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Odeurs et
représentations
mentales
Pierre-Marie Lledo est directeur de recherche au CNRS et
directeur du département de Neuroscience à l’Institut Pasteur1
de Paris. Il a été professeur invité à l’Université de Harvard aux
États-Unis de 2008 à 2015.
1 Le sens olfactif,
un sens longtemps
méconnu et méprisé
satisfaire pour induire la per-
ception d’odeurs figurent :
1) une bonne solubilité dans
l’eau et les graisses ; 2) un
L’olfaction est une sensibi-
faible poids moléculaire ; 3) la
lité moléculaire qui repose
capacité d’établir des liaisons
nécessairement sur le contact
de faible énergie (car réver-
physique des molécules libé-
sibles) avec leur récepteur.
rées par une substance avec
Ces conditions sont réunies
des récepteurs situés dans
pour un très grand nombre
l’organe olfactif. Cette sensi-
bilité concerne les molécules de molécules (naturelles ou
odorantes qui, entraînées par synthétisées) : ainsi, de dix
le courant d’air de la respira- à cent mille substances sont
tion ou du flairage, atteignent qualifiées d’odorantes.
la muqueuse sensorielle
située dans la cavité nasale.
1.1. Un sens utile à l’humain
Par la suite, ces molécules
et relié à son état d’esprit
se dissolvent dans un milieu
aqueux, le mucus, avant d’at- On confond souvent la nature
teindre les membranes des d’un objet ou d’une sensation
cellules sensorielles (milieu et sa représentation mentale.
lipidique). Aussi, parmi les Cela s’applique au sens olfac-
conditions physico-chimiques tif. On parle souvent d’odeur
que les molécules odorantes quand on parle de molécule
d o i v e nt n é ce s s air em ent chimique, alors qu’en fait,
l’odeur n’est pas dans le verre
1. www.pasteur.fr de vin, elle est dans notre tête.
La chimie et les sens
Figure 1
Le bouquet d’un verre de vin,
fruit de l’analyse par le cerveau
de stimulations gustatives
et olfactives.
La voie ortho-nasale correspond
au trajet des molécules odorantes
de la narine à l’épithélium olfactif
qui tapisse la cavité nasale (flèche
de gauche provenant du verre),
tandis que la voie rétro-nasale
associe une sensation olfactive aux
sensations gustatives lorsqu’un
aliment est ingéré, les deux
mécanismes se différenciant l’un
de l’autre par la nature de la voie
empruntée pour l’obtention des
sensations olfactives.
Figure 3
Le jugement de Salomon est un
mythe où le lien olfactif materno-
infantile peut avoir permis à une
mère de reconnaître son enfant
sans ambiguïté.
Source : Wikipédia, licence
CC-NY-SA-3.0, User:Fb78. 79
La chimie et les sens
Figure 5
L’Égypte Antique, une civilisation
dans laquelle les odeurs faisaient
partie intégrante des coutumes
et de la mythologie.
Figure 4
L’odorat est un sens culturel et un 1.3. Un sens culturel Figure 6
leitmotiv artistique. et historique La Chrétienté a longtemps réprimé
Tableau de Hans Makart
la sensorialité.
(1872-1879). L’Histoire montre que le sens L’expulsion d’Adam et Ève,
olfactif a été indispensable pour Devonshire collection, Chatsworth,
former les sociétés (Figure 4). The Bridgeman Art Library.
Les Égyptiens (Figure 5), déjà,
communiquaient au travers On pourrait percevoir une
des odeurs. C’était une façon renaissance de la sphère olfac-
de communiquer avec ceux tive dès le Moyen-Âge, mais ce
qui avaient quitté la Terre et qui est remarquable, c’est le
se trouvaient dans « l’Au- véritable renouveau des odeurs
Delà ». Il en reste quelque qui survient au xviiie siècle, le
chose : le terme parfum usité Siècle des Lumières (Figure 7).
aujourd’hui provient du terme Des sortes de marchands
perfume (par la fumée). d’odeur déambulent dans les
À l ’ère de la Chrétienté villes et proposent tissus et
(Figure 6), au Moyen-Âge, il fragrances.
y a eu répression, non pas du Le xixe siècle sera probable-
sens olfactif seulement, mais ment l’apogée de cette culture
de la sensorialité en général. qui lie des liens très étroits
avec les odeurs, avec tous ces
récipients que l’on fabrique
alors pour contenir des molé-
cules odorantes (Figure 8).
Mais un frein va y être apporté.
Sur le plan scientifique, l’idée
que l’olfaction humaine est un
sens appauvri est un mythe
du xixe siècle. C’est le célèbre
neuro-anatomiste français
P aul Broc a (1824-18 8 0),
Figure 7 père spirituel de Sigmund
Figure 8 Freud, qui le premier a dési-
La démocratisation des odeurs
au Siècle des Lumières. Les fragrances au xixe siècle, gné l’olfaction comme « un
Habit de parfumeur, des mixtures conservées dans sens inutile pour l’humain »
80 de Nicolas de Larmassin. des récipients raffinés. (Figure 9A). Broca a comparé
Odeurs et représentations mentales
Figure 9
Paul Broca (1824-1880) puis
Sigmund Freud (1856-1939), avec
sa théorie du refoulement, ont
contribué à disqualifier le sens
olfactif.
2
rielles, un code très simple
La perception
(Figure 11) : le cerveau peut
et l’analyse des
coder l’information qui nous
sensations olfactives : des
par vient de l’extérieur en
mécanismes complexes
fonction de la position de
la cellule sensorielle qui Les mécanismes de la percep-
aura été activée par cette tion et de l’analyse des sensa-
même stimulation ; il s’agit tions sont complexes, et leur
donc d’un codage spatial. compréhension fait appel à de
nombreux domaines scienti-
fiques comme la biologie molé-
4. Phénoménologie : étude des-
criptive de la succession des culaire, la biologie cellulaire, la
phénomènes et/ou d’ensembles neurophysiologie, la biophysique,
82 de phénomènes. la biochimie ou l’éthologie.
Odeurs et représentations mentales
A
Vision Audition
cellule ciliée
interne membrane tectoriale
cellule ciliée
externe
membrane
basilaire
récepteur
amère de Markal
corpuscule
acide
de Rufini
corpuscule
salée de Pacini
sucrée
B Olfation
cellule de soutien
cellule basale
axones
Figure 11
A) La vision, l’audition, la gustation et les sensations somesthésiques sont des modalités sensorielles répondant
à un code spatial, issu du repérage, par le cerveau, de la cellule sensorielle activée par la stimulation ; B) l’odorat
est un sens pour lequel l’obtention d’une représentation spatiale des perceptions reçues n’est pas immédiate
puisqu’un grand nombre de récepteurs sont activés plus ou moins spécifiquement. 83
La chimie et les sens
glomérule
Bulbe olfactif
Lame criblée
Épithélium olfactif
Figure 12
Les récepteurs olfactifs : les « serrures » de l’odorat. Les récepteurs olfactifs de l’odorat sont des cellules
terminées par des cils, qui détectent les molécules volatiles.
Figure 14 A
A B C
Figure 16
A) La « décomposition » est la première étape vers l’élaboration d’une représentation mentale à partir des
stimulations olfactives perçues ; B) la « recomposition » permet en retour d’associer l’activation d’un territoire
donné du bulbe olfactif à un type de représentation mentale ; ceci va permettre l’identification de la sensation
olfactive analysée ; C) l’analyse des cartes mentales est synthétique, et s’effectue dès que les représentations
mentales sont obtenues. 87
La chimie et les sens
Figure 17
A) L’analyse des cartes mentales
est propre à chaque individu ;
B) l’analyse des cartes mentales
se fait par synthèse corticale,
et cette analyse va ensuite être
envoyée à d’autres territoires
cérébraux comme ceux qui sont
relatifs aux émotions.
Figure 18
Association
A) L’appréciation de l’odeur Intégration
analysée est effectuée de Valence
manière spontanée par le sujet.
Le processus mental associé
donne accès à la perception Décomposition Recomposition
du plaisir par le sujet, et peut être Cartes olfactives communes Représentation des odeurs
à tous les individus propre à chacun
88 utilisé en clinique.
Odeurs et représentations mentales
O
Figure 19
Le 2-méthylbutanoate d’éthyle est
O
un exemple de molécule volatile
2-méthylbutanoate d’éthyle dont l’appréciation est fonction
du sujet : goût de frais pour les
uns, goût d’ananas pour d’autres.
lorsque différents territoires la mémorisation des odeurs.
cérébraux s’activent suc- Elles sont une clé, plus généra-
cessivement. La plasticité lement, pour étudier toutes les
cérébrale9 joue un grand rôle questions que l’on se pose sur
dans ces processus, stimulée les mécanismes cérébraux de
par l’expérience de chacun l’olfaction.
et la dimension culturelle
qui le caractérise. Devant un
échantillon de 2-méthylbu- 3.2. La valence
tanoate d’éthyle (Figure 19), d’appréciation, un jugement
certains lèveront la main en effectué simultanément avec
disant : « ça sent la fraise », et la reconnaissance de l’odeur
d’autres : « ça sent l’ananas », Derrière ce qu’on pourrait
et ce, sans ambiguïté. penser être des réactions
af fec tives, résumées en
olfaction par le « concept de
3 La voie empruntée
par les stimulations
olfactives dans
valence », se trouvent aussi
des mécanismes cérébraux.
Pour commander les juge-
le cerveau : une voie
ments comme « j’aime » ou « je
singulière et novatrice
n’aime pas », ce sont des terri-
toires cérébraux différents qui
3.1. Sentir, remémorer, interviennent (Figure 20). Ces
apprécier une odeur : que se territoires sont engagés avec
passe-t-il dans le cerveau ? d’autres structures qui appré-
L’imagerie cérébrale permet cient l’intensité, l’échelle, du
de visualiser les régions du signal olfactif en jeu.
cerveau qui s’excitent quand L’expérience (en cuisine, en
Codage Codage
on ressent telle ou telle odeur. parfumerie…) nous a appris de valence de valence
med
Un des apports des études que les appréciations des (négatif) olc (positif)
lat
d’imagerie a été de mettre en goûts dépendent beaucoup ofc
évidence le fait que les terri- des échelles d’intensité. Pour
toires cérébraux mis en jeu sont certaines substances concen-
Codage
les mêmes quand on ressent trées, comme la putrescine10 am d’inten- am
sité
une odeur ou quand on se sou- ou les polyamines11 : la réac-
vient d’une expérience anté- tion est aversive, mais à de
rieure. C’est la « madeleine très basses concentrations,
de Proust » refaite en version éventuellement infinitési-
scientifique. Ces observations males ; elles apportent des
sont un outil pour comprendre
10. Putrescine : substance orga-
nique qui se forme dans la putré-
9. Plasticité cérébrale : concept faction des cadavres. Figure 20
qui décrit la capacité du cerveau 11. Polyamine : molécule compo-
à se remodeler et à se réorganiser sée de plusieurs groupes amine À chaque type de valence est
de manière interne en fonction du (-NH2), qui donnent à la molécule associée une stimulation cérébrale
vécu, des traumatismes, etc. une odeur désagréable et âcre. différente. 89
La chimie et les sens
Amygdale
Émotions
Odeurs
Cortex Thalamus Stimulus
Sensoriel
Mémoire,
Représentation
Centres de la récompense,
de la prise de décision
Cortex
Gustatif
Cortex …
Orbito-frontal
Intégration consciente Cortex
Valence piriforme
Percept Hippocampe
Bulbe olfactif Mémoire
Discrimination, attention Amygdale
Codage
Traitement Émotions
Mémoire
Temporalité sensorielle :
la vue précède l’olfaction
30
sensitivity
Increased
20
10
0 Decreased
sensitivity
-10
-20
-30
Cerise + Cerise Cerise + Cerise + Hiérarchie sensorielle :
saccharine seule sel glutamate la vue prime sur l’olfaction
Figure 23
Les interactions entre modalités sensorielles peuvent induire un changement radical de la perception.
Des hiérarchies existent entre sens. On voit ainsi comme la vue détermine le ressenti olfactif.
proie Survie
proie
territoire
territoire
prédateur
hiérarchie état
hormonal prédateur
lors de
hiérarchie identité l’accouplement
état
allaitement hormonal
identité lors de
allaitement l’accouplement
Social
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La chimie et les sens
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