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la littérature ?
p r e s s e s u n i v e r s i ta i r e s d e b o r d e a u x
I – PERSPECTIVES DISCIPLINAIRES :
SENSIBILITÉ, IMAGINATION, ÉTHIQUE
Sandrine Darsel, Imagination narrative, émotions et éthique....................... 13
Maria O’Sullivan, Barthes, art et émotion................................................................35
Anne Vincent-Buffault,
Sensibilité et insensibilité : des larmes à l’indifférence........................................ 51
Jean-Pierre Martin,
Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les désigner................................. 73
Martine Boyer-Weinmann, Thymotique d’une passion ordinaire :
en quoi la colère est-elle littérairement féconde ?....................................................85
Frédérique Leichter-Flack,
Une question de vie ou de mort ? Des usages éthiques
de l’émotion dans la fiction............................................................................................... 101
II – PERSPECTIVES GÉNÉRIQUES :
EMPATHIE, AFFECTIONS, DYNAMIQUE
Jenefer Robinson,
L’empathie, l’expression, et l’expressivité dans la poésie lyrique................. 119
Michel Collot, « Cette émotion appelée poésie » (Pierre Reverdy)............ 131
Élisabeth Rallo Ditche,
Voix et émotions dans Daniel Deronda de George Eliot................................... 147
Maryline Heck,
Les affects entre parenthèses : W ou le souvenir d’enfance,
de Georges Perec.................................................................................................................... 161
Élisabeth Cardonne-Arlyck, Entre humeur et émotion :
la mélancolie mobile de Jacques Roubaud et W. G. Sebald..............................173
Frédérique Toudoire-Surlapierre,
La critique : ou Les stratégies de l’émotion.............................................................. 191
Les directeurs........................................................................................................................ 212
« Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur », disait la marquise
du Deffand. Comment se fait-il que nous puissions avoir peur ou nous
enthousiasmer en compagnie d’un personnage de fiction dont nous
savons pertinemment le caractère illusoire ? Pourquoi pleure-t-on au
théâtre, et de quelle nature sont nos larmes ? Cette illusion affective
n’a cessé de troubler la pensée du littéraire ; et qu’il s’agisse de s’en
inquiéter (comme Platon) ou de s’y intéresser (comme Aristote), on
ne saurait contester qu’en littérature particulièrement, « l’usage des
émotions permet une sorte de contrôle temporaire de l’état mental
d’autrui » – comme l’affirme ce grand historien des sentiments qu’est
William M. Reddy. Cette question, un temps éclipsée par le dédain de
la recherche littéraire pour des problématiques apparaissant comme
insuffisamment formalistes et trop « psychologisantes », a retrouvé de
la vigueur ces dernières années, en profitant de cadres descriptifs et
de vocabulaires capables de rendre compte du travail des émotions –
que ceux-ci soient issus de l’ancienne rhétorique des passions et de son
analyse du movere, de la philosophie morale, de la phénoménologie,
de l’anthropologie ou des sciences cognitives.
Nombreuses sont, dans ce cadre, les interrogations difficiles
auxquelles confronter l’analyse. Existe-t-il des émotions propres à
l’expérience littéraire – qui pourraient justifier la formule de Jules
Renard, évoquant un « homme sans cœur, qui n’a eu que des émotions
littéraires » ? Comment penser l’émotion fictionnelle, ses limites et ses
débordements ? Comment évaluer l’incidence sur nos comportements
des savoirs produits ou des exemples instanciés par la littérature
1 Roland Barthes, « Cy Twombly ou Non multa sed multum » [1979], in L’Obvie et l’Obtus [1982]
et OC IV, p. 706.
2 Frédérique L eichter-F lack, Le Laboratoire des cas de conscience, Paris, Alma éditeur, coll.
« Essai / Philosophie », 2012.
1 Je choisis ici d’utiliser les distinctions logiques de fonctionnement symbolique établies par
Nelson Goodman notamment dans Langages de l’art. Il ne s’agit pas de reprendre l’ensemble de
son système et de ses thèses, mais plus simplement de considérer le travail logique goodmanien
autour de la question de la notationalité comme un outil de compréhension pertinent, clair et
opératoire. Je rappelle que Goodman distingue les systèmes notationnels par quelques critères
logiques :
– le réquisit syntaxique de disjointure : toutes les répliques d’une marque déterminée sont
équivalentes du point de vue syntaxique ;
– le réquisit de la différenciation finie : aucune marque ne peut appartenir à plus d’un carac-
tère ;
– le premier réquisit sémantique pour un système notationnel est qu’il soit non ambigu : une
marque est dite ambiguë si elle possède des concordants différents à des moments ou contextes
différents ; une marque n’est pas ambiguë si le rapport de concordance est invariant ;
– le deuxième réquisit sémantique est celui de la disjointure sémantique ;
– enfin, le troisième réquisit sémantique est celui de la différenciation finie. Une marque-de-
note n’a pas une multiplicité de classes-de-concordance.
invalide bon nombre des pratiques courantes autour des œuvres d’art
et ne rend pas compte du rôle moral (quoique non instrumental)
souvent accordé aux œuvres d’art. Par ailleurs, elle réduit l’œuvre
d’art et assèche la pratique interprétative4.
D’un autre côté, le scepticisme moral, hérité de Platon, insiste sur
l’immoralité des œuvres d’art. Ce n’est pas que l’art soit indépendant de
la morale, comme le suppose le scepticisme fort, c’est que l’art s’oppose
à la morale. Cette option situe l’art dans la sphère de l’immoral, du
vice, de la faute morale. Ce n’est qu’en termes négatifs que l’on peut
penser l’art moralement. Ce caractère vicieux de l’art s’explique de
deux manières. Soit l’art est immoral du fait d’un contenu immoral :
l’apologie de la violence dans le film Fight Club, la banalisation de
l’infidélité dans les livres de David Lodge, la contestation des valeurs
traditionnelles, telles que l’éducation, la prudence, la bienséance…,
l’esthétisation d’une sexualité débridée et rompant toute règle avec les
livres de Houellebecq ou la chanson de Nirvana Rape Me, l’affirmation
de propos racistes, les films pornographiques, les pièces de théâtre
vulgaires, etc. Soit l’art appelle des réponses et des sentiments
immoraux chez le spectateur : l’attachement et la sympathie pour des
êtres vicieux et/ou inhumains, comme dans le film La Chute, la pitié
pour des criminels, la distance par rapport aux vertus éthiques, la
déstabilisation de la personnalité par l’identification à un personnage
imaginaire, l’indifférence à l’égard de la violence…
Autrement dit, cette seconde conception sceptique, la voie morale,
est une injonction à ne pas prendre les œuvres d’art pour guide moral.
En effet, même si les œuvres d’art sont apparemment inoffensives,
aucune n’échappe à la sphère de l’immoralité : de manière générale,
l’art, règne des émotions, détourne du bien, règne de la raison droite.
Néanmoins, même si l’on s’accorde sur la possibilité d’œuvres d’art
immorales (soit du point de vue du contenu, soit du point de vue des
réponses appelées par l’œuvre), cela n’induit pas l’assimilation des
œuvres d’art au domaine du vice. Bien au contraire, on peut plutôt
penser que si certaines œuvres d’art ont une valeur morale négative,
d’autres possèdent une valeur morale positive. De plus, on peut
remettre en cause les conceptions implicites de l’art et de la morale
qui sous-tendent ce scepticisme moral. En effet, peut-on réduire l’art
à l’excitation émotionnelle et/ou à la déconstruction des valeurs ? Par
3. L’optimisme disjonctif
Les œuvres d’art, en tant qu’artefacts culturels spécifiques,
peuvent avoir une valeur morale positive ou négative (quoique plus
ou moins importante suivant les œuvres d’art particulières). L’apport
moral est fonction de l’exemplarité de l’œuvre d’art. Certains cas
artistiques sont paradigmatiques (telles certaines œuvres littéraires,
cinématographiques ou théâtrales considérées comme une forme
d’attention à la vie humaine, avec des personnages moraux confrontés
5 À ce propos, voir l’article de Florence Quinche, « Apport de la littérature à l’éthique : des fonc-
tions de la communication à la théorie des mondes possibles », in id. (dir.), Quelle éthique pour
la littérature ? Pratiques et déontologies, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 125-137.
6 Arthur Danto affirme en ce sens que l’œuvre littéraire implique une indexicalité (le « je » qui
lit). Chaque œuvre est à propos de chaque individu qui lit le texte à un moment donné. Le
lecteur s’identifie non pas au lecteur impliqué par l’auteur, mais au sujet actuel du texte. Et
ainsi l’œuvre devient une métaphore pour le lecteur, une espèce de miroir actif, au sens où en
vertu de l’identification avec le(s) personnage(s), le lecteur reconnaît ce qu’il est. La littérature
dépasse ainsi la distinction entre l’expérience et l’imagination. Cf. A. Danto, « Philosophy as/
and/of Literature », Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association,
vol. 58, no 1, septembre 1984, p. 5-20.
7 Il ne s’agit pas, par contre, de dénier toute valeur à la réflexion théorique, ni d’opposer les
œuvres d’art aux essais théoriques, comme le suggère par exemple Peter L evine dans son
ouvrage Living without Philosophy : On Narrative, Rhetoric, and Morality, New York, State
University of New York Press, 1998.
8 Jean-Claude Passeron et Jacques R evel (dir.), Penser par cas : enquête, Paris, Éd. de l’EHESS,
2005.
une pensée sensible avec une portée éthique. La capacité à faire une
expérience réussie de l’œuvre consiste en la maîtrise d’un comportement
élaboré, un exercice vertueux des capacités logiques, imaginatives et
émotionnelles participant elles-mêmes à la performance morale. Le
but n’est pas de dérationaliser l’enquête morale, mais simplement d’en
montrer la complexité : elle engage une personne et non simplement un
esprit logique ou un corps.
L’activation d’une œuvre d’art suppose une performance de la
part du récepteur (lecteur, spectateur, auditeur…). De là vient sa
valeur cognitive et éthique essentielle. Le cas, par son individualité,
sollicite, et ce de manière spécifique : il donne à penser de manière
sensible. C’est une pensée authentique qui dépasse et chevauche la
distinction entre la pensée et la sensibilité. Il ne s’agit pas de penser
que, de concevoir que (attitude propositionnelle), mais de penser en,
c’est-à-dire en mobilisant ses capacités perceptives, imaginatives et
émotionnelles :
– penser en ressentant la douleur de tel x ;
– penser en regardant ce x ;
– penser en imaginant ce que cela ferait d’être ce x ;
– penser en écoutant l’histoire de x.
Toutefois, parler en ces termes du rôle éthique des œuvres d’art,
n’est-ce pas au fond l’inclure parmi les connaissances pratiques
distinctes des connaissances théoriques ? Non, si l’on entend par
« connaissance pratique » l’actualisation de connaissances théoriques ;
oui, si l’on considère que la valeur de la pensée par cas réside dans la
performance cognitive (irréductible aux dispositions intellectuelles)
appelée logiquement par la compréhension de l’œuvre. Elle implique
l’enchevêtrement du sensible et du conceptuel.
Ainsi, les arts peuvent sans nul doute avoir une valeur morale
irréductible. Ils ne conduisent pourtant pas à des connaissances
générales ni à l’établissement de principes universels. Leur valeur tient
à la spécificité de l’objet et à ce qu’il réclame, en termes cognitifs, afin
d’être compris. Car le fonctionnement des œuvres d’art, en particulier
celui des œuvres d’art narratives en tant qu’« épisodes » singuliers,
requiert de la part du récepteur la maîtrise de systèmes complexes et
riches ; il exige d’articuler les traits saillants du cas en comprenant
les liens logiques ; il demande aussi d’affiner nos concepts trop
souvent réducteurs. Le cas artistique sollicite à la fois des capacités
émotionnelles et cognitives, le travail de l’imagination, l’élargissement
9 Peter G oldie, The Emotions : A Philosophical Exploration, Oxford, Clarendon Press, 2002,
p. 4-5.
10 Ibid., p. 21-22.
12 Pour une analyse détaillée de ces fonctionnements esthétiques, voir Nelson G oodman, Langages
de l’art : une approche de la théorie des symboles [Languages of Art, 1968, 2e éd., 1976], pré-
senté et trad. de l’anglais par Jacques Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1990.
13 Gregory Currie, Narratives and Narrators
: A Philosophy of Stories, Oxford, Oxford
University Press, 2010.
7. Récapitulatif
À la question : « Sur quoi repose la valeur des œuvres d’art ? », se
dessinent en réponse deux conceptions distinctes :
– la conception émotiviste, selon laquelle l’apport éthique des
œuvres d’art est du côté de l’émotivité ;
– la conception théorique, selon laquelle l’apport des œuvres
d’art est inférentiel.
Dans le premier cas, le rôle éthique de l’œuvre d’art n’est pas
une question de jugements, d’inférences et de délibérations autour
de propositions morales. L’attention portée aux œuvres d’art a pour
objectif de susciter des réactions affectives, des sentiments et émotions
vertueux chez le spectateur. Le cas joue un rôle au sens où il a la
disposition d’exciter certains types d’émotions éthiques, telles que
l’empathie, l’admiration, l’attachement, la peur…
Dans le second cas, ce qui fait la valeur éthique des œuvres d’art,
c’est qu’elles délivrent un contenu propositionnel déterminé. Toutefois,
cette analyse théorique est confrontée au problème suivant : le plus
souvent, le contenu propositionnel des œuvres d’art est pauvre et déjà
connu. Le cas, en ce sens, n’a de valeur qu’instrumentale, tout à fait
remplaçable, voire inutile, au sens où une réflexion philosophique ou
un essai moral suffirait à dévoiler ce contenu.
L’expérience du cas dans sa complexité consiste en l’exercice d’une
attention à l’identité singulière de l’œuvre d’art considérée, c’est-à-dire
aux aspects de cette œuvre. Cette attention appelle une performance
morale qui mobilise bien plus que des capacités intellectuelles. Elle
suppose la collaboration des sens, de l’imagination, des émotions et de
la raison. C’est donc du point de vue performatif, plutôt que théorique
ou émotif, que les œuvres d’art ont une valeur éthique essentielle
et spécifique. Leur apport est irréductible (ce qui ne veut pas dire
suffisant).
Conclusion
En conclusion, cette communication souligne la contribution
possible, quoique essentielle et irréductible, des œuvres d’art. L’art
entretient des liens privilégiés avec la morale : ce n’est pas une erreur
de catégorie que de penser l’art en termes moraux ; l’éthique émerge
comme indispensable pour la compréhension des œuvres d’art, comme
l’explique Berys Gaut dans Art, Emotion and Ethics14. La force éthique
des œuvres d’art tient à ce qu’elles nécessitent une performance morale,
laquelle suppose l’enchevêtrement du contenu moral avec l’exercice de
réponses morales. La thèse performative que je défends se distingue
de deux conceptions relatives au rôle éthique des œuvres d’art :
1. le scepticisme (le recours éthique aux œuvres d’art est une
méthode incorrecte et défaillante du point de vue du processus,
du résultat, de l’objet), et
2. l’instrumentalisme (le détour par les œuvres d’art n’a pas une
valeur éthique en soi ; il est raisonnable d’en faire usage à des
fins illustratives, rhétoriques ou pédagogiques).
De plus, la reconnaissance du rôle éthique des œuvres d’art montre
les limites d’une éthique entendue comme « rationalité pratique » ou
comme « sensibilité morale ». De manière fondamentale, cette analyse
du rôle moral de l’art permet de recentrer la philosophie de l’action et
la réflexion morale sur les capacités humaines à réagir et à répondre
moralement (une forme morale de compétence et d’intelligence),
dans la lignée aristotélicienne du perfectionnisme moral. Toutefois,
l’impact moral des œuvres d’art ne peut s’expliquer par une simple
explication causale directe : les propriétés signifiantes de l’œuvre ne
sont pas dispositionnelles, même si elles sont relationnelles. Enfin,
la reconnaissance du rôle éthique des œuvres d’art n’est pas sans
conséquence pour l’éducation, comme le montre Martha Nussbaum
dans son ouvrage Les Émotions démocratiques15 : l’éducation artistique
est centrale pour la formation du citoyen démocratique.
Sandrine Darsel
Archives Henri Poincaré, Nancy Université
14 Berys Gaut, Art, Emotion and Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2009.
15 M. Nussbaum, Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen du xxie siècle ? [2010],
trad. de l’anglais (États-Unis) par Solange Chavel, Paris, Climats, 2011.
Bibliographie
Cavell, Stanley, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du
remariage [Pursuits of Happiness, 1981], trad. de l’anglais par Christian
Fournier et Sandra Laugier, Paris, Cahiers du cinéma, 2009.
Currie, Gregory, Narratives and Narrators : A Philosophy of Stories,
Oxford, Oxford University Press, 2010.
Danto, Arthur C., « Philosophy as/and/of Literature », Proceedings
and Addresses of the American Philosophical Association, vol. 58, no 1,
septembre 1984, p. 5-20.
Gaut, Berys, Art, Emotion and Ethics, Oxford, Oxford University Press,
2009.
Goodman, Nelson, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles
[Languages of Art, 1968, 2e éd., 1976], présenté et trad. de l’anglais par
Jacques Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1990 ; rééd. A. Fayard-Pluriel, 2011.
Goldie, Peter, The Emotions : A Philosophical Exploration, Oxford,
Clarendon Press, 2002.
Levine, Peter, Living without Philosophy : On Narrative, Rhetoric, and
Morality, New York, State University of New York Press, 1998.
Novitz, David, « L’anesthétique de l’émotion », in Jean-Pierre Cometti,
Jacques Morizot et Roger Pouivet (dir.), Esthétique contemporaine : art,
représentation et fiction, Paris, J. Vrin, coll. « Textes clés », p. 413-444.
Nussbaum, Martha, La Connaissance de l’amour : essais sur la philosophie et
la littérature [Love’s Knowledge, 1990], trad. de l’anglais (États-Unis) par
Solange Chavel, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 2010.
–, Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen du xxie siècle ?
[Not for Profit : Why Democracy Needs the Humanities, 2010], trad. de
l’anglais (États-Unis) par Solange Chavel, Paris, Climats, 2011.
Passeron, Jean-Claude et Revel, Jacques (dir.), Penser par cas : enquête,
Paris, Éd. de l’EHESS, 2005.
Quinche, Florence, « Apport de la littérature à l’éthique : des fonctions de
la communication à la théorie des mondes possibles », in id. (dir.), Quelle
éthique pour la littérature ? Pratiques et déontologies, Genève, Labor et
Fides, 2007, p. 125-137.
1 On se rappelle que Barthes oppose la langue dans sa dimension sociale (« corps de prescrip-
tions et d’habitudes ») et le « style » comme idiolecte, dont le secret est « un souvenir enfer-
mé dans le corps de l’écrivain ». Voir Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], in
Œuvres complètes, nouv. éd. revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Éd. du Seuil,
2002, t. I, p. 178 (abrégé ci-après en OC I à V).
2 Id., Michelet [1954], in OC I, p. 355.
3 Ibid., p. 356.
4 Ibid., p. 355.
10 Id., La Préparation du roman, op. cit., p. 159 ; c’est Barthes qui souligne.
11 Id., « Chateaubriand : “Vie de Rancé” » [1965], in Nouveaux essais critiques [1972] et OC IV,
p. 63-64.
12 Id., « L’effet de réel » [1968], in Le Bruissement de la langue [1984] et OC III, p. 25-32 ; « Le
discours de l’histoire » [1967], in Le Bruissement de la langue et OC II, p. 1261-1262.
13 Id., La Préparation du roman, op. cit., p. 94-96.
14 Ibid., p. 156.
15 R. Barthes, « Chateaubriand : “Vie de Rancé” », texte cité, p. 63-64.
16 Id., « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein »
[1970], in L’Obvie et l’Obtus [1982] et OC III, p. 503.
17 Id., « Théâtre capital » [1954], in OC I, p. 504.
18 Id., S/Z [1970], in OC, p. ; Roland Barthes par Roland Barthes [1975], in OC IV, p. .
19 Id., « Sagesse de l’art » [1979], art. cité, p. 688.
20 Id., « Trois fragments » [1964], in OC II, p. 562.
1. Le théâtre
Dans ses premiers écrits, et surtout ses textes des années 1950, le
théâtre est sans doute la forme artistique qui attire le plus d’attention
de la part de Barthes. Dans « Pouvoirs de la tragédie antique » (1953),
il réserve un rôle important à l’émotion du spectateur dans cette forme
théâtrale ancienne. Il se méfie toutefois de la réponse émotive du
spectateur moderne, réglée selon lui par la psychologie et l’identification
de l’individu avec le personnage, qui créent « un type d’émotions d’ordre
passionnel et non plus moral21 », et non pas des réactions de pitié ou
d’indignation sur la situation politique de ses personnages, comme c’était
le cas dans la tragédie antique. La seule théâtralité moderne qui facilite
ces réponses émotives non pas individuelles mais partagées en groupe
est celle des grandes arènes sportives, où les spectateurs expriment leur
émotions sur le sort commun de leurs équipes avec tout un série de gestes
corporels. Si les spectateurs de la tragédie antique répondaient à la pièce
avec des gestes corporels comme les larmes, leurs gestes entraient en
rapport avec les gestes également corporels des acteurs. Ces gestes des
acteurs étaient admirablement codifiés, selon Barthes, pour signifier
l’émotion plutôt que de l’exprimer. « Dans tout art civilisé, nous dit
22 Ibid., p. 265.
23 Ibid., p. 263.
24 R. Barthes, « Une tragédienne sans public » [1954], in OC I, p. 493.
25 Id., « “Le Prince de Hombourg” au TNP » [1953], in OC I, p. 247-248.
26 Ibid., p. 248.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Ibid.
qui joue sur un double niveau34. Il y a ici une conjonction nette entre
la pensée de Barthes et celle de Mikhaïl Bakhtine, qui décrit le même
processus de projection émotive suivie d’un retour en soi intellectif
par rapport à la création artistique. Pour Bakhtine, l’empathie comme
pouvoir d’habiter la souffrance de l’autre est tout à fait essentiel pour
l’artiste. Cependant, elle doit être suivie d’un retour en soi, en position
objective en dehors de l’autre, pour que la création artistique puisse
avoir lieu :
L’activité esthétique au sens propre commence effectivement au moment où
nous retournons en nous-mêmes, où nous regagnons notre propre place hors
de celui qui souffre, et où nous commençons à donner forme et finition au
matériau que nous avons recueilli à la faveur de notre projection sur l’autre
et de notre expérience de l’autre depuis son propre moi35.
Bakhtine décrit le processus créatif de l’auteur plutôt que celui du
lecteur, mais on peut néanmoins dresser un parallèle entre ses idées
relatives à la création artistique et celles de Barthes concernant la
réponse active et participative du spectateur – même dans ces textes
écrits assez tôt dans l’œuvre de Barthes, le spectateur et le lecteur
barthésiens sont doués d’un pouvoir de réponse créateur essentiel.
Dans le théâtre brechtien, l’émotion proprement dite devient essentielle
pour Barthes. Cependant, la validité de la réponse émotionnelle est
conférée par sa récupération par l’intellection en deuxième étape et
elle ne fait que partie initiale d’un processus global d’intellection. Le
spectateur finit donc par voir le personnage brechtien de l’extérieur,
mais c’est du point de vue d’une extériorité qui comprend et non pas
celle qui resterait démunie et perplexe devant un objet incongru tel
que le chat jaune de Chateaubriand.
2. Le tableau
Passer de l’intérêt barthésien pour le théâtre à celui pour l’image,
c’est aborder ses textes des années 1960 et 1970 et suivre une certaine
évolution de sa pensée. C’est aussi tout un changement du point de vue
de la mobilité : la valorisation de la durée et du continu, qui caractérise
l’essentiel de son travail sur le théâtre, fait place à un intérêt pour
l’immobile et le fragmentaire. Barthes était lui-même conscient
36 R. Barthes, « Commentaire : Préface à Brecht, “Mère Courage et ses enfants” (avec des photo-
graphies de Pic) » [1960], in OC I, p. 1075-1076.
37 Ibid., p. 1064-1082 ; « Le troisième sens », art. cité, p. 485-486.
38 On pourrait dire par conséquent qu’il n’est pas sûr que la photo accède uniformément au stade
de l’objet d’art dans la pensée barthésienne, autant qu’elle a pour but l’enregistrement du réel,
et non pas la création artistique d’une image. Il est indubitable que le punctum qu’évoquent
les photos dans La Chambre claire nous donne une des expressions les plus fortes de la réponse
émotive provoquée par l’objet d’art chez Barthes. Cependant, la plupart des photos dans ce
texte sont des photos de reportage ou de famille qui n’ont pas pour but un geste artistique. Le
photographe est là pour capturer le réel, mais sa présence dans sa photo à travers ses choix de
sujets ne garantit pas l’intention de transformation artistique.
Conclusion
Dans « Le monde-objet », Barthes évoque un autre moment du
numen, cette fois dans les tableaux de corporations (Doelen) hollandais.
Il réside en particulier dans les yeux des patriciens, arrogants et sûrs de
leur autorité, qui regardent curieusement celui qui vient les regarder
à son tour. Cette rencontre entre le sujet regardant et l’objet regardé
produit une profondeur qui « ne naît qu’au moment où le spectacle
lui-même tourne lentement son ombre vers l’homme et commence à
Bibliographie
Bakhtine, Mikhaïl, « Author and Hero in Aesthetic Activity », in Art and
Answerability : Early Philosophical Essays by M. M. Bakhtin, éd. Michael
Holquist et Vadim Liapunov, Austin, University of Texas Press, 1990 ; éd.
fr. : « L’auteur et le héros », in Esthétique de la création verbale, trad. du
russe par Alfreda Aucouturier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées »,
1984, p. 25-210.
Barthes, Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Éd. du Seuil, coll.
« Pierres vives », 1953 (Œuvres complètes [abrégé en OC I à V], t. I, p. 169-
225).
—, « “Le Prince de Hombourg” au TNP », Lettres nouvelles, no 1, mars 1953
(OC I, p. 245-252).
—, « Le monde-objet », Lettres nouvelles, no 4, juin 1953, in Essais critiques,
Paris, Éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1964, p. 19-28 (OC II, p. 283-292).
—, « Pouvoirs de la tragédie antique », Théâtre populaire, no 2, juillet-
août 1953 (OC I, p. 259-267).
—, Michelet, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954 (OC
I, p. 291-449).
—, « Une tragédienne sans public », France-Observateur, 27 mai 1954 (OC
I, p. 493-496).
—, « Théâtre capital », France-Observateur, 8 juillet 1954 (OC I, p. 503-
505).
—, « Le comédien sans paradoxe », France-Observateur, 22 juillet 1954 (OC
I, p. 512-514).
—, « Mère Courage aveugle », Théâtre populaire, no 8, juillet-août 1954, in
Essais critiques, op. cit., p. 48-50 (OC II, p. 311-313).
—, « Pourquoi Brecht ? », Tribune étudiante, no 6, avril 1955 (OC I, p. 575-
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—, « Commentaire. Préface à Brecht, “Mère Courage et ses enfants” (avec
des photographies de Pic) », L’Arche, 1960 ((OC I, p. 1064-1082).
—, « Littérature et signification », Tel Quel, no 16, 1963, in dans Essais
critiques, op. cit., p. 258-276 (OC II, p 508-525).
—, « Trois fragments », Gulliver, no 0, non paru, 1964 (OC II, p. 559-562).
—, « La voyageuse de nuit », préface à Chateaubriand, La Vie de Rancé,
Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1965 ; repris sous le titre « Chateaubriand :
“Vie de Rancé” » dans Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais
critiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1972, p. 106-120 (OC IV,
p. 55-65).
—, « Le discours de l’histoire », Information sur les sciences sociales, VI,
no 4, août 1967, in Le Bruissement de la langue (Essais critiques IV), Paris,
Éd. du Seuil, coll. « Points-essais », 1984, p. 163-177 (OC II, p. 1250-1262).
2 Voir, à ce sujet, Sarah M aza, Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France
prérévolutionnaire [1993], trad. de l’anglais (États-Unis) par Christophe Beslon et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.
3 Marcel M auss, « L’expression obligatoire des sentiments » [1921], in Œuvres, t. III, Paris, Éd.
de Minuit, 1969, p. 277-278.
4 Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Paris, O. Jacob, 2010.
5 Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 238.
8 Voir Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, xviiie-xixe siècles, Paris, Marseille, Rivages,
1986, chap. v : « Pleurer sous la Révolution française (1789-1794) ».
9 Voir Emmanuel F ureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, 1814-
1840, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
10 William R eddy, The Navigation of Feeling : A Framework for the History of Emotions,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Il trouve le modèle des Lumières fondé sur des
émotions naturelles plus contraignant pour l’individu que celui du xix e siècle, qui permettrait
une plus grande liberté dans la navigation émotionnelle en cantonnant au privé l’expression des
émotions.
11 David J. Denby, Sentimental Narrative et Social Order in France, 1760-1820, Cambridge,
Cambridge University Press, 1994, où il fait la genèse du sentimentalisme comme style narratif
centré sur le tableau touchant. Il affiche une certaine méfiance à l’égard de l’universalisme des
Lumières et des mobiles cachés de la bourgeoisie sentimentale.
12 Voir, par exemple, Jeanne Favret-Saada, « Weber, les émotions et la religion », Terrain, no 22,
mars 1994, p. 93-108.
13 Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité [The Fall of Public Man, 1977], trad. de l’anglais
(États-Unis) par Antoine Berman et Rebecca Folkman, Paris, Éd. du Seuil, 1995.
14 Norbert Elias, La Société de cour [1969], trad. de l’allemand par Pierre Kamnitzer et Jeanne
Étoré, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1985, p. 241-242.
15 Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, coll.
« Folio-essais », 1987, p. 128.
16 Vincent Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1996 ; Pierre Pachet, Le
Premier Venu : essai sur la politique baudelairienne, Paris, Denoël, 1976, p. 97 sqq. Voir aussi
« Entretien avec Pierre Pachet », Rue Descartes, 1/2004, no 43, p. 70-87, publié en ligne : www.
cairn.info/revue-rue-descartes-2004-1-page-70.htm.
17 Mona Ozouf, Les Aveux du roman : le xixe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 2004, p. 347.
18 Nelly Wolf, Le Roman de la démocratie, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes,
2003.
22 Ibid., p. 62.
23 Ibid.
Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 465.
24 E.
social, ce que révèlent leurs lettres aux grands écrivains, étudiées par
Judith Lyon-Caen25. Cette hantise de l’indifférenciation se traduit chez
Balzac par la production de nuances infinies qui sollicitent le regard.
Soit l’on s’attache à raviver les distinctions anciennes, soit l’on crée des
vanités nouvelles : l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet
multiplient ces mouvements de distinction sur l’échelle sociale. Dans
la grande ville balzacienne, de nouveaux signes de différenciation
apparaissent, tandis que les souvenirs des différences anciennes,
venues de l’existence passée des contemporains, survivent en parallèle
et resurgissent de manière intempestive. La contiguïté de l’aisance et
de la misère, de la futilité et du malheur renforce cette perception.
La multiplication et le nivellement des différences, la concurrence
avec tous semblent engendrer une atmosphère générale d’indifférence
mutuelle. Par ce chatoiement de la différence, le roman balzacien peut
ainsi passer pour un remède à l’indifférence.
Plus encore, la foule devient, comme le dit Walter Benjamin, le
thème pour lequel le public de plus en plus nombreux de lecteurs
passe commande aux écrivains. Balzac, Hugo, Eugène Sue tentent de
répondre à cette foule parisienne, constituée en public, qui exige « de
se retrouver dans le roman de son époque26 ». Hugo, Sue l’ont bien
compris qui furent élus au Parlement.
25 Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie : les usages du roman au temps de Balzac, Paris,
Tallandier, 2007.
26 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » [1939/1940], trad. de l’allemand
par Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll.
« Folio-essais », 2000, p. 345.
27 Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, 3e éd., Tübingen, J. C. B. Mohr, 1947, iv, 10, t. I,
p. 314, cité par Julien F reund, « L’éthique économique et les religions mondiales selon Max
Weber », Archives des sciences sociales des religions, vol. 26, no 26, 1968, p. 21.
28 Heinrich H eine, Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France, nouv.
éd., Paris, Michel Lévy frères, 1866, LI [4 décembre 1842], p. 289.
29 Ibid., épître dédicatoire [1854], p. 9.
30 Jules M ichelet, Histoire de France, t. XIV, Paris, A. Lacroix, 1877, chapitre premier, p. 5.
31 Ibid., LVII [7 mai 1843], p. 346.
32 Ibid., p. 341.
33 Ibid., p. 342.
34 Ibid.
35 Robert Musil, L’Homme sans qualités [1930-1932], trad. de l’allemand par Philippe Jaccottet,
et par Jean-Pierre Cometti et Marianne Rocher-Jacquin pour les textes nouveaux, Paris, Éd.
du Seuil, 2004, I, chap. 11 (« L’essai le plus important »), t. I, p. 61.
43 Id., journal du 13 septembre 1866, in Journal intime de l’année 1866, texte intégral publié
avec une introduction et des notes par Léon Bopp, Paris, Gallimard, 1959, p. 422 ; Journal
intime. 6, octobre 1865-mars 1868, texte établi et annoté par Philippe M. Monnier et Anne
Cottier-Duperrex, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, p. 560.
44 Id., journal du 5 avril 1866, éd. Bopp, op. cit., p. 220 ; éd. Monnier, op. cit., p. 312.
45 Paul Bourget, « Henri-Frédéric Amiel », in Essais de psychologie contemporaine, Paris,
Plon-Nourrit, 1920, t. II, p. 258.
46 H.-F. A miel, journal du 6 septembre 1851 in Journal intime. 1, 1839-1851, op. cit., p. 1063.
47 P. Bourget, « Avertissement de 1885 », in Essais de psychologie contemporaine, op. cit., t. I,
p. xx.
48 Pierre Janet et Fulgence R aymond, Les Obsessions et la psychasthénie [1908], Paris,
L’Harmattan, 2005, t. II, vol. i, p. 737-738.
49 Comme l’écrit Janet, si la fonction du réel « consiste dans l’appréhension de la réalité sous
toutes ses formes », elle « constitue “cette attention à la vie présente” dont parle M. Bergson
dans un livre de métaphysique qui semble souvent prévoir ces observations psychologiques ».
Ibid., p. 477. Le livre en question est Matière et mémoire, Paris, F. Alcan, 1896, p. 190.
50 Henri Bergson, « Onze conférences sur “La personnalité” aux Gifford Lectures d’Edinburgh,
21 avril-22 mai 1914, trad. Martine Robinet, in Mélanges, textes publiés et annotés par André
Robinet et al., Paris, PUF, 1972, p. 1083.
51 Ibid. Voir Nicolas Cornibert, « Janet et Bergson : psychasthénie et inattention à la vie »,
Documents de travail du département de philosophie de l’université de Poitiers, conférence
prononcée le 8 avril 2005 dans le cadre du séminaire thématique commun du master recherche
Bordeaux-Toulouse-Poitiers, publié en ligne : http ://www.sha.univ-poitiers.fr/philosophie/.
52 Pierre-Henri Castel, « Amiel, ou la métamorphose de l’obsédé », publié en ligne : http://pier-
rehenri.castel.free.fr/Articles/Amiel.htm. Cette analyse m’a particulièrement éclairée, ainsi
que celle de Claude Morali, Qui est moi aujourd’hui ?, Paris, Fayard, 1984.
Conclusion
La vie mécanique dans la société démocratique naissante, que les
écrivains comme Balzac décryptent pour combler une attente, nous
fait sentir l’indifférence : mimésis. Heine invente une nouvelle lecture
du tableau qui dénonce l’indifférentisme bourgeois en neutralisant le
pathétique par l’ironie et fait sentir la platitude. Avec le roman de
pensées de Musil, la question de l’individu, du qualitatif, du variable
s’impose comme centrale. L’élaboration romanesque se mesure à ce
que l’histoire paraît inexorablement privilégier : le règne des valeurs
moyennes, de l’indifférence. À ce titre, la littérature construit
des représentations tout en fournissant une porte de sortie par le
foisonnement des différences et l’éveil de l’émotion, du sentiment. Nous
avons fini sur Amiel et sur la forme subjective de l’indifférence (du
sentir que je ne sens pas), témoignant d’une pathologie de l’individu
démocratique détrôné et empêché dont on peut faire la généalogie :
à partir d’un journal se construit un cas dont s’empare essayiste,
médecin et philosophe, pour en appeler au sens de la volonté et au
pouvoir d’agir à la veille de la Première Guerre mondiale.
Ces traversées me paraissent davantage approcher cet état d’absence
d’émotion, tel que le percevaient les contemporains, que les discours
théoriques sur la montée de l’indifférence : pouvoir de l’art, droit à la
nuance. Dans tout ce qui forme les sensibilités, la touche de gris de
l’indifférence méritait autant d’attention que l’éclat des larmes.
Anne Vincent-Buffault
Historienne. Chercheuse associée au Laboratoire de Changement social
(Université Paris 7)
Bibliographie
A miel, Henri-Frédéric, Journal intime de l’année 1866, texte intégral publié
avec une introduction et des notes par Léon Bopp, Paris, Gallimard, 1959.
—, Journal intime. 1, 1839-1851, texte établi et annoté par Philippe M.
4 Madeleine et Georges de Scudéry, Artamène ou Le grand Cyrus : extraits [1653], éd. par
Claude Bourqui et Alexandre Gefen, Paris, GF-Flammarion, 2005, X, 10, p. 449-450.
5 Denis Diderot, Éléments de physiologie [1778], in Le Rêve de d’Alembert : Idées IV (Œuvres
complètes, t. XVII), éd. par Jean Varloot et al., Paris, Hermann, 1987, p. 487.
6 Louis-Ferdinand Céline, « Ma grande attaque contre le verbe » [1957], in Le Style contre les
idées : Rabelais, Zola, Sartre et les autres, Bruxelles, Complexe, 1987, p. 67.
7 Id., « Maintenant aux querelles ! », lettre à André Rousseaux, 24 mai 1936, ibid., p. 54.
8 Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne Lamy et André Roy,
Montréal, Spirale, 1981, p. 64.
9 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 17, 18.
10 Roland Barthes, La Préparation du roman I et II : cours et séminaires au Collège de France,
1978-1979 et 1979-1980, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Éd. du Seuil
– IMEC, 2003, p. 127.
11 Mathieu Molé, Souvenirs de jeunesse (1793-1803), éd. présentée et annotée par Jean-Claude
Berchet, Paris, Mercure de France, 1991, p. 263.
12 Henri M ichaux, « Absence » [1934], in Œuvres complètes, t. I, éd. établie par Raymond
Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 960.
13 Id., Ecuador [1928], ibid., p. 144.
14 Paul Valéry, Préface à Kikou Yamata, Sur des lèvres japonaises, Paris, Le Divan, 1924.
15 Marcel P roust, Du côté de chez Swann [1913], II, i, in À la recherche du temps perdu, éd.
publiée sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-
1989, t. I, p. 153-154.
16 Id., Le Temps retrouvé [1927], Esquisse XXIV, éd. citée, t. IV, p. 819.
17 Id., Du côté de chez Swann, III, éd. citée, t. I, p. 383.
18 Id., Le Temps retrouvé [1927], Esquisse XXIV, éd. citée, t. IV, p. 819.
19 Ibid., p. 808-809.
20 M. P roust, La Prisonnière [1925], éd. citée, t. III, p. 540.
21 Id., À l’ombre des jeunes filles en fleurs [1919], II, éd. citée, t. II, p. 299.
22 Id., La Prisonnière, éd. citée, t. III, p. 530.
23 Nicole Bernard, « Un tableau dans “L’angoisse” de J. Lacan », publié en ligne : http://www.
apjl.org/spip.php?article203. Cf. Lacan : « c’est au langage et […] c’est du langage que nous
sommes, manifestement et d’une façon tout à fait prévalente, affectés » (Le séminaire, XXII,
17 décembre 1974, p. 31 publié en ligne : http://gaogoa.free.fr/Seminaires_HTML/22-RSI/
RSI17121974.htm).
24 Nathalie Sarraute, L’Usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980, p. 92 ; repris dans Œuvres
complètes, éd. publiée sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1996, p. 957.
25 Id., « Le langage dans l’art du roman » [1969/1970], in Œuvres complètes, op. cit., p. 1679-
1694, cit. p. 1689.
26 Id., Portrait d’un inconnu [1948], Paris, Gallimard, 1956, p 46 ; repris dans Œuvres
complètes, op. cit., p. 74.
27 Id., « Nathalie Sarraute et les secrets de la création », entretien avec Geneviève Serreau, La
Quinzaine littéraire, 1er-15 mai 1968.
28 Id., L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 40, 41 ; repris dans Œuvres complètes, op.
cit., p. 1571, 1572.
29 Ibid., p. 133 ; repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1610.
30 N. Sarraute, Nathalie Sarraute. Qui êtes-vous ? Conversations avec Simone Benmussa, Lyon,
La Manufacture, 1987, p. 129.
31 Id., « Le langage dans l’art du roman », texte cité, p. 1692.
32 Id., Le Planétarium, Paris, Gallimard, 1959, p. 33 ; repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 360.
33 Id., L’Ère du soupçon, op. cit., p. 40 ; repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1571.
34 Ibid., p. 28, 29 ; repris dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1566.
35 N. Sarraute, « disent les imbéciles », Paris, Gallimard, 1976, p. 148 ; repris dans Œuvres
complètes, op. cit., p. 899.
36 R. Barthes, La Préparation du roman I et II, op. cit., p. 104.
Bibliographie
Barthes, Roland, La Préparation du roman I et II : cours et séminaires au
Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, texte établi, annoté et présenté
par Nathalie Léger, Paris, Éd. du Seuil – IMEC, coll. « Traces écrites »,
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Rousseaux, 24 mai 1936, in Le Style contre les idées : Rabelais, Zola, Sartre
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1 David L e Breton, Les Passions ordinaires : anthropologie des émotions [1998], Paris, Payot,
« Petite bibliothèque Payot », 2004.
2 Pierre Pachet (dir.), La Colère, instrument des puissants, arme des faibles, Paris, Autrement,
1997.
9 M. Kundera, Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, p. 88-89 (Œuvre, édi-
tion définitive, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, t. II, p. 992).
10 Paul Nizan, Aden Arabie [1931], Paris, La Découverte, 1987, p. 155.
11 Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions [1938], Paris, Hermann, 1965, p. 15.
12 Ibid., p. 32.
13 Catherine Malabou évoque cette généalogie Spinoza-Deleuze-Damasio, qui réconcilierait la
philosophie continentale avec les neurosciences contemporaines, dans les termes suivants, in
Ontologie de l’accident : essai sur la plasticité destructrice (Paris, Léo Scheer, 2009, p. 25-26) :
« Curieusement, certains scientifiques américains se tournent vers la philosophie continentale
pour élaborer ce nouveau rapport de la biologie et de la thanatologie. Damasio, par exemple,
perçoit une proximité certaine entre son travail et celui de Spinoza. Ce dernier serait un “pro-
to-neurobiologiste”, le premier philosophe à reconnaître l’existence ontologique, c’est-à-dire
essentielle, du système nerveux. Spinoza serait aussi le premier, dans la tradition métaphy-
sique, à donner au concept de forme un sens nouveau : l’identité indissoluble de l’esprit et du
corps. Spinoza affirme en effet, au livre III de L’Éthique, que “ce qui constitue l’essence de
l’esprit n’est rien d’autre que l’idée du corps existant en acte”. La forme est donc le nom donné
à l’unité actuelle de l’esprit et du corps, mais aussi, et plus profondément encore, à l’unité de la
constitution ontologique et de la structure biologique du sujet. » Cf. Antonio Damasio, Spinoza
avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-
Luc Fidel, Paris, O. Jacob, 2003, p. 177.
14 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, op. cit., p. 37.
21 C. M alabou, Ontologie de l’accident, op. cit., p. 27-28, pour la citation encadrante (c’est l’au-
teur qui souligne). La citation encadrée, d’Antonio Damasio, est tirée de Le Sentiment même
de soi : corps, émotions, conscience, trad. de l’anglais (États-Unis) par Claire Larsonneur et
Claudine Tiercelin, Paris, O. Jacob, 1999, p. 49.
22 Roland Barthes, Le Neutre : notes de cours au Collège de France (1977-1978), texte établi,
annoté et présenté par Thomas Clerc, sous la direction d’Éric Marty, Paris, Éd. du Seuil –
IMEC, coll. « Traces écrites », 2002, p. 31.
23 Ibid., p. 32.
24 Ibid., p. 107-108 ; c’est l’auteur qui souligne.
25 Ibid., p. 119-120.
26 Ibid., p. 118-119.
27 Peter Sloterdijk, Colère et temps : essai politico-psychologique [2006], trad. de l’allemand par
Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell, 2007, p. 11.
28 Ibid., p. 12.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 19.
31 Ibid., p. 33-34.
32 Ibid., p. 41.
33 Ibid., p. 87-88.
34 Ibid., p. 153.
35 Georges Hyvernaud, Lettre anonyme, nouvelles et autres inédits (Œuvres complètes, 3), Paris,
Ramsay, 1986, p. 93-94.
36 Gustave F laubert, lettre à Louis Bouilhet, 30 septembre 1855, in Correspondance, t. II
(juillet 1851-décembre 1858), éd. établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 600.
Bibliographie
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—, Le Pèse-nerfs, Paris, Impr. de Leibovitz, 1925 ; repris ibid., p. 77-109.
Barthes, Roland, Le Neutre : notes de cours au Collège de France (1977-
1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, sous la direction
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Kundera, Milan, Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005 ;
repris dans Œuvre, édition définitive, préface et biographie de l’œuvre par
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Une bombe a été posée dans un lieu public, elle va exploser d’un
moment à l’autre et faire des centaines, voire des milliers de victimes
innocentes ; un homme a été arrêté qui sait où elle se trouve. N’a-t-on
pas le droit, dans ce cas, d’user de tous les moyens possibles pour faire
parler le terroriste et intercepter la bombe à temps ? C’est largement
sur la base de ce scénario fictif, dit de « la bombe à retardement »,
que la question de la torture s’est réimposée dans le débat public sous
la forme d’un enjeu moral. Pourtant, ce qui emporte alors souvent
la tentation d’autoriser exceptionnellement, en conscience, la torture
dans certaines circonstances liées au contre-terrorisme, ce n’est pas
tant la puissance de conviction du raisonnement utilitariste lui-même
(sauver cent, mille ou dix mille vies au prix d’un corps torturé – et qui
méritait bien de souffrir un peu, pourrait-on ajouter) que l’émotion
qui submerge alors la réflexion et balaie toute prudence dans la prise
en compte de ce scénario fantasmatique. Mais l’adossement à cette
fiction extrême n’égare-t-elle pas la réflexion collective sur la torture
plus qu’elle ne la clarifie1 ? Car peut-on prendre une décision juridique
à portée générale sur la base d’une fiction d’exception inventée pour
les besoins de la démonstration ? La « question de vie ou de mort » que
véhicule ce scénario fictionnel n’engage-t-elle pas la réflexion morale
au-delà du point où la raison lui accorderait d’aller ?
1 Voir l’essai de Michel T erestchenko, Du bon usage de la torture ou Comment les démocraties
justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2008.
2 Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov [1879-1880], trad. du russe par André Markowicz,
Arles, Actes Sud, 2002, t. I, p. 443-444.
À une condition.
C’est que nous aurons la sortie libre.
Si vous refusez, écoutez bien […]. Si vous refusez de nous laisser sortir, les
trois enfants seront placés dans le deuxième étage du pont, entre l’étage où
aboutit la mèche soufrée et où est le goudron et l’étage où est la paille, et la
porte de fer sera refermée sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous
qui incendierez le bâtiment ; si vous attaquez par la brèche, ce sera nous ; si
vous attaquez à la fois par la brèche et par le pont, le feu sera mis à la fois
par vous et par nous ; et, dans tous les cas, les trois enfants périront. À pré-
sent, acceptez ou refusez. Si vous acceptez, nous sortons. Si vous refusez, les
enfants meurent. J’ai dit3.
« Nous refusons », avaient immédiatement répondu les
républicains. La réponse avait fusé, sans l’ombre d’une hésitation ; la
seule marque de trouble avait été, dans la voix de Gauvain, recouverte
par la perspective d’obtenir un délai suffisant pour organiser
clandestinement un projet de sauvetage des enfants. Mais le problème
ne s’était pas posé au moment du chantage : ni aux assiégés preneurs
d’otages, ni aux assiégeants. Il ne se pose que dans l’urgence de
l’agonie imminente, après la fabrication, par la fiction, d’une émotion
artificielle, suffisamment puissante pour déclencher le réflexe de
Lantenac, i.e. trancher le nœud gordien sans le démêler.
Pourquoi toute cette émotion, intercalée entre la formulation
du chantage à la vie des enfants otages, et le geste de Lantenac, à
vertu pédagogique éthique évidente, nous paraît-elle aujourd’hui
excessive, voire déplacée ? Tout semble se passer comme si nous n’en
avions pas besoin, et que, du coup, elle nous irritait en nous donnant
l’impression de s’adresser à des consciences éthiques moins évoluées
que la nôtre. Est-ce à dire qu’il y aurait, entre les hommes de Hugo
et nous, quoi que ce soit comme un progrès moral ? Ou est-ce parce
que la violence politique s’est montrée, au cours du xxe siècle, plus
cruelle et plus tragique que tout ce que Hugo pouvait imaginer à son
époque ? Est-ce parce que nous sommes familiers de cas similaires,
à la fois plus graves et plus sobres, en un mot parce que nous lisons
Hugo après la prise d’otages de Beslan, ou après tout ce que l’on sait
de la Gestapo ? L’histoire de la littérature a aussi joué en la matière un
rôle crucial : toute une filiation littéraire en effet, à commencer par
le sillage ouvert par le grand discours d’Ivan Karamazov à son frère
Aliocha, a contribué à instaurer un réflexe éthique dès lors que la vie
3 Victor Hugo, Quatrevingt-treize [1874], notices et notes de Jean Gaudon, in Romans III
(Œuvres complètes, publiées sous la dir. de Jacques Seebacher et Guy Rosa), Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1985, III, ii, 10 (« Les otages »), p. 964.
d’enfants est en jeu4. C’est aussi parce que nous avons assimilé toute
cette littérature dans laquelle l’enfant est un marqueur moral, et que
nous nous sommes laissé modifier par elle, que le chantage à la vie
des enfants est assez parlant pour rendre superflue toute pédagogie
supplémentaire par le pathos.
Mais Hugo, en écrivant Quatrevingt-treize, n’avait ni lu Les Frères
Karamazov, ni vu les images du carnage de Beslan à la télévision,
et il fallait donc, pédagogiquement parlant, que ça sente le brûlé.
L’émotion aura donc servi à sauver la vie des enfants. Mais enseigne-
t-elle aussi que la vie de quelques enfants vaut plus que toutes les
causes politiques, toutes les luttes, toutes les résistances ? Assurément
non. D’abord, la cause de Lantenac n’étant pas perçue par le lecteur
comme une guerre juste, son sacrifice n’est pas spontanément reçu au
niveau éthique et politique où il mérite de l’être : il faudra toute la
méditation postérieure de Gauvain sur l’acte de Lantenac pour le faire
apercevoir pour ce qu’il est, à savoir un sacrifice non tant de sa propre
vie, mais de son combat, du sens de son engagement, de la vision de
l’avenir qu’il espère pour la France. Ensuite, la question des priorités
morales et des dilemmes du devoir, longuement étudiée par Gauvain,
ne sera pas tranchée par lui. Comme souvent chez Hugo, en effet, les
dilemmes, loin d’être aussi simples que solennels, se composent de
plusieurs questionnements enchevêtrés. En considérant ce qu’il doit
faire de Lantenac emprisonné et condamné à mort, Gauvain se pose
plusieurs problèmes successifs et parallèles. D’abord, une première
question pourrait être : la justice doit-elle être clémente envers un
meurtrier qui a sauvé des vies ? Si la bonne action et la mauvaise sont
décorrélées, la réponse n’est pas si difficile à apporter ; mais si les deux
actions (la culpabilité meurtrière et le sauvetage) portent sur le même
terrain, tout en étant numériquement dissymétriques, la réponse
est évidemment moins simple. L’émotion joue ici un rôle certain. La
justice internationale chargée d’instruire les chefs de génocide, ou les
instances mémorielles soucieuses d’honorer des justes, dans le contexte
des génocides juif et tutsi, ont eu à se pencher sur des cas de ce type. Le
principe « Qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière » ne saurait
suffire à motiver une décision clémente de justice, surtout si l’on défend
de la même manière l’idée que « qui tue un homme tue l’humanité tout
entière »… Pas question de se résoudre, avec le personnage du fol-en-
Dieu Ikonnikov dans Vie et destin, à considérer la bonté individuelle
8 Albert Camus, Lettres à un ami allemand [1943-1944], in Œuvres complètes, t. II, sous la dir.
de Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, 1re lettre,
p. 10.
9 Id., Les Justes [1949], in Œuvres complètes, t. III, éd. publiée sous la dir. de Raymond Gay-
Crosier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 19.
10 Ibid., p. 21.
un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes11. »
L’invocation du risque d’image n’est pas une régression morale dans
la bouche de Dora, c’est une preuve par le consensuel humain ; c’est
le maillon opératoire qui permet de conclure contre Stepan, avec
Yanek, « ceci, que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer
des enfants est contraire à l’honneur12 ».
Quel rôle joue ici l’émotion, pour les personnages et pour le lecteur
balloté entre eux ? Elle est l’instrument, le médium de l’argumentation,
l’opérateur de conviction qui rend les arguments rationnels efficaces.
Mais elle est encore davantage. Car s’il y a une limite, comme dit
Dora, dans l’usage de la violence politique, cette limite n’est pas aisée
à définir : elle n’a rien d’objectif, et se déplace au gré d’un curseur
circonstanciel : ici, on épargnera les enfants, mais pas la femme.
Et surtout, cette limite n’est pas celle de l’innocence objective des
victimes à épargner : peu importe ainsi à Yanek d’apprendre, de la
bouche de la grande-duchesse, à la fin de la pièce, que les deux enfants
qu’il a épargnés ont le cœur mauvais et ne méritaient pas la grâce qui
leur a été accordée. La limite n’est pas celle de l’innocence objective
des victimes, mais celle de l’innocence préservée comme un possible,
comme une catégorie mentale qu’on est encore capable de prêter
à l’ennemi, dont on est encore capable de reconnaître la nécessité,
comme un sanctuaire que la violence politique n’aurait pas le droit
d’atteindre : l’émotion élémentaire pour l’humain commun, ou le droit
de la vie à la vie. Ce qu’ailleurs, dans les Lettres à un ami allemand,
Camus évoquait comme « le souvenir d’une mer heureuse, d’une
colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage13 ».
C’est donc moins un pari sur la vertu de l’émotion qu’un pari sur
sa valeur : maintenir en soi la possibilité d’être touché par l’émotion,
le droit de l’émotion à arrêter le geste et à intervenir sur le terrain de
la rationalité politique (où elle est pourtant le moins légitime) pour
donner son avis, perturber les évaluations coût-bénéfice, s’inviter
dans le jeu au risque de le faire tourner en notre défaveur. Au risque
de creuser, davantage encore, notre propre vulnérabilité.
*
Car cette position morale fragilise, cela va de soi, la capacité à faire
la guerre, quelle qu’elle soit, y compris là où elle est le plus nécessaire.
11 Ibid., p. 20.
12 Ibid., p. 23.
13 A. Camus, Lettres à un ami allemand, op. cit., 4 e lettre, p. 27.
Et c’est cette fragilité qui doit être à présent explorée, à partir d’un
troisième exemple, tout aussi connu : la scène de la barricade dans
Les Misérables de Hugo14. Il ne s’agit plus ici de tuer pour des idées,
mais de mourir pour des idées, mais pour la manière dont le roman
fait usage de l’émotion, cela revient à peu près au même. La scène se
passe sur l’une des barricades des journées de juin 1832 : Enjolras,
assisté de Combeferre et de Marius, dirige le petit groupe d’insurgés.
Ceux-ci viennent d’apprendre que l’armée s’apprête à donner l’assaut
et que le peuple ne se soulèvera pas : ils sont perdus, la barricade vit
ses dernières heures. Loin de céder au désespoir alors, ils trouvent
refuge dans l’exemplarité héroïque de leur engagement jusqu’à la mort :
« Citoyens, faisons la protestation des cadavres. Montrons que, si le
peuple abandonne les républicains, les républicains n’abandonnent pas
le peuple. » Et tous de reprendre : « Vive la mort ! Restons ici tous. »
Face à cet enthousiasme funèbre, à cet élan fanatique vers une mort non
seulement acceptée, mais désirée comme la preuve ultime de la justesse
de leur cause et de la totalité de leur engagement, Enjolras proteste avec
irritation : « Pourquoi tous ? […] La position est bonne, la barricade
est belle. Trente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifier quarante ?
[…] la république n’est pas assez riche en hommes pour faire des
dépenses inutiles. La gloriole est un gaspillage. Si, pour quelques-uns,
le devoir est de s’en aller, ce devoir-là doit être fait comme un autre15. »
Les insurgés possèdent quatre uniformes de gardes nationaux : quatre
hommes pourront s’enfuir, déguisés, sans risquer d’être arrêtés. Mais
personne ne veut céder sa place dans cette gloire funèbre. C’est alors
qu’intervient Combeferre : son discours, voué à l’émotion, va obtenir
ce que les propos d’Enjolras n’avaient pas réussi à emporter : cinq
hommes sont désignés et exfiltrés. Mais au prix d’une inversion de sens
qui atteint frontalement l’héroïsme sacrificiel, et dont l’engagement lui-
même ne sort pas indemne.
Enjolras, en effet, avait contre le fanatisme suicidaire des objections
rationnelles et pragmatiques : celle d’un militant qui s’efforce d’utiliser
au mieux ses ressources humaines. Dans cette logique économique,
certaines vies sont plus précieuses que d’autres, car plus utiles pour
la continuation du combat : les meilleurs doivent être exfiltrés. Mais
l’héroïsme sacrificiel (vive la mort !) ne peut pas entendre les arguments
comptables de la raison militante. C’est le langage de l’émotion que
14 V. Hugo, Les Misérables [1862], notice et notes de Guy et Annette Rosa, in Romans II (Œuvres
complètes, op. cit.), V, i, 3 (« Éclaircissement et assombrissement ») et 4 (« Cinq de moins, un
de plus »), p. 933-939.
15 Ibid., V, i, 4, p. 934-935.
16 Ibid. p. 935.
17 Ibid. p. 936.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid. p. 937.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 938.
23 Ibid. p. 937.
24 Ibid., V, iii, 12 (« La boue, mais l’âme »), p. 1038.
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démocraties justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers
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1 Dans un passage bien connu de la Préface aux Lyrical Ballads (1800), Wordsworth écrivait : « I
have said that Poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings : it takes its origin from
emotion recollected in tranquility » (William Wordsworth, The Poetical Works of William
Wordsworth, t. II, éd. Ernest de Sélincourt et Helen Darbishire, 2e éd., Oxford, Clarendon
Press, 1944, p. 400-401). « J’ai dit que la poésie est le débordement spontané de sentiments
puissants : elle trouve son origine dans une émotion remémorée dans la tranquilité » (trad.
Florence Gaillet de Chezelles, Wordsworth et la marche : parcours poétique et esthétique,
Grenoble, ELLUG, 2007, p. 198).
1. L’expression
Qu’es-ce que c’est qu’une émotion ? Quand j’éprouve l’émotion de
la douleur, premièrement, je juge que j’ai perdu quelque chose de très
important dans ma vie : ma mère est morte, j’ai perdu mon emploi, j’ai
perdu ma liberté parce qu’on m’a jeté en prison. Deuxièmement, ce
jugement mène à une suite de changements physiologiques et corporels :
dans le système nerveux végétatif, dans le système musculaire (les
expressions émotionnelles du visage, la posture, les mouvements du
corps), dans la voix, etc. Troisièmement, ces changements corporels
préparent aux actions appropriées au jugement. Si je suis souffrante,
ma voix devient plus faible, mon cœur bat plus lentement, mon
visage exprime de la douleur, le maintien de mon corps s’effondre.
En général, on devient las, on dépense moins d’énergie, probablement
pour ménager ses forces parce que sa vie est soudainement devenue
beaucoup plus éprouvante. La plupart de ces changements corporels
sont visibles par les autres, de sorte qu’ils savent maintenant que
2 Pour une théorie plus détaillée des émotions, voir mon livre Deeper than Reason : Emotion
and Its Role in Literature, Music, and Art, Oxford, Clarendon Press, 2005, spécialement les
chapitres i-iii.
3 Anna Christina R ibeiro, « Towards a Philosophy of Poetry », Midwest Studies in Philosophy,
vol. 33, no 1, septembre 2009, p. 61-77.
4 Alphonse de L amartine, « Le Vallon », Méditations poétiques [1820], in Œuvres poétiques
complètes, éd. présentée, établie et annotée par Marius-François Guyard, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 19-20.
2. L’expressivité
Quelle est la différence entre l’expression et l’expressivité ?
L’expression, dans un poème, semble avoir son origine dans l’esprit du
poète, ou du moins dans celui du personnage qui nous parle à travers
le poème : celui que j’ai appelé le « je » du poème. Ce personnage
« s’exprime » en révélant dans le poème ses propres sentiments, ses
émotions, ses désirs, ses croyances, etc. L’expression est accomplie par le
poète lui-même ou par le personnage qui parle, pour ainsi dire, pour lui
dans le poème. L’expression, au sens propre du terme, est réalisée par le
poète qui révèle franchement ses émotions, ses désirs ou ses sentiments.
En revanche, l’expressivité est la manière d’exprimer une émotion.
En général, les gestes et les mots les plus expressifs sont ceux qui
réussissent le mieux à communiquer une émotion aux autres. Ce que
je veux soutenir, c’est que les mots et les gestes les plus expressifs sont
ceux qui réussissent à clarifier l’émotion qu’ils expriment – ou qu’ils
semblent exprimer – en communiquant un certain « effet que cela
fait » de ressentir cette émotion.
Il me semble qu’il est très important de noter que les expressions
peuvent être plus ou moins expressives. Dans la vie de tous les jours,
il est nécessaire de reconnaître rapidement ce que veulent dire les
expressions d’autrui. Je dois savoir tout de suite si vous êtes mon
ennemi ou mon ami, si vous êtes offensé par quelque chose que j’ai fait
ou si vous l’avez trouvé plutôt amusant, si ce quelque chose vous a fait
peur ou vous a dégoûté. Il peut être très important pour moi de savoir
tout cela. Mais souvent il importe peu que les expressions soient très
expressives. Votre sourire me signifie que vous ne me menacez pas. Il
n’est pas nécessaire que vous vous agenouilliez devant moi en criant :
« Oh ! mon amie, je t’aimerai toujours ! » D’un autre côté, un geste
peut être très expressif, même s’il n’exprime pas une émotion sincère.
Il peut communiquer l’effet que cela fait de ressentir une certaine
émotion, même si l’on n’éprouve pas cette émotion à ce moment-là.
L’expressivité n’est donc ni nécessaire ni suffisante à l’expression.
Dans la vie quotidienne, on dit des gens que leur comportement est
plus ou moins « expressif ». Il y a quelques années, j’ai vu le grand chef
d’orchestre britannique Adrian Boult diriger à plus de quatre-vingts ans.
Même s’il menait bien le concert, ses gestes n’étaient pas du tout expressifs :
ses mains ne bougeaient guère. En revanche, le grand chef d’orchestre
américain Leonard Bernstein dirigeait lui aussi avec une grande maîtrise,
mais en faisant de grands gestes, comme un oiseau battant des ailes : ses
gestes étaient très expressifs. Il communiquait à son orchestre ainsi qu’aux
auditeurs, à travers les mouvements de son corps, les émotions exprimées
par la musique. Les musiciens de Boult comprenaient sans aucun doute
parfaitement ses gestes, parce qu’ils avaient l’habitude de jouer dans son
orchestre ; mais il était beaucoup plus difficile pour les auditeurs de les
saisir : en général, les gestes du chef d’orchestre indiquent les mouvements
expressifs de la musique. Sans de grands gestes, les auditeurs sont obligés
d’écouter la musique avec beaucoup plus d’attention (ce qui n’est pas une
mauvaise chose en soi !).
J’examine le cas de ces chefs d’orchestre afin d’illustrer le concept
de « gestes » plus ou moins expressifs. En général, les gens s’expriment
dans la vie quotidienne d’une manière plus ou moins expressive. Ce
qui importe pour la vie sociale, c’est qu’ils parviennent d’ordinaire
à communiquer leur état mental. Et, comme je l’ai déjà dit, il n’est
souvent pas nécessaire de s’exprimer d’une manière très expressive.
Néanmoins, les gestes expressifs aident à clarifier de façon significative
l’émotion que l’on exprime.
Il en va de même pour la poésie lyrique. Un poème peut être plus
ou moins expressif. Même s’il n’exprime pas les émotions propres du
poète, il peut être expressif. Mais, à mon avis, les plus grandes œuvres
de la poésie lyrique sont celles qui expriment les émotions mêmes du
poète (ou du personnage qui parle en son nom dans le poème) de la
manière la plus expressive. En outre, ce que je veux souligner ici, c’est
que les poèmes lyriques les plus expressifs réussissent à clarifier les
émotions qu’ils expriment en communiquant un certain « effet que
cela fait » de ressentir les émotions exprimées.
8 Alfred de Musset, « Souvenir » [février 1841], in id., Poésies complètes, éd. établie et annotée
par Maurice Allem, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 404-409.
9 A. C. R ibeiro, « Towards a Philosophy of Poetry », art. cité, p. 69-70.
mots (si nous avions un peu plus de talent poétique). Notre expérience
du poème est donc très personnelle.
Je ne suis pas exactement d’accord avec l’idée que le lecteur s’identifie
à celui qui parle dans le poème. En lisant les lignes de Musset, je ne crois
pas que je suis le grand poète romantique. Il me serait impossible de
m’identifier à lui. Nous sommes trop différents l’un de l’autre. Et, pour
la même raison, je ne crois pas que j’aurais pu écrire les vers précités.
Néanmoins, tandis que je lis le poème, j’éprouve de l’empathie pour le
poète (ou pour celui qui parle en son nom). Cela veut dire que j’imagine
« de l’intérieur » les émotions qu’il semble éprouver et qu’il décrit dans
le poème. Comme Peter Goldie l’a souligné, imaginer « de l’intérieur »
les émotions, les pensées, etc., d’une autre personne, c’est précisément
éprouver de l’empathie pour lui10.
Goldie a insisté sur le fait que l’empathie demande une
« caractérisation » de celui envers qui on la ressent. Il faut comprendre,
en quelque sorte, le tempérament, les croyances, la manière de vivre,
etc., de celui pour lequel on ressent de l’empathie. Le même auteur
dit, par exemple, qu’il lui serait très difficile de ressentir de l’empathie
pour Marie Stuart, puisqu’il n’est ni reine, ni femme, ni catholique,
ni dévot, et qu’il ne vit pas au xvie siècle. Mais je ne crois pas qu’il en
faille beaucoup pour éprouver de l’empathie à l’égard de quelqu’un. Je
ne suis pas moi-même une spécialiste de la poésie française, quoiqu’à
une certain période de ma vie, j’ai lu assez souvent de la poésie lyrique
romantique. Je sais que Musset est l’un des plus grands poètes français
romantiques et qu’il avait une liaison avec George Sand, mais je connais
mal sa biographie. Néanmoins, en lisant son poème, et même si je ne suis
ni poète, ni homme, ni née au xixe siècle, je peux m’imaginer être un
poète romantique errant dans la forêt où il marchait autrefois avec sa
bien-aimée, contemplant la lune montante et se souvenant de son amour
perdu. Certes, je ne peux pas m’identifier à lui. Mais en lisant le poème,
j’éprouve de l’empathie pour le « je » du poème. Je peux m’imaginer
être celui qui parle dans le poème. Comment cela se peut-il ?
Un poème doit être récité à voix haute. Ribeiro nous rappelle qu’en
récitant le poème à voix haute, on parle à la première personne ; c’est
moi qui dit :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.
10 Peter G oldie, The Emotions : A Philosophical Perspective, Oxford, Clarendon Press, 2002,
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11 J’ai examiné la distinction entre l’expression et l’expressivité sous un angle plus général dans
le domaine des arts dans mon article « Expression and Expressiveness in Art », Postgraduate
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british-aesthetics.org/uploads/Expression%20and%20Expressiveness%20
in%20Art.pdf.
Wordsworth, William, The Poetical Works of William Wordsworth, t. II, éd.
Ernest de Sélincourt et Helen Darbishire, 2e éd., Oxford, Clarendon Press,
1944.
1 Ce texte a paru une première fois dans un ouvrage collectif sur L’Émotion poétique, publié par
Ridha Bourkhis aux éditions Sahar (Tunis, 2010).
2 C’est le texte d’une causerie radiophonique, publié d’abord dans le Mercure de France (no 1044,
1er août 1950) et repris en tête d’un des volumes des Œuvres complètes de Reverdy : Cette émo-
tion appelée poésie : écrits sur la poésie, 1932-1960, Paris, Flammarion, 1974 (abrégé ci-après
en CEAP), p. 7-36 ; Œuvres complètes, éd. préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain
Hubert, Paris, Flammarion, 2010, 2 vol. (abrégé ci-après en OC I et II), t. II, p. 1282-1294.
3 « Essai d’esthétique littéraire », Nord-Sud, no 4-5, juin-juillet 1917, repris dans Nord-Sud, Self
defence et autres écrits sur l’art et la poésie (1917-1926), Paris, Flammarion, 1975 (abrégé ci-
après en NS), p. 41 et 46 (OC I, p. 475 et 477).
s’emparent de nos cœurs et de nos corps. Témoins ces vers qui terminent
un poème des Ardoises du toit :
À cause de la peur on referme la porte
Cette émotion était trop forte
La lueur qui baisse et remonte
On dirait un sein qui bat4
Je m’interrogerai sur cette apparente contradiction entre la
théorie et la pratique de Reverdy, en m’appuyant sur sa conception du
lyrisme, et en proposant une redéfinition de l’émotion poétique, qui
tienne compte à la fois de sa différence et de sa dépendance vis-à-vis
de l’expérience émotionnelle.
4 « Sentinelle », in Les Ardoises du toit, 1918 ; repris dans Plupart du temps : poèmes, 1915-1922,
Paris, Gallimard, 1945, reparu dans la collection « Poésie » en 1969, p. 202 (OC I, p. 195).
5 « Cette émotion appelée poésie », art. cité (CEAP, p. 14-15, OC II, p. 1284).
6 Id., « L’Émotion », Nord-Sud, no 8, octobre 1917 (NS, p. 56 ; OC I, p. 484).
7 « Certains avantages d’être seul », Sic, no 32, octobre 1918 (NS, p. 134 ; OC I, p. 542) ; c’est
l’auteur qui souligne.
8 En vrac : notes [1956], Paris, Flammarion, 1989, p. 202 (OC II, p. 981-982).
9 « Pour en finir avec la poésie », Verve, vol. I, no 3, 1er juin 1938 (CEAP, p. 123 ; OC II, p. 1206).
10 En vrac, op. cit., 1989, p. 45 (OC II, p. 847).
11 Le Gant de crin, Paris, Plon, 1927 ; rééd. Flammarion, 1968 (abrégé ci-après en GC), p. 14
(OC II, p. 541-639, cit. p. 546).
12 Ibid., p. 40 (OC II, p. 560-561).
13 En vrac, op. cit., p. 42 (OC II, p. 845).
14 « Le poète secret et le monde extérieur » , Verve, vol. I, no 4, 15 novembre 1938 (CEAP, p. 133 ;
OC II, p. 1210).
15 En vrac, op. cit., p. 42-43 (OC II, p. 845).
16 « Cette émotion appelée poésie », art. cité (CEAP, p. 36 ; OC II, p. 1294).
17 « Note éternelle du présent », Minotaure, no 1, 1er juin 1933 ; repris dans Note éternelle du pré-
sent : écrits sur l’art, 1923-1960, Paris, Flammarion, 1973 (abrégé ci-après en NEP), p. 24-25
(OC II, p. 1169).
18 « L’Émotion », art. cité (NS, p. 60 ; OC I, p. 486).
19 GC, p. 28 (OC II, p. 554).
20 Ibid., p. 32 (OC II, p. 556).
21 « Lyrisme », Gazette des sept arts, no 3, 10 février 1923 (NS, p. 184-185 ; OC I, p. 576).
22 « Cette émotion appelée poésie », art. cité (CEAP, p. 30-31 ; OC II, p. 1292).
4. Un lyrisme paradoxal
5. Le « lyrisme de la réalité »
Le lyrisme reverdien est donc un lyrisme de la réalité. Je rappelle
la définition qu’en donne Reverdy dans Le Gant de crin, et que j’ai
commentée dans La Matière-émotion 40
■ On a voulu tuer le romantisme. Il a la vie dure, il fallait le tuer.
Mais il est revenu sous toutes les autres appellations et dans le naturalisme
primitif même.
Quand on s’est débarrassé du romantisme on est tombé généralement dans
une désolante platitude.
Or, ce qu’il faut faire, qui est très simple mais extrêmement difficile, c’est fixer
le lyrisme de la réalité. Et là devrait se borner tout le rôle de l’art, impuis-
sant à rivaliser avec la réalité mais réellement propre à en fixer le lyrisme,
que les artistes seuls sont aptes à bien dégager. On pourrait tirer de là cette
définition : l’art est l’ensemble des moyens propres à fixer le lyrisme mouvant
34 « La Nature aux abois », Verve, vol. II, no 8, 1er juin 1940 (NEP, p. 32 ; OC II, p. 1214).
35 « Poésie », art. cité (NS, p. 204 ; OC I, p. 593).
36 [Le poète écrit pour se réaliser…], art. cité (CEAP, p. 167 ; OC II, p. 1160).
37 « Circonstances de la poésie », art. cité (CEAP, p. 46 ; OC II, p. 1234).
38 GC, p. 51 (OC II, p. 567).
39 Ibid., p. 35 (OC II, p. 558).
40 Voir Michel Collot, « Le “lyrisme de la réalité” », in La Matière-émotion, Paris, PUF, 1997,
p. 205-215.
entre les choses, dont nous constatons que nous n’avions jusque-là qu’une
connaissance imparfaite, que l’émotion spécifiquement poétique est obtenue.
[…]
Ce qui, tout en s’opposant diamétralement à la conception de la poésie comme
vague état d’âme sentimental, ne veut toutefois pas dire que les sentiments
n’ont rien à voir avec la poésie, mais bien que le rôle du poète n’est pas du tout
d’exploiter ceux que tout le monde éprouve sur le vif, mais d’en apporter et
d’en susciter de nouveaux – et d’enrichir par là le champ de la sensibilité et
de la conscience humaines, dans un renouvellement constant des aspects de la
réalité46.
Le lyrisme de la réalité n’est ni un réalisme ni un sentimentalisme :
il n’est pas plus la formulation fidèle d’un sentiment personnel qu’une
imitation servile du réel; il ne se borne pas à les exprimer mais vise à
les recréer l’un et l’autre et l’un par l’autre pour produire une émotion
neuve, qui ne relève pas de la mimesis mais de la poiesis. Il nous impose
de revoir nos catégories esthétiques et philosophiques, de remettre en
cause le dualisme qui sépare le sujet et l’objet, le langage et le réel. Il
naît à la rencontre du moi, du monde et des mots, de leur interaction
et de leur transformation réciproque :
Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou
l’épanouissement splendide de l’aurore – pas plus dans la tristesse que dans
la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine,
quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la
joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des
mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements
– se répercutant dans l’esprit et sur la sensibilité 47.
On voit donc que tout en affirmant le rôle majeur dévolu au langage
dans la production de l’émotion poétique, Reverdy ne réduit pas celle-
ci à sa seule dimension esthétique, mais la relie à une véritable co-
naissance au monde et de soi-même, pour reprendre l’expression de
Claudel48. L’é-motion ainsi comprise est ce mouvement par lequel le
poète sort des limites de sa personne pour s’agrandir en s’ouvrant
au monde. Le lyrisme, selon Reverdy, « apparaît chaque fois que
l’auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même. […] Il est une
aspiration vers l’inconnu, une explosion indispensable de l’être dilaté
par l’émotion vers l’extérieur49 ».
46 « La fonction poétique » [janvier 1948], Mercure de France, no 1040, 1er avril 1950 (CEAP,
p. 56-58 ; OC II, p. 1272-1273) ; c’est l’auteur qui souligne.
47 Ibid. (CEAP, p. 34-35 ; OC II, p. 1294).
48 Voir Paul Claudel, « Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même » [1904], in Art
Poétique, éd. présentée et annotée par Gilbert Gadoffre, Paris, Gallimard, 1984, p. 63-134.
49 « Pierre Reverdy m’a dit… », entretien avec Benjamin Péret, Le Journal littéraire, 18 octobre
1924 (NS, p. 231 ; OC I, p. 596).
50 « La Conversion » [1928], in Risques et périls [1930], Paris, Flammarion, 1972, p. 74 (OC I,
p. 749).
Oubli
Porte fermée
Sur la terre inclinée
Un arbre tremble
Et seul
Un oiseau chante
Sur le toit
Il n’y a plus de lumière
Que le soleil
52 Stéphane M allarmé, « Le Mystère dans les Lettres » [1896], in Œuvres complètes, t. II, éd.
présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 2003, p. 234.
53 « Pierre Reverdy m’a dit… », art. cité (NS, p. 231 ; OC I, p. 597) ; c’est l’auteur qui souligne.
54 « Lyrisme », art. cité (NS, p. 184 ; OC I, p. 576).
55 « Pierre Reverdy m’a dit… », art. cité (NS, p. 230 ; OC I, p. 596).
Bibliographie
Claudel, Paul, « Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même »
[1904], in Art Poétique, éd. présentée et annotée par Gilbert Gadoffre,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1984, p. 63-134.
Collot, Michel, « Le “lyrisme de la réalité” », in La Matière-émotion, Paris,
PUF, coll. « Écriture », 1997.
Jenny, Laurent, La Fin de l’intériorité : théorie de l’expression et invention
esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935), Paris, PUF, coll.
« Perspectives littéraires », 2002.
M allarmé, Stéphane, « Le Mystère dans les Lettres » [1896], in Œuvres
complètes, t. II, éd. présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.
Reverdy, Pierre, Les Ardoises du toit, Paris, Pierre Reverdy, 1918 (fac-
similé in OC I, annexes).
—, Le Gant de crin, Paris, Plon, coll. « Le Roseau d’or », 1927 ; rééd.
Flammarion, 1968. Abrégé en GC (OC II, p. 541-639).
—, Risques et périls, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1930 ;
rééd. Flammarion, 1972.
—, « Notes, 1942-1944 », transcrites et présentées par François Chapon
et Étienne-Alain Hubert, in Michel Collot et Jean-Claude M athieu (dir.),
Reverdy aujourd’hui, Actes du colloque Rencontres sur la poésie moderne
(22, 23, 24 juin 1989), Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1991,
p. 151-184 (OC II, p. 1085-1124).
—, Plupart du temps : poèmes, 1915-1922, Paris, Gallimard, 1945 ; rééd.
coll. « Poésie », 1969. « Sentinelle » [Les Ardoises du toit, 1918], p. 202 (OC
I, p. 195).
—, Main d’œuvre : poèmes, 1913-1949, Paris, Mercure de France, 1949 ; éd.
revue, 1989 : « Note » [Sources du vent, 1929], p. 245-246 (OC II, p. 209) ;
« Le cœur tournant » [Ferraille, 1937], p. 327-328 (OC II, p. 275-276).
—, En vrac : notes, Monaco, Éd. du Rocher, 1956 ; rééd. Paris, Flammarion,
1989 (OC II, p. 815-1034).
—, Note éternelle du présent : écrits sur l’art, 1923-1960, Paris, Flammarion,
1973. Abrégé en NEP : « Note éternelle du présent » [1933], p. 7-35 (OC II,
p. 1162-1170) ; « La Nature aux abois » [1940], p. 31-35, (OC II, p. 1214-
1216).
1 « Il y a en nous de vastes territoires non cartographiés dont il faudrait tenir compte pour expli-
quer nos bourrasques et nos tempêtes. » George Eliot, Daniel Deronda, texte présenté, traduit
et annoté par Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio-classique », 2010, t. I, p. 378-379.
Par la suite, nous citerons la traduction d’Alain Jumeau et nous donnerons le texte anglais en
note.
2 Voir Beryl Gray, George Eliot and Music, Londres, Palgrave Macmillan, 1989 ; Alisa Clapp-
Itnyre, Angelic Airs, Subversive Songs : Music as Social Discourse in the Victorian Novel,
Athens, Ohio University Press, 2002 ; Phyllis Welliver, Women Musicians in Victorian
Fiction, 1860-1900 : Representations of Music, Science and Gender in the Leisured Home,
Aldershot, Ashgate, 2000.
3 Daniel Deronda, t. I, p. 382. Liv. III, chap. xxv : « He’s a peculiar character, is Henleigh
Grandcourt, and it has been growing on him of late years. »
4 Ibid., t. II, p. 247. Liv. VI, chap. xlviii : « Then he said, languidly, “I don’t see why a lady
should sing. Amateurs make fools of themselves. A lady can’t risk herself in that way in
company. And one doesn’t want to hear squalling in private.” »
5 Ibid., t. I, p. 197. Liv. II, chap. XIII : « Grandcourt after all was formidable – a handsome
lizard of a hitherto unknown species, not of the lively, darting kind. »
6 Ibid., t. II, p. 254. Liv. VI, chap. xlviii : « “And to ask her about her relations with Deronda ?”
said Grandcourt, with the coldest possible sneer in his low voice, which in poor Gwendolen’s ear
was diabolical. »
7 Ibid., t. I, p. 82-83. Liv. I, chap. v : « Her voice was a moderately powerful soprano (some one
had told her it was like Jenny Lind’s), her ear good, and she was able to keep in tune, so that
her singing gave pleasure to ordinary hearers ».
8 Ibid., t. I, p. 84. Ibid. : « “Still, you are not quite without gifts. You sing in tune, and you have
a pretty fair organ. But you produce your notes badly ; and that music which you sing is beneath
you. It is a form of melody which expresses a puerile state of culture – a dawdling, canting, see-
saw kind of stuff – the passion and thought of people without any breadth of horizon. There
is a sort of self-satisfied folly about every phrase of such melody ; no cries of deep, mysterious
passion – no conflict – no sense of the universal. It makes men small as they listen to it.” »
9 Ibid., t. I, p. 356. Liv. III, chap. xxiii : « my judgment is : – you will hardly achieve more than
mediocrity ».
10 Ibid., t. I, p. 347. Ibid. : « Naturally, I should wish to take as high rank as I can. »
11 Ibid., t. II, p. 52. Liv. V, chap. xxxvi : « Excellence encourages one about life generally ; it
shows the spiritual wealth of the world. »
12 Ibid., t. I, p. 238. Liv. II, chap. xvi : « Daniel had not only one of those thrilling boy voices
which seem to bring an idyllic heaven and earth before our eyes, but a fine musical instinct, and
had early made out accompaniments for himself on the piano, while he sang from memory. »
13 Ibid., t. I, p. 240. Ibid. : « he set himself bitterly against the notion of being dressed up to sing
before all those fine people, who would not care about him except as a wonderful toy ».
14 Ibid., t. II, p. 52. Liv. V, chap. xxxvi : « I can bear to think my own music not good for much,
but the world would be more dismal if I thought music itself not good for much. Excellence
encourages one about life generally ; it shows the spiritual wealth of the world. »
15 Ibid., t. I, p. 491. Liv. IV, chap. xxxii : « Deronda, having looked enough at the German
translation of the Hebrew in the book before him to know that he was chiefly hearing Psalms
and Old Testament passages or phrases, gave himself up to that strongest effect of chanted
liturgies which is independent of detailed verbal meaning – like the effect of an Allegri’s
Miserere or a Palestrina’s Magnificat. »
16 Ibid., t. II, p. 492. Ibid. : « He wondered at the strenght of his own feeling ; it seemed beyond
the occasion – what one might imagine to be a divine influx in the darkness, before there was
any vision to interpret. »
17 Ibid., t. II, p. 127. Liv. V, chap. xl : « His nature was too large, too ready to conceive regions
beyond his own experience, to rest at once in the easy explanation, “madness”, whenever a
consciousness showed some fullness and conviction where his own was blank. »
18 Ibid., t. II, p. 148. Liv. VI, chap. xli : « And Deronda’s conscience included sensibilities beyond
the common, enlarged by his early habit of thinking himself imaginatively into the experience
of others. »
19 Henry James, « Daniel Deronda : A Conversation » [1876], in Selected Literary Criticism,
Londres, Heinemann, 1963, p. 35.
20 G. Eliot, Daniel Deronda, t. I, p. 261. Liv. II, chap. xvii : « Not seraphic any longer :
thoroughly terrestrial and manly ; but still of a kind to raise belief in a human dignity which
can afford to recognize poor relations. »
21 Voir P. Welliver, Women Musicians in Victorian Fiction…, op. cit., p. 238 sqq.
22 G. Eliot, Daniel Deronda, t. II, p. 129. Liv. V, chap. xl : « The more exquisite quality of
Deronda’s nature – that keenly perceptive sympathetic emotiveness which ran along with his
speculative tendency – was never more thoroughly tested. »
23 Ibid., t. II, p. 370. Liv. VII, chap. lv : « Of such quick, responsive fibre was Deronda made,
under that mantle of self-controlled reserve into which early experience had thrown so much of
his young strength. »
24 Ibid., t. I, p. 516. Liv. IV, chap. xxxiii : « the thought glance[s] through Deronda that precisely
such a physiognomy as [Mordecai’s] might have possibly been seen in a prophet of the Exile, or
in some New Hebrew poet of the mediæval time ».
25 « Il n’y a pas de plus grande douleur/ que de se souvenir des temps heureux/ dans la misère »
(Dante, L’Enfer, ch. V, v. 121-123, trad. Jacqueline Risset).
26 Ibid., t. I, p. 267. Liv. II, chap. xvii : « “It was you, singing ?” she went on, hesitatingly –
“Nessun maggior dolore.” The mere words themselves uttered in her sweet undertones seemed
to give the melody to Deronda’s ear. » Voir Laurent Bury, « La cantatrice juive. Variations
victoriennes sur l’aphonie », Sillages critiques, no 7, 2005, publié en ligne (http://sillagescri-
tiques.revues.org/919) : « Peut-être n’est-il pas indifférent que George Eliot ait précisément
choisi, avec Otello, un drame qui se joue autour de la différence raciale. Les vers, tirés de
la Divine Comédie (Inferno, 121-123), furent repris par Berio, librettiste de Rossini, pour le
troisième et dernier acte de l’opéra inspiré par le drame de Shakespeare. Ils sont chantés en
coulisses par un gondolier, sur un rythme de barcarolle, et Desdémone les entend alors qu’elle
craint de ne plus revoir son époux, condamné à l’exil. »
27 G. Eliot, Daniel Deronda, t. II, p. 217. Liv. VI, chap. xlv : « that wonderful, searching quality
of subdued song in which the melody seems simply an effect of the emotion ».
28 Ibid., t. I, p. 498. Liv. IV, chap. xxxii : « It was the sort of voice that gives the impression of
being meant like a bird’s wooing for an audience near and beloved. »
29 Ibid., t. I, p. 500. Ibid. : « she sang a little hymn of quaint melancholy intervals, with syllables
that really seemed childish lisping to her audience ; the voice in which she gave it forth had
gathered even a sweeter, more cooing tenderness than was heard in her other songs ».
30 Ibid., t. I, p. 497. Ibid. : « “Is it not wonderful how I remember the voices better than anything
else ? I think they must go deeper into us than other things. I have often fancied heaven might
be made of voices.” »
Son père a essayé de l’asservir, mais elle s’est battue pour être libre :
« Il lui était odieux de penser que les femmes juives étaient perçues
dans le monde chrétien comme une sorte de matériau pour fabriquer
des chanteuses et des actrices. Comme si cela ne nous rendait pas
plus enviables ! C’est une chance d’échapper à la servitude31. » Même
lorsqu’elle retrouve son fils, elle se sent incapable de lui donner quoi
que ce soit, même une once de tendresse, alors que Daniel est plein de
compassion pour elle. Seules sa voix, ses modulations, ses intonations
établiront une sorte de lien entre eux. L’Alcharisi est l’avers d’une
figure de cantatrice dont Mirah est le revers. Elle représente certes une
tentative d’émancipation féminine, mais elle est aussi l’image de celle
qui paie lourdement son désir. Sa seule réussite, paradoxale puisqu’elle
donne raison à son père, est d’avoir fait de son fils un jeune homme
cultivé et respecté dans la société victorienne qui ignore ses origines,
et ce fils pourra se faire entendre pour mener à bien sa mission. Mirah
réussit à concilier la vocation artistique et la condition de femme, elle
épouse Daniel et pourra sans doute continuer à chanter, puisqu’elle
n’a pas choisi la scène. Daniel est profondément à l’écoute des autres et
sa sensibilité lui permet de comprendre les désirs féminins, il sait être
un soutien sans jouer de son pouvoir, il sera – sans doute, puisque la
fin ouverte du roman laisse les personnages libres de leur destin – un
admirable compagnon de voyage.
31 Ibid., t. II, p. 302. Liv. VII, chap. li : « He hated that Jewish women should be thought of by
the Christian world as a sort of ware to make public singers and actresses of. As if we were not
the more enviable for that ! That is a chance of escaping from bondage. »
32 « Il y a dans le parler une sorte de chant indéfinissable. »
avec soin. Dans le chapitre li, il n’y a pas moins de quinze mentions
du ton des voix ; dans le chapitre liii, qui est plus court, et qui relate
le second entretien de Daniel avec sa mère, il y en a autant. Eliot
n’ignorait pas les théories de Darwin : les organes vocaux sont efficients
au plus haut degré comme moyen d’expression ; l’expression vocale
est un moyen de coordination sociale et de résolution des conflits. Le
cerveau limbique, qui est le siège des émotions, est plus développé chez
les mammifères, cela inclut la possibilité de moduler, d’apprendre
et d’inventer de nouvelles formes : cette habileté est essentielle dans
l’invention spécifiquement humaine de la musique ; seul l’être humain
a un contrôle cortical sur la voix, ce qui est un préréquis pour le
chant. D’autre part, on a débattu sur la parenté entre voix parlée et
musique : une des plus anciennes explications est que la musique est
une réminiscence de l’expression vocale des émotions. On a remarqué
l’aspect musical du discours : quand on le module, le timbre d’une voix
chantée peut mettre en jeu les mêmes éléments que le discours.
Là s’arrête la similitude, du reste, car la musique a ses propres
codes qui varient selon les cultures, mais cette parenté permet à
George Eliot de créer son « écriture musicale » propre. Le baryton
léger Daniel et sa mère, grande cantatrice dont on ne connaît pas le
timbre, mais qui semble être inspirée d’un contralto de l’époque, se
parlent avec des intonations, des modulations, des tonalités telles
que ce qu’entend le lecteur devient un duo lyrique. L’homme, par sa
voix, peut articuler, de manière audible pour l’autre, sa volonté et ses
émotions, faculté unique, proprement humaine. La voix altérée est
celle que l’on prend sous le coup d’une émotion, faire mention de la
voix et de ses transformations ou de ses altérations revient à évoquer
des émotions33. Le narrateur fait état des modulations de la voix des
personnages. Tantôt la mère domine, par sa voix mélodieuse, par un
timbre fort, par sa fermeté, alors que la voix de Daniel tremble de
timidité ou qu’elle est voilée par la passion. Tantôt, c’est le fils qui
domine, calme et ferme comme à son ordinaire, alors que la voix de
la mère exprime une tendresse mélodieuse ou une détresse cachée. La
mère écoute son fils, et écoute plutôt le rythme de sa voix, comme si
celui-ci dominait son oreille34 : l’Alcharisi écoute la voix de son fils plus
33 Francesco Giannattasio, « Du parlé au chanté : typologie des relations entre la musique et le
texte », in Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques : une encyclopédie pour le xxie°siècle, Arles,
Actes Sud – Paris, Cité de la Musique, 2007, p. 1050-1087.
34 Daniel Deronda, t. II, p. 343. Liv. VII, chap. liii : « Deronda paused in his pleading : his
mother looked at him listeningly, as if the cadence of his voice were taking her ear, yet she
shook her head slowly. »
35 Ibid., t. II, p. 349. Ibid. : « He felt an older man. All his boyish yearnings and anxieties about
his mother had vanished. »
36 « De fait, lorsqu’on écoute un énoncé verbal, c’est précisément ses différents degrés de pré-
gnance et de récurrence structurale qui permettent de percevoir cet énoncé comme parlé ou
chanté. D’où s’ensuit qu’il existe entre le parler de tous les jours et le chant plus qu’une conti-
guïté évidente : une étroite corrélation. » F. Giannattasio, « Du parlé au chanté… », art. cité,
p. 1051.
Bibliographie
Bury, Laurent, « La cantatrice juive. Variations victoriennes sur l’aphonie »,
Sillages critiques, no 7, 2005, publié en ligne : http://sillagescritiques.revues.
org/919.
Clapp-Itnyre, Alisa, Angelic Airs, Subversive Songs : Music as Social
Discourse in the Victorian Novel, Athens, Ohio University Press, 2002.
Eliot, George, Daniel Deronda [1876], texte présenté, traduit et annoté par
Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio-classique », 2010, 2 vol.
Giannattasio, Francesco, « Du parlé au chanté : typologie des relations
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1 Récit, on le sait, qui n’est pas seulement autobiographique, puisque composé de deux textes :
une fiction qui commence par narrer les aventures de Gaspard Winckler, seul survivant d’une
indicible catastrophe, que l’on charge de partir à la recherche d’un enfant naufragé, lui-même
nommé Gaspard Winckler, dont il aurait justement hérité le nom. Dans la seconde partie du
livre, cette histoire s’interrompt pour faire place à celle de l’île W, lieu utopique qui se révèle
petit à petit le décalque d’un camp de concentration.
2 Georges P erec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 1993, p. 63.
3 D’autant que le récit n’offre à son lecteur qu’une série d’« anecdotes maigres », comme l’auteur
les qualifie lui-même : « le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit
pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes, d’hy-
pothèses, d’anecdotes maigres ». Ibid., quatrième de couverture.
4 Ibid., p. 17.
5 Ibid., p. 57-58.
Ma mère n’a pas de tombe. C’est seulement le 13 octobre 1958 qu’un décret
la déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (France). Un
décret ultérieur, du 17 novembre 1959, précisa que, « si elle avait été de natio-
nalité française », elle aurait eu droit à la mention « Mort pour la France 6 ».
Dans les deux cas, Perec reprend à son compte le vocabulaire
des documents administratifs, documents qui sont tout ce qui lui
reste de ces êtres dont la disparition s’est faite hors de sa vue : une
disparition sans trace autre que celle de ces papiers officiels, sans
restes, notamment dans le cas de sa mère, qui n’a pas eu de sépulture
– contrairement au père, dont la mort est matérialisée par la petite
tombe d’un cimetière militaire. La voix du narrateur tend à s’effacer
derrière le jargon administratif ; perce surtout une certaine ironie,
une forme d’amertume, dans l’évocation de ce père qui « perdit tout
son sang et mourut pour la France avant d’avoir été opéré » – mention
« Mort pour la France » à laquelle la mère, elle, n’aura pas droit. La
voix neutre du vocabulaire administratif n’est pas sans faire écho à
celle, froide et totalement dépourvue d’affects, de la seconde partie de
la fiction, où le narrateur détaille avec un flegme absolu les tortures
les plus atroces infligées aux athlètes W ; ses précisions vétilleuses,
tatillonnes, offrant une évidente parodie de la prose des dignitaires
nazis.
La tristesse de Perec, quant à elle, ne se fait guère entendre. Celle de
l’enfant qu’il fut ne s’exprime dans le livre que de manière « oblique »
– pour reprendre le terme utilisé par Philippe Lejeune pour qualifier
les stratégies autobiographiques de Perec7 –, au détour par exemple
d’un commentaire que lui inspirent ses livres de classe :
Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après
le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ;
au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque
en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système
de poulies avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher
mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je
les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça
se passait dans mes livres de classe 8.
Le chagrin, le manque éprouvé par l’enfant se dessinent seulement
en creux, dans les revers de l’évocation de cette image d’Épinal un peu
conventionnelle, forgée sur le modèle des livres d’école.
6 Ibid., p. 61-62.
7 Cf. Philippe L ejeune, La Mémoire et l’oblique : Georges Perec autobiographe, Paris, POL,
1991.
8 G. P erec, W, op. cit., p. 99.
9 Ibid., p. 73-74.
10 Ibid., p. 59.
11 Ibid., p. 113-114.
12 Ibid., p. 36.
13 Ibid., p. 40.
14 Georges P erec, Un homme qui dort [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 17.
15 « J’en vins, à partir de nombreux récits de rêves, à entendre tout le discours de ce patient comme
une activité compulsive de substitution. J’avais aussi un concept à ma disposition qui, peut-être
parce qu’il n’est pas « consigné » dans le Vocabulaire, restait libre et opérant pour moi : la men-
talisation, […] où je vois le processus inverse et symétrique de la conversion, supposant comme
elle une sorte de dissociation entre le corps et les représentations mais, ici, c’était tout ce qui
émane de la pulsion qui se trouvait aussitôt projeté, évacué sur la scène mentale et soumis à un
travail minutieux de division, de dislocation, à un processus sans fin de liaison. » Jean-Bertrand
Pontalis, Entre le rêve et la douleur [1977], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983, p. 234.
16 « Sur la douleur (psychique) », ibid., p. 264.
17 Ibid., p. 263.
18 « Entretien avec J.-B. Pontalis », Les Moments littéraires, no 19, 1er semestre 2008, p. 31.
19 Voir notamment sur ce point l’article de David Bellos, « La pudeur de Perec », Poésie, no 94,
octobre 2002, p. 39-49.
20 P. L ejeune, La Mémoire et l’oblique, op. cit., p. 40.
21 Ibid.
22 G. P erec, W, op. cit., p. 62.
23 Ibid., p. 62.
24 Ibid., p. 14-15.
25 Ibid., p. 63.
26 Je souligne.
Bibliographie
Bellos, David, « La pudeur de Perec », Poésie, no 94, octobre 2002, p. 39-49.
Lejeune, Philippe, La Mémoire et l’oblique : Georges Perec autobiographe,
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—, « Entretien avec J.-B. Pontalis », Les Moments littéraires, no 19, 1er
semestre 2008, p. 17-36.
1 Robert Musil, L’Homme sans qualités [1930-1932], trad. de l’allemand par Philippe Jaccottet,
et par Jean-Pierre Cometti et Marianne Rocher-Jacquin pour les textes nouveaux, Paris,
Éd. du Seuil, 2004, IV, chap. 54 (« Naïve description de la formation d’un sentiment »), t. II,
p. 485.
2 Ibid., p. 487.
11 Ibid., p. 10-11.
12 Jacques Roubaud, La Fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours, Paris, Ramsay,
1986, p. 87.
13 W. G. Sebald, Campo Santo [2003], trad. de l’allemand par Patrick Charbonneau et Sibylle
Muller, Arles, Actes Sud, 2009, p. 116.
3. Obsessions
‘le grand incendie de Londres’, « prose de mémoire » à six branches
publiée en sept volumes14, a, entre autobiographie et fiction, un statut
indécidable. « Prosateur non romancier », se déclare Roubaud15. Conçu
dès le départ comme une entreprise de longue haleine, l’ensemble est
régi par le nombre, par un système de digressions fréquentes, réglées en
incises et bifurcations, et par un protocole précis de rédaction : écriture
au présent, sans retours en arrière ni ratures, et composition mentale à
l’aide d’une technique que Roubaud appelle « mains mnémoniques16 »,
inspirée des « arts de mémoire » de la Renaissance. Quelque liberté
que l’écrivain ait pu prendre avec sa propre méthode, et quelque place
que celle-ci fasse à la contingence (le clinamen oulipien), l’insistance
que Roubaud met à en exposer l’extrême complexité relève certes de
la contrainte oulipienne, mais pointe aussi vers une obsession du
système, dont le cycle, de la première branche à la dernière, narre
les manifestations. Outre la méthode de composition enchevêtrée du
cycle lui-même (à l’intérieur de chaque branche et entre elles), dont
Roubaud déplie peu à peu les principes jusqu’à La Dissolution finale,
il décrit aussi les modes de composition qui ont présidé à l’écriture
d’autres ouvrages, notamment ses premiers livres de poèmes, Signe
d’appartenance et Trente et un au cube, fort complexes eux aussi. Les
méthodes s’emboîtent.
La méthode, cependant, n’est pas sans risque pour l’entreprise
qu’elle régit. Si elle permet de lancer le projet de narration et de le
soutenir sur plus de deux décennies, elle offre aussi la jouissance
périlleuse d’une élaboration sans cesse croissante, jusqu’au point
où cette élaboration excède le pouvoir de la pratiquer. Moteur de
la narration, elle en porte aussi l’échec éventuel17. Cette valence
contradictoire, et la mélancolie latente qui la sous-tend, marquent la
« Feuille mentale » selon laquelle, dans La Boucle, Roubaud imagine la
rédaction du cycle : « [J]e vois le mur de la chambre de prose circulaire,
comme en un donjon (où je suis prisonnier, peut-être pas volontaire,
21 Ces divers fragments de vies étant présentés « comme de simples échantillons de ce qui advient
dans le monde », selon la formulation de Benjamin, « dans le conteur, la figure du chroniqueur
s’est conservée ». Walter Benjamin, « Le conteur » [1936], trad. de l’allemand par Maurice de
Gandillac, revue par Pierre Rusch, in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais »,
2000, p. 132-133.
22 W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, op. cit., p. 351-354.
23 Jean Clair, « La mélancolie du savoir », in id. (dir.), Mélancolie : génie et folie en Occident,
Paris, RMN-Gallimard, 2005, p. 202.
24 Matthew R atcliffe, « The Phenomenology of Mood and the Meaning of Life », in Peter G oldie
(éd.), The Oxford Handbook of Philosophy of Emotion, Oxford, Oxford University Press,
2009, p. 350.
25 Ibid., p. 355.
28 Ibid., p. 13.
29 Ibid., p. 14. C’est Roubaud qui souligne.
30 J. Roubaud, Sous le soleil : Vanité des vanités, Paris, Bayard, 2004, p. 11.
31 Id., La Bibliothèque de Warburg, op. cit., p. 18.
32 Id., Le Grand Incendie de Londres, op. cit., p. 370.
42 Giorgio Agamben, « L’objet perdu », in Stanze : parole et fantasme dans la culture occidentale,
trad. de l’italien par Yves Hersant, Paris, Payot, Rivages, 1994, p. 38.
43 J. Roubaud, Le Grand Incendie de Londres, op. cit., p. 183.
44 W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, op. cit., p. 13.
45 Ibid.
46 Ibid., p. 13-14.
47 Id., Campo Santo, op. cit., p. 114.
50 Sebald parle du « regard aussi empathique que glacé » de Kafka. Id., Campo Santo, op. cit., p. 192.
51 Sa présence, au tout début du récit, montre aussi comment l’expérience même de la mélan-
colie est filtrée par la littérature – aussi bien d’ailleurs que par l’art, comme en font preuve,
entre maintes autres, la présence récurrente de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, de
Rembrandt, dans Les Anneaux de Saturne, l’évocation du peintre Frank Auerbach (renom-
mé Max Ferber) dans Les Émigrants, ou telles références, dans Austerlitz, aux Funérailles à
Lausanne, de Turner, et à L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais.
52 W. G Sebald, Vertiges, op. cit., éd. « Folio », 2003, p. 43.
53 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cité, p. 432. Sur la réflexion de Sebald sur l’his-
toire, et sa proximité avec la pensée de Benjamin, voir le livre de Muriel P ic, L’Image papillon,
suivi de W. G. Sebald, L’Art de voler, trad. de l’allemand avec Patrick Charbonneau, Dijon,
Les Presses du réel, 2009. Voir également Eric Santner, On Creaturely Life : Rilke, Benjamin,
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Pigeaud, Jackie, De la mélancolie : fragments de poétique et d’histoire,
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1 Capacité à être affecté (trouble ou agitation passagère causée par la surprise, la peur la joie…),
l’émotion est mouvement et, par son étymologie commune avec l’émeute, dynamique collective.
La puissance, selon Aristote, est possibilité pour une chose d’être ou de ne pas être, d’être
quelque chose ou autre chose : « On appelle “puissance” le principe du mouvement ou du
changement qui est dans un autre être ou dans le même en tant qu’autre. […] C’est aussi la
faculté d’être changé ou mû par un autre être, ou par soi-même en tant qu’autre » (A ristote,
Métaphysique, Δ, 12, trad. et notes par Jean Tricot, Paris, J. Vrin, 1991, t. I, p. 191). La puis-
sance, du point de vue contemporain, renvoie au pouvoir de commander, de dominer, et à sa
propre capacité à imposer son autorité.
5 Voir notamment Sigmund F reud, « La création littéraire et le rêve éveillé » [1908], trad. de
l’allemand par Marie Bonaparte et M me E. Marty, in Essais de psychanalyse appliquée, Paris,
Gallimard, 1971, p. 69-81.
6 F ichte, Fondement du droit naturel [1796-1797], cité par Henry M aldiney, « Pulsion et pré-
sence » [1976], in Penser l’homme et la folie, 3e éd., Grenoble, Millon, 2007, p. 110.
7 Jean-Christophe G oddard, « Pulsion et réflexion chez Fichte. Une éthique pulsionnelle », in
id. (dir.), La Pulsion, Paris, J. Vrin, 2006, p. 40.
8 Ibid., p. 48.
9 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 1969,
p. 40.
10 Roland Barthes, Sur Racine [1963], in Œuvres complètes, nouv. éd. rev., corr. et présentée
par Éric Marty, Paris, Éd. du Seuil, 2002, t. II, p. 105, 77.
11 Serge Doubrovsky, « Roland Barthes, une écriture tragique » [1981], in Parcours critique II
(1959-1991), texte établi par Isabelle Grell, Grenoble, ELLUG, 2006, p. 80. Il cite d’ailleurs
Roland Barthes disant : « je suis plus classique que la théorie du texte que je défends » dans
Roland Barthes par Roland Barthes (ibid., p. 73).
12 Id., « L’arrivée de Junie dans Britannicus : la tragédie d’une scène à l’autre » [1978], in Pierre
Ronzeaud (éd.), Racine/Britannicus, Paris, Klincksieck, 1995, p. 118 ; c’est l’auteur qui sou-
ligne.
13 Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Éd. du Seuil, 1977, p. 47.
14 S. Doubrovsky, « L’arrivée de Junie… », art. cité, p. 117.
15 Ibid., p. 122.
16 Ibid., p. 119.
17 Ibid., p. 127.
18 John E. Jackson, Éros et pouvoir : Büchner, Shakespeare, Corneille, Racine, Neuchâtel, À la
Baconnière, 1988, p. 92.
19 Ibid., p. 94.
20 Jean Starobinski, « Le voile de Poppée », in L’Œil vivant : Corneille, Racine, Rousseau,
Shakespeare, Paris, Gallimard, 1961, p. 13.
21 Id., « Racine et la poétique du regard », ibid., p. 75-76 ; c’est l’auteur qui souligne.
22 Id., « Le voile de Poppée », art. cité, p. 27.
23 Ibid.
son plaisir (ou son déplaisir, mais c’est la même chose), laisse parler
ses pulsions, c’est toute son activité intellectuelle qui prend la forme
d’une transgression. Critique par principe conflictuelle puisqu’elle
provoque le surgissement du refoulé : la satisfaction de la pulsion
nécessite d’être déplacée pour pouvoir s’observer elle-même : le
sadique est aussi le voyeur de son propre plaisir. « Vous êtes en des
lieux tout pleins de sa puissance./ Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent
avoir des yeux,/ Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux » (v.
712-714). Comment Junie pourrait-elle être plus claire ? Junie,
explique Barthes, « retourne le malheur de Britannicus en grâce et le
pouvoir de Néron en impuissance, l’avoir en nullité, et le dénuement en
être36 ». Comment ne pas entendre aussi dans cette réplique de Junie
les pouvoirs de Néron, l’efficacité de son stratagème et la puissance
de sa vengeance ? « La manipulation d’autrui exige du manipulateur
qu’il fasse accepter à l’autre son désir à soi comme désir de l’autre et,
inversement, que le manipulé prenne le désir de l’autre pour son propre
désir37. » La passion est perçue comme une altérité faite à soi même,
comme s’il fallait associer la passion et les autres pour l’extérioriser
(et projeter loin de soi son pouvoir). En cela, elle est « une mainmise
sur autrui, une mainmise destinée à maintenir l’autre dans sa fonction
de miroir, dans la fonction spéculaire qui serait la sienne, et qu’on
pourrait résumer dans une formule du type : “Je t’aime passionnément
afin que tu me renvoies une image positive de moi-même38” ». De sorte
que régner sur ses passions ne peut se faire sans les autres et que se
maîtriser comporte toujours une gratification sociale et un impact
communautaire, comme le rappelle Foucault dans L’Usage des plaisirs
de son Histoire de la sexualité.
Parlez. Nous sommes seuls. Notre ennemi trompé
Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse absence (v. 709-711).
Le plaisir du spectateur est redoublé par l’incapacité de Britannicus
à comprendre que « dans le monde intégralement politisé de la Cour,
les relations d’éros sont inséparables de la lutte pour le pouvoir39 ».
Britannicus est « coupable d’aveuglement40 » selon John E. Jackson :
il ne voit pas ce qui saute aux yeux, piètre herméneute des émotions
36 R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 129 ; c’est l’auteur qui souligne.
37 S. Doubrovsky, « L’arrivée de Junie… », art. cité, p. 119-120 ; c’est l’auteur qui souligne.
38 John E. Jackson, Passions du sujet : essais sur les rapports entre psychanalyse et littérature,
Paris, Mercure de France, 1990, p. 154.
39 Id., Éros et pouvoir, op. cit., p. 84.
40 Ibid. ; c’est l’auteur qui souligne.
41 Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation [1990], trad. de l’italien par Myriem Bouzaher,
Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 36.
42 Ibid.
43 S. Doubrovsky, « L’arrivée de Junie… », art. cité, p. 128.
44 Ibid., p. 118.
de l’État : « Le Sénat fut séduit. Une loi moins sévère/ Mit Claude
dans mon lit, et Rome à mes genoux » (v. 1136-1137). Le processus
s’inverse avec Junie, elle lit et interprète par cette émotion qui
manque précisément à Agrippine pour garder toute sa lucidité (et
donc rester en vie). Les qualités du critique seraient-elles donc d’être
émotionnellement assujetti, contestable mais sagace ? Les rapports
d’Éros et du pouvoir sont des rapports conflictuels : soit le conflit est
l’indice d’un antagonisme propre à ces deux instances, soit il révèle
leur solidarité véritable45. Avancer que l’un impose de renoncer à
l’autre peut signifier deux choses : soit que l’un exclut l’autre, soit que
le choix n’est crucial que du fait de leur trop grande proximité, d’où la
tendance ou le désir de les confondre.
« Dans ce qu’il écrit, chacun défend sa sexualité46 », écrit Roland
Barthes : « Les images de la virilité sont mouvantes […] 47. » La
tentation (l’écart) entre un Barthes écrivant le plaisir (Le Plaisir du
texte, ou Fragments d’un discours amoureux) et celui du Degré zéro de
l’écriture n’est pas seulement à saisir la démarche d’un jeune critique
cherchant à faire ses preuves théoriques, à s’écarter de la norme en
transgressant un héritage critique classique. Qu’il s’agisse de S/Z ou
encore de Sur Racine48, Barthes subvertit l’analyse critique des œuvres
classiques par l’émotion, les sentiments, mais aussi la sexualisation de
son écriture. Doubrovsky qualifie la critique barthésienne de « zone
érogène » de la littérature49, appelant à sa rescousse le mot de Sartre
dans Situations, II : « le rapport de l’auteur au lecteur est analogue
à celui du mâle à la femelle50 » ; en sexualisant cette relation et en
lui conférant une différence générique, Sartre laisse entendre que
la littérature est toujours une émanation des pouvoirs de la libido.
Pierre Bourdieu a mis en évidence, dans La Domination masculine,
les ambivalences de la sexualité et des fantasmes de possession qu’on
66 Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions [1939], Paris, Le Livre de poche, 2000,
p. 82.
67 Ibid., p. 96.
68 Roland Barthes, Critique et vérité [1966], in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 799.
69 Id., Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 708. Texte repris par S. Doubrovsky,
« Roland Barthes… », art. cité, p. 70-71.
70 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 25 ; c’est l’auteur qui souligne.
71 Ibid., p. 37 ; c’est l’auteur qui souligne.
72 Ibid., p. 24.
73 Ibid., p. 25 ; c’est l’auteur qui souligne.
74 J. E. Jackson, Passions du sujet, op. cit., p. 242. Pour tout ce raisonnement, voir les analyses
de Jackson ibid., p. 229-242.
75 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, XII, 7 [60], cité par P. Wotling, « Le sens de la
notion de pulsion… », art. cité, p. 102.
76 Ibid., p. 107.
77 R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 85.
78 Ibid., p. 95 ; c’est l’auteur qui souligne.
79 V. Despret, Ces émotions qui nous fabriquent, op. cit., p. 195.
80 P laton, Gorgias, 491d-e, trad. inédite, introduction et notes par Monique Canto, Paris, GF-
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