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DE L'INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES

VICTIMES
Genèse et transformations d'une condition morale

Didier Fassin

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »


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2014/3 N° 123 | pages 161 à 171
ISSN 0294-1759
ISBN 9782724633498
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2014-3-page-161.htm
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De l’invention du traumatisme
à la reconnaissance des victimes
Genèse et transformations
d’une condition morale
Didier Fassin
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Le 20e siècle est marqué par une profonde base militaire aux États-Unis. Il a été décrit par
conversion morale se traduisant par le les commentateurs comme un « traumatisme »
passage de la suspicion à la reconnaissance dont la nation mettrait longtemps à se remettre.
à l’égard des victimes. C’est ce que montre Né en Virginie de parents palestiniens, Nidal
notamment l’histoire de la notion de Malik Hasan fit ses études à Virginia Tech,
traumatisme qui, venue de la psychiatrie, qui fut du reste le théâtre d’un autre massacre
a quitté le seul univers de la clinique lorsqu’un étudiant abattit trente-deux per-
pour s’imposer dans l’espace social méta­ sonnes sur le campus. Désireux de servir son
phoriquement et politiquement. En anthro­ pays, le jeune homme entra dans l’armée, y
pologue, Didier Fassin montre ici les acquit un diplôme de médecin et se spécialisa
implications de ce déplacement historique. en santé mentale. Lorsqu’il fut affecté à Fort
En rapprochant trois terrains distincts en Hood, où étaient cantonnés des dizaines de
apparence, l’accident de l’usine AZF, la milliers de soldats sur le point de partir au front
seconde Intifada et les demandes d’asile, il ou récemment rentrés, il eut à soigner nombre
montre comment la notion de traumatisme d’entre eux, de retour d’Irak ou d’Afghanistan,
n’a pas seulement rendu possible la recon­ pour un « état de stress posttraumatique » en
naissance positive des souffrances endurées. rapport avec les horreurs dont ils disaient avoir
Inscrite dans une politique de la réparation, été les témoins, mais dont on sut plus tard
du témoignage et de la preuve, elle a aussi qu’ils en avaient parfois aussi été les auteurs.
donné corps à une nouvelle condition Toutefois, dans le climat d’hostilité à l’islam
morale, celle de victime, au nom de laquelle consécutif aux attentats du 11 septembre 2001,
se défendent désormais les justes causes et il eut aussi à affronter de manière récurrente
se revendiquent les droits légitimes. les commentaires désobligeants et les pratiques
discriminatoires de ses collègues, ce qui ne
Le 5 novembre 2009, un psychiatre de la base fut révélé qu’après coup. Fait important, peu
militaire de Fort Hood, au Texas, sortit dans la avant son geste meurtrier, le major Hasan avait
cour de la caserne et ouvrit le feu sur les soldats appris qu’il allait prochainement être envoyé
présents, tuant treize personnes et en blessant à son tour sur l’un des deux fronts du Moyen-
plusieurs autres. Par le nombre des victimes, ce Orient. Cette perspective, qu’il redoutait par-
drame est le plus grave jamais survenu dans une dessus tout, car elle signifiait qu’il allait devoir

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 123, JUILLET-SEPTEMBRE 2014, p. 161-171
DIDIER FASSIN

participer à des opérations militaires contre des vifs dans les médias et se poursuivirent du reste
musulmans, fut considérée comme l’élément lors de l’instruction et du procès en cour mar-
déclencheur de son acte. tiale. Tout autant qu’une discussion clinique
Dans les jours qui suivirent la tuerie de Fort (malade ou non ?) ou politique (ennemi ou
Hood, deux principales interprétations s’af- pas ?), il s’agissait d’une alternative fondamen-
frontèrent parmi les experts et les commenta- talement morale : le major Hassan était-il un
teurs : le major Hasan était-il un terroriste isla- monstre agissant au nom d’une odieuse idéolo-
miste ou bien un homme traumatisé ? Dans le gie ou bien la victime d’une situation à laquelle
premier cas, il relevait d’un tribunal militaire, il s’était trouvé tragiquement exposé ? Entre
dans le second, d’un service psychiatrique. Les les deux, la notion de traumatisme introduisait
conservateurs voyaient en lui un musulman un élément de possible distinction.
fanatique, perméable aux thèses extrémistes, Quelque singulières que soient l’histoire du
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engagé dans un jihad. À l’appui de cette allé- major Hasan et son interprétation contradic-
gation, ils retenaient notamment des échanges toire aux États-Unis, elles s’inscrivent dans un
de courrier électronique avec un imam radical récit qui traverse le 20e siècle : le récit de l’in-
yéménite. Les libéraux le considéraient comme version de l’image du traumatisme et de l’émer-
un officier surmené, blessé par des expériences gence concomitante de la figure de la victime,
de stigmatisation, souffrant de stress posttrau- les deux phénomènes prenant en quelque sorte
matique. Ce diagnostic pouvait toutefois sem- appui l’un sur l’autre 1. Qu’un auteur de violence
bler étonnant, dans la mesure où, comme son puisse être considéré comme étant lui-même
nom l’indique, il suppose l’exposition à un évé- victime de violence et que l’authentification
nement violent responsable d’un traumatisme, de ce déplacement passe par la reconnaissance
ce qui ne semblait pas être le cas puisque Hasan de l’existence d’un traumatisme peut sembler
n’était pas allé au combat. En réalité, les tenants évident à l’observateur contemporain. C’est
de cette hypothèse estimaient que trois facteurs pourtant l’aboutissement d’un long processus
avaient potentiellement contribué à constituer par lequel le traumatisme a d’abord été iden-
un tel tableau clinique. Premièrement, cer- tifié comme un fait de nature psychologique, a
taines conduites malveillantes ou propos isla- ensuite acquis un statut positif en étant associé
mophobes pouvaient avoir été traumatisantes, à l’idée de victime, a enfin pu ouvrir des droits
la violence étant alors de nature psychologique. pour celles et ceux qui en étaient affectés. Au
Deuxièmement, les symptômes et les récits de terme de cette évolution, le cas du major Hasan
ses patients avaient certainement affecté le psy- se confond de façon troublante avec ceux de
chiatre qui les entendait, et cette fois le trau- certains militaires qu’il suivait, précisément
matisme était vicariant, autrement dit par pour des symptômes en rapport avec les exac-
effet indirect de contagion auprès des soldats tions qu’ils avaient non pas subies, mais com-
concernés. Troisièmement, l’idée d’être envoyé mises, le parallèle avec Robert Bales, le soldat
au combat pour y être confronté à ce qu’il avait qui, en mars 2012, a fait irruption dans un vil-
entendu raconter de ce qui s’y passait, notam- lage afghan et abattu dix-sept civils dont neuf
ment en termes de crimes contre les popula- enfants, ayant été explicitement suggéré.
tions locales, pouvait s’être avérée intolérable,
mais il fallait alors imaginer une forme inédite
de stress prétraumatique. Les débats entre les (1) Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du trau-
matisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion,
tenants des différentes interprétations furent 2007.

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DE L’INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES VICTIMES

Ce processus engage donc bien plus qu’une simplification, caractériser en termes de dis-
reformulation de la nosographie psychiatrique, qualification, du côté français, et d’exaltation,
à quoi les historiens l’ont généralement réduit. du côté états-unien : il s’agit ici d’échapper à
Le traumatisme n’est pas seulement une caté- ce double écueil à travers une lecture politique
gorie clinique, il est également un terme méta- mettant en évidence ce qu’on pourrait appe-
phorique permettant de nommer la réponse au ler l’intelligence sociale des victimes. Pour ce
malheur : comme on le voit dans la manière faire, je propose d’abord de retracer les grandes
dont sont rapportés les événements de Fort lignes de la conversion morale du traumatisme
Hood, il sert à décrire la condition médicale et ensuite de montrer comment il est devenu
des patients tout autant que l’expérience dou- une ressource politique dans la légitimation du
loureuse de la nation. Autrement dit, l’étude de statut de victime.
ses métamorphoses relève aussi bien de l’his-
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toire des sciences que de l’histoire des sensibi- Une conversion morale
lités, et notamment de la place croissante faite
C’est avec Pierre Janet et surtout Sigmund
à la souffrance dans l’interprétation du monde
Freud que le traumatisme entre dans le domaine
contemporain 1. Il n’est toutefois pas question
de la psychologie 3. Apparu initialement dans
seulement de sensibilités mais aussi de valeurs.
des descriptions cliniques de victimes d’acci-
C’est pourquoi il serait préférable de penser
dents de chemin de fer à la fin du 19e siècle,
en termes d’économies morales, au sens de la
il était en effet conçu jusqu’alors comme une
production, de la circulation et de l’appropria-
lésion anatomique de la mœlle épinière et par
tion de valeurs et d’affects autour de questions
conséquent pensé à l’intérieur d’un paradigme
de société 2. On peut parler ici d’une économie
neurologique. En l’associant à l’hystérie, dans
morale de la violence.
le prolongement des travaux de Jean-Martin
Partant de l’exemple du massacre perpé-
Charcot, les deux grands théoriciens du psy-
tré dans la base militaire texane, j’aimerais ici
chisme rejettent l’origine physique du trauma-
opérer un double déplacement par rapport à
tisme, puisque Janet en fait un événement sur-
la façon dont ces phénomènes sont habituel-
venu dans l’enfance et que Freud le spécifie en le
lement abordés. D’une part, la généalogie du
limitant à la sphère sexuelle. Cette assimilation
traumatisme est généralement intégrée dans
à une névrose, si elle permet en quelque sorte
une histoire de la psychiatrie, de la psycholo-
la dématérialisation du traumatisme, conduit
gie et de la psychanalyse : il s’agit de recon-
simultanément à y voir un mécanisme incons-
sidérer cette histoire à la lumière d’un ques-
cient permettant au sujet d’en tirer des béné-
tionnement moral en examinant les valeurs
fices primaires, du point de vue de son écono-
et les sentiments attachés au traumatisme.
mie psychique, donc en termes de satisfaction,
D’autre part, la légitimation du statut de vic-
et secondaires, dans sa vie sociale, sous la forme
time fait souvent l’objet de jugements nor-
de gratifications diverses. Si les premiers inté-
matifs que l’on peut, au risque d’une certaine
ressent presque exclusivement les psycholo-
gues, les seconds concernent la société au sens
(1) Didier Fassin, La Raison humanitaire : une histoire morale large, introduisant par conséquent un soupçon
du temps présent, Paris, Gallimard/ Éd. du Seuil, 2010. devant l’existence de symptômes traumatiques,
(2) Didier Fassin, « Les économies morales revisitées »,
Annales HSS, 6, 2009, p. 1237-1266 ; Didier Fassin et Jean-
Sébastien Eideliman (dir.), Économies morales contemporaines, (3) Ruth Leys, Trauma : A Genealogy, Chicago, The
Paris, La Découverte, 2012. University of Chicago Press, 2000.

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DIDIER FASSIN

puisque leur présence laisse supposer que l’in- 1970, concernant alors presque spécifique-
dividu souffrant cherche à tirer avantage de sa ment les travailleurs immigrés, le plus souvent
souffrance. Deux scènes vont historiquement nord-africains, en contribuant à disqualifier
sceller cette emprise du soupçon : le travail et leur incapacité à reprendre leur activité et leur
la guerre. demande d’indemnisation financière à la suite
La question des bénéfices du traumatisme d’accidents, souvent dans le secteur du bâti-
se trouve d’abord posée dans le monde du tra- ment et des travaux publics. Avec la fermeture
vail, via l’expertise de la psychiatrie légale. des frontières, qui intervient au terme de cette
L’événement en cause dans le déclenchement période, le diagnostic perd de sa pertinence,
des symptômes est l’accident du travail et les puisque l’immigré est de moins en moins valo-
avantages sociaux que l’on suppose atten- risé comme travailleur, ce qui fait passer au
dus par le travailleur sont doubles : la mise au second plan son éventuelle incapacité.
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repos prolongée et le versement de réparations Le soupçon à l’égard du traumatisé culmine
financières. Dans un contexte où les conditions toutefois sur le terrain de la guerre 1. Au cours du
de travail des ouvriers sont particulièrement premier conflit mondial, la terrible expérience
pénibles et dangereuses, mais où commencent des tranchées avec la violence des bombarde-
à être envisagée, avec la loi de 1898, la respon- ments et l’omniprésence de la mort induit chez
sabilité des employeurs et donc l’indemnisa- de nombreux soldats des symptômes graves qui
tion des victimes d’accidents, la dimension juri- obligent, dans les deux camps, à les ramener
dico-administrative de la prise en charge des vers l’arrière où des psychologues et des psy-
séquelles devient importante. Les médecins, et chiatres statuent sur leur tableau clinique. La
singulièrement les psychiatres, sont amenés à névrose traumatique, parfois désignée sous le
servir d’experts dans les tribunaux. C’est d’ail- nom de shell shock, laisse cependant soupçon-
leurs dans l’une de ces enceintes qu’en 1907, ner au mieux une hystérie, au pire une simu-
le docteur Édouard Brissaud propose pour la lation, et dans tous les cas le désir, inconscient
première fois le terme de « sinistrose » qui fait ou non, de fuir les combats. Plus que l’intéres-
florès pendant plus d’un demi-siècle pour dis- sement lié à une future réparation, l’opprobre
créditer les ouvriers souffrant de symptômes jeté sur ce diagnostic vient de son assimilation
souvent invalidants dans les suites d’accidents à une forme de lâcheté qui marginalise socia-
du travail. Il s’agit, selon lui, d’un tableau cli- lement des soldats discrédités autant par leur
nique authentique ne relevant pas de la simu- manque de patriotisme que par leur défaut
lation, mais bien d’une névrose qui trouve sa de solidarité avec leurs compagnons restés au
résolution dans la satisfaction des bénéfices front. Dans ces conditions, ce n’est pas la bru-
secondaires et notamment l’obtention des talisation de la guerre qui est mise en cause,
réparations. Reprise par d’autres auteurs, l’ef- mais la fragilité de ceux qui ne parviennent pas
ficacité de la compensation financière vient à y faire face. Plutôt que l’événement trauma-
conforter, dans la société et tout particuliè- tique, c’est le terrain du traumatisé qui focalise
rement parmi les employeurs, l’idée que ces l’attention, contribuant un peu plus à la culpa-
ouvriers sont, consciemment ou non, intéres- bilisation des soldats présentant ce tableau
sés et profiteurs, et même, dans ces temps dif-
ficiles du début du 20e siècle, qu’ils ne sont pas (1) José Brunner, « Will, Desire and Experience : Etiology
sensibles aux valeurs de la nation. La catégo- and Ideology in the German and Austrian Medical Discourse
on War Neuroses, 1914-1922 », Transcultural Psychiatry,
rie de sinistrose perdure jusque dans les années 37 (3), 2000, p. 295-320.

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DE L’INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES VICTIMES

clinique. Loin de générer de la compassion, sujet sain éprouvé par la violence d’un drame
leur vulnérabilité suscite de la méfiance. Dès qui le dépasse. La psychiatrie s’ouvre à la santé
lors, la hiérarchie militaire se sent autorisée à mentale. Cette radicale évolution n’est toute-
durement sanctionner les suspects que, paral- fois pas seulement le résultat d’une réflexion
lèlement, l’institution psychiatrique soigne interne à la discipline. Elle est avant tout le
avec une détermination qui frise la cruauté. fruit, aux États-Unis, d’une double mobilisa-
L’électrothérapie, dont l’expression la plus tion d’anciens combattants et de féministes,
redoutée est la « torpille » du célèbre docteur qui conjuguent leurs efforts avec ceux des psy-
Clovis Vincent, devient ainsi le traitement de chiatres réformateurs de la puissante organisa-
choix dont l’efficacité tient autant à la méthode tion professionnelle.
elle-même qu’à la terreur qu’elle inspire, cer- D’une part, les anciens combattants de la
tains préférant retourner à la guerre plutôt que guerre du Vietnam ont joué un rôle essentiel
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de subir cette douloureuse épreuve. Même si dans ce processus, en cherchant à faire valoir
des débats et parfois des procès ont lieu, met- leurs droits à réparation pour les dommages
tant en cause cette forme de sadisme médi- psychiques subis 2. Fait remarquable, ils ont
cal, certains témoignant d’ailleurs d’une vision pu obtenir que leur traumatisme soit reconnu
beaucoup plus humaniste, tel le psychiatre et non seulement lorsqu’ils avaient été victimes
anthropologue britannique W. H. R. Rivers, la de violences, notamment en ce qui concerne
névrose de guerre, comme on la nomme alors, les prisonniers de guerre, mais aussi quand ils
fait peser sur celui qui en souffre une lourde en avaient été les témoins, voire les auteurs.
suspicion. Que les trois positions possibles occupées par
Ce double rappel de la perception du trau- les soldats sur la scène de la violence (celui qui
matisme au début du 20e siècle, à travers la sinis- la subit, celui qui y assiste et celui qui la com-
trose et la névrose de guerre, permet de réaliser met) soient ainsi associées dans le même dia-
le chemin parcouru lorsqu’en 1980, l’American gnostic ouvrant droit au minimum à des soins
Psychiatric Association publie la nouvelle ver- et à une certaine compréhension, au maxi-
sion de sa classification des maladies mentales, mum à une indemnisation et des réductions
le Diagnostic and Statistical Manual of Mental de peine, souligne le retournement de valeurs
Disorders (DSM-III) qui inclut le « post-trau- qui s’est produit : non seulement le traumatisé
matic stress disorder » (PTSD), que l’on traduit est reconnu pour l’épreuve qu’il a traversée,
habituellement par état de stress posttrauma- mais la clinique permet également d’intégrer
tique 1. L’introduction de cette entité clinique les militaires responsables de crimes dans une
bouleverse non seulement l’histoire du trau- même communauté de malheur que leurs vic-
matisme, mais aussi l’histoire de la psychiatrie. times. Tout autant qu’une conversion morale
En effet, pour la première fois, un diagnostic par laquelle le traumatisme légitime désormais
ne concerne plus un état pathologique, mais un une souffrance qu’on discréditait jadis, c’est
état normal : le stress posttraumatique est une donc une suspension morale qui autorise la
réaction normale à un événement anormal. Le prise en compte de toutes les souffrances indé-
traumatisé n’est donc pas un malade, mais un pendamment de l’évaluation de l’acte qui les

(1) Allan Young, The Harmony of Illusions : Inventing Post- (2) Robert Jay Lifton, Home from the War : Vietnam Veterans
Traumatic Stress Disorder, Princeton, Princeton University Neither Victims nor Executioners, New York, Simon & Schuster,
Press, 1995. 1973.

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DIDIER FASSIN

provoque. Compte tenu du traumatisme col- la violence subie plutôt qu’une fragilité psy-
lectif (au sens métaphorique) qu’ont repré- chique. La conversion morale se manifestait
senté à la fois la découverte des atrocités com- donc ici par un rétablissement de véridiction,
mises par les soldats états-uniens et la défaite puisque les femmes se disant victimes d’abus
subie sur le terrain, il est difficile de ne pas voir sexuels n’étaient plus suspectes de mensonge
dans la reconnaissance du traumatisme indivi- ou d’affabulation mais passaient désormais
duel (au plan psychique) une forme de rédemp- avec succès l’épreuve de vérité. À la différence
tion nationale. toutefois des anciens combattants, cette straté-
D’autre part, les féministes se sont avérées gie s’accompagnait non d’une suspension mais
déterminantes sur une dimension essentielle, à d’une assignation morale, dans la mesure où le
savoir l’objectivation de la source du trauma- traumatisme établissait de façon claire et défi-
tisme 1. Pour ce faire, il leur fallait contester nitive la répartition des rôles entre les auteurs
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l’interprétation psychanalytique dominante. et les victimes de violence.
La théorie dite de la séduction, que Freud Contrairement à ce qu’on en retient généra-
avait d’abord proposée pour rendre compte lement, la naissance du PTSD dans la nomen-
de l’hystérie, affirmait que cette dernière trou- clature états-unienne est donc au moins autant
vait sa source dans un abus sexuel initialement le résultat de croisades morales que de décou-
refoulé mais ultérieurement révélé par un évé- vertes savantes 2. La symptomatologie unifiée
nement parfois anodin. Elle fut toutefois rapi- et reconnue de l’état de stress posttraumatique
dement abandonnée au profit de la théorie fédère les causes des anciens combattants et des
dite du fantasme, par laquelle Freud considé- féministes et plus largement de toutes les vic-
rait que c’était la sexualité en tant que telle qui times d’événements violents, qu’ils soient col-
était traumatique, ce qui laissait totalement lectifs ou individuels. Le traumatisme, libéré
ouverte la question de la réalité de l’événement de la suspicion qui discréditait les individus
censé avoir provoqué le traumatisme. Dans ces (soldats, ouvriers, femmes violées ou enfants
conditions, les femmes victimes d’abus sexuels abusés) qui en présentaient les symptômes,
pouvaient se trouver confrontées à un déni non prend une valence morale positive. Désormais,
seulement de la part de celui qui en était l’au- il atteste la parole des victimes, la réalité de la
teur mais aussi de la part des juges conduits à violence à laquelle elles ont été exposées et la
statuer sur de telles accusations. C’est ce que vérité de la souffrance dont elles se plaignent.
contestèrent les féministes états-uniennes, Il signe la nouvelle condition de victime. Dans
associées en l’occurrence aux défenseurs des les tribunaux, face aux compagnies d’assurance,
droits des enfants, dans une période où la devant les commissions de réparation, et plus
maltraitance infantile était redéfinie davan- largement dans l’espace public, parler de trau-
tage comme sexuelle que comme physique. matisme c’est reconnaître la victime.
Faire reconnaître par les psychiatres l’état de Est-ce à dire cependant qu’en retour la vic-
stress posttraumatique revenait à rattacher les time se reconnaisse elle-même à travers le
symptômes à un événement qui avait bien eu traumatisme ? La chose est difficile à affirmer
lieu et affirmer que ces troubles traduisaient et les commentateurs ont un peu trop vite (et

(1) Barbara Nelson, Making an Issue of Child Abuse : Political (2) Wilbur Scott, « Posttraumatic Stress Disorder in
Agenda Setting for Social Problems, Chicago, Chicago University DSM‑III : A Case in the Politics of Diagnosis and Disease »,
Press, 1984. Social Problems, 37 (3), 1990, p. 294-310.

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DE L’INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES VICTIMES

peut-être trop cyniquement) développé l’idée Lorsque le 21 septembre 2001, dix jours
d’une victimisation de la société, comme si les seulement après les attentats de New York et
individus reconnus victimes d’une violence Washington, une usine chimique explose aux
adhéraient nécessairement et entièrement à abords d’un quartier populaire de Toulouse,
cette figure imposée 1. Or, une telle affirma- la première initiative du maire de la ville est
tion, dans des essais dont les auteurs ont rare- de faire appel à la bonne volonté des spécia-
ment mené un travail empirique, rend mal listes de la santé mentale pour aider l’en-
compte des compétences sociales des agents. semble de la population à faire face au trau-
matisme collectif : en quelques heures, ce ne
Une ressource politique sont pas moins de trois cent quatre-vingts psy-
chologues et quarante psychiatres qui se mobi-
Que le traumatisme soit un fait clinique en
lisent dans toute l’agglomération 2. Car si les
même temps qu’une désignation métapho-
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premières victimes sont les ouvriers tués ou
rique, dans les deux cas en rapport avec un évé-
blessés dans l’accident, ainsi que les habi-
nement violent, que le trauma soit un concept
tants alentour qui se retrouvent sinistrés, il
psychanalytique et l’état de stress posttrau-
est rapidement considéré par les autorités que
matique une entité psychiatrique, que même
tous les Toulousains peuvent être considérés
certains spécialistes d’imagerie cérébrale uti-
comme traumatisés par l’ampleur de la tragé-
lisent aujourd’hui la résonance magnétique
die et, à ce titre, indemnisés. Cette inclusion
nucléaire pour tenter de localiser le site neuro-
généreuse concerne même des habitants de la
anatomique des blessures traumatiques, ne
ville qui ne se trouvaient pas sur place, dans
doit en effet pas conduire à réifier le trauma-
la mesure où eux aussi sont censés souffrir des
tisme. Il est certes une réalité pour les spécia-
conséquences psychologiques de l’événement.
listes qui l’étudient ou le soignent, tout comme
Du reste, pour éviter d’interminables discus-
l’est l’expérience des personnes qu’on dit en
sions et controverses, les compagnies d’assu-
être affectées. Pour autant, les victimes ainsi
rance décident finalement, dans le cadre de
reconnues par leur souffrance sont loin de se
négociations globales, d’accorder des répara-
laisser enfermer dans une assignation à cette
tions financières à toutes celles et tous ceux
condition. C’est ce que montre une série d’en-
qui en font la demande, sans expertise psychia-
quêtes conduites sur trois terrains éloignés : à
trique et donc sans préjuger de l’état psycho-
Toulouse, dans les suites de l’accident indus-
logique des plaignants : la distinction entre les
triel AZF ; en Palestine, pendant la seconde
dimensions métaphorique et clinique du trau-
Intifada ; au sein des associations d’aide aux
matisme s’estompe ici, puisqu’elle n’est plus
demandeurs d’asile. Dans chaque cas, les « vic-
nécessaire pour percevoir les sommes prévues
times », dont le statut est authentifié par le
à ce titre. Dans les quartiers populaires qui ont
traumatisme grâce à la médiation d’experts,
été les plus touchés, les habitants se regroupent
utilisent ce dernier comme ressource politique
pour défendre la cause des « sans-fenêtres »,
pour faire valoir leurs droits.
dénomination qu’ils adoptent en référence
aux vitres brisées dans tous les appartements.
(1) Pascal Bruckner, La Tentation de l’innocence, Paris, Le
Livre de poche, 1996 ; Guillaume Erner, La Société des victimes,
Paris, La Découverte, 2005 ; Caroline Eliacheff et Daniel (2) Stéphane Latté et Richard Rechtman, « Enquête sur les
Soulez-Larivière, Le Temps des victimes, Paris, Albin Michel, usages sociaux du traumatisme à la suite de l’accident de l’usine
2006. AZF à Toulouse », Politix, 73, 2006, p. 159-184.

167
DIDIER FASSIN

S’ils recourent à l’invocation du traumatisme charge des patients souffrant de troubles men-
subi pour faire valoir leurs droits, ce n’est pas taux, psychiatres et psychologues utilisent leurs
qu’ils se considèrent comme des victimes dans observations cliniques pour traduire les réalités
l’absolu, mais qu’ils se rendent compte que ce vécues par les Palestiniens à destination d’un
terme et ce qu’il recouvre sont un sésame qui public international. Médecins sans frontières
leur donne accès à l’espace public. Plutôt que produit des chroniques qui se composent de
d’exhiber une souffrance psychologique, ils vignettes mêlant récit et diagnostic, constats
préfèrent pourtant mettre en avant la ségré- objectifs et impressions subjectives, le trau-
gation spatiale, la précarité économique et les matisme venant prouver l’impact de l’occupa-
discriminations raciales dont ils considèrent tion sur les populations. Médecins du monde
qu’ils sont les victimes bien plus que de l’ex- rédige des rapports sur les atteintes aux droits
plosion. Certains disent explicitement que l’in- humains et au droit humanitaire par l’armée
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demnisation des préjudices psychologiques est israélienne, mais aussi par les auteurs d’atten-
une compensation pour les préjudices sociaux tats palestiniens, le traumatisme servant cette
qu’ils subissent. Alors que beaucoup d’ana- fois à établir un parallèle plus ou moins expli-
lystes pensaient que la présence des psycho- cite entre les souffrances des deux populations.
logues et des psychiatres aboutissaient à une Une telle utilisation du traumatisme dans le
forme de dépolitisation de l’accident indus- témoignage humanitaire est récente, puisqu’elle
triel, la politique revient ainsi à travers l’uti- n’apparaît qu’à la fin de la décennie 1980.
lisation du traumatisme comme véhicule des Jusqu’alors, c’était le corps qui parlait des souf-
revendications. frances endurées par les populations, qu’il
C’est aussi le traumatisme qui est mobilisé, s’agisse de guerre, de catastrophe ou de famine.
cette fois par les organisations humanitaires, Désormais, c’est la psyché qui vient authen-
dans les territoires palestiniens occupés, lors tifier la gravité des épreuves subies. Une telle
de la seconde Intifada, déclenchée par la visite authentification n’est cependant pas sans poser
d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées le de problème. D’une part, le traumatisme, même
28 septembre 2000 1. Alors que l’armée israé- dans les conditions d’oppression que connaît
lienne prend position en Cisjordanie, détrui- le peuple palestinien, a de nombreuses causes,
sant les maisons proches des colonies juives y compris de nature privée, comme les abus
et tirant sur les populations palestiniennes, sexuels dans l’entourage proche, qui sont bien
les associations Médecins sans frontières et éloignées du conflit entre les deux pays. D’autre
Médecins du monde, présentes sur place part, le traumatisme, dès lors qu’on s’en sert
depuis plusieurs années, décident d’orienter pour rendre équivalentes les expériences dans
leur action vers la santé mentale où elles ont les deux camps, en vient à effacer les différences
une expertise acquise dans les suites de catas- historiques qui sont au cœur du conflit. Dans
trophes naturelles, comme en Arménie, et sur les deux cas, c’est la dimension politique de la
les lieux de conflits, notamment dans l’ex- situation que l’invocation du traumatisme tend
Yougoslavie. Confrontées aux difficultés de à faire passer au second plan, ce que les acteurs
réunir les conditions habituelles de la prise en locaux n’ignorent pas. S’ils se plient souvent à
cette description psychologique non exempte de
(1) Didier Fassin, « The Humanitarian Politics of pathos dont ils comprennent qu’elle peut per-
Testimony : Subjectivation through Trauma in the Israeli- mettre à leur cause d’être entendue, ils n’hé-
Palestinian Conflict », Cultural Anthropology, 23 (3), 2008,
p. 531-558. sitent pas à la requalifier politiquement en

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DE L’INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES VICTIMES

réintroduisant l’histoire, pour parler notam- éviter de laisser des marques potentiellement
ment du traumatisme de la Nakba. compromettantes sur les corps, c’est toutefois
L’identification des séquelles psychiques de plus en plus le psychisme qui sert de preuve,
de la violence est cependant parfois un élé- pour autant qu’il y ait traumatisme avéré par
ment essentiel dans la reconnaissance d’un un clinicien. Les requérants, les avocats qui les
statut, notamment lorsqu’il s’agit de deman- défendent et les associations qui les assistent en
der l’asile au titre de la convention de Genève viennent ainsi à solliciter des certifications de
de 1951 1. Au cours des trois dernières décen- séquelles traumatiques prouvant les violences
nies, dans un contexte d’accroissement des sol- endurées. Or, d’une part, tous les persécutés ne
licitations du statut de réfugié, le taux d’ac- présentent pas nécessairement un tel tableau
cord s’est effondré, passant de plus de neuf à clinique et, d’autre part, l’existence de ce der-
moins d’un sur dix au niveau de l’évaluation nier est loin de garantir une décision favorable.
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initiale des dossiers par l’Office français de Au sein des organisations amenées à produire
protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). ces expertises, la réflexion politique porte donc
Ce taux a d’ailleurs continué de baisser alors sur le risque de légitimer la politique gou-
même que le nombre des requêtes s’était sta- vernementale par la production de certificats
bilisé, voire avait diminué, suggérant que, plu- entérinant la distinction entre les requérants
tôt qu’un afflux de faux réfugiés, comme le qui présentent des signes de traumatisme et
discours officiel le laisse entendre, cette évo- les autres qui peuvent pourtant avoir subi les
lution traduit une sévérité croissante de l’ad- mêmes épreuves.
ministration, nourrie par une banalisation de Quelque différentes qu’elles soient, ces trois
la suspicion à l’encontre des requérants. Pour scènes montrent que le traumatisme est une
l’essentiel, les données de la Commission des ressource politique et que les victimes, directe-
recours des réfugiés, devenue Cour nationale ment ou à travers ceux qui les aident, peuvent
du droit d’asile, ont suivi une évolution paral- s’en servir non pour susciter de la compassion,
lèle, avec une baisse régulière des taux d’annu- mais pour faire reconnaître des droits : droit à
lation des décisions de l’Office. Ce n’est que la citoyenneté, droit à une terre, droit à l’asile.
depuis le milieu de la décennie 2000 que la On peut parler dans le premier cas d’une poli-
courbe s’est quelque peu infléchie à la Cour, tique de la réparation, dans le deuxième d’une
corrigeant partiellement les pratiques restric- politique du témoignage, dans le troisième
tives de l’Ofpra. Dans ce contexte, la parole du d’une politique de la preuve. Les commenta-
demandeur d’asile et donc son récit ont consi- teurs qui s’en tiennent à l’analyse de la surface
dérablement perdu de leur valeur, les taux très du discours victimaire négligent donc cette
bas d’accord, en première instance, et d’annu- forme de subjectivation politique par laquelle
lation, en seconde, conduisant de plus en plus le sujet adopte le langage de l’autre pour fon-
à s’appuyer sur des expertises médicales ou psy- der sa propre exigence. Certes, elle s’inscrit
chologiques attestant les persécutions subies, dans un rapport de domination symbolique,
que les traces soient physiques ou psychiques. puisqu’il s’agit d’entrer dans un jeu dont on
Dans la mesure où les tortionnaires tendent à ne maîtrise pas les règles. Cependant, même
dans ces conditions, il est encore possible d’en
détourner le sens, de manière à le jouer autre-
(1) Didier Fassin et Estelle d’Halluin, « Critical Evidence : ment. Quand on n’a pas la ressource de la stra-
The Politics of Trauma in French Asylum Policies », Ethos,
35 (3), 2007, p. 300-329. tégie, on peut encore disposer de celle de la

169
DIDIER FASSIN

tactique 1. Ainsi, dans une économie morale d’entendre son auteur invoquer l’état de stress
contemporaine où la souffrance peut fonder la posttraumatique, fût-ce en l’occurrence pour
reconnaissance sociale, les victimes savent sou- s’en défendre en plaidant coupable.
vent mobiliser le traumatisme moins pour légi- Au cours du 20e siècle, le traumatisme est
timer leur condition que pour exprimer leurs ainsi passé d’un signe d’infamie à une source
revendications. de reconnaissance. Cette remarquable conver-
sion morale procède moins d’une découverte
Variations et finale médicale que d’une mobilisation politique.
C’est même en récusant certaines des théories
Au plus fort de la controverse sur l’affaire de
de la psychanalyse que l’état de stress posttrau-
Fort Hood, un homme emprisonné pour avoir
matique a pu devenir officiellement une caté-
lui aussi tiré sur des militaires quelques mois
gorie diagnostique. Il fallait en somme que la
plus tôt à Little Rock, dans l’Arkansas, tuant
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société soit prête à accepter le statut de victime
l’un d’eux, écrivit au juge pour plaider cou-
pour qu’une entité clinique vienne en confir-
pable. Le 1er juin 2009, Carlos Leon Bledsoe,
mer l’authenticité, et non l’inverse, comme
un Africain-Américain de vingt-quatre ans qui
le veut le récit habituel. Pour autant, une fois
s’était converti à l’islam en prenant le nom
cette double légitimation du traumatisme et
de Abdulhakim Mujahid Muhammad, avait
de la victime étant opérée, morale et poli-
ouvert le feu sur des soldats qui se tenaient à
tique se reconfigurent. D’un côté, le partage
l’entrée d’un centre de recrutement de l’ar-
moral du monde s’aménage au gré des causes,
mée. Arrêté un peu plus tard, il avait dit avoir
l’auteur des violences se retrouvant aux côtés
commis son acte en réponse à la guerre menée
de sa victime dans le cas des brutalités guer-
contre les musulmans, mais refusé de se recon-
rières alors qu’il lui est opposé dans le cas des
naître coupable. Alors qu’il attendait une éva-
abus sexuels. De l’autre, la subjectivité poli-
luation psychiatrique destinée à caractériser sa
tique des agents s’affirme à travers leur capa-
santé mentale, il rédigea donc une lettre pour
cité à s’approprier la catégorie de traumatisme
le magistrat qui instruisait son affaire : « Je ne
pour revendiquer leur statut de victime ou, au
suis pas fou ni posttraumatique », y déclarait-
contraire, leur capacité à la rejeter afin d’adop-
il, affirmant que son geste devait être compris
ter une posture alternative. Quand la psychia-
comme une « attaque djihadiste ». De manière
trie entre en scène, la morale ne disparaît donc
remarquable, donc, il rejetait par avance le dia-
pas plus que la politique ne s’efface lorsque se
gnostic qui aurait éventuellement pu lui servir
déploie la morale.
de circonstance atténuante, pour revendiquer
Il faut toutefois résister à la tentation d’une
la nature politique de son crime. Aussi extrême
lecture linéaire, voire téléologique de cette his-
et paradoxal soit-il, ce cas manifeste à la fois
toire, comme tendent à le faire aussi bien les
la généralisation du traumatisme comme mode
promoteurs du traumatisme que les contemp-
d’interprétation de la violence et la capacité
teurs des victimes, et comme notre récit même
des agents à la mobiliser ou la rejeter pour se
pourrait le faire accroire. L’identification
présenter ou non comme victime. Si le public
du premier et la légitimation des secondes
états-unien fut choqué par la violence de cette
sont un processus inachevé. Si l’on revient à
agression aveugle, personne ne fut surpris
l’exemple de l’armée états-unienne, qui a joué
un rôle majeur dans ce récit, pour les soldats
(1) Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I : Arts de
faire, Paris, UGE, 1980. états-uniens de retour des guerres d’Irak et

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DE L’INVENTION DU TRAUMATISME À LA RECONNAISSANCE DES VICTIMES

d’Afghanistan, le diagnostic de stress posttrau-


matique est encore souvent entouré de honte
Didier Fassin est professeur de sciences sociales à l’Insti-
et l’image de la victime est bien peu compa-
tute for Advanced Study de l’Université de Princeton et direc-
tible avec la représentation héroïque domi- teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
nante. Quant aux soldats, et aux civils, irakiens (EHESS). Anthropologue, sociologue et médecin, il a été le
directeur fondateur de l’Institut de recherche interdiscipli-
et afghans, ils n’accèdent jamais ni à l’expertise
naire sur les enjeux sociaux (Iris). Il est l’auteur ou le direc-
psychiatrique qui affirmerait leur traumatisme, teur d’une trentaine d’ouvrages, dont La Question morale : une
ni à la reconnaissance sociale qui les ferait tenir anthologie critique (avec Samuel Lézé, PUF, 2013) et Juger,
pour des victimes. réprimer, accompagner : essai sur la morale de l’État (avec Yas-
mine Bouagga et al., Éd. du Seuil, 2013). (dfassin@ias.edu)
Didier Fassin, Institute for Advanced Study,
Princeton, 08540 New Jersey, États-Unis.
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