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JOHN RAWLS ET LA QUESTION DE LA JUSTICE SOCIALE

Jean-Fabien Spitz

S.E.R. | « Études »

2011/1 Tome 414 | pages 55 à 65


ISSN 0014-1941
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Essai

John Rawls et la question


de la justice sociale

Jean-Fabien Spitz

D
epuis sa publication en 1971, la Théorie de la Justice
du philosophe américain John Rawls est la source à
laquelle viennent s’alimenter toutes les réflexions sur
la justice sociale1. Cette question avait quasiment disparu de
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1. John Rawls, Théorie de
la Justice (trad. fr, Paris, Le l’agenda de la philosophie politique pendant toute l’époque
seuil, 1989) ; Rawls a donné
par la suite deux autres ver- où il était entendu que seul un bouleversement radical du
sions de sa théorie qui ten- mode de production fondé sur la propriété privée pouvait
tent de répond re à
cer ta ines object ions  :
résoudre les problèmes d’exploitation, de pouvoir et d’inéga-
Libéralisme politique (tr. lité que continuaient de connaître les sociétés modernes après
fr., Paris, PUF, 1995) ; La avoir accédé à la démocratie politique et à l’égalité des droits.
justice comme équité (tr. fr.,
Pa ris, La Découver te, Mais depuis la chute du mur de Berlin, nous savons que la
2006). propriété collective des moyens de production est une impasse
et que l’allocation centralisée des ressources est incapable de
satisfaire de manière adéquate les besoins humains fonda-
mentaux. Cependant, accepter la liberté des échanges et la
pluralité des centres de décision et de propriété n’implique
pas que l’on considère toute répartition qui naît dans le cadre
d’un laisser-faire comme nécessairement légitime. Ce ne
serait le cas que si le marché était un ordre intangible décou-
lant de la nature même des interactions sociales et échappant
à tout contrôle humain, et non pas une institution établie et
soutenue par des règles d’origine humaine. Mais si l’ordre
social – y compris le marché – est une institution, on peut et

Université de Paris I Panthéon Sorbonne.

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Janvier 2011 – n° 4141 55

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on doit se poser la question de sa justice, c’est-à-dire de la
manière dont il convient de le disposer ou de l’organiser pour
qu’il soit considéré comme légitime par ceux qui sont appe-
lés à se plier à ses règles. Si, comme le dit Rawls, la justice doit
être la première vertu des institutions sociales, c’est parce que
les citoyens d’une société libre ne pourraient avoir l’obliga-
tion d’obéir à un ordre injuste. On a souvent dit qu’il était
aussi puéril de lutter contre l’injustice que contre la mort
mais, précisément, l’idée centrale de toute théorie de la jus-
tice est que l’injustice n’est pas un fait de nature : c’est une
institution humaine.

L’intuition de John Rawls (1971)


Comment définir la justice ? L’intuition de Rawls paraît très
simple : un ensemble institutionnel est juste si les règles en
sont disposées de manière à fonctionner à l’avantage de l’en-
semble des citoyens et non pas d’une partie de ceux-ci. En
revanche, s’il apparaît que les institutions sont des instru-
ments d’exploitation par lesquels certains tirent avantage de
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la collaboration des autres sans que la réciproque soit vraie
– comme dans le cas de l’esclavage – elles ne sont ni justes ni
légitimes. L’esclavage est évidemment un cas limite, mais
l’exemple de la théorie politique utilitariste nous permet
peut-être de mieux comprendre en quoi consiste l’injustice.
Réduite à sa plus simple expression, la théorie utilitariste
affirme en effet que les institutions sociales et économiques
sont légitimes si elles ont pour but et pour conséquence de
maximiser la satisfaction ou l’utilité globale ou moyenne de
la société. Or, dit Rawls, un tel objectif peut parfaitement être
atteint par le sacrifice de certains membres de la commu-
nauté au profit de certains autres, en sorte que l’utilité globale
ou moyenne pourrait s’accroître alors que celle qui échoit à
certains membres de la société décroît. Il est même possible
que l’accroissement global ne soit possible que grâce à la
réduction de l’utilité qui va à certains et par le moyen de cette
réduction. Dans ce cas, le bien-être des uns serait sacrifié à
celui des autres et l’on doit dire, selon Rawls, qu’une société
organisée selon ce principe n’est pas attentive à la distinction
ou à la séparation des personnes. Elle ne prête pas attention à
l’idée que chaque être humain est également digne de respect
et qu’aucun ne doit jamais être utilisé comme un simple

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moyen par les autres mais qu’il doit toujours aussi et en
même temps être considéré comme une fin. S’il est normal
que chacun utilise la présence des autres pour se procurer,
par le moyen de la collaboration, une utilité qu’il ne serait pas
en mesure d’engendrer seul, nul ne peut prétendre confisquer
pour lui l’ensemble des avantages de la coopération, en sorte
que celle-ci n’est légitime que si chacun est en même temps
moyen et fin, si tous en tirent également avantage, et si cha-
cun, dans ce contexte, considère comme légitime que les ins-
titutions sociales aient pour finalité, non pas seulement son
propre avantage mais celui de chacun des membres de la
communauté.

Comment saurons-nous que cette condition est satis-


faite ? A quoi reconnaît-on que des institutions sont légi-
times ? La réponse de Rawls est une version profondément
modernisée de la théorie du contrat social, c’est-à-dire de
l’idée que l’obligation de se plier à une règle dérive du consen-
tement de celui qui est assujetti à l’obligation d’y obéir. Si l’on
suppose des représentants des citoyens appelés à déterminer
la structure institutionnelle de base de la société, selon quelle
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conception de la justice choisiraient-ils de l’organiser ? Quels
seraient les principes directeurs qui les guideraient dans leur
choix ? Pour que la réponse à cette question soit douée de
sens et produise des effets moraux, il faut cependant que ces
représentants y réfléchissent dans l’ignorance de la manière
dont leurs choix les affecteront personnellement et, pour
cela, il faut qu’ils ne sachent pas quelle sera leur place au sein
de la société future. Dans le cas contraire l’option finale serait
entachée d’incertitude morale, car chacun aurait choisi en
fonction de ses propres intérêts. L’hypothèse du voile d’igno-
rance – les principes organisateurs de la société sont choisis
derrière un voile qui cache à chacun sa place dans la société
– répond donc à la nécessité de débarrasser le contrat de
toutes les partialités qui l’empêcheraient de produire l’effet
que l’on attend de lui, à savoir fonder l’obligation morale des
citoyens de se plier aux règles communes.

Nous arrivons donc à une définition formelle de la jus-


tice : sont justes les principes d’organisation sociale qui
seraient choisis par les citoyens appelés à y conformer leur
conduite s’ils étaient placés dans une situation qui garanti-
rait l’impartialité de leur jugement. On suppose, car c’est le

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sens même d’une théorie de la justice sociale, que ces citoyens
sont raisonnables, c’est-à-dire qu’ils ont la volonté de trouver
une organisation sociale acceptable par tous et que la notion
de légitimité a un sens pour eux ; ils rejettent donc l’idée
même de se soumettre à un rapport de force ou de vivre dans
un ordre social qui serait seulement fondé en fait et non pas
en droit. Mais on postule également qu’ils sont rationnels,
c’est-à-dire qu’ils ont des finalités – sans doute toutes diffé-
rentes les unes des autres – et qu’ils cherchent à maximiser
leurs chances de les atteindre ou, du moins, leurs moyens de
les poursuivre. Ils chercheraient donc une organisation qui
permette à chacun de tenir compte du droit des autres sans
s’oublier lui-même.

Quelles seraient les considérations essentielles qui ins-


pireraient les partenaires dans ces conditions ? Quels prin-
cipes choisiraient-ils ? Rawls pense que leur première
préoccupation serait de se garantir les libertés de base essen-
tielles à la préservation de leur intégrité et au développement
de leurs facultés morales, en particulier la liberté de pensée et
d’expression, mais aussi la liberté de conscience et l’ensemble
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des droits civiques et politiques qui forment le cœur d’une
démocratie constitutionnelle. Leur seconde préoccupation
serait de maximiser pour tous la quantité de moyens maté-
riels de faire usage de ces libertés. Ils opteraient donc d’abord
pour un principe de liberté, c’est-à-dire pour des institutions
garantissant à chacun le système le plus étendu de libertés
fondamentales – politiques et personnelles – compatible avec
la possession de ce même système par tous. En insistant sur
la nécessaire priorité de ce principe de liberté, ils exprime-
raient l’idée que la première qualité d’un système institution-
nel est de respecter l’indépendance morale des citoyens de
manière égale, et de permettre à chacun de développer ses
propres finalités autant que cela est compatible avec un droit
égal de le faire pour tous, et ils affirmeraient leur volonté de
se prémunir contre toute utilisation de la force de l’Etat pour
forcer leur conscience ou les contraindre à adopter des buts,
des valeurs et des modes de vie auxquels ils n’adhèrent pas.
Ils souligneraient également que la légitimité d’un ordre
social est impossible si tous n’ont pas un droit égal de prendre
part à la délibération des décisions collectives. Sous ce double
aspect – égalité des droits et égalité du pouvoir de participer
– le principe de liberté manifesterait l’importance primor-

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diale que les partenaires accorderaient à l’idée que tous ont
une importance morale égale, que tous ont droit au même
respect, qu’aucun ne peut être sacrifié au bien-être de l’autre.

L’idée d’égalité
Les libertés de base étant garanties, les partenaires réfléchi-
raient dans un second temps à la répartition des avantages
matériels de la coopération sociale et, sur ce plan, Rawls
pense que leur intuition première serait de refuser tout cri-
tère de répartition dont le caractère arbitraire ou contingent
serait manifeste. Ils rejetteraient bien entendu la race, le sexe
ou la caste de naissance, mais aussi toute répartition qui
pourrait subir l’influence de l’origine sociale. A la place ils
choisiraient un principe de juste égalité des chances qui
garantit que, à vocation et à qualités identiques, les individus
auraient une chance égale et équitable d’atteindre les mêmes
positions sociales. Cela suffirait-il à satisfaire leur aspiration
au respect de l’égalité morale ? Non, car un tel système don-
nerait naissance à une méritocratie dans laquelle les mieux
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doués obtiendraient une part plus importante des ressources
sociales. Or la répartition des talents et des aptitudes est aussi
arbitraire que l’origine sociale et, même s’il était possible
d’évaluer la contribution de chacun à l’œuvre collective, il ne
serait pas juste de calculer les rétributions en conséquence,
car cette contribution est toujours facteur de qualités person-
nelles dont les porteurs ne peuvent revendiquer la responsa-
bilité et qui, d’une certaine manière, ne leur sont attachées
que de manière arbitraire. Les partenaires en concluraient
que, puisque les individus ont la même valeur morale, ils ont
droit à des ressources identiques. Si l’on y réfléchit quelque
peu, on s’aperçoit que cette idée est conforme au bon sens :
pourquoi, en effet, des individus pourraient-ils revendiquer
une part plus importante des ressources sociales sous le seul
prétexte que le sort ou la nature les a favorisés en les dotant
de qualités dont la société est demandeuse ?

Si, sous le voile d’ignorance, les partenaires sont en


mesure de se rallier à cette intuition morale égalitaire en rai-
son du prisme d’impartialité à travers lequel passe leur
réflexion, ils demeurent cependant des êtres rationnels. Or
cette faculté de calcul leur enseigne qu’il serait irrationnel

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d’opter pour l’égalité des ressources s’il existe une distribu-
tion alternative dans laquelle tous les partenaires seraient
mieux lotis que dans cette répartition égalitaire. C’est le sens
du second principe de justice, que Rawls appelle le principe
de différence. La réflexion qui y conduit est liée à des considé-
rations d’efficacité et d’optimisation : si la répartition est éga-
litaire, les plus talentueux et les plus énergiques n’auront
aucune raison qui les incitera à développer leurs qualités et à
les mettre au service de l’œuvre commune ; si, en revanche,
on leur promet des avantages plus substantiels, leur activité
sera stimulée et l’accroissement des richesses sera tel que tous
pourront en profiter. Les partenaires décideraient donc de
permettre les inégalités à condition qu’une partie des avan-
tages générés par l’activité des plus talentueux échoie aux
moins favorisés. Ou encore, ils opteraient pour un principe
qui autorise les inégalités pourvu qu’elles soient à l’avantage
de tous, et ils organiseraient les institutions sociales en consé-
quence, par exemple en taxant les plus hauts revenus et en
utilisant le produit de ces impôts pour financer des systèmes
publics d’éducation et de santé accessibles à tous. Cette rétri-
bution des talents en forme de stimulation n’est cependant
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pas un retour à la méritocratie, car le droit des plus talen-
tueux à recevoir un revenu plus important viendra de l’enga-
gement que la collectivité a pris à leur égard – en échange de
leur activité – et non pas de leurs mérites ; il serait toujours
soumis à réévaluation, dans la mesure où la société serait
fondée à supprimer ou à modérer les avantages en question
toutes les fois qu’elle verrait qu’ils ne tournent pas au bénéfice
de l’ensemble des membres de la société, et en particulier de
ceux qui occupent la position la moins favorisée. Les talents
ne donnent pas droit à plus de revenus, mais il est légitime de
promettre des revenus additionnels à ceux qui en possèdent
pour les inciter à les développer au bénéfice de tous.

Les lignes de force de cette théorie sont aisées à discer-


ner : tout d’abord, il s’agit bien d’une théorie politique libérale,
car sa préoccupation première est de préserver l’indépendance
individuelle et de garantir toutes les libertés indispensables
pour cela. Non seulement elle n’impose aucune conception de
la vie bonne, mais elle met l’accent d’une part sur le droit de
chacun à développer sa propre conception du bien, et d’autre
part sur le fait qu’une théorie de la légitimité des institutions
doit s’appuyer sur un critère qui ne fait appel à aucun concept

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portant sur la manière dont on doit vivre. La première exi-
gence des citoyens qu’elle satisfait est donc celle qui consiste à
ne jamais subir de contrainte dans ce qu’ils ont de plus pré-
cieux et de plus constitutif : leurs valeurs morales, leurs
croyances religieuses, la manière dont ils pensent qu’il convient
de vivre. Mais ce libéralisme, à la différence de celui des fonda-
teurs, cherche à faire toute sa place à l’idée d’égalité en souli-
gnant qu’il n’est pas possible d’en rester à une égalité des droits
et qu’il faut, autant que cela est possible, faire en sorte que cha-
cun dispose de plus de ressources pour construire son exis-
tence qu’il n’en disposerait dans toute organisation sociale
alternative. C’est le fondement du principe de différence, qui
affirme que nul n’a le droit de garder pour lui l’intégralité des
avantages qu’il retire des circonstances favorables et morale-
ment arbitraires dans lesquelles il se trouve placé et que les iné-
galités ne sont légitimes que si tous profitent – pas
nécessairement dans les mêmes proportions – du surcroît de
richesses qu’elles rendent possible. L’exigence égalitaire se tra-
duit donc par l’impératif de maximisation de la position la
moins favorisée ; seul le fait que les moins bien lotis ont la
conviction que le système tout entier s’efforce d’améliorer leur
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situation et que, dans tout système alternatif de répartition,
leur sort serait encore moins enviable peut leur donner le sen-
timent qu’ils vivent dans un ordre politique légitime et les déli-
vrer de l’idée qu’ils seraient les victimes sacrifiées au bien-être
des autres.

Débats et contestations
Les propositions de Rawls ont évidemment suscité de mul-
tiples débats dans la philosophie politique contemporaine.
Evoquons-en deux parmi les plus importants.

Tout d’abord, de nombreux lecteurs de la Théorie de la


justice ont été frappés par une singulière absence. Rawls ne
dit rien de la justice en tant que vertu individuelle, sauf pour
affirmer que l’homme juste est celui qui soutient les institu-
tions justes. Une société n’est pas juste parce qu’elle encou-
rage les hommes à bien vivre, parce qu’elle cultive en eux les
aspirations les plus élevées, ou parce qu’elle fortifie leurs idées
morales, mais uniquement parce qu’elle traite ses citoyens
sans partialité et de manière équitable. La politique, en

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d’autres termes, n’a rien à dire sur les finalités humaines ; elle
n’a pas à les juger mais seulement à pourvoir aux conditions
de leur compatibilité et de leur cohabitation légitime, en
excluant seulement celles qui ne sont pas raisonnables, c’est-
à-dire celles qui refusent d’admettre la légitime pluralité des
conceptions du bien. Mais la politique ne perd-elle pas tout
son sens lorsque la collectivité renonce à chercher par son
moyen comment il convient de vivre ? Que devient la société
humaine si chacun choisit ce qui lui paraît bon et ne se soucie
des autres que de manière négative et en le laissant tran-
quille ? Cette indifférence mutuelle n’est-elle pas une forme
de mépris d’autrui ? La liberté n’est-elle pas vide si elle se
réduit à un pouvoir indistinct de choisir sans principe ? Ce
qui caractérise une communauté authentiquement humaine,
n’est-ce pas le partage d’idéaux moraux et de traditions
éthiques qui donnent à la vie son sens et son épaisseur ? Le
2. Michael Sandel, Le
libéralisme de Rawls est ainsi accusé d’avaliser l’image Libéralisme et les limites de
moderne d’un moi squelettique réduit à la pure volonté et qui la justice (tr. fr, Paris, Le
Seuil, 1999)  ; Michael
se définirait non par les idéaux dont il est porteur mais par Walzer, Sphères de Justice
une pure puissance de choix2. (tr. fr., Paris, Le Seuil,
1996).
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Ces questions, qui sont au cœur de la conception
« communautariste » de la société, sont cependant très ambi-
guës. Veut-on dire que le libéralisme donne une image fausse
de la société et de l’homme parce que le partage des tradi-
tions et d’une morale – voire d’une religion – est l’essence de
toute communauté et que l’homme n’est pas une volonté ou
un être de choix, mais avant tout un être qui réfléchit sur le
bien et qui ne trouve de sens dans la vie collective que s’il
partage cette réflexion avec les autres par le biais des institu-
tions ? Ou bien veut-on dire au contraire que le libéralisme
donne une image vraie de ce que l’homme et la société sont
malheureusement devenus sous l’impact d’une modernité
dont il est une des pièces essentielles ?

Dans un cas comme dans l’autre, la réponse de Rawls


est nette. La question de la finalité de la vie humaine est une
question essentielle qui doit continuer et qui continuera à se
poser. C’est aussi une question dont on doit débattre, et les
hommes forment et formeront des communautés autour des
réponses communes qu’ils donnent à ces questions. Mais ces
communautés sont volontaires, elles reposent sur la convic-
tion de leurs membres qui peuvent y entrer ou les quitter

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selon qu’ils partagent ou non les idéaux moraux qu’elles
expriment, et la pluralité de ces communautés et des convic-
tions éthiques qui s’y manifestent est un fait irréductible des
sociétés d’aujourd’hui. En outre, cette pluralité est raison-
nable, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de prétendre que
ceux qui ne partagent pas nos idéaux ne sont pas dans leur
bon sens. Celui qui croit au ciel ne peut accuser celui qui n’y
croit pas de ne pas être dans son bon sens et ce serait là au
demeurant la racine de toutes les intolérances. Les institu-
tions publiques ne peuvent donc adopter certaines valeurs
morales ultimes sans réprimer les autres, et c’est la raison
pour laquelle elles n’affirment aucune conception du bien : si
elles le faisaient, elles seraient nécessairement tyranniques,
car la réduction du pluralisme n’est possible que par le moyen
de la force. La politique repose donc, non pas sur un compro-
mis, mais sur la recherche d’une idée éthique minimale ou
acceptable par tous, et elle la trouve dans le concept d’impar-
tialité, c’est-à-dire dans l’affirmation que toutes les finalités
qui acceptent le pluralisme ont droit à un égal respect.
L’image de la personne humaine qu’elle promeut et encou-
rage n’est pas une conception métaphysique, et le libéralisme
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ne définit pas l’homme comme un être de volonté ou de libre
choix. Il se contente de dire que chacun de nous voudrait être
gouverné par des institutions publiques qui seraient animées
et soutenues par la représentation du sujet humain comme
personne libre et égale. Le libéralisme ne dit pas que l’homme
est un être de choix, mais que chaque citoyen aspire à être
gouverné par des institutions qui le considèrent comme un
être de choix. Il s’agit d’un concept politique et non pas méta-
physique. Ou encore, il s’agit du concept avec lequel nous
voudrions que nos institutions réfléchissent à ce qu’elles peu-
vent nous imposer ou exiger de nous. Le communautarisme
se trompe donc du tout au tout en prétendant que le libéra-
lisme oublie la réalité des convictions morales partagées et la
force structurante des idéaux éthiques dans la construction
de la personnalité. C’est au contraire parce qu’il en connaît
l’importance que le libéralisme veut entraver l’action des ins-
titutions politiques coercitives qui chercheraient à imposer
l’une d’entre elles à ceux qui ne l’acceptent pas, et c’est parce
qu’il sait que des idéaux imposés cessent d’être authentiques
qu’il exige que le bras armé de l’Etat aborde ses rapports avec
les citoyens en se les représentant comme des êtres qui doi-
vent être laissés libres de choisir comment ils veulent vivre.

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Le second débat nous projette dans des questions bien
plus concrètes encore3. Rawls isole dans son analyse ce qu’il 3. G. A. Cohen, « On the
currency of egalitarian jus-
appelle la position la moins favorisée, et il pense que ceux qui
tice », Ethics, vol. 99 (1089)
occupent cette position ne peuvent adhérer aux institutions n°4.
sociales que s’ils sont convaincus que celles-ci sont disposées
de manière à maximiser leur sort. Les institutions justes sont
donc celles où la position la plus basse est néanmoins plus
élevée que dans toutes les autres organisations sociales pos-
sibles garantissant les mêmes libertés. Pour Rawls, cette idée
incarne l’idéal de réciprocité. Mais tous ceux qui occupent la
position la moins favorisée sont-ils justiciables du même trai-
tement ? Parmi eux, certains sont sans aucun doute victimes
de leur origine sociale, ou d’un manque de chance et de capa-
cités naturelles. Mais d’autres portent peut-être la responsa-
bilité de leur sort en raison de leurs choix, de leur imprudence
ou de leur inertie. Cette notion de responsabilité paraît essen-
tielle dans le contexte de la justice, et il semble contradictoire
de ne considérer que des positions dans une structure de
répartition sans se demander qui les occupe et pourquoi. Il
est certes légitime d’organiser les institutions de manière à
compenser le manque subi par les victimes du hasard, mais
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les choix faits par les individus doivent leur incomber.

Malgré l’indéniable force de séduction de cette idée,


les rawlsiens pensent cependant qu’il convient d’y résister
tant il paraît philosophiquement impossible de faire la dis-
tinction, dans la situation d’un individu, entre ce qui relève
de ses choix et ce qui relève des circonstances dans lesquelles
il est placé. L’idée même d’un « libre » choix a-t-elle un sens
et, si oui, désigne-t-elle une action entièrement indépendante
de toute circonstance ? On est en droit d’avoir des doutes sur
ces questions et d’en conclure qu’il appartient à la société
politique d’organiser les différentes « places » qu’elle com-
porte de manière à ce qu’elles forment un tissu au moins rela-
tivement continu, et que des rapports de coopération entre
personnes libres et égales soient possibles entre ceux qui les
occupent, c’est-à-dire que nul ne puisse avoir le sentiment
que la coopération tourne à son détriment et à l’avantage
exclusif des autres. Les notions de mérite et de responsabilité
demeurent désespérément élusives, et l’une des ambitions de
la réflexion sur la justice à laquelle Rawls a donné une si
vigoureuse impulsion consiste à rompre avec une image sim-
pliste qui suppose que les individus, avec leurs choix, leurs

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talents, leur mérite, leur énergie, leur contribution sont des
données intangibles que les institutions devraient récompen-
ser en proportion adéquate pour être justes. Le système
social, les lois, l’éducation, les habitudes, les traditions, les
héritages, tous ces caractères de notre vie collective façon-
nent les individus tels qu’ils sont autant qu’ils sont façonnés
par eux en sorte que, au lieu de se demander qui mérite quoi,
il vaut peut-être mieux aborder la question comme Rawls
nous a proposé de le faire : imaginez que le système social soit

ees
.com l’œuvre de votre pire ennemi et que ce dernier va vous attri-
ue-etud

buer la place qui vous reviendra. Pourrez-vous considérer


rev

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.
que ce système est légitime ? Raisonner en tentant d’adopter
Retrouvez le dossier le point de vue de celui qui occupe la position la plus incon-
« Philosophie » sur fortable n’est peut-être pas le pire moyen de réfléchir à
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l’équité.

Jean-Fabien Spitz
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