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Caspar Philippe. Le problème de l'individu chez Aristote. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 84, n°62,
1986. pp. 173-186;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1986_num_84_62_6406
Résumé
Le problème de l'individu se pose chez Aristote à la conjonction des deux grandes interrogations de la
pensée grecque: le changement substantiel et l'intelligibilité du monde. Il est techniquement résolu à
l'intérieur du cadre hylémorphique de la composition des substances. Par ailleurs, les concepts
métaphysiques du Stagirite sous- tendent partiellement l'étude du cosmos et celle des êtres vivants.
Cet article montre que le penseur athénien n'a pas toujours su passer légitimement d'un de ces
registres de pensée à l'autre. Il en est résulté l'apparition d'apories dans sa doctrine de l'individuation
des substances, et cela sur les trois plans de la métaphysique, de la biologie et de la cosmologie.
Le problème de l'individu chez Aristote*
* Ce texte est inspiré de notre ouvrage: L'individuation des êtres: Aristote, Leibniz et
l'immunologie contemporaine (Le sycomore), Paris, Lethielleux; Namur, Culture et vérité,
(1985), 318 pages.
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naturels, tels que le Feu, l'Eau, la Terre et chacun des autres éléments de
ce genre en y ajoutant toutes les choses qui sont ou des parties de ces
éléments, ou composés de ces éléments, soit de parties, soit de la totalité
des éléments, par exemple l'Univers physique et ses parties, je veux dire
les astres, la lune et le soleil»3.
En conséquence et d'une manière schématique cinq niveaux de
problématique se sont noués autour de la question de l'individu chez
Aristote :
1) Au niveau le plus fondamental, il s'agit d'élucider la structure
ontologique de la substance première dans le cadre métaphysique de la
composition hylémorphique des substances4. C'est également sur ce plan
que se pose la question controversée du principe de l'individuation chez
Aristote5.
2) Au niveau physique, le problème de l'individu se pose pour les
diverses réalités que le Stagirite aborde dans son analyse de la nature. En
particulier, la question est posée dans le Traité du Ciel6, dans les
différents ouvrages biologiques7, et, à travers l'analyse de la
conservation des éléments dans un mélange8, dans la chimie tout à fait rudimen-
taire qui fut l'héritage d'Aristote.
3 Métaphysique, 1028 b, 8-13.
* La composition hylémorphique des substances est le trait fondamental qui unifie
en profondeur l'entièreté de la vision du monde du Stagirite. Seuls, Dieu et les intelligences
séparées qui gouvernent le mouvement des astres sont immatériels et ne peuvent par
conséquent être individués que par leur forme.
5 Voir notamment E. Jr. Regis, Aristotle's Principle of Individuation, dans Phronèsis,
XXI, pp. 157-166, 1976.
6 Du Ciel, 216 a 18-279 a 35.
7 Les Parties des Animaux; De la génération des animaux; Histoire des animaux;
Petits traités biologiques, «Les Belles Lettres», Collection Budé, Paris.
8 Dans un passage célèbre du Traité de la génération et de la corruption, Aristote
examine la composition des mixtes et la lecture du texte révèle les difficultés éprouvées par
le Stagirite pour définir la nature et la consistance propre de deux corps simples. Ces
derniers gardent-ils leur individualité (327 b 35) ou sont-ils intégrés dans une substance plus
complexe et chimiquement une? La réponse d'Aristote dissimule mal son embarras:
«Nécessairement ces matières ne sont pas détruites dans le mélange, et elles ne restent pas
les mêmes, simplement, et leur mélange n'est pas une juxtaposition de particules, ni un
phénomène n'ayant heu qu'au niveau de la perception sensible. Mais sont susceptibles
d'entrer dans des mélanges des corps qui sont faciles à délimiter et capables de subir et
d'exercer des actions, et qui accusent des affinités avec des corps ayant les mêmes
propriétés, puisque le mélange s'opère entre des corps disposés au mélange réciproque. Le
mélange est donc l'union, avec altération, des corps mélangés». (f| 8è uiÇiç xô>v uiktôv
àA.Xoi(o6évT(BV ëvaxriç, De la Génération et de la Corruption, 328 b 19-22). Il faudra attendre
des chercheurs comme Berthollet et Lavoisier pour voir certaines distinctions
fondamentales de notre chimie, comme par exemple celle du mélange, de la solution et de la réaction de
synthèse moléculaire, se faire jour. Notons toutefois que, dans la liste hétéroclite des réalités
substantielles mentionnées en Métaphysique 1028 b 8-13, les éléments les plus simples
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semblent pouvoir, sous certaines conditions, former des unités organiques plus complexes.
Thomas d'Aquin, à la suite des commentateurs juifs et arabes, subordonnera cette question
à sa thèse de l'unité de la forme. (Aimé Forest, La structure métaphysique du concret chez
saint Thomas d'Aquin, Pans, Vnn, 1931, 377 pages, pp. 166-257). Comme le remarque
P. Denis, «le mixte soulevait d'abord le problème d'ordre physique et non philosophique
de sa composition. La matière du monde est-elle constituée uniquement de quatre éléments
fondamentaux hérités des Ioniens, en sorte que tous les corps seraient dus à une simple
composition de ces éléments?» (P. Denis, Enseignements de saint Thomas sur la forme
substantielle, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen- Age, Vnn, 1954,
pp. 139-164).
9 M. François, Pour connaître Dieu, Beauchesne, Paris, 1975, 107 pages, pp. 11-112.
10 Voir notamment J. Moreau, L'être et l'essence dans la philosophie d'Aristote,
dans Autour d'Aristote, Recueil d'études de philosophie ancienne et médiévale offert à
Monseigneur A. Mansion, Publications Universitaires de Louvain, Louvain, 1955, 594
pages, pp. 181-204, en particulier pp. 201-204.
11 C. BÉRUBE, La connaissance de l'individuel au Moyen-Âge, Presses Universitaires
de France, Pans, 1964, 315 pages.
12 Leibniz, Discours de Métaphysique, paragraphe 13.
13 Spinoza, Éthique, proposition v: «Dans la nature, il ne peut y avoir deux ou
plusieurs substances de même nature ou attnbut». On peut remarquer la grande proximité
entre cette proposition et le principe leibnizien des indiscernables d'une part, la conception
stoïcienne d'un Chrysippe d'autre part, telle qu'elle nous est rapportée par Philon
d'Alexandrie. «Chrysippe y répond par sa théorie de l'îôicoç ttoïov, caractéristique
permanente d'un être; elle contient l'affirmation que chaque être a une originalité
irréductible, inexplicable par la simple composition d'êtres ou de principes préexistants».
(E. Bréhier, Chrysippe et l'ancien stoïcisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1951,
295 pages, pp. 110-111).
14 M. Veto, La science du particulier: de Kant à Schelling, dans Les études
philosophiques, 1981, pp. 163-189.
Le problème de l'individu chez Aristote 177
Métaphysique d'Aristote, Paris, Vrin,- 2 tomes, 1974, 877 pages, p. 394). Un exposé
synthétique des principales prises de position parmi les auteurs anglo-saxons a été proposé
par E. Jr. Regis, art. cité. Sur ce point particulièrement controversé, le poids des textes
(notamment Métaphysique, 1016b 32; 1034a 5-9; 1035b 30; 1054a 34-37; 1074a 31-35;
Du Ciel, 278a 18-20; 278b 3-9 et Physique, 190b, 23-26 ... 28) et bien davantage le ressort
ultime de la métaphysique aristotélicienne nous font rallier la position classique. En effet,
cette métaphysique gravite tout entière autour de la conception originale de la substance
concrète pensée comme un composé de matière et d'une forme universelle. Dans ce cadre, la
matière seule peut individuer la substance. Il est en effet difficile d'adopter l'autre branche à
l'alternative sans construire une métaphysique de la forme individuelle ce que Plotin,
Avicébron, Scot et Leibniz notamment ont fait, mais ce que n'a jamais fait Aristote. «"Ev
Se xô eïôoç» (Physique, 190b 28), (Métaphysique, 1016 a 17-20).
21 Timée, 27d-28a; Métaphysique, 1040a, 3-7.
22 Physique, 190b 25; Métaphysique, 1074a 33, 1049a 7, 10, 13-15; Du Ciel,
278 a 19; Parties des animaux, 643 à 24.
23 Voir note (19).
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de s'accoupler, il naîtrait d'eux à leur tour une nouvelle espèce d'êtres, puis de ceux-ci
encore une autre, et cela pourrait aller à l'infini: car l'infini est imparfait et la nature
cherche toujours une fin». (De la Génération des Animaux, 715b, 12-16).
30 Ibtd., IV, 3 et 4.
31 De la Génération des animaux, IV, 3; cfr notre ouvrage: L'individuation des êtres:
Aristote, Leibniz et l'immunologie contemporaine. ,-.
32 P. Louis, La découverte de la vie, Paris, Herman, 21 1 pages, pp. 164-165. "
Le problème de l'individu chez Aristote 183
42 L.
41 Ibid.,
R. Tancredi,
666 b 3-667 Aristotle,
a 6. teleology and Modem Science, dans Science, Medicine
and Man, 1974, pp. 263-271.
43 De l'âme, 415b 20-21.
44 Phédon, 108 c.
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4. Conclusion