionnaires les plus actifs. (Note du traducteur.)
(2) Partis révolutionnaires dont les membres, les n a r o d n ik i et les n a r o -
d o v o lls y t considéraient que la Russie suivrait son évolution h elle, sans
passer par la phase du capitalisme comme en Occident, mais atteindrait
l’organisation socialiste simplement par le développement de la commune
rurale (a b c h tc h in a ). Les n a ro d o v o lts y étaient d’anciens n a r o d n ik i qui diffé­
raient de ceux-ci par leur conception des moyens d’amener la révolution.
Les n a r o d n ik i s’efforçaient de provoquer un mouvement révolutionnaire
parmi les paysans ; les n a r o d o v o lts y , au contraire, croyaient que, sous un
régime absolutiste, il était impossible de créer une vaste organisation
révolutionnaire dans le peuple. Aussi n’envisngeaient-ils qu’une voie, la
conspiration, afin de s’emparer du pouvoir ; une fois maîtres du pouvoir,
ils pourraient sans grand’peine diriger la commune vers l’organisation
socialiste. La terreur était un de leurs moyens d’action. (Note du traducteur.)
LA RUSSIE L ANTAGONISME DES CLASSES 131

•cjie volonté qu’elle


s « espoirs en un X X II
trouva-t-il utile de
La réalisation de ces L ’antagonisme des classes dans la Russie
rrbable aux paysans d’après Pierre le Grand.
plus grand, il était « L ’apolitisme » des paysans.
ssidérer comme les
eux qu’ils soupçon- Les pomêchtchiki comprenaient fort bien que le
itre l’empereur. Cet manque de culture politique chez le paysan avait
«e fois au x ix e siècle pourtant un sens politique. Ils ne pouvaient pas ne
>;ition ou de révo- pas sentir que, dans sa lutte contre eux, l’autocratie
verrons qu’ il eut n’aurait jamais d’alliés plus redoutables, et cette
programmes et raison suffit à expliquer qu’ils ne fussent pas disposés
Une des causes à travailler à la limitation formelle du pouvoir cen­
r.arodnitchestvo en tral. D ’ autre part, l’alliance avec l ’autocratie leur
eéa peuple envers les était nécessaire à eux-mêmes pour tenir en bride leur
^si. tout en s’effor- « propriété baptisée » toujours mécontente et toujours
m partageaient pas sa prête, semblait-il, à passer à l’offensive. Cela les rendait
encore moins disposés à manifester des exigences
politiques. Après que les baïonnettes de la Garde
eurent passé des mains des nobles en celles des paysans,
le corps de la noblesse n’eut plus à opposer à la volonté
des monarques autocrates qu’une seule force, la résis­
ir&oti était divisée en classes
fct instituée, en dehors des
tance passive, ou peut-être encore quelques complots
t k» « hommes des différentes fomentés uniquement par des officiers, comme celui
fwaés, des fils de marchands
. é*» fils de pope, etc. Ce qui se termina par la catastrophe du 11 mars 1801 (1).
À Jancienne société, qui ne La force de la résistance passive fut parfois très
é* «es forces intellectuelles
t existantes, devint un des grande et eut dans l’histoire de notre développement
du traducteur.) intérieur une importance beaucoup plus grande qu’on
n a r o d n ik i et les n a r o -
*on évolution h elle, sans ne le croit habituellement. Même un représentant
m ' -rident, mais atteindrait
au3si ferme, aussi convaincu et aussi jaloux de son G
ri*v. r peinent de la commune
t ^æ-3-ns n a r o d n ik i qui difîé- pouvoir^absolu que l’était Nicolas I er eut à compter
d'amener la révolution.
a »-;uvemi*nt révolutionnaire
avec elle (2). Mais cette force de résistance passive
m s * . croyaient que, sous un
g “ y UDe vaste organisation
^»^*3ient-il9 qu’une voie, la (1) Assassinat de l’empereur Paul Ier.
«c* ?• !s maîtres du pouvoir, (2) Voir le très intéressant feuilleton de E. V. Tarlé, U e m p e r e u r N i c o ­
ansmune vers l’organisation (1842-1847) dans le journal R ê t c h du 17 octobre 1911.
la s I e t l a n o b le s s e
faction. (Note du traducteur.) L ’auteur raconte, d’après des rapports inédits de l’ambassadeur dû France,
132 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A RUS S IE

était purement conservatrice, et des événements comme


la catastrophe du 11 mars 1801 étaient encore moins
dangereux pour le système politique, dans son ensemble,
que les exploits de la Garde au x v m e siècle. C’ est
ainsi que notre structure monarchique devait sa
solidité, non pas à l’absence d’ une lutte des classes
dans notre pays, comme l’affirmaient Pogodine et les
slavophiles, mais bien à son existence. C’est une parti­
cularité remarquable de l ’ évolution de la Russie que
chez nous, très longtemps, la lutte latente des classes
non seulement n’ébranla pas l’ordre politique, mais
au contraire le fortifia.
Les paysans avaient bien compris, pendant long­
temps, que l’ État avait besoin de serviteurs qu’il
ne pouvait payer qu’en terres et en serfs. Mais l’armée
une fois réorganisée, le service une fois payé en argent
et les nobles laissés libres de servir ou non, la détention
de la terre par ces serviteurs libérés perdit tout sens
aux yeux du peuple. Convaincus que la suppression
du service obligatoire pour les nobles devait être suivie
de leur propre émancipation, les serfs ne se repré­
sentaient pas celle-ci autrement que sous forme d’ éman­
cipation avec terres. Dans les régions où « l’étroitesse »
de la terre ne se faisait pas encore sentir, les paysans
n’ étaient probablement pas opposés à ce qu’une cer­
taine partie en demeurât aux seigneurs. Là où il n’ en
était plus ainsi, ils ne doutaient pas le moins du monde
qu’un tcherny peredêl (repartage de toutes les terres)
dût être effectué, c’est-à-dire que toutes les terres des
seigneurs dussent être prises par l’ État pour être
distribuées également aux cultivateurs. La détention
des terres par les nobles ne se justifiait plus à leurs

que la noblesse russe s’opposa avec fermeté et succès à l’intention de


Nicolas Ier d’apporter quelques restrictions au droit des p o m ê c h tc h ik i sur
leurs serfs. Perricr écrivait au ministre Guizot, dans un rapport du 8/20
avril 1842, que Nicolas céda, sans vouloir l’avouer, devant une complica­
tion qu’il n’avait pas prévue, le mécontentement de la noblesse, qui s’agita
lorsqu’elle vit qu’on portait atteinte à sa richesse et à ses anciens droits.
L A N T A G O N I S M E DES CLASSES 133

yeux d’aucune façon, et de plus on s’ était si peu gêné


avec eux, lorsqu’il s’était agi de satisfaire telle ou
telle exigence de l’ État, qu’ils n’arrivaient pas à
comprendre pourquoi le gouvernement se gênerait
avec les pomêchtchihi. Plus augmentait le besoin qu’ils,
avaient de la terre, plus impatiemment ils attendaient
le « repartage des terres » ou « l ’heure désirée ». Enfin,
sans plus attendre que le pouvoir supérieur en donnât
le signal, ils l’entreprirent eux-mêmes. C’est ainsi que
commencèrent les troubles agraires de 1904-1905.
Ces troubles ont généralement été attribués à la
propagande révolutionnaire, mais l ’inlluence de celle-
ci sur les paysans n’a jamais été grande ; aussi est-
elle loin d’expliquer tous les cas de troubles agraires.
Il faut en voir la vraie cause, avant tout, dans la
psychologie du paysan que la politique agraire de
l ’ État avait façonnée au cours de nombreux siècles.
Lorsque le paysan demandait que l ’ on enlevât les
terres aux seigneurs, et même lorsqu’il tentait de les
enlever lui-même, il ne se conduisait pas en révolu­
tionnaire, mais au contraire en conservateur convaincu
du régime agraire qui avait soutenu si longtemps toute
la structure sociale et politique de la Russie. En s’oppo­
sant au « repartage », les seigneurs, au contraire, s’in­
surgeaient contre ce régime, et apparaissaient ainsi
aux yeux des paysans comme les plus dangereux des
rebelles. La conséquence en était que, tout en récla­
mant le partage radical des terres, nos cultivateurs
demeuraient en même temps absolument étrangers
à tout radicalisme politique. Même dans les endroits
où ils avaient perdu leurs anciennes croyances poli­
tiques et ne défendaient plus le pouvoir monarchique
illimité, ils restaient indifférents à la politique. Leur
champ visuel se lim itait à la question du partage des
terres. C’est pourquoi ceux qui, dans les grands centres,
tiraient sur les ouvriers et les intellectuels, étaient
toujours les enfants, revêtus de l’uniforme de soldat,
134 l ’h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

de ces mêmes « orphelins de l’ État » qui, dans les v il­


lages, détruisaient les « nids des gentilshommes » et
se partageaient leurs terres. Il est vrai que, dans les
meetings qui avaient lieu dans de grands villages, les
paysans approuvaient assez fréquemment des réso­
lutions demandant, entre autres, la convocation de
l ’Assemblée Constituante. Mais pour la grande m ajo­
rité de ceux qui prenaient part à ces meetings, le
mot « Assemblée Constituante » n’était lié à aucune
conception politique. Si les paysans approuvaient ces
résolutions écrites par des gens d’ un esprit tout diffé­
rent, ce n’ est pas parce qu’elles réclamaient la réu-
„nion d’une Constituante, mais parce que, outre cette
revendication incompréhensible et de peu d’intérêt
pour eux, elles en contenaient une autre qu’ils com­
prenaient bien, le partage des terres. Au « temps des
troubles », les habitants orthodoxes de Kazan, se pré­
parant à défendre l’ État de Moscou et la « demeure de
la Très Sainte Vierge » contre les « Kozaks et les gens
de Lithuanie », avaient conclu pour cela un accord avec
les « Tatars des montagnes et les Tchérémisses des
plaines ». Les Tatars et aussi, je pense, les Tchéré­
misses se souciaient évidemment fort peu de « la demeure
de la Très Sainte Vierge ». Mais les uns et les autres
souffraient du désordre général ; aussi étaient-ils prêts
à marcher avec quiconque cherchait à rétablir l’ ordre et
à protéger, entre autres, cette « demeure ». Dans les édits
que les Tatars et les Tchérémisses accueillaient avec sym­
pathie, ce qui les intéressait, c’était uniquement le» réta­
blissement de l’ordre. De même, en notre siècle, lorsque
des résolutions étaient adoptées dans les meetings,
les paysans, la plupart du temps, se souciaient uni­
quement des passages où il était question de la « terre
.chérie ». Ils recueillaient avec avidité tous les bruits
qui circulaient sur l’activité de la première et de la
deuxième Douma, mais ces. bruits ne les intéressaient
que par rapport à la « terre chérie ». Le côté politique
A
-V

La RUSSIE l ’ a n t a g o n is m e d es c lasses 135

* qui, dans les vil- de la représentation populaire leur demeurait complè­


g*ntilshommes » et tement inaccessible ; ils n’en pénétraient pas la nature ;
t vrai que, dans les au lieu de voir en eux-mêmes la source de la puissance
» ée grands villages, les de la Douma, ils voyaient en celle-ci l’institution qui
ftê^u emment des réso- donnerait au peuple la force dont il avait besoin dans
la convocation de sa lutte contre les adversaires du « partage égal des
pour la grande majo- terres ». L ’idée ne leur venait pas que le peuple pouvait
â ces meetings, le et devait soutenir ses représentants dans la lutte contre
1• s'était lié à aucune la réaction.
approuvaient ces C’est da"ns cette psychologie du paysan formée sous
i rf'un esprit tout diffé- l’influence de notre ancienne vie sociale et politique
réclamaient la réu- que se trouve la solution — pour parler comme un des
>B*rce que, outre cette organes de notre presse périodique — « de l’énigme mon­
et de peu d’intérêt diale d’ un mouvement commencé avec un élan si
i k autre qu’ils coni­ haut et terminé par un si grand échec (1) ». Plus sim­
fères. Au « temps des plement, cela veut dire que l’explosion révolutionnaire
de Kazan, se pré- de 1905-1906 s’ est trouvée être bien moins décisive
>s et la « demeure de qu’ elle ne l’ avaitparu,à son début, à nos révolutionnaires
b « Kozaks et les gens et à nos conservateurs. Elle était, en effet, le résultat
cela un accord avec de l’union de deux forces de nature absolument diffé­
: W Tchérémisses des rente. L ’une était due au développement de l ’européa­
je pense, les Tchéré- nisation de la Russie dont le début remontait à la fin
t f c e t peu de «la demeure du x v u e siècle ; l’autre était issue de notre ancienne
les uns et les autres vie orientale. L ’une était révolutionnaire dans son
: aussi étainnt-ils prêts essence, même lorsqu’elle évitait tout acte de violence ;
' à réfr^wïr l’ordre et l’autre gardait son caractère conservateur, même lors­
rure ». Dans les édits qu’elle se manifestait par les violences les plus ex­
* accueillaient avec sym- trêmes. Pendant un certain temps, l’action de la
uniquement le* réta- première de ces forces fut accrue par l’ action de la
» notre siècle, lorsque seconde, ce qui donna à l’explosion de 1905-1906 l’air
dans les meetings, d’être très puissante ; mais bientôt cette seconde force
se souciaient uni- se trouva dans l’incapacité de soutenir davantage la
question de la « terre première, et. dès lors, cessant de soutenir la force révo­
« r v iit é tous les bruits lutionnaire, la force conservatrice raffermit la position
a première et de la des défenseurs de l ’ancien état de choses et favorisa
ne les intéressaient
Le côté politique (1) R ê tc h , n° 126, 11 mai 1912.
% ■

136 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

son rétablissement. C’est pour cela que le « mouvement


commencé avec un élan si élevé » se termina — si
vraiment il est terminé — « par un si grand échec ». Le
mouvement révolutionnaire de 1905-1906, conséquence
de l’européanisation de la Russie, échoua parce que
cette européanisation était encore loin d’avoir trans­
formé toute la Russie. Les suites de cet « insuccès »
iront en s’affaiblissant plus ou moins, selon le cours que
suivra cette européanisation.
Une fois perdu l’espoir d’ un « repartage des terres »
en Russie, les paysans se portèrent en masse vers nos
possessions d’Asie. L e gouvernement, qui pendant très
longtemps s’ était efforcé de mettre des obstacles à
cette émigration dans la crainte de priver les proprié­
taires nobles de la main-d’œuvre à bon marché, ouvrit
cette fois-ci toute grande la soupape de sûreté de la
colonisation ; il espérait, en effet, qu’elle éloignerait
de la Russie d’ Europe les éléments paysans agités.
L ’avenir montrera si ce calcul est juste, et dans quelle
mesure il l’est. A l’heure actuelle, il apparaît que le
courant des émigrants vers la Russie d’Asie s’est affaibli
rapidement dans ces dernières années. C’est ainsi que,
d’après le « Bureau d’information », en 1909, 707.400
paysans et colons ont passé dans nos possessions d’Asie ;
en 1910, 353.000 et en 1911, 226.000. L ’action de la
soupape de sûreté va donc en diminuant rapidement.
D ’un autre côté, l’accroissement de la population dans
la Russie d’Asie augmente la capacité du marché inté­
rieur de l’ Empire, favorise par là le développement in­
dustriel et accélère donc l’européanisation de ses
parties les plus avancées, ce qui diminue les chances
d’une nouvelle victoire de la réaction.
l ’e u r o p é a n is a t io n de L A R U S S IE 137

X X III

L ’européanisation de la Russie.
Ses limites dans la réforme de Pierre le Grand
et sous son influence immédiate.

Nous savons que l’ analogie de la structure de la


Russie du Nord-Est avec celle des despotats orientaux
s’ explique en dernière analyse par les circonstances qui
^ ont été cause de son « inertie économique ». Mais ce
y 1 pays dont le genre de vie ressemblait tellement à celui
des pays asiatiques, fut obligé de défendre son exis­
tence non seulement contre les Asiates, mais encore,
à l ’Occident, contre l’ Europe, et dès le x v i e siècle
chaque conflit avec les pays européens lui fit sentir
douloureusement la supériorité de la civilisation euro­
péenne. Bon gré, mal gré, il fallut songer à se mettre
à l’ école de. l ’ Europe, et d’ abord apprendre ce dont
le besoin était le plus pressant : l’art militaire. A la
fin du x v n e siècle, l ’effectif des régiments organisés
à l’ européenne dépassait déjà celui de la cavalerie
formée par la noblesse terrienne. Il est vrai qu’ au
début cette armée organisée à l’européenne n’ était
guère supérieure aux milices nobles. Mais à cette époque
déjà il apparaissait avec évidence que la réorganisation
de l ’armée demandait beaucoup d’ argent, et que, pour
en avoir, il fallait apprendre de ces mêmes « hérétiques
occidentaux », « Latins » ou « Luthériens », l’art de
tirer parti des richesses naturelles du pays. Déjà sous
Alexis Mikhaïlovitch on avait pris des mesures pour
augmenter les forces productives du pays. Mais ces
mesures étaient insuffisantes pour avoir une influence
quelque peu sérieuse sur le développement de l’écono­
mie nationale ; quant à l’européanisation des idées,
elle ne s’étendait encore qu’ à une poignée d’individus
auxquels on peut rapporter presque entièrement l ’ob-
138 l ’ h is t o ir e S O C IA L E DE L A R U S S IE

servation de Klioutchevski au sujet des conseillers


d’Alexis, Rtitchev et Ordine-Natchokine : « Ils ne se ser­
vaient pas contre les anciennes coutumes des exemples
de l’ Occident et des connaissances scientifiques contre
le passé de leur patrie, mais les employaient à défendre
ce passé contre lui-même, contre la compréhension
étroite et figée de ce passé qu’avait développée dans la
masse du peuple une mauvaise direction de l’ État et de
l’ Église, et enfin contre la routine qui piralvsait (1). »
C’est un fait intéressant que le fils d’ Ordine-Nat-
chokine, Voirie, élevé par des maîtres étrangers, ne
voulut pas rester à Moscou, qui, disait-il, « lui donnait
la nausée », mais s’enfuit à l’étranger, d’abord en
Pologne, puis en France (2). Bien que sous le règne
de Féodor Alexêévitch, puis sous la régence de la
tsarevna Sophie, on eût commencé à introduire à la Cour
« la politesse à la manière polonaise », la véritable euro­
péanisation ne commença qu’avec Pierre le Grand.
Aussi la portée de sa réforme est-elle devenue chez nous
une question capitale de la politique courante, tout
comme la question de la direction que suivrait le déve­
loppement de la Russie vers l’ Occident ou vers l’ Orient.
On attribue à Pierre le Grand les paroles suivantes :
« L ’ Europe nous est nécessaire pendant quelques
dizaines d’années, puis il faudra lui tourner le dos. »
Qu’il les ait prononcées ou non, elles ont un sens his­
torique très profond. Quel que fût l’attrait qu’exerçât
sur lui la civilisation de l’ Europe occidentale, il n’élait
et ne pouvait être occidentaliste qu’en partie. C’est
ce qui explique la rupture entre la classe supérieure,
plus ou moins européanisée, et le peuple, rupture qui1 2

(1) C o u r s , 3e partie, 455.


(2) Voir S o l o v i e v , H i s t o i r e d e la R u s s ie , livre III, p. 67. Il est curieux
que le « très doux » Alexis Mikhaïlovitch, très afiecté par la fuite du jeune
Natchokine, entreprit des démarches pour le faire revenir et jugeait
nécessaire, en cas d’insuccès, de « le faire périr là-bas » ; en prévision de
quoi il conseillait d’habituer avec précaution le vieux Natchokine à l’idée
que son fils fugitif n’était plus de ce monde.
l ’ e u r o p é a n is a t io n D E L A R U S S IE 139

fut le résultat de la réforme de Pierre, et que les slavo-


philes ont par la suite si amèrement déplorée.
Il est indiscutable que la réforme de Pierre ne pou­
vait avoir en vue l’européanisation des paysans. Bien
au contraire. L ’époque pétersbourgeoise a conduit,
ainsi que nous l’avons vu, jusqu’ à ses extrêmes consé­
quences leur asservissement à l ’ État et aux proprié­
taires fonciers. Durant la longue période qui va de
Pierre le Grand jusqu’au général Kisélev, la condi­
tion du paysan russe s’ert de plus en plus rapprochée
de celle de la classe as* jrvie des despotats orientaux.
Le travail imposé aux paysans au profit des seigneurs
ou de l’ État devenait de plus en plus pénible. Déjà sous
Pierre le Grand la condition du paysan avait empiré
considérablement. Milioukov, en comparant les chiffres
généraux de la population imposée de la Russie d’après
les recensements de 1678 et de 1710, a démontré que
cette population avait non augmenté, comme on
aurait pu s’y attendre, mais"diminué d’un .cinquième.
« Encore, ajoute-t-il, ne faudrait-il pas oublier que ce
chiffre est déjà, pour ainsi dire, la résultante de la dimi­
nution réelle et de l ’augmentation naturelle qui aurait
pu quelque peu la masquer (1). #
C’est là la terrible rançon que la population imposée de
la Russie paya pour la réforme de Pierre. Milioukov,
non sans quelque naïveté, remarque que, « si l’on excepte
les mesures prises dans les dernières années en faveur
de la classe urbaine, sous l ’influence des idées de mer­
cantilisme, Pierre le Grand ne fut pas un réformateur
social (2) ». On peut en convenir sans peine. Une
réforme sociale a en vue l’amélioration du sort de la
classe inférieure, et Pierre n’ y songeait guère. En ce

(1)L 'é c o n o m ie n a t io n a le e n R u s s ie d a n s le p r e m ie r q u a r t d u X V I I I e s iè c le
, Saint-Pétersbourg, 1892, pp. 268-269.
et la r é f o r m e de P i e r r e le G r a n d
(2 )D’après S. F. P l a t o n o v , Pierre payait un t r i b u t aux idées de son
siècle qui avaient suscité en Occident le système connu du protectionnisme
mercantile (C o u r s , 6« édit., pp. 488-489). Mais Pierre payait surtout tribut
à la vieille Moscou contre laquelle il luttai t si cruellement en d’autres cas.
140 l ’h is t o ir e s o c ia l e de la Ru s sie

qui concerne les travailleurs, sa politique économique


demeura fidèle aux traditions de l’ État moscovite,
qui rnavait jamais songé à aucune « réforme sociale ».
Mais si Moscou châtiait la population imposée avec
des verges, Pétersbourg, sous le règne de Pierre, la
châtia avec des fouets garnis de pointes (1). Il n’ est
donc pas étonnant qu’en 1700 déjà la légende ait com­
mencé à se répandre parmi le peuple que la fin du
monde était venue et que l’Antéchrist était monté sur
le trône en la personne de Pierre.
Il faut encore ajouter qu’à l’époque de la réforme de
Pierre le Grand, les dernières traces du servage dis­
paraissaient des pays avancés de l ’ Occident. Nous
pouvons donc dire que nous avons devant nous deux
développements parallèles, mais contraires ; l’asser­
vissement des paysans atteint son apogée dans notre
pays au moment où il disparaît en Occident. Ainsi
s’accentue encore davantage la différence entre la con­
dition du paysan russe et celle du paysan occidental.
Il en est tout autrement si nous envisageons la situa­
tion de la noblesse. Bien que Pierre le Grand ne fît
rien lui-même pour la libérer du service obligatoire,
cependant, par la réorganisation de l’armée, il lui
donna la possibilité d’obtenir que les pomêstia fussent
identifiés aux votchiny et de mettre ainsi une base
économique à ses « franchises ». Sous les règnes suivants,
grâce en partie à cette même réorganisation de l’armée,
la noblesse acquit des « franchises » aussi étendues que
cela lui était nécessaire. A mesure que ces « franchises »
augmentaient, son rôle dans l’ État devint de plus en
plus semblable à celui de la classe supérieure dans les
monarchies absolues de l’ Occident.
Ainsi donc, la condition sociale de la classe « noble »
se modifiait dans la direction de l ’ Occident, tandis que
celle des « villains » continuait à évoluer dans la direc-

(1) Ane. Testam., II, Chroniques, IX, X.


l ’e U R O P É A N I S A T I O N D E L A R U S S IE 141

tion opposée. C’est là la cause la plus profonde de la


rupture entre le peuple et la société plus ou moins
éclairée. A proprement parler, cette rupture existait
même dans les pays occidentaux, en France par exemple.
On pourrait tirer de la vie des Encyclopédistes des
exemples qui montreraient avec évidence combien
il était difficile pour « un esprit éclairé » du x v m e siècle,
en France, de s’entendre avec un paysan français,
pour peu qu’il apparût aux yeux de ce dernier comme
un seigneur. Cette incompréhension mutuelle est le
résultat inévitable de l’antagonisme des classes, mais
nulle part il n’a atteint les proportions qu’il atteignit
en Russie. La réforme de Pierre qui, rapprochant de
l’ Occident la classe supérieure, en éloignait la classe
inférieure, augmenta par là même la méfiance de cette
dernière à l’égard de tout ce qui venait d’ Europe. A
la méfiance contre l’étranger s’ajouta la haine de l’ex­
ploiteur. Même lorsque la réalisation en Russie d’une
idée de l’ Europe occidentale devait profiter avant tout
à la classe des opprimés, même lorsque en Occi­
dent cette idée était née de la lutte des opprimés
contre les oppresseurs, le paysan russe était enclin
à y voir une « machination » des seigneurs, pour
peu que le propagandiste fût habillé à l’européenne.
Les esprits avancés de Russie ont beaucoup souffert
de cet état de choses, et ce malheur n’est pas encore
le plus grand.
Lorsque les représentants européanisés de la pensée
sociale russe se mirent à considérer non seulement la
condition pénible de la classe inférieure, mais encore
son sort dans le passé et ses chances de développement
dans l’avenir, ils envisagèrent naturellement ces sujets
du point de vue de théories empruntées à l ’Occident.
Or, ces théories s’ étaient formées d’après les rapports
sociaux de l’ Europe occidentale, et la condition du
paysan russe, de même que son passé historique, le
rapprochait beaucoup plus de l ’ Orient que de l ’ Occident.
142 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

L ’une et l’autre se prêtaient donc mal à une analyse


poursuivie du point de vue des théories sociales de
l’ Occident, analyse qui les faisait apparaître pleines des
contradictions les plus inattendues. En voici un exemple:
Herzen jugeait « absurde » le fait que « la perte des
droits de la plus grande partie de la population est
allée en augmentant depuis Boris Godounov jusqu’ à
nos jours ». Un fait de ce genre aurait été évidemment
« absurde » dans l’ histoire de l’ Italie, de la France, de
l ’Angleterre et de la plus grande partie des pays ger­
maniques, mais, si l’on envisage le développement éco­
nomique de la Russie du Nord-Est, il apparaît naturel
et même inévitable. Il était plus difficile encore, à
s’en tenir aux théories de l’ Occident, de se faire un
schéma quelque peu vraisemblable des progrès futurs
de la Russie. C’est cette difficulté qui a provoqué le
cri de noble angoisse qu’ est la première « lettre philo­
sophique » de P. I. Tchaadaev (1). Elle explique aussi
l’apparition dans notre pays de la théorie d’un progrès
« original » de la Russie, de la slavophilie au narodni-
tchestvo. Elle fut la cause enfin que, pendant plusieurs
dizaines d’ années on ne put renoncer à la théorie de
1’ « originalité » qu’en se rattachant complètement à
l ’idéalisme historique. La dissemblance entre notre vie
sociale (particulièrement en ce qui concernait la classe
inférieure) et celle de l’ Occident ne pouvait ne pas trou­
bler nos idéologues avancés que s’ils avaient la convic­
tion que ce n’est pas l’être qui détermine lajconscience,
mais la conscience qui détermine l’ être. Pour qui pen­
sait, comme les esprits éclairés du x v m e siècle en
France, que la raison finit toujours par avoir raison, il
suffisait de se convaincre du « caractère raisonnable »
de telle ou telle doctrine avancée de l’ Occident pour
être fermement convaincu de son triomphe final.
Quant à qui se serait dit que le « caractère raisonnable »

(1) Œ u v re s c h o is ie s p u b lié e s p a r le P . G a g a r in , Paris, Leipzig, 1862.


l ’e u r o p é a n is a t io n D E L A R U S S IE 143

de la raison change avec les conditions sociales, et que


le triomphe de telle ou telle forme de ce « caractère
raisonnable », de telle ou telle doctrine avancée suppose
toujours un accord avec les conditions sociales, celui-là,
étant donné notre réalité russe d’ alors, aurait été obligé
de reconnaître que les doctrines de l’ Occident les
mieux adaptées à leur pays d’origine devenaient « ab­
surdes » en Russie. Nous verrons que Bêlinski arriva
à cette conclusion à l ’époque de sa célèbre « réconci­
liation avec la réalité », mais aussi qu’ elle était insup­
portable aux esprits plus avancés, et que Bêlinski
lui-même, qui n’ avait pas peur de la vérité, ne put
l’admettre que pendant très peu de temps. Mais pour
y renoncer, il dut, lui aussi, passer du côté de l’idéa­
lisme historique subjectif. Cet idéalisme favorise le
développement de l’utopisme social, et nous verrons
que les représentants les plus avancés et les plus doués
de la pensée sociale russe ne sont pas arrivés, pendant
des dizaines d’années et malgré tous leurs efforts, à
faire sortir leurs programmes sociaux du domaine
de l’utopie.
La rupture du peuple avec les éléments avancés de
Y intelligence gêna considérablement sa propre lutte
pour la libération et condamna ceux qui s’efforçaient
de lui venir en aide au triste rôle d’ « intelligentes
inutilités ». Les slavophiles disaient que la « société »
russe européanisée était comme une colonie européenne
perdue au milieu des barbares, et c’était absolument
exact. Cependant, la situation pénible de cette colonie
jetée au milieu des Barbares russes ne pouvait être
améliorée que par Yeuropéanisation des Barbares, pour
la simple raison que, contrairement à l’opinion des
slavophiles,' il n’y avait pas et ne pouvait y avoir, dans
la vie sociale de la Russie moscovite, d’« éléments »
susceptibles de lui créer une culture originale et capable
de rivaliser avec celle de l ’ Occident. Les « éléments »
de la vie sociale de Moscou avaient abouti, en fin de
144 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

compte, à l’asservissement de toutes les classes de la


population, et l’asservissement est tout à fait défavo­
rable au développement de la culture. Il est vrai que
certains despotats de l ’ Orient — l ’ancienne Égypte ou
l’ancienne Chaldée — , qui avaient aussi asservi à
l’ État toutes les forces de la nation, avaient été plus
civilisés que la Russie moscovite du xvn® siècle (1).
Il n’y a pas de raison de croire que la Russie mosco­
vite avait atteint, vers la fin du x v n e siècle, le terme
extrême de sa civilisation propre ; on peut supposer
qu’elle eût fini par égaler presque l’ancienne Égypte
ou l’ancienne Chaldée (2). Mais l’asservissement de
la population, résultat du développement trop lent des
forces productives, a, de son côté, entravé ce déve­
loppement et retardé ainsi le développement de la
civilisation. L ’ Europe occidentale, qui n’a jamais connu
l’asservissement que nous observons dans les États
de l’ Orient ou dans la Russie moscovite, a donné nais­
sance à une activité productrice incomparablement
plus grande et à une civilisation en comparaison de
laquelle celle des pays orientaux paraît bien faible.
A la fin du x v n e, aux x v i i i 6 et x ix e siècles — après
la naissance de Jésus Christ et non plus avant — il
fallait, ou s’ assimiler la culture de l’ Europe occiden­
tale, ou reculer vers la décadence et la décomposition.
Heureusement pour la Russie, cette assimilation ne
pouvait se borner pour elle à l’européanisation de sa
classe militaire.

(1) Au sujet de la Chaldée il faut rappeler que : lorsqu’un roi chaldéen


de l’époque kassite « s’appropriait » la terre appartenant à une tribu, il
lui payait une indemnité. (Cuq, L a p r o p r ié t é f o n c iè r e e n C h a ld é e , p. 720.
Dans le même cas les « autocrates» de Moscou ne payaient rien à personne,
ce qui signifie que Moscou avait asservi ses « esclaves » d’une façon beau­
coup plus complète que la Chaldée de l’époque mentionnée.
(2) Il lui eût été difficile de les égaler c o m p lè te m e n t par suite de l’infé­
riorité de ses conditions naturelles.
RUS SIE l’ é la r g isse m e n t de l ’eu r o péa n isa tio n 145

■tes les classes de la


X X IY
• tout à fait défavo-
Jtare. Il est vrai que L ’élargissement de l’européanisation sous
l'ancienne Égypte ou la poussée du progrès économique.
X aussi asservi à
avaient été plus Pierre le Grand ne fit pas qu’asservir davantage les
du x v i i ® siècle (1). paysans ; ses emprunts techniques à l’ Occident abou­ t
q *e la Russie mosco- tirent moins à l’européanisation de nos rapports sociaux •1
x n ie siècle, le terme qu’à leur réorganisation plus rigoureuse selon le vieil
; on peut supposer esprit moscovite. Désirant donner une impulsion au
• l’ancienne Égypte développement des forces productives de son pays, il
l’asservissement de eut recours au moyen que la Russie moscovite em­
ment trop lent des ployait si largement, au travail forcé et au service
cité. entravé ce déve- obligatoire des classes qui pouvaient l ’aider à atteindre
développement de la
qui n’ a jamais connu
ons dans les États
ses buts. L ’ État de Moscou avait ses artisans « de
service », c’est-à-dire les gens des faubourgs obligés
de se livrer à tel ou tel métier pour satisfaire aux besoins
t
iy
moscovite, a donné nais- de l’ État. A partir de Pierre le Grand, il y eut chez nous
incomparablement des fabricants et des industriels « de service » (1).
en comparaison de Dans les pays avancés de l’Occident, à mesure que la
paraît bien faible, production des fabriques et des usines se développait,
et xixe siècles — après le système du travail salarié prenait plus d’extension.
et non plus avant — il En Russie, lorsque Pierre le Grand fonda des fabriques
r de l’ Europe occiden- et des usines, il y attacha les paysans des environs,
s a et la décomposition, créant ainsi une nouvelle forme de servage. Cette origi­
cette assimilation ne nalité relative de notre développement, le fait que les
européanisation de sa modes de production empruntés à l’ Occident étaient
transportés chez nous dans un milieu asiatique, était
due à notre retard économique. A son tour, elle retarda
le développement économique ultérieur de la Russie,
X
t
(1) « Bien que ce soit bon et utile, c'est nouveau, et nos gens ne le feront
•serqw : lorsqu'un roi chaldécn pas sans contrainte », ainsi raisonnait Pierre le Grand. Aussi ordonna-t-il
appartenant à une tribu, il au Collège des Manufactures de ne pas se contenter d’agir « par la persua-
fo n c iè r e e n C h a ld é e , p. 720. tion, mais de recourir aussi à la contrainte ». En 1723, jetant un regard i
m ne payaient rien à personne, en arrière, il disait qu'il avait «tout obtenu par la contrainte». (K lioutchbv *
« esclaves » d’une façon beau- s k i , C o u r s , 4e partie, p. 143-144.) Etant donné cette «contrainte », Kliou-
■e mentionnée. tchevski a le droit de dire que « sous Pierre le Grand, lasociété russe acquit
im e n t par suite de l’infé- séfmitivement la structure que la législation moscovite du xvii® siècle
d’efforçait de lui donner ». ( O u v r a g e c ité , p. 281.) $
10
146 I* H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

et de plus entrava l ’européanisation de la partie de la


population vouée aux nouveaux modes de production.
De son côté la classe des marchands, qui était jus­
qu’ à un certain point une classe privilégiée, demeura
longtemps et obstinément attachée aux anciens usages
dans ses conceptions et dans sa manière de vivre.
Les marchands se méfiaient des innovations venues
de cet Occident qu’ils n’aimaient pas, car ils se sen­
taient inférieurs à leurs concurrents européens, qui
l’emportaient sur eux non seulement par leurs richesses,
mais aussi — ce qui est de toute importance — par
les droits ou les privilèges que leur reconnaissait
l ’ État. Posochkov qui, somme toute, approuve la
réforme de Pierre, parle toujours avec beaucoup de
malveillance des étrangers, et lorsqu’on se représente
un « moujik de commerce » tel que lui, ayant pieds et
poings liés par notre « lenteur » administrative et
faisant des affaires en concurrence avec des étrangers
privilégiés, on comprend bien qu’il ne pouvait pas ne pas
sentir son infériorité et que ce sentiment devait éveiller
en lui de l’ animosité contre les gens « d’ outremer ».
Cette animosité devait être particulièrement grande
dans la couche inférieure de la bourgeoisie urbaine,
parmi les « gens des faubourgs » privés de tout droit,
et notamment parmi les artisans que l’européanisation
de la classe militaire privait de clients, car elle préférait,
autant que possible, s’adresser aux maîtres étrangers.
Alors que la classe riche des marchands conservait
les usages qui ont trouvé leur expression immortelle
dans les comédies d’ Ostrovski, les couches inférieures
de la bourgeoisie urbaine devaient offrir un terrain
favorable au développement des idées que nous appelons
aujourd’hui, très improprement, des idées de « tcher-
nosotentsy » (1). L ’animosité de la classe des commer-

1) Les « Cents-Noirs », extrême droite des réactionnaires. (Note du tra­


ducteur.)
L t ÏU SS IE l ’ é l a r g is s e m e n t de l ’e u r o p é a n is a t io n 147

:•? la partie de la çants et artisans à l’ égard des innovations occidentales


•--r-5 de production, augmenta aussi du fait que la noblesse plus ou moins
-ds, qui était jus- européanisée n’usait pas de sa situation dominante
prrvOégiée, demeura dans l ’intérêt des « barbus », des « vieux Russes ».
aux anciens usages L ’ antagonisme tout à fait naturel entre la classe des
manière de vivre, marchands et la noblesse fut donc un nouvel obstacle
innovations venues à l ’européanisation de la Russie. Jusqu’au milieu du
pas. car ils se sén­ x ix e siècle, la nouvelle culture russe eut un cachet nobi­
ats européens, qui liaire absolument évident, et pourtant le processus
? par leurs richesses, d’européanisation ne s’arrêtait pas. Il sortait peu à
importance — par peu et devait nécessairement sortir des limites étroites
t leur reconnaissait de la classe supérieure. Les modes de production em­
toute, approuve la pruntés à l ’Occident se développaient très lentement,
avec beaucoup de mais pourtant ils se développaient.
I ksçu on se représente Plus ils se développaient, plus il devint évident que
* * * ! ni, ayant pieds et le milieu asiatique devait être transformé. Si difficile
> administrative et que ce fût dans un pays dont la classe dominante avait
avec des étrangers été élevée dans la tradition du servage, la poussée écono­
h£ no pouvait pas ne pas mique eut raison de l’inertie des intérêts et des tradi­
rtiment devait éveiller tions du servage. J’ai dit qu’aux environs de 1840 les
l a gens « d’outremer ». nobles avaient triomphé, par leur résistance passive,
jarhculièrement grande de la tentative de Nicolas I er de limiter quelque peu
l i bourgeoisie urbaine, le servage. Mais à la même époque, il se trouva parmi
» privés de tout droit, les nobles des propriétaires ruraux qui, tout en étant
que l’européanisation absolument étrangers aux « utopies » libérales, se con­
«ients, car elle préférait, vainquaient par l’expérience et par un simple calcul
aux maîtres étrangers, arithmétique, que le travail serf était peu avantageux.
marchands conservait En 1845, le ministre Pérovski, dans un mémoire pré­
expression immortelle senté à Nicolas, dit que « les pomêchtchiki éclairés ne
ies couches inférieures craignent plus de perdre leur fortune en donnant la
.nt offrir un terrain liberté à leurs gens... beaucoup commencent à com­
idées que nous appelons prendre que les paysans sont un fardeau pour eux,
des idées de « tcher- et qu’il serait désirable de changer des rapports dés­
ia classe des commer- avantageux aux uns et aux autres ». Pérovski ne se
trompait pas sur les motifs qui modifiaient ainsi le
point de vue des pomêchtchiki. Il indique l’augmentation
i réactionnaires. (Note du tra-
du prix de la terre et les essais heureux de travail rural
148 L H I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

salarié faits dans les gouvernements de Saratov, Tam-


bov, Penza, Voronèje et dans quelques autres (1).
Dans le commerce et l’industrie, les « rapports » de
servage étaient encore plus désavantageux « aux uns
et aux autres ». Il fallait absolument abandonner la
« contrainte » léguée par la Russie moscovite. Mais,
ainsi que le fait remarquer Pérovski, même la noblesse
cultivée redoutait, « en raison des idées ou des tendances
du peuple », les conséquences d’un changement (2).
Ces craintes auraient retardé longtemps encore l’abo­
lition du servage sans la guerre désastreuse de Crimée
qui prouva que, même au point de vue purement m ili­
taire, la Russie avait besoin de voies ferrées et d’une
grande industrie. Bien que notre haute bureaucratie
fût profondément imbue de l’esprit de la noblesse, la
logique inexorable de la situation l ’obligea à entre­
prendre la réforme paysanne.
Les mesures prises par le gouvernement d’Alexandre
I I pour ce qu’on a appelé l’émancipation des paysans
portèrent, elles aussi, une empreinte asiatique, et
cette particularité fut considérée longtemps comme un
mérite de ce gouvernement ; on célébrait cette éman­
cipation des paysans accompagnée d’un don de terres,
comme un cas sans exemple dans l’histoire de l’ Occident.
Je me permettrai d’expliquer ce prétendu mérite en
citant l’explication que j ’en ai donnée ailleurs : « Le
plus puissant pomêchtchik, le plus riche propriétaire
d’esclaves qui existât dans l ’ État, ne pouvait se
faire à l’idée qu’une fois émancipées les « âmes »
paysannes, dont il disposait à son gré, se dresseraient
en face de lui comme un prolétariat de beaucoup
de millions d’hommes. A ce point de vue, ses intérêts
différaient de ceux des autres propriétaires d’es­
claves, et de là les frottements qu’il y eut alors

(1) Voir La question paysanne enRussie, de V. I. S é m e v s k i , t. II,pp.l35-


136 et 138.
(2) S&mbvski,[ouvrage cité,' p/138.
* I l i l SSIE l ’ é l a r g i s s e m e n t d e l ’ e u -r o p é a n i s a t i o n 149

le Saratov, Tam- entre eux et les « fonctionnaires pétersbourgeois »,


i»rueî autres (1). frottements que quelques bonnes âmes expliquent par
rapports » de l’amour qu’ auraient éprouvé certaines sphères de la
".ageux a aux uns bureaucratie d’ alors pour le peuple (1). Au point de
nt abandonner la vue du « propriétaire d’ esclaves le plus puissant du
x moscovite. Mais, monde », il fallait, pour libérer les paysans, les placer
même la noblesse sous la dépendance complète de l’ État, tout en suppri­
ou des tendances mant leur dépendance des seigneurs, et c’est bien ce
€ z n changement (2). qu’il fit. Le paysan « émancipé » demeura sans aucun
j«fcrt£mps encore l’abo- droit vis-à-vis de l’ État, qui s’efforçait de maintenir
«esastreuse de Crimée l ’ancienne forme de la propriété terrienne des paysans,
* t vue purement mili- avec les repartages périodiques des champs dans les
voies ferrées et d’une communes rurales. L e caractère asiatique de « l’ éman­
haute bureaucratie cipation » paysanne, déjà peu favorable au dévelop­
n de la noblesse, la pement industriel de la Russie, le fut encore moins
n l’obligea à entre- aux paysans eux-mêmes. Sans leur accorder ne fût-ce
qu’une partie des droits civils indispensables au pro­
jement d’Alexandre ducteur dans toute société basée sur la production
•ization des paysans commerciale, notre « réforme paysanne » les obligea
ceinte asiatique, et à paraître beaucoup plus souvent dans les marchés,
i-ngtemps comme un pour y vendre soit les produits de leur exploitation
célébrait cette éman- rudimentaire, soit leur propre travail.
d’un don de terres, On comprènd combien les transactions commerciales
fr is toire de l’ Occident, faites en de telles conditions devaient être désavan­
se prétendu mérite en tageuses pour eux. L e paysan « émancipé » s’ appau­

mi. donnée ailleurs : « Le vrit, et son appauvrissement entrava la croissance du
aies riche propriétaire marché intérieur des produits industriels, et, par suite,
-''Etat, ne pouvait se le développement rapide du capitalisme. Mais le capi
■srrpées les « âmes » talisme triompha de cet obstacle, il progressa malgré
m gré, se dresseraient tout et avec lui l’européanisation. Pierre le Grand par
ïc a r ia t de beaucoup sa réforme avait « percé une fenêtre sur l’ Europe » ;
•j k de vue, ses intérêts maintenant c’ étaient de vastes portes qui s’ouvraient
propriétaires d’es- aux influences européennes. Par ces portes, elles com­
Ts qu’il y eut alors mencèrent à atteindre les parties de la population

»V i. S é m e v s k i , t. II,p p.l35 -
(1) Voir mon article, L 'é m a n c i p a t io n des paysans, dans la revue
M i r , 1911, fasc. 2
S o o ré m e n n y
150 l ’h is t o ir e S O C IA L E D E L A R U S S IE

qui jusqu’alors leur étaient demeurées inaccessibles,


d’abord la .classe commerciale et industrielle, puis les
paysans, dans la mesure où les nouveaux rapports de
la production désagrégeaient les anciennes bases de la
vie agricole. Au sein de la classe commetciale et indus­
trielle, une subdivision, qui avait pris naissance depuis
longtemps mais n’avait pas encore donné de résultats
sociaux visibles, s’établit assez rapidement, celle de
deux nouvelles classes : la bourgeoisie et le proléta­
riat. Plus rapidement cette subdivision s’établissait,
plus la Russie s’européanisait.
I. S. Aksakov disait qu’ on ne pouvait rendre le
peuple accessible aux idées avancées de l’ Europe ,
occidentale qu’en le « privant de son caractère ».
Le développement de la production capitaliste accom­
plit justement ce miracle que le publiciste slavophile
jugeait irréalisable ; il dépouilla de son « caractère
paysan » une partie importante du peuple russe. Le
fameux « esprit populaire » ne résista pas à la pression
du capitalisme. Devenu prolétaire, le producteur russe
qui, dans la grande majorité des cas, continuait à être
compté sur le papier parmi les paysans, s’engagea
peu à peu dans la voie où les ouvriers de l’ Europe occi­
dentale l’avaient devancé, celle de la lutte contre
le capital. Cette lutte développa rapidement en lui
un nouvel état d’esprit et des aspirations inconnues
auparavant en Russie ; ét comme, d’autre part, l’ État
policier défendait avec zèle les intérêts du capital,
le prolétaire russe perdit rapidement, l’un après l’autre, .
les préjugés politiques séculaires qu’il avait apportés
du village.
Il est vrai que le développement du capitalisme pous­
sait continuellement dans les rangs du prolétariat
de nouvelles foules de « paysans arriérés », et retardait
ainsi le développement de la conscience politique de la
classe ouvrière. Jusqu’ à une époque tout à fait récente,
même dans ses manifestations les plus retentissantes,
i *U »S IE L E L A R G I S S E M E N T DE L E U R O P E A N I S A T I O N 151

inaccessibles, — par exemple dans celle du 9 janvier 1905 (1) —


strielle, puis les on remarque cette influence psychologique négative
aux rapports de du village. On ne peut pas non plus fermer les yeux
nés bases de la sur le fait que les couches arriérées de la classe ouvrière
eftûale et indus- ont participé parfois aux pogromes contre les juifs
n§ naissance depuis et les éléments intellectuels avancés. Mais si le déve­
sdonné de résultats loppement du capitalisme ne pouvait dépouiller tout
dement, celle de d’un coup de leur « caractère paysan » les couches
et le proléta- arriérées du prolétariat, on doit dire qu’en général
aon s’établissait, cette classe se développa très rapidement au point de
vue politique et devint l’une des deux forces dont la
pouvait rendre le combinaison a provoqué l’explosion de 1905-06, la
de l’ Europe . force révolutionnaire. L ’ autre force qui contribua à
son caractère ». cette explosion, était, ainsi que je l’ai dit, la force de
i capitaliste accom- la population paysanne qui s’efforçait d’obtenir le
» pobliciste slavophile « repartage de toutes les terres », conformément aux
de son « caractère traditions de l’ État russe. Aussi longtemps que ces
peuple russe. Le deux forces agirent de concert, la révolution demeura
i pas à la pression victorieuse, mais elles ne purent exercer longtemps une
.le producteur russe action commune : le mouvement de l’Asie russe pay­
, continuait à être sanne ne pouvait concorder que pour peu de temps
paysans, s’engagea avec celui de l’ Europe russe ouvrière. Lorsqu’elles
t de l’ Europe occi- cessèrent d’agir de concert, la réaction triompha, c’ est-
; la lutte contre à-dire que la noblesse qui défendait ses a biens immeu­
rapidement en lui bles » remporta la victoire.
pirations inconnues Une des premières réformes entreprises par cette
.d'autre part, l’ État contre-révolution de la noblesse fut la suppression
ratêrêts du capital, légale de la commune agraire. La noblesse espérait
, l’ un après l’autre, . détruire ainsi la tradition agraire au nom de laquelle
t ç a ’il avait apportés les paysans se croyaient le droit d’exproprier les sei­
gneurs, et il est évident que tôt ou tard ce but sera
ï f c capitalisme pous- atteint. Mais, en même temps, elle détruira l’ ancienne
srags du prolétariat mentalité de la classe paysanne, et par suite la base
■ nérés », et retardait économique sur laquelle, durant tant de siècles, avait
"eace politique de la
[ tout à fait récente, (1) La manifestation organisée devant le Palais d’Hiver, à Saint-Péters­
; pins retentissantes, bourg, par le pope Gapone, et qui fiuit par une fusillade et la dispersion
des manifestants.
152 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

reposé notre ordre politique. Il est peu probable que


la noblesse y trouve son avantage, mais cela sera cer­
tainement favorable aux intérêts du prolétariat
dont le mouvement progressif a été entravé et l’est
encore par l’inertie politique de l ’ancienne classe pay­
sanne. En tout cas, cet acte de la contre-révolution
noble favorisera l ’européanisation des rapports sociaux
et économiques dans notre pays, bien que le peuple
ait dû le payer plus cher qu’il ne l ’eût fait en d’autres
conditions politiques (1).

XXV

Progrès de la culture générale ;


ses manifestations.
Les aspirations politiques nées des nouveaux
rapports économiques.

En dépouillant de son « caractère 'paysan » une partie


de la population laborieuse de la Russie, le capitalisme
a assuré pour la première fois un appui social solide
aux tendances progressives. A partir de ce moment
seulement, les idéologues de ces tendances cessèrent
d’être d’ « intelligentes inutilités » et des « hommes de
trop ». C’est depuis ce moment seulement que l’idéal

(1) Ces lignes étaient à l’impression lorsque j’ai lu la brochure extrê­


mement détaillée de A. E. L o z i n s k i , L a r u i n e d e l a c o m m u n e , Saint-Péters­
bourg, 1913. Je recommande vivement «a conclusion à l’attention du
lecteur. « Malgré les tendances politiques de la nouvelle législation sur la
commune et ses défauts, et malgré les moyens employés pour sa mise en
vigueur, elle s’est trouvée répondre aux intérêts de la grande masse des
paysans ; elle a reçu une vaste application et a un caractère sérieux. La
multiplication des actes qui remplacent l'ancienne commune mrale par
la propriété rurale, par la propriété personnelle marque le passage du
village de la structure féodale aux rapports capitalistes, mais en laissant
on suspens les questions de l’insuffisance des terres accordées aux paysans,
et de l ’absence de droits de ceux-ci, — questions qui font prévoir un© lutte
dans l ’avenir » (p. 44).

v
PROGRÈS DE LA C U L T U R E G É N É R A L E 153
: hable que emprunté à l ’Occident a quelques chances d’être
-- i sera cer- réalisé en Russie.
- prolétariat J’ai déjà dit que la culture qui avait pénétré
' i 'é et l’est en Russie après la réforme de Pierre le Grand
- liasse pay- a gardé longtemps un caractère « noble ». Ceci est
- 'c-révolution particulièrement évident dans la littérature. Bien que la
~~ irts sociaux classe paysanne lui eût donné, presque dès le début,
i i -e le peuple un homme éminent, Lomonosov, cependant nos lit­
: t en d’ autres térateurs se recrutèrent pendant longtemps sur­
tout dans la noblesse. Dans la peinture, il n’en
fut pas tout à fait de même, mais elle ne servit
d’abord que les besoins esthétiques de la noblesse.
Cependant la partie conservatrice de celle-ci était
trop peu éclairée pour s’intéresser à la littérature et
*aoêrale; à l’art ; pratiquement elle n’avait guère besoin de la
littérature (la peinture pouvait du moins servir aux
portraits), et ses principaux besoins de classe étaient
s des nouveaux
suffisamment satisfaits par 1’ « action directe » qu’exer­
çaient les milieux de la haute bureaucratie ourles
casernes de la Garde. Quant à la partie avancée de la
: - ü n » une partie noblesse, elle commença à exprimer ses tendances dans
- • : le capitalisme la littérature au moment où, ep Occident, la lutte du
: i ' u social solide Tiers État contre l’aristocratie laïque et ecclésias­
- • ie ce moment tique était déjà engagée. Cela devait forcément influer
-. ïuces cessèrent sur le caractère de ses tendances. Tout en continuant
- i : hommes de à être sous certains rapports « grands seigneurs »
“ rnt que l ’idéal jusqu’au bout des ongles, nos jeunes idéologues nobles
eurent une attitude de réprobation à l’égard des plus
grossières manifestations d’ égoïsme de leur classe.
. la brochure extrê-
'M in e , Saint-Péters- C’est ainsi qu’au x v m e siècle déjà, ils attaquèrent
" , :. zl à Tatiention du
violemment les abus du servage et certains d’entre
î_r législation sur la
-é* pour sa mise en eux parlèrent même de l’abolir complètement. Il
* grande masse des y en eut aussi pour exprimer des exigences sociales
vactère sérieux. La
- immune rurale par et politiques dont la réalisation eût entraîné l’aboli­
~~ '"lue le passage du
: tes, mais en laissant tion totale des privilèges de la classe noble et permis à la
"s tardées aux paysans, bourgeoisie d’atteindre un large développement éco­
- - . at prévoir une lutte
nomique et politique. Il suffit de rappeler les Décem-
154 L H I S T O I R E S O C IA L E D E L A R U S S IE

bristes (1). Aux environs de 1830, des idéologues d’ori­


gine noble se placèrent même au point de vue de la
masse laborieuse, pour autant que ce point de vue
était propre au socialisme utopique de cette époque ;
ainsi Herzen, Ogarev et leur groupe. Il va sans dire que
de telles tendances ne pouvaient aucunement entraîner
la classe noble. Plus le mince courant de la pensée noble
européanisée s’ élançait en avant, plus il s’amincissait,
et plus les nobles d’idées avancées avaient le senti­
ment douloureux de leur impuissance pratique : « Notre
situation est sans issue parce qu’ elle est fausse, écrivait
Herzen dans son Journal, parce que la logique histo­
rique montre que nous sommes en dehors des besoins
du peuple, et notre sort est la pire des souffrances. »
Aussi bien en littérature qu’en art, l’influence de
la noblesse fut remplacée au milieu du x ix e siècle par
celle des faznotchintsy. Ceux-ci entraient évidemment
dans la composition de notre « tiers état », mais ils
en représentaient l’aile démocratique. L ’autre partie,
la plus influente au point de vue économique, n’ exerça
pas pendant longtemps d’action directe sur le déve­
loppement de notre littérature et de notre art. Au com­
mencement, pour le m otif que j ’ai indiqué, elle avait
résisté à l’ européanisation, et lorsque ce m otif eut
peu à peu cessé d’agir, elle n’ éprouva pas pendant ong-
temps le besoin d’exprimer ses désirs dans des écrits ;
elle se contentait d’arrangements directs avec le gou­
vernement, auquel elle ne cessait de réclamer des « sub­
sides », des « garanties » et la protection de 1’ « industrie
nationale ». Je ferai remarquer en passant que cette
attitude de notre bourgeoisie est encore une des ori­
ginalités de notre développement comparé à celui
de l’ Occident, où la bourgeoisie joua un rôle beaucoup
plus révolutionnaire.

(1) On connaît le mot du eomte Rostoptehine que chez nous les aristo­
crates s’étalent posé le meme problème politique que les cordonniers
en France (G. £.)•
P RO G R ÈS DE L A C U L T U R E G É N É R A L E 155

ùi-z-jri d’ori- Lorsqu’ à la période noble de la littérature, de l’art


in 'Aie de la et de la pensée sociale eut succédé chez nous la période
de vue - i des raznotchinlsy, on se mit à se moquer des « hommes
époque ; inutiles » du récent passé. Les raznotchintsy d’idées
«ajîi dire que avancées étaient fermement convaincus que ce triste
entraîner rôle leur serait épargné. Cependant, bien que leur
a pensée noble nombre fût beaucoup plus considérable que celui des
i i amincissait, nobles progressistes, ils étaient eux aussi sans valeur
a rru iz i le senti- en tant que force sociale. Les « conservateurs » vinrent
? : Notre facilement à bout de toutes leurs tentatives pratiques
a - i'c . écrivait de lutte jusqu’au moment où apparut sur la scène
la gique histo- un nouvel adversaire : le prolétariat. Alors la situation
rs des besoins changea, d’une part parce qu’il n’y avait plus lieu
îo jfîrances. » de se demander si la Russie devait ou non suivre les
l’ influence de voies de l’ Europe occidentale — il était clair que non
x ix e siècle par seulement elle devait les suivre, mais encore qu’elle les
_t é'videinment suivait déjà, le capitalisme devenant le mode de pro­
eCit i, mais ils duction dominant ; d’autre part il devenait évident
L ’autre partie, que « nous » (1) n’ étions plus « en dehors des besoins
'mque, n’ exerça du peuple », comme Herzen le déplorait avec angoisse,
sur le déve- mais que l’européanisation « économique » de la Russie
rtre art. Au com- devait être accompagnée de son européanisation p o li­
niqué, elle avait tique. Cela ouvrait de si vastes et si agréables perspec­
e m otif eut tives à Y intelligents iia russe que, pendant un temps,
jks pendant ong- elle se crut tout entière prête à embrasser le point de
dans des écrits ; vue du prolétariat. Tous les hommes quelque peu
fc'.s avec le gou- avancés se dirent marxistes.
■seiamer des « sub- Cependant, à côté du prolétariat, il y avait la bour­
. de 1’ « industrie geoisie dont les couches les plus cultivées étaient déjà
f a « a n t que cette suffisamment européanisées. Son éducation historique
:re une des ori- dans une atmosphère de subsides, garanties et pro­
eomparé à celui tections de toute sorte, n’ avait pas développé en elle
« n rôle beaucoup v un tempérament belliqueux. Cependant elle n’était
•V
pas exempte de tout- mécontentement politique, et
peu à peu, elle éprouva le besoin de disposer d’une arme

(1) Les révolutionnaires. (Noie du traducteur.)


156 l ’h is t o ir e s o c ia l e de la Ru s s ie

intellectuelle qui correspondît à son humeur frondeuse.


Les représentants de cette couche de raznotchintsy,
qui étaient depuis plusieurs dizaines d’années, à la
tête de notre mouvement intellectuel, entreprirent de
lui forger cette arme. Du coup l ’attrait si considérable
que Marx avait exercé sur eux céda la place à l’attrait
de la « critique » de Marx.
Cette critique était chez nous une tentative d’adapter
aux besoins intellectuels de la bourgeoisie russe
avancée une théorie sociale conforme aux aspirations
du prolétariat conscient de l’ Europe occidentale. Or,
le problème que se posaient les auteurs de cette
tentative était théoriquement absurde et par con­
séquent insoluble. C’est pourquoi très rapidement la
critique de Marx devint simplement de la « critique », et
cette « critique » aboutit à la reprise et la transformation
des anciennes théories bourgeoises. C’est à cela que
sont occupés actuellement des écrivains qui, hier encore,
se croyaient sincèrement des marxistes.
C’est ainsi qu’aux périodes des nobles et des razno­
tchintsy a succédé, dans l’histoire de la pensée sociale
russe, la période présente dans laquelle l’hégémonie
intellectuelle d’ une classe ou d’une couche sociale est
beaucoup moins visible qu’auparavant. Il n’y a plus
maintenant de courants intellectuels dominants ; les
forces intellectuelles se répartissent principalement
entre deux pôles, celui du prolétariat d’une part, celui
de la bourgeoisie de l ’autre. Il y a en outre des théo­
riciens de la vieille école qui ne veulent pas abandonner
la croyance qui leur est chère aux anciens « fondements »
de la vie économique de la nation. Mais au fur et à
mesure que l ’européanisation de la Russie progresse,
la position théorique de ces représentants des anciennes
doctrines devient plus chancelante, et eux-mêmes
manifestent moins de sûreté. Leurs jours sont comptés.
Toute l’histoire future de notre pensée sociale sera
déterminée par les rapports de classe du prolétariat
P RO G R ÈS D E L A C U L T U R E G É N É R A L E 157
■ ’rondeuse. et de la bourgeoisie. L ’évolution de ces rapports dans
•; - •'.otchintsy, t la « plaine orientale » de l’ Europe aura évidemment
1
- -z-nées à la $ des particularités qui en susciteront d’autres dans la
tM-i prirent de vie intellectuelle. 11 est inutile de chercher à deviner
•asidérable ce qu’ elles seront, mais il est bon d’en noter ce qui
a e à l’attrait peut déjà être observé.
Nous avons dit qu’aussi longtemps que la vie sociale
- e d’adapter de la Russie demeura incompréhensible à qui se plaçait
- ‘isie russe au point de vue des doctrines sociales et politiques de
-x aspirations l’ Occident, l ’idéalisme historique a été le refuge des
ientale. Or, Russes de pensée libre qui ne voulaient pas se résigner
r
.T' de cette à « la hideuse réalité russe » (1). Lorsque les progrès
et par eon- du capitalisme eurent dépouillé le peuple russe « de
- pidement la son caractère paysan », à tel point qu’il ne fut plus
critique », et possible de parler des voies originales de notre évolu­
’ ir.sformation tion, les actions de l’idéalisme historique perdirent
■'Z à cela que beaucoup de leur valeur. Le matérialisme historique
hier encore. connut alors une grande vogue, car il était possible
seulement avec son aide de faire une analyse satis­
- c: des razno- faisante aussi bien de la vie sociale de l’ Europe occi­
'•ensée sociale dentale que de celle de la Russie. Mais le point de vue
l’hégémonie du matérialisme historique était celui des théoriciens
sociale est du prolétariat ; les conclusions qui en ressortaient dans
Il n’y a plus l’analyse de notre vie sociale étaient inacceptables
^minants ; les pour les idéologues de notre bourgeoisie européa­
■rincipalement r>. nisée. C’est pourquoi le matérialisme historique ne
- :ie part, celui jouit d’une grande popularité chez nous qu’aussi long­
.‘.re des théo­ temps que dura la lutte contre les théories surannées
as abandonner du narodnitchestvo et du subjectivisme. Tout de suite
fondements » après le renversement de ces théories commença
:= au fur et à la « [critique de Marx » qui représentait un abandon
" i e progresse, du matérialisme historique et un recul vers un idéa­
des anciennes lisme historique plus ou moins transformé. Cet aban­
:t eux-mêmes V don était masqué par une attaque contre ce qu’on a
sont comptés,
a sociale sera (1) C’est ainsi queBêlinski désignait le régime social et politique de la
du prolétariat Russie sous Nicolas I*r.
158 l ’h I S T O I R E S O C IA L E DE L A R U S S IE

appelé le matérialisme philosophique et qui forme en


réalité la base de l’explication matérialiste de l’histoire.
Déjà dans les dernières années du xix® siècle, les idéo­
logues de notre bourgeoisie européanisée proclamaient
que le matérialisme philosophique était une doctrine
morte. Il est intéressant de constater que même des
écrivains qui s’étaient rangés d’abord du côté du pro­
létariat ont cru à cette mort, et plus intéressant encore
de constater que les idéologues du prolétariat qui
avaient cru sur parole ceux de la,bourgeoisie ont prouvé
qu’ils étaient, en tactique, des utopistes incorrigibles.
Que Pierre le Grand ait dit ou non que la Russie
devra, avec le temps, tourner « le dos à l’ Europe »,
il est évident qu’elle n’a plus à l’heure actuelle la pos­
sibilité de le faire, et d’autant plus que même les pays ‘
orientaux les plus typiques se tournent maintenant vers
l’ Europe ; certains semblent même menacer de dépas­
ser la Russie dans cotte voie. La Chine est devenue une
république, alors qu’ en Russie le régime parlementaire
n’est pas encore solidement assis. Cela s’ explique par
une particularité de notre évolution fort désavanta­
geuse pour nous ; l’ État policier russe est suffisamment
européanisé pour utiliser, dans sa lutte contre les
novateurs, presque toutes les conquêtes de la technique
européenne, alors que nos novateurs n’ ont commencé
que tout récemment à s’appuyer sur la masse populaire
dont une partie seulement, le prolétariat, est europé­
anisée : la Russie doit payer pour être trop européanisée
par rapport à l’Asie, et pas assez par rapport à l’ Europe.
' ■’Tne en
stoire.
- idéo-
: ira ien t
’ :>ctrine TABLE DES M A T IÈ R E S
ème des
: du pro-
mt encore A vertissem ent .................................................................. ■ vu
triât qui A v a n t -propos ..................................................................... ix
I. — L ’idée de l’originalité complète du développement de
* prouvé la Russie. Opinion contraire de Pavlov-Silvanski........ 3
■ rigibles. II. — Opinion de Klioutehevski sur le rôle des facteurs éco­
nomiques et politiques dans l’histoire de la Russie.
Russie Critique de cette opinion............................................. 6
*-urope », I I I . — L ’idée erronée que se fait Klioutehevski de l’impor­
la pos- tance du second de ces facteurs. L ’opinion, sur ce
sujet, des historiens occidentaux. La complexité du
les pays ' problème....................................................................... 10
■ -nant vers IV . — Le cas de la république de Novgorod. Comparaison
r de dépas- de son histoire avec celle des républiques italiennes
contemporaines............................................................ 15
d-venue une V. — Opinions de Soloviev sur le rôle, en Occident, de la
■rfementaire conquête par les Barbares, et sur celui du milieu géo­
graphique dans l’histoire russe................................... 20
'xplique par V I. — Discussion de l’opinion de Soloviev......................... 25
désavanta- V I L — L ’influence réelle, en Russie, du milieu géogra­
; jffisamment phique..................................... '.................................... 32
V III. — L ’activité productrice de la Russie du Sud-Ouest
r contre les pendant la période kiévienne. Opinions de Keltouiala. 37
la technique IX . — La pression des nomades sur la population agricole
<t commencé
de la Russie kiévienne, ses conséquences. Le cas parti­
culier de la Galicie........................... 45
; se populaire X . — L ’invasion des nomades cause du retard général de la
. est europé- Russie. Transfert de son centre de gravité au nord-est.
Cause sociale de l’antagonisme entre celui-ci et le sud-
■ européanisée ouest ............................................................................ 56
rt à l’ Europe. X I. — L ’activité économique de la Russie du Nord-Est.
La classe urbaine à Novgorod et à Pskov. Comment ces
villes n’ont pas eu d’influence sur le développement
gén éral........................................................................ 62
X I I . — Conditions sociales de la production dans le Nord.
Progrès de l’asservissement du paysan........................ 68
X I I I . — A qui appartenait la terre cultivée p'arle paysan ? 75
X IV . — Le paysan de la Russie du Nord-Est ; ses rapports
avec l’Etat. Parallèle avec les monarchies despotiques
de l’Orient....................................................... » .......... 80
XV. — Renforcement du pouvoir central, sous l’influence
des conditions de l’économie agricole................... 82
160 l ’ h i s t o i r e s o c ia l e d e l a R u s s ie

X V I. — Les « gens de service », le clergé et le pouvoir


suprême dans la Russie du Nord-Est .......................... 87
X V I I . — La rivalité des « gens de service » et de l’aristo­
cratie dans les différents pays. Comment elle tourne en
Russie. Parallèle avec l’Orient..................................... 95
X V I I I . — Les conditions économiques du développement
des villes dans la Russie du Nord-Est. La ville et le
pouvoir central............................................................. 100
X I X . — L ’influence de l’état économique et politique de la
Moscovie sur le « rassemblement des terres russes » . . . 107
X X . — La formation des « cosaqueries » et leur résistance à
Moscou ; leur influence sur le développement social.... 114
X X I . — L ’évolution vers l’Occident. La réforme de Pierre
le Grand. Ses causes et ses conséquences....................... 124
X X I I . — L ’antagonisme des classes dans la Russie d’après
Pierre le Grand. L ’ « apolitisme » des paysans............... 131
X X I I I . — L ’européanisation de la Russie. Ses limites dans
la réforme de Pierre et sous son influence immédiate... 137
X X IV . — L ’élargissement de l’européanisation, sous la
poussée du progrès économique.................................... 145
X X Ÿ . — Progrès de la culture générale, ses manifestations.
Les aspirations politiques nées des nouveaux rapports
économiques................................................................. 152

lmp. des P re s s e s U n iv e r s it a ir e s d e F r a n c e , Paris. — 1926. — 0416

\{ . X.
2 1 RUSSIE

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'
............................. 87
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Eugène P i t t a r d . — La Roumanie ( Valachie-Moldavie-
Dobroudja). — 50 illustrations hors texte, d’après des
photographies prises par l’auteur. — Un vol. in-8°,
prix............................................................... 24 »
Albert M o u s s e t . — LaPetite-Entente. — Son origine. —
Son histoire. — Ses connexions. — Son avenir. —
Prix............................................................... 6.60
Auguste G a u v a i n . — La Question yougoslave. — Une carte
originale en couleurs en déplié. Un vol. in-16 Bossard,
prix............................................................... 6 »
Alfredo N ic e f o r o . — Les Germains. — Histoire d'une idée
et d'une « race ». Traduction de I. Germani, par Georges
H e r v o . — Édition revue et remaniée par l’auteur,
prix............................................................... 6 »

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