De la conception au langage
Chez le même éditeur
Autres ouvrages :
Échelles et questionnaires d’évaluation chez l’enfant et l’adolescent,
par M. Bouvard. 2008 (en 2 volumes).
Collection Médecine et psychothérapie
Le développement
psychique précoce
De la conception au langage
Elsevier Masson S.A.S. – 62, rue Camille Desmoulins, 92442 Issy-les-Moulineaux Cedex
Les auteurs
Bernard Golse, pédopsychiatre-psychanalyste (membre de l’Association
psychanalytique de France), chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpi-
tal Necker-Enfants Malades (Paris), professeur de psychiatrie de l’enfant
et de l’adolescent à l’université Paris Descartes (Paris-5), Inserm, U669,
Paris, université Paris-Sud et université Paris Descartes, UMR-S0669, Paris,
LPCP, EA 4056, université Paris Descartes, CRPMS, EA 3522, université
Paris Diderot, ancien membre du Conseil supérieur de l’adoption (CSA),
président de l’Association Pikler Loczy-France, président de l’Association
pour la formation à la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et de
l’adolescent (AFPPEA) (www.psynem.org).
Marie Rose Moro, pédopsychiatre-psychanalyste (Société psychanalytique
de Paris, IPA), chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital
Cochin (APHP, Paris)-Maison de Solenn et chargée de la pédopsychiatrie
à la maternité de Port Royal (Paris). Responsable de la consultation trans-
culturelle parents-enfants à l’hôpital Avicenne (Bobigny) et à l’hôpital
Cochin (Paris), professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à
l’université René Descartes (Sorbonne, Paris Cité), Inserm, U669, LPCP. A été
responsable du diplôme universitaire de psychopathologie du bébé à Paris-
13 (www.marierosemoro.fr). Est présidente de l’Association internationale
d’ethnopsychanalyse (AIEP, www.clinique-transculturelle.org).
Les collaborateurs
Luis Alvarez, pédopsychiatre adjoint, institut de puériculture de Paris.
Bérengère Beauquier-Maccotta, pédopsychiatre, praticien hospitalier à
l’hôpital Necker-Enfants Malades (service de pédopsychiatrie du Pr B. Golse),
doctorat de recherche en psychopathologie, membre associée du labo-
ratoire de psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP,
EA 4056), institut de psychologie, université Paris Descartes, Sorbonne,
Paris Cité, Paris.
Nicolas Georgieff, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à
l’université Lyon-1, chef de service à l’hôpital du Vinatier, Bron.
Aurélie Harf, pédopsychiatre, Maison de Solenn-Maison des Adolescents,
Pr Marie Rose Moro, hôpital Cochin, AP-HP, unité Inserm 669, université
Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, Paris.
Les auteurs
Bernard Golse, pédopsychiatre-psychanalyste (membre de l’Association
psychanalytique de France), chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpi-
tal Necker-Enfants Malades (Paris), professeur de psychiatrie de l’enfant
et de l’adolescent à l’université Paris Descartes (Paris-5), Inserm, U669,
Paris, université Paris-Sud et université Paris Descartes, UMR-S0669, Paris,
LPCP, EA 4056, université Paris Descartes, CRPMS, EA 3522, université
Paris Diderot, ancien membre du Conseil supérieur de l’adoption (CSA),
président de l’Association Pikler Loczy-France, président de l’Association
pour la formation à la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et de
l’adolescent (AFPPEA) (www.psynem.org).
Marie Rose Moro, pédopsychiatre-psychanalyste (Société psychanalytique
de Paris, IPA), chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital
Cochin (APHP, Paris)-Maison de Solenn et chargée de la pédopsychiatrie
à la maternité de Port Royal (Paris). Responsable de la consultation trans-
culturelle parents-enfants à l’hôpital Avicenne (Bobigny) et à l’hôpital
Cochin (Paris), professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à
l’université René Descartes (Sorbonne, Paris Cité), Inserm, U669, LPCP. A été
responsable du diplôme universitaire de psychopathologie du bébé à Paris-
13 (www.marierosemoro.fr). Est présidente de l’Association internationale
d’ethnopsychanalyse (AIEP, www.clinique-transculturelle.org).
Les collaborateurs
Luis Alvarez, pédopsychiatre adjoint, institut de puériculture de Paris.
Bérengère Beauquier-Maccotta, pédopsychiatre, praticien hospitalier à
l’hôpital Necker-Enfants Malades (service de pédopsychiatrie du Pr B. Golse),
doctorat de recherche en psychopathologie, membre associée du labo-
ratoire de psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP,
EA 4056), institut de psychologie, université Paris Descartes, Sorbonne,
Paris Cité, Paris.
Nicolas Georgieff, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à
l’université Lyon-1, chef de service à l’hôpital du Vinatier, Bron.
Aurélie Harf, pédopsychiatre, Maison de Solenn-Maison des Adolescents,
Pr Marie Rose Moro, hôpital Cochin, AP-HP, unité Inserm 669, université
Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, Paris.
VI
1. La série télévisée intitulée Le bébé est une personne réalisée par Bernard Martino
dans les années quatre-vingts a marqué un moment important de l’évolution
des idées à ce sujet.
La psychiatrie fœtale
La médecine fœtale a fait d’énormes progrès au cours des dernières décen-
nies, et nous savons aujourd’hui beaucoup plus de choses sur la biologie de
l’embryon et du fœtus.
Parallèlement à cette évolution des connaissances, la dynamique psy-
chique de la grossesse (chez la mère comme chez le père) s’est également
précisée en permettant de préparer au mieux la qualité de l’accueil du futur
bébé et de faciliter l’accès à la parentalité.
6 Le développement psychique précoce
Il n’en demeure pas moins que vouloir cerner le point zéro de la naissance
psychique (comme d’ailleurs de toute chose) comporte inéluctablement
une certaine part d’utopie.
Et ce d’autant que ce processus ne peut être décrit au niveau de l’enfant
seul dans la mesure où il s’agit d’un processus éminemment interactif.
Pourquoi pense-t-on ?
Cette question est sans doute un peu abrupte et radicale, mais peut-être
pas inutile dans la mesure où il existe de nombreuses espèces vivantes qui
semblent se passer en grande partie de la pensée (dans le règne végétal
notamment).
S’il est toujours épistémologiquement critiquable de vouloir définir une
fonction par ses buts (dérive finaliste), il est en revanche possible ici de se
demander quels peuvent être les avantages sélectifs de l’acquisition de la
pensée du point de vue de l’évolution.
Nous indiquerons ainsi quelques pistes de réflexion.
La pensée fait partie du système pare-excitation.
L’enfant humain naît prématuré par rapport à ce qui se passe dans
d’autres espèces et il a absolument besoin de la présence de congénères
adultes comme auxiliaires de toute une série de fonctions.
Ceci est clair pour les besoins corporels : il a besoin de sa mère pour
pourvoir à son alimentation, à sa sécurité, à son hygiène, à sa santé… et peu
à peu, dans un mouvement d’autonomisation et de prise d’indépendance,
il va intérioriser et prendre à son compte ces diverses fonctions afin de pou-
voir, finalement, les assurer lui-même.
Il en va de même pour la pensée.
Au début, le bébé a besoin d’un autre pour penser ses propres perceptions,
d’un autre qui lui prête en quelque sorte son « appareil à penser les pen-
sées » (W.R. Bion).
Tout seul, il serait à nu et directement confronté au monde environnant
et, de ce point de vue, la capacité de pensée intervient alors comme moyen
de filtrage ou de tamisage étant entendu que l’appareil psychique ne peut
travailler que sur de petites quantités d’énergie (S. Freud).
Autrement dit encore, le système pare-excitation de l’enfant se montre
d’emblée double : une partie est prise en charge par l’adulte qui assure la
fonction maternante (holding, protection…) tandis qu’une autre partie est
prise en charge immédiatement par le bébé lui-même à travers la régulation
de ses états de vigilance, grâce à ses processus d’habituation bien mis en évi-
dence par l’échelle d’évaluation néonatale de T.B. Brazelton et, également,
par le biais de ses capacités précoces de proto-représentation mentale qui lui
assurent une rencontre médiatisée avec les objets externes.
Préalables théorico-techniques 15
Naissance de la pensée
Nous évoquerons successivement l’émergence des contenants de pensée,
l’instauration des tout premiers contenus de pensée et la mise en place des
liens primitifs.
Pour dire les choses autrement, il faut d’abord que le bébé bénéficie
d’un holding1 et d’un handling2 suffisamment bons, dans la perspective de
D.W. Winnicott, afin de les intérioriser progressivement et de pouvoir alors
ressentir sa propre peau comme suffisamment contenante et suffisamment
limitante.
Dans ces conditions, il pourra alors édifier ses enveloppes psychiques qui
doivent elles-mêmes assurer une double fonction de contenance (vis-à-vis
des contenus de pensée) et de limitation (distinction du Soi du non-Soi).
Comme on le voit, il existe une sorte de bisexualité de la peau et des
enveloppes en général, dans la mesure où, selon nos stéréotypes symbo-
liques habituels, la fonction de contenance renvoie plutôt au féminin et au
maternel, tandis que la fonction de limitation renvoie plutôt au masculin
et au paternel.
1. Le holding winnicottien renvoie à la manière dont le bébé est tenu et contenu par
les gestes, la voix, le regard et la pensée du caregiver qui permet ainsi à l’enfant
de ressentir sa peau comme un « sac cutané » fiable lui assurant cohérence et
cohésion (fonction contenante).
2. Le handling winnicottien renvoie à la manière dont le bébé est touché et mani-
pulé par le caregiver qui permet ainsi à l’enfant de ressentir sa peau comme un
« revêtement cutané » lui assurant une frontière claire et sûre entre le dedans et
le dehors (fonction limitante).
Préalables théorico-techniques 17
Mais on peut également citer W.R. Bion avec son concept de « fonction
maternelle alpha » et même A. Green qui a fait remarquer qu’aucun
psychisme ne peut s’instaurer et s’éprouver lui-même comme tel sans se
donner d’abord à penser à un autre psychisme.
Finalement, ce concept de double ancrage, corporel et relationnel, des
processus de symbolisation se retrouve chez R. Kaes quand il dit que le
monde est corps et groupe, qu’il n’est que corps et groupe.
Le deuxième élément du trépied se voit illustré par le concept de
traductions successives et stratifiées dont l’histoire part de la corres-
pondance entre S. Freud et W. Fliess pour aller jusqu’aux travaux de
P. Aulagnier et de J. Laplanche qui, dans sa réflexion sur la question
de la séduction originaire, considère le passage traductif d’un registre
à l’autre comme le mouvement fondateur de l’inconscient primordial
(du fait des restes, ou fueros, échappant à chaque palier au processus
de « métabolisation »).
Dans la perspective de P. Aulagnier, on peut retenir que les processus origi-
naires, primaires et secondaires du fonctionnement psychique vont œuvrer
conjointement tout au long de la vie du sujet avec leurs effets respectifs de
mise en forme, de mise en scène et de mise en sens.
Pour cet auteur, on le sait, les processus originaires constituent au fond –
et pour toujours – le socle et le soubassement vivants et actifs des deux
autres registres, à savoir le registre fantasmatique (pour les processus pri-
maires) et le registre idéique (pour les processus secondaires).
Au niveau des processus originaires, P. Aulagnier a surtout travaillé le
concept de « pictogramme », mais il existe actuellement tout un courant
de recherches psychanalytiques visant à préciser le concept de signi-
fiant archaïque ou de signifiant primordial dans lequel on aimerait voir
l’élément constitutif des futures représentations mentales qui en dérive-
raient alors par combinaison et complexification graduelles.
Ajoutons en tout cas que ce modèle de fonctionnement stratifié apparaît
comme relativement compatible avec certains systèmes modernes de traite-
ment des informations (modèles d’intelligence artificielle).
Le dernier élément du trépied correspond enfin à une double dynamique
de décentration et d’inclusion progressives du contenant primordial.
Au début, c’est l’objet primaire qui contient le psychisme du bébé et qui
aide celui-ci dans son repérage des premières structures élémentaires de
signification au sein de son environnement.
Ce premier temps se joue impérativement sur un fond de présence mater-
nelle ou plutôt de fonction maternelle.
Au bout du chemin, l’enfant deviendra capable d’évoquer symboliquement
la mère absente voire même l’absence de la mère qui sera donc ainsi passée
du statut d’objet contenant à celui d’objet contenu, passage qui suppose
l’intériorisation par l’enfant de la fonction contenante de l’objet primaire.
18 Le développement psychique précoce
Entre ces deux temps, il existe un moment de bascule qui paraît corres-
pondre à ce que G. Haag a décrit sous le terme « d’identifications intracorpo-
relles », le bébé rejouant dans son corps et son « théâtre comportemental »
quelque chose de la fonction maternelle et ceci surtout lors des moments
de creux interactifs, c’est-à-dire en cas de présence physique de la mère mais
sur le fond d’une distanciation psychique relative de celle-ci (« censure de
l’amante » de D. Braunschweig et M. Fain, par exemple).
est-il possible de faire une place à l’écart, c’est-à-dire aux différences entre
ce qui est attendu de l’objet et ce qui en est effectivement reçu ?
Dans ces conditions, y a-t-il un lien possible entre la théorie de l’attache-
ment et nos repères métapsychologiques classiques ?
C’est en tout cas l’idée que nous essayons de soutenir depuis maintenant
plusieurs années.
Il ne s’agit pas pour nous de plaider à tout prix pour un point de vue
œcuménique illusoire, mais tout simplement d’être honnête et d’analyser le
plus finement possible ce que les uns et les autres nous disons de véritable-
ment différent sous des termes identiques et ce que, dans le même temps,
nous disons de semblable avec des mots différents.
Dans cette perspective, il est alors intéressant de se pencher sur le concept
de « pulsion d’attachement ».
Un dispositif technique
L’examen de l’œuvre de Devereux montre que de sa théorie et de sa
méthode ne découle aucun dispositif spécifique pour les patients mais,
on en déduit, en revanche, une manière originale et forte de considérer
ce matériel culturel comme un véritable levier thérapeutique poten-
tiel et transitoire particulièrement efficace. Il pose aussi le fait que la
culture n’est pas systématiquement un facilitateur de soins. Dans cer-
tains cas, les mécanismes culturels peuvent même fonctionner comme
des obstacles.
Pour Devereux, l’utilisation de représentations culturelles dans le cadre
de traitements psychanalytiques n’est pas un a priori idéologique ou un
acte purement théorique. C’est au contraire un acte nuancé, critique et
complexe qui est fait avec la rigueur complémentariste, qui présente des
limites, mais qui est particulièrement créateur de complexité et d’appro-
fondissement. Le passage par le culturel a pour but d’accéder à l’universel
en chacun de nous, à l’universel incarné dans le particulier et non pas à
l’universel ou ce qui est décrété comme tel par celui qui est désigné comme
le donneur de sens : l’universel du sujet, approximation énigmatique et
sublime de l’être.
rigoureuse, par le travail quotidien avec les familles migrantes, par la super-
vision, par le travail régulier avec des anthropologues spécialistes des
cultures de nos patients dans le cadre de la consultation transculturelle,
dans des recherches communes ou sur le terrain. Partir, c’est aussi ce que
je conseille aux apprentis ethnopsychiatres et au-delà à tous les psycho-
thérapeutes : partir pour apprendre à se décentrer.
Nous allons maintenant décrire ce que l’on appelle des psychothérapies
transculturelles précoces parents-bébé4.
4. Nous allons décrire ce que nous avons mis en place autour des maternités de
Jean-verdier (Bondy) puis autour de la maternité de Port Royal (Paris). En effet,
en 1987, nous avons ouvert une consultation transculturelle pour la « seconde
génération » à l’hôpital Avicenne à Bobigny (www.clinique-transculturelle.org)
à la suite de Tobie Nathan (1986) qui l’avait fait pour la première génération
de migrants en France. Puis tout en continuant à développer ce dispositif trans-
culturel, en particulier autour des bébés et de leurs parents à Avicenne, nous avons
ouvert depuis 2008, un dispositif transculturel à la maison des adolescents de
Cochin et autour de la maternité de Port Royal où nous assurons la pédopsychia-
trie de liaison et la prise en charge des parents migrants (www.maisondesolenn.fr).
5. Au moins pour celles de la majorité de nos patients venant d’Afrique et autour
de la Méditerranée. C’est moins utile pour les patients asiatiques pour lesquels la
question doit être posée individuellement.
Préalables théorico-techniques 35
une aide mais surtout, il n’est pas inclus dans la relation thérapeutique ce
qui modifie totalement sa position (Moro et de Pury Toumi, 1994). Cette
re-traduction étant faite, nous avons comparé les deux versions ce qui a mis
en évidence le fait qu’il existait de nombreuses différences dans la traduc-
tion in vivo et a posteriori mais que malgré ces différences, le sens global du
discours était bien partagé par la triade patient-traducteur-thérapeute. Cette
dernière donnée, contredit, il faut le dire haut et fort, l’idée trop souvent
entendue selon laquelle on ne peut faire de thérapie avec un traducteur.
Certes, c’est complexe mais possible et même confortable de travailler avec
un traducteur – pendant qu’il traduit, on pense, on rêve… Cette traduc-
tion est possible si thérapeute, traducteur et patient ne renoncent pas
au mot à mot c’est-à-dire au caractère précieux et irremplaçable de chaque
mot partagé dans ce cadre psychothérapique. Le traducteur pour cela doit
être formé à la traduction en situation clinique, travail qui suppose une
formation et une supervision.
Au-delà de cette constatation globale de la faisabilité de la traduction en
situation clinique, l’étude a aussi mis en évidence l’importance de plusieurs
processus qui ont maintenant modifié notre manière de travailler dans
un entretien bilingue. Nous avons interrogé le traducteur de la situation
clinique sur ce qui l’a amené à ces différences, ce qui a permis de mieux
comprendre la part du traducteur dans le dispositif et ses mécanismes de
choix et de décision au moment même de l’entretien. Ainsi, « la connais-
sance culturelle partagée » permet de s’exprimer par sous-entendus et par
implicites, ce qui est fondamental lorsqu’on aborde des sujets difficiles – la
sexualité, les relations intimes entre les femmes et les hommes, voire entre
les parents et les enfants mais aussi, en France, tout ce qui touche au sacré…
Il s’agit tout d’abord de prendre conscience du fait que nous travaillons
sur un discours traduit et non énoncé (patient/thérapeute/patient) et donc
un discours médiatisé par le truchement du traducteur ce qui implique de
bien intégrer le traducteur dans le dispositif thérapeutique et donc de le
former à la situation clinique transculturelle.
Enfin cette étude et celles qui ont suivi (Abdelhak et Moro, 2006 ; Rousseau
et al., 2011) ont mis en évidence l’importance, pour les thérapeutes, des
associations liées à la matérialité du langage énoncées directement par
le patient et ce, même si on ne comprend pas le sens, on se laisse aussi
affecter par la matérialité de la langue, de sa prosodie, de ses rythmes, de
ses accélérations ou de ses silences. Ce bain linguistique provoque en nous
des images et des associations liées à l’effet direct des mots, de la manière
dont ils sont énoncés, des sonorités des phrases du patient… L’interaction
se fait avec le sens mais aussi avec la langue elle-même et l’univers qu’elle
transporte.
La traduction n’est donc pas simple, mais elle participe au processus
interactif de la psychothérapie précoce en situation transculturelle.
Préalables théorico-techniques 37
7. Pour une définition plus détaillée de ces trois niveaux, cf. Moro (1994).
38 Le développement psychique précoce
L’efficacité thérapeutique
Les travaux actuels en ethnopsychanalyse montrent la bonne adaptation
de cette technique à la clinique des migrants et de leurs bébés : elle obtient
des résultats thérapeutiques profonds et durables8. L’existence d’un disposi-
tif thérapeutique complexe qui s’adapte à chaque situation, le décentrage
culturel qui nous contraint à suspendre un diagnostic souvent trop prompt
lorsqu’il est fait à partir de nos catégories diagnostiques occidentales –
confusion entre du matériel culturel comme l’envoûtement et un délire,
non-perception d’un affect mélancolique sous un discours culturel centré
par la sorcellerie… – et l’utilisation de l’outil complémentariste conduit
à une multiplicité des hypothèses étiologiques, ce qui est sans doute un
facteur efficient de ce dispositif. Il a été montré, en effet, dans les travaux
actuels sur l’évaluation des psychothérapies que la capacité du thérapeute à
Conclusion
Il est indispensable que les professionnels soient préparés pour la rencontre
avec les patients issus de la migration. Ceci demande que les défis de la
communication transculturelle fassent partie du programme d’études des
formations dans le champ des soins. Dans ce contexte, des expériences
de coopération dans des équipes « multiculturelles » peuvent être de grande
valeur. Dans une telle équipe, les professionnels peuvent apprendre à se
décentrer par rapport à leur propre position sociale et culturelle (Hall, 1997).
En ce qui concerne l’adaptation des théories psychologiques et psy-
chiatriques aux problématiques complexes que l’on peut rencontrer dans
le travail avec les patients issus de la migration, il reste encore beaucoup
de travail à faire (Kleinman, 1980). Nous sommes encore loin d’une compré-
hension des conséquences des transformations actuelles de nos sociétés
(globalisation, phénomènes de migration et de créolisation, établissement
des réseaux transnationaux entre des migrants…) sur la vie psychique des
bébés et de leurs familles.
Être interactive
L’approche clinique du bébé se doit d’être interactive, en ce sens qu’il ne
s’agit pas seulement pour le clinicien d’observer, mais aussi de s’impliquer.
On pourrait alors parler d’observation participante, et le contact que le
clinicien doit chercher à établir avec le bébé nécessite bien sûr beaucoup de
tact pour ne pas qu’il soit vécu de manière intrusive par le bébé qui pourrait
alors réagir par des conduites d’évitement ou de détournement.
Mais il faut aussi beaucoup de tact pour que le contact établi avec l’enfant
ne fonctionne pas comme une entame ou comme une blessure narcissique
pour des parents éventuellement en difficulté de communication avec leur
enfant.
Même devenu fort âgé, D.W. Winnicott réservait toujours, au sein de ses
consultations parents-bébé un « temps au tapis » afin de se mettre « à hau-
teur » du bébé et de tenter avec douceur d’interagir avec lui.
Être contre-transférentielle
L’approche clinique du bébé doit tenir compte du vécu émotionnel du clinicien.
Nous n’utilisons pas ici la notion de contre-transfert dans le sens strict
qui est le sien dans le cadre de la cure psychanalytique, mais plus sim-
plement dans le sens d’une prise en compte de ce que le bébé fait éprouver,
vivre et ressentir émotionnellement au clinicien.
Chez le très jeune enfant, chez l’infans (en deçà du langage), la sémiolo-
gie n’est pas entièrement écrite au niveau du bébé.
Le vécu du praticien fait partie intégrante de la sémiologie, et ce d’autant
que ce sont ses capacités d’observation, d’attention, de contenance et de
transformation qui tireront les indices comportementaux exprimés par le
bébé vers un statut de signes.
C’est dire que l’attention du clinicien doit impérativement revêtir une
double valence : une valence centrifuge qui lui permet d’observer le bébé
réel qu’il rencontre, soit le bébé de chair et d’os, mais aussi une valence
centripète qui le met en lien avec lui-même (soit le bébé qu’il a été ou qu’il
pense avoir été) et avec ce que le bébé lui fait éprouver.
Être historicisante
L’approche clinique du bébé est historicisante
Le bébé advient, ontologiquement, anthropologiquement à l’intérieur
d’un tissu d’humanité qui, ayant précédé sa conception, fournira le subs-
trat relationnel à la construction de son être somato-psychique.
50 Le développement psychique précoce
Être transdisciplinaire
Tout organisme s’avère en réalité fondamentalement transdisciplinaire,
d’une certaine manière, puisque tout organisme fonctionne comme la
résultante de systèmes somatiques, neurologiques, biologiques, psycholo-
giques, cognitifs, affectifs, sociologiques, culturels…
L’humain n’est pas seulement la somme de ces différentes dimensions,
mais le fruit de leur synergie qui transcende et dépasse leur simple addition.
Il y a donc tout intérêt à ce qu’autour d’un bébé se rassemblent des pro-
fessionnels d’horizons variés et se référant à des corpus théorico-cliniques
distincts, afin que chaque bébé ne se laisse pas enfermer dans un modèle a
priori mais puisse être observé dans ses spécificités développementales.
Aucun modèle n’est vrai pour un bébé donné, puisqu’il cherche à donner
les repères d’une norme générale, statistiquement valide.
Il n’y a pas un bébé neurologique, génétique, cognitif, freudien, spitzien,
winniccottien ou kleinien…
Chaque bébé apporte sa pierre personnelle à la problématique du déve-
loppement, et le meilleur moyen d’y être sensible et de ne pas s’enliser dans
les risques de l’auto-référence, c’est précisément de travailler à plusieurs, de
manière transdisciplinaire et dialectique.
Le bébé réel s’écoute aux interfaces des différentes approches pos-
sibles et nous reprendrons ce point à propos de la psychiatrie périnatale
(cf. page 55 sq.).
Par ailleurs, qui dit transdisciplinaire dit groupal, et l’on sait aussi à quel
point le groupe permet une meilleure approche de la clinique précoce, en
mettant en jeu des processus et des mécanismes psychiques également en jeu
dans l’ontogenèse à l’aube de la vie : la mise en place des enveloppes psy-
chiques, les identifications projectives normales, les phénomènes de clivage…
Il y a des choses qu’on peut faire et comprendre seul avec les bébés, mais il y a
des choses auxquelles on ne peut accéder que via le groupe, ce qui ne fait, fina-
lement, que renforcer l’importance d’une transdisciplinarité bien tempérée.
tous les adultes qui sont autour d’eux. Dans notre monde occidental, où
nous avons un style d’interactions plutôt distales avec nos bébés, ceux-
ci sont « mous » car ils sont peu portés et donc peu stimulés sur le plan
moteur et kinesthésique en revanche, on leur parle beaucoup et surtout
on les regarde beaucoup, ce qui fait du regard un axe structurant de la
construction identitaire du bébé (Winnicott). Dans des zones comme en
Afrique de l’Ouest, en Inde du Sud… où les interactions sont proximales
et où le corps de la mère ou de ses substituts remplace le berceau, corps
auquel le bébé est attaché une grande partie de la journée et de la nuit,
les enfants sont « durs » car très stimulés sur le plan moteur et kines-
thésique, et par ailleurs, les techniques de maternage valorisent le mas-
sage et la manipulation, ce qui renforce ces compétences motrices et
toniques et moins les interactions visuelles et langagières, qu’on limite.
On a très peu besoin de parler au bébé, que l’on humanise et agrège au
groupe par le biais du lien d’attachement corporel. Dans ce cas, c’est
le tonus qui est l’élément premier des compétences du bébé et c’est lui
qui est touché en premier s’il y a des troubles du développement. De
même que ce sont les interactions visuelles chez nous et la capacité de
l’enfant à établir une attention conjointe qui la première est touchée
dans les troubles précoces du développement. Évaluer des interactions,
cela suppose donc qu’on tienne compte du contexte culturel d’origine
de ces interactions et aussi des effets de la migration sur ces interactions
qui entraîne du doute et des métissages entre les manières de faire d’ici
et celles du pays de naissance des parents. Ainsi, on ne peut évaluer les
interactions sans tenir compte de ces deux facteurs, sous peine de faire
des jugements de valeur sans intérêt clinique ou des erreurs diagnos-
tiques en prenant pour de la pathologie ce qui n’est qu’une manière
de faire : parfois certaines mamans d’Afrique de l’Ouest ou du Maghreb
ne parlent pas à leur bébé ou ne les regardent pas, pour les protéger, et
non parce qu’elles ne les investissent pas ou qu’elles sont ambivalentes
(Moro, 2007).
De même, il y a mille et une manières d’être parents et de bien
s’occuper des bébés comme nous le verrons dans la partie parentalité
de cet ouvrage, pour peu que l’on veuille bien regarder et accepter les
manières de faire des parents de par le monde et dans la migration. Et on
ne peut dire à personne comment être parents. La construction paren-
tale est un acte à la fois, collectif, intersubjectif et intrapsychique qui
s’appuie sur nos fantasmes, notre imaginaire individuel et collectif et
notre transmission transgénérationnelle.
Ainsi, pour être transculturelle, cette clinique précoce, suppose que cha-
cun se sensibilise et se forme à cette clinique à la fois subjective et collective
qu’est la clinique transculturelle, une clinique qui réinscrit chacune des
triades parents-bébé dans son histoire intime et groupale.
52 Le développement psychique précoce
J. Bowlby considérait en effet que ceci n’était pas un luxe superflu pour
des professionnels qui allaient entendre toute leur vie des patients leur
parler de leur enfance.
Il faut préciser que E. Bick avait fait l’expérience dans le cours de ses
études de médecine d’une observation objective de type pédiatrique, et
qu’en inventant sa méthode d’observation analytique des bébés, elle enten-
dait sans doute refaire une place officielle à la subjectivité de l’observateur.
Cette étape se reflète dans l’emploi si fréquent du « on » par la mère dans
son adresse au bébé.
Dans certains cas, cette période fusionnelle peut s’avérer entravante et
faire alors courir le risque d’organisations psychopathologiques sévères tant
la question de l’identité s’avère proche, aux temps précoces, de celle des
identifications primaires.
La tâche de l’observateur (ou du thérapeute) peut alors être, par quelques
interventions simples, de rendre à chacun des partenaires engagés dans la
relation ce qui lui appartient, un affect à l’un et un comportement à l’autre
par exemple, sans amalgame ni confusion.
L’observation piklérienne
Bernard Golse
L’institut Pikler-Lóczy a été fondé à Budapest en 1946 par la pédiatre
Emmi Pikler, au carrefour des courants de pensée pédiatrique, psychanaly-
tique et pédagogique, dans le but d’accueillir de jeunes enfants rescapés de
la tourmente qui s’était abattue en Europe à l’occasion de la Seconde Guerre
mondiale.
Certains de ces enfants étaient littéralement privés d’histoire, sans pré-
nom, sans nom, et sans récit possible de ce qu’ils avaient vécu.
Les équipes de Lóczy ont alors pu mesurer à quel point il est difficile de
s’occuper d’enfants dont l’on ne sait rien, et de ce fait, elles ont été ame-
nées à développer une remarquable professionnalisation des soins qui a fait
école depuis, dans le monde entier.
La pouponnière de Lóczy a fermé ses portes en 2011, mais plus de
4 000 enfants y ont été accueillis depuis sa fondation.
Une vingtaine d’associations ont progressivement été fondées dans le
monde pour travailler à la diffusion des travaux de l’institut Pikler-Lóczy
et l’association française fondée en 1983, a été présidée successivement par
G. Appell, par F. Jardin, et par B. Golse depuis 2007.
C’est une partie de notre travail qui nous importe au plus haut point, car
l’expérience de Budapest nous semble constituer un véritable laboratoire
pour l’étude de la mise en place de l’appareil psychique de l’enfant.
Le film qui a été réalisé sur Lóczy, une maison pour grandir a été, nous
semble-t-il, un événement important pour faire valoir les apports de l’ins-
titut Pikler-Lóczy auprès de la communauté scientifique internationale, et
une phrase du commentaire de Bernard Martino nous a particulièrement
touchés.
Nous la citons de mémoire : « Ce siècle (B. Martino parle ici du XXe siècle)
nous aura tout appris des manières de détruire l’individu. Il existe pourtant des
lieux où l’on sait comment aider l’individu à se construire. Loczy fait partie de
ces lieux-ci et il est de notre devoir de les préserver du mieux que l’on peut ».
Les fondamentaux de l’approche piklérienne sont la continuité et la
cohérence des soins (importance d’un auxiliaire de référence pour chaque
enfant), la qualité des rencontres individuelles entre l’auxiliaire et l’enfant
(sur fond de vie en groupe), et la liberté de mouvement physique (qui préfi-
gure et conditionne la future liberté de mouvement psychique).
L’observation se trouve au cœur même des soins qui sont prodigués aux
enfants, mais cette observation diffère quelque peu de l’observation selon
la méthode de E. Bick que nous venons d’évoquer ci-avant.
En effet, alors que cette dernière se trouve extrêmement centrée par
l’observation des interactions entre l’adulte et l’enfant, l’observation
piklérienne se voit, quant à elle, davantage centrée sur les mouvements
60 Le développement psychique précoce
de l’enfant dans l’espace mis à sa disposition, sur son utilisation des jouets
disposés dans cet espace (et qui sont pensés en fonction de l’âge chronolo-
gique et l’âge de développement des enfants), et sur les caractéristiques des
interactions entre les enfants (l’espace d’activité libre proposé aux enfants
est, en effet, un espace groupal).
Il importe de souligner que dans cette pratique particulière, tout est fait
pour que soit possible le respect des rythmes propres de développement de
chaque enfant, sans forcing anticipatoire et anxieux, respect dont dépen-
dent la qualité, l’harmonie et la stabilité des premières acquisitions.
Disons pour conclure qu’un des objectifs principaux de l’approche et
de l’observation piklérienne est de rendre l’enfant acteur de son propre
développement.
L’observation in utero
Bernard Golse
Dans la perspective de l’observation directe des bébés selon E. Bick, certains
travaux ont tenté d’appliquer cette méthode à l’observation des fœtus in
utero, et notamment en Italie, les travaux de Romana Negri qui a présenté
une étude préliminaire de trois couples de jumeaux non identiques obser-
vés au cours de leur vie intra-utérine et soutenu l’idée que des différences
comportementales précoces pouvaient se jouer en dépit de la gémellité.
Bien entendu, les résultats ne sont en rien superposables à ceux de l’obser-
vation post-natale, et ils peuvent donner lieu à toute une série de projections
fantasmatiques susceptibles de fausser l’interprétation objective des faits.
Ils sont tout de même intéressants pour réfléchir aux prémices de la per-
sonnalité et du style des interactions précoces ultérieures.
Encore peu développés à l’heure actuelle, il faudra voir quels peuvent
être leurs apports à la compréhension d’un certain nombre de troubles psy-
chopathologiques de l’enfant, et notamment de l’enfant hyperactif dont
certaines mères affirment, sans que cela soit facile à prouver, que leur enfant
bougeait déjà beaucoup plus in utero que ceux qu’elles avaient déjà portés à
l’occasion de grossesses précédentes…
Les membranes
Le placenta est indissociable des membranes : le chorion, membrane externe,
épaisse et d’origine trophoblastique, et l’amnios, membrane plus fine mais
résistante, composant la face interne de la cavité amniotique, d’origine ecto-
dermique et en continuité avec le cordon ombilical et la peau du fœtus2.
mère et le fœtus, une tolérance doit s’instaurer pour les protéger tous les deux
d’une destructivité liée à leurs différences. Cette différence est celle entre les
parents, expérience biologique d’un tiers. Expérience bénéfique, car si un
temps on pouvait laisser entendre aux femmes faisant des fausses couches
à répétition qu’il y avait une forme d’incompatibilité avec leur conjoint, on
pense désormais que c’est par une trop faible différence entre les deux sys-
tèmes HLA parentaux que pourrait se trouver un facteur de risque de patho-
logies du placenta comme la toxémie gravidique (Blazy, 2012).
Ces grandes fonctions physiologiques du placenta nous amènent aussi
à penser des correspondances avec certaines des huit fonctions du Moi-
peau décrites par Didier Anzieu (1995), maintenance, contenance, fonction
protectrice et de pare-excitation, individuation du Soi. Le placenta assure la
survie, la protection et définit l’espace de croissance et d’individualisation
progressive du fœtus.
Paul Denis a suggéré parmi les premiers que « le placenta jouait dans le
domaine des interactions biologiques une préfiguration du rôle que jouera
plus tard le père, en s’interposant entre la mère et son bébé » (Soubieux,
2005). Dans la clinique, on observe bien la fonction apaisante que peut
avoir un tel énoncé. Lorsqu’une femme enceinte est envahie d’émotions,
dont elle masque souvent l’ambivalence, elle nous dit souvent sa crainte
que le bébé ressente sa tristesse, une autre, à l’occasion d’une prise médi-
camenteuse durant la grossesse, craint que cela soit nocif pour le bébé.
Évoquer alors la présence du placenta qui ne laisse pas tout passer vers le
fœtus est parfois un premier pas pour ouvrir un champ de représentation
de tierceité. Et en même temps, c’est par l’ouverture de ce champ intermé-
diaire que le fœtus gagne aussi en individualité, il n’est plus uniquement que
le prolongement de la mère, puisqu’un organe est destiné à lui créer un espace
propre. Michel Soulé et Marie José Soubieux évoquent le placenta comme un
« compagnon dont il (le fœtus) dépend totalement » (Soubieux, 2005).
pour le lien qui doit être évoqué et joué à chaque naissance. Entrer dans la
communauté des vivants c’est entrer dans la communauté de ceux qui ne
sont pas privés de leur rapport à la mort » (Douville, 2001).
Chez les Bassari, cette mission, l’enterrement du placenta est une tâche
dévolue au père (Muke, 2003).
La disparition du placenta
Lacan avait souligné les pertes qui surviennent avec la naissance, la perte
du placenta, « c’est ce que le vivant perd, de sa part de vivant » et qu’il
recherche ensuite, en tant que « poursuite du complément » (Lacan, 1958),
c’est-à-dire « de la part à jamais perdue de lui-même » destinée à devenir
la libido. Claude Allione (2007) reprend ce texte et le relie ensuite à l’idée
que le placenta est concomitant d’un environnement très rythmé (par les
bruits maternels) émis dans cette « enveloppe de globalisation » pour le fœtus,
sa disparition est donc concomitante de cette perte de rythmicité. Ainsi, la
recherche de rythmicité plus ou moins symbolisée (entre la musique ou les
stéréotypies…) aurait à voir avec ce manque premier.
La chute des hormones fabriquées par le placenta n’est pas sans consé-
quence pour la mère, et elle est souvent évoquée dans la versatilité de son
humeur lors du post-partum blues. Si le fœtus et son placenta lui offrent
cette surcharge hormonale durant la grossesse, ils l’en privent aussi avec la
naissance et la délivrance.
Conclusion
Ainsi, le placenta préfigure de manière concomitante à son développement
le tiers qui entoure et sépare la dyade mère-enfant. Mais à travers les dif-
férentes représentations proposées, ce tiers est tout autant le père, que la
culture ou les ancêtres.
La mère n’est plus seule à avoir la responsabilité de son fœtus. Le fœtus
n’est plus soumis passivement à l’environnement maternel, mais filtres et
protections existent précocement.
La violence des sentiments, la lutte pour le territoire corporel qu’est le
ventre maternel, sont ainsi négociées par cet organe. L’ambivalence psy-
chique maternelle peut ainsi se trouver contenue.
Le tact
Le tact est un canal sensitif majeur lors de la vie prénatale. Les premiers récep-
teurs sont présents au niveau de l’épiderme dès la septième semaine. La per-
ception des changements thermiques est fonctionnelle au cours du deuxième
trimestre. Aussi, le fœtus perçoit précocement les stimulations du fait des
changements de position et des activités, des mouvements liés au diaphragme
et à la voix de la mère, et des sensations en provenance de sa propre acti-
vité. Quant à la perception et au contrôle de la douleur, c’est autour la vingt-
quatrième semaine que l’acheminement des perceptions douloureuses se fait
de la moelle épinière vers le thalamus (voies spino-thalamiques), et c’est vers
le troisième trimestre que les centres cérébraux qui intègrent la douleur sont
désormais fonctionnels. De ce fait, le plus petit prématuré possède un système
compétent de transmission de la douleur. En revanche, les mécanismes d’inhi-
bition et de régulation de la douleur ne se mettront en place que plusieurs
semaines après l’accouchement laissant le fœtus et le nouveau-né dans un état
d’hyperalgésie temporaire (Vaivre-Douret, 2003).
En conclusion, la précocité de sa fonctionnalité, sa distribution ubiqui-
taire sur la surface corporelle et la quantité et la qualité de stimuli apportés à
un appareil psychique en plein essor font des sensations et des perceptions
tactiles l’une des composantes majeures de l’expérience précoce. Le contact
Problématiques développementales successives 73
Le système vestibulaire
Les différents organes de la proprioception, abrités dans l’oreille interne,
et les voies nerveuses vestibulaires se mettent en place entre la septième et
la neuvième semaine de gestation, fournissant une sensibilité aux accélé-
rations angulaires et rotatoires et aux changements de position de la tête
quant à la pesanteur (Vaivre-Douret, 2003). Pour sa part, l’appareil ves-
tibulaire fournit des informations concernant la position du corps et de
ses déplacements dans l’espace. Tous ces renseignements sont nécessaires
à l’équilibre statique et dynamique et au contrôle de l’oculomotricité.
Contrairement à la rapidité de la fonctionnalité de ce système sensoriel
par rapport aux autres, sa maturation s’étend au-delà de la naissance pour
s’achever à la puberté. En conséquence, le fœtus, baignant dans le liquide
amniotique, reçoit en permanence des stimuli vestibulaires du fait de ses
propres déplacements et de ceux de sa mère.
Le goût
Les premiers bourgeons gustatifs apparaissent sur toute la surface de la
bouche vers la septième semaine, pour se concentrer sur le pourtour de
la langue, le voile et le palais antérieur à la douzième semaine, époque à
laquelle l’ensemble du système gustatif du fœtus est fonctionnel. Bai-
gnant dans le liquide amniotique, le fœtus en déglutit une moyenne de
21 à 42 mL/h (Vaivre-Douret, 2003) en fin de gestation, et paraît sensible
à certaines substances de sa composition. En tout état de cause, pendant
sa vie in utero, le bébé découvre des saveurs différentes, qui diffusent dans
le liquide amniotique et ultérieurement dans le lait, en fonction des habi-
tudes alimentaires de la mère. Il se forge ainsi une part de ses préférences,
d’une grande variabilité interindividuelle. Un lien a été établi entre cette
sensibilité gustative individuelle et les conduites alimentaires post-natales :
un enfant à forte discrimination gustative montrerait un comportement
alimentaire qualifié de capricieux, alors qu’un autre peu sensible aurait ten-
dance à accepter plus volontiers des nourritures plus variées.
L’odorat
Autour du deuxième mois, l’épithélium olfactif est suffisamment diffé-
rencié pour percevoir les stimuli véhiculés par le liquide amniotique en
provenance de la cavité orale. Les stimuli olfactifs sont discriminés dès
la trentième semaine, ainsi que la capacité de réagir aux changements de
composition du liquide amniotique. Cet apport aromatique prénatal fami-
liarise le nouveau-né avec les substances de l’environnement de son entou-
rage (Vaivre-Douret, 2003).
74 Le développement psychique précoce
L’audition
L’oreille interne est pleinement fonctionnelle autour de la vingt-sixième
semaine (Vaivre-Douret, 2003). Ainsi, le fœtus réagit par des sursauts à des
stimuli sonores dès la vingt-quatrième semaine et par des réponses plus
complexes à partir de la vingt-sixième semaine. Nous pouvons imaginer
le fœtus plongé dans un bain sonore permanent, relativement constant et
rythmé, composé de sons et de vibrations d’origine endosomatique, du fait
du fonctionnement du corps de sa mère (battement du cœur, respiration,
transit intestinal, bruits viscéraux) et d’un filtrage, par la paroi abdominale
et le liquide amniotique, des bruits extérieurs, véritable tamis qui atténue-
rait les aigus et transmet plus fidèlement les graves, ce qui amène certains à
penser que la voix du père serait mieux entendue. La voix de la mère serait
un stimulus intermédiaire (cf. page 122 sq.), transmis par les vibrations
vocales aux étages thoracique et abdominal et par la vibration de la colonne
vertébrale, elle impose simultanément un stimulus tactile au fœtus par la
pression qu’elle exerce sur le liquide amniotique du fait des mouvements
du diaphragme maternel. C’est ainsi qu’il y aurait une certaine continuité
entre le vécu intra- et extra-utérin, situation qui offrirait au bébé des repères
sensoriels favorisant l’attachement à la mère.
La vision
La vision du fœtus est fonctionnelle dès le septième mois de grossesse. Le
milieu utérin n’est pas complètement soumis à la pénombre du fait du
passage de la lumière à travers les tissus maternels qui lui opposent un
effet de filtrage non négligeable. Il en résulte une teinte orangée diffuse,
dont la luminosité fluctue selon l’oscillation nycthémérale, tonalité qui
serait le principal stimulus visuel de l’enfant durant la vie in utero (Vaivre-
Douret, 2003). En conséquence, ce canal sensitif semble relégué à un
deuxième plan par rapport à la prédominance de la fonction tactile, ves-
tibulaire et auditive de la vie fœtale. Ce n’est qu’après l’accouchement que
la vision deviendra la principale source de stimuli pour le bébé.
L’enfant fantasmatique
L’enfant fantasmatique fait appel à l’ensemble des scénarios, des représen-
tations et des marques signifiantes, concernant la prolongation de la vie
et habitant le psychisme parental. Il appartient davantage au domaine de
l’inconscient. Il est interrogeable, de préférence, par l’exercice psychana-
lytique. Les parents qui donnent la vie sont eux-mêmes porteurs de repré-
sentations, de scénarios, de marques signifiantes, venus de leurs histoires et
sous l’influence d’une transmission transgénérationnelle. Ces scénarios leur
ont été et seront à nouveau transmis à leur insu en même temps que le souf-
fle biologique. Pour M. Bydlowski (2002), ces représentations psychiques,
dont l’enfant va être doté, sont de deux ordres. Certaines sont littérales,
sous la forme de représentations de mots, dont l’approche concerne les
lettres et les nombres qui composent les noms, prénoms, dates de naissance
et de conception de l’enfant. D’autres sont des représentations d’événements,
des scénarios, des morceaux de l’histoire parentale, qui viennent habiter
l’être somato-psychique nouveau qu’est l’enfant.
L’enfant rêvé
L’enfant rêvé est l’enfant du désir et des rêveries des parents qui se réactua-
lisent de manière singulière à l’occasion d’une grossesse. Il est relativement
représentable et peut être mis en mots avec une certaine aisance, selon les
individus. Il appartient donc à la topique préconsciente et peut être consi-
déré comme une manifestation des capacités symboliques et projectives de
l’adulte. Il est donc plus tardif. L’enfant rêvé supporte les désirs infantiles les
plus vivaces, ambivalents et inconciliables, il est investi comme réparation,
accomplissement et dédommagement pour les adultes et leurs lignées, parti-
cipant de la transmission trans- et intergénérationnelle. Autant cet enfant
imaginaire est susceptible de représentation, autant le fœtus, l’enfant de
chair, qui se développe dans le ventre de la mère, échappe à toute possibi-
lité de représentation et jusqu’à la naissance il appartiendra à cette inquié-
tante étrangeté. Ainsi, ni le fœtus ni le nouveau-né ne sont donc imaginés
dans leur concrétude effective de chair et d’os, de sécrétions amniotiques,
urinaires ou fécales, de traces de sang et de lanugo, mais plutôt comme
un nouveau-né déjà langé, parfumé, soigné, lavé et surtout regardant et
souriant. Le sourire et le regard comptent parmi les grands critères d’huma-
nisation dans la conscience collective.
Insistons sur le fait que l’intérieur du ventre gravide, échappant à l’expé-
rience sensorielle, ne trouve pas d’image mentale pour être traduit, ce qui
78 Le développement psychique précoce
L’enfant narcissique
L’enfant narcissique est celui que S. Freud a décrit, dès 1914 dans son célèbre
article sur « Le Narcissisme », sous le terme de « His majesty the baby ». Cet
enfant narcissique est le dépositaire de tous les espoirs et de toutes les attentes
de ses parents. Tout ce qu’ils n’ont pas pu faire, tout ce qu’ils n’ont pas réussi,
tous leurs idéaux manqués, leur enfant sera chargé de l’accomplir et de les
dédommager ainsi de leurs éventuels regrets et de leurs diverses frustrations.
C’est d’ailleurs le principal « mandat transgénérationnel inconscient », selon
S. Lebovici, qui incombe aux enfants mais qui se révèle parfois relativement
lourd à porter. Quoi qu’il en soit, une chose est de souhaiter consciemment
que nos enfants fassent mieux que nous, une autre chose est de l’accepter
profondément et sans rivalité ou jalousie inconscientes. Aussi, même si pour
chaque parent, l’enfant demeure tout au long de la vie, un objet narcissique
particulièrement important et investi, il ne peut cependant y avoir d’amour
parental qui soit absolument dépourvu de toute ambivalence.
qui composent ces groupes, à savoir les parents ou les futurs parents. Dans
notre société, par exemple, l’enfant est devenu de plus en plus précieux
(parce que de plus en plus rare compte tenu de la diminution progressive
de la taille des fratries), de plus en plus tardif (l’âge des mères à la première
grossesse a régulièrement augmenté jusqu’à récemment), et il se doit éga-
lement d’être de plus en plus parfait (au fur et à mesure des progrès des
techniques biomédicales pré- et périnatales). Les victoires progressives sur
l’infertilité des couples et les avancées considérables de l’assistance médicale
à la procréation n’ont fait que renforcer ces différents courants d’évolution
qui sous-tendent le mythe de l’enfant parfait.
Mais, dans le même temps, l’enfant se doit d’être le plus rapidement
possible autonome, c’est-à-dire le moins longtemps bébé afin de ne pas
trop interférer avec le travail des parents qui est souvent prioritaire avant
la naissance de l’enfant et qui doit ensuite être rapidement repris. Le trait
est sans doute un peu forcé, mais il comporte cependant sa part de vérité.
Nous remarquerons, par exemple, que les prétendus progrès de la puéri-
culture vont souvent dans le sens d’un éloignement progressif mais rapide
du corps du bébé et de celui de l’adulte. Tout se passe comme s’il fallait
qu’assez vite, le bébé dispose de son propre espace corporel et compor-
temental distinct de celui de ses parents. Sociologiquement au moins, la
fusion n’est plus dans l’air du temps mais ceci nous amènera peut-être à
rappeler que parmi les droits de l’enfant il y a, tout simplement, le droit
à l’enfance !
Au terme de cette brève recension, nous comprenons que ces divers
groupes de représentations s’élaborent progressivement, que certaines de ces
représentations s’édifient pendant le temps de la grossesse et que de ce fait, si
celle-ci se voit prématurément interrompue, le psychisme des parents ne soit
pas alors en mesure d’accueillir l’enfant dans de bonnes conditions.
L’ensemble de ces représentations sera ensuite le terreau sur lequel les inter-
actions précoces parents-bébé vont se développer.
C’est avec tout ce chemin déjà parcouru que la femme va inscrire sa gros-
sesse dans un projet d’enfant construit, ou accepté, consciemment.
Hélène Deutsch et Thérèse Benedek ont été parmi les premières à souli-
gner que le processus de maturation de la grossesse permet d’acquérir un
sens de l’identité adulte plus solide et indépendant, par la possibilité que
cette crise développementale offre de réconciliation avec les expériences
de la petite enfance (Deutsch, 1945). Benedek évoque une spirale transac-
tionnelle dans les interactions parents-enfant pour souligner les influences
réciproques entre parent et enfant dans le développement intrapsychique
parental, la remise en jeu des vécus primordiaux et leur issue dans l’inter-
action avec l’enfant (Benedek, 2013). Dès la grossesse, ce processus est à
l’œuvre. Mais la réalité de l’arrivée de l’enfant et ce qu’il amènera de lui
dans ce processus sont indispensables à sa poursuite.
Monique Bydlowsky a proposé la notion de transparence psychique
pour souligner que la présence du fœtus allait induire un recentrement de
la mère vers son monde interne et psychique, et, par un abaissement des
mécanismes de défenses, permettre une réémergence de processus en lien
avec la vie infantile de la femme (Bydlowski, 2005). Cette occasion d’élabo-
ration des conflits anciens sera aussi, nous y reviendrons, une voie pour que
la mère puisse, grâce aux retrouvailles avec ses mécanismes plus infantiles,
s’identifier à son bébé et en comprendre les besoins.
Irving Léon a proposé le modèle de l’instinct pour souligner l’intrication
des modifications induites par la production hormonale, avec ses effets cor-
porels et psychiques, et des modifications induites par un retour de motions
émanant d’une forme de récapitulation de la sexualité infantile (Léon, 1996).
On peut observer cela à travers des fantasmes du registre de l’oralité (ingérer,
incorporer l’embryon), ou de l’analité (angoisses de pertes, expulser-retenir).
La réémergence de conflits infantiles non résolus peut induire une déstabi-
lisation de l’homéostasie psychique lorsqu’ils surgissent ainsi de manière
inattendue. Mais par ailleurs, la présence in utero du bébé peut aussi prendre
des valeurs différentes pour la femme, et permettre parfois l’éprouvé d’un sen-
timent de complétude (fantasme de porter un phallus interne) qui va soutenir
un investissement narcissique gratifiant de la grossesse elle-même.
L’attachement prénatal
L’attachement prénatal est un concept apparu au début des années quatre-vingts
et prenant de l’ampleur grâce aux outils d’évaluation qui lui sont rattachés. Dans
le courant des théories de l’attachement, il s’agissait de penser les représen-
tations maternelles comme la transition dans la transmission de la qualité de
l’attachement. Mais ici le terme d’attachement est utilisé pour décrire le lien
de la mère à l’enfant et non comme dans la théorie de l’attachement de John
Bowlby, celui de l’enfant vers ses figures parentales (Bowlby, 2002). Le terme de
bonding serait plus approprié mais n’est pas celui qui a été retenu. Il s’agit
donc de l’ensemble des comportements et des rêveries de la mère concernant
le fœtus et le bébé à venir, illustrant la capacité de la mère à imaginer les
actions du fœtus, ses besoins, dans une différenciation d’elle-même.
En 1981, Cranley propose la première définition de l’attachement materno-
fœtal : il s’agit pour elle de « l’investissement de la femme enceinte pour son
enfant à naître. Ses comportements reflètent son sentiment filial et les inter-
actions avec le fœtus ». L’intérêt de ce concept est qu’il permet de décrire un
aspect particulier des relations entre la mère et son fœtus fondé sur des repré-
sentations conscientes. Ces représentations cognitives incluent des scénarios
d’interactions entre la mère et son futur bébé ainsi que la capacité maternelle
à attribuer des caractéristiques physiques et émotionnelles à son fœtus.
Plusieurs auto-questionnaires existent et nous citerons en particulier le
Prenatal Attachment Inventory (PAI) crée par Müller en 1993, se basant sur
Problématiques développementales successives 85
Conclusion
Nous soulignerons à nouveau que le travail psychique de la grossesse, aussi
nécessaire qu’il soit pour la construction de l’identité parentale et du lien à
l’enfant, peut se révéler coûteux pour la femme, et c’est la compréhension
de cette dynamique qui donne sens à certains troubles psychopatholo-
giques de la grossesse.
Nous n’avons ici abordé que la dynamique maternelle. Cette option
didactique est nécessairement limitante car l’idée d’une dyade mère-enfant
fusionnelle et isolée serait erronée.
Problématiques développementales successives 87
Le désir d’enfant
Les mécanismes psychologiques du devenir parent ont comme point du
départ le désir d’enfant et aboutissent à une nouvelle identité.
Le désir est le premier pas vers la création et l’établissement de la relation
parent-enfant.
Actuellement, ce désir apparaît de plus en plus tardivement puisque les
futures mères semblent obliger de programmer leur grossesse en fonction
de leurs projets professionnels.
Problématiques développementales successives 91
Le désir doit d’abord être reconnu et intégré à la vie du couple avant que
l’enfantement devienne possible.
Cette reconnaissance est suivie par le projet d’enfant et l’attente.
Quand l’attente se prolonge, la médicalisation commence, et elle va alors
conduire le couple sur le long et difficile chemin des examens et des
traitements.
Tout au long de ce parcours, l’ambivalence est évidente.
L’enfant est l’objet du désir qui s’exprime dans la parole, mais le corps ne
suit pas.
Au contraire, celui-ci doit se conformer aux techniques et aux rituels qui
n’ont rien à voir avec le désir et la jouissance.
De nombreux examens et actes médicaux vont suivre jusqu’à la décou-
verte ou non d’une cause organique de la stérilité.
Ce parcours se différencie en fonction de l’histoire personnelle des prota-
gonistes, et il est difficile de le résumer.
Il existe tout de même un point commun : chaque traitement de stérilité
se déroule dans une ambiance de type traumatique.
S’impose alors la nécessité d’un travail de deuil de l’aptitude à procréer,
ainsi qu’une acceptation de l’incapacité à créer une famille d’une façon
traditionnelle.
En même temps, on observe souvent une certaine excitation, voire une
euphorie fondée sur des idées de toute-puissance selon lesquelles la nature
va être vaincue, le problème trouvera une solution, et l’enfant naîtra.
Les deux dimensions alternent, et chaque nouveau cycle de traitement
crée de nouveaux espoirs.
L’anxiété s’accentue dans la période qui suit la fin du traitement jusqu’aux
résultats du test de grossesse.
Si les résultats sont négatifs, une nouvelle répétition de la procédure va
alors commencer, de telle sorte que la vie du couple n’a plus aucune auto-
nomie, et se structure désormais autour des essais de procréation médicale-
ment assistée.
Dès lors, dans ce cheminement, les émotions et les représentations
s’appauvrissent, et le poids de la technologie et de la médicalisation ne
laisse plus apparaître aucune autre dimension que celle de la biologie dans
la reproduction humaine.
La création de la vie se réduit à la question concrète des gamètes, des
ovules, des embryons à transfert, fabriqués en laboratoire, tous éléments
qui font difficilement l’objet d’un investissement affectif ou de représenta-
tions mentales élaborées.
Selon M. Bydlowski (1997), chez la femme, du fait même de l’atteinte de
sa capacité à devenir mère naturellement, le désir d’enfant se transforme en
nécessité d’avoir un enfant.
Cette nécessité conduit la femme à la création d’un lien profond de
dépendance envers les médecins alors idéalisés.
92 Le développement psychique précoce
La grossesse
L’arrivée de la grossesse calme momentanément l’anxiété des futurs parents,
mais tout de suite après, commence l’effort pour le maintien et la sauve-
garde de cette grossesse.
Médicalement, il n’est pas prouvé qu’une grossesse obtenue par des
méthodes de procréation médicalement assistée se déroule différemment
d’une grossesse difficilement obtenue naturellement.
Malgré tout, elle est considérée comme « une grossesse précieuse », et la
femme enceinte fait tout ce qu’elle peut pour la préserver.
Elle limite ses activités, elle s’abstient de toute sexualité, elle reste au lit
même sans raison objective de le faire, et parfois elle programme un accou-
chement par césarienne.
Il est évident que le vécu de la future mère durant la grossesse influence
grandement ses capacités représentatives et la qualité de sa relation future
avec l’enfant qui va naître.
McMahon et al. (1997, 1999, 2013) étudient depuis une vingtaine d’années,
le niveau d’anxiété des femmes ayant obtenu leur grossesse par FIV.
Ils ont montré que ces femmes, même si elles ne diffèrent pas de celles qui
conçoivent spontanément quant à leur niveau global d’anxiété, présentent
toutefois, en ce qui concerne spécifiquement la grossesse, un état d’anxiété
plus élevé.
Il s’agit d’une anxiété quant à la survie du fœtus et à l’accouchement
d’un bébé sain, mais aussi quant à de futures difficultés durant l’enfance
et à des craintes de séparation d’avec leur enfant, comme si les femmes qui
ont obtenu une grossesse après des efforts répétés s’attendaient, en fait, à la
naissance d’un bébé « difficile ».
Leur dernière étude (McMahon et al., 2013) examine de manière pros-
pective l’impact du stress gestationnel (anxiété de grossesse) sur le tempé-
rament du nourrisson.
Leurs résultats confirment ainsi les recherches qui indiquent que l’anxiété
pendant la grossesse due au caractère anxieux de base de la mère est
corrélée à un tempérament difficile de l’enfant, mais sans impact
particulier de l’anxiété spécifique de la grossesse (mesurée au troisième
trimestre).
Ces résultats sont rassurants pour les femmes qui ont recours à la PMA,
dans la mesure où leur grossesse peut être caractérisée par des préoccupa-
tions particulièrement intenses à propos du bien-être du bébé mais sans
Problématiques développementales successives 93
Dans l’étude de Pinborg et al. (2003), lorsque des jumeaux FIV ont été
comparés avec des jumeaux naturellement conçus, aucune différence n’a
été constatée entre les groupes.
La constatation que les jumeaux FIV sont un peu plus lents dans leur
développement que les singletons FIV, semble être liée au danger des nais-
sances multiples plutôt qu’à la FIV en tant que telle.
Aucune différence entre ces groupes n’a été retrouvée quant au dévelop-
pement psychomoteur des enfants.
Dans l’ensemble, il n’y a donc aucune preuve que le développement men-
tal et psychomoteur précoce des enfants nés par les différentes méthodes
de FIV soit perturbé.
La FIV hétérologue
Les parents qui ont eu recours aux FIV hétérologues, don de sperme ou
d’ovules, se trouvent devant des difficultés particulières qui ont surtout trait
à « la levée du secret ».
Nos connaissances provenant des familles qui ont adopté des enfants
montrent désormais, à l’évidence, que garder le secret pose des pro-
blèmes dans le fonctionnement familial, et que ce maintien du secret n’est
Problématiques développementales successives 97
enfants par mère porteuse (ou femme porteuse selon que l’on prend en
compte ou non la dimension maternelle de celle-ci pendant la grossesse
qu’elle vit à la demande d’un couple).
La mère porteuse est la femme qui est enceinte à la place d’un autre.
Elle porte le fœtus et poursuit la grossesse jusqu’à la naissance de l’enfant
avec l’intention de transférer ensuite ses droits parentaux à la mère d’intention.
La maternité de substitution comporte deux formes :
– dans la première, la gestatrice n’est pas la mère génétique de l’enfant, et
pour l’insémination artificielle, on utilise les ovocytes de la mère d’inten-
tion et le sperme du père. La mère porteuse reçoit l’embryon et le porte
pendant neuf mois ;
– dans la seconde, la mère porteuse est inséminée avec le sperme du père
d’intention et elle est donc également la mère génétique de l’enfant.
La mère qui est destinée à devenir le parent légal est la personne qui élèvera
l’enfant. Elle peut être (si ses propres ovocytes sont utilisés) ou ne pas être
biologiquement liée à l’enfant.
Les nouveaux paramètres découlant de la maternité de substitution sont
nombreux.
Il y a des questions portant sur la légalité des transactions financières, sur
le fait de savoir si l’enfant doit connaître la mère de substitution, sur la natio-
nalité et la citoyenneté des bébés quand la mère porteuse vit à l’étranger…
Le fait que dans le cadre de la GPA, plusieurs femmes soient impliquées
dans la fonction de reproduction (la mère biologique, la mère enceinte,
la mère intentionnelle) et que chacune d’entre elles puisse revendiquer
le statut de mère, crée des problèmes qui amènent souvent les personnes
impliquées à réclamer l’intervention de la justice.
On peut aussi se demander quelles seront, à long terme, les conséquences
de la GPA sur le « roman familial » des individus, dans la mesure où, jusqu’à
maintenant, si le père était toujours incertain, la mère quant à elle était
toujours certaine…
Quoi qu’il en soit, certaines études examinent les caractéristiques des
femmes qui se prêtent à devenir mères porteuses et le devenir des liens
créés avec les futurs parents.
Les mères porteuses elles-mêmes affirment qu’un caractère spécifique est
nécessaire pour remplir cette fonction.
La mère porteuse ne doit pas créer de relation avec le fœtus (interactions
fœto-maternelles) et le nouveau-né, ne pas faire de projets ou de rêves pour
lui, ne pas penser à son prénom, avoir continuellement à l’esprit qu’elle
n’est au fond qu’une nourrice prénatale, et que le bébé sera bientôt confié à
son père et à sa mère d’intention.
Comme G. Delaisi de Parseval (2007) le souligne, le paradoxe des nou-
velles méthodes de procréation réside en ceci qu’elles permettent de reven-
diquer dans certains cas la prééminence du génétique, et dans d’autres, celle
du lien social et de la volonté.
100 Le développement psychique précoce
Conclusion
Les techniques de la PMA ont ouvert une perspective heureuse aux couples
qui n’avaient pas la possibilité d’obtenir un enfant.
De multiples et diverses recherches méthodologiques étudient les consé-
quences des PMA sur le développement des enfants et sur les relations qu’ils
nouent avec leurs parents.
Bien que ce chapitre de la médecine soit encore récent, et que la revue de
la littérature soit encore loin d’être exhaustive, on peut cependant en tirer
quelques conclusions.
Les études menées depuis 25 ans ne sont en faveur d’aucun risque accru
de la pathologie pour les enfants âgés de 1 à 3 ans conçus par FIV et pour
leurs familles.
Les quelques difficultés qui ont été rapportées par les mères quant à la
première année de la vie de l’enfant reflètent probablement leurs pré
occupations plutôt que de réels problèmes de l’enfant.
Après la première année, les différences s’atténuent et, dans certaines
études, la relation mère-enfant et l’implication émotionnelle de parents
FIV semblent plus fortes que dans les familles où les enfants sont conçus
naturellement.
L’enfant né à l’aide de la PMA est un être d’emblée désiré et attendu.
Il incarne la réalisation du désir et la récompense d’efforts durables.
Les parents ont dû attendre longuement pour l’avoir.
Le fort désir de parentalité semble ainsi plutôt associé à une bonne qualité
de la parentalité.
Les techniques de PMA amènent aussi à la création des nouvelles formes
de familles où la parentalité prend des dimensions inconnues jusqu’à main-
tenant.
Ils soulèvent des polémiques passionnantes mais personne n’a encore de
réponses définitives.
Les chercheurs les plus prudents suggèrent d’attendre que ces enfants
grandissent avant de se prononcer sur leur bien-être, en sachant que la psy-
chopathologie de l’âge adulte plonge ses racines dans les distorsions du
désir parental, de la gestation et du déroulement de la première enfance.
Quelles que soient les réponses que l’avenir nous donnera, il est d’ores et
déjà certain que la PMA propulse la création de la famille hors des limites
habituelles et qu’elle bouleverse nos connaissances sur ce qu’on croyait être
les conditions idéales pour le développement de l’enfant.
Problématiques développementales successives 101
Enfin, Bydlowski précise que « plutôt que désirer un enfant, c’est devenir
père en lieu et place de son propre père qui traduit au mieux la formule du
souhait d’enfant au masculin » (2008, p. 51). Il s’agit donc davantage d’un
désir d’être père, de fonder une famille, de s’inscrire dans une filiation et
de transmettre son nom. Cette dimension transgénérationnelle paraît donc
être prégnante chez l’homme.
Conclusion
Les racines inconscientes du désir d’enfant se conjuguent donc toujours au
pluriel et son unicité vole en éclat (André, 2009). La question de l’enfant
interroge notre inscription dans une histoire transgénérationnelle, notre
rapport à l’altérité et à la mort. À ces racines intimes, se mêlent toujours des
influences multiples telles que les dynamiques familiales, sociales et cultu-
relles. Le désir d’enfant comme la parentalité sont des réalités différentes
selon les sexes même si des ingrédients communs s’y retrouvent et s’y
mêlent. L’évolution actuelle montre que le projet d’enfant qui auparavant
allait de soi, dans des normes naturelles et culturelles, prend une place de
plus en plus importante sur la scène sociétale, devenant objet de recherches
philosophique, psychanalytique, sociologique et anthropologique, qui
témoignent de la complexité du désir d’enfant.
On lui conseille aussi de demander au père de poser les mains sur son ventre
et de parler au bébé pour qu’il reconnaisse sa voix. Ailleurs, il convient que
le père ne tue pas tel animal à la chasse ou ne transgresse pas tel interdit…
Chez nous, il convient que la mère se préserve, puisse satisfaire ses désirs,
même lorsqu’il s’agit de fantaisies alimentaires incongrues ou difficiles à
satisfaire à certaines saisons, comme manger des fraises ou des asperges
vertes et fraîches à Noël… Ailleurs, plus loin encore, il convient que tous
ceux qui entourent la femme enceinte soient attentifs à leurs propres rêves,
qu’ils les gardent le matin et les racontent soit à la mère – s’ils sont interpré-
tés comme de bon présage – soit au père, aux grands-parents ou encore aux
personnes désignées dans la communauté comme sachant les interpréter –
des vieilles femmes ou des guérisseurs. Dans un lieu plus proche, il convient
de confier ses rêves, ses pensées intimes ou ses conflits à un psychanalyste,
un thérapeute, un médecin ou quelqu’un qui est capable de les entendre ou
mieux encore, d’en faire quelque chose.
Partout, on tente donc de fabriquer nos enfants, d’agir sur le processus
de la procréation de manière directe ou indirecte, de manière technique
ou fantasmatique, de manière objective ou subjective. Toutefois, l’idée
d’une fabrication à la fois individuelle et collective des enfants, idée qui
nous vient à la fois de l’histoire et de l’anthropologie, semble s’estomper
dans nos sociétés occidentales, où on oublie volontiers les aspects collectifs
pour ne se représenter que l’appropriation individuelle, au mieux celle du
couple – « nous avons voulu un enfant à ce moment-là et nous l’avons eu ».
Le berceau d’un enfant est d’abord groupal : « la sauce » lui préexiste, l’éthos
pour employer un autre registre de vocabulaire que celui de la cuisine, celui
de la philosophie. Cet oubli du collectif fait que, souvent, on n’arrive pas
à comprendre les représentations d’autres lieux, par exemple celles qui
présupposent que l’acte sexuel n’est pas ce qui est à l’origine des enfants
ou ne serait que la partie visible de l’iceberg : le véritable nutriment serait
le monde invisible transporté par les parents, à savoir les ancêtres ou les
génies, comme chez les Mossi d’Afrique de l’Ouest (Bonnet, 1988). De nom-
breuses autres formulations sont encore possibles. Ainsi, chez les Baruya,
peuple de Nouvelle-Guinée, les enfants sont, comme partout, engendrés
par un homme et une femme, mais avec l’intervention inévitable du soleil
(Godelier, 2004) ; on y estime également que le sang menstruel est le grand
ennemi de la santé masculine (Godelier et Panoff, 1998). Suffit-il d’un
homme et d’une femme, et quel est l’apport de chacun dans la composition
d’un troisième ? Beaucoup de sociétés mettent en scène le fait qu’il faut plus
de deux êtres humains pour en faire un troisième. Cette idée de fabriquer
des bébés avec d’autres, présents ou absents, de les co-fabriquer6, et non de
6. Sur cette belle idée cf. La Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie 1993 ; 21. Voir aussi le
numéro de L’autre sur le thème « Bébés étranges, bébés sublimes », 2004 ; 14.
Problématiques développementales successives 107
désir, on le sait, est d’abord porté par une personne et pas par une institu-
tion. Se pose, dans ce cas, la ligne de partage entre le désir et le droit, entre
les parents et l’enfant, entre la mère et le père. La question reste ouverte
dans notre société, et toute la difficulté vient de la force des préjugés qui
font feu de tout bois idéologique, qu’il soit religieux, psychanalytique ou
même anthropologique.
Quel désir, en effet, peut être considéré comme légitime et quels sont
les besoins des enfants ? Répondre à une telle interrogation suppose
qu’on puisse penser en dehors d’une position normative et qu’on ne
prenne pas les habitudes ou les normes actuelles, que l’on sait pourtant
variables, pour des besoins. Pour penser ces modifications importantes
des constellations familiales que ce soit ailleurs ou ici, l’anthropologie
est un outil précieux, car elle permet d’observer sans juger, de comparer,
de prendre de la distance, de voir qu’il y a d’autres possibles, de mesurer,
aussi, les effets que produisent différentes structures familiales sur les
enfants et les parents.
Désirs et besoins sont avant tout des constructions provisoires et donc
mouvantes qu’il faut mettre à l’épreuve de l’altérité et des faits loin de toute
volonté normative. Les travaux des psychologues, des anthropologues
et des sociologues sur homosexualité et parenté, tels, par exemple, ceux
d’Anne Cadoret (2002, 2005), montrent que l’évolution des configurations
parentales, depuis une cinquantaine d’années, nous oblige à réfléchir à la
possibilité d’avoir plusieurs figures paternelles et maternelles. Les parents
homosexuels veulent être « des parents comme les autres ». Cela est
maintenant une réalité bonne à penser et la suite d’une évolution de la
construction familiale et de l’organisation de la parenté. Comme le dit très
justement Cadoret, les familles homoparentales sont devenues un phéno-
mène de société, moins par leur nombre, limité, que « par ce qu’elles nous
révèlent de la société française en général » (Cadoret, 2005, p. 33). Et ce qui
est intéressant ici, c’est qu’il ne s’agit pas de parentalité, mais de parenté : on
se met de cette façon d’abord à la place de l’enfant et de sa parenté, et pas
seulement du côté du désir d’être parents des adultes. Comment donner à
chacune de ces différentes figures, maternelles et paternelles, « une place,
toute sa place mais rien que sa place, dans la parenté de l’enfant » (ibid.) ?
Cet enjeu n’est pas propre à l’homoparentalité. On le retrouve dans d’autres
constellations parentales très actuelles, notamment dans l’adoption où les
réformes actuelles en France sur la filiation, en particulier celle de 2002 telle
qu’elle a été mise en place par le Conseil national pour l’accès aux origines
personnelles (CNAOP), tendent vers une délégation de l’autorité parentale
fondée sur un partage et non plus sur une substitution8.
Flore force le destin et demande à son mari de prendre une jeune co-épouse
et de lui faire un enfant ; comme cela, il aura une descendance. Elle songe
aussi que c’est une manière de savoir qui des deux est stérile ? Mais son mari
ne veut pas, il dit : « Je ne sais pas, mais quelque chose m’empêche de le
faire. » Flore a alors l’idée de venir en France : soit la médecine l’aide à trou-
ver un enfant, soit elle va le faire avec un homme de passage. « Trouver »,
tel est bien le mot qu’elle emploie : cette femme cherche un enfant ; la ques-
tion de la stérilité et celle du désir d’enfant sont ainsi liées. À la première
tentative de fécondation in vitro, Flore est enceinte ; naît une petite fille
qu’elle appellera d’un prénom qui signifie à la fois « fée » et « sorcière ».
Pour elle, comme pour son mari, la technique biologique s’apparente à de
la magie au sens où le désir empruntant des procédures techniques s’est
incarné et transformé en principe de vie. Pour Flore, la PMA devient alors
une technique magique parmi d’autres.
Toute femme qui souhaite un enfant a des pensées intimes plus ou moins
avouées, plus ou moins avouables, qui sont de cet ordre : « c’est magique ».
Toutefois, certaines sociétés ont des formes collectives pour dire la magie de
la conception et de ses énigmes, alors que, dans d’autres lieux, il faut cher-
cher au fond de soi des ressources pour penser les avatars de ce processus
et en particulier, toutes ses difficultés. Dans la variété des projections, des
questions, des formulations, se cachent sans doute des processus univer-
saux sur l’énigme des enfants et leur venue au monde, sur notre désir de
les avoir malgré les obstacles et parfois avec des techniques de plus en plus
sophistiquées. Accéder à la complexité de l’humain implique d’être attentif
à la diversité et aux nuances.
famille n’est plus une institution, c’est de plus en plus un lieu de relations
affectives choisies, un havre de paix ou voulu comme tel en dehors des ins-
titutions et du monde11. En Occident, on ne constitue pas une famille par
nécessité, mais par choix. Par conséquent, cette famille n’est pas le relais de
la société, mais une microsociété en elle-même qui fonctionne selon les lois
de l’amour, de la tendresse ou de l’empathie, mais qui ne prépare pas priori-
tairement à la société, au collectif, lequel est de moins en moins valorisé en
tant que tel. La famille est devenue une affaire d’intimité et secondairement
seulement un lieu de socialisation. Désormais, des individus se choisissent
et vont décider de faire un enfant, et ce dernier portera d’ailleurs le prénom
qu’on voudra lui donner, négocié entre les deux parents, parfois inventé,
imaginé ou même codé. Seuls ses deux parents sauront par exemple que
cette petite fille s’appelle Jéru, parce qu’elle a été désirée ou conçue à
Jérusalem… La famille se pose en lieu provisoire, car choisi et donc révo-
cable, où les sentiments se concoctent et se partagent. Les interactions
entre les générations, mais aussi entre les sexes, ne sont pas données : elles
s’acquièrent et se conquièrent au quotidien.
Toutefois, l’enfant désiré, c’est aussi, par définition, l’enfant refusé
(Gauchet, ibid.). Ce point est d’importance. En Occident, les enfants sont
le plus souvent choisis ; en tous les cas, ils peuvent être choisis et la règle
est d’assumer cette modernité du désir d’enfant et de son corollaire, le
non-désir d’enfant – « pas avant », « pas après », « pas plus que ceux que j’ai
décidés » et donc peu… La chute des niveaux de la fécondité depuis 1965
est un phénomène sans précédent dans l’histoire, un phénomène spectacu-
laire dans un monde où, pourtant, les conditions de vie sont douces12. Le
désir d’enfant est donc labile et précaire, il hésite et doute de lui-même. Il
est prompt à s’éteindre ou du moins à vaciller, à faillir.
Il est un fait que les pays les plus riches n’assurent plus leur reproduction
spontanée et que cette question est passée au centre de la société. Des ratio-
nalisations conjoncturelles apparaissent alors. Si on a perdu l’envie de faire
des enfants, c’est que la société est violente, qu’elle ne donne pas envie,
qu’elle manque de beauté et de générosité… Peut-être l’explication est-elle
plus anthropologique que poétique et qu’il faut voir dans ce phénomène
l’expression de la dialectique, toujours très actuelle, de l’individu et du
groupe, du Moi et des autres. Comme l’écrit très justement Gauchet (ibid.) :
« lorsque les individus sont mis en position de choisir de faire ou non des
enfants, d’abord ils sont nombreux à n’en pas vouloir, ensuite le choix de
procréer connaît une réduction drastique, de telle sorte qu’au total la collec-
tivité n’arrive pas au nombre des naissances qui lui seraient indispensables
pour simplement se perpétuer à l’identique. » La pulsion de vie et la pulsion
à transmettre sont donc moins fortes que la pulsion de mort ou la néces-
sité de transmettre par d’autres formes que la mise au monde d’enfants. Le
monde occidental emprunterait-il désormais de plus en plus ses formes de
transmission de la vie à un modèle plutôt paternel que maternel ?
doute trop doux –, elle dit « camp » utilisant le mot anglais avec une moue
de dégoût. C’est définitif. Elle ne fait pas de prescription, puisque l’enfant
va être hospitalisé… Sans doute qu’un antibiotique aurait largement suffi,
surtout si les parents refusaient l’hospitalisation. L’enfant avait une petite
infection pulmonaire, mais il était surtout effrayé, inquiet, conscient de la
précarité de sa vie et de celle de ses parents. Il avait besoin de la chaude pré-
sence de sa mère et de celle, rassurante, de son père. Ses parents avaient,
eux, besoin d’une réassurance de l’hôpital et d’une aide ; ils n’avaient pas
besoin d’une séparation et encore moins d’une nouvelle exposition – c’est
ainsi qu’ils vivaient l’hospitalisation. Cet hôpital était d’ailleurs connu pour
un risque infectieux élevé, n’y étaient hospitalisés que ceux qui en avaient
vraiment besoin. Je voyais le regard de la mère s’accrocher avec tendresse
aux yeux de son enfant qui la suppliait de ne rien concéder à ceux qui, une
nouvelle fois, voulaient modifier sa vie quotidienne. Le père, si timide et
si effacé jusque-là, regarde sa femme et lui dit : « Nous allons partir ! » Il
s’adresse à la pédiatre pour lui demander un médicament, ce qu’elle refuse,
et dit à la cantonade, mais je comprends que cela s’adresse à moi aussi :
« Nous voulons que notre enfant vive, avec notre aide et avec celle de ceux
qui savent de quoi les enfants ont le plus besoin… » L’enfant descend des
genoux de sa mère, donne la main à son père. Son père dit alors fièrement :
« Je suis le père de Luluk, j’habite dans le camp de Futi et… » Et ils sont
partis. Nous n’avons pas entendu ses derniers mots.
Quand je suis allée voir Luluk dans le camp de Futi, le garçon ne tous-
sait plus, il gambadait sous le regard bienveillant de sa mère. Il m’a raconté
un cauchemar où la mer s’ouvrait et engloutissait à répétition tous les
enfants de son village. Nous l’avons mis en scène, joué, modifié, rejoué,
pour déjouer ce traumatisme qui s’était inscrit au fond de lui. La maison de
fortune où il habitait était pleine d’enfants qui s’amusaient. J’ai demandé
qui étaient ces enfants. C’étaient les frères et sœurs de Luluk, bien sûr. Je
me suis alors rendu compte que cet enfant avait l’air si précieux pour ses
parents que j’avais émis l’hypothèse, sans rien savoir, qu’il était unique ou
que seul lui avait survécu au tsunami. Non, les cinq enfants jouaient
au nouveau jeu inventé par Luluk depuis sa visite au dispensaire, le « jeu
du docteur ». Après ma visite et mon entretien avec lui, peut-être jouera-t-il
« au docteur qui parle et qui vient de loin », comme il m’a définie. Nous
avons attendu le père qui était parti participer au nettoyage de sa maison
envahie par la boue et en partie détruite. Lorsqu’il est rentré, il nous a salués
chaleureusement et a dit : « Je crois qu’un jour Luluk ira dans votre pays… »
précède sa naissance. On peut même aller plus loin dans l’analyse et avan-
cer, comme Marcel Gauchet, qu’en Occident, dans certains cas, ce trop-
plein de désir d’enfant rend les enfants fragiles, plein de doutes existentiels
et d’envie d’autodestruction. L’obsession de savoir si on est tel qu’on était
espéré fait naître un « désir éperdu de donner des gages qu’un décourage-
ment autopunitif, voire encore une volonté haineuse de démentir ce vœu
insoutenable de ses géniteurs » (Gauchet, 2004, p. 117).
L’enfant singulier
Ces enfants précieux d’ici, nous pourrions les appeler des enfants singuliers,
noms qu’on donne en anthropologie à tous les enfants qui, dans les sociétés
traditionnelles, présentent des statuts hors du commun du fait de leur nais-
sance singulière, des risques qu’ils ont encourus ou des signes particuliers
qu’ils présentent. On trouve dans cette catégorie aussi bien des enfants nés
coiffés, c’est-à-dire avec la membrane amniotique sur la tête, des jumeaux
et dans d’autres endroits, des enfants qui se présentent à la naissance par
le siège ou encore des enfants qui naissent après une série d’enfants morts
ou encore après une catastrophe ou une longue période de stérilité. Ces
120 Le développement psychique précoce
enfants singuliers, enfants ancêtres ou enfants des génies, sont tour à tour
des enfants qu’il faut protéger et des enfants qui, par leur force, protègent
les adultes – telle est la double polarité de la singularité. Ainsi, au Bénin,
certains enfants ayant des malformations sont des représentants d’une divi-
nité de l’eau, le tòhossou (Ayosso, 2005). La rencontre avec des familles dans
lesquelles il y a de tels enfants a permis de voir que les représentations sur
le tòhossou influencent les interactions que les parents ont avec ces enfants.
Ces représentations sont culturellement codées et permettent de pouvoir
donner un sens à l’incompréhensible et l’inconnu de ces enfants qui ne se
développent pas de la même façon que les autres. Ces enfants sont en diffi-
culté pour grandir et pour interagir avec le monde mais, en même temps, ils
sont considérés par leurs parents et leurs proches comme des enfants néces-
saires à la survie du groupe et même des enfants « bénédiction » qui portent
chance aux autres : on retrouve bien là la double polarité de la singularité,
signe de fragilité absolue et gage de protection.
Du prénatal au post-natal
La notion de premier objet
Bernard Golse
Le stade aérien
La psychanalyse a longtemps considéré que le premier objet du bébé, au
sens d’un objet d’investissement psychique, était le sein.
Problématiques développementales successives 121
Le sein est en effet une partie du corps de la mère, et en tant que tel il
s’agit d’un objet métonymique avant de devenir un objet métaphorique,
puisque le sein prend progressivement le statut de métaphore de l’image
maternelle.
Ceci étant, il n’est pas sûr que le sein, même en tant que partie du corps
de la mère, soit réellement le premier objet du bébé.
Entre le moment de la naissance et celui de la première tétée ou du pre-
mier biberon, l’enfant va en effet rencontrer d’abord l’air qui lui remplit la
bouche dès la première inspiration alors que, jusque-là, celle-ci était emplie
de liquide amniotique.
C’est Françoise Dolto qui, en France, a proposé la notion d’un premier
stade aérien, avant tout enclenchement de l’oralité proprement dite, et
dans cette perspective, l’air serait alors le premier objet du bébé.
Ces réflexions ont également été développées en Uruguay, par un élève de
L. Kanner, le psychanalyste Luis Prego Silva.
Le remplacement du liquide amniotique par l’air donne probablement
au bébé, au niveau de sa bouche, une sensation de vide et de froid relatif.
Les enfants autistes, dans leur matériel de cure, nous « parlent » parfois
de cette sensation de dur et de froid au niveau de leur arrière-gorge, et il
faut signaler également que l’écrivain Italo Calvino a évoqué ces sensations
archaïques dans son célèbre et passionnant roman intitulé Cosmicomics.
De la transparence psychique à la
préoccupation maternelle primaire : une voie
de l’objectalisation progressive du fœtus/bébé
Bernard Golse
Le fœtus est un objet anatomique interne, inclus dans le corps de la mère,
mais celle-ci le pense déjà comme un objet psychique particulier – soit un
objet narcissique, une partie d’elle-même – qui, un jour, sera son bébé et qui
devra alors être vécu par la mère comme un objet anatomique et psychique
externe, plus ou moins indépendant d’elle.
Problématiques développementales successives 125
qu’elle croit avoir été) à « l’objet externe » (son bébé de chair et d’os) par
le biais d’un mouvement de désinvestissement progressif du premier au pro-
fit du second. Cette dynamique correspond à une évolution particulière du
statut d’extériorité.
Déjà externe psychiquement alors qu’il est encore interne physique-
ment (préoccupation maternelle primaire prénatale, bien pointée par
D.W. Winnicott), le nouveau-né reste porteur de traces de l’objet interne
psychique alors qu’il s’est physiquement externalisé (préoccupation
maternelle primaire post-natale), les deux phases cliniques, pré- et post-
natales, de la préoccupation maternelle primaire s’intercalant en quelque
sorte entre les deux processus psychiques de la transparence psychique
initiale et de l’objectalisation définitive de l’enfant.
Dans ce passage progressif de la transparence psychique à la préoccu-
pation maternelle primaire, on observe donc bel et bien une bascule des
processus d’attention maternelle du dedans vers le dehors, en se rappelant
d’ailleurs que l’attention psychique comporte toujours cette double valence
centripète et centrifuge (B. Golse).
Mais, notre hypothèse suppose aussi que cette bascule des processus
d’attention forme le socle du mouvement graduel d’objectalisation au sein
de la psyché maternelle.
Ce mouvement qui est de l’ordre d’un gradient continu est jalonné par
quatre étapes correspondant à des statuts différents de l’objet : objet pure-
ment interne, objet intérieur physique mais déjà psychiquement externa-
lisé, objet externe physique mais psychiquement encore internalisé, objet
véritablement externe enfin.
Ajoutons enfin que cette dynamique délicate qui se joue pour la mère
avec son enfant ou futur enfant est une dynamique mise en jeu à propos
d’un objet éminemment narcissique, à savoir le bébé.
Dans la clinique, cette bascule ne se fait pas toujours de façon graduelle et
ne coïncide pas toujours au passage anatomique de la naissance.
Ainsi beaucoup de femmes restent encore quelques semaines dans leur rêve
de grossesse – rêvant de l’objet interne perdu – alors que, mû par la force de
son besoin de conservation, le bébé externe la stimule au dialogue interactif.
En outre, la caractéristique de tous les mouvements d’objectalisation est
peut-être là : s’essayer d’abord sur des objets narcissiques avant de concerner
des objets plus directement objectaux, ce qui, du point de vue de l’enfant,
se joue également au niveau de sa problématique œdipienne qui concerne
d’abord ses images parentales (et donc narcissiques) avant de se rejouer et
de s’extrapoler à l’adolescence sur des objets extrafamiliaux.
Ajoutons qu’idéalement, dans les cas heureux, la jeune femme n’est pas
isolée : son compagnon l’entoure de ses bras et l’enfant est sur ses genoux
de mère. L’important est que le père regardant la mère la tire de son rêve de
grossesse et l’encourage à regarder le bébé.
Problématiques développementales successives 127
Le regard de ce dernier s’en ira plus tard vers un ailleurs qui n’est ni la
mère, ni le père.
Cela souligne que la mère a besoin du père (d’un tiers) pour pouvoir
regarder son enfant comme un objet à part entière.
L’enfant a lui-même quelque peine à considérer le couple.
Il faudra qu’intervienne ici tout le « dialogue des attentions » (A. Tardos)
et de leurs bascules respectives pour que chaque partie puisse, de manière
symétrique et réciproque, devenir de manière stable l’objet externe et
l’objet interne de l’autre.
De la transparence psychique
à la transparence culturelle
Marie Rose Moro
On le sait, en dehors des dimensions sociales et culturelles, les fonctions
maternelles et paternelles peuvent être touchées par les avatars du fonc-
tionnement psychique individuel, par des souffrances anciennes mais non
apaisées qui réapparaissent de manière souvent brutale au moment de la
mise en œuvre de sa propre lignée : toutes les formes de dépressions du
post-partum, voire de psychoses, qui conduisent au non-sens et à l’errance.
La vulnérabilité des mères, de toutes les mères, à cette période est bien
connue maintenant et théorisée en particulier à partir du concept de trans-
parence psychique (Bydlowski, 1991) – par transparence, on entend le fait
qu’en période périnatale le fonctionnement psychique de la mère est plus
lisible, plus facile à percevoir que d’habitude et les conflits inconscients
ou subconscients affleurent et émergent plus aisément à la conscience. En
effet, les modifications de la grossesse font que nos désirs, nos conflits, nos
mouvements s’expriment plus facilement et de manière plus explicite. Par
ailleurs, nous revivons les conflits infantiles qui sont réactivés, en particu-
lier les résurgences œdipiennes. Ensuite, le fonctionnement s’opacifie de
nouveau. Cette transparence psychique est moins reconnue pour les pères
qui pourtant traversent eux aussi des turbulences multiples liées aux revi-
viscences de leurs propres conflits, à la remise en jeu de leur propre position
de fils et au passage de fils à père. Ils les revivent et les expriment plus
directement qu’habituellement. La période périnatale autorise une régres-
sion et une expression qui lui sont propres.
L’exil ne fait que potentialiser cette transparence psychique qui s’exprime
chez les deux parents, de façon différente au niveau psychique et culturel.
Au niveau psychique, par la reviviscence des conflits et l’expression des
émotions. Au niveau culturel, par le même processus mais appliqué, cette
fois, aux représentations culturelles, aux manières de faire et de dire, propres
à chaque culture. À cette période, le rapport avec la culture de ses parents
128 Le développement psychique précoce
C’est donc bien une théorie du traumatisme en trois temps qui se pro-
file ici :
– premier temps : inscription de traces mnésiques sensitivo-sensorielles
pendant la vie fœtale (traces porteuses de l’histoire de la grossesse et peut-
être de l’histoire de sa filiation dans son ensemble via les interactions
fœto-maternelles qui sous-tendent l’organisation des précurseurs de
l’attachement et de l’accordage affectif) ;
– deuxième temps : rencontre avec le travail psychique de l’objet maternel
qui va primariser ces signifiants archaïques ;
– troisième temps, enfin, et qui est évidemment contingent : rencontre
ultérieure avec des évènements relationnels qui pourront être, ou non,
métabolisés en fonction de la qualité du travail psychique intériorisé.
Dans cette perspective, le bébé serait ainsi d’emblée dans l’après-coup, via le
fœtus qui l’inscrit dans l’histoire de sa filiation, et il est intéressant de noter
que ce schéma pourrait valoir autant pour le normal que pour le pathologique.
Du nouveau-né au bébé
Les quatre systèmes de motivation
primaire : auto-conservation, attachement,
intersubjectivité, plaisir/déplaisir
Bernard Golse
Lorsque le bébé humain sort du ventre de la mère, et après une période
prénatale où ses différents appareils sensoriels se sont successivement mis
en place, quatre grands chantiers s’offrent alors nécessairement à lui : le
chantier de l’auto-conservation (sans lequel l’histoire s’arrête avant même
d’avoir commencé), celui de l’attachement, celui de l’intersubjectivité, et
celui de la régulation des expériences de plaisir et de déplaisir.
• Le chantier de l’auto-conservation lui permet que s’enclenchent les
grandes fonctions vitales de l’organisme sans lesquelles le nouveau-né ne
pourrait pas physiquement survivre. M. Soulé disait qu’il faut, en quelque
sorte, que le bébé « opte pour la vie ».
• Le chantier de l’attachement lui permet de réguler au mieux sa juste dis-
tance spatiale, physique avec autrui, afin de construire son espace de sécu-
rité, ce qui renvoie à tout ce que J. Bowlby a développé dans le cadre de la
théorie de l’attachement.
• Le chantier de l’intersubjectivité lui permet de réguler au mieux sa juste
distance psychique, cette fois, avec autrui afin de se sentir exister comme
une personne à part entière.
• Le dernier chantier enfin est celui, particulièrement cher à la psychanalyse,
qui permet à l’enfant de réguler de la manière la plus efficace ses e xpériences
132 Le développement psychique précoce
13. Mise en place des synapses, c’est-à-dire des jonctions entre les différentes cel-
lules nerveuses (neurones) qui composeront les circuits cérébraux.
Problématiques développementales successives 133
14. Les radicaux méthyle, CH3, joueraient comme des caches pour empêcher ou
entraver l’activité des locus sur lesquels ils se fixent.
134 Le développement psychique précoce
Cet accordage n’est pas une donnée stable et le clinicien prête une atten-
tion spéciale aux capacités mutuelles de modulation et de restauration de
l’interaction affective.
En revanche, un désaccordage coutumier laisserait l’enfant dans une situa-
tion de vulnérabilité et d’inorganisation devant son expérience quotidienne.
Vers le huitième mois, le bébé pourra extraire de son système interactif les
représentations d’interactions généralisées (RIG), véritables repérages des
invariants du style interactif habituel et attendu de l’expérience relation-
nelle avec l’adulte.
Désormais, l’enfant éprouvera un vécu de sécurité lorsque les échanges
actuels sont conformes aux RIG et sa vie fantasmatique sera sollicitée diffé-
remment s’il est confronté à des écarts.
Enfin, ces anticipations de l’enfant et cette prévisibilité de l’adulte sont le
fondement des premières capacités narratives du bébé, et constituent une
mise en récit des événements signifiants et permettant de commencer à
habiter le temps.
Ce ne sont donc pas des fantasmes très achevés qui sont transmis à
l’enfant, mais plutôt des inductions interactives implicites pour qu’il se
conforme ou non à certains traits partiels des objets identificatoires dont la
mère lui « parle », sans même le savoir le plus souvent, dans ses gestes et ses
attitudes comportementales.
Du point de vue de la transmission inter- ou transgénérationnelle, les
interactions fantasmatiques avec le père et avec la mère peuvent être
contradictoires, aboutissant parfois à des mandats transgénérationnels
inconscients incompatibles (S. Lebovici).
Le concept d’intersubjectivité
Bernard Golse
Se sentir une personne, se sentir exister comme une personne singulière,
n’est pas donné d’emblée. C’est un plus ou moins long chemin selon les
enfants, et c’est surtout un travail de co-construction que chaque enfant a à
mener avec les adultes qui prennent soin de lui.
Problématiques développementales successives 139
Ceci étant, il importe que les adultes anticipent – ni trop, ni trop peu – sur
le sujet, l’individu, la personne que l’enfant sera un jour, si tout va bien.
Autrement dit, le statut de sujet n’éclôt pas seulement du dedans, il est le
fruit de la rencontre entre les potentialités internes propres à l’enfant, et les
représentations que les adultes se font de l’être qu’il sera.
De l’empathie et de l’intersubjectivité
primaires à l’empathie
et à l’intersubjectivité secondaires
Bernard Golse et Roberta Simas
Nous souhaitons, ici, réflechir à la modélisation du passage de l’empathie
et de l’intersubjectivité primaires à l’empathie et à l’intersubjectivité secon-
daires, en tenant compte d’une dimension dynamique des processus de
comodalisation polysensorielle.
Dans le processus de construction de son sens de l’agentivité, qui débute
très tôt dans la vie du bébé, le rôle de la mère ou de la personne qui prend
soin de lui est tout à fait crucial. Elle doit aider le bébé à organiser ses affects,
ses sensations et ses expressions, à travers les interactions, ce qui veut dire
aider le bébé à organiser ses flux perceptuels en lien avec les stimuli qui lui
viennent du monde extérieur.
Nous savons aujourd’hui que le bébé possède une sensorialité transmo-
dale (B. Golse), ce qui veut dire qu’il est capable de transférer l’information
sensorielle reçue par un canal sensoriel dans un autre canal.
Ce qu’il semble, en réalité, repérer et identifier, ce sont les caractéris-
tiques amodales de l’expérience, soit des caractères globaux tels que le
rythme, l’intensité et les formes, à travers un système perceptif initiale-
ment unifié.
• Notre hypothèse est donc qu’au tout début de sa vie, les perceptions du
bébé fonctionneraient selon un processus transmodal, global, mais tout
de même quelque peu « chaotique », pendant cette période dédiée à une
empathie et à une intersubjectivité primaires, c’est-à-dire à une empathie
et à une intersubjectivité affectives, assez primitives, et qui correspondent
à la période de la weness des auteurs anglo-saxons (soit le sentiment d’être
146 Le développement psychique précoce
ensemble, sans que l’un et l’autre soient encore clairement différenciés dans
la psyché de l’enfant).
Pour éviter les risques d’être submergé par de multiples stimulations senso-
rielles, le bébé utiliserait alors, dans un deuxième temps, le mécanisme du
« démantèlement » si bien décrit par D. Meltzer.
Et c’est seulement dans un troisième temps, que le bébé deviendrait
capable de re-comodaliser ses différents flux sensoriels, mais désormais en
pouvant le faire d’une façon harmonieuse, grâce à sa propre capacité de
segmenter ces flux en des rythmes compatibles, mais aussi grâce au rôle
de la mère qui l’aide à retrouver cette segmentation co-rythmique, syn-
chrone, au sein de la dyade. Elle favoriserait ainsi la perception des objets
en tant qu’objets extérieurs à lui, car pouvant désormais être perçus, par
le bébé, selon plusieurs modalités sensorielles à la fois, mais de façon syn-
chrone et organisée.
Ce processus pourrait alors ouvrir la voie à une empathie et à une inter-
subjectivité secondaires, enracinées désormais non seulement dans le
champ affectif, mais également dans le champ cognitif.
Autrement dit encore, dans ce modèle, les clivages sensoriels et le déman-
tèlement meltzerien ne seraient pas premiers, mais plutôt un mécanisme
second permettant le passage d’une polysensorialité asynchrone et primi-
tive, à une polysensorialité synchrone et plus sophistiquée.
En outre, cette hypothèse développementale centrée sur la polysenso-
rialité nous permet aujourd’hui de proposer une série de correspondances
entre des étapes évolutives appartenant à différents modèles épistémolo-
giques (figure 2.2).
Il ne s’agit en rien d’établir des analogies conceptuelles, mais seulement
de faire valoir des correspondances chronologiques entre des processus
développementaux repérés et étudiés dans des modèles théoriques diffé-
rents mais complémentaires.
• Dès lors, nous pouvons mieux comprendre aujourd’hui comment cer-
tains dysfonctionnements interactifs peuvent venir gravement entraver
l’accès à l’intersubjectivité. Ceci peut être pris en compte dans différentes
circonstances, qu’il s’agisse de dysfonctionnements du côté du bébé – par
exemple au niveau de son lobe temporal supérieur où se trouve le système
intégratif des stimuli sociaux (Boddaert et al., 2004 ; Golse et Robel, 2009) –
ou qu’il s’agisse de dysfonctionnements du côté maternel dans sa capacité à
être en empathie, en synchronie avec son bébé – comme parfois au cours de
certains états psychopathologiques tels que la dépression (L. Murray, 1992)
ou les troubles borderline (Crandell, Patrick et Hobson, 2003) – en l’absence,
bien sûr, d’autres personnes ressources dans l’entourage du bébé susceptibles
de remplir cette fonction à son égard.
• En tout état de cause, c’est cette convergence d’approches entre les données
actuelles des neurosciences et des acquis de la réflexion psychanalytique qui
Problématiques développementales successives
Tableau récapitulatif
• Les interactions biologiques, liées à des échanges chimiques entre la mère et
l’enfant, sont principalement des interactions fœto-maternelles qui se jouent
pendant la vie intra-utérine.
C’est en particulier toute l’immunologie prénatale qui permet l’implantation de
la grossesse qui se trouve au cœur de ces interactions biologiques, alors même
que toute grossesse revêt au fond le statut d’une hétérogreffe qui devrait
normalement faire l’objet d’un rejet biologique, en raison de la contribution
antigénique paternelle étrangère à l’organisme maternel.
• Les interactions comportementales se jouent, quant à elles, sans échange de
substances chimiques, et elles peuvent être prénatales (sensibilité du fœtus aux
modifications de pression intra-utérine par exemple), ou surtout post-natales
(« dialogue tonique » de H. Wallon, régulations comportementales et micro-
comportementales diverses…).
• Les interactions affectives ou émotionnelles permettent à la mère et à l’en-
fant, à partir du deuxième semestre de la vie du bébé surtout, de se mettre
en phase sur le plan de leurs affects et de leurs émotions et d’être informés,
chacun, sur l’état affectif ou émotionnel de l’autre.
L’accordage affectif décrit par D.N. Stern est probablement le mécanisme
central sous-tendant ce niveau d’interactions.
• Les interactions fantasmatiques sont celles qui permettent au monde interne
de chacun des deux partenaires de l’interaction d’influencer le monde interne de
l’autre.
Compte tenu de la dissymétrie foncière qui existe entre les niveaux d’organi-
sation de la psyché de la mère et de celle du bébé, c’est pour ce niveau de
fonctionnement que le terme « d’interaction » a été le plus contesté.
Quoi qu’il en soit, l’accordage affectif se trouve être, ici aussi, le mécanisme
sous-jacent le plus plausible de ce niveau d’interactions, dans la mesure où le
style interactif inconscient de la mère est susceptible de véhiculer des inductions
identificatoires ou contre-identificatoires à l’intention du bébé, et ceci en fonc-
tion de telle ou telle image inscrite au sein de son monde représentationnel à
elle (style interactif ralenti pour éviter, par exemple, au bébé de ressembler aux
images masculines violentes constitutives de l’histoire de sa mère).
Jusqu’à maintenant, les choses ont été davantage étudiées quant à ce qui se
passe de la mère vers l’enfant, mais il est tout à fait possible d’imaginer que,
par le biais de ses projections, le bébé est également capable d’influencer les
représentations mentales de sa mère.
Problématiques développementales successives 149
• Les interactions symboliques enfin concernent essentiellement les échanges
langagiers mais, chez le bébé, les interactions proto-symboliques occupent une
place importante.
Certains comportements de l’enfant se voient en effet « interprétés » par
les parents, en prenant rapidement de ce fait une signification au sein des
échanges qui leur permet alors de s’inscrire dans le champ d’une intentionna-
lité communicative consciente ou inconsciente (transformation du sourire aux
anges en sourire réponse, par exemple).
part la remarque énoncée en 1925 dans son article fameux sur « La néga-
tion » qui souligne que toute représentation suppose qu’il y a d’abord eu
rencontre avec l’objet, et même, plus précisément, avec un objet qui avait
d’abord été à la source d’authentiques satisfactions.
Autrement dit, S. Freud prend en compte à la fois la présence de l’objet,
initialement nécessaire, et son absence, facteur de re-présentation, c’est-à-
dire de nouvelle présentation à l’esprit de l’objet manquant, mais qui ne
peut manquer que parce qu’il a d’abord été rencontré16.
Il n’y a donc pas, en réalité, de réelle contradiction chez S. Freud, mais il
est vrai que l’ensemble du corpus métapsychologique s’est ensuite davan-
tage consacré aux effets de l’absence de l’objet qu’à l’impact de sa présence.
Autrement dit encore, la réflexion psychodynamique a peut-être plus
porté sur la symbolisation de l’objet absent que sur celle de l’objet présent,
mais la primauté de la rencontre avec l’objet n’a, en fait, jamais été mise en
question par S. Freud.
C’est donc tout l’intérêt de la théorie de l’attachement que de nous inviter,
aujourd’hui, à porter notre regard sur la symbolisation en présence de l’objet.
Avant de se pencher sur cette question, remarquons encore que si la néces-
saire rencontre avec un objet source de satisfactions est signalée par S. Freud
dans son article de 1925 comme la condition sine qua non de sa possible
symbolisation ultérieure, à l’inverse, la strange situation se centre, certes, sur
l’observation du comportement de l’enfant lors du retour de sa mère, mais il
n’y a, bien entendu, de retour que parce qu’il y a d’abord eu départ !
Ainsi, si l’on nous permet de nous exprimer de la sorte, il y a de la pré-
sence du côté de la psychanalyse, et il y a de l’absence du côté de l’attache-
ment, avec même un chassé-croisé intéressant puisque la présence précède
l’absence dans l’article de S. Freud sur « La négation », alors que l’absence de
la mère précède son retour et sa présence dans le protocole attachementiste
de la strange situation…
16. On pourrait objecter que la représentation imaginaire d’un objet inconnu sous-
tend en partie les vécus d’espoir ou d’attente. En réalité, la représentation men-
tale d’objets inconnus ou non encore rencontrés, soit s’avère être un composite
d’éléments de figuration appartenant à d’autres objets déjà connus (objet en
mosaïque, ou objet hybride), soit renvoie surtout à un surinvestissement du
processus de l’attente et non pas de l’objet-image en tant que tel.
Problématiques développementales successives 153
Il est certain que cette observation de la mère par le bébé et son travail
d’évaluation de ses différences par rapport à d’habitude se fera, dans le
deuxième semestre de la vie, par le biais de l’analyse du style interactif de
la mère, soit de la qualité de son accordage affectif (plus ou moins uni-
ou transmodal, plus ou moins immédiat ou différé, plus ou moins atté-
nué ou amplifié), mais ce travail du bébé peut commencer plus tôt, dès le
premier semestre de la vie, par l’observation des réponses de sa mère à ses
comportements d’attachement17.
Le bébé inscrit en effet dans sa psyché une sorte de moyenne des réponses
maternelles en termes d’attachement, et lors de chaque nouvelle rencontre
interactive avec elle, il va alors mesurer l’écart entre la réponse maternelle
présente et ces représentations moyennes qu’il s’est forgées d’elle, représen-
tations moyennes qui ne sont autres que ses futurs working internal models
ou « modèles internes opérants décrits » par I. Bretherton.
Si la mère n’est pas comme d’habitude (parce qu’elle est anxieuse ou
déprimée, par exemple), le bébé se trouve alors introduit à la tiercéité
puisque mieux vaut incriminer un tiers que lui-même à l’origine de ces
modifications maternelles.
Cette question infiltrera, on le sait, la vie durant, toutes nos histoires
d’amour dans la mesure où c’est la question de la différence de l’objet aimé
d’avec ce qu’il est d’habitude qui suscitera toujours en nous la crainte d’un
tiers rival, à la manière dont, en tant que bébé, nous avions été introduits
à la tiercéité par cette question d’une variabilité de l’image et du fonction-
nement de notre mère.
Comme on le voit, le système de l’attachement permet donc au bébé
de se représenter et d’inscrire psychiquement les variations des réponses
maternelles, ce qui correspond à une forme de représentation des manifes-
tations de l’objet présent.
l’écart, qu’il s’agisse pour le bébé (le sujet) d’un écart spatial (par rapport à
l’objet) et/ou d’un écart temporel (par rapport au moment de la rencontre
avec l’objet).
On peut ainsi penser à plusieurs types de situations symbolisantes, se
jouant d’abord à un niveau surtout corporel (figurations corporelles pré-
symboliques), puis à un niveau de plus en plus mentalisé ou « psychisé »
(représentations mentales ultérieurement verbalisées).
Notre proposition actuelle de classification est alors la suivante :
1. en présence de l’objet et en temps direct, il s’agit, pour le bébé, des
moments d’inscription psychique et des caractéristiques de l’objet, ainsi
que de la qualité affective de sa présence ;
2. viennent ensuite des situations de décalages spatio-temporels divers :
– décalage spatial sans décalage temporel : situations d’être-à-côté de
l’objet primaire (D.W. Winnicott),
– décalage temporel sans décalage spatial : en présence de l’objet, mais
juste après un moment interactif (« boucles de retour » décrites par
G. Haag),
– décalage spatial et temporel : à distance de l’objet et juste après un
moment de rencontre (identifications intracorporelles de G. Haag et
déplacements symboliques en activité libre) ;
3. en absence de l’objet et en différé, c’est enfin le registre de la symboli-
sation secondaire qui s’ouvre et qui renvoie, dès lors, à la symbolisation
de l’objet absent, voire de l’absence de l’objet en tant que telle.
Entrons un petit peu dans le détail de certaines de ces situations.
En présence de l’objet et en temps direct
La symbolisation primaire passe obligatoirement, pour le bébé, par l’in
scription psychique des caractéristiques de l’objet présent, et de l’atmo-
sphère émotionnelle de leur rencontre.
C’est cette inscription psychique des réponses de l’adulte en termes
d’attachement ou d’accordage affectif qui va, en effet, fournir la matière
première, en quelque sorte, de ses figurations corporelles pré- ou proto-
symboliques lui permettant de se traduire, à lui-même, sa vision, son
éprouvé, son ressenti de l’objet, dans la mesure où la symbolisation pri-
maire reconnaît, probablement, une dimension « auto » prévalente, et
hors communication.
Ces moments d’inscription psychique de l’objet en présence de l’objet et
en temps direct, s’observent dans toutes les situations de rencontre indivi-
duelle un tant soit peu intenses entre le bébé et les adultes qui en prennent
soin (change, bain, repas…) et, à partir des travaux de l’Institut Pikler-Loczy
notamment (David et Appell, 1973), nous avons été amenés à proposer le
terme d’allaitement relationnel pour décrire la manière dont le bébé peut
alors percevoir l’objet en extériorité, grâce à l’articulation (mantèlement
Problématiques développementales successives 157
haut et en avant vers l’adulte, pour revenir ensuite vers le bébé selon une
direction en bas et en arrière, et ceci chez des enfants de quelques mois qui,
en accédant à l’intersubjectivité, découvrent en quelque sorte le circuit de
la communication et qui le figurent, ainsi, dans ces mouvements des mains
ayant alors valeur d’image motrice.
G. Haag propose le terme de « boucles de retour » pour désigner ces mou-
vements particuliers qui correspondent, de fait, à des figurations présym-
boliques, et qui s’effectuent donc en présence de l’objet et juste après le
moment d’interaction.
Tout se passe un peu, dit G. Haag, comme si ces bébés voulaient nous
montrer ou nous « démontrer » qu’ils ont ressenti qu’on peut envoyer à
un autre, différent de Soi, quelque chose de soi-même (un message, ou sur-
tout une é-motion), et que ce matériel psychique ou proto-psychique va
ensuite trouver chez l’autre un fond, un « point de rebonds » (corporel et
psychique) à partir duquel il va pouvoir faire retour à l’émetteur sous une
forme reconnue et transformée.
Ces boucles de retour nous offrent une très belle illustration d’un travail
de figuration corporelle présymbolique se jouant encore en présence de
l’objet, mais en léger différé par rapport au moment interactif préalable
concerné par cette mise en forme, par cette symbolisation encore primaire.
Décalage spatial et temporel
Sous le terme d’identifications intracorporelles, G. Haag (1985) décrit la
capacité des bébés à représenter, dans leur petit théâtre corporel, quelque
chose d’une rencontre qui vient d’avoir lieu avec un adulte, et notamment
avec leur mère, afin de donner suite à cette rencontre en régime d’identité
de perception (et pas encore en régime d’identité de pensée)18.
Cela l’amène, alors, à distinguer un « hémicorps-bébé » et un « hémicorps-
maman », d’où le terme d’identifications intracorporelles.
Quoi que l’on puisse penser de ce type d’interprétations du comporte-
ment de l’enfant, il y aurait bien là un travail de (re)figuration corporelle
d’un événement interactif, et ceci en l’absence de l’objet quelque peu à dis-
tance (décalage spatial), et en léger différé (décalage temporel).
Dans la même perspective, et dans le cadre des travaux de l’Institut
Pikler-Loczy (à Budapest), il est frappant de remarquer que les enfants qui
viennent de vivre un temps de relation individuelle particulièrement réussi
18. Certains bébés sont ainsi capables, au départ de la mère, de joindre les mains
sur la ligne médiane et d’effectuer toute une série de jonctions corporelles
(manœuvres de rassemblement) comme pour vivre encore le moment de réu-
nion, et se « souvenir » du lien qui vient d’avoir lieu avec leur mère. Tel est le cas
du petit Kevin, âgé de 2 mois environ, et qui a fait l’objet d’un film réalisé par le
département audiovisuel de la pouponnière de Sucy-en-Brie, document souvent
commenté dans ce sens par G. Haag elle-même.
Problématiques développementales successives 159
avec leur nurse, vont pouvoir – quand ils seront à nouveau en activité libre
et que leur nurse, à quelque distance d’eux, s’occupe d’un autre enfant –
tenter de retrouver sur les objets ou les jouets mis à leur disposition, telle
ou telle caractéristique de l’adulte qu’ils viennent de quitter, illustrant ainsi
magnifiquement, en léger différé, ce que E. Jones (1916) avait pu dire de la
symbolisation comme moyen de rendre plus familier l’environnement en y
projetant des traces mnésiques d’expériences préalables.
On a donc bien là, nous semble-t-il, une étape décisive au sein du gra-
dient temporospatial, une étape – à distance de l’objet et en léger différé –
qui préside au passage du registre de la symbolisation primaire (en présence
de l’objet) au registre de la symbolisation secondaire (en absence de l’objet).
Tout au bout de ce gradient, se situent, enfin, les capacités de symbolisation
secondaire permettant au sujet de (se) représenter l’objet absent, et de penser
son absence, ce qui suppose l’intériorisation définitive et réussie de certains
aspects du fonctionnement psychique de l’objet lui-même, et pas seulement
du climat émotionnel ou affectif de la rencontre entre le sujet et l’objet.
Du côté du bébé
Le bébé, nous l’avons dit, semble doué d’une capacité de perception dite
« amodale » ou « transmodale », en ce sens, rappelons-le, qu’il est capable
de transférer des informations reçues par un canal sensitivo-sensoriel donné
dans un autre canal.
Par exemple, si on fait sucer à un bébé de quelques jours, sans qu’il la voie, une
tétine d’une forme particulière, et si on lui montre ensuite plusieurs images de tétines
de formes différentes, dont celle qu’il a explorée par sa bouche, il se tourne alors de
manière préférentielle vers l’image de cette tétine-là, en étant donc capable
de transférer des informations issues du canal tactile dans le canal visuel.
Problématiques développementales successives 163
Du côté de l’adulte
Les processus « d’accordage affectif » ou « d’harmonisation des affects »
consistent en un système de signaux et de réponses en écho, les réponses se
devant en effet d’avoir une structure isomorphe à celle des signaux.
Il s’agit d’un système dont le fonctionnement est bien entendu auto-
matique ou inconscient, et qui se trouve opérationnel chez la mère dès
le premier semestre de la vie de l’enfant, soit avant de l’être chez le bébé
lui-même.
Les réponses peuvent être immédiates ou différées, amplifiées ou atté-
nuées et, chose importante enfin, unimodales ou transmodales.
Autrement dit, si le bébé émet, par exemple, un signal par le canal vocal,
la mère va – sans s’en rendre compte consciemment – lui renvoyer une
réponse de même structure morphologique, soit également par le canal
vocal (accordage unimodal), soit par le biais d’un autre canal (le toucher, le
regard, la distance interfaciale…), et c’est là que l’on parle alors d’accordage
transmodal.
Les réponses de l’adulte confortent les assises narcissiques du bébé en
l’informant sur la nature des signaux qu’il émet, et permettent à l’enfant
d’être informé sur l’état émotionnel de son partenaire relationnel lequel,
de son côté, se met en phase ou en résonance avec l’état émotionnel de
l’enfant.
Il se met ainsi en place tout un jeu de correspondances intermodales,
le terme même de correspondances étant choisi pour évoquer la poé-
tique baudelairienne fondée, on le sait, sur certaines transpositions
sensorielles.
On retiendra finalement que cette aptitude à la transmodalité consti-
tue sans doute un élément important de la communication préver-
bale (syncrétique ou analogique), et que les capacités de perception
a-modale de l’enfant ainsi que les capacités d’accordage affectif trans-
modal de l’adulte (puis du bébé) se conjoignent probablement de manière
fort structurante.
Il importe d’ailleurs de signaler ici, comme l’ont déjà fait Ph. Mazet et
H. Sitbon, qu’il existe sans doute une dialectique entre l’aptitude du bébé
à la transmodalité perceptive et les capacités maternelles d’accordage
affectif transmodal, et que cette dialectique constitue peut-être l’une des
racines de la métaphorisation dans l’espèce humaine, dans la mesure où
celle-ci, en dernier ressort, correspond bien à la capacité linguistique d’éta-
blir des correspondances entre des éléments de références sensorielles dis-
tinctes ouvrant ainsi sur un non-sens apparent, mais pourtant porteur d’un
sens nouveau ou plutôt de possibilités de signification inédites. « La terre
est bleue comme une orange » disait Ch. Baudelaire, dans ses Correspon-
dances... précisément !
164 Le développement psychique précoce
Transmission psychique
inter- et transgénérationnelle
Bernard Golse
Il est clair que l’on ne peut pas se construire sans recevoir de l’autre un cer-
tain nombre de matériaux psychiques en héritage, et il est clair également
que cet héritage apparaît davantage comme une conquête que comme le
fruit d’une réception passive.
S. Lebovici se plaisait, à ce sujet, à citer la célèbre phrase de J.W. Von
Goethe : « Ce que tu as hérité de tes pères, conquiers-le », phrase qui vaut,
sans doute, à la fois dans le champ du développement et dans celui de la
formation professionnelle.
L’identité du bébé se construit non seulement par le biais de ce qu’il
reçoit, mais aussi par le biais de ce que lui-même transmet aux adultes qui
prennent soin de lui (caregivers) et qui le lui restituent, en retour, sous une
forme transformée et utilisable par lui.
Les quelques lignes qui suivent doivent ainsi être reçues comme un plai-
doyer en faveur d’une transmission à double sens, des adultes vers le bébé,
mais aussi du bébé vers les adultes avec lesquels il se trouve en relation.
que ses parents ont de leur propre passé, et il y a donc bien, là, un effet ascen-
dant de l’enfant sur ses caregivers.
Modélisations disponibles
Jusqu’à maintenant, les deux grandes pistes de réflexion disponibles quant
au processus de transmission intergénérationnelle descendante sont repré-
sentées d’une part par celle de l’interaction fantasmatique opérationnalisée
par les mécanismes de l’accordage affectif décrit par D.N. Stern, et d’autre
part par celle de la transmission des « modèles internes opérants » (décrits
au sein de la théorie de l’attachement).
Mais, nous l’avons dit, il importe désormais de prendre en compte l’hypo-
thèse d’une transmission intergénérationnelle ascendante, et c’est l’objet des
quelques lignes qui suivent que de réfléchir à cette problématique particu-
lière qui n’a pas encore été autant systématisée que la précédente.
Nous évoquerons successivement le modèle de W.R. Bion, le modèle de
l’attachement (J. Bowlby) et les travaux de D.N. Stern en matière de style
interactif, ces différents modèles apparaissant désormais comme fort utiles, à
défaut d’être encore strictement validés, au sens méthodologique du terme.
Quand on sait la force du système projectif qui existe entre la mère et
le bébé, et dont W.R. Bion a fait le vif de son œuvre, on voit bien que
chacun des deux partenaires de l’interaction s’influence mutuelle-
ment, et on est bien là, nous semble-t-il, dans le cadre d’une trans-
mission psychique intergénérationnelle à double sens, c’est-à-dire
mutuelle et réciproque, même si dissymétrique.
On sait que W.R. Bion a proposé le concept d’identifications projectives
normales qui renvoie à une évolution profonde du concept d’identification
projective, évolution qui va des positions de M. Klein à celles de D.N. Stern
en passant par celles de W.R. Bion avec l’introduction du concept d’identi-
fication projective normale (R. Hinshelwood).
C’est en effet un concept qui s’est beaucoup modifié depuis qu’il a été
proposé par M. Klein, laquelle y voyait un mécanisme de défense étroite-
ment lié à la dynamique des pulsions de mort.
Quand, ensuite, W.R. Bion a distingué l’identification projective normale
de l’identification projective pathologique, une première voie d’adoucis-
sement du concept, si l’on ose s’exprimer ainsi, s’est faite jour puisque
l’identification projective normale a dès lors été mise au rang des processus
de communication de base au sein du couple mère-bébé.
Par la suite, au sein du courant développementaliste, anglo-saxon sur-
tout, l’identification projective a été de moins en moins distinguée, en tant
que telle, des projections en général, et peu à peu, une sorte d’amalgame est
venu englober l’identification projective dans le vaste ensemble, quelque
peu flou, de l’empathie, qu’il s’agisse de l’empathie dans la cure, ou même
de l’empathie la plus quotidienne qui soit.
Problématiques développementales successives 167
Naître à trois
Martine Lamour
Les pères, sont maintenant de plus en plus présents, et de plus en plus
tôt, auprès des bébés ; le fait que les deux parents travaillent a amené une
redistribution des rôles et des tâches quotidiennes dans le couple vers un
fonctionnement plus égalitaire. Pour différencier ces hommes, qui ont
un important engagement quotidien auprès de leur enfant, des « pères
traditionnels », on a parlé de père « impliqué » (Le Camus, 1997) ou de
« paternité de proximité ».
Les situations dyadiques père-bébé et triadiques, père-mère-bébé, se mul-
tiplient dès la naissance : le père est là pour soutenir sa femme et accueillir
avec elle le nouveau-né ; il coupe le cordon à l’accouchement. Il est là dans
la chambre de la maternité pour assurer la liaison avec le monde extérieur.
C’est encore lui qui, à la sortie porte le précieux couffin qui fait passer le
bébé de l’univers de la maternité à celui de la maison, au troisième jour. Le
temps du congé de « naissance » accordé aux pères est maintenant étendu
à 15 jours, forme de reconnaissance sociale de son rôle dans l’accueil du
bébé ; il le prendra souvent lors du retour à la maison de sa femme et de son
bébé. Plus tard, il accompagnera fréquemment son enfant à la crèche, seul
ou avec sa femme. Aussi l’évolution des travaux sur les interactions parents-
nourrisson ces trente dernières années est-elle marquée par l’ouverture de
plus en plus précoce de la dyade mère-nourrisson au père, ouverture qui
va conduire à l’étude de la triade père-mère-bébé et à donner une place de
plus en plus importante au père et aux interactions père-nourrisson dans
le développement de l’enfant. L’intérêt des cliniciens travaillant auprès des
bébés ne s’est plus cantonné aux effets de l’absence du père, à sa fonction
symbolique, à son rôle de soutien de la mère et de tiers « séparateur » situé
à l’extérieur de la dyade et garant de la défusion mère-enfant dans les pre-
mières années.
C’est pourquoi, quand nous avons entrepris, avec Serge Lebovici,
d’étudier le processus normal de paternalité dans des familles où père
et mère travaillent et où le nourrisson bénéficie d’un mode d’accueil
(Lamour, 2000), nous sommes allés à la recherche d’un autre modèle que
le modèle dyadique pour rendre compte de cet ensemble complexe de
relations sociales diversifiées. Le modèle triadique développé par Élisabeth
Fivaz-Depeursinge s’est révélé le plus adéquat (Fivaz-Depeursinge et Corboz-
Warnery, 2001).
Problématiques développementales successives 171
« Les résultats montrent que pendant la grossesse déjà, les pères aussi bien
que les mères activent les comportements parentaux intuitifs qu’ils prati-
queront tout naturellement avec leur enfant réel. La qualité de leur coopéra-
tion pour réaliser ce jeu de rôle peu ordinaire, l’expression de leur affection
mutuelle et vis-à-vis de l’enfant imaginé sont hautement corrélées avec la
richesse et la tonalité affective des interactions triangulaires du bébé avec
eux après la naissance. Il convient donc de remonter au moins jusqu’à la
grossesse pour saisir le développement de la communication intersubjective
dans le triangle primaire » (Fivaz-Depeursinge, 2005, p. 238-239).
Travaillant dans notre recherche sur les pères sur le rôle de la transmission
familiale dans les processus de filiation et de paternalisation, nous avons
introduit le concept de nid triadique pour rendre compte de cette dyna-
mique qui permet de faire une place à un troisième et qui s’origine dans
l’histoire familiale.
Dès le désir d’enfant et durant la grossesse, il y a négociation dans le couple,
à un niveau tant fantasmatique que comportemental pour faire une place à
un troisième ; c’est ce que nous métaphorisons comme la co-construction du
nid triadique. Les matériaux sont hérités des familles d’origine du père et de
la mère. Le nid triadique est ce contenant psychique qui permettra au nour-
risson d’accéder aux interactions triadiques comportementales puis imagi-
naires, qui inscriront, dans sa psyché, l’héritage familial. C’est une forme de
représentation collective, un triangle imaginaire supra-individuel. L’investis-
sement du bébé par ses parents, sa valeur à leurs yeux, joue un rôle important
pour la solidité et donc la sécurité qu’offrira le nid. L’engagement narcissique
des parents est le « ciment » qui maintient les brindilles du nid entre elles.
Ainsi quand l’enfant naît, le « nid triadique » est prêt à l’accueillir.
Les parents construisent ensemble le destin de leur futur enfant, réali-
sation de vœux conscients ou inconscients des parents, grands-parents
et arrière-grands-parents : c’est le mandat transgénérationnel du bébé
(Lebovici, 1993). Le bébé ne reçoit pas passivement cet héritage : il va le
gérer ! L’expérience clinique nous a montré que les mandats transgénéra-
tionnels, dans une famille, dessinent des lignes de force qui vont profondé-
ment influencer l’organisation dynamique des triangles imaginaires entre
les trois générations et les processus de parentalisation et de filiation dans
lesquels s’engagent les partenaires interactifs.
La triade en action
Dans le cadre d’un réseau de recherche Inserm sur « l’étude des interactions
triadiques dans le développement précoce de l’enfant », nous avons tenté
d’intégrer les divers apports sur la triade (Maury et Lamour, 2000).
leurs comportements, leurs affects, leur vie psychique. Du corps, des yeux,
de la voix, père, mère et bébé s’engagent dans le trilogue et déploient sous
nos yeux leur chorégraphie interactive riche d’affects. Les interactions fan-
tasmatiques orientent ces interactions comportementales et leur donnent
sens. Père, mère et bébé s’influencent les uns les autres, dans un processus continu
de développement et de changement.
Le bébé perçoit d’emblée son père et sa mère comme des individus bien
différents qui n’interagissent pas avec lui de la même façon : l’un n’est
pas l’autre (Le Camus, 1995). Cela a été d’abord mis en évidence dans
les sous-systèmes dyadiques mère-bébé et père-bébé : Le Camus (1995)
oppose le dialogue phasique, qui caractériserait la relation avec le père au dia-
logue tonique qui caractériserait la relation avec la mère ; tonique est syno-
nyme de lent et continu (maintien des postures), phasique de transitoire et
discontinu (mouvements). Dans la triade, le parent sous le regard de l’autre
parent modifie ses gestes : « l’effet couple » peut rendre par exemple les
deux parents plus apaisants donc moins stimulants (Cyrulnik, 1989). Mais
les différences, même émoussées, persistent : le bébé distingue toujours et
très précocement les soins paternels des soins maternels grâce à l’expérience
sensorielle (odeur, grain de la peau, tonalité de la voix), tactilo-kinesthésique
et tonico-posturale et à la tonalité affective de l’interaction. Il fait l’expé-
rience de ces « polarités parentales » simultanément ou alternativement.
Celles-ci ne sont donc pas symétriques, non seulement en termes d’identité
sexuée, mais aussi en terme d’amplitude d’ouverture du système triadique
sur l’extérieur, etc.
On voit là la richesse et la complexité des forces en jeu dans le sys-
tème triadique. Quand il y a plusieurs enfants dans la famille, on parle de
polyade avec toujours une interdépendance des multiples sous-systèmes
dyadiques.
C’est dans le creuset triadique que l’enfant, les liens affectifs et la paren-
talité se construisent et se développent.
Repenser certains axes de développement
Tous ces travaux montrent que la triade père-mère-bébé, le triangle primaire,
est l’organisation première à l’intérieur de laquelle se construisent les dif-
férentes dyades : jamais deux sans trois ! Cela impose de repenser certains
axes de développement qui avaient été conceptualisés dans des systèmes
dyadiques (Lamour, 1995).
Le développement de l’enfant
Par exemple, pendant la première année, par rapport aux alternances
présence-absence de la mère et du père, tant physiques que psychiques
(discontinuités d’attention, de préoccupation à l’égard de l’enfant), l’exis-
tence du contenant triadique aiderait le bébé à construire et maintenir un
vécu de continuité interne constitutif du self.
Problématiques développementales successives 177
La triade à la crèche
Centrée sur le processus normal de paternalité chez des primipères, une
recherche-action-formation que nous avons menée avait pour but de sen-
sibiliser le personnel de crèches parisiennes au rôle du père dans les deux
premières années de vie de l’enfant par des actions de formation adaptées aux
professionnels de terrain, et donc à moyen terme de transformer les pratiques au
niveau de l’accueil des pères et de la dynamique familiale (Lamour, 2000 ; Lamour
in André et Chabert, 2004). L’introduction de la modélisation triadique à la
crèche s’est révélée être un puissant facteur de changement en particulier
dans l’approche des séparations-retrouvailles et l’accueil de la famille.
Une nouvelle chorégraphie des séparations-retrouvailles
Dans les temps de séparations-retrouvailles à la crèche, l’enfant est confronté
au quotidien à la difficulté d’effectuer le passage d’une dyade à une autre dyade.
Le matin, c’est le parent qui va encadrer l’enfant dans l’ouverture de la dyade
à l’auxiliaire pour aller vers une autre dyade auxiliaire-bébé. Le soir, c’est
l’auxiliaire qui va encadrer l’enfant dans l’ouverture de la dyade à la mère ou
au père pour aller vers la dyade mère-bébé ou père-bébé. On voit là que nous
sommes dans une approche dyadique. Et pourtant, dans ce double mouve-
ment, il y a toujours le passage par un temps à trois, parent-enfant-auxiliaire
(Pierrehumbert et Parvex, 1994), comme l’illustre la figure 2.5.
Problématiques développementales successives 181
Dans les crèches, l’accent n’a jamais été mis sur ces transitions triadiques
qui, de fait, ont été peu étudiées. L’observation des séparations à la crèche
(Pierrehumbert et Parvex, 1994) montre la nette prédominance de la cou-
pure, c’est-à-dire du passage presque direct de dyade à dyade. Outre la pré-
gnance du modèle dyadique, la rareté d’une véritable transition triadique
permet de mieux comprendre la difficulté des professionnels de terrain à
penser en terme triadique les séparations-retrouvailles et ce d’autant plus
que les compétences précoces du bébé au trilogue ne sont pas toujours bien
connues.
Cette chorégraphie – pas de 2/pas de 3/pas de 2 –, le bébé l’a déjà prati-
quée depuis longtemps à la maison avec son père et sa mère (figure 2.5).
182 Le développement psychique précoce
Conclusion
La modélisation triadique a enrichi la conceptualisation des relations
parents-bébé dès la grossesse et des articulations entre les interactions
comportementales, leurs significations subjectives et inconscientes, et leur
base intergénérationnelle.
La triade apparaît comme un système plus ouvert que la dyade. Comme le
souligne Hélène Tremblay-Leveau : « La question de la fonction de l’élaboration
de représentations triadiques et de la mise en œuvre de méta-communication
intentionnelle à trois conduit à une réflexion sur la construction de l’iden-
tité en triade. La triade offre à ce propos des ouvertures que la dyade ne peut
accorder. En effet, le système de communication dyadiques exacerbe le proces-
sus de différenciation termes à termes : l’alternance, la complémentarité ou
alors l’opposition et le conflit, mais il s’agit d’un système clos où chacun est
dans une situation de dépendance par rapport à autrui… [...] Certes, la triade
familiale est le premier groupe humain pour s’exercer à l’enjeu de la définition
de son existence et de son identité, mais l’expérience de triades multiples et
variées contribue à la construction psychologique de l’identité au sens large du
terme » (Tremblay-Leveau in Maury et Lamour 2000, p. 213-214).
La mise en évidence très tôt, chez le bébé, de compétences au trilogue dans
le triangle primaire père-mère-bébé et l’ouverture de celui-ci vers d’autres
triades ont engendré de nouvelles questions sur le développement précoce.
3 Du corps au langage,
ou de la communication
préverbale à la
communication verbale
Les quatre « S » : subjectivation,
sémiotisation, symbolisation,
sémantisation
Bernard Golse
Le corps se trouve en position centrale quant à l’avènement des processus
de subjectivation, de symbolisation, de sémiotisation et de sémantisation.
C’est ce que nous appelons les quatre « S ».
La subjectivation permet à l’enfant de se ressentir comme un sujet, de
devenir une personne à part entière en intégrant, de manière stable, que
l’autre et soi, cela fait deux, la symbolisation lui permet d’entrer dans
le monde des symboles, la sémiotisation lui permet d’entrer dans le monde
des signes et la sémantisation, enfin, lui permet d’entrer dans le monde des
significations.
Les philosophes et les linguistes y réfléchissaient certes depuis longtemps
déjà, mais en prenant les choses du côté de l’adulte et de ces différents
processus une fois instaurés et fonctionnellement matures.
La psychiatrie du bébé prend, au contraire, les choses en amont, c’est-à-
dire du côté des précurseurs, du côté des prérequis et de ce fait, le corps du
bébé se retrouve alors au premier plan de la scène.
C’est tout le problème du dire, du discours au sens large, qui se situe
quelque part entre corps et langage (B. Golse et Cl. Bursztejn).
La place du corps et l’existence d’un temps « auto », d’un temps « pour
soi », d’un temps hors communication, des capacités de représentation
(corporelles et comportementales) se trouvent désormais appréhendées,
avec un intérêt accru non seulement pour les signes en tant que tels et leur
fonctionnement, mais aussi pour les processus mêmes de production des
signes et pour l’émergence, in statu nascendi, du système sémiotique.
D’où une perspective dynamique, avec le bébé, qui vient ainsi utilement
compléter l’étude quelque peu statique des codes de communication qui
avait été menée jusque-là.
Avec les enfants autistes, nous savons bien, par exemple, qu’il est plus
aisé de leur apprendre à écrire sur ce qu’ils ont eux-mêmes écrit.
De même, avec certains enfants psychotiques qui ont une forte agres-
sivité, qui apprennent l’argot avant d’apprendre le français, et qui entrent
dans le langage par des mots très crus, il est plus efficace de leur apprendre à
lire sur les traces ou les lettres qu’ils ont eux-mêmes formées que sur le texte
d’un autre, parce que la lecture de leurs propres traces correspond à une ré-
introjection de quelque chose qui vient d’eux, et non pas à l’introjection de
quelque chose qui vient de l’autre et qui est alors vécu comme un danger.
Ainsi donc, l’accès au « oui » se trouve clairement associé à la question
de la clôture des enveloppes psychiques et à l’instauration d’un espace de
sécurité interne.
Entre le « non » et le « oui », dans nombre de langues
et notamment en français, on peut observer une étape
intermédiaire qui est le « si »
Beaucoup d’enfants passent du « non » au « oui » en utilisant le « si ».
Qu’est-ce donc que ce « si » ?
En fait, le « si » veut dire deux fois « non ».
Vers quinze mois, quand l’enfant commence à savoir bien marcher, il a
envie de tout explorer, de mettre ses doigts dans les prises, de faire toutes
les bêtises possibles et l’adulte, redisons-le, est tout le temps en train de lui
dire « non ».
L’enfant en souffre et il proteste en disant « si ! », parce qu’au fond, « si »
veut dire : « Non, moi je ne veux pas de ton “non” » !
Pour autant, « si », ce n’est pas encore tout à fait « oui », c’est seulement
deux fois « non », « non » par « non ».
Or, il n’y a qu’en mathématiques que deux fois (–) fait exactement (+), et
de ce fait, le « si » offre un passage graduel entre le « non » et le « oui » grâce
au « non », au « non » de l’autre.
Pouvoir accepter ce qui vient de l’autre ne sera possible que lorsque les
enveloppes psychiques seront bien clôturées.
C’est pourquoi le « je », le « oui » et le rond apparaissent ensemble, vers
l’âge de 2 ans et demi environ.
L’apparition du « je » qui remplace le « à moi », l’émergence du « oui »
et la capacité de dessiner un rond sont ainsi de bons repères pour se dire
que désormais les enveloppes psychiques de l’enfant sont convenablement
édifiées, et qu’à partir de ce moment-là, l’enfant est prêt à aller à l’école
pour passer des premières acquisitions spontanées (reflets de ses propres
processus psychiques internes) aux premiers apprentissages induits par
l’autre sans que cet autre ne soit perçu de manière par trop menaçante.
C’est ce mouvement psychique que G. Haag appelle la « crise des deux
ans et demi ».
192 Le développement psychique précoce
ses dessins, l’enfant chercherait à réparer les dégâts qu’il s’imagine avoir
causés par ces attaques envieuses. L’auteur constate ainsi que : « Dans les
analyses d’enfants, quand l’expression de tendances réactionnelles succède
à la représentation des désirs destructeurs, nous voyons toujours utiliser
le dessin et la peinture comme moyens de reconstitution. » (Klein, 1947,
p. 144).
Mais l’enfant ne dessine pas uniquement pour lui-même : en effet, le
dessin engendre immédiatement une réaction de son entourage, qui, par
ses commentaires, renvoie à l’enfant quelque chose de lui-même. Comme
le précise Du Pasquier-Grall (2011, p. 118) « Il se répète ainsi, dans cette
expression graphique primaire, l’expérience primitive qui a forgé son senti-
ment d’existence à travers son vécu d’être vu, regardé, compris ou pas ». Les
premières traces produites par l’enfant ont une valeur de communication
de son monde interne, notamment à une période où la parole et les mots
sont encore insuffisants à transcrire ses vécus intimes. Le dessin peut donc
se concevoir comme un véritable langage, qui possède, à l’instar du rêve,
des significations complexes.
• Dès 1925, dans son article sur « La négation », S. Freud insiste sur le fait
que le « jugement d’attribution » (affectif) est premier avant le « jugement
d’existence » (cognitif).
Dans cet article – dont la première partie est consacrée à l’étude de la néga-
tion en tant que mécanisme de défense chez le sujet adulte névrotique mais
dont la deuxième partie envisage la négation comme un mécanisme central
et fondateur dans l’ontogenèse de l’appareil psychique – S. Freud opère ainsi
un renversement qui vaut comme un véritable coup de force.
Il montre en effet que, contrairement aux modélisations de la psycholo-
gie académique classique, l’approche métapsychologique invite à considé-
rer que, face à un objet externe, le premier acte de pensée ne consiste pas
à se demander d’abord si l’objet existe bel et bien (jugement d’existence)
mais plutôt s’il est source de plaisir ou de déplaisir (jugement d’attribution).
Si l’objet est jugé comme « bon », alors il sera introduit dans le monde
représentationnel (interne), si l’objet est jugé comme « mauvais », alors il
sera éjecté, vers un dehors encore indéfini et mal circonscrit, vers un non-
moi externe (le « Moi-plaisir » originel se constituant précisément dans le
mouvement même de ce travail de triage en fonction du principe de plaisir/
déplaisir).
Nous n’irons pas plus loin ici dans l’analyse du clivage qui se met ainsi en
place entre un dedans d’abord entièrement bon et un dehors d’abord entiè-
rement mauvais, mais l’on voit bien comment dans ce travail de délimita-
tion, S. Freud accorde de fait un rôle central à l’affect dans la constitution
même du monde représentationnel.
• D. Houzel souligne, quant à lui, les apports théoriques de M. Klein et de
W.R. Bion à cette problématique de l’affect.
• Il y a ensuite, nous semble-t-il, tout un mouvement des idées qui mène
des positions freudiennes aux travaux de D.N. Stern, en passant par les
conceptions de I. Fonagy et de A. Green sur le travail et la fonction de
l’affect.
Peu à peu, on assiste, en effet, à un double mouvement conceptuel.
D’une part, le principe de plaisir/déplaisir se voit revisité et, d’autre part,
l’affect revêt progressivement une fonction de représentance.
En effet, alors que jusque-là, la psychanalyse considérait globalement le
plaisir comme lié à la décharge et le déplaisir lié à la tension, toute une
réflexion – et notamment celle de D.N. Stern à propos des interactions entre
mère et enfant – se fait jour qui montre que le plaisir peut aussi découler
d’une mise en tension pourvu que celle-ci respecte certaines conditions de
vitesse et d’intensité (ni trop forte, ni trop brutale).
Cette vision dynamique de l’indexation de l’expérience interpersonnelle
par un affect de plaisir mérite également d’être prise en compte dans les
rapports du sujet avec ses objets internes et ceci rend compte du plaisir qui
peut être lié à l’attente ou au suspense, encore qu’ici certains tenants de la
Développements spécifiques 199
Le développement psychomoteur
Laurence Vaivre-Douret
de l’espace qui l’entoure lui donnent une bonne dextérité. Il aime les
jeux de construction et les puzzles.
Nous ne développerons pas ici l’évolution détaillée des différentes acqui-
sitions du développement. Pour cela, de nombreux manuels permettent de
se repérer. Pour une revue récente des différentes échelles de développement
moteur, nous renvoyons à notre ouvrage sur le développement moteur
du jeune enfant (Vaivre-Douret, 2003, 2004), comportant en particulier
l’élaboration d’une échelle (DF-MOT) avec des normes (moyenne et écart
type) de développement fonctionnel posturomoteur et locomoteur, ainsi
qu’une échelle du développement fonctionnel de préhension-coordination
visuo-manuelle.
Le tableau 4.1 relate les principales acquisitions de 0 à 6 ans.
8-10 mois – Tient assis seul de façon très stable et peut même pivoter
– Peut ramper ou exercer la position quatre-pattes
– Peut se relever seul de la position couché à assis
– Tient debout avec appui sur un support
– Manipule les objets avec aisance (retourner, etc.) et attrape les petits
objets entre le pouce et l’index
– Vocalise plusieurs syllabes répétées plusieurs fois (ex. : « ba-ba-ba »).
C’est le stade du babillage
– Comprend le sens du « non ». Inquiet face à des visages étrangers à 8 mois
11-13 mois – Tient debout seul sans appui au moins 10 secondes
– Capable de faire quelques pas volontaires avec aide ou seul
– Pointage avec l’index
– Attrape une balle qui roule et aime jeter les jouets
– Fait les marionnettes, bravo, au revoir
– Jargonne beaucoup (émission de nombreux phonèmes)
– Premiers mots à deux syllabes : « pa-pa »
– Comprend la signification de phrases simples et s’intéresse aux images
qu’on lui montre
14-17 mois – Marche de façon aisée
– Peut se relever debout tout seul à partir du sol et s’accroupir
pour ramasser un jouet
– Monte les marches avec aide sans changer de pied
– Porte une timbale à la bouche
– Vocabulaire d’une dizaine de mots minimum
18-23 mois – Court, grimpe, descend un escalier avec aide, sans changer de pied
– Tourne les pages d’un livre
– Participe à son déshabillage puis à l’habillage
– Commence à manger à la cuillère
– Peu à peu, son vocabulaire s’enrichit. Associe deux mots, faisant office
de première phrase
– 18 mois est le début de l’acquisition de la propreté
2 à 3 ans – Saute à pieds joints
– Fait du tricycle
– Monte seul les escaliers en alternant les pieds
– Copie une croix
– Commence à faire des phrases. Utilise le « je »
– Acquiert peu à peu la propreté de jour puis de nuit
3 à 6 ans – Descend seul les escaliers en alternant les pieds
– Tient seul sur un pied (5 secondes)
– Pédale sur une bicyclette sans roues latérales
– Fait une tour de 10 cubes (démonstration)
– Copie un carré à 4 ans, un triangle à 5 ans
– Attrape un ballon avec les mains, bras fléchis
– Boutonne ses vêtements
– Langage correct, riche
D’après l’échelle du DF-MOT, Vaivre-Douret, 2004.
212 Le développement psychique précoce
Environnement et développement
Comme nous l’avons exprimé précédemment, les premiers moyens d’expres-
sion du bébé passent par le corps et les mouvements. C’est par son corps
propre que l’enfant exprime ses émotions et explore son environnement.
Pour que le développement psychomoteur se perfectionne, la matura-
tion ne suffit donc pas : il est important que bébé soit amené à s’exercer
(sans l’aide de l’adulte). Les principales sources de sollicitations à l’action
viennent de l’attrait sensoriel qu’offre l’environnement incitant bébé à se
mouvoir, se déplacer, à effectuer des gestes, en référence aux travaux de
E. Pikler en pouponnière (1969).
Les premiers contacts physiques sont importants, car ils renforcent les
liens et apportent sécurité et réconfort. Le contact corps à corps, l’odeur,
le regard, la voix, les interactions affectives et l’attachement qui unit
l’enfant à sa mère ou à toute personne qui s’occupe de lui sont indispen-
sables à son bon développement. Soutenue et encouragée, la construc-
tion progressive de ses compétences permet à l’enfant de gérer la mise
en jeu de chaque fonction et de se perfectionner par ses apprentissages.
Le développement du bébé peut se décrire comme une suite séquentielle
d’apprentissages qui vont se compléter, s’ajuster, se réorganiser et se ren-
forcer par paliers successifs.
La sensorialité et la motricité sont donc étroitement liées. C’est leur enri-
chissement, ainsi que leur organisation (unimodalité, transmodalité) et dif-
férenciation, qui vont permettre un développement psychomoteur et affectif
harmonieux dans un contexte sécurisant. La discontinuité prendra sa place
pour faire émerger des invariants et la présence-absence de l’adulte auprès du
bébé, sur lesquels se fondera un accordage affectif (Stern, 1989) et progres-
sivement l’intersubjectivité du nourrisson (Trevarthen, 1979).
La vitesse de l’évolution des acquisitions de l’enfant résulte de facteurs
internes et externes, elle sous-tend la variabilité quantitative et qualitative
des niveaux de coordination des compétences motrices, d’un individu à
l’autre, reflétant ses capacités d’auto-organisation et d’auto-régulation dans
un environnement propre à l’enfant.
Soulignant le rôle des facteurs environnementaux, nous avons montré
que l’expérience posturomotrice précoce, notamment à partir de la position
de couchage habituelle (et presque exclusive en ventrale ou dorsale ou laté-
rale suivant les époques) peut induire des caractéristiques toniques propres
Développements spécifiques 215
Conclusion
Le bébé se construit à partir d’un vécu corporel tactile et proprioceptif et
la stimulation de ses organes des sens est indispensable pour les apprentis-
sages futurs basés sur les expériences sensorimotrices, perceptives et inter-
actionnelles. Ces dernières sous-tendent aussi l’organisation motrice et
l’appréhension spatio-temporelle du mouvement.
L’élaboration du schéma corporel s’enrichit donc progressivement à partir
des fonctions neuromotrices, sensorimotrices et affectives, et des apports des
sensations labyrinthiques, kinesthésiques et tactiles. C’est une construction
active sans cesse remaniée autorisant progressivement l’augmentation des
degrés de liberté segmentaires-articulaires qui va permettre une mobilisation
orientée, coordonnée en vue d’une posture ou d’un déplacement du corps
pour un développement psychomoteur optimal.
Ainsi, l’éprouvé corporel est le point de départ d’une dimension relation-
nelle qui fait éclore les émotions et la communication précoce et engage
la prise de conscience de l’enfant et la structuration de son corps, repère
spatial fondamental pour son développement psychomoteur futur.
Le développement de la narrativité
Franck Zigante
La narrativité peut être définie comme la capacité à raconter une histoire
cohérente.
Elle est spécifique à l’être humain et lui permet de raconter sa propre
histoire, personnelle et collective. L’Homme est le seul animal capable de
se raconter des histoires concernant son origine et son avenir. Le récit est
organisé selon des règles temporelles nécessaires pour sa transmission.
216 Le développement psychique précoce
Narrativité et temporalité
Le sens et l’historicisation ne sont possibles qu’avec l’acquisition de la tem-
poralité qui débute dès la fin de la vie fœtale pour se poursuivre chez le bébé
(Golse, 2010).
Il existe une inscription corporelle précoce des rythmes et de la durée
chez le bébé, étape capitale dans l’ontogenèse psychique. La perception
fœtale de la voix maternelle (Maiello, 1991) occupe une place primordiale
dans cette inscription, notamment par la double perception de cette
voix. Perçue du dedans et du dehors au travers la paroi abdominale, la voix
maternelle s’inscrit de façon dédoublée, avec un décalage d’intensité et
temporel. Cette double perception va permettre le développement du sens
des rythmes et des intervalles dès la fin de la vie intra-utérine. Ainsi dès
la période prénatale, une préconception du temps pourrait se constituer
avec les perceptions de rythmes et de séquences ponctuées par des surprises.
Durant la fin de la grossesse, le fœtus développe une vie imaginative sur le
mode symbolique « chant et danse » dans laquelle le rythme tient une place
prépondérante (Meltzer, 1988). Dès les derniers mois de la vie intra-utérine,
le fœtus commence à avoir une vie psychique effective avec plusieurs affé-
rences sensorielles dont le rythme tient une place primordiale pour la trans-
formation symbolique ultérieure.
Pour explorer la réalité psychique du bébé essentiellement durant la pre-
mière année, Daniel Stern (1993) a développé le concept fécond d’« enve-
loppes proto-narratives », formes temporelles à la base de toute expérience,
ni purement sémantiques, ni purement abstraites.
Toute expérience subjective, notamment durant les expériences inter-
actives mère-bébé, peut être comprise dans ces contenants proto-narratifs,
Développements spécifiques 217
Narrativité et altérité
Parler est un acte qui s’ancre dans le corps. L’acquisition de la parole dépend
de celle de la marche et donc de la possibilité pour l’enfant d’introduire
activement une séparation spatiale réelle de sa mère (Anzieu, 1977). Pour
parler, souligne Didier Anzieu (1977), l’enfant doit avoir traversé l’angoisse
de séparation et avoir établi avec sa mère la bonne distance « entre le lien
fusionnel où il se perd, et l’éloignement extrême où il la perd ». L’enfant
peut alors utiliser le symbole comme présence possible d’un être ou d’un
objet absent. La voix constate la séparation cependant qu’elle y remédie.
Les mots prennent la fonction de nourriture psychique pour combler le
vide laissé par le sein et portent la trace de cette absence.
L’acte de parole est rendu possible par le processus de différenciation et
y participe activement. Le phénomène transitionnel assure entre le sujet
et l’objet une place vide où peuvent venir se couler le langage, le jeu et la
culture. Ceux-ci vont à la fois les relier et les maintenir à distance.
La fonction sémiotique apparaît d’abord à un niveau prélinguistique cor-
porel. Elle se constitue dans la continuité du geste au sens pour s’accomplir
dans l’acquisition, l’usage et la maîtrise de la langue maternelle.
L’acte de parole porte donc par sa genèse même la tension entre présence
et absence, entre fusion et individuation, éloignement et proximité, entre
soi et l’autre, entre l’intrapsychique et l’intersubjectivité.
La théorie de l’attachement, grâce au déplacement de l’étude du
comportement du bébé à l’étude des représentations dans le discours de
l’adulte, a remis au premier plan l’importance de l’étude du discours dans
son aspect sémantique mais aussi son aspect formel. Selon la théorie de
l’attachement, la narrativité verbale porte la trace des interactions précoces
dont l’intériorisation permet de se construire une représentation de soi,
de l’autre et des relations de soi avec l’autre. Le paradigme expérimental
de la « situation étrange » (Ainsworth, 1978) évalue le comportement de
l’enfant surtout dans les retrouvailles avec sa mère après un moment de
séparation. L’évaluation du type d’attachement du bébé porte essentielle-
ment sur l’étude minutieuse de son comportement lors des retrouvailles
qui reflète la manière dont il a intériorisé cette séparation. Le bébé, dans
ses expériences de séparations et de retrouvailles avec sa mère, présente une
narrativité préverbale, un récit comportemental de la manière dont il vit
ces différentes phases interactives. Le type d’attachement du bébé reflète sa
capacité à s’appuyer sur une base sécure (le référent maternel) et à équilibrer
les phases de recherche de proximité avec la mère et d’exploration de l’envi-
ronnement spatial. À partir des interactions avec sa mère durant la première
Développements spécifiques 219
Des bébés qui font douter leurs mères et des mères en manque
de co-mères
On trouve une première série de travaux parmi lesquels l’enquête précieuse
de Rabain et Wornham (1990) qui a analysé les transformations des pra-
tiques de soins aux bébés de mères migrantes venant d’Afrique de l’Ouest.
Parmi les vingt-six mères migrantes interrogées, approximativement 10 %
étaient Soninké, 8 % Bambaras, 3 % Wolofs, 3 % Toucouleurs, 3 % de la
région du Manding et 1 % Diolas. La technique d’enquête consistait en
des observations et des entretiens à domicile. Les auteurs, anthropologue
et pédiatre, constatent d’emblée que la mère migrante est soumise à des
exigences contradictoires qui peuvent rendre compte d’un certain nom-
bre d’incertitudes et d’inquiétudes : « la mère est mise dans une situation
complexe d’avoir à intérioriser les valeurs de la société d’accueil en même
temps qu’elle transmet les valeurs traditionnelles » (ibid., p. 291). Parmi les
femmes interrogées, huit n’effectuent aucun massage traditionnel. Cepen-
dant parmi celles qui le pratiquent, les auteurs notent que le massage perd
peu à peu son caractère ritualisé, étant fait de plus en plus dans l’intimité
et par la mère seule – traditionnellement, il est assuré par la grand-mère, la
belle-mère ou une femme de la famille plus âgée. Elles font l’hypothèse que
ces jeunes femmes ont du mal à s’approprier une technique dont la mise en
œuvre ne leur revient pas traditionnellement.
Toutes les femmes de l’étude portent le bébé au dos à la maison même
celles qui, dehors, utilisent le matériel de portage occidental (poussette,
« kangourou »…). Quinze d’entre elles utilisent ces techniques occidentales
de portage de manière occasionnelle ou systématique à l’extérieur. Porter le
bébé au dos dans un lieu public peut être considéré comme dangereux car
cela attire le regard des étrangers sur l’enfant et l’on craint le regard envieux
(« mauvais œil »).
Les quantités de stimulations corporelles restent fortes et le temps
d’exploration des objets faible. Par exemple, pour trois enfants observés de
façon plus précise, le temps de contact physique avec portage de l’enfant
correspond à 90 % des échanges à six mois. L’on retrouve donc la richesse
des stimulations motrices décrites dans la littérature anthropologique et
observée, en partie, en situation migratoire pour celles qui gardent les
techniques traditionnelles. Pour les autres, l’avance de la marche que l’on
observe en Afrique – il n’est pas rare de voir un petit marcher vers l’âge de
huit mois – n’existe plus ou est moins importante en France. Cette étude va
dans le même sens que nos observations qui montrent que certains enfants
nés dans ces familles africaines ont peu de jouets à leur disposition, ont peu
de « doudous » pour autant, ils rêvent et ils jouent. Ce sont là des modalités
différentes de jeu qu’il importe de ne pas mal interpréter.
Dans l’étude, 69 % des femmes allaitent à six mois mais le biberon est
donné en complément souvent et précocement. Le mode d’allaitement
Perspectives transculturelles 225
des mères africaines est différent des mères occidentales avec des tétées à
la demande et devant toute manifestation du bébé. Les tétées sont plus
courtes et plus fréquentes. Le biberon est cependant utilisé pour répondre
aux inquiétudes de la mère par rapport à sa capacité de prendre soin du
bébé sans l’aide de son groupe. Il n’y a plus de délégation possible des soins
du maternage et la mère se retrouve en relation duelle avec son bébé, ce
qui modifie l’équilibre général des échanges et souvent cela l’inquiète. Elle
préférerait être entourée d’autres femmes pour s’occuper de son bébé.
Comment se fait le partage entre la médecine occidentale et la médecine
traditionnelle (à travers les informations transmises, les soins prodigués aux
enfants par les parents, les voisins, les amis, les guérisseurs) ? Pour les modes
de puériculture, les auteurs constatent – ce qui rejoint d’ailleurs notre propre
expérience – « qu’il n’est guère que les connaissances concernant l’emploi
du biberon qui soient reconnues comme acquises grâce à l’enseignement
de la maternité ou de la PMI » (ibid., p. 310). Tout le reste est transmis par
les parents, les autres femmes de la même langue… quand ils sont présents
autour de la famille sinon, c’est, bien souvent, le manque et l’incertitude.
Pour les soins, l’efficacité des hôpitaux et de la protection maternelle et
infantile est en général reconnue. Plusieurs attitudes peuvent se rencon-
trer par rapport aux pratiques thérapeutiques traditionnelles : une associa-
tion possible des deux modalités – par exemple, les enfants prennent les
médicaments et parallèlement, on leur prépare des décoctions de feuilles
(par exemple canicen chez les Soninké) qu’on utilise en absorptions ou en
lavages. D’autres fois, il y a une sélection des indications – pour un rhume,
de la fièvre, de la diarrhée, on ira consulter un médecin, pour des pleurs
répétés ou une agitation nocturne, l’on s’en remettra à la tradition car l’on
infère la vision de djinné (esprits musulmans) ou de dömm (sorciers anthro-
pophages chez les Wolof)… D’autres fois, on assiste à une association des
schémas d’interprétation – la sorcellerie par exemple, schéma interprétatif
traditionnel souvent évoqué, peut s’ajouter à une autre cause : « l’enfant
peut, dit-on, attraper banalement une maladie comme la rougeole mais,
s’il s’y ajoute l’action de personnes voulant du mal, la maladie sera plus
forte » (ibid., p. 313). Le recours au voyage en Afrique pour « se soigner »
n’est pas exclu quand la thérapeutique occidentale ne peut apporter des
solutions satisfaisantes ou quand des interrogations subsistent sur l’origine
de la maladie. Les auteurs citent enfin un travail de Payne qui montre
l’importance des hospitalisations qui semblent médicalement injustifiées
chez les migrants en France. Outre les aspects sociaux, les auteurs proposent
une autre hypothèse pour rendre compte de l’importance de ces hospitali-
sations : l’hôpital apparaît aux yeux des familles comme un équivalent de
communauté thérapeutique. Le groupe est très important pour soigner. Ainsi,
l’adoption du système de soins occidental ne paraît pas modifier le sys-
tème d’interprétation traditionnel de la maladie sous-jacent « qui fait d’elle
226 Le développement psychique précoce
Au final
Ainsi, que ce soient les études pédiatriques, anthropologiques ou cliniques,
toutes montrent l’importance de prendre en compte les représentations cultu-
relles des parents, les manières de penser les besoins des bébés des parents et
leurs manières de faire. Elles montrent aussi l’importance de reconnaître et de
soutenir les compétences individuelles et culturelles de ces parents et les liens
qu’ils ont avec leurs appartenances et communautés pour mieux les aider à
être parents et à faire grandir leurs bébés, d’où qu’ils viennent.