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MAINTENANT LA FINITUDE

Du même auteur

Erwin Schrödinger. Philosophie et naissance de la mécanique


quantique (avec O. Darrigol, sous la dir.), Frontières, 1993.
Mécanique quantique : une introduction philosophique, Flamma-
rion, 1996 ; « Champs », 1997.
Physique et Réalité. Un débat avec B. d’Espagnat (avec S. Lau-
gier, sous la dir.), Frontières-Diderot, 1997.
L’Aveuglante Proximité du réel. Réalisme et quasi-réalisme en
physique, Flammarion, « Champs », 1998.
Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000 ;
« Champs », 2005.
L’Épistémologie française, 1830-1970 (avec J. Gayon, sous la dir.)
PUF, 2006 ; rééd. Matériologiques, 2015.
Théorie quantique et sciences humaines (sous la dir.), CNRS,
2009.
De l’intérieur du monde : pour une philosophie et une science des
relations, Flammarion, 2010.
La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine
conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Flammarion,
2014.
La pratique des possibles : une lecture pragmatiste et modale de
la mécanique quantique, Hermann, 2015.
Michel Bitbol

MAINTENANT
LA FINITUDE

Peut-on penser l’absolu ?

Flammarion
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du laboratoire d’excellence
TransferS (programme Investissements d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02
PSL* et ANR-10-LABX-0099).

© Flammarion, 2019.
ISBN : 978-2-0814-5209-1
INTRODUCTION

Penser, c’est nager pour se sauver de la perdi-


tion dans le chaos.
J. Ortega y Gasset

Dans l’histoire de la philosophie, une « nouvelle voie 1 »


se manifeste par l’annonce d’une désincarcération. Les tra-
ditions philosophiques n’en finissent pas de léguer leurs
itinéraires balisés, leurs cercles invisibles séparant le pen-
sable de l’impensable, plus discrètement et plus efficacement
qu’elles ne communiquent leurs thèses. Elles restreignent
ainsi, à leur insu, les degrés de liberté mentaux de ceux qui
ont été éduqués dans leur cadre. Puis s’opère une transfor-
mation sans précédent, un retournement intégral, qui
change jusqu’au sens des discours en intervertissant ce qui
compte comme problème et ce qui est acceptable comme
solution. L’enfermement de la pensée dans la cage translu-
cide de son code de bonne conduite socio-professionnelle
cesse alors brusquement, et un champ d’exploration inouï
s’ouvre dans un climat d’évidence ; quitte à instaurer pour
cela une géographie neuve du concevable dont les frontières
fraîchement tracées sont tacitement acceptées par les intelli-
gences en demande de repères.

1. A. Badiou, préface à Q. Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la


nécessité de la contingence, Éditions du Seuil, 2006, p. 11.
8 MAINTENANT LA FINITUDE

La « révolution copernicienne » de Kant représente


l’archétype moderne d’une telle rupture transformée en
système, puis en héritage. C’est donc logiquement contre
son poids culturel que la voie du « matérialisme spécula-
tif », esquissée par Quentin Meillassoux 1, et vite propagée
dans l’arène du débat philosophique international moyen-
nant quelques inflexions 2, cherche à marquer sa nou-
veauté. C’est en tâchant de prendre le criticisme kantien et
son abondante postérité en flagrant délit d’auto-contradic-
tion, que cette doctrine à l’état naissant veut s’élancer et
reconfigurer de fond en comble la toile de concepts par
laquelle, depuis plus de trois siècles, ont été tenues
ensemble la connaissance, les choses à connaître, et le sujet
connaissant. Prenant son essor à partir d’un constat de
contradiction interne 3, le matérialisme spéculatif affirme
pouvoir faire ce que l’ombre tutélaire de Kant sur toute la
philosophie ultérieure nous empêchait même de rêver :
penser le monde « en soi », sans égard à la façon dont il
nous apparaît, et indépendamment même des limites de
notre intelligence ; faire irruption dans le « grand dehors »
qui n’est « pas relatif à nous », et qui existe donc « tel qu’en
lui-même, que nous le pensions ou non 4 ».
La nouvelle doctrine déclare d’ailleurs pouvoir montrer
non seulement que la percée est à portée de la main, qu’elle
a toujours été en passe de s’accomplir sous la forme d’une

1. Q. Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contin-


gence, op. cit. ; Q. Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes
hors-science, Aux forges de Vulcain, 2013. Ces deux ouvrages seront
désormais notés par leurs initiales : ALF et MHS.
2. G. Harman, Quentin Meillassoux, Philosophy in the Making, Edin-
burgh University Press, 2011 ; T. Sparrow, The End of Phenomeno-
logy : Metaphysics and the New Realism, Edinburgh University Press,
2014 ; P. Gratton, Speculative Realism, Problems and Prospects,
Bloomsbury Academics, 2014 ; M. Ferraris, Manifeste du nouveau réa-
lisme, Hermann, 2014 ; M. Ferraris, Émergence, Éditions du Cerf,
2018.
3. ALF, chapitre III.
4. ALF, p. 21-22.
INTRODUCTION 9

faille profonde, bien qu’à peine visible, dans la philosophie


des disciples de Kant, mais aussi qu’elle a déjà produit des
esquisses déterminées à propos de ce monde tel qu’il est.
La détermination-racine alléguée est que le monde ne se
trouve soumis à nul principe de raison, qu’il est fondamen-
talement « hyperchaotique 1 », qu’il n’a d’autre nécessité
d’être que celle de sa stricte contingence, et qu’en particu-
lier, conformément au doute clairvoyant de Hume, il n’y a
aucune raison que de vraies lois y prévalent, si ce n’est sur
un mode purement circonstanciel. Une fois ménagée cette
première trouée vers l’absolu, une sorte de réaction en
chaîne s’enclenche, permettant l’absolutisation (au moins
spéculative) de propositions scientifiques antérieurement
relativisées à la faculté humaine de connaître.
L’enclos du système philosophique kantien semble alors
s’être effondré, et avec lui, de manière encore plus specta-
culaire, la muraille « claustrale 2 » de l’intellect, du langage
et de l’apparaître, dans laquelle il enfermait tout discours
sur le monde. Nous sommes invités à aspirer une grande
bouffée d’air frais dans l’atmosphère d’une extériorité enfin
retrouvée, après de longs âges d’enfermement dans les inté-
riorités personnelle, linguistique et sociale. Nous nous
voyons également restituer la liberté d’une figuration illimi-
tée des possibles (voire des virtualités de possibles), affran-
chie des ultimes sujétions leibniziennes que sont le principe
du meilleur et le principe de raison suffisante. On annonce
en somme pour la philosophie un événement analogue à
celui de l’astronomie post-médiévale : le passage d’un
monde clos à un univers infini 3.
Cette nouvelle voie, comme toutes les autres, a besoin de
définir son territoire en redessinant les lignes de démarca-
tion conceptuelles et doctrinales, en déplaçant les jalons
qui rendent chaque discours localisable par rapport aux

1. ALF, p. 87 ; Q. Meillassoux, « Contingency and the absolutization


of the one », conférence à la Sorbonne, mars 2011.
2. ALF, p. 21-22.
3. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, 1973.
10 MAINTENANT LA FINITUDE

autres protagonistes du débat, en proposant des néolo-


gismes assez transparents pour être immédiatement com-
préhensibles, mais assez différents des mots anciens pour
signaler la recatégorisation du champ des idées. Les
vocables et les énoncés nouveaux ont l’avantage de tracer
des sillons alternatifs par rapport aux ornières préalables
de l’esprit, et d’inactiver automatiquement les réflexes
d’association intellectuelle qui prévalent dans la tradition
en vigueur.
Parmi les expressions alternatives proposées, l’une d’elles
paraît être le cœur symbolique de la protestation désincar-
cérante : il ne faudra plus désormais appeler la démarche
de Kant « révolution copernicienne », mais à l’inverse :
« contre-révolution ptolémaïque 1 de la philosophie 2 ».
Après tout, si l’on admet que la marque de l’astronomie
de Copernic est la décentration de l’homme et de sa Terre,
opposée à la centralité qui leur était consentie dans le sys-
tème de Ptolémée, et si l’on concède que le geste kantien
consiste à replacer l’homme connaissant au centre de
l’architecture de sa propre connaissance, il faut bien
admettre que la dénomination substitutive est méritée 3. On
voit à travers cet exemple qu’un changement de nom suffit
1. L’adjectif « ptolémaïque » renvoie, dans l’usage courant, à la dynas-
tie des Ptolémées d’Égypte (IVe-Ier siècle av. J.-C.). Mais Quentin
Meillassoux l’utilise régulièrement pour renvoyer à l’astronome
Ptolémée (par exemple, ALF, p. 163). On s’est conformé ici à son usage
quand ses textes étaient commentés.
2. ALF, p. 165.
3. La proposition de qualifier la philosophie kantienne de « ptolémé-
enne » plutôt que « copernicienne » a de nombreux antécédents. Voir
B. Russell, Human Knowledge. Its Scope and Limits, Routledge, 1992,
p. 9 : « Lorsqu’on décrit le monde, la subjectivité est un vice. Kant a
dit de lui-même qu’il avait accompli une “révolution copernicienne”,
mais il aurait fait preuve de plus d’exactitude s’il avait parlé d’une
“contre-révolution ptoléméenne”, puisqu’il a remis l’homme au centre
d’où Copernic l’avait détrôné. » Également M.J. Scott-Taggart, « The
Ptolemaic counter-revolution », dans L.W. Beck (éd.), Proceedings of
the Third International Kant Congress, Reidel, 1972, p. 501-509 ;
A. Shimony, « Scientific inference », dans Search for a Naturalistic
World View I, Cambridge University Press, 1993.
INTRODUCTION 11

à imposer la réinterprétation du sens d’une doctrine, et


qu’il favorise habilement une inversion de la hiérarchie des
valeurs. L’instauration kantienne se voit désormais assi-
gner pour sens la résurgence de l’anthropocentrisme ; et sa
valeur n’est plus celle d’une audacieuse « révolution », mais
au contraire d’une régression « contre-révolutionnaire »
appelant à la riposte.
Le problème est que la reformulation proposée concentre
en elle la somme des malentendus par lesquels le matéria-
lisme spéculatif croit pouvoir prendre congé de la tradition
philosophique initiée par Kant. Ces malentendus, qui
seront levés au prochain chapitre, portent sur le contenu
de l’astronomie copernicienne, abusivement réduite à
l’expulsion de l’homme hors du centre de l’univers, aussi
bien que sur la nature de la centration kantienne, tenue
pour anthropologique alors qu’elle est gnoséologique. Mais
après tout, même une mésinterprétation peut être utile si
elle produit des variations inédites de la réflexion, et si elle
pousse à clarifier les thèses qui s’y prêtent.
La variation la plus féconde qui est offerte à la philoso-
phie, à la suite de la réinterprétation « ptolémaïque » de
Kant, consiste en un redécoupage simple et vigoureux de
l’espace des théories de la connaissance. Ce redécoupage
prend la forme d’une opposition entre de nombreuses doc-
trines kantiennes, post-kantiennes, néo-kantiennes et phé-
noménologiques, relevant toutes d’une époque de la pensée
nommée l’« ère du corrélat 1 », et leur seul véritable antago-
niste que serait un matérialisme sans concession mais sans
contenu préalablement fixé.
Le matérialisme, au sens concentré qui vient d’être indi-
qué, se réduit à la thèse selon laquelle « […] on peut penser
ce qui est, indépendamment de toute pensée, de toute subjec-
tivité 2 ». Cette variété négative et spéculative du matérialisme
se distingue d’un matérialisme métaphysique en ceci qu’elle

1. ALF, p. 164.
2. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative
analysis of the meaningless sign », conférence du 20 avril 2012, Freie
Universität, Berlin.
12 MAINTENANT LA FINITUDE

n’entend pas donner une définition a priori de la matière.


Elle se démarque simultanément d’un naturalisme parce
qu’elle évite d’inférer le détail des constituants et des caracté-
ristiques de la matière à partir d’un état actuel des sciences
de la nature. Elle déclare seulement offrir un aperçu pré-
scientifique sur une authentique extériorité en commençant
par le restreindre, nous l’avons signalé, au fait générique de
la « contingence radicale de notre monde 1 ». Une telle
prudence évite au matérialisme spéculatif les difficultés qui
surgissent lorsqu’on cherche à caractériser la matière de
façon trop générale, par exemple comme une portion d’éten-
due impénétrable 2 ; elle lui évite aussi la subordination
point par point aux savoirs empiriques, que continuait à
assumer le matérialisme dialectique après avoir pourtant
également assigné comme seule propriété générale à la
matière d’« exister hors de notre conscience 3 ».
Les philosophies de l’« ère du corrélat » sont désignées
comme l’antithèse exacte de ce matérialisme ouvert, puis-
qu’elles consistent à affirmer qu’il est impossible d’« accéder
par la pensée à un être indépendant de la pensée 4 ». Elles le
soutiennent en toute quiétude, abritées derrière l’absurdité
assumée de la formulation précédente. L’argument qui tire
profit de cette formulation, et de son germe de paradoxe,
est appelé le « cercle corrélationnel » par Meillassoux. Il
consiste simplement à remarquer que prétendre penser ce qui
ne dépend d’aucune pensée, ou énoncer ce qui ne dépend
pas du langage, représente une contradiction dans les termes.
Sûre d’elle et de l’impossibilité d’ignorer sa leçon, l’ère du
corrélat se déploie alors en une multiplicité de conceptions

1. Ibid.
2. M. Bitbol, « Materialism, Stances, and Open-Mindedness », dans
B. Monton (éd.), Images of Empiricism : Essays on Science and
Stances, with a Reply from Bas C. van Fraassen, Oxford University
Press, 2007, p. 229-270.
3. V. Lénine, Matérialisme et empirio-criticisme, Éditions sociales,
1973, t. V, vol. 2.
4. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative
analysis of the meaningless sign », loc. cit.
INTRODUCTION 13

qui excluent toutes d’appréhender une chose existant en elle-


même, abstraction faite de son rapport virtuel ou actuel à un
sujet connaissant et à un processus épistémique.
Ce périmètre définitionnel de l’« ère du corrélat » est
assez vaste pour envelopper plusieurs familles de thèses
habituellement distinguées. Il inclut les thèses, comme celle
de l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison
pure de Kant, qui commencent par mettre en scène une
relation extérieure entre une chose en soi et un sujet
connaissant, puis qui dénient à ce sujet la capacité de dire
quoi que ce soit de pertinent sur la chose, indépendamment
de ses facultés de sentir et de penser. Mais le même péri-
mètre définitionnel inclut aussi les thèses qui internalisent
la relation dans l’acte de connaître et de parler. C’est le
cas de la phénoménologie husserlienne, selon laquelle la
« nature » n’est que le nom donné au produit d’une opéra-
tion de constitution effectuée par la subjectivité transcen-
dantale 1, ou encore au corrélat d’une visée intentionnelle
globale. Un corrélat dont la prétention même à la transcen-
dance trouve sa source dans l’immanence de la vie de la
conscience pure 2. C’est encore le cas d’une certaine philo-
sophie du langage, d’après laquelle les objets du monde ne
sont que les corrélats référentiels des termes qui les
désignent 3. L’ère du corrélat recouvre enfin des thèses qui
ont si bien tiré les conséquences de la sur-appréciation des
relations de connaissance au détriment des choses connues,
1. « L’être […] se révèle comme “formation” de la subjectivité trans-
cendantale, constituée précisément par ses opérations. » E. Husserl,
Méditations cartésiennes, Vrin, 2014, §41, p. 143 ; « Tout existant […]
est relatif à la subjectivité transcendantale. » E. Husserl, Logique for-
melle et logique transcendantale, Presses universitaires de France, 1957,
§102, p. 362.
2. « La transcendance, sous quelque forme que ce soit, est un carac-
tère d’être immanent qui se constitue au sein de l’ego. » E. Husserl,
commenté par J.-F. Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie,
Presses universitaires de France, 2005, p. 40. Plus brièvement encore,
Husserl affirme la « transcendance immanente » du monde (E. Hus-
serl, Méditations cartésiennes, Vrin, 2014, §48, p. 173).
3. ALF, p. 20.
14 MAINTENANT LA FINITUDE

qu’elles ont fini par absolutiser ces relations elles-mêmes,


voire le sujet sentant et pensant dans son être-en-relation.
Les deux premières familles de thèses sont rangées dans la
sous-catégorie du « corrélationnisme » (qui recouvre ainsi un
champ plus restreint que celui de l’« ère du corrélat »), tandis
que la dernière se voit attribuer une sous-catégorie à elle
seule : celle du « subjectivalisme 1 ». Il est clair que le « sub-
jectivalisme » ainsi défini est un genre d’absolutisme, à l’égal
du matérialisme. Mais à la différence du matérialisme, il
conçoit son absolu en conformité avec la leçon acceptée du
corrélationnisme. Selon le corrélationniste, il ne peut pas y
avoir de véritable accès à quelque absolu transcendant,
puisque celui-ci ne se donnera jamais que dans un rapport
indémêlable avec les procédés mêmes qui sont censés le révé-
ler. Puisqu’il en va ainsi, poursuit le « subjectivaliste », le seul
authentique absolu (au sens étymologique de dé-lié, d’affran-
chi de tout rapport à autre chose) est l’accès lui-même, le
rapport, ou bien le fruit éprouvé, senti, pensé, de ce rapport.
Le « subjectivalisme » participe ainsi de l’« ère du corrélat »,
sans être pour autant un « corrélationnisme ». De surcroît, la
catégorie du « subjectivalisme » a également pour ambition
d’effacer des limites doctrinales consacrées, puisqu’elle enve-
loppe dans sa circonscription des philosophies de la
conscience aussi bien que des philosophies de la vie, des idéa-
lismes post-kantiens aussi bien que des idéalismes pré-kan-
tiens dont l’archétype est trouvé chez Berkeley. Car toutes
ces thèses, nous est-il rappelé, ont pour point commun de
chercher à « abolir l’idée de matière désubjectivée 2 ». Toutes
mettent cette idée en question, que ce soit pour faire de la
chose matérielle la simple projection d’un acte de conscience,
ou bien pour concevoir la matière en continuité avec une
« infra-conscience » élémentaire et indéfiniment répandue,
comme l’enseignent les philosophies de la vie 3.
1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative
analysis of the meaningless sign », loc. cit.
2. Ibid.
3. Ibid. Voir W. Dilthey, L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit, Éditions du Cerf, 1988 ; G. Deleuze et F. Guattari,
Mille plateaux, Minuit, 1980.
INTRODUCTION 15

On peut comprendre que ce coup de force taxinomique


du matérialisme spéculatif, sous-tendu par une vaste poussée
de l’imaginaire théorique, et porté par une confiance à toute
épreuve dans la capacité des preuves rationnelles à pulvéri-
ser l’évidence « incarcérante » du « cercle corrélationnel »,
ait suscité la fascination et parfois l’enthousiasme.
Son succès s’explique sans doute d’abord par le fait qu’il
reprend le flambeau d’un discours sur la totalité du mani-
feste, après le célèbre silence préconisé par Wittgenstein. Car
le mutisme de la fonction spéculative n’est pas longtemps
tenable, lorsque chaque jour éclosent de brillants jeunes
regards en quête d’un absolu qu’il leur semble naturel de
chercher au foyer de leur acuité intellectuelle et à la pointe
dénominative de leur verbe. Des générations de philosophes
du passé ont beau les avoir doucement persuadés que la
parole humaine ne porte pas vraiment sur tout ce qu’il y a,
mais qu’elle travaille au contact de l’il y a 1 parce qu’elle en
est partie intégrante 2, leur soif de nommer la chose même
qui est en adoptant une position privilégiée de veilleur des
mondes demeure irrépressible. Et ils ont d’autant plus
l’impression de pouvoir y parvenir que la désignation d’une
transcendance par la parole participe du mode d’opération
de l’immanence du parler, que mimer la ruée vers ce qu’il y
a est une composante irremplaçable des processus se dérou-
lant dans l’il y a. Comment pourraient-ils distinguer la
« vraie » transcendance qu’ils appellent de leurs vœux, d’une
simple « transcendance au sein de l’immanence 3 » ?
Comment ne joueraient-ils pas si bien le jeu consistant à la
désirer, qu’il leur semble naturel de faire magiquement venir
à l’être l’objet de leur désir ?
Il faut ajouter aux motifs de leur fascination que la doc-
trine du matérialisme spéculatif ne cède à aucune naïveté,

1. J. Benoist, Le Bruit du sensible, Éditions du Cerf, 2013.


2. M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, 1971, p. 85
et suiv.
3. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard,
1950, p. 190.
16 MAINTENANT LA FINITUDE

puisque, loin d’ignorer les avertissements de l’héritage phi-


losophique après Kant, elle a assez profondément assimilé
son legs pour le retourner contre lui-même après avoir mis
à nu sa machinerie conjecturale. Le matérialisme spéculatif
atteste ainsi que la meilleure stratégie à adopter, si l’on
cherche à briser une cage de la pensée, n’est pas de laisser
l’intellect s’élancer tout de suite vers l’ailleurs auquel il
aspire, mais de commencer par lui faire voir qu’il est adossé
depuis toujours à une issue qui ne lui semble invisible que
parce que son geste en provient. Cet enseignement sera
amplifié au chapitre II, jusqu’au point où il se renversera
en un instrument critique contre le matérialisme spéculatif.
Une autre explication du retentissement du matérialisme
spéculatif est plus circonstancielle, et tient à un effet de
miroir entre deux cultures philosophiques, nommées
« continentale » et « analytique » 1. Même si les deux
cultures ont reçu en partage l’héritage kantien, la philoso-
phie continentale a longtemps assumé son parti-pris « cor-
rélationniste 2 », tandis que la philosophie analytique,
fascinée par l’essor des sciences de la nature, a été majori-
tairement conquise par le naturalisme, et séduite par la
possibilité de s’en prévaloir pour élaborer un nouveau dis-
cours sur ce qui existe 3. L’ayant longtemps observée avec
condescendance d’une rive à l’autre de la Manche, ou d’un
département à l’autre des campus universitaires, la philoso-
phie analytique voit sans déplaisir l’ancienne forteresse de
1. P. Engel, La Dispute : une introduction à la philosophie analytique,
Minuit, 1997.
2. On assiste cependant à une montée rapide de courants « réalistes »
en phénoménologie, qui prennent le contrepied de cette tradition. Voir
C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Gallimard, 2010 ;
J. Benoist, L’Adresse du réel, Vrin, 2011. Un remarquable panorama de
cette tendance est brossé dans I. Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel,
Éditions du Seuil, 2015. Sa critique des variétés contemporaines du
« réalisme » (dont je n’ai pris connaissance qu’après avoir fini la rédac-
tion de ce livre) est un modèle de clarté et de rigueur.
3. Certains philosophes analytiques ont cependant développé des cri-
tiques virulentes du matérialisme spéculatif. Voir P. Engel, « Le réa-
lisme Kitsch », Carnet Zilsel, 20 juin 2015.
INTRODUCTION 17

son aînée continentale menacée d’effondrement par un


cheval de Troie auto-engendré. Peu lui importe que le
« matérialisme spéculatif » ne soit pas ouvertement natura-
liste, pourvu qu’il donne ses lettres de noblesse au natura-
lisme. Peu lui importe également que son langage ne soit
pas le sien, et qu’il lui semble parfois à peine compréhen-
sible, comme lui paraissent également opaques les idiomes
de l’existentialisme et de la pensée de la déconstruction,
pourvu qu’il soit compris des autres philosophes continen-
taux et qu’il les persuade d’abjurer leur credo corrélation-
niste. L’ambition longtemps caressée du courant principal
de la philosophie des sciences d’obédience analytique a été
de passer outre le prudent « réalisme interne » de Hilary
Putnam 1, apparenté au « réalisme empirique 2 » de Kant ;
elle a été de soutenir au lieu de cela un « réalisme
robuste 3 », un « réalisme externe 4 », un « réalisme réel 5 »
1. H. Putnam, Raison, vérité et histoire, Minuit, 1984. Selon le réa-
lisme interne de Putnam, on peut encore parler de « vérité » des pro-
positions (comme l’exige le réalisme sémantique), mais à condition de
préciser que cette vérité est relative (ou interne) à une direction de
recherche et à un schème conceptuel. Il s’agit bien là d’un corrélation-
nisme, ne faisant référence qu’à un « dehors claustral » au sens de
Meillassoux.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, A371, dans E. Kant, Œuvres
philosophiques I, Gallimard, « La Pléiade », 1980, p. 1445. « L’idéaliste
transcendantal est donc un réaliste empirique : il accorde à la matière,
en tant que phénomène, une réalité effective qui n’a pas besoin d’être
conclue, mais qui est au contraire immédiatement perçue. » Ici encore,
la réalité de la matière n’est reconnue qu’en tant que phénomène, ce
qui sous-entend qu’elle ne l’est pas en tant que chose en soi. Même
l’extériorité recherchée par le « réalisme réel » est mise en sourdine.
Elle est seulement comprise comme une extériorité spatiale, subor-
donnée à la faculté sensible de la connaissance dont l’espace est une
forme a priori.
3. D. Novitz, « Towards a robust realism », The Journal of Aesthetics
and Art Criticism, no 41, 1982, p. 171-185.
4. J. Searle, Mind, Language, and Society : Philosophy in the Real
World, Basic Books, 1998 ; D. McDermid, « Real world regained ?
Searle’s external realism examined », Kriterion, no 18, 2004, p. 1-9.
5. P. Kitcher, « Real realism : the Galilean strategy », The Philosophi-
cal Review, no 110, 2001, p. 151-197.
18 MAINTENANT LA FINITUDE

en somme ; elle a été de déprécier l’épistémologie vassale


au profit de l’ontologie suzeraine. Et voilà que le signal de
la curée contre le joug épistémologique imposé par Kant
lui arrive inopinément, mais opportunément, du centre
névralgique de la citadelle « continentale 1 ».
Cette reconfiguration de l’espace intellectuel suscite une
certaine exaltation, parce qu’elle rouvre des pistes qui sem-
blaient condamnées depuis longtemps. Mais elle ferme éga-
lement quantité d’options à peine audibles, qui n’ont pu
éclore qu’à la faveur de la critique philosophique du sens
commun et de l’« attitude naturelle » dans les sciences ;
cette « attitude naturelle » qui pousse de nombreux cher-
cheurs scientifiques à tenir leurs objets de qualification ou
de symbolisation mathématique pour des choses réelles.
Considérons la définition proposée du matérialisme, qui
organise indirectement l’intégralité du champ doctrinal par
un procédé d’antithèses. Une telle définition met en regard
la subjectivité et ce qui est. Elle pose ainsi comme préalable
à toute réflexion une division « commune » ou « naturelle »
qui ne va pourtant nullement de soi, puisqu’elle a une
genèse retraçable dans l’expérience et dans les normes de
la communication. Au terme de cette genèse, « ce qui est »
désigne ce sur quoi tous s’accordent, tandis que la subjecti-
vité dénote une sphère complémentaire dans laquelle on
range ce sur quoi des jugements peuvent valoir sans égard
à ceux d’autrui. Aller au-delà de cette simple fonctionnalité
des deux pôles de la théorie de la connaissance, faire de
l’un une entité connaissante, et de l’autre une entité à
connaître vers laquelle la première cherche à percer, c’est
accepter dès le premier mot une métaphysique toute faite
dans les sédiments de la vie pratique et du langage courant.
Il est vrai que le clivage dualiste, dans lequel baigne
implicitement le matérialisme spéculatif, servait déjà de

1. Les chevaux de Troie « réalistes » ne manquent pas, en ce moment,


dans la citadelle « continentale », y compris dans son cœur phénomé-
nologique. Une critique extensive de cette famille de positions est déve-
loppée dans l’ouvrage d’Isabelle Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel,
op. cit.
INTRODUCTION 19

point d’appui à la cible kantienne de son réquisitoire.


N’est-ce pas sous le régime de ce clivage que Kant s’autori-
sait à marteler que ce qu’on connaît est le phénomène et
non pas la chose en soi ? Mais dans le cadre de la philoso-
phie critique, cette division archétypale doit être considérée
comme une simple propédeutique à un travail de mobilisa-
tion de la pensée aboutissant à l’effacer en fin de parcours.
Premièrement, si l’on considère que la chose en soi
demeure radicalement inaccessible à celui qui connaît, il
est permis de se demander si cela a encore un sens de la
tenir pour une « chose » comprise par analogie avec les
entités qui se montrent. Deuxièmement, le doute initiale-
ment concentré sur la chose se retourne à la manière d’un
boomerang contre la sphère « subjective », car, faute de
contraste marqué avec quelque chose qui ne serait absolu-
ment pas elle, la subjectivité perd son aplomb. Au total,
hors de leur opposition fonctionnelle, ni l’un ni l’autre des
deux pôles de la vulgate épistémologique n’a la moindre
consistance ; une fois que l’un des deux a été soustrait au
regard, l’autre, qui n’était que son envers, se dissout égale-
ment. On en revient alors, comme le propose la phénomé-
nologie, à la simple manifestation ; à l’apparaître neutre
mais riche de toutes les potentialités, y compris celle de
s’organiser selon la polarité du connaissant et du connu.
Ou bien encore on réintègre, comme le propose Wittgen-
stein, le courant unique des formes de vie et des jeux de
langage, auquel appartient tout acte, y compris l’acte de
trier entre ce qui peut faire l’objet d’une description consen-
suelle et ce qui peut seulement s’exprimer comme un res-
senti subjectif.
À partir de là, il ne peut plus être question de claustra-
tion, faute de sujet claustré ; il ne peut plus être question
de réclusion, puisque l’extérieur de la prison et la prison
elle-même ne sont autre chose que des faux semblants. La
claustrophobie qu’endure le matérialiste résulte en somme
d’une fiction dualiste dont l’« ère du corrélat » a permis
de s’affranchir progressivement, mais à laquelle lui n’a pas
renoncé. Son sentiment de séquestration est comparable à
20 MAINTENANT LA FINITUDE

la souffrance d’un être qui verrait son propre portrait


enfermé dans une cage peinte le séparant d’un paysage
figuré.
Par ricochet, le « subjectivalisme » se trouve également
miné en tant que catégorie doctrinale. Initialement formulé
comme une thèse de l’existence absolue de la corrélation et
du sujet corrélé, en réaction à l’évasivité kantienne de
l’absolu-objet, le « subjectivalisme » a si bien pris acte de
la perte de l’opposition qui le motivait qu’il a fini par adop-
ter la forme inattendue d’une critique des philosophies du
sujet. La lignée des idéalismes post-kantiens s’est ainsi pro-
gressivement rapprochée des « monismes neutres » hérités
de Spinoza 1, et les philosophies de la vie ont effacé les
dernières frontières entre ce qu’il y a et ce qui se vit, après
avoir surmonté la restriction du vécu à quelque sphère sub-
jective. Meillassoux identifie ce paradoxe, mais il l’esquive
trop vite en déclarant que penser ce qui est sur le modèle
du vécu, c’est encore une forme d’anthropomorphisme et
de survalorisation de la subjectivité. Or, rétablir un fondu-
enchaîné de l’être au vécu, cela ne signifie pas réduire a
posteriori l’être à la détermination humaine et subjective de
ce vécu. Cela consiste plutôt à prendre acte a priori de la
lumineuse flagrance de ce qui se montre, avant même
qu’elle ne se découvre humaine et subjective. Car il est
patent, antérieurement à tout acte d’auto-identification
d’un sujet capable d’avoir des vécus, que ce qui est se vit.
Cela se vit comme ici ou là-bas, comme présent ou absent,
comme perçu ou pensé, comme accessible ou inaccessible,
comme inerte ou animé, comme proprioceptif ou extéro-
ceptif, comme charnel ou objectal, comme remémoré ou
oublié, mais cela se vit encore et toujours. Ce qui est se
saisit toujours de facto dans la continuité de ce que cela fait
d’être.
Contre cette muette et envahissante évidence du vécu,
préalable à l’usage de la raison, il faut toute l’autorité abs-
traite de la physique (et une certaine mécompréhension de

1. G.F.W. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Vrin, 1985,


t. VI : La Philosophie moderne, p. 1455.
INTRODUCTION 21

son sens, plus subtil et intéressant que ne le pensent les


« physicalistes ») pour nous persuader que le prototype de
ce qui est s’apparente à des choses « mortes 1 ». Mais
l’autorité de la science physique, il ne faut pas l’oublier,
doit d’abord elle-même être reconnue, et par conséquent
vécue, pour valoir. Elle s’appuie sur un procédé délibéré
appelé « l’objectivation », qui consiste à ne retenir de ce
qui se montre qu’une structure persistant quel que soit le
point de vue sous lequel se donne chaque monstration
vécue. Et cette persistance structurelle doit être maintenue
en prise dans un vécu d’intuition formelle (le plus souvent
mathématique) pour s’intégrer dans une stratégie de
connaissance. À cela s’ajoute que les structures génériques
objectivées, et vécues sur le mode de l’intuition formelle,
doivent être raccordées en fin de parcours à d’autres expé-
riences vécues spécifiques (les « observations ») afin d’être
testées puis utilisées comme guides d’action. Au total, s’il
est légitime pour la physique de ne retenir pour son usage
qu’une trame structurelle « morte » qui rapporte les phéno-
mènes les uns aux autres par des règles, il lui reste impos-
sible de couper le cordon ombilical qui unit cette trame
jouant pour elle le rôle de l’étant, aux vécus concrets du
physicien. Elle ne peut pas plus faire une croix sur ce que
le physicien vit au cours de son travail de formalisation
théorique, que sur ce qu’il vit en disposant activement ses
appareillages puis en percevant des événements expéri-
mentaux.
Ces quelques remarques semblent, il est vrai, confirmer
le jugement selon lequel les idéalismes et les philosophies
de la vie ont absolutisé quelque chose (appelons-la « le
vécu »), même si cette chose est déclarée ne pas s’opposer
à l’objet-en-soi privilégié par le matérialisme spéculatif, et
ne pas se particulariser d’emblée en un vécu humain et sub-
jectif. Mais s’agit-il bien d’une chose, justement ? Le mot

1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative


analysis of the meaningless sign », loc. cit.
22 MAINTENANT LA FINITUDE

« vécu », avec un participe passé qui semble figer son signi-


fié dans quelque éternité révolue, est-il bien choisi ?
Presque tout, dans les philosophies hâtivement regroupées
sous le nom commun de « subjectivalismes », indique le
contraire. Il suffit d’en considérer rapidement deux
exemples majeurs, l’idéalisme absolu de Hegel, et l’épisté-
mologie néo-kantienne de Cassirer, pour s’apercevoir de
l’abîme qui les sépare de l’absolutisation d’une entité chosi-
fiée. L’idée absolue, chez Hegel, n’est rien d’immobile ; elle
ne se révèle que dans un balancement dialectique, dans une
histoire, dans un processus. Elle s’oppose à la fois : à la
stabilité de l’idée platonicienne, en ce qu’elle n’est produc-
trice que par son « développement 1 » ; et à l’immutabilité
de la substance spinoziste, en ce qu’elle doit être comprise
comme « active 2 ». Quant à Cassirer, il commence par se
montrer en parfaite adéquation avec le fil directeur des
« corrélationnismes » les plus radicaux. Il se démarque
explicitement de la métaphysique, qui a selon lui le défaut
de travestir le « “corrélé-logique” en un “opposé-cho-
siste” 3 », c’est-à-dire qui prend incorrectement un moment
de la fonction de relation épistémique pour quelque subs-
tance à connaître. Mais pour autant, le philosophe de Mar-
bourg n’absolutise pas la relation épistémique elle-même,
puisque selon lui celle-ci ne cesse de se défaire, de se refaire,
et de déplacer la limite conventionnelle entre le connaissant
et le connu au fur et à mesure de sa progression 4. En parti-
culier, Cassirer écarte d’emblée la tentation d’une absoluti-
sation du concept, qui pourrait résulter d’une lecture
superficielle de la déduction kantienne des catégories de
l’entendement pur et de leur pérennisation en « formes a
priori ». Selon Cassirer, le concept n’est qu’un instrument

1. G.F.W. Hegel, Science de la logique, Aubier-Montaigne, 1976,


§1358.
2. G.F.W. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., t. VI :
La Philosophie moderne, p. 1456.
3. E. Cassirer, Substance et fonction, Minuit, 1977, p. 307.
4. Ibid., p. 310.
INTRODUCTION 23

de mise en ordre présomptive, un essai de généralisation à


fonction stabilisatrice dans le flux des événements singu-
liers ; il représente une règle avancée afin d’accomplir une
mission de synthèse des phénomènes qui s’égrènent dans le
temps ; il n’est pas imposé, mais simplement conjecturé 1.
Dans ces philosophies, il n’est donc pas davantage ques-
tion d’absolutiser les normes de la mise en relation avec ce
qu’il y a, que d’absolutiser ce qu’il y a comme un grand
étant 2. À rebours des philosophies spéculatives, bon
nombre des thèses qualifiées de « subjectivalistes » évitent
de pointer vers un absolu ; elles ne substantialisent pas plus
un absolu vécu ou pensé, qu’un absolu-objet. Elles se
contentent de mettre au jour la manière dont nous ne ces-
sons de surfer sur la vague vivante d’un procès non désigné
et non appréhendé parce que trop intime ou trop familier,
et de retravailler à chaque instant, en lui, l’interface fluide
entre le connaissant et le connu. Elles suspendent le désir
d’avancer vers les choses en alternant des questions et
réponses à leur propos, et elles font au lieu de cela un pas
en arrière pour rejoindre le flot même du questionnement
en le laissant répondre de ce qu’il est.
Les arguments principaux retenus à l’appui du matéria-
lisme spéculatif seront traités comme vient de l’être son
principe de classification des doctrines : en invoquant
l’inscription du penseur dans son propre devenir, et pas
seulement la teneur abstraite de ses pensées.
En peu de mots, l’argument central du matérialiste spé-
culatif (nous l’appellerons désormais « l’argument-
maître 3 ») vise à redoubler la contradiction qu’exprime le

1. Ibid., p. 26-31.
2. Nous y reviendrons au chapitre V.
3. Par analogie et opposition au « maître-argument » de Berkeley en
faveur de l’immatérialisme (qui n’est autre qu’une version précoce du
« cercle corrélationnel ») : « (Cela) ne montre pas que vous puissiez
concevoir la possibilité, pour les objets de votre pensée, d’exister hors
de l’esprit. Pour l’établir, il serait nécessaire que vous les conceviez
comme des existants non conçus et pensés, ce qui est une contradiction
manifeste. » G. Berkeley, Principles of Human Knowledge, §23, cité et
24 MAINTENANT LA FINITUDE

cercle corrélationnel, et à la retourner ainsi contre lui. Sup-


posons qu’on puisse penser ce qui est indépendant de la
pensée ; alors, de ce seul fait, cela devient dépendant de la
pensée. Partant de cette sèche démonstration par l’absurde,
qui est la forme la plus pure du cercle corrélationnel, on
doit conclure que rien n’est pensable en soi, mais seulement
pour nous. Le problème est que la simple représentation
d’une différence entre ce qui est en soi et ce qui est pour
nous, suppose de s’extraire du « pour nous » par le biais
d’une pensée 1. Seul ce recul permis par l’intelligence fait
ressortir la corrélation par contraste avec ce qui n’est pas
elle. Car si l’on adhérait aveuglément à la corrélation
actuelle, comment la distinguerait-on d’une simple dona-
tion des choses mêmes ; au nom de quoi dirait-on qu’il
s’agit seulement de leur apparaître et non pas de leur être ?
Il y a donc au moins une chose qui échappe au piège du
corrélationniste, c’est sa capacité de retrancher par la
pensée sa propre pensée, d’où dérive son aptitude à penser
qu’il pourrait y avoir d’autres corrélations que celle-ci.
Autrement dit, la relativisation des déterminations suppose
une absolutisation de leur facticité (de leur caractère de
simple fait injustifié), c’est-à-dire une absolutisation de la
possibilité qu’elles soient autres que ce qu’elles sont. Le
corrélationniste est pris en flagrant délit de discordance
avec lui-même, puisque le simple geste de soutenir, confor-
mément à sa thèse, que tout ce que nous pouvons dire et
penser ne concerne pas l’absolu mais seulement le relatif-
à-nous, le force à poser un nouveau genre d’absolu à partir
duquel seul se laisse envisager la différence de l’absolu et
du relatif 2.

traduit par G. Bryckman, Berkeley et le voile des mots, Vrin, 1993,


p. 260.
1. ALF, p. 80.
2. Notons qu’un argument anti-kantien analogue, selon lequel
l’affirmation de la finitude suppose la pensée d’un in-fini, et se contre-
dit donc elle-même, a été déjà été formulé peu d’années après la paru-
tion de la Critique de la raison pure. Voir J.G. Fichte, Œuvres choisies
de philosophie première, Vrin, 1980, p. 81.
INTRODUCTION 25

Il est naturel de remarquer qu’on est encore loin d’avoir


réglé le sort du « cercle corrélationnel » par cette simple
ligne de raisonnement. Après tout, la clause de facticité, la
possibilité qu’il y ait d’autres corrélations, vient d’être
pensée. À peine mise en place, cette possibilité s’avère donc
elle-même relative à un acte de pensée ; elle est un possible
pour nous plutôt qu’un possible en soi ; elle est un possible
subjectif plutôt qu’un possible absolu. Pour réfuter ce
deuxième étage du cercle corrélationnel, il faut faire inter-
venir une clause de facticité de deuxième ordre, et ainsi de
suite, ce qui nous entraîne dans une régression à l’infini.
Comment pourrions-nous la désamorcer et l’arrêter ?
Selon Meillassoux, la régression ne saurait s’achever que
par la position d’un dernier absolu sous la forme d’un
méta-principe de facticité. Car, de deux choses l’une. Soit
le corrélationniste accepte de poser ce méta-principe de
facticité et il a perdu la partie en ayant concédé un absolu.
Soit le corrélationniste refuse de poser ce méta-principe de
facticité, et dans ce cas il n’a plus les moyens de distinguer
entre possible-pour-nous et possible-en-soi 1 comme il avait
distingué au premier degré entre déterminations pour-nous
et déterminations en-soi. Il a donc également perdu la
partie, en reconnaissant qu’il existe quelque chose dont il
ne peut pas dire que cela vaut seulement pour nous, c’est-
à-dire seulement en relation avec notre faculté de connaître.
Après tant de rebondissements, le débat semble s’être
achevé sur une capitulation sans condition du corrélation-
niste. De cela, le matérialiste spéculatif est certain ; de cela
il a persuadé bon nombre de ses lecteurs. Mais prenons
garde à la phrase à peine énoncée, qui, sous son apparence
anodine, cache une volte-face de la preuve. Elle signale en
effet que la véritable dernière étape de la régression n’est
pas le méta-principe de facticité posé par le corrélation-
niste, mais la certitude, et par conséquent la pensée, que ce
principe est indispensable ; une pensée entretenue par le
matérialiste spéculatif et agréée par les lecteurs les plus

1. ALF, p. 81.
26 MAINTENANT LA FINITUDE

séduits par son raisonnement. Cette étape cruciale a toute-


fois la particularité d’être invisible, parce que la pensée
ultime qui la constitue n’est pas formulée. La pensée de
conviction est simplement vécue dans un climat de satisfac-
tion qui semble clore la contestation. Elle n’est donc pas
comptée comme une étape de plus.
Nous commençons à soupçonner que quelque chose ne
tourne pas rond dans la preuve dirigée contre le corréla-
tionniste. Mais pour aller plus loin que ce sentiment, il faut
pousser la réflexion. Quel usage peut-on faire du constat
selon lequel c’est bel et bien une pensée, celle du matéria-
liste spéculatif convaincu de l’avoir emporté, qui couronne
la régression et y met un terme ? Il n’est pas question de
l’utiliser pour amorcer une étape de plus, où le corrélation-
niste se remettrait à parler, après avoir été forcé au silence,
pour proclamer que la suite entière des relativisations et
absolutisations est encore et toujours relative à une pensée :
celle du matérialiste spéculatif persuadé par son argument
de l’absoluité du méta-principe de facticité. Nous savons en
effet qu’une fois prononcée, la protestation devra justifier
l’opposition de cette relativité-là à un absolu correspon-
dant, et qu’elle s’achèvera alors de la même manière que
les précédentes, avec un niveau supplémentaire de méta-
principes. Le corrélationniste ne peut décidément rien faire
du constat d’une pensée terminale qui ne lui appartient
pas, d’une pensée qui est celle de son interlocuteur. Seul
en vérité le matérialiste spéculatif lui-même pourrait tirer
directement profit de la découverte qu’au bout du cycle des
mécanismes argumentatifs, il y a toujours et encore une
pensée : sa propre pensée, celle qui le convainc en fin de
parcours de son succès rhétorique. À chaque étape de la
controverse, l’opportunité lui est donnée de réaliser en
silence, pré-rationnellement, l’éclosion de cette pensée clôtu-
rante, et de perdre ainsi l’envie de défier le corrélationniste
sur un terrain rationnel trop étroit pour emporter la déci-
sion. Le problème est qu’à la différence des corrélation-
nistes (au moins de la plupart d’entre eux), le matérialiste
spéculatif ne cherche pas à stabiliser ce geste réflexif, ni à en
INTRODUCTION 27

tirer un enseignement, parce qu’il ne lui reconnaît aucune


valeur. Son indifférence à l’épreuve tacite de la réflexivité
le conduit à faire du seul épilogue de sa démarche intellec-
tuelle, plutôt que de l’entièreté de ce qu’il vit, l’arbitre du
débat ; et il manque ainsi sa meilleure occasion d’accéder
à la dimension non-discursive du problème de la connais-
sance.
Récapitulons ce point essentiel. Étant sans cesse au
contact de sa propre expérience, l’un des protagonistes (le
corrélationniste radical) se rend immédiatement compte
que le terme effectif de la dispute est une pensée vécue
emportant la conviction, et que toutes les absolutisations
précédentes se donnent donc relativement à cette pensée
présente. Mais il ne peut pas le dire sans tomber dans le
piège logique tendu par son compétiteur, qui consiste à le
pousser à faire un pas de plus dans la formulation de méta-
principes. L’autre protagoniste (le matérialiste spéculatif)
est au contraire tout entier tendu vers les propositions
engendrées par son raisonnement, vers les contradictions
qu’il parvient à mettre en évidence dans le discours de son
compétiteur ; et il se rend par là inattentif au fait banal
qu’il s’engage ainsi dans un processus de pensée. Pour
sortir de ce dialogue de sourds, le corrélationniste a cepen-
dant une ressource non-conventionnelle : celle d’inviter son
partenaire matérialiste à accomplir le geste de la réflexion
à un moment décisif de l’argumentation, et à faire l’expé-
rience de l’impuissance des démonstrations à annuler la
conséquence de son ultime aperçu post-démonstratif. Dès
que, conformément à la méthode de la phénoménologie, le
matérialiste aura pris conscience de son propre acte de
penser en deçà du contenu absolutiste de sa pensée, il
s’apercevra que la proclamation du corrélationniste est
parfaitement fondée, pour peu que celui-ci ait évité la mal-
adresse consistant à l’articuler. Parvenir à ce résultat, atti-
rer le partenaire matérialiste dans une ambiance d’auto-
réalisation à l’instant exact où celle-ci peut faire basculer
sa perception des thèses en conflit, en se gardant toutefois
de dire le contenu auto-réalisé, cela demande une tactique
28 MAINTENANT LA FINITUDE

particulière de l’argumentation dialoguée qui n’a pu être


qu’esquissée ici. Un développement plus ample de cet art
mi-parlé mi-allusif du débat sera proposé au chapitre II de
ce livre.
On pourrait s’arrêter là, en considérant qu’une fois
l’argument-maître désamorcé, toutes les conséquences qui
en sont inférées se trouvent invalidées à leur tour. Il suffit
après tout, pour ruiner une doctrine cohérente comme le
matérialisme spéculatif, d’en fragiliser l’axiome ou le prin-
cipe fondateur. L’édifice de ses thèses ne peut que s’effon-
drer, à partir du moment où sa clé de voûte admirablement
ajustée lui fait défaut. Mais faire ce choix d’une réfutation
limitée à son armature déductive aurait l’inconvénient de
laisser en jachère les immenses richesses philosophiques
mobilisées par le matérialisme spéculatif. Chacune de ses
conceptions et thématiques soulève, de manière à la fois
précise et irrévérencieuse, une question incontournable de
la théorie de la connaissance et de la métaphysique. Une
liste non-limitative de ces thématiques suffit à en percevoir
le formidable intérêt, et à faire sentir à quel point il serait
dommage de ne pas saisir l’occasion rare d’y affronter une
pensée vigoureuse.
Pour commencer, l’argument-maître conduit à absoluti-
ser le principe selon lequel les choses pourraient toujours
être autres que ce qu’elles sont. Il en résulte, comme cela a
été annoncé dès le début de cette introduction, que chaque
aspect du monde est déclaré rigoureusement contingent,
qu’aucun ordre ne s’y voit reconnaître de nécessité, que le
principe de raison suffisante n’y vaut pas. Mieux encore,
qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, cette fameuse
proposition réputée rationnellement indécidable hors de la
théodicée de Leibniz, est censé trouver une justification
dans l’énoncé de contingence absolue tiré de l’argument-
maître. C’est que « […] la contingence est impensable sans
la persistance des deux sphères de l’existence et de l’inexis-
tence 1 » : il faut que quelque chose existe pour que ce
quelque chose puisse également ne pas exister.
1. ALF, p. 102.
INTRODUCTION 29

Au terme de cet itinéraire logiquement téméraire, le


statut « hyper-chaotique » du monde est considéré comme
déduit, et avec lui le fait singulier de son existence. Percevoir
directement le chaos allégué, enjamber le pont de l’intelli-
gence argumentative pour accéder plus directement à un
tel chaos, est par contre déclaré impossible dans la mesure
où notre univers actuel, et en particulier notre environne-
ment mésoscopique, apparaît obéir à des lois.
Mais ce penchant méthodologique en faveur de la spécu-
lation rationnelle est-il impératif ? A-t-on besoin d’un rai-
sonnement, ou même d’une « intuition intellectuelle 1 »,
dont nous savons de surcroît que sa prémisse est défec-
tueuse, pour reconnaître qu’une forme extrême de contin-
gence habite notre monde ? Une certaine tradition
phénoménologique, de Husserl à Maldiney, a exploré une
tout autre voie, et a mis en évidence une expérience pré-
intellectuelle de la contingence de ce qui se montre. La
contingence ne se manifeste pas ici comme un fait énon-
çable par une proposition. Elle prend la forme d’un vécu de
stupéfaction, ou de saisissement, à l’égard de l’élémentaire
circonstance d’être là, « jetés » dans un monde que nous
peinons à rendre moins énigmatique. Il est vrai que le vécu
de saisissement ne se comprend qu’à condition d’admettre
qu’il exprime le contraste entre l’éclat de l’être-là et la pos-
sibilité de ne pas être là, ce qui semble donner à nouveau
prise à l’argument-maître du matérialisme spéculatif. Mais
dans l’expérience, l’ordre des priorités s’inverse par rapport
à celui qui vient d’être indiqué par des mots. Ici, le saisisse-
ment vient d’abord, et le non-être-là possible se donne seu-
lement comme son motif reconstruit. Selon l’ordre de
l’éprouvé, « pouvoir ne pas être » est la dénomination équi-
voque d’une infime déhiscence qui suspend l’adhésion
obtuse au donné et le fait étinceler à la manière d’un pro-
dige. La formulation explicite de l’opposition entre être et
ne pas être ne représente dans ces conditions qu’un moyen
d’intellectualiser a posteriori le sens du saisissement. Tel est

1. ALF, p. 111.
30 MAINTENANT LA FINITUDE

le tournant que la phénoménologie emprunte lorsqu’elle


affronte la question métaphysique « pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? » : au lieu de distinguer par
la pensée entre quelque chose et rien, puis de se demander
comment passer de rien à quelque chose, elle les associe de
manière organique comme l’avers et le revers d’une seule
expérience, celle du saisissement d’être là. Le chapitre III,
consacré à la vision située et éprouvée de la contingence,
comprendra un plaidoyer en faveur de cette approche phé-
noménologique. Nous serons conduits à remettre en ques-
tion les termes mêmes du débat entre les philosophies de
l’« ère du corrélat », réputées relativistes, et le matérialisme
spéculatif, se prévalant de sa quête audacieuse d’un absolu.
Car la position de la phénoménologie échappe entièrement
à cette alternative. Refusant à la fois de nier un absolu et
de saisir l’absolu dans une chose ou un principe, la phéno-
ménologie se contente d’enseigner à vivre une « vie par
vocation absolue 1 ».
Le principe d’hyper-chaos débouche par ailleurs sur une
mise en tension de ce qu’on appelle le « problème de
Hume », qui consiste selon Karl Popper à se demander
comment surmonter le caractère injustifié de l’induction 2.
De quel droit « induire » ce qui arrivera dans l’avenir, à
partir du passé ? La régularité des événements, jusque-là
constatée, garantit-elle un ordonnancement sempiternel ?
Ou est-elle au contraire compatible avec la possibilité, voire
la menace, qu’un profond désordre se manifeste d’un instant
à l’autre ? Peut-on considérer que les « lois de la nature »
sont de quelque manière nécessaires, comme a pensé le mon-
trer Kant ? Ou bien sont-elles absolument contingentes, tout
autant que le monde qu’elles régissent ? En vertu de l’argu-
ment-maître, il semble qu’on soit contraint d’aller jusqu’au
bout des options sceptiques à propos des lois de la nature,

1. E. Husserl, Philosophie première II, Presses universitaires de


France, 1972, p. 15.
2. K. Popper, Les Deux Problèmes fondamentaux de la théorie de la
connaissance, Hermann, 1999.
INTRODUCTION 31

et d’admettre à nouveau qu’il n’y a nulle autre nécessité que


celle du « tout est possible » (y compris l’absence de lois qui
vaudraient en tout temps et en tous lieux). Cette vertigineuse
découverte négative une fois énoncée, elle est compensée par
une invocation des mathématiques ensemblistes et probabi-
listes, qui offrent une preuve de la compatibilité entre le
« principe d’irraison » et le fait que ce qui est arrivé dans
notre périmètre limité d’observation puisse tout de même
(sembler) avoir été gouverné par des lois effectives 1. Une
telle thèse hyper-humienne sera évaluée au chapitre IV.
Plutôt que de la récuser d’emblée, au nom de l’échec de
l’argument-maître qui la fonde, et donc du défaut de crédibi-
lité de sa formulation ontologique, elle sera passée au crible
d’une réflexion épistémologique. On se demandera en parti-
culier si la thèse nécessitariste de Kant a été bien comprise
par le matérialiste spéculatif. Kant a-t-il jamais affirmé qu’il
est nécessaire que la nature ait des lois ? Ou s’est-il contenté,
conformément à la lecture quasi-unanime de la lignée néo-
kantienne, de déclarer qu’il est méthodologiquement néces-
saire d’y rechercher des lois, et d’ouvrir ainsi à l’investigation
scientifique un crédit épistémologique illimité ? Lorsque les
lois, de descriptives deviennent prescriptives, lorsqu’elles
cessent de concerner le seul champ légiféré pour inclure
l’impulsion du législateur, le sens même de leur nécessité
alléguée est bouleversé. Désormais, cette nécessité dérive
(nonobstant une réplique de Meillassoux sur ce point 2)
d’une condition d’unité de la conscience connaissante. Elle
dérive, pour le dire comme Michel Foucault 3, d’une déci-
sion fondatrice consistant à se poser en sujet unifié apte à
énoncer des propositions prétendant à la vérité, et à en
défendre le bien-fondé de manière durable.
En bref, face à la question des lois comme face à la ques-
tion plus générale de la contingence, l’approche d’un corré-
lationniste conséquent consiste à repartir de là où il se

1. ALF, p. 134.
2. MHS, p. 38-43. Cet argument sera également discuté dans le cha-
pitre IV consacré au « problème de Hume ».
3. M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Éditions du Seuil, 2001.
32 MAINTENANT LA FINITUDE

trouve : au cœur d’une expérience originairement inson-


dable mais dynamiquement créatrice. Car, selon lui, c’est
pour ne pas en rester au saisissement que comporte cette
expérience, c’est pour préserver notre unité trans-tempo-
relle au-delà de l’instant du choc ou de l’extase, que nous
sommes sommés de nous mettre en quête d’ordre, et
d’engendrer des lois à la manière d’un sillage que laisserait
notre propre activité de recherche derrière elle.
À vrai dire, la révolte du matérialisme spéculatif contre
le « ptolémaïsme » kantien ne s’appuie pas uniquement sur
la démarche logico-déductive ; et sa motivation n’est donc
pas entièrement épuisée une fois que l’argument-maître a
été infirmé. Elle se prévaut aussi d’un fond de convictions
semi-tacites qui se révèlent de deux manières : par un argu-
ment de bon sens emprunté aux idéologies de l’âge de la
science, et par une motivation militante de lutte contre le
fidéisme religieux.
L’argument de bon sens est qu’on doit prendre entière-
ment au sérieux les propositions scientifiques sur le
monde ; ou du moins qu’il faut faire droit à un engagement
si entier des chercheurs vis-à-vis de leurs théories, qu’il les
conduit à tenir ces dernières pour des procédés de dévoile-
ment de ce que les choses sont. Les chercheurs scientifiques,
souligne Meillassoux, présentent leurs propositions comme
hypothétiquement vraies, sans autre qualificatif, et non pas
seulement comme « vraies-pour-nous ». Mieux, certaines
de ces propositions ne peuvent pas s’interpréter sur un
mode restrictif comme vraies-seulement-pour-nous, puis-
qu’elles portent sur ce qu’il y a quand nous n’y sommes
pas, voire sur ce qu’il y avait lorsqu’aucun être humain
n’existait encore (ces propositions, qualifiées d’« ances-
trales », jouent un grand rôle dans l’argumentation de
Meillassoux). L’absolu ne se manifeste-t-il pas ici au centre
même des connaissances les plus avancées, que le corréla-
tionniste le veuille ou non ?
Cette dernière remarque soulève un problème épistémo-
logique classique, celui de savoir s’il est licite d’affirmer la
INTRODUCTION 33

vérité d’une proposition indépendamment de toute possibi-


lité de la vérifier. Elle force en particulier à interroger la
valeur de vérité des propositions portant sur le passé, et
leur dépendance (ou leur indépendance) vis-à-vis des pro-
cédures visant à en tester les conséquences actuellement
observables. Les chapitres VI et VII seront consacrés à ces
questions délicates. On y verra que prendre en charge la
vérité des propositions « ancestrales » sans leur accorder le
sens littéral que retient le matérialisme spéculatif, exige de
pousser la relativisation phénoménologique jusqu’au bout,
plus loin que là où bon nombre de penseurs corrélation-
nistes sont eux-mêmes prêts à aller. Cela demande en bref
de relativiser toute proposition au présent vivant 1. Meillas-
soux envisage brièvement que les corrélationnistes puissent
ainsi se tirer d’embarras face aux propositions « ances-
trales » en acceptant l’option extrême d’une relativité des
énoncés à l’immédiat actuel ; mais il récuse cette issue aus-
sitôt après en la qualifiant d’« étrange savoir des philo-
sophes 2 », infiniment en retrait par rapport au vrai savoir
des chercheurs scientifiques.
À rebours de ce jugement négatif, on montrera que rela-
tiviser au présent vivant les propositions de la connais-
sance, est une démarche très féconde, parce qu’elle permet,
mieux que toutes les absolutisations, de donner sens à cer-
tains aspects de la théorie quantique qui sembleraient apo-
rétiques et paradoxaux sans son concours. La relativité au
présent vivant est de surcroît déclinable en une multiplicité
de « relativités déléguées » vis-à-vis d’un sujet humain, vis-
à-vis d’instruments de mesure, ou vis-à-vis de cadres de
pensée sociaux. Or, seul l’usage de ces relativités déléguées
confère une signification plausible à quelques autres
aspects de la théorie quantique, ainsi qu’à de nombreuses
théories physiques non-quantiques, depuis la mécanique
galiléo-newtonienne jusqu’aux théories de la relativité res-
treinte et générale. Même la théorie des théories que tend

1. E. Husserl, De la synthèse passive, Jérôme Millon, 1998, p. 240-


241.
2. ALF, p. 171.
34 MAINTENANT LA FINITUDE

à devenir la science cognitive, est puissamment fécondée


par ce processus de relativisation multiforme, à travers ses
concepts d’énaction 1, de cognition située 2, ou d’affor-
dance 3. En fin de compte, loin d’être l’ultime refuge d’une
philosophie exsangue, ou la proclamation désespérée d’une
expérience indicible, la thèse de la relativité au présent
vivant s’avère être le meilleur point de départ possible pour
une réflexion épistémologique ambitionnant de restituer
une intelligibilité aux sciences contemporaines. Aucune
allégeance à une problématique « métaphysique de la pré-
sence 4 » n’est exigée pour cela, mais seulement, une fois de
plus, l’acceptation aiguë de notre propre situation : essayez
donc de sortir de maintenant.
Venons-en à la motivation militante du matérialisme spé-
culatif. Elle tient en peu de mots. Parce qu’il impose des
bornes au domaine rationnel, parce qu’il exclut toute
pensée de l’absolu allant au-delà de la déclaration de son
inaccessibilité, le corrélationnisme est accusé de laisser le
champ libre à un discours irrationnel décomplexé sur
l’absolu, autrement dit à un fidéisme. De là à blâmer le
corrélationnisme d’avoir involontairement favorisé un cer-
tain « obscurantisme religieux », il n’y a qu’un pas ; et
Meillassoux le franchit hardiment 5, sans paraître se sou-
cier, ni de l’antériorité historique du fanatisme par rapport
à Kant et à Berkeley, ni de la clarification des relations
entre science et religion à l’époque des Lumières. Avant de
parer à ce reproche, pourtant, il faut avouer que certaines
formulations de Kant, l’architecte incontesté de l’ère du
corrélat, y prêtent le flanc. N’a-t-il pas écrit, pour décrire

1. F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, L’Inscription corporelle de


l’esprit, Éditions du Seuil, 1993.
2. A. Clark, Being There, Putting Brain, Body and World Together
Again, MIT Press, 1997.
3. J.J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle, Éditions
Dehors, 2014.
4. J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Presses universitaires de
France, 2009.
5. ALF, p. 67.
INTRODUCTION 35

comment il est parvenu à articuler la raison pure et la


raison pratique, cette phrase troublante entre toutes : « je
devais donc supprimer le savoir afin de trouver une place
pour la foi 1 » ? Selon Kant, c’est en comprenant que le
savoir scientifique n’effleure même pas la chose en soi et
se borne à de « simples phénomènes 2 », qu’on ménage un
espace à ces postulats de la raison pratique que sont la
liberté et l’existence de Dieu, et qu’on permet à la foi d’en
remplir l’armature avec ses contenus symboliques.
L’énigme résiduelle, et reconnue, de la chose en soi, crée
un vide qui appelle un remplissement fidéiste.
Cependant, si la philosophie critique de Kant est pous-
sée jusqu’à ses dernières conséquences logiques, dont nous
avons vu qu’elles impliquent selon les néo-kantismes de
remettre en cause le face-à-face dual d’un sujet et d’une
chose en soi à explorer, la problématique entière de la foi
se trouve à nouveau mise hors-circuit. Il ne doit plus être
question d’un objet possible de la foi, dès lors qu’il n’est
pas davantage question d’un objet transcendant hors de
portée de la raison. Ce qui s’étend au-delà de la sphère
limitée d’une science des phénomènes n’est plus le thème
de la foi, mais quelque chose comme le « mystique 3 » au
sens de Wittgenstein. Le « mystique » wittgensteinien, que
le matérialiste spéculatif prend pour modèle (ou repous-
soir) d’une nouvelle « piété devenue sans contenu 4 », n’a
en effet rien à voir avec quelque « aspiration vers une abso-
luité 5 ». Il se contente de signaler la compénétration de la
vie vécue et de l’absolu qui s’y joue, l’ubiquité de l’absolu
dans le fait banal d’être là dans un monde manifeste, la
stupeur de ne pas même avoir à aspirer à quoi que ce soit,

1. E. Kant, Critique de la raison pure, BXIII, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 748.
2. Ibid., BXXIX, p. 747.
3. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993,
§6.44, p. 111.
4. ALF, p. 66.
5. Ibid.
36 MAINTENANT LA FINITUDE

puisque tout est déjà donné à qui ouvre grand les yeux sur
ce qui se montre 1. La découverte « mystique » au sens de
Wittgenstein, c’est simplement le choc de constater la pré-
sence têtue et injustifiable du tangible.
C’est alors peut-être le matérialisme spéculatif qui a de
vraies affinités occultes avec le fidéisme, en prétendant,
comme lui, produire un discours sur l’absolu. Par double
contraste, le corrélationniste radical évolue dans une tout
autre dimension que le matérialisme spéculatif et le fidé-
isme, puisqu’il tient pour vain de statuer ou de théoriser à
propos de l’absolu. Le corrélationniste radical pourrait dire,
en paraphrasant Wittgenstein, que la solution du problème
de l’absolu, on la perçoit à la disparition de ce problème 2.
Selon lui, comme nous le verrons au chapitre VIII, ce pro-
blème s’apaise à partir du moment où il a cessé d’être un
thème de pensée ou d’espérance, parce qu’il s’est fondu
avec le flux limpide d’une forme de vie. L’opposition de la
raison et de la foi, qui suppose une dualité d’être entre
l’ordre des phénomènes et ses profondeurs cachées, est ici
remplacée par une alternance des savoirs objectifs et
contemplatifs, qui se contente de consigner les deux princi-
pales postures pouvant être adoptées dans l’unique conti-
nuum de l’apparaître : une posture d’attention focalisée, et
une posture de totalisation du champ attentionnel.
Au fil de ce réquisitoire fasciné contre le matérialisme
spéculatif, une reconfiguration alternative de l’espace des
idées et doctrines sera esquissée, avec pour ambition de
frayer une « nouvelle voie » complètement distincte de la
sienne : une voie qui ne naîtrait pas de la défaite du corréla-
tionnisme, mais au contraire de la réalisation trop long-
temps différée de son idéal le plus élevé. La nouvelle ligne
de démarcation proposée sera établie entre, d’une part, les
idées et doctrines qui surgissent d’une conscience réflexive
sans cesse en éveil, et, d’autre part, celles qui exigent le

1. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.522, p. 111.


2. Ibid. 6.521 (le mot « vie » remplace dans le texte original le mot
« absolu »).
INTRODUCTION 37

sommeil de la réflexion pour instaurer un écart entre le


pensant et les thèmes de la pensée. Cette ligne de démarca-
tion rejette évidemment de son « mauvais » côté les maté-
rialismes et tous les réalismes, y compris leurs variétés
« subjectivalistes ». Mais elle ne place pas tous les corréla-
tionnismes de son « bon » côté, de manière indiscriminée.
Elle passe en fait au milieu du vaste ensemble des corréla-
tionnismes, en le découpant en deux sous-ensembles.
La nouvelle ligne de démarcation situe du même côté
que les réalismes ceux des corrélationnismes qui envisagent
les relations épistémiques comme si elles étaient extérieures
à l’acte de connaître, en allant parfois jusqu’à les réifier
(c’est le cas du « réalisme structural », doctrine en vogue
en philosophie de la physique contemporaine 1, puisque
celui-ci tend à objectiver le sujet jusqu’à en faire l’un des
nœuds du réseau relationnel en quoi consiste le monde
selon lui). Et elle retient d’un autre côté les corrélation-
nismes qui travaillent à l’intérieur de l’écheveau relationnel,
demeurant ainsi constamment en prise avec ce que cela fait
d’être en relation.
Ces dernières conceptions, classées du côté valorisé de la
ligne de démarcation, s’enracinent dans la tradition phéno-
ménologique. Car seule la phénoménologie peut réaliser
pleinement leur intention, en incitant ses partisans à réac-
complir sans cesse l’épochè, et en leur demandant de s’assu-
rer que leur parole philosophique exprime à chaque instant
une expérience actuellement reconnue ; une expérience de
ce que cela fait d’être en train de viser intentionnellement
quelque terme-objet. Mais le même versant de la ligne de
démarcation englobe également de nombreuses épistémo-
logies d’inclination réflexive, qui rapportent la structure des
théories scientifiques à la structure de l’activité théorético-
expérimentale. Leur archétype est l’interprétation kan-
tienne de la physique newtonienne, et elles ont produit une

1. S. French et J. Ladyman, « In defence of ontic structural realism »,


dans A. Bokulich et P. Bokulich (éds.), Scientific Structuralism, Sprin-
ger, 2011, p. 25-42.
38 MAINTENANT LA FINITUDE

abondante lignée, parmi lesquelles on citera les conceptions


néo-kantiennes des théories de la relativité proposées par
Cassirer et Reichenbach.
De telles conceptions, d’inspiration phénoménologique
et néo-kantienne, peuvent être appelées collectivement « les
thèses du se-savoir-être », par opposition aux « thèses du
chercher-à-savoir-ce-qui-est ». Cela évite de leur chercher
un nom en « -isme » dont aucun ne saurait leur convenir,
puisque si l’on voulait forger un nom pour elles, il faudrait
les associer, contre leur gré, à un pôle de certitude affermi,
distancié et réifié (matière, esprit, idée…) qui recevrait
ensuite le suffixe de doctrine.
I

RÉVOLUTION COPERNICIENNE
OU CONTRE-RÉVOLUTION
PTOLÉMAÏQUE ?

La formule qui permet de passer d’une pers-


pective réelle à l’autre, et qui étant vraie
d’elles toutes, dépasse la situation de fait du
physicien qui parle, ne la dépasse pas vers une
connaissance absolue : car elle n’a de signifi-
cation physique que rapportée à des observa-
tions et insérée dans une vie de connaissances
qui, elles, sont toujours situées.
M. Merleau-Ponty

Pour juger de la capacité du matérialisme spéculatif à


nous affranchir du carcan imposé à la pensée par la vague
libératrice qui l’a précédé, nous devons commencer par
interroger cette dernière. Quel est le sens de la libération
kantienne, et quel est le motif des mouvements récurrents
d’insubordination qui l’ont déjà défiée dans le passé ?
Retracer brièvement l’histoire du kantisme, et des philoso-
phies qu’il a inspirées, sous la lumière implicite de la thèse
qui cherche à briser son cours, promet au moins d’en
éclairer quelques angles délaissés. En cela, la thèse du
matérialisme spéculatif s’annonce féconde, quelle que soit
40 MAINTENANT LA FINITUDE

l’appréciation finale sur sa validité. La clarté de sa parole


promet des clarifications en retour pour les paroles
opposées.

Une métaphysique réflexive

Ayant été une voie nouvelle en son temps, la révolution


copernicienne de Kant a été de celles qui forcent à redéfinir
les vocables philosophiques, depuis les noms de disciplines
jusqu’à leur terminologie propre. Elle y est parvenue en
imposant au préalable une inversion diamétrale de la direc-
tion du regard investigateur. Antérieurement dirigée vers
les choses, et au-delà vers les arrière-fonds occultes de leur
manifestation, l’enquête a été réfléchie vers son origine,
vers ses propres formes et ses propres méthodes. À la suite
de ce retournement, la métaphysique s’est vu refuser sa sur-
valorisation traditionnelle. Elle n’a plus offert un accès
transgressif, ménagé par quelque coup de force de la
raison, vers une terre de vérité dont nous séparerait le
rideau des apparences. Elle n’a plus été perçue, négative-
ment, que comme le vain « désir d’un pays où nous ne
naquîmes point 1 ». Un désir à la rigueur reconnu dans sa
dimension de besoin psychologique ou heuristique ; mais
un désir confronté immédiatement après aux bornes d’une
intelligence qui lui fit un jour la promesse imprudente de le
satisfaire. La métaphysique n’avait de chances de survivre
à cette désillusion que si elle consentait à se métamorpho-
ser, et à revêtir les habits étroits que lui assignait Kant.
Selon ce dernier, « la métaphysique est une science des
limites de l’entendement humain 2 », loin de son idéal d’un
savoir outrepassant les limites du sensible par le pouvoir
de la raison. Puisqu’à ses yeux « la métaphysique ne traite

1. E. Levinas, Totalité et infini, Le Livre de Poche, 1971, p. 22.


2. E. Kant, Les Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves méta-
physiques, dans E. Kant, Œuvres I, Gallimard, « La Pléiade », 1980,
p. 586.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 41

pas d’objets, mais de connaissance 1 », cela signifie qu’elle


n’a en vérité aucune prise sur les espaces rêvés qui ont
enchanté sa fondation ; elle est désormais confinée dans
l’atelier qui contient son outillage conceptuel, et se donne
pour seule tâche d’en affuter l’usage ainsi que d’en préciser
les fonctions.
La métaphysique ayant été qualifiée par l’enseignement
scolastique de « science transcendantale 2 », c’était au tour
du mot-clé « transcendantal » de subir une mutation
propre à le rendre méconnaissable. Initialement quasi-
synonyme de « transcendant », avec sa connotation de
dépassement du pouvoir humain de connaître, le mot
« transcendantal » a été réutilisé par Kant pour attirer
l’attention vers l’origine du processus de la connaissance.
Il est vrai que les conditions d’un tel renversement avaient
été préparées par les métaphysiques médiévales. Celles-ci
n’ignoraient pas que la délimitation de leur objet supposé
transcendant exigeait l’examen préalable de la faculté qui
nous permet d’en forger le concept 3. Elles ne perdaient pas
non plus de vue que, s’écartant des choses manifestement
existantes, le domaine réservé de la métaphysique est celui
des choses « possibles ou nécessaires 4 » qui ne se déploie
qu’à mesure des aptitudes visionnaires de l’intellect. Mais
ce n’était là qu’une précaution initiale à prendre afin de
garantir l’aptitude de l’intelligence humaine à se saisir en

1. E. Kant, « Reflexion 4853», dans Kants gesammelte Schriften,


herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften,
Berlin, 1902-1983, vol. 18. Cité dans R. Eisler, Kant-Lexikon, Galli-
mard, 1994, p. 694.
2. F.A. Aepinus, Introductio in philosophiam in VI partes distributa,
Rostock-Leipzig, 1714, cité par L. Honnefelder, La Métaphysique
comme science transcendantale, Presses universitaires de France, 2002,
p. 102.
3. L. Honnefelder, La Métaphysique comme science transcendantale,
op. cit., p. 28.
4. J.N. Taetens, Über die allgemeine spekulativische Philosophie,
Bützow-Wismar, 1775, cité par L. Honnefelder, La Métaphysique
comme science transcendantale, op. cit., p. 102.
42 MAINTENANT LA FINITUDE

fin de parcours d’une réalité extra-humaine. Or, justement,


cette visée ultime lui a été refusée par Kant, qui y voyait
une extrapolation hasardeuse du concept vers le conçu, des
exigences logiques de la pensée vers les prédicats du pen-
sable. Les « Anciens », dénonçait-il, ont abusivement fait
« […] de ces critères de la pensée des propriétés des choses
en elles-mêmes 1 ». Ils ont manqué le vrai sens d’un savoir
transcendantal, qui ne consiste pas à établir le « […] rap-
port de nos connaissances aux choses, mais seulement à la
faculté de connaître 2 ». Si le champ transcendantal peut
encore être dit « excéder » la connaissance des phéno-
mènes, c’est seulement dans la mesure limitée où il en
énonce la condition de possibilité dans l’acte de connaître.
Telle est la leçon de finitude que Kant avait retenue de
son maître en anti-dogmatisme, puisque, déjà, selon Hume
« nous pouvons bien pousser notre imagination jusqu’au
ciel, ou jusqu’aux limites extrêmes de l’univers ; en vérité
nous ne franchissons aucun pas au-delà de nous-mêmes 3 ».

Le paradigme transcendantal
L’attitude réflexive et la conception transcendantale de
la connaissance se sont à partir de là répandues comme des
traînées de poudre en philosophie. Elles sont vite devenues
paradigmatiques, au sens de Kuhn, puisqu’elles fixaient un
canevas de référence à toute pensée. On pouvait progresser
dans l’ombre du geste transcendantal, ou bien tenter de
s’inscrire en faux contre lui, comme le fit dès le début du
XIXe siècle le philosophe autrichien Bernard Bolzano 4,

1. E. Kant, Critique de la raison pure, B114, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 840.
2. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §13,
remarque III, p. 56.
3. D. Hume, Treatise of Human Nature, I, II, vi, Fontana-Collins,
1982, p. 113.
4. J. Laz, Bolzano critique de Kant, Vrin, 2002 ; B. Bolzano, Théorie
de la science, Gallimard, 2011.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 43

mais il était désormais impossible ou naïf de l’ignorer.


L’arbre généalogique des philosophies intégralement ou
partiellement transcendantales n’a alors cessé de buisson-
ner à partir du début du XIXe siècle. Il inclut, bien entendu,
les idéalismes post-kantiens de Fichte à Schopenhauer, les
néo-kantismes épistémologiques de Cohen à Cassirer, et la
phénoménologie à partir de Husserl. Mais il s’étend aussi,
sur un mode mineur, au courant dominant de la philoso-
phie anglo-américaine, à travers le relais du transcendantal
logico-linguistique du premier Wittgenstein et de sa reprise
formaliste par Carnap. Même la « métaphysique analy-
tique 1 », ce récent surgeon de la philosophie mondialisée
de langue anglaise, dont le but déclaré est de surmonter la
prohibition kantienne de la représentation d’un monde au-
delà de l’apparaître et de sa théorisation, ne déroge pas à
la règle de dépendance implicite ou explicite vis-à-vis de la
révolution copernicienne. Car les entités désignées par la
métaphysique analytique ne sont autres que des ombres
ontologiques projetées par les symboles des systèmes for-
mels de la connaissance, depuis le langage courant jus-
qu’aux théories physico-mathématiques.
Que le geste transcendantal ait connu ce succès à grande
échelle n’a rien d’étonnant. S’il a conduit à prononcer des
interdits, il a aussi ouvert un chantier de recherche à la fois
immense et accessible : celui qui vise à mettre au jour les
strates constitutives de l’œuvre mentale et sociale de la
connaissance. Il a marqué du stigmate de l’utopie l’aspira-
tion à révéler quelque absolu métempirique et supra-
humain, mais il a du même coup permis de concentrer les
efforts sur un programme d’exploration minutieuse de
l’habitat humain. En contraignant la pensée à se déployer
dans l’enclos de l’intérêt pour elle-même, il l’a libérée d’une

1. B.C. van Fraassen, The Empirical Stance, Yale University Press,


2002 ; P. van Inwagen, « Impotence and Collateral Damage : One
Charge in Van Fraassen’s Indictment of Analytical Metaphysics », Phi-
losophical Topics, 35, 67-82, 2007. Voir également F. Nef, Qu’est-ce
que la métaphysique ?, Gallimard, 2004.
44 MAINTENANT LA FINITUDE

prison plus invisible et plus pernicieuse encore : celle d’une


pure abstraction rationnelle qui, prétendant accomplir une
percée vers le fondement ultime de ce qui apparaît, ne par-
vient qu’à se débattre dans la toile inaperçue qu’elle tisse
autour d’elle. À partir de là, même les révoltes les plus
sauvages contre le geste transcendantal ont été aisément
circonscrites dans sa sphère de compétence.
Ces révoltes se laissent subdiviser en deux genres, extra-
philosophique et intra-philosophique.

La narration scientifique, révolte implicite


contre la réflexivité transcendantale

La révolte extra-philosophique contre la clause réflexive


de l’épistémologie transcendantale est représentée par le
projet narratif des sciences de la nature. Les sciences pré-
tendent au premier degré décrire ce qu’il y a dans le monde
naturel, ce qui s’y passe, ce qui s’y est passé et ce qui s’y
passera. Elles cherchent, fût-ce sur un mode hypothétique,
à dévoiler la fabrique et le destin de l’univers en l’inférant
régressivement à partir des phénomènes. Cette révolte-là
est habituellement silencieuse ; elle se contente d’opposer à
l’interdit kantien la fécondité de la narration théorique, les
points d’appui qu’elle trouve dans une procédure expéri-
mentale maîtrisée et dans une technologie efficace, ainsi
que sa capacité à faire consensus au nom des succès pra-
tiques qu’elle permet.
Aussi longtemps que le caractère silencieux de la révolte
est maintenu, il est facile de rendre raison sur un mode
réflexif de la valeur incontestable de l’activité narrative des
sciences, et d’en neutraliser par ce biais la protestation
implicite contre le geste transcendantal. Dans le cadre du
paradigme kantien, la pertinence des théories scientifiques
est seulement celle d’activités de mise en ordre des phéno-
mènes relatifs à nos moyens de connaître ; à ceci près que
leur efficience vaut une telle crédibilité à ces activités, que
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 45

tout se passe comme si elles décrivaient des propriétés de


choses existant indépendamment de nos moyens de
connaître. Toujours selon ce paradigme, le socle sur lequel
repose la créance collective de ces théories est une opéra-
tion appelée la « constitution d’objectivité », qui consiste à
sélectionner certains phénomènes puis à les lier entre eux
selon des règles prescrites par avance, de manière que les
complexes ainsi formés dans l’expérience vaillent pour
tous, en tous lieux, et en tout temps. C’est cette opération
d’universalisation des règles de liaison des phénomènes qui
explique selon Kant la facilité avec laquelle on prend les
théories scientifiques pour des descriptions du monde tel
qu’il est par-delà les phénomènes, puisque, si l’on pouvait
accéder à un tel monde, sa connaissance partagerait avec
les théories scientifiques la caractéristique négative de ne
pas dépendre des points de vue des êtres connaissants.
Tel est le compromis kantien, par lequel on rend raison,
contre le scepticisme humien, de l’aptitude des sciences de
la nature à élaborer une connaissance objective, tout en
évitant la surinterprétation métaphysique consistant à tenir
cette connaissance pour une élucidation des choses en soi.
Précisons encore un peu les termes de ce compromis, pour
éviter tout malentendu. Ce qui, selon Kant, définit l’objec-
tivité des théories scientifiques, c’est le fait que leurs lois de
succession des phénomènes valent à partir de n’importe
quel point de vue. Mais en même temps, l’objectivité ainsi
comprise comme intersubjectivité généralisée et idéalisée ne
garantit en aucune manière l’accès aux choses telles
qu’elles sont en elles-mêmes. Qu’un système de liaison des
phénomènes fonctionne « comme s’il était » une représen-
tation de la chose en soi n’atteste pas qu’il représente véri-
tablement la chose en soi. Autrement dit, une vue de
n’importe où n’équivaut pas à une vue de nulle part. Une
règle élémentaire de logique, portant sur l’unidirectionna-
lité de l’implication, suffit à l’établir : ce n’est pas parce
qu’aucune connaissance de la chose en soi, si elle était
possible, ne dérogerait aux canons de l’objectivité, que réci-
proquement toute connaissance objective (au sens d’univer-
sellement valide) capture les hypothétiques propriétés d’une
46 MAINTENANT LA FINITUDE

chose en soi. La tendance naturelle à le penser, et à faire


la confusion entre objectivité et accès à des propriétés
intrinsèques, n’est rien de plus qu’un fait psycho-sociolo-
gique s’apparentant à une distorsion perceptive partagée.
Une telle application du schéma de la pensée transcen-
dantale à la compréhension des sciences n’a rien d’acces-
soire ou de secondaire. Le cœur de la réflexion de Kant a
porté sur la physique newtonienne, car celle-ci donne à qui
sait la lire l’exemple le plus pur de l’arrière-plan transcen-
dantal du discours scientifique. La mécanique de Newton
a en effet deux caractéristiques cruciales aux yeux de Kant.
D’une part, elle énonce des lois mathématiques universelle-
ment valides sur l’ordre des phénomènes cinématiques et
dynamiques qui se présentent dans un cadre spatio-tempo-
rel. Et d’autre part, elle s’abstient volontairement de dire
quoi que ce soit sur l’origine dernière des phénomènes, sur
l’essence des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, en
particulier sur les causes de l’inertie ou sur la nature ultime
de la gravitation. Ce qui intéressait Newton dans ses Prin-
cipia, ce n’étaient pas « les espèces de forces et leurs qualités
physiques, mais seulement leurs quantités et proportions
mathématiques 1 ». De cela, Kant a tiré les conséquences
en termes de limites de la juridiction de la connaissance
scientifique.

Le réalisme scientifique, révolte explicite


contre la réflexivité transcendantale

Il y a pourtant une autre version, plus consciente d’elle-


même et plus affirmée, de cette révolte qui part des sciences
pour rejoindre le terrain de compétence de la philosophie,
ou bien qui se saisit à l’inverse d’une thèse philosophique
anti-kantienne afin d’en faire un slogan de valorisation

1. I. Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica, I, 11, pro-


position 69, scholie, dans I. Newton, The Principia, University of Cali-
fornia Press, 1999, p. 588.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 47

culturelle du travail scientifique. Pour comprendre sa pro-


venance, il faut jeter un bref regard rétrospectif. Le climat
philosophique dans lequel s’est développée la recherche
scientifique a beaucoup oscillé. Il a connu de longues
époques de domination de l’empirisme et du positivisme,
au début du XIXe siècle puis au milieu du XXe siècle 1, et
des périodes de prédominance du néo-kantisme, entre la
fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle 2. Les années de
la naissance de la mécanique quantique, depuis 1925 jus-
qu’à 1950 environ, ont été pour leur part le théâtre d’un
paradoxe épistémologique, puisque d’un côté le détail de
l’analyse kantienne de la faculté de connaître (avec ses
formes a priori de la sensibilité et de l’entendement) était
récusé, tandis que d’un autre côté l’esprit de la « révolution
copernicienne », avec son retour réflexif vers les procédés
expérimentaux et théoriques de la connaissance scienti-
fique, était porté à son paroxysme 3. Mais entre les inter-
stices de cette récurrence idéologique des philosophies
critiques, le désir d’une lecture « réaliste » du discours
scientifique n’a cessé de renaître et de s’exacerber 4. Seule
une lecture « réaliste » permet en effet d’offrir une forte
motivation spéculative aux chercheurs. Seul ce genre de lec-
ture les autorise à prendre à la lettre les récits d’origine

1. On peut penser ici à la philosophie empiriste des sciences d’André-


Marie Ampère, au positivisme d’Auguste Comte, puis au positivisme
logique du Cercle de Vienne.
2. Les cas de Helmholtz, et dans une moindre mesure du jeune Ein-
stein, sont représentatifs de cette phase.
3. W. Heisenberg, La Partie et le Tout, Albin Michel, 1972, p. 163 ;
W. Heisenberg, Physique et philosophie, Albin Michel, 1971, p. 100 ;
G. Hermann, Les Fondements philosophiques de la mécanique quan-
tique, Vrin, 2000 ; M. Bitbol, « Reflective metaphysics : understanding
quantum mechanics from a Kantian standpoint », Philosophica, no 83,
2009, p. 53-83.
4. E. McMullin, « A case for scientific realism », dans J. Leplin,
Scientific Realism, University of California Press, 1984 ; S. Psillos,
Scientific Realism : How Science Tracks Truth, Routledge, 1999 ;
A. Chakravartti, A Metaphysics for Scientific Realism : Knowing the
Inobservable, Cambridge University Press, 2007.
48 MAINTENANT LA FINITUDE

qu’ils produisent, et à conférer par ricochet à leurs sciences


le statut envié de pourvoyeuses de vérités civilisationnelles,
dont les mythes et les textes sacrés ont été déchus. Après
tout, si les phénomènes-objets de la science physique
miment si bien des choses-en-soi qu’ils en sont indiscer-
nables, selon l’intensification de la clause du « comme si »
admise par Kant lui-même 1, pourquoi ne court-circuiterait-
on pas la révolution copernicienne, et ne prendrait-on pas
pleinement au sérieux les narrations scientifiques ? Pour
quelle raison retiendrait-on l’opposition newtonienne entre
des qualités réelles et des quantités formelles, alors que tout
se passe désormais comme si les formes mathématiques
étaient des reflets d’une réalité pré-formée et pré-qualifiée ?
Pourquoi n’irait-on pas jusqu’à soutenir, avec un grand
nombre de physiciens contemporains, une variété de réa-
lisme scientifique qui fait des mathématiques elles-mêmes
l’étalon de ce qui compte comme « réalité 2 » ? Même en
mécanique quantique, longtemps tenue pour le plus redou-
table obstacle à une interprétation « réaliste » des théories
physiques, des programmes d’hypostase des structures
mathématiques ont été développés, quitte à pulvériser les
cloisons entre le possible et le réel 3, ou à admettre une inac-
cessibilité de principe des « mécanismes » réels postulés 4.

1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, op. cit., p. 56.


2. J. Worrall, « Structural realism : the best of both worlds ? », Dia-
lectica, no 43, 1989, p. 99-124 ; M. Redhead, From Physics to Metaphy-
sics, Cambridge University Press, 1995 ; J. Ladyman, « What is
structural realism ? », Studies in the History and Philosophy of Science,
no 29, 1998, p. 409-424.
3. Il s’agit là d’une allusion à l’interprétation de la « pluralité des
mondes » (many-worlds interpretation), qui de simplement possibles
deviennent réellement coexistants. Cette pluralité des mondes peut être
lue comme l’hypostase du symbole mathématique des vecteurs d’état
superposés. B.S. De Witt et N. Graham, The Many-Worlds Interpreta-
tion of Quantum Mechanics, Princeton University Press, 1973 ; pour
une critique de cette conception métaphysique, voir M. Bitbol, La
Pratique des possibles : une lecture pragmatiste et modale de la méca-
nique quantique, Hermann, 2015.
4. D. Bohm et B. Hiley, The Undivided Universe, Routledge, 1995.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 49

L’audace vertigineuse de ces visions du monde greffées sur


le corps de la science donne la mesure de l’ambition méta-
physique qui continue de bouillonner dans les laboratoires,
sous un vernis de modestie conjecturale dont il reste de bon
ton de recouvrir les théories scientifiques.
En même temps, quelques-uns des chercheurs les plus
attachés à la lecture réaliste de leurs théories ont su en allé-
ger la revendication, par une alliance d’auto-ironie et de
lucidité professionnelle. Einstein offre, à l’époque de sa
maturité, un exemple élégant et concis de clairvoyance épis-
témologique. Selon sa formulation provocatrice, « la phy-
sique est une sorte de métaphysique 1 », dans la mesure où
cette discipline scientifique se voit assigner pour mission
(par lui et par nombre de ses collègues) de décrire la réalité
telle qu’elle est. Mais en même temps, ajoute-t-il avec une
forme cultivée de candeur, « […] nous ne savons pas ce
qu’est la “réalité”, nous ne la connaissons qu’à travers la
connaissance qu’en donne la physique ! 2 ». Voilà un énoncé
presque parfait du « cercle corrélationnel », dans une ver-
sion spécialisée. À travers lui se trouve dénoncé un conflit
inhérent au projet de saisir par la physique ce qu’on voudrait
concevoir comme indépendant de la physique, analogue res-
treint du projet de saisir par la pensée ce qui est indépendant
de la pensée.
Pour le physicien, ce problème philosophique a de sur-
croît une importante conséquence pratique : c’est que la
représentation du but de l’investigation (la « réalité »)
dépend si entièrement des moyens d’y accéder, que celui-ci
risque de devenir méconnaissable à l’issue d’une utilisation
de moyens inédits. Einstein savait très bien, pour avoir été
deux fois acteur de ce processus (en physique relativiste et
en mécanique quantique), que notre conception de la réa-
lité doit être reconfigurée sans relâche, non seulement au
cours des avancées que nous permettent de faire des

1. Lettre à Schrödinger du 19 juin 1935, dans A. Einstein, Œuvres choi-


sies, Éditions du Seuil, 1989, t. I : Quanta, p. 234.
2. Ibid.
50 MAINTENANT LA FINITUDE

méthodes déterminées, mais aussi à mesure du changement


des procédés d’étude qu’occasionnent ces avancées. Il
arrive même que ce soit un geste de réflexion détournant
le regard scientifique des objets pour le reporter vers les
activités expérimentales, qui (de manière peut-être para-
doxale), modifie de fond en comble une idée antérieure de
la réalité. Einstein en offre là encore un très bel exemple,
puisque c’est la redéfinition de l’espace et du temps comme
corrélats des opérations de lecture des règles et des hor-
loges dans sa théorie de la relativité restreinte, qui a abouti
à la vision spatio-temporelle de la réalité accompagnant sa
théorie de la relativité générale 1. On pourrait résumer ces
remarques en disant que les savoirs scientifiques évoluent
dans un milieu kaléidoscopique, où les représentations des
chercheurs ne cessent de se métamorphoser sous la pres-
sion conjointe du mouvement qui s’élance vers elles, et du
choix du chemin qui est censé y conduire.
Un exemple, parmi beaucoup d’autres, de ces transfigura-
tions déstabilisantes, est offert par le concept d’électron. Le
nom « électron », dérivé du mot grec signifiant « ambre », a
été employé pour la première fois durant la seconde moitié du
XIXe siècle pour exprimer une simple unité indivisible, et
mesurable, de charge électrique. Tirant parti de nouveaux
procédés de détection de trajectoires (comme la chambre à
brouillard de Wilson), l’électron s’est vu adjoindre au tour-
nant des XIXe et XXe siècles une masse et une localisation
« corpusculaire », passant ainsi de la catégorie de la quantité
(la charge élémentaire) à la catégorie de la substance (la
chose portant cette charge élémentaire). Puis l’électron a
changé à nouveau de statut vers le milieu du XXe siècle, à
l’issue de la révolution quantique, en devenant le nom un
peu trompeur d’un mode d’excitation quantifié du « champ
électronique 2 ». Il est ainsi devenu l’analogue lointain du

1. E. Cassirer, La Théorie de la relativité d’Einstein, Éditions du Cerf,


2000.
2. S. Weinberg, dans Tian Yu Cao (éd.), Conceptual Foundations of
Quantum Field Theory, Cambridge University Press, 1999.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 51

« phonon », cette appellation quasi-corpusculaire d’un


mode de propagation quantifié de la vibration sonore sur
un réseau cristallin. De la catégorie de substance (porteuse
d’attributs), l’électron a rebasculé du côté d’une catégorie
attributive, le rôle de substrat étant cette fois transféré à une
entité dispositionnelle appelée le « champ ».
Mais alors, que faisait-on exactement dans les labora-
toires de physico-chimie expérimentale durant la seconde
moitié du XIXe siècle, lorsqu’on déclarait poursuivre des
recherches à propos de l’« électron » ? Tentait-on, comme on
le déclarait à l’époque, de mesurer une unité fondamentale
des phénomènes électriques ? Essayait-on, sans le savoir, de
préciser les caractéristiques d’un certain corpuscule « réel » ;
celui-là même qui serait « découvert » quelques années plus
tard ? Préparait-on bon gré mal gré une configuration des
connaissances où le mot électron ne ferait plus référence à
une charge ou à un corpuscule (dont la « découverte » serait
alors remise en question), mais servirait à désigner, par le
biais d’une extrapolation sémantique mal maîtrisée, quelque
état observable d’une réalité plus profonde identifiée au
« champ » ou au « vide quantique » ? Ou peut-être faisait-
on signe vers un état futur des connaissances sur le statut
des charges et des champs électriques, dont nous n’avons
pour l’heure aucune idée ? Cette dérive irrésistible du sens
d’un terme scientifique comme « électron » suggère que, loin
de désigner une entité existant indépendamment des procé-
dés de sa « mise en évidence », celui-ci est un simple pôle de
stabilité verbale qui nous permet de relier un passé de
recherche à un idéal régulateur d’achèvement des connais-
sances, en assurant leur compatibilité au sein d’un système
conceptuel présent. Les certitudes confortables que
recouvrent les métaphores de la « découverte » ou du
« dévoilement » s’en trouvent profondément ébranlées. Au
fond, quelle garantie a-t-on que la transmutation de la réa-
lité figurée, au fur et à mesure de l’avancée de la figuration,
ne soit pas la règle plutôt que l’exception, rendant plausible
que ce que l’on décrit sous le nom ambitieux de « réalité
physique » traduise pour l’essentiel la projection des
52 MAINTENANT LA FINITUDE

schèmes procéduraux de la recherche ? Le simple doute à ce


propos n’expose-t-il pas toute rébellion scientifique contre le
parti-pris réflexif de l’épistémologie kantienne, à être désta-
bilisée par le progrès même des connaissances qu’elle a
appelé de ses vœux ?

La brisure romantique du cadre de la finitude

Quant à la révolte proprement philosophique contre la


méthode kantienne de balisage de la finitude, et contre son
code de bonne conduite métaphysique, elle est née juste
après l’époque des Lumières, dès l’aube du romantisme.
Elle a opposé à la retenue de la philosophie critique son
élan retrouvé vers l’absolu, comme l’esthétique romantique
a répliqué au goût pour la clôture ordonnée du jardin à la
française par sa valorisation d’une nature indomptée.
L’amorce ou le prétexte de cette dernière révolte ont été
offerts par l’ambiguïté du concept de chose en soi, dont
l’analyse va nous forcer à d’assez longs détours. Qu’est-ce
donc que la chose en soi chez Kant ? Est-elle simplement
le nom qu’il donne au songe creux de la métaphysique,
à sa chimérique représentation d’un dehors de la sphère
d’accessibilité humaine, ce qui ne lui laisserait alors
d’autre référent que d’ordre mythique, à la manière du mot
« licorne » ? Ou bien Kant la reconnaît-il candidement
comme le pôle intrinsèquement existant du rapport de
connaissance, comme la désignation licite de l’extériorité
que l’on cherche à saisir par l’enquête scientifique ? Suppo-
sons d’abord, en adhérant à la lettre de plusieurs textes du
début de la Critique de la raison pure, et des écrits pré-
critiques de Kant, que la chose en soi dénote bien quelque
« chose » dont les phénomènes manifestent l’interaction
avec nos sens 1. Dans ce cas, la dénonciation kantienne de
la quête d’un étant transcendant n’équivaudrait pas à nier

1. E. Kant, Critique de la raison pure, B33, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 781.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 53

qu’il y ait une transcendance, mais à demander au sujet


connaissant d’éviter de confondre ses découvertes, inévita-
blement relatives à sa propre situation, avec l’approche
d’un absolu confiné dans les coulisses du drame des savoirs.
Elle aurait en somme pour seule signification de mettre le
chercheur en garde contre la tentation d’attribuer « […] à
l’objet en soi ce qui ne lui convient que dans son rapport
aux sens ou en général au sujet 1 ». Les déterminations
qu’une connaissance humaine peut attribuer aux choses
sont déclarées ici indémêlablement relationnelles ; elles
n’expriment rien d’autre, à l’instar des « qualités secon-
daires » de Galilée, de Descartes et de Locke, que des
modifications occasionnées par les choses dans les organes
des sens de l’être humain. Cela implique pour Kant
d’étendre la circonscription des qualités secondaires, en
allant jusqu’à y englober les prétendues qualités « pri-
maires » isomorphes à leurs causes réelles, que Galilée,
Descartes et Locke (vraisemblablement influencés par
l’atomisme de Démocrite) identifiaient aux propriétés spa-
tiales et cinématiques des corps 2. C’est par cette décision
audacieuse d’aborder systématiquement l’ordre des phéno-
mènes comme fruit de la relation réglée qu’entretient le
sujet connaissant avec ce monde, et non pas comme reflet
de déterminations intrinsèques du monde, que la démarche
kantienne mérite sa comparaison avec la révolution astro-
nomique de Copernic 3.

1. E. Kant, Critique de la raison pure, B69-70 (note), dans E. Kant,


Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 809.
2. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §13,
remarque II, p. 53.
3. M. Bitbol, De l’intérieur du monde : pour une philosophie et une
science des relations, Flammarion, 2010, p. 177.
54 MAINTENANT LA FINITUDE

Sur le sens de la révolution astronomique


de Copernic

Il faut s’attarder sur ce dernier point, car il renferme en


lui une réfutation implicite de la caractérisation « contre-
révolutionnaire » de l’épistémologie kantienne. Le refus,
exprimé par Meillassoux, de reconnaître l’idéalisme trans-
cendantal comme l’équivalent philosophique de la révolu-
tion copernicienne, repose en effet sur une analyse tronquée
de l’histoire des idées scientifiques. Pour commencer, son
affirmation que Kant pense « l’excentrement copernicien de
la science moderne » en imposant une « centration ptolé-
maïque de la pensée 1 », ne passe-t-elle pas à côté de la
raison principale qu’avait l’auteur de la Critique de la
raison pure de comparer l’astronomie à la théorie de la
connaissance ? L’opposition entre la centralité et la décen-
tration du sujet humain épuise-t-elle réellement la portée
épistémologique de la démarche copernicienne ? La révolu-
tion de Copernic en cosmologie a-t-elle eu pour unique
dimension la proposition audacieuse d’expulser la Terre, et
avec elle le sujet humain, hors du centre du monde ? Kant
a-t-il dès lors fait un contre-sens sur le copernicianisme,
lorsqu’il a appelé « révolution copernicienne » sa décision,
non moins novatrice, de mesurer les théories physico-
mathématiques à l’aune d’une subjectivité constituante
placée ainsi au centre du système de la connaissance ? En
vérité, nous allons le voir, le geste de Copernic est beau-
coup plus riche que ce qu’en laisse percevoir le slogan habi-
tuel d’un coup fatal infligé à l’illusion humaine de
centralité et de toute-puissance ; et Kant en a admirable-
ment saisi le ressort intime.
Les raisons qu’avait Copernic d’expulser la Terre de sa
position à la fois centrale et statique étaient multiples, de
nature aussi bien philosophique que mathématique. Pour
commencer, le désir souvent évoqué de se débarrasser de la

1. ALF, p. 164.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 55

complexité et du caractère artificiel du système d’épicycles


de l’astronomie ptoléméenne géocentrique, n’a joué qu’un
rôle marginal dans la décision de Copernic. Son propre sys-
tème imparfaitement héliocentrique, avec ses cercles orbi-
taux autour de centres virtuels, avec ses « excentriques » et
ses épicycles destinés à compenser les écarts aux observa-
tions qu’imposait l’hypothèse d’un mouvement circulaire
uniforme, souffrait après tout de défauts quantitatifs sem-
blables à ceux du système de Ptolémée. Des défauts qui
n’ont été surmontés que plus tard, par le biais de l’hypothèse
képlérienne consistant à attribuer aux planètes des orbites
elliptiques dont le soleil représente l’un des deux foyers 1. Au
moins le système de Copernic avait-il pour qualité de mettre
de l’ordre dans une accumulation millénaire de procédés de
calcul hétéroclites, qui aboutissaient non pas à un, mais à
une quantité non-maîtrisée de schémas et d’algorithmes
inspirés de Ptolémée. Il promettait par-là une méthode
d’unification des calendriers, préoccupation permanente du
comput ecclésiastique. Il apportait en plus une « harmonie »
explicative qui manquait cruellement aux cadres de pensée
antérieurs, en parvenant à rendre compte d’un seul coup,
fût-ce qualitativement, de quantité de faits astronomiques
disparates 2 : que les planètes inférieures demeurent toujours
près du Soleil, que les planètes supérieures sont vues en
opposition par rapport au Soleil lorsqu’elles sont le plus
près de la Terre, et que les mouvements rétrogrades appa-
rents des planètes sur le fond des étoiles fixes sont d’autant
moins amples que leur orbite est plus éloignée de l’orbite
terrestre. Le système copernicien s’accordait enfin ouverte-
ment avec un thème métaphysique typique du néo-plato-
nisme de la Renaissance : celui de la centralité éthico-
théologique de la lumière issue du « grand luminaire » qu’est
le Soleil 3.
1. A. Koyré, La Révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli,
Hermann, 1961.
2. T. Kuhn, La Révolution copernicienne, Le Livre de Poche, 1992,
p. 246-247.
3. Ibid., p. 176-177 ; voir M. Ficin, Liber de sole et lumine, Florence,
1493.
56 MAINTENANT LA FINITUDE

En dépit des avantages explicatifs de la centration du


monde autour du Soleil, Copernic était parfaitement
conscient que la mobilisation et la décentration de la Terre
qui s’ensuivent, étaient difficilement acceptables dans le
cadre civilisationnel où il vivait, et que c’est cet aspect de
son système astronomique qui risquait de lui valoir les
pires attaques. La crainte de ces attaques explique les pré-
cautions qu’il a prises, à commencer par le retard considé-
rable dans la publication de son œuvre principale 1, tout
juste annoncée par deux opuscules 2. La dédicace au Pape,
par laquelle il introduit ses Révolutions des orbes célestes,
témoigne directement de l’intensité de son inquiétude, puis-
qu’il y anticipe qu’attribuer « à la Terre certains mouve-
ments 3 » va inciter les clercs de son temps à déclarer cette
thèse absurde, puis à la condamner sans appel, en dépit des
antécédents qu’avait cette conception dans plusieurs cos-
mologies de l’Antiquité.
Que Copernic évoque ainsi le mouvement et la perte de
centralité de la Terre dès les premiers mots de la dédicace
de son livre au pape Paul III, est cependant un signe équi-
voque de l’importance qu’il lui accorde. Tout ce qu’il
cherche à exprimer dans ce texte liminaire est que d’autres
que lui-même, savants et profanes, risquent de s’emparer

1. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, Blanchard, 1970.


La première édition du livre, en latin, date de 1543 ; elle n’a été mise
sous presse que durant les derniers mois de la vie de Copernic. L’édi-
tion de référence du texte de Copernic, avec l’original latin, une tra-
duction française soignée, une présentation historique extensive, et des
notes scientifiques précises, est désormais : N. Copernic, De revolutio-
nibus orbium coelestium.Des révolutions des orbes célestes, Les Belles
Lettres, 2015, traduit par Michel-Pierre Lerner, Alain-Philippe
Segonds, Jean-Pierre Verdet, introduction et notes de Concetta Luna,
Isabelle Pantin, Denis Savoie, Michel Toulmonde.
2. N. Copernic, Commentariolus, manuscrit de 1510 ; Rheticus, Nar-
ratio prima de libris revolutionum copernici, Dantzig, 1540, traduction
française : Rheticus, Narratio prima, traduction par H. Hugonnard-
Roche et J.-P. Verdet, avec la collaboration de M. Lerner et A.-P.
Segonds, Ossolineum, 1982.
3. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, op. cit., p. 33.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 57

de ce thème pour discréditer sa théorie, et qu’il doit donc


prévenir leur assaut. Mais lorsqu’il s’agit d’exposer le
concept fondamental de la doctrine nouvelle à ses pairs,
Copernic met la sourdine sur la situation spatiale, comme
sur l’état dynamique de la Terre, et il développe une autre
thématique. Cette thématique alternative est empruntée à
la cinématique médiévale, et elle va devenir le pilier de la
science mécanique chez Galilée : il s’agit de la relativité du
mouvement. Copernic commence par signaler, dans la
lettre-préface à son grand ouvrage, que les mouvements
observables des « astres errants », c’est-à-dire des planètes,
s’expliquent immédiatement si ceux-ci sont « rapportés au
mouvement orbital de la Terre 1 » au lieu de leur être attri-
bués en propre. Puis il s’appuie avec insistance, chapitre
après chapitre des Révolutions des orbes célestes, sur une
idée déjà avancée deux siècles plus tôt dans l’œuvre de
Nicole Oresme 2. Sa proposition consiste à noter qu’en se
tenant sur un corps et en observant un autre corps, il est
impossible de savoir si le premier corps est immobile tandis
que l’autre se meut, ou bien si c’est l’inverse 3. D’après
Copernic, par conséquent, « si quelque mouvement appar-
tenait à la Terre, celui-ci apparaîtrait en toutes les choses
extérieures, comme si elles étaient entraînées avec la même
vitesse, mais en sens contraire 4 ». Cela suffit à rendre plau-
sible que la Terre se meuve, loin du centre du monde, et

1. N. Copernic, cité et commenté dans T. Kuhn, La Révolution coper-


nicienne, op. cit., p. 192.
2. N. Oresme, 1320-1382 ; voir : P. Souffrin et A. Segonds, Nicolas
Oresme : tradition et innovation chez un intellectuel du XIVe siècle, Les
Belles Lettres, 1988 ; P. Duhem, « Un précurseur français de Coper-
nic : Nicole Oresme », Revue générale des sciences pures et appliquées,
1909 ; P. Duhem, Le Système du monde : histoire des doctrines cosmolo-
giques de Platon à Copernic IX, Hermann, 1959, p. 325-342.
3. N. Oresme, cité et commenté dans T. Kuhn, La Révolution coperni-
cienne, op. cit., p. 156 ; voir également une formulation presque iden-
tique dans N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, op. cit.,
chapitre V.
4. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, op. cit., chapitre V.
58 MAINTENANT LA FINITUDE

que les mouvements visibles des astres soient seulement des


mouvements apparents, traduisant leur corrélation avec les
déplacements de la Terre. Mais Copernic ajoute à cela une
raison philosophique de penser qu’en fait c’est bien la Terre
qui se meut, et non pas tous les autres astres autour d’elle.
Le ciel, écrit Copernic dans l’esprit de Nicolas de Cues 1,
et avec quelques décennies d’avance sur Giordano Bruno,
est immense, peut-être infini 2. Dès lors, le ciel joue le rôle
d’un contenant exhaustif du monde, privé d’un extérieur
auquel on pourrait comparer son mouvement ; nul autre
état que l’immobilité ne saurait lui convenir dans ces condi-
tions 3. C’est bien en définitive au contenant céleste que
doit être attribué le repos, marque de totalisation et de sur-
éminence, et non pas à son contenu dont la Terre est une
petite partie 4. À partir de ces considérations physiques
s’ouvre tout un programme géométrique, qui consiste à
reconstruire hypothétiquement le mouvement de la Terre à
partir de la composition des mouvements apparents des
astres, puis à rendre réciproquement raison des mouve-
ments apparents des astres vus de la Terre par leur relation
à une Terre, et à des observateurs terrestres, supposés en
mouvement. Dans l’ambiance de cette reconstruction, on
doit considérer que les « stations, rétrogressions, et progres-
sions (apparentes) des planètes sont dues à un mouvement
non de celles-ci, mais de la Terre 5 ».
Il nous reste à récapituler ces avancées de Copernic en
quatre points, afin de mieux en dégager la portée philoso-
phique. Premièrement, l’acte crucial de sa théorie est une
relativisation des déterminations visibles des corps célestes :
ni leur position ni leur mouvement mesurés ne sont désor-
mais considérés comme appartenant à ces corps, mais

1. N. de Cues, De la docte ignorance II, Guy Trédaniel, 1979, p. 118.


2. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, op. cit., cha-
pitre VIII.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, op. cit., chapitre IX.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 59

comme exprimant les rapports qu’ils entretiennent avec le


corps de référence terrestre. Deuxièmement, si la Terre est
prise comme référence effective, c’est pour la raison simple
et à peine mentionnée qu’elle est notre habitat. Troisième-
ment, un motif métaphysique est avancé pour considérer que
la Terre doit être en mouvement, en lieu et place du firma-
ment qui semble tourner autour d’elle : c’est sa finitude com-
parée à l’infinité vraisemblable du ciel. Quatrièmement, ces
prémisses (relativité, corps de référence, finitude et mobilité)
étant posées, une machinerie mathématique sophistiquée
pour l’époque permet de « sauver les apparences 1 » astrono-
miques, sur un mode conceptuellement plus « harmonieux »
(s’il n’est quantitativement plus exact) que ne le faisait le
dispositif ptoléméen.

Relativité et finitude dans le geste de Copernic

Comment interpréter ces quatre moments principaux de


la réorientation copernicienne ? Sa première étape, tout
d’abord, annonce la caducité partielle du concept de pro-
priété intrinsèque au profit d’un concept de détermination
relationnelle. Ce changement de statut des propriétés est
d’autant plus significatif qu’il concerne des traits spatiaux
et cinématiques faisant partie du noyau dur des qualités
« primaires » considérées comme absolues depuis l’époque
de Démocrite 2. Il suscite à partir de là un doute corrosif
contre la possibilité de maintenir le concept de qualité pri-
maire, et laisse entrevoir une expansion sans fin assignable
du domaine des qualités secondaires.
La deuxième étape revient à ne dénier à l’être humain la
centralité topographique, que pour lui restituer une forme
de centralité épistémique. Auparavant, l’être humain était

1. P. Duhem, Sauver les phénomènes (Sozein ta phenomena) : sur la


notion de théorie physique, Vrin, 1992.
2. Démocrite, fragment B9, dans J.-P. Dumont (éd.), Les Présocra-
tiques, Gallimard, 1988, p. 845.
60 MAINTENANT LA FINITUDE

pesamment lié au centre du monde dans une situation


ambivalente, certes privilégiée sur un plan géométrique,
mais profondément déshéritée sur un plan métaphysique,
puisque le centre représentait le bas, le changeant, le chao-
tique, en un mot le domaine « sublunaire » de la chute et
du péché. Dans cette position singulière, le sujet humain
avait pour seul avantage celui de pouvoir accéder aux pro-
priétés mêmes des choses, comme leur « lieu » ou leurs
causes motrices, et de contempler de loin l’immutabilité du
domaine « supralunaire », signe de la perfection céleste à
laquelle il aspirait.
À l’inverse, dès que l’être humain a perdu sa position
topographiquement centrale, ce qu’il appelle encore « pro-
priétés des choses » est affecté du soupçon permanent d’être
relatif à l’origine d’un système de coordonnées terrestres qui
lui sert de substitut schématique. Cette nouvelle configura-
tion est presque aussi ambivalente que le dogme médiéval
qu’elle a remplacé, puisqu’elle compense la dépossession du
privilège géométrique de l’Homme par la reconnaissance
discrète de son statut d’origine gnoséologique. Elle implique
d’un côté que les hypothétiques déterminations absolues du
monde se dérobent aux savoirs humains, ce qui semble une
perte, et d’un autre côté qu’il n’est plus possible de faire
abstraction de la situation de l’être humain dans l’interpréta-
tion du sens de ses propres connaissances, ce qui lui confère
une importance considérable, épistémologiquement centrale,
justifiant un projet d’enquête réflexive sur tous les aspects
de sa propre condition.
Une telle priorité donnée au regard réflexif justifie la
troisième étape, qui consiste à se servir du fait de la finitude
de l’être humain et de son habitat comme d’un instrument
additionnel dont dispose son entendement pour com-
prendre le monde qui lui apparaît. Car cette finitude lui
permet de rendre rétrospectivement intelligible la nécessité
de la seconde étape du tournant copernicien, à savoir la
mobilisation et la décentration de la Terre. N’avons-nous
pas vu que l’immobilité est jugée plus adéquate au conte-
nant céleste infini qu’au contenu terrestre fini ?
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 61

La quatrième étape, enfin, esquisse une conception du rôle


des mathématiques dans les sciences de la nature encore plus
modeste que celle de Newton ; une conception consistant à
tenir les mathématiques pour un simple instrument de coor-
dination des phénomènes selon un schéma unifié et cohérent.
Commençons par admettre que Rheticus, élève et propagan-
diste de Copernic, auteur d’une plaquette ayant présenté ses
idées trois ans avant la publication du grand traité sur les
Révolutions des orbes célestes 1, affichait bien plus d’ambition
que cela pour les mathématiques astronomiques. Selon Rhe-
ticus, on peut s’appuyer sur l’argument bien connu de l’infé-
rence vers la meilleure explication 2 pour affirmer qu’une
hypothèse est vraie si elle aboutit à des conséquences véri-
fiées, et si l’on n’en connaît pas de meilleure qu’elle pour
dériver ces mêmes conséquences 3. Puisque les hypothèses du
chanoine catholique Copernic, comme la décentration et le
mouvement de la Terre, ont précisément ces caractéristiques,
elles devaient être tenues pour vraies aux yeux du jeune
mathématicien luthérien Rheticus.
Cependant, la préface aux Révolutions des orbes célestes,
ajoutée par le théologien luthérien Andreas Osiander,
exprime une conception épistémologique opposée à celle
qui vient d’être énoncée. Selon Osiander, « il n’est pas
nécessaire que ces hypothèses soient vraies ; il n’est même
pas nécessaire qu’elles soient vraisemblables 4 » pour que
leurs conséquences s’accordent avec les observations. Leur
statut est seulement celui d’un outil algorithmique, sans
autre portée que pratique. Incontestablement, la pression,
ressentie ou anticipée, des autorités religieuses, a pu moti-
ver chez Osiander cette doctrine très en retrait par rapport

1. Rheticus, Narratio prima, op. cit.


2. P. Lipton, Inference to the Best Explanation, Routledge, 2004.
3. P. Duhem, Sauver les phénomènes (Sozein ta phenomena) : sur la
notion de théorie physique, op. cit., p. 87.
4. Préface non signée, Ad lectorem de hypothesibus huius operis, citée
et commentée par P. Duhem, Sauver les phénomènes (Sozein ta pheno-
mena) : sur la notion de théorie physique, op. cit., p. 88.
62 MAINTENANT LA FINITUDE

aux prétentions de Rheticus ; et on ne s’étonne pas, dans


cette perspective, que le cardinal Bellarmin l’ait conseillée
à Galilée quelques dizaines d’années plus tard comme une
bonne position de repli pour éviter des ennuis avec l’Église.
Mais c’est là une lecture superficielle de quelque chose de
vraisemblablement plus riche qu’un simple procédé de dis-
simulation face aux menaces de l’Inquisition. Car de nom-
breux théoriciens de la connaissance du XVIe siècle,
contemporains de Copernic, avaient avancé de bonnes rai-
sons de rester réservés quant à la vérité d’une hypothèse de
calcul, indépendamment de toute considération théologico-
politique 1. Leur raison majeure est ce qu’on appelle de nos
jours la sous-détermination des théories par l’expérience 2,
c’est-à-dire le constat que quantité d’hypothèses distinctes
peuvent aboutir aux mêmes conséquences observables, et
qu’à cause de cela les observations sont incapables de dis-
criminer entre les diverses hypothèses avancées pour les
expliquer. Que l’une de ces hypothèses équivalentes soit la
meilleure est un jugement subjectif ; ce qu’il faudrait, afin
de la tenir pour vraie, serait qu’elle soit la seule.
Notre relecture de l’astronomie de Copernic est à présent
assez avancée pour que nous puissions y reconnaître d’un
coup d’œil (fût-ce avec des nuances) l’intégralité des com-
posantes de la « révolution copernicienne » épistémolo-
gique de Kant.

La finitude, entre image copernicienne


et principe génératif kantien

L’extension de la nature relationnelle des qualités « secon-


daires » aux propriétés spatiales et cinématiques, tout
d’abord, anticipe celle qu’accomplira Kant en assignant à

1. P. Duhem, Sauver les phénomènes (Sozein ta phenomena) : sur la


notion de théorie physique, op. cit., p. 109.
2. B. van Fraassen, The Scientific Image, Oxford University Press,
1980, p. 59.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 63

l’espace le statut d’une forme a priori de la sensibilité. Elle


prépare, plus profondément encore, la généralisation de cette
nature relationnelle à toutes les propriétés identifiables des
objets physiques, qui a été fortement suggérée par la
physique quantique, et ouvertement assumée par Werner
Heisenberg 1.
La substitution de la centralité épistémique à la centra-
lité topographique de l’être humain, pour sa part, est exac-
tement ce que reproche Meillassoux à Kant, et elle lui
semble justifier que l’on qualifie son geste de néo-ptoléma-
ïque. Mais nous avons vu que cette substitution est déjà
accomplie chez Copernic. Kant s’est contenté de la com-
prendre, de l’assimiler et de la généraliser. Même le proces-
sus d’abstraction du sujet humain, par lequel Copernic
n’en laisse subsister qu’une origine du système des coor-
données spatiales, est repris et parachevé par Kant, qui
n’en retient que des conditions formelles de possibilité de
la connaissance objective, autrement dit un arrière-plan
transcendantal. La parenté de ces deux démarches de quin-
tessenciation du sujet, géométrique (chez Copernic) et épis-
témologique (chez Kant), a d’ailleurs été attestée par le
mathématicien Hermann Weyl dans une réflexion philoso-
phique d’inspiration husserlienne 2.
Sommet d’un référentiel de convention, lancé avec la
Terre sur les orbites d’un monde aux extensions infinies,
capable tout au plus de recevoir passivement des affections
sensibles en provenance des astres et de les anticiper par un
échafaudage d’hypothèses mathématiques, le sujet humain
atteste par ailleurs sa finitude dans l’œuvre de Copernic.
Kant a poussé cette finitude authentiquement coperni-
cienne jusqu’à ses ultimes conséquences en s’appuyant sur
sa notion pour élucider le sens des savoirs scientifiques, au
lieu de la considérer comme une regrettable contrainte.
Dans un premier temps, Kant souligne que la finitude
du sujet connaissant ne peut pas être considérée comme un

1. W. Heisenberg, Philosophical Problems of Quantum Physics, Ox


Bow Press, 1979, p. 38.
2. H. Weyl, Temps, espace, matière, Albert Blanchard, 1958.
64 MAINTENANT LA FINITUDE

simple obstacle opposé à sa connaissance, pour la bonne


raison qu’elle est aussi la condition première pour qu’un
objet lui soit donné à connaître. Car la donation au sujet
connaissant d’un objet opaque posé là-devant, la confron-
tation du sujet avec quelque chose qui ne soit pas lui, est
précisément la manière dont se manifeste sa propre limita-
tion 1. Sans cette limitation, il n’y aurait rien de déterminé
et de résistant à connaître ; il y aurait seulement à être exta-
tiquement un étant-vie-monde illimité.
Puis, dans un deuxième temps, Kant refuse à la finitude
jusqu’au recul nécessaire pour la faire ressortir sur fond de
ce qui n’est pas elle, contrairement à la finitude figurée de
Copernic, contrairement à cette finitude purement spatiale
de l’abri planétaire de l’Homme qui suppose la représenta-
tion d’une immensité apte à le contenir. Car chez Kant,
l’espace même dans lequel on suppose jeté et localisé un
sujet fini se conçoit comme forme a priori de la sensibilité
de ce sujet. Le seul infini concret par contraste avec lequel
définir la finitude du sujet, procède donc lui-même du sujet
fini.
Il s’avère ainsi que, chez Kant, la finitude est un concept
permettant de capturer synthétiquement certaines caracté-
ristiques internes du champ de la connaissance 2, et non
pas une manière de se démarquer de quelque extériorité
supposée l’outrepasser. Cette façon retenue, délibérément
non-métaphysique, de lire Kant a été exprimée de manière
concise par Wittgenstein, à travers une forme linguistique
de la thèse de la finitude : « La limite du langage est mon-
trée dans l’impossibilité de décrire le fait qui correspond à
une phrase […] sans répéter simplement la phrase (cela a
quelque chose à voir avec la solution kantienne du pro-
blème de la philosophie) 3. » La limitation, la finitude (du
langage et de son utilisateur), ne se manifestent ici, crypti-
quement, que par la redondance du fait vis-à-vis de son
1. A. Renaut, Kant aujourd’hui, Aubier, 1997, p. 99.
2. Ibid., p. 190.
3. L. Wittgenstein, Culture and Value, University of Chicago Press,
1984, p. 10.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 65

énoncé. Elles se révèlent en ceci qu’il n’y a rien à dire d’un


fait en utilisant un second énoncé, si ce n’est qu’il repré-
sente ce que désigne le premier énoncé. La finitude de
l’énonciateur se traduit négativement par la circonstance
qu’il ne peut sortir de l’énoncé pour se saisir du fait dési-
gné, pas plus que, selon Einstein, le physicien ne peut sortir
de la physique afin d’appréhender « en direct » la réalité
que cette science prétend décrire. En somme, l’ailleurs n’est
pas figuré par Wittgenstein comme une chose inaccessible
à toute prise langagière. Toute figuration lui est d’emblée
refusée, puisqu’en esquisser une image verbale (y compris
comme chose innommable) reviendrait à prolonger en vain
les tracés du langage, à re-dire les états de choses en faisant
jouer l’écho des synonymes.

Signes internes de finitude, et mathématiques


d’un sujet fini

Parmi les caractéristiques que Kant désigne comme


signes internes de notre finitude, la principale est le
contraste entre la passivité sensible et l’activité intellec-
tuelle, la différence entre la réceptivité au donné incontrô-
lable de l’apparaître et le projet d’anticiper une partie des
apparitions en soumettant leur succession à une règle pré-
somptive. Le trait de donation du matériau sensible signale
en effet l’inachèvement chronique de notre maîtrise de ce
qu’il y a, et il se laisse donc penser comme signe de notre
finitude, même en l’absence de toute image de ce à quoi
donnerait accès le parachèvement de l’activité de maîtriser.
Il en résulte à nouveau qu’on ne peut pas dire que la fini-
tude soit un moindre-être, par rapport à un absolu dont
elle n’éclairerait qu’un fragment ou un aspect à partir de
son point de vue localisé. Car, à l’inverse de cette hiérarchie
commune, Kant et ses héritiers ont ravalé l’absolu au rang
de représentation d’un but suprême fictif, fabriquée par un
être s’apercevant de sa passivité et donc de sa finitude.
66 MAINTENANT LA FINITUDE

Désormais, l’absolu n’est plus qu’une ombre d’être sur


l’écran des connaissances, un idéal inaccessible parce que
faussement dépeint sous les traits d’un grand objet, un ana-
logue démesurément dilaté, mais intégralement chimérique,
des phénomènes qu’objectivent les formes de la faculté de
connaître. Il n’y a pas à s’étonner de cette inversion des
valeurs, puisqu’elle découle d’un constat élémentaire : sitôt
qu’on cherche à se le représenter à partir d’une situation
déterminée, l’absolu est inévitablement relatif à l’être-situé,
même si, sa représentation une fois achevée, l’être-situé s’y
figure lui-même comme un fragment de l’absolu 1.
La seule parade plausible à ce constat d’inanité du projet
de dépasser notre finitude par la pensée, consiste à
admettre que ce n’est que dans l’obscurité impensée du
désir d’agir, ou de la « volonté » au sens de Schopenhauer,
que l’authentique absolu, l’absolu d’avant sa relativisation,
peut trouver refuge. Mais dans ce dernier cas, l’absolu est
compris comme la doublure immanente ou l’envers imper-
sonnel indéfiniment extensif du sujet personnel fini, plutôt
que comme une puissance ontologique transcendante
entièrement distincte de lui.
Même les mathématiques n’assurent pas, chez Kant, un
accès à un absolu représenté, à un absolu jeté-devant le
regard intellectuel sous l’aspect d’une forme. Nous pou-
vons nous en apercevoir rapidement en opposant la
conception kantienne des mathématiques à ses antécédents
dogmatistes et empiristes, déjà très actifs au cours du débat
sur le sens de l’astronomie copernicienne. Rappelons-nous
l’oscillation qui se fait jour chez Copernic et ses disciples,
entre une approche réaliste, selon laquelle les mathéma-
tiques exhibent la véritable structure du monde, et une
approche empiriste qui en fait un simple dispositif de calcul
permettant de « sauver les phénomènes » en les déduisant
d’un système économique d’hypothèses. La profonde origi-
nalité de la conception kantienne consiste à attribuer aux

1. A. Renaut, Kant aujourd’hui, op. cit., p. 191 ; M. Heidegger, Kant


et le problème de la métaphysique, Gallimard, 1953, p. 86 et suiv.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 67

mathématiques un statut intermédiaire, aussi signifiant que


le souhaitent les réalistes, mais aussi peu « transcendant »
que l’affirment les empiristes. Les mathématiques sont émi-
nemment signifiantes aux yeux de Kant, parce qu’elles sont
l’instrument unique de la légalisation des phénomènes, le
cadre directeur exclusif de l’acte de constituer un domaine
d’objectivité en capturant ce qu’il y a de constant et d’uni-
versel dans leur évolution. Pour autant, les mathématiques
ne sont pas investies par Kant d’une capacité à « percer
l’écran des phénomènes » vers quelque transcendance, si
tant est que cette métaphore, qui suppose un envers de
l’écran, ait la moindre plausibilité. La locution hybride
« platonisme transcendantal 1 », forgée par Jean Petitot,
traduit très bien la position exceptionnelle des mathéma-
tiques dans la conception kantienne. Car, si cette concep-
tion prête aux mathématiques la capacité d’engendrer des
structures objectives qui miment des entités autonomes, elle
refuse l’engagement ontologique fort du platonisme histo-
rique consistant à conférer à ces idéalités mathématiques
plus de réalité qu’aux objets sensibles. Selon le platonisme
transcendantal, la stabilité et la nécessité des idéalités
mathématiques sont bien supérieures à celles qu’aurait un
simple outil de coordination empirique, puisqu’elles
découlent du statut exceptionnel des mathématiques : celui
de précondition structurale d’une connaissance systémati-
quement objective. En même temps, la stabilité et la néces-
sité des mathématiques demeurent fonctionnelles plutôt
que substantielles, contrairement à ce que suppose le plato-
nisme historique ; il s’agit plus d’une stationnarité dans le
flux de la construction des concepts que d’une staticité
dans une idéalité accomplie. On peut résumer ces considé-
rations en disant que, selon la philosophie critique de

1. J. Petitot, « Pour un platonisme transcendantal », dans M. Panza


et J.-M. Salanskis (éds.), L’Objectivité mathématique ; platonisme et
structures formelles, Masson, 1995 ; J. Petitot, « A transcendental view
on the Continuum : Woodin’s conditional Platonism », Intellectica,
no 51, 2009, p. 93-133.
68 MAINTENANT LA FINITUDE

Kant, les mathématiques jouent le rôle d’un compas assu-


rant l’accord entre la structure de l’édifice de la finitude et
la dynamique de son propre projet architectural ; elles ne
sont ni une efflorescence temporaire issue d’un moment
de cette dynamique (empirisme), ni une fenêtre qu’aurait
ouverte la raison sur le paysage éternel de quelque altérité
absolue (réalisme).
Ces conclusions s’opposent formellement à la prémisse
de l’argument-maître du matérialisme spéculatif. On vient
de voir en effet que, selon le courant philosophique qui a
poursuivi et amplifié l’œuvre de Kant, nous n’avons pas
besoin de nous extraire de notre propre situation au moyen
d’une pensée ou d’une image, afin de réaliser que quelque
chose vaut seulement-pour-nous. Il n’est pas indispensable
d’opposer formellement l’en soi au pour nous, si l’on veut
exprimer le caractère de finitude de ce dernier ; il suffit
pour cela de faire ressortir l’effort et l’ouverture perpé-
tuelles de notre connaissance, qui se manifestent au sein
même de celle-ci. Or, en l’absence d’une telle contrainte
figurative, l’absolutisation subreptice qui est reprochée au
« corrélationniste », et qui sert d’amorce à l’argument-
maître, n’a aucune raison d’être concédée. Avant même de
statuer sur sa validité formelle, au chapitre II, nous voyons
donc que l’argument-maître du matérialisme spéculatif rate
sa cible privilégiée, qui est le corrélationniste radical ; et s’il
la rate, c’est sans doute qu’il n’a pas mesuré le degré de
radicalité que son adversaire est capable d’atteindre.

La blessure narcissique redoublée du matérialiste


spéculatif

Un autre motif pour lequel le matérialiste spéculatif rate


son objectif de mise en difficulté du corrélationnisme sur
le terrain de la théorie de la connaissance, c’est qu’à la suite
de son contre-sens concernant le contenu de la révolution
copernicienne, il se fourvoie également quant à sa propre
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 69

position sur l’échelle des valeurs épistémiques. Après bien


d’autres, le matérialiste spéculatif accuse son adversaire
corrélationniste de ne pas avoir supporté la triple « blessure
narcissique » infligée par la décentration copernicienne de
l’homme, par son animalité darwinienne, et par son sous-
sol d’inconscient freudien 1. Il considère que la « réaction
ptolémaïque » de Kant, père des corrélationnismes, repré-
sente un sursaut de vaine protestation contre cette conver-
gence de blessures narcissiques, parce qu’il est censé
ressusciter une forme d’anthropocentrisme.
Mais si nous faisons à présent repasser la relativisation
devant l’anthropocentration parmi les significations de la
révolution copernicienne, l’accusation se retourne immé-
diatement contre ceux qui l’ont portée. Qu’implique en
effet la relativisation aux facultés épistémiques humaines
des déterminations, des objets, et même du but absolutisé
que se donne l’effort de connaître ? Cela implique que
l’homme se voie refuser la capacité d’atteindre, au moyen
de sa raison, un véritable absolu au sens étymologique de
libéré de tout lien, ou de toute relation, puisque la forme de
ce qu’il projette devant lui comme un idéal régulateur
dépend en retour de son activité structurée de projection.
Ne prétendant plus rejoindre un absolu au sens plein du
terme, l’œuvre de la raison se limite à porter assistance à
l’entendement dans sa poursuite d’une mise en ordre, d’une
anticipation, ou d’une efficience dans la circonscription et
le contrôle des phénomènes relationnels. Elle se contente de
parfaire, par le biais d’une catégorisation universellement
intersubjective, et d’une symbolisation généralisant les
règles de la prévision et de l’intervention, la quête pré-
humaine de viabilité des organismes vivants dans un envi-
ronnement où il faut faire le tri entre les ressources et les
menaces. Prise au sens de la révolution copernicienne, la
connaissance humaine n’est en somme rien de plus qu’une

1. S. Freud, « Une difficulté de la psychanalyse (1917) », dans Œuvres


complètes. Psychanalyse XV, Presses universitaires de France, 1996,
p. 43-51.
70 MAINTENANT LA FINITUDE

étape avancée, parce qu’universalisée et formalisée, de la


poussée adaptative initiée par l’évolution des espèces. Il
s’ensuit que toute hypostase de la raison est évitée, puisque
la raison humaine est désormais placée dans la continuité
de la fonction accommodative que la biologie attribue à la
cognition et à la plasticité corporelle des êtres vivants. Il ne
s’agit pas là d’une réparation maladroite des trois blessures
narcissiques de l’homme, mais bel et bien d’une quatrième
blessure narcissique que l’épistémologue néo-kantien, et
plus encore le partisan d’une conception énactive des
sciences cognitives 1, acceptent de s’infliger. Cette qua-
trième blessure narcissique, le matérialisme spéculatif ne
peut au contraire que la refuser avec la dernière énergie.
Car, sous couvert de généraliser et d’absolutiser un « prin-
cipe d’irraison 2 », c’est en fin de compte à la raison que le
matérialiste spéculatif attribue l’immense pouvoir d’identi-
fier soustractivement cet absolu, puis d’investir les proposi-
tions scientifiques d’une capacité à en élucider la forme.
Loin de détrôner la raison humaine, le matérialiste spécula-
tif la replace à sa façon au centre du jeu, en l’investissant
du pouvoir d’élucider « la nature d’un monde sans
nous 3 ». Le logocentrisme du matérialisme spéculatif est
un ptolémaïsme inavoué.

Les mathématiques, index d’absolu ?


Modestement nées comme une méthode permettant à
l’arpenteur d’apprendre les dimensions d’un terrain 4, déve-
loppées comme un savoir général de l’ordre et de la mesure

1. Voir chapitre V.
2. ALF, p. 111 et 152.
3. ALF, p. 158.
4. M. Serres, Les Origines de la géométrie, Flammarion, 1993. Mathe-
sis, en grec, signifie littéralement l’action d’apprendre ; de là son sens
courant de « connaissance ». Voir J.-T. Desanti, « Réflexion sur le
concept de Mathesis », Figures de la psychanalyse, no 12, 2005, p. 103-
137.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 71

applicable aux phénomènes 1, les mathématiques, pointe


avancée de la raison, ont vite été enjambées dans l’espoir
de saisir une réalité transphénoménale à travers elles et au-
delà d’elles. Négligeant l’avertissement de Kant et ses posi-
tions nuancées, le matérialiste spéculatif croit les mathéma-
tiques capables de cette ultime utopie platonicienne.
Survolant les siècles pour vivifier les idéaux de Pythagore,
il énonce de but en blanc : « tout ce qui de l’objet peut être
formulé en termes mathématiques, il y a sens à le penser
comme propriété de l’objet en soi 2 », ou en peu de mots
« ce qui est mathématisable est absolutisable 3 ».
Mais de quel droit affirme-t-il cela ? Comment croit-il
pouvoir passer de son absolutisation du « pouvoir-être-
autre 4 » du monde et de nous-mêmes, à l’absolu d’une
chose en soi dotée de propriétés mathématiques ?
De l’aveu même du matérialiste spéculatif 5, il ne par-
vient à ce résultat qu’en imitant le schéma de la démonstra-
tion cartésienne de la réalité des substances étendues (c’est-
à-dire géométriquement déterminées) à partir de l’existence
d’un Dieu qui aurait installé en nous leur idée claire et
distincte 6 ; une démonstration fondée à son tour sur la
preuve ontologique de l’existence d’un Dieu « souveraine-
ment parfait 7 ». À ceci près que le point de départ absolu
de la dérivation de Meillassoux n’est pas le suprême garant
d’un ordre dans le monde, comme chez Descartes, mais à
l’inverse un principe qui « […] ne garantit que la destruc-
tion possible de tout ordre 8 ». Pour atteindre son but, le
matérialiste spéculatif doit donc relever le défi de retourner

1. M. Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 71.


2. ALF, p. 16.
3. ALF, p. 175.
4. ALF, p. 77.
5. ALF, p. 69.
6. R. Descartes, Méditations métaphysiques. Méditation sixième, voir
Œuvres de Descartes, Adam et Tannery (éds.), Vrin, 1964-1974, IX-1.
7. Ibid., Méditation cinquième.
8. ALF, p. 87.
72 MAINTENANT LA FINITUDE

le négatif (l’hyper-chaos, la destruction) en positif (la


construction selon l’ordre et la mesure).
Le pivot de ce retournement est un mot qui passe
presque inaperçu dans la description précédente du prin-
cipe de « toute-puissance du chaos », un mot qui se veut
gage de modestie mais qui prépare un coup de force : le
mot « possible ». L’hyper-chaos rend seulement possible (et
non pas obligatoire) la destruction de tout ordre, et, du
coup, il laisse également ouverte la possibilité de son
contraire, à savoir un ordre respectant la norme rationnelle
des mathématiques. Or, souligne le matérialiste spéculatif,
seule cette dernière possibilité permet aux possibilités alter-
natives de subsister. Car seul un degré suffisant d’ordre
permet au pouvoir-être-autre des choses de ne pas être
volatilisé ou trivialisé dans un être-n’importe-quoi. Seule la
prévalence d’un ordre mathématisable permet « que ce qui
est demeure toujours contingent 1 » en l’autorisant à se
transformer en autre chose que ce qu’il est, puisque si
toutes les virtualités d’être étaient réalisées simultanément
(et donc de manière mutuellement contradictoire), il n’y
aurait plus d’espace disponible pour l’altération, c’est-
à-dire pour le devenir-autre 2.
Fort de cette dérivation alléguée d’un ordre à partir de
l’archi-absolu de la contingence, le matérialiste spéculatif
nous demande d’admettre que les « conditions non-quel-
conques » transcrites dans les mathématiques peuvent
représenter « autant de propriétés absolues de ce qui est 3 » ;
autrement dit, que l’ordre et la mesure qu’elles décrivent
sont susceptibles d’appartenir en propre à la nature. Ce
verbe et cet adjectif atténuateurs (« peuvent », « suscep-
tibles ») se contentent de transcrire la petite part de pru-
dence du matérialiste spéculatif. Car, selon lui,
conformément à l’éthique des sciences de la nature, on ne
peut pas dire que des structures mathématiques offrent à

1. ALF, p. 90.
2. ALF, p. 94.
3. ALF, p. 90.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 73

coup sûr une représentation de l’absolu, mais simplement


qu’il est légitime pour le chercheur de les tenir pour une
forme possible, conjecturale, de l’absolu 1.

Dieu, la preuve ontologique, et l’auto-dépassement


du sujet
Tel est le modèle de raisonnement qui répond, chez le
matérialiste spéculatif, à la question : « Pourquoi y a-t-il de
l’ordre plutôt qu’aucun ? » Au chapitre III, on examinera
son extension à la question plus radicale : « Pourquoi y
a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Mais avant cela, il
faut tenter d’identifier le nerf de la preuve à deux étages
que proposent Descartes et Meillassoux : une démonstra-
tion des choses et de l’ordre hors de nous (corps matériels
et loi mathématique de la nature) fondée sur la démonstra-
tion préalable de quelque principe absolu (Dieu ou Hyper-
chaos). Chez Descartes aussi bien que chez Meillassoux, la
condition de la preuve est d’éviter le cercle corrélationnel
qui menace, puisque, dans les deux cas, ce qui est pensé
comme indépendant de la pensée est encore, de ce simple
fait, un objet de pensée. Avec pour difficulté supplémen-
taire, chez Meillassoux, celle de devoir déjouer la critique
kantienne de la preuve dite ontologique présentée antérieu-
rement par Descartes 2.
Descartes, comme Anselme avant lui, savait que la
déduction de l’existence réelle de Dieu à partir de son
essence, enclose dans un concept et portée par une pensée,
frise le « sophisme 3 » ; il n’ignorait pas que cette dérivation
1. ALF, p. 175.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, B620 et suiv., dans E. Kant,
Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 1210 et suiv.
3. R. Descartes, Méditation cinquième, voir Œuvres de Descartes, AT,
IX-1, op. cit., p. 52. L’accusation de « sophisme » par déduction de
l’existence à partir de l’essence a déjà été portée contre Anselme par
Gaunilon, qu’Anselme qualifie d’« insensé ». Anselme de Cantorbéry,
Proslogion, allocution sur l’existence de Dieu, Garnier-Flammarion,
1993, p. 77.
74 MAINTENANT LA FINITUDE

du réel à partir du conçu s’apparente à un paralogisme, y


compris dans le cas où le concept-source est celui d’un
« être souverainement parfait » qui ne peut pas être pensé
comme privé de l’ultime perfection d’exister. D’ailleurs,
quelles qu’aient été les précautions de Descartes à cet
égard, il a immédiatement essuyé l’objection d’offrir un rai-
sonnement fallacieux 1.
Quelle qu’ait été sa prudence, il n’a pas davantage pu
éviter qu’un siècle plus tard, l’armature logique de la preuve
ontologique se fracasse contre un ferme contre-argument
kantien. Il ne faut pas oublier, souligne Kant, que la néces-
sité « inconditionnée » d’un jugement liant son sujet gram-
matical à un prédicat (y compris au pseudo-prédicat
d’existence) n’équivaut nullement à la nécessité absolue de
la chose jugée, c’est-à-dire du sujet grammatical lui-même.
Car, tandis qu’en niant un prédicat essentiel du sujet j’abou-
tis à une contradiction (puisque la définition du sujet enve-
loppe ce prédicat), « […] si je supprime tout ensemble le sujet
et le prédicat, il n’en résulte pas de contradiction 2 ». Aucune
contradiction logique ne s’ensuit si je refuse simultanément
de poser le sujet et le prédicat de la proposition « Dieu, être
souverainement parfait, existe nécessairement (l’existence
étant une perfection qui ne saurait lui être refusée) ».
Aucune contradiction logique ne s’ensuit si je refuse de
poser à la fois Dieu, sa perfection, et son existence néces-
saire.
En deçà de son argumentation serrée sur la nécessité
qu’une idée comme celle de Dieu ait une cause à sa mesure,
Descartes a donc dû compter sur une autre ressource, rele-
vant probablement de l’expérience-limite. Au moins est-ce
l’hypothèse sous laquelle nous allons travailler, afin de faci-
liter la comparaison avec Meillassoux. Descartes a pu être
1. R. Descartes, Réponses aux premières objections, voir Œuvres de
Descartes, AT, IX-1, op. cit., p. 82. Il s’agit là des objections de Cate-
rus, prêtre catholique d’Alkmaar, aux Pays-Bas. Voir également les
Quatrièmes Objections, celles d’Arnauld.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, B622, dans E. Kant, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 1212.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 75

habité par l’intuition de s’auto-dépasser dans son geste de


penser Dieu et une réalité corporelle extérieure. Il a pu per-
cevoir sa propre inclination à penser l’horizon du pensable
comme la manifestation d’un excès du réel par rapport à
la pensée, là où Kant l’aurait prise pour un simple
« besoin 1 » subjectif d’idéaux régulateurs.
Examinons les possibles indices de ce sens aigu de l’auto-
dépassement. L’idée d’un être « souverainement parfait »,
d’un être à l’existence nécessaire, note d’abord Descartes,
est trop grande pour que l’être fini doté d’une existence
contingente que je suis puisse à lui seul en être l’auteur.
Afin que cette idée puisse surgir et « être en nous », il faut
donc que notre esprit, qui la conçoit, ait une cause qui
l’excède, « une cause qui fût Dieu 2 ». Ici, la pensée d’un
excès se voit attribuer pour condition l’excès de quelque
chose par rapport à la pensée. Il n’est dès lors pas vrai que
l’existence de Dieu soit directement impliquée par sa seule
idée, sur la base d’une forme de nécessité analytique récu-
sée à juste titre par Kant. Elle est indirectement impliquée
par le fait pré-conceptuel inouï que nous sommes capables
d’héberger (de manière innée, écrit Descartes) une idée qui
transgresse notre mesure.
Un peu plus loin, Descartes examine à nouveau l’idée
d’un être très parfait, auquel on se sent obligé d’accorder
l’existence hors de nous, parce que « c’est une plus grande
perfection » d’exister à la fois hors de nous et en nous, que
d’avoir seulement une existence en nous 3. Pourtant, son
vertigineux objet demeure irrémédiablement enclos dans le
cercle 4 corrélationnel, puisque ce qui est déclaré dépasser

1. E. Kant, Critique de la raison pure, B631, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 1218.
2. R. Descartes, Réponses aux premières objections, voir Œuvres de
Descartes, AT, IX-1, op. cit., p. 84.
3. Ibid., p. 93-94.
4. Bien avant Meillassoux, l’accusation de circularité a été portée
contre cet argument de Descartes. Elle l’a d’abord été par Antoine
Arnauld. Voir Quatrièmes objections et la Réponse de Descartes, dans
Œuvres de Descartes, AT, IX-1, op. cit., respectivement p. 166 et p. 189-
76 MAINTENANT LA FINITUDE

l’entendement se présente, du fait de la déclaration, comme


une idée fabriquée par ce même entendement. Mais si nous
prenons ensuite conscience du caractère fini de notre esprit
qui parvient à peine à joindre les idées de perfection et
d’existence nécessaire, si nous mettons notre finitude en
contraste avec la puissance infinie du Dieu éminemment
parfait dont nous avons l’idée, si nous sommes instantané-
ment saisis par l’évocation de son infini « en acte » plutôt
qu’entraînés progressivement vers des développements illi-
mités du savoir 1, nous sommes contraints d’admettre que
ce Dieu ne doit pas avoir besoin de nous pour exister, que
son existence ne saurait être « une fiction de l’entende-
ment 2 », autrement dit « qu’il peut exister par sa propre
force 3 ». Nous nous sentons en somme obligés de lui
reconnaître une autonomie ontologique par rapport à
nous, parce qu’une auto-évaluation nous a révélé à quel
point notre circonscription d’être est en deçà de lui. Ici, à
nouveau, c’est le sens de l’auto-dépassement du sujet fini
par sa propre faculté de concevoir un sujet de puissance
infinie qui emporte la décision en faveur de l’existence de
ce dernier, et non pas son concept à lui seul.
L’impression vertigineuse d’une auto-transcendance du
sujet dans son acte de penser ce qui est censé dépasser
toute pensée, paraît plus active encore dans la version pré-
cartésienne de la preuve ontologique de l’existence de
Dieu ; trop active sans doute, trop imprégnée de foi chré-
tienne, pour que Descartes n’ait pas ressenti le besoin de

190. H. Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin,


1962, p. 265-285. D’autres références sont : P. Lachièze-Rey,
« Réflexions sur le cercle cartésien », Revue philosophique de la France
et de l’étranger, no 123, 1937, p. 205-225 ; W. Doney, « The Cartesian
circle », Journal of the History of Ideas, no 16, 1955, p. 324-338.
1. Comme l’écrit Maurice Merleau-Ponty : « L’idée de l’infini positif
est donc le secret du grand rationalisme. » M. Merleau-Ponty, Signes,
Gallimard, 1970, p. 186-188.
2. R. Descartes, Réponses aux premières objections, voir Œuvres de
Descartes, AT, IX-1, op. cit., p. 93-94.
3. Ibid.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 77

l’épurer afin d’en faire un thème de sa métaphysique, bien


distinguée chez lui de la théologie. Chez Anselme, l’auto-
dépassement opère comme une prémisse indiscutée sur
laquelle va s’édifier cette preuve. Quelques phrases inaugu-
rales des deux premiers chapitres du Proslogion ne laissent
subsister aucune ambiguïté à cet égard : « Ce n’est pas pour
croire que je cherche à comprendre, c’est pour comprendre
que je crois. Car je crois également ceci : que je ne com-
prendrais pas si je n’avais pas cru » ; « Seigneur, toi qui
donnes intellect à la foi, donne-moi […] de comprendre ce
que tu es 1 ». Ici, Dieu est posé en tant que préalable et
garant inaperçu de la démonstration ultérieure de sa
propre existence. Aboutissement allégué de la démonstra-
tion, il enveloppe et précède celui qui entreprend de le
démontrer. Étant donnée cette puissance de débordement
qui est prêtée à Dieu, le sujet ne peut forger de lui aucune
notion qui l’enferme ; il peut seulement, à l’inverse, dégui-
ser en notion le sentiment d’être outrepassé par lui. Tout
ce qu’exprime la définition de Dieu comme un cela « tel
que rien ne se peut penser de plus grand », c’est donc
l’auto-limitation du sujet définissant par rapport au
préalable infini de son activité de définir et de démontrer ;
c’est la conviction qu’a ce sujet de l’impossibilité que « la
créature dépasse le créateur 2 ». Au total, la variété ansel-
mienne de la preuve prend son essor dans la familiarité
d’un Dieu enveloppant au sein duquel repose une humanité
finie 3, elle le spécifie à partir de là comme l’antipode de
cette finitude, et elle a pour seule mission de confirmer
rétroactivement son existence. C’est dans cette ambiance
de fusion logico-spirituelle qu’Anselme s’est cru autorisé à
passer outre le concept de ce qui est « tel que rien ne se
peut penser de plus grand » vers un être « plus grand qu’on

1. Anselme de Cantorbéry, Proslogion, allocution sur l’existence de


Dieu, op. cit., p. 40-41.
2. Ibid., p. 43.
3. Ibid., p. 37.
78 MAINTENANT LA FINITUDE

ne peut penser 1 ». Dieu est ici reconnu comme le nom inar-


ticulable (mais partagé) du sentiment qu’a l’être fini de se
noyer dans l’étendue de son propre rêve d’infinitisation, et
de faire irruption hors de son actualité limitée, par la
percée de son mouvement d’illimitation des possibles.

Retrouver le monde extérieur


par l’auto-dépassement du sujet
Il en va de même dans la preuve cartésienne de l’exis-
tence des corps extérieurs et de leur conformité à l’« ordre
des raisons ».
Voulant montrer que cette seconde preuve est indispen-
sable, Descartes commence par réitérer les raisons qu’on a
de douter d’un monde extérieur conforme à la perception et
à l’intelligence. Les illusions des sens, l’indiscernabilité des
représentations rêvées et perçues, et la possibilité d’être
trompé jusque dans notre impression de l’évidence mathéma-
tique 2, arasent le terrain de la connaissance. Face à ce doute
hyperbolique renouvelé, deux arguments d’auto-dépasse-
ment sont formulés : le premier est inédit, et s’applique seule-
ment aux corps perceptibles ; le second dérive de celui qui a
emporté la décision à l’issue de la preuve ontologique. C’est
seulement dans leur sillage que Descartes espère rebâtir un
système solide de convictions épistémiques.
Considérons d’abord la faculté mixte de sentir et d’ima-
giner 3 par laquelle nous nous représentons des corps maté-
riels. S’il est vrai qu’elle nous trompe souvent sur le détail
de ce qu’elle donne à apercevoir, elle témoigne aussi d’un
excès constant, impressionnant, inenfermable dans quelque
intériorité que ce soit, par rapport à ce que nous pouvons
anticiper de l’apparaître. La faculté de sentir a une compo-
sante passive, qu’on ne parvient à comprendre que comme
1. Ibid., p. 61.
2. R. Descartes, Méditation sixième, voir Œuvres de Descartes, AT,
IX-1, op. cit, p. 60-61.
3. Ibid., p. 62.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 79

réceptrice d’autre chose qu’elle-même. Elle a de surcroît


une composante active capable de « former » les « idées des
choses sensibles », c’est-à-dire une composante perceptive
à la fois formelle et pré-intellectuelle. Or, « […] ces idées-là
me sont souvent représentées sans que j’y contribue en
aucune sorte, et même souvent contre mon gré ». Ces idées
des corps matériels m’échappent en partie, elles me
dépassent puisque je n’en prévois pas tous les aspects. C’est
cette échappée vis-à-vis des limites de moi et de la prévisi-
bilité par moi, qui m’enjoint d’attribuer les idées de corps
matériels à « […] quelque substance différente de moi 1 ».
Ainsi l’extériorité de quelque chose par rapport à soi
est-elle tenue pour démontrée par le contraste entre la
démesure du sensible et la mesure du concevable.
Descartes fait une pause à ce stade pour examiner la
nature de la « substance différente de moi » qui s’est impo-
sée à l’issue du raisonnement précédent : qu’est-ce qui, me
dépassant, m’impose la représentation perceptive des corps
matériels ? Cela pourrait très bien être le Dieu « parfait »
dont la démonstration (ontologique) est considérée comme
acquise. Mais Descartes repousse sans hésiter cette option
qui constituera la colonne vertébrale de l’immatérialisme
de Berkeley ; il la repousse en proclamant inadmissible
(parce que contraire à sa définition) l’hypothèse d’un Dieu
décidé à nous égarer en nous faisant prendre pour des
corps les empreintes laissées par lui sur nos âmes. Des-
cartes désamorce ici par avance les figures contemporaines
du cerveau dans une cuve, et de la « matrice » informa-
tique 2, sans avoir la prémonition que son « malin génie »
retrouvera un jour de la vigueur avec l’hypothèse d’un ordi-
nateur trompeur, et d’un cerveau trompé. Hors du malin
génie, la seule issue encore empruntable consiste donc selon

1. Ibid., p. 62-63.
2. H. Putnam, « Brains in a vat », dans H. Putnam, Reason, Truth
and History, Cambridge University Press, 1981, p. 1-21 ; E. During
(éd.), Matrix : machine philosophique, Ellipses, 2013.
80 MAINTENANT LA FINITUDE

lui à reconnaître « […] qu’il y a des choses corporelles qui


existent 1 ».
Pour autant, tous les soupçons qui pèsent sur les phéno-
mènes sensibles et tendent à les réduire à de pures appa-
rences, ne sont pas dissipés. Certains aspects qualitatifs de
ces phénomènes sont sujets aux illusions, ou à la relativité
de ce que Locke appellera les qualités secondes. Mais un
autre aspect des phénomènes, quantitatif celui-là, demeure
préservé du doute, en raison de sa clarté et de sa distinction
marquées du sceau de la garantie divine : il s’agit des quali-
tés premières spatiales et cinématiques, autrement dit des
traits relevant « […] de la géométrie spéculative 2 ». Comme
l’a de nouveau proposé Meillassoux à l’issue de sa réhabili-
tation de l’ancienne dichotomie entre qualités premières et
qualités secondes 3, les caractères mathématiques de l’objet
sont ici spéculativement attribués à ce qui existe hors de
nous. Et la mathématisation des sciences physiques acquiert
à partir de là le sens d’une percée conjecturale vers les choses
mêmes, vers ce qu’il y a dans l’absolu. Par cet argument,
Descartes justifie le programme platonicien de Galilée 4,
celui d’une lecture du livre du monde dans sa langue présu-
mée mathématique.
Avant de déployer un parallèle entre le double argument
grâce auquel Descartes pense avoir démontré l’existence
intrinsèque de « choses corporelles » et sa version moderni-
sée par Meillassoux, laissons-nous le temps d’en faire réson-
ner quelques harmoniques intellectuelles. L’harmonique que
je voudrais faire réentendre est d’ordre phénoménologique :
sur quel genre d’expérience Descartes s’appuie-t-il pour
affirmer, en deux temps mais de manière coordonnée, l’exis-
tence de Dieu et l’existence du monde extérieur ? Cette ques-
tion, loin d’être arbitraire, s’enracine dans la conviction que

1. R. Descartes, Méditation sixième, voir Œuvres de Descartes, AT,


IX-1, op. cit, p. 63.
2. Ibid., p. 63-64.
3. ALF, p. 13.
4. Galileo Galilei, L’Essayeur V, Les Belles Lettres, Paris, 1980, p. 141.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 81

le sens anselmien puis cartésien de l’auto-dépassement n’est


compréhensible que comme expérience-limite plutôt que
comme abstraction logique. Elle appelle implicitement à
mettre en œuvre, dans une situation où on peut se demander
si elle s’applique encore, la définition phénoménologique de
l’existence comme remplissement intuitif et sensible d’une
intention formelle anticipatrice.
Un objet est déclaré exister, selon la définition phénomé-
nologique, si la structure d’attentes qui le constitue se trouve
(provisoirement) confirmée par un événement sensible qui
s’inscrit dans cette structure, c’est-à-dire par une impression
qui la « remplit 1 ». À première vue, un tel critère d’existence
convient aussi mal que possible aux « entités » surabon-
dantes que « sont » Dieu et le monde extérieur. Dieu n’est
pas donné à l’intuition sensible : on le dit caché, depuis Isaïe
jusqu’à Pascal 2. Quant au monde « extérieur », il n’est pas
donné autrement qu’à travers l’ensemble exhaustif des phé-
nomènes qui tout à la fois le révèlent et le dissimulent ; il
est en excès par rapport à tout remplissement possible parce
que n’importe quel phénomène en remplit l’intention for-
melle sans la remplir spécifiquement. Qu’est-ce qui peut
alors faire fonction de remplissement distinctif, et non plus
générique, de ces deux intentions formelles démesurées que
sont Dieu et le monde ?
Comme cela a déjà été suggéré plus haut, il y a bien un
facteur remplissant exceptionnel de ce genre, qui n’est autre
que le sens subjectif de l’auto-dépassement. Je m’explique.
Par auto-dépassement, j’entends l’étroite combinaison d’un
mouvement et de son égarement dans l’inépuisabilité de ce
qu’il cherche à atteindre. Au commencement est l’élan par

1. E. Husserl, Recherches logiques I, Presses universitaires de France,


1993, p. 43 ; M. Gyemant, « L’universalité du remplissement :
réflexions sur la référence des intentions de signification dans les
Recherches logiques », Bulletin d’analyse phénoménologique, no 4, 2010,
p. 1-27.
2. Isaïe, XLV, 15 ; B. Pascal, Pensées, L. Lafuma (éd.), Éditions du
Seuil, 1962, §781.
82 MAINTENANT LA FINITUDE

lequel le sujet tente de donner forme à ce qui s’étend au-delà


de l’enclos de soi et du champ phénoménal limité qui se donne
à soi. Puis vient le sentiment vague de l’échec de cette tenta-
tive, parce qu’en raison de son outrance, l’objet esquissé ne se
laisse enfermer par aucune forme. Mais ce sentiment d’échec
n’est que l’aspect négatif d’une positivité intensément éprou-
vée par le sujet : celle d’être débordé de toutes parts par les
lignes de fuite que projette sa propre aspiration à l’échappée.
S’il n’est pas question de remplir intuitivement les intentions
formelles correspondant à « Dieu » et au « monde extérieur »
par une apparition particulière, l’épreuve vécue de l’incomplé-
tude de l’apparaître peut offrir un remplissement substitutif
de ses franges et de ses horizons. Puis, une fois que les franges
et horizons de l’apparaître ont ainsi été remplis par une ivresse
du concevable, elles tendent à être hypostasiées en infini divin
et en auto-générativité du monde. Le sens éprouvé de l’auto-
dépassement opère en somme comme une extension indéter-
minée du remplissement intuitif, dans le cas où des intentions
anticipatrices sont trop vastes pour être remplies par quelque
intuition déterminée que ce soit. Tel est le motif principal de
la réification des idéaux régulateurs, esquissé par Kant dans
sa Dialectique transcendantale. Lorsque la grisante perspec-
tive illimitée qu’ouvrent les idéaux régulateurs leur sert de
remplissement alternatif, ces simples étalons de la raison sont
pris, à tort, pour des étants hyperboliques.
Le ressort phénoménologique de la preuve offerte par
Meillassoux est pour ainsi dire identique à celui-ci. La
double preuve spéculative d’un absolu et de sa mathémati-
sation présomptive repose en effet sur l’impression, prêtée
à un sujet corrélationniste, qu’il se dépasse lui-même dans
le geste dont il use pour établir sa propre finitude.
Cela est presque évident en ce qui concerne la première
phase de la preuve, celle qui met en évidence un absolu
hyper-chaotique. Car la preuve en question repose sur une
demande réflexive adressée par le matérialiste spéculatif au
sujet corrélationniste : celle d’apercevoir son présupposé
latent d’absolu pendant qu’il nie pouvoir penser autre chose
que ce qui est relatif à sa pensée. Le sujet corrélationniste
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 83

est en effet invité à se rendre compte que, pour pouvoir sim-


plement se dire confiné dans le « même » du corrélatif à la
pensée, il a besoin de l’opposer à un « tout autre » qui
échappe à la corrélation. Mais, pour que cet argument du
matérialiste spéculatif emporte un succès au moins tempo-
raire, il faut éviter que le sujet corrélationniste passe immé-
diatement outre son aperçu vers une conclusion explicite.
Car, supposons que l’argument contraigne le corrélation-
niste à reconnaître qu’il peut somme toute penser ce qui n’est
pas relatif à sa pensée. Cela suffirait à retourner une fois de
plus la situation en sa faveur, puisque ce-qui-n’est-pas-
relatif-à-sa-pensée serait (re)devenu relatif à sa pensée. Quoi
qu’en pense le matérialiste spéculatif, ce qui fait (provisoire-
ment) fonctionner son argument est donc d’ordre phénomé-
nologique plutôt que logique. Le sujet corrélationniste est
invité à réaliser, dans un saisissement silencieux, qu’en
posant les murs de sa finitude il les a implicitement situés
sur fond d’infini. Il est invité à s’apercevoir qu’en déclarant
ne pas pouvoir sortir de la zone corrélationnelle, il a esquissé
bon gré mal gré un hors-zone. Ou bien, s’il ne s’en aperçoit
pas, le matérialiste spéculatif qui tire les ficelles de ses
réflexions s’en aperçoit pour lui, et en tire son intime convic-
tion absolutiste. Au chapitre II, nous verrons cependant
qu’un tel art de suspendre l’énoncé de la thèse et de se
recueillir dans l’aperception silencieuse de son propre pré-
supposé, imprudemment cultivé par le matérialiste spécula-
tif, se retourne de manière décisive contre lui.
La deuxième phase de la preuve, qui prétend démontrer
une paradoxale inclination du monde vers l’ordre en dépit
(ou en raison) de l’hyper-chaos, repose pour sa part, nous
l’avons vu, sur le déploiement d’un corpus illimité de pos-
sibles ; un corpus déclaré non seulement infini, mais intota-
lisable dans le sillage de la théorie des ensembles transfinis
de Cantor 1. Ici encore, la logique des inférences cache mal
1. Comme l’explique Meillassoux (ALF, p. 143), la suite des alephs
de Cantor, c’est-à-dire la suite des nombres cardinaux transfinis des
ensembles, des ensembles de parties d’ensembles, des ensembles de
parties des ensembles de parties d’ensembles, et ainsi de suite, ne peut
être « totalisée » en un ensemble et une quantité ultime. Car si on le
84 MAINTENANT LA FINITUDE

un fond d’expérience dont la force commotionnelle est un


moteur majeur de l’argument. Afin de le voir, réexaminons
la preuve de près. Sur un plan strictement logique, il est
vrai qu’un étant-monde surabondant et radicalement
contradictoire, un étant-monde qui enveloppe simultané-
ment en lui toutes les propriétés et leurs contraires, n’aurait
« aucune altérité en laquelle devenir 1 ». En lui, le « prin-
cipe d’irraison », la « toute-puissance du chaos 2 », c’est-
à-dire la toujours possible irruption d’une autre chose
imprévisible, ne trouverait nulle occasion de s’exercer faute
d’avoir laissé vide une partie de l’espace des possibilités du
devenir-autre. On en conclut, sur la base d’une « réduction
à l’absurde », que l’étant-monde ne doit pas faire n’importe
quoi, qu’il doit être ordonné selon des règles constituant
autant de « propriétés absolues de ce qui est 3 ».
La réduction à l’absurde dite « positive », qui est utilisée
ici, exclut toute option intermédiaire, tout troisième terme,
entre le radicalement contradictoire et l’intégralement
ordonné. Or, il est facile de concevoir des options intermé-
diaires, et même une infinité d’entre elles : d’innombrables
figures de désordre partiel, de multiples fragments d’ordre
à peine esquissés, qui ne vont pas jusqu’à la pure contradic-
tion, mais qui se succèdent les uns aux autres en ébauches
labiles de structures légales. Ce dérèglement incomplet ne
s’oppose pas a priori à la « toute-puissance du chaos » dans
le monde, pas plus qu’un dérèglement complet ou qu’un
ordre éternel. Comment comprendre alors que le matéria-
liste spéculatif n’ait pas envisagé cette option intermédiaire
au cours de la réflexion qui l’a conduit à « prouver » l’ordre
(absolu) du monde ?

faisait il serait encore possible de composer une quantité plus grande


en construisant l’ensemble des parties de l’ensemble dont elle est le
cardinal.
1. ALF, p. 94.
2. ALF, p. 96.
3. ALF, p. 90.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 85

S’il n’a pas retenu ici l’option intermédiaire du désordre


partiel, alors qu’il l’envisage dans d’autres contextes 1, je
soupçonne que c’est pour une bonne raison : il se rend
compte que, sans rendre impossible (contrairement au
désordre intégral) le devenir-autre des choses, cette option
peut interdire (contrairement à l’ordre complet) l’émer-
gence en leur sein d’un étant assez durable pour s’aperce-
voir de sa propre contingence et de la contingence du
cosmos 2. Sous une telle hypothèse, le vrai point d’appui
inaperçu de la démonstration de Meillassoux n’est autre
que lui-même, cet étant humain apte à éprouver une stu-
peur admirative devant l’impensable singularité de ce qu’il
y a, dans une ambiance qu’Einstein appelait la « religiosité
cosmique 3 ». Un étant humain également capable d’éprou-
ver une autre stupeur qui prépare et amplifie la première
par contraste : celle de l’infinité concevable par lui-même
des autres ordres ou des absences d’ordres possibles. C’est
cette double expérience d’auto-dépassement, par un ordre
cosmique que le sujet ressent comme ne lui appartenant
pas, et par le déploiement pensable mais intotalisable des
options alternatives, qui affermit chez le matérialiste spécu-
latif l’intime conviction de l’absoluité de l’ordre légal
mathématisable.
On peut juger (trop) audacieuse sa décision de convertir
en thèse spéculative un sentiment d’excès nourri par une
mathématique ensembliste. Mais on s’étonnera moins de
cette audace si l’on se rappelle que Cantor a pour sa part
trouvé dans son concept des ensembles transfinis le motif
et le stimulant d’une fascination théologique ; que ce

1. Voir MHS, p. 43.


2. Dans MHS, p. 48, Meillassoux envisage un cas d’ordre partiel « […]
dont l’irrégularité serait suffisante pour abolir la science, mais non la
conscience ». Mais il n’envisage pas le cas voisin d’un ordre encore
plus partiel, dont l’irrégularité abolirait tout étant conscient durable
sans pour autant tomber dans le complet n’importe quoi. Or, c’est ce
dernier cas qui affaiblit le plus la démonstration d’un ordre comme
garant de la préservation du pouvoir-être-autre des choses.
3. A. Einstein, Œuvres choisies V, Éditions du Seuil, 1991, p. 156.
86 MAINTENANT LA FINITUDE

mathématicien allemand a eu l’impression exaltante de se


rapprocher de l’absolu au fur et à mesure qu’il avançait
dans la connaissance des ensembles transfinis ; qu’il est allé
jusqu’à identifier à Dieu son concept-limite d’« infini
absolu » incluant à la fois le fini et tous les ordres du trans-
fini 1. L’audace spéculative épouse volontiers les transports
imaginatifs qui accompagnent le jeu de la raison. Elle vit
de l’émerveillement de se savoir capable de tant d’ampleur
intellectuelle. De ce point de vue, la thèse absolutiste du
matérialisme spéculatif est bien l’héritière des rêves de Des-
cartes et de Cantor.
Mais l’examen critique des sources cartésienne et canto-
rienne du matérialisme spéculatif aide aussi à mettre à nu
les limites de son raisonnement. Au fond, ce raisonnement
se réduit à une extrapolation abusive : c’est sur la base
de l’expérience de l’auto-dépassement de la pensée, que le
matérialiste spéculatif se croit autorisé à forger le concept
d’un absolu indépendant de l’expérience aussi bien que de
la pensée 2 ; c’est sur la base d’un constat phénoménolo-
gique muet qu’il se pense habilité à mettre le discours du
corrélationnisme phénoménologique en déroute. Une telle
extrapolation abusive ressemble à celle du platonisme
mathématique, et s’édifie sur elle.
Dans le platonisme, l’excès éprouvé des mathématiques
par rapport à chaque sujet capable d’effectuer une démons-
tration, c’est-à-dire le constat de l’universalité trans-subjec-
tive des mathématiques, invite irrésistiblement à croire que
les entités mathématiques ont une réalité propre au-delà

1. I. Jané, « The role of the absolute in Cantor’s conception of set »,


Erkenntnis, no 42, 1995, p. 375-402 ; A.R. Thomas-Bolduc, « Cantor,
God, and inconsistent multiplicities », Studies in Logic, Grammar and
Rhetoric, no 44, 2016, p. 133-144.
2. Cette proposition s’inspire librement d’une phrase de Bergson, cri-
tiquant la spatialisation quantitative du temps et l’oubli de la durée
vécue : « C’est grâce à la qualité de la quantité que nous formons
l’idée d’une quantité sans qualité. » H. Bergson, Essai sur les données
immédiates de la conscience, dans H. Bergson, Œuvres, Presses univer-
sitaires de France, 1959, p. 82.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 87

des activités symboliques et des procédés démonstratifs des


sujets mathématiciens 1. À force de vivre dans l’intimité
enivrante de leurs idéaux régulateurs partagés, à force de
s’engager pleinement dans la construction de concepts
mathématiques et dans la démonstration de théorèmes, les
sujets pensants finissent par croire à l’indépendance des
entités mathématiques vis-à-vis de leur propre activité
constructive et démonstrative.
Dans le naturalisme, c’est l’excès éprouvé des verdicts
expérimentaux par rapport aux anticipations théoriques qui
favorise (de manière plus plausible) la croyance en l’existence
intrinsèque d’une nature objectivée apte à expliquer tous les
phénomènes, y compris ceux de la subjectivité. Mais, assez
curieusement, ce surplus permanent du phénomène réel par
rapport aux mathématiques prédictives dans les sciences de
la nature n’empêche pas une majorité de chercheurs, à
l’instar de Galilée, de concevoir la réalité de la nature sur le
modèle de la réalité que le platonisme attribue aux mathé-
matiques. Leur position majoritaire est alors le réalisme
structural 2, à savoir l’idée que les théories physico-mathéma-
tiques représentent adéquatement la structure de la réalité
extérieure même si elles n’en représentent pas les entités.
Comme si ces chercheurs ne savaient pas qu’un seul phéno-
mène bien attesté mais non anticipé est capable de rétrogra-
der au rang de simple approximation la théorie physico-
mathématique en vigueur, elle qui prétendait effectuer une
percée vers la représentation des structures profondes de la
réalité extérieure. Ou bien comme s’ils voulaient dépasser ce
présent incertain en se projetant dans l’avenir radieux de
leur marche vers des idéalités formelles sans cesse plus géné-
rales.
La thèse spéculative ne fait qu’amplifier celle du réalisme
structural, en prenant les mathématiques pour garantes
1. M. Balaguer, Platonism and Anti-Platonism in Mathematics,
Oxford University Press, 1998.
2. S. French et J. Ladyman, « In defence of ontic structural realism »,
dans A. Bokulich et P. Bokulich (éds.), Scientific Structuralism, Sprin-
ger, 2011 ; M. Bitbol, De l’intérieur du monde, Flammarion, 2010.
88 MAINTENANT LA FINITUDE

d’un projet de percée vers l’absolu. La hardiesse de ce geste


extrapolateur du matérialiste spéculatif est sans doute
portée par l’admiration qu’il porte aux succès prédictifs et
technologiques d’une science mathématique de la nature en
développement incessant ; mais en parachevant leur geste
d’ontologisation des structures mathématiques, il perd la
modestie présomptive des sciences hypothético-déductives.
Nous avons vu par ailleurs à propos de Kant, et nous
verrons encore au chapitre IV, que l’alliance d’une lecture
platonicienne des mathématiques et d’un réalisme scienti-
fique est loin d’être la seule ou la meilleure façon de faire
justice à la « déraisonnable efficacité des mathématiques 1 »
dans les sciences de la nature. Une façon alternative de
comprendre l’efficacité des mathématiques a été proposée
par Wittgenstein 2. En peu de mots, elle revient d’une part
à admettre que c’est la démonstration qui confère leur sens
aux propositions mathématiquement démontrées, et
d’autre part que ce sont les pratiques de laboratoire qui
confèrent leur sens aux propositions des sciences de la
nature 3. L’articulation entre les deux classes de proposi-
tions paraît facile, à partir du moment où l’on a compris
que l’idéalisation et la démonstration mathématique
opèrent sur des possibilités de pratiques, et qu’à l’inverse
des classes entières de pratiques possibles ont été recueillies
dans la symbolisation mathématique, par le biais de ce que
Piaget appelle l’« abstraction réfléchissante 4 ». L’insertion
1. E. Wigner, « The unreasonable effectiveness of mathematics in the
natural sciences », Communications on Pure and Applied Mathematics,
no 13, 1960, p. 1-14 ; R.W. Hamming, « The unreasonable effectiveness
of mathematics », The American Mathematical Monthly, no 87, 1980,
p. 81-90.
2. J. Bouveresse, Le Pays des possibles, Éditions de Minuit, 1988,
p. 196 et suiv.
3. M. Bitbol, « Mathématiques et physique chez Wittgenstein », dans
E. Rigal (éd.), Wittgenstein et les mathématiques, T.E.R., 2004 ;
M. Bitbol, « Mathematical demonstration and experimental activity :
a Wittgensteinian philosophy of physics », Philosophical Investigations,
2018, Doi : 10.1111/phin.12187.
4. J. Piaget (éd.), Logique et connaissance scientifique, Gallimard, « La
Pléiade », 1967.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 89

des pratiques effectives des sciences de la nature dans le


canevas des pratiques possibles formalisées par les mathé-
matiques, n’a plus grand chose d’étonnant à partir de là.
L’adéquation des mathématiques se déploie tout entière
dans la sphère homogène des pratiques, au lieu de pour-
suivre la chimère d’une saisie hétérogène de l’être par la
pensée.
Nous commençons à comprendre ici, avant même de
prendre son argument central de front 1, que le matérialiste
spéculatif ne peut qu’échouer dans son ambition de justi-
fier rationnellement l’échappée de la raison vers ce qui ne
dépend pas d’elle. À travers lui, la raison revendique de
nouveau le droit de se croire toute-puissante dans son
œuvre de dévoilement de l’absolu, après avoir été déroutée
par les prises de conscience de la modernité, et ravalée de
façon « blessante » au rang d’auxiliaire sophistiqué de
l’adaptation biologique. Mais si la raison fait un moment
illusion, nous avons vu que c’est seulement en étendant à
l’excès le champ « claustral » de son propre foisonnement
spéculatif, et en se laissant enivrer par l’expérience d’auto-
dépassement de l’étant rationnel.

La chose en soi : une non-chose proche de soi


L’analyse précédente de la révolution copernicienne, de sa
conception internaliste de la finitude, et de son usage perfor-
matif des mathématiques, nous a mieux armés pour affron-
ter à nouveaux frais ce qu’il faut bien appeler l’aporie du
concept de chose en soi chez Kant. Nous avons vu qu’assi-
gner à la chose en soi une dénomination, et avec elle une
forme d’existence propre, selon la conception la moins ambi-
tieuse de la thèse critique, c’est laisser surgir l’esquisse d’une
représentation de l’absolu comme objet. Cette ébauche de
représentation est d’autant plus paradoxale qu’immédiate-
ment après, le droit de la prendre pleinement au sérieux en

1. Voir chapitre II.


90 MAINTENANT LA FINITUDE

lui attribuant des qualités « primaires » se trouve refusé par


Kant, et que seul le produit universellement « secondaire »
d’une relation avec l’irreprésentable, se voit reconnaître un
droit de cité dans le discours philosophique. Le nom
d’« objet » est peu à peu réservé aux invariants généraux des
phénomènes relationnels, et celui de « propriété » perd sa
connotation d’attribut « propre » à l’objet pour dénoter un
faisceau restreint de rapports épistémiques. Mais alors, si le
sujet connaissant devient indissociable de la chose connue,
s’il est pris avec celle-ci dans une toile relationnelle dénuée
d’exception, peut-on encore poser une limite entre les deux ?
N’a-t-on pas le choix qu’entre deux extrêmes consistant tous
deux à volatiliser cette limite ? Le premier extrême, défla-
tionniste, revient à éloigner indéfiniment la limite qui sépare
la chose en soi du sujet, faisant de la chose en soi un simple
« noumène », c’est-à-dire un horizon insaisissable des pro-
jections rationnelles du sujet. Le deuxième extrême consiste
à l’inverse à rapprocher la limite du sujet jusqu’à fusionner
ce dernier avec la chose en soi, puisqu’après tout, comme
l’avouait Kant, concertant un tel noumène, « […] nous ne
connaissons pas du tout s’il se trouve en nous ou encore
hors de nous, s’il disparaîtrait en même temps que la sensibi-
lité, ou si, celle-ci écartée, il demeurerait encore 1 ».
De ces interprétations diamétralement opposées du statut
de la chose en soi, dérivent deux traditions distinctes de
l’épistémologie transcendantale. L’une est néo-kantienne, et
s’est épanouie au tournant des XIXe et XXe siècles, même si
elle a des antécédents plus anciens ; l’autre est post-kan-
tienne, et a connu son apogée durant la première moitié du
XIXe siècle. L’une assume la finitude humaine avec toutes
ses conséquences, c’est-à-dire en refusant de figurer un
absolu qui l’outrepasse ; elle travaille en synergie avec les
sciences de la nature tout en restant critique à l’égard du
rêve spéculatif des chercheurs. L’autre participe de la

1. E. Kant, Critique de la raison pure, B344, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 1009.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 91

seconde révolte évoquée précédemment, la révolte roman-


tique et anti-scientifique contre le sentiment d’enfermement
qu’engendre le fait de reconnaître sa propre finitude.

La chose en soi comme limite et comme fonction


du connaître

La conception de la chose en soi comme perspective fic-


tive s’est très vite prévalue d’un sentiment d’évidence dans
la postérité immédiate de Kant. Il suffit d’évoquer Jacob
Sigismund Beck 1, qui considérait la chose en soi comme
l’effigie faussement externalisée de « notre propre incom-
préhensibilité 2 », ou encore Salomon Maïmon 3 qui ne
voyait dans la chose en soi que le cryptogramme d’une
« exigence contradictoire et impossible à remplir 4 » : celle
de nommer un objet de connaissance qui se trouve cepen-
dant hors de portée de toute possibilité de connaître.
À vrai dire, de nombreuses formulations originales de
Kant encouragent ce genre de jugement négatif. C’est bien
Kant qui écrit que la chose en soi nouménale représente
seulement un « […] concept limitatif pour restreindre les
prétentions de la sensibilité 5 ». C’est bien lui qui tient ainsi
le concept de chose en soi pour un simple procédé allégo-
rique traduisant le constat de la singularité immaîtrisable,
platement factuelle, de l’apparition sensible. Mais alors,

1. J.S. Beck (1761-1840) est un philosophe de Königsberg, élève de


Kant, et auteur d’un commentaire critique de sa philosophie.
2. J.S. Beck, Esquisse d’une philosophie critique, Halle, 1796, p. XI, cité
par E. Cassirer, Les Systèmes post-kantiens, Presses universitaires de
Lille, 1983, p. 67.
3. S. Maïmon (1753-1800) est l’auteur d’un Essai sur la philosophie
transcendantale, publié en 1790.
4. E. Cassirer, Les Systèmes post-kantiens, op. cit., p. 69.
5. E. Kant, Critique de la raison pure, B311, dans E. Kant, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 984. De même, Kant écrit que le concept
d’un noumène « […] ne sert à rien, sinon à marquer les limites de
notre connaissance sensible », ibid., B346, p. 1009.
92 MAINTENANT LA FINITUDE

comment réconcilier cette vision déflationniste, ne laissant


subsister la chose en soi que comme expression imagée de
ce qui, dans l’expérience, se dérobe à notre maîtrise, avec
sa conception encore très « matérielle » qui en fait un pou-
voir d’affecter notre réceptivité sensorielle ? À moins
d’admettre, conformément à une lecture chronologique de
la Critique de la raison pure, que Kant s’est contredit lui-
même d’une étape à l’autre de la rédaction de son grand
ouvrage, entre l’esthétique transcendantale où il entretient
un résidu de conception concrète de la chose en soi, et
l’analytique puis la dialectique transcendantales où il monte
par degrés vers une conception épurée qui fait de la chose
en soi un simple point de fuite de l’avancée des connais-
sances, il faut trouver un moyen de nouer ces formulations
entre elles.
Or, le seul moyen d’unifier la pensée de Kant s’avère plus
proche d’une vision idéale que d’une acception réelle de la
chose en soi. Ainsi, pour Cassirer, la succession chez Kant
de caractérisations incompatibles de la chose en soi
témoigne involontairement de la véritable nature de son
concept : celle d’un problème ouvert pour l’intelligence 1, qui
se reformule d’étape en étape de la quête philosophique, et
qui prend à chaque fois la forme d’un moment de compré-
hension partielle de son objet. Simple appellation de la fonc-
tion d’opposition que suppose la connaissance (si elle doit se
considérer comme connaissance de, et donc comme opposée
à ce qu’elle appréhende), la chose en soi se décline en autant
de versions que d’esquisses ou d’approximations successives
de l’acte de connaître. Son concept « […] peut se présenter
d’abord comme corrélat de la “passivité” de la sensibilité,
devenir ensuite le pendant de la fonction objectivante du
concept pur de l’entendement, et finalement le schème du
principe régulateur de la raison 2 ». Plate réification du fait

1. E. Cassirer, Les Systèmes post-kantiens, op. cit., p. 49.


2. E. Cassirer, Le Problème de la connaissance dans la philosophie et
la science des temps modernes, Éditions du Cerf, 2005, t. II : De Bacon
à Kant, p. 536.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 93

de la « donation » passive des sollicitations sensibles dans


l’esthétique transcendantale, la chose en soi devient dans
l’analytique transcendantale la limite asymptotique de l’acte
tendant à constituer des objets par extraction d’invariants
au sein de l’expérience, puis elle se transfigure dans la dialec-
tique transcendantale en un idéal régulateur de la raison
visant à se figurer l’inconditionné par-delà les conditions de
la liaison des phénomènes. Loin de représenter un dernier
avatar de l’absolu de la métaphysique, la chose en soi néo-
kantienne est ouvertement présentée comme le lieu de
convergence en trompe-l’œil des tensions multiples de l’être
fini vers l’échappée à lui-même. Jetée-devant (en première
approximation) comme un fuyant massif de transcendance,
elle ne fait qu’aimanter les visées actives d’une immanence
pensée et vécue.
Notons bien, une fois encore, que cette conception ne se
contente pas de déclarer que l’en soi est impensable. Car
cela supposerait qu’il y a un en soi échappant à la pensée ;
qu’il constitue un objet légitime de figuration en première
intention, déclaré en deuxième intention inarraisonnable
par quelque être pensant que ce soit. Le maximalisme néo-
kantien va jusqu’à affirmer que cette procédure est incor-
recte, parce que la figuration est de l’ordre de la féérie ima-
ginative, parce qu’il n’est pas question de commencer par
penser quelque chose comme en soi, si c’est pour annoncer
immédiatement après qu’« elle » est impensable. Afin de
saisir plus intuitivement la différence entre poser un en soi
impensable, et affirmer que nulle chose n’est pensable
comme en soi, il suffit d’en accuser les traits par une fable
analogique. Supposons qu’on déclare que « rien n’est
opposable à la totalité des choses » ; cela n’implique évi-
demment pas qu’il existe une entité appelée « rien », et
encore moins que ce « rien » puisse être caractérisé en
exploitant le fait de l’opposition évoquée puis aussitôt reti-
rée. Semblable à tenir un rien pour quelque chose, l’acte
de penser un impensable est un cas exacerbé du « cercle
corrélationnel », et il se trouve donc repoussé d’emblée, au
94 MAINTENANT LA FINITUDE

nom de cette réduction à l’absurde, par les corrélationnistes


maximalistes d’obédience néo-kantienne.
On est une fois de plus en droit d’en conclure que la
définition du « corrélationnisme fort » proposée par le
matérialiste spéculatif est insuffisamment forte, et que par
conséquent cet adversaire principal qu’il se donne res-
semble à un « homme de paille 1 ». Meillassoux écrit en
effet que le « modèle fort » du corrélationnisme conteste
« jusqu’à la pensabilité de l’en soi 2 ». Et il ajoute qu’un en
soi impensable a un univers chaotique pour modèle objec-
tivé 3. Ces deux énoncés du matérialiste spéculatif ne se
comprennent qu’à condition d’admettre que le corrélation-
niste fort commence par poser une chose en soi, avant de
la déclarer impensable et d’utiliser son impensabilité
comme une base acceptable pour en penser soustractive-
ment les traits. Or, nous venons de voir que les courants
les plus rigoureux du néo-kantisme se gardent justement
de concéder la première étape, et qu’ils échappent par là
au piège qui leur est tendu, à savoir l’invitation à se repré-
senter un en soi comme indispensable image en négatif et
faire-valoir du pour nous.

Remonter vers la chose qu’il y a en soi

Dans le repliement de l’attention de l’épistémologue


kantien vers le germe de l’activité connaissante, vers
l’amont de l’intention qu’elle poursuit, s’annonce pourtant
une possibilité inattendue pour la chose en soi de retrouver
un statut d’existant plutôt que de mirage de l’existence. La
chose en soi, qui a été bannie des dehors où la cherchait
le métaphysicien classique, ne s’aperçoit-elle pas dans les

1. D. Walton, « The straw man fallacy », dans J. van Bentham, F.H.


van Eemeren, R. Grootendorst et F. Veltman (éds.), Logic and Argu-
mentation, North-Holland, 1996.
2. ALF, p. 90.
3. ALF, p. 91.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 95

dedans intimes où se porte le nouvel intérêt du philosophe


transcendantal ? S’étant vu refuser toute similitude avec
l’objet d’une action ou d’un devoir, la chose en soi ne
peut-elle pas être comprise comme la source vive de la
spontanéité d’être et d’agir, comme le moteur occulte de
l’élan éthique de l’homme vers l’établissement d’un ordre
intelligible dans la société et dans son environnement ?
N’aperçoit-on pas dans ce surgissement, comme cela a été
évoqué plus haut à propos de Schopenhauer, le lieu le plus
reculé de la relégation de l’absolu ? Si l’on veut encore
penser, malgré la critique dévastatrice de Kant, que
l’absolu se révèle, il n’est plus question de le concevoir
comme un grand étant chosifié, mais seulement de le res-
sentir comme la poussée vécue d’un devoir-être qui entre-
prend de conformer ce qui est à son propre dessein.
C’est de cette remarque, appuyée sur une lecture privilé-
giée de la Critique de la raison pratique de Kant, qu’a surgi
la révolte romantique contre la clause de finitude énoncée
par la Critique de la raison pure. La pensée rebelle s’est
appuyée sur une exacerbation du geste réflexif de la philo-
sophie transcendantale pour reconnaître la part d’universel
d’une expérience et d’un projet de vie situés quelque part,
après s’être heurtée à la preuve du caractère illusoire de la
pensée d’un univers vu de nulle part. Elle a en quelque
sorte pris l’interdit criticiste à revers, en acceptant de ne
plus chercher l’absolu devant le regard, et en le redécou-
vrant en ses arrières, dans la manœuvre même qui lui a
permis de se reconnaître des bornes. Il en résulte que, pour
la pensée romantique, l’absolu n’est sans doute introuvable
ailleurs que parce qu’il est candidement ici ; parce qu’il ne
se trouve pas sous nos yeux, mais simultanément dans nos
yeux voyants et dans le visible qui en est faussement distin-
gué ; parce qu’il ne se perçoit pas au terme de l’investiga-
tion, mais dans la vibration même de sa poussée ; parce
qu’il n’est pas saisissable dans ce qui est voulu, mais dans
l’impulsion du vouloir. À l’époque du romantisme, l’absolu
ne peut se découvrir que par une « […] coïncidence totale
96 MAINTENANT LA FINITUDE

entre l’être qui cherche et se cherche, et l’être qui est


cherché 1 ».
Ce double motif d’une dilatation de l’être dans l’involu-
tion de l’enquête, et d’une mobilisation du concept
d’absolu jusqu’à en faire l’épreuve d’un processus actuel,
est déployé par tous les idéalismes post-kantiens avec
d’infinies nuances. C’est le cas chez Fichte, qui fait co-
émerger le moi et les choses à partir d’une activité symé-
trique d’auto-position et d’opposition traduisant un effort
vers la liberté. Ou bien chez Schelling, qui considère que
l’égalité d’essence entre le moi et le non-moi, l’accord de
l’intention du sujet avec le cours de la nature, ne sont réali-
sés à aucun moment précis, mais seulement impulsés dans
un projet éthique. Ou encore chez Hegel, pour qui l’esprit
absolu ne peut pas reposer en lui-même conformément à
un fait d’identité, mais se montre à lui-même dans son
développement historique. Ou enfin, à nouveau, chez Scho-
penhauer, qui assimile la chose en soi à l’obscure
« volonté » supra-individuelle éclatant dans toute la nature
sous forme de désir de vivre 2.
En somme, plutôt que de tenter d’expliquer ce qu’il y a,
œuvre qui ne pourrait de toute manière s’accomplir que de
façon factice, en extrapolant hors de son champ de validité
le modèle de la relation légale imposée à la succession des
phénomènes, il s’agit pour le penseur romantique de laisser
la chose même s’auto-dévoiler 3 au lieu où elle se trouve,
c’est-à-dire précisément là où nous nous trouvons, là où
nous vivons ce qu’elle vit. Bien plus qu’une simple affirma-
tion abstraite et désengagée de la « facticité du corrélat »,

1. G. Gusdorf, Du néant à Dieu dans le savoir romantique, Payot,


1983, p. 92.
2. Sur ces rapides aperçus, voir E. Cassirer, Les Systèmes post-kan-
tiens, op. cit., p. 110, 176 et 231 ; J. Rivelaygues, Leçons de métaphy-
sique allemande I et II, Grasset, 1990.
3. « Selon moi, la fonction propre du philosophe consiste à “dévoiler
ce qui est”. Expliquer n’est pour lui qu’un moyen […]. » F.H. Jacobi,
lettre à Hamann du 16 juin 1783, citée par G. Gusdorf, Du néant à
Dieu dans le savoir romantique, op. cit., p. 102.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 97

comme l’entend Meillassoux 1, la thèse de l’idéalisme post-


kantien représente donc une reconnaissance concrète du
plein engagement du penseur dans ce qu’il pense, et d’une
révélation de soi dans son mouvement de penser. Il est vrai
qu’il y a une sorte de contradiction à vouloir exprimer cette
effervescence vécue sous l’aspect d’une thèse, et que cela
explique sans doute une incompréhension dont le matéria-
lisme spéculatif ne saurait être tenu pour l’unique respon-
sable. Mais en dépit de cette contradiction entre l’expression
et ce qui est exprimé, l’intention de la rébellion romantique
post-kantienne demeure parfaitement compréhensible, et
elle exige d’être déployée dans toutes ses conséquences.

La réaction romantique contre les sciences


objectives : le cas de Goethe

Parmi ces conséquences, il faut noter que, s’il représente


bien une effraction en deçà de la pensée de l’objet vers la
source du désir d’objectivité, le romantisme révolutionnaire
post-kantien ne peut que se montrer solidaire d’une réac-
tion anti-scientifique. Du moins s’accompagne-t-il d’un
projet troublant de redéfinir entièrement le sens et les
méthodes de la recherche scientifique, à une époque où
celles-ci commencent à s’affirmer, en conflit larvé avec les
religions traditionnelles, comme de nouvelles valeurs
rédemptrices et comme d’exaltantes promesses d’avenir.
Un modèle intellectuel de cette vision alternative des
sciences, couplée à une vigoureuse dénonciation de leur
méthode, peut être trouvé chez Goethe 2. Selon le poète de
Weimar, la méthodologie scientifique découle d’une erreur
aux conséquences dévastatrices : elle tient pour fondamen-
tal ce qui est dérivé, et pour secondaire ce qui est absolu-
ment existant. Le présupposé de la méthodologie des

1. ALF, p. 52.
2. J.W. Goethe, Traité des couleurs, Triades, 1990 ; voir également
P. Citati, Goethe, Gallimard, 1992.
98 MAINTENANT LA FINITUDE

sciences considère en effet que le phénomène sensible est


seulement une apparence à l’intérieur de nous ; une appa-
rence qu’il faut découper, contrôler, manipuler, et pousser
dans ses derniers retranchements, afin de révéler les
rouages cachés d’une nature tenue pour extérieure. Ici, le
fondement est objectif, et l’expérience dite « subjective » est
supposée en être dérivée ; après quoi l’expérience subjec-
tive, triée et ordonnée, se voit conférer le pouvoir de
remonter au fondement objectif. Or, déclare Goethe un
siècle avant Husserl dans la Krisis, il s’agit là d’une inver-
sion des priorités effectives de l’être au monde. Car, selon
l’ordre vécu qui est seul originaire, c’est le phénomène qu’il
faut prendre comme fait premier, initialement étranger à
toute division du sujet et de l’objet, insensible à tout conflit
entre l’apparence et l’être ; puis il faut saisir ce phénomène
dans toutes ses dimensions, en s’exerçant à le faire varier
selon plusieurs protocoles au lieu de l’abandonner trop tôt
en faveur d’un leurre formel. Aux yeux de Goethe, le proto-
cole de variation scientifique, par décomposition et analyse
instrumentale, est seulement un parmi d’autres, retenu
pour son efficacité technologique au prix de la perte pro-
bable de toute pertinence artistique ou expressive. Le tra-
vail des sciences aboutit à ne plus tant étudier la nature,
que ses fragments 1 artificiellement altérés, canalisés,
démembrés et donc privés de l’unité première que
cherchent à y saisir l’art et le jeu de la participation empa-
thique. Son usage même des mathématiques est biaisé,
puisqu’il en fait un codage symbolique de la partition expé-
rimentale de l’apparaître, au lieu de s’en servir pour
déployer la forme du phénomène inentamé. « Que le scien-
tifique, réagit Goethe, laisse les phénomènes originels dans
leur paix éternelle et dans leur splendeur 2. » S’intéresser à
la nature dans son intégrité exige alors, selon le poète alle-
mand, d’adopter une attitude s’écartant résolument de
1. W. Heisenberg, Philosophical Problems of Quantum Physics,
op. cit., p. 71.
2. J.W. Goethe, cité par W. Heisenberg, Philosophical Problems of
Quantum Physics, op. cit., p. 63.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 99

celle de la science classique, dont l’archétype est la phy-


sique newtonienne.
Les deux changements cruciaux d’attitude qu’exige
Goethe consistent, d’une part, à apprendre à s’inscrire
dans l’apparaître au lieu de s’en distancier, et, d’autre part,
à moduler sa propre manière de percevoir ce qui apparaît
(Wittgenstein l’appelle le « voir-comme 1 »), afin d’appré-
hender intuitivement plutôt qu’abstraitement l’harmonie
de ce qui se montre.
S’insérer dans l’apparaître n’est pas seulement un slogan
littéraire pour Goethe ; c’est la description d’un acte radi-
cal de repositionnement qu’il a lui-même accompli à
l’occasion de ses études optiques, et bien avant cela au
cours de ses rêveries d’esthète voyageur exposé à la splen-
deur de l’Italie et de son ciel limpide. Dans l’optique new-
tonienne, et dans la conception des couleurs qui en résulte,
la place du sujet humain, celle d’un observateur et d’un
expérimentateur, était en quelque sorte décalée et latérale.
La position prescrite à l’observateur était sur le côté du
prisme, ce qui lui donnait à la fois la possibilité d’aperce-
voir l’éventail des couleurs séparées par l’instrument réfrin-
gent, et celle de partager son expérience avec d’autres
chercheurs, à condition de l’avoir préalablement réduite à
son squelette quantitatif. Goethe, en revanche, considérait
que la bonne position à adopter vis-à-vis d’un décor coloré
ou d’un prisme, celle qu’il tenait pour fondatrice, était l’ali-
gnement avec eux, pour ne pas dire l’immersion en eux 2.
L’œil du sujet devait selon lui coïncider avec le trajet des
rayons lumineux, dans une attitude d’accueil direct, et se

1. Le « voir-comme » est un concept issu de Wittgenstein et de la


psychologie de la forme (Gestalt-Psychologie). Il est habituellement
illustré par l’exemple des figures ambiguës, comme celle du « canard-
lapin » de Joseph Jastrow (1863-1944). Selon l’attente et l’orientation
mentale du sujet, cette figure peut être vue-comme canard ou bien
comme lapin. L. Wittgenstein, Philosophical Investigations II, Basil
Blackwell, 1983, §11 p. 194.
2. M. Élie, Lumière, couleurs, nature, Vrin, 1993, p. 33 ; A. Zajonc,
Catching the Light, Oxford University Press, 1995.
100 MAINTENANT LA FINITUDE

passer d’artifices tels que la chambre noire et les écrans qui


permettent un décalage ou un délai dans la perception. De
spectateur détaché chez Newton, le sujet se faisait chez
Goethe acteur du processus optique.
Pour autant, on ne peut pas dire que l’optique de Goethe
soit restée purement subjective, par opposition à celle de
Newton qui serait un modèle d’objectivité. Comme on l’a
déjà signalé, la scission préalable entre le subjectif et
l’objectif ne paraissait pas pertinente à Goethe, tant il est
vrai qu’à ses yeux « […] au dehors vaut ce qui vaut aussi
au dedans 1 ». Il ne lui paraissait donc pas absurde de
revendiquer une forme élargie d’objectivité ayant pour trait
distinctif d’être simultanément engagée dans l’expérience
subjective et dans son aptitude au dépouillement formel.
Contrairement à celle de la physique newtonienne, sa nou-
velle forme d’objectivité ne consiste pas à circonscrire un
objet dont les constituants reconstruits et vidés de toute
qualité sensible sont censés expliquer l’organisation des
phénomènes, mais à adopter un type approprié d’état de
conscience pouvant être enseigné à tous, et grâce auquel
chacun peut voir immédiatement l’unité des phénomènes,
sur un mode global et instantané évoquant la psychologie
de la forme (Gestalt Psychologie 2).
Ceci nous introduit à la seconde composante de la
méthode goethéenne. Quel est donc cet état de conscience
alternatif qui permet de se passer de l’artifice de l’intellect
pour lier entre eux les phénomènes ? Nous avons vu que le
slogan de Goethe face aux phénomènes (ou en eux)
consiste à les « laisser être ». « Laissez les faits eux-mêmes
parler pour leur théorie 3 », et comprenez la théorie selon
son sens grec de contemplation, de regard agrandi capable
d’accueillir des aspects habituellement négligés des phéno-
mènes. On peut lire dans cette consigne un refus catégo-
rique de la prescription opposée que Kant a empruntée à

1. M. Élie, Lumière, couleurs, nature, op. cit., p. 33.


2. H. Bortoft, Goethe’s Scientific Consciousness, Institute for Cultural
Research, 1998, p. 11 et 29.
3. Cité par H. Bortoft, Goethe’s Scientific Consciousness, op. cit., p. 32.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 101

la science expérimentale galiléenne : celle de se conduire


comme un juge forçant la nature à répondre à ses questions
pré-formatées, plutôt que comme un élève réceptif 1, et de
tenir dès lors la théorie pour la structure même du ques-
tionnement. Par contraste avec cette injonction d’activisme
épistémique, le mot d’ordre de Goethe est en effet celui de
la passivité ; mais une passivité cultivée plutôt qu’enfantine,
une passivité vivante qui se donne pour tâche d’élaborer la
capacité d’éblouissement de l’innocence jusqu’à en faire
une vision et une œuvre d’artiste.
Il a été dit précédemment que la rébellion romantique
contre l’épistémologie transcendantale de Kant était du
même coup anti-scientifique, ou au moins que, sur le modèle
de Goethe, le genre de savoir qu’elle favorisait s’inscrivait
en faux contre le canon accepté du système de la pensée
scientifique de son temps. On aurait pu en rester là, si le
devenir même des sciences n’était pas venu bousculer ces
dichotomies hâtives. Tard-venu d’une science physique qui a
obtenu ses plus grands succès passés en délimitant active-
ment ses phénomènes, en décidant de ne pas les « laisser
en paix », en toisant la nature de haut et de loin, Werner
Heisenberg a pourtant fait retour vers Goethe 2 parce qu’il
a eu le sentiment que la démarche distanciatrice des pre-
miers pas de sa science n’était pas universalisable. Arrivé à
sa pointe extrême, remarque Heisenberg, le projet séparateur
de la science classique s’est heurté à ses propres limites. À la
suite d’une physique galiléo-newtonienne qui semblait avoir
parachevé la déconvolution de l’objet et du sujet, s’est édifiée
une physique nouvelle qui a dû revenir sur cet accomplisse-
ment, ou plutôt qui a dû le défléchir sur un plan formel
après en avoir perçu l’impossibilité dans le cadre spatio-tem-
porel 3. Cette physique nouvelle, la physique quantique,
1. E. Kant, Critique de la raison pure, BXIII, dans E. Kant, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 738.
2. W. Heisenberg, Philosophical Problems of Quantum Physics,
op. cit., p. 60.
3. M. Bitbol, « Le corps matériel et l’objet de la physique quan-
tique », dans F. Monnoyeur (éd.), Qu’est-ce que la matière ?, Le Livre
de Poche, 2000.
102 MAINTENANT LA FINITUDE

instancie en effet, selon Heisenberg qui en est l’un des princi-


paux créateurs et interprètes, une variété de connaissance
dans laquelle l’idée même d’une séparation nette entre états
de choses et moyens d’accès s’est auto-dissoute. Il est vrai
que, loin du vœu de passivité contemplative de Goethe, la
physique quantique a prolongé et amplifié l’intervention-
nisme expérimental de la physique classique. Mais à force
de pousser la décomposition de son objet, à force de le frag-
menter jusqu’à ses constituants « atomiques », elle a fini par
être confrontée à des traces énigmatiques qui ne se compor-
taient plus du tout comme des entités indépendantes de leur
procédé de mise en évidence. Il est devenu très difficile à la
physique quantique de continuer à traiter l’expérimentation
comme activité d’un sujet sur une nature pré-objectivée, sauf
à accepter la permanence de ses (trop) fameux « para-
doxes ». C’est pourquoi, selon Heisenberg, on est forcé de
reconnaître qu’une science naissante marquée de traits
néo-goethéens est en train d’effacer le cliché de la science
classique. Une science sachant se contenter d’articuler les
phénomènes immanents entre eux, et reconnaissant l’inextri-
cable implication du sujet dans leur production, est en passe
de remplacer une science cherchant les causes transcen-
dantes des phénomènes après les avoir traités comme s’ils
surgissaient d’eux-mêmes dans la nature.
À force de vouloir dépasser les règles que Kant a élabo-
rées dans le but de rendre raison de la physique newto-
nienne, on a donc fini par en radicaliser l’application : non
seulement, en accord avec le mouvement réflexif de la révo-
lution copernicienne, on s’est aperçu de ce que le contenu
de la connaissance doit à l’activité de connaître, mais on
n’a même plus été capable de soustraire en fin de parcours
cette marque du connaissant sur le connu, on n’a même
plus pu faire comme si le connu était indépendant du
connaissant. En bref, une interprétation épistémologique
plausible du sens de la nouveauté quantique est qu’elle a
rendu plus difficile que jamais d’ignorer la révolution coper-
nicienne de Kant, parce qu’elle a suspendu sine die, à la
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 103

manière de la science goethéenne, la possibilité de la mas-


quer par la clause du « comme si ».

Le matérialisme spéculatif, une synthèse baroque


des révoltes scientifique et romantique

C’est cette odyssée de la philosophie transcendantale,


avec ses formulations initiales et ses antidotes, ses
constantes doctrinales et ses refontes novatrices, sa dialec-
tique de thèses et de contestations internes, ainsi que sa
confrontation mouvementée à un concept de science en
devenir, qu’on doit garder à l’esprit lorsqu’on évalue une
philosophie comme le matérialisme spéculatif, qui prétend
trouver au cœur de sa devancière le moyen de lui échapper
entièrement. Or, à l’aune de ce qui vient d’être exposé sur
l’évolution et les débats de la philosophie transcendantale,
la proposition de Meillassoux s’avère en reproduire à son
insu plusieurs traits historiquement récurrents. Elle cumule
en elle l’inspiration des variétés romantique et scientifique
de révolte contre l’« enfermement » de la lignée kantienne
dans la finitude humaine, en les articulant de manière
inédite, mais sans nulle garantie de cohérence.
Le matérialisme spéculatif emprunte d’abord à la sédi-
tion romantique sa stratégie de prise à revers du paradigme
critique, en recherchant la signature d’un absolu derrière
lui, dans ses coulisses méthodologiques, dans les présuppo-
sitions qu’il ne peut pas manquer d’entretenir et de
défendre. Il cautionne ensuite la protestation scientifique,
avec son exigence de prendre pleinement au sérieux les des-
criptions théoriques comme candidates au titre de repré-
sentations de ce qu’il y a dans la nature, plutôt que de leur
ajouter subrepticement un « codicille 1 » consistant à en
faire l’expression d’une simple relation entre le sujet
connaissant situé et quelque mystérieuse altérité. Il noue

1. ALF, p. 30.
104 MAINTENANT LA FINITUDE

enfin les deux lignes d’argumentation en énonçant la pré-


supposition absolutisante alléguée de la philosophie trans-
cendantale sous forme d’un principe, et en déclarant
extraire de ce principe quelques informations cruciales sur
les caractéristiques du monde même tel qu’il est. Ce faisant,
le matérialisme spéculatif empile l’une sur l’autre la signa-
ture intérieure et la projection extérieure de l’absolu recher-
ché, s’écartant tour à tour des approches romantique et
scientifique après les avoir combinées.
La simple possibilité de cette surprenante figure consis-
tant à associer et à dépasser deux stratégies de révolte anti-
kantienne jusque-là tenues pour antinomiques, ne va
cependant pas de soi. Car, comme nous l’avons signalé
chemin faisant, cette combinaison n’est formulable que
sous la double condition : (1) d’une mécompréhension du
sens de la révolte romantique, qui, loin de se limiter à une
nouvelle figuration de la nature, insistait sur la naturalité
du figurant vivant, et (2) d’une mécompréhension de l’évo-
lution des sciences contemporaines, qui a plutôt radicalisé
que suspendu le geste de la révolution copernicienne au sens
de Kant.
En survalorisant le discours de surface des sciences au
détriment de son travail souvent occulté d’auto-compré-
hension, en se donnant pour objectif de l’affranchir non
seulement du relationnisme mais également de la clause
kantienne du « comme si » (comme si le contenu de la
connaissance était indépendant de la relation à un acte de
connaître), le risque encouru est de passer à côté des recon-
figurations conceptuelles de la recherche scientifique avan-
cée. Ne voyant, comme beaucoup de philosophies
contemporaines, d’autre choix qu’entre une critique mal
informée et une acceptation aveugle du discours exotérique
des sciences, le matérialisme spéculatif paraît avoir opté
pour l’acceptation inconditionnelle, et cédé à une fascina-
tion sans nuances pour ce que donne à voir d’elle-même la
grande œuvre contemporaine. Il semble ainsi méconnaître
que les succès des sciences, en termes de prévision et de
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 105

puissance technologique, reposent sur une tactique consis-


tant à laisser les énigmes de l’épistémologie subsister dans
leurs arrières, où seuls quelques esprits pionniers les
prennent à bras le corps, afin de ne pas ralentir la progres-
sion des savoirs « positifs ». La marque verbale de cette
option de contournement des obstacles épistémologiques
est l’utilisation de la phrase-type « ceci n’est pas un pro-
blème scientifique ». Cette phrase suggère au pire que les
problèmes de fondement de la connaissance ne sont pas
des affaires sérieuses, puisque la méthode scientifique se
rêve en valeur auto-fondatrice, et au mieux qu’en vertu du
choix de cette méthode il est licite de ne pas se laisser para-
lyser par eux aussi longtemps qu’ils n’empêchent pas des
avancées spectaculaires. Cette mise à l’écart volontaire de
certaines préoccupations réflexives convient sans doute à
un chercheur scientifique, mais elle ne devrait pas servir de
prétexte à un philosophe pour se détourner de difficultés
qui relèvent manifestement de sa discipline.

Le matérialisme spéculatif ou l’oubli de l’être-situé

Deux des énigmes résiduelles, mais têtues, qui parsèment


le chantier des sciences, sont soit à peine effleurées, soit
traitées avec légèreté, par le matérialisme spéculatif.
Premièrement, si l’on excepte une remarque marginale 1,
cette doctrine s’est développée en passant complètement à
côté de la révolution quantique et de son effet en retour
sur la théorie de la connaissance. Elle n’a même pas prêté
attention à la lecture de cette révolution proposée par Hei-
senberg, qui conduit à faire perdre au discours scientifique
lui-même la candeur d’un renvoi direct à des « référents
extérieurs 2 ». Il se peut que le matérialisme spéculatif
adhère automatiquement, contre les avertissements de
Bohr et Heisenberg, au projet d’offrir une interprétation

1. ALF, p. 158.
2. ALF, p. 35.
106 MAINTENANT LA FINITUDE

« réaliste » des théories quantiques, et qu’il consente par


avance à toutes sortes de hardiesses intellectuelles pour
cela, mais il ne peut faire l’économie d’une discussion
approfondie sur cette option sans laisser subsister une zone
d’ombre, et donc une grande faiblesse, dans son argumen-
tation.
Deuxièmement, la question du statut et de l’origine de
la conscience dans un monde déclaré matériel, c’est-à-dire
dans un monde intégralement « mort » comme l’assume
Meillassoux 1, est reconnue par lui comme l’une des apories
les plus profondes de la recherche scientifique actuelle.
Pourtant, avant même d’être déployé dans toutes ses consé-
quences, le problème de la conscience se trouve réglé à la
sauvette en invoquant l’« hyper-chaoticité » qui gouverne
le monde, selon la découverte majeure que déclare avoir
faite le matérialisme spéculatif. Si le principe de raison ne
vaut nulle part, lit-on en effet 2, alors même l’apparition ex
nihilo de la conscience est possible. Ici à nouveau, il se peut
que le matérialiste spéculatif voie juste, et qu’en fin de
compte la seule réponse correcte au « problème difficile 3 »
de l’origine matérielle de la conscience soit d’en faire plate-
ment le constat en abdiquant toute prétention à en rendre
raison 4. Mais affirmer cela d’entrée de jeu, sans avoir pris
la peine d’examiner les issues possibles de la plus grande
énigme des sciences de l’esprit, ressemble à de la désinvol-
ture. Le principe de raison peut bien ne pas valoir dans
l’absolu, son absence de validité générale peut même être
paradoxalement la seule certitude absolue dont nous dispo-
sions sur le monde, il n’en reste pas moins que la quête des
raisons sert efficacement de maxime régulatrice dans les

1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative


analysis of the meaningless sign », conférence du 20 avril 2012, Freie
Universität, Berlin.
2. Ibid.
3. D. Chalmers, The Conscious Mind, In Search of a Fundamental
Theory, Oxford University Press, 1997.
4. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, Flammarion, 2014,
chapitre XII.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 107

sciences depuis leur origine ; ces sciences mêmes que


Meillassoux a érigées en modèle de spéculations bien fon-
dées sur le réel. Bien que le matérialiste spéculatif reven-
dique pour le « principe d’irraison » un statut exceptionnel
d’aperçu sur les choses telles qu’elles sont, il ne doit pas
oublier que ce principe ne s’est manifesté à lui que dans
l’interstice d’une procédure exigeante de la raison. L’irrai-
son n’étant ici que le résidu ultime de la poursuite des rai-
sons, ou l’une des révélations de l’enquête sur la source de
la raison, elle ne devrait pas être invoquée comme motif a
priori d’abdiquer où que ce soit le projet de comprendre.
Renoncer à chercher un ordre des raisons dans une ques-
tion aussi délicate que celle de l’origine de la conscience,
ne peut donc se faire qu’au terme d’un long itinéraire de
pensée et de vie, une fois que toutes les options (l’option
matérialiste aussi bien que ses concurrentes) ont été scru-
tées puis réfutées une à une, et une fois accomplie la
conversion existentielle qui donne sens à un tel renon-
cement 1.
Ces deux quasi-omissions du matérialisme spéculatif
pourraient être anecdotiques, et traduire seulement
l’impossibilité d’affronter tous les problèmes à la fois dans
un ouvrage philosophique. Mais on est en droit de soup-
çonner que la sélection des problèmes évités n’a pas été le
fruit du hasard. Car la question de l’interprétation de la
physique quantique et celle de l’origine physique alléguée
de la conscience sont d’une nature extrêmement voisine 2,
et c’est cela qui pourrait avoir entraîné plus ou moins
consciemment leur évitement conjoint. L’une comme
l’autre font en effet signe de façon cryptique mais insistante
vers ce qu’on est en droit d’appeler le « point aveugle » de
la recherche scientifique. De même que le point aveugle du
regard est l’œil, et que le point aveugle de la connaissance
s’identifie au connaissant, le point aveugle des sciences
n’est autre que leur propre source, à savoir la situation du

1. Ibid., chapitre VII.


2. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000.
108 MAINTENANT LA FINITUDE

chercheur qui entreprend de surmonter sa particularité en


direction d’un savoir universel 1.
À force d’être motivés par le projet de formuler une
connaissance communicable, une connaissance qui les
dépasse en tant qu’individus, les chercheurs scientifiques
oublient trop facilement que seule la singularité de leur
situation individuelle est ainsi surpassée, tandis que le fait
partagé d’être situé demeure un présupposé intangible de
leur investigation. Aussi générale et abstraite qu’elle soit,
une théorie ne vaut que par sa capacité à se raccorder en
fin de parcours à la multiplicité réglée des situations habi-
tées et vécues par des expérimentateurs ou des techniciens
concrets. Qu’une théorie scientifique vaille pour quiconque
ne veut pas dire qu’elle vaille sans connexion à personne.
Or, si cet oubli de l’être-situé peut être maintenu assez long-
temps sans trop de conséquences négatives, la recherche
scientifique se heurte de loin en loin à des problèmes inso-
lubles qui manifestent les limites de son attitude de déni.
Le problème de la mesure en théorie quantique et celui de
l’origine physique de la conscience dans les neurosciences
cognitives sont deux de ces problèmes, parmi les plus aigus.
L’un traduit l’oubli de la racine procédurale des phéno-
mènes quantiques, et du statut instrumental de la théorie
quantique, dont la seule capacité est d’anticiper (et d’orien-
ter vers des fins technologiques) les résultats de n’importe
quelle expérimentation effectuable 2. L’autre traduit plus
profondément l’oubli de la précondition expérientielle de
toute connaissance, la négligence du fait massif que l’expé-
rience vécue préexiste à la question sur sa propre origine
aussi bien qu’à toutes les autres interrogations scientifiques
ou philosophiques 3. Affronter les deux problèmes aurait
donc forcé le matérialiste spéculatif à s’interroger sur

1. M. Bitbol et O. Eliasson, Jamais connu, il est le connaissant, Insti-


tut für Raümexperimente, 2014.
2. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
Flammarion, 1996.
3. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, op. cit.
RÉVOLUTION COPERNICIENNE OU CONTRE-RÉVOLUTION… 109

l’oubli du point de départ fini du connaître qui est leur


source commune, alors que sa priorité consiste, loin de cet
intérêt réflexif, à court-circuiter le point de départ situé du
geste connaissant afin de déclore un absolu qui le déborde.
Surmonter ces oublis aurait signifié sa perte.
II

L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT
DE SON ÉNONCIATION

Il n’est pas possible à ce type d’homme ni de


prononcer ni d’énoncer. Car il dit simultané-
ment ceci et non-ceci.
Aristote

« La philosophie est l’invention des argumentations


étranges, à la limite, nécessairement, de la sophistique 1. »
Le trouble est ici reconnu, mais le remède n’est qu’esquissé.
Inévitablement, un argument visant à démontrer par la
pensée l’existence d’un au-delà du pensable, un argument
cherchant à briser de l’intérieur l’enclos du « cercle corréla-
tionnel » en surmontant le sentiment d’évidence qu’il
engendre, éveille le soupçon d’être un procédé sophistique.
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, sa ressem-
blance avec la preuve ontologique de l’existence de Dieu,
qui part du fait qu’on peut penser un être tel qu’il n’y en a
pas de plus grand, pour en inférer l’existence d’un tel être
hors de la pensée 2, est frappante, et une référence appuyée

1. ALF, p. 103.
2. Anselme de Cantorbéry, Proslogion, Flammarion, 1993, p. 42 ;
J. Vuillemin, Le Dieu d’Anselme et les apparences de la raison, Aubier,
1971.
112 MAINTENANT LA FINITUDE

à la démarche de la troisième Méditation métaphysique de


Descartes ne fait que la souligner 1. La récusation de la
composante dogmatique de la preuve, la substitution d’un
principe absolutisé d’expansion des possibles à un étant pris
pour absolu 2, n’atténuent qu’à peine la parenté structurale
des justifications. Ne s’agit-il pas là d’une classe d’argu-
ments irrecevables, et reconnus comme tels depuis plusieurs
siècles ? Le « régime argumentatif original » que reven-
dique le matérialiste spéculatif ne se réduit-il pas à une
simple entorse aux canons certes discutables mais consen-
suels de l’« art du bien raisonner 3 » ?

Une logique de la réception

Pour engager cette enquête, il faut commencer par iden-


tifier ce qui distingue l’argumentation philosophique de la
logique formelle. Comment justifier qu’il ne suffise pas,
pour argumenter correctement en philosophie, de s’assurer
du respect de la syntaxe logique (qu’elle soit intégralement
consistante ou seulement para-consistante), et qu’il faille
plutôt s’y prévaloir de « moyens internes de contrôle des
inférences 4 » ? L’argument philosophique se permet-il des
écarts subreptices par rapport à la règle logique, et a-t-il
recours à des garde-fous additionnels pour rester opérant
malgré cela ?
La réponse à ces questions n’est pas très difficile à trou-
ver. Remarquons d’abord qu’avant sa sur-formalisation
contemporaine, la logique était comprise comme « l’étude
des raisonnements ou inférences, considérés du point de
vue de leur validité 5 ». Étant donné qu’aucune entorse à la

1. ALF, p. 69.
2. ALF, p. 82.
3. ALF, p. 103.
4. Ibid.
5. R. Blanché, Introduction à la logique contemporaine, Armand
Colin, 1968, p. 9.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 113

norme de validité n’est admissible, le seul écart vis-à-vis de


la logique que puisse se permettre la philosophie consiste
à moduler directement le jugement de validité que porte
sur l’argument son destinataire. Ne se limitant pas à une
séquence de symboles strictement engendrés selon un algo-
rithme de concaténation des propositions, l’argument
informel ou philosophique vise à convaincre un auditoire
déterminé ; et l’évaluation de sa validité est elle-même rela-
tive aux prédispositions culturellement ou idéologiquement
variables de cet auditoire 1. Tandis que le dernier mot d’un
procédé d’inférence formelle ou algorithmique consiste en
une chaîne de caractères, le dernier mot d’une argumenta-
tion est l’approbation de son destinataire, sa propension à
dire « oui », son expérience de persuasion, son libre
consentement à transformer sa vision du monde et son iti-
néraire de vie pour les rendre conformes à la conviction
nouvelle qui en découle. Les deux actes que doit dans ces
conditions accomplir l’argumentateur philosophique, par-
delà sa maîtrise des règles élémentaires de la logique et
de ses variantes, consistent à circonscrire un auditoire-cible
défini par le corps de présuppositions qu’il admet, et à
moduler intentionnellement, chez les membres de cet audi-
toire, leur disposition à accepter la validité des arguments
présentés. La logique philosophique est une logique de la
réception (par l’auditoire) au moins autant qu’une logique
de la régulation (des inférences). Si la version la plus étroite
de l’argument ad hominem, celle qui discrédite la thèse
d’autrui en s’attaquant à sa personne, est à juste titre consi-
dérée comme faible et répréhensible, sa version amplifiée,
celle qui s’adresse à des modes d’être et d’agir largement
partagés, en les prenant à témoin ou en les mettant en
demeure de s’accorder avec eux-mêmes, est le principal res-
sort de l’œuvre philosophique depuis son commencement
socratique.

1. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : la


nouvelle rhétorique, Éditions de l’université de Bruxelles, 2009.
114 MAINTENANT LA FINITUDE

Le dialogue et l’argument élenctique

Dès lors, la forme majeure, originellement explicite mais


le plus souvent implicite, de l’argumentation philoso-
phique, est le dialogue avec un interlocuteur qui est invité
à s’avancer dans le champ du discours puis à reconnaître
la faille de son système de croyances. C’est dans cette faille
qui lui est propre, que la thèse concluant l’argument va
pouvoir prendre racine ; et c’est donc spécifiquement à lui,
à ce type (si ce n’est à cet exemplaire) d’interlocuteur, que
s’adresse le processus argumentatif dont l’issue recherchée
est d’emporter son adhésion. Tel est le modèle de l’argu-
ment « élenctique », c’est-à-dire de l’argument par réfuta-
tion selon l’étymologie grecque.
Il faut cependant établir ici une distinction supplémen-
taire. Chez Socrate, qui en est le créateur, ou au moins le
premier virtuose, l’argument élenctique aboutit seulement à
l’aporie, à l’absence constatée de toute voie qui permettrait
à l’interlocuteur de se sortir de l’embarras où le dialogue l’a
plongé. Le terrain d’une conception neuve est ici préparé,
mais il n’est pas immédiatement occupé. Chez Aristote, en
revanche, qui applique l’argument élenctique de manière
rare mais percutante, le but à atteindre est rien de moins
que la fondation absolue d’une thèse. Il s’agit de montrer que
toute personne qui nierait la thèse ne pourrait éviter d’en
faire usage dans sa dénégation même 1, ce qui est réputé la
garantir définitivement contre la critique. De ce genre de
procédé résultent des principes anhypothétiques, c’est-à-dire
des principes fermement démontrés, mais pas dérivés d’une
proposition plus fondamentale considérée comme axioma-
tique 2. Le principe de non-contradiction est l’archétype
d’un tel principe anhypothétique selon Aristote 3, puisque

1. S. Galvan, « A formalization of elenctic argumentation »,


Erkenntnis, no 43, 1995, p. 111-126.
2. ALF, p. 82.
3. Aristote, Métaphysique, G, 3, 1005b 25-30, dans B. Cassin et
M. Narcy, La Décision du sens, Vrin, 1989, p. 125.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 115

toute personne qui le nierait le présupposerait de ce seul fait


afin de soutenir son contraire et non pas lui.
L’argument-maître du matérialisme spéculatif est ouverte-
ment revendiqué comme étant de nature élenctique, à ceci
près que l’ambition du principe anhypothétique résultant,
appelé le « principe d’irraison », est démesurément amplifiée
par rapport à celle du principe aristotélicien de non-contra-
diction. Car ce principe d’irraison est déclaré ne pas concerner
seulement le pensable (c’est-à-dire ce qui est relatif au pen-
seur), mais ce qui existe absolument, indépendamment du
penseur. Il est présenté comme l’énoncé de « l’absolue néces-
sité de la non-nécessité de toute chose 1 ». Pour atteindre ce
but vertigineux, le penseur matérialiste spéculatif interpelle
directement son adversaire corrélationniste, conformément à
la forme dialogique de la plus pure argumentation philoso-
phique. Il use de la deuxième personne des verbes afin de
mobiliser son lecteur et contradicteur potentiel, afin de le
pousser hors de sa forteresse de certitude enclose par la
muraille du « cercle corrélationnel », afin de le forcer à énon-
cer clairement en quoi consiste cette certitude et de le prendre
alors en flagrant délit d’auto-contradiction.
Le contradicteur corrélationniste est désigné par son
nom générique, par le nom anonyme de l’autre qu’est le
« vous » de la deuxième personne de politesse 2, puis il est
appelé à s’asseoir sur la sellette du tribunal philosophique
et à s’y défendre s’il le peut ; il est littéralement sommé de
prendre position, une position qui a été préparée d’avance
pour lui, et dont il doit réaliser bien vite qu’elle est inte-
nable. La position-traquenard présentée au corrélationniste
comme la sienne, consiste à affirmer que le pensable ne l’est
que pour nous, à présupposer par là une distinction entre
le pour-nous et l’en-soi, et par conséquent à devoir penser
un en-soi, fût-ce à son corps défendant. Le piège semble
ainsi s’être refermé sur le corrélationniste, puisqu’il a dû

1. ALF, p. 83.
2. ALF, p. 80.
116 MAINTENANT LA FINITUDE

avouer que sa propre thèse de la relativité de la connais-


sance n’est concevable que sur fond d’un absolu-objet
assumé comme tel.

Première parade contre l’argument élenctique


matérialiste : suspendre le discours sur l’absolu

Il serait dans un premier temps assez facile de parer


l’argument élenctique du matérialiste spéculatif en signa-
lant, comme au chapitre I, que bien des corrélationnistes,
parmi ceux qui sont interpellés par un pronom à la
deuxième personne, n’ont justement pas la faiblesse ou la
naïveté de soutenir cette position caricaturale ; que le pour-
nous n’appelle pas chez les corrélationnistes conséquents
(de type néo-kantien) un en-soi auquel il s’oppose ; que
leur relativisation du connu à un « nous » fini signale seule-
ment que la structure interne de la connaissance est ana-
logue à celle qui résulterait (au conditionnel irréel) de
l’approche d’un objet en soi par un être situé 1. Il serait
ensuite aisé de poursuivre le désamorçage du procédé
élenctique utilisé par le matérialiste spéculatif, en montrant
que le corrélationniste radical, alors même qu’il semble pré-
supposer subrepticement un en-soi, se contente de prêter
cette croyance à son adversaire métaphysicien et de l’enfer-
mer ainsi dans le paradoxe d’un cercle corrélationnel :
« vous dites pouvoir penser un en-soi, mais alors ce pré-
tendu en-soi est en vérité pour-vous-pensant ! ». En bref,
contrairement à l’imputation du matérialiste spéculatif, les
corrélationnistes radicaux n’assument pas l’en soi, mais se
contentent de nommer ainsi une thèse qui n’est pas la leur,
et de l’attribuer à quelqu’un d’autre pour faire fonctionner
leur propre variété d’argument élenctique.
On doit cependant se garder de toute précipitation. Ce
qui vient d’être dit n’implique pas que les corrélationnistes

1. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., dont le chapitre II est


consacré aux « critères “internes” de relativité ».
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 117

radicaux doivent récuser toute forme d’absolu. Simple-


ment, selon eux, l’absolu ne saurait être un thème de
connaissance ou de pensée par principes, et encore moins
un terme à mettre en opposition réelle avec un autre (le
relatif). Il se contente de rôder comme le milieu inaperçu
où baigne toute aperception, comme l’évidence d’une
simple actualité inopposable à quoi que ce soit d’autre. Les
corrélationnistes radicaux reprochent aux métaphysiciens
et aux matérialistes spéculatifs de chercher à parler de
l’absolu en instituant un écart, un différé infinitésimal entre
le nommant et le nommé, alors qu’« il » se déploie en ce
moment même au cœur de leur gestuelle fluente, dans le
jaillissement de leur parole, et que gesticuler vers « lui », ou
bien chercher à « en » parler, revient dès lors à le manquer.

Deuxième parade contre l’argument élenctique


matérialiste : l’argument méta-élenctique

Le défaut de cette première parade opposée à l’argument


du matérialiste spéculatif est d’être trop défensive, parce
qu’elle cherche à l’étouffer dans l’œuf comme s’il fallait
craindre son plein déploiement ; et trop subtile également,
parce qu’elle fait place à une approche non-conventionnelle
de l’absolu qui risque, tant qu’elle n’est pas comprise, de faire
crier victoire à un adversaire qui guette la moindre conces-
sion. Au lieu, donc, de chercher à bloquer l’argument élenc-
tique du matérialiste spéculatif dès sa source, en se
démarquant de la position que celui-ci lui attribue, le corréla-
tionniste serait mieux inspiré de laisser cet argument s’exposer
jusqu’au bout, et de prouver alors que son énonciateur se
débat lui-même dans une forme d’auto-contradiction qu’il ne
parvient pas à identifier. Cette stratégie alternative peut être
qualifiée d’argumentation méta-élenctique. Elle consiste à
montrer qu’un philosophe ayant réussi à nier la thèse de son
adversaire en employant l’argument élenctique contre lui, pré-
suppose parfois cette thèse niée dans la mise en œuvre même
118 MAINTENANT LA FINITUDE

de cet argument. Mais pour parvenir à ce retournement


contre-réfutant, quelques étapes préparatoires, faisant droit à
des analogies soigneusement choisies, ne seront pas de trop.
L’argument élenctique, nous l’avons vu, vise à saisir son
destinataire dans le geste de soutenir une thèse, et à lui
faire soudainement réaliser que ce geste suppose son anti-
thèse. Le destinataire de l’argument est ainsi soupçonné de
ne pas savoir ce qu’il pense, de le penser de manière invi-
sible à ses propres yeux, et d’avoir besoin d’une mise en
scène dramatique, comme celle du dialogue socratique,
pour s’auto-révéler. Sa pensée secrète, sa présupposition
essentielle, est en quelque sorte transparente pour son
regard entièrement projeté vers la thèse qu’il affirme. Seule
la secousse créée par le dialogue élenctique vient troubler
cette transparence, et manifester ce à travers quoi ce regard
de la connaissance doit nécessairement passer pour en arri-
ver à ses certitudes.

Analogie avec un débat en philosophie de l’esprit :


conscience et transparence cognitive

Ici peut intervenir l’analogie annoncée. La transparence


qui vient d’être évoquée est remarquablement semblable à
celle que plusieurs philosophes de l’esprit d’obédience ana-
lytique et physicaliste attribuent aux prérequis fonctionnels
ou matériels des états mentaux. Selon eux, seul le contenu
des états mentaux se montre de manière patente, tandis que
le déroulement cognitif ou neuroélectrique complexe par
lequel ce contenu est élaboré est imperceptible. Il en résulte
que nous voyons les choses à travers le fonctionnement
cérébral sans même soupçonner que ce dernier est à
l’œuvre, et que nous accordons naïvement une réalité
immédiate à l’expérience subjective qu’il laisse filtrer. Notre
expérience vécue est déclarée nous mentir par omission,
puisque son caractère représentationnel, aussi bien que les
instruments physiologiques par lesquels s’élabore cette
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 119

représentation, sont ignorés par elle au profit de son


contenu 1. Le spécialiste de sciences neurocognitives aurait
alors pour mission de dévoiler le processus de traitement
de l’information qui sous-tend de manière invisible le flux
des contenus mentaux, de la même manière que le matéria-
liste spéculatif exerçant son art élenctique a pour mission
de dévoiler la toile agissante des présupposés latents qui
sous-tendent la thèse corrélationniste, et la mettent en
péril.
Cette version de la doctrine de la transparence est cepen-
dant tronquée. Son incomplétude démontre que le philo-
sophe analytique de l’esprit, qui la propose, commet à son
corps défendant une négligence encore plus subtile que
celle qu’il dénonce. La nature de ce qu’omet la version
actuellement la plus courante de la thèse de la transparence
épistémique est facilement visible dans la formulation ori-
ginelle de cette thèse par George Edward Moore. Selon
Moore, ce qui est assez transparent pour demeurer complè-
tement indétectable lorsqu’une chose ou une qualité (par
exemple une couleur) se montre, n’est autre que la monstra-
tion elle-même, autrement dit la conscience au sens large 2.
La conscience, remarque-t-il, est ce qui est commun à la
sensation du bleu et à celle du vert, mais elle reste générale-
ment ignorée dans l’une comme dans l’autre, à la manière
d’une vitre diaphane. Ou encore, pour reformuler cette idée
à la manière de Michael Tye, le bleu et le vert sont éprouvés
comme autant de qualités des surfaces d’objets, et non pas
comme des aspects de l’expérience consciente 3, laquelle
demeure à cause de cela dans l’angle mort de la connais-
sance.

1. T. Metzinger, Being No One, MIT Press, 2003, p. 170.


2. G.E. Moore, « The refutation of idealism », Mind, no 12, 1903,
p. 433-453.
3. M. Tye, « Representationalism and the transparency of expe-
rience », Noûs, no 36, 2002, p. 137-151 ; M. Tye, « Transparency, qualia
realism, and representationalism », Philosophical Studies, no 170, 2014,
p. 39-70.
120 MAINTENANT LA FINITUDE

Redoublons d’attention à ce stade, car les répercussions


de cette analyse élémentaire sont potentiellement immenses.
Selon l’analyse qui vient d’être exposée, la conscience doit
être dite transparente à tous ses contenus, que ceux-ci soient
formels ou qualitatifs. Elle doit en particulier être dite trans-
parente à la théorie selon laquelle des « mécanismes » neuro-
biologiques sous-tendent la conscience et les processus
cognitifs tout en demeurant ignorés des êtres conscients et
connaissants. Ainsi, la clause habituelle de transparence
doit-elle être redoublée, avec pour conséquence une inver-
sion de l’argument qui s’appuie sur elle. Car le neurophilo-
sophe qui nous alerte sur le mensonge par omission de
l’expérience consciente, accusée de nous laisser ignorer son
substrat neurocognitif, se rend coupable d’un autre men-
songe par omission ; un second mensonge rendu peut-être
encore plus indétectable, par sa situation en amont du précé-
dent. Le neurophilosophe omet l’acte même de sa
conscience qui lui sert maintenant à reconnaître que les
consciences sont ignorantes de leur « base neurobiolo-
gique ». Et il passe ainsi à côté d’un fait capital pour l’issue
du débat sur l’origine de la conscience : que toute doctrine
du caractère secondaire ou dérivé de la conscience phénomé-
nale, ou de l’expérience pure, a pour présupposé inaperçu la
primauté ou l’immédiateté de l’opération de conscience qui
la pose 1.

À qui revient le dernier mot, entre les arguments


élenctique et méta-élenctique ?

La question de savoir laquelle de ces deux omissions, réci-


proques l’une de l’autre, doit se voir accorder la priorité
dans la réflexion philosophique sur le statut de la conscience
est a priori délicate à trancher. Car la réponse qu’on incline
à lui donner dépend étroitement de l’état de conscience dans
lequel on se trouve (ou qu’on se donne comme état référence

1. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, op. cit., p. 432.


L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 121

pour valider un jugement 1). Si cet état équivaut à l’« atti-


tude naturelle » au sens de Husserl, c’est-à-dire à un geste
systématique de visée d’objets constants et de formes de
pensée stables par-delà le divers de l’expérience, le second
oubli ne sera même pas remarqué, tandis que le premier
sera constamment mis en évidence. Car, dans cet état de
conscience ordinaire, l’attention se précipite vers l’avant,
vers sa propre représentation, au lieu d’être retenue en sa
source vive ; avec pour conséquence qu’une certaine repré-
sentation, celle d’un processus cérébral, se trouve automati-
quement érigée en principe d’explication de tous les aspects
de l’activité mentale qui lui sont empiriquement corrélés, y
compris de l’acte de conscience par lequel on se représente
actuellement le fonctionnement du cerveau. Au contraire, si
l’état de conscience de référence est suspensif et réflexif, à la
manière de celui que demande la phénoménologie, le pre-
mier oubli (celui du processus neurocognitif) sera considéré
comme marginal au regard du second oubli (celui de l’acte
de conscience présent). En effet, lorsque l’épochè phénomé-
nologique est pleinement accomplie, l’attention bascule de
l’objet vers l’acte perceptif ou intellectuel qui le vise, de la
teneur de la représentation vers le fait présent de son pou-
voir de persuader ; et c’est alors la conscience à l’état nais-
sant, celle en laquelle tout se montre, y compris la
représentation théorique du cerveau transparent, qui devient
l’axe effectif de toute pensée élucidante d’elle-même.
Faut-il alors s’avouer incapable de trancher, et laisser la
question en suspens sur un mode relativiste ? Doit-on se
contenter de dire que la question du statut de la conscience
n’a de réponse que relative à l’état de conscience de qui la
soulève ? Il est possible de surmonter cette indécision, à
condition de forcer l’issue par une augmentation de la pres-
sion du dialogue élenctique. Comparons dans ce but un
échange qui mettrait le partisan de la transparence du pro-
cessus neurocognitif en demeure de se justifier, avec un
autre échange qui inverserait les rôles en soumettant un

1. Ibid., p. 201.
122 MAINTENANT LA FINITUDE

phénoménologue au questionnement socratique. Le pre-


mier type d’échange aurait pour but de faire réaliser à un
chercheur en sciences cognitives que sa thèse (ouverte ou
latente) sur l’origine neurobiologique des processus men-
taux et de la conscience est portée à l’instant précis où il
la soutient, c’est-à-dire dans le présent vivant de cette étape
du débat, par un épisode d’intime conviction éprouvée et
consciente d’elle-même. Le second type d’échange se ver-
rait assigner pour mission de faire comprendre à un phéno-
ménologue que les contenus de son expérience à peine
échue, étant corrélés au fonctionnement silencieux de son
appareil neurocognitif (voire stimulables par une interven-
tion sur lui), tout se passe comme s’ils n’étaient que la face
apparente de ce fonctionnement. À ce stade, rien ne semble
avoir évolué dans le match nul qui opposait les défenseurs
de l’une et de l’autre transparence : la transparence du
fonctionnement neurobiologique (qui ne laisse voir que des
contenus de conscience), et la transparence de la conscience
actuelle (qui ne laisse voir que ses représentations, y
compris celles de la neurobiologie). Rien n’a franchement
changé, parce que l’un des protagonistes du débat a réalisé
le contraire de ce que l’autre a compris.
Pourtant, si chacune des deux parties en présence est
vraiment poussée dans ses derniers retranchements, et si
la différence entre réaliser et comprendre est pleinement
exploitée, le résultat de la transaction verbale a toutes les
chances de les départager.

Contradiction pensée et contradiction vécue


Le phénoménologue, pour commencer, est convié par
son contradicteur à prendre du recul par rapport à l’aveu-
glement de l’instant, et à surmonter l’évidence nue de
l’expérience qui l’habite, pour finalement donner l’assenti-
ment de sa raison à l’explication neurocognitive de son état
mental, voire à la perspective lointaine d’un compte rendu
neurocognitif du fait d’être conscient. Le mouvement que
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 123

le phénoménologue se voit invité à accomplir pour cela


consiste en un décollement délibéré à l’égard de ce qu’il
vit, en un décalage temporel et sémantique entre ce qu’il
sait immédiatement être et ce qu’il conçoit formellement
comme étant lui. Pour admettre la contradiction dont on
l’accuse, entre les positions scientifico-rationnelles qu’il
partage avec son milieu culturel, et ses déclarations pré-
rationnelles de primauté effective de la conscience, le phé-
noménologue doit en somme entreprendre de différer de ce
qu’il est (un flux vécu incarné), et de rejoindre en pensée ce
que sa représentation le dit être (un système neurocognitif
objectivé).
La situation est bien différente lorsque la cible de
l’échange élenctique est le chercheur en sciences cognitives.
Car, au cours du dialogue, ce dernier se trouve reconduit
avec force là même d’où il avait voulu éloigner le phénomé-
nologue, puis acculé en ce point comme dans son ultime
réduit. Aucun espace ne lui est laissé en amont de la réali-
sation soudaine que sa thèse physicaliste, étayée par un
long processus théorético-expérimental dont il se souvient,
n’est justement autre, à ce moment précis, qu’une thèse
assumée, qu’une conviction fermement vécue, qu’un
contenu de conscience associant la mémoire et la projec-
tion. Son interlocuteur phénoménologue le prive de toute
échappatoire vis-à-vis de l’aperception presque suffocante
de lui-même comme être-présent. Il le force à reconnaître
en un éclair la différence entre ce qui se tient là en chair et
en os, à savoir son expérience actuelle de persuasion, et ce
qui est simplement là-bas, plus loin, en l’occurrence la
teneur de la thèse physicaliste dont il est persuadé.
Autrement dit, la toile de contradictions dans laquelle le
chercheur en sciences cognitives se trouve pris par le jeu
d’un argument élenctique, est serrée bien plus étroitement
que celle qui enferme le phénoménologue. Il est vrai que le
phénoménologue ne peut guère assumer dans un discours
théorique la contradiction intellectuelle entre les connais-
sances scientifiques qu’il partage avec sa civilisation, et son
affirmation de la primauté de la conscience (qu’il lui faut
124 MAINTENANT LA FINITUDE

bien nommer, et même faire semblant de représenter, pour


pouvoir énoncer une proposition à son propos). Mais, de
son côté, le chercheur en sciences cognitives ne peut littéra-
lement pas vivre la contradiction flagrante entre l’affirma-
tion de la secondarité ontologique de la conscience et le
fait sur-évident que cette affirmation est portée par un acte
présent, manifestement premier, de conscience. Que le phé-
noménologue puisse tenir sa position sans se laisser intimi-
der par l’argument élenctique à base discursive qui lui est
opposé, n’a rien de choquant, car il lui suffit pour la
défendre d’éviter d’en faire une doctrine métaphysique ou
une proposition scientifique, et de la présenter comme une
règle de vie, une attitude ou une modalité d’être. Mais que
le chercheur en sciences cognitives persiste à affirmer dis-
cursivement sa thèse malgré le conflit insoutenable que
l’argument élenctique le force à ressentir dans l’éclat pré-
sent de sa manifestation, n’est rendu possible que par une
sorte de schizophrénie temporelle, par une échappée de soi
hors de l’instant à peine supportable de la contradiction
vécue, par une division entre l’être actuel du chercheur et
son personnage rationnel retardé, par une hypervalorisa-
tion culturellement encouragée du masque rationnel au
détriment de la personne entière.
Les deux genres de penseurs se retrouvent donc dans
des situations bien différentes à l’issue de la confrontation
d’arguments élenctiques à laquelle ils se sont livrés. L’un
des deux, le phénoménologue, a été mis en difficulté dans
le champ du discours par la tension qui semble persister
entre les présupposés de sa discipline et l’assentiment
rationnel qu’il ne peut refuser aux théories, expérimentale-
ment étayées, de la neurobiologie. Il peut toutefois conti-
nuer à soutenir sa position en commençant par faire
retraite du terrain discursif vers le terrain plus universel du
vécu, puis en tirant les enseignements de ce repli initial
sous la forme d’un contre-discours : celui qui fait de la
science (y compris neurobiologique) le fruit d’une opéra-
tion de constitution d’objectivité accomplie par des êtres
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 125

conscients incarnés et dotés d’instruments. L’autre, le cher-


cheur en sciences cognitives, est parvenu à mettre provisoi-
rement en échec son adversaire en lui représentant la
transparence du processus neurocognitif. Mais, à l’issue de
l’argument méta-élenctique dirigé contre lui, ce chercheur
a ensuite été forcé de reconnaître qu’il suppose la primauté
effective de sa conscience actuelle au moment précis où il
déploie une représentation scientifique du caractère secon-
daire de la conscience en général. S’il choisit malgré cela
de ne rien changer à sa position, il ne le fait qu’au prix
d’une immense fracture existentielle qui ne cesse de faire
écho en lui, et que notre civilisation perpétue à chaque fois
qu’elle accorde la priorité à la vision objectiviste-écono-
mique de ses projets de transformation de la condition
humaine, au détriment de leur vision éthique-personna-
liste : la fracture que ressent un être vivant lorsqu’il s’est
aliéné de lui-même au profit d’une figuration réifiée de la
vie.

Une stratégie méta-élenctique


contre l’argument-maître

C’est ce modèle du recouvrement d’un argument élenc-


tique par un argument méta-élenctique que nous allons
maintenant transposer à l’argument-maître du matérialiste
spéculatif. L’argument-maître étant de nature élenctique,
puisqu’il vise à réfuter la position du « corrélationniste »
en lui extorquant l’aveu de son auto-contradiction, ne
pourrait-on pas montrer que le matérialiste spéculatif pré-
suppose une forme de corrélation plus invisible mais plus
générale encore que celle dont il veut délivrer son adver-
saire ? Le matérialiste spéculatif ne serait-il pas mis ainsi
face à une contradiction insoutenable, parce qu’immédiate-
ment vécue, analogue à celle qui vient d’être opposée à la
doctrine spontanément réductionniste de nombreux cher-
cheurs en sciences neurocognitives ? À supposer que ce
126 MAINTENANT LA FINITUDE

résultat soit atteint, la conséquence en serait considérable


pour l’histoire de la pensée philosophique. Car il s’avérerait
que le « corrélationnisme » ne peut être mis en demeure
d’auto-contradiction par un adversaire qu’à condition que
ce dernier s’auto-contredise d’une manière encore plus
insurmontable que lui dans le geste même d’argumenter ;
et cela, cette capacité à retourner contre lui l’argument de
son plus subtil adversaire, confèrerait une stabilité inédite
à la famille de doctrines issue du retournement kantien.
Pour prendre la mesure de ce qui se joue ici, il faut faire
un bref détour par le programme particulièrement ambi-
tieux qu’a assigné Fichte à la philosophie. Selon ce philo-
sophe post-kantien inaugural, les seules propositions
susceptibles de passer pour validées en philosophie sont
celles qui ont surmonté avec succès le test de leur absence
de contradiction avec l’acte conduisant à les énoncer 1.
Mieux, la philosophie pourrait se définir selon Fichte
comme le corps des propositions dont le seul critère de
validation est ce genre d’agrément interne entre l’énoncé
et ses conditions d’assertabilité. Ici, philosopher consiste à
avancer des propositions n’ayant pas pour critère de mise
à l’épreuve leur accord avec un objet, mais plutôt leur
concordance avec l’acte même de les soutenir 2. Une telle
clause d’auto-congruence circonscrit un domaine discursif
très étroit, pour ne pas dire abstrait et raréfié, mais qui,
étant tenu pour inattaquable, est considéré du même coup
comme fondateur. Par contraste avec cette stricte condition
de clôture prenant la forme d’un retour du discours sur lui-
même, toute thèse philosophique plus ample s’ouvrant sur
un objet visé ou conçu, toute doctrine dite « transitive »
parce qu’elle traverse inattentivement son propre processus
de formation dans l’espoir de raconter le monde, est vouée
à la fragilité et en fin de compte à la réfutation. La philoso-
phie courante, aux penchants métaphysiques, n’est en effet
1. I. Thomas-Fogiel, Fichte, Vrin, 2004, p. 79 ; voir également
I. Thomas-Fogiel, Critique de la représentation, Vrin, 2000 ;
I. Thomas-Fogiel, Référence et autoréférence, Vrin, 2006.
2. I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit., p. 66.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 127

qu’un « savoir dérivé », au regard du « savoir du savoir 1 »


en quoi consiste la philosophie consciente d’elle-même que
Fichte appelle de ses vœux. Or, « il y a […] dans tout savoir
dérivé […] une contradiction pure et absolue entre le faire
et le dire 2 ». Un tel savoir ne fait pas que risquer la contra-
diction entre ce qui est dit (le contenu du discours) et ce
qui est fait (l’acte de discourir et de penser) ; il s’y heurte
pour ainsi dire inéluctablement en raison de la distance
qu’il instaure vis-à-vis de ses propres racines. Seule la phi-
losophie réflexive est capable de se trouver un « point
fixe », un « résultat fixe 3 », c’est-à-dire un noyau de propo-
sitions qui résistent au test suprême de l’application de leur
prescription à elles-mêmes.
Revenons alors à la thèse du matérialisme spéculatif, qui
n’a pu prendre son essor qu’à partir d’une démonstration
élenctique du conflit entre le dire et le faire dans lequel
s’enferre son contradicteur « corrélationniste ». Ne lui
manque-t-il pas, pour être validée à partir de là, une preuve
complémentaire de sa propre auto-congruence ? Et si elle
ne peut pas donner une telle preuve, si, au contraire, elle
se montre également vulnérable à une forme d’auto-contra-
diction à l’issue d’une preuve élenctique, comment faire la
part des choses entre les deux thèses en présence, corréla-
tionniste et matérialiste spéculative ? Faut-il simplement
renvoyer les deux dos à dos, ou bien est-on en droit
(comme cela a été suggéré précédemment à propos de la
conscience) de faire pencher la balance de la crédibilité
d’un seul côté, au nom d’une échelle de puissance des réfu-
tations ?

1. I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit., p. 92.


2. J.G. Fichte, La Théorie de la science, exposé de 1804, Aubier, 1967,
p. 185 ; I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit., p. 164.
3. J.G. Fichte, La Théorie de la science, exposé de 1804, op. cit., p. 170,
185. L’analogie avec le « point fixe » des fonctions en mathématiques
est ici évidente. Le point fixe d’une fonction est celui où la valeur de
la fonction coïncide avec celui de sa variable : f(x) = x. Par exemple,
la fonction f définie par f(x) = x2 − 3x + 4 admet 2 pour point fixe,
car 22 − 3 × 2 + 4 = 2, ou f(2) = 2.
128 MAINTENANT LA FINITUDE

Contradiction performative
et contradiction pragmatique

Afin d’évaluer cette dernière option, il faut analyser avec


le plus grand soin le mode de fonctionnement des réfuta-
tions permises par le dialogue de type socratique, et pour
cela établir une hiérarchie précise des contradictions qu’il
fait ressortir. On trouve, dans un texte de Meillassoux 1,
une ébauche de cette hiérarchie, puisqu’il y est question
d’une différence entre la traditionnelle « contradiction per-
formative » et une « contradiction pragmatique » d’inten-
sité plus élevée. La contradiction performative, dénoncée
par Aristote chez ses adversaires sophistes et héraclitéens,
puis théorisée comme axe du transcendantalisme pragma-
tique chez Karl-Otto Apel 2, équivaut à un conflit entre le
contenu d’une proposition énoncée à voix haute, en public,
et l’acte de son énonciation. Un exemple très simple de ce
genre de contradiction est offert par quelqu’un qui dirait :
« je ne sais pas parler ». Un autre exemple, plus intéressant
pour les questions fondationnelles de la philosophie, serait
donné par quelqu’un qui soutiendrait devant témoins : « il
n’y a pas de vérité ! » ; car cette proposition, étant soute-
nue, se voit implicitement revendiquée comme une vérité.
La contradiction pragmatique, pour sa part, est à la fois
plus intime et plus forte, puisque, si elle oppose aussi le
contenu d’une proposition et un acte, ce dernier n’a même
pas à être public : il peut s’agir d’un acte purement mental.
L’exemple proposé, dérivé du cogito cartésien et augusti-
nien 3, mais pas strictement identique à lui comme nous

1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative


analysis of the meaningless sign », loc. cit.
2. K.-O. Apel, « La question d’une fondation ultime de la raison »,
Critique, no 413, 1981, p. 895-928.
3. « Puisque je suis si je me trompe, comment puis-je me tromper en
croyant que je suis […] ? » Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 26,
dans Saint Augustin, Œuvres II, Gallimard, « La Pléiade », 2000,
p. 458.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 129

allons le voir, est celui de quelqu’un qui penserait dans son


for intérieur « je n’existe pas ». La pensée de ne pas exister,
exprimée dans cette proposition, est incompatible avec le
fait (existant) de la penser.
Le cercle corrélationnel est considéré comme un argu-
ment de cette nature, comme une instanciation de la
contradiction pragmatique. Il consiste à mettre en évidence
le conflit qui mine la pensée des philosophes soutenant
quelque variété de « réalisme externe » ; un conflit qui
saute aux yeux, redisons-le, dès que les « réalistes
externes » déclarent pouvoir penser une réalité indépen-
dante de toute pensée. Mais, une fois identifiée cette pre-
mière contradiction pragmatique de sa position, le
matérialiste spéculatif affirme pouvoir la recouvrir et
l’annuler par une autre contradiction du même ordre. Le
corrélationniste radical, pris comme adversaire de réfé-
rence, est confronté dans ce but à une famille de thèses
« subjectivalistes » qui a fleuri durant l’ère du corrélat, et
dont l’archétype est représenté par les idéalismes post-kan-
tiens. Selon les subjectivalismes, en admettant, conformé-
ment au cercle corrélationnel, que « la pensée ne peut pas
penser l’absolu (indépendant d’elle) », il reste que « la
pensée peut considérer la pensée comme l’absolu 1 ». S’il
souhaite se démarquer du subjectivalisme ainsi défini,
après s’être démarqué du réalisme externe, le corrélation-
niste radical est condamné à admettre que l’absence de
pensée est pensable, c’est-à-dire que la pensée n’est pas
nécessaire et ne saurait donc pour sa part constituer un
absolu. Mais alors, qu’il l’ait voulu ou non, il s’est extrait
par ce biais de la sphère de ce qui est corrélé à la pensée,
et a avoué dans la foulée une contradiction pragmatique
avec sa thèse initiale. En se laissant prendre au piège de
cette manière, le corrélationniste radical offre un fil spécu-
latif précieux au matérialiste, puisque celui-ci peut s’empa-
rer de sa concession en élevant au rang d’un nouvel absolu

1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative


analysis of the meaningless sign », loc. cit.
130 MAINTENANT LA FINITUDE

la facticité elle-même 1, ce « pouvoir-être-autre de toute


chose 2 » que le corrélationniste n’a pas pu éviter d’étendre
à la pensée, et donc à la corrélation avec la pensée. En
d’autres termes, l’ultime absolu du matéraliste contempo-
rain est saisi au vol dans le geste même que fait son adver-
saire archétypal pour le nier ; et c’est ce geste également
qui est extrapolé pour peindre les contours supposés du
monde tel qu’il est en lui-même : un monde où la seule
nécessité absolue étant celle de la contingence, la seule
« loi » qui demeure est celle de l’hyper-chaos.
Nous sommes bien ici dans le cas où un argument élenc-
tique prétend en neutraliser un autre formulé antérieure-
ment. Le problème est que le corrélationniste radical risque
de ne pas être convaincu par cette manœuvre pour deux
raisons, profondément liées l’une à l’autre.
Premièrement, sa position et celle des doctrines dont il
cherche à se démarquer sont caricaturées, comme cela est
inévitable dans un dialogue où il faut mettre en demeure
les thèses en présence de montrer leur partialité. En parti-
culier, le subjectivalisme, que le corrélationniste radical est
censé avoir dans sa ligne de mire, est assimilé à l’absolutisa-
tion d’une pensée personnelle, d’une pensée liée à l’exis-
tence d’êtres humains concrets. Les traits dont il est affublé
sont très proches de ceux d’un « idéalisme subjectif 3 », qui
n’a sans doute jamais été soutenu sous cette forme étroite
dans l’histoire de la philosophie, mais dont l’appellation a
seulement été lancée comme un instrument polémique par
certains philosophes contre leurs adversaires contempo-
rains 4. À partir du moment où cette caricature est aban-
donnée, et où l’absolutisation substitutive du subjectivaliste

1. ALF, p. 72.
2. ALF, p. 75.
3. ALF, p. 78.
4. « Idéalisme subjectif » est le nom que Schelling et Feuerbach don-
naient à la doctrine de Fichte, qui ne l’a pas adopté pour sa part. Voir
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses
universitaires de France, 1968, p. 439.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 131

(celle du fait de la corrélation plutôt que de l’en-soi sup-


posé corrélé) perd ses limitations empiriques, la motivation
qu’a le corrélationniste radical de vouloir la réfuter dimi-
nue considérablement. Tout ce qu’il a à faire, au lieu de
s’enferrer dans le schéma de réfutation qu’a prévu le maté-
rialiste spéculatif pour lui, consiste à éviter la réification de
l’absolu idéaliste postulé par le subjectivaliste parodique,
et à envisager au lieu de cela un absolu d’immersion, un
être-dans-l’absolu, autrement dit le fait qu’il participe lui-
même d’un absolu. Redisons-le : un tel absolu vécu n’a pas
à être objectivé, pas même à être nommé (par opposition
à quoi ?), mais simplement habité, reconnu en silence ; et
s’il n’est ni nommé ni pensé, mais pour ainsi dire traversé,
à quel titre pourrait-on se positionner par rapport à lui, en
réfuter le concept (inexistant), ou bien se contredire prag-
matiquement en le posant à la dérobée sous couvert de le
récuser ?
Deuxièmement, le genre de contradiction dans lequel on
cherche à faire tomber le corrélationniste radical est du
même type que celle que ce dernier impute, sous le nom de
« cercle corrélationnel », à son rival matérialiste. Il s’agit
dans les deux cas d’une contradiction pragmatique, dans
laquelle les protagonistes se voient opposer le conflit entre
le contenu et l’acte de leur pensée. Mais si les deux contra-
dictions se valent, si elles relèvent du même niveau logique,
de quel droit l’une (la dernière) prendrait-elle le pas sur
l’autre ? Ici, la difficulté de forcer la décision saute aux
yeux. Admettons que le corrélationniste radical ait été
contraint de concéder bon gré mal gré la possibilité que lui
et la (sa) pensée ne soient pas. Une fois que le matérialiste
spéculatif a ainsi identifié l’absolu latent auquel ne parvient
pas à échapper son interlocuteur, et qu’il l’a élégamment
érigé en absolu patent, ne se trouve-t-il pas amené à penser
cet autre absolu qui devient à cause de cela un absolu-
pour-lui ? N’est-il pas aisé à partir de là de monter un
nouvel argument élenctique dans lequel le matérialiste spé-
culatif se trouve à nouveau enclos dans le cercle corréla-
tionnel auquel il voulait à tout prix échapper ? Les deux
132 MAINTENANT LA FINITUDE

arguments élenctiques, et les deux contradictions pragma-


tiques, s’équilibrent exactement, et aucune d’entre elles ne
peut prendre le dessus, à moins que l’une d’entre elles ne
prouve qu’elle relève d’un ordre de contradiction supérieur
à l’autre. Mais existe-t-il un genre de contradiction d’ordre
supérieur à la variété pragmatique ? Et si tel est le cas,
comment cela permet-il de trancher le débat qui oppose le
corrélationniste et le matérialiste spéculatif ?

Au-delà de la contradiction pragmatique :


la contradiction existentielle

La réponse à la première question est clairement posi-


tive : oui, il existe bien une forme de contradiction plus
forte que la contradiction pragmatique, capable d’emporter
la conviction et de servir, non pas de dernier mot, mais
d’ultime certitude éprouvée, dans la controverse. Cette
forme alternative de contradiction peut être appelée la
« contradiction existentielle 1 ». La différence entre la
contradiction pragmatique et la contradiction existentielle
est celle qui distingue la durée de l’instant. La contradic-
tion pragmatique met à distance, dans le temps qui permet
de les objectiver et de les constater, les deux termes qu’elle
oppose. Elle consiste à poser devant le faisceau attention-
nel le contenu de la pensée, exprimé par une proposition,
puis l’acte de penser correspondant, exprimé a posteriori
par une deuxième proposition, et à s’apercevoir à froid,
dans le geste différé de leur comparaison, qu’il y avait une
incompatibilité entre les deux. Au contraire, la contradic-
tion existentielle fait entrer en collision immédiate les pôles
conflictuels, de manière à favoriser une révélation subite
antérieure à toute évaluation intellectuelle.
Cette intervention du temps dans le jeu de la contradic-
tion n’a rien d’anecdotique. Car, comme l’écrit Leibniz, « le

1. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, op. cit., p. 38.


L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 133

temps est l’ordre des possibilités inconsistantes 1 ». Le


temps est l’outil que nous employons pour défaire le nœud
compact des inconsistances, en les remplaçant par une suc-
cession de faits distincts. Seule par conséquent l’impossibi-
lité de se servir de l’outil temporel de la consécution rend
l’inconsistance invincible. Le principe de non-contradiction
s’énonçant « il n’est pas possible que x soit à la fois a et
non-a en un même temps et un même lieu », le procédé de
mise en contradiction existentielle consiste à rendre le
conflit manifestement insurmontable en lui refusant
l’échappatoire de s’affaiblir dans la durée.
Commençons par appliquer ce dernier degré de la
hiérarchie des contradictions en acte, à l’un de ses modèles
historiques : l’argument cartésien du cogito. Nous avons vu
que sa formulation par Meillassoux consiste simplement à
souligner la contradiction pragmatique inhérente à la pro-
position « je n’existe pas ». Dans ce cas de figure, il suffit
pour réfuter la proposition que je prenne d’abord la mesure
de son contenu, puis que je m’aperçoive que le fait que
je l’aie pensée la contredit de facto. Cette réfutation reste
toutefois sur le plan de la logique, puisqu’elle repose sur le
conflit entre deux propositions qui sont exposables après
l’acte consistant à penser la première : la proposition « je
n’existe pas » et la proposition « je viens de penser la pro-
position “je n’existe pas” ». Mais ce n’est pas ainsi, ce n’est
pas sur ce mode fané et tiédi, qu’opère l’argument carté-
sien. Sous couvert d’une méditation précise et profonde, ce
qui affleure est un choc vécu seul capable de justifier que
l’on confère une valeur fondationnelle à la proposition « je
suis, j’existe ». On perçoit la force de cet impact dans le
texte de Descartes, si l’on s’intéresse non pas tant à ce qu’il
pense qu’aux allusions à ce qui lui arrive. Dans ses deux
premières Méditations métaphysiques, Descartes ne fait pas
qu’énoncer abstraitement la nécessité de se livrer à un
doute hyperbolique. Ayant entrepris de mettre le doute en

1. Leibniz, Die Philosophischen Schriften IV, C.I. Gerhardt (éd.),


Weidmannsche Buchhandlung, 1875/1890, p. 568.
134 MAINTENANT LA FINITUDE

œuvre, et de le maintenir assez durablement pour en ressen-


tir les effets, il se retrouve dans un état de « stupeur 1 », qui
le rend incapable de décider s’il veille ou s’il rêve. Au début
de la seconde méditation 2, il déclare se sentir comme s’il
était tombé dans un « profond trou d’eau » au sein duquel
il ne parvient plus ni à prendre pied ni à nager 3. Et il utilise
plus loin le présent de l’indicatif pour exprimer le vertige
le plus entier par lequel on puisse être emporté : « je crois
que rien n’a jamais existé de ce que représente la mémoire
menteuse ; je n’ai pas de sens du tout ; corps, figure, éten-
due, mouvement et lieu sont des chimères 4 ». Dans cette
ambiance de dénégation généralisée, se produit la commo-
tion (qui est bien plus qu’une persuasion argumentative) :
cela au moins, l’acte de nier, est là, bien là, si immensément
là que je ne le voyais même pas aussi longtemps que je
focalisais mon attention sur les choses niées 5. Cela me
permet-il pour autant de conclure que j’existe, au sens
banal où je persisterais à la manière d’un étant doté d’une
identité durable ? En aucune manière. La certitude absolue
ne s’étend pas jusque-là, elle n’a aucun crédit temporel,
elle ne vaut que maintenant, dans la vibration du choc de
l’énoncé. Descartes l’atteste en remarquant qu’à l’issue de
la commotion, tout ce que je peux conclure est que « je
suis, j’existe, moi, toutes les fois que je le prononce ou que
je le conçois mentalement 6 ». « Toutes les fois » traduit a
posteriori une locution encore plus restrictive, qui a dû
s’imposer à lui le jour de sa plus profonde désorientation :

1. R. Descartes, Première méditation, p. 35 de la traduction de


M. Beyssade des Méditations métaphysiques, Le Livre de Poche, 1990.
Le duc de Luynes traduit par « étonnement », au sens fort du
XVIIe siècle, le terme latin « stupor ».
2. Ce passage vient après qu’à la Première méditation, Descartes a
signalé que « soit que je veille ou que je dorme », deux et trois font
toujours cinq.
3. Seconde méditation, op. cit., p. 49.
4. Ibid., p. 51.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 53.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 135

je suis, j’existe, dans le seul présent de l’acte commotionnel.


« Combien de temps ? 1 » demande d’ailleurs Descartes ;
combien de temps dure l’ultime certitude qui s’est nourrie
d’une si entière perplexité ? Sa réponse, précise comme un
instant, vient à l’appui de l’analyse précédente : « Autant
de temps que je pense 2. » Je ne suis sûr d’exister qu’aussi
longtemps que je pense, voire aussi longtemps que je
m’aperçois de penser. Je ne suis sûr d’exister qu’au moment
de la transfiguration bouleversante du doute en certitude
de douter. « De ce que je suis maintenant, il ne s’ensuit pas
que je doive être encore après […] 3. » Telle est la seule
forteresse inexpugnable du savoir : celle de l’évidence pré-
sente, insignifiante d’autre chose que d’elle-même.
La leçon est claire. Il est toujours permis à un penseur
de contourner la contradiction pragmatique qui lui est
opposée, en mettant en scène dialoguée une autre contra-
diction pragmatique adressée à son contradicteur. Mais s’il
est poussé au pied du mur de la contradiction existentielle,
il n’a plus d’échappatoire parce que c’est lui-même qui y
joue simultanément le rôle du partisan de la thèse et de son
contradicteur ; parce que, pour lui, soutenir la thèse c’est
immédiatement la contredire ; parce qu’il n’y a pas un
souffle d’écart entre l’affirmation et la négation, mais tout
au plus un battement saisissant par lequel l’une résonne
dans l’autre.

Comment montrer au matérialiste spéculatif


sa propre contradiction existentielle ?

Supposons donc que je sois un échantillon représentatif


du « corrélationniste radical » dénoncé par Meillassoux (ce
que je concède volontiers, à la charge caricaturale près).

1. Ibid., p. 59.
2. Ibid.
3. Réponses aux premières objections, voir Œuvres de Descartes, AT,
IX-1, op. cit., p. 87.
136 MAINTENANT LA FINITUDE

Impressionné par l’élégance et la mécanique inexorable de


l’argument élenctique qu’il m’oppose, je ne suis pas loin de
me rendre à ses raisons. Puis tout à coup, je me ravise.
Comment le matérialiste spéculatif ne s’aperçoit-il pas pour
sa part, à cette étape de triomphe pour lui, que la partie
d’échecs que nous avons jouée s’est entièrement déroulée
sur le plan de la pensée, que ce qu’il en retire n’est autre
qu’une pensée implicitement ouverte sur ce qu’elle tient
pour extérieure à elle, et que cette pensée n’est à son tour
attestée que par sa pensée actuelle de l’avoir enfin mise en
évidence ? Mais je ne dois pas en dire plus, car si je décri-
vais à fond la sidération que j’invite mon partenaire de
controverse à ressentir, je retomberais dans la sphère dis-
cursive, j’opposerais entre elles des propositions, et je me
contenterais de nouer une contradiction pragmatique de
plus : un tour supplémentaire sur ce cercle corrélationnel
qui a tant servi, une pensée s’ajoutant à un empilement de
pensées. Or, je ne cherche pas à pousser mon partenaire-
adversaire à penser davantage (il le fait à merveille sans que
je l’y incite). Je voudrais simplement l’aider à réaliser qu’il
pense, jusques et y compris l’au-delà de la pensée, jusques
et y compris un principe de contingence de la pensée. Je
voudrais l’aider à réaliser que tout ce qu’il soutient sur la
possibilité de saisir quelque chose de non-relatif à la
pensée, il le pense à présent.

L’absolu de la mort au présent de l’indicatif

En somme, la dialectique du discours et de la présence


se retrouve au cœur de l’argument-maître, pour qui sait le
lire. Mais elle est plus facilement perceptible dans la para-
bole offerte pour l’illustrer : celle de la réfutation de la
thèse idéaliste alléguée de l’immortalité de soi 1. L’idéaliste
subjectif est supposé partir d’une variante du constat carté-
sien (« je ne puis me penser comme n’existant plus, sans,

1. ALF, p. 76.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 137

par ce fait même, m’autocontredire 1 »), puis en déduire


que « mon esprit, sinon mon corps, est donc immortel »,
et nier dans la foulée « la mort, comme toute forme de
transcendance radicale 2 ». Étant agnostique quant à la
transcendance, refusant de la nier autant que de l’affirmer
a priori, le corrélationniste radical doit alors soutenir
contre l’idéaliste subjectif que mon pouvoir-ne-pas-être est
bel et bien pensable, puisque le fait que je sois est dénué de
raison. C’est de ce dernier aveu que s’empare le matérialiste
spéculatif, en soulignant qu’une ouverture a été ménagée à
travers lui vers la possibilité de ne-pas-être ; une possibilité
évidemment absolue, et non pas relative à moi, puisque par
hypothèse je ne serais plus là pour en constater l’accomplis-
sement 3.
Le défaut de cet argument du matérialiste spéculatif se
niche dès sa racine, à l’étape où il reconstitue ce qu’a dû
être le raisonnement de l’idéaliste subjectif. Ce dernier se
sent-il vraiment forcé par l’argument du cogito à ne pas
pouvoir se penser comme n’existant plus ? Doit-il vraiment
en inférer que je ne peux « qu’exister, et exister toujours
comme j’existe maintenant 4 » ? Ainsi que nous l’avons sou-
ligné en évoquant la démarche de Descartes, il n’en va pas
du tout ainsi. Car je ne me contredis manifestement pas
en me figurant ne plus exister un jour, mais seulement en
envisageant ma non-existence actuelle. La contradiction
existentielle que recouvre le cogito cartésien ne m’impose
pas de nier ma mort à venir, mais seulement de constater
que pour l’instant ma mort n’est qu’une idée.
Ce qu’ajoute l’idéalisme bien compris (très différent de
l’idéalisme caricaturé), est que ce constat élémentaire n’est
pas aussi trivial qu’il n’en a l’air. Il est loin de se limiter à
l’évidence tautologique que « tant que je suis vivant, je ne
suis pas mort ». Au lieu de cela, l’idéaliste creuse à fond

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 78.
4. Ibid., p. 76.
138 MAINTENANT LA FINITUDE

dans ce que veulent dire vivre et mourir, et il leur attribue


un statut quasiment incommensurable, loin de la plate
définition selon laquelle mourir c’est cesser de vivre. Vivre,
c’est avoir la capacité illimitée des aperceptions en première
personne du présent de l’indicatif ; c’est avoir en particulier
la disposition à ressentir la commotion auto-référentielle
qui surgit instantanément lorsque je nie « je suis, j’existe »,
parce qu’en le niant je l’affirme du même coup. En
revanche, mourir, ou plus exactement être mort, n’est rien
d’autre qu’un horizon du vécu (s’il s’agit de ma mort), ou
bien un fait empirique vécu (lorsqu’il s’agit de la mort d’un
autre). Vivre se suffit à soi-même, tandis que mourir est
une composante du vécu. C’est de cette profonde asymétrie
que Schopenhauer a souhaité tirer toutes les conséquences
en ce qui concerne le statut philosophique de la mort. À
quelqu’un qui craint la mort, cette éventualité à la fois
inéluctable et constamment future, le philosophe allemand
réplique en s’étonnant : « Comme s’il pouvait craindre
d’être privé du présent ! Comme s’il pouvait croire à cette
fantasmagorie ; un temps, et dedans pas de présent […] 1. »
Non, je ne peux décidément pas m’absenter du présent ;
seul mon « je » présent peut envisager mon absence à venir
d’existence empirique, faite d’une certaine configuration
mentale et corporelle ; et seul, plus tard, un (autre) « je »
alors présent pourra constater l’absence de cet étant empi-
rique que je suis aussi maintenant, pour un petit laps de
temps encore. En bref, ma non-existence future n’est envi-
sageable que dans le contexte de mon existence présente, et
ne sera constatable que par l’existence présente d’un être
habilité à dire « je ». L’existence présente est ce relative-
ment à quoi tout est rapporté, y compris le déploiement du
passé et du futur, y compris l’évidence que ce courant
mental et ce corps physique particuliers sont mortels.

1. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représenta-


tion, Presses universitaires de France, 1966, p. 356.
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 139

Le pouvoir-être-autre au présent de l’indicatif


Cela suffit à dissoudre le nœud de l’argument élenctique
du matérialiste spéculatif. Pour nous en rendre compte, il
n’y a qu’à revoir sa conclusion à la lumière de la leçon
schopenhauerienne, c’est-à-dire à la lumière d’un idéalisme
non caricaturé. Sous sa forme originale, cette conclusion
du matérialiste spéculatif est : « (le) pouvoir-être-autre ne
saurait être pensé comme un corrélat de notre pensée,
puisque précisément il contient la possibilité de notre
propre non-être 1 ». Pour impressionnante qu’elle soit, la
proposition précédente manque à la fois de profondeur
temporelle, et d’une capacité à indiquer à partir de quelle
origine des coordonnées chronologiques elle est énoncée. À
quoi, d’abord, le pouvoir-être-autre s’applique-t-il ; à ce
que je suis maintenant, ou à mon moi empirique durable
doté d’une identité corporelle et d’une ipséité 2 morale ? De
quelle pensée est-il question, lorsqu’est affirmée l’impossi-
bilité que mon pouvoir-être-autre-(qu’existant) soit le cor-
rélat de ma pensée ; ma pensée présente, ou bien ma pensée
(inexistante) contemporaine de mon être-mort ? À quelle
possibilité de non-être, mon « pouvoir-être-autre » fait-il
référence : celle de mon non-être présent, ou de mon non-
être futur ? Les réponses correctes à ces questions, à savoir
les seconds termes des trois options proposées, sont quasi-
ment impliquées par leur formulation. Ce qui peut être
autre que vivant, ce n’est évidemment pas ce que je suis
maintenant, mais ma personne empirique. Mon pouvoir-
être-autre que vivant, mon pouvoir-être-mort, ne peut pas
être le corrélat d’une pensée mienne qui lui serait contem-
poraine, mais il est de fait le corrélat de ma pensée présente.
Enfin, seul mon non-être futur est pensable, et non pas mon
non-être présent.
En nous appuyant sur les trois remarques précédentes,
nous allons procéder à une explicitation temporelle de

1. ALF, p. 77.
2. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990.
140 MAINTENANT LA FINITUDE

chaque terme de la conclusion du matérialiste spéculatif.


Cependant, une fois cette clarification accomplie, sa
conclusion ne pourra en aucun cas être maintenue. Écri-
vons-en d’abord la reformulation clarifiée, pour mieux voir
ce qui lui arrive : « notre pouvoir-être-autre futur ne saurait
être pensé comme corrélat d’une pensée que nous aurons à
cette époque elle-même future, puisque précisément il
contient la possibilité de notre propre non-être futur ». À
partir du moment où on a rapporté la proposition du maté-
rialiste spéculatif à l’index de situation spatio-temporelle
de celui qui formule la proposition, son sens même a bas-
culé. Car on s’est aperçu que notre pouvoir-être-autre dans
l’avenir est de facto pensé comme un corrélat de notre
pensée présente. On s’est aussi aperçu que la possibilité de
notre propre non-être n’implique aucune échappée hors du
cercle corrélationnel, puisque cette possibilité est pensée
maintenant au sujet du futur (ou du passé). Les précisions
temporelles apportées suffisent, on le voit, à invalider la
thèse du matérialiste spéculatif.

« Je » en sa nécessité absolue

Mais si ce dernier est zélé, il insistera peut-être en chan-


geant légèrement le point d’application de son argument
élenctique, en l’infléchissant de la logique temporelle à la
logique modale, du continuum chronologique à l’alterna-
tive du possible et du nécessaire. Ne m’est-il pas simple-
ment permis de penser que je pourrais ne pas être ? Oserais-
je, contre cette pensée toute naturelle qui m’est prêtée,
affirmer que mon être est nécessaire ? Et cela ne suffit-il
pas à restaurer la validité de la conclusion du matérialiste
spéculatif ? Nous avons de nouveau besoin, pour évaluer
cette parade, de la sortir de son excessive abstraction. Qui
pourrait (ou aurait pu) ne pas être ? Une certaine personne
concrète identifiée par son état civil ou sa position profes-
sionnelle, et dotée d’une biographie infinitésimale entre
toutes celles de ses semblables ? Ou bien « Je », déployant
L’ARGUMENT-MAÎTRE AU PRÉSENT DE SON ÉNONCIATION 141

à l’instant sa capacité d’envisager l’absence de l’être humain


identifié, qui est son fil conducteur dans ce monde déployé
dans l’espace-temps ? La première, bien sûr. Seule la per-
sonne est concernée par le jugement modal du pouvoir-ne-
pas-être. Car « Je » reste pour sa part en amont du juge-
ment ; « Je » est jugeant, sur le plan des modalités du pos-
sible et du nécessaire, comme sur tous les autres plans
discursifs.
Nous commençons à entrevoir que « Je » est le siège d’un
paradoxe sans équivalent dans le champ de la logique.
Énonçons cette étrange figure de la pensée, avant de
l’étayer. D’une part, tout autant que ma personne empi-
rique, « Je » est dénué de raison, et d’autre part, contraire-
ment à ma personne empirique, « Je » est nécessaire en un
sens primordial.
Tout d’abord, je suis sans raison parce que je pré-condi-
tionne la raison. Je suis sans raison parce que la raison ne
se manifeste pas autrement, à l’heure actuelle, que comme
ma capacité réglée d’argumenter ou d’évaluer la validité
d’un argument au cours d’un échange intersubjectif. En
d’autres termes, je ne peux pas m’expliquer moi-même (au
sens le plus exigeant d’explication du fait brut d’un « Je »
présent), pour le simple motif que toute explication me pré-
suppose en tant que sujet de sa formulation ou de son
acceptation. Le pouvoir de raisonner, aussi bien que les
critères de recevabilité des raisons, se donnent à la première
personne du singulier du présent de l’indicatif. Ils ne sau-
raient justifier en retour le fait originaire de leur donation,
puisqu’ils en procèdent et en participent. Ici, le principe de
raison n’est pas tant invalidé que dénué d’objet ; il n’est pas
tant limité que confronté au point aveugle de sa propre
source.
Pourtant, à l’extrémité de ce fil de pensée qui me conduit
à poser ma propre contingence avec la force d’une tautolo-
gie muette, je suis amené à me reconnaître une forme au
moins aussi décisive de nécessité. Car, m’étant découvert
antérieur à toute raison susceptible de justifier mon exis-
tence, j’admets du même coup que je ne peux pas simulta-
nément me soustraire ni m’éliminer moi-même sans nier
142 MAINTENANT LA FINITUDE

cette antériorité, c’est-à-dire sans subir de plein fouet le


choc de la contradiction existentielle. Je-maintenant suis
nécessaire, dans la mesure même de ma déroutante contin-
gence. Je-maintenant suis nécessaire en tant que préalable à
la réalisation de ma propre contingence.
Je-maintenant suis d’ailleurs nécessaire dans tous les
sens de ce concept modal, y compris sous le régime de la
définition lewisienne, pluri-mondaine, de la nécessité. Rap-
pelons en effet que, dans le cadre du réalisme modal de
David Lewis 1, une proposition nécessaire est une proposi-
tion vraie dans tous les mondes possibles, et un terme
nécessaire est un terme présent dans tous les mondes pos-
sibles. Or, « Je » (sujet latent ou patent de mes proposi-
tions) suis bien attesté dans tous les mondes possibles ; non
pas bien sûr, répétons-le, en tant que personne, mais en
tant que corrélat présent, ressaisi dans la réflexion, de la
conception de ces innombrables mondes où, pourtant, le
moi individuel humain est presque toujours absent. Ces
mondes me sont donnés maintenant en tant que régions de
pensabilité, indépendamment de la présence ou de
l’absence pensée, en eux, d’un penseur empirique auquel je
puisse m’identifier. En ce sens épistémologique, « Je » suis
nécessaire, tout autant qu’en un sens existentiel, « Je » me
sais contingent puisque pure présence dénuée de raison, et
tout autant qu’en un sens ontologique mon moi individuel
est manifestement contingent. Ainsi s’atteste la fusion
native de mon entière contingence dans le saisissement
actuel d’être-là, et de ma nécessité en tant que source active
de la pensée du possible, du nécessaire et du contingent.

1. D. Lewis, On the Plurality of Worlds, Blackwell, 1986.


III

AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE

Si la négation n’existait pas, aucune question


ne pourrait être posée, en particulier celle de
l’être.
J.-P. Sartre

Le passage précédent, de l’étant donné (moi, un homme)


à l’existant situé (je, voyant), va servir de clé pour éclairer
et transfigurer les questions du matérialiste spéculatif. Il va
d’abord permettre de comprendre, en changeant son sens,
la tentative que fait ce dernier pour démontrer la nécessité
qu’il y ait quelque chose plutôt que rien sans invoquer le
décret d’un agent divin. Pour réussir son suprême essai de
justification rationnelle, le matérialiste spéculatif cherche à
articuler la forme globale de contingence qu’est la facticité
des choses et du monde, à une forme-limite de nécessité,
qui porte chez lui sur la contingence elle-même. Mais cette
association étroite de la contingence et de la nécessité se
justifie-t-elle aussi bien pour le monde connu que pour le
connaissant originaire (ce « Je-présent » qui vient d’être
évoqué) ? Ne doit-elle pas, afin de se rendre opérante, nous
reconduire à nouveau du produit durable de la connais-
sance vers son vécu immédiat ?
144 MAINTENANT LA FINITUDE

Sous les thèses, les actes de pensée


L’itinéraire du matérialiste spéculatif part d’une thèse, et
de sa justification par l’argument-maître. La thèse est que
la facticité des choses et du monde, c’est-à-dire la circons-
tance qu’il y a des faits, ne saurait être tenue à son tour
pour un simple fait, attestable par quelqu’un et relatif à
cette attestation. Afin de la prouver, le matérialiste spécula-
tif utilise une forme de démonstration par l’absurde. Il
commence par supposer que quelqu’un veuille soutenir la
facticité de la facticité (c’est-à-dire que quelqu’un déclare
que la facticité est un fait parmi d’autres ; un fait consta-
table par lui). Ce quelqu’un doit pour cela envisager, par
contraste, la possibilité inverse qu’il n’y ait pas de faits du
tout. Or, cette dernière option pointe automatiquement
vers un absolu, puisque, tandis que la présence de faits peut
être tenue pour relative à qui les constate, l’absence de tout
fait implique l’absence d’une corrélation qui lui soit
contemporaine, et par contrecoup l’absence d’un sujet cor-
rélé constatant quoi que ce soit. Le statut d’absolu, qui a
pu être refusé à la facticité, se trouve immédiatement trans-
féré à la facticité de la facticité. Il est en d’autres termes
translaté d’un cran sur l’échelle des imputations de facti-
cité, et il n’y a donc pas moyen d’échapper à l’absoluité
d’une facticité. Dans ces conditions, on doit conclure : « ce
n’est pas un fait, mais une nécessité absolue, qu’il y ait des
choses factuelles 1 ». Le partenaire-adversaire corrélation-
niste est ainsi de nouveau pris au piège de sa propre affir-
mation, et se voit forcé de concéder un absolu de taille :
qu’il y a des choses factuelles plutôt que rien.
Le problème est qu’une fois de plus, le diagnostic de la
concession extorquée au corrélationniste n’est pas posé
avec suffisamment de précision. Celle-ci est identifiée à la
thèse de la nécessité de « choses », fussent-elles factuelles,
ou de la nécessité de principes susceptibles d’être énoncés
et posés devant le regard de l’intelligence. Or, comme le

1. ALF, p. 101.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 145

signale en passant le matérialiste spéculatif 1 sans saisir la


portée de sa remarque, ce qui est discrètement à l’œuvre à
chaque fois qu’on s’interroge sur la facticité, n’est ni une
chose (douteuse) ni un principe (pensé) 2, mais l’acte même
de douter ou de penser. Ainsi, le corrélationniste (ou le
« mystique » wittgensteinien) amorce-t-il le débat en effec-
tuant l’acte mental consistant à voir l’actualité des faits
comme un fait qui aurait pu ne pas être. Puis c’est dans un
acte réflexif que se révèle la supposition tacite d’un absolu,
inhérente à l’énoncé de « facticité de la facticité », ce qui
rend l’énoncé inverse de « non-facticité de la facticité 3 »
(ou de « factualité ») avancé par le matérialiste spéculatif
presque impossible à refuser. Mais rien ne s’ensuit pour
autant au-delà des actes, rien ne garantit que la thèse
acceptée dans le sursaut qui accompagne chaque acte soit
intemporellement vraie.

L’impact instantané de l’argument élenctique et la


question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien ? »
Cette dernière dénégation peut paraître excessivement
sceptique. La validité des arguments élenctiques, basés sur
une hiérarchie de contradictions de type performatif,
n’est-elle pas largement acceptée, y compris par nous-
mêmes qui en avons retourné un contre son envoyeur ? Et
l’argument élenctique du matérialiste spéculatif, élégam-
ment construit sur le modèle admis, n’est-il pas habilité à
se revendiquer aussi valide que ses exemples paradigma-
tiques ? Il n’est pas question de le nier ; mais seulement de

1. « […] l’acte de douter de la nécessité de la facticité s’auto-réfute,


car il suppose comme acte de pensée une absoluité de la facticité que
l’on dénie dans le contenu de cette même pensée. » Ibid.
2. Comme par exemple celui de factualité selon lequel « ce n’est pas
un fait, mais une nécessité absolue, qu’il y ait des choses factuelles »,
ALF, p. 101.
3. ALF, p. 99.
146 MAINTENANT LA FINITUDE

signaler à nouveau que l’étendue des thèses qu’étayent ces


arguments élenctiques est surévaluée. Souvenons-nous de
ce qui a été dit au sujet de l’archétype de l’argument de
contradiction existentielle, à savoir l’argument cartésien du
cogito. Contrairement à ce que son interprétation courante
laisse supposer, celui-ci ne témoigne pas de la persistance
temporelle d’un ego substantiel. L’ampleur de la certitude
induite par l’argument est bien plus restreinte que cela. Elle
est pour ainsi dire ponctuelle ; elle ne déborde guère, dans
le temps, l’acte conjoint de douter et de tenter en vain
d’étendre le doute à lui-même se faisant. Pensons égale-
ment au modèle de la contradiction performative, tel que
l’a formulé Karl-Otto Apel. Si quelqu’un affirme « il n’y a
pas de vérité », il se contredit en acte, puisqu’en traitant
cette phrase comme une assertion, il la présente implicite-
ment comme vraie. Mais la contradiction agie ne suffit pas
à valider une thèse réciproque trop vaste qui s’énoncerait
« La Vérité existe », en impliquant une sorte de conception
platonicienne de la Vérité comme universel abstrait 1. Tout
ce qu’elle montre, c’est que la prétention à dire le vrai est
impliquée par chaque acte de parole avancé lors d’une dis-
cussion, et que l’implication se manifeste de manière écla-
tante dans la réflexion sur de tels actes. De ces deux
exemples, on retire la conviction que l’argument élenctique
ne garantit pas la justesse de la thèse inverse de celle qui
subit l’auto-réfutation, mais qu’il se contente de mettre en
évidence l’orientation spontanée, impérative mais éphé-
mère, des actes discursifs vers cette thèse inverse.
S’il en va ainsi, l’authentique apport de l’argument élenc-
tique consiste seulement à favoriser un geste réflexif dirigé
vers l’acte en devenir, à rebours de la pente naturelle qui
porte celui qui l’accomplit à lui échapper en direction de
son contenu. Affirmant sa propre inexistence, le sujet carté-
sien sursaute dès qu’il réfléchit sur l’existence du geste
d’affirmation se faisant. En proclamant l’absence de vérité,

1. Pour une critique de cette conception, voir J. Austin, Écrits philoso-


phiques, Éditions du Seuil, 1994, p. 92.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 147

le sceptique convoqué par Karl-Otto Apel s’aperçoit


réflexivement qu’il est, à l’instant même, en train de reven-
diquer la vérité de sa proclamation.
Un mouvement analogue est suscité par l’argument
élenctique que le matérialiste spéculatif oppose au corréla-
tionniste. Nous avons vu qu’un corrélationniste extrême,
caricatural (qui se contente de proclamer « tout est rela-
tif »), se trouve forcé par quelque variété de l’argument-
maître à attester un trait d’absoluité. Toutefois, contraire-
ment à ce que cherche à faire croire le matérialiste spécula-
tif, le trait d’absoluité ainsi reconnu ne déborde pas l’acte
qui consiste à le poser. Il ne consiste pas en une chose
durable ou un principe pérenne (fût-ce celui de factualité),
mais seulement en une reconnaissance saisissante que l’acte
de pensée actuel est orienté à son corps défendant vers le
principe de factualité. Cette fugacité s’atteste dans le fait
qu’une fois son retournement réflexif accompli, le corréla-
tionniste se trouve confronté non seulement à la contradic-
tion pragmatique que le matérialiste spéculatif l’oblige à
reconnaître, mais aussi, un bref instant plus tard, à une
version renouvelée du cercle corrélationnel qu’il oppose à
ce dernier. Car, tout en comprenant intellectuellement le
caractère auto-contradictoire de son acte de pensée, le cor-
rélationniste s’aperçoit aussitôt que cette compréhension,
et la position d’absolu qu’il est forcé de concéder en cet
instant, sont elles aussi (ne sont que, faudrait-il insister)
des actes de pensée. Le moment de victoire discursive de
l’argument-maître débouche immédiatement sur sa défaite
en acte.
Ainsi perçoit-on une fois encore, en amont de tout objet
de discours, dans le choc instantané d’une aperception de
soi-même-agissant, une connexion intime entre nécessité et
contingence. Pour paraphraser le slogan du matérialiste
spéculatif en le dévoyant, ce n’est pas un fait, mais une
nécessité qu’il y ait un auto-saisissant dans l’évidence sou-
daine de l’auto-saisissement, bien que l’auto-saisissant
demeure contingent en tant que personne empirique. On
148 MAINTENANT LA FINITUDE

entend là une autre façon d’exprimer que « Je-mainte-


nant » est épistémologiquement nécessaire, tout autant que
ma personne est ontologiquement contingente. Mais d’un
tel constat restreint, on n’a aucune conséquence à attendre.
On n’a rien à attendre de lui, en particulier, à propos de
l’existence pérenne des faits, des choses, ou des actes pris
comme objets de pensée au second degré. La spéculation
manque décidément de tout matériau durable pour crédibi-
liser ses entités et ses principes.
Au vu de cet échec de la preuve élenctique de l’existence
de choses factuelles, que peut-on encore faire de la célèbre
question leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien ? » Ma proposition est celle-ci : laisser cette
question au repos dans son lieu d’origine, qui n’est autre
que l’ouverture actuelle de soi à l’énigme qu’elle repré-
sente ; puis (se) travailler (soi-même) pour s’apercevoir que
cette ouverture porte en elle sa silencieuse réponse.

La raison de tout ce qui est, au point d’épuisement


de la raison
Cette proposition ne risque-t-elle pas d’être jugée en
retrait par rapport à la vertigineuse ambition du matéria-
liste spéculatif, qui cherche à offrir une réponse d’un genre
nouveau à la grande et vieille question de la métaphy-
sique ? N’est-il pas moins glorieux de patrouiller aux fron-
tières de son propre être-situé, que d’annoncer le fruit de
leur traversée conquérante ? Avant de s’incliner devant un
tel jugement de valeur, il faut s’attarder un peu sur le projet
d’élucidation du matérialiste spéculatif. Sa volonté d’offrir
une réponse théorique à la question « pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? » le rapproche, dans la
méthode aussi bien que dans le type d’erreur commise, du
théologien qu’il critique pourtant ardemment. L’un et
l’autre cherchent à utiliser leur raison jusqu’au bout, jus-
qu’à chercher la raison de tout ce qui est, y compris de la
raison elle-même, puisque la raison est plutôt que non.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 149

Par quel moyen croient-ils y parvenir ? L’un (le théolo-


gien) veut remonter, en employant une approche en partie
rationnelle, jusqu’à une cause première capable de s’engen-
drer elle-même aussi bien que les choses. L’autre (le maté-
rialiste spéculatif) s’appuie d’abord sur l’argument-maître
afin d’en dériver rationnellement un principe d’irraison,
puis il utilise ce dernier pour expliquer l’existence de
quelque chose : « Il est nécessaire qu’il y ait quelque chose
et non pas rien, parce qu’il est nécessairement contingent
qu’il y ait quelque chose et non quelque autre chose 1. »
Dans cette phrase, le vocable central est « parce que », cette
locution conjonctive exprimant une remontée vers la raison
de la circonstance à clarifier (être et non pas rien).
Chez le théologien, l’étant originaire, dénué de raison
extrinsèque, est transfiguré en raison intrinsèque de soi
comme des choses. De façon analogue, chez le matérialiste
spéculatif, l’ultime principe d’irraison, transcription affir-
mative d’une absence de raison, est retourné en « raison »
substitutive de tout ce qu’il y a. Le théologien et le matéria-
liste spéculatif se contentent en somme tous deux de faire
un pas en arrière dans l’enchaînement rationnel afin
d’atteindre un point d’arrêt de la raison, puis de traiter
paradoxalement ce point d’arrêt comme s’il était la
« raison » tant recherchée de l’existence de quelque chose
plutôt que rien. L’un comme l’autre déguisent la limite
intime de la rationalité en faux-semblant distancié de
raison.
Ne serait-il pas plus économique de poser d’emblée ce
point d’arrêt et cette limite là où l’on se trouve, à savoir
dans l’acte rationnel du « Je » présent, plutôt que de les
rejeter à l’horizon de la raison, dans quelque étant fonda-
teur ou principe absolutisé ? Ne se garderait-on pas ainsi
de l’illusion de la justification généralisée, puisque si celle-
ci porte vraiment sur tout ce qu’il y a, elle doit du même
coup s’affirmer comme une douteuse auto-justification ?

1. ALF, p. 103.
150 MAINTENANT LA FINITUDE

Une invitation à habiter la question exhaustive


Le sentiment de déception occasionné par cette prescrip-
tion de retenue risque encore une fois d’être immense, à la
mesure de l’espoir qu’avait fait naître le matérialisme spécula-
tif. Rappelons alors que la clairvoyance dont on vient de se
faire l’avocat n’est pas forcément synonyme de perte ou de
renoncement, pour peu qu’on y voie une occasion d’auto-
transformation. Il est vrai que la retenue métaphysique nous
dépossède du rêve d’une raison transitive, d’une raison qui se
projette vers l’explication de son objet (ici, l’objet intégral du
« il y a »). Mais en contrepartie, elle nous prépare à une pra-
tique concrète d’ordre intransitif : celle qui consiste à se laisser
imprégner et transfigurer par la question de savoir pourquoi il
y a quelque chose plutôt que rien, au lieu de chercher hâtive-
ment à en combler le creux par une formule verbale.
À première vue, ce nouveau fil d’interrogation paraît
existentiel plutôt qu’ontologique. Il tend cependant à deve-
nir ontologique à mesure de son sérieux existentiel.
Qu’est-ce que ça fait, pour commencer, de demeurer en
prise avec la question leibnizienne vis-à-vis de laquelle toute
réponse s’avoue tôt ou tard tautologique ? Cela contraint à
s’inscrire dans un état de non-savoir extrême, augurant ainsi
des moments de l’existence où fait défaut le cadre rassurant
des certitudes acquises. Mais une fois le questionnement
ainsi installé en ces confins désertiques, sa valeur ontolo-
gique se révèle, parce que le sens de la question posée se met
soudain à résonner avec ce qu’est le questionnant en train de
la poser. C’est en effet dans le non-remplissement de l’attente
questionnante, dans l’absence insondable de toute perspec-
tive de réponse, que je me trouve durablement confronté à
ma plénitude d’être en attente, de manière assez persistante
pour ne plus pouvoir l’ignorer. C’est dans l’acte même de
vivre le rien de la non-réponse que je suis forcé de me décou-
vrir être en tant que vivant présent 1. Saurais-je aussi
1. Cette brève lecture ontologique d’arguments voisins du cogito car-
tésien a plusieurs sources, citées et commentées dans M. Bitbol, La
conscience a-t-elle une origine ?, op. cit., p. 41 et suiv. Il s’agit en parti-
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 151

clairement que je suis, si le souffle neutre de ce « suis » ne


résonnait pas sur le fond silencieux d’un questionnement
sans réponse ? Saurais-je simplement que je suis, à l’inverse,
si la rumeur des réponses continuait à me précipiter en avant
de moi-même vers ce que leur savoir m’invite à accomplir ?
Ainsi, dès qu’on suspend la tension de la raison vers un
objet à élucider, dès qu’on l’autorise à se déposer dans l’atti-
tude interrogative la plus ample qui soit, être et rien ont
partie liée ; cela non pas bien sûr dans l’espace discursif des
oppositions de concepts, mais dans l’acte pré-discursif de
vivre et de se-savoir.
Il ne s’agit pourtant là que d’une suggestion qui va être
progressivement développée et étayée, en explicitant ses
préalables. Au vu de l’alternance constatée entre l’échec de
la raison transitive et l’aperçu de la raison intransitive, c’est
le principe de l’enquête qu’il va falloir changer de fond en
comble. Loin de l’abstraction métaphysique ou spéculative,
qui traite le « quelque chose » de la question leibnizienne
comme un objet total, et son « rien » comme l’inexistence
proclamée d’un tel objet, nous allons nous intéresser de
plus près à la teneur phénoménologique concrète des actes
qui consistent à poser, ou bien à nier. Après tout, n’est-il
pas vain d’opposer l’être et le non-être dans une atmo-
sphère intellectuelle raréfiée, sans avoir interrogé aupara-
vant les conditions pratiques, pensées et éprouvées,
d’utilisation de ces termes ? Qu’est-ce qu’« être », et qu’est-
ce que « rien », dans le seul contexte, celui de nos vies, où
ces concepts nous importent ? Une assez longue enquête
de phénoménologie des bords ultimes s’annonce.

Qu’est-ce qu’être ? Les horizons de la différence


Soulignons, à titre préparatoire, une différence capitale
entre la question « qu’est-ce qu’être ? », qui va être privilé-
giée, et la question plus courante « qu’est-ce que l’être ? ».
culier du philosophe japonais de l’école de Kyôto : K. Nishida, L’Éveil
à soi, CNRS Éditions, 2003.
152 MAINTENANT LA FINITUDE

« Être » suppose l’engagement entier de l’enquêteur, tandis


que l’article défini qui précède l’expression « l’être » sug-
gère que l’enquête porte sur un terme isolé, posé là-bas,
comme distancié. Dès lors, dans le cadre d’une approche
intransitive, où l’on suspend l’opération de désolidarisation
entre les choses et l’acte par lequel elles sont aperçues, c’est
sur la première question qu’il faut concentrer l’attention.
Cette première précaution demeurerait toutefois insuffi-
sante, si l’on n’affrontait pas aussitôt une ronde obsédante
de difficultés connexes. Tout autant que « qu’est-ce que
l’être ? », l’expression « qu’est-ce qu’être ? » paraît circu-
laire et redondante, par son double emploi d’un même
verbe. Il semble qu’être soit pré-compris par la demande
qui porte sur lui, qu’être soit déjà là avant qu’on l’inter-
roge, et que manque en quelque sorte le recul nécessaire
pour le thématiser. L’embarras s’accroît encore lorsqu’on
se souvient qu’en dernière analyse, la locution interrogative
« qu’est-ce ? », qui introduit la question, n’admet de
réponse que par l’énoncé de similitudes et de différences.
Qu’est-ce que le magenta ? C’est une couleur, semblable par
conséquent au rouge, au bleu, ou au jaune ; mais ce n’est
pas une chose, ce n’est pas semblable à une pierre, à un
parapluie, ou à un livre 1. Or, lorsqu’on s’entend demander

1. D’autres types apparemment plus élaborés de réponse à la question


« qu’est-ce ? » tombent sous le coup de la même analyse. C’est le cas
d’une réponse qui définirait quelque chose par l’énoncé de sa fonction.
Ainsi, un téléviseur est un appareil ayant pour fonction de recevoir
des images à distance (comme son nom le suggère). Sa définition com-
prend deux moments, contrairement à ce qui se passe dans d’autres
situations plus simples, mais chacun de ces moments est soumis à la
même règle des similitudes et différences. Premièrement, une télévision
est un appareil, semblable à une caméra, à une calculatrice, ou à un
téléphone portable ; mais elle n’est pas un objet naturel, elle n’est pas
semblable à un arbre, à une fourmi, ou à un rocher. Deuxièmement,
un téléviseur a pour fonction de recevoir des images à distance, sem-
blable en cela à un smartphone, ou à un ordinateur connecté à internet
et équipé d’un logiciel d’imagerie ; mais il n’est pas semblable à un
moteur d’automobile, qui a pour fonction de transformer de l’énergie
chimique en énergie cinétique communicable à un véhicule.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 153

« qu’est-ce qu’être », on se trouve à court de références


analogiques aussi bien que différentielles pour répondre.
Être est sui generis, unique en son genre, puisque ce verbe
omni-englobant désigne le genre des genres, le genre qui
englobe tous les autres genres. Cela exclut qu’il y ait
quelque chose d’ordinaire (individu ou espèce) qui lui soit
semblable ; mais cela exclut tout autant que quelque chose
d’ordinaire en diffère. Seuls de puissants passages à la
limite de la pensée et de l’expérience permettent d’opposer
à l’être des termes antithétiques plausibles, qui sont au
moins aussi uniques en leur genre que lui. Être diffère de
rien, nous l’avons vu et nous y reviendrons. Être diffère
aussi de n’importe quelle chose qui est, autrement dit de
tout étant.
La dernière distinction, entre être et étant, est connue
sous sa dénomination heideggerienne de « différence onto-
logique ». Mais qu’est-ce donc qu’être, pour un étant, et
que signifie s’apercevoir de la différence ontologique ? Ces
questions, si denses qu’elles en sont presque hermétiques,
si pauvres dans leur vocabulaire qu’elles semblent circu-
laires ou redondantes, nous invitent à évoluer dans
l’ambiance du corpus gigantesque de réflexions sur l’être
qu’a laissé derrière elle l’histoire de la philosophie depuis
ses origines. Elles nous reportent aussi, en amont de cela,
vers les mots dont la philosophie a hérité, ces racines ver-
bales indo-européennes qui lui ont présenté l’être sous des
traits à la fois singuliers et ubiquitaires. Car la question de
l’être n’aurait eu quasiment aucune chance d’être posée
dans le cadre d’une langue où ce verbe ne joue pas un rôle
aussi universel que dans les langues indo-européennes. Ces
langues ont pour particularité de faire intervenir partout le
verbe être en position de copule, c’est-à-dire dans le rôle
d’un lien entre le sujet et le verbe de la proposition. Elles
offrent ainsi au verbe être trop d’occurrences pour qu’il
demeure ignoré, mais aussi trop de métamorphoses au fil
des contextes pour que sa signification soit univoque.
154 MAINTENANT LA FINITUDE

L’être et les langues (1) : entre croissance


et persistance
Que nous révèle donc la terminologie de l’être, ses ori-
gines, ses étymologies et ses usages, dans notre domaine
linguistique indo-européen ? Cette terminologie ayant déjà
été étudiée par Heidegger 1 dans la perspective d’une onto-
logie phénoménologique, nous lui emprunterons plusieurs
orientations, tout en nous écartant de son analyse par un
usage plus abondant des ressources du sanskrit que du grec
et de l’allemand.
Les deux principales racines verbales sanskrites de l’être
ont pour forme Bhû et As. S’ajoute à cela une troisième
racine Vas, retenue par Heidegger parce que d’elle dérivent
des substantifs et des flexions du verbe être au passé dans
les langues germaniques.
Bhû, la racine indo-européenne d’où provient, entre
autres, l’infinitif du verbe être en anglais (to be), désigne en
sanskrit la croissance, la capacité d’engendrement, l’épa-
nouissement. En grec, l’équivalent du sanskrit Bhû est le
verbe Đýω, Đýειν (phuo, phuein), qui signifie croître ou
engendrer. De ce verbe sont dérivés le substantif Đýσις
(phusis) signifiant la nature, et par extension le substantif
français « physique », qui désigne la science archétypale de
la nature. Ces connotations de la racine verbale Bhû pour-
raient avoir inspiré la conception dynamiste soutenue par
Platon dans le Sophiste, selon laquelle être consiste à avoir
la puissance de changer quelque chose ou d’être changé par
quelque autre chose, en agissant aussi bien qu’en subissant 2.
Cependant, comme le suggère également Platon, si l’être est
souvent considéré comme un substantif, c’est qu’il recueille
le trait d’immutabilité derrière le flux des apparences, une
immutabilité reconstruite intellectuellement, voire mathéma-
tiquement, à partir de la diversité du sensible 3. En articulant
1. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967,
p. 80.
2. Platon, Le Sophiste, 247e, Garnier-Flammarion, 1993, p. 152.
3. Platon, Le Sophiste, 248a, op. cit., p. 153.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 155

les deux acceptions platoniciennes, on peut caractériser


hypothétiquement l’être comme la puissance immuable qui
engendre les mutations de l’apparaître. On reconnaît ici la
métaphysique latente qui se tient derrière le projet scienti-
fique, en particulier derrière celui de la physique mathéma-
tique depuis Galilée : chercher la formule unique et stable
d’où est dérivable le divers changeant des apparences, et la
tenir pour la seule description valide de la réalité.
Est-on déjà passé avec la seconde acception, celle
d’immutabilité, dans un domaine sémantique qui excède la
racine verbale Bhû ? Peut-être pas, si l’on retient que ce
verbe est apparenté au substantif sanskrit Bhu, qui veut
dire la terre. La terre étant non seulement le substrat de la
croissance des végétaux, mais aussi un paradigme de fer-
meté et de stabilité, sa famille lexicale nous oriente tout
autant vers la permanence d’un sol que vers une poussée
naturelle d’engendrement. Cette juxtaposition nous amène
à examiner la deuxième racine verbale considérée, As, qui
comporte une association de générativité et de stabilité
analogue à celle que nous avons identifiée dans Bhû. As
rassemble en effet les significations de « vivre » et de
« demeurer » ou « s’établir ». Cette dernière connotation a
pu être l’inspiration de la conception d’Aristote, qui fait de
la substance stable, inaffectée par ses accidents, le premier
genre ou la première catégorie de l’être ; à tel point que
selon lui, « l’être au sens fondamental, non pas tel mode
de l’être, mais l’être absolument parlant, ne saurait être que
la substance 1 ».

L’être et les langues (2) : l’éclosion de la présence

À première vue, l’autre racine verbale considérée par


Heidegger (Vas) accroît encore la composante de stabilité,
pour ne pas dire de stase, qui infiltre la sémantique de

1. Aristote, Métaphysique Z 1028a 30, dans Aristote, La Métaphy-


sique I, Vrin, 1986, p. 348.
156 MAINTENANT LA FINITUDE

l’être. Vas, en sanskrit, signifie habiter, se tenir là ; cette


racine a pour répondants contemporains la forme passée
du verbe être en anglais (was) et en allemand (war), ainsi
que le substantif allemand Wesen. Ce dernier terme est par-
ticulièrement intéressant, car s’il désigne quelque chose de
solide et d’invariablement établi (un bien, une propriété
privée) sous la forme Anwesen, il renvoie aussi au présent
voire à la présence sous les formes anwesend et Anwesen-
(heit) 1. Une telle association n’est qu’apparemment incon-
grue. Elle nous rappelle opportunément que la présence est
le trait le plus constant de ce qui se montre, même si le
contenu des monstrations présentes est éminemment
instable. La présence ressemble en cela à la luminosité, qui
est le trait le plus constant des objets visibles, par-delà leurs
changements de position, de forme, ou de couleur. Mais
bien entendu, la présence ne fait pas partie de ce à quoi on
prête spontanément attention, au cours d’une vie consacrée
à manipuler des choses présentes dans la perspective d’un
effet à venir. La seule possibilité qu’on ait de susciter le
rappel de la présence, consiste à accomplir un geste parti-
culier d’arrachement à notre condition, qui n’est autre que
l’épochè, accompagnée de la réduction phénoménologique.
Pratiquer l’épochè consiste à suspendre tout jugement,
non seulement intellectuel, mais aussi perceptif ; et non
seulement à propos des qualités des objets, mais aussi à
propos de leur existence propre, ordinairement indiscutée.
La réduction phénoménologique, quant à elle, consiste en
un acte réflexif accompli dans le sillage de l’épochè. Elle
reporte l’attention, habituellement captivée par les objets
et leur usage futur, vers la source présente de leur visée
perceptive ou imaginative. Elle consiste à rapatrier la vigi-
lance dans un domaine qui ne relève pas d’une nature
objectivée, mais des conditions de possibilité de son objec-
tivation : celui que Husserl nomme (et restreint peut-être
par cette dénomination) la vie de la conscience pure 2. Cette

1. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 81.


2. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 2014, §8.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 157

caractérisation courante de la réduction phénoménolo-


gique, inspirée par Husserl, a cependant été contestée en
raison de son vocabulaire faisant encore (contre son gré)
de larges emprunts à celui de la psychologie et de la théorie
cartésienne de la connaissance. Selon Heidegger, qui
cherche à s’affranchir autant que possible des restes d’une
philosophie de la conscience et de ses connotations implici-
tement dualistes, « la réduction phénoménologique désigne
la reconduction du regard phénoménologique de l’appré-
hension de l’étant […] à la compréhension de l’être de cet
étant 1 ». Par rapport à la conception husserlienne de la
réduction, l’étant se substitue ici à l’objet, et l’être se substi-
tue à la conscience pure. La réduction phénoménologique
devient ainsi l’acte fondamental par lequel la différence
ontologique 2 entre l’étant et son être est aperçue, voire
(re)découverte.

L’être reconduit à l’apparaître


Pour autant, tout n’est pas réglé, loin s’en faut, par cet
énoncé cryptique opposant le participe présent et l’infinitif
du verbe être. Qu’entend Heidegger par « être », dans sa
définition de la réduction phénoménologique ? S’agit-il,
conformément à la tradition platonico-aristotélicienne ou à
ses sources lexicales latentes, d’une alliance de potentialité
génératrice et de stabilité « substantielle » des choses ? En
aucune manière. La conception heideggerienne de l’être
s’oriente dans une tout autre direction, en rupture discrète
avec ce qu’il tient pour une déviance philosophique pré-
coce. Revenant sur le verbe grec Đýειν (phuein), dérivé,
comme on l’a vu, du verbe être indo-européen Bhû, Hei-
degger propose, de manière discutable sur un plan philolo-
gique mais révélatrice de son intention, de le rapprocher

1. M. Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie,


Gallimard, 1985, p. 40.
2. Ibid., p. 383 ; voir aussi G. Nicholson, « The ontological diffe-
rence », American Philosophical Quarterly, no 33, 1996, p. 357-374.
158 MAINTENANT LA FINITUDE

du verbe grec Đαßνω (phaino), faire voir, faire paraître. Ce


dernier verbe a pour racine verbale Đα- (pha-), qui signifie
« éclairer » et d’où dérive le substantif Đαινüµενον (phai-
nomenon, autrement dit « phénomène »). Être et phéno-
mène, être et apparition : voilà l’équivalence qui ressort de
ces conjectures étymologiques. Une telle équivalence
confinant à l’indiscernabilité est à partir de là scandée à
plusieurs reprises, comme le slogan d’un renouveau philo-
sophique : « Apparence signifie ici exactement la même
chose qu’être » ; « être veut dire apparaître » ; « l’être este
comme apparaître » ; « l’être, qui est l’apparaître, fait sortir
de la latence 1 ».
L’identité affirmée de l’être et de l’apparaître est a priori
surprenante, parce qu’à la suite de la lignée platonico-aris-
totélicienne, et jusque dans les prémisses implicites de
l’entreprise scientifique, nous avons appris à opposer l’être
à l’apparaître ; parce que nous avons cru devoir reconduire
l’apparaître à une simple apparence qui recouvre la réalité
plus profonde de l’être au moins autant qu’elle ne la donne
à voir. En revanche, cette même identité est parfaitement
conforme au projet de la phénoménologie. Car la phéno-
ménologie invite d’abord à convertir réflexivement le
regard, pour permettre à l’apparaître d’être reconnu
comme tel au lieu d’être traversé inattentivement vers
l’unité durable des choses apparaissantes. Et elle infère
ensuite de cette conversion que l’apparaître ne saurait être
réduit à l’apparition de quelque réalité cachée, à une simple
apparence moins réelle que l’être, puisque le caché, le trans-
cendant, n’est que l’autre nom de l’attente d’une révélation
ultérieure de phénomènes immanents. S’apercevoir de la
différence ontologique ne signifie donc rien d’autre que
laisser l’apparaître, c’est-à-dire l’être, se manifester comme
tel, après avoir relaxé par l’épochè la focalisation exclusive

1. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 109-110 ;


voir également E. Fink, Proximité et distance, Jérôme Millon, 1994,
p. 120 : « (La phénoménologie) décrète simplement que l’étant est
identique au phénomène. »
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 159

de l’attention sur ce qui apparaît, c’est-à-dire sur les étants.


Pour reprendre une analogie déjà utilisée, s’apercevoir de
la différence ontologique équivaut à se rendre compte aussi
de la luminosité et de l’éclat des choses, au lieu de se laisser
absorber par leurs seules propriétés utilisables que sont la
forme, l’étendue ou la couleur.
Le rapprochement de l’être et de l’apparaître a aussi une
vertu, qui est de compenser l’excès signifiant de l’un des
termes par l’excès symétrique de l’autre, d’instaurer une
sorte de compromis entre les caractéristiques temporelles
opposées de l’un et de l’autre. Utiliser à propos des choses
le verbe « être » pris isolément serait trompeur, car cela
inciterait à leur prêter une sorte de sempiternité substan-
tielle. À l’inverse, les caractériser exclusivement par le verbe
« apparaître » serait tout aussi trompeur, parce que ce der-
nier véhicule la connotation de « simple apparence
fugace ». C’est seulement en imposant, conformément à la
tendance de l’ontologie phénoménologique, une équiva-
lence entre les termes « être » et « apparaître » qu’un équi-
libre satisfaisant, par neutralisation mutuelle, est atteint.
L’intrication définitionnelle de l’être et de l’apparaître recti-
fie simultanément la teneur éternaliste de l’être et l’accep-
tion éphémère de l’apparaître. Les deux connotations
temporelles opposées s’annulent l’une l’autre, ce qui nous
ouvre à la vérité la plus profonde et la plus superficielle à
la fois qui puisse se dire sur l’être, une vérité difficilement
perceptible à mesure de son évidence absolue.

Parménide, l’être-maintenant et l’étant total

De quoi s’agit-il, derrière ces mots intentionnellement


sibyllins ; quelle est l’étrange vérité cachée par sa propre
flagrance ?
La si discrète vérité a été formulée dès la toute première
pensée occidentale sur l’être : celle de Parménide, bien plus
subtile que la vision glacée d’un « être sphérique et plein,
160 MAINTENANT LA FINITUDE

masse inerte et morte […] 1 » que lui a prêtée Nietzsche. À


travers l’héritage parménidien à peine reconnu, cette vérité-
là a depuis longtemps été transmise comme une sorte de
lieu commun anonyme, bien qu’elle ne soit devenue pour
ainsi dire limpide que dans le cadre d’une pensée phénomé-
nologique. Pour en prendre connaissance, lisons la phrase
de la huitième section du Poème de Parménide qui la
contient tout entière : « Il n’était pas à un moment, ni ne
sera, puisqu’il est maintenant, tout entier ensemble, un,
continu 2. » Le pronom personnel à la troisième personne,
« il », se substitue ici à τü εüν (to eon), ce qui est, l’étant.
Dès lors, la phrase citée annonce que l’étant total n’est ni
durable (il n’était ni ne sera), ni transitoire, dans un temps
qui verrait se succéder plusieurs étants ; il est simplement
maintenant, pleinement présent, têtu dans son actualité
sans avoir la moindre prétention à rayonner vers des temps
qui ne seraient pas en lui. Or, telle est la meilleure caractéri-
sation temporelle, ou plus exactement atemporelle, que l’on
puisse donner de l’apparaître. L’apparaître ne peut pas être
considéré comme permanent, dans la mesure où son
contenu ne cesse de changer. L’apparaître n’est pas davan-
tage périssable, puisqu’il est toujours là lorsque son
contenu a changé. L’apparaître se contente d’être main-
tenant.
Mais il faut redoubler d’attention, en ce carrefour délicat
où nous venons de parvenir. La conception phénoménolo-
gique n’assimile-t-elle pas l’apparaître à l’être, et ne
tient-elle pas l’être pour distinct de l’étant, comme la lumi-
nosité l’est de la chose lumineuse, ou comme la présence
l’est de la chose qui se présente ? N’y a-t-il pas, dès lors,
une incompatibilité entre la conception parménidienne de
l’étant, et son lointain répondant phénoménologique qui
s’efforce par le même moyen de redonner accès à l’être ?

1. F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Galli-


mard, 1990, p. 53.
2. Parménide, Le Poème, VIII, 5-6, dans P. Aubenque, Études sur Par-
ménide, Vrin, 1987, p. 35.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 161

Pas si l’on va vraiment jusqu’au bout d’une lecture phéno-


ménologique de l’univers radical de Parménide.
La différence ontologique n’oppose l’être-apparaître à
l’étant-apparaissant qu’à mesure de leurs extensions dis-
tinctes. Un étant particulier peut apparaître ou disparaître,
et il peut par ailleurs durer au-delà de son apparition
momentanée. Un étant particulier est donc manifestement
disjoint de (son) être-apparaître. S’il est encore quand il
disparaît, c’est au sens dérivé d’un pouvoir-apparaître. En
revanche, l’étant total ne saurait disparaître au même sens
que l’étant particulier, car loin que sa disparition puisse
se manifester, ce serait alors la manifestation entière qui
disparaîtrait. Par ailleurs, l’étant total, s’il est vraiment
total, ne peut pas être dit durer, car durer suppose qu’il
s’excède lui-même, qu’il y ait plus en lui que sa présence
entière. L’étant total, s’il est vraiment total, doit contenir
maintenant tout ce qu’il est, y compris l’imputation de sa
propre durabilité, de ses traces et de ses potentialités, qui
deviennent alors quelques-uns de ses traits actuels à côté
de bien d’autres. Contrairement à l’extension de l’étant
partiel, celle de l’étant total coïncide donc avec celle de
l’être, de l’apparaître, de la présence. L’étant-total-actuel
n’est autre que l’apparaître-total-actuel, lui-même identifié
à l’être. À cette extrémité que semble avoir envisagé Parmé-
nide, la différence ontologique s’efface. Tant et si bien que
l’étant-total-actuel ne devrait même pas être désigné par
un nom, qui trompe sur sa nature en favorisant l’habituel
glissement du substantif à la substance. Le seul dispositif
langagier qui lui conviendrait peut-être est un démonstra-
tif, un terme indexical, comme par exemple « cela » : cela,
tout cela, présent, entier, manifeste, en quoi les points de
repère ontologiques fusionnent.
C’est le moment de faire une pause, et de reprendre la
question leibnizienne en tenant compte du tournant qui
vient d’être indiqué. Dans l’esprit d’une ontologie phéno-
ménologique, la demande « pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien ? » ne devrait pas être comprise comme
« pourquoi y a-t-il des choses plutôt que nulle chose ? »,
162 MAINTENANT LA FINITUDE

mais plutôt comme « pourquoi cela, pourquoi tout cet


apparaître présent, plutôt qu’aucun ? ». Il s’agit là d’une
réorientation encore partielle, et en devenir. Mais nous
entrevoyons la possibilité qu’elle est sur le point d’ouvrir :
celle de suspendre la dualité entre ce qui apparaît (la chose)
et celui pour qui il y a apparaître (le sujet) ; celle de rapa-
trier ainsi la grande question dans le lieu de son essor, de
la reconduire au plus près du questionnant, de la rendre
vibrante parce qu’immédiatement pertinente pour qui la
pose.
Cependant, avant d’approfondir cet aperçu, plusieurs
questions restent à régler ; et d’abord celle du sens incom-
plet qu’a le pronom démonstratif neutre « cela » qui a servi
provisoirement à faire signe vers ce qui, n’ayant pas de
nom, ne se laisse approcher que par des vocables incertains
comme « apparaître » ou « présence ». Si « cela » pointe
vers ce qui se présente là-bas, un nouveau clivage dualiste
est établi de ce seul fait, entre l’ici de l’acte de pointer et
le là-bas de ce qui est pointé. Or, en utilisant « cela », on
souhaitait justement court-circuiter ce genre de clivage. On
essayait de le surmonter, en rassemblant dans la vaste mire
d’un pronom démonstratif générique l’intégralité de ce qui
a été qualifié d’étant-total-actuel ou d’apparaître-total-
actuel ; c’est-à-dire la présence apparaissante à la fois ici et
là-bas, au plus près et au plus lointain ; ou plutôt la pré-
sence ni ici ni là-bas, mais simplement là, ni près ni loin,
mais simplement dans l’inséparé. Sans doute, pourtant,
cette stratégie d’explicitation du sens particulier qu’on vou-
drait donner au terme « cela » peut-elle encore engendrer
des malentendus. S’il y avait un terme démonstratif capable
d’exprimer cette extension omnidirectionnelle, cette indiffé-
renciation native des pôles de la théorie de la connaissance,
ce ne serait pas seulement « cela », mais une fusion intime
de tous les pronoms démonstratifs, de tous ces termes qui
indiquent un point de vue et sa vue, une ouverture et son
horizon ouvert : cela, ici, maintenant, je et tu. En somme,
pour éviter les méprises sur la présentation entière qui
cherche à se dire, il serait souhaitable de faire converger
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 163

l’ensemble des indexicaux vers un mot universel recondui-


sant ses auditeurs à tous les aspects de ce qui se donne à
partir d’une perspective située. Il est intéressant de remar-
quer qu’en franchissant ce pas, on rejoint l’une des inspira-
tions vraisemblables de la « grande parole » des Upanishads
de l’Inde : « Tat tvam asi 1 », « Cela, c’est toi ». Toi et cela,
le soi universel et l’étant-total-actuel, ce qui conditionne
la présentation et ce qui se présente, coïncident dans la
présence.

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt


que rien ? » : quand on participe de la chose
Peu à peu se dégagent les lignes d’une critique de toute
ontologie de la prise de recul, isomorphe à l’ontologie
objectiviste du naturalisme ; et donc aussi d’une critique
plus ciblée du sens distancié de la question : « Pourquoi y
a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Par contraste avec
cette ontologie de la distance, Merleau-Ponty a esquissé
une ontologie phénoménologique alternative du consente-
ment à habiter. Son ontologie subordonne la question de
l’être à la question d’être ; c’est-à-dire la question sur ce
qu’il y a, à la question de savoir ce que cela fait de partici-
per de ce qu’il y a. Le fait central qui a inspiré Merleau-
Ponty est que, dans l’expérience la plus élémentaire d’être-
au-monde, ce que l’on trouve n’est ni un monde complète-
ment extérieur, ni la sphère close d’une conscience qui en
serait détachée, mais un milieu dense à double face,
conjointement voyant et vu, sentant et senti. Il est vrai que
le voyant, l’entendant et le sentant sont situés en un lieu
précis, et qu’à l’inverse le vu, l’entendu et le senti s’étendent
partout, en rayonnant autour de la source du voir, de
l’entendre, et du sentir. Mais cela ne signifie pas obligatoi-
rement qu’il existe une différence fondamentale entre les

1. Chāndogya UpaniĬad, VI, 8, 7, dans M. Buttex, Les 108 Upanis-


hads, Dervy, 2012.
164 MAINTENANT LA FINITUDE

deux faces, entre le sentant et le senti, et encore moins


qu’elles traduisent une dualité sous-jacente. Affirmer a
priori une telle dualité reviendrait à faire une immense
confusion bien identifiée par Nietzsche : « Poser comme
cause de la vue une perspective de la vue, c’est le coup de
maître par lequel on a inventé le “sujet” 1. » La structure
de perspective centrée qui caractérise la vue, de manière
plus marquée que les autres modalités sensibles, n’implique
en aucune manière qu’il y ait une substance séparée qui
soit la cause du voir, et qui observe une autre substance à
partir de son lieu propre. Au contraire, si l’on reste candi-
dement réceptif à la bifacialité de ce qui se donne, on est
conduit à reconnaître qu’il n’y a nulle discontinuité, nul
fossé perceptible, entre le voyant-entendant-sentant et le
vu-entendu-senti.
Dans l’état d’épochè, dans cet état de candeur cultivée, il
devient en effet évident que le voyant surgit du cœur du
visible ; il devient manifeste que le voir transfixie le paysage
en une région particulière de celui-ci, identifiée au corps
propre 2. Circonscrit au corps propre, le milieu de la bifa-
cialité reçoit une dénomination peu contestable tant elle
est familière ; on l’appelle la chair. La chair est le lieu du
voyant-entendant-sentant, elle se déploie en un volume qui
peut être vu-entendu-senti, et elle se donne donc comme le
siège de ce jaillissement évoqué : le jaillissement du voyant
à partir du vu. Mais, dans la mesure où, à la suite de cette
épochè profonde, la distinction même entre le corps et le
reste du paysage visible en arrive à être neutralisée, dans la
mesure où le paysage est alors perçu comme un continuum
de régions se recouvrant mutuellement jusqu’au point de
fuite du percevant, sans différenciations fondamentales
entre elles, Merleau-Ponty finit par dénier toute limite spa-
tiale au concept de « chair », et par lui prêter une extension

1. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, Gallimard, 1995, §548 ; voir


M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000,
p. 289.
2. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, 1964, p. 185.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 165

que n’a pas ce terme dans son acception courante 1. Loin


d’être tenue pour quelque fragment marginal d’un monde
objectif, la chair est désormais étendue à l’entièreté du
monde apparaissant, et elle se trouve investie du pouvoir
d’amorcer le processus d’objectivation à travers la « déhis-
cence » qui la scinde, là où je me tiens, en une face voyante
et une face vue. Dans l’ambiance de cette épochè ultime,
la distinction physiologique entre perceptions internes et
perceptions externes s’efface à son tour. Il n’est plus ques-
tion d’aucune extériorité par rapport à la chair-monde, et
l’on est alors laissé avec une seule sorte de sensibilité coex-
tensive à cette chair. Cette sensibilité unique peut être rap-
prochée de l’« auto-affection de la chair » au sens de
Michel Henry 2, même si ce dernier refusait de lui prêter le
sens cosmique que Merleau-Ponty lui aurait assigné.
L’auto-affection est en somme supposée sous-tendre
toutes les espèces de sensibilité et de perception, y compris
celle qu’on persiste à appeler, dans le cadre d’une théorie
dualiste de la connaissance, l’« extéroception ». Car, dans
l’ambiance d’une épochè qui désamorce les croyances de
l’« attitude naturelle » en des choses extérieures, le préfixe
« extéro- » ne peut traduire rien d’autre que la directionna-
lité intentionnelle par laquelle certains épisodes d’auto-
affection se voient attribuer une signification pratique :
celle d’articuler l’expérience motrice à l’expérience sensible,
de pouvoir aller se saisir de ce qui est perçu afin d’en altérer
le mode d’apparition. Dans l’épochè, les significations pra-
tiques sont reconnues comme telles après que leur impul-
sion a été suspendue ; et tout ce qui demeure est la
pluralité, sensitive, pré-motrice, et mentale, des modes de
l’auto-affection. En bref, on dira que, dans le cadre d’une
forme incarnée de réduction phénoménologique, l’extéro-
ception ne se distingue pas vraiment d’une proprioception
étendue.

1. Ibid., p. 178.
2. M. Henry, Incarnation, Éditions du Seuil, 2000, p. 173.
166 MAINTENANT LA FINITUDE

L’expérience de l’immanence dans l’auto-affection de la


chair-monde oriente vers une pensée ontologique complè-
tement libérée des traces d’objectivisme qui sont massives
en philosophie analytique, et qu’on devine encore partielle-
ment à l’œuvre chez Heidegger. Au lieu d’une ontologie
dans le sens (devenu habituel) d’un discours sur des concré-
tions de phénomènes visibles servant de cibles d’action et
de dénomination, ce qui se trouve annoncé ici est une
« ontologie indirecte 1 », une ontologie d’immersion, une
« endo-ontologie 2 », qui explore ce que ça fait d’être
voyant et agissant. Loin que le philosophe ait la prétention
d’énoncer quelque chose sur l’être (fût-ce pour le différen-
cier de l’étant), il se reconnaît traversé dans son être par
l’énonciation 3. Loin de se mettre à distance de ce qu’il y a
dans le but de le décrire, il en exprime les traits par un art
de la proximité et de la connivence. Loin de discourir sur
l’être, il parle à partir de l’être, parce qu’il s’inscrit avec sa
parole dans le déferlement du processus d’être. La question
leibnizienne devrait subir à partir de là une nouvelle réo-
rientation apte à remplacer le point de vue en surplomb,
par un point dans le voir s’accordant sans délai avec l’endo-
ontologie merleau-pontienne. À la question « pourquoi cet
apparaître présent, plutôt qu’aucun ? », pourrait ainsi se
substituer : « Pourquoi être-s’apparaissant, plutôt qu’abso-
lument rien ? » L’intrication entre la question et son ques-
tionnant arrive ici à son comble.
Avant d’exploiter cette inflexion, puis de procéder à
l’examen du terme récurrent « rien », il faut cependant
prêter attention à une possible objection. L’endo-ontologie
au sens de Merleau-Ponty, qui commence par une focalisa-
tion sur le corps propre, et qui se poursuit par une expan-
sion indéfinie du concept de chair à l’ensemble du monde

1. E. de Saint-Aubert, Vers une ontologie indirecte, Vrin, 2006, p. 114-


115.
2. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 279-280 ;
R. Barbaras, De l’être du phénomène, Jérôme Millon, 1993.
3. M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, Gallimard, 1992 ; R. Bar-
baras, De l’être du phénomène, op. cit., p. 81.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 167

manifeste, n’aurait-elle pas une portée plus limitée qu’elle


ne le déclare ? Ne serait-elle pas la traduction d’une épochè
encore partielle (malgré sa radicalité), car intimement liée
à l’expérience ordinaire d’incarnation et de perception d’où
elle prend son essor ? N’y a-t-il pas d’autres types d’expé-
riences hors-normes qui, en affaiblissant voire en tranchant
le lien d’incarnation, rendraient plus plausible l’ontologie
phénoménologique alternative de Heidegger, parce qu’elles
instaureraient les conditions d’une transcendance vécue du
corps propre aussi bien que des autres aspects de l’appa-
raître ? Ces expériences alternatives ne se laisseraient-elles
pas mieux comprendre par la conception heideggerienne
d’un étant total (y compris le corps propre) se révélant
sous la lumière neutre de l’être-apparaître, que par celle,
merleau-pontienne, d’une chair-monde habitée et travaillée
de l’intérieur par un clivage lui permettant de s’apparaître
à elle-même ? Les expériences non-conventionnelles qui
vont dans ce sens incluent entre autres :
— l’« illusion des amputés 1 » ;
— le déplacement du sens de l’appropriation du corps
vers des objets fabriqués (comme l’illusion de la main en
caoutchouc 2) ;
1. V.S. Ramachandran, Phantoms in the Brain, Fourth Estate, 1999.
L’illusion des amputés est aussi appelée l’illusion du « membre fan-
tôme ». Elle consiste à avoir l’impression qu’un membre amputé fait
toujours partie du corps, et qu’il est le siège de douleurs localisées là
où il se trouvait avant d’être perdu. Elle est connue depuis longtemps,
et elle a déjà beaucoup servi de thème philosophique, en particulier
chez Descartes, pour montrer que « la douleur de la main n’est pas
sentie par l’âme en tant qu’elle est dans la main, mais en tant qu’elle
est dans le cerveau », R. Descartes, Les Principes de la philosophie IV,
§196, dans Œuvres philosophiques de Descartes, édition de F. Alquié,
Classiques Garnier, 1973, p. 511. Voir G. Rodis-Lewis, Descartes,
CNRS Éditions, 2010 ; A. Bitbol-Hespériès, Le Principe de vie chez
Descartes, Vrin, 1990, p. 100 ; A. Bitbol-Hespériès, « La médecine et
l’union dans la Méditation sixième », dans D. Kolesnik-Antoine (éd.),
Union et distinction de l’âme et du corps : lectures de la Méditation
sixième, Kimé, 1998, p. 18-36, en particulier p. 19-24.
2. M. Costantini et P. Haggard, « The rubber hand illusion : sensiti-
vity and reference frame for body ownership », Consciousness and
168 MAINTENANT LA FINITUDE

— les expériences globales de « hors-corps 1 », vécues


spontanément en état de mort imminente, de crise épilep-
tique, ou de prise de certaines drogues comme la
Kétamine 2.
À première vue, toutes ces expériences remettent en
question l’inévitabilité de la centration du vécu sur le corps
propre, ainsi que la rigidité de l’identification d’une partie
ou de la totalité de ce corps comme étant mon corps. Elles
semblent distendre le lien spatial entre ce qui se vit et son
fond corporel cénesthésique 3, tantôt en refoulant ce der-
nier à l’arrière-plan du processus d’auto-identification
(dans l’illusion de la main en caoutchouc), tantôt en le
poussant à l’avant du champ attentionnel pour en faire un
quasi-objet visuel (dans les expériences de hors-corps).
Mais cette interprétation reste discutable, et on peut désor-
mais la mettre à l’épreuve en la soumettant à des tests de
variation contrôlée. Deux moyens sont utilisés pour cela.
Un moyen expérimental, qui consiste à reproduire artifi-
ciellement l’expérience de hors-corps par un dispositif de
« réalité virtuelle » donnant à voir à un sujet son propre

Cognition, no 16, 2007, p. 229-240 ; C. Valenzuela Moguillansky, J.K.


O’Regan et C. Petitmengin, « Exploring the subjective experience of
the “rubber hand” illusion », Frontiers in Human Neuroscience, no 7,
2013, p. 659. Dans cette expérience, une main du sujet est visuellement
cachée derrière un écran, et une main en caoutchouc lui est substituée
là où elle devrait se trouver. Puis, les deux mains (en chair et en caout-
chouc) sont stimulées de manière identique. Les sujets sentent alors le
stimulus à l’emplacement de la main en caoutchouc, et non pas à celui
de leur main de chair.
1. S. Allix et P. Bernstein, Manuel clinique des expériences extraordi-
naires, Interéditions, 2009. Dans ces expériences, les sujets perçoivent
leur propre corps à partir d’une localisation qui lui est extérieure.
2. L.K. Wikins, T.A. Girard et J.A. Cheyne, « Ketamine as a primary
predictor of out-of-body experiences associated with multiple subs-
tance use », Consciousness and Cognition, no 20, 2011, p. 943-950.
3. La cénesthésie est la sensation globale d’un corps auto-affecté. Elle
diffère quelque peu de la proprioception, en cela que cette dernière est
focalisée, objectivante de parties du corps, alors que la cénesthésie est
défocalisée et pré-objectivante.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 169

corps filmé par une caméra située derrière son dos 1. Et un


moyen expérientiel, qui revient d’abord à inviter des sujets
à pratiquer la méditation de la pleine conscience, au cours
de laquelle l’activité sensorielle et motrice est volontaire-
ment réduite, puis à les soumettre à un entretien sur les
altérations de leurs limites corporelles qu’ils ont souvent
éprouvées durant cette période 2. Or, ces deux séries de
mises à l’épreuve conduisent à des conclusions semblables,
qui paraissent compatibles avec l’endo-ontologie merleau-
pontienne. D’une part, s’il est exact qu’un sujet, placé arti-
ficiellement dans la situation d’une expérience hors du
corps, transporte ses réactions émotionnelles et ses affec-
tions proprioceptives à distance de son corps « réel » pour
les installer dans son corps « virtuel », ces émotions et
affections restent situées et centrées, fût-ce en un lieu objec-
tivement tenu pour « erroné ». Le fait de la localisation
incarnée persiste, même s’il se trouve translaté dans un sys-
tème de coordonnées visuelles altérées ; seule la coordina-
tion entre proprioception et vision est transformée, sans
que le déploiement proprioceptif soit en quoi que ce soit
affecté. D’autre part, les rapports d’expérience méditative
aboutissent à des conclusions nuancées sur la perception
du corps propre et de l’espace ; des conclusions beaucoup
moins tranchées, en tous cas, que celles qui en feraient une
épreuve de complète désincarnation. S’il est vrai que beau-
coup de méditants avancés font état d’une atténuation des
limites nettes entre le corps et l’environnement, voire d’une
perte du sentiment de possession de ce corps qui confine à
l’expérience du hors-corps, il leur reste un sens vague de
l’incarnation, une sourde cénesthésie, qui résiste à la perte
de son identification avec le corps physique 3. Une expé-
rience située, que cette situation soit perçue comme inté-
rieure ou comme extérieure au corps physique, et une
1. H.H. Ehrsson, « The experimental induction of out-of-body expe-
riences », Science, no 317, 2007, p. 1048.
2. Y. Ataria, « Where do we end, and where does the world begin ?
The case of insight meditation », Philosophical Psychology, 2014, Doi :
10.1080/09515089.2014.969801.
3. Ibid.
170 MAINTENANT LA FINITUDE

expérience incarnée, que cette chair soit limitée par l’enve-


loppe cutanée ou qu’elle rayonne au-delà d’elle, cela suffit,
non seulement à ne pas récuser l’endo-ontologie merleau-
pontienne, mais aussi à lui conférer une grande généralité
phénoménologique en la rendant indépendante de tout
ancrage objectivé. À ce stade, rien n’empêche de maintenir
la dernière forme de la question leibnizienne, en interpel-
lant à nouveau : « Pourquoi être-s’apparaissant, plutôt que
rien ? »

« Plutôt que rien » : la patience de se livrer


à la question
Mais pourquoi aussi attacher, à chaque formule interro-
gative, l’intrigant segment de phrase « plutôt que rien ? » ;
ne suffirait-il pas de demander « pourquoi y a-t-il quelque
chose ? », ou « pourquoi être-s’apparaissant ? » ? Cette per-
plexité, Heidegger l’a travaillée dans son Introduction à la
métaphysique 1. Il remarque à juste titre qu’en tronquant
la question leibnizienne, en la restreignant à son premier
membre « pourquoi y a-t-il quelque chose ? », on a ten-
dance à manquer son universalité sans reste, et à vouloir y
répondre d’une manière incomplète, analogue à celle de la
métaphysique et des sciences : par la mise en place d’un
lien causal entre deux étants. « Pourquoi y a-t-il quelque
chose ? » appelle tacitement une explication de ces étants-
là, étalés devant nous, par quelque autre étant plus fonda-
mental qui en serait la cause 2. Cette prégnance du schème
causal en incitera certains à affirmer que les étants dérivent
d’un Dieu créateur, et d’autres que les étants procèdent
(disons) du vide quantique régi par les relations d’incerti-
tude de Heisenberg. Que penser de ces stratégies cou-
rantes ? Même si l’on admet que les deux explications citées

1. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 39-41.


2. C’est le cas dans un livre dont la question ne reprend que le premier
membre de l’énoncé leibnizien : J. Holt, Why Does the World Exist ?,
Liveright, 2012.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 171

sont plausibles, il reste que la force de la question « pour-


quoi ? » est loin d’avoir été épuisée par ces réponses, car
on peut encore se demander pourquoi il y a un vide quan-
tique et pourquoi il y a un Dieu.
À moins d’amorcer une régression à l’infini d’effet en
cause (ou de se laisser hypnotiser par la figure circulaire de
la cause de soi), il faut alors changer de stratégie et de type
de questionnement. Tirant les conséquences des réflexions
qui viennent d’être faites, il faut d’abord voir clairement
que la question « pourquoi ? », lorsqu’elle est limitée aux
étants manifestes et qu’elle se satisfait de leur explication
par quelque étant primordial, est prédéterminée par notre
acceptation inconditionnée d’un étant déjà donné, ce qui
la retient très en deçà de son propre enjeu. En d’autres
termes, il faut se garder d’orienter l’interrogation vers la
remontée de cause en cause, car cela suppose d’admettre
qu’il y a toujours quelque chose en arrière-fond, qui puisse
servir de cause.
Cette prise de conscience une fois accomplie, il faut faire
rebondir l’interrogation vers l’intégralité de l’étant ; une
intégralité qui inclut toutes les causes originaires possibles,
y compris Dieu, qui comprend tous les substrats envisa-
geables, y compris le vide quantique, et qui enveloppe jus-
qu’à l’interrogeant s’apparaissant. Or, le seul moyen qu’on
ait d’exprimer l’illimitation de la question, le seul moyen
qu’on ait de la faire porter sur la totalité de l’étant, revient
à faire ressortir ce dernier sur fond de la possibilité du
rien 1. La locution « plutôt que rien », loin d’être un appen-
dice superflu, joue précisément ce rôle : celui de ménager
un ultime contraste entre l’étant total et la possibilité qu’il
ne soit pas, sorte de passage à la limite du contraste entre
chaque étant et ce qu’il n’est pas. Cela n’implique bien sûr
en aucune manière que notre seule ressource pour répondre
à la question leibnizienne consiste à énoncer une formule
du genre « parce que quelque chose est issu de rien (ex
nihilo) », et à conformer ainsi le discours au modèle de la

1. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 40.


172 MAINTENANT LA FINITUDE

généalogie causale au prix de l’invention burlesque d’une


cause qui n’est pas. Cela exige plutôt, comme cela a été
esquissé plus haut, de trouver la patience de ne pas se satis-
faire de la première réponse plausible qui vient à l’esprit,
et d’explorer à fond les implications et les résonances de
l’attitude du questionnement.
Que veut dire alors se livrer à l’être-en-train-de-question-
ner ? Et qu’implique plus précisément cet abandon à la per-
plexité questionnante, dans le cas extrême de la question
« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » ?
Demeurer dans l’état où l’on questionne, cela signifie sus-
pendre l’élan vers un comblement hâtif de la cavité
d’inconnu engendrée par l’interrogation, et garder cette
cavité ouverte jusqu’à faire de l’ouverture un mode d’exis-
ter. Demeurer abîmé dans la question leibnizienne, c’est
reconnaître que le butoir de la chaîne des causes ne peut
pas être reculé indéfiniment, qu’il ne devrait pas même être
repoussé jusqu’à une condition de clôture, comme la divine
raison des raisons, ou comme le principe d’irraison du
matérialisme spéculatif, mais qu’il doit être affronté ici
même, dans cet instant qui est celui de l’interrogation, dans
l’état de réceptivité incandescent qu’elle suscite. Demeurer
abîmé dans la question leibnizienne, c’est accepter d’envisa-
ger que la résolution ne se trouve nulle part ailleurs qu’en
elle, dans le mutisme même qu’elle institue.
Or, une telle quiétude dans l’atmosphère de l’inconnu est
loin d’être naturelle. Les enfants savent qu’au bout de la
séquence de leurs questions « pourquoi ? », et des réponses
inlassables de leurs parents ou enseignants, viendra une
dernière réplique irritée : « C’est parce que c’est comme
ça ! » Pourtant, ils s’obstinent ingénument à questionner en
espérant une réponse, jusqu’au jour où ils franchissent une
certaine étape de leur vie qui est aussi celle de l’émousse-
ment des enthousiasmes. Les chercheurs scientifiques et les
métaphysiciens savent aussi, en général, que leur projet
d’arraisonnement admet des confins. Mais ils accordent un
crédit considérable à la borne ultime qu’ils décident de
poser provisoirement en amont de leur série explicative. Ils
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 173

se satisfont de leur dernière explication inexpliquée avec


une facilité qui peut sembler troublante, mais qui se justifie
par la valeur qu’ils attribuent à son pouvoir de synthèse.
Ainsi, aux yeux d’un certain nombre de physiciens, le fond
vibratoire appelé « vide quantique » peut être considéré
comme une réponse satisfaisante à (une version atténuée
de) la question leibnizienne, pour la simple raison qu’il
s’agit d’un concept théorique capable d’unifier un vaste
domaine de connaissances et de structures légales, allant
de la physique des hautes énergies jusqu’à la physique de
la matière condensée. De façon analogue, aux yeux des
métaphysiciens et des théologiens, Dieu est un fondement
satisfaisant de l’existence des choses, parce qu’ils font
converger vers lui trois fonctions majeures : celles d’une
cause créatrice, d’un principe éthique, et d’une source de
sens ou de réassurance dans la vie individuelle et sociale.

Retour à la source unique de l’existence


et du désir d’élucider

Pour accepter de suspendre les demandes d’explication


au seuil du souci universel de comprendre qu’exprime la
question leibnizienne, il faut donc un motif puissant. Le
motif alternatif pourrait être du même ordre, mais d’une
tout autre ampleur, que celui qui satisfait les chercheurs, les
théologiens et les métaphysiciens, lorsqu’ils avancent leur
principe explicatif terminal : un projet d’unification plus
vaste encore que tous ceux dont ils ont rêvé. Cette fois,
il ne s’agit pas seulement d’unifier intellectuellement des
structures mathématiques prédictives dans un concept de
substrat (le « vide ») ou des besoins existentiels dans un
concept d’être omnipotent ; il s’agit de faire tenir ensemble
la visée et ce qui est visé, l’intellection et l’existence, l’intel-
ligence constructrice de mondes et la réflexion qui mani-
feste que ces « mondes » ne sont autres que des
perspectives d’action signifiantes pour nous. Si l’on souhaite
174 MAINTENANT LA FINITUDE

accomplir cette forme omni-enveloppante d’unification,


cette unification ultime qu’on peut appeler « cosmophéno-
ménologique », la seule option qui vaille est de remonter
vers l’origine vécue où l’intellect se montre comme un fruit
parmi d’autres de l’existence, car cela seul permet de dés-
amorcer d’avance les tentatives réciproques de capturer
l’existence dans les filets de l’intellect.
Or, c’est bien la racine commune de l’exister et du vou-
loir-comprendre que l’installation dans le questionnement
leibnizien « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? » met opportunément à nu. Conformément à la
clause fichtéenne de l’auto-congruence 1, ce questionne-
ment a en effet l’aptitude rare à se retourner vers lui-même
et à instancier sa propre signification. Il fusionne un acte
inaugural de l’intelligence (la mise en forme de l’interroga-
tion) avec un fait fondamental de l’existence (le face-à-face
avec l’insondable), en évitant si bien de leur donner l’exu-
toire d’un remplissement extérieur que cette fusion devient
pour ainsi dire flagrante par un effet de réverbération.
Il reste à examiner de près le processus du retournement
de la question sur elle-même, et à observer méthodique-
ment la convergence originaire de l’intellect et de l’exis-
tence dans l’acte de la poser ; car ce surcroît de précision
va nous permettre d’approcher, non pas, redisons-le, une
solution au problème qui nous préoccupe, mais sa plus
intime dissolution, celle qui s’impose au cœur du geste de
problématiser.
Reprenons donc, inlassablement, le questionnement :
« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », ou,
mieux, « pourquoi être-s’apparaître plutôt que rien ? ». Et
tenons-nous en suspens dans l’acte d’interroger, remplis
d’une perplexité démesurée face au caractère intégral du
domaine qu’il prétend embrasser. Nous nous mettons
ainsi, comme cela a déjà été noté, dans la posture précaire
consistant à attendre une réponse, tout en sachant que

1. I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit., p. 66 ; voir le chapitre II du pré-


sent livre.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 175

nulle réponse ne viendra. Nous nous plaçons en position


d’accueillir une issue, avec persévérance dans l’accueil mais
sans la moindre illusion sur le fait qu’il puisse y avoir une
issue. Au long de cette attente, quelque chose se montre,
avec d’autant plus d’insistance qu’aucune distraction ne
vient en masquer le furtif témoignage : c’est l’être-atten-
dant qui s’apparaît à la faveur de l’absence d’autres appari-
tions, de la même façon que l’être-doutant s’apparaît au
milieu de son doute dans l’argument du cogito. En même
temps, conformément à ce que nous avons accepté dès le
départ, nous n’obtenons pas de satisfaction et nous ne
croyons en obtenir aucune ; nous demeurons béants dans
l’inassouvissement.
Autrement dit, la seule réponse qui se profile à l’horizon
du questionnement leibnizien est « rien » ; non pas un rien
articulé, formulé, conceptualisé (qui pourrait se signifier
par un mot, et jouer le rôle d’une pseudo-réponse), mais le
rien pathétique d’un état irrésolu ; non pas une abstraction
métaphysique appelée « le néant », mais le rien vécu d’un
désir insatisfait, le rien insistant qui ronge l’être-présent par
l’excavation d’une attente à jamais incomblée. Être-s’appa-
raissant est habité par rien au fond de sa latence question-
nante. Être et rien sont associés, dans un souffle silencieux
mais intensément éprouvé. Telle est peut-être la réponse
(in)espérée à la question leibnizienne, même si elle est
muette. Telle est la paradoxale clarté engendrée par la nuit
de désespérance d’une solution : être et rien, et non pas
être plutôt que rien. Les deux termes de l’alternative
conventionnelle se vivent comme liés l’un à l’autre dans le
battement même de la question qui les met en regard. Et
on découvre alors que l’énoncé de la question repose sur
une fausse opposition, puisque être-s’apparaître cohabite
avec rien, se découpe sur l’arrière-plan de rien, plutôt qu’il
ne s’en sépare.
Conformément à la critique heideggerienne de Hegel, le
rien ne se réduit pas à l’absence d’étant, à la négation
logique de tout étant ; il traduit un fait d’existence et « se
176 MAINTENANT LA FINITUDE

dévoile comme composante de l’être de cet étant 1 ». Mais


ce fait d’existence n’a même pas besoin d’être thématisé,
puisqu’il se manifeste dès l’indispensable prémisse de toute
réponse thématique qu’est l’attitude interrogative. Ainsi, en
reconduisant la question leibnizienne là où elle se pose,
c’est-à-dire en cet ici de l’expérience vécue, et non pas là-
bas où des objets d’expérience sont jetés, son vrai sens, son
sens intime et pour ainsi dire incarné, lui est restitué. En
acceptant ensuite, non seulement de la poser jusqu’au
bout, mais de se poser avec elle sans trembler et sans fuir,
son issue vient au jour dans le centre exact de sa non-issue.
Dans cette approche, on a articulé subrepticement deux
pensées du rien qui divergent pourtant à plusieurs titres.
Celle de Sartre d’une part, selon qui « si du néant peut être
donné, ce n’est ni avant ni après l’être, ni d’une manière
générale en dehors de l’être, mais c’est au sein même de
l’être, en son cœur, comme un ver 2 ». Celle de Heidegger,
d’autre part, selon qui la possibilité du non-être, loin d’être
une abstraction élaborée par notre intelligence, est ce qui
permet la manifestation même de l’étant 3, y compris notre
auto-manifestation en tant qu’étant. De l’un, nous avons
retenu le refus de toute hypostase du néant comme puis-
sance, et la caractérisation du rien comme une expérience
d’absence fichée au centre de ce que cela fait d’être. À
l’autre, nous avons pris la réciproque de la proposition pré-
cédente, à savoir que le fait d’être, en tant que s’apparaître,
suppose un contraste avec rien. Comme l’écrit Henri Mal-
diney, « ce qui apparaît se découvre de soi-même à partir
de rien 4 » ; autrement dit, c’est par son écart avec un rien
possible ou éprouvé que l’apparaissant se met à vibrer de

1. M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Nathan, 1998,


p. 57.
2. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 56 ; voir égale-
ment, à propos de la conception merleau-pontienne du néant, R. Bar-
baras, De l’être du phénomène, op. cit., p. 122.
3. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 41.
4. H. Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, Éditions du Cerf, 2012, intro-
duction.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 177

présence. S’apparaître peut en effet être compris comme


une auto-transcendance de l’étant total, c’est-à-dire comme
une forme de décollement de l’étant à l’égard de lui-même,
comme un arrachement à sa présence indifférenciée. Or,
cette auto-transcendance, ce détachement, sont aisément
descriptibles comme la transcendance de l’étant total vis-
à-vis de la seule « chose » qui reste à part lui, à savoir rien.
« Rien » se voit ici assigner le statut d’un fond concret,
presque brûlant dans le suspens insatisfait du questionne-
ment, par contraste avec lequel éclot le scintillement de
l’apparaître 1.

L’être, l’expérience de rien et les bords du temps

Il faut pourtant bien admettre que ces remarques restent


cryptiques, et que seule une immersion dans le concret peut
y jeter quelque clarté. Repartons d’une remarque simple
sur la racine vécue de rien. Du rien, je n’ai aucune expé-
rience isolée ; il n’y a rien de tel qu’une expérience du rien
« en soi ». Ce dont j’ai l’expérience est le « rien de », un
rien orienté vers un manque précis et identifié, un rien qua-
lifié, en somme. Rien de ce qui était attendu, mais un
inopiné énigmatique ; rien de lumineux, mais encore les
ténèbres ; rien du bonheur espéré de la voir, mais seulement
son absence ; rien des choses anciennes que j’ai connues,
mais un monde étranger ; plus de rencontres entre mon
grand-père et son vieil ami antiquaire, sur une terrasse de
crépi blanc aux volets bleus, mais des conversations nou-
velles où ces événements semblent n’avoir jamais été.
Un sentiment aussi banal que l’ennui est un exemple
paradigmatique de « rien de » : rien de ce qui m’intéresse,
mais une routine dénuée de sens ; nulle rupture bienvenue

1. Sur ce sens existentiel du rien, voir P. Basile, Figli del nulla, Albo
Versorio, 2006, p. 49 et suiv. Cette réflexion est issue de l’enseignement
sur la philosophie heideggerienne dans la perspective de la méditation
zen, offert par F. Bertossa.
178 MAINTENANT LA FINITUDE

par rapport à ce qui semble ne pas pouvoir manquer d’arri-


ver, mais une lente vacance vidée d’événements. L’angoisse
en est l’autre exemple typiquement heideggerien, puis-
qu’elle équivaut à se sentir déboucher sur rien d’identifiable
comme certain, sur rien de ce qui rassure, sur l’insaisissable,
sur l’immaîtrisable, sur une vague menace à laquelle rien
ne donne un contour, sur la réalisation vertigineuse que
l’environnement familier lui-même ne sait rien promettre
de manière ferme, parce qu’il reste impénétrable sous sa
patine faussement apprivoisée. L’ennui et l’angoisse, ces
deux célèbres tonalités existentiales 1, sont donc des images
en miroir l’une de l’autre ; elles renvoient à des « rien de »
antinomiques dont le seul point commun serait un rien
abyssal substantivé. L’événement, qu’appelle l’ennui de ses
vœux afin de briser son épaisse routine, est précisément ce
que l’angoisse redoute. Ce qui ennuie l’ennuyé est que rien
n’arrive. Ce qui angoisse l’anxieux est que quelque chose
pourrait arriver, sans que rien ne le laisse prévoir. Car arri-
ver c’est volatiliser la structure d’attente, c’est témoigner de
ce qu’elle a toujours été : une hypothèse hasardeuse desti-
née à s’euphoriser ou à se rassurer. L’attente ne débouche
sur rien de nourrissant : ennui. Et si elle ouvre sur quelque
chose, cela risque d’être sur ce que je ne peux pas maîtri-
ser : angoisse. L’angoisse et l’ennui révèlent ce que serait
un désir sans élan : l’épreuve d’un manque.
Mais « rien de » a aussi une vertu exceptionnelle, qui
consiste à donner accès à une expérience vivifiée de ce qu’il
y a, à rehausser la présence obstinée de l’être. N’étant pas
masqué par une activité trépidante ou un intérêt passionné,
le bloc têtu de cette journée d’ennui, de ce corps ensom-
meillé et de ces formes inexpressives, se manifeste plus
pesamment, mais aussi plus puissamment, que jamais
auparavant. N’étant encadrée par aucune identification
claire des projets et des risques à venir, cette ouverture
angoissée sur un déroutement sans bornes, acquiert une

1. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique.


Monde-finitude-solitude, Gallimard, 1992, p. 124.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 179

intensité sans égale. À l’attente insatiable ou craintive se


substitue l’inattendue merveille de ce jour.
Extrapolant ces confrontations multiples avec l’expé-
rience du « rien de », la crainte de la mort se comprend
comme une inquiétude d’en voir confluer toutes les saveurs
amères. Par elle, on craint d’être confronté aux goûts mêlés
du plus jamais à jamais, de l’ennui déroulé dans une éter-
nité vide, d’une privation sans limites, et d’une angoisse de
l’inconnu intégral. Pourtant, le rien hyperbolique de la
mort accomplie ne s’identifie à aucune de ces expériences,
et encore moins à leur somme, pour la bonne raison qu’il
n’est vraiment rien, qu’il n’est rien de rien, sans même une
opposition avec l’être pour en révéler la possibilité. Dans
ces conditions, comme le dit la vieille rengaine des épicu-
riens, pourquoi craindre la mort puisqu’elle n’est rien pour
nous ?
Si l’on veut affronter cette question, il faut la ressaisir à
partir de sa plus élémentaire prémisse : la mort qui
m’effraie n’est (évidemment) pas ma mort déjà arrivée,
mais la mort qui se profile dans mon futur. C’est dans le
futur, un futur qui me regarde, que gît le ressort de ma
crainte.
Qu’est-ce alors que le futur ? Rien. S’orienter vers le
futur, cela revient à s’accouder au balcon du temps pour
contempler un paysage qui n’a d’autre forme que celle de
mes attentes, de mes prévisions, de mes attractions et de
mes répulsions. À présent, le futur n’est rien, il n’est pas
plus quelque chose que la mort qui s’y annonce. Le futur
n’est rien que je puisse percevoir, et rien de ce que je
connais déjà. Le futur se contente de s’activer en sous-main
pour désadhérer la présence vis-à-vis d’elle-même, pour lui
annoncer qu’elle s’apprête à basculer dans le rien du
révolu. Cette extrême évasivité du futur explique les
besoins contradictoires de l’existence à son égard : le seul
moyen de ne pas sombrer dans l’angoisse consiste à se
représenter le futur comme variante du passé ; et le seul
moyen de ne pas se dissoudre dans l’ennui est d’attendre
180 MAINTENANT LA FINITUDE

du futur quelque chose d’inédit. La surprise, redoutée ou


espérée, est au cœur de l’expérience du futur.
Pourtant, l’énigme rebondit. Nous venons de rappeler
que le futur n’est rien encore. Pour l’heure, le passé ne s’est
pas répété, et l’inédit n’est pas arrivé. Alors, pourquoi s’en
préoccuper, pourquoi se préoccuper de ce rien-là ? Je m’en
préoccupe parce que je suis concerné, et je suis concerné
parce que je suis « je », ce pronom personnel porteur
d’identité physique et morale par-delà la bouffée fugace de
l’instant. Véhiculant une traînée de mémoire à propos d’un
passé qui n’est plus, « je » se projette dans ce rien inson-
dable sur lequel maintenant débouche : le futur. « Je » se
jette bras ouverts dans les tréfonds obscurs de l’à venir, et
il y pousse un sujet persistant à se vivre comme le même
que celui qui aujourd’hui se préoccupe ou ne se préoccupe
pas, s’angoisse ou s’ennuie, espère ou redoute. Mais alors,
ce « je » persistant ne peut pas détourner sa face de l’abîme
dans lequel il plonge. Je peux bien à présent me laver les
mains de ce qui arrivera, « je » serai là plus tard pour
témoigner que j’avais tort de ne pas m’en préoccuper. Et si
je suis conscient de cela, c’est que j’approuve à présent le
« je » passé de s’être soucié de ce qui est en train de m’arri-
ver. C’est la mêmeté du « je » qui justifie le souci. Sans la
continuité temporelle assumée du « je », le souci n’aurait
pas de support. Sans un « je » s’efforçant à la permanence,
il n’y aurait personne pour s’inquiéter de la confluence
hypothétique des « rien de », pas plus qu’il n’y a quelqu’un
pour en témoigner lorsqu’elle est arrivée. Sans un « je » se
projetant comme permanent, qui percevrait continûment
l’horizon de la mort, et qui serait là pour s’apprêter à la
subir ?
Sans un « je » pour faire le pont entre la trace et l’inten-
tion, le temps entier, cette suspension d’attente aux tonali-
tés d’espérance, d’angoisse, ou d’ennui à la lisière de
l’inconnu, perdrait toute consistance. « Je » suis tendu vers
ce que j’ignore parce que « je » perçois mon incomplétude
tout en désirant me compléter. Mais si le « je » incomplet
et le « je » provisoirement complété (mais encore avide de
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 181

complétion) brisaient tout lien entre eux, le temps se frag-


menterait en une poussière de moments insulaires. « Je »,
en tant que projet de constance, est ce qui défie le gouffre
du rien sur lequel débouche le présent.
Notons simplement à l’issue de cette réflexion que, par
comparaison avec l’instabilité de « Je-maintenant », ce que
« Je-durable » a gagné en matière de continuité, il l’a perdu
en matière de nécessité. Alors que « Je-maintenant » est le
corrélat de chaque monde et de chaque époque pensable,
« Je-durable », « Je-lié-à-un-fil-biographique », se contente
d’habiter ce monde coordonné à lui et d’y occuper une
place mineure. Défier le rien qui borde le présent, forcer le
passage par-delà son abîme, a pour inconvénient la chute
dans une forme ordinaire de la contingence : la contingence
d’une vie incarnée et d’une subsistance limitée.
À ce stade, nous avons rassemblé un nombre suffisant
d’éléments pour faire face à la question « qu’est-ce que
rien ? », et donc pour mieux circonscrire le second volet de
la question leibnizienne. Le rien, nous l’avons vu, se mani-
feste dans chaque situation de manque, ou d’incomplétude
ressentie. Il se manifeste dans l’ennui, dans l’angoisse, dans
la nostalgie, dans l’attente, mais aussi dans le vertige de ce
qui a failli se produire ou de ce qui risque de nous arriver,
comme le signale Sartre à juste titre 1. En récapitulant
toutes ces circonstances, il s’avère que le rien peut être
défini synthétiquement comme la bordure multi-direction-
nelle du présent. En amont du présent, il n’y a plus rien de
ce nous aurions voulu retenir de notre vie ; la nostalgie
est insoutenable, notre passé part en cendres 2. En aval du
présent, il n’y a encore rien de saisissable, rien qui garan-
tisse la continuité rassurante ou ennuyeuse du temps, et
rien non plus qui laisse prévoir de façon absolument sûre

1. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 64.


2. S. Micali, « Le néant comme incinération absolue du passé », dans
K. Novotny, A. Schnell et L. Tengelyi (éds.), La Phénoménologie
comme philosophie première, Mémoires des annales de phénoménolo-
gie/Filosofia, 2011.
182 MAINTENANT LA FINITUDE

la nouveauté tantôt désirée tantôt crainte dont il est gros ;


l’attente est démesurée, notre futur regorge d’inconnu. Sur
le flanc du présent, se tiennent ses possibles non actualisés,
ce qu’il pourrait être mais qu’il n’est pas ; le précipice est
attirant, je pourrais y tomber (vertige), mais je n’y tombe
pas.

Le présent, sanctuaire de certitude


Pour récapituler, le présent se découvre ourlé de tous
côtés par rien. En amont, en aval, et sur ses flancs. Le pré-
sent est obstinément ceinturé de rien, ce qui signe la plus
radicale des finitudes. Le reste, depuis l’invention de soi,
c’est-à-dire d’une personne se vivant comme durable, jus-
qu’à la constitution d’objets permanents s’offrant à l’acti-
vité de connaître, est un système de procédés palliatifs
visant à surmonter le flottement de cette finitude. « Pallia-
tif » n’intervient pas ici comme un adjectif d’ornement. Il
vise à rappeler que ces procédés ne sont que sommairement
compensateurs, dans la mesure où ils participent eux-
mêmes d’un présent encerclé de rien et pénétré d’incerti-
tudes. Ma personne, morale ou physique, peut brusque-
ment se dérober sous mes pas à l’occasion d’un coup de
folie ou d’une maladie. Les objets devant moi peuvent
s’avérer illusoires : mirages, hologrammes, ou simples idéa-
lités mathématiques. Les théories scientifiques qui règlent
les relations entre les propriétés de ces objets fragiles sont
réfutables, même si leur aptitude à guider l’action dans une
sphère restreinte de validité demeure. Enfin, l’efficacité
impressionnante dont font preuve les technosciences dans
leur contrôle de ce qui arrive, peut déboucher inopinément
sur un dérapage incontrôlé de la civilisation qui s’appuie
sur leurs prescriptions. Ce qui reste alors sous un regard
qui a tant scruté qu’il ne s’en laisse plus conter, n’est autre
que le fait obstiné de la finitude la plus circonscrite qui
soit : celle de ce présent enserré de près par des fosses
insondées.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 183

Cette vérité n’est pas facile à reconnaître, parce qu’elle


semble inquiétante ou révoltante ; mais dès qu’on l’accepte,
elle offre des ressources existentielles inépuisables. Au
centre de la forteresse assiégée par rien qui vient d’être
dépeinte, le présent est un refuge, un lieu de certitude (la
certitude d’être), le point d’appui archimédien qu’exige
chaque enquête. Encore l’expression « point d’appui »
est-elle excessive par le semblant de fermeté qu’elle
s’obstine à dessiner. La certitude présente n’a rien de fon-
dationnel ; elle n’est souveraine qu’à mesure de son évanes-
cence ; elle s’efface dès qu’elle se reconnaît, parce qu’elle
laisse alors place à son penchant vers la fuite en avant ; elle
ne se maintient qu’en se réengendrant encore et encore,
qu’en se poursuivant elle-même sans se saisir, lueur résur-
gente dans le front de flamme de l’être-temps 1. Le présent
est habité par une paix féérique, d’une profondeur océa-
nique, mais il suffit de laisser poindre à nouveau le désir et
l’attente pour s’apercevoir que son calme est celui d’un œil
de cyclone. Le présent concentre ainsi en lui le foyer de la
plus précaire finitude, et l’aire d’essor de ses esquisses de
dépassement. Comment cela se fait-il ?
À travers ce qui, dans le présent, l’habite et le déborde à
la fois : l’événement. Le présent est habité par l’événement
parce que c’est seulement en tant qu’événement ponctuel
qu’il se manifeste dans un surgissement fini. Mais il est
également débordé par l’événement, parce que l’événement
le met en question en le faisant déboucher sur ce qu’il n’est
pas (encore), et qu’il sert ainsi de tremplin pour ce qui le
dépasse. Doublure générique du présent, l’événement ne se
range pas uniquement dans la catégorie de la nouveauté.
Il peut recouvrir le désir sans ressort de l’ennui aussi bien
que la puissante surprise ; cette surprise n’ayant pas encore
révélé si elle comble un espoir par une joie ou si elle justifie

1. Voir à ce propos Dôgen, Le temps qu’il y a, Y. Orimo, Le Shôbô-


genzô de maître Dôgen III, Sully, 2014, p. 149.
184 MAINTENANT LA FINITUDE

une angoisse par un péril. Mais dans tous ces cas, l’événe-
ment est un avènement ; il confirme sans cesse qu’à la péri-
phérie du présent se tiennent des réserves d’insu, versant
positif du « rien » qui le côtoie.

Le réel en deçà du réalisme : un signe de finitude

Cela permet de comprendre pourquoi, selon Henri


Maldiney, la passivité vis-à-vis de l’événement, c’est-à-dire
la pure réceptivité à l’égard d’une stabilité ou d’un change-
ment inanticipés des états de choses, est ce qui nourrit le
sentiment de réalité. Le réel se confond phénoménologi-
quement avec ce qui est crûment donné 1, avec ce que les
formes de notre propre saisie conceptuelle ne parviennent
ni à présager ni à épuiser. « La surprise, martèle Maldiney,
[…] est la marque de la réalité. Le réel est ce qu’on n’atten-
dait pas, qu’on ne peut pas attendre, et qui sitôt paru est
là depuis toujours 2. » L’erreur à éviter en ce point précis
de la réflexion, celle que commet le matérialiste spéculatif
dans le prolongement des épistémologies se réclamant du
réalisme scientifique, c’est d’hypostasier le sentiment
concret du réel en quelque représentation abstraite d’une
réalité extérieure.
Qu’il faille se garder de franchir ce pas est évident sous
l’hypothèse d’une endo-ontologie au sens de Merleau-Ponty.
De quelle extériorité pourrait-il être question dans la chair
solidaire d’un monde dont je participe, plutôt que je ne le
contemple ? Que pourrait être ici une réalité représentable,
si ce n’est une extrapolation de ce qui se montre vers tout

1. « Ce qui […] devrait mobiliser la philosophie, ce sont ces zones de


non-droit, là où l’on ne parvient plus à imposer le processus de pacifi-
cation par objectivation, là où surviennent des choses non-prévisibles,
des événements. » J.-L. Marion, La Rigueur des choses, Flammarion,
2012, p. 139.
2. H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Jérôme Millon, 2007,
p. 257.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 185

ce qui pourra un jour se montrer, ne justifiant en rien sa


prétention à l’altérité vis-à-vis de toute expérience pos-
sible ?
Mais, bien que ce soit moins évident, le même pas ne
devrait pas non plus être franchi dans le cadre d’une méta-
physique réaliste, parce qu’il occasionne une tension qui
mine en profondeur le débat épistémologique contempo-
rain. En effet, l’impression de se heurter à la réalité, que
suscite le désaccord d’un phénomène avec les prévisions
théoriques actuellement admises, est en porte-à-faux avec
l’ambition qu’ont ces représentations théoriques de corres-
pondre à la réalité. Deux concepts profondément dissem-
blables de la réalité, un concept empirique et un concept
idéalisant, entrent ici en conflit, sans qu’aucune résolution
claire ne soit en vue. Selon l’un, la réalité fait irruption en
brisant nos anticipations, tandis que, selon l’autre, la réalité
est (idéalement) exhibée par l’architecture intacte des for-
malismes anticipateurs. La ressource habituellement mise
en œuvre afin d’éviter un choc frontal entre ces deux
conceptions, consiste à affirmer que ce ne sont pas nos
théories présentes, mais seulement des productions théo-
riques futures, qui correspondront à la réalité. Il ne s’agit
là toutefois que d’une simple esquive, qui consiste à redou-
bler la dimension de pari que comporte toute anticipation.
Si telle anticipation théorique ne correspond pas à la réa-
lité, parce qu’elle a été réfutée expérimentalement, on anti-
cipe qu’une anticipation théorique future (ou qu’une limite
asymptotique de ces théories) possèdera la qualité souhai-
tée d’adéquation à la réalité. Or, la validité de l’anticipation
n’est pas mieux assurée dans un cas que dans l’autre ;
l’anticipation seconde de la convergence des anticipations
successives vers la ressemblance au réel, est aussi risquée
que l’anticipation première de la ressemblance de cette
structure théorique au réel.
Pour éviter ces difficultés, et ces renvois de conjectures en
méta-conjectures, la meilleure option consiste sans doute à
suspendre l’usage du mot ambigu « réalité ». Représenter
« la réalité » par une théorie scientifique consiste en fait à
186 MAINTENANT LA FINITUDE

exhiber les structures d’attentes que nous entretenons vis-


à-vis des résultats de nos actions expérimentales ou techno-
logiques ; il est dans ces conditions plus juste de qualifier
la théorie de forme régulatrice d’une activité connaissante
efficace, que de révélation de l’hypothétique chose réelle
connue. Quant au sens « de la réalité » que suscite la résis-
tance des choses à nos anticipations, c’est-à-dire l’événe-
ment que nous prenons de plein fouet, il devrait être
compris plus prudemment comme un choc de finitude : le
choc de qui s’aperçoit qu’à la frange immédiate du présent
où il séjourne, presque tout lui échappe.
Une telle caractérisation négative de la finitude, qui se
garde bien d’extrapoler vers ce que l’on imagine excéder le
présent-vivant, a l’avantage de résister au reproche d’auto-
réfutation que Fichte (bien avant le matérialisme spécula-
tif) opposait à son concept kantien 1. Car la caractérisation
négative de la finitude n’exige pas de penser un infini pour
la découper par contraste. Elle n’offre donc pas de prise à
la contradiction performative fichtéenne : celle d’un être
qui, en s’affirmant radicalement fini, ne peut éviter de
montrer qu’il est capable de concevoir l’infini. La caractéri-
sation négative de la finitude suppose simplement d’avoir
conscience du voisinage d’un excès, de sentir qu’il y a de
l’incontrôlé dans les marges obscures du présent, de
craindre l’effondrement des régularités rassurantes. La
finitude n’est selon cette approche que l’autre nom de
l’imprévu, qui ne cesse de mettre au défi nos programmes
expansifs de maîtrise du monde.
S’il en va ainsi, la finitude n’a rien d’un enfermement ;
elle est tout autant échancrure que clôture. L’événement
gonfle le présent d’une présence déroutante, charnue, indu-
bitable, manifeste, qui fait pâlir notre intelligence en la met-
tant à l’épreuve de son évidence muette et informe.
Simultanément, en faisant craquer le cadre de nos anticipa-
tions, l’événement agrandit notre univers. Il nous libère
d’un carcan auto-imposé, il renverse les barrières de nos

1. I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit., p. 167.


AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 187

croyances, il peuple le présent d’éventualités qui n’étaient


même pas figurables à l’époque des projets. Il fait éclater
toutes les limites de la raison, y compris celles de la spécu-
lation, qui enclôt bon gré mal gré le réel dans ses catégories
ultimes. Même le concept de l’hyper-chaos enferme ; car
laisser attendre n’importe quoi, ordre ou désordre, n’équi-
vaut pas à mettre l’attente au repos dans le sillage de son
entière déroute.
En somme, l’événement est un remarquable lieu d’ambi-
guïté. Il noue la localité infinitésimale de l’instant avec la
promesse insaisissable qu’il recèle ; il cumule en lui les
bornes de l’intelligible et le germe de leur transgression ; il
combine le savoir intensif de l’actualité avec l’extension
béante dans/vers l’insu ; il est par la plénitude de ce qu’il
montre, et il n’est pas (ceci ou cela) en vertu de l’indétermi-
nation radicale sur laquelle il débouche.

L’être et le rien dans le questionnement

La coexistence d’être et de rien vient de resurgir à cette


phase de l’enquête. C’est dans le tremblement actuel du
questionnement maintenu « pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? » que s’est d’abord manifestée cette
coexistence, offrant ainsi l’occasion d’un dénouement ines-
péré. C’est au cœur de ce présent de questionnement qu’on
a surmonté l’échec des tentatives de s’évader vers le futur
pour découvrir là-bas (dans quelque entité ou principe
transcendants) un fondement de ce qu’il y a, et qu’on leur
a substitué la décision d’affronter l’énigme d’il y a nulle
part ailleurs qu’ici.
Le principe d’une telle issue s’éclaire, désormais. Il
consiste à faire de la question elle-même un événement, et à
y laisser éclater simultanément, en conformité avec
l’essence de l’événement, l’être-s’apparaître de sa présence,
et le rien de sa perspective absente. L’étrange coexistence
d’être et de rien peut rester ignorée dans la plupart des
événements, qui invitent à l’attitude banale consistant à
188 MAINTENANT LA FINITUDE

tourner le dos à ce qu’ils sont, et à se ruer vers ce qu’ils


semblent annoncer. Mais elle saute aux yeux lorsque l’évé-
nement s’identifie à l’acte de poser la question « pourquoi
y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Car l’impasse de
cette question, son défaut d’ouverture sur un objet cernable
par la pensée, a un double effet de révélation. D’une part,
ne débouchant vers aucun étant, elle force à voir que l’état
de questionnement est. D’autre part, la résonance entre le
vécu d’inassouvissement qui l’accompagne et le sens de son
dernier terme, oblige à reconnaître l’actualité saisissante du
rien qui s’y trouve mis en jeu 1.
Ce constat, saisi sur le vif du questionner, éclaire une
remarque a priori surprenante de Hegel : que « l’être pur
et le néant pur sont identiques 2 ». Au premier degré,
logique, la curieuse équivalence entre être et néant se com-
prend par le jeu classique de la détermination et la néga-
tion : ce que tel étant est (sa détermination) se définit par
opposition à ce qu’il n’est pas (sa négation). Au second
degré, chronologique, ce jugement d’identité signale l’inévi-
tabilité de la succession : le basculement programmé, et déjà
agissant, de ce qui est maintenant dans le non-être pro-
chain. Au troisième degré, existentiel, le même jugement
est réinterprété par Heidegger comme l’expression d’un
flottement du Dasein (l’être-le-là, l’être-situé et donc fini)
dans l’expérience de l’angoisse, c’est-à-dire comme une
référence à son vacillement intime qui lui fait rencontrer le
rien sous l’angle de l’imminence de ce qui échappe à sa
maîtrise 3. Mais en un quatrième degré paroxystique parce

1. La combinaison entre l’absence d’issue d’une recherche ou d’un


questionnement et la présence du cherchant ou du questionnant a
souvent été exploitée dans l’histoire de la philosophie. Voir par
exemple Saint Augustin, De la Trinité, X, iii, 5 : « Il n’est donc pas
possible que (l’âme) s’ignore absolument, elle qui, sachant qu’elle ne
se sait pas, se sait par-là même. »
2. M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, op. cit., p. 57. Hei-
degger cite la Science de la logique de Hegel, livre I.
3. B. Mabille, « Hegel, Heidegger, et la question du néant », Revue de
métaphysique et de morale, no 52, 2006, p. 437-456.
AUTOUR DE LA STUPÉFACTION D’ÊTRE 189

qu’instantané, une conflagration vécue de l’être et du rien


se manifeste à fleur du questionnement leibnizien qui
oppose l’être au rien. Ainsi se réalise en ce questionnement-
limite l’exigence la plus haute (mais habituellement occul-
tée) de l’entreprise métaphysique : que le questionnant soit
intégralement capturé dans sa question au moment où il
questionne 1 ; et que l’état engendré par le geste de ques-
tionner soit reconnu en un éclair comme la seule
« réponse » acceptable.

1. M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, op. cit., p. 42 ;


F. Bertossa et R. Ferrari, Lo sguardo senza occhio, Albo Versorio,
2004, p. 41 ; M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, op. cit.,
introduction.
IV

SUR LA NATURE DES LOIS

Le discours causal et modal décrit des traits


de nos modèles, et non pas des traits du
monde.
B. van Fraassen

Insensiblement, la réflexion précédente sur un présent


ouvert a introduit le thème de la nature des « lois de la
nature ». C’est que pour un phénoménologue conséquent,
et surtout pour nous maintenant, la question des lois de la
nature se résume au souci du futur. À quoi pouvons-nous
nous attendre ? Demeurerions-nous un « nous » unifié et
organisé si aucune de nos attentes n’était satisfaite ?
Ce souci dépasse de loin le périmètre du « problème de
Hume », qui consiste à savoir si la régularité constatée du
passé garantit la stabilité et la légalité des choses à venir.
Il s’étend à la question de savoir comment on a élaboré la
régularité antérieure que les humiens tiennent pour
acquise. Car, loin d’être simplement « données », les régu-
larités du devenir naturel ont dû elles-mêmes être consti-
tuées au terme d’une quête active de prévisibilité et de
contrôle. Un nourrisson a besoin de suivre un corps des
yeux, c’est-à-dire de se lancer dans une anticipation
motrice des déplacements de ce corps, s’il veut en percevoir
192 MAINTENANT LA FINITUDE

la trajectoire régulière. Un enfant a besoin de répéter le


geste consistant à lâcher un objet pesant, puis à en accom-
pagner la chute de son regard mobile, pour se convaincre
de la régularité des phénomènes gravitationnels. Si l’extra-
polation d’une loi résulte d’une régularité antérieure,
l’attestation de cette régularité dépend réciproquement
d’une anticipation de forme légale.

Que serait-on dans le chaos ?

Avant d’en venir à la discussion épistémologique pluri-


séculaire sur les lois de la nature, il faut donc revenir au
plus près du besoin vital de légaliser ce qui arrive. Pour
cela, il n’est pas indispensable de pratiquer une archéologie
du savoir sédimenté, ou de se figurer artificiellement ce que
cela ferait d’être un être incapable d’ordonner et d’anticiper
l’avènement des choses. Il suffit d’interroger directement
nos épisodes d’ébranlement les plus vertigineux, ceux qui
n’ont pas pu manquer de nous arriver il n’y a pas si long-
temps, et qui offrent un parfait banc d’essai en miniature
de ce que cela nous ferait d’être livrés au chaos. Il suffit de
se remémorer un moment de commotion brutale, inassimi-
lable, ou simplement trop récente pour avoir pu être située
dans un système de coordonnées conceptuelles. Là, ni les
opérations de catégorisation, ni la connexion de l’événe-
ment avec l’histoire du sujet que nous sommes, n’ont
encore eu le temps de s’amorcer.
À quoi ressemble l’expérience d’un coup de tonnerre
dans un ciel serein, à l’instant où il se produit ? Qu’est-ce
qu’éprouver un éclat d’appréhension encore informe, inin-
terprété, inattendu, par-delà le pur et simple sursaut corpo-
rel ? Quelques textes classiques de l’histoire de la
philosophie peuvent être lus comme autant de propositions
de réponse à ces questions. De l’épisode vécu du boulever-
sement, ils offrent une description parfois cryptique, mais
qui peut être intersubjectivement validée par la capacité
qu’ont leurs lecteurs à en reconnaître les échos en eux. Le
SUR LA NATURE DES LOIS 193

choc du sensible, tel que le décrit Hegel au premier chapitre


de la Phénoménologie de l’esprit, ou bien Husserl à l’issue
d’un détissage réductif de l’expérience perceptive visant à
laisser affleurer sa « matière » brute (qu’il appelle de son
nom grec de « hylé »), a trois attributs principaux bien
identifiables. Il est un moment d’obnubilation extrême,
d’indifférenciation de l’apparaître, et d’immédiateté au sens
relationnel aussi bien que temporel.
Comment comprendre les termes qui viennent d’être
employés : obnubilation, indifférenciation, immédiateté ?
L’obnubilation signifie qu’à l’instant où un ceci sensible de
haute intensité se produit, rien d’autre que lui ne subsiste
dans le champ de l’apparition, aucune autre perception,
aucune pensée associée, aucun souvenir ni aucun projet.
L’indifférenciation est la traduction analytique de l’obnubi-
lation : elle indique que la singularité du moment sensible
est absolue, qu’aucune différence ne s’établit (pour
l’instant) entre lui et quoi que ce soit d’autre, que rien ne
permet (déjà) d’esquisser une détermination fondée sur la
négation de ce qui n’est pas lui, qu’il n’est donc pas envisa-
geable de lui attribuer un sens, puisque « avoir sens, c’est,
pour un étant, figurer à une place déterminée dans un sys-
tème de possibles 1 ». Du caractère indifférencié, isolé, et
sui generis de l’événement sensible à peine manifesté,
résulte son immédiateté au sens relationnel, c’est-à-dire lit-
téralement l’absence de médiation, l’absence d’annonce ou
de préparation de son épiphanie, son défaut d’insertion
dans un réseau de rapports aussi bien contemporains que
rétrospectifs qui le feraient accéder à l’étage du jugement.
L’immédiateté au sens temporel, enfin, dénote l’actualité
radicale de l’impression sensible, sa manifestation dans un
maintenant sans bords.
Comme l’écrivait le philosophe néo-platonicien du
VIe siècle Simplicius, maintenant « […] se trouve déjà dans
le passé dès qu’il est dit et appréhendé 2 ». D’où l’on tire la

1. H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Encre marine, 2010, p. 41.


2. Simplicius, Catégories, 352, 24, cité par S. Sambursky et S. Pines,
The Concept of Time in Late Neoplatonism, Israel Academy of Science
194 MAINTENANT LA FINITUDE

réciproque qu’aussi longtemps qu’il n’est ni dit ni appré-


hendé, maintenant n’est localisable en aucun instant (tout
juste passé), et qu’il n’y a donc nulle médiation entre lui et
quelque instant précédent ou suivant. Vivre une fulguration
sensible exclut ainsi de réaliser qu’elle survient ; car en
avoir conscience supposerait de la détacher sur fond de ce
qu’elle n’est pas, c’est-à-dire sur fond d’un moment ulté-
rieur la faisant apparaître comme ayant eu lieu immédiate-
ment avant. Vivre sans s’apercevoir qu’on le vit ; coïncider
si bien avec cela, que la distance permettant l’aperception
fait défaut : telle est l’expérience en première personne de
l’impression sensible brusque, à peine échue, et à cause de
cela entièrement isolée.
Ces quelques traits suffisent à tracer le portrait d’une
catégorie de vécus extrêmes. L’expérience de la secousse
sensible, de l’éclair d’avènement, est si puissante que
manque jusqu’au recul nécessaire pour en prendre
conscience réflexive. Elle brise les aperçus et les cadres
conceptuels antérieurs, ne laissant rien subsister durant son
passage. La stupeur lui est contemporaine, et la profonde
déstabilisation que ressent à sa suite celui qui l’a subie, est
la toute première trouée qu’elle ménage vers autre chose
qu’elle. Elle traîne derrière elle une nouvelle forme de ce
« rien de » (rien de pressenti, rien de compréhensible), qui
a été examiné sous plusieurs angles au chapitre précédent.
Mais le rien consécutif aux immenses étonnements et aux
chocs de la vie, rappelle Maldiney, est lui-même un « […]
événement duquel rayonnent toutes les dimensions, tous les
rayons de monde » ; c’est de lui que « […] l’existant surgit
à soi dans la surprise d’être 1 ». Le « rien d’attendu » que
creuse la commotion sensible dans son plus proche sillage
a bien sûr pour première saveur la désorientation, car,
après la volatilisation de la forme conceptuelle de monde
propre qu’impose sa présence obnubilante, s’orienter

and Humanities, 1971. Voir également R. Sorabji, Time, Creation, and


the Continuum, Duckworth, 1983.
1. H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 232-233.
SUR LA NATURE DES LOIS 195

semble inimaginable. Il ménage grâce à cela une voie


d’accès sans doute très brève, imperceptible, à saisir au vol,
vers la stupeur suprême de se savoir être : puisqu’il n’y a
plus rien de reconnaissable, il y a se montre 1. En même
temps, ce rien qui suit le choc n’est déjà plus simple obnu-
bilation : il est ouverture, déhiscence, décollement imper-
ceptible vis-à-vis de ce qui vient d’arriver, et il dégage donc
une étendue a priori sans limite pour les possibilités à venir.
Il représente l’absence étonnée de préjugé qu’a évidée der-
rière lui l’ouragan de l’événement, et il permet ainsi
d’esquisser des reconfigurations de monde se prêtant à des
jugements neufs.

Poussée d’être, poussée ordonnatrice

La démonstration par l’absurde déroulée par Kant afin


de déduire la nécessité de ce que nous appelons des « lois
de la nature » prend son essor à partir de là : à partir du
point extrême de déconfiguration qu’induit l’étonnement,
et à partir des opportunités inédites de reconfiguration sur
lesquelles il débouche. Cette démonstration kantienne
commence par avancer une hypothèse perturbante, se
poursuit avec le constat d’un fait dont on ne peut pas
douter sans contradiction performative, mais qui s’avère
incompatible avec l’hypothèse initiale, et se conclut par
l’énoncé de la négation de l’hypothèse.
Faisons donc l’hypothèse que la vie vécue se réduit à un
perpétuel déroutement, à une répétition indéfinie du choc
de l’imprévisible. Dans ce cas, ainsi que nous venons de le
voir, il n’y aurait nulle autre présence que celle, obnubi-
lante, de l’apparition-choc ; nulle différence établie avec

1. Le Zen, avec sa grande et simple découverte que « c’est ainsi », que


ne pas catégoriser nous met en présence des « choses comme elles
sont », représente sans doute l’art le plus accompli de s’établir dans la
surprise universelle d’exister et de la reconnaître comme telle. Voir
H. Clerc, Les Choses comme elles sont, Gallimard, 2011.
196 MAINTENANT LA FINITUDE

une apparition antérieure ou voisine ; nulle médiation met-


tant en place un réseau de rapports entre cette apparition
et un ensemble cohérent d’autres apparitions. Comme
l’écrit à juste titre Meillassoux dans sa restitution du rai-
sonnement kantien, « tout se réduirait à l’intuition ponc-
tuelle et perpétuellement amnésique d’un point de chaos
sans épaisseur et sans rapport à son passé 1 ». Or, on
constate qu’il n’en va justement pas ainsi, ni pour notre
conscience ni pour notre connaissance.
Premièrement, notre conscience est à la fois réflexive et
panoramique. Elle est réflexive parce que, loin de demeurer
dans l’obnubilation supposée, elle se reconnaît le plus sou-
vent elle-même, et que, loin de l’amnésie évoquée, elle
s’insère dans un récit biographique cohérent fondé sur une
mémoire épisodique. La conscience est aussi panoramique,
parce que, loin de l’indifférenciation et de l’immédiateté
alléguées, elle établit sans cesse des relations entre l’occur-
rence présente et les occurrences passées, futures, ou pos-
sibles. Si l’on voulait prouver par des arguments ordonnés
qu’une telle conscience ne nous est pas donnée, on commet-
trait d’ailleurs une contradiction performative, puisque
penser ces arguments suppose une ferme conscience évalua-
trice et comparatrice.
Deuxièmement, notre connaissance tend vers la validité
universelle de ses propositions et vers la stabilité des entités
perçues. Selon Kant, cela est abondamment prouvé par les
deux exemples archétypaux de la géométrie euclidienne et
de la mécanique newtonienne. Et cela est également étayé
par un second argument de non-contradiction performa-
tive, puisque, si nous voulions convaincre d’autres per-
sonnes qu’on ne peut pas tendre vers la validité universelle
des savoirs, nous devrions compter sur leur accord inter-
subjectif le plus large possible, c’est-à-dire sur la possibilité
d’une entente universelle.
Il résulte de ces considérations qu’à rebours de l’hypo-
thèse (absurde) de départ, la vie vécue ne se réduit pas à

1. MHS, p. 41.
SUR LA NATURE DES LOIS 197

un itinéraire de la désorientation perpétuelle, et que cela a


pour condition une légalisation de l’apparaître, sous forme
de connexions constantes entre les phénomènes chan-
geants. La légalisation de l’apparaître en tant que condi-
tion de possibilité d’une expérience organisée, et plus
particulièrement d’une connaissance ayant vocation à
l’universalité, est la conclusion globale de cet argument
kantien, qualifié de déduction transcendantale. Les conclu-
sions particulières, déclinées dans l’Analytique transcendan-
tale de la Critique de la raison pure, concernent les formes
de cette légalisation, à savoir les diverses catégories de
l’entendement pur, parmi lesquelles la catégorie de causa-
lité joue un rôle central.
La signification de la légalisation déduite par Kant n’a
cependant pas toujours été bien comprise par ses lecteurs.
Faut-il, pour qu’une conscience unifiée et une connaissance
valant universellement puissent émerger, qu’un ordre natu-
rel suffisant soit donné, et prêt à être « mis en évidence » ?
Ou suffit-il que cet ordre soit à la fois prescrit par un projet
de connaissance, et recherché activement par les instru-
ments de cette connaissance ?

Faut-il qu’un ordre légal existe indépendamment


de nous ?
La première interprétation de la démarche kantienne, de
type « réaliste », est celle que semble avoir choisi sans dis-
cuter le matérialiste spéculatif, sans doute parce qu’il a plus
de mal qu’il ne l’admet à concevoir des positions intégrale-
ment différentes de la sienne. C’est en tous cas l’impression
qui se dégage à la lecture des phrases suivantes, volontaire-
ment accumulées. « Kant nous dit : si notre monde n’obéis-
sait à aucune loi nécessaire, rien ne subsisterait du
monde 1. » « Si la causalité cessait de régir le monde, plus
rien n’aurait de consistance, et donc plus rien ne serait

1. MHS, p. 43.
198 MAINTENANT LA FINITUDE

représentable 1. » « Si le monde n’était pas dominé par des


lois nécessaires, il se fractionnerait pour nous en expé-
riences sans suite 2. » Pour assurer la possibilité d’une
conscience unifiée et d’une connaissance universelle, il fau-
drait donc que le monde soit ordonné par des lois. En
somme, selon la restitution du raisonnement de Kant que
propose le matérialiste spéculatif, le monde qui nous
dépasse, le monde dans lequel nous nous efforçons de
vivre, serait (étrangement) déterminable par l’exigence de
contenir des êtres comme nous, capables de le connaître.
Il est vrai que cette impression d’assister à une externali-
sation de l’impératif de légalité, qui, poussée jusqu’au bout,
aboutirait à naturaliser la déduction transcendantale à la
manière du « principe anthropique » des astrophysiciens 3,
est atténuée par quelques phrases tenant mieux compte de
la logique propre d’une philosophie qui se présente comme
un idéalisme transcendantal. On lit par exemple : « Pour
Kant, si les représentations que nous avons du monde
n’étaient pas gouvernées par des connexions nécessaires
[…] le monde ne serait qu’un amas sans ordre de percep-
tions confuses, qui ne pourraient en aucun cas constituer
l’expérience d’une conscience unifiée 4. » Selon le passage
précédent, ce sont nos représentations qui doivent être léga-
lement connectées pour se conformer à l’issue de la déduc-
tion transcendantale, et non pas forcément le monde qui
est dit représenté. On s’approche déjà un peu plus de
l’esprit de la philosophie kantienne, et de son concept cen-
tral de synthèse du divers des représentations 5.

1. ALF, p. 122.
2. ALF, p. 127-128.
3. J. Barrow et F. Tipler, The Anthropic Cosmological Principle,
Oxford University Press, 1988. Une confrontation du principe anthro-
pique avec la philosophie transcendantale peut être trouvée dans :
M. Bitbol, « From the anthropic principle to the subject’s principle »,
F. Bertola et U. Curi (éds.), The Anthropic Principle, Cambridge Uni-
versity Press, 1989.
4. ALF, p. 127.
5. E. Kant, Critique de la raison pure, A77-B103, dans Œuvres philo-
sophiques I, op. cit., p. 832-833.
SUR LA NATURE DES LOIS 199

Mais ce moment d’adhésion à la logique propre de


l’épistémologie transcendantale reste assez anecdotique
dans l’analyse du matérialiste spéculatif. Car son raisonne-
ment entier ne pourrait même pas prendre son essor s’il
n’attribuait pas à ses interlocuteurs principaux, que sont
Hume et Kant, une position aussi spéculative que la sienne.
Selon lui, Kant ne cesse de se figurer des mondes possibles,
dotés ou privés de lois, partiellement ou entièrement chao-
tiques, capables ou incapables de porter une conscience
unifiée. À ses yeux, ce sont de tels « mondes-jouets » qui
fondent la déduction de Kant, en nourrissant imaginaire-
ment sa supposition « absurde » de départ. L’avantage de
cette lecture est qu’elle assigne à Hume, à Kant, et même
à Popper, un langage commun qui rend leurs thèses directe-
ment comparables : celui des scénarios-de-mondes que leur
spéculation est déclarée fabriquer 1. Le scénario qu’envi-
sage Hume est considéré comme le plus extrême, puisqu’il
esquisse l’option selon laquelle rien n’empêche le monde
d’échapper à toute légalisation scientifique, à plus ou
moins brève échéance. Le scénario popperien reconstitué
par le matérialiste spéculatif apparaît, par contraste,
timoré, puisque les lois du monde « en soi » y sont suppo-
sées invariables ; seules les théories scientifiques qui tâchent
d’en rendre compte sont éphémères, en raison d’une expan-
sion indéfinie des moyens d’exploration expérimentale.
Quant au scénario attribué à Kant, il a pour première par-
ticularité d’inclure dans son monde les êtres connaissants
dotés de conscience, et pour seconde particularité de ne
repousser le scénario humien qu’en invoquant sa double
incompatibilité avec une connaissance objective et avec une
conscience unifiée.
S’il en allait bien comme le matérialiste spéculatif le sug-
gère, l’argument transcendantal de Kant aurait pour but
de vaincre le scepticisme au sujet des lois intrinsèques du
monde. Or, l’abondant débat contemporain sur le sens des
arguments transcendantaux a conduit à leur refuser toute

1. C’est la thèse centrale de MHS.


200 MAINTENANT LA FINITUDE

portée ontologique. L’objection archétypale contre l’usage


des arguments transcendantaux pour réfuter le scepticisme
ontologique a été formulée par Barry Stroud 1, et sa
conclusion est sans équivoque. Selon cet auteur, un argu-
ment transcendantal n’a rien à dire sur ce que doit être le
monde ; il peut simplement contraindre ce que nous devons
penser comme vrai, ou ce qui doit nous apparaître comme
vrai. En particulier, la déduction transcendantale kan-
tienne exige simplement que nous pensions l’existence de
lois de la nature comme avérée, ou, mieux, que nous nous
conduisions sous le préalable que tout se passe comme si
des lois de l’apparaître naturel étaient réalisées. Notre
conscience peut atteindre son unité, et notre connaissance
peut atteindre l’objectivité, sans beaucoup d’égard à ce
qu’est ou n’est pas le monde ; il suffit pour cela que nous
nous orientions dans ce monde conformément à la présup-
position de son ordre.
Deux précisions doivent être ajoutées à cette caractérisa-
tion minimale de la portée des arguments transcendantaux,
pour éviter de nouveau l’écueil « corrélationniste » souvent
dénoncé par le matérialiste spéculatif, à savoir celui de ne
pas pouvoir se passer d’évoquer l’ombre d’un arrière-
monde inconnaissable, et de justifier ainsi la révolte de la
raison qui veut pouvoir y pénétrer.
L’une des précisions est qu’il n’est pas question d’oppo-
ser des lois réelles à ces lois pensées auxquelles aboutissent
les arguments transcendantaux. Ainsi que nous l’avons vu
au chapitre I, la chose en soi kantienne et surtout néo-
kantienne ne peut se voir attribuer aucune qualité en
propre, et aucune structure légale pré-déterminée, pour la

1. B. Stroud, « Transcendental arguments », Journal of Philosophy,


no 65, 1968, p. 241-256 ; B. Stroud, « The goal of transcendental argu-
ments », dans R. Stern (éd.), Transcendental Arguments : Problems and
Prospects, Oxford University Press, 1999 ; S. Chauvier et F. Capeillères
(éds.), « La querelle des arguments transcendantaux », Revue philoso-
phique de l’université de Caen, no 35, 2000 ; S. Stapleford, Kant’s Trans-
cendental Arguments : Disciplining Pure Reason, Continuum, 2008.
SUR LA NATURE DES LOIS 201

simple raison qu’elle n’est que le nom d’un problème indé-


finiment ouvert pour la quête de savoir. Les lois attribuées
à la séquence des phénomènes sur la foi d’un travail
conjoint de la sensibilité et de l’entendement, ne s’opposent
donc à aucune loi « cachée », à aucune loi des choses elles-
mêmes par-delà les apparences ; elles s’opposent tout au
plus aux lois d’une science future. L’impression qu’il en va
autrement résulte sans doute d’une confusion entre la
quête théorique d’une validité intersubjective des lois régis-
sant les phénomènes, et la volonté spéculative de percer
vers les lois du monde-de-la-réalité-absolue, conséquence
de la confusion banale entre l’objectivité et l’existence « en
soi ». Cette confusion est immédiatement dissipée par
Kant, lorsqu’il signale que la forme générale des lois pres-
crites par l’entendement aux contenus sensibles n’est autre
que le cadre normatif qui nous permet de lier les représen-
tations selon des règles universellement valides, c’est-à-dire
de constituer une région d’objectivité 1 ; et que cette consti-
tution d’objectivité s’accomplit indépendamment de toute
référence à la chose en soi. En bref, la légalité notifiée aux
phénomènes est objectivante, sans égard à l’horizon d’une
existence trans-phénoménale. Plusieurs phrases de la pre-
mière édition de la Critique de la raison pure sont sans équi-
voque sur le rapport fusionnel qu’établit Kant entre la
source exclusivement subjective de l’unité synthétique des
phénomènes, et la validité pourtant objective (au sens
d’universellement et idéalement intersubjective) du produit
et des règles légales de cette unité. D’une part, « c’est […]
nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans
les phénomènes que nous nommons nature » ; et d’autre
part « ces conditions subjectives [sont] en même temps
objectivement valables, puisqu’elles sont les principes de la
possibilité de connaître en général un objet dans l’expé-
rience 2 ».

1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, op. cit., §13.


2. E. Kant, Critique de la raison pure, A125, dans Œuvres philoso-
phiques I, op. cit., p. 1424-1425.
202 MAINTENANT LA FINITUDE

L’autre précision dépasse dans une assez large mesure le


système kantien originel, même si elle s’autorise de plu-
sieurs suggestions de Kant. Elle consiste à passer d’une
compréhension exclusivement intellectuelle à une concep-
tion performative des formes a priori. Seul ce passage rend
l’épistémologie transcendantale durablement crédible au
cours de l’histoire des sciences. Lorsqu’on déclare que
l’argument transcendantal contraint ce que nous devons
penser sur le monde, et non pas ce que le monde est, cela
semble être une demande purement interne, pour ne pas
dire psychique, qui semble de surcroît imposer des struc-
tures mentales immuables difficilement compatible avec la
mutabilité des connaissances. Comment cette demande
« psychique » serait-elle pertinente pour déterminer des
lois auxquelles nous voulons reconnaître une objectivité, et
que nous déclarons attribuer à une nature (même si la défi-
nition du mot « nature » est rétroactivement rapportée aux
lois qui sont prescrites à ses phénomènes) ? Et comment
serait-elle compatible avec l’évolution des sciences ? À de
telles préoccupations, des réponses ont déjà été esquissées,
et elles reviennent toutes à enrichir d’un élément pragma-
tique le lexique kantien des facultés de l’esprit. Car le
domaine de l’action, contrairement à celui de la pure
pensée, est directement en prise avec ce qu’il y a. Et le
domaine de l’action, contrairement à celui de la pensée abs-
traite, a la plasticité des conduites adaptatives. Par-delà la
simple pensée des lois, avons-nous donc suggéré, il faut se
conduire comme s’il existait des lois, ou encore s’orienter
sous la présupposition qu’il en existe ; dans les deux cas, il
est question d’agir et non pas seulement de concevoir.

La neutralité de l’agir et le geste de légaliser


Par chance, de nombreuses indications ont été laissées
par Kant lui-même pour préciser le sens de cet agir. À
toutes les étapes de l’œuvre du philosophe de Königsberg,
on perçoit son souci d’introduire un médiateur actif entre
SUR LA NATURE DES LOIS 203

la réception sensible et la structure qui lui est imposée par


la faculté de connaître. Chez lui, comme nous le verrons
plus en détail au chapitre V, l’action s’est vu assigner une
position décisive de pivot autour duquel tourne toute la
connaissance, parce qu’elle n’est ni purement intérieure,
étant action sur quelque chose, ni purement extérieure,
étant action de quelqu’un. Cela ne veut pas dire qu’elle
opère comme un banal opérateur relationnel entre quelque
chose de préexistant et quelqu’un de prépositionné face à
cette chose, mais plutôt que c’est dans la bifacialité de
l’agir que s’engendrent les pôles du connaissant et de sa
chose connue. Les formes a priori étant également placées
en position d’interface entre leur envers connaissant et leur
endroit connu (elles sont formes du sujet et matrice
d’objectivation), on ne s’étonne pas qu’une conception pro-
cédurale de ces formes soit discrètement à l’œuvre dans la
Critique de la raison pure.
Un premier indice de cette conception procédurale se
manifeste lorsque Kant qualifie les principes de l’entende-
ment pur, formes a priori de la pensée, de principes simple-
ment « régulateurs 1 ». Mais en quoi exactement le statut
« régulateur » des principes pointe-t-il vers une origine pro-
cédurale des formes a priori ? Pour le comprendre, il faut
affiner notre analyse. Tout d’abord, les principes qualifiés
de « régulateurs » sont les « analogies de l’expérience », qui
incluent en particulier le principe de permanence de la
substance, et celui de succession selon une règle légale. Une
« analogie de l’expérience » est un cadre logique qui suffit
seulement à déterminer a priori une relation entre deux
termes concrets par analogie avec le modèle abstrait de
l’unité des concepts, sans pour autant fournir une connais-
sance individuelle de ces termes. S’il en va ainsi, on com-
prend que les analogies de l’expérience n’offrent qu’une
« règle pour chercher (un phénomène) dans l’expérience et

1. E. Kant, Critique de la raison pure, A180-B222, dans Œuvres philo-


sophiques I, op. cit., p. 917.
204 MAINTENANT LA FINITUDE

une marque pour l’y découvrir 1 ». La règle opère en éta-


blissant une relation présomptive entre un phénomène pré-
sent et un phénomène futur, et en orientant la recherche
vers ce phénomène attendu.
Pour récapituler, les « analogies de l’expérience » sont
des règles opératoires d’anticipation active des phénomènes,
et non pas des lois auxquelles obéiraient les problématiques
choses cachées derrière les phénomènes. Elles offrent un
critère de reconnaissance de phénomènes pertinents pour
la recherche, sans pouvoir imposer quoi que ce soit à ce
dont ces phénomènes sont supposés être la manifestation.
Elles sont des modes d’action avant d’être des modes de
pensée.
En même temps, ces principes régulateurs de l’intuition,
ces principes qui guident la sélection des apparitions sen-
sibles, sont tenus pour constitutifs de l’expérience et de
toute connaissance objective 2. Leur rôle constitutif est en
particulier affirmé dans de nombreux passages de la preuve
de la deuxième analogie de l’expérience, où Kant conclut
que le principe de succession des phénomènes selon une
règle précède logiquement les objets de l’expérience. Car
c’est ce principe causal qui fonde la possibilité de faire le tri
entre des séries d’occurrences que l’on puisse traiter comme
objectives (celles qui lui sont soumises), et de simples
séquences subjectives, auto-biographiques, d’apparitions
(celles qui restent à l’écart de sa juridiction) 3.
On est conduit à partir de là à admettre une thèse auda-
cieuse, qui suspend la portée ontologique du concept
d’objectivité. D’un côté, l’objectivité est rendue possible,
elle est constituée, par l’application au matériau sensible
des principes de l’entendement pur que sont les analogies
de l’expérience. D’un autre côté, cette application n’est pas
imposée, ou forcée, mais simplement proposée ou présumée

1. Ibid.
2. M. Puech, Kant et la causalité, Vrin, 1990, p. 381.
3. E. Kant, Critique de la raison pure, B234, A195, A202, dans
Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 926, 930 et 935.
SUR LA NATURE DES LOIS 205

dans une activité de recherche. Les analogies de l’expé-


rience, tout particulièrement le principe de causalité, ne
sont guère plus que des règles de conduite, ou des cribles de
sélection d’éléments de l’apparaître. Dès lors, ce qui rend
possible que quelque chose d’objectif paraisse arriver, n’est
rien de plus que la « supposition » d’une succession selon
une règle 1. Ce qui est constitutif de notre expérience élabo-
rée d’un environnement stabilisé d’objets, c’est le simple
fait de devancer l’apparaître par nos suppositions et par
l’inscription de ces dernières dans des comportements
ordonnés et dans une instrumentation conforme à des
plans théoriques. Il faut aller jusqu’à admettre, avec Gerd
Buchdahl 2, que la possibilité d’états de choses objectifs ne
requiert rien d’autre que la présomption d’un nexus causal
indéterminé, et qu’elle est par conséquent compatible avec
l’absence effective de lois empiriques. C’est le fait de cette
anticipation active, plutôt que l’ordre hypothétique lui-
même, qui peut être tenu pour constitutif d’une expérience
des occurrences objectives.
Le sens même du mot « objet » (et celui du mot
« nature », comme nous le verrons plus bas) s’en trouve
transfiguré. Selon Cassirer, qui a tiré les conséquences les
plus audacieuses de la révolution kantienne, l’objet de la
recherche dans les sciences physiques n’est plus une entité
supposée extérieure dont les théories chercheraient à offrir
une image fidèle, mais un pôle idéal aimantant la recherche,
dynamiquement affermi par les « projets constructifs de la
pensée physique 3 ». L’objet n’est pas la source du savoir,
mais le produit de sa fonction stabilisatrice 4. Plus générale-
ment, il ne relève pas de la représentation mais de l’effort

1. E. Kant, Critique de la raison pure, A195, dans Œuvres philoso-


phiques I, op. cit., p. 930.
2. G. Buchdahl, Kant and the Dynamics of Reason (Essays on the
Structure of Kant’s Philosophy), Blackwell, 1992, p. 204.
3. E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, Minuit, 1972,
t. III : La Phénoménologie de la connaissance, p. 33.
4. Ibid., p. 17.
206 MAINTENANT LA FINITUDE

de signification 1. Cette sujétion à l’activité signifiante


confère à chaque objet un semblant de transcendance, en
le maintenant quasiment intact (en dépit de nombreux
remaniements sémantiques) comme cible d’une visée inten-
tionnelle dont l’élan traverse les « formes symboliques »
successives du langage, du mythe, et du travail scientifique.

Une épistémologie néo-pragmatiste

Cette thèse de la dépendance de l’objet des sciences à


l’égard de l’effort de légalisation des phénomènes, progressive-
ment élaborée par une lignée d’épistémologues néo-kantiens,
a pris récemment le tour plus concret d’une philosophie néo-
pragmatiste des sciences dont Andrew Pickering est un
défenseur emblématique. Sa conception a adopté le nom
suggestif d’engrenage des pratiques (traduction approxima-
tive de Mangle of Practice 2), parce que c’est, selon lui, d’un
mécanisme complexe, incluant des projets cognitifs, norma-
tifs, sociaux, matériels, technologiques, interprétatifs et for-
mels, qu’est issue ce que nous finissons par prendre pour
une durable « image du monde ». L’option fondamentale de
Pickering consiste à inverser le rapport traditionnel entre
l’idiome représentationnaliste de la théorie de la connais-
sance et l’« idiome performatif » des expérimentateurs. Loin
de tenir le second pour un simple auxiliaire du premier,
déclaré seul détenteur de vérité, Pickering considère que le
premier est dérivé du second par des cristallisations succes-
sives à prétention ontologique. Ce retour au moment du sur-
gissement performatif des théories et modèles scientifiques
une fois accompli, la question que pose Pickering n’est plus
celle de la correspondance entre des connaissances humaines
accomplies et des objets extérieurs pré-constitués, mais celle
de la co-stabilisation dans la pratique : (a) de processus ou

1. Ibid., p. 520.
2. A. Pickering, The Mangle of Practice, University of Chicago Press,
1995.
SUR LA NATURE DES LOIS 207

objets qui puissent être traités comme s’ils étaient indépen-


dants de cette pratique, et (b) de contenus théoriques qui,
pour mieux jouer leur rôle d’instrument prédictif, se laissent
utiliser comme s’ils offraient une description de ces processus
ou objets. Autrement dit, le philosophe néo-pragmatiste ne
se demande plus comment il est possible qu’une théorie
construite par des sujets humains soit la représentation
fidèle d’une réalité indépendante d’eux, mais comment s’éla-
borent dans la vie et l’activité des chercheurs à la fois la
relation de représentation et les conditions pour que les
pôles subjectif et objectif de cette relation puissent être dis-
tingués l’un de l’autre.
L’axe central de la recherche est donc bien ici la pratique
expérimentale, fondée sur l’usage d’une instrumentation de
laboratoire. Les instruments ont deux fonctions princi-
pales, prospective et rétrospective. Prospectivement, ils
structurent par avance le domaine qu’on désire explorer, en
incorporant un plan théorique d’investigation dans leur
plan de construction. Rétrospectivement, ils deviennent le
lieu de manifestation des obstacles qui s’opposent au bon
déroulement du plan conçu au départ, parce que leur agen-
cement laisse subsister une part incontrôlée d’où peut
surgir l’événement inattendu, le résultat non-conforme aux
anticipations. Les appareils expérimentaux représentent en
fait une synthèse étroite de ces deux caractéristiques, car les
obstacles ne prennent sens qu’à travers la grille de lecture
qu’impose la planification qui a présidé à leur conception.
Le « non » qu’est censée répondre la « nature » ne devient
intelligible que dans le cadre de l’alternative mise en place
par la question posée, et la question posée est pré-détermi-
née par l’architecture fonctionnelle de l’instrument. Mais,
puisque les obstacles sont informés par un projet d’action
incorporé dans l’appareillage, puisqu’ils surgissent seule-
ment en réponse ordonnée à une mise en œuvre elle-même
ordonnée de l’instrumentation, Pickering estime qu’il est
peu judicieux de les nommer justement « obstacles » ou
« contraintes ». Selon lui, ces derniers termes connotent
incorrectement le caractère statique et pré-déterminé de ce
208 MAINTENANT LA FINITUDE

qui résiste à l’incorporation dans un schéma d’activité 1.


En revanche, s’en tenir au substantif dérivé du verbe résis-
ter, c’est-à-dire au terme « résistance », nous aide à nous
libérer de l’attracteur d’une métaphysique réaliste. Car ce
mot suggère la réciprocité d’une réaction répondant à
l’action dans un milieu commun. L’eau de l’océan dresse
par exemple une résistance à l’avancée d’un navire. La résis-
tance de l’eau, avec sa structure directionnelle et son inten-
sité, émerge en même temps que l’acte planifié (la
progression dirigée du bateau) auquel elle s’oppose. Ici, ce
qui se voit attribuer l’antécédence dans l’être (le « milieu »),
n’est pas supposé posséder de lui-même les structures
légales qui se prêtent à une représentation, et n’est pas
considéré comme complètement détaché de qui l’explore.
Inversement, les structures légales qui surgissent du jeu
d’action et de réaction d’une recherche ordonnée, et qui
sont souvent mésinterprétées comme des représentations
de la structure du monde, ne sont pas supposées avoir le
degré d’indépendance qui leur confèrerait une dignité
d’être. Il en va ici des lois « de la nature » comme des
formes a priori : elles ne sont ni imposées par une subjecti-
vité préexistante, ni trouvées toutes faites dans le monde,
mais elles traduisent la forme des actions efficaces d’un
sujet-dans-le-monde, d’un sujet immergé dans le monde,
d’un sujet privé de distance avec le monde. En somme, si
la philosophie des sciences néo-pragmatiste suspend toute
ontologie, elle est adéquate au concept d’endo-ontologie
qu’a avancé Merleau-Ponty pour rendre raison de notre
incarnation. Elle est la philosophie des sciences d’un être
qui s’aperçoit en sa chair de son intimité avec la chair du
monde, et qui comprend à partir de là que toute tentative
de projeter une représentation du monde hors de lui relève
de l’artifice ou de la sténographie mentale.
Nous sommes maintenant prêts à affronter la thèse de
la nécessité des lois, soutenue par Kant, contre Hume qui

1. A. Pickering, The Mangle of Practice, op. cit., p. 66.


SUR LA NATURE DES LOIS 209

s’en est tenu à l’affirmation sceptique de leur contingence 1.


Que veut dire exactement l’adjectif « nécessaire » dans la
caractérisation kantienne des lois « de la nature » ? Signi-
fie-t-il l’impossibilité de son contraire, que serait le désordre
chaotique du monde ? Sert-il, comme le suggère Meillas-
soux 2, à énoncer la clause d’une validité illimitée des règles
propres à un monde intrinsèquement existant ? Au vu des
analyses précédentes, ni l’une ni l’autre de ces interpréta-
tions de la nécessité des lois « de la nature » ne s’accorde
avec l’esprit de l’épistémologie transcendantale. Le vocable
« nécessité » a bien d’autres virtualités de sens, et Kant a su
en jouer pour servir la perspective neuve de sa philosophie
réflexive. Mais pour comprendre cette transfiguration kan-
tienne du concept de nécessité, il est utile de le mettre en
contraste avec ses racines leibniziennes.

La nécessité des lois et la pluralité des mondes

Dans la théodicée de Leibniz, la dichotomie entre le


nécessaire et le contingent admet de nombreuses nuances.
Les vérités contingentes ne vont pas toujours sans une cer-
taine forme (atténuée) de nécessité, ni la nécessité sans une
part de contingence. Cela impose de distinguer des degrés
de nécessité.
Leibniz commence par attribuer la nécessité stricte d’une
proposition, définie comme ce dont l’opposé implique une
contradiction, aux vérités éternelles et logiques 3 relevant
du seul domaine de l’intelligible. Une vérité strictement
nécessaire étant une proposition dont l’opposée implique
une contradiction, elle aurait continué à valoir même si

1. MHS, p. 14 et 41-43.
2. « Pourquoi au juste ne peut-on imaginer des mondes insoumis à des
lois nécessaires : des mondes, donc, plutôt instables ? » MHS, p. 42.
3. B. Mates, The Philosophy of Leibniz, Oxford University Press,
1989, p. 105.
210 MAINTENANT LA FINITUDE

Dieu avait créé le monde selon un dessein différent 1 ;


autrement dit, elle est une proposition valant pour tous les
mondes possibles. Une vérité contingente, ou vérité de fait,
se définit à l’inverse comme une vérité non-nécessaire au
sens strict, c’est-à-dire comme une proposition ne valant
pas dans au moins un monde possible.
Cette absolutisation de la frontière du contingent et du
nécessaire est cependant vite mise en question par Leibniz.
Au cœur du domaine des vérités contingentes, Leibniz
introduit deux formes affaiblies de nécessité. La première
est appelée « nécessité physique », et la seconde « nécessité
hypothétique ». La première regarde Dieu lors de son choix
d’actualiser l’un des mondes possibles, et la seconde
concerne chaque habitant du monde actuel confronté à une
série temporelle d’états de choses.
L’option créatrice de Dieu en faveur de l’un des mondes
possibles, est contrainte par l’impératif de choisir celui
d’entre eux qui comporte un « degré de perfection » maxi-
mal 2. Le choix de ce monde ayant été déterminé par un
principe téléologique d’optimisation, on ne peut pas dire
qu’il est strictement ou « métaphysiquement » nécessaire,
à la manière des vérités logico-mathématiques 3. Mais la
subordination du choix au principe de raison suffisante
pousse Leibniz à lui attribuer une forme plus étroite de
nécessité, qualifiée de « physique » : « […] bien qu’en effet
le monde ne soit pas métaphysiquement nécessaire de
façon à ce que le contraire implique contradiction ou
absurdité logique, il est cependant physiquement nécessaire
ou déterminé, de façon à ce que le contraire implique
imperfection ou absurdité morale 4 ».

1. G.W. Leibniz, Opuscules et fragments inédits ; extraits des manus-


crits de la bibliothèque royale de Hanovre, Couturat, 1903, p. 18.
2. G.W. Leibniz, Monadologie, §53-54, dans L. Prenant, Leibniz.
Œuvres, Aubier-Montaigne, 1972, p. 341.
3. G.W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison,
§11, dans L. Prenant, Leibniz. Œuvres, op. cit., p. 394.
4. G.W. Leibniz, De l’origine radicale des choses, §7, dans L. Prenant,
Leibniz. Œuvres, op. cit., p. 341.
SUR LA NATURE DES LOIS 211

Au degré inférieur, dans celui des mondes possibles qui


a ainsi été porté à l’existence, est défini un concept encore
plus faible de nécessité, qualifié d’« hypothétique ». Cette
forme minimale de nécessité contraint une conséquence à
suivre une prémisse qui, par elle-même (compte non tenu
des intentions divines), doit être tenue pour parfaitement
contingente. Plus largement, on peut dire que l’antécédent,
le conséquent, et le lien qui les unit, apparaissent contin-
gents chacun pris à part ; mais qu’une fois un antécédent
et un lien générique donnés dans ce monde actuel, le consé-
quent est rendu hypothétiquement nécessaire par eux 1. En
bref, sous l’hypothèse qu’un fait contingent est survenu, un
autre fait contingent s’ensuit nécessairement.
À elles deux, ces formes affaiblies de nécessité (physique
et hypothétique) établissent le schéma directeur des lois de
la nature au sein du système leibnizien. Dans la mesure
où, selon Leibniz, Dieu a choisi de faire venir ce monde à
l’existence en raison de sa convenance ou de ses perfec-
tions, il a du même coup été conduit à opter pour un
déploiement du devenir du monde selon des lois du mouve-
ment optimales, et en particulier optimalement simples.
Être le meilleur, pour le monde actuel, signifie avant tout
être « […] le plus simple dans ses lois et le plus riche en
phénomènes 2 ». D’autres lois que celles du monde actuel
auraient été moins en accord avec ces clauses, elles auraient
été moins « convenables aux raisons abstraites et métaphy-
siques 3 ». Seule en somme la prévalence de lois de la nature
conformes à ce qu’exige l’intelligence permet de produire
des vérités « fondées ». Ces vérités-là portent cependant
non pas sur les phénomènes eux-mêmes, mais sur les liens,
les rapports et les successions de phénomènes. Autrement

1. B. Russell, La Philosophie de Leibniz, F. Alcan, 1908, p. 76.


2. G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, C.I. Gerhardt (éd.),
Weidmannsche Buchhandlung, 1875/1890, t. IV, p. 430-431 et t. VI,
p. 241 et 603.
3. G.W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison,
§11, dans L. Prenant, Leibniz. Œuvres, op. cit., p. 394.
212 MAINTENANT LA FINITUDE

dit, elles sont des vérités à propos de la nécessité hypothé-


tique de chaque phénomène, sous condition d’un autre
phénomène qui l’ait précédé. Selon Leibniz : « […] le fon-
dement de la vérité des choses contingentes et singulières
est dans le succès qui fait que les phénomènes des sens
sont liés justement comme les vérités intelligibles le
demandent 1 ».
Cette dernière phrase est à la fois décisive et énigma-
tique. Elle dit sans ambiguïté que le fondement de la vérité
réside dans une norme intellectuelle, imposée par le créa-
teur pour satisfaire au principe du meilleur. N’y a-t-il pas
une autre manière de la lire, d’un point de vue humain
plutôt que divin ? Une fois retournée, la phrase citée se lit
ainsi : « si les phénomènes des sens n’étaient pas liés
comme les vérités intelligibles le demandent, la vérité des
choses contingentes et singulières serait privée de fonde-
ment ». Autrement dit, les lois de l’intellect nous sont néces-
saires pour fonder des vérités à propos des phénomènes.
Elles sont des conditions de possibilité de telles vérités. Ainsi
que l’écrit Van Fraassen, le principe leibnizien de raison
suffisante et son concept de loi de la nature apparaissent
avec le recul comme autant de « clés transcendantales 2 »
pré-kantiennes pour les sciences à l’état naissant. Leur seul
défaut est de ne pas avoir été reconnus immédiatement
comme telles, déguisant leur fonction prescriptive en trame
descriptive du monde exploré par les sciences.

Une nécessité à visage humain

Comme on le comprend à présent, le concept de néces-


sité des lois de la nature que Kant a hérité est à la fois le
plus bas sur l’échelle leibnizienne des intensités, et le plus

1. Ibid.
2. B. van Fraassen, Laws and Symmetry, Oxford University Press,
1989, p. 13 ; traduction française de C. Chevalley : Lois et symétrie,
Vrin, 1994.
SUR LA NATURE DES LOIS 213

propre à se voir retranscrire du plan divin au plan humain.


Or, dans cette dernière transcription, le concept de néces-
sité ne peut que perdre encore plus en exigence ou en force.
En effet, à la différence du regard divin qui est censé
embrasser le temps, l’espace, et le foisonnement des pos-
sibles, le regard humain est éminemment situé en ce lieu et
en cet instant. Si le chercheur humain pousse au-delà de sa
situation, ce ne peut être qu’en bâtissant, au fil de son acti-
vité investigatrice, des scénarios présomptifs dont la garan-
tie demeure en suspens. La nécessité des lois de la nature
au sens transcendantal et kantien ne saurait dans ces
conditions avoir davantage de portée que celle que peut lui
prêter cette sentinelle de la finitude qu’est la vie humaine.
C’est dans le champ de possibilités ouvert par des vies
humaines, des intelligences humaines, et des activités
humaines, que se décident le statut des lois de la nature et
le sens même du mot « nature ».
Si nous voulons mettre au jour le type de nécessité
qu’ont les lois de la nature chez Kant, il faut alors explici-
ter leur rapport privilégié avec la faculté humaine de
connaître.
Ce rapport est tour à tour :
(1) une relation d’assimilation (les principes de l’enten-
dement sont les lois les plus universelles que l’on attribue à
une nature) ;
(2) une relation hiérarchique (les lois particulières
s’inscrivent dans le cadre général défini par les principes de
l’entendement) ;
(3) une relation analogique (le système des lois natu-
relles a pour modèle les principes de l’entendement).
Illustrant la relation d’assimilation, Kant appelle les
principes de causalité et de permanence de la substance des
« lois universelles de la nature 1 ». Comme nous l’avons vu,
ces lois sont certes prescrites par l’entendement aux phéno-
mènes, ne valant comme telles que relativement au sujet.

1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §15,


p. 63.
214 MAINTENANT LA FINITUDE

Mais elles n’en sont pas moins « objectives », dans la


mesure où seule leur application permet la connaissance
d’un objet en général, en servant de crible pour extraire la
part invariante de l’apparaître. Elles peuvent d’autant
mieux être qualifiées de lois de la nature, que ce sont elles
qui rendent possible ce qu’il est convenu d’appeler une
« nature ». Car si la nature donnée à l’intuition sensible se
comprend comme un simple ensemble des phénomènes 1,
la nature au sens formel n’est autre que : « […] l’enchaîne-
ment des phénomènes, quant à leur existence, […] d’après
des lois 2 ». Les principes de l’entendement, qui font partie
des conditions de possibilité de l’expérience en général, et
par extension des conditions de possibilité des objets de
l’expérience 3, s’identifient du même coup aux conditions
de possibilité d’une nature prise au sens formel. En termes
provocateurs, ces principes sont nécessaires pour « engen-
drer 4 » la nature selon l’ordre objectivé qui la définit, ce
qui justifie qu’on les appelle des « lois transcendantales de
la nature 5 ».
La nécessité des lois acquiert dès lors chez Kant un sens
très peu leibnizien. Les lois transcendantales de la nature
ne sont nécessaires ni analytiquement, en vertu du principe
de contradiction, ni pseudo-synthétiquement, aux yeux
d’une puissance apte à constater leur optimalité parmi les
mondes et les natures possibles. Elles sont nécessaires dans
cette nature parce qu’elles en sont constitutives.
Les lois transcendantales, qui sont nécessaires à la forma-
tion d’une « nature », suffisent-elles pour autant à spécifier

1. Ibid., §36, p. 93.


2. E. Kant, Critique de la raison pure, A216-B263, dans Œuvres philo-
sophiques I, Gallimard, « La Pléiade », p. 946 ; voir aussi E. Kant,
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Vrin, 1990,
p. 9 : « […] le mot nature comporte déjà le concept de lois ».
3. E. Kant, Critique de la raison pure, A158-B197, dans Œuvres philo-
sophiques I, op. cit., p. 898.
4. G. Buchdahl, Kant and the Dynamics of Reason, op. cit., p. 197.
5. E. Kant, Critique de la raison pure, A216-B263, dans Œuvres philo-
sophiques I, op. cit., p. 947.
SUR LA NATURE DES LOIS 215

complètement un devenir naturel ? Peuvent-elles être tenues


pour les seules lois de la nature ? Kant répond par la néga-
tive aux deux questions. Selon lui, nous trouvons certes
dans les fondements de la possibilité de l’expérience
quelque chose de nécessaire, à savoir les lois universelles
(ou transcendantales) sans lesquelles nul objet ne peut être
visé, et nulle nature n’est pensable. Mais les objets de la
connaissance empirique sont, en plus de cette détermina-
tion formelle, déterminables de différentes façons : « nous
devons penser dans la nature […], écrit Kant, une possibi-
lité de lois empiriques infiniment variées qui sont toutefois
contingentes pour notre compréhension 1 ». Le caractère
de nécessité transcendantale ne s’étendant pas au-delà des
principes de l’entendement pur, toute spécification plus fine
des lois relève de la contingence. Seule une étude expéri-
mentale a posteriori permet de franchir cette ultime étape
de détermination légale. Tant il est vrai que : « Nous ne
pouvons déterminer a priori comment, et de combien de
manières diverses, des choses sont possibles par leurs
causes : pour cela, des lois d’expérience sont nécessaires 2. »
Le rapport entre les lois nécessaires et contingentes s’établit
donc comme suit. Les principes de l’entendement ne font
que poser des conditions universelles que toute loi empi-
rique devrait remplir. Et les lois empiriques ne sont récipro-
quement que « […] des déterminations particulières des lois
pures de l’entendement 3 ». Elles sont elles-mêmes pos-
sibles, comme lois spécifiques et contingentes de la nature,
à condition de se conformer à la norme générique des lois
transcendantales.
Étant le cadre dans lequel doivent s’inscrire les lois parti-
culières de la nature, les principes de l’entendement pur

1. E. Kant, Critique de la faculté de juger, Gallimard, « Folio » 1989,


introduction V, p. 109.
2. E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., première introduc-
tion IX, p. 62.
3. E. Kant, Critique de la raison pure, A127-128, dans Œuvres philoso-
phiques I, op. cit., p. 1426 ; voir aussi A159, ibid., p. 899.
216 MAINTENANT LA FINITUDE

opèrent aussi comme paradigme du système des lois, voire


de la légalité en général. Kant évoque ici un rapport d’ana-
logie entre l’œuvre de liaison du divers des phénomènes par
l’entendement, et l’effort que fait la raison pour lier une
pluralité d’actes de l’entendement en une unité légale systé-
matique 1. La différence entre les deux projets unificateurs
semble toutefois considérable. Ne venons-nous pas de voir
que les lois transcendantales de la nature sont nécessaires
en tant qu’elles sont co-constitutives des processus objectifs
qu’elles régissent ; et qu’au contraire, les lois empiriques
particulières, aussi bien que le système qu’elles forment
dans la philosophie naturelle, sont tenus pour contingents ?
Mais ce clivage apparent se trouve progressivement
repoussé par la Critique de la faculté de juger, dans le sens
d’une extension considérable de la juridiction et du champ
sémantique du nécessaire, au détriment de celui du
contingent. L’argument en faveur de cette amplification du
domaine de la nécessité s’appuie sur une version affaiblie
de la « fable du chaos » dont le matérialiste spéculatif fait
un usage abondant. On peut toujours imaginer, relève
Kant, que l’hétérogénéité des lois empiriques soit telle que,
tout en assurant une liaison des perceptions localement suf-
fisante pour former une expérience, elle ne permette pas leur
dérivation générale à partir d’un principe commun 2. Mais
il n’est pas question de se laisser décourager par ce risque
de désordre global (tout juste compensé par une myriade
d’ordres locaux), et de se priver du guide que représente la
promesse ambitieuse, plus aventureuse encore que les pro-
messes tacites qui rendent possible l’expérience, d’établir
un ordre unique de la nature selon des lois génériques. Car,
en l’absence d’un tel fil directeur, écrit Kant, la quête
entière de la connaissance se ferait « à l’aventure et à
l’aveuglette 3 ». Pour éviter la cécité, l’errance, et l’absence

1. E. Kant, Critique de la raison pure, A644-B672 et A665-B693, dans


Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 1248 et 1263.
2. E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., première introduc-
tion IV, p. 35.
3. Ibid., p. 39.
SUR LA NATURE DES LOIS 217

de direction qui menacent, il est « subjectivement néces-


saire de faire cette présupposition transcendantale : que
cette inquiétante disparité illimitée des lois empiriques et
cette hétérogénéité des formes naturelles ne conviennent
pas à la nature […] 1 ». Un nouveau concept de nécessité,
tout aussi présomptif, mais encore plus faible que le précé-
dent, émerge de cette réflexion sur les stratégies de la
recherche. Le caractère systématique des lois particulières
de la nature est considéré comme subjectivement nécessaire
(pour notre pouvoir de connaître), même s’il demeure
contingent au regard des règles permettant la constitution
de régions d’objectivité 2.
S’il est oublieux de sa propre origine humaine et finie, un
tel sentiment de nécessité risque d’engendrer une tentation
hasardeuse. Celle de tenir l’exigence d’un ordre naturel
unifié pour déterminante, et pas seulement régulatrice. La
tentation de projeter le besoin d’unification sur l’hypothé-
tique chose en soi, et de se figurer qu’une subjectivité dotée
d’intentions et de pouvoirs sans bornes y est directement à
l’œuvre, modelant l’ordre taxinomique et légal de la nature
selon la représentation d’une finalité. Mais sur ce point, on
le sait, Kant s’écarte de Leibniz de manière décisive, en récu-
sant la tentation d’une théologie naturelle. Selon lui, il est
incorrect de prendre la conformation progressive des lois de
la nature à un « système » pour preuve que les formes natu-
relles sont finales en elles-mêmes, indépendamment du prin-
cipe subjectif posé présomptivement par la faculté de juger.
D’une part, même en l’absence de toute finalité en soi, le
caractère systématique et ordonné des choses ferait partie
du possible, un possible structurant pour la recherche, tout
autant que le désordre dont il prend le contrepied 3. D’autre
part, si certains phénomènes naturels se laissent lire sous

1. Ibid., p. 36.
2. E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., première introduc-
tion XI, p. 75.
3. E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., première introduc-
tion VI, p. 45.
218 MAINTENANT LA FINITUDE

l’idée d’une fin, cette fin conjecturée n’implique pas une


intention créatrice 1.
Ce détour par le concept de « nécessité subjective » du
système des lois de la nature nous suggère quelques argu-
ments permettant de surmonter simultanément au moins
deux objections du matérialisme spéculatif contre la
conception « corrélationniste », et tout particulièrement
kantienne, des lois.

Peut-on montrer qu’une forme de loi est


nécessaire ?

Première objection, et première réponse : il n’est pas vrai


que tout philosophe qui affirme la nécessité des lois « de
la nature » doive soutenir également « […] que nul ne peut
savoir pourquoi ce sont ces lois et non d’autres qui existent
de façon nécessaire 2 ». Ce serait sans aucun doute le cas
d’un philosophe qui soutiendrait la « nécessité réelle 3 » des
lois, en attribuant celle-ci au monde « extérieur ». Mais si
la nécessité posée est de type transcendantal, comme chez
Kant et ses successeurs, il en va tout autrement. Car l’expli-
cation de la forme générale que prennent les lois « de la
nature » découle presque automatiquement des prescrip-
tions rendant possible une connaissance objective. Kant
l’atteste, en offrant, dans ses Premiers principes métaphy-
siques des sciences de la nature, une explication transcen-
dantale de la forme des lois du mouvement de Newton.
Selon lui, il suffit de réordonner un peu ces lois pour
s’apercevoir qu’elles correspondent bi-univoquement aux
trois « analogies de l’expérience » de la Critique de la raison
pure, qui sont autant de pré-requis du projet d’objectiver.
La loi de conservation de la matière correspond au principe

1. E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., première introduc-


tion IX, p. 64.
2. ALF, p. 148.
3. Ibid.
SUR LA NATURE DES LOIS 219

de permanence de la substance, la loi d’inertie correspond


au principe de causalité, et la loi d’égalité de l’action et de
la réaction correspond au principe de réciprocité 1. Autre-
ment dit, les lois galiléo-newtoniennes des objets en mou-
vement s’avèrent n’être rien d’autre que l’ombre portée des
conditions nécessaires pour constituer ces objets en isolant
des invariants dans l’espace-temps des phénomènes. Plus
récemment, on a pu justifier les grandes lois de conserva-
tion de l’énergie, de la quantité de mouvement, et du
moment cinétique, en montrant qu’elles expriment terme à
terme notre exigence d’invariance des lois par translation
dans le temps, par translation dans l’espace, et par rotation
dans l’espace. La justification découle des célèbres théo-
rèmes démontrés par Emmy Noether 2 en 1919. Mais en
deçà de la preuve mathématique apportée par ces théo-
rèmes, Eugen Wigner a proposé une manière presque intui-
tive de comprendre la connexion entre les conditions
d’invariance des lois et la structure des lois elles-mêmes.
Selon lui, les invariances par translation dans l’espace-
temps et par rotation dans l’espace sont autant de « condi-
tions préalables nécessaires pour qu’il soit possible de
découvrir […] des lois de la nature 3 ». Car ne pas présumer
l’invariance spatio-temporelle des lois signifierait renoncer
au projet même de régulation universelle du devenir
naturel, qui suppose la validité présomptive des lois
indépendamment du lieu, du moment, et de la direction
d’observation. La structure générale des lois « de la
nature » découle ainsi nécessairement des conditions qui
rendent possible la légalisation des phénomènes.

1. E. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la


nature, Vrin, 1990 ; J. Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes,
Presses universitaires de France, 1987, p. 29 ; M. Bitbol, J. Petitot et
P. Kerszberg, Constituting Objectivity, Springer, 2009, introduction ;
M. Friedman, Kant’s Construction of Nature : A Reading of the Meta-
physical Foundations of Natural Science, Cambridge University Press,
2013.
2. Y. Kosmann-Schwartzbach et L. Meersseman, Les Théorèmes de
Noether, Éditions de l’École polytechnique, 2006.
3. E. Wigner, Symmetries and Reflections, Ox Bow Press, 1979, p. 29.
220 MAINTENANT LA FINITUDE

Les quelques exemples qui viennent d’être donnés


prouvent de façon éclatante que la thèse de la nécessité
transcendantale des lois n’est en aucune manière incompa-
tible avec l’explication de la forme effective qu’elles
prennent ; bien au contraire, cette sorte de nécessité est le
meilleur guide que nous ayons pour éviter de rester sans
réponse à la question : « Pourquoi elles ? » En rapatriant
la nécessité du divin vers l’humain, de la démesure des
mondes possibles pour Dieu vers la mesure des conditions
de possibilité de la connaissance pour l’Homme, Kant a
réussi à remettre la justification d’une part notable des lois
« de la nature » à portée d’une rationalité humaine. Mais
ce n’est pas tout. Kant a même esquissé des pistes pour
justifier rationnellement la part restante des lois, c’est-
à-dire les lois empiriques qui surdéterminent de leur forme
particulière la forme générale des lois de l’entendement
pur. En effet, si les lois de l’entendement pur recueillent
en elles les règles de la quête d’objectivité qui définit la
connaissance scientifique, n’est-il pas tentant d’appliquer
régionalement le principe de cette dérivation universelle ?
N’est-il pas possible de comprendre les lois empiriques
comme recueillant en elles les règles d’activités spécifiques
de recherche visant à encadrer des régions sélectionnées
d’objets ? Les lois empiriques seraient dans ce cas locale-
ment nécessaires pour le type particulier d’activité de
recherche qu’elles expriment, de la même façon que les lois
de l’entendement pur sont globalement nécessaires pour
toute activité de recherche ayant pour but d’offrir un savoir
valant dans n’importe quelle situation (individuelle, spa-
tiale, et temporelle). C’est le sens d’inspiration kantienne
qu’on peut attribuer à la théorie néo-pragmatiste de la
connaissance. Et c’est dans le cadre de cette théorie néo-
pragmatiste de la connaissance qu’on peut faire échec à la
thèse spéculative selon laquelle soutenir la nécessité des lois
oblige à les déclarer injustifiables.
SUR LA NATURE DES LOIS 221

Désordre possible, ordre présumé

Deuxième objection, et deuxième réponse : contrairement


à ce que suggère le matérialiste spéculatif, Kant était loin
d’être étranger à la possibilité d’irrégularités nombreuses
dans les phénomènes ; il n’hésitait pas à affronter en imagi-
nation dans sa troisième Critique les scénarios les plus
extrêmes en matière de désordre. Kant ne considérait même
pas qu’une dissonance partielle entre divers domaines de
validité des lois empiriques rende impossible les sciences, et
moins encore l’expérience. Comme nous l’avons vu, tout ce
qu’on doit selon lui assurer à titre de condition de possibilité
de l’expérience et de ses objets, c’est l’établissement présomp-
tif d’un ordre régional des phénomènes, conforme aux prin-
cipes de l’entendement. À la question « qu’est-ce qui permet
à Kant d’exclure la possibilité qu’existent des mondes de
faits réguliers dans les grandes lignes, mais d’une régularité
approximative, ne procédant d’aucune loi universelle 1 ? », la
réponse ne peut donc être que : « Rien ; et d’ailleurs, Kant
ne l’excluait nullement. » La clause de possibilité de l’expé-
rience n’oblige pas à exclure une telle option, car ce qu’elle
exige, redisons-le encore et encore, ce n’est pas qu’un
« monde-de-faits » soit intrinsèquement conforme à une loi
de l’univers ; c’est seulement que, dans le cours de notre
recherche, nous appliquions constamment, nécessairement,
le principe régulateur de l’entendement qu’est la « loi de liai-
son de la cause et de l’effet 2 », et que nous anticipions
l’unité des phénomènes sous le présupposé de cette loi
comme si elle était universelle. Rendre la science possible ne
force pas non plus à exclure une régularité morcelée, une
régularité par domaines, pour peu qu’on se satisfasse d’une
science éclatée se passant de la boussole qu’est le projet de
l’unité et de la systématicité des lois. Rien n’empêche les

1. MHS, p. 43.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, B232, dans Œuvres philoso-
phiques I, op. cit., p. 925.
222 MAINTENANT LA FINITUDE

sciences, comme l’écrit Nancy Cartwright 1, de se contenter


de l’image d’une nature « tachetée », justifiant des études
spécialisées disjointes. Kant n’a-t-il pas martelé que la néces-
sité d’aller au-delà d’un ordre à la fois régional et putatif,
imprimé à des groupements de phénomènes par l’applica-
tion limitée des principes de l’entendement, est seulement
« subjective » ?
Cette conception projective des lois de la nature, et cette
subjectivation de leur éventuelle unification, ont été parfaite-
ment comprises et amplifiées par Moritz Schlick qui, en tant
qu’empiriste logique, avait recueilli une part de l’héritage
kantien. Selon lui, les lois de la nature ne sont pas de véri-
tables assertions factuelles, mais de simples prescriptions
pour la formulation d’assertions 2. Même si les énoncés
légaux ont « […] la forme grammaticale de phrases au mode
indicatif, (leur) véritable signification consiste à fournir des
directives pour de futures actions 3 ». Schlick considère le
principe de causalité lui-même comme une « directive »
d’ordre supérieur, une directive pour la recherche au sens
large et non pas pour une classe d’actions particulières. Car,
en tant que « principe régulateur 4 », le principe de causalité
prescrit seulement de chercher à subsumer les faits sous des
énoncés légaux. Il n’est rien d’autre qu’une règle de bonne
conduite, et un horizon de développement réglé, pour l’acti-
vité humaine de recherche.
Pour récapituler les idées précédentes, il ne faut pas hési-
ter à comprendre que l’espèce de nécessité que Kant attri-
bue aux lois « de la nature » est « subjective » dans tous les
cas. À ceci près qu’elle a une valeur objectivante (au sens
minimal d’extractrice d’invariants intersubjectifs et inter-
positionnels des phénomènes) à l’étage des principes de

1. N. Cartwright, The Dappled World : A Study of the Boundaries of


Science, Cambridge University Press, 1999.
2. M. Schlick, Philosophical Papers II (1925-1936), Reidel, 1979,
p. 188.
3. Ibid., p. 197.
4. Ibid., 194-195.
SUR LA NATURE DES LOIS 223

l’entendement, une valeur performative (au sens où elle


exprime la contrainte d’un accord entre les lois et les
normes de l’activité de recherche) à l’étage des lois empi-
riques, et une valeur uniquement systématisante à l’étage
des principes régulateurs de la raison.

Suspendre le jugement sur un monde hors science

S’il en va ainsi, on a le sentiment que Kant et les pen-


seurs de sa descendance philosophique sont infiniment plus
audacieux que le matérialiste spéculatif dans leur accepta-
tion des « mondes hors science », à savoir de mondes si
privés d’ordre qu’ils ne permettent pas une science au sens
courant et « réaliste » d’un inventaire des lois régissant les
changements des propriétés intrinsèques des choses. Le
matérialiste spéculatif imagine ces mondes et les décrit, en
leur assignant des degrés successifs d’inarraisonnabilité 1.
Mais les philosophes de la lignée kantienne, tout parti-
culièrement les néo-kantiens de l’École de Marbourg, vont
beaucoup plus loin que cela. Ils suspendent si entièrement
leur jugement sur un éventuel monde trans-empirique
qu’ils autorisent implicitement n’importe quel niveau de
chaoticité « intrinsèque », sans que cela ait la moindre inci-
dence sur la possibilité de l’expérience et sur la fécondité
de la science. L’essentiel, selon eux, est que les chercheurs
trouvent un niveau d’analyse, et un mode de production
active des phénomènes, qui garantissent le succès raison-
nable des actes d’anticipation d’un ordre légal, indépen-
damment de la question de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas
un ordre « en soi », et si cela a même un sens de l’évoquer.
Une telle stratégie combinant l’entière mise entre paren-
thèses du problème d’un ordre « intrinsèque », et une très
forte exigence concernant l’ordre présumé et recherché, est
seule à tirer toutes les conséquences du caractère fini et
situé de la connaissance humaine.

1. MHS, 45-55.
224 MAINTENANT LA FINITUDE

Il est vrai que la thèse selon laquelle l’ordre légal « de la


nature » surgit du processus théorético-expérimental de la
recherche et de sa conformation à des principes préalables,
indépendamment des lois des « choses en elles-mêmes », est
loin d’être immédiatement évidente. Elle peut sembler une
version à peine déguisée du pur idéalisme qui ferait des lois
la projection d’un ordre propre au sujet connaissant. Mais
elle n’est interprétée ainsi qu’à condition d’oublier le rôle
que jouent les procédures d’inscription des attentes théo-
riques dans l’architecture des instruments de mesure, et
d’esquiver le rôle que joue l’« engrenage des pratiques » dans
la production des connaissances. Les pratiques, nous l’avons
vu, sont positionnées sur l’axe central de la connaissance, ni
sujet ni objet parce que pratiques-des-sujets-sur-leurs-objets.
C’est du sein de ces pratiques, de la dialectique des interven-
tions et des résistances, et surtout de sa stabilisation durant
les époques de « science normale », que peut surgir l’image
d’une réalité stable apparemment indépendante de ces
attentes et de ces interventions. Dès que cet oubli est pleine-
ment réparé, même les exemples les plus convaincants que
l’on peut présenter contre la thèse de la non-préexistence des
lois, se retournent en autant d’arguments en sa faveur.
Considérons le cas archétypal des régularités astrono-
miques, qui ont frappé les êtres humains bien avant la nais-
sance de la science moderne de la nature, et que l’on avance
habituellement comme une preuve éclatante que l’ordre
était déjà tout fait dans le monde, attendant seulement que
des yeux se lèvent vers les profondeurs célestes pour le
constater. Même ces récurrences sidérales comportent les
deux aspects d’un ordre constitué plutôt que recueilli :
d’une part l’émergence historique des lois à partir de procé-
dures réglées théorético-expérimentales, et d’autre part la
volonté d’escamoter le contexte de leur découverte en fin
de parcours.
Il ne faut pas oublier que le retour régulier des astres
sur la voûte céleste ne se manifeste à l’astronome que sous
certaines conditions de recherche active. Au minimum, le
constat du lever quotidien du soleil et des phases de la
SUR LA NATURE DES LOIS 225

lune nécessite de garder la mémoire individuelle des jours


précédents, et d’associer le souvenir au suivi du regard, de
façon à s’assurer qu’on a affaire aux mêmes corps célestes
d’un jour à l’autre (et non pas à des taches lumineuses
erratiques). Si l’on souhaite en plus partager ce constat et
l’ériger en règle, il faut le systématiser en remplaçant le
souvenir par des annotations sur le calendrier, et le suivi
du regard par des index pointés et des observations conver-
gentes. Les réitérations les plus élémentaires des phéno-
mènes célestes n’apparaissent en somme qu’à condition
d’avoir été anticipées par un cadre spatio-temporel incarné,
et par le postulat activement maintenu de la permanence
des corps matériels, autrement dit par deux des formes a
priori kantiennes de la faculté de connaître.
À un stade plus élaboré, celui de l’étude de la trajectoire
visible des planètes, des récurrences des passages de
comètes, ou des éclipses, la procédure de recherche active
s’appuie de surcroît sur des instruments de visée, de suivi,
et de repérage angulaire, comme les sextants, les compas,
et les quadrants dont faisait grand usage Tycho Brahe. Les
régularités spatio-temporelles astronomiques, exploitées
par des théoriciens comme Kepler, et qualifiées de « phéno-
mènes célestes » par Newton, ne sont donc pas simplement
observées ; elles sont activement poursuivies, et émergent
sans équivoque de l’activité de poursuite. Simplement, les
opérations qui permettent de faire émerger ces régularités-
là sont si banales (celles de la mémoire ou de la motricité
oculaire), ou si universalisables (celles de la mesure angu-
laire), qu’elles sont aisément omises et que tout se passe
comme si les lois avaient été passivement remarquées. Pour
employer un vocabulaire kantien, l’objectivité astrono-
mique est si bien et si tacitement constituée, qu’elle semble
avoir toujours été là, donnée d’avance à tous ceux qui
prennent la peine d’en recueillir l’enseignement.
226 MAINTENANT LA FINITUDE

La physique quantique a-t-elle vraiment signifié


l’échec de l’épistémologie kantienne ?

Une meilleure occasion de prendre conscience du carac-


tère activement émergent de l’ordre légal des phénomènes,
réside donc dans d’autres situations où l’escamotage des
opérations constitutives s’avère difficile ou impossible.
Parmi ces situations, les deux plus remarquables sont celles
de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique.
Leur assimilabilité au cadre épistémologique kantien origi-
nal est certes ambivalente, mais elles s’accordent mieux que
toute autre avec l’esprit général de la révolution coperni-
cienne.
Du côté de l’ambivalence, il n’est plus possible d’appli-
quer directement les formes a priori spatio-temporelles de
Kant (espace euclidien et temps absolu) dans les théories
de la relativité. C’est ce qui a conduit Einstein à déclarer :
« à moins de vouloir prétendre que la théorie de la relati-
vité est contradictoire avec la raison, on ne peut pas conser-
ver le système kantien des concepts et normes a priori 1 ».
De même, en mécanique quantique, il n’est plus possible
d’appliquer les principes de causalité et de permanence de
la substance aux phénomènes présentés dans l’espace-
temps 2, ce qui déroge à l’articulation kantienne entre
l’entendement (avec ses catégories et ses principes) et
l’intuition (avec ses formes a priori spatio-temporelles).
Heisenberg infère de cela que les arguments de Kant « se
sont avérés faux » au vu des « nouvelles découvertes »
quantiques que le philosophe de Königsberg ne pouvait
pas prévoir 3.
D’un autre côté, pourtant, la difficulté insurmontable
d’ignorer le rôle joué par les lectures d’horloge et les
mesures de distance en relativité, ainsi que le rôle joué par

1. A. Einstein, Œuvres choisies V, Éditions du Seuil, 1991, p. 221.


2. W. Heisenberg, Les Principes physiques de la théorie des quanta,
Gauthier-Villars, 1972, p. 53.
3. W. Heisenberg, Physique et philosophie, Albin Michel, 1971, p. 101.
SUR LA NATURE DES LOIS 227

les procédures expérimentales dans la génération des phé-


nomènes microscopiques dont rend raison la théorie quan-
tique, conduisent à une conclusion opposée. Car ces deux
faits épistémologiques manifestent la formation active des
contenus de connaissance, qui constitue le cœur de la thèse
néo-kantienne et l’essence de la révolution copernicienne.
L’inscription de la mécanique quantique dans le sillage
de la révolution copernicienne sera davantage développée
plus bas, mais on doit s’attarder avant cela sur le trouble
introduit par le premier trait, non-kantien, de cette théorie.
La résistance qu’oppose la mécanique quantique à l’usage
du procédé kantien original de l’objectivation, celui de
l’articulation des cadres spatio-temporels de l’intuition sen-
sible avec les cadres catégoriaux de l’entendement, lance un
nouveau défi à la thèse de la nécessité des lois. Elle impose
soit (comme l’affirmeraient les empiristes) l’abandon com-
plet de l’affirmation que les lois sont nécessaires, y compris
au sens purement épistémique qu’envisage Kant ; soit
(comme le préconiseraient à l’inverse les néo-kantiens) un
affaiblissement encore accentué du concept de nécessité,
permettant d’éviter qu’on y renonce entièrement.
La seconde option intrigue. Que peut-il y avoir de plus
faible qu’une nécessité pour la connaissance, voire une
nécessité « subjective » ? Tout simplement une forme non-
pérenne de nécessité pour la connaissance, une forme histo-
riquement changeante de la clause épistémique de nécessité.
Par cette clause de mobilité, le néo-kantisme ne peut éviter
de prendre congé d’une part considérable de la philosophie
de Kant. Les principes de causalité et de permanence de
la substance ont beau n’avoir qu’un usage présomptif ou
régulateur chez Kant, ils sont considérés comme valant de
façon définitive puisqu’eux seuls rendent possible une
connaissance objective. Il a fallu, il faut, et il faudra tou-
jours, selon Kant, anticiper l’ordre des phénomènes selon
les « lois transcendantales », pour cristalliser une expé-
rience organisée et pour élaborer une connaissance qui
vaille pour tous et partout. Les lois transcendantales ont
donc chez Kant un statut temporel singulier. Si elles sont
228 MAINTENANT LA FINITUDE

suspendues au moment présent où elles sont présupposées,


elles doivent néanmoins être tenues pour éternelles, puis-
qu’à nulle étape d’une recherche se proposant de bâtir une
connaissance objective, on ne peut éviter de les présuppo-
ser. Selon les néo-kantiens, c’est seulement cette anhistori-
cité des lois que les révolutions scientifiques du XXe siècle
(la théorie de la relativité et la mécanique quantique), ont
remis en question. Mais leur statut d’anticipation, néces-
saire pour un certain projet de recherche, demeure.

A priori relatif et formes affaiblies de nécessité

Qu’est-ce alors que cette forme historiquement fluente


de la nécessité nomologique ? Fait-elle plus que travestir la
contingence des découvertes empiriques ? Pour répondre à
ces questions, nous allons suivre l’une des réflexions les
plus approfondies sur la question de la nécessité (et de la
pérennité) des lois transcendantales : celle que Hans Rei-
chenbach a développée sur les théories relativistes de
l’espace et du temps.
Dès 1920, Reichenbach a soutenu la thèse d’une relativité
et d’une historicité des lois transcendantales. Sa conception
a été appuyée sur une décomposition du synthétique a priori
kantien en deux constituants logiques. La première compo-
sante de signification du synthétique a priori est « nécessaire-
ment vrai, ou vrai pour tout temps », tandis que la seconde
est « constituant le concept d’objet 1 ». Seule la seconde
composante, celle de présupposition constitutive, est indis-
pensable à l’élaboration de la connaissance scientifique,
insiste Reichenbach, tandis que la première, celle de néces-
sité au sens de pérennité, ne l’est pas et n’a donc pas à être
retenue. S’il en va ainsi, c’est qu’« a priori » veut dire « avant
la connaissance » sur le mode d’une antériorité seulement

1. H. Reichenbach, The Theory of Relativity and A Priori Knowledge,


University of California Press, 1965, p. 48.
SUR LA NATURE DES LOIS 229

logique, et non pas chronologique. Des principes de « coor-


dination », qui fixent la procédure selon laquelle une
connaissance est acquise, sélectionnée et organisée, doivent
être imposés préalablement aux axiomes théoriques, dits de
« connexion », qui concernent l’ordre légal des contenus de
connaissance ainsi obtenus et structurés. Mais ce préalable
n’a pas vocation à rester intangible, et il peut se voir altérer
rétroactivement en cas de résistance expérimentale. « A
priori » ne veut donc pas dire « indépendant de l’expé-
rience 1 », ni même indépendant de l’expansion historique de
l’expérience.
Qu’entend exactement Reichenbach par « coordina-
tion » et que s’agit-il de coordonner ? Qu’est-ce que cette
activité de « coordination » qui joue le rôle du synthétique
a priori kantien, tout en se présentant comme une pratique
évolutive plutôt que comme une forme mentale rigide ? La
procédure qu’emploie Reichenbach pour expliquer son
concept de coordination comporte deux étapes.
L’étape introductive revient à proposer des exemples
simples, où ce qu’on cherche à coordonner est donné sous
forme de deux ensembles préalablement connus. Les
nombres rationnels sont coordonnés aux points d’un seg-
ment continu ; des propriétés physiques sont coordonnées
à des symboles mathématiques. Ces opérations de coordi-
nation mettent en œuvre des normes fixant ceux des termes
des deux ensembles qui vont être mis en correspondance.
Dans le premier exemple, on peut spécifier comme norme
que « de deux fractions, la plus grande doit toujours être
coordonnée au point le plus éloigné sur la droite 2 ». Dans
le deuxième exemple, on pose par exemple que telle compo-
sante mesurable de la quantité de mouvement d’un point
matériel doit être coordonnée à la variable px de l’équation
de son mouvement.
L’étape ultérieure de l’explication de ce que signifie
« coordonner » est plus délicate, car cette fois seul l’un des

1. Ibid., p. 105.
2. Ibid., p. 39.
230 MAINTENANT LA FINITUDE

deux termes de l’acte de coordination est connu, tandis que


l’autre ne sera pas seulement sélectionné mais délimité et
défini par la manière dont il se trouve coordonné. Dans les
coordinations cognitives, écrit en effet Reichenbach « […]
l’un des côtés est complètement indéfini 1 ». En bon accord
avec le schéma kantien, le côté indéfini, parce qu’en
instance de définition par la connaissance, n’est autre que
le pôle-objet de la coordination cognitive. Un exemple
simple concerne la mesure de la longueur d’un corps maté-
riel. Préalablement à cette mesure, déclare Reichenbach, le
corps ne peut pas être dit posséder une détermination
métrique ; sa détermination métrique demeure par consé-
quent indéfinie. C’est seulement l’opération complète de
mesure, comprenant la sélection d’une règle initialement
taillée par comparaison à un étalon, la gravure de gradua-
tions, puis l’examen des coïncidences entre les extrémités
du corps et certaines graduations de la règle, qui conduit à
définir une longueur. En somme, la détermination
préalablement indéfinie acquiert sa définition par l’acte de
coordination : « […] nous sommes confrontés au fait
étrange que, dans le domaine de la cognition, deux
ensembles sont coordonnés, l’un d’entre eux n’atteignant
pas seulement son ordre à travers la coordination, mais
ayant ses éléments définis par le biais de cette coordina-
tion 2 ». Loin d’être simplement sélectionnées, les détermi-
nations à connaître (ici, les longueurs) sont fixées et
spécifiées par une procédure de coordination. Cela revient
sans ambiguïté à déployer une procédure de constitution
d’objectivité : « En déterminant la coordination, (les prin-
cipes) définissent les éléments individuels de réalité, et en
ce sens constituent les objets réels 3. »
Rien n’empêche cependant que le corpus des principes
de coordination n’ait à être profondément transformé
lorsque seule sa mutation s’avère capable de rétablir la

1. Ibid., p. 40.
2. Ibid., p. 40.
3. Ibid., p. 53.
SUR LA NATURE DES LOIS 231

cohérence de l’édifice entier des connaissances, menacée


par des anomalies croissantes. C’est le cas par exemple du
principe de coordination établissant la simultanéité de deux
événements. Ce principe se cantonnait à demander la lec-
ture de deux indications d’horloge dans un acte unique.
Mais il a été précisé par Einstein de manière profondément
transformatrice, en demandant désormais la lecture de
deux indications d’horloges connectées (à travers un calcul
élémentaire) par la coïncidence avec un signal lumineux fai-
sant un aller et retour entre elles. Dans des circonstances
de ce genre, il faut reconnaître que les principes constitutifs
de la connaissance objective sont relatifs à chacune de ses
étapes. Leur capacité constitutive n’a pas pour corrélat une
validité transhistorique, mais seulement une présence
constante à l’arrière-plan des théories scientifiques de la
phase historique qui leur correspond.
Pour combiner le statut constitutif et l’historicité des
principes de coordination, il faut cependant aller jusqu’à
admettre que, lors d’une révolution suffisamment radicale
pour remettre en question d’anciens principes de ce type,
ce sont les objets de la recherche qui peuvent changer du
tout au tout, et non pas seulement se trouver mieux carac-
térisés. Il faut en particulier admettre la fragilité, la contin-
gence, et le caractère constitué des objets les plus
traditionnels de la physique, de ceux qui sont tellement
inscrits dans sa tradition qu’y renoncer semble équivaloir
à renoncer à la physique elle-même : les choses-substances,
les corps et les points matériels subsistants.
Ces derniers objets sont en effet définis par un principe
de coordination si archaïque dans notre développement
cognitif qu’il passe habituellement inaperçu : le principe de
« génidentité 1 », c’est-à-dire la directive consistant à sélec-
tionner des séquences de phénomènes alignés le long d’une
« trajectoire » spatio-temporelle continue. Est considéré
comme corps matériel subsistant, un phénomène localisé
et actuel, continûment relié à un phénomène semblable

1. Ibid., p. 55.
232 MAINTENANT LA FINITUDE

observé dans le passé. Or, ce principe de coordination-là


n’a pas plus de raison d’être pérenne que n’importe quel
autre. La mécanique quantique, avec ses « relations d’indé-
termination » qui affaiblissent la notion de trajectoire, ne
lui a-t-elle pas donné le coup de grâce ? Reichenbach
énonce alors cette conclusion forte : « Tout changement
des principes de coordination produit un changement du
concept d’objet ou d’événement, c’est-à-dire de l’objet
même de la connaissance 1. »
Pour avoir été historicisés et relativisés, les principes de
coordination n’en conservent donc pas moins un rôle capi-
tal. Ils définissent les objets de la connaissance 2. Ils en sont
constitutifs, dans la mesure où ils prescrivent la manière
dont on doit articuler les phénomènes pour qu’ils puissent
compter comme autant de manifestations de détermina-
tions d’objets. Leurs changements au cours de l’histoire ont
pour corrélat des altérations du mode d’articulation des
phénomènes, et donc de la nature des déterminations
objectives qu’ils définissent.
Revenons maintenant à la question de la nécessité. Nous
avons vu que Reichenbach déclare priver ses lois présomp-
tives, ou lois a priori, de toute nécessité. Si cette décision
est prise à la lettre, elle aboutit à l’effondrement de l’édifice
kantien et à un retour au plus pur empirisme, tout juste
tempéré par une orientation conventionnaliste (ce qui a
d’ailleurs été le chemin suivi par Reichenbach dans la suite
de sa carrière). Elle peut même donner une nouvelle
vigueur au spectre humien d’une altération brusque et sans
raison du comportement des choses, comme l’annonce
solennellement le matérialiste spéculatif. Mais ces consé-
quences ne sont pas inévitables, car il existe, nous le savons
à présent, une autre option que l’effondrement total de la
composante de nécessité des lois. Une option qui consiste
à retrouver une forme de nécessité (première composante
du concept d’a priori) dans l’acte même de constituer une

1. Ibid., p. 88.
2. Ibid., p. 53 et 56.
SUR LA NATURE DES LOIS 233

région d’objectivité (seconde composante du concept d’a


priori).
Rappelons-nous que le pouvoir constitutif des a priori
relatifs au sens de Reichenbach suffit à assurer la fonction
des lois transcendantales au sens de Kant, c’est-à-dire
l’anticipation d’un ordre régional qui assure l’objectivité
des connaissances portant sur cette région. Et que cette
fonction reste stable durant la période de validité de l’ordre
régional exprimé par une théorie scientifique donnée. Le
refus par Reichenbach d’attribuer le moindre genre de
nécessité à ses a priori relatifs est-il justifié, dans ces condi-
tions ? Ne peut-on pas faire appel, comme nous l’avons
proposé précédemment, à un genre faible de nécessité :
disons une nécessité régionale, une nécessité relative, une
nécessité temporaire, qui leur convienne ?
Si Reichenbach n’a pas adopté cette solution, c’est qu’il
a retenu sans discussion une acception trop forte du
concept de nécessité, et qu’il a alors dû refuser de l’associer
à sa version relativisée du synthétique a priori. Rappelons
que selon lui, la composante de signification de l’a priori
kantien qui ne peut plus être maintenue au regard des révo-
lutions relativiste et quantique, est celle de vérité nécessaire
au sens de vérité pour tous les temps. Une telle équivalence
entre nécessité et éternité reste indiscutée chez Reichen-
bach, sans doute parce qu’elle est impliquée par la défini-
tion classique, diodorienne, de la nécessité, qui « […]
définit le […] nécessaire comme ce qui, étant vrai, ne sera
pas faux […] 1 ». Mais d’autres définitions de la nécessité
n’impliquent pas cette connotation temporelle, voire cette
sempiternité, et il faut donc être attentif à ne pas en tirer
de conséquences hâtives.
On peut ainsi concevoir une notion faible de nécessité
conditionnée. La nécessité conditionnée, comme son nom
l’indique, comporte l’idée d’inévitabilité sous des conditions

1. J. Vuillemin, Nécessité ou contingence, l’aporie de Diodore et les


systèmes philosophiques, Minuit, 1984, p. 62.
234 MAINTENANT LA FINITUDE

bien délimitées. Elle implique d’admettre que, sous cer-


taines conditions, telle présupposition ne peut pas ne pas
être faite ; qu’en particulier, sous conditions d’un certain
projet théorique et d’une certaine orientation des rationali-
tés procédurales de l’expérimentation, tel cadre de présup-
positions est inéluctable 1. S’il en va ainsi, un cadre de
présuppositions peut être déstabilisé, et transformé au-delà
du reconnaissable, lorsque les projets généraux et les orien-
tations procédurales qui lui sont associés ne sont plus en
vigueur. La fonction constitutive est alors assurée par un
autre cadre de présuppositions qui s’avère être aussi
« nécessaire » (en ce sens faible) que le précédent, bien que
sous un autre ensemble de conditions.
Mais la réhabilitation du concept de nécessité dans un
contexte historiquement fluant ne s’arrête pas là. À
l’arrière-plan des cadres de présuppositions conditionnelle-
ment nécessaires, se profile en effet un genre plus puissant,
quoique plus vague, de nécessité. Reichenbach en est lui-
même conscient, et rectifie à cette occasion sa charge anti-
nécessitariste. Car, après avoir dénié aux principes de coor-
dination historiques et relatifs toute nécessité (au sens éter-
naliste), il suggère de reporter la charge de nécessité sur
quelque chose de plus universel qu’eux : « Qu’il doive exis-
ter des principes définissant en fin de compte une coordina-
tion unique est un fait ; ce fait est éternellement vrai et
pourrait être appelé “a priori” dans le sens ancien. N’est-
ce pas là le sens essentiel de la philosophie de Kant 2 ? »
Autrement dit, ce qui est nécessaire à la connaissance n’est
pas tel principe de coordination particulier, mais qu’une
opération de coordination soit planifiée de manière régiona-
lement unique. On retrouve ici les accents d’Hermann
Cohen, le fondateur de l’école néo-kantienne de Marbourg,

1. M. Bitbol, « Some steps towards a transcendental deduction of


quantum mechanics », Philosophia naturalis, no 35, 1998, p. 253-280.
2. H. Reichenbach, The Theory of Relativity and A Priori Knowledge,
op. cit., p. 82.
SUR LA NATURE DES LOIS 235

qui ne retenait comme a priori que le projet général d’uni-


fier le champ des phénomènes 1. La nécessité conditionnée
de présupposer des lois, fussent-elles substituables les unes
aux autres au fur et à mesure du développement des
savoirs, voilà ce qui remplace la forme de nécessité épisté-
mologique inconditionnée et sans limite temporelle que
soutenait Kant.

Comment extraire une nature de l’histoire

À vrai dire, le matérialiste spéculatif n’ignore pas


complètement que l’injonction de chercher des lois, et la
nécessité présomptive qui l’accompagne, est indépendante
de la question de savoir s’il y a des lois intrinsèques de la
nature. Mais il ne formule cette conception performative
des lois qu’afin de mieux l’exclure. Il commence par remar-
quer, à juste titre, qu’« aucune irrégularité manifeste ne
peut jamais suffire à démontrer qu’il n’existe aucune loi
cachée sous-jacente au désordre apparent 2 ». Il est donc a
priori légitime selon lui de se mettre en quête d’une loi
quelle que soit l’impression superficielle de désordre du
monde apparent, exactement comme le prescrirait un néo-
kantien. Cependant, son idée associée, suivant laquelle la
loi à chercher pourrait « exister » en elle-même sans être
manifeste, est profondément étrangère au néo-kantisme.
Elle peut certes être récupérée dans un cadre néo-kantien
si l’on admet qu’elle sert seulement d’idéal régulateur gui-
dant la recherche après avoir incité à l’entreprendre. Mais
elle peut aussi s’avérer paralysante, parce que la possibilité
réciproque qu’une telle loi n’existe pas « en réalité » laisse
entendre que l’investigation a de bonnes chances d’être un
échec. Or, c’est justement cet échec que finit par annoncer
le matérialiste spéculatif, en plein accord avec sa conjecture

1. H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience, Éditions du Cerf,


2001, p. 9.
2. MHS, p. 50.
236 MAINTENANT LA FINITUDE

d’un « monde hors science » : « Il s’agirait d’un monde où


ceux qui s’obstineraient à chercher une telle loi secrète der-
rière les variations absurdes de la nature paraîtraient aussi
farfelus ou vains que ceux qui tentent encore, dans notre
propre monde, de trouver une loi quantitative susceptible
d’expliquer et de prédire le cours de l’histoire humaine 1.»
C’est sur ce dernier point qu’une différence vraiment
insurmontable se fait jour entre le matérialisme spéculatif
et les idées néo-kantiennes. Puisque, selon les philosophes
néo-kantiens, il n’est pas besoin de postuler une loi
« réelle » sous-jacente pour entreprendre une recherche
légalisante, toute accusation d’extravagance ou de vanité
portée contre ceux qui se livrent à cette activité est dés-
amorcée par avance. Au lieu d’opposer un domaine légal
« en soi » à un domaine relevant par essence du seul inven-
taire historique, les néo-kantiens considèrent que le clivage
entre nature et histoire est lui-même le produit secondaire
de la pratique de légalisation. Car, dans l’optique d’un
statut pragmatique et transcendantal des lois, l’histoire, ce
grand réservoir de contingence, n’est rien d’autre que le
résidu que laisse derrière elle la tentative de faire tomber
un maximum d’aspects de l’apparaître sous la juridiction
d’un ordre constant proposé (au sens originel de posé
d’avance) par l’activité du chercheur, et nécessaire pour le
projet qui sous-tend cette activité. S’il est absurde de
s’enquérir d’une loi explicative et prédictive de l’histoire, ce
n’est pas ici parce que l’histoire serait intrinsèquement
rétive à cette tentative, mais parce que l’histoire se trouve
implicitement définie comme une sphère d’ultime résistance
à la légalisation, à la répétition, à la reproductibilité. À
l’instar du « donné » sensible, l’histoire est un témoin obs-
tiné de la finitude de l’être connaissant. Elle est en effet
l’un des signes tangibles que l’effort de mise sous tutelle
progressive des phénomènes par l’entendement humain a
des limites, certes mobiles, mais pas éliminables.

1. Ibid.
SUR LA NATURE DES LOIS 237

Pour récapituler, chaque constat d’irrégularité des appa-


ritions n’appelle qu’une seule réponse plausible aux yeux
du chercheur (et du philosophe néo-kantien qui le soutient
dans son obstination) : l’effort de méta-régularisation,
c’est-à-dire la recherche d’un niveau d’analyse qui se prête
mieux à l’anticipation d’un ordre légal que celui qui l’a
précédé. Si, à chaque étape de ce processus, la poussée
régulatrice laisse (inévitablement) subsister dans ses marges
un reliquat de désordre éprouvé et de contingence histo-
rique, sa fécondité se manifeste par les nouveaux domaines
de maîtrise et de prédictibilité qu’elle ne cesse d’instaurer.

La théorie quantique comme effort de


naturalisation à partir d’un fond historique
La mécanique quantique représente de ce point de vue
un cas d’école. Elle témoigne en effet de la réaction des
chercheurs lorsqu’ils s’aperçoivent qu’au moins à une cer-
taine échelle (ici, l’échelle microscopique), leur effort précé-
dent de légalisation a échoué. Ils commencent par essayer
de comprendre la loi de cet échec de la légalisation, c’est-
à-dire d’expliquer la raison de l’obstacle rencontré. Puis ils
s’appuient sur cette raison pour surmonter l’obstacle en
s’élevant d’un cran sur l’échelle de la généralité des lois.
Qu’en est-il d’abord de cet « échec », et de son retourne-
ment en un succès plus vaste ? Dans le domaine microsco-
pique, la légalisation des phénomènes spatio-temporels
sous forme de trajectoires continues d’objets permanents
gouvernés par les lois de Newton laisse subsister des
lacunes (décrites par les relations d’« incertitude », ou
d’« indétermination », de Heisenberg). Entre ces interstices,
elle fait affleurer une couche plus profonde de phénomènes
discontinus et aléatoires. Or, contrairement à ce qu’avance
le matérialiste spéculatif comme une vérité générale 1, une
1. « On disqualifierait de la sorte l’implication fréquentielle qui rai-
sonne sur les lois comme si elles étaient le résultat d’un lancer aléatoire,
sans voir que les lois sont la condition d’un tel lancer. » ALF, p. 138.
238 MAINTENANT LA FINITUDE

strate de phénomènes aléatoires n’a aucune raison d’être


elle-même sous-tendue par une strate inférieure de proces-
sus gouvernés par des lois. Il est exactement aussi plausible
de supposer à l’inverse que la strate des phénomènes
macroscopiques régis par les lois déterministes de la phy-
sique classique est sous-tendue par une strate inférieure
faite de très nombreux processus stochastiques 1. Plutôt
que de considérer qu’il y a nécessairement une strate sous-
quantique de processus non-aléatoires, plutôt que de soute-
nir ainsi une variante de la thèse des variables cachées 2,
il est donc recommandé de mettre en œuvre une manière
différente de comprendre le caractère stochastique des phé-
nomènes quantiques.
En quoi consiste donc cette intelligibilité alternative de
l’aléatoire ? Elle repose simplement sur l’analyse interne
des phénomènes quantiques. Elle tire parti du fait, à pre-
mière vue restrictif, qu’il est impossible d’établir, dans ces
phénomènes, une distinction entre la contribution de
l’instrumentation expérimentale et la contribution de
l’hypothétique milieu exploré 3. L’indistinction étant partie
prenante de la manière dont on définit le phénomène quan-
tique, il devient même vain de faire référence à un objet ou

Cette thèse ne vaut qu’en physique statistique classique. Voir M. Bitbol,


L’Aveuglante Proximité du réel, Flammarion, 1998, chapitre VIII.
1. A. Dahan-Dalmedico, J.L. Chabert et K. Chemla (éds.), Chaos et
déterminisme, Éditions du Seuil, 1992, p. 405 ; J. Harthong, Probabili-
tés et statistiques, Diderot, 1996 ; M. Bitbol, « Quantum mechanics as
generalized theory of probability », Collapse, no 8, 2014, p. 87-121.
2. Il faut cependant noter que le but principal des variables cachées
n’est pas de supposer l’existence d’une strate inférieure de processus
déterministes, mais de redonner corps à la thèse réaliste selon laquelle
les phénomènes révèlent les propriétés intrinsèques d’entités existant
en elles-mêmes. Cela peut se faire aussi bien en postulant des proprié-
tés gouvernées par des lois stochastiques classiques, que par des lois
déterministes. Voir D. Bohm et B. Hiley, The Undivided Universe,
Routledge, 1995.
3. C’est ce que Bohr appelle l’indivisibilité, ou l’individualité, des phé-
nomènes microscopiques. N. Bohr, La Théorie atomique et la descrip-
tion des phénomènes, Gauthier-Villars, 1932, p. 10.
SUR LA NATURE DES LOIS 239

à un domaine physique extérieur qui interagirait avec nos


instruments, puisque cela équivaudrait à séparer instru-
ments et objets par la pensée, et à nier ainsi l’unité qu’im-
pose cette définition.
Mais de quelle manière l’indivisibilité du phénomène
quantique explique-t-elle son caractère fondamentalement
aléatoire ? Dans le discours vulgarisé, ce qui remplace
presque toujours l’énoncé de l’indivisibilité des phéno-
mènes, c’est la notion d’une perturbation de la trajectoire
de l’objet mesuré par l’agent de mesure. Au regard de
l’indivisibilité, la notion de « perturbation » n’est rien de
plus qu’une métaphore éloquente mais trompeuse dont il
faut savoir s’affranchir en fin de parcours : la métaphore
d’une division appareillage-objet annulée après coup par
leur interaction perturbante. C’est d’ailleurs elle qui a
ravivé le désir de variables cachées, en figurant par l’imagi-
nation des processus non-aléatoires sub-quantiques. Cette
métaphore incertaine a cependant l’avantage de nous faire
saisir d’un simple coup d’œil le sens de la stochasticité
quantique, en offrant une représentation spatialement divi-
sée de l’indivisibilité des phénomènes. Si les phénomènes
quantiques sont aléatoires, selon cette représentation, c’est
qu’ils résultent de chocs perturbants entre le mesurant et le
mesuré, de chocs dont l’intensité est incontrôlable et donc
inconnaissable. Une fois que l’image a accompli sa tâche
de clarification intuitive, on peut la soustraire. Il ne reste
alors que le fait brut de l’opacité du processus d’interaction
entre le mesurant et le mesuré, et plus immédiatement
encore leur indivisibilité, comme le dirait Bohr. Or, cette
indivisibilité du phénomène expérimental a exactement la
même conséquence que la « perturbation incontrôlable »
alléguée : l’engendrement d’une forme inédite de stochas-
ticité.
Ces remarques permettent de comprendre que le hasard
qui prévaut parmi les phénomènes quantiques est d’un
genre très particulier. Il ne relève ni d’un hasard « ontolo-
gique », appartenant aux processus physiques « en eux-
mêmes », ni d’un banal hasard d’ignorance contingente, au
240 MAINTENANT LA FINITUDE

sens où il reflèterait seulement la connaissance incomplète


d’une détermination légale qui pourrait en principe être
connue. Le hasard quantique ne se comprend bien que
comme le reflet d’une ignorance nécessaire, d’une igno-
rance constitutivement insurmontable de quelque chose qui
(par impossible) excèderait le phénomène. Cette sorte
d’« ignorance » fondamentale ne saurait être levée en trans-
gressant une limite circonstancielle, puisque la limite en
question, étant l’expression de l’indivisibilité du phéno-
mène en instrument et objet, ou en intérieur et extérieur,
n’admet par construction aucun extérieur 1.
Or, comment ont réagi les physiciens dans cette situation,
comment ont-ils compensé ce qui pouvait leur sembler un
échec ? Loin de renoncer à chercher des lois sous prétexte
qu’elles n’existent peut-être pas toutes faites dans la nature,
ils ont tenté, et parfaitement réussi, ce que j’ai appelé une
opération de méta-légalisation. Ils n’ont pas hésité à légali-
ser l’aléatoire, après avoir vu l’aléatoire briser une proposi-
tion antérieure de légalisation. Ils ont élaboré de nouveaux
symboles théoriques, comme le vecteur d’état dans un
espace de Hilbert, qui ne visent pas à décrire un processus
individuel manifesté continûment dans l’espace-temps, mais
seulement à évaluer la probabilité des manifestations expéri-
mentales discontinues. Et ils ont formulé des lois, comme les
équations de Schrödinger, de Dirac, ou de Klein-Gordon,
qui soumettent à des règles strictes d’évolution les symboles
probabilistes eux-mêmes. Ils ont en somme suivi scrupuleu-
sement la directive fondatrice de la recherche, son principe
régulateur légalisant, sans se laisser intimider par une forme
nouvelle et obstinément insurmontable du « hasard ».
La récente interprétation de la mécanique quantique dési-
gnée par l’acronyme « QBism » (Quantum Bayesianism)

1. M. Bitbol, « L’indéterminisme entre deux infinis : absence de


causes ou excès non maîtrisable de conditions ? », dans P. Bourgine,
D. Chavalarias et C. Cohen-Boulakia (éds.), Déterminismes et com-
plexités : du physique à l’éthique. Autour d’Henri Atlan, La Découverte,
2008.
SUR LA NATURE DES LOIS 241

pousse plus loin que toute autre cette dissociation de la loi


proposée vis-à-vis de l’ordre supposé. Le QBism part d’un
aphorisme attribué à John Wheeler 1, selon lequel : « La
seule loi de la nature est qu’il n’y a aucune loi. » Mais au
lieu de se laisser impressionner par cette dernière phrase qui
réjouirait un matérialiste spéculatif, le QBist surmonte
l’absence de loi par la formulation d’une méta-loi. Ne pou-
vant compter sur l’ordre d’une nature à décrire, il réoriente
sa recherche vers l’ordre des anticipations probabilistes
qu’utilisent des agents rationnels pour parier sur les résultats
de leur action future 2. Autrement dit, le « QBism » com-
mence par endosser la thèse spéculative de l’hyper-chaos,
avant de la dépasser par une suspension de toute spécula-
tion. Contrairement au matérialisme spéculatif, le « QBism »
n’a même pas besoin d’expliquer l’ordre légal de notre envi-
ronnement par sa possibilité intrinsèque dans un réservoir
transfini de séquences contingentes. Il considère cet ordre
apparent comme le travestissement superficiel dont un uni-
vers peut-être désordonné, est recouvert par un système
ordonné de comportements présents, et de paris sur l’avenir :
le système des paris grâce auxquels des agents d’échelle
macroscopique organisent par avance les conditions dyna-
miques de leur survie au cœur d’un environnement pouvant
être chaotique.
Mais le plus grand accomplissement des physiciens qui
ont fondé la mécanique quantique est sans doute celui
qu’ils ont atteint sans l’avoir voulu, et sans l’avoir ouverte-
ment exprimé. En cherchant de nouvelles lois capables de
régir leurs fonctions probabilistes, ils ont réussi, presque

1. J. A. Wheeler, « Law without Law », dans J.A. Wheeler et


W.H. Zurek, Quantum Theory and Measurement, Princeton University
Press, 1983.
2. C.A. Fuchs, « On participatory realism », ArXiv : 1601.04360v3,
2016 ; C. Fuchs, N.D. Mermin et R. Schack, « An introduction to
qbism with an application to the locality of quantum mechanics »,
American Journal of Physics, no 82, 2013, p. 749-754 ; N.D. Mermin,
« QBism puts the scientist back into science », Nature, no 507, 2014,
p. 421-423.
242 MAINTENANT LA FINITUDE

par inadvertance, à transcrire certaines conditions très


générales de la recherche expérimentale dans la structure
même de leur théorie. Des conditions d’autant plus intéres-
santes qu’elles englobent et dépassent les conditions d’une
recherche expérimentale dans le domaine macroscopique,
faisant rétrospectivement apparaître ces dernières comme
de simples cas particuliers. Or, une fois mis au jour ce pro-
cessus de transcription, depuis les préconditions d’une acti-
vité vers sa forme théorique, la thèse originale de
l’épistémologie kantienne et surtout néo-kantienne devient
plus crédible que jamais. D’une étape théorique à la sui-
vante, de la mécanique newtonienne à la mécanique quan-
tique, ce qu’on voit à l’œuvre, c’est la même opération de
constitution des objets et des lois d’une théorie scientifique
à partir des règles de l’agir de la recherche 1. À ceci près
qu’en mécanique quantique, cette opération porte sur un
matériau de phénomènes plus irréductiblement stochas-
tique qu’en physique classique, et que cela conforte
l’impression que la pratique de légalisation est indépen-
dante de la question spéculative de savoir si « le monde »,
est ou n’est pas soumis intrinsèquement à des lois exhaus-
tives régissant jusqu’à ses processus individuels.

L’empreinte formelle du projet de surmonter


la contingence de l’histoire

Pour mieux comprendre ce tournant épistémologique,


voyons plus en détail comment une partie de la structure de la
mécanique quantique peut être retrouvée à l’issue d’une
déduction transcendantale élargie 2. Ici, le « fait incontes-
table » servant de point de départ à l’inférence transcendantale

1. J.G. Fichte, Nouvelle présentation de la doctrine de la science, 1797-


1798, Vrin, 1999, p. 114.
2. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
op. cit.
SUR LA NATURE DES LOIS 243

ne peut plus être l’organisation apparente de notre environne-


ment mésoscopique, où nos tentatives d’anticiper les phéno-
mènes s’appuient traditionnellement sur le postulat d’objets
permanents spatio-temporellement localisés et dotés de pro-
priétés. Ce dernier postulat étant lui-même en difficulté dans le
domaine microscopique, les concepts d’identité, de trajectoire,
et de déterminations propres des objets y ayant été remplacés
par une simple référence aux « observables » expérimentales,
la prémisse de la nouvelle sorte de déduction transcendantale
doit être aussi peu compromise que possible avec l’ontologie
« naturelle » de l’environnement quotidien. Ce désengagement
est réalisable à condition que le raisonnement transcendantal
parte d’exigences portant immédiatement sur le mode de pré-
diction des résultats de nos activités de recherche, sans passer
par la médiation de l’exigence kantienne plus forte qui consiste
à « rendre possible » une structure d’anticipation basée sur
l’expérience ordinaire des corps matériels en mouvement. De
nombreux travaux ont été menés récemment pour dériver la
théorie quantique à partir de « premiers principes » qui
concernent l’information expérimentale accessible 1. Et ces
principes prennent implicitement ou explicitement la forme
d’arguments transcendantaux 2. Des idées simples au sujet des
exigences à avoir sur le mode de prédiction des phénomènes
expérimentaux ont cependant été formulées depuis plus long-
temps, et ce sont elles qui vont être développées à présent.
Trois de ces exigences ont été formulées dans le passé 3,
et elles suffisent à parcourir un bon bout du chemin qui
conduit à une justification réflexive de la structure de la
théorie quantique. En voici une formulation concise :

1. G.M. D’Ariano, G. Chiribella, et P. Perinotti, Quantum Theory


from First Principles, Cambridge University Press, 2017.
2. A. Grinbaum, « Elements of information-theoretic derivation of
the formalism of quantum theory », International Journal of Quantum
Information, no 1, 2003, p. 289-300.
3. M. Bitbol, « Some steps towards a transcendental deduction of
quantum mechanics », loc. cit. ; M. Bitbol, « Quantum mechanics as
generalized theory of probability », Collapse, no 8, 2014, p. 87-121.
244 MAINTENANT LA FINITUDE

(1) Les prédictions théoriques doivent s’appliquer à des


phénomènes relatifs à une variété de contextes expérimen-
taux parfois incompatibles.
(2) À chaque préparation expérimentale doit corres-
pondre un outil de prédiction unifié, valant pour n’importe
quelle opération de mesure (et pour n’importe quel
contexte instrumental associé) qui pourrait suivre la prépa-
ration.
(3) L’outil de prédiction unifié doit offrir à tout instant
des anticipations conformes aux axiomes de la théorie des
probabilités.
Les trois conditions ont un sens méthodologique et his-
torique que l’on peut aisément comprendre.
La première exigence, tout d’abord, est incontournable.
Elle a des équivalents dans toutes les propositions de déri-
vation de la théorie quantique à partir de « premiers prin-
cipes » informationnels. Ainsi, dans la récente dérivation
de D’Ariano, Chiribella et Perinotti 1, ce qui joue ce rôle,
c’est le principe central de « purification », selon lequel
« l’ignorance sur une partie est compatible avec la connais-
sance maximale du tout ». Car, appliquée aux parties d’un
processus de mesure, un tel principe équivaut à poser l’indi-
visibilité des phénomènes et leur relativité irréductible aux
contextes expérimentaux. Mais cette exigence en est-elle
vraiment une ? Elle revient en fait à relaxer une autre exi-
gence si élémentaire qu’elle en demeure inaperçue. Elle
revient à s’affranchir du plus profond présupposé implicite
de la science classique : celui selon lequel les contextes
expérimentaux peuvent être escamotés au profit de déter-
minations traitables comme si elles appartenaient en propre
aux objets. Sa fécondité invalide la critique purement phi-
losophique du corrélationnisme dont procède le matéria-
lisme spéculatif 2. Car elle montre que généraliser le statut
des « qualités secondaires » au sens de Locke, autrement

1. G.M. D’Ariano, G. Chiribella et P. Perinotti, Quantum Theory from


First Principles, op. cit.
2. ALF, p. 16-18.
SUR LA NATURE DES LOIS 245

dit des qualités seulement relatives à leur moyen de mani-


festation, loin d’être l’aveu d’impuissance d’une « pensée
faible », est la principale clé qui permet d’élucider le sens
de l’une des plus importantes théories scientifiques
actuelles. Ce renversement de la charge de la preuve sera
amplifié dans les prochains chapitres.
Avant cela, cependant, il faut prévenir une autre mésin-
terprétation « spéculative » de la clause de contextualité
qui vient d’être posée. La seule référence à la théorie quan-
tique qu’on trouve dans Après la finitude conduit le maté-
rialiste spéculatif à annexer à sa thèse le caractère
contextuel des déterminations subatomiques. Il pense en
effet détecter en physique quantique un geste d’absolutisa-
tion de la contextualité, cas particulier de l’absolutisation
de la facticité de la corrélation : « […] cela même qu’un
observateur peut influer sur la loi est une propriété de la
loi qui n’est pas supposée dépendre d’un observateur 1 ».
Passons sur le fait que la dépendance contextuelle des
déterminations n’implique nullement une influence du
contexte sur leur loi ; et encore moins une influence de
chaque observateur sur la loi physique. Le sentiment erroné
qu’il en va ainsi découle de la présentation vulgarisée (déjà
évoquée) de la contextualité comme « perturbation de
l’observé par l’observateur », et de l’idée préconçue selon
laquelle la loi des choses observées est une loi classique
« malheureusement » altérée par l’effet perturbateur des
mesures qu’effectue l’observateur.
Il reste, nous le soulignerons plus bas, que la forme de
la théorie quantique transcrit en loi (probabiliste) la dépen-
dance contextuelle des déterminations ; et que cette loi
n’est supposée dépendre d’aucun observateur ni d’aucun
contexte particulier. Cela revient-il à accomplir l’une de ces
conversions spectaculaires qu’affectionne le matérialisme
spéculatif : la conversion de ce que l’on prend pour une
limite de la connaissance en quelque propriété absolue de

1. ALF, p. 158.
246 MAINTENANT LA FINITUDE

la chose connue 1 ? En aucune manière, pour deux raisons :


(a) le fait que la loi (probabiliste) quantique ne dépende
d’aucun observateur particulier ne suffit pas à la déclarer
« réelle », mais simplement « objective » ou « universelle »
au sens de Kant ; (b) la loi (probabiliste) quantique n’est
pas supposée « réalisée » dans la nature, mais simplement
« proposée » en tant que système d’anticipation des phéno-
mènes aussi longtemps qu’elle n’est pas réfutée.
Autrement dit, ici comme ailleurs, la limite alléguée de
la connaissance ne se convertit pas en description du
connu-tel-qu’il-est, mais en prescription sur la manière
optimale de s’attendre à ce qui va se manifester. De sur-
croît, cette « limite » n’est telle que par contraste avec ce
qu’on s’attend à trouver selon les prescriptions antérieures
de la physique classique ; elle exprime l’implausibilité de ce
que la théorie devancière conduisait à attendre. Ainsi, loin
de consister en un dévoilement progressif du réel à travers
l’auto-révélation des bornes de sa connaissance, l’histoire
de la physique de Newton à Schrödinger se lit comme une
succession de directives (ou de paris) pour devancer l’appa-
raître de façon de plus en plus générale, à travers un jeu
dialectique où chaque proposition subséquente est infor-
mée par l’acte de nier et d’élargir la proposition précédente.
Venons-en à présent à la deuxième exigence : celle d’uni-
fication de la forme des paris. Elle s’apparente au point de
départ choisi par Kant pour la version dite « subjective »
de sa déduction transcendantale. À la différence près que,
tandis que Kant commandait de mettre « […] le divers de
représentations données sous l’unité de l’aperception
[…] 2 », nous demandons que le divers des structures pré-
dictives valant pour les multiples types de mesures soit
placé sous l’unité de la préparation qui a précédé ces
mesures. Le pôle unificateur n’est plus ici une fonction
mentale (l’aperception ou « conscience de soi-même 3 »),

1. ALF, p. 72.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, B134, dans Œuvres philoso-
phiques I, op. cit., p. 855.
3. Ibid., B68, p. 808.
SUR LA NATURE DES LOIS 247

mais plutôt la condition préalable d’une activité expéri-


mentale (le genre de préparation qu’elle demande). Et les
éléments à unifier ne sont plus des représentations, mais
des actes formalisés d’anticipation. À ce déplacement près,
du psychologique au pragmatique, c’est l’esprit même de la
« révolution copernicienne » au sens de Kant qui s’exprime
ici.
La troisième exigence, enfin, exerce une contrainte sur
l’évolution des prédictions au cours du temps, en prescri-
vant la conservation de leur statut probabiliste. Elle impose
une forme généralisée du principe de succession selon une
règle, que Kant appelle le principe de causalité.
En partant des trois clauses qui viennent d’être énoncées
puis commentées, la structure de base de la mécanique
quantique, y compris la structure générique de son équa-
tion d’évolution appelée « équation de Schrödinger »,
devient presque facile à obtenir 1. Ce résultat, la dérivation
d’aspects significatifs de la structure d’une grande théorie-
cadre de la physique comme la théorie quantique, à partir
de conditions portant sur l’anticipation des résultats de
l’activité expérimentale 2, est frappant. De lui peut être tiré
un enseignement épistémologique capital. Le seul fait que
des clauses internes à l’activité de connaître permettent de
redériver les grands traits structuraux d’une théorie phy-
sique, adresse un immense défi au réalisme scientifique,
selon lequel ces structures ne sauraient être que des
« reflets » plus ou moins précis du monde extérieur 3.

1. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,


op. cit., chapitre II.
2. Pour d’autres dérivations conduites dans le même esprit reflexif,
voir également : C.A. Fuchs et R. Schack, « Quantum-Bayesian cohe-
rence », Reviews of Modern Physics, no 85, 2013, p. 1693-1715 ;
M. Appleby, C.A. Fuchs, B. Stacey, H. Zhu, « Introducing the Qplex :
a novel arena for quantum theory », The European Physical Journal D,
no 71, 2017, p. 197 ; H. De Raedt, M.I. Katsnelson et K. Michielsen,
« Quantum theory as plausible reasoning applied to data obtained by
robust experiments », Philosophical Transactions A, no 374, 2016, Doi :
10 1098.
3. R. Rorty, L’Homme spéculaire, Éditions du Seuil, 1990.
248 MAINTENANT LA FINITUDE

Combiné à la critique précédente de toute tentative


d’absolutiser la contextualité dont découlent ces structures,
il nourrit un profond scepticisme à l’égard de ce que
Meillassoux appelle la prétention spéculative qu’auraient
les sciences de dévoiler (fût-ce à l’horizon insondable de la
recherche future) le monde tel qu’il est en lui-même 1. Le
même fait conforte en revanche le message subliminal de
l’épistémologie kantienne, selon lequel le réalisme pré-
critique, qui continue la plupart du temps à servir de philo-
sophie véhiculaire aux chercheurs scientifiques, relève de
la naïveté 2 (d’une naïveté voulue parce qu’habituellement
opérante). La naïveté consiste ici à prendre pour un trait de
la nature ce qui s’avère rétrospectivement avoir été l’ombre
portée d’un geste d’exploration de cette nature. Son
manque de pertinence se lit dans la fertilité de la démarche
inverse se donnant pour stratégie : (a) de dériver certains
traits que l’on croyait « naturels », à partir de conditions
portant sur les moyens d’étudier une nature ; et (b) de n’en
retenir que des traits prédictifs et non pas des traits des-
criptifs, des « propositions » de modes d’orientation et non
pas des « impositions » de déterminations propres.

Pourquoi les lois quantiques sont nécessairement


ainsi et pas autrement
L’avantage d’une épistémologie d’inspiration kantienne, et
de son approche transcendantale, devient plus évident
encore lorsqu’on s’aperçoit qu’elle permet de se libérer
d’entrée de jeu d’un embarras récurrent du réalisme scienti-
fique, déjà évoqué. L’embarras dont il s’agit est le suivant.
Lorsqu’il explique le succès des théories physiques par leur
capacité à fournir une représentation asymptotiquement
fidèle de la nature considérée comme pré-structurée, l’épisté-
mologue réaliste se trouve immédiatement confronté à une

1. ALF, p. 165.
2. ALF, p. 164.
SUR LA NATURE DES LOIS 249

nouvelle demande d’explication qui reste insatisfaite : pour-


quoi la nature est-elle structurée ainsi plutôt qu’autrement ?
Comment le comprendre si on ne se satisfait pas de la tradi-
tionnelle combinaison de théologie et de finalisme, dont
Leibniz a offert l’exemple le plus achevé ? Faut-il pour cela
avoir recours à la sélection darwinienne parmi des mondes
multiples 1, ce qui revient à subordonner les lois (de ce
monde) à l’histoire (d’une évolution des mondes) ?
En parvenant à désamorcer cette intimation d’expliquer,
le matérialisme spéculatif remporte un succès dans le cadre
de pensée réaliste qui est le sien. Selon lui, il n’est besoin
d’attribuer aucune raison première (et partant, aucune
nécessité) aux régularités qui se manifestent dans notre
environnement. Il suffit de faire voir les raisons secondes
pour lesquelles : (a) rien n’empêche des régularités durables
de se manifester quelque part dans la réserve illimitée de
possibles que recèle l’hyper-chaos, et (b) un foisonnement
sans limites d’occurrences mutuellement contradictoires ne
doit pas se produire, autrement dit quelques régularités
doivent se manifester. Nous avons vu au chapitre I que
l’une des raisons alléguées, faisant fonds sur la théorie des
ensembles transfinis de Cantor, consiste à noter que les
possibles sont plus qu’en nombre infini ; ils sont « intotali-
sables 2 ». Cela suffit à prouver (a’) la double négation
selon laquelle on ne peut pas justifier l’impossibilité voire
l’improbabilité des régularités dans un monde chaotique.
Par ailleurs, le pouvoir-être-autre des choses qu’implique
le principe de factualité exige (b’) qu’un ordre des choses
se manifeste quelque part, à titre de terme de contraste.
Or, en sortant complètement du cadre de pensée du réa-
lisme scientifique, la démarche transcendantale appliquée à la
mécanique quantique fait beaucoup mieux que cette preuve
négative. Elle relève le défi d’expliquer la structure légale elle-
même, à la simple condition de changer la nature de l’explica-
tion. Car elle montre pourquoi on doit présupposer telle forme

1. L. Smolin, The Life of the Cosmos, Oxford University Press, 1999.


2. ALF, p. 144.
250 MAINTENANT LA FINITUDE

générale de loi si telle orientation de la recherche expérimen-


tale est choisie, ce qui revient à mettre en scène une variante
pragmatique et conditionnelle de la nécessité. Et elle rend
raison du succès de la théorie physique capable d’incorporer
une telle forme de loi, en prouvant que cette dernière recueille
les préconditions d’une activité expérimentale qui a co-émergé
avec les phénomènes qui la contraignent.
Comme annoncé précédemment, le cas de la mécanique
quantique atteste donc mieux que tout autre qu’une struc-
ture théorique peut n’entretenir aucun lien évident avec
l’hypothétique ordre légal des « choses en elles-mêmes », et
offrir néanmoins une directive efficace pour des pratiques
technologiques et expérimentales. S’il en va ainsi, c’est pour
deux raisons déjà suggérées en bloc, mais que l’on peut à
présent démêler. D’une part, la théorie peut être comprise
comme la transcription symbolique des présuppositions de
base d’un ensemble d’activités technologiques et expérimen-
tales, dont la poursuite au cas par cas est réciproquement
guidée par cette théorie. D’autre part, ces activités ont été
sélectionnées dans un processus d’anticipations et de résis-
tances, au cours duquel co-émergent des formes d’action et
des phénomènes suscités par cette action. C’est ce dernier
processus qui joue le rôle d’une pression exercée par la « réa-
lité » sur la théorie, sans pour autant imposer des formes
qui seraient attribuables à quelque réalité entièrement indé-
pendante de ces interventions structurées. Ainsi, la théorie,
les pratiques technologiques ou expérimentales, et les phéno-
mènes qui en résultent, sont trois aspects d’une seule dyna-
mique de recherche, et non pas trois termes séparés puis liés
extérieurement par une relation de « mise en évidence » et
de « re-présentation ».
Il est vrai que cette notion selon laquelle la forme symbo-
lique de la connaissance co-émerge avec la forme concrète de
la pratique de connaître, paraît bien loin de la démarche clas-
sique de Kant. En l’employant, on semble avoir subreptice-
ment dérivé vers une variété naturalisée du kantisme (comme
par exemple la théorie varélienne de l’énaction, dont il sera
SUR LA NATURE DES LOIS 251

question au chapitre suivant). Or, une telle dérive naturali-


sante menacerait toute la démarche critique de s’effondrer
sous le coup d’une contradiction performative ; car elle
reviendrait à justifier son invitation à ne pas spéculer, par une
spéculation subreptice sur ce que sont les êtres vivants qui
entreprennent de connaître leur environnement.
Pourtant, l’accusation est excessive. Parler de co-émer-
gence de la forme du connu et de la forme de la pratique
de connaître n’équivaut pas obligatoirement à naturaliser
l’épistémologie kantienne. Il existe un sens proprement
transcendantal, et non pas naturalisant, de la notion de co-
émergence ; un sens qui a été soigneusement élaboré par la
lignée des épistémologues néo-kantiens. On le trouve par
exemple décrit chez Hermann Cohen. Ce philosophe pion-
nier du néo-kantisme commence par déclarer qu’il ne cher-
chera pas une « fondation déductive » absolue et définitive
de la science, à partir d’un fait de connaissance lui-même
absolutisé. Ne voulant pas tomber dans ce travers reproché
à Kant, Cohen préconise de « […] chercher la présentation
d’une réciprocité contraignante, en laquelle il n’est ni prius
ni posterius […] 1 ». Les fonctions de la pensée (ou de l’acti-
vité de recherche) d’une part, et les structures théoriques
d’autre part « s’appellent toutes mutuellement et ne
peuvent exister l’une sans l’autre 2 ». On ne saurait mieux
dire que la nécessité absolue est ici remplacée par une
nécessité conditionnelle des théories scientifiques, et que
celles-ci découlent d’une co-nécessitation de leur forme
(prise à tort pour la forme du domaine connu) et de l’acti-
vité concrète consistant à les chercher.
Mais la démarche entière du matérialiste spéculatif
n’est-elle pas justement dirigée contre l’usage à ses yeux
abusif du préfixe « co- », lorsque celui-ci sert de « formule
chimique 3 » passe-partout à la philosophie moderne corré-
lationniste ? Ne venons-nous pas de céder à une sorte de

1. E. Cassirer, H. Cohen et P. Natorp, L’École de Marbourg, Éditions


du Cerf, 1998, p. 55.
2. Ibid.
3. ALF, p. 19.
252 MAINTENANT LA FINITUDE

compulsion consistant à multiplier les occurrences de ce


préfixe, en adjoignant à la liste des radicaux qu’il précède
les mots « émergence » et « nécessité » ? On peut com-
prendre que l’usage proliférant de la particule « co- » soit
perçu comme une facilité, si ces deux lettres sont rabâchées
à l’envi, transposées sans précaution de domaine en
domaine, dans le seul but d’esquiver à jamais la question
de savoir à quelle étape de la pensée on doit accorder
l’antériorité chronologique, logique, ou ontologique.
Cependant, dans le cas du statut de la mécanique quan-
tique, l’appel à la corrélation n’a rien d’une incantation.
La figure de la corrélation ouvre au contraire un espace
d’intelligibilité épistémologique inédit pour une théorie
trop souvent mal-aimée parce que considérée comme
opaque. Nous verrons même aux prochains chapitres que
la généralisation du schéma de la corrélation offre des clés
sans cesse renouvelées pour l’intelligibilité interne de cer-
taines applications physiques ou extra-physiques de la
théorie quantique qui, sans cela, seraient tenues pour
« paradoxales ».
Alors, au nom de quoi rejeter le corrélationnisme, si
celui-ci, loin de n’être qu’une vague doctrine anti-métaphy-
sique, s’avère capable d’accroître la compréhension de nos
instruments d’orientation dans le monde physique ? Au
nom de quoi lui préférer un avatar du réalisme scientifique,
si celui-ci n’a d’autre avantage que de mimer le discours
exotérique des chercheurs, tout en les laissant se débattre
sans assistance philosophique avec les « paradoxes » et
autres « problèmes de fondements » qui découlent pour
l’essentiel de ce discours ?

Une solution corrélationniste de l’énigme


de l’induction

Plus largement, c’est-à-dire au-delà du cas emblématique


de la théorie quantique, la stratégie corrélationniste a
SUR LA NATURE DES LOIS 253

l’avantage de surmonter une difficulté capitale de la théorie


de la connaissance, que le matérialisme spéculatif ne par-
vient pas à vaincre de manière probante, et qu’il semble ne
pas avoir entièrement identifiée. Cette difficulté, typique-
ment humienne, s’énonce comme suit : de quel droit pou-
vons-nous espérer prévoir l’occurrence d’un événement
futur ? Les arguments du matérialiste spéculatif, très bien
affutés lorsqu’il s’agit de justifier in abstracto la possibilité
de fait d’un ordre légal des événements naturels en dépit
de l’hyper-chaos supposé, deviennent inopérants lorsqu’il
s’agit d’entrer dans le détail de notre position présente et
de son besoin d’anticipation. Admettons que la régularité
des phénomènes naturels constatée jusque là n’ait aucun
besoin d’être tenue pour nécessaire (au sens métaphysique
standard de « réalisée dans tous les mondes possibles »).
Admettons qu’il suffise, pour comprendre cette régularité
constatée, de ne pas pouvoir l’exclure par un argument
d’improbabilité de l’ordre dans un monde désordonné 1. Le
problème est que cela nous ne nous donne absolument
aucune ressource pour devancer ce qui va arriver après le
constat sur ce qui est arrivé dans le passé.
Comment cela ? N’avons-nous pas vu que, selon le maté-
rialiste spéculatif, on « peut penser une stabilité des lois
sans la redoubler d’une énigmatique nécessité phy-
sique 2 » ? Le matérialiste spéculatif ne nous a-t-il pas
montré que, même en l’absence de nécessité, la « régularité
apparemment impeccable » du monde est « possible 3 » ? Il
l’a montré, en effet. Mais il a adopté pour ce faire une
position d’« exil cosmique », typique des réalismes scienti-
fiques. Et, dans cette position, il n’a pas pu éviter de mettre
sur un pied d’égalité (ou de laisser dans un non-dit d’indis-
tinction) deux sortes de « mondes » qui, pour nous mainte-
nant en tant qu’êtres ayant le souci de l’avenir, n’ont pas
du tout les mêmes conséquences. D’une part, les mondes

1. ALF, p. 144.
2. ALF, p. 148.
3. MHS, p. 56.
254 MAINTENANT LA FINITUDE

qui ont manifesté jusqu’à présent une parfaite régularité,


mais pas au-delà ; et d’autre part les mondes qui pro-
longent cette régularité dans un futur indéfini. En droit,
l’argument d’intotalisabilité des possibles les rend aussi
plausibles les uns que les autres.
Ainsi, le matérialisme spéculatif nous laisse sans défense
face à la formulation la plus aiguë du « problème de
Hume », due à Nelson Goodman 1. Cette formulation,
devenue célèbre, fait intervenir un étrange prédicat à titre
d’exemple paradigmatique : le prédicat « vleu ». Un objet
est dit « vleu » si on a jusque là noté qu’il est vert, mais
qu’il sera bleu lorsqu’on l’observera après un certain
instant futur. On a bien sûr du mal à admettre une pro-
priété aussi insolite. On a par exemple de la peine à imagi-
ner qu’un bijoutier, ayant trouvé que chaque émeraude
qu’il a observée jusque-là lui est apparue verte, se mette à
proclamer que toutes les émeraudes sont « vleues » plutôt
que simplement « vertes ». Mais pourquoi est-on si réticent
à se figurer une telle attitude ? Est-ce parce que cette pro-
priété ne correspond pas à un trait du monde-en-soi ? Est-
ce parce qu’« en réalité » les émeraudes ne sont pas
« vleues » mais vertes ? Comme l’a montré Ian Hacking 2,
on peut facilement faire l’économie d’une telle explication
réaliste, d’ailleurs invérifiable par nous maintenant, de notre
répugnance à utiliser des prédicats tels que « vleu ». On
peut en faire l’économie à condition d’admettre que les
noms d’espèce, ou les prédicats génériques, reçoivent pour
mission non pas seulement de traduire une similitude
« naturelle » entre les choses, mais de permettre une prédic-
tion à leur propos ; à condition d’admettre, en d’autres
termes, que ces prédicats n’ont pas pour but d’énoncer ce
que les choses « sont », mais de résumer ce que nous
sommes en mesure d’espérer d’elles. La raison pour

1. N. Goodman, « A query on confirmation », The Journal of Philo-


sophy, no 43, 1946, p. 383-385 ; N. Goodman, Facts, Fictions and Fore-
cast, Harvard University Press, 1983.
2. I. Hacking, Le Plus Pur Nominalisme, Éditions de l’Éclat, 1993.
SUR LA NATURE DES LOIS 255

laquelle on exclut spontanément le prédicat « vleu » tient


dès lors à ses défauts prédictifs plutôt qu’à son manque
supposé de correspondance avec la nature. Le prédicat
« vleu » est inacceptable parce qu’il pousse à anticiper arbi-
trairement un résultat futur (la couleur bleue des éme-
raudes « vleues » non encore examinées) qui n’a aucun
rapport avec nos connaissances présentes (la couleur verte
des émeraudes déjà examinées). Par contraste, la principale
qualité du prédicat « vert » appliqué aux émeraudes est sa
modestie projective : il n’ajoute rien à ce qui est déjà connu,
en attendant sa réfutation toujours possible.
Il en va de même concernant notre choix entre croire
habiter un monde qui a manifesté une parfaite régularité
jusqu’à ce jour, mais ne la manifestera plus demain, et un
monde qui extrapole cette régularité vers le futur. Tant
qu’on adopte le regard excentré d’un contemplateur de
mondes doté de son théorème d’intotalisabilité, il n’y a
aucune raison de se décider en faveur de l’un plutôt qu’en
faveur de l’autre. Par contre, dès qu’on réintègre la condi-
tion située (et finie) qui est la nôtre, celle d’êtres jetés dans
ce monde-ci, le balancier penche de manière décisive en
faveur de l’extrapolation. Non pas que nous devions penser
qu’en réalité ce monde est ainsi fait que son ordre se pro-
longe indéfiniment dans le futur. Mais que, pour nous,
l’anticipation est un besoin vital, et qu’au départ nous
n’avons pas de meilleure solution pour le satisfaire que
d’adopter la stratégie la moins aventureuse possible ;
quitte, bien sûr, à infléchir chemin faisant notre choix stra-
tégique initial.
On ne s’étonne pas à partir de là que ce qui guide bon
nombre de théories prédictives de nos jours, soit une tran-
scription formelle de ce critère de minimisation de l’aven-
ture inductive : le principe d’entropie maximale 1. Selon ce
principe, la loi probabiliste qu’il faut retenir pour régir des
processus imparfaitement connus est celle qui, entre toutes,

1. E.T. Jaynes, « Information theory and statistical mechanics », Phy-


sical Review, no 106, 1957, p. 620-630.
256 MAINTENANT LA FINITUDE

maximise l’entropie de Shannon. L’énoncé précédent peut


a priori sembler obscur, et guère pertinent pour notre inter-
rogation philosophique. Mais tout change dès qu’on
s’aperçoit du sens qu’il faut attribuer à la fonction d’entro-
pie de Shannon. Celle-ci exprime (à un signe négatif près)
l’information dont on dispose à propos du processus à légali-
ser. Dès lors, la clause de maximisation de l’entropie de
Shannon équivaut à une clause de « réserve épistémique » :
on avance les prévisions qui ajoutent le moins de contenu
conjectural possible à l’information déjà disponible sur le
processus étudié. La bonne surprise, pour le chercheur, est
que certaines règles d’anticipation choisies sur la base de
ce critère hautement réflexif de « réserve épistémique », ou
de réticence à en dire plus que ce qu’on sait, comptent
parmi les plus profondes lois « de la nature ». C’est en par-
ticulier le cas des lois de la mécanique statistique, d’où
dérivent les lois de la thermodynamique 1. Mais ce qui sur-
prend parfois les chercheurs scientifiques, et ce qui choque
les penseurs réalistes, n’a pas de quoi étonner les philo-
sophes qui ont longuement médité sur le sens de la « révo-
lution copernicienne » de Kant. Car, pour un philosophe
de la lignée kantienne, les plus générales des lois « de la
nature » ne consistent qu’en autant de traductions particu-
lières des principes qui règlent la production et l’anticipa-
tion des phénomènes produits. Qu’un principe de modestie
épistémique, régulation indispensable de l’anticipation des
phénomènes, permette de dériver une loi « de la nature »
va donc de soi aux yeux d’un philosophe néo-kantien. Cela
suffit à justifier le maintien des guillemets pour désamorcer
la référence à une « nature », aussi longtemps du moins
qu’on ne s’est pas entendu pour conférer au mot « nature »
un sens nouveau, conforme à la « révolution coperni-
cienne » de Kant.
On peut résumer les différences relevées par deux suites
de phrases.

1. Ibid.
SUR LA NATURE DES LOIS 257

(1) Du point de vue du matérialiste spéculatif, il n’y a


aucune raison d’anticiper que l’ordre constaté du monde
se reproduira dans l’avenir.
À l’inverse, du point de vue de l’épistémologue transcen-
dantal, le besoin d’anticipation est par lui-même une raison
d’agir comme s’il était légitime.
(2) Du point de vue du matérialiste spéculatif, l’ordre est
ou n’est pas, il se poursuit ou ne se poursuit pas.
Au contraire, du point de vue de l’épistémologue trans-
cendantal, l’ordre se manifeste dans l’exacte mesure où sa
recherche est poursuivie de manière décidée et cohérente. Il
est vrai que la forme particulière que prend cette recherche
d’ordre à une époque donnée peut être couronnée de succès
ou invalidée par une résistance. Mais, loin de briser l’élan
initial, les résistances forcent à réorienter la recherche
d’ordre vers une forme plus opérante, ou bien à escalader
l’échelle de généralité qui mène vers des structures ordon-
nées de plus en plus universelles. Le premier mouvement
permet l’adaptation empirique des modèles théoriques. Le
second mouvement conduit à énoncer des principes théo-
riques de moins en moins affectés par les variations adap-
tatives. Il suffit de réfléchir sur l’extraordinaire stabilité du
paradigme quantique depuis un siècle, en dépit d’une acti-
vité sans précédent de mise à l’épreuve expérimentale, pour
s’en convaincre.
V

UNE GENÈSE CONTINUÉE


DU TRANSCENDANTAL :
SUR LA CONTINGENCE
DE LA CORRÉLATION

« Je suis pourtant dans une position privilé-


giée. Je suis le centre du monde. » Imaginons
que je me voie dans un miroir en train de
dire cela, en me montrant du doigt. Serait-ce
encore exact ?
L. Wittgenstein

Selon Catherine Malabou 1, la principale motivation de


la révolution philosophique que proclame le matérialisme
spéculatif gît dans un problème interne, jamais complè-
tement résolu, de l’épistémologie kantienne. Quentin
Meillassoux n’aurait fait qu’exacerber ce problème interne
et l’amplifier en crise, après quoi il aurait proposé comme
seul remède de faire éclater le cadre entier qui donne sens
à son énoncé.
Le problème résurgent est le suivant : « […] le transcen-
dantal, bien que défini comme condition originaire, ne peut

1. C. Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, Presses univer-


sitaires de France, 2014.
260 MAINTENANT LA FINITUDE

rendre compte de sa provenance 1 ». Le transcendantal est


au cœur du dispositif corrélationnel. Car c’est par lui que
s’établit une relation de co-implication du sujet connaissant
et de l’objet connu qui ne suppose pas l’extériorité « ontolo-
gique » de l’objet au sujet. C’est lui, en particulier, qu’ex-
prime l’assimilation des lois de la nature aux lois de
l’entendement pur (ou à des particularisations de ces der-
nières) 2. Mais en même temps, le statut du transcendantal
demeure obscur, puisque Kant a refusé aussi bien de consi-
dérer les lois de l’entendement pur comme innées que
comme empiriquement acquises. Si nous voulons désamorcer
ce conflit sans adopter l’attitude iconoclaste du matérialisme
spéculatif, c’est-à-dire si nous ne voulons pas esquiver la dif-
ficulté en faisant table rase de tout l’acquis d’intelligibilité
qu’a apporté l’épistémologie transcendantale, si nous vou-
lons éviter de trancher trop vite le nœud gordien en absoluti-
sant la contingence de la dichotomie corrélationnelle, il est
donc indispensable d’affronter patiemment le dilemme de
Kant au sujet de la « provenance » des formes a priori de la
pensée. Heureusement, nous sommes bien armés pour le
faire si nous gardons en permanence à l’esprit la conception
praxique du transcendantal qui s’est dégagée de la réflexion
précédente sur les « lois de la nature », sur leur contingence
et sur leur part de nécessité.

La genèse occultée, mais pas niée, des formes


de la pensée

Le dilemme, tout d’abord.


D’un côté, dire quelque chose de la genèse du transcen-
dantal, ce serait vouloir prendre pour objet de discours la
condition de possibilité d’une connaissance d’objets, et cher-
cher à déployer dans le temps la précondition des jugements
chronologiques. La contradiction n’est-elle pas inhérente à

1. C. Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, op. cit., p. 7.


2. Ibid., p. 3.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 261

un tel projet ? Est-il concevable de représenter la genèse de


l’arrière-plan transcendantal des représentations ? Le trans-
cendantal étant le point aveugle de la connaissance, essayer
d’en mettre au jour l’origine ne reviendrait-il pas soit à
changer de point aveugle, ce qui n’avancerait à rien, soit à
se croire capable d’un regard panoptique pénétrant dans
toutes les directions, y compris celle de sa propre origine, ce
qui relèverait d’un idéal démiurgique ?
Telle est l’interrogation lancinante de Kant, dans ses
Prolégomènes à toute métaphysique future 1. Selon lui,
l’extraction d’une nature objectivée à partir du flux de
l’apparaître est rendue possible par l’inscription des phéno-
mènes dans le système des formes a priori de la sensibilité
et de l’entendement. Mais comment la condition de possi-
bilité d’une nature objectivée est-elle pour sa part possible ?
« Là s’arrêtent solutions et réponses, répond Kant, car c’est
à elle qu’il nous faut toujours recourir pour toute réponse
[…] 2. » Autrement dit, la condition de possibilité de l’expé-
rience d’objets ne saurait devenir à son tour l’objet d’une
investigation, puisqu’elle représente le point de départ de
toute investigation, y compris sur elle-même. Encore moins
est-il légitime de s’interroger sur la genèse d’une condition
de possibilité de l’expérience, puisque le simple concept
d’une séquence génétique est subordonné à la forme tem-
porelle de l’expérience rendue possible.
D’un autre côté, pourtant, Kant ne s’interdit pas d’évo-
quer obliquement une proto-genèse du transcendantal, ni
d’en esquisser à plusieurs reprises le principe. Ses transgres-
sions datent de 1770 et 1790, et elles ont de discrètes
répliques entre ces deux moments. Elles sont séparées d’un
intervalle de vingt ans couvrant la période critique, ce qui
exclut d’en faire un simple accident de parcours ; elles sur-
viennent à l’issue de discussions sur le caractère inné ou
acquis des formes a priori de la sensibilité et de la pensée.

1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §36,


p. 93.
2. Ibid., p. 94 (italiques ajoutés).
262 MAINTENANT LA FINITUDE

Or, ces discussions aboutissent à la négation presque com-


plète de l’innéité des formes a priori, et à une affirmation
singulière et ambivalente de leur acquisition. C’est dans sa
Réponse à Eberhard, publiée en 1790, que Kant franchit le
plus ouvertement le pas consistant à parler d’un événement
par lequel les formes a priori sont acquises. Il commence par
déclarer, à rebours de son contradicteur, que « la Critique
n’accorde absolument aucune représentation innée 1 » ; puis,
tout en niant symétriquement que les conditions de possibi-
lité de l’expérience aient été acquises a posteriori à partir de
notre connaissance empirique des objets, comme si elles s’y
étaient trouvées inscrites, il conclut qu’elles ne peuvent résul-
ter que d’une « acquisition originaire 2 ». Expression étrange,
d’inspiration juridique, qui commence par évoquer une
séquence d’acquisition, pour aussitôt la dissimuler dans une
opaque origine. Comme l’écrit Jacques Derrida, lorsque
Kant admet que ses concepts non empiriques ont été engen-
drés au fil d’une histoire plus profonde que la simple chro-
nique des faits empiriques, il compense cette audace aussitôt
après en suggérant que « cette histoire reste cachée 3 », et il
lui retire par là le trait distinctif d’une histoire, qui est de
pouvoir être racontée.

Épigenèse ou préformation des formes


de la pensée ?
L’obscurité de ce processus d’acquisition originaire n’est
guère atténuée par l’application que fait Kant du concept
biologique d’épigenèse dans un contexte voisin 4.

1. E. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de


la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne, dans
E. Kant, Œuvres philosophiques II, Gallimard, « La Pléiade », 1985,
p. 1351.
2. Ibid.
3. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, Presses universitaires de
France, 1962, p. 25 (introduction de J. Derrida).
4. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B167.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 263

Commençons par admettre que la simple assimilation de


l’engendrement des catégories à une forme d’épigenèse suffit
à le définir par opposition historique à la thèse biologique
concurrente de la préformation. Soutenue dès l’Antiquité
par Hippocrate, puis au XVIIe siècle par le médecin et natu-
raliste italien Marcello Malpighi, la thèse de la préforma-
tion embryonnaire affirme que les êtres vivants en gestation
se contentent de laisser croître des organes qui étaient déjà
présents en miniature dans leur germe. Elle revient en
somme à proclamer le caractère strictement inné de la forme
de l’organisme. À l’inverse, la thèse de l’épigenèse énonce
que le germe de l’être vivant contient seulement le matériau
de base d’une élaboration progressive des organes, mais pas
leur forme, qui apparaît spontanément par étapes au cours
du développement de l’embryon. Soutenir l’épigenèse
revient à déclarer le caractère acquis de la forme de l’orga-
nisme, à l’occasion d’un déploiement plastique de ce maté-
riau. Pour autant, soutenir la thèse de l’épigenèse ne suffit
pas à répondre à toutes les questions que pose la formation
de l’embryon. Sauf à recourir, comme l’a fait Descartes, à
des explications mécaniques simplement vraisemblables de
la manière dont les contraintes mutuelles exercées par les
tissus pourraient modeler la forme des organes 1, le degré
élevé de reproductibilité de cette forme d’une génération à
la suivante des organismes vivants est longtemps demeurée
un fait non-élucidé, qui laissait la porte ouverte à toutes les
déviations « monstrueuses 2 ». Paradoxalement, l’une des

1. A. Bitbol-Hespériès, « Cartesian physiology », dans S. Gaukroger,


J. Schuster et J. Sutton (éds.), Descartes’ Natural Philosophy, Rout-
ledge, 2000, p. 349-382.
2. A. Bitbol-Hespériès, « Conjoined twins and the limits of our
reason », dans C.T. Wolfe (éd.), Monsters and Philosophy, King’s Col-
lege Press, 2005, p. 61-107. Voir aussi le livre-exposition virtuel sur le
site de la BIUS (bibliothèque interuniversitaire de santé) : Les
Monstres de la Renaissance à l’Âge classique. Métamorphoses des
images, anamorphoses des discours, textes et sélection des images par
A. Bitbol-Hespériès, conception, réalisation informatique et infogra-
phie par J. Gana (www.biusante.parisdescartes.fr/monstres).
264 MAINTENANT LA FINITUDE

seules manières de rendre raison de cette reproductibilité


était alors de réintroduire par la bande la thèse que l’épi-
genèse était pourtant censée remplacer ; c’est-à-dire
d’admettre, avec Buffon, une composante microscopique et
invisible de préformation, sous les apparences d’un déploie-
ment auto-engendré de l’être vivant 1. Une telle part de
préformation, qui oriente l’épigenèse de l’organisme
embryonnaire sans la déterminer intégralement, préfigure
ce que nous connaissons de nos jours sous le nom de patri-
moine génétique. Or, comme nous allons le voir, c’est préci-
sément à ce genre d’hybridation entre épigenèse et
préformation qu’on aboutit lorsqu’on étudie soigneusement
la conception kantienne de l’origine des catégories 2.
Une façon de comprendre la position sur le fil du rasoir
qu’assume Kant est d’admettre que les formes a priori de
la sensibilité et de la pensée ne sont ni antérieures à l’expé-
rience ni tirées de l’expérience, mais co-produites avec
l’expérience (le fameux préfixe « co- », qui marque selon
Meillassoux la démarche « corrélationniste », s’impose de
nouveau ici avec force). Nous avons vu que la question de
savoir comment, et au cours de quelle pré-histoire cogni-
tive, s’effectue une telle co-production, est ostensiblement
laissée dans l’ombre par Kant. Et l’on pourrait penser, au
nom de la clause d’arrêt de l’enquête posée dans les Prolé-
gomènes, que le silence est voué à rester complet. Mais ici
encore, l’interdit n’est pas maintenu avec autant de vigueur
qu’on le croit généralement. Dans la suite de sa réponse à
Eberhard, Kant fait allusion à un certain « fondement dans
le sujet […] par lequel il est possible que les représentations
[…] naissent ainsi et pas autrement, et qu’en outre elles
puissent être rapportées à des objets qui ne sont pas encore
donnés. […] Ce fondement, du moins, est inné 3 ». Ainsi
1. Y. Zarka, M.-F. Germain, Buffon, le naturaliste philosophe, Che-
mins de tr@verse, 2014 ; J. Roger, Les Sciences de la vie au
XVIIIe siècle, Albin Michel, 1993.
2. C. Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, op. cit., p. 87.
3. E. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de
la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne, op. cit.,
p. 1351.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 265

s’exprime la part (cryptique et limitée) de préformation que


conserve en elle la thèse kantienne de l’épigenèse des caté-
gories. Toute imputation ontologique (celle d’un Grund,
d’un fondement d’être préformé) ne se trouve pas niée par
Kant, mais elle est vigoureusement défléchie. Refusée aux
objets de perception et de connaissance scientifique, elle
tend à être reportée vers un lieu-source qui est, entre autres,
celui de la formation des représentations d’objets.

L’action comme matrice des formes de la pensée

S’il doit être précisé, le « fondement dans le sujet » à


partir duquel est orientée l’acquisition des formes a priori
de la sensibilité et de l’entendement, l’est comme une dyna-
mique plutôt que comme une chose immuable, à rebours
de ce que laisse entendre l’expression vague « chose en soi »
vers laquelle ont convergé les lignes de fuite de la pensée
kantienne sur le fondement (Grund). Plus précisément, ce
« fondement dans le sujet » est caractérisé comme un
procès incarné et non objectivé, autrement dit comme une
activité en cours. « Les deux concepts (d’espace et de
temps), écrit Kant vingt ans avant la réponse à Eberhard,
dans la Dissertation de 1770, sont sans doute acquis ; non
point qu’ils soient abstraits des objets des sens […], mais
ils sont abstraits de l’action même par laquelle l’esprit coor-
donne, selon des lois permanentes, ses sensations 1. » Dans
les coulisses de l’arrière-plan transcendantal, représenté
dans ce texte précoce par les seules formes a priori de la
sensibilité que sont l’espace et le temps, se tient en somme
un arrière-arrière-plan processuel représenté par les
schèmes d’une activité mentale ordonnatrice des phéno-
mènes.
Cette allusion, rare dans l’œuvre de Kant, à la précondi-
tion performative des préconditions transcendantales, est

1. E. Kant, Dissertation de 1770, §15 (corollaire), dans E. Kant,


Œuvres philosophiques I, Gallimard, « La Pléiade », 1980, p. 658.
266 MAINTENANT LA FINITUDE

pleine de conséquences épistémologiques. La caractérisa-


tion comme action de la source de toute mise en ordre des
phénomènes, entrouvre en effet la voie à une possibilité de
la pensée dans laquelle se sont engouffrés les néo-
kantismes 1 : celle d’une relativisation et d’une historicisa-
tion des formes a priori de la connaissance dans le sillage
de l’évolution des activités de coordination des phéno-
mènes. Chaque mode d’activité établit ici une polarité
corrélationnelle entre son organisation spatio-temporelle,
avancée par un sujet capable de se mouvoir, et sa cible,
représentée par un objet étendu et durable. Insistons sur le
fait que, lorsqu’ils évoquent cette polarité, les penseurs
néo-kantiens n’entendent en aucune manière que les struc-
tures respectives du sujet et de l’objet préexistent à l’action,
mais plutôt que les deux co-émergent, par subjectivation et
objectivation symétriques, comme l’envers et l’endroit d’un
même déploiement praxique. Or, nous avons vu au chapitre
précédent qu’une composante de nécessité s’associe à cette
co-structuration. Non pas certes une nécessité universelle,
comme celle dont rêvait Kant pour ses catégories, mais une
nécessité conditionnelle, une nécessité locale pour et dans
le cadre de l’activité exercée : si telle activité de recherche,
avec tels objectifs, est déployée, alors la forme de l’interven-
tion du sujet actif, et la forme intellectuelle que ce sujet
présente par avance aux phénomènes en accord avec la
forme de son action techno-expérimentale, sont localement
nécessaires 2.
Mais avant d’approfondir les conséquences du concept
d’un arrière-plan transcendantal historicisé et relativisé, on
peut tirer un premier enseignement de l’invocation par
Kant de l’action comme la véritable matrice dynamique
d’où proviennent les formes a priori de la sensibilité et de
la pensée. Le rôle attribué à l’action est bien ce dont Kant,

1. Voir au chapitre IV.


2. M. Bitbol, « Localité et constructivité : sur la géométrie et la philo-
sophie transcendantale », dans P. Bussotti (éd.), Geometria, intuizione,
esperienza, Pisana Libreria Universitatis Studiorum, 2010.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 267

et tous les philosophes de sa lignée, avaient besoin pour


dépasser, non seulement en mots mais aussi en concept, le
dilemme de l’inné et de l’acquis, de la préformation ou du
caractère empirique des arrière-plans transcendantaux de
la connaissance 1. L’action consiste de façon indissociable
en opérations-du-sujet-sur-les-objets. Elle n’est pas rigide-
ment déterminée par les seules pré-programmations du
sujet, puisqu’elle ne cesse de s’adapter à ses cibles. Elle n’est
pas davantage déterminée par les seules informations pro-
venant de l’environnement, puisque celles-ci ne surgissent
qu’en réponse à une action préalable (qui peut se limiter à
un choix d’orientation du regard, mais qui peut également
comporter des mouvements d’avancée vers ce qui est à
explorer). Ni purement subjectives ni purement empiriques,
les formes générales de l’action surgissent d’une co-adapta-
tion entre les possibilités motrices d’un sujet et l’offre plas-
tique d’un environnement. Elles sont représentées par des
schèmes moteurs réversibles qui imposent la constance des
cibles d’intervention à mesure qu’ils la présupposent.
Comme le remarque Jean Piaget, il est dès lors « […]
impossible de savoir d’avance si [ces formes] appartiennent
au sujet, à l’objet, à tous les deux ou à leur relation
seule 2 ». Les formes a priori, si ce sont celles de l’action,
surgissent d’un processus d’interface qui ne se réduit ni à
la préformation de la face sujet, ni à la pré-structuration
de la face objet de la connaissance, puisque ni l’une ni
l’autre de ces faces ne lui préexistent entièrement.
La référence à l’activité coordinatrice de l’esprit n’offre-
t-elle pas l’ébauche d’un exposé kantien de la genèse du
transcendantal, et même de sa genèse continuée, sans cesse
remise en chantier dans l’activité de recherche ? Cet exposé
ne préfigure-t-il pas la psychologisation piagétienne du
transcendantal, qui attribue le rôle central aux schèmes de

1. Ce dilemme continue d’opérer dans la pensée contemporaine.


C. Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, op. cit., p. 140.
2. J. Piaget (éd.), Logique et connaissance scientifique, op. cit., p. 4.
268 MAINTENANT LA FINITUDE

coordination des activités motrices du sujet humain 1 ? Pre-


nons garde à ce rapprochement anachronique. Si les énon-
cés de la réponse à Eberhard et de la Dissertation de 1770
sur le caractère originairement acquis des formes a priori
devaient être lus comme les premiers linéaments d’une
théorie naturalisée de l’émergence du transcendantal, c’est-
à-dire comme une manière de faire du transcendantal un
objet de pensée s’ajoutant aux objets pré-conditionné par
lui, il faudrait admettre que Kant s’inscrit ouvertement en
faux contre la caractérisation intransigeante du transcen-
dantal qu’il défend lui-même dans les Prolégomènes.

Une dynamique de l’être-agissant

La même question qu’au chapitre IV se pose, à propos


de Kant lui-même et non plus de ses successeurs : comment
se préserver de la contradiction précédente, qui menace de
submerger les acquis de la philosophie critique sous une
vague de non-sens ? Tout simplement en sachant tenir bon
dans l’attitude transcendantale ; en maintenant jusqu’au
bout, y compris dans la figuration de sa propre genèse, la
spécificité de l’arrière-plan transcendantal par rapport à ses
productions objectivantes.
Reprenons donc l’enquête avec cette résolution affermie.
Kant a-t-il bien assimilé le principe de la genèse du trans-
cendantal aux formes d’une action ? La réponse à cette
question est positive, nous l’avons montré. Mais en aucun
cas Kant n’a pour autant cherché à déployer cette action
sous le regard de la connaissance, faisant d’elle un mouve-
ment coordonné attribué à un organisme biologique, ou
bien la séquence de déploiement de quelque dynamique
neuronale. Pas davantage Kant n’a-t-il entrepris de faire
de l’action le thème d’une investigation empirique de type

1. J. Piaget, Introduction à l’épistémologie génétique, Presses universi-


taires de France, 1973, t. I : La Pensée mathématique.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 269

psychologique, par anticipation de la psychologie géné-


tique que Piaget a présentée comme une approche naturali-
sée de la naissance du transcendantal et de la corrélation
épistémique. Adoptant implicitement un point de vue en
première personne, ici comme ailleurs, ce que Kant a mis
à l’origine du transcendantal est l’agir intensif plutôt que
l’action extensive, l’agentivité structurée plutôt que les
structures visibles des gesticulations de l’agent.
Si l’on ne s’en aperçoit pas toujours, c’est qu’entre
l’agentivité vécue et l’action objectivée, la confusion est
aisée ; et bien des développements de l’histoire de la philo-
sophie ont dès lors visé à éviter cette confusion. Il en va
déjà ainsi chez Maine de Biran, qui, tout en désignant le
lieu de la genèse de la catégorie de causalité dans la donnée
corporelle de l’effort agissant, prend soin de subjectiver le
corps génétique, en le rapportant, comme le remarque
Michel Henry 1, à un ordre de phénomènes immanents ;
c’est-à-dire à un ensemble de phénomènes immédiatement
connus « par eux-mêmes » plutôt que par la médiation
d’une visée d’objet. Il en va également ainsi, bien entendu,
chez Husserl, dont le concept d’actes de conscience ayant
des objets pour corrélats intentionnels ne désigne aucun
thème objectivé, puisqu’un acte de conscience ne se révèle
qu’en tant que pur vécu, à l’issue de l’épochè, c’est-à-dire à
l’issue de la neutralisation des distensions objectivantes 2.
Il en va encore ainsi chez Fichte qui, dans sa recherche
d’un point fixe, d’un fondement qui s’implique lui-même, a
exclu que celui-ci puisse avoir la nature d’un fait, le com-
prenant plutôt comme une « activité originaire 3 » ; et cette
activité non représentée s’identifie, ajoute Fichte dans un

1. M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, Presses univer-


sitaires de France, 2014, p. 42 et suiv.
2. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard,
1950, §38 et 80, p. 122 et 270.
3. J.G. Fichte, La Théorie de la science, exposé de 1804, Aubier, 1967,
p. 137.
270 MAINTENANT LA FINITUDE

geste d’engagement total, à la vie même du philosophe qui


l’exerce 1.
Il en va enfin ainsi, quoique de manière moins évidente,
chez Wittgenstein, qui, après avoir substitué aux questions
ontologiques la description des activités langagières ou ges-
tuelles de ceux qui les posent, finit par remarquer, dans une
ambivalence instructive : « Je veux donc dire quelque chose
qui sonne comme du pragmatisme 2. » S’il avait donné à sa
maxime goethéenne revendiquée, « Au commencement
était l’action 3 », le sens d’une Weltanschauung, d’une
représentation du monde, Wittgenstein n’aurait pu en effet
éviter d’adhérer à la thèse pragmatiste. Il s’est toutefois
bien gardé de faire de l’action un objet ou un principe, se
contentant d’inviter le lecteur de ses textes à déployer son
propre agir, afin de lui faire prendre conscience que tel est
le point d’arrêt effectif, mais généralement inaperçu, de la
chaîne des preuves d’existence. Un être humain ordinaire,
signale en effet Wittgenstein, ne se demande pas si quelque
chose existe ; il s’avance dans la vie sous la présupposition
tacite de l’existence de cette chose, et ses conduites ordon-
nées suffisent à manifester cette présupposition. L’agir
sous-tend l’existence, et ne peut donc être confondu avec
une action existante. Il en résulte que la philosophie de
Wittgenstein se contente de sonner comme une forme de
pragmatisme, sans aucunement s’arrêter à sa position doc-
trinale. Elle pousse l’agir dans l’arrière-plan transcendantal
de la connaissance, au lieu de réifier l’action.
La leçon est claire, pour qui veut l’entendre, et elle nous
suggère une décision ferme dans le débat sur le réalisme
spéculatif. Mettre au jour, au fur et à mesure de sa propa-
gation, le front de flamme de l’agir qui donne forme à son
corrélat objectivé en même temps qu’il engendre le trans-
cendantal formateur, n’équivaut nullement à l’arrêter et à
l’ériger en objet de pensée. Attirer l’attention sur l’agir

1. Ibid., p. 103 ; I. Thomas-Fogiel, Fichte, Vrin, 2004, p. 124.


2. L. Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, 1976, §422, p. 104.
3. Ibid., §402, p. 100.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 271

corrélationnel tel qu’on l’éprouve, de l’intérieur de son pro-


cessus d’expansion, n’implique en aucune manière de le
geler pour l’envisager à partir d’une position pseudo-exté-
rieure, et d’en faire le méta-thème d’une spéculation sur le
réel-tel-qu’il-est-indépendamment-de-l’agissant. Ces actes
purement réflexifs ne peuvent donc pas conduire à faire de
la corrélation dynamique de la connaissance, l’absolu
même à partir duquel s’opère la scission de ses pôles sujet
et objet. Encore moins peut-on attendre du simple déploie-
ment de la corrélation en devenir une absolutisation par
ricochet des prescriptions légales des sciences de la nature
ou des positionnements spatio-temporels de leurs corrélats
objectivés. Se savoir absolument vivre et agir ne revient pas
à penser un absolu.

Avant le clivage intérieur-extérieur

La différence qui vient d’être décrite entre les corréla-


tionnismes et les réalismes spéculatifs doit à présent être
reformulée, pour ne pas piéger le débat qui oppose les deux
positions dans les catégories de la seconde d’entre elles.
Nous avons dit que les corrélationnismes se contentent
d’exhiber l’agir co-générateur du transcendantal et de son
domaine d’objets, à partir de l’intérieur de son déroule-
ment. En d’autres termes, les corrélationnismes épousent
et expriment la genèse conjointe des formes a priori de la
connaissance et des phénomènes qu’elles informent, au lieu
d’ériger une propriété de leur corrélation en thème d’une
spéculation sur les choses telles qu’elles sont en elles-
mêmes 1.
À l’inverse, nous avons signalé que le matérialisme spé-
culatif prétend se positionner suffisamment à l’écart du
mouvement corrélationnel pour le voir comme de l’exté-
rieur, et pour absolutiser, en mimant puis en dépassant le

1. ALF, p. 53-55. C. Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité,


op. cit., p. 20.
272 MAINTENANT LA FINITUDE

geste de l’idéalisme post-kantien, sa principale caractéris-


tique négative qu’est la facticité de son dédoublement en
deux corrélats déterminés. C’est ainsi que le matérialiste
spéculatif annonce avec enthousiasme la réalisation de son
rêve d’atteindre un « grand dehors », différent de ce qu’il
appelle le « dehors claustral » des objets intentionnels de la
phénoménologie, ou des phénomènes objectivés de Kant,
pris en bloc pour d’étouffantes fantasmagories intérieures :
en s’arrogeant le droit de se positionner face à la corréla-
tion afin d’en relever à distance, et d’en absolutiser par-là
même, le trait privilégié de « facticité ».
Le problème est qu’un corrélationniste conséquent n’a
aucune raison de qualifier d’« intériorité » le champ
d’apparaître où il s’est recueilli, puisqu’il le considère
comme son seul donné. Il n’a aucune raison de reconnaître
l’inaccessibilité d’une « extériorité », car celle-ci ne pourrait
être définie que par contraste avec l’intériorité réfutée. Son
dehors figuré, qu’il appelle une « transcendance dans
l’immanence 1 », ne saurait davantage être qualifié de
« claustral », puisque le domaine qu’il explore ne suppose
aucun ailleurs par opposition avec lequel s’enfermer dans
une claustration. Le champ propre du corrélationniste a de
toute façon assez de ressources pour rendre compte tout à
la fois du désir des ailleurs, de la croyance dans les ailleurs,
des regrets de ne pas atteindre ces ailleurs, et de la prise de
conscience réflexive qu’il ne s’agit justement que d’un désir
ou d’une nostalgie de lieux imaginaires. Dans un même
ordre d’idées, nous l’avons vu, le sens de la finitude du
corrélationniste ne se définit pas par opposition à quelque
monde infini pré-positionné qui lui demeurerait malheu-
reusement inabordable ; il n’est que la sténographie du per-
pétuel inachèvement d’une activité qui pose devant elle un
horizon de dévoilement jouant le rôle de monde extérieur
pour un regard extrapolateur.

1. J. Patočka, Introduction à la phénoménologie de Husserl, Jérôme


Millon, 1993, p. 127
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 273

Il faut donc accorder à Isabelle Thomas-Fogiel 1 que, si


le sujet fini est en perpétuelle recherche d’universalité, c’est
parce qu’il ne perçoit quelque chose qu’à condition de faire
éclater son point de vue propre en une myriade de points
de vue alternatifs simulant ceux de ses alter-ego, et parce
qu’il ne connaît quelque chose qu’à condition de construire
des figures constantes sous une gamme toujours plus vaste
de variations possibles. En revanche, on doit résister à la
tentation d’en inférer avec elle que cette quête universali-
sante rend le sujet vraiment capable de « penser après la
finitude 2 ». Car les points de vue alternatifs demeurent ses
alternatives, et les invariants n’acquièrent de consistance
que par ses variations figurées. Son projet même d’infiniti-
sation surgit du cœur fécond de sa finitude toujours-encore
actuelle.
Nous avons compris que le corrélationniste lucide ne se
conçoit pas comme enfermé en lui-même, dans l’enclos
d’un volume étriqué d’où il ne pourrait pas sortir, fût-ce
par la pensée. Il ne porte pas le fardeau d’un quelque part
étouffant de proximité, après avoir rejeté le « point de vue
de nulle part » du réaliste métaphysique. Mais il se recon-
naît situé, c’est-à-dire doté d’un être-en-situation nécessaire
ne se réduisant à aucune position contingente. C’est de ce
lieu originaire qu’il se déclare capable de faire jaillir les
espaces illimités des mondes. De là où il est, il ouvre des
profondeurs insondables, tout en restant conscient que les
profondeurs qui s’ouvrent demeurent entées là où il est. Le
corrélationniste prend en somme à son compte la remarque
épistémologique de Simone Weil : « Tout ce que nous pou-
vons saisir, nous le saisissons, non pas en nous-mêmes, car
il n’y a rien en nous, mais d’où nous sommes 3. »

1. I. Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, Éditions du Seuil, 2015,


p. 402-403.
2. Ibid., p. 435.
3. S. Weil, « Du temps », Libres Propos, no 8, 1929, dans Œuvres, Gal-
limard, « Quarto », 1999, p. 105.
274 MAINTENANT LA FINITUDE

Or, au sens le plus originaire, notre situation, c’est cela,


ce là, cet ici omniprésent de l’expérience présente 1 que je
ne peux pas désigner autrement que par un déictique. Que
celui-ci soit spatial, temporel, personnel, ou qu’il synthétise
tous les démonstratifs comme au chapitre III, n’a guère
d’importance. Car ce qui rend le déictique pertinent est son
aptitude négative à ne rien dire, à ne faire référence à rien,
et à nous renvoyer spéculairement vers là où nous en
sommes 2. C’est ici même que ne cesse de se réactualiser la
fission de l’apparaître en deux pôles d’une visée intention-
nelle, en une forme et un contenu, en une pré-compréhen-
sion et des objets compris ; c’est donc ici même que ne cesse
de se rejouer le drame de la genèse du transcendantal. C’est
ici même également, et nulle part ailleurs, que prend son
essor le principe fichtéen de fondation du transcendantal
déjà évoqué au chapitre II, à savoir le célèbre principe de
non-contradiction entre le dire et le faire, réactualisé par
Karl-Otto Apel sous la forme du principe de non-contradic-
tion performative. Où en effet, sinon dans le feu de l’agir,
pourrait être évaluée sa conformité au discours qu’il pro-
duit ? Où d’autre que dans la transformation que produit à
présent en nous la compréhension de l’agir situé, demande
Fichte 3, pourrait être testée la validité d’une clause fonda-
trice de la connaissance ?
Il en résulte que la simple condition de cohérence
logique entre les propositions d’un savoir et les règles des
pratiques qu’elles présupposent n’est pas un critère suffi-
sant de remontée à la source du transcendantal. Il faut y
ajouter leur accord avec la trop évidente précondition
qu’elles partagent : l’acte présent de les penser, le fait pré-
sent de les éprouver comme cohérentes. C’est ce critère ren-
forcé de fondation en acte et en devenir que j’appellerai « le
critère de cohérence radicale », et que j’interrogerai plus
précisément dans les paragraphes suivants.

1. M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?, op. cit.


2. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000,
§2-18.
3. J.G. Fichte, La Théorie de la science, exposé de 1804, op. cit., p. 29.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 275

Philosophies de la mort ou philosophies de la vie ?


Mais avant cela, il faut profiter de l’éclairage que nous
offre ce concept d’une fondation dynamique et située de la
connaissance pour faire ressortir une autre différence entre
les corrélationnismes et les réalismes spéculatifs. Le projet
affiché par les réalistes spéculatifs, celui d’absolutiser un
trait de la corrélation épistémique et de transférer cette
absolutisation aux objets et aux propositions des sciences
de la nature, a parfois abouti à une thèse ontologique
extrême, qui ressemble plus à quelque caricature du maté-
rialisme de La Mettrie qu’à une forme contemporaine de
physicalisme. Cette thèse est exprimée par Ray Brassier
dans son Nihil Unbound : « tout est déjà mort 1 », écrit-il,
en assumant froidement le reproche que faisait Fichte aux
réalismes, c’est-à-dire celui d’assimiler la réalité à l’être-
objectif « fermé en soi et donc mort 2 ». La nature des
choses serait donc l’inertie de la mort, et le vivant n’en
représenterait que l’improbable et éphémère écart. La
connaissance, assimilée à un désir de l’adaequatio rei et
intellectus, ne se comprendrait dans ces conditions que
comme un effort exercé par l’anomalie vivante pour
s’égaler en intelligence avec son origine, déclarée homogène
à l’être-mort 3, ce qui revient pour l’organisme vivant à
anticiper par la pensée une pleine satisfaction finale de sa
pulsion de mort 4. Mais une fois cette conception posée, la
vie entière, non pas la vie-mécanisme devenue objet de la
biologie, mais la vie vivante et vécue du penseur ou du
chercheur, devient un mystère à ses propres yeux ; un mys-
tère qui a été circonscrit et codifié par David Chalmers
sous le nom de hard problem, et qui a fait couler beau-
coup d’encre depuis, sans qu’aucune solution en soit même

1. R. Brassier, Nihil Unbound, Palgrave McMillan, 2007, p. 239.


2. J.G. Fichte, La Théorie de la science, exposé de 1804, op. cit., p. 103.
3. A. Longo, « The genesis of the transcendental : how to make a
realist speculation out of absolute idealism », Methode, no 5, 2015
p. 150-176.
4. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Payot, 2010.
276 MAINTENANT LA FINITUDE

esquissée (si l’on excepte quelques oracles « progressistes »


déclarant que les réactionnaires « mystérianistes » en
matière de conscience seront ridiculisés dans le futur
comme l’ont été les vitalistes dans le passé 1). Dans le cadre
d’un réalisme spéculatif, nous l’avons signalé, la vie vécue
se voit au mieux reconnaître la place ancillaire de simple
possibilité parmi celles dont est gros un univers hyperchao-
tique. Le compte rendu de la conscience au sens le plus
élémentaire d’expérience pure s’y limite à un insouciant
« pourquoi pas elle aussi ? », qui accompagne le « pour-
quoi pas lui ? » dit à propos de l’univers entier. Ces mul-
tiples façons de minimiser ou d’esquiver le problème de la
conscience élémentaire, de l’expérience pure, reviennent
pour le réalisme spéculatif à endosser philosophiquement
l’accusation d’auto-contradiction performative portée par
Michel Henry contre l’ethos de notre civilisation entière :
« Une vie qui se nie elle-même, l’auto-négation de la vie,
tel est l’événement crucial qui détermine la culture
moderne en tant que culture scientifique 2. »
Aux antipodes de ce choix d’alignement avec l’ortho-
doxie de notre temps, les corrélationnismes conçoivent la
philosophie non pas comme le compagnon de route d’une
culture dominante de la réification et de ses égarements
auto-contradictoires, mais comme son contre-poison,
comme son échappée, comme son seul éclair de lucidité
à propos de la situation du chercheur, oubliée à force de
fascination pour les choses qui se laissent voir à partir de
l’être-situé. Pour les corrélationnistes, la vie vécue est ce
qu’ils en découvrent avec l’innocence retrouvée de l’épochè
phénoménologique, à savoir l’évidence même de sa dona-
tion, son omniprésence effective, son caractère factuelle-
ment premier. Loin que la vie vécue leur soit un problème,
elle est pour eux le sol d’où naissent les interrogations et

1. D. Dennett, Sweet Dreams, Bradford Books, 2006 ; S. Dehaene, Le


Code de la conscience, Odile Jacob, 2014. Voir M. Bitbol, La conscience
a-t-elle une origine ?, op. cit., pour une critique de ces positions.
2. M. Henry, La Barbarie, Le Livre de Poche, 1987, p. 93.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 277

les solutions, y compris celles qui prétendent la nier pour


un bénéfice heuristique provisoire.
En rassemblant ces remarques, il paraît presque certain
que le critère de cohérence radicale, ce grand système
d’auto-consistance fondatrice entre le contenu des connais-
sances, les pratiques qu’elles supposent, et l’aptitude sous-
jacente à éprouver à présent la vérité des unes aussi bien
que la pertinence des autres, ne pourra aucunement être
satisfait, sauf artifice, dans le cadre de pensée d’un matéria-
lisme spéculatif. Par contraste, le cadre de pensée corréla-
tionniste préserve d’emblée les chances d’une mise en
cohérence radicale, puisqu’il reste en permanence ancré
dans le lieu où celle-ci pourra être constatée, à savoir l’acte
vécu du constat lui-même.

L’auto-consistance épistémologique en son cœur


C’est ce que nous allons montrer plus précisément en
analysant les cercles d’auto-consistance que mettent en
œuvre les épistémologies réalistes et corrélationnistes.
Notons à titre préparatoire que l’intérêt d’une analyse
des cercles d’auto-consistance épistémologique ne se limite
pas à mettre à l’épreuve la capacité de chaque système phi-
losophique à atteindre la variété la plus « radicale » de
sa cohérence interne, c’est-à-dire une cohérence impliquant
non seulement ses présupposés et ses thèses, mais aussi son
propre constat vécu actuel. Cette analyse peut aussi nous
aider à surmonter le problème résurgent de l’approche kan-
tienne de la connaissance qui a sans doute été la principale
motivation du geste « révolutionnaire » du matérialisme
spéculatif.
Nous avons vu que le problème en question prend la
forme d’un conflit entre la situation hors-champ du trans-
cendantal, et le besoin lancinant de se représenter la genèse
du transcendantal dans le champ naturel. Faute d’une
représentation de la genèse du transcendantal, sa prove-
nance est vouée à demeurer dans l’obscurité, suscitant par
278 MAINTENANT LA FINITUDE

ricochet la déclaration (faite par le matérialisme spéculatif)


de son absolue facticité.
Il faut faire attention, cependant, à ne pas caricaturer le
problème central de la théorie kantienne de la connais-
sance. Les deux thèses, transcendantale et naturalisante,
qui s’affrontent ici, ne sont pas tant antinomiques que dis-
crètement synergiques. Prises isolément, elles sont l’une et
l’autre intenables, et ne peuvent subsister que si elles sont
considérées comme des moments complémentaires (c’est-
à-dire, selon la définition de Bohr, mutuellement exclusifs
et conjointement indispensables), d’un cercle coopératif.
D’un côté, tant qu’elle reste isolée, la thèse de la pureté
du transcendantal est de facto intenable parce que son
énoncé fait appel à des métaphores empruntées aux repré-
sentations de la nature. C’est le cas, par exemple, dans
l’exposé kantien inaugural de l’Esthétique transcendantale.
Cet exposé, loin de s’en tenir à une analyse conduisant à
distinguer, dans le phénomène, son matériau sensible et sa
forme intellectuelle, projette cette dualité interne, dite « hylé-
morphique », en une représentation externe de la relation
entre un objet en soi et un esprit affecté par lui. Du coup,
l’espace a beau être compris comme une forme a priori de la
sensibilité, excluant qu’il soit une « propriété de quelconques
choses en soi 1 », l’extériorité des objets apparaissants a
beau, à partir de là, être seulement figurée par les sujets à
l’intérieur de la forme a priori de leur sensibilité, la question
de savoir s’il existe « des choses en dehors de nous 2 » en un
sens plus ontologique que spatial, ne manque pas de resur-
gir. On s’aperçoit ainsi que Kant n’a pas pu empêcher le sens
de mots courants de la théorie de la connaissance, comme
intérieur et extérieur, sujet et objet, d’osciller entre leur
acception critique et leur acception pré-critique : extériorité
spatiale ou extériorité métaphysique, objet constitué ou
objet en soi, etc. Le discours critique semble incapable de se
passer du discours pré-critique comme ressource, comme

1. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B37.


2. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., BXXXIX, note.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 279

fond de contraste, et comme point d’appui de l’imagination.


Sa « pureté » est une chimère.
Le même genre de métissage conceptuel est à l’œuvre
dans la thèse husserlienne de l’intentionnalité constituante
d’un sujet. Car celle-ci s’appuie bon gré mal gré sur le
vocabulaire et les représentations d’une science psycholo-
gique (conscience, vécu, acte, réflexion, etc.), quitte à en
transfigurer le sens. Dans ces conditions, il ne faut pas
s’étonner qu’une part notable de l’effort des phénoméno-
logues post-husserliens ait tendu à « purifier » l’arrière-
plan transcendantal de Husserl, jusqu’à la tentative
extrême de Jan Patočka pour bâtir une phénoménologie
« asubjective » remplaçant la réduction de la nature au
champ de la conscience pure par une réduction des appa-
raissants à l’apparaître 1. Mais cette tentative ne semble pas
avoir abouti, en raison de l’excessive pauvreté du vocabu-
laire résultant de la tentative de « purification », et du
caractère plus spéculatif que phénoménologique de cer-
tains de ses concepts (comme celui d’apparaître-en-soi
opposé à l’apparaître-à-moi) 2.
D’un autre côté, nous savons que la thèse de la naturali-
sation du transcendantal est intenable prise isolément,
parce que sa représentation des structures cognitives d’un
sujet naturel s’adosse à un ensemble non élucidé de présup-
positions gnoséologiques jouant à son tour le rôle
d’arrière-plan transcendantal. Quelle que soit la cible vers
laquelle on tourne le faisceau lumineux de la connaissance,
ce qui est diamétralement opposé à cette cible est voué à
demeurer dans l’obscurité. Et cela vaut encore si la cible
est déclarée être la connaissance elle-même, puisque la
connaissance connue ne saurait inclure son connaissant
actuel. De même, par conséquent, que le discours sur les

1. J. Patočka, Papiers phénoménologiques, Jérôme Millon, 1995,


p. 167 et 169 ; R. Barbaras, L’Ouverture du monde. Lecture de Jan
Patočka, Éditions de la Transparence, 2011.
2. B. Bégout, Le Phénomène et son ombre, Éditions de la Transpa-
rence, 2008, p. 101.
280 MAINTENANT LA FINITUDE

préconditions transcendantales ne peut pas être entière-


ment « purifié » d’un outillage conceptuel et verbal
emprunté aux contenus de la connaissance de la nature, la
théorie naturalisée du transcendantal ne peut pas éviter de
laisser sa précondition dans l’angle mort de son propre
champ. De même que l’épistémologie transcendantale
s’appuie furtivement sur une figuration naturalisée de la
connaissance, l’épistémologie naturalisée dépend d’un
moment transcendantal refoulé dans son implicite.
Par conséquent, plutôt que d’opposer les deux formes
d’épistémologies l’une à l’autre, et de les laisser s’enferrer
l’une et l’autre dans leur intenable quête de « pureté », la
bonne démarche philosophique consiste à constater lucide-
ment qu’elles sont en vérité indissociables, et qu’elles jouent
de facto le rôle de deux pièces complémentaires d’un même
dispositif intellectuel d’élucidation de la connaissance. Plus
précisément, elles opèrent comme deux temps d’un même
processus consistant, tantôt à faire ressortir les conditions de
possibilité d’un domaine de la connaissance établi depuis
longtemps, tantôt à remodeler la relation constitutive de ce
domaine afin d’engendrer un domaine de connaissance nou-
veau, voire révolutionnaire 1. Du côté transcendantal, le
recueil rétrospectif des préconditions d’un genre reconnu de
relation gnoséologique, de son mode de stabilisation et de
production de résultats selon des normes fixées, permet
d’identifier le point de départ de toutes les représentations de
la nature, y compris des tentatives de représenter la connais-
sance comme un objet naturel. Cela suffit à limiter d’entrée de
jeu la portée ontologique du projet de naturaliser le transcen-
dantal. Réciproquement, du côté naturalisant, se figurer la
relation cognitive comme si elle était elle-même un objet de
connaissance, permet de mettre sa particularité au jour, et
d’imaginer la manière dont elle pourrait évoluer vers d’autres
formes particulières afin de donner lieu à de nouveaux cycles
de recherches stabilisées. Cela ouvre la voie à de nouveaux

1. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., chapitre VII.


UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 281

moments de coémergence d’un ensemble de conditions de pos-


sibilité et de la région d’objectivité qu’elles rendent possible.
Les deux espèces d’épistémologies, transcendantale et
naturalisée, ont donc beau être incompatibles en principe,
elles ne sauraient se passer l’une de l’autre. Elles ne peuvent
opérer qu’en collaboration, l’une après l’autre plutôt que
l’une avec l’autre, à la manière d’une marche déséquilibrée
où l’une des incomplétudes cherche une compensation
dans l’autre, avant que l’autre ne cherche une compensa-
tion dans l’une. Mais le bon fonctionnement de cette œuvre
collaborative requiert une forme de compatibilité des épis-
témologies mises en rapport. Elle requiert que l’image de
la relation externe entre le connaissant et le connu, figurée
par l’épistémologie naturalisée, soit isomorphe à la relation
interne entre la forme et le contenu de la connaissance,
mise au jour par l’épistémologie transcendantale. Seul cet
isomorphisme permet en effet des emprunts de l’une des
formes d’épistémologie à l’autre, en rendant leurs termes
immédiatement inter-traduisibles.
C’est sur cette clause de compatibilité entre l’épistémolo-
gie transcendantale et l’épistémologie naturalisée que nous
allons nous pencher à présent. Nous allons voir qu’elle
représente un cas parmi d’autres de synergie et de compati-
bilité entre des épistémologies normatives et des épistémo-
logies descriptives. Cela nous permettra de comparer le
couple épistémologie transcendantale/épistémologie natu-
ralisée, typique du paradigme corrélationniste, avec un
autre couple d’épistémologies normative et descriptive,
typique du paradigme réaliste.

Épistémologie normative, épistémologie naturalisée,


théorie de la décision : une confrontation vivante

Pour donner plus d’ampleur à la comparaison entre les


approches corrélationniste et réaliste, nous allons commen-
cer par élargir l’architecture des cercles d’auto-consistance
282 MAINTENANT LA FINITUDE

épistémologique. D’une acception minimale, nous allons


passer à une acception maximale de ce cercle.
Au sens minimal, un cercle d’auto-consistance épistémo-
logique articule une épistémologie normative à une épisté-
mologie descriptive 1. L’épistémologie normative prescrit a
priori des règles d’action visant à obtenir une connaissance
pouvant prétendre à une forme de vérité. L’épistémologie
descriptive, quant à elle, expose a posteriori les procédés
qui ont effectivement permis aux chercheurs d’élaborer des
instruments théoriques dont la validité est en pratique
attestée dans un certain domaine. Les deux familles d’épis-
témologies sont compatibles l’une avec l’autre : (A1) si
l’image de l’acte de connaître qu’offre une certaine épisté-
mologie descriptive peut être inscrite, comme un cas parti-
culier, dans la description de la nature offerte par des
sciences respectant les prescriptions d’une certaine épisté-
mologie normative ; et (A2), réciproquement, si les règles
prescrites par cette épistémologie normative s’avèrent de
facto respectées par les faits cognitifs décrits par cette épis-
témologie descriptive.
Mais là ne s’arrête pas la demande de cohérence. Au sens
maximal, un cercle d’auto-consistance épistémologique
articule (A) un couple d’épistémologies normative et des-
criptive mutuellement compatibles, et (B) une stratégie pré-
dictive, prolongée par une procédure de décision, conforme
à la conception de la connaissance vers laquelle convergent
ces deux types d’épistémologies.
Les épistémologies normative et descriptive fournissent,
prises ensemble, une connaissance de la connaissance, en
d’autres termes un dire à propos de la connaissance. Un
dire de ce que la recherche devrait être en droit pour abou-
tir à une connaissance vraie, dans le cas de l’épistémologie
normative, et un dire de ce qu’est, en fait, une recherche
raisonnablement couronnée de succès, dans le cas de l’épis-
témologie descriptive.

1. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., p. 545 et suiv.


UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 283

Les stratégies de prévision et de décision, pour leur part,


consistent à mettre en pratique les connaissances obtenues
selon les prescriptions de l’épistémologie normative ou par
analogie avec les exposés de l’épistémologie descriptive.
Même lorsqu’elles sont codifiées sous forme d’une théorie
de la décision visant à recueillir les principes qui orientent
l’action, ces stratégies relèvent sans ambiguïté du faire épis-
témique : elles indiquent quoi faire, comment se comporter,
sous des hypothèses conformes aux normes et aux procé-
dures respectivement indiquées par les deux genres d’épis-
témologies. L’accord entre les épistémologies normative et
descriptive d’une part, et les règles qui contraignent les
décisions par un savoir préalable d’autre part, est donc
l’équivalent, dans le domaine de la connaissance, de
l’accord fichtéen entre le dire et le faire.
Souvenons-nous à présent que cette conformité fondatrice
entre le dire et le faire peut s’obtenir de deux manières : (a)
une manière distanciée, articulant le discours théorique sur
le monde (le dire), avec l’action (le faire) prise pour thème
mondain de discours ; ou bien (b) une manière engagée, arti-
culant la théorie en tant que guide d’action, avec la perfor-
mance effective, accomplie et vécue au jour le jour, par des
agents qui sont guidés par elle. Seule la seconde manière,
engagée, d’obtenir la conformité du dire et du faire offre la
possibilité de satisfaire à l’exigence entière de la fondation
fichtéenne du transcendantal, c’est-à-dire à ce que j’ai appelé
le « critère de cohérence radicale ». En effet, seule la moda-
lité engagée d’accord du dire et du faire permet à chaque
sujet de s’identifier concrètement au théoricien et à l’agent
postulés, et d’éprouver ainsi la possibilité de leur accord.
Seule cette modalité engagée d’accord entre le dire et le faire
offre donc la possibilité au philosophe de s’inscrire tour à
tour dans la situation du théoricien et de l’agent afin d’éva-
luer directement, in vivo pour ainsi dire, la cohérence de sa
conception de la connaissance.
Ce philosophe se guidant lui-même dans son évaluation
d’après une certaine orientation théorético-épistémolo-
gique, et jouant le rôle d’agent dans la décision doctrinale
qu’il est sur le point de prendre, rien ne s’oppose en effet
284 MAINTENANT LA FINITUDE

à ce qu’il adopte alternativement le point de vue du théori-


cien et de l’agent d’un certain système d’orientation et de
décision, et à ce qu’il éprouve alors sans médiation, dans
le vif du regard réflexif qu’il porte sur sa propre démarche,
la cohérence d’un tel système. À l’inverse, la modalité dis-
tanciée d’accord du dire et du faire impose au philosophe
la position d’un évaluateur externe, pour ne pas dire d’un
spectateur, de la cohérence de deux types de propositions
ou de deux ordres de discours ; il n’est pas immédiatement
impliqué dans la perception de cette cohérence, qui ne sau-
rait dès lors être qualifiée de radicale.
Pour le redire autrement, dans le premier scénario, celui
de la modalité engagée d’accord entre le dire et le faire, le
sujet philosophe trouve une place disponible pour lui, et
peut s’y attribuer un rôle, devenant ainsi le laboratoire de
la cohérence du cercle épistémologique. Au contraire, dans
le deuxième scénario, celui de la modalité distanciée
d’accord entre le dire et le faire, le sujet philosophe ne peut
s’attribuer qu’une seule position, celle d’un pur contempla-
teur des règles et des objets naturels qu’il vise.
Or, cette distinction entre modalités engagée et distan-
ciée d’accord entre le dire et le faire épistémique recouvre
assez bien la différence entre les versions corrélationniste
et réaliste du cercle maximal d’auto-consistance épistémo-
logique. Il en découle, nous allons le montrer, une exten-
sion accrue du critère de cohérence corrélationniste par
rapport au critère de cohérence réaliste. Surtout, il en
résulte que l’approche corrélationniste prend automatique-
ment en charge la question de l’expérience vécue, tandis
que l’approche réaliste laisse inévitablement cette question
dans l’angle mort de sa recherche, c’est-à-dire dans son
fonds de présuppositions tacites.

L’auto-consistance réaliste : représentation,


cognition, et décision rationnelle
Pour le voir, il faut entrer dans le détail des deux sys-
tèmes de la pensée épistémologique, en commençant par le
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 285

système réaliste, qui demeure le plus couramment accepté


en philosophie des sciences.
Le cercle maximal d’auto-consistance épistémologique
réaliste comprend en premier lieu une épistémologie nor-
mative représentationnaliste, c’est-à-dire une épistémologie
prescrivant aux théories scientifiques de chercher à repré-
senter aussi fidèlement que possible une réalité ne dépen-
dant pas du processus de leur élaboration. Cette
épistémologie normative vise en d’autres termes, inspirés
de Meillassoux, à prescrire à la pensée d’essayer de penser
ce qu’il y a indépendamment de toute pensée 1. Par suite,
sa conception idéale de la vérité ne peut être que la corres-
pondance entre les choses et ce qui en est énoncé : l’adae-
quatio rei et intellectus. Avec pour conséquence de devoir
affronter les vertiges de la redondance, car, de même que
c’est toujours dans les termes d’une pensée qu’est appré-
hendé ce qu’il y a indépendamment de toute pensée, c’est
seulement en les énonçant qu’on peut disposer les proprié-
tés des choses face à l’énoncé qu’on veut leur faire corres-
pondre. Comme l’écrit Alfred Tarski, au sens de la vérité-
correspondance, la phrase « la neige est blanche » est vraie
si et seulement si la neige est blanche. La seule différence
entre les deux occurrences de la phrase est la présence dans
le premier cas, et l’absence dans le second cas, de guillemets
pour en faire une citation (d’où la dénomination « concep-
tion dé-citationnelle de la vérité »).
Élaborée sous l’hypothèse que le sujet connaissant peut
s’affranchir de sa situation afin de rencontrer par sa
connaissance le tout autre d’une réalité indépendante, la
conception de la vérité-correspondance manifeste ici à son
corps défendant l’impossibilité pour le sujet de soustraire
du jugement qu’il prononce sa situation perceptive, cogni-
tive, et linguistique. Car le sujet ne peut que répéter dans
son jugement la forme (verbale et conceptuelle) que sa
situation impose, au moment même où il essaie de désigner

1. ALF, p. 160.
286 MAINTENANT LA FINITUDE

ce qui lui échappe. Poussée jusqu’à ses ultimes consé-


quences, la conception de la vérité-correspondance révèle
donc que le sujet ne parvient à s’assigner une position ecto-
pique par la pensée et le discours qu’en inscrivant bon gré
mal gré l’une et l’autre dans son propre topos. Le faire
restreint de l’épistémologie normative réaliste s’inscrit ici
en faux contre son dire, tombant sous le coup d’une
variante du « cercle corrélationnel ».
Mais supposons provisoirement qu’on ait pu mettre
l’épistémologie normative réaliste à l’abri de la reductio ad
absurdum dont la menace un cercle corrélationnel. Quelle
espèce d’épistémologie descriptive lui est congruente ? Tout
simplement une version revue et corrigée de l’image banale
de l’acte de connaître comme recueil de données à propos
d’objets naturels pré-existants par des sujets connaissants.
La correction apportée par rapport à l’image du sens
commun consiste à objectiver intégralement ces sujets, afin
de les immerger dans la nature même qu’ils sont censés
étudier. À partir de là, la connaissance est décrite comme
un face à face entre (a) des objets dotés de propriétés
conformes à la représentation qu’en offrent les théories
scientifiques, et (b) des « sujets » assimilés à des objets par-
ticuliers de ces théories scientifiques, parmi ceux qui sont
aptes à recueillir et à transformer les signaux émis par les
objets (c’est-à-dire des organismes humains ou des intelli-
gences artificielles). Dans le domaine contemporain des
théories de la cognition, ce schéma binaire a été assumé et
élaboré par le paradigme cognitiviste, qui identifie la
connaissance au traitement intra-systémique, symbolique
et computationnel, d’une information provenant d’un uni-
vers extérieur compris comme un grand objet.
Le problème, ici, est que le véritable sujet, celui qui est
sensible, doté d’intention, et donateur de sens, se trouve
repoussé hors du jeu représenté de la cognition, vers la
position d’un spectateur neutre (et généralement inaperçu)
de la confrontation entre les choses et le pseudo-sujet réifié.
Ici, le seul authentique sujet n’est pas celui de la cognition,
mais celui de la cognition de la cognition, c’est-à-dire le
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 287

méta-sujet cognitiviste qui perçoit les choses sans s’aperce-


voir de lui-même. Pire encore, non seulement les traits sub-
jectifs précédemment répertoriés sont refusés au pseudo-
sujet réifié, mais la description du fonctionnement de celui-
ci, en tant que mécanisme de traitement de l’information
convertissant les entrées sensorielles en sorties performa-
tives, n’offre aucun point d’ancrage permettant au méta-
sujet cognitiviste de s’identifier à lui sans artifice. Car un
véritable sujet ne saurait s’identifier qu’à une entité conçue,
à son image, comme origine ou comme lieu d’aboutisse-
ment des actes cognitifs, plutôt que comme simple disposi-
tif de transition entre un état entrant et un état sortant.
Origine de la visée intentionnelle et de la projection de
significations, lieu d’aboutissement de la vie sensible, un
véritable sujet exige de ses artéfacts scientifiquement repré-
sentés qu’ils aient été dotés de polarités équivalentes afin
de pouvoir se « glisser dans leur peau ». En l’absence de ce
genre de structure d’accueil pour le geste d’identification,
un artéfact de traitement de l’information ne peut conti-
nuer à être qualifié de « sujet » qu’au prix d’une nouvelle
variété de contradiction performative affectant le méta-
sujet cognitiviste : la contradiction entre la possibilité allé-
guée de dire que l’artéfact cognitiviste est un sujet, et
l’impossibilité pour le méta-sujet de faire la jonction identi-
fiante avec lui. À force de conférer un statut ontologique
aux seuls objets représentés par les théories scientifiques,
on ne peut que rejeter le sujet effectif, c’est-à-dire le fait de
l’incarnation vécue, dans les marges du monde.
Il reste à caractériser la procédure de décision qui corres-
pond au système composé d’une épistémologie normative
réaliste et d’une épistémologie descriptive cognitiviste, car
cette procédure a l’intérêt de recueillir les règles d’un faire
orienté par le dire épistémologique précédent. Même si,
comme nous venons de le voir, un faire est à l’œuvre dès le
processus d’élaboration et d’énonciation d’un dire doctri-
nal comme celui de l’épistémologie, rendant possible de
prendre immédiatement celui qui avance une thèse dans ce
domaine en flagrant délit de contradiction, le « faire » doit
288 MAINTENANT LA FINITUDE

encore être explicité et formalisé pour rendre possible une


évaluation méthodique de l’accord performatif entre lui et
le « dire » qui l’oriente. Tel est le rôle qu’on attribuera aux
théories mathématiques de la décision humaine.
Pour commencer, comment caractériser globalement les
théories de la décision isomorphes au système des épisté-
mologies réalistes et cognitivistes ? On les regroupe sous le
nom de « théories classiques de la décision », par opposi-
tion à d’autres plus récentes, mais aussi en raison de leur
affinité avec les canons de la science classique. Comme
toutes les théories de la décision, celles-ci décrivent le pro-
cessus d’orientation et d’anticipation conformément
auquel des agents individuels agissent dans un environne-
ment qu’ils ne connaissent que partiellement 1. Mais les
théories « classiques » de la décision se distinguent par des
traits limitatifs de plus en plus contestés. Selon elles, l’agent
est supposé effectuer ses choix en suivant les règles strictes
de la « rationalité », c’est-à-dire en se donnant pour but
d’optimiser sa réponse face à des circonstances incomplète-
ment connues, ou de s’approcher le plus possible d’un résul-
tat désiré en s’appuyant sur des croyances imparfaitement
fondées à propos de son milieu. Cette optimisation prend
la forme de la maximisation d’une certaine fonction d’uti-
lité représentant les conséquences souhaitables de l’action ;
une fonction d’utilité qui tient compte des probabilités de
ces conséquences, évaluées à partir de prémisses seulement
en partie connues. Bien qu’il y ait une part d’incertitude
quant aux antécédents et aux conséquences de l’action, les
probabilités qui lient les deux sont quant à elles fixées, au
moyen de règles dites bayésiennes. Ce choix est pleinement
justifié si l’on tient l’approche bayésienne pour « […] un
ensemble de techniques visant à l’expression ordonnée et à
la révision de nos opinions, eu égard à la consistance

1. Ph. Mongin, « La théorie de la décision et la psychologie du sens


commun », hal-00625445 ; J.O. Berger, Statistical Decision Theory and
Bayesian Analysis, Springer, 1993.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 289

interne de leurs divers aspects et des données dispo-


nibles 1 ».
Notons que, dans ce schéma décisionnel conforme au
paradigme réaliste, tous les paramètres sont tenus pour
intrinsèquement déterminés, même s’ils sont incomplète-
ment connus. Les propriétés de l’environnement sont consi-
dérées comme des déterminations intrinsèques à propos
desquelles les agents peuvent être plus ou moins ignorants.
Et les propriétés des agents eux-mêmes, telles que leurs
croyances et leurs désirs, sont également considérées
comme intrinsèquement fixées. Bien que chaque agent ne
soit pas forcément conscient de ses propres motivations
pré-déterminées, celles-ci sont réputées se révéler progressi-
vement à lui-même comme aux autres, au fur et à mesure
des décisions qu’il prend.
Ce sont ces options, à savoir la stricte rationalité des
agents ainsi que le caractère intrinsèque de leur fonctionne-
ment mental et des propriétés du monde qu’ils explorent,
qui conduisent à rapprocher de telles théories de la décision
des sciences « classiques ». Les postulats des théories clas-
siques de la décision étant admis, le moindre écart vis-à-
vis du comportement qu’elles prévoient est considéré
comme la manifestation d’attitudes déviantes, irration-
nelles, ou simplement déficientes des agents. Dans ces
conditions, des inventaires systématiques (mais eux-mêmes
contestés) de ces déviances possibles ont dû être dressés,
afin de rendre compte des comportements effectifs des
agents, souvent bien éloignés de ce qui est attendu sur la
base de leur « rationalité » alléguée 2.
Comme dans toutes les sciences, cependant, l’accumula-
tion d’« anomalies », et de correctifs ad hoc ajoutés à une
théorie, peut signaler une erreur majeure dans les prémisses

1. W. Edwards, H. Lindman et L.J. Savage, « Bayesian statistical infe-


rence for psychological research », Psychological Review, no 70, 1963,
p. 193-241.
2. D. Kahneman et A. Tversky, « Subjective probability : a judgment
of representativeness », Cognitive Psychology, no 3, 1972, p. 430-454.
290 MAINTENANT LA FINITUDE

de l’enquête. De quelle erreur pourrait-il s’agir ? Celle-ci


saute aux yeux, pour qui n’est pas aveuglé par le préjugé
réaliste. Toute la théorie classique de la décision est hantée
par un écart entre la stricte détermination supposée des
propriétés des choses, et l’inachèvement chronique des
connaissances des agents à leur propos. L’incomplétude des
connaissances est un fait permanent qui justifie l’usage
d’un formalisme probabiliste dans la théorie de la décision,
mais elle est ravalée au rang d’une regrettable circonstance
provisoire qu’on déclare surmontable et surmontée
d’avance à travers le postulat de la détermination intrin-
sèque des choses. Il y a déjà là une tension, une amorce de
contradiction, souvent remarquée par les philosophes des
probabilités. La caractéristique ontologique qu’on rêve de
dévoiler dans le futur, à savoir la détermination intrinsèque
des choses, est indûment postulée dès ce présent d’indéter-
mination épistémique qui la contredit pourtant en fait
(même si ce n’est pas en droit).
Mais la contradiction s’approfondit lorsque le théoricien
classique de la décision met en jeu son propre état actuel
de connaissance, lorsqu’il applique réflexivement sa théorie
au processus de théorisation qui l’a conduit vers elle. En
effet, si l’on en croit sa théorie, ce qu’il soutient par cette
théorie ne saurait avoir que le statut d’un système conjectu-
ral optimisant l’utilité espérée eu égard à ses prémisses
incomplètes. À propos de chacun des éléments de ce sys-
tème d’anticipation, y compris à propos de l’affirmation
d’une détermination intrinsèque des choses et de lui-même
en tant qu’agent rationnel, il devrait donc maintenir la
complète ouverture qui convient à l’énoncé d’une conjec-
ture. Or, cette ouverture signifierait qu’il admet pouvoir
changer d’avis à propos de plusieurs composantes du sys-
tème théorique (ou même de la totalité d’entre elles) si le
contexte épistémique dans lequel ce système a été jugé
acceptable se modifie à quelque moment-clé de l’avancée
des savoirs. L’ouverture effective de son faire gnoséolo-
gique contredit ainsi ouvertement son dire théorique dans
lequel il se représente lui-même comme un agent rationnel
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 291

aux opinions pré-déterminées, dévoilables dans les choix


qu’il fera au fur et à mesure des progrès de sa recherche.
Si l’on prend pleinement au sérieux la nature conjecturale
de son faire gnoséologique, sans accorder de crédit à son
dire théorique, l’avancée des savoirs ne sera pas pour lui
l’occasion d’une auto-révélation des soi-disant détermina-
tions intrinsèques de ses propres options, mais de son auto-
transformation au gré des résultats obtenus.
Le système d’auto-consistance corrélationniste est-il
mieux loti ? Satisfait-il pour sa part au « critère de cohé-
rence radicale », cette mise en évidence de l’accord mutuel
des présuppositions épistémologiques dans le vif de leur
mise à l’épreuve ? C’est ce qu’il nous faut évaluer à présent,
en décrivant les trois constituants du cercle épistémolo-
gique corrélationniste.

L’auto-consistance corrélationniste I :
relation et énaction

L’épistémologie normative qui convient au corrélation-


nisme est de toute évidence une épistémologie transcendan-
tale. Souvenons-nous en effet que Kant a élaboré ce type
d’épistémologie en réponse au constat du caractère pure-
ment relationnel des lois de la mécanique classique, mani-
festé par leur formulation en termes d’équations
différentielles 1. La leçon qu’il a tirée de la mise à l’écart par
Newton des explications causales en faveur de connexions
légales, est que rien de tel que des déterminations internes,

1. Une loi prenant la forme d’une équation différentielle ne suffit (évi-


demment) pas à fixer dans l’absolu la valeur des variables caractérisant
un certain système physique. Elle se contente d’énoncer que si la valeur
des variables est telle en un point, alors leur valeur en un autre point
infiniment voisin est égale à la valeur précédente plus une quantité
infinitésimale donnée. Autrement dit, l’équation différentielle relie de
proche en proche les valeurs de variables en des lieux et en des temps
consécutifs.
292 MAINTENANT LA FINITUDE

propres, essentielles ou intrinsèques, ne peut être l’objet


d’une connaissance empirique 1. Mais selon la définition de
Kant, une entité caractérisée par ses seules déterminations
internes s’appelle la « chose en soi ». Cela entraîne que la
« chose en soi » est hors d’accès de toute connaissance
empirique. L’unique objet qui reste à portée de notre
connaissance est le phénomène, scintillation émergente de
la relation épistémique. Et l’unique accomplissement d’une
telle connaissance consiste à établir des relations légales
entre phénomènes relationnels. En bref, selon l’épistémolo-
gie transcendantale, la nature relationnelle des lois de la
physique newtonienne oblige à reconnaître la relativité des
termes qu’elles connectent à un arrière-plan cognitif
capable de les in-former 2. La seule donnée représentable,
conclut Kant, est « […] la relation d’un objet au sujet, et
non pas la réalité intrinsèque qui appartient à l’objet en
soi 3 ».
La conception kantienne de la vérité découle de cette
analyse du processus de la connaissance. Le caractère du
vrai a beau rester chez Kant l’accord entre la pensée et
son objet 4, la redéfinition de l’objet dans les termes d’une
philosophie transcendantale transfigure entièrement le sens
d’un tel accord. Un objet constitué par l’extraction d’une
configuration invariante des phénomènes n’étant pas indé-
pendant de la pensée constituante, l’accord entre la pensée
et l’objet ne peut plus avoir le sens d’une « correspon-
dance » de la connaissance avec quelque chose de complè-
tement étranger à elle. Pour autant, la révision kantienne
n’implique pas d’adopter un concept de vérité-cohérence
purement logico-déductif, qui enfermerait la connaissance
dans ses propres règles de développement. Elle aboutit
plutôt à une généralisation non-triviale de la thèse de la
vérité-cohérence, qui ouvre la connaissance à l’impact inat-
tendu du phénomène sans la réduire à un recueil passif de
1. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B67.
2. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., p. 293 et suiv.
3. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B67.
4. E. Kant, Logique, Vrin, 1989, p. 54.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 293

la pré-structuration du monde. Selon cette version générali-


sée de la vérité-cohérence, une pensée s’accorde nécessaire-
ment à son objet si les conditions de cette pensée sont en
même temps les conditions qui lui permettent de constituer
des objets par liaison des phénomènes. La marque de
fabrique de la vérité d’une séquence de représentations,
souligne Kant, réside dans leur « […] association d’après
les règles qui déterminent la liaison […] dans le concept
d’un objet 1 ».
Cette formulation est compacte, difficile à pénétrer, mais
elle se comprend aisément dès qu’on consent à déployer
un peu (comme nous l’avons fait plus haut) la cryptique
généalogie kantienne du transcendantal. Lue dans ce
contexte, la phrase de Kant signifie que la conformité de
la pensée à l’objet, loin d’être statique comme le voudrait
la théorie de la vérité-correspondance, prend corps au fil
de la dynamique de l’objectivation des phénomènes par
une pensée active. Elle émerge d’un jeu de réciprocités où :
(a) les phénomènes ne se contentent pas de servir de maté-
riau passif à la procédure d’objectivation, puisque cette
dernière rétro-agit sur la production et la sélection des phé-
nomènes qu’elle a pour mission de synthétiser en objets,
et (b) la pensée ne se contente pas de mettre au jour les
caractéristiques des objets, puisqu’elle pré-détermine leur
forme en accomplissant son acte de synthèse, et avant cela
en prescrivant les règles de l’activité de recherche. La
phrase de Kant suggère en d’autres termes qu’au cours de
l’activité épistémique, tout entre simultanément en fusion,
pensée, objets, et phénomènes, jusqu’à atteindre le triple
point d’équilibre de leur convenance mutuelle.
Une telle conception élargie de la vérité-cohérence
s’affiche sans ambiguïté comme située, puisqu’elle est
censée prendre racine dans la pratique d’engendrement, de
sélection, et d’interconnexion des phénomènes accomplie
par un sujet connaissant. Elle échappe de ce fait au conflit

1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §13,


remarque III, p. 55.
294 MAINTENANT LA FINITUDE

entre l’idéal de distanciation professé par les partisans d’un


concept de vérité-correspondance et leur pratique de la
connaissance scientifique, qui est nécessairement engagée.
Ici, l’engagement du chercheur est scrupuleusement retran-
scrit dans sa théorie de la vérité, au lieu d’être escamoté en
fin de parcours.
On doit cependant concéder à nouveau que, comme
l’histoire des post- et néo-kantismes l’a montré, l’épistémo-
logie kantienne n’est pas à l’abri de toute accusation de
contradiction performative. En se déclarant relationnelle
dans un sens presque trop concret, elle esquisse une mise
en scène du rapport supposé entre un sujet connaissant et
une chose en soi considérée comme indépendante de lui.
Dans le même temps, elle conclut que l’impossibilité de
défaire le nœud de ce rapport entraîne l’inaccessibilité de
ses pôles présumés, c’est-à-dire l’inconnaissabilité princi-
pielle des déterminations internes du sujet aussi bien que
de la chose en soi. Cela entraîne par ricochet que la
connaissance est nécessairement restreinte aux connexions
entre les phénomènes qui émergent de la relation du sujet
à la chose en soi.
Il en résulte qu’en tant que connaissance, l’épistémologie
kantienne ne s’accorde pas avec la conception de la connais-
sance qu’elle défend. En effet, tandis que son aboutissement
est une projection de l’activité de connaître sur le seul plan
d’immanence de l’apparaître, sa prémisse revient à tracer à
grands traits une image transcendante du processus de cette
projection. Comme nous l’avons souligné précédemment, la
thèse de l’absolue « pureté » de l’épistémologie transcendan-
tale s’avère intenable. Bon gré mal gré, l’épistémologie kan-
tienne demande, pour pouvoir simplement s’exprimer, le
concours d’une épistémologie naturalisée qui lui serait iso-
morphe. Elle ménage en creux l’exigence de sa confrontation
avec une image hypothétique de sa genèse.
Heureusement, les épistémologies naturalisées iso-
morphes à une épistémologie transcendantale ne manquent
pas. Elles résultent toutes d’une naturalisation de la pré-
cieuse suggestion faite par Kant en 1770 : que les formes a
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 295

priori (de la sensibilité) « […] sont abstrait(e)s de l’action


même par laquelle l’esprit coordonne, selon des lois perma-
nentes, ses sensations 1 ». Nous avons déjà rangé dans cette
catégorie l’épistémologie génétique de Piaget, qui vise à
étudier le processus d’élaboration des structures d’accueil
qu’un sujet connaissant empirique présente par avance aux
phénomènes, après l’avoir subdivisé en plusieurs étapes de
co-stabilisation de ses schèmes moteurs et des cibles de son
action (ce sont ses célèbres stades de développement). Sans
récuser le dispositif kantien des formes a priori, Piaget lui
impose un devenir formateur au cours d’une ontogenèse
sensori-motrice puis cognitive se déroulant le long de la
temporalité de l’enfance, étape après étape des coordina-
tions de l’activité d’exploration de l’environnement. Selon
ses propres termes, « il importe tout à la fois de relativiser
l’a priori et de l’assouplir sous la forme d’une construction
progressive 2 ». En adhérant à une conception directement
réaliste du domaine d’objets sur lequel s’exerce l’activité du
sujet, Piaget demeure toutefois en retrait par rapport à
l’esprit de la philosophie transcendantale. Selon l’épistémo-
logie piagétienne, le sujet élabore ses propres schèmes adap-
tatifs à travers l’histoire de son couplage avec les objets ; il
va jusqu’à sélectionner des cibles d’intervention délimitées,
en fonction de ses besoins, de ses désirs ou de ses intérêts.
Mais les cibles en question demeurent des ensembles
d’objets prédéfinis, attendant dans la nature qu’un sujet les
découvre et les utilise. Alors que le sujet piagétien est plas-
tique et évolutif durant l’ontogenèse des structures de la
cognition, l’objet piagétien est censé demeurer rigidement
égal à lui-même parce que donné d’avance par la nature.
L’écart est considérable entre la conception de Piaget et la
conception kantienne d’une chose en soi pré-phénoménale
et pré-objectale, se contentant d’offrir l’occasion d’une
constitution d’objets apparaissants.

1. E. Kant, Dissertation de 1770, §15 (corollaire).


2. J. Piaget (éd.), Logique et connaissance scientifique, Gallimard, « La
Pléiade », 1967, p. 593.
296 MAINTENANT LA FINITUDE

Cet écart n’a été comblé que par une autre épistémologie
naturalisée relationnelle qui descend en droite ligne de celle
de Piaget, tout en l’excédant largement en radicalité : l’épis-
témologie énactive 1. C’est donc elle que nous allons
prendre comme référence d’une épistémologie naturalisée
en accord formel avec les épistémologies transcendantales.
On pourrait certes contester le rattachement de l’idée de
l’énaction à la lignée kantienne, en signalant que l’épisté-
mologie énactive a été historiquement dérivée de la phéno-
ménologie de l’incarnation soutenue par Merleau-Ponty 2,
et qu’elle semble donc limitée à ce cadre philosophique.
Mais à la réflexion, on s’aperçoit qu’elle est structurellement
compatible avec la variété originale, kantienne, de théorie
transcendantale de la connaissance, pour peu qu’on se rap-
pelle les ébauches de réflexion sur le corps propre et sur
son agir que Kant a proposées bien avant Merleau-Ponty à
l’époque de la formation de sa philosophie critique 3.
À l’instar de l’épistémologie transcendantale, la théorie
de l’énaction fait un usage abondant du préfixe co- qui
signe la Weltanschauung corrélationniste. Mais elle le fait
opérer dans la nature plutôt que dans une préhistoire
constitutive du concept de nature. Selon la théorie énactive
de la cognition, il y a co-formation d’un sujet sensible agis-
sant selon certaines récurrences comportementales, et des
objets de manipulation qu’il modèle par ses interventions
et qu’il stabilise par ses récurrences. Par contraste avec
l’épistémologie piagétienne qui inclut une conception réa-
liste des objets du monde, le schéma de la co-adaptation
énactive est présenté comme voie moyenne entre une théo-
rie de la connaissance idéaliste, selon laquelle le sujet pro-
jette ses structures internes sur un monde, et une théorie

1. F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, L’Inscription corporelle de


l’esprit, Éditions du Seuil, 1993.
2. Ibid., p. 235-236.
3. L’intervention d’un concept de corps propre se devine dès les pré-
mices historiques de la philosophie critique de Kant, dans son analyse
des « directions de l’espace » de 1768. Voir M. Bitbol, De l’intérieur
du monde, op. cit., p. 282.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 297

de la connaissance réaliste, selon laquelle le monde projette


sa structure externe dans la représentation du sujet. De sur-
croît, cette voie moyenne ne se contente pas d’exhiber une
médiation performative entre le sujet et le monde ; elle fait
de son domaine médian l’origine conjointe des deux pôles
de l’activité de connaître. Tandis que les schèmes d’action
doivent être conçus, selon la théorie classique de la
connaissance, comme l’interface entre le sujet et le monde,
ils deviennent, au sens de la théorie de l’énaction (comme
au sens de la théorie pragmatiste de la connaissance de
Pickering, qui a été évoquée au chapitre IV), l’axe proces-
suel central à partir duquel co-émergent un sujet et son
monde. Au sens étroit, le monde propre d’un sujet, son
Umwelt aurait dit Von Uexküll 1, n’est rien de plus que le
réseau des saillances signifiantes qu’un organisme extrait
de l’ensemble des objets disponibles dans la nature afin de
s’orienter et de survivre en utilisant ses moyens sensori-
moteurs limités. Mais au sens large que favorise la théorie
énactive de la cognition, les objets et les significations se
confondent. Les objets sont eux-mêmes tenus par la théorie
énactive pour des saillances phénoménales significatives
produites (« brought forth ») par le couplage entre un orga-
nisme vivant et un environnement auquel toute préstructu-
ration peut faire défaut. L’environnement énactif, dénué de
pré-formation mais prêt à des interactions mutuellement
formatrices avec des organismes donateurs de sens, évoque
irrésistiblement la chose en soi kantienne ; il en est un équi-
valent naturalisé.
Il est vrai qu’en raison de son appartenance à la classe
des épistémologies naturalisées, la théorie de l’énaction
n’échappe pas à la clause d’expulsion du sujet effectif hors
de son champ, dénoncée plus haut à propos des épistémo-
logies naturalisées conformes au paradigme réaliste.
Comme tous les sujets effectifs d’une épistémologie natura-
lisée, le sujet énactiviste se place lui-même, implicitement,
en situation de méta-sujet inaperçu contemplant à partir de

1. J. Von Uexküll, Milieu animal, milieu humain, Rivages, 2010.


298 MAINTENANT LA FINITUDE

quelque « ailleurs » le processus d’interaction qu’il décrit.


Comme la conception cognitiviste, la théorie de l’énaction
ne peut compenser le manque d’un authentique personnage
sur sa scène de connaissance qu’en y jetant un pseudo-sujet
objectivé (son organisme vivant et interagissant). Mais à la
différence du pseudo-sujet objectivé cognitiviste, le pseudo-
sujet objectivé énactif se voit concéder des traits qui
rendent possibles à l’authentique sujet sensible et doté
d’intentions qu’est le méta-sujet épistémologue, de s’identi-
fier à lui. L’archi-trait qui permet une telle identification,
nous l’avons vu, est la capacité reconnue au pseudo-sujet
naturalisé de jouer le rôle d’une origine fonctionnelle plutôt
que d’un simple mécanisme de transition entre des informa-
tions entrantes et des informations sortantes. Or, le pseudo-
sujet énactif, cet organisme engagé dans un cycle de percep-
tion et d’action au sein de l’environnement qu’il informe, a
été d’emblée placé en position d’origine d’une activité de
donation de sens consistant à sélectionner les saillances
pertinentes pour sa survie et à s’orienter d’après elles. En
cela, le pseudo-sujet énactif est comparable à un hermé-
neute fondamental heideggerien capable de « faire émerger
de la signification sur fond d’un arrière-plan de compré-
hension 1 ». Se reconnaissant lui-même origine d’un agir, et
donateur de sens, le méta-sujet épistémologue aperçoit dès
lors un point d’ancrage évident pour s’identifier à sa
marionnette naturalisée qu’est le pseudo-sujet énactif,
tandis qu’il n’y en avait aucun pour s’identifier au pseudo-
sujet cognitiviste. Dire que l’organisme énactif est un sujet,
et faire la jonction identifiante avec lui, ne suscite dès lors
aucun conflit, contrairement à ce qui se passait dans le
paradigme cognitiviste.
Et ce n’est pas tout. Non seulement le dire énactiviste
n’entre pas en contradiction avec le faire consistant à
s’identifier à un sujet énactif, mais l’approche énactive tout
entière ne se comprend que dans la synergie constante

1. F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, L’Inscription corporelle de


l’esprit, op. cit., p. 210.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 299

entre ce dire et ce faire, ou, mieux, entre le dire et le mode


d’être de l’épistémologue. La synergie en question s’engage
dans deux directions opposées et complémentaires. D’un
côté, la théorie cognitive de l’énaction exprime la possibi-
lité que ni le soi ni le monde n’aient de fondements sub-
stantiels, puisque, dans son cadre, les deux sont compris
comme dynamiquement co-surgissants. Cela favorise la
découverte, au cœur de l’expérience vécue du méta-sujet
épistémologue, que son propre soi, aussi bien que les
repères qu’il se donne dans le non-soi des choses, sont inté-
gralement infondés, plastiques, sans cesse renaissants dans
une vie en développement. De l’autre côté, et réciproque-
ment, c’est un doute vécu à propos des fondements, instillé
dans le méta-sujet épistémologue par une quête phénomé-
nologique préalable, qui l’a incité de son propre aveu à for-
muler une théorie naturalisée de la connaissance purement
relationnelle, sur le mode énactif 1. Plus encore que d’une
synergie, on est ici témoin d’une symbiose entre le sujet
posé par la théorie et le sujet d’expérience vécue, à travers
un cercle dont la thèse de l’énaction est l’un des arcs, et la
phénoménologie est l’autre arc. La grande bifurcation de
la nature que dénonçait Whitehead (entre le connaissant et
le connu) se trouve ici suturée ; et suturée non pas dans
l’abstraction de quelque expédient conceptuel, mais au lieu
concret où sa faille s’est ouverte pour la première fois, à
savoir dans l’expérience en flux d’un penseur qui s’interroge
sur la possibilité d’accorder le contenu de sa pensée avec
l’acte et le désir actuels qu’il a de penser.
À vrai dire, le motif même du déchirement dualiste,
mimant métaphysiquement la dualité opératoire du sujet
et de l’objet dans l’acte de connaître, se trouve désamorcé
d’avance, et à tous les niveaux de la connaissance, par
l’approche énactive. Car, si l’on se conforme jusqu’au bout

1. Ibid., p. 317 : « Encouragé par la théorie, on peut ainsi découvrir,


grâce à une approche disciplinée, attentive, du vécu, qu’en effet, alors
qu’une lutte constante se déroule afin de maintenir un soi, il n’existe
pas de soi dans l’expérience. »
300 MAINTENANT LA FINITUDE

aux principes de cette dernière, tout poids ontologique doit


être refusé non seulement au sujet percevant de la vie cou-
rante, mais aussi au sujet expérimentant et théorisant du
laboratoire ; non seulement aux objets de la perception,
mais aussi aux objets des théories scientifiques. Les deux
ordres de sujets, tout d’abord, ne sont ici qu’autant de
pôles émergents instables, recueillant en eux la structure du
genre d’activité cognitive qu’ils pratiquent, aussi longtemps
qu’ils la pratiquent. Les deux classes d’objets ne sont par
ailleurs, selon la théorie de l’énaction, que des systèmes de
saillances fonctionnelles découpées à des fins de survie
(pour ce qui est des objets perçus), ou à des fins de succès
technologiques (pour ce qui est des objets scientifiques).
Si la charge ontologique se trouve ainsi retirée aux
objets, y compris aux objets allégués des descriptions scien-
tifiques, y compris aux sujets objectivés de la psychologie
ou des sciences cognitives, on est inévitablement conduit à
se demander sur quoi d’autre elle peut bien peser. Et on se
trouve par-là même exposé au dépaysement philosophique,
puisque le dépositaire alternatif de la densité d’être n’est
spécifiable que par contraste avec la thèse la plus courante,
à savoir en déclarant qu’il est un domaine non-objectivable.
Tout ce que l’on peut dire, dans le cadre d’un paradigme
corrélationniste informé par sa version naturalisée énactive,
est que ce qu’il y a, au sens propre et fort de l’expression,
se situe obligatoirement en amont de la distension objecti-
vante. Ce trait négatif suffit cependant à orienter la quête.
Il l’oriente irrésistiblement vers une ontologie phénoméno-
logique ; vers la variété d’ontologie de la manifestation pré-
sente dont l’exposé a été amorcé au chapitre III. Selon cette
ontologie non-conventionnelle, la transcendance attribuée
aux objets perçus ou manipulés par rapport à un sujet per-
cevant et manipulant, n’est rien de plus qu’une cristallisa-
tion verbale du vécu d’incomplétude et de tension désirante
qui habite les apparitions actuelles 1. Et toujours selon elle,
réciproquement, le sujet égologique auquel on a coutume

1. R. Barbaras, La Vie lacunaire, Vrin, 2011, p. 114.


UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 301

d’attribuer le désir et l’activité n’a d’autre être que celui


de sa propre tâche en sa poussée continue 1. L’ontologie
phénoménologique implique en somme à l’état natif, et sur
un plan proto-naturel, la double absence de fondement qui
découle de la naturalisation énactive : ni objet ni sujet fon-
dateur.
Ce cadre ontologique non-conventionnel une fois
adopté, toute trace laissée par la dualité épistémique stan-
dard dans le vocabulaire et les modes d’expression de la
théorie de la connaissance peut être effacée rétrospective-
ment, jusque dans les énoncés qui ont initialement permis
d’en faire ressortir les aspects inédits. Ainsi, il ne sera plus
dit que le monde apparaît à quelqu’un, mais qu’en « pro-
duisant une lacune en son sein […] il se fait être comme
monde 2 ». Il ne sera plus dit que l’être est regardé « du
dehors », mais qu’on est installé « dans l’être dont on
traite » en assistant « du dedans à sa déhiscence […] qui
l’ouvre à lui-même et nous ouvre à lui 3 ». La lacune du
désir et de l’inachèvement de la saisie perceptive, qui le
creuse en son cœur, fait que le monde s’apparaît à lui-
même. C’est seulement lorsqu’il se dédouble durablement
dans le sillage du « s’apparaître », qu’il engendre dans sa
fraction sujet la croyance que sa fraction objet lui apparaît.
Selon cette endo-ontologie 4 phénoménologique, loin
d’être confinée dans les ourlets inaperçus d’un monde fait
d’étants objectivés, l’expérience vécue et incarnée (le
« s’apparaître » du monde) doit en somme être considérée
comme l’étalon de ce qui est. Le « problème difficile » de
l’origine de la conscience phénoménale dans le monde phy-
sique s’en trouve résolu avant même d’avoir été posé 5,

1. Ibid., p. 47.
2. Ibid., p. 108.
3. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, 1964, p. 157.
4. Voir chapitre III.
5. M. Bitbol, « Beyond panpsychism : the radicality of phenomeno-
logy », dans S. Menon, N. Nagaraj et V.V. Binoy (éds.), Self, Culture
and Consciousness, Springer, 2018.
302 MAINTENANT LA FINITUDE

parce qu’on s’est rendu à l’évidence pré-intellectuelle que


le domaine des objets physiques est co-originaire de sa
manifestation actuelle ou anticipée dans une conscience
phénoménale. Plus qu’une contradiction performative, ce
qu’on parvient à surmonter par cette approche, c’est la
contradiction vivante d’un être d’expérience qui cherche
ardemment le secret de lui-même dans un fragment de
monde, alors que sa représentation objectivée du monde a
commencé par priver ce dernier de tout trait expérientiel.
Ce qu’on parvient plus largement à surmonter, c’est une
contradiction vivante qui mine notre culture sous bien des
formes, depuis la réification marchande des biens dési-
rables, jusqu’à l’objectivation neurobiologique de nos
affects 1.

Intermède : deux approches philosophiques


de l’endo-ontologie

Slavoj Žižek 2 a bien compris l’intérêt d’une critique


endo-ontologique du matérialisme spéculatif, mais seule-
ment à moitié : la moitié intellectuelle. Sa démarche a dès
lors échoué en fin de parcours par manque d’engagement
existentiel.
Pour commencer, Žižek saisit parfaitement que le rêve
de transgression de la pensée vers le « grand dehors » est
plus qu’inaccessible : il est incohérent et passe à côté du
vrai problème. Car, « […] si nous ne pouvons avoir un accès
total et neutre à la réalité », ce n’est ni parce que nous en
serions séparés par quelque écran corrélationnel, ni parce
que nous n’aurions pas la capacité d’en identifier la marque
dans la corrélation elle-même. Plus profondément, « […]
c’est parce que nous en faisons partie 3 », c’est parce que le

1. A. Honneth, La Réification, Gallimard, 2007.


2. S. Žižek, Moins que rien, Hegel et l’ombre du matérialisme dialec-
tique, Fayard, 2015.
3. Ibid., p. 779.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 303

seul accès à la réalité est intra-réalitaire. Or, un accès intra-


réalitaire à la réalité est soit situé, partiel, et biaisé s’il veut
mimer l’approche d’un objet ; soit fusionnel, immergé,
voire coïncidant s’il s’accepte comme pré-objectif. Il ne
saurait être ni total (dans le premier cas), ni neutre (dans
le deuxième cas). Dans ces conditions, le programme philo-
sophique d’esprit hégélien que défend Žižek « […] n’est pas
de penser la réalité présubjective, mais de penser la façon
dont une chose telle qu’un sujet a pu apparaître en elle 1 » ;
autrement dit, il est de penser la manière dont la réalité
peut se donner tant bien que mal à elle-même sur le mode
partiel de la polarisation sujet-objet ou sur le mode intégral
de l’auto-révélation.
Comme celle de ce livre, la réflexion endo-ontologique
de Žižek se prévaut de la leçon que Bohr tire de la physique
quantique, à savoir que si « […] au niveau de la physique
des microparticules, il n’y a pas de mesure “objective”,
(c’est) parce que nous faisons partie de la réalité que nous
mesurons, et manquons ainsi de “distance objective” 2 ».
Qu’il en aille bien ainsi, que la mécanique quantique
exprime la profonde interpénétration du mesurant et du
mesuré, est suggéré par un fait interprétatif frappant men-
tionné au chapitre IV : on peut aisément rendre raison de
l’essentiel des « étrangetés » quantiques à partir de la seule
reconnaissance de la contextualité des résultats de mesure,
alors qu’on continue à se débattre dans les paradoxes si
l’on continue d’adhérer à une lecture « réaliste » de la théo-
rie quantique.
Mais, à la différence de ce qui n’a cessé d’être fait dans
ce livre, Žižek ne pousse pas sa démarche jusqu’à son
accomplissement phénoménologique. Tout se passe comme
si sa réalité inclusive restait à l’écart du discours, posée
d’un bloc devant le regard théorique à la manière d’un
(faux) ailleurs, dans une curieuse ambiance d’hypermétro-
pie intellectuelle qui force l’attention des lecteurs à poser

1. Ibid., p. 774.
2. Ibid., p. 775.
304 MAINTENANT LA FINITUDE

in abstracto devant eux un sujet englobé par la réalité, et à


négliger le sujet in concreto qui vit en ce lieu et à cet instant
le rapport d’englobement sous la forme d’une expérience
d’auto-transcendance. Or, tant que le philosophe corréla-
tionniste se soustrait ainsi du procès dialectique dans lequel
il fait alterner des étapes d’objectivation et des étapes de
subjectivation, tant qu’il reste un autre pour lui-même 1, le
débat qu’il engage avec le matérialiste spéculatif reste piégé
dans une problématique que ce dernier a choisie d’avance
pour rendre sa victoire inéluctable. En effet, lorsque le cor-
rélationniste d’obédience hégélienne qu’est Žižek envisage
à partir de son « point de vue de nulle part » une réalité
incluant le sujet, il la traite de ce seul fait comme une tota-
lité indépendante de l’accès subjectif. Cela suffit à laisser
de nouveau l’avantage au matérialiste spéculatif dans le
duel qu’il a provoqué contre le théoricien corrélationniste,
en montrant que ce dernier ne peut pas se dispenser d’envi-
sager un absolu : sa réalité exhaustive dont le sujet connais-
sant ne serait qu’un sous-produit émergent.
Par contre, si le penseur corrélationniste descend dans
l’arène du débat, s’il s’implique in vivo au lieu de théoriser
l’implication de soi, il acquiert la ressource d’une argumen-
tation active et située capable d’inverser le rapport de force.
Ne se contentant plus d’une position de contemplateur de
lui-même en tant que sujet-dans-le-monde, le sujet corréla-
tionniste peut devenir partenaire d’un échange de situations
dans le dialogue avec un autre être en chair et en os. Il peut
se mettre en jeu en donnant l’exemple, en amenant le sujet
matérialiste à l’imiter, c’est-à-dire en l’amenant à s’aperce-
voir immédiatement et silencieusement de ses propres gestes
mentaux. Son partenaire matérialiste est alors encouragé à
se saisir lui-même au vol dans l’acte de penser la réalité-
indépendante-de-la-pensée dont il est réputé faire partie, si
bien que l’inanité de toute tentative de s’évader du cercle
corrélationnel lui saute aux yeux au moment précis où il l’a
décidée. La contradiction existentielle que nous avons mise

1. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990.


UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 305

en scène par l’argument élenctique du chapitre II saisit à


nouveau le matérialiste spéculatif dans le ballet de l’interlo-
cution, sans lui laisser aucune marge de manœuvre. La seule
issue dont il dispose revient à prendre le contrepied exact de
la position qui l’a amené à une telle contradiction, c’est-
à-dire à rejoindre le phénoménologue corrélationniste dans
son état de « cohérence radicale » entre l’être et le dire de
l’immersion.
Le défaut que laisse transparaître la connaissance d’un
monde incluant le sujet connaissant est parfaitement iden-
tifié par Isabelle Thomas-Fogiel 1, avec la lucidité addition-
nelle que lui donne sa profonde compréhension de
l’argument fichtéen de l’accord entre le dire et le faire 2.
« Que dit le philosophe contemporain ? Que nous sommes
“situés” dans le monde, enveloppés ou englobés par lui, et
non face à lui ou au-dessus de lui […]. Que fait-il pour le
dire ? Il prend en compte la totalité d’un monde […] pour
pouvoir en un second temps se dire situé à l’intérieur 3. »
Le faire d’auto-exclusion épistémique du « philosophe
contemporain » contredit ici son dire d’auto-inclusion
ontologique. Or, selon Isabelle Thomas-Fogiel, la quasi-
unanimité actuelle en faveur d’un retour au « réalisme »,
depuis la « nouvelle phénoménologie » représentée par
Jean-Luc Marion, Claude Romano et Jocelyn Benoist, jus-
qu’à la philosophie analytique, en passant par le réalisme
spéculatif 4, dérive d’une telle vision englobante du monde
et hérite de sa contradiction performative. « Le réalisme de
la nouvelle phénoménologie, écrit-elle, se comprend
d’abord comme un renversement total de l’intentionnalité
husserlienne […]. Nous ne sommes plus face au monde et
le visant, mais immergés en lui et le recevant 5. » Autrement

1. I. Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, op. cit.


2. I. Thomas-Fogiel, Fichte, op. cit.
3. I. Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, op. cit., p. 119.
4. L. Niemoczynski, Speculative Realism : an Epitome, Kismet Press,
2017.
5. I. Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, op. cit., p. 108.
306 MAINTENANT LA FINITUDE

dit, ce « nouveau réalisme » surjoue la passivité d’un être


transfixié par le monde dont il est partie prenante. Il revient
en deçà du geste fondateur de la raison scientifique, qui
consiste à « forcer la nature à répondre à ses questions, au
lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse 1 ».
Mais simultanément, il déclare accorder foi à l’image de la
nature qu’obtiennent les sciences par cette méthode. Cela
suffit à soupçonner une nouvelle fois le réalisme d’être le
fruit d’un positionnement contradictoire dans le monde :
suffisamment intérieur pour se déclarer submergé par lui,
et suffisamment extérieur pour se représenter la submer-
sion ; suffisamment intérieur pour accueillir passivement le
sensible, et suffisamment extérieur pour comprendre la sen-
sibilité selon l’enseignement actif des sciences biologiques.
Pour autant, contrairement à ce que suggère Isabelle
Thomas-Fogiel, la vision immersive du sujet dans le monde
n’a pas nécessairement pour conséquence le réalisme. Il est
parfaitement envisageable d’accorder crédit à la vision
immersive sans céder à l’attracteur réaliste, à condition de
s’extraire de son entre-deux contradictoire. Or, on peut s’en
extraire dans deux directions : par le haut ou par le bas ;
par le haut de la réflexivité critique, ou par le bas du désai-
sissement confiant.
La réflexivité critique, tout d’abord, permet de se figurer
ce que cela fait d’être un sujet immergé ; elle permet de
mettre au jour les biais qu’impose l’immersion au sujet pré-
réflexif, et de rompre ainsi le sortilège que lui fait subir sa
situation. Comme l’a montré précédemment le modèle de
l’énaction, un sujet pré-réflexif immergé dans le monde doit
y agir afin de s’autonomiser temporairement en lui ; il doit
donner aux cibles de son action la signification d’objets
naturels, et creuser dans le réseau de ces objets présumés
une niche écologique capable d’assurer sa propre subsis-
tance (son « devoir » n’étant d’ailleurs qu’une métaphore
finaliste pour le processus d’extrusion et d’auto-subsistance

1. E. Kant, Critique de la raison pure, BXIII, dans E. Kant, Œuvres


philosophiques I, op. cit., p. 737.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 307

qui le fait émerger). Le sujet pré-réflexif est alors inexora-


blement conduit à percevoir le produit objectivé de son
activité donatrice de sens comme un environnement de
choses intrinsèquement existantes, et à attribuer les résis-
tances qu’il rencontre à la spontanéité productrice de ces
choses. Cela revient pour le sujet pré-réflexif à confondre
le motif empirique et la forme perceptive de sa croyance en
un « monde extérieur » : il tient le monde pour « extérieur »
parce que les formes qu’il projette sur lui sont sans cesse
remises en question par un « donné empirique » insoumis ;
mais il croit aussi, de manière discordante, qu’il n’a fait
que découvrir ces formes dans le monde. Ainsi comprend-
on pourquoi le sujet immergé est voué au réalisme naïf,
pourquoi le sujet-dans-la-nature est captif de l’« attitude
naturelle ». Mais dès qu’on comprend ses raisons, on en
perçoit la faiblesse et on s’en trouve libéré. Loin de favori-
ser l’envoûtement réaliste, l’image de l’immersion aide à
s’affranchir de lui en le démasquant à la source.
Le germe d’auto-contradiction que comporte pour un
sujet l’image de lui-même immergé dans le monde peut
aussi, à l’inverse, être désamorcé par une acceptation si
entière de l’immersion que toute image, y compris celle-ci,
s’en trouve dissoute. Cela revient à relâcher l’élan inten-
tionnel de la perception, les motivations de l’action, et
l’effort de s’orienter en anticipant ce qui va arriver ; tant
et si bien que toute signification vitale prêtée à ce qui arrive
est mise entre parenthèses, et que nulle forme discrimina-
trice n’y est plus projetée. Cela revient à s’abandonner à
l’océan qu’il y a, au lieu d’essayer de nager en lui et de
s’ériger en nageur face à lui. Cela a pour nom l’épochè, une
épochè entière, encore vierge de tout projet réflexif. Or, en
cette acmé qui est aussi le point de départ obligé de l’œuvre
phénoménologique, il n’est pas question d’adhérer à
quelque forme courante de réalisme, pas plus le réalisme
ordinaire du monde-de-la-vie que le réalisme scientifique
des entités théoriques. Dans l’épochè radicale, la réalité est
là mais elle n’a ni nom ni forme, la réalité s’impose mais
elle n’impose rien de déterminé. Dans l’épochè radicale, le
308 MAINTENANT LA FINITUDE

réalisme se dissout dans l’excès de la réalité par rapport à


toute doctrine qui lui prêterait ses traits formels, et par
rapport à l’« attitude naturelle » de la vie ordinaire. Dans
l’épochè, la cohérence entre le dire et le faire est atteinte
par la double suspension du dire et du faire. Bien entendu,
dans l’état d’épochè, il n’est plus question d’obtenir un
savoir, mais seulement un pur voir. Ce voir de l’épochè pré-
pare tous les savoirs, y compris le savoir réflexif, mais il ne
saurait s’y substituer.

L’auto-consistance corrélationniste II :
théorie de la décision contextuelle
Il reste à parcourir une étape supplémentaire de la quête
de savoir pour parachever l’édifice épistémologique du cor-
rélationnisme : étendre la clause de cohérence radicale aux
règles du faire qu’énoncent les théories de la décision.
Quelle procédure de décision est conforme au système
d’une épistémologie normative transcendantale et d’une
épistémologie naturalisée énactive ? Autrement dit, quelles
sont les règles formelles d’un faire guidé par le dire corréla-
tionniste ? Il ne suffit pas de qualifier les théories de la
décision qui répondent à cette condition de « non-clas-
siques ». Car les théories que nous cherchons ne se
contentent pas d’apporter correctif sur correctif pour com-
penser les conséquences d’un postulat de pré-détermina-
tion d’agents rationnels placés face à un ensemble de
situations elles-mêmes pré-déterminées. Les théories que
nous cherchons inversent complètement ce postulat, en
supposant que ni les préférences des agents ni les objets
entre lesquels ils optent ne sont déterminés d’avance ; que les
préférences et les objets se co-déterminent dans le contexte
de la situation de choix. Conformément au paradigme de
l’énaction, il n’y a rien de tel ici que des objets extérieurs
donnés d’avance à propos desquels des sujets certains de
leurs propres opinions ne possèdent que des renseigne-
ments fragmentaires ; et par suite, il n’y a rien de tel non
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 309

plus qu’un processus de décision conduit sur la base de la


méconnaissance partielle d’un environnement pré-déter-
miné, tel que le formalise la théorie classique des probabili-
tés dans sa variété bayésienne. Dès lors, il faut se demander
quelle variété alternative de calcul des probabilités est apte
à anticiper les décisions d’agents placés en situation de
double indétermination (à propos d’eux-mêmes aussi bien
que de leur environnement), puis en situation de levée de
cette double indétermination dans le moment d’une co-
détermination.
Cette variété alternative de calcul des probabilités est à
vrai dire très connue, puisqu’on l’emploie depuis près d’un
siècle en physique. Elle constitue le cœur formel de la théo-
rie quantique. Le calcul quantique des probabilités a en
effet été construit pour prendre d’emblée en charge une
double indétermination, qui peut être levée dans le seul
contexte d’un acte de mesure ou d’un acte de choix : l’indé-
termination du savoir, et l’indétermination de ce sur quoi
porte ce savoir 1. La contradiction relevée dans la théorie
classique de la décision est ainsi évitée, puisque le faire
quantique de l’incertitude probabiliste incorpore par
avance les conséquences du dire théorique de l’indétermi-
nation, et que, par conséquent, les deux s’accordent. Dans
un cadre quantique, la portée de l’incertitude dans laquelle
se trouve le sujet de la connaissance, exprimée par l’usage
d’un calcul des anticipations purement probabiliste, n’est
plus minimisée en l’attribuant au seul caractère lacunaire
de son information individuelle. Au lieu de cela, elle se voit
reconnaître une signification fondamentale, puisqu’elle
reflète l’absence de pré-détermination des phénomènes que
le sujet cherche à anticiper.
Sans entrer dans le détail du formalisme quantique, on
peut facilement y percevoir une marque de la double indé-
termination que nous venons d’évoquer. Cette marque est

1. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,


op. cit. ; M. Bitbol, « Quantum mechanics as generalized theory of
probability », loc. cit.
310 MAINTENANT LA FINITUDE

le principe de superposition des états, dont nous retiendrons


l’énoncé simple et imagé de Paul Dirac. Selon Dirac, ce
qu’exprime le principe de superposition, ce n’est pas un
manque d’information à propos de propriétés intrinsèque-
ment déterminées, ou à propos d’états fixés d’avance, mais
une indétermination telle que tout se passe comme si la
prévision probabiliste portait sur « des propriétés qui sont
de quelque façon vague intermédiaires entre celles des deux
états originaux 1 ». C’est uniquement lors de la mesure que
cette suspension dans un entre-deux, cette indétermination,
est symboliquement tranchée par le procédé de la « réduc-
tion des états ». Le savoir du sujet et la propriété de l’objet
sont alors co-déterminés à l’instant même de l’interaction
expérimentale.
Il en résulte un enseignement capital pour le débat entre
les paradigmes réaliste et corrélationniste de l’épistémolo-
gie. Dans la théorie-cadre de la physique contemporaine
qu’est la mécanique quantique, la corrélation épistémique
s’inscrit dans la structure même des mathématiques prédic-
tives. Cette structure, qui incorpore la corrélation dans ses
profondeurs, a des conséquences très différentes de celles
d’une théorie classique des probabilités ; des conséquences
tellement déviantes par rapport à ces dernières qu’elles ont
été presque universellement perçues comme « para-
doxales ». Or, les conséquences dites « paradoxales » du
calcul quantique des probabilités corrélationnelles sont
expérimentalement testables et bien corroborées. Dans ces
conditions, la théorie quantique pourrait s’appeler à bon
droit une « théorie générale de la prévision corrélation-
nelle », et son succès devrait être lu comme le meilleur
témoignage possible de la fécondité et de la généralité du
cercle épistémologique corrélationniste. Nous en verrons
des exemples précis au chapitre VII.

1. P.A.M. Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, Oxford Uni-


versity Press, 1981, p. 13.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 311

Le corrélationnisme comme principe d’intelligibilité


de la physique contemporaine
Le succès pragmatique (technologique aussi bien qu’ex-
périmental) de la théorie quantique est depuis longtemps
avéré en physique microscopique. Mais il faut y ajouter de
récents succès spectaculaires dans l’application d’une théo-
rie quantique généralisée aux choix humains 1. Ces succès,
de plus en plus étendus, montrent que transposer à la théo-
rie de la décision le calcul des probabilités indéterminées
de la mécanique quantique, va bien au-delà de l’analogie.
Ils révèlent en fait la commune nature (relationnelle) des
deux classes de phénomènes concernés.
On a pu montrer, par exemple, que la répartition statis-
tique des choix des locuteurs concernant le sens de mots
polysémiques, présentés dans des contextes discursifs diffé-
rents, corrobore toutes les prévisions de la théorie quan-
tique, y compris celles qui étaient considérées dans le cadre
d’une épistémologie réaliste comme le reflet de caractéris-
tiques sans précédent des entités de la physique microsco-
pique. Tel est le cas de la célèbre « non-séparabilité 2 »
quantique, qui est souvent présentée comme l’expression de
réelles communications instantanées à distance, dites « non-
locales », entre des objets microscopiques. La signature sta-
tistique de la « non-séparabilité » (à savoir la violation des
inégalités de Bell 3) se retrouve pourtant à l’identique dans

1. J. Busemeyer et P. Bruza, Quantum Models of Cognition and Deci-


sion, Cambridge University Press, 2012 ; H. Zwirn, « Formalisme quan-
tique et préférences indéterminées en théorie de la décision », dans
M. Bitbol (éd.), Théorie quantique et sciences humaines, CNRS Éditions,
2009 ; V. Danilov et A. Lambert-Mogiliansky, « La théorie non-clas-
sique de la mesure : un cadre pour les sciences du comportement », dans
M. Bitbol (éd.), Théorie quantique et sciences humaines, op. cit.
2. P. Bruza, K. Kitto, D. Nelson et C. McEvoy, « Is there something
quantum-like about the human mental lexicon ? », Journal of Mathe-
matical Psychology, no 53, 2009, p. 362-377.
3. B. d’Espagnat, À la recherche du réel, Gauthier-Villars, 1979. Nous
reviendrons plus longuement sur la question de la non-séparabilité au
chapitre VII.
312 MAINTENANT LA FINITUDE

l’analyse des choix sémantiques de locuteurs qui ne commu-


niquent aucunement entre eux, mais qui sont simplement
confrontés à une multitude de contextes de parole. Il s’avère
à partir de là que, loin d’être une propriété hors du commun
d’entités « étranges » du domaine microscopique, loin de
révéler de mystérieuses influences instantanées entre elles, les
manifestations statistiques attribuées à la « non-séparabi-
lité » sont un trait universel de la contextualité des détermi-
nations (c’est-à-dire de leur caractère corrélationnel).
L’enseignement de ces récents développements théo-
riques est très clair. Le succès de la théorie quantique dans
des domaines si différents de la physique microscopique
ne s’explique pas par une communauté de nature entre les
électrons et les êtres humains, ni par l’épiphanie d’une
couche d’être cachée dont les particules élémentaires et la
conscience humaine seraient deux aspects tangibles, mais
par leur commune absence de toute autre caractéristique
que corrélationnelle. La contextualité, ce trait négatif d’un
manque de pré-détermination, que partagent les résultats
expérimentaux de la physique microscopique, la réponse
verbale à des questions sémantiques, les choix d’action, et
d’autres phénomènes relevant de la plupart des domaines
de la connaissance, suffit à rendre raison de la conformité
de toutes ces données hétérogènes aux prévisions probabi-
listes unifiées de la théorie quantique 1.
Je m’appuie sur ce constat pour déclarer à nouveau que
le courant du réalisme spéculatif fait fausse route en ce qui
concerne la crédibilité qu’il croit tirer de son compagnon-
nage avec les sciences de la nature. S’il est vrai qu’une épis-
témologie réaliste conforte la philosophie spontanée de la
plupart des chercheurs scientifiques 2, et confère ainsi de la
crédibilité aux attributions d’existence à des entités ou à
des événements passés, elle est un facteur d’incompréhen-
sion profonde du sens des théories scientifiques les plus
1. M. Bitbol (éd.), Théorie quantique et sciences humaines, op. cit.,
introduction.
2. L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Mas-
pero, 1974.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 313

avancées, et tout particulièrement des théories physiques


contemporaines. Car ce sens, tel qu’il se dégage d’une étude
soigneuse de l’histoire des sciences, n’est autre que celui
d’une expansion périodique du domaine d’application des
principes de relativité, et du remplacement systématique des
entités ou des propriétés d’une phase antérieure, par les
invariants trans-relationnels d’une phase ultérieure du
développement de la physique 1. Ce n’est donc que dans le
cadre d’un cercle épistémologique corrélationniste que le
dire philosophique s’accorde pleinement avec un faire
scientifique qu’il ne faut surtout pas confondre (comme le
signalait Einstein 2) avec ce qu’en disent les chercheurs. Loin
d’être une sorte de sagesse hautaine, par laquelle le philo-
sophe se prétendrait plus clairvoyant que le chercheur sur
l’essence de sa pratique, alors qu’il n’en est qu’un observa-
teur indifférent, le cercle épistémologique corrélationniste
est seul à pouvoir fonder cette pratique, au sens fichtéen
d’un accord évolutif, sans cesse révisé au fur et à mesure
des avancées scientifiques, du faire théorique avec le dire
philosophique.
Pour récapituler, c’est bien dans le cadre du cercle épisté-
mologique corrélationniste, et de lui seul, que s’opère la
genèse continuée de l’arrière-plan transcendantal qui
accompagne et rend possible l’expansion des savoirs scien-
tifiques. Ce fait est souvent oublié durant les périodes de
« science normale », propices aux cristallisations dogma-
tiques du discours des chercheurs sur des propriétés et des
événements traités comme s’ils survenaient d’eux-mêmes
dans la nature. Il ne redevient évident que durant les phases

1. E. Cassirer, La Théorie de la relativité d’Einstein, Éditions du Cerf,


2000 ; M. Bitbol, J. Petitot et P. Kerszberg (éds.), Constituting Objecti-
vity : Transcendental Perspectives on Modern Physics, Springer, 2009.
2. « Tenez compte de ce que font les scientifiques, pas de ce qu’ils
disent à propos de ce qu’ils font » (« Heed what scientists do, and not
what they say about what they do »). A. Einstein, Herbert Spencer
Lecture, 1933, cité par T. Ryckman, The Reign of Relativity, Oxford
University Press, 2005, p. 81.
314 MAINTENANT LA FINITUDE

« révolutionnaires » de l’histoire des sciences 1 où les théo-


ries, aussi bien que leurs ontologies véhiculaires, se liqué-
fient, et ne se rétablissent qu’à la faveur d’une redéfinition
du « […] concept de propriété, de façon que ce dernier
contienne en soi le concept de relation 2 ». Les détermina-
tions tenues pour « absolues » au cours d’une phase de
« science normale », sont systématiquement démasquées, et
reconduites à une relativité épistémique, lors de la phase
« révolutionnaire » qui la suit ; et la période suivante de
« science normale » s’établit lorsque cette relativité devient
si familière et reproductible qu’elle est rejetée à l’arrière-plan
jusqu’à faire surgir l’apparence de nouvelles déterminations
absolues. Toutes les grandes transitions des sciences phy-
siques ont suivi ce scénario. Les cas les plus évidents en sont
la naissance de la physique galiléenne (sur les décombres de
l’absolutisation aristotélicienne des « lieux naturels »), celle
de la relativité einsteinienne (sur les décombres des vitesses
absolues de propagation dans l’« éther »), et celle de la théo-
rie quantique (sur les décombres, bien plus impressionnants,
du concept général de détermination absolue 3). Et tous les
retours à la science normale reposent sur la même amnésie.
C’est le cas de la mécanique classique, avec ses détermina-
tions cinématiques et dynamiques progressivement traitées,
dans l’oubli du geste galiléen, comme des propriétés intrin-
sèques des corps matériels ; c’est le cas de la physique relati-
viste, avec ses intervalles d’espace-temps devenus de

1. M. Bitbol, « Relations, synthèses et arrière-plans : physique


contemporaine et philosophie transcendantale », Archives de philoso-
phie, no 63, 2000, p. 595-620.
2. E. Cassirer, La Théorie de la relativité d’Einstein, op. cit., p. 69.
3. En théorie quantique, seules certaines déterminations (appelées
« valeurs d’observables supersélectives ») sont traitées comme si elles
étaient absolues. La masse et la charge électrique des particules en
sont un exemple. Mais à l’examen, il apparaît que ces déterminations
apparemment privilégiées ne sont en fait qu’un cas particulier du cas
général des observables ordinaires, constitutivement relationnelles.
Voir D. Giulini, C. Kiefer et H.D. Zeh, « Symmetries, superselection
rules, and decoherence », Physics Letters, no 199, 1995, p. 291-298.
UNE GENÈSE CONTINUÉE DU TRANSCENDANTAL… 315

nouveaux absolus dans l’oubli du geste einsteinien initial ;


et c’est encore le cas de la physique quantique, avec ses redé-
finitions crypto-relationnelles du concept de propriété 1.
Mais la physique quantique, à la différence de toutes les
autres théories relevant d’une phase de « science normale »,
continue d’opposer une sourde résistance, sous forme
d’énigmes et de paradoxes, à la banale tentative de ré-abso-
lutiser ses observables relationnelles. Ces dernières ont dès
lors été implicitement érigées en normes, au lieu de rester
des exceptions surmontables. Après avoir servi d’impulsion
créatrice à la physique, la corrélation est devenue sa res-
source universelle dans le domaine quantique. Nous en ver-
rons quelques conséquences spectaculaires au chapitre VII.
Avant cela, cependant, nous devons nous interroger sur
le deuxième grand argument du matérialiste spéculatif,
juste après l’argument-maître. À l’examen, cet argument
est moins impressionnant que l’argument-maître, car il ne
s’appuie que sur la philosophie spontanée des chercheurs
scientifiques, et sur l’adhésion que ne peut s’empêcher de
lui accorder le « bon sens » de ceux qui partagent avec eux
l’« attitude naturelle ». Il s’agit de l’argument des « faits
ancestraux » par lequel Quentin Meillassoux ouvre son
livre ; un argument si simple et si lumineux qu’il a le pou-
voir de susciter une conviction irréfléchie de la part de ses
lecteurs. C’est ce défi de l’adhésion immédiate que nous
allons prendre à bras le corps.

1. R. Omnès, The Interpretation of Quantum Mechanics, Princeton


University Press, 1994, p. 115. Roland Omnès appelle « propriété »
du système physique un projecteur sur l’une des directions propres de
l’observable qu’on mesure sur lui. Le concept relationnel de « mesure »
(par un appareil sur un système) est manifestement impliqué dans cette
définition d’une détermination qui se voudrait pourtant « propre » au
système.
VI

LE BIG BANG VU DE MAINTENANT :


CRITIQUE DE L’ANCESTRALITÉ

Rien ne fut accompli avant que mon regard


ne s’y posât ; tout devenir se tenait immobile.
R.M. Rilke

« Ils ont des yeux et ne voient pas 1. » La première façon


de ne pas voir, c’est de traverser négligemment le voyant
que l’on est. La seconde façon de ne pas voir, c’est de
s’étonner qu’on puisse reconnaître la primauté de ce
voyant, tant il est invisible. S’imposant après coup, à l’issue
d’un débat philosophique, cette seconde forme de cécité
n’a pas l’innocence de la première. Elle est de ce fait plus
profonde : « Ils voient sans voir 2. »
Or, il semble bien que le matérialiste spéculatif soit
atteint de ce trouble visuel accentué, face à l’approche
réflexive de la connaissance que proposent les « corréla-
tionnismes ». Il en comprend la motivation avec une acuité
philosophique rarement égalée. Mais, la voyant il n’en voit
pas toutes les ressources, et ne l’expose que pour la briser

1. Jérémie, 5, 21, dans La Bible, traduction de A. Chouraqui, Desclée


de Brouwer, 1985, p. 833.
2. Matthieu, 13, 13, dans La Bible, op. cit., p. 1902.
318 MAINTENANT LA FINITUDE

au plus vite contre ce qu’il pense être son caractère logique-


ment aberrant. Pour le matérialiste spéculatif, il n’est même
pas évident que le processus argumentatif de la reductio ad
absurdum doive être mené à son terme, tant le paysage de
pensée du philosophe corrélationniste lui paraît périmé au
regard de la prégnance culturelle de la pensée scientifique
et de son penchant spontanément réaliste. Le corrélation-
nisme n’est-il pas manifestement caduc à l’âge d’une science
qui revendique (fût-ce à coup de paris spéculatifs soumis
au contrôle de l’expérimentation) de progresser asymptoti-
quement vers la vérité absolue sur le monde ?

« Ils voient sans voir » : Einstein face au renouveau


épistémologique de Bohr

Le « voir sans voir » est une configuration mentale


répandue dans l’arène épistémologique, et il peut être utile
d’en signaler au moins un antécédent, avant d’exposer son
rôle dans le débat entre le corrélationnisme et le matéria-
lisme spéculatif. Un bon exemple est celui du célèbre débat
entre Einstein et Bohr, autour du paradoxe d’Einstein,
Podolsky et Rosen. Formulé en 1935, ce paradoxe avait
pour but de mettre en évidence ce que ses auteurs affir-
maient être l’« incomplétude » de la mécanique quan-
tique 1. Mais le « paradoxe » en question n’en est demeuré
un que parce qu’Einstein a refusé de prendre au sérieux
l’une des stratégies les plus plausibles pour le désamorcer ;
une stratégie qu’il a pourtant assez bien comprise, et qu’il
a exposée avec concision avant de la déclarer inepte. On
est en droit de dire qu’il voyait la solution (ou plutôt la
dissolution) du paradoxe, sans vraiment la voir.
Commençons par ce qu’Einstein voyait : « On n’arrive-
rait pas à notre conclusion si on insistait sur le fait que
deux quantités physiques ou davantage, ne peuvent être

1. On trouvera au chapitre VII de ce livre un développement plus com-


plet sur le thème du paradoxe d’Einstein, Podolsky et Rosen.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 319

considérées comme des éléments de réalité simultanés que


lorsqu’elles peuvent être simultanément mesurées ou pré-
dites 1. » Autrement dit, de l’aveu d’Einstein, sa tentative
de démontrer (par l’absurde) que la mécanique quantique
est incomplète, serait automatiquement inactivée sous une
condition très simple : qu’on évite d’accorder la moindre
« réalité » simultanée à des quantités physiques lorsque
celles-ci ne peuvent pas être conjointement mesurées ou pré-
dites avec exactitude. Sous cette condition, on ne pourrait
plus reprocher à la mécanique quantique de ne contenir
nulle contrepartie symbolique de la valeur exacte simulta-
née de deux quantités physiques dites « conjuguées » attri-
buées à un système, comme la position Q et la quantité de
mouvement P. On ne pourrait plus le lui reprocher, pour
la simple raison que ces couples de quantités conjuguées
relèvent d’observables « incompatibles », qui ne se prêtent
pas à une mesure ou à une prédiction exacte conjointe, et
qui manquent donc de la moindre créance empirique pour
se voir attribuer une « réalité » simultanée. La mécanique
quantique est complète dans le champ des phénomènes
effectivement observables et prédictibles, ce qui devrait suf-
fire à lui assurer une respectabilité épistémologique égale à
celle des théories classiques.
Pourtant, juste après avoir évoqué cette option qui aurait
pu faire tourner le débat en sa défaveur, Einstein la récuse
au nom du sentiment de son « évidente » absurdité.
Quelque chose, sans doute une fausse certitude véhiculée
par d’anciens présupposés, l’empêche de voir ce qu’il a
pourtant clairement vu : « De ce point de vue, puisque
l’une ou l’autre des quantités P et Q peut être prédite, mais
pas les deux simultanément, elles ne sont pas simultané-
ment réelles. Cela fait dépendre la réalité de P et Q du

1. A. Einstein, B. Podolsky et N. Rosen, « Can quantum-mechanical


description of physical reality be considered complete ? », Physical
Review, no 47, 1935, p. 777-780, dans J.A. Wheeler et W.H. Zurek,
Quantum Theory and Measurement, Princeton University Press, 1983,
p. 141.
320 MAINTENANT LA FINITUDE

processus de mesure effectué sur le premier système, qui ne


perturbe en aucune manière le second système. On ne peut
pas s’attendre à ce qu’une quelconque définition raisonnable
de la réalité permette cela 1. » En peu de mots, il serait
déraisonnable, selon Einstein, de faire reposer la définition
de la « réalité » des variables physiques sur la possibilité de
les mesurer ou de les prédire simultanément avec exactitude.
D’après lui, une définition acceptable de la réalité des pro-
priétés physiques ne devrait pas dépendre de la possibilité
d’y accéder effectivement ou prédictivement.
Mais qu’en est-il de son allusion au fait que la mesure
effectuée sur le premier système ne perturbe pas le second
système ? Pour la comprendre, il faut préciser quelques
traits de l’expérience de pensée inventée par Einstein dans
le but de prouver la prétendue incomplétude de la méca-
nique quantique. Einstein imagine un couple de systèmes
corrélés tel que la distance de l’un à l’autre, ainsi que la
somme de leurs quantités de mouvement, soient précisé-
ment déterminées. À partir de là, la mesure de la quantité
de mouvement du premier système détermine automati-
quement (par une simple soustraction) la quantité de mou-
vement qu’on évaluerait sur le second système si l’on faisait
la mesure ultérieurement. Cette détermination s’opère sans
qu’on ait touché en rien au second système, et sans qu’on
l’ait donc perturbé en quoi que ce soit, sauf à postuler de
curieuses influences instantanées (« non-locales ») circulant
d’un système à l’autre 2. Puisque, par ailleurs, on peut
mesurer directement la position du second système, il
semble que ses deux variables d’état, quantité de mouve-
ment et position, puissent être précisées simultanément,
alors même que la mécanique quantique n’offre aucune
transcription symbolique de cette double détermination.
L’une (la quantité de mouvement) est définie prédictive-
ment par sa mesure indirecte via le premier système, et
l’autre (la position) est définie catégoriquement par sa

1. Ibid.
2. Voir le chapitre VII pour une critique de la non-localité.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 321

mesure directe sur le second système. D’où l’imputation


renouvelée d’incomplétude dont Einstein charge la méca-
nique quantique. Car, selon lui, il serait inadmissible de
refuser d’attribuer une valeur intrinsèquement bien définie
à la quantité de mouvement du second système après qu’on
a mesuré la quantité de mouvement du premier système,
même si on ne la mesure pas effectivement sur le second
système. Il est vrai qu’on s’est coupé de toute possibilité
ultérieure de vérifier la valeur prédite de la quantité de
mouvement du second système en ayant mesuré à sa place
sa position. Car la mesure de la position du second système
est censée « perturber » sa trajectoire, et donc rendre
caduque la prédiction de sa quantité de mouvement tirée
(par soustraction) de la mesure antérieure de la quantité
de mouvement du premier système. Sur le plan quantitatif,
cette incompatibilité entre la détermination de la position
et de la quantité de mouvement d’un même système à un
même instant s’exprime par les relations d’indétermination
de Heisenberg. Mais Einstein considère qu’aucune défini-
tion raisonnable de la réalité ne permet de refuser d’attri-
buer une valeur intrinsèquement bien définie à une variable
prédite avec certitude, sous prétexte qu’on ne l’a pas mesu-
rée, et qu’ayant mesuré une autre variable à sa place on ne
pourra plus jamais vérifier cette prédiction.
Mettre en œuvre la stratégie récusée par Einstein n’impo-
sait pourtant pas de soutenir une conception alternative,
disons positiviste ou empiriste, de la théorie physique. Il
suffisait de suspendre le jugement, le discours, et même la
pulsion spéculative au sujet de ce que pourrait être une
réalité « en elle-même » compte non tenu des possibilités de
principe d’y accéder expérimentalement et de s’orienter à
partir de cet accès. Il fallait en somme aller jusqu’au bout
de la posture réflexive de Bohr, en évitant soigneusement
de confronter la théorie physique à une idée préconçue de
la « réalité », et en se demandant au lieu de cela quel sens
il peut bien y avoir à parler d’une réalité indépendante dans
le nouveau paysage théorique instauré par la mécanique
322 MAINTENANT LA FINITUDE

quantique. Selon une théorie comme la mécanique quan-


tique, qui ne se prétend pas descriptive des variables phy-
siques, mais seulement prédictive des valeurs qu’on leur
assignera à l’issue d’une mesure, l’attribution (même hypo-
thétique) de variables à un système physique est suspendue
à la mise en place des conditions expérimentales qui per-
mettent au minimum d’en prédire les valeurs ultérieure-
ment mesurées. Or, remarque Bohr 1, les conditions d’une
prédiction de la position du second système ne peuvent plus
être établies si la mesure de la quantité de mouvement est
effectivement accomplie sur le premier système. Seule, à
partir de là, la quantité de mouvement du second système
peut être prédite par soustraction, tandis que sa position
ne le peut plus. Il est vrai qu’on a encore la ressource de
mesurer la position du second système pour la connaître
directement, mais dès que cet acte est accompli, c’est, réci-
proquement, la quantité de mouvement de ce second sys-
tème qui ne peut plus être prédite avec exactitude. Même
dans la configuration exceptionnelle de l’expérience de
pensée à deux systèmes inventée par Einstein, par consé-
quent, il reste impossible de prédire simultanément avec
exactitude la valeur de deux variables conjuguées d’un sys-
tème, tout autant qu’il est impossible de les mesurer simul-
tanément avec exactitude. En bon accord avec une clause
d’adéquation de la théorie à l’expérimentation, les limites
de la prédiction quantique sont strictement coextensives
aux limites des possibilités de la mesure. Le problème, selon
Bohr, est que s’il n’y a de sens ni à prédire ni à mesurer
simultanément deux variables, il n’y a pas davantage de

1. « Il y a essentiellement la question d’une influence sur les condi-


tions mêmes qui définissent les types possibles de prédictions concer-
nant le comportement futur du système », N. Bohr, « Can quantum-
mechanical description of physical reality be considered complete ? »,
Physical Review, no 48, 1935, p. 696-702, dans J.A. Wheeler et W.H.
Zurek, Quantum Theory and Measurement, op. cit., p. 148. Pour une
interprétation plus détaillée de cette phrase quelque peu cryptique,
voir M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
op. cit., p. 249-256.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 323

sens à leur attribuer des valeurs simultanément détermi-


nées. Ainsi, la thèse de l’incomplétude de la mécanique
quantique se trouve-t-elle inactivée avant même d’avoir pris
son essor.
Cette approche critique était la fois évidente pour Ein-
stein, comme en témoigne le fait qu’il en a offert une for-
mulation, et impensable pour lui, puisqu’il n’a pu l’énoncer
que sous la forme d’une caricature positiviste. Bien qu’aisé-
ment énonçable, elle demeurait en quelque sorte invisible à
ses yeux. Sans doute, d’ailleurs, l’approche bohrienne
demeure-t-elle impensable et invisible à beaucoup de physi-
ciens contemporains, qui ne peuvent pas renoncer à la
composante spéculative de leur discipline 1. Mais le fait que
certains physiciens importants 2 ne cessent de la faire
revivre, et qu’elle ait été remarquablement clarificatrice de
l’une des principales théories physiques contemporaines,
suffit à prouver sa fécondité intra-scientifique. Cela suffit
par conséquent à montrer qu’elle n’a rien d’une greffe phi-
losophique artificielle sur le corps glorieux et autonome
de la science, contrairement à ce qu’affirme le matérialiste
spéculatif. Au total, l’approche réflexive et corrélationnelle
de la théorie physique s’avère soutenable, et même éluci-
dante, dans tous les cadres ; pas seulement dans le cadre
d’une philosophie « continentale » blâmée de s’enfermer
dans l’orgueil de ses étranges savoirs, mais encore pour la
réflexion interne que mènent les chercheurs sur leur disci-
pline scientifique. Cette remarque, fondée sur le cas de la
physique quantique, va encore se renforcer dans la discus-
sion sur d’autres thèmes scientifiques.

1. Sur ce point, voir I. Stengers, Cosmopolitiques, La Découverte,


1997, t. IV : Mécanique quantique : la fin du rêve.
2. C. Bruckner et A. Zeilinger, « Operationally invariant information
in quantum mechanics », Physical Review Letters, no 83, 1999, p. 3354-
3357 ; A. Peres, Quantum Theory, Concepts and Methods, Springer,
2005.
324 MAINTENANT LA FINITUDE

À quoi les énoncés ancestraux sont-ils relatifs ?

Nous sommes maintenant prêts à mettre au jour le voir


sans voir du matérialiste spéculatif, lorsqu’il affronte le pro-
blème de l’« ancestralité ». Ce problème est formulé ainsi :
« la science expérimentale est aujourd’hui capable de pro-
duire des énoncés concernant des événements antérieurs à
l’avènement de la vie comme de la conscience 1 » ;
comment donc donner sens à de tels énoncés, dans le cadre
d’un corrélationnisme épistémologique qui tient toute pro-
position scientifique pour relative à l’activité de connais-
sance d’un être conscient ? Meillassoux expose à deux
reprises, avec une certaine lucidité, les deux stratégies dont
dispose le corrélationniste s’il veut rendre raison dans ses
propres termes des événements d’un passé assez lointain
pour exclure qu’ils se soient déroulés en présence d’obser-
vateurs humains 2. Ray Brassier, qui le soutient, expose
également ces deux stratégies pour mieux les critiquer 3.
Première stratégie : certains événements anciens n’ayant
pas pu se manifester à des sujets empiriques aptes à les
repérer, puisqu’aucun être humain ne vivait à l’époque de
leur occurrence, ils sont toutefois donnés à connaître à un
sujet transcendantal intemporel et abstrait ; ils valent pour
ce sujet transcendantal, relativement à lui 4.
Deuxième stratégie : la relativité de ces événements
archaïques à un acte épistémique humain qui leur serait
contemporain étant évidemment exclue, on peut néan-
moins soutenir leur relativité à l’acte présent consistant à
les reconstituer a posteriori en s’appuyant sur un savoir his-
torique ou archéologique.

1. ALF, p. 24.
2. ALF, p. 30-36 et 169.
3. R. Brassier, Nihil Unbound, op. cit., p. 57-62.
4. Voir à ce propos la recension de Peter Hallward, « Tout est pos-
sible », Revue des livres, no 9, 2009, et la réponse de Nathan Brown :
https://speculativeheresy.wordpress.com/2008/11/16/on-after-finitude-
a-response-to-peter-hallward.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 325

Les deux stratégies convergent dès qu’on a jeté un regard


critique sur le concept de « sujet transcendantal », et qu’on
a saisi qu’il représente une synthèse incertaine des formes
de l’intelligence collective dont nous participons, du fait de
notre incarnation dans une « chair » à la fois voyante et
vue, et de l’acte présent de connaître situé en amont de
toute identification à un « nous » ou à un « moi ». L’intem-
poralité du sujet transcendantal n’est dans ces conditions
qu’un nom d’emprunt pour l’universalité a-temporelle des
formes de l’intelligence et pour la pré-temporalité de main-
tenant. Quant à la désignation d’un sujet transcendantal
comme pôle connaissant de la relation avec l’objet connu,
elle n’est que l’hypostase dualiste du travail de germination
de la polarité épistémique dans le milieu unique du présent
vivant et vécu. Dès lors, la relativité-racine, celle dont
toutes les autres relativités sont des surgeons, est la relati-
vité vis-à-vis d’un présent en acte. Une relativité au présent
vivant qui, contrairement à ce qu’affirme Ray Brassier,
n’implique pas la mise sous tutelle du temps physico-cos-
mologique par le temps d’une vie concrète incarnée,
puisque le fait même de l’incarnation et de sa temporalité
vécue se donne au présent 1.
La relativité au présent s’atteste dès l’œuvre de Kant, ce
corrélationniste originel : « tous les événements écoulés
depuis un temps immémorial avant mon existence ne signi-
fient pourtant pas autre chose que la possibilité de prolonger
la chaîne de l’expérience, en remontant à partir de la percep-
tion présente jusqu’aux conditions qui la déterminent quant
au temps 2 ». La perception présente rassemble ici en elle
non seulement la manifestation du phénomène, mais aussi
l’origine du système des coordonnées temporelles, et le prin-
cipe structural de tout repérage chronologique.
Avec une généalogie aussi respectable, la thèse de la rela-
tivisation de l’ancestralité au présent vivant ne peut être

1. R. Brassier, Nihil Unbound, op. cit., p. 62.


2. E. Kant, Critique de la raison pure, B523, dans E. Kant, Œuvres
philosophiques I, op. cit., p. 1141.
326 MAINTENANT LA FINITUDE

repoussée que moyennant une solide argumentation. C’est


un tel appareil argumentatif que le matérialiste spéculatif
entreprend de mobiliser, afin de mettre en déroute la vision
selon lui contre-intuitive du passé lointain que soutient le
corrélationniste. Mais dans le feu de la controverse ainsi
rallumée par lui, le matérialiste spéculatif montre qu’il n’a
pas vraiment su voir cette thèse corrélationniste radicale,
parce qu’il en a ignoré le cœur productif.
Qu’y a-t-il donc d’insoutenable, selon le matérialiste spé-
culatif, dans la conception radicalement corrélationniste du
passé pré-humain ? Deux écarts par rapport à la littéralité
des affirmations scientifiques de préexistence d’un événe-
ment naturel. D’une part, la thèse corrélationniste semble
nier l’antériorité chronologique du fait ancestral par rapport
à sa manifestation tardive dans un constat archéologique
actuel ; et elle semble la remplacer par une antériorité
logique inverse, qui attribuerait la précédence au constat
archéologique présent sur son objet factuel passé 1. D’autre
part, en paraissant ainsi négliger l’antériorité chronologique
des faits ancestraux, le corrélationniste réduit à néant la pré-
tention à la vérité des énoncés scientifiques à propos du
passé, pour ne pas dire leur sens et leur intérêt 2.
Or, en formulant ce double jugement négatif contre la
rétrojection corrélationniste des faits ancestraux, le maté-
rialiste spéculatif commet le même genre d’erreur par cari-
cature de la position de l’adversaire que celle que
commettait Einstein lorsqu’il critiquait Bohr. Pas plus que
Bohr ne réduisait (à la manière positiviste) la réalité phy-
sique aux résultats de mesure, le corrélationniste ne réduit
l’histoire du monde à sa manifestation actuelle 3. À l’instar

1. ALF, p. 32.
2. ALF, p. 34-35.
3. L’accusation (incorrecte) de nier la réalité du passé est portée par
le matérialisme spéculatif contre l’ultime défense du corrélationnisme.
« Il existe indubitablement des corrélationnistes qui refusent simple-
ment de reconnaître la pertinence de l’argument de l’archi-fossile. S’il
en va ainsi, ils n’ont guère d’autre choix que de nier la réalité du
domaine ancestral ». R. Brassier, Nihil Unbound, op. cit., p. 60. Ici
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 327

de Bohr, le corrélationniste se contente de suspendre le juge-


ment sur l’existence historique, et de préparer ainsi le ter-
rain pour un examen réflexif des critères présents de
l’attribution d’existence aux faits du passé. Loin de rempla-
cer l’antériorité chronologique (du fait) par l’antériorité
logique (du transcendantal), le corrélationniste cherche
dans la seconde le fondement de la première. Loin d’enle-
ver tout sens à l’affirmation qu’un événement antérieur a
eu lieu, le corrélationniste entreprend de fouiller la source
de ce sens et d’en raviver la fécondité. Il aide ainsi le cher-
cheur à refaire travailler cette source, là où son oubli au
profit de nodules de sens sédimentés et durcis risque de
conduire (et a déjà conduit) certaines sciences à une
impasse, ou à un débat sans issue sur de soi-disant « para-
doxes ».
Intercalons une précision à ce point, faute de quoi des
malentendus pourraient encore surgir. Remplacer la néga-
tion du passé par la suspension du jugement à l’égard du
passé, n’équivaut ni à un aveu de faiblesse, ni à une retraite
dans la position commode d’un simple agnosticisme onto-
logique. L’épochè est un geste infiniment plus radical que
tous les discours qu’elle suspend. Elle ouvre à l’étendue
entière de ce qui apparaît quand on cesse de courir après
des pépites d’apparaître. Elle instaure une vaste posture
d’accueil et de reconnaissance des procédés de la donation
de sens, au lieu de se précipiter vers la configuration de
pensée, de discours, et d’action esquissée par un sens donné
d’avance. L’épochè ne se laisse pas plus séduire par le sens
anti-réaliste d’une surface phénoménale ne dissimulant
rien, que par le sens réaliste de choses profondes se mani-
festant superficiellement par des phénomènes ; pas plus par
le sens anti-réaliste de l’apparence, que par le sens réaliste
de l’être ; pas plus par le sens anti-réaliste des traces à
portée de la main, que par le sens réaliste de l’histoire loin-
taine. L’épochè est grosse de tous les sens, et ne s’identifie

encore, les matérialistes spéculatifs voient la relativité au présent, sans


réaliser qu’elle n’implique pas la réduction du passé au présent.
328 MAINTENANT LA FINITUDE

à aucun des sens particuliers qu’elle pourrait enfanter.


Dans cet espace élargi d’expérience, l’épochè dégage un ter-
rain neuf de connaissance qui n’est autre que celui de la
phénoménologie. Et elle offre à l’épistémologie les moyens
de sa lucidité à propos de ce qui justifie les imputations de
réalité aux objets, de ce qui soutient les prétentions des
théories à la vérité, et de ce qui autorise les chercheurs
à projeter une profondeur historique dépassant l’actualité
immédiate. Il en résulte que l’épochè est mieux qu’un a-
gnosticisme ; elle est une gnose de l’a-. Elle n’est pas un
non-savoir ; elle est le savoir d’avant les savoirs, le savoir de
la genèse des savoirs.

L’ancestralité en ce présent vivant

Quel est donc, du point de vue d’un jugement suspendu,


la fabrique la plus intime du sens de l’ancestralité ? Est-ce
la simple somme des informations disponibles à présent,
sous forme d’archives naturelles ou culturelles, de sédi-
ments ou de grimoires, d’échos électromagnétiques assour-
dis ou de tablettes d’argile couvertes de caractères
cunéiformes ? S’il en allait ainsi, si l’on ne retenait rien de
plus dans l’histoire que la platitude des documents pré-
sents, si le seul rapport sain qu’on pouvait établir avec les
profondeurs du temps était l’adhésion obtuse aux scarifi-
cations qu’elles ont laissées dans le monde contemporain,
si la seule lucidité à avoir vis-à-vis de l’ancestralité ressem-
blait au désabusement de l’anti-héros de la Nausée de
Sartre 1, alors on aurait en effet gommé le sens et l’intérêt
d’un discours sur le passé. On aurait même perdu de vue
ce qui rend plausible la revendication de vérité des énoncés
historiques. Or, il est possible de retrouver l’un et l’autre,
le sens et la vérité, en revenant au plus près de l’instant
présent, plus près que ce que les anti-réalismes les plus
extrêmes à propos du passé n’auraient osé le faire.

1. J.-P. Sartre, La Nausée, Gallimard, 1972, p. 139.


LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 329

Approchons-nous donc encore et encore de maintenant,


approchons-nous si près de lui que le présent étendu de la
lecture des documents nous semble par comparaison une
durée immense. Ce qu’on trouve alors est saisissant de sim-
plicité : une vibration faite d’impressions et d’anticipations,
d’ébauches de décryptage et de propositions explicatives,
d’une désorientation par l’inconnu et de son interprétation
comme trace de quelque chose de connu. Au cœur du pré-
sent vivant, le passé se donne à voir comme un domaine à
explorer, qu’il s’agit de discerner en devançant la mise à nu
des strates inconscientes, archéologiques, ou textuelles de
l’apparaître, puis de repenser encore et encore en fonction
de la trouvaille à peine accomplie. La mise à l’épreuve de
l’événement passé s’accomplit dans le cercle herméneutique
battant d’un présent où alternent les fouilles et les tenta-
tives d’interprétation, les découvertes d’archives et les recti-
fications par d’autres archives, les effondrements sur le sol
de l’actuel et les élans vers un moment révolu qu’il semble
manifester. Quant au sens du passé, il s’acquiert dans la
leçon que le présent sait lire en lui, dans l’aptitude qu’a
une histoire reconstruite à orienter les choix présents, dans
le jeu d’identification ou de distanciation entre l’être
humain actuel et les personnalités disparues. Loin de
confondre le passé avec un dépôt d’annales mortes, le cor-
rélationniste conséquent sait que ce passé ne cesse de vivre
et de renaître en lui, en nous ; et il va jusqu’à admettre que,
pour que le passé vive sans arrière-pensée, il est souvent
utile de refouler provisoirement le « codicille de la moder-
nité 1 » qu’est sa relativité à nous-présents.
Tout cela, acquisition du sens de l’époque révolue dans
les progrès présents et à venir de la recherche archéo-
logique, vitalisation de l’enseignement prêté aux ancêtres
par leur aptitude à éclairer les options présentes, auto-iden-
tification de chacun d’entre nous comme dépositaire d’un
héritage historique en devenir, solidification de la vérifiabi-
lité des épisodes reconstitués en vérité des énoncés sur le

1. ALF, p. 30.
330 MAINTENANT LA FINITUDE

passé, et occultation de ce processus dynamique entier au


profit des croyances qu’il engendre, c’est le travail intime
au terme duquel le « réalisme irrémédiable 1 » de l’énoncé
ancestral finit en pratique par s’imposer. Mais si, comme
on vient de s’en rendre compte, ce processus est entière-
ment déployable dans sa relativité à l’actuel, le réalisme est
inactivé dans l’éclair même de la compréhension de son
fondement. Si l’intégralité de ce qui nous convainc de la
réalité d’un événement révolu que nul regard intelligent n’a
jamais contemplé, est quelque chose qui vibre et qui agit
dans notre présent de chercheurs convaincus, alors le réa-
lisme à propos du passé s’avoue être une simple expression
doctrinale de la dynamique actuelle de notre processus de
conviction. Après tout, lorsque le contenu de l’immanence
présente est pleinement déployé, et que sa richesse produc-
tive est entièrement reconnue, rien n’y manque par rapport
à la transcendance des âges révolus que martèle le matéria-
liste spéculatif. Loin d’être une version appauvrie de la
« vraie » transcendance de l’« attitude naturelle », la trans-
cendance-dans-l’immanence-présente d’une phénoménolo-
gie sans concession en est au contraire une mise en
perspective et une amplification. Car la phénoménologie
suppose un regard agrandi, capable de maintenir les trans-
cendances en prise, mais d’embrasser simultanément le
motif qui conduit l’habitant de l’attitude naturelle à croire
en elles et à ignorer leur enracinement dans l’immanence.

Un sens aigu de l’engagement épistémique

Quel est donc ce motif ? Quelle justification peut bien


trouver la révolte profonde du matérialiste spéculatif, qui
exige que le « sens littéral (de l’énoncé ancestral) soit aussi
son sens ultime 2 », et qui repousse symétriquement la ten-
tation de prêter à l’énoncé ancestral le sens figuré de sa

1. ALF, p. 35.
2. ALF, p. 35.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 331

relativité à la quête archéologique présente ? C’est tout


simplement son désir d’engagement entier dans le jeu de la
synthèse d’un monde historique par la communauté des
chercheurs ; un engagement qui exclut la posture neutre et
analytique du spectateur philosophique. Car, ainsi que
l’écrit à juste titre Pierre Bourdieu, « le jeu se présente à
celui qui est “pris” au jeu, absorbé par le jeu, comme un
univers transcendant 1 ». Réciproquement, le jeu ne perd
les prestiges de la représentation d’un absolu qu’aux yeux
de qui n’est plus « pris » par lui, soit que sa passion se soit
éteinte dans la mélancolie, soit qu’elle ait été neutralisée
par la position de l’arbitre. La transcendance est l’illusion,
souvent féconde, qu’engendre la participation pleine et sin-
cère à un projet de connaissance aussi bien qu’à un jeu de
société. À l’inverse, l’effondrement dans l’immanence de la
vie ludique et épistémique, la dissipation de l’illusion trans-
cendante, ne sont rendus possibles que par un mouvement
de retrait vis-à-vis de l’engagement participatif, accompa-
gné d’une suspension des croyances tacites qu’il suppose.
Le résultat de cette réflexion, qui conduit à comprendre
sur le mode corrélationniste le rejet du corrélationnisme
par le matérialiste spéculatif, est pour le moins ambigu.
D’un côté, nous avons découvert le pot aux roses de la
transcendance : la croyance en un au-delà de l’apparence
découle de la participation intense, mais occultée, du
croyant au jeu de l’activité quotidienne, ou au jeu constitu-
tif du savoir scientifique. Nous avons alors compris
qu’ayant trop bien adopté le point de vue du chercheur, le
matérialisme spéculatif s’est mis volontairement dans
l’incapacité de le penser 2. Et nous avons décidé de prendre
le contre-pied de cette décision, en assumant comme règle
déontologique du philosopher la prescription de tirer coûte
que coûte les attitudes et les présupposés du chercheur sous
la lumière de la pensée. D’un autre côté, cependant, nous

1. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Éditions du Seuil, 1997,


p. 180.
2. Ibid., p. 117.
332 MAINTENANT LA FINITUDE

n’ignorons pas que la prise de distance réflexive, et


l’adjonction du « codicille de la modernité » qui va avec,
accroissent le risque d’une perte de motivation et de cohé-
sion des communautés de recherche si elles se transmettent
à leurs membres. Nous réalisons que cette perte est précisé-
ment ce que souhaite éviter le matérialiste spéculatif, parce
qu’il se vit comme acteur et promoteur d’une civilisation
scientifique. Et nous mettons sa stratégie préservatrice des
pseudo-transcendances sur le compte d’un projet d’expres-
sion empathique de l’élan et de l’être-au-monde du cher-
cheur. C’est dans l’atmosphère de cet écartèlement que
nous devrons travailler, en espérant tirer le meilleur parti
des deux postures : celle de la distanciation et celle de
l’engagement ; celle de la lucidité philosophique maintenue
jusqu’à la dissolution caustique, et celle de l’enthousiasme
scientifique poussé jusqu’à l’aveuglement sur ses propres
motifs.
Peut-être l’écartèlement est-il d’ailleurs indispensable,
parce qu’il ménage un lieu neutre d’où voir l’erreur com-
mune des deux positions antinomiques entre lesquelles il
est partagé. L’anti-réalisme et le réalisme à propos du passé
s’accordent à considérer que faire ressortir l’antériorité
logique de la pratique archéologique présente par rapport
à ses référents factuels passés, implique la négation ou la
négligence de l’antériorité chronologique des faits ances-
traux. L’anti-réaliste est trop engagé dans son inventaire
un peu myope des traces présentes pour bien comprendre
comment des représentations compatibles avec ces traces
sont projetées vers des époques révolues ; le réaliste est trop
engagé dans les amples perspectives du passé projeté pour
ne pas tourner le dos au processus présent de sa constitu-
tion. Les deux, par conséquent, soutiennent des positions
extrêmes sur les faits ancestraux, qui ne sont que superfi-
ciellement opposées. À titre d’illustration de ce dialogue
de sourds sous-tendu par un présupposé partagé, je vais
commenter un débat contemporain à propos des affirma-
tions provocantes de l’anthropologue des laboratoires
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 333

qu’est Bruno Latour 1. Un intérêt majeur de ses affirma-


tions est qu’elles ressemblent à de parfaites caricatures de
la position que le matérialiste spéculatif reproche aux cor-
rélationnistes. En tant que caricatures, elles s’écartent assez
de ce que soutiendrait un corrélationniste conséquent pour
l’aider par contraste à mettre sa thèse à l’abri d’une critique
elle-même caricaturale.

Une caricature de relativisation du passé :


Bruno Latour et Ramsès II

Bruno Latour adopte ici un mélange curieux d’anti-réa-


lisme sans nuances à propos de ce qu’un chercheur en
sciences de la nature croit être le passé, et de réalisme naïf
à propos d’un passé reconstruit par l’anthropologue qu’il
est. Latour nie que Ramsès II soit mort d’une infection par
le bacille de Koch, en dépit de ses lésions squelettiques que
nous savons à présent être caractéristiques d’une tubercu-
lose osseuse. La raison qu’il donne à l’appui de sa négation
est qu’à l’époque du Nouvel Empire égyptien 2, aucun travail
scientifique n’avait encore caractérisé ni l’objet particulier
« bacille de Koch », ni les objets génériques « bactéries »
ou « micro-organismes ». En l’absence de telles caractérisa-
tions, déclare-t-il, il n’est pas question d’affirmer que bacté-
ries et micro-organismes existaient déjà, puisqu’à l’époque
ni les unes ni les autres n’étaient les thèmes reconnus d’un
échange verbal et social.
Étranges conceptions, à deux doigts de proclamer que
notre passé n’existe que relativement à nos catégorisations
présentes, tandis que le véritable passé n’existe que relative-
ment aux catégorisations des sujets qui lui sont contempo-
rains. Il n’y a pas à s’étonner qu’elles suscitent, de la part

1. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1997 ;


B. Latour, Pasteur. Guerre et paix des microbes, La Découverte, 2001.
2. Ramsès II est un pharaon de la dix-neuvième dynastie, ayant vécu
entre 1304 et 1213 avant notre ère.
334 MAINTENANT LA FINITUDE

de chercheurs scientifiques spontanément réalistes, une


réaction de rejet où se mêlent l’incrédulité (face à tant
d’apparente candeur), et l’indignation (devant l’incompré-
hension de l’universalité et de l’omni-temporalité des
découvertes scientifiques). Pourtant, si on y réfléchit un
peu, la déclaration latourienne d’inexistence des microbes
avant Pasteur n’est pas tant fausse que déplacée. Elle se
développe comme si son auteur pouvait ignorer sa situa-
tion historique et son engagement épistémique.
Afin de comprendre le caractère « déplacé » de la thèse
de Latour, il est indispensable d’adopter l’attitude impar-
tiale de l’épochè, ni réalisme, ni anti-réalisme. Car ce n’est
que dans l’ambiance de cette attitude qu’on peut mettre au
jour la manière dont se cristallisent les croyances associées
à une théorie scientifique (y compris les croyances sur
l’existence d’objets bactériens), sans entretenir le moindre
préjugé quant au bien-fondé métaphysique de ces
croyances, mais sans pour autant soutenir une métaphy-
sique alternative.
La première chose dont on s’aperçoit à partir de là est
qu’avant d’être une description de quoi que ce soit, une
théorie scientifique est un corpus de prescriptions. Elle pres-
crit au minimum de prévoir et d’agir conformément à
l’ordre indiqué par son formalisme mathématique ou par
ses règles de classification. Et elle prescrit au maximum de
voir tels phénomènes comme autant de manifestations des
propriétés d’objets postulées par elle. Le fait crucial à souli-
gner ici est que, lorsque cette variété de prescriptions est
émise, elle l’est sans limite dans le temps. Ce que prescrit
une théorie scientifique, ce n’est pas de conduire nos activi-
tés sous la présupposition que ses objets ont acquis une
efficience causale à partir de la date de sa propre création,
mais sous la présupposition plus large que ses objets ont
toujours-déjà eu cette efficience causale, voire qu’ils la
conserveront à jamais. Le succès de l’ensemble des activités
scientifiques est généralement suspendu à ce décret de
pérennisation. Car, même si elles ne sont pas de nature
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 335

archéologique, les activités scientifiques ont besoin d’extra-


poler dans le passé l’efficience causale des objets qu’elles
postulent. Il suffit de penser à la pauvreté de ce qu’un
astrophysicien pourrait inférer de ses observations, s’il lui
était interdit d’admettre que les photons recueillis dans ses
instruments étaient déjà dotés d’efficience causale avant
l’élaboration du concept de quanta d’énergie électromagné-
tique en 1905.
À partir du moment où toutes sortes d’actions sont
accomplies efficacement sous l’hypothèse de la continuité
temporelle des objets présupposés par les opérations expé-
rimentales, ces objets sont spontanément investis par les
chercheurs d’une consistance ontologique durable. La
clause forte du « toujours-déjà » et du « toujours-encore »,
combinée au succès des pratiques accomplies sous son
égide, favorise la croyance en l’existence permanente et
intrinsèque des objets de la théorie, aux yeux de tous ceux
qui participent à la « forme de vie » de la recherche scienti-
fique. Et aussi, il faut l’ajouter, aux yeux de l’ensemble des
personnes participant d’une culture comme la nôtre, qui
accorde une place éminente aux théories scientifiques
parmi ses récits fondateurs.
Comment Bruno Latour, qui occupe une situation histo-
rique postérieure à l’avènement des paradigmes scienti-
fiques de Pasteur et d’Einstein, peut-il dans ces conditions
nier la conception du temps qui les sous-tend ? De quel
droit leur refuse-t-il la clause de pérennité de leurs entités,
sans laquelle leurs succès seraient réduits à peu de chose ?
Cela ne serait admissible que si ce refus était limité à sa
propre perspective, et n’atteignait pas la leur ; s’il parvenait
à montrer que sa conception du temps, selon laquelle les
objets n’acquièrent d’efficience causale qu’après leur
constitution historique, n’entre pas vraiment en conflit avec
la leur. Latour pourrait par exemple concéder dans ce but
que son ordonnancement du temps a une validité limitée
au cadre spécialisé de la pratique d’anthropologue des
laboratoires qui est la sienne. Après tout, il est manifeste,
336 MAINTENANT LA FINITUDE

pour un anthropologue des sciences, que les objets et pro-


priétés postulés par les chercheurs scientifiques changent
d’une époque à l’autre, même si cette dérive est parfois
voilée par un usage persistant des mots qui les désignent.
Il est évident, dans le cadre de la discipline anthropolo-
gique, que chaque objet caractérisé par les chercheurs
scientifiques n’est investi par eux d’une prétention à l’exis-
tence anhistorique que durant une période historiquement
limitée. Mais ces constats demeurent internes à l’approche
anthropologique, et n’affectent pas les prétentions à la
vérité de l’approche naturaliste. En prenant pour objet le
temps (ou plus exactement les temps successifs) du cher-
cheur de laboratoire, l’anthropologue n’a pas la capacité de
le nier, mais seulement d’en montrer le procédé de constitu-
tion socio-cognitif. Si Latour se contentait de remarquer
cela, il concéderait que ses énoncés ont une portée réduite,
puisque leur pertinence se limite à son point de vue profes-
sionnel. Les énoncés anthropologiques ne contrediraient
plus ceux de la communauté scientifique étudiée, parce
qu’ils se sauraient situés sur le seul plan réflexif. Latour
regagnerait ainsi en crédibilité ce qu’il aurait perdu en force
dramatique.
Il faut cependant noter que l’approche précédente utilise
un mode faible de désamorçage de la contradiction par
fragmentation du domaine de la vérité. Or, Bruno Latour
semble ne pas se contenter d’un simple partage relativiste
des domaines de compétences. Il accorde une valeur priori-
taire à son propre constat anthropologique. Selon ce
constat, ce n’est qu’après avoir réussi à soustraire rétro-
spectivement l’effet des méthodes d’exploration et des
divers artéfacts technologiques, que nous isolons certains
comportements semblant indépendants d’eux, et que nous
prétendons alors avoir « découvert » un objet autonome.
C’est seulement après avoir réussi à trier dans les phéno-
mènes des composantes pouvant être attribuées au sujet
collectif et au fonctionnement contrôlé des instruments,
puis un résidu incontrôlé prêté à l’« objet naturel », que
nous nous sentons rétrospectivement en droit de décrire la
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 337

connaissance comme une interaction entre un sujet et son


objet préexistant, à travers des instruments. En énonçant
ce constat, Latour reformule sur un mode anthropologique
la procédure kantienne puis husserlienne de la constitution
d’objectivité. À la manière de l’épistémologue transcendan-
tal, l’anthropologue tient pour une simple reconstruction a
posteriori la description « réaliste » de la connaissance
comme produit de la relation causale entre sujet et objet,
médiée par des instruments. N’étant qu’une reconstruction,
souligne l’anthropologue des laboratoires, la lecture « réa-
liste » de l’événement passé est subordonnée à ses lectures
réflexives, et en particulier à la lecture anthropologique.
Mais Latour est-il en droit de franchir ce pas consistant
à changer le bénéficiaire du privilège de la connaissance ?
Peut-il s’autoriser de sa lecture anthropologique pour
déclarer que l’efficience d’un ensemble donné de causes
« naturelles », comme les microbes, commence réellement à
l’époque où s’achève leur « purification » dans un proces-
sus de recherche ? En aucune manière. Car en soutenant
cela, il se rend coupable du même genre de biais que celui
qu’il reproche aux chercheurs scientifiques spontanément
réalistes. Comme les chercheurs scientifiques critiqués,
l’anthropologue des laboratoires survalorise ce qui est seu-
lement un présupposé utile à sa propre activité d’investiga-
tion. Comme les chercheurs scientifiques, il absolutise
volontairement ou involontairement le produit théorique
de sa quête. Après avoir écarté la solution relativiste qui
permet d’éviter le conflit frontal entre les perspectives, il
endosse son contraire pourtant honni, à savoir la solution
absolutiste consistant à imposer à mots couverts l’hégémo-
nie de la perspective anthropologique. Il ne faut pas s’éton-
ner que les porte-paroles de l’autre tentation hégémonique,
de la tentation hégémonique la plus courante qui est celle
des sciences de la nature, réagissent vigoureusement et
négativement à son analyse.
338 MAINTENANT LA FINITUDE

Passé suspendu, présent vibrant :


avoir recours au rêve lucide

Il reste un seul moyen de résoudre le conflit entre la pers-


pective de sur-engagement anthropologique (qui est aussi
celle d’une distanciation vis-à-vis du point de vue scienti-
fique) et la perspective de sur-engagement scientifique (qui
est aussi celle d’une distanciation vis-à-vis du point de vue
anthropologique). Ce moyen consiste à effectuer une
double distanciation, et donc à renoncer à tout absolu-
tisme : ne pas imposer comme seule vérité l’une des deux
conceptions du temps (anthropologique ou cosmologique),
mais ne proposer en échange aucune absolutisation alterna-
tive. Ce moyen consiste en d’autres termes à relativiser les
conceptions du temps, tout en évitant d’absolutiser (para-
doxalement) le relativisme, c’est-à-dire en se gardant
d’affirmer la vérité conjointe de ces conceptions. Plutôt que
d’enraciner le caractère mutuellement exclusif des deux
perspectives en leur attribuant une forme propre de véridi-
cité, il s’agit ici de s’installer dans le point de vue antérieur
à elle, et neutre sur le plan aléthique, que suppose le simple
fait de les identifier comme perspectives. À partir de ce
point de vue alternatif, les perspectives acquièrent une
commune mesure extérieure à elles deux, qui n’est autre
que le cadre conceptuel au moyen duquel on les compare.
Or, dans ce méta-cadre, elles apparaissent comme conjoin-
tement indispensables, c’est-à-dire comme complémentaires
pour le projet de connaître. L’une des perspectives s’impose
dans l’investigation sur la nature, et l’autre dans l’investiga-
tion sur les conditions mentales, sociales et technologiques
d’une étude de la nature.
Pour quelqu’un qui adopte le méta-point-de-vue évoqué,
les deux perspectives envisagées sont donc disponibles
alternativement, selon les besoins de son enquête, sans
qu’aucune d’entre elles n’ait à être privilégiée. On peut dire
que l’occupant du méta-point-de-vue se tient dans un état
symétrique de superposition, ou de bi-stabilité entre les
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 339

deux options épistémologiques qui s’offrent à lui. Il se tient


prêt à s’inscrire indifféremment dans l’une ou dans l’autre
des options, en ne se pliant pour l’heure ni aux normes de
l’une ni aux normes de l’autre. Son état épistémique est
même littéralement superposé, au sens, expliqué au cha-
pitre V, de la théorie quantique de la décision. Car il
demeure entièrement indéterminé quant à sa conception
du temps et des objets de connaissance. Sa détermination
ne cristallisera que relativement à une demande de connais-
sance orientée vers l’une ou l’autre des deux directions dis-
ponibles, anthropologique ou naturaliste ; et elle se saura
subordonnée à cette demande.
Un tel méta-point-de-vue associé à un état de superposi-
tion, est celui du phénoménologue, qui ne s’engage dans
nulle autre activité que celle de mettre au jour la racine des
engagements, et qui circule sans entrave d’un engagement
à l’autre sans y demeurer. Le méta-point-de-vue est aussi
celui de l’honnête homme non spécialisé qui est disposé à
s’engager aussi bien dans le point de vue de l’anthropo-
logue que dans le point de vue du chercheur, selon l’orien-
tation de son besoin de comprendre. Seul le
phénoménologue et l’honnête homme, dans l’état épisté-
mique bi-stable qui est le leur, peuvent laisser coexister le
temps de l’histoire naturelle et le temps de la reconstruction
anthropologique des sciences de la nature, qui font tous
deux partie de leur éthos civilisationnel. Et seul l’honnête
homme peut ne faire un choix, c’est-à-dire ne briser la
symétrie entre les deux options temporelles, que lorsque
la nécessité d’un certain mode d’action ou d’une certaine
logique interne du discours s’impose à lui.
Autrement dit, un penseur corrélationniste conséquent
cherche à occuper une position neutre lui permettant
d’évaluer la multiplicité des relations épistémiques pos-
sibles. De cette position, il n’est pas plus correct de dire,
avec l’anthropologue anti-réaliste, qu’un certain passé
naturel n’existe qu’au présent des sciences de la nature, que
de dire, avec l’épistémologue réaliste, que le passé existe
340 MAINTENANT LA FINITUDE

indépendamment du présent. Tout ce que l’on peut remar-


quer est que nous avons à présent la liberté d’opter entre
plusieurs activités ou attitudes capables de susciter l’une ou
l’autre des conceptions possibles du passé. Tel est l’effet de
l’épochè, qui permet de reconnaître, sans y céder, l’irrésis-
tible tendance des chercheurs à adhérer à la vision du
temps et du monde résultant de leur engagement épisté-
mique particulier.
On revient par ce biais à ce qui a été nommé plus haut
l’« écartèlement » du phénoménologue, entre la distancia-
tion qui lui est propre et l’engagement qu’il prête aux cher-
cheurs. Ce mot, « écartèlement », sonne comme un
reproche. Pourtant, loin de dénoter les limbes incertains
auquel il faudrait se résigner faute d’avoir la force de la
décision, l’état d’épochè que cherche à rejoindre le phéno-
ménologue représente une porte d’entrée vers des espaces
de pensée élargis. On peut le comparer à l’étonnante figure
cognitive du « rêve lucide », capable de cumuler l’obnubila-
tion du sommeil dans un univers hallucinatoire, et la prise
de conscience éveillée que ce sont là seulement des fan-
tasmes nocturnes. Dans le rêve lucide, le « Je » se divise
entre un soi rêveur et un ego du rêve, entre le spectateur de
la pièce onirique et le personnage s’agitant sur sa scène. Le
« Je » du rêveur lucide est donc plus vaste que celui du
rêveur ordinaire. Car le rêveur ordinaire se confond avec le
seul ego du rêve, c’est-à-dire avec le seul personnage du
théâtre rêvé, sans s’apercevoir qu’il est également l’auteur
du scénario ainsi que le spectateur de la pièce. Lorsque
nous faisons un rêve ordinaire, remarque Evan Thompson,
« nous sommes comme des joueurs (d’un jeu vidéo) qui
s’identifient si complètement à leurs avatars qu’ils oublient
qu’ils sont en train de jouer 1 ». Par contraste, lorsque nous
faisons un rêve lucide, nous ressemblons à des joueurs

1. E. Thompson, Waking, Dreaming, Being, Columbia University


Press, 2014, p. 109-110 ; M. Bitbol, « Review of Waking, Dreaming,
Being, by Evan Thompson », Journal of Mind and Behavior, no 36,
2015, p. 101-112.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 341

capables d’entrer et de sortir à volonté de la sphère hypno-


tique du jeu, de regarder droit vers son monde factice aussi
bien que réflexivement vers le fait de sa facticité, de se voir
à la fois comme personnage, auteur, et spectateur de ce qui
se déroule sur la scène rêvée.
Il faut insister sur ce dernier point, car c’est en lui que
s’esquisse une issue au dilemme de l’engagement et de la dis-
tanciation, de l’appel transcendant et de l’écrasement dans
l’immanence. Le rêve lucide évite, contrairement au rêve
ordinaire, l’anéantissement du soi rêveur dans la fascination
absolue de ce qui est rêvé. Mais il n’impose pas pour autant
la dissipation du rêve dans un excès de conscience qui le
tirerait vers l’éveil. Comme son nom l’indique, le rêve lucide
est fait en même temps de rêve et de lucidité, d’une dose
d’égarement imaginatif et d’un volontarisme de metteur en
scène. De façon analogue, ce qu’un corrélationniste radical
devrait exiger, ce n’est pas l’extinction complète du désir de
transcendance qu’entretient le chercheur scientifique, mais sa
surveillance constante par le regard dilaté du philosophe qui
l’habite, sa suspension provisoire lorsqu’un obstacle majeur
s’oppose à sa poursuite, et sa réorientation possible par un
acte de clairvoyance réflexive. L’équivalent épistémologique
du rêve lucide demande simultanément de pouvoir suivre la
piste rêvée des entités ou des structures postulées par les
sciences à une époque donnée, et de garder une retenue suf-
fisante vis-à-vis d’elles pour se préparer au réveil brutal
qu’imposeront les révolutions scientifiques à venir.

Les énoncés ancestraux dans la tourmente


des révolutions scientifiques

Ainsi que nous l’avons justement vu au chapitre précé-


dent, une attitude d’accueil sans réticence face aux révolu-
tions scientifiques est la marque distinctive du
corrélationnisme dans le domaine épistémologique. Elle
contraste avec la ferme adhésion du matérialiste spéculatif
342 MAINTENANT LA FINITUDE

au rêve de transcendance que font les sciences aux époques


où elles sont les plus sûres d’elles-mêmes. Le seul moyen
qu’ait le matérialiste spéculatif de masquer la fragilité de
la posture de rêveur épistémique favorisée par les sciences
dans leurs phases de stabilité « paradigmatique », consiste
en effet à n’accorder qu’une signification limitée au carac-
tère éphémère de ces phases. D’après le matérialiste spécu-
latif, une révolution scientifique sert seulement de
transition entre des moments de découverte de vérités théo-
riques (ou de candidates au titre de vérités théoriques).
Selon lui également, la résurgence obstinée de la prétention
à la vérité après chaque période révolutionnaire atteste la
portée spéculative pérenne des sciences. Même si le scienti-
fique ne déclare pas qu’un événement ancestral est certaine-
ment arrivé, ce qui s’inscrirait en faux contre la possibilité
de sa réfutation par des données expérimentales nouvelles,
il doit, selon le matérialiste spéculatif, pouvoir « considérer
qu’il y a un sens à supposer que son énoncé est vrai ». Car
« si sa théorie est réfutée, ce ne pourra être qu’au profit
d’une théorie à son tour de portée ancestrale, et à son tour
supposée vraie 1 ». Malheureusement, les dernières affir-
mations citées sont toutes deux problématiques.
Tout d’abord, seule la proclamation tranchante de la vérité
d’un énoncé ancestral imposerait d’adhérer à sa signification
littérale, sur un mode réaliste. La simple reconnaissance qu’il
n’est pas insensé de supposer cet énoncé vrai, demeure en
revanche parfaitement compatible avec la thèse corrélation-
niste. Il y a bien un sens pour le corrélationniste à poser hypo-
thétiquement qu’un énoncé sur le passé est vrai. Ce sens, c’est
celui d’une conviction actuelle étayée par le corpus des
archives disponibles, combinée à une acceptation de l’éven-
tualité de sa falsification ultérieure, seule capable de susciter
l’opposition dichotomique avec le faux par laquelle se définit
le vrai. En somme, dans une perspective corrélationniste, la
déclaration d’occurrence d’un événement passé exprime
l’adhésion de celui qui la fait à une assomption présente sur

1. ALF, p. 29.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 343

cet événement, elle-même suspendue aux corroborations ou


infirmations que pourront lui apporter la recherche future des
traces. Il en résulte que le cadre de pensée corrélationniste pré-
serve l’essentiel du sens des énoncés scientifiques, mais en fai-
sant plus organiquement droit aux remises en cause
périodiques de ces énoncés par les révolutions scientifiques,
que le cadre de pensée concurrent du matérialisme spéculatif.
Contrairement au matérialiste spéculatif, qui fait reposer pas-
sivement le sens des énoncés scientifiques sur la stabilité théo-
rique prévalant aux époques où un paradigme règne sans
partage, le corrélationniste recueille la signification agie de ce
sens afin de le préserver intact durant les phases instables des
révolutions scientifiques. Enraciner le sens des énoncés ances-
traux dans une activité constitutive présente, et dans l’incerti-
tude des investigations à venir, c’est remettre constamment ce
sens en phase avec un travail scientifique soumis à l’alternance
des « conjectures et réfutations 1 ».
À tel point que, pour le corrélationniste, l’ordre habituel
des priorités épistémologiques entre les périodes de
« science normale » et celles de « science révolutionnaire 2 »
devrait être purement et simplement inversé. Loin que la
science normale, avec ses certitudes ancrées, ses ontologies
ossifiées, ses consensus tacites, et ses procédures automati-
sées, soit le dernier mot partiellement déshumanisé de la
science, c’est la science révolutionnaire, avec ses pratiques
en voie de transformation, ses questions ouvertes, sa
réflexion sur la constitution des ontologies, et ses débats
contradictoires, qui manifeste selon lui la portée authenti-
quement humaine de l’entreprise scientifique. À ses yeux,
la science normale représente un égarement dans la quasi-
stase d’une représentation abstraite du monde, tandis que
la science révolutionnaire est seule à laisser clairement voir
la nature dynamique d’un savoir concrètement arrimé aux
savoir-faire des chercheurs.

1. K. Popper, Conjectures et réfutations, Payot, 2006.


2. T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion,
2008 ; P. Hoyningen-Huene, Reconstructing Scientific Revolutions, Uni-
versity of Chicago Press, 1993.
344 MAINTENANT LA FINITUDE

De ces brisures périodiques, ce n’est pas seulement le


contenu, mais aussi la forme générale des thèses sur le
passé, qui a de bonnes chances de sortir chamboulée. Telle
est l’inquiétude que cherche à dissiper le matérialiste spécu-
latif à travers la seconde phrase-clé citée précédemment :
« si sa théorie est réfutée, ce ne pourra être qu’au profit
d’une théorie à son tour de portée ancestrale, et à son tour
supposée vraie ». Que doit-on penser de cette déclaration ?
Suffit-elle à minimiser l’ampleur des changements révolu-
tionnaires ? La vérité d’un énoncé ancestral, comportant
une datation, ne peut-elle vraiment être contestée qu’au
profit d’un autre énoncé ancestral analogue ? Les tour-
mentes révolutionnaires, où se réactive de loin en loin la
poussée de la recherche scientifique, ne peuvent-elles pas
miner jusqu’au sens des énoncés ancestraux ?

Sur l’énoncé ancestral ultime : la fragilité de l’âge


de l’univers
Un contre-exemple majeur, que nous allons discuter en
détail, incite à reposer toutes ces questions. Considérons la
proposition suivante, que le matérialiste spéculatif compte
parmi les principaux étendards de l’ancestralité : l’origine
de l’univers remonte à 13,5 milliards d’années 1. Jusqu’à
nouvel ordre, l’astrophysicien la tient pour vraie. Le cas
échéant, il est prêt à la réviser au nom d’une évaluation
expérimentale affinée, comme celle qui a été effectuée au
début de l’année 2015 par le satellite Planck de l’agence
spatiale européenne. Cette dernière série de mesures est
déclarée indiquer un âge de l’univers légèrement accru,
proche de 13,79 milliards d’années 2. La nouvelle valeur est
désormais supposée vraie à la place des précédentes, en
bon accord avec ce que soutient le matérialiste constructif.

1. ALF, p. 24.
2. R. Adam et al., « Planck 2015 results. I. Overview of products and
scientific results », arXiv :1502.01582 [astro-ph.CO], http://
xxx.lanl.gov/abs/1502.01582.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 345

Mais là ne s’arrête pas le pouvoir de la réfutation expéri-


mentale et des reconfigurations théoriques associées. Par-
delà ce cas bénin, un bouleversement plus profond peut
survenir, et mettre en crise jusqu’à la forme des sujets et
des prédicats qui interviennent dans les propositions scien-
tifiques gratifiées d’une valeur de vérité. Ainsi, dans le
domaine cosmologique, certains astrophysiciens en sont
venus à douter qu’un « Big Bang » au sens courant d’évé-
nement issu d’une singularité de dimension spatio-tempo-
relle nulle, ait eu lieu ; et plus largement que l’univers puisse
se voir fixer un début absolu en quelque instant déterminé
que ce soit. Car ils se sont aperçus de deux choses.
Premièrement, l’idée de singularité initiale est un artéfact
de l’application rétroactive des lois de la théorie de la relati-
vité générale, jusqu’à des états de très haute énergie. Son
idée n’est pas indéfendable 1, mais elle reste une question
ouverte. Car seule une théorie quantique de la gravitation
peut rendre raison de ces états à température très élevée, et
elle ne prévoit pas de singularité sans épaisseur 2.
Deuxièmement, la mise en suspens du concept même
d’origine absolue et singulière de l’univers permet de faire
des prédictions inédites, et plutôt bien corroborées expéri-
mentalement, sur la « constante cosmologique » et l’« éner-
gie noire » 3, sans empêcher de rendre raison de ce qu’on
interprète habituellement comme le témoin visible de cette
origine, c’est-à-dire le fond diffus de rayonnement électro-
magnétique cosmologique. Ce rayonnement, qualifié de
« fossile » lorsqu’il est supposé révéler l’archi-événement de
la naissance de l’univers, devient ici la trace qu’a laissé une
simple phase de très haute densité et de très forte tempéra-
ture dans l’histoire peut-être illimitée de cet univers. Au

1. G. Chardin, L’Insoutenable Gravité de l’univers, Le Pommier, 2018,


p. 163.
2. É. Klein, Discours sur l’origine de l’univers, Flammarion, 2012, cha-
pitre IV.
3. A.F. Ali et S. Das, « Cosmology for quantum potential », Physics
Letters B, no 741, 2015, p. 276-279.
346 MAINTENANT LA FINITUDE

regard de cette interprétation alternative des phases préco-


ces de l’évolution cosmique, le sujet grammatical de la pro-
position « l’origine de l’univers remonte à 13,79 milliards
d’années » se dissipe en fumée. Car la datation ne concerne
plus dans ce cas l’origine de l’univers, mais l’une des
époques significatives du devenir, éventuellement infini et
cyclique 1, d’un univers bien plus ancien que celui que nous
connaissons.
Il est exact, pourrait objecter le matérialiste spéculatif,
que de telles recherches conduisent à mettre en doute la
pertinence du concept absolu d’origine ; mais au moins
préservent-elles le projet élémentaire consistant à situer des
épisodes passés dans le temps, et à affirmer la vérité litté-
rale de la proposition qu’ils ont eu lieu en tel instant bien
défini ; pour assurer cette préservation, nous l’avons vu, il
suffit de substituer le sujet grammatical « phase de haute
densité (de l’univers) » au sujet grammatical « origine (de
l’univers) ». Une critique plus poussée de l’ancestralité
exige donc que nous approfondissions notre enquête, en
mettant à plat jusqu’aux stratégies de repérage temporel de
la science cosmologique. Elle demande que nous interro-
gions non seulement le concept notoirement délicat d’ori-
gine, mais aussi l’univocité et le bien-fondé de la datation
archaïque. Car la fragilisation du cadre métrique des énon-
cés ancestraux menacerait la signification même de leurs
prédicats temporels, ou du moins leur stabilité d’une étape
à l’autre de l’avancée scientifique.

La constante de Hubble comme garde-temps

De quelle manière est-on parvenu à la double affirma-


tion que l’univers a une origine datée, et que celle-ci peut
être estimée en nombre d’années à partir du présent ? La

1. R. Penrose, « On the gravitization of quantum mechanics. II :


Conformal cyclic cosmology », Foundations of Physics, no 44, 2014,
p. 873-890.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 347

source principale de cette inférence rétrograde a été la


découverte du décalage vers le rouge (« red shift ») du
spectre de la lumière issue des galaxies, par l’astronome
Edwin Hubble. Après avoir montré vers 1923, en amélio-
rant l’évaluation des distances des corps célestes, que cer-
tains d’entre eux doivent être considérés comme des
galaxies extérieures à notre voie lactée, Hubble a établi en
1929 une relation systématique entre leurs distances esti-
mées et le décalage spectral de la lumière recueillie à partir
d’eux. Selon ses mesures, le décalage spectral vers le rouge
(c’est-à-dire vers des longueurs d’onde accrues) du rayon-
nement électromagnétique des galaxies, est proportionnel à
leur distance par rapport à l’observateur terrestre.
Nulle leçon sur l’histoire de l’univers ne semble jusque là
résulter de ce phénomène radiatif quelque peu mystérieux.
Mais supposons maintenant que le décalage spectral en
question s’explique par l’effet Doppler, c’est-à-dire par
l’espacement des crêtes d’onde du rayonnement des
galaxies que provoque leur mouvement relativement à
l’observateur terrestre. De la relation distance/décalage
spectral établie par Hubble, on peut alors déduire que les
galaxies s’éloignent de la Terre, et s’écartent de surcroît les
unes des autres, à une vitesse proportionnelle à leur dis-
tance actuelle par rapport à la Terre. Cette nouvelle rela-
tion distance/vitesse est appelée la « loi de Hubble ». En
notation algébrique, elle prend la forme v = H0r, où v est
la vitesse d’une galaxie, et r est sa distance par rapport à
l’observateur terrestre. Quant au coefficient de proportion-
nalité H0, qui intervient dans la relation précédente, il est
appelé « constante de Hubble ». Le processus de fuite des
galaxies exprimé par la loi de Hubble est tellement général
qu’il revendique une portée cosmologique : l’univers entier
subit une expansion (ou plus exactement une dilatation)
globale, avec une rapidité fixée par la constante de Hubble.
Or, à peine l’expansion-dilatation de l’univers selon des
temps croissants a-t-elle été établie, le simple geste de
retourner le regard et de le diriger vers des temps décrois-
sants force à envisager à l’inverse une contraction (ou une
348 MAINTENANT LA FINITUDE

concentration) de l’univers lorsqu’on remonte vers le passé.


Cela, jusqu’à un instant critique où le rayon de l’univers
devient strictement égal à zéro.
Les deux gestes théoriques, à savoir l’interprétation du
décalage spectral comme symptôme de la vitesse d’éloigne-
ment des galaxies, et la remontée dans le temps vers une
singularité originaire de l’univers, ont été accomplis par
Georges Lemaître 1 (peu de temps avant l’estimation pré-
cise de Hubble), en s’appuyant sur la solution cosmolo-
gique des équations de la théorie de la relativité générale
qu’avait proposée Alexandre Friedmann en 1922. De cette
démarche, et tout particulièrement de l’affirmation d’un
état de rayon nul de l’univers, résultait ce que Lemaître
appelait « la théorie de l’atome primitif », plus connue sous
le sobriquet de « théorie du Big Bang » dont l’a affublée
l’astronome anglais Fred Hoyle vers 1950. Dans le cadre
de cette théorie, l’évaluation de la constante de Hubble
permet de calculer un temps caractéristique naturel inter-
prétable comme estimation de l’âge de l’univers, c’est-à-dire
comme estimation de l’intervalle de durée qui nous sépare
de l’hypothétique singularité initiale de rayon nul.
Pour en arriver là, il faut commencer par admettre que
la « constante » de Hubble n’est pas seulement invariable à
l’heure actuelle, c’est-à-dire indépendante de la direction et
de la distance des galaxies mesurées de nos jours, mais
aussi invariable dans le temps. Il s’agit déjà d’une forte sim-
plification, puisqu’on considère de nos jours que l’expan-
sion de l’univers est en voie d’accélération 2, et qu’on
estime par ailleurs qu’une période dite d’« inflation » ultra-
rapide a inauguré l’histoire de l’univers 3. Retenons cepen-
dant l’hypothèse de l’invariabilité de la « constante » de
1. D. Lambert, Un atome d’univers. La vie et l’œuvre de Georges
Lemaître, Lessius, 2000.
2. J.D. Barrow, R. Bean et J. Mageijo, « Can the universe escape eter-
nal acceleration ? », Monthly Notices of the Royal Astronomical
Society, no 3, 2000.
3. B. Ratra et P.J.E. Peebles, « Inflation in an open universe », Physi-
cal Review D, no 52, 1995, p. 1837-1894 ; E.W. Kolb et M. S. Turner,
The Early Universe, CRC Press, 2018.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 349

Hubble à titre de première approximation, et substituons à


la distance r entre nous et une galaxie donnée, la valeur
maximale qu’elle peut avoir à présent, c’est-à-dire le rayon
R actuel de l’univers. Puis remplaçons la vitesse v d’expan-
sion de l’univers, elle aussi supposée constante, par le quo-
tient de la distance totale parcourue pendant l’expansion,
égale à R, et de la durée totale supposée de l’univers actuel,
appelée T. La loi de Hubble s’écrit alors R/T = H0R, ce qui
entraîne T = 1/H0. En d’autres termes, sous les hypothèses
grossières qui ont été faites, l’âge de l’univers est égal à
l’inverse de la constante de Hubble. Il suffit alors de
s’appuyer sur une détermination expérimentale de la
constante de Hubble pour obtenir une évaluation numé-
rique plausible de l’âge de l’univers. L’estimation empirique
couramment admise pour la constante de Hubble tourne
actuellement 1 autour de 70 (km/s)/Mpc. Le mégaparsec
(Mpc) étant une unité astronomique de distance égale à
3,26 millions d’années-lumière 2, et la vitesse de la lumière
valant environ 300 000 km/s, on obtient une estimation rai-
sonnable de T (âge de l’univers) voisine de 14 milliards
d’années.
Ce raisonnement est assez simple pour mettre à nu
l’extrême audace des suppositions auxquelles il faut
consentir afin d’évaluer le temps écoulé depuis l’origine de
l’univers. En droit, tout d’abord, l’inverse de la constante
de Hubble n’est rien de plus qu’un étalon chronologique
appelé « temps de Hubble ». Si l’on veut évaluer à partir
de là une quantité plus précise, digne d’être nommée l’« âge
de l’univers », il faut s’appuyer sur un modèle détaillé du
cosmos, régi par la théorie de la relativité générale ; puis il

1. P.A.R. Ade et al. « Planck results 2015. XIII : Cosmological para-


meters », arXiv :1502.01589 [astro-ph.CO], http://xxx.lanl.gov/abs/
1502.01589.
2. Un parsec est, par définition, l’éloignement d’un point d’observa-
tion à partir duquel on verrait la distance entre la Terre et le Soleil
sous un angle valant une seconde d’arc (c’est-à-dire 1/3600 degré). Cet
éloignement vaut 3,26 années-lumière, c’est-à-dire 30 840 milliards de
kilomètres.
350 MAINTENANT LA FINITUDE

faut assigner une valeur aux divers paramètres qui y inter-


viennent, comme la quantité de matière et la courbure spa-
tiale moyenne de l’univers. Cette procédure permet de
calculer un coefficient correctif du temps de Hubble, au
prix d’une assez forte dépendance de l’âge de l’univers ainsi
estimé vis-à-vis du modèle choisi 1. En prenant un peu de
recul, on s’aperçoit alors que la somme totale des hypo-
thèses sur lesquelles repose le calcul de la durée qui nous
sépare de l’« origine de l’univers », est résumée par un mot-
clé troublant : extrapolation (vers le passé). Extrapolation
de la valeur présente des constantes. Et extrapolation de la
structure des lois, tout au long de l’intervalle de temps qui
est supposé nous séparer de la singularité initiale de l’uni-
vers. Sans de telles extrapolations, qui consistent à prendre
appui sur les connaissances actuelles pour les projeter dans
des époques antérieures, il serait impossible de formuler le
moindre énoncé ancestral concernant l’univers.
C’est déjà le cas lorsqu’on étend vers le passé le plus
lointain l’invariabilité directionnelle et spatiale présente de
la « constante » de Hubble, et qu’on en déduit un âge de
l’univers par simple inversion de sa valeur. L’extension vers
le passé de la valeur de cette « constante » semble justifiée
par le fait qu’en raison de la valeur finie de la vitesse de la
lumière, l’observation de galaxies distantes dans l’espace
nous donne du même coup accès à l’état qu’elles avaient à
une époque antérieure. Mais cette simple transcription de
l’éloignement spatial en éloignement temporel ne va pas
suffisamment au fond des choses. Pour inférer, à partir de
notre évaluation actuelle du décalage vers le rouge des raies
spectrales reçues des galaxies, que la vitesse de ces dernières
demeure à peu près constamment proportionnelle à leur
distance spatio-temporelle, il faut en plus supposer que la
longueur d’onde d’émission (par les atomes ou par les
charges électriques accélérées) n’a pas varié au cours des
âges, que les « constantes » électromagnétiques sont aussi

1. A. Liddle, An Introduction to Modern Cosmology, Wiley, 2003,


p. 57.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 351

invariables que leur nom l’indique, que les lois de l’élec-


trodynamique quantique n’ont pas changé de forme ou
d’échelles caractéristiques dans l’intervalle de temps qui
nous en sépare, etc. De même, pour suivre à rebours la
fuite des galaxies, pour remonter à partir d’elle vers un état
originel de l’univers de rayon nul, il faut extrapoler vers le
passé la forme et les échelles caractéristiques des lois de la
dynamique, c’est-à-dire supposer qu’elles sont restées inva-
riantes au cours de l’histoire de l’univers. En particulier,
Georges Lemaître n’aurait pas pu affirmer qu’il était
remonté par la pensée à l’instant-origine, s’il n’avait pas
extrapolé rétrospectivement les lois de la théorie de la rela-
tivité générale, ainsi que les valeurs actuelles de ses
« constantes universelles » associées.
Cette procédure d’extrapolation rétroactive des valeurs
de « constantes » et des formes de lois, est souvent utilisée
et rarement discutée. À quelques exceptions notables près 1,
il semble qu’elle ne soit guère tenue pour problématique.
Au mieux, on s’efforce d’étendre la base d’extrapolation au
fur et à mesure de l’avancée des sciences. Ainsi ne se
contente-t-on plus de nos jours d’extrapoler la théorie de
la relativité générale ; on lui adjoint la théorie quantique
au sein d’une théorie quantique de la gravitation, encore
incomplètement formulée 2, mais déjà appliquée rétro-
activement aux « premiers âges » de l’univers.
Notons en passant que cette simple amplification des
hypothèses extrapolatrices n’est pas sans conséquences.
Nous avons signalé qu’en n’extrapolant plus la seule théo-
rie de la relativité générale, mais plutôt une forme quan-
tique de théorie de la gravitation, on est confronté à

1. C.S. Peirce, « Charles Peirce at Johns Hopkins », Midwest Quar-


terly, no 2, 1914, p. 48-56 : « Les lois de l’univers ne pourraient-elles
pas être les habitudes acquises de l’univers ? Ne peut-il y avoir la possi-
bilité d’une modification de ces habitudes ? […] Les lois n’ont-elles
pas pu avoir évolué à partir d’un chaos primordial, d’un univers de
hasard ? »
2. C. Rovelli, Quantum Gravity, Cambridge University Press, 2007.
352 MAINTENANT LA FINITUDE

l’impossibilité de la singularité spatio-temporelle postulée


par Lemaître. Car, dans une théorie quantique gravitation-
nelle, l’échelle minimale d’étendue spatio-temporelle ne
saurait être strictement nulle. Elle est nécessairement supé-
rieure ou égale à la longueur et au temps de Planck 1, qui
jouent un rôle de quantités-limites analogue à celui de la
constante de Planck en mécanique quantique, ou de la
vitesse de la lumière en théorie de la relativité. De là dérive
l’idée, signalée précédemment, d’écarter le concept d’ori-
gine absolue de l’univers au profit de celui d’état transitoire
de haute densité et de forte température dans un univers
sans origine. Cette dernière idée a des conséquences partiel-
lement délétères pour l’énoncé ancestral archétypique,
puisqu’elle consiste à nier sa qualification de durée écoulée
depuis l’origine. Mais elle aussi reste fondée, exactement de
la même manière que l’énoncé ancestral archétypique, sur
la remontée extrapolatrice vers les époques reculées.

Extrapoler les lois présentes vers des lois passées

Qu’est-ce qui justifie donc cette confiance répandue dans


l’extrapolation vers le passé distant des paramètres récem-
ment mesurés, et des structures légales récemment corrobo-
rées ? Quelle différence doit-on faire entre l’extrapolation
vers le futur de la prédiction, et l’extrapolation vers le passé
de la chronologie rétrospective ?
Dans le cadre d’une épistémologie corrélationniste, tout
d’abord, le penchant à extrapoler les lois vers le futur se
comprend aisément. Ainsi que nous l’avons vu au cha-
pitre IV, la décision de prolonger la validité des lois de la
nature au-delà du présent est le pari le plus économique
possible dans notre condition. Car, d’une part, ce pari là a

1. La longueur de Planck est égale à 1,6 x 10-35 m, et le temps de


Planck est égal à 5,4 x 10-44 s. Voir J.C. Baez et J. Olson, « Uncertainty
in measurements of distance », Classical and Quantum Gravity, no 19,
2002, L121.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 353

la qualité d’exiger a priori aussi peu d’information addi-


tionnelle que possible par rapport à ce qui est déjà su. Et
d’autre part, seul un système intégré de paris de cet ordre
permet d’anticiper de manière cohérente ce qui va se
passer, quitte à confronter ce qui est anticipé à ce qui
arrive, et à réviser éventuellement a posteriori le corpus
solidaire des anticipations si le test est négatif. L’extrapola-
tion vers le futur est en somme une règle d’orientation opti-
malement viable pour un être situé et fini. Elle est
présomptivement nécessaire dans sa condition, sans pour
autant prétendre à une validité intangible.
Soit, mais qu’en est-il de l’extrapolation des lois et des
échelles vers le passé ? Aussi curieux que cela puisse
paraître, cette question a déjà trouvé sa réponse au fil des
phrases précédentes. Dans le cadre d’une épistémologie
corrélationniste, en effet, le motif d’une extrapolation vers
le passé est opératoirement identique à celui de l’extrapola-
tion vers le futur. Exactement comme l’extrapolation anté-
rograde, l’extrapolation rétrograde n’a ici de conséquences
pratiques que sur ce qui va arriver au cours de la progres-
sion du savoir. Les deux directions d’extrapolation des lois
ou des « constantes », vers le passé et vers le futur, abou-
tissent à des prévisions pouvant être soumises à des tests
ultérieurs ; et elles le font toutes deux en minimisant l’infor-
mation ajoutée à ce qui est appréhendé dans notre environ-
nement spatio-temporel immédiat. Lorsqu’on extrapole les
lois vers le futur, les prévisions portent sur les résultats
d’observations, d’expérimentations, et de manipulations
technologiques. Lorsqu’on extrapole les lois vers le passé,
les prévisions portent sur les traces à mettre au jour, sur
les ossements à déterrer, sur les rayonnements électroma-
gnétiques fossiles à détecter, et sur les textes encore incom-
plètement décryptés. L’élucidation du passé est suspendue
à l’avenir d’une recherche archéologique, et chaque énoncé
sur le passé peut être réfuté par une fouille future. Mais,
tout réfutable qu’il soit, un pari d’extrapolation rétrograde
des règles et des lois reste indispensable pour impulser les
explorations historiques et les mener à bien.
354 MAINTENANT LA FINITUDE

La question de savoir s’il est vraiment licite d’extrapoler


certaines lois et « constantes » vers le futur comme vers
le passé, ne resurgit qu’a posteriori, face à l’accumulation
d’anomalies (c’est-à-dire d’écarts aux attentes résultant du
pari initial). Ici, comme dans toute la physique, la préfé-
rence est généralement accordée à la résolution des anoma-
lies sur un mode conservateur, qui consiste à faire
intervenir des facteurs jusque là inconnus au sein du para-
digme et des lois en vigueur supposées pérennes. L’illustra-
tion la plus célèbre de l’approche conservatrice est le
postulat de « masses cachées » pour expliquer que l’orbite
d’une planète s’écarte des prévisions newtoniennes. Ce pos-
tulat simple et peu coûteux s’est généralement avéré effi-
cace, en permettant d’anticiper l’observation de quelques
nouvelles planètes jusque là inobservées. Et il a récemment
été remis au goût du jour par le postulat de la « matière
noire » permettant de rendre raison des anomalies de la
rotation des bras de galaxies 1.
Des renoncements plus profonds ne sont envisagés que
lorsque des phénomènes résistent de façon obstinée
(malgré les « masses cachées ») aux tentatives d’en offrir
un compte rendu entièrement satisfaisant dans le cadre du
paradigme régnant, et des lois en vigueur. Encore faut-il
distinguer des degrés de profondeur ou d’intensité de ces
« renoncements ». Au premier degré, le plus courant, on
met en cause les lois admises jusque là en ne leur préser-
vant qu’un domaine de validité empirique restreint. Mais
on les remplace par un nouveau corpus de lois ayant une
vocation tout aussi universelle que la leur. La proposition
de lois gravitationnelles modifiées par rapport à la méca-
nique newtonienne et à la relativité générale 2, se substi-
tuant à la conjecture de la matière noire pour expliquer les
1. V. Rubin, W. Thonnard et N. Ford, « Rotational properties of
21 SC galaxies with a large range of luminosities and radii from
NGC 4605 (R = 4kpc) to UGC 2885 (R = 122kpc) », The Astrophysi-
cal Journal, no 238, 1980, p. 471-487.
2. M. Milgrom, « A modification of the Newtonian dynamics as a
possible alternative to the hidden mass hypothesis », Astrophysical
Journal, no 270, 1983, p. 365-370 ; J.D. Bekenstein, « Relativistic gravi-
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 355

anomalies de rotation des bras de galaxies, participe de


cette stratégie. Au second degré, on peut aller jusqu’à pro-
clamer l’échec de la clause d’universalité, en se figurant des
écarts de plus en plus importants aux normes théoriques
établies, au fur et à mesure qu’on s’éloigne spatialement ou
temporellement de la sphère locale 1.
À cet ultime degré de bouleversement conceptuel, spécia-
lement troublant pour le programme de reconstitution des
événements ancestraux, on peut soit douter de la constance
à travers le temps de ce qu’on persiste malgré tout à appe-
ler les « constantes » de la physique, soit refuser d’extrapo-
ler la forme des lois actuelles jusqu’à des époques éloignées
du passé. Mais dans l’un comme dans l’autre de ces cas,
nous allons le voir, poser un élément stable reste présompti-
vement nécessaire comme fond par rapport auquel détecter
un possible changement passé. Ainsi, le programme
d’extrapolation rétrospective est-il globalement conservé,
quitte à remplacer les anciennes règles ou échelles extrapo-
lées par de nouvelles règles moins contraignantes dérivant
de l’élément présumé stable.
Qu’en est-il, pour commencer, de la possible dérive tem-
porelle des « constantes » ? L’éventuelle révélation de cette
dérive repose sur la comparaison des paramètres avec un
étalon supposé invariable. C’est le cas par exemple de la
variation de la « constante de Hubble », témoin de l’accélé-
ration de l’expansion de l’univers. On la détecte en mesu-
rant les différences de décalage spectral en fonction de la
distance spatio-temporelle des galaxies, sous l’hypothèse
d’une constance des échelles de longueur, de temps, et de
spectres d’émission. Il n’est pourtant pas impossible que la
variation de ce genre de constantes dimensionnelles (celles

tation theory for the modified Newtonian dynamics paradigm », Phy-


sical Review D, no 8, 2004, p. 083509 ; E. Verlinde, « Emergent gravity
and the dark universe », SciPost, no 2, 2017, p. 016.
1. W. Thirring, « Do the laws of nature evolve ? », dans M.P. Murphy
et L.A.J. O’Neill, What is Life ? The Next Fifty Years, Cambridge
University Press, 1995.
356 MAINTENANT LA FINITUDE

qui s’expriment en nombre d’unités d’une quantité-étalon)


soit faussée, voire demeure indétectable. Car les étalons par
comparaison auxquels on les mesure ont pu varier, et
même varier dans des proportions égales 1. Cette co-varia-
tion des quantités risque de supprimer la référence par rap-
port à laquelle le changement d’une valeur de constante
dimensionnelle pourrait être attestée.
L’intérêt se reporte alors sur des rapports sans dimen-
sions de plusieurs constantes dimensionnelles, comme la
« constante de structure fine » des phénomènes électroma-
gnétiques 2. A priori, la variation de la constante de struc-
ture fine, se manifestant par des différences d’écarts relatifs
de certaines raies d’émission ou d’absorption du rayonne-
ment électromagnétique par les atomes, devrait demeurer
détectable quelles que soient les dilatations et contractions
coordonnées des quantités dimensionnelles qui la com-
posent. Ainsi, bien que non confirmée à ce jour, une dérive
de la constante de structure fine au cours du temps a pu
être invoquée pour rendre raison de certaines anomalies du
rayonnement des quasars les plus éloignés 3.
Pourtant, même la détection du changement des
constantes adimensionnelles ne va pas de soi, puisque leur
éventuelle altération ne peut s’estimer qu’en s’appuyant sur
l’invariabilité supposée d’autres éléments théoriques,
comme la forme des lois dans lesquelles elles interviennent
(celles de l’électrodynamique quantique pour la constante
de structure fine). Le besoin d’une extrapolation rétro-
active, le besoin d’un référentiel stable permettant d’évaluer

1. J.-P. Uzan, « Les constantes varient-elles ? », Pour la science, no 297,


2002, p. 72-79.
2. La constante de structure fine est le quotient du carré de la charge
électrique élémentaire par le produit de la constante de Planck et de
la vitesse de la lumière.
3. J. K. Webb, « Are the laws of nature changing in time ? », Physics
World, 2003, p. 33-38 ; J.K. Webb, J.A. King, M.T. Murphy, V.V. Flam-
baum, R.F. Carswell et M.B. Bainbridge, « Indications of a spatial
variation of the fine structure constant », Physical Review Letters,
no 107, 2011, p. 191101.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 357

la dérive ou la stabilité d’autres processus par comparai-


son, ne cesse de resurgir.
Et il se fait encore plus sentir lorsqu’il s’agit d’estimer la
possible transformation de la forme même des « lois de la
nature ». Dans la mesure où « le permanent dans une alté-
ration est appelé sa loi 1 », dans la mesure, par conséquent,
où la loi est par définition ce qui échappe au changement,
on s’attend à ce qu’une altération de certaines règles précé-
demment considérées comme légales se laisse inscrire à son
tour dans le canevas d’une méta-régulation permanente.
Cette inscription est d’ailleurs, ici encore, présomptivement
nécessaire, parce que seule une méta-loi peut jouer le rôle
d’un fond invariable par contraste avec lequel mesurer
l’éventuelle variation des lois. Comme l’écrivait Henri
Poincaré : « Nous conclurions à la variabilité des lois, mais
[…] ce serait en vertu du principe même de leur immutabi-
lité. Nous affirmerions que les lois apparentes ont changé,
mais ce serait parce que les lois moléculaires, que nous
regarderions désormais comme les vraies lois, seraient pro-
clamées immuables 2. »

1. M. Schlick, Philosophical Papers II (1925-1936), op. cit., p. 8.


2. H. Poincaré, « L’évolution des lois », dans H. Poincaré, Dernières
Pensées, Flammarion, 1930, p. 28. Une tentative de réfutation de cette
thèse de Poincaré peut être trouvée dans M. Lange, « Could the laws
of nature change ? », Philosophy of Science, no 75, 2008, p. 69-92. Le
problème est que Lange critique Poincaré d’un point de vue réaliste
(« l’argument de Poincaré échoue à montrer que les lois ne peuvent
pas changer »). Or, Poincaré, il ne faut pas l’oublier, est complètement
étranger à ce genre d’approche. Lorsqu’il demande « les lois considé-
rées comme existantes en dehors de l’esprit qui les crée ou qui les
observe sont-elles immuables en soi ? », c’est pour répliquer aussitôt
« non seulement la question est insoluble, mais elle n’a aucun sens ».
Ibid., p. 29. Poincaré raisonne dans son propre cadre de pensée
conventionnaliste, qui convient très bien à un chercheur fini et situé,
mais pas à l’idéal du « point de vue de nulle part ». Il ne dit pas que
les lois doivent toujours avoir été « vraies dans le passé », mais seule-
ment « qu’il n’y a rien là qui puisse empêcher le savant de garder sa
foi au principe de l’immutabilité, puisque aucune loi ne pourra jamais
descendre au rang de loi transitoire, que pour être remplacée par une
358 MAINTENANT LA FINITUDE

Jusqu’où risque de nous pousser cette régression de


proche en proche, de règle changeante en méta-règle présu-
mée constante ? Sans doute plus loin encore que le concept
de « loi » ne le laisse supposer. Car au terme du processus,
on peut être contraint de retenir comme seul fond inva-
riable une règle de niveau structural plus bas qu’une loi,
comme par exemple l’alternance darwinienne de mutations
stochastiques et de sélection des aptitudes. Quelques astro-
physiciens sont allés jusqu’à cette extrémité, en appliquant
le couple mutation-sélection à l’existence des entités cos-
miques. Ils ont suggéré qu’aucune loi ordinaire de la phy-
sique ne s’applique plus à l’échelle de Planck 1, ou que les
« lois » y varient rapidement de manière chaotique. Et ils
ont alors proposé de retracer la genèse de lois physiques
stables à partir de processus évolutionnistes qui ne leur obé-
issent pas 2 : ceux de la concurrence entre plusieurs univers,
et de la survie des seuls univers où, à partir de la phase
chaotique, émergent des lois permettant une auto-régula-
tion interne. Par leur proposition d’attribuer l’engendre-
ment des lois à une forme d’évolution darwinienne, ces
astrophysiciens ont incontestablement dérogé à un principe
régulateur traditionnel de la recherche, puisqu’ils ont sub-
stitué l’histoire à la norme, et l’évolution aux invariants,
dans le rôle d’instance axiologique ultime. Mais au moins
sont-ils demeurés ainsi dans la sphère du principe de
raison, en proposant une explication, fût-elle pré-légale, des
lois.
Au total, ce qui est extrapolé vers le passé varie d’un cas
à l’autre, mais qu’un élément conceptuel, formel ou quanti-
tatif soit extrapolé est constant. Cela se comprend très

autre loi plus générale et plus compréhensive ; qu’elle ne devra même


sa disgrâce qu’à l’avènement de cette loi nouvelle ». Ibid., p. 28.
1. A. Linde, « The self-reproducing inflationary universe », Scientific
American, no 271, 1994, p. 48-55.
2. Y. Nambu, « Directions in particle physics », Progress in Theoreti-
cal Physics (supplément), no 85, 1985, p. 104-110 ; L. Smolin, Time
Reborn, Houghton Mifflin, 2013.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 359

bien, redisons-le, dans le contexte d’une épistémologie cor-


rélationniste, c’est-à-dire d’une épistémologie qui rapporte
la connaissance au point de vue situé et fini du chercheur.
Car le chercheur situé ne peut pas se passer d’un point
d’Archimède effectif pour ses avancées, d’un étalon fonc-
tionnel pour ses évaluations, d’une origine pratique de son
système de coordonnées théoriques.

Le passé pourrait-il être balayé par l’hyper-chaos ?

En revanche, pour un philosophe soutenant le matéria-


lisme spéculatif, tous ces arguments de droit épistémolo-
gique sont à bannir en faveur de constats de faits
ontologiques ; à la nécessité présomptive qu’exige le projet
de connaître, se substitue chez le matérialiste spéculatif la
contingence brute de ce qui se révèle par la connaissance.
Dès lors, l’affirmation que les lois de la nature (ou des
méta-règles de substitution) ont une validité rétrospective
s’étendant jusqu’à l’origine supposée de l’univers devient
chez lui entièrement problématique. De même qu’il n’a rien
à opposer à la version extrême, goodmanienne, du scepti-
cisme de Hume au sujet de l’extrapolation vers le futur des
lois actuelles de la nature 1, le matérialiste spéculatif est
entièrement privé de ressources contre un scepticisme équi-
valent au sujet de leur extrapolation vers le passé. Selon
lui, des mondes réellement soumis à des lois en lignes bri-
sées ou en lignes lentement déviantes sont exactement aussi
plausibles qu’un monde réellement soumis à des lois en
ligne droite. Et cette clause d’indifférence n’a aucune raison
de ne pas s’appliquer à ce qui est arrivé jusque là, plutôt
que seulement à ce qui risque d’arriver plus tard.
Meillassoux semble ne pas s’apercevoir de la symétrie
temporelle des ravages occasionnés par la critique
humienne. Il évoque à plusieurs reprises un doute profond

1. Voir la dernière section du chapitre IV.


360 MAINTENANT LA FINITUDE

concernant les lois à venir 1, mais il met cette incertitude


en contraste avec la « stabilité manifeste 2 » de chaque loi
physique, c’est-à-dire avec le fait « qu’elle a existé ou s’est
vérifiée dans le passé 3 ». Tout se passe comme s’il disposait
d’archives au-dessus de tout soupçon garantissant que les
lois et les valeurs des « constantes » universelles ont tou-
jours été celles que nous connaissons à l’heure actuelle. Or,
si l’on y regarde de près, ces archives sont soit limitées dans
leur portée temporelle, soit entièrement équivoques.
Les documents humains les plus précis, pour commen-
cer, s’étendent sur à peine plus de trois siècles ; ce sont ceux
des physiciens de l’âge classique, premiers chercheurs de
l’histoire (à l’exception de leur modèle, Archimède) à avoir
établi des énoncés légaux quantitatifs 4. D’autres documents
historiques plus anciens, comme les relevés astronomiques
et les modèles géométriques des civilisations de l’Antiquité,
nous permettent de remonter quelques milliers d’années
plus tôt ; mais ils attestent seulement l’absence de gros
écarts entre les régularités observées dans un passé assez
proche et les lois présentement en vigueur. Il est vrai qu’on
peut encore exploiter les documents « naturels », comme
les couches géologiques, les images de galaxies spatio-tem-
porellement éloignées, ou bien le rayonnement isotrope
« fossile » de l’univers. Mais ces documents sont incomplets
en raison de l’inachèvement perpétuel de la collecte qu’en
fait la recherche scientifique. Surtout, ils sont ambigus
parce qu’ils ne « parlent » que sous l’hypothèse d’un sys-
tème intégré de règles d’ordre, et de valeurs de paramètres,
permettant de conférer un sens rétrospectif aux données
actuellement mesurées. Le changement de certaines règles

1. ALF, p. 117-118.
2. ALF, p. 125.
3. ALF, p. 119.
4. Il ne faut pas confondre ces énoncés légaux quantitatifs avec des
énoncés factuels quantitatifs comme ceux qu’établissaient déjà les
astronomes de l’Antiquité, comme Aristarque de Samos ou Ptolémée.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 361

ou paramètres peut donc aisément y être masqué, c’est-


à-dire rendu indécelable, par le changement coordonné des
autres.
Plus généralement, il y a un véritable contresens logique
à croire qu’un relevé de l’histoire de l’univers pourrait nous
révéler l’immutabilité passée des lois de la nature. Car ce
que l’on tient pour un récit historique des temps les plus
reculés est entièrement dépendant des lois (présentes) dont
on étend la validité jusqu’à eux. Des lois présumées
immuables sont ici le déterminant principal d’une histoire
recomposée. À titre d’exemple, nous avons vu que la déter-
mination de l’« âge de l’univers » repose sur un postulat
d’uniformité nomologique, que ce soit par le biais de l’inva-
riabilité conjecturée de la constante de Hubble, ou de la
stabilité présupposée des lois de la relativité générale et de
la théorie quantique. Loin que le passé uniforme des lois
soit manifesté par la chronique des événements inauguraux
de l’univers, cette chronique, à l’inverse, est le sous-produit
d’une opération consistant à extrapoler les lois vers le
passé. Mais si l’histoire des « premiers âges » découle bien,
comme on vient de le noter, de la légalité stable qu’on pro-
jette sur eux, la certitude de la persistance des formes
légales ne saurait être dérivée de cette histoire sans com-
mettre une pétition de principe.
« En résumé, conclut Henri Poincaré, nous ne pouvons
rien savoir du passé qu’à la condition d’admettre que les
lois n’ont pas changé. Si nous l’admettons, la question de
l’évolution des lois ne se pose pas ; si nous ne l’admettons
pas, la question est insoluble, de même que toutes celles
qui se rapportent au passé 1. » La première branche de
l’alternative dessinée par Poincaré souligne à nouveau le
statut tautologique des raisonnements qui prennent appui
sur une histoire reconstituée sous le présupposé de la stabi-
lité légale, pour en inférer réciproquement la permanence
des lois tout au long de l’histoire. La seconde branche de

1. H. Poincaré, « L’évolution des lois », dans H. Poincaré, Dernières


Pensées, op. cit., p. 10.
362 MAINTENANT LA FINITUDE

l’alternative, quant à elle, peut être lue comme un défi fron-


tal à la thèse du matérialisme spéculatif sur l’ancestralité.
Ainsi que nous venons de le voir, faute de supposer rétro-
spectivement l’uniformité des lois, nulle affirmation
d’occurrence d’un fait ancestral daté ne peut être validée.
Or, d’une part une telle supposition n’a aucune raison d’être
faite par un matérialiste spéculatif, s’il ne veut pas contre-
dire la version la plus forte de sa thèse de l’hyper-chaos. Et
d’autre part, il n’y a pas moyen pour lui de remplacer cette
supposition par un prétendu constat de la validité rétro-
active des lois. Car le « constat » de la validité passée des
lois ne serait dérivable (circulairement) que d’une séquence
de faits ancestraux dont la reconstitution repose sur cette
validité.
On s’aperçoit à ce stade, non sans perplexité, que deux
des principales thèses du matérialisme spéculatif, à savoir
l’exacerbation du « problème de Hume » et l’absolutisation
de l’ancestralité, sont mutuellement incompatibles. Le
doute sur la stabilité réelle des lois de la nature, qui ne peut
manquer d’être temporellement symétrique, c’est-à-dire de
s’appliquer au passé aussi bien qu’au futur, retire tout
crédit à la reconstitution des événements ancestraux les
plus éloignés sur la base de ces lois. Le matérialiste spécula-
tif ne peut alors éviter de ressentir l’effet boomerang du
« codicille de la modernité », après avoir tenté de le rejeter
loin de lui. Ayant voulu rendre pensable qu’un événement
ait « […] effectivement pu se produire avant toute pensée et
indifféremment à elle 1 », il découvre que ce qu’il dit s’être
produit avant toute pensée est déterminé (ou indéterminé)
par ses propres critères présents du pensable. Sa pensée
actuelle d’absolue contingence des lois de la nature rend
toute décision impossible à propos de ce qu’il pense pour-
tant comme étant survenu indépendamment d’un acte de
penser : les événements ancestraux. Ainsi, non seulement
l’absolutisation des événements ancestraux dans le cadre
du matérialisme spéculatif est minée par une contradiction

1. ALF, p. 168.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 363

performative, mais cette contradiction entraîne la perte de


toute détermination nette des événements présumés.

Extrapoler les horloges présentes vers des horloges


passées : l’infini ou l’indéfini de l’ancestral

Là ne s’arrête pas l’indispensable critique de la concep-


tion absolutiste de l’ancestralité que soutient le matéria-
lisme spéculatif. L’obstacle auquel se heurte cette
conception pourrait s’avérer encore plus fondamental
qu’un simple conflit entre deux de ses principes. Dans cer-
tains cas-limites de remontée aux événements ancestraux,
comme la datation du « Big Bang », c’est en effet la ques-
tion de l’extrapolation de l’échelle de mesure chronologique
qui est posée, et pas seulement celle de la légitimité d’une
reconstruction historique sous l’hypothèse de la perma-
nence des lois et constantes de la nature. Peut-on considé-
rer que les garde-temps du passé fonctionnaient comme les
horloges présentes ? La réponse la plus simple à la ques-
tion, suggérée par l’attitude du matérialiste spéculatif, est
positive. Elle conduit à transposer à l’identique la mesure
chronologique présente vers le passé le plus lointain. Mais
cette option conservatrice est difficilement justifiable, et elle
apparaît à l’examen peu plausible. Il nous faut donc envisa-
ger l’option opposée d’une variabilité des échelles chrono-
logiques élémentaires à l’approche de l’événement initial
qu’on prétend dater, et d’une altération corrélative de sa
datation. Une recherche approfondie sur le plan scienti-
fique, et solide sur le plan philosophique, ayant été
conduite par Jean-Marc Lévy-Leblond dans ce domaine 1,

1. J.-M. Lévy-Leblond, « Did the Big Bang begin ? », American Jour-


nal of Physics, no 58, 1990, p. 156-159 ; J.-M. Lévy-Leblond, La Pierre
de touche : la science à l’épreuve…, Gallimard, 1996 ; J.-M. Lévy-
Leblond, « About time », International Journal of Theoretical Physics,
no 38, 1999, p. 3039-3047. Voir également une discussion dans : É.
Klein, Discours sur l’origine de l’univers, op. cit.
364 MAINTENANT LA FINITUDE

c’est sur elle que nous prendrons appui dans les para-
graphes qui suivent.
L’interrogation d’où part l’enquête est presque trou-
blante dans sa simplicité : de quel droit chronométrique
disons-nous que l’univers est vieux de 13,79 milliards
d’années ? Que pouvait bien signifier une année, durée
actuelle de révolution de la planète Terre autour du Soleil,
aux époques reculées où ni la Terre ni le Soleil n’existaient ?
Rien ne nous empêche à première vue d’extrapoler
l’unité de temps représentée par l’année terrestre vers des
époques jouxtant le « Big Bang ». Il suffit pour cela de
transférer rétrospectivement cette unité de proche en
proche, d’un garde-temps à l’autre, en veillant à ce que le
garde-temps choisi soit disponible durant l’ère où on l’uti-
lise. Le problème est qu’à l’approche du « Big Bang » allé-
gué, les garde-temps se mettent à faire défaut les uns après
les autres, jusqu’à disparaître entièrement. Les molécules,
les atomes, les noyaux – dont les vibrations électromagné-
tiques propres, ou les durées de demi-vie, servent d’unités
de temps substitutives appréciées pour leur précision –
perdent tour à tour leur stabilité, et se désintègrent, aux
températures de fournaise caractérisant un jeune univers
ultra-comprimé. Pire encore, à l’approche de l’échelle
spatio-temporelle de Planck, la notion même qu’il y a des
distances et des durées perd toute signification opératoire,
puisqu’on peut démontrer que nulle règle et nulle horloge
capable d’évaluer ces quantités ne peut y subsister 1.
Comment donc évaluer un intervalle de temps dans ces
conditions extrêmes où les repères temporels dispa-
raissent ?
Un modèle d’horloge adapté à un environnement assez
altéré, proche de ce que l’on pense être le voisinage pas
tout à fait immédiat du « Big Bang », peut nous guider
dans notre recherche d’un étalon de temps substitutif, et

1. C. Schiller, « Le vide diffère-t-il de la matière ? », dans E. Gunzig


et S. Diner, Le Vide, univers du tout et du rien, Éditions Complexe,
1998, p. 344.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 365

nous conduire à accepter pour le temps cosmique quelque


chose d’inacceptable pour tout autre temps plus ordinaire,
à savoir un étalon manifestement variable. L’un des modèles
les plus plausibles d’horloge de ce genre se compose de
deux miroirs entre lesquels se réfléchissent des photons 1.
On peut alors définir comme unité de temps la durée de
l’aller et retour d’un photon, de l’un à l’autre des miroirs.
Et lorsque ce modèle d’horloge fait défaut à son tour
(parce que rien de tel qu’un « miroir » ne peut plus subsis-
ter à partir d’un certain seuil d’énergie thermique), on peut
encore lui substituer son présupposé et son armature cos-
mologique. On peut, en d’autres termes, retenir comme
étalon de durée résiduel celui que fournit le seul « mouve-
ment d’horlogerie » capable de survivre à l’élévation de
température et de pression de l’univers à l’approche du
« Big Bang », à savoir le processus même de dilatation de
l’univers. À proximité étroite de son « origine », l’évolution
de l’univers ne peut plus avoir pour échelle de repérage
chronométrique viable que cette évolution elle-même. Et si
cette évolution devient chaotique, la chronométrie le
devient aussi.
Supposons à présent que les miroirs de notre ultime hor-
loge soient plongés dans un univers en voie de dilatation.
Les miroirs hypothétiques s’écartent alors l’un de l’autre
avec les temps croissants, la durée de parcours d’un photon
s’accroît, et l’unité de temps choisie s’agrandit au cours du
temps. Inversement, à mesure qu’on tend vers le « Big
Bang », c’est-à-dire à mesure que le temps écoulé depuis
cet archi-événement décroît, les miroirs se rapprochent de
plus en plus, et la durée du parcours d’un photon diminue
puis se met à fluctuer chaotiquement. Cette durée de par-
cours faisant désormais fonction d’unité de temps, cela
entraîne que l’unité chronologique effective diminue égale-
ment, et que ce qui a duré une seule unité de temps ter-
restre, dure plusieurs unités du nouveau temps cosmique

1. J.-M. Lévy-Leblond, La Pierre de touche : la science à l’épreuve…,


op. cit.
366 MAINTENANT LA FINITUDE

(puis un nombre indéfini d’unités lorsque l’unité de temps


est soumise à un régime chaotique). Autrement dit, les
durées mesurées à l’aide d’une horloge appropriée à la situa-
tion physique qui prévaut dans les parages du « Big
Bang », s’étirent de plus en plus (puis deviennent non-repé-
rables lorsque la chronométrie se fait chaotique) 1. Il
s’ensuit que, s’il est mesuré par l’équivalent d’une horloge
à deux miroirs soumise à la même loi de dilatation que
l’univers, l’instant d’occurrence du « Big Bang » doit être
rejeté soit vers un passé infiniment éloigné, soit vers un
passé indéfini. Il n’est pas exagéré, dans cette nouvelle
configuration chronométrique, d’affirmer que, le temps
devenant illimité ou irrepérable dans le passé, cela n’a tout
simplement plus de sens de situer l’origine de l’univers en
quelque instant déterminé que ce soit. Ainsi, l’énoncé
ancestral se trouve-t-il dilué puis dissout dans un temps
sans bornes.
Avant d’aller plus loin, et de tirer des enseignements phi-
losophiques de ce qui vient d’être dit, il est utile de corriger
l’impression que pourrait donner le raisonnement précé-
dent d’être lié à un choix arbitraire (bien qu’en pratique
inévitable) de l’étalon de durée 2. En deçà de la question
1. Comme le remarque J.-M. Lévy-Leblond, cet étirement effectif est
rendu plausible par le constat que, repérés dans le temps terrestre, les
événements physiques cruciaux pour l’histoire de l’univers se précipi-
tent à un rythme de plus en plus soutenu, exponentiellement croissant
à mesure qu’on se rapproche du « Big Bang ». Repéré dans le temps
terrestre, le découplage entre matière et rayonnement se produit
105 années après le « Big Bang », l’amorce de la nucléosynthèse (par
fusion des nucléons) se produit 1 seconde après le « Big Bang », la
fusion des quarks en nucléons (et autres hadrons) se produit 10-6s
après le « Big Bang », la brisure de symétrie électrofaible se produit
10-10s après le « Big Bang », et le temps de Planck est de l’ordre de 10-44s.
Repérés dans un temps propre cosmique analogue à celui que mesure
l’horloge à deux miroirs, les instants où se produisent ces mêmes évé-
nements se succèderaient régulièrement, en des temps progressant
linéairement, et non pas en des temps progressant exponentiellement,
comme on voit que c’est le cas dans le temps terrestre.
2. Notons cependant que le choix de cet étalon de durée est loin d’être
gratuit. Il repose sur les indications d’un instrument appelé l’« horloge
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 367

du choix des horloges, la vraie raison, la raison profonde,


de l’étirement des durées à l’approche du « Big Bang », est
que ce dernier n’a pas tant les caractéristiques d’un événe-
ment ponctuel datable, que d’un horizon temporel inacces-
sible. Ce statut exceptionnel est attesté quel que soit le
cadre théorique dans lequel on inscrit le concept de « Big
Bang ».
Nous avons déjà signalé que, dans le cadre de la théorie
de la relativité générale, le « Big Bang » a le statut d’une
singularité, c’est-à-dire d’un point d’espace-temps sur
lequel les paramètres qui caractérisent l’état de l’univers ne
sont plus définis, ou encore d’« […] un point de rupture de
la continuité, mieux, de la contiguïté, de l’axe des temps 1 ».
Étant un point d’indéfinition ou de rupture, le « Big Bang »
n’admet aucune représentation théorique, et a donc bien le
statut d’un horizon inatteignable dans le passé. Les choses
sont à peu près semblables dans le cadre plus évolué (bien
qu’encore inachevé) d’une théorie quantique de la gravita-
tion. Car ici, nous le savons, c’est la structure même de
l’espace-temps qui se défait et bascule dans un état chao-
tique, à l’approche de la minuscule région spatio-tempo-
relle définie par le temps et la distance de Planck. Il n’existe
donc aucun parcours spatio-temporel lisse qui mène de
l’après au « pendant » du « Big Bang » selon la gravitation
quantique.
Comment traiter les échelles dimensionnelles à
l’approche d’un tel événement-horizon ? Un exemple voisin
d’horizon quantitatif peut nous servir de guide pour
répondre à la question sur le « Big Bang ». Il s’agit de celui

d’Einstein », qui joue un rôle fondamental dans la théorie de la relati-


vité restreinte. Considérer les indications de l’horloge d’Einstein à
deux miroirs comme définissant le temps écoulé permet en effet une
dérivation immédiate de la partie temporelle de la transformation de
Lorentz. Voir M. Smerlak, Les Trous noirs, Presses universitaires de
France, 2016, p. 35.
1. J.-M. Lévy-Leblond, « L’âge de l’univers est-il vraiment fini ? »,
2006, www.fermedesetoiles.com/documents/supports/l-age-de-l-uni-
vers-est-il-vraiment-fini.pdf.
368 MAINTENANT LA FINITUDE

de la vitesse de la lumière (notée c), en théorie de la relati-


vité restreinte. Pour les corps relativistes dotés d’une masse
non-nulle, c n’est pas une vitesse accessible, mais un hori-
zon de vitesse. L’une des manifestations de ce statut d’hori-
zon est que la clause habituelle d’additivité des vitesses,
héritée de la cinématique galiléenne, n’est plus vérifiée.
Autrement dit, la formule relativiste de la composition des
vitesses ne se réduit pas à une simple somme de ces vitesses,
et elle assure ainsi que la vitesse c ne peut jamais être
atteinte par des corps massifs. Considérons un cas concret
et chiffré. Un véhicule spatial se déplace à une vitesse égale
à 1 c (soit la moitié de la vitesse de la lumière) par rapport
2
à la Terre. À partir de ce véhicule spatial, une sonde est
lancée dans la même direction et le même sens d’éloigne-
ment de la Terre que lui, à une vitesse 1 c par rapport à
2
lui. Si la règle d’additivité des vitesses valait, il faudrait
admettre que la sonde se déplace à une vitesse 1 c + 1 c = c
2 2
par rapport à la Terre : dans ce cas, elle aurait atteint la
vitesse de la lumière. Mais, selon la formule relativiste de
composition des vitesses, il n’en va pas ainsi. Un calcul
conforme à cette formule indique en effet que la vitesse de
la sonde par rapport à la Terre est seulement égale à 4 c,
5
c’est-à-dire nettement inférieure à c. Accroître la vitesse des
deux mobiles, leur faire atteindre individuellement des frac-
tions de plus en plus proches de la vitesse de la lumière
(par exemple 9 c chacune), ne changerait rien à cette
10
conclusion : la composée relativiste de leur vitesse resterait
encore et toujours inférieure à c (elle vaudrait 180 c dans
181
le dernier exemple quantitatif considéré, et non pas 180 c
100
comme le voudrait la formule galiléenne). La vitesse de la
lumière demeure bel et bien inaccessible ; elle joue le rôle
d’un horizon. Tout se passe comme si elle demeurait infi-
niment éloignée de toute vitesse que pourrait atteindre un
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 369

corps massif, alors même qu’elle semble n’en être séparée


que d’une fraction de sa valeur.
Supposons à présent que nous cherchions à remplacer la
variable de vitesse ordinaire par une autre variable cinéma-
tique, de façon à imposer la clause d’additivité à cette der-
nière. Nous aboutissons par cette procédure à une nouvelle
variable nommée la « rapidité ». Or, la rapidité qui corres-
pond à la vitesse de la lumière est infinie (alors que la
vitesse de la lumière elle-même est finie, approximativement
égale à 300 000 km/s). Ainsi se concrétise quantitativement
l’impression qu’en tant qu’horizon, la vitesse de la lumière
est indéfiniment éloignée de toute valeur finie que peut
prendre la vitesse d’un corps doté de masse.
Afin de tenir compte du statut d’horizon prêté au « Big
Bang », Lévy-Leblond propose de procéder d’une manière
analogue pour le temps. Il commence par adopter une
fonction d’échelle chronométrique liée par une loi de pro-
portionnalité au rayon de l’univers. Puis il définit sur la
base de cette échelle des « temps » alternatifs (qu’on pour-
rait appeler des « dates », pour éviter toute confusion) en
leur imposant une condition d’additivité. Or, dans cette
chronométrie redéfinie, la « date » du « Big Bang » est reje-
tée à l’infini dans le passé. La condition d’additivité d’où
découle la nouvelle échelle de « dates » faisant partie des
éléments constitutifs de toute métrique du temps 1, la thèse
déjà avancée d’un passé illimité ou indéfini de l’univers
(plutôt que d’une durée finie, mesurée par la valeur
13,79 milliards d’années attribuée à l’« âge de l’univers »)
acquiert un certain crédit.
Plusieurs arguments convergent donc vers l’illimitation
ou l’irrepérabilité de la date du « Big Bang ». Mais s’il en
va ainsi, les spécialistes de cosmologie ne sont plus seule-
ment invités à réviser à la marge leur énoncé ancestral, en

1. Si la durée écoulée de l’événement e1 à l’événement e2 est égale à


t, et que la durée écoulée de l’événement e2 à l’événement e3 est t’, il
semble aller de soi que la durée écoulée de l’événement e1 à l’événe-
ment e3 doit être t + t’.
370 MAINTENANT LA FINITUDE

translatant son point d’application temporel ; ils ne sont


plus seulement confrontés à la nécessité de changer la signi-
fication de l’événement daté (une phase critique de l’his-
toire de l’univers au lieu du début absolu de l’univers) ; ils
sont menacés d’avoir à reconfigurer leur espace théorique
assez profondément pour en exclure tout concept d’événe-
ment originaire ou quasi-originaire dont la situation serait
définie dans le temps 1. Autrement dit, ils risquent d’en
arriver à la conclusion qu’il n’y a plus aucun sens intra-
théorique à énoncer que quelque chose comme l’origine
de l’univers ou son état de densité maximale, date de tant
d’années ; et qu’il n’y a par conséquent plus lieu d’assigner
une quelconque valeur de vérité à de telles propositions,
leur forme même étant devenue caduque. Quoique réfu-
table, comme toute autre hypothèse scientifique, la seule
possibilité d’une échelle de temps faisant disparaître la
notion de date d’origine de l’univers, suffit à les exposer à
ce risque.

Relativiser la forme des énoncés ancestraux


sans relativisme

Au-delà de leur contenu, le sens et la forme des énoncés


ancestraux dépendent donc de l’état actuel des paradigmes
scientifiques, des activités technologiques et expérimentales

1. Le cas inverse d’une grande stabilité de la forme chronologique des


propositions, que privilégie le matérialiste spéculatif, n’est observé que
lorsque les énoncés ancestraux s’insèrent dans un cadre théorique
assez proche du sens commun pour avoir peu de chances d’être révisés
à brève échéance. C’est le cas des énoncés portant sur l’âge de la Terre,
encadrés par des théories simples sur la stratification géologique et les
demi-vies radioactives, qui se prêtent sans problème à la procédure de
substitution rétrograde (à partir du présent) des étalons chronomé-
triques. Mais c’est déjà un peu moins le cas des énoncés sur l’âge du
genre humain ou de la vie sur terre, qui dépendent de définitions déli-
cates et révisables de notre espèce ou du vivant. Et ce n’est plus du
tout le cas, nous l’avons vu, des énoncés sur l’âge de l’univers.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 371

qui sont guidées par eux, et de la définition choisie pour les


étalons chronologiques. Ils sont constamment suspendus à
la perspective de révisions majeures des conventions
métriques aussi bien que des théories scientifiques. Ils
reposent sur des paris présents à propos de l’avenir d’une
exploration archéométrique. Tout autant que leur contenu
quantitatif, le sens et la forme des énoncés ancestraux
s’acquièrent ou se perdent dans l’actualité concrète d’une
pratique de connaissance, et sont mis au défi par leur
ouverture permanente aux attestations ou aux réfutations
futures.
Une conclusion forte s’impose à partir de là : on ne peut
même pas accorder au matérialiste spéculatif que la vérité
d’un énoncé ancestral est toujours possible dans l’absolu.
Car l’affirmation de la vérité possible d’un énoncé ances-
tral, quoique plus modeste que l’affirmation de sa vérité
tout court, exige la pertinence certaine du cadre des options
entre lesquelles on l’a choisi et privilégié. Or, ce cadre
d’options (comme par exemple « l’univers date de x années,
x pouvant varier entre zéro et tout nombre réel négatif
fini ») n’a rien d’assuré. Il n’est donc même pas certain que
l’énoncé ancestral soit signifiant ; et s’il n’est pas signifiant,
on n’a aucun droit de supposer qu’il pourrait être vrai.
Voilà une leçon facile à concilier avec l’idée corrélationniste
selon laquelle tous les contenus de connaissance (y compris
ancestraux) sont relatifs à une dynamique présente de
donation de sens, mais en complet porte-à-faux avec la
décision du matérialisme spéculatif de leur attribuer un
sens autonome et pérenne.
De proche en proche, notre conviction s’est renforcée.
Loin d’opposer un obstacle philosophique à la compréhen-
sion des sciences contemporaines, l’analyse réflexive selon
les lignes d’une épistémologie corrélationniste est la
meilleure voie d’accès à leur cœur productif manifesté dans
l’histoire. Et elle n’interdit même pas de rendre raison de
l’importance cruciale, pour les chercheurs scientifiques, de
croire à chaque étape de cette histoire que « le sens réaliste
372 MAINTENANT LA FINITUDE

de l’énoncé ancestral est son sens ultime 1 ». Après tout, le


besoin que ressentent les chercheurs scientifiques d’affirmer
la vérité, au moins possible, de leurs énoncés descriptifs ou
ancestraux, se comprend aisément sans qu’il soit nécessaire
de surdéterminer ontologiquement cette prétention à pou-
voir dire le vrai. Il suffit de remarquer que c’est à la force
déclarative de telles affirmations que les chercheurs doivent
la motivation nécessaire pour entreprendre de les corrobo-
rer ou de les réfuter expérimentalement, et au-delà pour
mettre à l’épreuve un cadre de présuppositions et un jeu
associé d’options qui définissent leur paradigme. La vérité
littérale des énoncés affirmés, ou au moins la possibilité
effective de cette vérité, n’a donc pas à être niée catégori-
quement par l’épistémologue corrélationniste. Tout ce qu’il
devrait demander est que l’on rapporte cette vérité procla-
mée et cette possibilité alléguée au rôle concret qu’elles
jouent dans l’élaboration des savoirs.
Mais, pourrait objecter le matérialiste spéculatif, en fai-
sant cette demi-concession, l’épistémologue corrélation-
niste n’a-t-il pas simplement porté à son paroxysme le
« codicille de la modernité 2 » (selon lequel « cela ne vaut
que pour l’homme ») en l’adjoignant non seulement à
l’énoncé ancestral, mais aussi à l’affirmation de sa vérité
actuelle ou possible ? Et n’a-t-il pas ainsi brisé plus insi-
dieusement que jamais l’élan vers la transcendance qui
inspire le travail quotidien du chercheur ? Ce reproche
serait à coup sûr justifié si (comme le suppose Meillassoux)
l’épistémologue corrélationniste s’arrogeait le privilège
d’une méta-position lui permettant de voir que le « codi-
cille de la modernité » est inévitable, à l’inverse du cher-
cheur scientifique dont la position professionnelle le
condamnerait à la littéralité, et donc à la naïveté, de ses
énoncés. Or, il n’en va pas forcément ainsi. N’exigeant nul-
lement une répartition inégale des rôles où il se proclame-
rait le dépositaire permanent d’une perspicacité supérieure,

1. ALF, p. 31.
2. Ibid., p. 30.
LE BIG BANG VU DE MAINTENANT… 373

l’épistémologue corrélationniste peut très bien se satisfaire


d’une hiérarchie inversée où il se considèrerait comme un
simple auxiliaire pédagogique du chercheur scientifique.
Tout ce qu’il projette de faire, pour honorer ce rôle
modeste, est d’apprendre au chercheur comment tirer parti
à la fois de sa position de scientifique et d’une méta-posi-
tion réflexive. En d’autres termes, son ambition se borne à
aider le chercheur à se transformer en un « rêveur lucide »
dont le regard serait suffisamment ample pour accéder,
par-delà son œuvre, au temps long de la fabrique performa-
tive de cette œuvre, et au trouble que celle-ci introduit dans
ses certitudes les plus ancrées. Sa vocation est de favoriser
ce trouble, à première vue fragilisant, pour en faire le germe
de fécondité des époques créatrices de la science.
En bref, la compatibilité de l’épistémologie corrélation-
niste avec le sérieux de l’engagement aléthique du chercheur
n’a rien d’utopique. Il suffit de lui assigner comme mission
première d’aérer ce sérieux par un souffle d’humour, par un
infime décollement vis-à-vis des croyances affichées, par une
plasticité intellectuelle accrue qui annonce les succès futurs.
VII

LES « FAITS » AU PRÉSENT


DE LEUR RÉACTIVATION :
UN ENSEIGNEMENT NÉGLIGÉ
DE LA THÉORIE QUANTIQUE

Le « passé » est théorie. Le passé n’a pas


d’existence, sauf en tant qu’il est constaté au
présent. En décidant quelles questions notre
équipement d’enregistrement quantique posera
dans le présent, nous avons un choix indé-
niable concernant ce que nous avons le droit
de dire à propos du passé.
J.A. Wheeler

Était-ce du réel, ce que nous fûmes ?


Y. Bonnefoy

En élargissant le champ de vision du chercheur scientifique,


l’épistémologue corrélationniste lui rend un autre service,
encore plus important. Il lui permet de comprendre et d’utili-
ser en pleine connaissance de cause certains aspects de ses
propres théories qui demeureraient à la fois énigmatiques et
difficilement manipulables dans l’ambiance de son seul « réa-
lisme spontané ». Mieux, c’est en attirant son attention sur la
376 MAINTENANT LA FINITUDE

relativité de ses conceptions et de ses déterminations théo-


riques à l’égard de son activité présente, immédiate, de consti-
tution d’objectivité, que cette clarification lui devient le plus
universellement accessible.

La mécanique quantique comme théorie


de la prévision corrélationnelle
Par deux fois déjà, nous avons remarqué qu’une épistémolo-
gie corrélationniste soutenue jusqu’à ses ultimes conséquences
rend la théorie quantique aisément intelligible, bien au-delà de
ce que permettait d’espérer sa mauvaise réputation de théorie
« difficile » et « paradoxale ». Au chapitre IV, la possibilité a été
évoquée de dériver une part importante du cadre formel de la
théorie quantique à partir de deux hypothèses fondamentales :
celle de contextualité (c’est-à-dire de relativité) des détermina-
tions ; et celle d’invariance du symbole servant à prévoir leurs
valeurs expérimentales, vis-à-vis d’un changement de contexte.
Cela suffit à effacer l’impression d’arbitraire qu’ont donnée
certains de ses postulats durant des décennies, et d’en mettre au
jour l’enracinement direct dans les contraintes génériques qui
s’imposent au projet de connaître. Au chapitre V, l’extrapola-
tion du succès de la théorie quantique par-delà la physique
microscopique, vers toutes sortes de situations (y compris
psycho-sociologiques) où les déterminations qu’on souhaite
anticiper sont relatives au contexte de leur manifestation, a ren-
forcé notre sentiment que la clause de relativité résume presque
à elle seule le sens de cette théorie. L’appellation « théorie géné-
rale de la prévision corrélationnelle » a dès lors pu être propo-
sée en lieu et place de la dénomination plus courante « théorie
quantique ». Cela avec d’autant moins d’hésitation que la
« quantification » des processus, à laquelle cette théorie doit
son nom, est dérivable d’une expression mathématique de la
condition de contextualité 1.
1. Il s’agit des « relations de commutation ». Voir C. Cohen-Tan-
noudji, B. Diu, F. Laloë, Mécanique quantique I, Hermann, 1973 (cha-
pitre « L’oscillateur harmonique à une dimension ») ; M. Bitbol,
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 377

Pourtant, la référence générale à la contextualité, ou à la


corrélativité, des déterminations que la théorie quantique
permet d’anticiper par des évaluations probabilistes, n’épuise
pas ce que cette théorie a d’exceptionnel, ou d’exceptionnel-
lement révélateur. Pour saisir le point d’exception du para-
digme quantique, une question supplémentaire doit être
posée. À quoi des valeurs d’observables doivent-elles être rela-
tives pour manifester les comportements non-conventionnels
que prévoit la théorie quantique ? Donnons-en une première
esquisse, en anticipant sur la réflexion qui suit.
Au premier degré, les gammes de valeurs que peuvent
prendre les observables quantiques sont relatives aux types
d’appareillages utilisés (dispositifs de mesure de la position,
de la quantité de mouvement, des composantes du spin ;
ou bien questionnaires de choix sémantiques).
Au deuxième degré, un trait important de la mécanique
quantique est relatif à l’activation effective d’un appa-
reillage capable d’amplifier les signaux de manière irréver-
sible 1. Ce trait est le passage brusque, lors de l’opération
de mesure, entre (a) un état de superposition entre valeurs
propres d’une observable, dans lequel on peut considérer
que rien n’est arrivé si ce n’est la puissance protéiforme
d’arriver, et (b) un état voisin du « mélange statistique »,
dans lequel tout se passe comme si l’une ou l’autre de ces
valeurs avait été mesurée.
Au troisième degré, enfin, l’actualité d’une valeur singu-
lière de l’observable, la constatation que c’est cette valeur
et aucune autre qui a été mesurée, est relative à un terme
que l’histoire entière du débat sur l’interprétation de la
physique quantique n’a pas suffi à désigner de manière

Mécanique quantique. Une introduction philosophique, op. cit., §2-4-2,


p. 198.
1. C’est le sens des théories de la décohérence. E. Joos, H.D. Zeh,
C. Kiefer, D.J. Giulini et I.-O. Stamatescu, Decoherence and the Appea-
rance of a Classical World in Quantum Theory, Springer, 2003 ;
M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
op. cit., §5-3-3, p. 410.
378 MAINTENANT LA FINITUDE

consensuelle. Souvent, ce terme a été purement et simple-


ment négligé, au nom du caractère présumé extra-scienti-
fique du concept modal d’actualité 1. Mais parfois, il a été
assimilé à quelque « chose » qui échappe à la description
quantique, à la description physique, voire à la description
tout court. Ce choix d’éjecter hors de la physique quan-
tique le terme relativement auquel l’actualité surgit, se
comprend aisément : si on traitait ce terme comme un objet
quantique, il faudrait inclure son état lui-même dans une
superposition, et repousser ainsi indéfiniment la phase de
la décision actualisante, alors que son intervention avait
pour mission de fixer le lieu de cette décision 2.
« Conscience » est le nom le plus souvent donné à ce
terme non-objet, à cette pseudo-« chose » non décrite, à ce
relatum insaisissable 3 de l’actualité d’une valeur singulière
d’observable. Mais c’est aussi le plus vigoureusement criti-
qué 4. Parler d’une « chose » non-physique à son propos est
en effet encore trop dire, et s’apercevoir de cet abus de lan-
gage exerce une certaine pression dans le sens d’une dé-
réification encore plus complète du relatum de l’actualité
d’un résultat de mesure. La course vers un relatum non-
chosique a été lancée dès les années 1930 par John Von
Neumann, qui lui donne le nom de « “moi” abstrait 5 » (en
anglais « abstract “ego” », une version acclimatée de l’ego

1. « Se pourrait-il, après tout, que le problème de l’actualité ne relève


pas de la physique ? », R. Omnès, The Interpretation of Quantum
Mechanics, op. cit., p. 350.
2. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, op. cit., p. 35.
3. F. London et E. Bauer, La Théorie de l’observation en mécanique
quantique, Hermann, 1939 ; E. Wigner, « Remarks on the mind-body
question », dans E. Wigner, Symmetries and Reflections, Ox Bow Press,
1979, p. 171. Voir également S. French, « A phenomenological solu-
tion to the measurement problem ? Husserl and the foundations of
quantum mechanics », Studies in History and Philosophy of Modern
Physics, no 33, 2002, p. 467-491.
4. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, op. cit., chapitre I.
5. J. Von Neumann, Les Fondements mathématiques de la mécanique
quantique, F. Alcan, 1946, p. 289.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 379

transcendantal husserlien). Mais, comme nous allons le voir


dans les paragraphes suivants, il semble opportun de pous-
ser ce mouvement encore plus loin, vers sa signification
ultime, jusqu’à ne plus compter comme relatum de l’actua-
lité d’une valeur mesurée que le présent vivant. Dans ce
dernier cas, il ne serait même plus question de l’« actua-
lité » d’un résultat de mesure, accomplie à quelque instant
déterminé et fixée une bonne fois pour toutes dans un
appareil ou dans une conscience, mais simplement de son
« actualisation » labile, sans cesse à faire renaître.

Clarification de quelques énigmes quantiques sur le


mode corrélationnel
Pour nous acheminer vers ces confins de la corrélation
quantique, nous allons procéder par étapes, en donnant des
exemples qui illustrent les degrés de relativité à peine
évoqués.
Un premier exemple est celui de la dualité onde-corpus-
cule, cette association incongrue d’étendue et de ponctua-
lité, de continuité et de discontinuité, supposée révéler la
« nature » atypique des entités nouvelles que sont les
« quantons 1 ». Einstein, premier chercheur à avoir conçu
cette dualité en l’appliquant au rayonnement électromagné-
tique 2, avait du mal à cacher sa perplexité à ce propos :
1. J.M. Lévy-Leblond et F. Balibar, Quantique. Rudiments, Interédi-
tions, 1984. Le mot « quanton » a été choisi par ces auteurs dans le
but de donner aux entités microscopiques un nom complètement
affranchi du poids des représentations de la vie ordinaire et de la phy-
sique classique.
2. Il est fait allusion ici à la théorie de l’effet photo-électrique, publiée
par Einstein en 1905. Cette théorie supposait la quantification de
l’énergie du rayonnement électromagnétique, dont les propriétés ondu-
latoires n’étaient pourtant pas niées. Les quanta d’énergie électroma-
gnétique ont été nommés ultérieurement « photons » (à partir des
années 1920). Voir R. Wurmser, « Sur l’activité des diverses radiations
dans la photosynthèse », Comptes rendus hebdomadaires des séances de
l’Académie des sciences, no 181, 1925, p. 374-376.
380 MAINTENANT LA FINITUDE

« Peut-on concilier les quanta d’énergie d’un côté, et le


principe de Huygens de l’autre ? Les apparences sont
contre, mais Dieu semble avoir trouvé un truc 1. » On pour-
rait ajouter que si les physiciens s’opposent fermement,
dans leur pensée spontanée, à l’amalgame du discontinu et
du continu, des sauts quantiques et du « principe de Huy-
gens » qui régit les interférences ondulatoires, eux-mêmes
semblent avoir trouvé un « truc » afin de mimer l’« esprit
de Dieu » réputé avoir créé cette curieuse combinaison. Le
formalisme mathématique des espaces de Hilbert permet
en effet aux physiciens de se connecter aussi bien à une
géométrie du continu (à travers le concept d’amplitude spa-
tiale de probabilité, ou de « fonction d’onde ») qu’à une
algèbre du discontinu (à travers les valeurs propres quanti-
fiées d’opérateurs, ou d’« observables »). Mais cet édifice
formel a-t-il vraiment suffi à concilier les deux ontologies
contradictoires, ou a-t-il abouti à les rejeter dos à dos en
leur substituant autre chose : une abstraction symbolique
d’où leurs squelettes structuraux sont tous deux déri-
vables ? Entre le problème initial de concilier deux modes
d’être, et sa solution mathématique présumée, il y a une
hétérogénéité si grande que l’insatisfaction demeure. Pour
l’apaiser, un geste philosophique d’ampleur exceptionnelle
est requis : celui qui transforme le sens des théories phy-
siques en leur refusant le statut de représentation, et en
les investissant du seul pouvoir de nous orienter dans la
présentation. Comme l’a reconnu récemment Richard
Healey, qui soutenait antérieurement une interprétation
réaliste de la mécanique quantique 2, « le principal obstacle
à la compréhension de la théorie quantique n’est pas notre
incapacité à imaginer le monde qu’elle décrit, mais le pré-
jugé selon lequel on doit la comprendre comme décrivant
le monde 3 ».
1. A. Einstein, Œuvres choisies, Éditions du Seuil, 1989, t. I : Quanta,
p. 113.
2. R. Healey, The Philosophy of Quantum Mechanics. An Interactive
Interpretation, Cambridge University Press, 1991.
3. R. Healey, The Quantum Revolution in Philosophy, Oxford Univer-
sity Press, 2017, p. X.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 381

Tant qu’on s’en tient à une lecture ontologique de la


dualité onde-corpuscule, on est conduit à juger (comme
bien des physiciens l’ont fait) qu’elle traduit quelque chose
d’extraordinaire celé dans les replis occultes du monde ;
quelque chose que la description quantique laisse entrevoir
de manière oblique, mais que ni notre langage ni notre ima-
gination ne parviennent à saisir, et que seules les mathéma-
tiques permettent de cerner. La même dualité ne perd son
aura de merveille du monde qu’à condition de renoncer à
une conception représentationnelle de la théorie quantique,
qui en ferait la révélation (incomplète) de quelque réalité
invisible et ineffable. Et à condition de voir au contraire la
théorie quantique comme une simple méthode de guidage
par anticipation dans ce qui se montre et qui se dit. Car,
aussitôt accomplie cette conversion du regard épistémolo-
gique, on s’aperçoit qu’assigner une double nature, ondula-
toire et corpusculaire, à des objets appelés « quantons » est
une manière biaisée, surdéterminée, et préconceptualisée
d’exprimer une certaine famille de phénomènes qui
n’imposent a priori ni une ontologie d’ondes ni une ontolo-
gie de corpuscules.
Mais comment décrire ces phénomènes, lorsqu’on ne les
a pas encore surinterprétés en projetant sur eux les deux
formes ontologiques de l’onde et du corpuscule ? On peut
se contenter pour cela, comme le suggérait Erwin Schrö-
dinger dans les années 1950, de distinguer les deux distri-
butions, longitudinale et transversale, que peuvent adopter
les phénomènes ponctuels enregistrés par des détecteurs 1.
La distribution longitudinale des phénomènes ponctuels
est manifestable dans des chambres à brouillard, des
chambres à bulles, ou des chambres à fils, sous l’aspect
d’alignements évoquant des trajectoires corpusculaires.
Quant à la distribution transversale des mêmes phéno-
mènes ponctuels, elle est manifestable sur la surface d’un

1. E. Schrödinger, The Interpretation of Quantum Mechanics, Ox Bow


Press, 1995, p. 20 ; M. Bitbol, Schrödinger’s Philosophy of Quantum
Mechanics, Kluwer, 1996, p. 221.
382 MAINTENANT LA FINITUDE

écran placé à la suite d’un panneau percé d’une ou deux


fentes. Elle prend alors l’aspect d’une figure isomorphe à
celle que produirait la diffraction d’une onde plane (dans
le cas d’une seule fente), ou d’une autre figure isomorphe à
celle que produirait l’interférence de deux ondes (dans le
cas de deux fentes). Il n’est pas question ici de corpuscules
ou d’ondes voyageant dans l’espace, mais de phénomènes
discontinus dont les distributions spatiales peuvent être soit
analogues à celles des corpuscules, soit analogues à celles
des ondes, selon le type d’appareillage mis en place à la
suite d’une source de radiations. Il n’est pas question de
corpuscules ou d’ondes existant intrinsèquement, mais de
répartition quasi-corpusculaire des phénomènes relative-
ment au contexte expérimental de la chambre à bulles, et
de répartition quasi-ondulatoire des phénomènes relative-
ment au contexte expérimental de l’interféromètre.
Vers 1927, Bohr critiquait déjà implicitement l’ontologi-
sation des phénomènes distribués, en se gardant d’évoquer
une dualité onde-corpuscule, et en parlant au lieu de cela
d’une complémentarité des images ondulatoire et corpuscu-
laire. Chaque image n’est pertinente, selon Bohr, que relati-
vement à un certain type de contexte expérimental ; et les
contextes qui rendent ces deux images appropriées sont
partiellement exclusifs l’un de l’autre. La pertinence de
cette conception bohrienne, non-ontologique et corréla-
tionnelle, du dilemme onde-corpuscule, est renforcée par le
fait qu’on peut aisément l’élever d’un statut explicatif à un
statut déductif. En effet, on peut montrer de façon générale
que toute théorie capable de rendre compte de phénomènes
ponctuels relatifs à des contextes mutuellement exclusifs,
prédit des distributions d’apparence ondulatoire 1 ; des dis-
tributions dans lesquelles tout se passe comme si on avait
affaire à des ondes sans devoir supposer qu’il en existe. Ce
théorème vient à l’appui de l’interprétation selon laquelle,
loin de manifester les propriétés ondulatoires absolues des

1. P. Destouches-Février, La Structure des théories physiques, Presses


universitaires de France, 1951.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 383

entités microscopiques, le comportement interférentiel des


phénomènes quantiques est le signe le plus éloquent de leur
relativité épistémique ; loin de porter témoignage sur la
nature profonde des choses, les effets pseudo-ondulatoires
représentent l’un des stigmates les plus visibles du caractère
irréductiblement superficiel, interfacial, des phénomènes
que permet d’anticiper la mécanique quantique.

Les mesures quantiques « sans interaction » et leur


corrélation à un acte expérimental présent

Une deuxième série d’exemples porte sur des expérimen-


tations complexes, à dispositifs variables en temps réel.
Toutes ces expérimentations pointent à nouveau vers une
conception non-descriptive et non-représentationnelle,
purement prédictive et corrélationnelle, de la théorie quan-
tique 1. Mais les signes qu’elles font dans cette direction
sont encore plus précis et focalisés que ceux de la dualité
onde-corpuscule. Car, cette fois, les phénomènes ne mani-
festent plus seulement leur relativité à un type d’appa-
reillage défini et mis en place par avance. Ils sont relatifs à
une configuration particulière d’appareillage, pouvant être
modifiée et décidée au dernier moment. Cela rapproche leur
relatum du présent concret de la gestuelle expérimentale.
Un premier cas instructif de ces expérimentations com-
posites et variables est celui des « mesures sans inter-
action 2 ». Aussi surprenant que cela puisse paraître,
l’absence d’interaction entre le système physique et une
partie de l’instrument, a ici exactement les mêmes consé-
quences mesurables que leur interaction. Cela nous offre

1. C. Brukner et A. Zeilinger, « Information invariance and quantum


probabilities », Foundations of Physics, no 39, 2009, p. 677-689.
2. A.C. Elitzur et L. Vaidman, « Quantum mechanical interaction-
free measurements », Foundations of Physics, no 23, 1993, p. 987-997 ;
A.J. DeWeerd, « Interaction-free measurements », American Journal of
Physics, no 70, 2002, p. 272-275.
384 MAINTENANT LA FINITUDE

un premier enseignement décisif : que la relation pertinente


pour la détermination des résultats de mesure n’est pas
quelque relation « matérielle » du système avec une partie
de l’appareillage, mais une relation informative avec la
structure globale de l’appareillage. L’absence constatée
d’interaction fournit en effet une information aussi riche
que sa présence (0 au lieu de 1).
Mais ce n’est pas tout. La mise en service de la partie de
l’instrument avec laquelle le système n’interagit pas peut
très bien intervenir en cours d’expérimentation, pendant
que le système est censé se déplacer dans le dispositif, avec
toujours les mêmes conséquences mesurables que leur
interaction. Cela nous offre un second enseignement déci-
sif : que ce qui compte dans une expérience quantique n’est
pas le processus hypothétique se déroulant entre la prépa-
ration et la détection, mais sa relation informative à la
configuration finale de l’appareillage, qui peut être fixée pra-
tiquement à tout instant, y compris très peu de temps avant
cette détection.
Les conclusions tout juste formulées ont cependant
besoin d’être mieux illustrées et étayées pour emporter la
conviction. Penchons-nous donc un peu plus en détail sur
cette fascinante expérience « sans interaction », véritable
modèle du genre.
Notons d’abord qu’elle appartient à la famille des expé-
riences d’interférométrie 1, dans lesquelles deux chemins
sont praticables par le rayonnement électromagnétique
émis. Les chemins doivent être tenus ici pour indiscer-
nables 2. En effet, sous l’hypothèse inverse que les parcours
sont discernables, et que chaque photon adopte l’un d’eux
au détriment de l’autre, on devrait utiliser la règle d’addi-
tion des probabilités de chacun des deux parcours. Or, ce
qu’on observe sur des détecteurs placés en fin de parcours,
est une figure d’interférence analogue à celle de deux ondes,

1. R.H. Dicke, « Interaction-free quantum measurements : a para-


dox ? », American Journal of Physics, no 49, 1981, p. 925-930.
2. V. Scarani, Initiation à la physique quantique, Vuibert, 2003.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 385

qui signe le caractère non-additif, typiquement quantique,


des probabilités. Au total, la présence ou l’absence d’une
figure d’interférence doit être considérée comme un test
décisif de l’impossibilité ou de la possibilité de discerner
entre les deux chemins ouverts aux photons.
L’expérience « sans interaction » demande cependant de
choisir un genre particulier d’interféromètre, dit de Mach-
Zehnder. Dans ce modèle d’interféromètre à miroirs et à
lames semi-réfléchissantes (voir figure 1, page suivante), un
seul événement de détection en un certain point de la fin
du parcours (là où se trouve le détecteur D2 sur la figure)
pourrait suffire à affirmer l’absence d’effet d’interférence ;
alors que, dans les interféromètres ordinaires, il faut obser-
ver la distribution d’un grand nombre de photons pour en
arriver à la même conclusion. L’absence d’effet d’interfé-
rence signalant que les deux chemins que peut emprunter
l’unique photon concerné sont discernables, il y aurait
alors un sens à dire que le photon a emprunté l’un des
chemins plutôt que l’autre. En somme, une seule observa-
tion finale par le détecteur D2 permettrait d’affirmer avec
certitude que le photon a parcouru une trajectoire unique
et bien déterminée.
Dans la configuration de base de l’interféromètre, repré-
sentée sur la figure 1, cela n’arrive jamais. Comme dans
toutes les expériences standard d’interférométrie, les trajec-
toires restent en effet indiscernables, et cela se manifeste
par le fait qu’aucun photon n’est détecté par le détecteur
D2, tandis que tous les photons sont détectés par le détec-
teur D1. On dit qu’il y a interférence destructive dans la
direction de D2, et interférence constructive dans la direc-
tion de D1.
Pour changer cette situation, il faut créer des conditions
expérimentales permettant de déterminer lequel des deux
chemins accessibles a été emprunté, en plaçant par exemple
deux détecteurs intermédiaires dont chacun est disposé le
long de l’un de ces chemins. Il peut s’agir d’un montage
sur ressorts des deux miroirs de l’interféromètre de Mach-
Zehnder, autorisant à mettre en évidence le recul de l’un
386 MAINTENANT LA FINITUDE

des miroirs lorsque le photon se réfléchit sur lui. L’activa-


tion de l’un de ces détecteurs intermédiaires signifie que le
photon est passé par le chemin correspondant (à l’exclu-
sion de l’autre). Et la discernabilité des chemins ainsi réta-
blie se manifeste par la disparition de tout effet
d’interférence, elle-même attestée par la détection finale
d’un photon sur deux par le détecteur D2.

Figure 1 : Interféromètre de Mach-Zehnder. La première lame semi-


réfléchissante se contente de séparer les photons en deux faisceaux
d’intensité égale (ceux qui sont transmis vers la droite, et ceux qui
sont réfléchis vers le haut). La deuxième lame semi-réfléchissante, par
contre, recombine et rend indiscernables les deux trajectoires acces-
sibles aux photons, engendrant ainsi un effet d’interférence : interfé-
rence constructive sur le trajet vers le détecteur D1, qui enregistre de
ce fait tous les photons ; et interférence destructive sur le trajet vers le
détecteur D2, qui n’enregistre aucun photon. Si, malgré cela, le détec-
teur D2 enregistre un photon, cela signifie que l’information sur celle
des deux trajectoires qu’il a empruntée est de nouveau disponible (en
utilisant par exemple des détecteurs intermédiaires associés aux
miroirs).

Comment expliquer à présent que le photon ait été forcé


par les détecteurs intermédiaires à adopter l’une ou l’autre
des deux trajectoires accessibles, alors qu’il ne se comporte
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 387

pas ainsi en l’absence de détecteur ? Est-ce parce que


l’interaction physique entre un détecteur intermédiaire et
le quanton a « perturbé » la propagation de ce dernier, la
« réduisant » soudainement au parcours le long duquel est
disposé ce détecteur ? Il n’en est rien, comme on peut le
conclure d’une expérience où l’on place non pas deux, mais
un seul détecteur intermédiaire (un seul miroir monté sur
ressorts), le long de l’un des deux chemins empruntables.
Car la présence de cet unique détecteur intermédiaire suffit
à abolir tout effet d’interférence, non seulement quand il
a enregistré le passage d’un photon, manifestant l’action
physique qu’il a exercée sur lui, mais aussi quand il n’a rien
détecté du tout 1. La « mesure (intermédiaire) sans inter-
action » est donc exactement aussi efficace pour déterminer
le parcours d’un photon, que la « mesure interactive ». Ce
qui suffit à abolir l’indiscernabilité des trajectoires, ce n’est
décidément pas l’éventuelle relation physique individuelle
entre le photon et tel détecteur intermédiaire, mais une
relation globale 2 entre le photon et un dispositif expéri-
mental doté du nombre minimal de détecteurs nécessaires
pour fournir l’information complète sur le chemin suivi.
La question du type de relativité impliquée dans les phé-
nomènes quantiques d’interférence est-elle réglée à ce
stade ? Est-on certain qu’il s’agit d’une relation informative
générale plutôt que d’une relation interactive particulière ?
Pas tout à fait. Il reste envisageable de soutenir que ce qui
lève l’indétermination de la trajectoire du photon, c’est sa
perturbation à distance par la présence du détecteur inter-
médiaire, y compris lorsque celui-ci n’enregistre rien. Une
telle interaction perturbative non-locale a même été modé-
lisée à travers le concept de « potentiel quantique » que met
en œuvre la théorie à variables cachées de Bohm 3. L’idée

1. R. Penrose, Shadows of the Mind, Vintage, 1995, p. 266.


2. Voir N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Galli-
mard, 1991, p. 217-218.
3. D. Bohm et B. Hiley, The Undivided Universe, op. cit.
388 MAINTENANT LA FINITUDE

a-t-elle pour autant de quoi nous convaincre ? Pas vrai-


ment. Car la théorie quantique prévoit que l’effet de sup-
pression de l’indiscernabilité des trajectoires peut être
obtenu aussi bien lorsqu’on met en place l’unique détecteur
intermédiaire au tout dernier moment, à mi-parcours du
photon (à l’instant précis où celui-ci a la possibilité d’inter-
agir avec le détecteur intermédiaire), que lorsqu’on l’a mis
en place dès avant l’émission du photon. Ainsi, même si
l’on n’a pas laissé au photon en cours de propagation le
temps de « choisir » sa trajectoire sous l’effet allégué de la
perturbation à distance du détecteur intermédiaire, tout se
passe dans le résultat de l’expérience interférométrique
complète, incluant la détection finale, exactement de la
même manière que quand on lui en laisse le temps 1.

La proximité accrue du présent : expériences


à choix retardé et gommes quantiques
Nous sommes tentés d’en conclure par anticipation que
les phénomènes quantiques d’interférence ne sont pas rela-
tifs à des interactions physiques individuelles, et qu’ils ne
1. Il est vrai que, la théorie à variables cachées de Bohm étant non-
locale, elle permet à des influences instantanées de se faire sentir dans
tout l’espace, et à des trajectoires de changer d’une manière beaucoup
plus brutale que les lois de la mécanique classique ne le permettraient.
Cette théorie semble donc avoir de quoi « expliquer » ce phénomène
quantique, comme tant d’autres, en supposant que la particule modifie
instantanément son parcours pour le conformer à la nouvelle situation
expérimentale instaurée par la mise en place tardive d’un détecteur
intermédiaire. Il est cependant permis de ne pas être convaincu par ce
genre d’explication. D’une part, la non-localité postulée par Bohm est
« ad hoc », en ce sens qu’elle ne permet de faire aucune autre prévision
que celles de la mécanique quantique qu’elle a pour mission d’« expli-
quer ». D’autre part, la théorie de Bohm se contente de remplacer un
holisme épistémologique de l’appareillage de mesure, que justifie le
caractère synthétique de l’information fournie par cet appareillage, par
un holisme ontologique n’ayant d’autre justification que sa capacité à
mimer les prévisions de la mécanique quantique. À cela s’ajoute que
les expériences à choix retardé, discutées dans ce qui suit, ne per-
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 389

sont même pas relatifs à l’ensemble d’un appareillage expé-


rimental mis en place avant leur manifestation, mais qu’ils
sont relatifs à la configuration présente du dispositif expéri-
mental qui permet de les produire. Mais c’est peut-être aller
un peu vite en besogne. Dans la phrase précédente, l’adjec-
tif « présente » est utilisé de manière approximative. Le
détecteur intermédiaire a été mis en place, par hypothèse,
au milieu du parcours du photon, c’est-à-dire nettement
avant sa détection à la sortie de l’interféromètre de Mach-
Zehnder. Le « présent » dont il a été question n’est donc
pas exactement contemporain du phénomène interféromé-
trique final ; il est déjà « passé » par rapport à lui. Pour
renforcer l’argument, et diminuer la distance temporelle
entre le phénomène et son relatum instrumental, nous
allons nous tourner vers un autre type d’expériences,
encore plus spectaculaire. Il s’agit des expériences dites « à
choix retardé 1 », qui portent à son paroxysme la clause de
mise en place tardive d’un élément de l’instrumentation.
Ici, ce qu’on peut décider d’installer ou de ne pas installer,
c’est l’instrument entier, ou du moins l’un de ses consti-
tuants cruciaux ; et la décision peut vraiment être prise au
tout dernier moment.
Les conséquences de ce choix retardé de la configuration
expérimentale sont troublantes pour notre compréhension
du sens de la description quantique. Rappelons que les pré-
visions probabilistes qu’on fait à propos des résultats d’une
mettent même plus l’échappatoire de la théorie à variables cachées de
Bohm. Nous allons voir en effet que, pour en « expliquer » le résultat
sur le mode réaliste, il faut aller encore plus loin et supposer des
influences non plus seulement instantanées, mais capables de remonter
le cours du temps.
1. J.A. Wheeler, « Law without law », dans J.A. Wheeler et W.H.
Zurek, Quantum Theory and Measurement, Princeton University Press,
1983 ; W.C. Wickes, C.O. Alley et O. Jakubowicz, « A “delayed choice”
quantum mechanics experiment », dans J.A. Wheeler et W.H. Zurek,
Quantum Theory and Measurement, op. cit. ; A.C. Elitzur, S. Dolev et
A. Zeilinger, « Time-reversed EPR and the choice of histories in quan-
tum mechanics », Proceedings of the XXII Solvay Conference on Phy-
sics, World Scientific, 2003, p. 452-461.
390 MAINTENANT LA FINITUDE

mesure finale effectuée sur un système physique, exprimées


par ce qu’on appelle son « état quantique », dépendent de
la configuration complète de l’appareillage permettant de
« préparer » le système. Dans les expériences à choix
retardé, l’« état quantique » d’un système physique à telle
étape donnée de son passé, peut donc dépendre de déci-
sions expérimentales prises bien après cette étape (y
compris des années plus tard).
Un bel exemple de détermination rétrospective de l’« état
quantique » d’un système par la modification d’un appa-
reillage à la dernière minute, a été proposé dès 1931 par
Karl-Friedrich von Weizsäcker, alors jeune doctorant de
Werner Heisenberg 1. Son expérience de pensée met en jeu
un électron, un photon qui le heurte en rebondissant sur
lui, un objectif de microscope apte à dévier le photon, et
une plaque photographique qui le recueille à l’emplace-
ment de l’oculaire du microscope. Dans ce cas, l’état quan-
tique de l’électron au moment de sa collision avec le photon
est déterminé par le choix, aussi tardif qu’on le souhaite,
de la position de la plaque photographique sur laquelle le
photon termine son parcours. Si la position choisie au tout
dernier moment pour cette plaque photographique est telle
(plan image) qu’on peut inférer de l’impact du photon son
point de provenance, et par ricochet les coordonnées spa-
tiales de l’électron au moment de la collision, ce dernier se
voit rétrospectivement attribuer comme état quantique un
état propre des observables spatiales. Mais si la position
choisie au tout dernier moment pour la plaque photogra-
phique est telle (plan focal) qu’on peut inférer de l’impact
du photon sa direction de propagation, et par ricochet les
coordonnées cinématiques de l’électron au moment de la
collision, ce dernier se voit rétrospectivement attribuer
comme état quantique un état propre des observables
« composantes de la quantité de mouvement ».

1. K-F. von Weizsäcker, « Ortsbestimmung eines Elektrons durch ein


Mikroskop », Zeitschrift für Physik, no 70, 1931, p. 114-130. Voir
M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., p. 111.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 391

L’état quantique de l’électron à un instant donné (celui


de la collision avec le photon) dépend donc d’une décision
expérimentale pouvant être prise aussi tard que l’on veut
après cet instant. Et cette décision cruciale pour l’état quan-
tique de l’électron concerne les modalités de recueil d’un élé-
ment (le photon) qui n’est plus depuis longtemps en contact
avec lui.
On dit aussi que l’état de l’électron à l’instant qui suit
immédiatement sa collision avec le photon est « préparé »
dans un état propre de telle observable tantôt spatiale,
tantôt cinématique ; et que cela arrive à la suite d’une déci-
sion pouvant être prise en un temps arbitraire après cette
collision, lorsque le photon a enfin traversé l’objectif du
microscope et qu’il s’approche de la plaque photogra-
phique. L’usage qui vient d’être fait du mot « préparation »
ne manque pas d’étrangeté. La « pré-paration » dont on
parle n’a-t-elle pas lieu postérieurement à l’instant pour
lequel l’état est défini 1 ? Cette part de contradiction
sémantique entre le mot employé et la chronologie expéri-
mentale suffit à souligner à quel point l’analyse de la suc-
cession des phénomènes quantiques est trompeuse. Car elle
dérive en vérité, par reconstruction rétrospective, de l’acte
final unique et indivisible de choix de l’instrumentation rela-
tivement à laquelle ces phénomènes se font jour.
Quelques physiciens ont souhaité prendre à la lettre
l’analyse temporelle des phénomènes quantiques, en lui
donnant une traduction dans les termes d’une épistémolo-
gie « réaliste ». Pour rendre raison de cet étonnant effet
rétroactif, dans lequel une décision expérimentale actuelle
détermine l’état quantique antérieur d’un système, ils n’ont

1. Il est tout de même partiellement approprié de parler de la « prépa-


ration » de l’état de l’électron dans ce cas. En effet, même si la « prépa-
ration » en question est accomplie a posteriori par le biais d’une
mesure de certaines observables du photon survenant bien après qu’il
a heurté l’électron, l’état résultant de ce dernier est utilisable pour
prédire des mesures pouvant être effectuées ultérieurement sur
l’électron.
392 MAINTENANT LA FINITUDE

pas hésité à imaginer des influences physiques réelles


remontant le cours du temps 1.
De façon plus raisonnable, d’autres physiciens ont admis
que ce qu’on appelle inattentivement l’« état d’un sys-
tème », comme s’il s’agissait d’une caractéristique apparte-
nant en propre à ce système tout au long de son évolution,
n’exprime en fait rien d’autre que l’information rendue dis-
ponible par le dispositif qui y donne accès à l’instant exact
où toutes les décisions expérimentales le concernant ont été
prises. Loin qu’il soit question d’une mystérieuse répercus-
sion causale du présent sur un passé réel 2, ce que l’on réaf-
firme ici sur la base d’un argument quantique est seulement
que le sens et la détermination de ce qui est appelé « passé »
est engendré par une activité présente.
Les expériences à choix retardé n’ont d’ailleurs rien
d’une simple spéculation intellectuelle 3. Plusieurs d’entre
elles ont été réalisées au laboratoire, avec des résultats
conformes aux prévisions « surprenantes » de la théorie
quantique. L’une d’elles, appelée « expérience à choix
retardé avec gomme quantique 4 », utilise le même

1. J.A. Wheeler, « The “past” and the “delayed-choice double-slit


experiment” », dans A.R. Marlow (éd.), Mathematical Foundations of
Quantum Theory, Academic Press, 1978 ; O. Costa de Beauregard,
« Time symmetry and the Einstein paradox », Il Nuovo Cimento,
no 42B, 1977, p. 41-64 ; D.T. Pegg, « Retrocausality and quantum
mechanics », Studies in History and Philosophy of Science B, no 39,
2008, p. 830-840.
2. H. Price, « Does time-symmetry imply retrocausality ? How the
quantum world says “maybe” », Studies in History and Philosophy of
Science B, no 43, 2012, p. 75-83 ; D. Ellerman, « Why delayed choice
experiments do not imply retrocausation », Quantum Studies : Mathe-
matics and Foundations, no 2, 2015, p. 183-199.
3. B. Gaasbeek, « Demystifying the delayed choice experiments »,
arXiv :1007.3977 [quant-ph], 2010 ; R. Auccaise, R.M. Serra, J.G. Fil-
gueiras, R.S. Sarthour, I.S. Oliveira et L.C. Céleri, « Experimental
analysis of the quantum complementarity principle », Physical
Review A, no 85, 2012, p. 032121.
4. M.O. Scully, K. Drühl, « Quantum eraser : a proposed photon cor-
relation experiment concerning observation and “delayed choice” in
quantum mechanics », Physical Review A, no 25, 1982, p. 2208-2213 ;
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 393

interféromètre de Mach-Zehnder que l’expérience de


« mesure sans interaction » dont nous avons parlé précé-
demment. C’est sur elle que nous allons nous pencher un
peu plus en détail.
Le nom de « gomme quantique », pour commencer, se
comprend aisément. Considérons une version tronquée de
l’interféromètre de Mach-Zehnder, d’où a été retirée la
seconde lame semi-réfléchissante voisine des détecteurs
(voir figure 2, page suivante). Dans cette configuration,
aucun effet d’interférence ne se manifeste ; on n’observe
plus l’interférence constructive des photons se dirigeant
vers D1, ni l’interférence destructive des photons se diri-
geant vers D2. Au lieu de cela, autant de photons sont
détectés par D2 que par D1 : les photons ayant emprunté
la trajectoire haute sont détectés par D1, tandis que les
photons ayant emprunté la trajectoire basse sont détectés
par D2. Mais c’est la réciproque de cette association entre
le lieu de détection et la trajectoire suivie, qui est la plus
instructive. Une détection par D1 signifie que le photon a
emprunté la trajectoire haute, tandis qu’une détection par
D2 signifie que le photon a emprunté la trajectoire basse.
Il suffit donc de retirer la seconde lame semi-réfléchissante
pour rendre immédiatement disponible l’information sur
celui des chemins qui a été emprunté par chaque photon,
sans qu’il soit nécessaire d’installer des détecteurs intermé-
diaires ; car, en l’absence de seconde lame semi-réfléchis-
sante, cette information est fournie directement par les
deux détecteurs finaux D1 et D2. Par contraste, on dit que
l’installation de la seconde lame réfléchissante (faisant
retourner à la situation dépeinte par la figure 1) efface
l’information qu’auraient pu recueillir les détecteurs finaux
D1 et D2 sur le parcours des photons, et qu’elle fait surgir
un effet d’interférence entre les deux parcours devenus à
cause d’elle indiscernables. Cette capacité d’effacer l’infor-
mation sur les trajectoires de photons justifie qu’on qualifie
Y.H. Kim, R. Yu, S.P. Kulik, Y.H. Shih, M.O. Scully, « A delayed
“choice” quantum eraser », Physical Review Letters, no 84, 2000,
p. 1-5.
394 MAINTENANT LA FINITUDE

la seconde lame semi-réfléchissante de « gomme quan-


tique » ; elle en fait l’élément crucial de l’interféromètre de
Mach-Zehnder.

Figure 2 : version tronquée de l’interféromètre de Mach-Zehnder,


d’où a été retirée la seconde lame semi-réfléchissante. Lorsqu’elle était
présente (voir figure 1), cette lame servait de « gomme », parce qu’elle
effaçait l’information sur la trajectoire du photon. Ici, en l’absence de
« gomme », la détection des photons par les deux détecteurs finaux
suffit à fixer leur trajectoire antérieure. La détection d’un photon par
D1 signifie qu’il a parcouru la trajectoire haute, tandis que la détection
d’un photon par D2 signifie qu’il a parcouru la trajectoire basse.

Mais de quelle manière décrire, voire expliquer, ce pro-


cessus d’effacement ? Si l’on s’en tient à un lexique réaliste,
les photons sont censés avoir des propriétés et des trajec-
toires intrinsèquement définies. Sous cette hypothèse, on
dira que, lorsqu’aucune seconde lame semi-réfléchissante
n’est introduite dans le dispositif de Mach-Zehnder, les
photons parcourent d’eux-mêmes l’une des trajectoires dis-
ponibles à l’exclusion de l’autre, se comportant ainsi
comme des corpuscules localisés à tout instant ; puis, qu’ils
sont recueillis par l’un des détecteurs en bout de parcours.
On dira par ailleurs que, lorsqu’une seconde lame semi-
réfléchissante est en place, les photons se propagent à la
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 395

manière d’une onde étendue empruntant simultanément les


deux trajectoires devenues indiscernables ; car c’est seule-
ment ainsi qu’on peut justifier le phénomène d’interférence
final. Dans ce cadre de parole et de pensée, avoir ou ne pas
avoir emprunté une trajectoire unique est donc un fait
absolu portant sur le photon « en soi », bien que ces
options soient contraintes, respectivement, par l’absence ou
la présence de la seconde lame semi-réfléchissante. Et ce
fait absolu porte sur un passé également absolu : celui du
photon à l’époque où il se propageait dans le dispositif de
Mach-Zehnder, depuis son émission par le laser jusqu’à sa
rencontre de la seconde lame semi-réfléchissante.
Mais alors, comment interpréter le résultat de la version
« à choix retardé » de l’expérience de « gomme quan-
tique » ? Comment comprendre que les résultats de l’expé-
rience soient strictement inchangés par rapport au cas
précédent à « choix initial », même si c’est seulement en
toute dernière extrémité temporelle qu’on choisit d’intro-
duire ou de ne pas introduire la seconde lame semi-réflé-
chissante dans le dispositif ? Pour porter à son comble la
stupéfaction que suscite ce dénouement de l’expérience à
choix retardé, il faut souligner qu’à l’instant très tardif où
l’on décide de mettre ou de ne pas mettre en place la
« gomme quantique », les photons ont déjà parcouru la
presque totalité de leur itinéraire. Comment concevoir
qu’ils soient déterminés par la soudaine disparition ou la
soudaine apparition d’une lame semi-réfléchissante, à avoir
ou à ne pas avoir emprunté une trajectoire unique au cours
de leur histoire passée ? Dans le cadre d’une pensée réaliste,
il n’y a à nouveau qu’une seule explication possible : la
causalité rétrograde 1, c’est-à-dire l’influence rétroactive
d’une mise en place présente de la seconde lame semi-réflé-
chissante sur le parcours réel passé des photons.

1. D.P. Sheehan (éd.), Frontiers of Time : Retrocausation − Experiment


and Theory, American Institute of Physics Proceedings, 2006 ; J.G.
Cramer, « A transactional analysis of interaction free measurements »,
Foundations of Physics Letters, no 19, 2006, p. 63-73.
396 MAINTENANT LA FINITUDE

La relativité des observables quantiques à la forme


présente de l’appareillage

Le problème est que des arguments convaincants ont été


depuis longtemps avancés contre l’idée de causalité rétro-
grade 1, ce qui suffit à transformer de nouveau les résultats
d’expériences à choix retardé en paradoxes insurmontables
dans le cadre épistémologique réaliste. Seul l’abandon de
ce cadre, qui absolutise les déterminations des systèmes
physiques, peut nous sortir d’affaire. Mettons donc en sus-
pens la thèse selon laquelle les photons subissent un pro-
cessus de propagation intrinsèquement défini ; mettons en
suspens cette thèse selon laquelle ils suivent d’eux-mêmes
un itinéraire spatio-temporel, que celui-ci soit localisé
comme une trajectoire, ou étendu comme une onde ; met-
tons du même coup en suspens la thèse dualiste selon
laquelle les résultats finaux de l’expérience traduisent le
rapport entre (i) un appareil de mesure et (ii) un photon
doté d’un état ou d’un parcours intrinsèques. Admettons
au contraire que cela n’a de sens d’attribuer tel ou tel état,
ou tel ou tel parcours aux photons, que relativement au
contexte instrumental global qui prévaut au moment de leur
détection.
Ce seul geste de renversement philosophique suffit à
rendre immédiatement intelligible le résultat à première vue
« paradoxal » de l’« expérience à choix retardé avec gomme
quantique ». Car désormais, il n’est plus question d’états
ou de processus intrinsèques se développant dans l’espace-
temps, mais seulement de l’information rendue disponible
par la configuration expérimentale entière à l’instant précis
où elle fournit son résultat. La teneur de cette information
dépend de la capacité de mise en forme du dispositif expéri-
mental ; et cette mise en forme porte sur les événements

1. P.H. Eberhard et R.R. Ross, « Quantum field theory cannot pro-


vide faster-than-light-communication », Foundations of Physics Let-
ters, no 2, 1989, p. 127-149 ; D. Ellerman, « Why delayed choice
experiments do not imply retrocausation », loc. cit.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 397

considérés comme signifiants, c’est-à-dire sur ceux qui sont


enregistrés par les détecteurs en fin de parcours. Que
l’information effectivement recueillie au terme de l’expéri-
mentation soit en accord avec celle que la capacité de mise
en forme de son appareillage rend disponible à l’instant de
ce recueil n’a plus rien de surprenant à partir de là. Peu
importe qu’une composante cruciale de l’appareillage
(comme la seconde lame semi-réfléchissante, ou « gomme
quantique ») ait été installée avant, pendant, ou même au
terme 1 du processus de propagation présumé du photon ;
sa mise en œuvre contribue à la capacité de mise en forme
globale du dispositif expérimental, et c’est donc elle qui
détermine les limites de l’observable au moment précis où
l’observation est accomplie.
Qu’en est-il alors de ce qui est couramment appelé le
« passé » du photon, « l’histoire du photon avant d’être
observé », ou encore, comme on vient de le lire, le processus
(antérieur) de propagation du photon ? Ne l’a-t-on pas passé
par pertes et profits d’une épistémologie radicalement corré-
lationniste, en ne lui faisant plus jouer aucun rôle dans la
prévision des phénomènes quantiques ? Cela serait d’autant
moins raisonnable que la description de ce processus passé
occupe toujours une place importante dans le discours des
physiciens qui cherchent à rendre raison de ces phénomènes.
Si l’on veut faire droit à ce discours tout en gardant le béné-
fice d’intelligibilité que procure une conception relationnelle
et informationnelle des phénomènes quantiques, on doit
alors comprendre le processus de propagation du photon
sans égard au présupposé réaliste.
Désormais, le passé de ce photon se verra accorder le
seul statut d’une image rétrospective commode permettant
de rendre qualitativement compte des résultats présents de
l’expérimentation dans le cadre (proche du sens commun)
du schème dualiste de la théorie de la connaissance ; c’est-
à-dire en termes d’interaction entre un pôle connu et un
pôle connaissant, entre un photon qu’on suppose doté de

1. À l’instant qui précède immédiatement la détection.


398 MAINTENANT LA FINITUDE

son état et de son parcours propre, et un appareillage égale-


ment doté de ses déterminations propres. Pour que ce scé-
nario imagé soit acceptable, il faut simplement que le
parcours passé attribué à présent aux photons soit tel qu’en
évaluant les conséquences de leur interaction avec l’appa-
reillage au moyen d’un modèle semi-classique, on puisse
anticiper des phénomènes à peu près conformes aux obser-
vations. Ainsi, en attribuant rétrospectivement au photon
la trajectoire basse du dispositif de Mach-Zehnder sans
« gomme quantique » (figure 2), on peut prévoir par un
modèle corpusculaire le phénomène d’activation du détec-
teur D2. De même, en attribuant rétrospectivement au
photon un mode de propagation étendu aux deux trajec-
toires du dispositif de Mach-Zehnder avec « gomme quan-
tique » (figure 1), on peut prévoir par un modèle
ondulatoire le phénomène d’interférence manifesté par
l’activation exclusive du détecteur D1. Il ne s’agit cepen-
dant là, soulignons-le à nouveau, que de reconstructions
rétrospectives ayant pour but d’expliquer intuitivement les
phénomènes par des modèles semi-classiques, et de mainte-
nir le schème dualiste de la théorie de la connaissance en
état de survie artificielle. Des reconstructions qu’il ne faut
surtout pas prendre assez au sérieux pour croire qu’elles
décrivent un devenir « réel » du photon, faute de quoi l’exi-
gence de comprendre les expériences à choix retardé nous
ferait retomber dans les énigmes de la rétrocausalité.
Ici encore, il apparaît que la détermination qu’on pro-
jette comme ayant eu lieu au « passé » est relative à une
activité présente de donation de sens 1. Mais la leçon nou-
velle que nous venons d’apprendre est qu’il faut impérative-
ment reconnaître notre activité de donation de sens comme
1. Nous avons vu que la lecture réaliste du résultat des expériences à
choix retardé, loin de permettre d’échapper à cette conséquence, se
contente d’en proposer une version réifiée. Pour récuser la donation
de sens à un passé par une activité présente, la lecture réaliste n’a en
effet d’autre choix que d’affirmer la propagation vers le passé d’influ-
ences présentes. On peut bien sûr reconnaître à cette réification des
vertus « spéculatives ». Le problème est que (nous l’avons signalé plus
haut) son concept de « rétro-causalité » ne tient pas la route sur le
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 399

telle, et la suspendre à point nommé, si nous voulons sur-


monter les célèbres « paradoxes » quantiques. La mise au
jour du « codicille de la modernité 1 », réinterprété ici
comme relativité du passé reconstruit à l’égard d’une confi-
guration épistémique présente, n’a donc plus rien d’un luxe
de philosophe se prévalant de sa soi-disant supériorité par
rapport aux « techniciens » des sciences. Elle s’avère une
fois encore être la condition indispensable pour rendre
intelligible l’une des théories scientifiques les plus univer-
selles et les plus opérantes de l’histoire. Dans ces condi-
tions, au lieu d’avoir honte de leur héritage de lucidité
représenté par le fameux « codicille », les philosophes de la
génération montante devraient plutôt l’offrir aux cher-
cheurs comme la meilleure contribution qu’ils puissent
faire à la clarification de l’œuvre scientifique.

L’environnement quotidien est-il le dernier refuge


de l’ancestralité ?

On peut pourtant se demander s’il ne reste pas un lieu


de retranchement inexpugnable pour la variété d’épistémo-
logie réaliste que défend le matérialiste spéculatif. C’est le
domaine de la physique classique et des états de choses de
la vie quotidienne. Les conclusions qui viennent d’être
tirées, sur le caractère impératif d’une lecture corrélation-
niste et présentiste des phénomènes quantiques, ne
sont-elles pas limitées à l’échelle microscopique des pho-
tons et des particules élémentaires ? La conception hyper-
contextualiste des déterminations ne devient-elle pas facul-
tative, voire inutile, dès qu’on s’intéresse non plus aux pho-
tons ou aux électrons, mais aux détecteurs macroscopiques
qui ont enregistré leurs impacts ? Ne peut-on pas considé-
rer qu’une fois amorcée l’amplification instrumentale du

plan théorique, et qu’elle ne fournit par ailleurs aucune prévision


propre pouvant être testée.
1. ALF, p. 30
400 MAINTENANT LA FINITUDE

signal ténu occasionné par l’interaction d’un photon avec


une molécule photo-sensible, la détection de ce photon est
accomplie, intrinsèquement accomplie, absolument accom-
plie ? Le fait macroscopique de la détection ne peut-il pas
être considéré comme définitivement « fait » au sens du
participe passé du verbe faire, déposé à jamais dans un
passé réel dont il suffit de lire les traces pour l’attester ?
Poser ces questions, c’est entrer de plain-pied dans le débat
séculaire sur le « problème de la mesure » de la mécanique
quantique.
Pour énoncer de façon provocante le problème de la
mesure, l’habitude s’est établie de s’appuyer sur sa dramati-
sation par la pensée : le paradoxe du chat de Schrödinger 1.
Un énoncé succinct de ce paradoxe joue sur la contradic-
tion entre état décrit, et état constaté du chat. La méca-
nique quantique (dit-on) décrit le chat soumis à la machine
infernale de Schrödinger 2 comme se trouvant dans un état
1. E. Schrödinger, « La situation présente en mécanique quantique »
(1935, traduction française de l’article en langue allemande où figure
le paradoxe du chat), dans E. Schrödinger, Physique quantique et repré-
sentation du monde, Éditions du Seuil, « Points », 1992, p. 106. Le
choix d’un chat se justifie par le projet de pousser à son extrémité la
mise en scène d’objets macroscopiques familiers dans le problème de
la mesure. L’une des intuitions qui cherche à s’exprimer ici est la sui-
vante : (1) il est étrange d’attribuer à un appareil macroscopique un état
superposé ne se déterminant que relativement à une mesure ultérieure ;
(2) cette étrangeté est encore plus manifeste si on remplace l’appareil
par un être vivant (un chat), car il semble absurde de dire que le fait
pour lui d’être vivant ou mort dépend de sa relation avec quelque
chose d’autre. N’y a-t-il pas un sens à dire que le chat se sait lui-même
vivant ? Une autre intuition qui cherche à s’exprimer dans l’expérience
de pensée du chat de Schrödinger est celle de l’irréversibilité des pro-
cessus macroscopiques, qui force le fait à être « fait », accompli, figé
dans un passé réellement survenu. Qu’y a-t-il en effet de plus irréver-
sible, pense-t-on généralement, que la mort d’un être vivant ?
2. Cette machine (imaginaire) comprend un fragment de matériau
radioactif ayant une chance sur deux de se désintégrer en une heure,
et une fiole de verre qu’un mécanisme force à libérer le poison enfermé
en elle dès que la désintégration radioactive se produit. Le chat meurt
si le poison est libéré, et il continue à vivre si le poison reste dans
sa fiole. Ainsi, l’état quantique superposé de chaque noyau d’atome
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 401

superposé à la fois mort et vif ; autrement dit, elle le décrit


comme se trouvant dans un état suspendu, pré-factuel. Or,
lorsqu’on l’observe, le chat est trouvé dans un état soit
mort soit vif : un état physiologique final qui représente le
paroxysme de l’accomplissement irrémédiable d’un « fait ».
La « description » alléguée du chat par son « état quan-
tique » superposé ne s’accorde donc pas avec ce qu’on voit
de lui. Comment comprendre ce désaccord « paradoxal »,
et comment le surmonter ?
De nombreuses échappatoires pittoresques ont été ima-
ginées dans un cadre épistémologique « réaliste » ; comme
par exemple celle qui consiste à prendre à la lettre la « des-
cription » quantique, et à supposer que chacun des termes
de sa superposition représente un « monde » à part : il y
aurait un monde dans lequel le chat est vivant (et dont les
habitants le voient vivant), et un autre monde dans lequel
le chat est mort (et dont les habitants le trouvent mort) 1.
On sait pourtant depuis longtemps qu’il existe une façon
moins aventureuse de régler le cas du paradoxe du chat de
Schrödinger, à condition de suivre la piste corrélationniste
tracée par Bohr. Pour la comprendre, remarquons que
l’apparente contradiction relevée précédemment surgit de
l’usage répété (mais dans deux acceptions différentes) du
mot « état ». L’état quantique superposé du chat ne
s’accorde pas avec son état manifeste, observationnel. Ce
conflit disparaît dès qu’on a admis que l’« état » quantique,
loin de faire signe vers ce qu’est intrinsèquement le chat,
permet seulement d’estimer les chances qu’on a de le voir
de telle ou telle manière, relativement à son contexte
d’observation. Loin de traduire un état au sens propre et
complet du terme, le vecteur d’« état » quantique n’est

radioactif se transmet de proche en proche aux mécanismes mis en


jeu, à la fiole de poison, puis au chat de Schrödinger.
1. B.S. De Witt et N. Graham, The Many-Worlds Interpretation of
Quantum Mechanics, op. cit. ; D. Wallace, The Emergent Multiverse :
Quantum Theory according to the Everett Interpretation, Oxford Uni-
versity Press, 2012.
402 MAINTENANT LA FINITUDE

qu’un instrument symbolique 1 permettant d’évaluer la


probabilité de trouver le chat dans l’un de ses deux états
possibles de vie ou de mort lorsqu’on se met en position
de l’observer ; ou encore de parier de manière cohérente
sur cet état physiologique 2. Nul n’ayant jamais demandé à
une évaluation probabiliste ou à un pari coordonné de
révéler d’avance l’état manifeste de ce sur quoi elle porte,
mais seulement d’affecter les états possibles d’un coefficient
de pondération, nul ne devrait s’étonner qu’on ne puisse
pas dériver l’état observé du chat à partir des probabilités
quantiques. On appellera ce dénouement très simple « la
dissolution probabiliste du problème de la mesure ».

Persistance de la relativité quantique


dans un quotidien approximativement absolutisé

Sans précisions additionnelles, cette « dissolution proba-


biliste » peut sembler vulnérable à une objection fonda-
mentale, et c’est peut-être pour cela qu’elle n’a pas toujours
été bien accueillie dans les milieux professionnels de la phy-
sique, en dépit de l’énergie que mettait Bohr à la défendre.
Ce qui suscite des doutes est que le calcul quantique des
probabilités comporte un aspect profondément non-
conventionnel, qui empêche parfois de reconnaître son
intime parenté avec d’autres formes plus courantes de
calcul des probabilités. L’aspect non-conventionnel est la
structure non-additive, interférentielle, du calcul quantique
des probabilités, bien différente de celle du calcul classique,

1. N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, op. cit.,


p. 208 : « Le formalisme de la mécanique quantique […] est un schéma
purement symbolique qui ne permet de prédire, selon le principe de
correspondance, que des résultats pouvant être obtenus dans des
conditions précisées au moyen de concepts classiques. »
2. C.A. Fuchs, « A private view of quantum mechanics », Quanta
Magazine, 2015, www.quantamagazine.org/quantum-bayesianism-
explained-by-its-founder-20150604.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 403

qui est additif. D’un point de vue « réaliste », la structure


interférentielle du calcul quantique des probabilités est
interprétée comme un trait du monde, par exemple comme
révélant la nature ondulatoire des entités microscopiques.
D’un point de vue corrélationniste, en revanche, la struc-
ture non-additive du calcul quantique des probabilités
dérive de la contextualité des phénomènes microsco-
piques 1. Une difficulté résiduelle de la dissolution probabi-
liste du problème de la mesure consiste dans ces conditions
à raccorder (au moins approximativement) la structure
non-additive des probabilités quantiques avec celle, addi-
tive, qui vaut pour les événements macroscopiques mutuel-
lement exclusifs constatés au laboratoire. Du point de vue
corrélationniste d’où découle la dissolution probabiliste du
problème de la mesure, cela revient à aller d’un cadre pro-
babiliste non-classique qui vaut pour des phénomènes
suspendus à la mise en œuvre active d’un contexte expéri-
mental, vers un cadre probabiliste classique qui concerne
des événements survenus d’eux-mêmes mais partiellement
ignorés. Longtemps débattue dans les cercles de physiciens
bohriens 2, cette difficulté technique d’articulation entre
deux structures d’évaluation probabiliste a été surmontée
il y a plus de trente ans par les théories de la décohérence 3.
Mais les théories de la décohérence sont-elles autre chose
que cela ? Sont-elles davantage qu’une clause annexe de la
dissolution probabiliste du problème de la mesure de la
mécanique quantique ? Offrent-elles par elles-mêmes une
solution complète de ce problème, comme beaucoup de phy-
siciens en sont persuadés ? Cela n’a rien d’évident, et le
1. R.I.G. Hughes, The Structure and Interpretation of Quantum
Mechanics, Harvard University Press, 1992 ; M. Bitbol, « La méca-
nique quantique comme théorie des probabilités généralisée », dans
É. Klein et Y. Sacquin (éds.), Prévision et probabilités dans les sciences,
Éditions Frontières, 1998.
2. L. Rosenfeld, « The measuring process in quantum mechanics »,
Progress in Theoretical Physics (supplément), 1965, p. 222-231.
3. W.H. Zurek, « Environment-induced superselection rules », Physi-
cal Review D, no 26, 1982, p. 1862-1880 ; M.A. Schlosshauer, Decohe-
rence and the Quantum-to-Classical Transition, Springer, 2007.
404 MAINTENANT LA FINITUDE

débat sur le problème de la mesure se prolonge donc en un


débat sur la signification du processus de décohérence.
Pour commencer, il faut souligner que faire appel à la seule
décohérence équivaut à refuser d’affronter le problème de
la mesure selon son énoncé standard, et à changer cet
énoncé si subtilement que beaucoup de chercheurs s’en
aperçoivent à peine. Au lieu d’un problème de raccord
entre la pluralité des possibles et l’unicité de l’actuel, celui
qui est résolu par la décohérence est un problème de déri-
vation d’une forme de calcul des probabilités de ces pos-
sibles à partir d’une autre forme de calcul des
probabilités 1. La question de l’actualisation n’est même
pas effleurée dans les théories de la décohérence ; du moins,
elle n’est pas abordée de front.
Bien sûr, la plupart des physiciens ne l’ignorent pas ;
mais ils sautent sans trop de précautions de la structure du
calcul des probabilités à la structure de l’ensemble d’événe-
ments que celui-ci présuppose. Si le processus de décohé-
rence annule les termes d’interférence qui interviennent
dans le calcul quantique des probabilités, s’il conduit à
passer d’une structure non-additive à une structure addi-
tive des probabilités, il est naturel de penser que cela traduit
une évolution similaire des événements dont on évalue les
probabilités. La non-additivité des probabilités ne révèle-
t-elle pas une entière suspension des événements probables
à un processus expérimental qui n’a pas encore eu lieu ;
ne révèle-t-elle pas, autrement dit, l’entière relativité des
événements à un processus expérimental ? À l’inverse,
l’additivité des probabilités ne révèle-t-elle pas le caractère
disjonctif, mutuellement exclusif, des événements sur les-
quels elles portent ? Et leur caractère mutuellement exclusif

1. H. Lyre, « Against measurement ? On the Concept of Informa-


tion », dans P. Blanchard et A. Jadczyk (éds.), Quantum Future : From
Volta and Como to Present and Beyond, Springer, 1999. Également,
M. Bitbol, « Decoherence and the constitution of objectivity », dans
M. Bitbol, P. Kerszberg et J. Petitot (éds.), Constituting Objectivity :
Transcendental Perspectives on Modern Physics, Springer, 2009.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 405

ne suggère-t-il pas que soit l’un soit l’autre de ces événe-


ments est arrivé de lui-même, dans l’absolu, sans qu’on
sache lequel ? D’une conjonction de propositions sur des
« états » quantiques, on passerait, par le biais de la décohé-
rence, à une stricte disjonction de propositions énonçant la
survenue réelle d’un événement. On passerait en d’autres
termes du « et » au « ou ». De traits indéterminés, interfé-
rents, suspendus à une interaction ultérieure avec l’instru-
mentation, on arriverait à des événements déterminés,
« faits », mutuellement exclusifs et définitivement accom-
plis. Certes, le calcul des probabilités ne prétendrait pas
plus qu’avant désigner celui de ces événements qui est sur-
venu, mais sa structure additive et disjonctive signalerait
indirectement que l’un de ces événements est survenu spon-
tanément à l’exclusion des autres. En hypostasiant cette
conclusion sur un mode spéculatif et réaliste, certains phy-
siciens en ont inféré que la décohérence manifeste l’émer-
gence d’un monde classique (avec ses événements déterminés
et mutuellement exclusifs) à partir d’un monde quantique
(caractérisé par ses états superposés, suspendus) 1.
Un problème notable est que la décohérence ne parvient
pas tout à fait à éliminer, du calcul quantique des probabili-
tés, les termes d’interférence qui empêchent de considérer
les événements comme mutuellement exclusifs. Ces termes
d’interférence sont encore présents, même si leur amplitude
est fortement diminuée par rapport à celle qui était la leur
avant que les systèmes microscopiques n’interagissent avec
leur environnement macroscopique, c’est-à-dire avant que
n’intervienne la décohérence. De surcroît, le processus de
décohérence qui a conduit à minimiser les termes d’interfé-
rence n’est pas tout à fait irréversible. La probabilité que
l’évolution s’inverse, que les termes d’interférence rede-
viennent considérables, et qu’à cause de cela on ne puisse
plus tenir les événements pour mutuellement exclusifs, ne

1. W.H. Zurek, « Decoherence and the transition from quantum to


classical-revisited », dans B. Duplantier, J.-M. Raimond et V. Rivas-
seau (éds.), Quantum Decoherence, Birkhäuser, 2007.
406 MAINTENANT LA FINITUDE

devient pas tout à fait nulle, même si elle s’amenuise à ce


point qu’on la considère comme insignifiante. En tenant
compte de ce double attribut d’incomplétude et de réversibi-
lité du processus de décohérence, on est forcé d’admettre
que l’algorithme quantique continue à évaluer la probabilité
que des valeurs d’observables relatives à un contexte expéri-
mental soient mesurées, et non pas la probabilité que des
événements mutuellement exclusifs surviennent dans
l’absolu.
Le calcul quantique des probabilités reste donc, en droit,
un calcul des probabilités contextuel, même si, en pratique,
la décohérence rend cette contextualité négligeable dans la
physique des appareillages macroscopiques et des chats (de
Schrödinger). La décohérence permet de faire à peu de
choses près comme si chaque événement était survenu de lui-
même à l’exclusion de tout autre ; elle ne suffit pas à assurer
qu’il en va bien ainsi en réalité. Dans ces conditions, le débat
philosophique à propos de la décohérence a dû se réorienter
vers le statut de cette forme de vérité valant « seulement en
pratique ». En pratique, tout se passe comme si des événe-
ments étaient survenus dans l’absolu ; en pratique, tout se
passe comme si un monde classique avait émergé. Qu’est-ce
à dire ? Selon les uns, cela suffit à déclarer qu’à notre échelle,
des choses existent et des événements arrivent dans l’absolu ;
selon les autres, au contraire, l’argument n’ayant d’autre
portée que pratique, il ne saurait emporter aucune décision
sur un plan métaphysique 1.
La controverse à ce propos continue de faire rage, et elle
tourne souvent autour d’une comparaison de la décohérence
avec la conception boltzmanienne de la mécanique statis-
tique 2. Boltzmann n’a-t-il pas admis que la mécanique sta-
tistique est incapable de prouver la validité certaine du
second principe de la thermodynamique, mais seulement sa

1. B. d’Espagnat, Le Réel voilé. Analyse des concepts quantiques,


Fayard, 1994, p. 199-203.
2. M. Hemmo et O. Shenker, « Quantum decoherence and the appro-
ach to equilibrium », Philosophy of Science, no 70, 2003, p. 330-358.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 407

probabilité très grande, proche de un ? Et cette validité seule-


ment « pratique » du second principe de la thermodyna-
mique n’a-t-elle pas satisfait la plupart des physiciens depuis
plus d’un siècle ? Pourquoi en exigerait-on davantage de la
décohérence, dans sa prétention à résoudre le problème de
la mesure ? L’argument analogique est recevable, à condition
de ne pas conférer à la « solution » alléguée du problème de
la mesure une quelconque signification ontologique. On n’en
a d’ailleurs pas plus à attendre du second principe de la
thermodynamique. Selon l’expression d’Edwin Jaynes, son
concept d’entropie n’est au fond rien de plus qu’« une
mesure de notre degré d’ignorance 1 ».
Tout ce que l’analogie avec la mécanique statistique
implique, une fois encore, est qu’il demeure en général très
raisonnable de se conduire au laboratoire comme si les
objets d’échelle macroscopique avaient des déterminations
propres, et comme si chaque « fait » s’était définitivement
produit dans le monde à l’exclusion de tout autre. Exacte-
ment autant, et pour la même raison, qu’il est en général
très raisonnable de se conduire au laboratoire comme si les
processus de la thermodynamique macroscopique étaient
strictement (et non pas presque toujours) irréversibles.
Cette analogie laisse ouverte la possibilité que des circons-
tances hors du commun conduisent à suspendre l’énoncia-
tion d’occurrences « factuelles » même à l’échelle du
laboratoire. Elle justifie qu’on puisse étendre jusqu’à cette
échelle le mode d’anticipation quantique des phénomènes
par des états « superposés » pré-factuels.
La question, à partir de là, est de savoir quel genre de
circonstances peut nous pousser à ce geste audacieux de sus-
pendre l’énonciation de « faits » macroscopiques. S’il s’agit
de conditions qui ne sont réalisées qu’une fois tous les mil-
liards de milliards d’années, comme on le pense habituelle-
ment en poussant le parallèle avec la mécanique statistique 2,
1. E.T. Jaynes, « Information theory and statistical mechanics »,
loc. cit.
2. Ces milliards de milliards d’années font référence aux « cycles de
récurrence de Poincaré » : le temps moyen que met un système désor-
donné (à haute entropie) pour retrouver un état initial ordonné et à
408 MAINTENANT LA FINITUDE

il est conseillé de les ignorer. Mais il se pourrait qu’il en aille


tout autrement. Il se pourrait que les circonstances où il est
opportun de suspendre provisoirement, y compris à notre
échelle macroscopique, l’énonciation de « faits » spontané-
ment accomplis, soient en vérité très répandues. Ces circons-
tances remarquables, nous les avons déjà rencontrées, sans
comprendre encore toutes leurs implications : il s’agit des
situations de « non-séparabilité », évoquées brièvement au
chapitre V, puis au début du chapitre précédent à propos du
paradoxe d’Einstein, Podolsky et Rosen.

Suspendre l’énonciation de « faits » passés lève-t-il


l’énigme de la non-localité ?

La conjecture précédente, selon laquelle il n’est pas rare


d’être contraint de suspendre l’énonciation de faits macro-
scopiques, semble cependant si outrée qu’il faut la justifier
soigneusement. Comment se peut-il que les situations de
« non-séparabilité » nous amènent à suspendre l’énoncia-
tion de faits à l’échelle du laboratoire et de la vie quoti-
dienne, c’est-à-dire à douter des faits-pivots de la pratique
scientifique, et des faits les mieux assurés de nos exis-
tences ?
Au début du chapitre VI, nous avons signalé qu’en
réponse à l’argument d’Einstein, Podolsky et Rosen, Bohr
préconisait de suspendre l’attribution de valeurs définies de
variables à un système microscopique, lorsque ne peuvent
pas être mises en place des conditions expérimentales don-
nant sens à la prévision de telles valeurs. Nous avons ajouté
qu’aux yeux de Bohr, il faut également suspendre l’attribu-
tion de couples de valeurs déterminées aux variables
concernant des systèmes microscopiques, aussi longtemps

basse entropie est généralement si grand qu’on peut faire comme si


ce retour n’arrivait jamais, et donc comme si l’entropie était toujours
croissante.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 409

que ne sont pas mises en place les conditions expérimen-


tales permettant de les mesurer toutes deux simultanément,
et de les comparer. Mais pour l’heure, il n’a pas encore
été question de suspendre les attributions de valeurs à des
variables macroscopiques, telles que les positions d’aiguilles
sur les cadrans d’appareils de mesure, les nombres affichés
sur un écran d’ordinateur, l’état biologique des chats, voire
la conviction qu’ont les expérimentateurs humains d’avoir
obtenu un résultat bien défini. Si nous voulons comprendre
de quelle manière on peut être acculé à cette dernière extré-
mité, il faut reprendre à la racine le problème posé par
Einstein, Podolsky et Rosen 1.
Bien que le but de ces trois auteurs ait été de démontrer
l’« incomplétude » de la mécanique quantique, ce que l’his-
toire a retenu de leur réflexion est tout autre. L’énigme,
encore vibrante, porte sur les étranges « corrélations
EPR 2 » prévues par les « états intriqués 3 » de la méca-
nique quantique. Comment rendre raison de la stricte cor-
rélation entre les valeurs d’observables mesurées sur

1. A. Einstein, B. Podolsky et N. Rosen (1935), « Peut-on considérer


que la mécanique quantique donne de la réalité physique une descrip-
tion complète ? » dans A. Einstein, Œuvres, Éditions du Seuil, 1989,
t. I : Quanta. L’original de cet article, en anglais, a déjà été cité au
chapitre VI.
2. Ces corrélations ont déjà été évoquées au début du chapitre VI.
Elles concernent un couple de systèmes physiques dont les variables
dynamiques d’ensemble sont définies, sans que les variables dyna-
miques de chacun des systèmes individuels qui le composent soient
pour leur part définies. Dans ces conditions, la mesure d’une variable
sur l’un des systèmes permet de prévoir avec certitude ce que donnerait
la mesure de la même variable sur l’autre système si elle était effectuée.
C’est cette possibilité de prévision certaine de la valeur d’une variable
d’un système à partir de la valeur connue de la même variable d’un
autre système, qui exprime la stricte corrélation des deux valeurs.
3. On dit que l’état quantique d’un couple de systèmes physiques est
« intriqué » si l’on ne peut pas y séparer mathématiquement ce qui
revient au premier système et ce qui revient au second système (de
façon plus précise, on ne peut pas factoriser l’état du couple en un état
du premier système et un état du second système). C’est à partir de
tels états quantiques intriqués qu’est dérivée la prévision d’une stricte
410 MAINTENANT LA FINITUDE

chaque élément d’un couple de particules initialement en


contact interactif, mais situées à distance arbitrairement
grande l’une de l’autre au moment de la mesure ? Deux
explications plausibles de ces corrélations sont (a) les
causes communes et (b) l’influence causale réciproque
instantanée dite « non-locale 1 ». Malheureusement, l’une
comme l’autre de ces possibilités d’explication se heurte à
des obstacles insurmontables en physique quantique.
Considérer que les corrélations ont pour origine des
causes communes revient à affirmer qu’elles sont inscrites
dans les propriétés possédées par les particules, et que ces
propriétés étaient fixées dès l’instant initial où les particules
étaient contiguës. Une telle option, qui consiste à attribuer
des propriétés intrinsèques à des particules localisées, alors
même que leur description quantique n’en montre aucune
trace, relève des « théories à variables cachées locales ». Or,
le théorème de Bell 2 a offert la preuve que les théories à
variables cachées locales sont incompatibles avec certaines
prévisions quantiques. Ces prévisions de la mécanique
quantique ayant été corroborées, les théories à variables
cachées locales peuvent être tenues pour expérimentale-
ment réfutées 3. Par ailleurs, l’hypothèse alternative
d’influences causales réciproques à vitesse arbitrairement

corrélation des variables mesurées sur chaque système. Or, les états
intriqués de la mécanique quantique prévoient ces corrélations indé-
pendamment de la distance entre les systèmes. On peut donc les appe-
ler des corrélations a-locales (plutôt que non-locales).
1. B. van Fraassen, Quantum Mechanics. An Empiricist View, Oxford
University Press, 1991, p. 338.
2. J.S. Bell, Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cam-
bridge University Press, 1987 ; B. d’Espagnat, À la recherche du réel,
Gauthier-Villars, 1979. Le théorème de Bell établit l’incompatibilité de
la mécanique quantique avec certaines inégalités (les inégalités de Bell)
découlant des théories à variables cachées locales.
3. Voir la longue série de mises à l’épreuve expérimentales des inégali-
tés de Bell, dont un moment-clé a été l’expérience effectuée par
l’équipe d’Alain Aspect : A. Aspect, J. Dalibard et G. Roger, « Exper-
imental test of Bell’s inequalities using time-varying analyzers », Physi-
cal Review Letters, no 49, 1982, p. 1804-1807.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 411

grande (supérieure à celle de la lumière) a été modélisée


puis testée expérimentalement ces dernières années, et elle
a dû être rejetée à son tour 1.
Comment sortir de cette impasse ? Deux options diamé-
tralement opposées restent disponibles.
Si l’on persiste à faire la présupposition d’un réalisme
scientifique, la seule issue viable est le holisme ontologique 2.
Dans une perspective holistique, l’espace, le temps, et leur
contenu sont seulement des déploiements émergents d’un
« ordre implicite 3 » pré-spatial et pré-temporel. Les deux
particules distantes ne consistent alors, selon cette doctrine,
qu’en des apparitions distinctes, et localement séparées,
d’une seule et même entité universelle a-locale. Leur corré-
lation ne demande donc plus à être expliquée par une trans-
mission du passé au présent, ou d’un présent ici à un
présent là, car elle l’est d’emblée par une simple imputation
d’identité. Les deux particules sont strictement corrélées
parce qu’au niveau le plus profond, elles ne font qu’un.
Le défaut de cette conception est que, tout comme la
communication instantanée à distance entre deux parti-
cules, leur émergence à partir de quelque tréfonds holis-
tique de la nature n’a nulle autre conséquence
expérimentalement testable que la corrélation même qu’elle
visait initialement à expliquer. En particulier, tout comme

1. A. Suarez, « Quantum mechanics versus multisimultaneity in


experiments with acousto-optic choice-devices », Physics Letters A,
no 269, 2000, p. 293-302 ; N. Gisin, V. Scarani, W. Tittel et H. Zbinden,
« Quantum non-locality : from EPR-Bell tests towards experiments
with moving observers », Annalen der Physik, no 9, 2000, p. 831-842 ;
A. Stefanov, H. Zbinden, N. Gisin et A. Suarez, « Quantum entangle-
ment with acousto-optic modulators : two-photon beats and Bell
experiments with moving beam splitters », Physical Review A, no 67,
2003, p. 042115 ; A. Suarez, « Nonlocal “realistic” Leggett models can
be considered refuted by the before-before experiment », Foundations
of Physics, no 38, 2008, p. 583-589.
2. M. Esfeld, Holism in Philosophy of Mind and Philosophy of Physics,
Kluwer, 2001.
3. D. Bohm, Wholeness and Implicate Order, Ark Paperbacks, 1984.
412 MAINTENANT LA FINITUDE

l’influence causale alléguée, la solidarité holistique postulée


n’est pas utilisable pour expédier de l’information à des
vitesses supérieures à celle de la lumière 1. On a là affaire
à un cas supplémentaire d’explication prédictivement sté-
rile, ce qui la rend assez peu crédible 2. Il reste alors à exa-
miner l’option alternative.
Aux antipodes de l’approche réaliste, il n’y a même pas
lieu d’expliquer une corrélation instantanée à distance, pour
la simple raison que celle-ci n’a aucune existence intrin-
sèque 3. En effet, selon cette approche alternative, la corréla-
tion ne surgit que dans le contexte de dispositifs mécaniques
et électromagnétiques aptes à la « mettre en évidence ».
Autrement dit, elle ne se fait jour que relativement à des
conditions expérimentales permettant de comparer les deux
variables corrélées. Or, la comparaison ne peut survenir qu’a
posteriori, lorsque l’information concernant l’une des pro-
priétés corrélées a eu un temps suffisant (au moins égal à
celui que prendrait un signal lumineux) pour rejoindre la
région de l’espace où l’information concernant l’autre pro-
priété est disponible. Une telle comparaison tardive pouvant
seule donner sens à la corrélation entre variables mesurées
sur deux particules, on doit suspendre l’affirmation que cette
corrélation existait antérieurement à elle. On doit suspendre
l’affirmation que la corrélation prévalait déjà à une époque

1. N. Gisin, « Can relativity be considered complete ? From Newto-


nian nonlocality to quantum nonlocality and beyond », dans P. Blan-
chard et J. Fröhlich (éds.), The Message of Quantum Science, Springer,
2015. Les corrélations EPR peuvent toutefois être utilisées pour
encrypter (ou téléporter) une information partiellement véhiculée par
un canal classique (à vitesse inférieure ou égale à celle de la lumière).
Voir C. Fuchs, N. Gisin, R.B. Griffiths, C.-S. Niu et A. Peres, « Opti-
mal eavesdropping in quantum cryptography. I : Information bound
and optimal strategy », Physical Review A, no 56, 1997, p. 1163-1172.
2. N.D. Mermin, « What do these correlations know about reality ?
Nonlocality and the absurd », Foundations of Physics, no 29, 1999,
p. 571-587.
3. C.A. Fuchs, N.D. Mermin et R. Schack, « An introduction to
QBism with an application to the locality of quantum mechanics »,
loc. cit.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 413

où l’on n’avait encore pu effectuer rien d’autre que des


mesures portant sur chaque particule prise à part dans deux
régions éloignées de l’espace. Et on doit alors reconnaître
que, nulle corrélation n’existant encore à cette époque et en
ces lieux distants, il n’y avait besoin d’aucun procédé mysté-
rieux d’escamotage de l’étendue pour « la » créer, et pour
l’expliquer. Aucune « influence non-locale », et aucune soli-
darité holistique profonde transgressant la limite imposée par
la vitesse de la lumière, n’ont donc à être invoquées lorsqu’on
s’écarte résolument de la lecture réaliste de la théorie quan-
tique 1, et qu’on adopte une lecture radicalement bohrienne
à la place. Dans ce cadre bohrien, l’interprétation des corré-
lations d’Einstein, Podolsky et Rosen est enfin mise en
accord formel avec le « no-signalling (ou no-communication)
theorem » de la mécanique quantique 2, qui traduit l’impossi-
bilité de se servir de ces corrélations pour échanger des
signaux à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Les
corrélations EPR ne permettent pas d’envoyer un signal supra-
luminal, pour la simple raison qu’elles n’impliquent rien de tel
qu’une non-localité ontologique (que celle-ci soit comprise sur
le mode causal ou sur le mode holistique). L’idée si populaire
de « non-localité » quantique s’avère n’être que l’artéfact
d’un préjugé épistémologique courant : le préjugé réaliste.

Non-localité ou rejet radical du réalisme ?


En un sens, cette leçon n’a rien d’inédit. Il suffit de reve-
nir à l’origine du débat sur les effets non-locaux 3 pour en
1. M. Smerlak et C. Rovelli, « Relational EPR », Foundations of Phy-
sics, no 37, 2007, p. 427-445 ; M. Bitbol, « An analysis of the Einstein-
Podolsky-Rosen correlations in terms of events », Physics Letters A,
no 96, 1983, p. 66-70 ; M. Bitbol, La Pratique des possibles : une lecture
pragmatiste et modale de la mécanique quantique, op. cit., chapitre V.
2. A. Peres et D.R. Terno, « Quantum information and relativity
theory », Review of Modern Physics, no 76, 2004, p. 93-123.
3. J.S. Bell, « On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox », Physics,
no 1, 1964, p. 195-200, dans J.S. Bell, Speakable and Unspeakable in
Quantum Mechanics, op. cit.
414 MAINTENANT LA FINITUDE

trouver une amorce lisible. Le théorème formulé par Bell


en 1964 énonçait l’incompatibilité entre les prévisions de la
mécanique quantique et une conjonction de deux hypo-
thèses : (i) l’interprétation réaliste des propriétés des sys-
tèmes physiques microscopiques, et (ii) le caractère local de
ces propriétés 1. Il était donc clair dès le départ que, pour
faire droit aux prévisions quantiques, on avait le choix
entre renoncer à la localité, renoncer à une interprétation
réaliste, ou bien renoncer aux deux. La voie de la renoncia-
tion à la localité a été abondamment explorée, mais la voie
de la renonciation au réalisme est restée peu empruntée
jusqu’à une époque récente, malgré les encouragements
prodigués par Bohr dès la naissance de la théorie quan-
tique. Ce que nous avons appelé la « seconde option
extrême » permettant de rendre compte des corrélations
d’Einstein, Podolsky et Rosen, suppose donc seulement
une résurgence de l’orientation bohrienne, et un plein
acquiescement à l’une des deux renonciations impliquées
par le théorème de Bell : la renonciation entière au réalisme
(et en particulier au réalisme des propriétés), longtemps
négligée ou longtemps minoritaire.
Mais il y a peut-être un bon motif à ce manque
d’enthousiasme vis-à-vis de l’option anti-réaliste.
L’ampleur de l’écart au réalisme qu’il faut faire pour ne
pas renoncer à la localité, est ressentie comme excessive par
la plupart des protagonistes du débat. Un second théo-
rème, publié par Bell en 1981, donne la mesure vertigineuse
de cette ampleur. Selon lui 2, la mécanique quantique est

1. Ces deux hypothèses, réalisme et localité, sont encryptées dans le


concept de « théorie à variables cachées locales » que réfute le théo-
rème de Bell. Mais elles sont bien plus nettement distinguées et analy-
sées dans : B. d’Espagnat, « Use of inequalities for the experimental
test of a general conception of the foundations of microphysics », Phy-
sical Review D, no 11, 1975, p. 1424-1435. Voir également B. d’Espa-
gnat, À la recherche du réel, Dunod, 2015.
2. J.S. Bell, « Bertlmann socks and the nature of reality », Journal de
physique (supplément), no 42, 1981, p. 41-62, dans J.S. Bell, Speakable
and Unspeakable in Quantum Mechanics, op. cit.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 415

incompatible avec la conjonction de deux hypothèses plus


fortes que les précédentes : (i) l’interprétation réaliste des
événements macroscopiques survenant au laboratoire, y
compris les indications lisibles des instruments de mesure,
et (ii) la localité de tels événements. Autrement dit, pour
échapper à la conclusion d’une non-localité quantique, il
faut suspendre jusqu’à la détermination intrinsèque des
propriétés macroscopiques. On semble toucher là à l’inté-
grité de l’ontologie du monde quotidien, et non plus seule-
ment à celle du monde microscopique.
Cette conséquence est troublante, mais pas tout à fait
surprenante. Elle était déjà lisible en filigrane dans l’exposé
précédent de l’approche anti-réaliste des corrélations EPR.
Nous y avons en effet admis que des mesures simultanées
portant sur chacune des deux particules spatialement éloi-
gnées ont pu être effectuées. Or, si l’on retient une interpré-
tation forte, réaliste, de la décohérence, l’accomplissement
de ces deux mesures suffit à affirmer que les appareils y
ont acquis de nouvelles propriétés macroscopiques intrin-
sèquement existantes : la position finale de l’aiguille sur
leur cadran, ou un nombre affiché sur leur écran d’ordina-
teur. De surcroît, ces nouvelles propriétés macroscopiques
des appareils fondent l’énoncé de « faits » définitivement
établis concernant les éléments microscopiques : par
exemple que la quantité de mouvement mesurée sur la pre-
mière particule prend la valeur P, et que la quantité de
mouvement mesurée sur la seconde particule distante
prend la valeur P’ corrélée à P. Peut-on nier l’occurrence
intrinsèque de ces deux faits ; et peut-on ne pas reconnaître
leur immédiate corrélation ?
Il est vrai qu’en raison de leur éloignement, les faits en
question n’ont pas pu être comparés au moment précis (le
même moment, par hypothèse) où ils se sont manifestés. Il
est donc vrai que seule l’adoption d’un point de vue imagi-
naire en surplomb permet d’écrire, comme dans les phrases
précédentes, qu’ils sont tous deux survenus avant que qui
que ce soit (ou quelque instrument que ce soit) ait pu avoir
accès aux deux à la fois. Aux yeux d’un épistémologue
416 MAINTENANT LA FINITUDE

bohrien et anti-réaliste, cela suffit à rendre une fois de plus


suspecte l’idée que les propriétés des particules sont corré-
lées dès l’instant de la mesure.
Mais son adversaire réaliste dissipera sans doute promp-
tement la suspicion par un argument qui lui est cher : celui
de l’ancestralité. Déplaçons en effet notre attention vers
l’instant ultérieur où la comparaison entre les deux résul-
tats de mesures peut enfin être effectuée. À ce moment déci-
sif, chacun peut constater que les deux mesures étaient bel
et bien accomplies en ce temps passé où elles ne pouvaient
pas encore être comparées. En témoignent les indications
d’horloges associées aux résultats de mesure qui ont été
transmis jusqu’à l’emplacement et jusqu’à l’heure de la
comparaison. On se sent donc en droit de soutenir ferme-
ment, contre l’épistémologie anti-réaliste, que la corréla-
tion était déjà effective à l’époque. Et dans ce cas, on ne
peut pas éviter de chercher à expliquer cette corrélation
instantanée à distance survenue dans le passé, par des
causes communes, par une forme de causalité supralumi-
nale, ou par quelque conception holistique de la nature.
Quitte à réinstaurer pour cela une tension entre ce genre
d’explication et la stricte impossibilité, prononcée par la
théorie quantique, de se servir des corrélations EPR pour
transmettre des informations à une vitesse supérieure à
celle de la lumière.

Plus réel que le quotidien : sa présence

La discussion qui vient de se dérouler nous montre au


moins ceci : si l’idée d’une « non-localité » quantique est
l’artéfact d’un préjugé réaliste, elle reste d’autant plus dif-
ficile à contester que le préjugé en question est solidement
ancré dans les évidences du monde quotidien. Mais un phi-
losophe n’a aucune raison de s’en tenir là. Il dispose d’un
sol d’évidence encore plus prégnant que celui du monde
quotidien : celui de l’expérience vécue. Appuyé sur ce sol,
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 417

il exige une consistance globale entre les théories scienti-


fiques et les explications familières des effets qu’elles pré-
disent. Si des explications familières/quotidiennes dérogent
à la demande de consistance avec une théorie scientifique
en vigueur ou avec son interprétation la plus plausible, le
philosophe peut être contraint de les suspendre, et de
s’inscrire ainsi bon gré mal gré dans le sillage de la plus
complète des épochè phénoménologiques (celle qui le
ramène, en deçà de la présupposition des choses de la vie
courante, au contact intime de l’évidence éprouvée). De
cette défiance étendue, de cette table rase consentie, il peut
espérer la reconstruction de la pensée scientifique sur des
bases fiables.
La bonne stratégie pour remplir ce programme tout juste
esquissé consiste à reparcourir à l’envers le raisonnement
en trois étapes qui soutient l’interprétation réaliste des cor-
rélations EPR. Mettre l’exigence de consistance (entre
théorie et explication) en tête des préoccupations, réinterro-
ger le statut de la décohérence sous cette contrainte de
consistance, puis concentrer la pression sur les énoncés
ancestraux. Telle est la séquence que nous allons suivre
pour asseoir le renouveau épistémologique qu’annonce la
physique quantique.
Le problème de consistance que soulèvent les explica-
tions familières/quotidiennes des corrélations EPR a été
souligné à plusieurs reprises : qu’est-ce donc que cette
curieuse « non-localité » qui ne se traduit par aucune pro-
pagation authentiquement non-locale, c’est-à-dire supralu-
minale, de l’information ? La décision anti-réaliste de
relativiser la corrélation à un acte tardif de comparaison
des valeurs corrélées, lève immédiatement cette contradic-
tion au prix d’une dénégation du caractère intrinsèque des
propriétés macroscopiques et des « faits » constatés à
l’échelle du laboratoire. Ce prix à payer est-il vraiment
excessif ? Regardons-y de près, en inscrivant de bout en
bout notre réflexion dans un cadre quantique.
Selon le paradigme quantique, la thèse de l’existence
intrinsèque des propriétés d’objets macroscopiques, et de
418 MAINTENANT LA FINITUDE

l’inscription définitive des faits sur ces propriétés, ne peut


trouver appui que sur la théorie de la décohérence. Or,
comme nous l’avons vu, la théorie de la décohérence
n’énonce l’émergence de déterminations mutuellement
exclusives pouvant passer pour des propriétés intrinsèques,
qu’approximativement ou « en pratique ». Par contraste
avec ce statut paradigmatiquement faible des propriétés
intrinsèques, le « no-signalling (ou no-communication) theo-
rem », qui exclut d’utiliser les corrélations EPR pour com-
muniquer de l’information à vitesse arbitrairement grande,
peut se prévaloir d’être une composante principielle de la
théorie quantique 1. Devons-nous donner la priorité à la
préservation de concepts formels, comme ceux de propriété
et de fait, qui ne valent qu’approximativement et en pra-
tique dans un cadre quantique, ou bien à la clause de
consistance des explications avec un principe de la théorie
quantique ? Dans le sillage de cette décision capitale,
devons-nous suivre la voie réaliste consistant à postuler des
propriétés et des faits s’influençant de façon non-locale, ou
bien la voie anti-réaliste revenant à nier toute non-localité
au nom de la relativité des propriétés, des faits, et même
de leur comparaison, vis-à-vis du contexte expérimental qui
permet de les manifester ? Pour peu qu’on maintienne le
choix initial de penser résolument dans un cadre quan-
tique, aucune hésitation n’est permise : c’est la seconde des
deux options qui est la bonne. Car seule cette seconde
option, anti-réaliste et radicalement « corrélationniste »,
assure l’homogénéité logique de la réflexion sur la théorie
quantique. L’unité conceptuelle d’une interprétation de la
théorie quantique s’opère aisément sous l’hypothèse que les
déterminations et les faits sont tous suspendus à un moyen
de détection, du haut en bas de l’échelle des dimensions
spatiales. Au contraire, sous l’hypothèse inverse qui consis-
terait à extrapoler les concepts formels de déterminations
absolues et de faits définitivement accomplis jusqu’à

1. A. Peres et D.R. Terno, « Quantum information and relativity


theory », loc. cit.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 419

l’échelle microscopique, le projet d’unification conceptuelle


du paradigme quantique se heurte à des paradoxes jusque-
là insurmontés.

De l’affaiblissement du monde-de-la-vie au sol


transcendantal

Ouvrons une parenthèse à ce stade. Reconnaissons que


le simple choix de se laisser guider dans la pensée philoso-
phique par des considérations de consistance et d’unité
conceptuelle d’une théorie scientifique a de quoi troubler.
La philosophie ne doit-elle pas plutôt partir du sol ferme
des certitudes quotidiennes, des présuppositions inques-
tionnées de l’existence humaine, de l’épaisseur du « monde
de la vie » en somme ? Une philosophie inspirée de la phé-
noménologie, comme celle qui est défendue ici, n’a-t-elle
pas encore plus de raison que d’autres de se défier des
« substructions 1 » avancées par la physique, et de pratiquer
une forme limitée d’épochè consistant à suspendre la
croyance en la validité des sciences au profit d’une
confiance spontanée dans le « monde de la vie qui vaut
pour nous pré-scientifiquement 2 » ? L’objectivisme de la
science n’est-il pas, aux yeux du phénoménologue, une naï-
veté redoublée par rapport à la naïveté d’une vie plongée
dans le monde des choses et des faits ; et la naïveté sponta-
née de la vie courante n’apparaît-elle pas dès lors comme
un antidote contre la naïveté fabriquée de l’œuvre scienti-
fique 3 ? Sans compter que la prétention à la vérité des

1. E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie


transcendantale, Gallimard, 1976, p. 57.
2. Ibid., p. 167.
3. Ibid., p. 69 : « Que le retour authentique à la naïveté de la vie, mais
dans une réflexion qui s’élève au-dessus de ce sol, soit l’unique chemin
possible pour surmonter la naïveté philosophique latente dans la
“scientificité” de la philosophie objectiviste traditionnelle, c’est là un
point qui s’éclairera peu à peu. »
420 MAINTENANT LA FINITUDE

énoncés scientifiques ne saurait être fondée phénoménolo-


giquement 1 que sur la logique procédurale utilisée dans le
monde de la vie des laboratoires.
D’une telle nécessité pour le phénoménologue de dési-
gner un point d’Archimède effectif de l’avancée des
sciences, on doit assurément tenir compte. Mais il ne faut
pas pour autant perdre de vue que ce point d’Archimède
constitué de choses manipulables, de propriétés attribuées,
et de faits enregistrés, ne représente pas le dernier mot de
la rétrogression phénoménologique vers un domaine de
certitude immanente. Car il relève sans ambiguïté de l’atti-
tude naturelle ; il en est même l’archétype, dont le réalisme
scientifique n’est qu’une réplique par extrapolation.
L’épochè qui suspend les croyances scientifiques pour
retrouver la solide familiarité du monde de la vie demeure
dans ces conditions insuffisante, inaccomplie 2. Comme
nous l’avons signalé plus haut en passant, si l’on veut faire
entièrement table rase, et trouver un refuge d’assurance
absolument intangible, il faut aller jusqu’à « inhiber » notre
mode de vie quotidien, il faut aller jusqu’à mettre en cause
la racine agie de l’attitude naturelle, il faut aller jusqu’à
rapatrier notre conscience en deçà de son état ordinaire
dans lequel « […] le monde est “là” (existe) pour la naïveté
du vivre là-dedans, comme un donné sans question […] 3 ».
Il nous faut en somme pratiquer l’« épochè transcendan-
tale 4 » qui, en rétablissant notre adhérence à l’expérience
pure, révèle qu’à l’instar du monde des représentations

1. Le matérialiste spéculatif peut avoir l’impression qu’il a mis par


avance en difficulté toute objection provenant de la phénoménologie,
en incluant cette discipline dans sa critique du corrélationnisme. Pour
une réponse à cette parade, voir D. Zahavi, « The end of what ? Pheno-
menology vs. speculative realism », International Journal of Philosophi-
cal Studies, no 24, 2016, p. 289-309.
2. E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, op. cit., p. 167.
3. Ibid., p. 171.
4. Ibid., p. 172.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 421

scientifiques, le monde de la vie ordinaire est lui-même


réductible à un simple phénomène 1.
Encore faut-il être puissamment motivé pour aller jus-
qu’à ce degré de radicalité phénoménologique. Se mettre
délibérément en quête de telles extrémités de la pensée et
du mode d’être, n’est envisageable que sous la pression
d’un ébranlement intense, presque inquiétant, des convic-
tions indiscutées sur ce qu’il y a à portée de la main. Hus-
serl fait assez souvent allusion à cette possibilité que
s’interrompe soudainement le cours habituel des anticipa-
tions perceptives ou intellectuelles et des confirmations sen-
sorielles ou expérimentales 2. Il évoque des circonstances
qui nous pousseraient à « briser la normalité de cette vie »,
et à reconnaître des « ratures » dans le jeu des « confirma-
tions constantes de l’existence 3 ». La commotion vient le
plus souvent d’une déstabilisation des opinions les mieux
ancrées, ou bien de grands bouleversements existentiels.
Mais d’autres causes de « brisure » de la charpente de pré-
jugés qui fait tenir l’attitude naturelle et son monde de la
vie, peuvent aussi se faire jour. Il ne faut pas fouiller bien
longtemps pour s’apercevoir que les révolutions scienti-
fiques comptent parmi les plus puissantes de ces causes
alternatives. L’effondrement des intuitions aristotéliciennes
sur le mouvement et la chute des corps, occasionné par la
mécanique galiléenne 4, en est un cas connu mais limité. La
mise en déroute par la mécanique quantique des concepts
formels de propriété et de substrats individuels de proprié-
tés 5, en est un exemple bien plus décisif parce qu’universel.

1. Ibid., p. 173.
2. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., §49,
p. 160.
3. E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, op. cit., p. 164-165.
4. M. Clavelin, Galilée. Cosmologie et science du mouvement, CNRS
Éditions, 2016.
5. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
op. cit., §4-2-2, p. 314.
422 MAINTENANT LA FINITUDE

Ainsi, la quête la plus avancée d’objectivité entreprise


par la physique quantique a le pouvoir de fragiliser l’étape
préliminaire d’objectivation amorcée par le langage cou-
rant et les pratiques quotidiennes, en mettant en évidence
qu’elle n’est justement que cela : le fruit approximatif d’un
procédé d’extraction d’invariants adapté à l’apparaître
macroscopique et à l’activité manuelle. Au regard du para-
digme quantique, les choses, les propriétés, et les faits du
monde de la vie quotidienne, n’ont d’autre créance que
celle d’un point d’appui intermédiaire méta-stable de
l’œuvre d’édification des connaissances. Le point d’appui a
beau être indispensable à une certaine étape de cette œuvre,
tout incite à s’en affranchir si la consistance épistémolo-
gique et logique de l’étape suivante est à ce prix. L’échelle
de l’ontologie de choses et de faits doit être jetée à temps,
après qu’elle a servi à s’élever à des niveaux supérieurs de
connaissance, et avant qu’elle ne masque durablement son
arrière-plan vécu 1.
Privées de la confirmation des sciences physiques parce
qu’affectées par l’échec, en microphysique, de certaines des
anticipations qu’elles induisent, les quasi-certitudes du
monde de la vie quotidienne n’ont jamais été aussi vulné-
rables à la force dissolvante de l’épochè transcendantale. La
sur-construction scientifique a eu pour effet imprévu de
précipiter la dé-construction des présupposés tacites que
partagent la vie courante et les sciences classiques, en mon-
trant que ces derniers ne peuvent se prévaloir d’aucune
confirmation a posteriori dans la science quantique. À
l’issue d’un tel coup de théâtre historique, ce que Husserl
dénonçait comme une « substruction » abstraite revendi-
quant une priorité indue par rapport au sol phénoménolo-
gique de son édification, est devenu paradoxalement le
meilleur allié dont pouvait rêver la phénoménologie : une
substruction scientifique qui invite à la pratique de l’épochè

1. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.54,


p. 112.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 423

radicale parce qu’elle a su sonder à fond la fécondité et les


limites des jugements objectifs.
Le philosophe se sent à partir de là conforté dans sa
posture professionnelle. La tâche qu’il s’assignait était de
creuser en lui-même une galerie vers la plus ferme des
terres d’évidence, vers la plus profonde racine de la flèche
intentionnelle, bien en deçà du monde concret de la vie
quotidienne ; et voilà que la science qui semblait la plus
éloignée de ce sol, la plus élancée vers la pointe de la flèche
intentionnelle, lui offre un encouragement inespéré. Le phi-
losophe craignait, avec Husserl, que le progrès des sciences
de la nature ne débouche sur un durcissement de l’attitude
naturelle, en offrant à cette dernière le relais d’une ontolo-
gie formelle forgée à son image. Et voilà que la transfigura-
tion du sens des théories physiques, et la fragilisation
corrélative du projet de forger des ontologies scientifiques,
lui rouvre une voie réflexive sans précédent, capable de le
reconduire tout droit à l’expérience vécue. Entre le sol
d’expérience, l’édification première du monde de la vie, et
l’édification seconde des sciences de la nature, il y a donc
un rapport circulaire plutôt que hiérarchique 1. Avec
l’exemple de la physique quantique, nous voyons le produit
ultime de l’avancée des sciences se retourner contre son
point d’appui dans le monde de l’attitude naturelle, et favo-
riser inopinément la remise à nu de leur commune origine
constitutive dans l’expérience.

Une phénoménologie du « fait avéré »


Il est temps de fermer la parenthèse portant sur la prio-
rité phénoménologique du monde de la vie. Nous venons
de nous affranchir de l’hypothèque des certitudes irréflé-
chies de la vie courante par une tenaille critique, dont l’une

1. Nous retrouvons ici la figure du cercle d’auto-consistance (et de


rétroaction, positive ou négative), qui a été développée au chapitre V
entre l’épistémologie normative, l’épistémologie descriptive, et les
théories de la décision.
424 MAINTENANT LA FINITUDE

des branches est la clause d’unité de la théorie quantique


sous le concept d’observable relationnelle, et l’autre
branche est la poursuite de l’épochè jusqu’à l’immersion
dans l’éprouvé. Cette tenaille argumentative est synergique,
et pousse à l’audace sur ses deux versants. D’un côté, on est
porté à prendre au sérieux la persistance des superpositions
d’états quantiques jusqu’à des échelles macroscopiques
malgré leur quasi-réduction à des probabilités classiques
par la décohérence. On est également porté à accepter
toutes les retombées de cette universalité du concept de
superposition quantique pour le problème de la mesure et
pour celui des corrélations EPR. D’un autre côté, on
n’hésite plus à suspendre le jugement à propos des concepts
formels de chose, de propriété, et de « fait » sur une base
phénoménologique, en étendant les conséquences de cette
suspension jusqu’au monde de la vie des laboratoires.
Approfondissons donc cette pause de la pulsion ontolo-
gique, en retrouvant l’intimité pré-conceptuelle avec l’expé-
rience de voir une chose, de lui prêter des qualités, et de se
rendre compte de ce qui lui est arrivé. Voir une chose, selon
Husserl, c’est maintenir la présomption de son identité par-
delà la variation des profils et des tonalités qui se pré-
sentent au cours d’une exploration ou d’un laisser venir à
soi 1. Prêter à cette chose un certain nombre de traits, c’est
d’abord distinguer ses multiples composantes d’apparaître
au fur et à mesure de l’avancée vers « elle » ou autour
d’« elle » ; c’est ensuite, dans le sillage de l’acte de présumer
son identité, s’attendre à retrouver des qualités ou des
aspects déjà perçus « en elle ». Ainsi, percevoir quelque
chose suppose de devenir la source d’un « système d’inten-
tions expectantes 2 » ; cela suppose d’anticiper la perma-
nence de ce qu’on vise, aussi bien que la constance de ce
qu’on associe au foyer de la visée.

1. E. Husserl, Expérience et jugement, Presses universitaires de


France, 1970, p. 36, 122 et 131.
2. Ibid., p. 102.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 425

L’étape ultérieure de la connaissance consiste à formuler


des jugements 1, autrement dit à attribuer des prédicats à
des sujets grammaticaux. Elle représente un acte de distan-
ciation par rapport à la fluidité perceptive. Car sa mission
est de cristalliser verbalement la confiance tacite qu’on a
acquise envers un certain système d’anticipations, soit dans
le but de le partager avec autrui, soit parce qu’on l’a reçu
en partage. Pourtant, aussi grand que soit le crédit accordé
aux sujets nommés et aux prédicats qui leur sont adjoints,
le statut de simple pari qu’ont les pôles de la stabilité per-
ceptive contamine le jugement. À l’instant où un jugement
est prononcé, il se soumet au test de sa validation, qui peut
conduire à le confirmer ou à l’infirmer. Il hérite en cela
de la perception qui, avec ses horizons d’attentes, s’offre
silencieusement à l’alternative du remplissement ou de la
déception sensibles. La modalité universelle de cette
marche d’orientation dans le milieu de la vie courante est
en somme sa précarité ; précarité ondoyante des points
d’appui transitoires du rayon perceptif, ou précarité inter-
mittente des postulats du jugement. La certitude est un
besoin, mais sa satisfaction est sans cesse ajournée par la
nécessité réitérée de sa mise à l’épreuve, et par le risque que
cela lui fait courir.
Le constat d’un événement, exprimé par l’énoncé d’un
fait, exprime alors un compromis entre le stable espéré et
l’instable qui rôde. Du côté de l’instable, telle propriété
déclarée appartenir à un objet n’est plus retrouvée lors d’un
examen ultérieur ; quelque chose lui est arrivé ; un événe-
ment a soudain rompu le fil de sa continuité, ou plus vrai-
semblablement l’élan de nos prospectives. Mais une fois cet
accident entériné, nous attribuons présomptivement une
autre propriété à l’objet (celle qu’il est supposé avoir
acquise) ; nous figeons l’événement qui a brisé la continuité
de l’objet en inscrivant sa « trace » dans les propriétés
d’autres objets (les documents) ; et nous avançons à son
propos un jugement de second degré que nous appelons un

1. Ibid., p. 238.
426 MAINTENANT LA FINITUDE

« fait ». L’usage de verbes comme « supposer », « présu-


mer », et « avancer » dans la phrase précédente, suffit
cependant à indiquer que la précarité qui mine la percep-
tion et le jugement prédicatif se transmet par ricochet à
l’énoncé des faits. Un fait n’ayant d’autre solidité que celle
des propriétés qui l’attestent, et des réseaux de traces qui
le consignent, rien n’empêche que des faits futurs (attesta-
tions divergentes, ou nouvelles traces découvertes) brisent
le récit monotone exposant qu’il est définitivement survenu
dans le passé. Et rien n’autorise dès lors à utiliser le parti-
cipe passé substantivé « fait » sans précautions, en ignorant
qu’il est toujours-encore « à faire » ou « se faisant ». Même
l’intervention de la conscience d’avoir perçu quelque chose,
c’est-à-dire de la mémoire des sujets empiriques, n’affecte
en rien cette conclusion critique. Un acte de conscience se
lève et s’éteint, renaît puis remet en question ses contenus ;
un souvenir s’acquiert et se perd, se ravive puis se ternit.
En aucune manière la conscience mémorielle ne peut être
traitée comme une sphère close d’intériorité enfermant à
jamais, comme une pierre inusable, l’assurance d’un événe-
ment extérieur. À l’exception de sa certitude d’être, la
conscience se trouve soumise à la règle de précarité au
même titre que ses objets, voire à plus forte raison qu’eux,
parce qu’elle est la source du battement des avancées pré-
dictives et le lieu où s’éprouvent leurs possibles désillusions.

Le caractère conjectural des « faits » passés,


et la dissolution de la non-localité

À chaque instant, par conséquent, nous nous trouvons


à propos des « faits » dans un état de suspension du même
ordre que celui qui est formalisé par les superpositions
d’états de la mécanique quantique. La suspension cogni-
tive, qui a été formalisée au chapitre V en appliquant le
schéma des prévisions quantiques à la théorie du choix
rationnel, ne peut manquer d’affecter également notre
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 427

confiance à l’égard de ce qui est arrivé. Car cette confiance


a beau s’afficher comme l’expression d’un acquis définitif,
elle s’appuie sur un processus de réexamen périodique du
dossier des preuves, de remise en chantier de l’accord inter-
subjectif à leur propos, et de reviviscence des convictions à
la crête de cet inventaire des traces sans cesse recommencé.
Bien sûr, dès qu’elle a revécu, la conviction a le pouvoir
d’étendre son emprise presque sans limite vers son passé
reconstitué ; mais être convaincu n’en reste pas moins un
acte présent. Sous le scalpel du regard réflexif, au fait se
substitue la factualisation, à l’actualité l’actualisation, au
dépôt dans l’accompli le procès dans la présence.
Ainsi, le masque du « fait » a-t-il été doublement arra-
ché, par la vulnérabilité de son fondement phénoménolo-
gique, aussi bien que par l’inachèvement de la garantie
théorique que lui offre la décohérence. Le « fait » reste phé-
noménologiquement et quantiquement précaire, suspendu
à son attestation dans le présent d’un constat vécu. Que la
vie courante nous confronte rarement à la preuve qu’un
« fait » largement reconnu était une méprise, et qu’en pra-
tique le fait expérimental soit stabilisé plus que suffisam-
ment par le processus de décohérence, n’empêche pas qu’en
droit il n’y a rien de tel qu’un fait absolument échu.
Revenons alors au problème délicat des corrélations
EPR, en tirant parti de cet éclairage critique du concept de
fait. Nous avons vu que, pour forcer la conclusion que les
corrélations EPR expriment une forme de « non-localité »,
il faut s’appuyer sur un acte de rétrospection des faits. Il
faut qu’au moment où les deux résultats de mesure peuvent
enfin être comparés, on déclare qu’ils avaient déjà été réel-
lement obtenus en un même instant passé, qu’ils étaient
donc déjà réellement corrélés, et que seule leur séparation
par un « intervalle du genre espace 1 » interdisait encore
1. L’espace-temps de Minkowski (1908) se divise en trois secteurs dont
les limites sont invariantes par changement de repère inertiel. Le pre-
mier, appelé surface du cône de lumière, inclut les événements reliables
à l’événement de référence (l’ici et maintenant) par un signal lumi-
neux. Le deuxième secteur inclut les événements qui peuvent être reliés
à l’événement de référence par des signaux se déplaçant à une vitesse
428 MAINTENANT LA FINITUDE

de le savoir. Tout ne semble-t-il pas converger vers cette


déclaration rétrospective ? Les indications d’horloges tran-
scrites sur des registres signalent que les deux actes de
mesure étaient à cette époque accomplis, et qu’il n’atten-
daient plus qu’une lecture. Des expérimentateurs ont même
pu lire séparément chacun des résultats de mesure au
moment où ils sont devenus disponibles, mémoriser
l’instant où ils ont constaté l’un de ces résultats sur l’écran
de l’appareillage, et en témoigner quelque temps après,
lorsque la comparaison entre résultats est finalement effec-
tuée. Ces traces et ces souvenirs n’attestent-ils pas l’exis-
tence antérieure d’une corrélation à distance, laquelle
réclame dès lors une explication « non-locale » ?
Pas forcément. Nous avons appris que l’« évidence » de
la rétrospection est mal fondée, et que, par suite, l’établisse-
ment des « faits » enregistrés ou mémorisés n’a pas à être
tenu pour définitif. En droit, les « faits » correspondant aux
deux résultats de mesure antérieurement effectués restent
des conjectures. Lorsqu’on ne se contente pas d’un consen-
sus en pratique satisfaisant, mais qu’on se pose des ques-
tions de principe, les « faits » de mesure peuvent et doivent
être traités comme de simples présomptions. Or, à l’heure
qu’il est, à cette heure présente de la comparaison des
« faits » de mesure et des conclusions qu’on en tire, nous
sommes incontestablement confrontés à une question de
principe.

inférieure à la vitesse de la lumière notée c. Il forme l’intérieur du cône


de lumière, qui se subdivise en cône de lumière passé et cône de lumière
futur. On dit des événements occupant l’intérieur du cône de lumière
qu’ils sont séparés de l’événement de référence par un intervalle du
genre temps (parce que dans tout repère inertiel, le temps qui les sépare
de l’événement de référence est supérieur à la distance spatiale corres-
pondante, mesurée en unités naturelles). Le troisième secteur, enfin, est
constitué des événements qui ne peuvent être reliés à l’événement de
référence par aucun signal se déplaçant à une vitesse inférieure ou
égale à c. On dit de ces événements extérieurs au cône de lumière
qu’ils sont séparés de l’événement de référence par un intervalle du
genre espace.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 429

La question qui se pose à nous est la suivante : est-il


en principe légitime ou illégitime de traiter l’état global du
système composé des particules, des appareillages et des
expérimentateurs initiaux comme une superposition ?
Peut-on ou ne peut-on pas en principe considérer que les
réponses que l’on tirerait d’une interrogation de ce système
restent en suspens, aussi longtemps que l’épreuve finale de
la comparaison que nous sommes en train d’effectuer n’a
pas eu lieu ? Ce serait seulement si la réponse à ces ques-
tions était doublement négative que la thèse de l’accomplis-
sement définitif des « faits » de mesures à distance serait
validée, que leur corrélation serait supposée déjà acquise à
l’époque de leur effectuation, et qu’une demande d’explica-
tion « non-locale » de cette corrélation s’imposerait. Mais
nous savons que la réponse de principe à ces questions de
principe n’est justement pas négative. Au regard des théo-
ries de la décohérence, il est légitime de considérer que
l’état global du système particules-appareillages-expéri-
mentateur demeure qualitativement superposé, malgré la
très faible différence quantitative qui sépare cette superpo-
sition d’une simple disjonction. Autrement dit, les théories
de la décohérence autorisent en principe à étendre la sus-
pension quantique de toutes les déterminations à leur
manifestation dans un contexte expérimental, y compris
aux déterminations des entités macroscopiques comme les
appareillages et les expérimentateurs. Les théories de la
décohérence l’autorisent, tout en signalant que cette exten-
sion quantitativement négligeable est en pratique décon-
seillée dans la plupart des travaux de laboratoire, où tout
se passe comme si l’un ou l’autre des « faits » dûment enre-
gistrés et mémorisés était réellement arrivé. Au moment où
il devient enfin possible de confronter les lectures d’instru-
ments effectuées dans deux régions séparées par un « inter-
valle du genre espace », on a donc bien affaire en droit
à des couples d’attributs en suspens, attendant l’acte de
comparaison pour cristalliser leurs déterminations et leur
corrélation.
430 MAINTENANT LA FINITUDE

Dans ce travail de laboratoire très singulier qui consiste


à tester les corrélations EPR, il n’est plus justifié d’ignorer
que la mécanique quantique postule l’universalité du prin-
cipe de superposition, même si (à travers le processus de
décohérence) elle en assure l’insignifiance quantitative dans
la plupart des circonstances relevant de la vie courante. Il
n’est donc plus justifié d’oublier qu’avant l’instant de la
comparaison des deux résultats de mesures effectués à dis-
tance, le seul statut qu’il était en principe licite d’attribuer
à leur corrélation était celui d’une forte potentialité, d’une
prévision quasi-certaine, et non pas celui d’une actualité
déjà accomplie.
Peut-on au moins transférer la charge de l’accomplisse-
ment de l’actualité à la corrélation après qu’elle a été
constatée ? Pas davantage. Dans le cadre théorique choisi,
rien ne permet d’affirmer que la corrélation est devenue un
« fait » absolument échu, un « fait » réellement arrivé à
partir du moment où la comparaison des deux résultats de
mesure a pu être effectuée. Car si cette affirmation-là est
parfaitement opérante en pratique dans la plupart des cir-
constances qui suivent la comparaison, elle pourrait à son
tour devenir problématique en principe si elle était incluse
dans un nouveau dispositif de mise à l’épreuve de corréla-
tions de type EPR (disons des corrélations EPR au second
degré, des corrélations de corrélations impliquant quatre
mesures au lieu de deux). Nous pouvons donc le redire ici
de façon aussi générale que possible : selon le paradigme
quantique, il n’est jamais question de « fait » ni d’actualité,
mais d’un procès perpétuel de factualisation ou d’actualisa-
tion dans un milieu de potentialités. Ce procès n’a pas de
terme, si ce n’est le dénouement à jamais provisoire, et à
jamais révisable, d’un constat et d’une conviction au pré-
sent vivant.
En prenant pleinement au sérieux la double absence de
fondement de l’affirmation de « faits » accomplis, sur le
versant phénoménologique aussi bien que sur le versant
quantique, nous évitons, ainsi que nous l’avions souhaité,
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 431

tout conflit entre le cadre théorique de la physique contem-


poraine et d’éventuelles explications semi-familières des
corrélations EPR par des influences « non-locales ». Nous
évitons cela d’entrée de jeu parce que, désormais, il n’y a
même plus lieu d’affirmer que la corrélation était déjà éta-
blie, qu’elle était « ancestralement » établie, à l’époque où
les deux mesures séparées par un « intervalle du genre
espace » venaient d’être effectuées. Sans corrélation à dis-
tance, il est inutile de postuler un « mécanisme » permet-
tant d’annihiler cette distance. Sans corrélation à distance,
tout ce qui reste est l’évidence locale et présente de la corré-
lation.

Une explication non-ancestrale des corrélations


quantiques

Mais, tout de même répliquera-t-on, est-il acceptable de


laisser inexpliquée cette corrélation visible et tangible mise
en évidence au présent de la comparaison finale ? Et quelle
meilleure explication peut-on trouver de la corrélation
visible au moment de la comparaison, que de supposer
qu’elle existait avant la comparaison, comme le propose le
défenseur de l’ancestralité ? L’objection semble troublante
pour l’ethos scientifique, mais elle est facile à surmonter. Il
suffit pour cela d’élargir le concept d’explication, comme le
demandent les sciences depuis le célèbre geste d’abstention
ontologique de Newton 1. Au lieu de recourir systématique-
ment au dispositif banal de la recherche des causes cachées
ou passées d’un phénomène, le type dominant de l’explica-
tion scientifique depuis Newton a pour précepte de relier

1. On sait que, plutôt que de chercher coûte que coûte à expliquer la


gravitation par une hypothèse causale (semblable à celles des carté-
siens), Newton avait résolu de s’en tenir à relier entre eux les phéno-
mènes concernant les corps massifs par le biais des lois de la
dynamique et de l’attraction gravitationnelle. I. Newton, The Princi-
pia, op. cit.
432 MAINTENANT LA FINITUDE

entre eux les phénomènes par une loi ou un principe de


conservation. Or, les corrélations EPR mises en évidence
au moment de la comparaison des mesures distantes, sont
parfaitement expliquées sur ce mode depuis la naissance
même de la mécanique quantique. Leur compte rendu
quantique repose en effet sur l’application de principes de
conservation, comme le principe de conservation de la
quantité de mouvement ou le principe de conservation du
moment cinétique. Les phénomènes constatés à présent, et
en particulier les corrélations constatées à présent, se
conforment strictement aux principes de conservation
mentionnés ; et cela devrait leur être une explication suffi-
sante.
Développons un peu cette modalité explicative. Dans la
situation mise en scène par l’article original d’Einstein,
Podolsky et Rosen, les quantités de mouvement P et P’
mesurées sur deux particules ayant interagi dans le passé,
puis comparées en un point, sont corrélées parce que le
principe de conservation de la quantité de mouvement
exige que la quantité de mouvement totale soit constante.
Le langage de la mécanique quantique exprime cela d’une
manière à peine différente. En employant son lexique, on
dira que la corrélation surgit parce que le couple formé des
deux particules a été « préparé » initialement dans un état
propre de l’observable conservée « quantité de mouvement
globale », correspondant à une valeur propre P* = P + P’.
Or, être dans un état propre de cette observable implique
la prévision quasi-certaine que la somme des quantités de
mouvement mesurées sera trouvée constante, même si cela
ne comporte aucune prévision déterminée de chacune des
deux valeurs prises séparément.
On s’aperçoit, à travers cet exemple, que ce qu’on consi-
dère désormais comme l’« explication » d’un fait ou d’un
ensemble de faits, s’identifie à un système cohérent de
contraintes théoriques portant sur leurs prévisions pos-
sibles. La théorie quantique, qui engendre de tels systèmes
cohérents de contraintes sur les prévisions, « explique »
suffisamment les phénomènes actuellement manifestes, ou
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 433

les ensembles de phénomènes actuellement comparés, sans


qu’il soit nécessaire de faire intervenir des pseudo-explica-
tions causales extra-théoriques. Mieux encore, un éventuel
appel à des pseudo-explications causales ne se borne pas à
être inutile : il est producteur d’apories. C’est lui la source
des fameux paradoxes « de la mécanique quantique », qui
sont en vérité des paradoxes inhérents à une mauvaise
compréhension du sens de cette théorie, et à un remplace-
ment indu de ses comptes rendus par des comptes rendus
supposés plus « intuitifs ».
Le sens de la théorie quantique, nous l’avons dit, n’est
autre que celui d’une « théorie générale de la prévision cor-
rélationnelle » ; une théorie qui évalue la probabilité
d’actualiser des valeurs de variables (ou plus généralement
des déterminations) relativement à une multiplicité de dis-
positifs expérimentaux. Au décours de la réflexion qui vient
d’être conduite, nous pouvons ajouter qu’en droit, les
concepts de la théorie se déploient intégralement en deçà
du seuil de l’actualité, dans la région de la potentialité.
L’actualité échappe entièrement à l’arraisonnement par le
symbolisme de la théorie quantique, même lorsqu’elle
semble aussi solide que celle d’un environnement familier
de choses manipulables au laboratoire.
Les enseignements d’un tel manque d’arraisonnement de
l’actualité ne sont pas banals. La théorie quantique ayant
vocation à l’universalité, et ne décrivant rien d’autre que
l’évolution de potentialités dans des espaces abstraits ou
dans l’espace-temps, elle ne peut qu’expulser l’actualité
hors de ses espaces, et en particulier hors du cadre spatio-
temporel. L’actualité d’un « fait » n’y est plus datable et
localisable dans le passé, mais simplement présente dans un
procès d’actualisation sans cesse recommencé. L’actualité
d’un « fait » ne doit plus y être tenue pour une réalité
ancestrale, mais pour le fruit d’un travail de rétrospection
toujours-encore accompli en ce moment même. Il faut
alors non seulement reconnaître que les déterminations des
systèmes physiques n’ont d’autre existence que relation-
nelle, mais aussi envisager que l’ultime relation détermi-
nante s’établisse avec le présent vivant de l’acte
434 MAINTENANT LA FINITUDE

d’aperception. À ce prix, l’intelligibilité épistémologique de


la théorie quantique, et la levée intégrale de ses pseudo-
paradoxes, s’obtiennent aisément dans un cadre épistémo-
logique unifié. Et de cette résolution harmonieuse, il résulte
à nouveau que, loin de se restreindre à un dispositif de
distanciation philosophique vis-à-vis des connaissances
scientifiques, l’abandon de la conception littérale de
l’ancestralité des « faits » au profit de leur conception cor-
rélationniste et présentiste, lève les obstacles à l’accord
immédiat d’une science fondamentale avec elle-même.
Les expressions « à ce prix », et « accord immédiat », qui
viennent d’être employées, peuvent il est vrai sonner
comme une restriction latente de la portée des leçons du
corrélationnisme radical. Le prix métaphysique que cette
doctrine incite à payer pour obtenir la consistance interne
de la science quantique n’est-il pas trop élevé ? Et ne
pourrait-on pas en faire l’économie à condition de mettre
la physique quantique en accord médiat plutôt qu’immé-
diat avec elle-même ? La stratégie de médiation a été adop-
tée par plusieurs générations de physiciens-philosophes,
afin de satisfaire leur désir d’éviter les enseignements corré-
lationnistes que tira Bohr de son affrontement précoce avec
les traits hors-normes de la physique quantique. Des tré-
sors d’ingéniosité conceptuelle et mathématique ont été
déployés par eux, dans l’espoir de comprendre la théorie
quantique, ou une version transformée de celle-ci, comme
candidate au rang de représentation de ce qu’il y a. Les
concepts mobilisés à cette fin sont allés du réalisme de la
puissance (avec l’interprétation de la pluralité des mondes)
au réalisme de l’acte (selon la figure de la « réduction
objective » provoquée par des processus gravitationnels 1),
en passant par le réalisme de l’essentiellement inapparent
(avec les théories à variables, ou plutôt à trajectoires,
cachées). Des trésors d’ingéniosité mathématique ont

1. R. Penrose, « On the gravitization of quantum mechanics. I :


Quantum state reduction », Foundations of Physics, no 44, 2014,
p. 557-575.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 435

permis de crédibiliser ces concepts, au prix (également


élevé) d’une complexité qui confine à l’artifice, si on la
compare au caractère élémentaire de la résolution corréla-
tionniste. En contrepoint de Nietzsche 1, qui s’est demandé
quelle dose de vérité l’humanité est capable de supporter,
on est dans ces conditions en droit de se demander de
quelle dose de subtilité formelle les êtres humains élevés
dans le rêve des images du monde 2 sont prêts à alourdir
leurs dispositifs théoriques, pour se prémunir contre la
vérité trop crue de l’être-au-monde corrélationniste.
Si l’on n’est pas disposé à payer ce prix-là, il reste à se
convaincre qu’en comparaison, le prix philosophique de la
résolution corrélationniste des « paradoxes » quantiques
reste raisonnable.

Doit-on alors admettre que seul le présent existe ?

À première vue, nous ne l’avons pas caché, acquérir cette


conviction est très difficile. Il suffit de caricaturer un peu le
corrélationnisme radical pour susciter un mouvement de
recul indigné. « Comment, tu ne crois pas que les événements
passés ont réellement existé ? ! Tu crois que seul le présent
existe et que tout le reste est relatif à lui ? ! » Cette sorte de
réplique prenant la forme d’interrogations stupéfaites, et
d’incrédulité devant tant d’audace saugrenue, signale le
moment où des cadres mentaux déstabilisés reprennent appui
sur un « sens commun » devenu leur dernier recours. Elle peut
être complétée par une captatio benevolentiae de l’agnosti-
cisme contemporain, consistant à susciter une réaction scan-
dalisée devant la ressemblance alléguée entre la suspension du
réalisme temporel chez le corrélationniste radical et le créa-
tionnisme le plus littéral : « Notre corrélationniste se trouve
dangereusement proche de ces […] croyants pittoresques qui

1. S. Zweig, Nietzsche, Stock, 2010, p. 77.


2. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962,
p. 99.
436 MAINTENANT LA FINITUDE

affirment aujourd’hui […] que la Terre n’aurait pas plus de


6 000 ans, et qui, se voyant objecter les datations plus
anciennes de la science, répondent, impavides, que Dieu a créé
il y a 6 000 ans, en même temps que la Terre, des composés
radioactifs indiquant un âge de la Terre beaucoup plus ancien
– cela pour éprouver la foi des physiciens 1. »
Pourtant, ni l’invocation outrée du sens commun, ni
l’adhésion obligée à un récit cosmogonique résumant les
acquis des sciences en des termes accessibles au grand
public, ne suffisent à réfuter une philosophie, et encore
moins à en engendrer une bonne. Le propre de la philoso-
phie est d’interroger sans relâche le bien-fondé des présup-
positions tacites de la pensée, au lieu d’en faire comme
presque tout le monde l’ultime étalon du sens et du non-
sens. La philosophie s’astreint pour cela à une rigueur scru-
puleuse, destinée à la prémunir autant que possible du
risque de déstabilisation que lui fait courir la perte des
repères dont elle n’admet plus l’autorité. Mais la crainte de
s’égarer en chemin ne devrait pas la faire renoncer à
remettre entièrement en question les présupposés courants,
car cela reviendrait pour elle à abdiquer sa vocation la plus
authentique. Pour un philosophe, l’appel anxieux à ce qui
va de soi pour tout un chacun équivaut bel et bien à un
renoncement. Car accepter sans reste l’universellement
admis revient pour lui à revenir en deçà du défi socratique
à la doxa, à l’opinion commune, qui a mis en branle cette
aventure de l’inconfort de la pensée que représente sa disci-
pline. Certes, l’invocation de l’obvie a un rôle important à
jouer en philosophie ; mais c’est à condition que l’obvie ne
soit pas un nom d’emprunt de l’opinion ordinaire ; c’est à
condition que l’obvie se redécouvre sans cesse lui-même,
dans le choc de réalisation qui suit la mise à l’écart des
clichés hérités, dans une recherche inlassable de ce qui est
plus obvie encore que ce que tout un chacun considère

1. ALF, p. 36. Voir également R. Brassier, Nihil Unbound, op. cit.,


p. 62-63.
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 437

comme tel. Seule la critique réitérée des croyances com-


munes de chaque époque de la pensée, une critique intense
poussée jusqu’à la mise à plat du sens commun, permet à la
philosophie d’accéder à son sol d’évidence le plus profond :
l’évidence pré-culturelle, pré-rationnelle, et même pré-per-
formative qu’explore la phénoménologie.
Autrement dit, il se confirme que pour passer du maté-
rialisme spéculatif au corrélationnisme radical, il faut des-
cendre d’une marche sur l’échelle de l’évidence. Il faut
descendre de l’évidence intemporelle de la preuve à l’évi-
dence actuelle du matériau éprouvé de la preuve. Il faut
aussi se souvenir que, contrairement au matérialisme spé-
culatif, le corrélationnisme radical n’engage à soutenir
aucune thèse sur l’existence du passé ; ni la thèse réaliste
universellement admise, ni son opposée anti-réaliste. Son
domaine d’enquête se situe en deçà des positions d’exis-
tence, dans une expérience antérieure à toute décision
d’engagement ontologique. Le corrélationniste radical sus-
pend l’engagement ontologique ordinaire en faveur de
l’existence avérée du passé et de la quasi-inexistence d’un
présent assimilé à l’éphémère, tout en évitant l’engagement
ontologique opposé en faveur de l’inexistence du passé et
de l’existence exclusive du présent. Pour autant, même s’il
n’adhère ni à la thèse de bon sens que le passé existe, ni à
la thèse outrageante que le passé n’existe pas, le corréla-
tionniste radical ne refuse pas de participer d’un univers de
signification analogue à celui des partisans du bon sens.
Car, pour lui, il est parfaitement possible de se mouvoir
dans un réseau de signification sans oublier le signifier au
profit des choses signifiées, et sans investir les choses signi-
fiées d’une existence autonome à la suite de cet oubli.
Ainsi, à la voix de la sagesse commune qui lui demande
« Comment, tu ne crois pas que les événements passés ont
existé ? ! », le corrélationniste radical répond : « Au même
titre que toi, je crois que les événements passés ont existé ;
mais pour ma part je sais que je le crois, et je m’occupe
d’identifier ce qui assure la crédibilité de cette croyance.
438 MAINTENANT LA FINITUDE

Selon moi, la légitimité d’une croyance est à jamais suspen-


due à ce qui l’atteste. » Évoluant en amont des positions
d’existence échue (des choses, des événements et des
époques), le corrélationniste radical se donne pour tâche
de parcourir l’exister vivant dans lequel s’accomplit l’acte
de poser. Cela suffit à le situer dans une gamme d’attitudes
qui, non seulement est peu affine au créationnisme, mais
en constitue l’exact antipode. Le créationniste affirme, au
nom d’une lecture fondamentaliste de textes sacrés, l’exis-
tence d’un autre passé que celui que permet de reconstruire
de manière hautement crédible la recherche paléonto-
logique. Son engagement ontologique à propos du passé
est entier, à rebours de l’attitude de désengagement du cor-
rélationnisme. Sous cet angle de la valorisation des engage-
ments ontologiques, le créationnisme a donc plus d’affinités
avec le matérialisme spéculatif qu’avec le corrélationnisme.
Bien sûr, il y a une différence majeure entre les deux enga-
gements ontologiques à propos du passé : celui du créa-
tionnisme proclame son immutabilité enracinée dans le
dogme, tandis que celui sur lequel s’accordent le matéria-
liste spéculatif et les chercheurs scientifiques s’avoue sus-
pendu à des révisions quantitatives. Mais en mettant la
sourdine sur la perspective des révisions, en s’exposant à
l’honnête homme avec l’autorité du vrai, l’idéologie scien-
tiste, qui s’approprie trop souvent la voix des sciences dans
la sphère publique, finit par opérer comme un substitut au
dogmatisme, et par entrer en conflit frontal avec le dogme
créationniste.
C’est en prenant l’exact contrepied de cette attitude que
le corrélationniste radical diffère aussi bien du scientisme
que du créationnisme, et qu’il s’éloigne de leur zone
d’affrontement. Si le corrélationniste radical se garde entiè-
rement de s’engager sur le plan ontologique, c’est que lui
adhère sans réserve à l’anti-dogmatisme de l’aventure scien-
tifique, et qu’il accorde de ce fait à l’évolutivité des savoirs
toute priorité sur la solidification narrative de leurs conte-
nus actuels. Il reconnaît que le dossier des preuves paléon-
tologiques l’oblige, tout autant qu’il oblige l’épistémologue
LES « FAITS » AU PRÉSENT DE LEUR RÉACTIVATION… 439

réaliste, à croire maintenant que la planète Terre s’est


formée il y a 4,54 milliards d’années 1. Comme l’épistémo-
logue réaliste également, il trouve affligeant que certains
(les créationnistes) se permettent de passer par profits et
pertes l’immense somme de travail et d’intelligence qui a
permis l’accumulation de ces preuves, afin de protéger à
peu de frais l’enclos de leurs certitudes rassurantes. Mais
le corrélationniste radical n’en pose pas moins un regard
constamment interrogateur sur le devenir des preuves, en
refusant de les rendre invisibles au profit des seules data-
tions synthétiques qui en dérivent. Au-delà des révisions
chronologiques, assez bénignes pour n’alarmer personne,
cela le rend ouvert à la possibilité plus inquiétante (rencon-
trée lors de la discussion sur le concept d’« âge de l’uni-
vers ») que la définition même des événements à dater, ainsi
que des échelles de datation, soit mal fondée en principe.
Surtout, cela le rend réceptif à l’éventualité vertigineuse
que l’assignation rétrospective de dates fixes à des événe-
ments réifiés suffise à faire obstacle à l’intelligibilité d’une
théorie majeure de la physique contemporaine.
L’irruption de la curieuse propriété quantique de « non-
localité », qui n’autorise pourtant aucune transmission
« non-locale » d’information, offre un bel exemple de ce
genre de cas-limite. Un cas exemplaire, où la certitude de
bon sens selon laquelle les événements ancestraux sont sur-
venus dans l’absolu introduit un trouble, que seule la pres-
cription corrélationniste de suspendre les jugements sur le
passé permet de dissiper d’entrée de jeu. S’il ne s’enferme
pas dans le faux sentiment de supériorité que lui procurent
ses yeux grands ouverts d’épistémologue critique, le corré-
lationniste radical peut alors mettre sa flexibilité acquise au
service des chercheurs, et les aider à surmonter non seule-
ment les crises de croissance de leurs sciences, mais aussi
quelques fausses antinomies qui semblent miner leurs théo-
ries, comme le « paradoxe » d’Einstein, Podolsky et Rosen.
1. G. Brent Dalrymple, « The age of the Earth in the twentieth cen-
tury : a problem (mostly) solved », Special Publications, Geological
Society of London, no 190, p. 205-221, 2001.
VIII

D’UN ABSOLU SANS OBJET

Je n’osais pas te dire qu’entre moi et l’Absolu,


à peine existe-t-il un cheveu de distance.
H. de Balzac

Le corrélationniste a-t-il un autre choix que d’ignorer


l’absolu ? L’absolu ne se trouve-t-il pas, chez lui, pris en
tenaille entre la récusation décisive (puisque « penser
quelque chose d’absolu, c’est penser un absolu pour nous,
donc ne rien penser d’absolu 1 »), et l’évocation fantastique
(puisqu’en posant les limites de la pensée, il pense à son
corps défendant la possibilité d’un au-delà de la limite) ?
En somme, un corrélationniste qui s’intéresserait à l’absolu
ne tomberait-il pas dans la plus plate contradiction : celle
de prétendre se relier à l’absolu ? Pas nécessairement. Pour
qui sait lire leurs formulations parfois cryptiques, plusieurs
variétés de corrélationnismes réservent bel et bien une
place d’honneur, et un statut insigne, à l’absolu. Mais une
place localisable nulle part, parce qu’elle est partout 2, et un

1. ALF, p. 70.
2. L’allusion à la caractérisation de Dieu par Blaise Pascal, dans ses
Pensées, n’est pas tout à fait fortuite : « C’est une sphère infinie dont
le centre est partout, la circonférence nulle part », Édition Brunschwig,
t. II, p. 72-73.
442 MAINTENANT LA FINITUDE

statut qui n’est celui d’aucun objet existant ou inexistant,


accessible ou inaccessible pour la pensée, en deçà ou au-
delà de la limite du pensable, corrélé à la pensée ou identifié
à la corrélation 1. L’absolu n’est, pour ces corrélationnistes,
ni (bien entendu) le thème d’une pensée effective, ni le
thème d’une pensée qui le situerait hors de son champ de
validité. Leur absolu excède et transit la pensée parce que
la pensée en participe ; il n’a rien d’un objet parce qu’objec-
tiver en relève ; il n’est pas un étant parce qu’être revient à
en être.

Absolu impensé, absolu éprouvé


On s’aperçoit de cela en grattant sous la surface des
réflexions de Wittgenstein et de Heidegger, hâtivement
dénoncés par Meillassoux comme deux porte-drapeaux
d’un « corrélationnisme fort » qui, ayant trop bien tracé les
limites de la pensée, l’ont privée de son pouvoir de « déligi-
timer une croyance (religieuse) au nom de l’impensabilité
de son contenu 2 ». À rebours de ce jugement, Wittgenstein
ne suppose pas que le silence « mystique » est imposé par
l’incapacité de la parole d’atteindre hors d’elle quelque
chose de plus grand qu’elle, mais par l’inanité évidente de
son effort, puisqu’elle surgit du cœur de ce qu’elle voudrait
dire. Ce qui échappe à la parole est la circonstance indicible
par elle mais vibrante en elle que le monde qui la porte
existe 3. De même, selon Heidegger, ce qui compénètre la
parole est l’éblouissement insaisissable après coup, mais
actuellement saisissant, « que l’étant est 4 ».
Dans ces conditions, il n’est pas correct d’appeler ce qui
échappe à la parole wittgensteinienne un « fait » ; et il n’est

1. ALF, p. 51.
2. ALF, p. 56.
3. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.44,
p. 111.
4. M. Heidegger, postface de 1943 à Qu’est-ce que la métaphysique ?,
dans Questions I, Gallimard, 1968, p. 78 ; cité dans ALF, p. 57.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 443

pas davantage correct d’invoquer la « facticité » de l’il y a


pour déclarer « notre incapacité essentielle d’accéder à
(son) fondement absolu 1 ». Car, tandis qu’un fait peut être
présenté à notre attention, puis dit par notre parole et
pensé par notre pensée, l’indicible wittgensteinien est la
présentation entière. Une attention ne pourrait l’avoir en
prise qu’à condition de se déprendre de chaque foyer de
présence, une parole ne pourrait la dire que par un (chimé-
rique) mot exhaustif, une pensée ne pourrait la penser
qu’en renonçant aux discriminations qu’elle impose. Non
seulement « je ne puis pas penser l’impensable », mais,
contrairement à ce qu’affirme le matérialiste spéculatif, je
ne peux même pas « penser qu’il n’est pas impossible que
l’impensable soit 2 ». Penser qu’il n’est pas impossible que
l’impensable soit reviendrait en effet à le poser hypothéti-
quement comme un certain étant. Or (comme le reconnaît
Meillassoux 3, mais sans paraître en voir l’ultime consé-
quence), l’impensé qu’évoquent Wittgenstein et Heidegger
c’est l’être de tout étant, c’est que l’étant est ; c’est simple-
ment « est », si l’on fait abstraction de l’exigence grammati-
cale d’appuyer le verbe sur un sujet. Ni l’un ni l’autre des
deux auteurs ne tente de reconduire cet être bouleversant
d’actualité, ce « oh ! » poignant de stupeur, à quelque étant
fondateur impensable que l’on pourrait toutefois penser
comme pouvant être, puisque cela reviendrait à amorcer
une régression à l’infini dans la recherche de fondations.
En bref, ni Wittgenstein ni Heidegger ne pensent un impen-
sable possible, dans les phrases citées. Loin de s’évader vers
des au-delà putatifs de la pensée, ils se servent de la pensée
pour se lover au plus près de ce qui la sous-tend : la vie
vécue du penseur, avant qu’elle ne se soit distinguée de ce
qu’elle vit, et avant que le penseur ne se soit individualisé
par l’identification à son corps.
Que Heidegger utilise ainsi la pensée pour reconnaître
son si proche « envers » vécu, cela va presque de soi dans

1. ALF, p. 58.
2. Ibid.
3. ALF, p. 57.
444 MAINTENANT LA FINITUDE

le sillage de sa filiation phénoménologique. L’homme, selon


Heidegger, ne se borne pas à penser que l’étant est ; il
l’« éprouve », il en fait l’expérience (erfährt) 1 ; mieux, il en
éprouve directement la « merveille », car c’est seulement
comme splendeur exclusive, inanticipable, et n’offrant donc
aucune prise à la pensée, que l’être de l’étant éclate.
Même si cela est moins évident, Wittgenstein fait le
même genre d’usage oblique de la pensée et de la parole ;
un usage qui impose de retirer le contenu d’une parole ou
d’une pensée aussitôt qu’il a été avancé, et de laisser place
à un saisissement inarticulé. Une fois ce retrait accompli,
la part d’ambiguïté que pouvait comporter le semblant de
discours wittgensteinien est levée. Wittgenstein ne pense
vraiment pas ce qu’il dit ne pas penser, et il ne dit vraiment
pas ce qu’il dit ne pas dire ; il fait mine de penser, et il fait
mine de dire, quelque chose qui ouvre sur l’avant-pensée et
sur l’avant-parole. En droit, selon lui, on ne peut pas dire,
et on ne devrait donc pas dire 2 que « le monde et la vie
ne font qu’un 3 », qu’« il y a de l’indicible » et qu’« il se
montre 4 », ou que le « qu’il est » du monde s’identifie au
« mystique » par-delà le « comment » du monde qui relève
des sciences 5. Et pourtant, ne vient-on pas justement de le
prendre en flagrant délit de dire de telles choses, dans la
conclusion à la fois spectaculaire et incongrue qu’il ajoute
à son Traité des fondements de la logique ? La réponse
réitérée à cette question est qu’il ne l’a vraiment pas dit,
puisqu’il a donné le mode d’emploi du désamorçage de
son dire apparent : passer par-dessus ses propositions, les

1. M. Heidegger, postface de 1943 à Qu’est-ce que la métaphysique ?,


dans Questions I, op. cit., p. 78.
2. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §7, p. 112.
3. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §5.621,
p. 93.
4. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.522,
p. 112.
5. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.44,
p. 111.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 445

surmonter, les dépasser, en reconnaître le non-sens, afin de


« voir correctement le monde 1 ».
Il s’agit bien, chez Wittgenstein comme chez Heidegger,
de transgresser un dire vers un voir, de suspendre une pul-
sion théorisante sortie de son domaine restreint de validité,
pour redéposer l’écrivain-philosophe dans la translucide
expérience qu’il partage avec ses lecteurs. Si l’on n’enten-
dait pas les propositions indicibles, on se priverait d’une
opportunité d’apprendre à voir correctement le monde ;
mais si on les prenait au pied de la lettre, si on croyait
qu’elles disent quelque chose, on s’interdirait encore plus
sûrement d’envisager correctement le monde, puisqu’on
aurait oublié la possibilité de ce voir silencieux tapi sous la
clameur audible d’un dire.
Wittgenstein emploie ici, comme Heidegger, quoique de
manière beaucoup plus parcimonieuse que ce dernier, une
modalité existentielle d’usage des mots qui a pour fonction,
selon Sartre, de forcer à remonter « de la parole au par-
leur 2 », plutôt que de laisser la parole suivre la pente natu-
relle qui la pousse du parleur vers ce dont il parle. La double
provocation représentée par les propositions conclusives du
Tractatus qui évoquent irrésistiblement le solipsisme et la
métaphysique spéculative 3, puis par d’autres propositions
qui annulent entièrement le sens des premières 4, opère
comme un réflecteur permettant de se défaire de toute fasci-
nation pour ce qui est dit, déposé, séparé par les mots, et de
voir enfin le disant, le fluant, l’indivis dans l’acte de catapul-
ter ces mots. Quant aux propositions qui viennent d’être
énoncées, elles ont bien entendu la même portée limitée et

1. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.54,


p. 112.
2. J.-P. Sartre, « L’universel singulier », dans Situations IX et Situa-
tions philosophiques, Gallimard, 1990, p. 318.
3. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §5.62, 5.63
et 6.41, p. 93 et 109.
4. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., §6.54,
p. 112.
446 MAINTENANT LA FINITUDE

la même mission réverbératrice que les paroles wittgenstei-


niennes qu’elles commentent.

Cela même est l’absolu

Que l’étant est n’est pas lui-même un fait qui est. Et


pourtant, c’est là l’unique absolu que puisse reconnaître un
corrélationniste. Cette configuration exceptionnelle de la
pensée, celle d’un absolu non-factuel, a été explorée il y a
bien longtemps par un penseur indien qui a fait du corréla-
tionnisme un guide de vie plutôt qu’une doctrine (anti-)
métaphysique. Il s’agit de Nāgārjuna, fondateur de l’école
bouddhique de la voie moyenne (Mādhyamika) vers le
IIe siècle de notre ère, et directeur de l’université monas-
tique de Nālandā, dans le nord-est de l’Inde.
Nāgārjuna est connu pour avoir généralisé l’enseigne-
ment bouddhique de la coproduction en dépendance (pratī-
tyasamutpada), qui proclame la vacuité d’existence
intrinsèque de toutes choses, et n’admet qu’une forme rela-
tive et fluente d’existence : un être-tissé-de-l’autre (paratan-
tra) 1. Nāgārjuna devrait aussi devenir une référence de
l’histoire mondiale de la philosophie pour avoir su
défendre pied à pied cet enseignement 2, contre des objec-
tions ressemblant à s’y méprendre à celles qui ont été oppo-
sées par Aristote au relativisme de Protagoras. Mais son
approfondissement de l’enseignement de la coproduction
en dépendance est tellement radical qu’il finit par anéantir
tous les contenus positifs par lesquels pourrait se définir
une doctrine corrélationniste. Un seul échantillon de ses
textes suffira à récapituler la succession d’avancées et de

1. Nāgārjuna, « Acintyastava » (42-43), dans C. Lindtner, Master of


Wisdom, Dharma Publications, 1986, p. 27.
2. Nāgārjuna, « Vigrahavyāvartanī », XXIX, dans K. Bhattacharya,
E.H. Johnson et A. Kunst, The Dialectical Method of Nāgārjuna,
Motilal Banarsidass, 1998. Voir M. Bitbol, De l’intérieur du monde,
op. cit., p. 189 et suiv.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 447

retraits de la thèse corrélationniste par Nāgārjuna :


« Quand l’existence d’une chose x dépend de celle d’une
autre chose y, elle établit par-là même l’existence de celle
dont elle dépend. (Mais) si la chose y est établie en tant
qu’une autre x doit en dépendre, alors de quoi dépend
quoi ? 1 » La première phrase de la stance citée énonce la
thèse typiquement corrélationniste de la co-dépendance
symétrique des existences : si l’existence de x dépend de
celle de y, alors l’existence de y dépend de celle de x. On
est tenté de dire que, dans cette première phrase, les choses
privées d’existence propre (svabhāva) se voient reconnaître
une existence-pour-l’autre (parabhāva) 2 ; autrement dit une
co-existence. Le problème soulevé par la seconde phrase de
la stance, cependant, est qu’une fois suspendue la présomp-
tion d’existence-propre des choses considérées, leur déno-
mination puis leur usage en tant que termes mis en
relation, deviennent abusifs. De quoi dépend quoi, si rien
n’a d’existence propre, pas même ce dont une existence
dépend ? Sur quoi porte la question « de quoi ? » si toute
« chose » pouvant lui servir de réponse se dérobe ? Comme
l’avait conclu par avance Nāgārjuna, « En l’absence de
nature autonome (svabhāva), il n’est point de nature dépen-
dante (parabhāva) 3. » Si l’on ne reconnaît pas un minimum
d’autonomie aux termes reliés, alors l’idée même d’une
relation entre eux est sapée à la base. Le corrélationnisme

1. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (10, 10), Gallimard,


2002, p. 142.
2. Un peu d’étymologie sanskrite est utile à se stade, car les deux mots
composés cités ont des traductions flottantes. Svabhāva se traduit par
« être propre », « existence propre », « nature autonome », « essence »,
« identité » etc. Il est composé du préfixe sva (« propre », « de soi »)
et du terme bhāva, un nom d’action dérivé de la racine verbale bhč
« être, devenir ». Parabhāva diffère de svabhāva par son préfixe para,
qui veut dire « autre ». Il se traduit par « existence-pour/par-l’autre »,
« nature dépendante », « autre-existence », « différence », « dépen-
dance », etc. Voir R.P. Hayes, « Nāgārjuna’s appeal », Journal of Indian
Philosophy, no 22, 1994, p. 299-378.
3. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (1, 3), op. cit., p. 46.
448 MAINTENANT LA FINITUDE

bouddhique n’est décidément pas soutenable comme thèse


(la thèse de l’être-en-relation), mais comme antidote contre
toutes les thèses. Être-en-relation est un mode d’être libéré
des doctrines, et non pas un engagement dans quelque doc-
trine du relié.
Si, conformément à l’enseignement de la coproduction
en dépendance, rien ne surgit de soi-même, et rien ne surgit
donc sans cause 1, alors on ne voit pas ce qui, dans le
monde des phénomènes, pourrait faire fonction d’absolu
(ab-solutus, du verbe ab-solvere, dérivant de solvere, délivré
de tout lien). Pas davantage n’est-il question d’un éventuel
absolu hors du monde des phénomènes, puisque toute spé-
culation métaphysique est suspendue (et déclarée insigni-
fiante) par la philosophie purement thérapeutique du
bouddhisme. Un absolu ne pouvant ni se trouver dans le
monde du devenir, ni être postulé hors de ce monde, où
donc se nicherait-il ? Le jeu des exclusions pratiqué par la
philosophie archi-corrélationniste de la voie moyenne
bouddhique est si exhaustif, qu’aucune place n’y semble
laissée à quelque absolu que ce soit. Pourtant, ce dernier
jugement est démenti de manière cinglante par un énoncé
portant sur le concept le plus élevé de la pensée boud-
dhique : le nirvāna. Le nirvāna est ouvertement présenté par
Nāgārjuna comme un absolu, le seul absolu qui surnage de
sa critique dévastatrice de l’« existence-propre ». Y a-t-il là
une affligeante inconséquence, un résidu de métaphysique
inavoué, le désir mal réprimé de quelque ultime transcen-
dance ?
Lisons la phrase cruciale, où cette singularité de la philo-
sophie nāgārjunienne est avancée : « Ce qui, considéré
comme “dépendant de” ou “conditionné par”, est le va-et-
vient du monde, cela même, hors condition, hors dépen-
dance, est enseigné comme étant le nirvāna 2. » L’assertion
1. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (1, 1), op. cit., p. 43.
2. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (25, 9), op. cit., p. 327.
La traduction, toujours excellente, de Guy Bugault, a ici été légère-
ment retouchée en lui retirant une occurrence de « est » juste après
« Ce qui » (et en la remplaçant par une virgule). Il me semble en effet
que cette occurrence était plutôt une coquille qu’un ajout intention-
D’UN ABSOLU SANS OBJET 449

frappante de cette phrase, ne se retrouvant nulle part


ailleurs dans le texte des Stances du milieu par excellence
de Nāgārjuna, est qu’il y a quelque chose, un « cela », qui
est « hors condition, hors dépendance 1 » ; autrement dit
un absolu. Et cet absolu porte un nom crucial, omniprésent
dans la littérature bouddhique : « nirvāna ».
Mais pour autant, l’absolu en question n’est aucune
chose différente du monde. Il n’est pas une entité transcen-
dante qui s’appellerait ici « nirvāna » comme elle s’appelle
« Dieu » dans d’autres traditions. En se rapportant au pre-
mier segment de la phrase citée, l’absolu est déclaré n’être
rien d’autre que le « va-et-vient du monde », conditionné
et dépendant. Il est « cela même ». S’il en fallait une
confirmation, on la trouverait martelée quelques lignes
plus loin : « Il n’y a aucune différence entre le samsāra et
le nirvāna, il n’y a aucune différence entre le nirvāna et le
samsāra 2. » Le samsāra (« ce qui s’écoule ensemble ») étant
synonyme du monde de l’attitude naturelle, conditionné et
dépendant, sans cesse agité par son « va-et-vient », la
phrase précédente signifie bien que le nirvāna n’est rien
d’ontologiquement distinct du monde conditionné et
dépendant. Le nirvāna n’est rien d’autre, il n’est rien de
transcendant. Il n’est pas autre que le conditionné et le
dépendant, mais il l’est en tant qu’inconditionné et indé-
pendant. Il y a là un mystère, que certains commentateurs
trop pressés risqueraient de taxer d’incohérence : que peut
donc bien être cet inconditionné, s’il ne diffère en rien du
conditionné ; que peut donc bien être cet absolu s’il ne dif-
fère en rien du flux de l’être-en-relation ? Ne s’apparente-
t-il pas étrangement (mais superficiellement) à l’absolu du
matérialiste spéculatif, puisque selon ce dernier aussi voir

nel ; son retrait augmente l’intelligibilité de la phrase, tout en se cal-


quant plus strictement sur la grammaire sanskrite.
1. En Sanskrit : apratītyānupādāya. Ce mot composé s’analyse en
apratītya (« sans quelque chose qui va avec », « sans condition »), et
anupādāya (« sans dépendance »).
2. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (25, 19), op. cit., p. 332.
450 MAINTENANT LA FINITUDE

la réalité telle qu’elle « est réellement » ne consiste pas à


voir une autre réalité, mais à voir cette réalité-là en tant que
contingente ?
Tout ce que Nāgārjuna nous dit, encore et encore, est ce que
son absolu n’est pas, et cela permet déjà de s’orienter. Le nir-
vāna n’est pas un étant (bhāva), et il n’est pas non plus un non-
étant (abhāva) 1. Car s’il était un étant, il serait dépendant
d’autres étants ; et s’il était un non-étant, il serait dépendant
de l’étant en général afin de se poser en s’opposant à lui. Le
statut d’absolu du nirvāna implique en bref qu’il ne soit pas
quelque chose, mais aussi qu’il ne soit pas rien.
Bien que la réfutation nāgārjunienne finisse par sus-
pendre jusqu’à cette double négation dans l’auto-suspen-
sion du négateur 2, nous pouvons prendre appui sur elle,
car elle comporte un enseignement frappant et significatif.
Ne pas être quelque chose, mais ne pas être rien, c’est pré-
cisément la caractérisation wittgensteinienne de l’expé-
rience vécue 3. Suivons donc cette piste, exploitons cet
aperçu. « Nirvāna » dénote une expérience. Mais pas
n’importe quelle expérience. « Nirvāna » fait signe vers
l’expérience qui se réalise elle-même, et qui réalise qu’elle
est coextensive au monde dont elle est expérience. « Nir-
vāna » renvoie à l’expérience de la « merveille » de l’être de
tout étant, c’est-à-dire de la présence de l’étant en général ;
il renvoie à l’expérience saisissante qui précède l’activité

1. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (25, 4-7), op. cit.,


p. 326-327. Ici, le couple bhāva.abhāva est traduit par un étant/un
non-étant, et non pas « un être/un non-être » comme le propose Guy
Bugault. Cela permet de respecter la norme lexicale heideggerienne et
de faire place au degré de liberté additionnel que représente la « diffé-
rence ontologique » entre les étants et leur être.
2. Nāgārjuna, Stances du milieu par excellence (25, 16), op. cit., p. 329 :
« Si le nirvāna n’est ni étant ni non étant, qui pourra dire “ni étant ni
non-étant” ? »
3. L. Wittgenstein, Philosophical Investigations, Basil Blackwell, 1983,
§304, p. 103 : « Elle n’est pas quelque chose, mais elle n’est pas rien. »
Cité et commenté dans M. Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ?,
Flammarion, 2014, p. 10
D’UN ABSOLU SANS OBJET 451

de dénomination et de caractérisation, puisque celle-ci, en


fragmentant l’étant, le resoumettrait à l’interdépendance
de ses fragments. « Nirvāna » désigne en d’autres termes
l’expérience-monde qui anticipe et conditionne toute classi-
fication ; une expérience-monde qui ne s’entend qu’au sin-
gulier, voire en un sens pré-numérique, puisque, selon
Frege, le nombre est une propriété des classes 1.
Voilà l’absolu des corrélationnistes en leur programme le
plus fort. Non pas « quelque chose » d’impensable dont je
puisse cependant « penser qu’il n’est pas impossible qu’(il)
soit 2 », mais une non-chose principiellement impensée faute
d’aptitude pour la pensée à prendre pour objet ce dont elle-
même participe ; une non-chose dont on ne peut même pas
dire qu’elle est ou qu’elle n’est pas, puisque « elle » adhère
justement à l’être, ou présence saisissante, de tout ce qui est.
En deçà de la contingence constatée du grand objet
« monde », frémit l’événement intégral de l’être-au-monde.

L’irraison comme signe oblique de l’inséparation

Ce saisissement, ce sens de la merveille, qui consiste à


vivre l’absolu au lieu d’essayer en vain de le saisir, surgit
comme un choc de souveraine contingence (ou comme une
désorientation plus complète encore, puisqu’il reste impos-
sible de savoir si cela est effectivement contingent ou incon-
naissablement nécessaire). Cela pourrait ne pas être, et cela
est ; cela pourrait être autrement, et c’est ainsi ; mais la
pensée que cela pourrait être autrement n’est que l’écho
affaibli et abstrait de la féérie de son « c’est ainsi ». De
cette ultime contingence, on ne peut rien inférer. Car la
contingence à la fois donnée et vécue affecte la totalité de
ce qui est et de ce qui s’ensuit, et non pas une partie de la
totalité qui serait susceptible d’avoir des conséquences
pour une autre partie d’elle-même (ailleurs, au passé, ou

1. G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, Éditions du Seuil, 1994.


2. ALF, p. 58.
452 MAINTENANT LA FINITUDE

au futur). Il n’est donc pas question de transposer la souve-


raine contingence « que l’étant est » en un enseignement
sur le passé ou l’avenir de l’étant ; pas plus un enseigne-
ment sur le caractère hyper-chaotique de l’étant dans son
devenir, que sur quoi que ce soit d’autre. Nulle prévision
sur l’avenir des choses apparentes ne saurait aller au-delà
de celles que proposent les sciences ; nulle prévision ne sau-
rait excéder, fût-ce spéculativement, celles que les sciences
dérivent d’un postulat d’invariance permettant de transpo-
ser les règles du devenir de la part locale de l’étant vers
d’autres parts lointaines, passées ou futures. Mieux que la
rose d’Angelus Silesius 1, la contingence manifeste de
l’étant est donc non seulement « sans pourquoi », mais
aussi sans « par suite ». Rien n’en donne la raison, et rien
ne s’ensuit ; car tout, y compris la raison et ses corollaires,
le raisonneur et le raisonné, l’apparition et l’apparu, l’être-
convaincu et l’objet de la conviction, en relève.
La réfutation de la thèse centrale du matérialiste spécula-
tif suit ici une ligne bien différente de celle qu’il met dans la
bouche de son adversaire corrélationniste. Selon le matéria-
liste spéculatif 2, le corrélationniste en sa variété la plus
accomplie : (1) pense le corrélat lui-même comme son absolu
substitutif, et (2) tient la facticité de ce corrélat-absolu pour
une indication de l’« incapacité essentielle de la pensée à
dévoiler la raison d’être de ce qui est ». Face à cela, le maté-
rialiste spéculatif (1’) prend acte de l’aveu corrélationniste
d’un absolu substitutif, mais le transfigure de manière déci-
sive en absolutisant la facticité du corrélat plutôt que le cor-
rélat lui-même ; (2’) considère à partir de là que la facticité
est une « propriété ultime de l’étant », plutôt qu’un témoin
des limites de la pensée. Or, le corrélationnisme alternatif
mis en jeu dans les paragraphes précédents ne tient pas du
tout le rôle qui lui est attribué dans ce schéma binaire établi
par le matérialiste spéculatif. Il ne se conforme à aucune des
deux prises de position qui lui sont attribuées.

1. Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, Albin Michel, 1994.


2. ALF, p. 72-73.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 453

Premièrement, ayant substitué sans retour la pensée cri-


tique à toute métaphysique (y compris la métaphysique
idéaliste), il ne cherche justement pas à penser un absolu.
Il se contente de se reconnaître transfixié par l’absolu dont
il est. La nuance n’est pas de pure forme : penser, selon des
caractérisations dues à Condillac, suppose de diviser, de
comparer, d’évaluer, de juger ; c’est-à-dire, précisément,
d’établir des relations entre des objets d’attention. Or,
l’absolu tel que le rencontre l’archi-corrélationniste n’est ni
un objet d’attention, ni une fraction divisible et comparable
de l’étant. Dès lors, pour lui, que l’étant est ne se pense
pas, mais se découvre et s’éprouve.
Deuxièmement, l’archi-corrélationniste se garde bien de
faire des incursions dans la « raison d’être de ce qui est »,
que ce soit pour déclarer la pensée capable de l’affronter,
ou incapable de s’y risquer. Son abstention ne reconnaît
même pas le cadre de la partition dualiste de la théorie de
la connaissance, dont le matérialiste spéculatif fait usage
sans réfléchir lorsqu’il persiste à opposer la propriété de
l’étant au simple reflet des limitations de la pensée.
Selon la partition dualiste entre ce qui appartient à la
pensée et ce qui appartient à la chose, de deux choses
l’une : soit (i) la facticité exprime les limites factuelles de
la pensée, incapable de dévoiler les raisons premières des
choses, soit (ii) elle traduit une propriété non-convention-
nelle des choses, consistant précisément en leur défaut
intrinsèque de raison ; soit (i) on ne peut malheureusement
pas connaître la raison de l’étant, soit (ii) l’étant porte en
son être la marque et les répercussions de l’absence de
raison. Le matérialiste spéculatif accuse donc le corréla-
tionniste de se contenter d’admettre les limites du
connaître, tandis que lui déclare simultanément les exploi-
ter et les transgresser pour atteindre l’être de ce qui est.
Mais l’archi-corrélationniste exploite en vérité une troi-
sième possibilité, que l’alternative précédente laisse échap-
per : c’est que l’irraison vécue par lui et pensée par son
rival ne reflète ni une incomplétude factuelle de la connais-
sance du monde, ni une propriété du monde connu, mais
454 MAINTENANT LA FINITUDE

qu’elle soit la conséquence de l’inséparation du monde et


de la connaissance.
Le thème de la co-émergence d’une connaissance du
monde et d’un monde connu à partir de leur unité pre-
mière, a été développé à plusieurs reprises dans ce livre. Il
l’a été en particulier au chapitre V, sous la double égide du
concept énactif de la cognition et d’une théorie transcen-
dantale de la connaissance. Mais, jusque là, il n’a été invo-
qué que pour montrer comment l’illusion (le « comme si »)
de la séparation sujet-objet est engendrée à partir d’une
indivision originelle, donnant lieu à une connaissance
objective qui vaut à toutes fins pratiques. Or, même cette
apparence de séparation manque d’espace pour s’accomplir
lorsqu’il est question de connaître (ou de ne pas pouvoir
connaître), non pas quelque aspect artificiellement isolable
de ce qui est, mais la raison d’être de tout ce qui est. Car
vouloir circonscrire dans l’apparaître une région stable
objective, et lui opposer un résidu variable qualifié de
« subjectif », reviendrait à amputer ce que vise ici la
connaissance (à savoir, Tout) d’une partie de soi-même.
Ultime et irréductible, une telle inséparation ne peut man-
quer d’avoir des répercussions majeures sur les connais-
sances qui sont trop extensives pour pouvoir l’esquiver. Mais
de quelle nature sont ces répercussions ? La réflexion philo-
sophique sur la physique quantique peut nous orienter sur
ce point. Rappelons à nouveau que c’est l’inséparabilité du
domaine exploré et des instruments de son exploration,
exprimée par le terme « contextualité », qui est à la source
des traits non-conventionnels de cette branche de la phy-
sique. En particulier, l’inséparabilité du connaissant et de ce
qui est à connaître implique l’indéterminabilité des phéno-
mènes que l’on dit ordinairement jaillir de leur « inter-
action », ainsi que le caractère principiellement probabiliste
de la théorie qui régit ces phénomènes 1. Que les phéno-
mènes quantiques soient individuellement dénués de raison,

1. Sur ce point, voir M. Bitbol, L’Aveuglante Proximité du réel : anti-


réalisme et quasi-réalisme en physique, Flammarion, « Champs », 1998,
D’UN ABSOLU SANS OBJET 455

que leur raison ne puisse être appréhendée que collective-


ment, au niveau statistique, s’explique par l’impossibilité de
les séparer en un versant raisonnant/connaissant et un ver-
sant raisonné/connu.
Par extrapolation, on conçoit qu’une inséparabilité plus
radicale, entre tout ce qui est et le connaissant rationnel
qui en fait partie, ait pour retombée l’irraison globale du
phénomène singulier de l’il y a ; une irraison qui ne vaut ni
« seulement pour nous » ni « en soi », mais, en transcrivant
l’inséparabilité dans un étrange mot composé, pour-nous-
en-tant-qu’êtres-participant-de-l’en-soi.
Ainsi a-t-on identifié, dans la solidarité indissoluble du
connaissant et du connu, la raison de l’irraison de « que
cela est », pour ne pas dire la racine nécessaire de la contin-
gence de l’étant : je ne peux pas identifier la raison de tout,
parce que ce tout inclut la (ma) raison. Une fois cette méta-
raison admise, il n’y a lieu de spéculer ni sur des raisons
encore inconnues de l’existence de l’étant, ni sur le carac-
tère présumé intrinsèque de son irraison. Car d’une part la
connaissance s’est découvert des limites de principe et non
plus seulement des limites factuelles (elle admet des
« bornes », aurait dit Kant 1, c’est-à-dire des frontières qui
ne la séparent de rien d’autre) ; et d’autre part ces bornes
expriment l’incapacité si entière dans laquelle la connais-
sance se trouve de se dégager de l’étant total, qu’il ne sau-
rait être question pour elle d’en saisir des caractères
intrinsèques (c’est-à-dire complètement indépendants
d’elle).

chapitre VIII ; M. Bitbol, « L’indéterminisme entre deux infinis :


absence de causes ou excès non maîtrisable de conditions ? », dans
P. Bourgine, D. Chavalarias et C. Cohen-Boulakia (éds.), Détermi-
nismes et complexités : du physique à l’éthique. Autour d’Henri Atlan,
La Découverte, 2008. Le lien entre contextualité et indéterminisme est
bien connu à travers son image vulgarisée : celle de la « perturbation »
du processus mesuré par l’agent de mesure.
1. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Vrin, 1968, §57,
p. 140.
456 MAINTENANT LA FINITUDE

Si le « cercle corrélationnel » atteint ici un degré de clô-


ture hermétique, sur lequel le matérialiste spéculatif ne
pourra plus revenir, c’est que son périmètre coïncide avec
la totalité de l’étant ; une totalité hors de laquelle, par
définition, il n’y a rien, et dont la « clôture » ne s’oppose
par conséquent à nulle ouverture possible. Nous avons vu
que le matérialiste spéculatif nie la restriction de la
connaissance au royaume du pensable-par-nous sur la base
de l’argument d’exhaustivité corrélationniste selon lequel
penser l’extérieur du royaume du pensable, c’est encore
demeurer à l’intérieur de lui. Mais au moins devrait-il
admettre qu’on ne peut pas pousser la connaissance de tout
ce qui est (intérieur et extérieur) au-delà des bornes impo-
sées par l’appartenance du connaissant et du connaître à
cet étant total. Car chercher à connaître tout ce qui est
comme si on l’envisageait d’ailleurs, c’est encore faire
quelque chose qui participe de son ici. En somme, selon
cet argument renforcé, si toute conception d’un absolu est
vaine, ce n’est pas seulement parce qu’il est contradictoire
de penser quelque chose d’indépendant de la pensée ; c’est
parce que l’acte même de concevoir fait partie du conçu,
et que cela représente un lien de consubstantialité impos-
sible à ab-soudre. Après cela, seule demeure l’opportunité
rare, mais transformante, d’un saisissement dans.par
l’absolu.

L’absolu à la première personne du singulier

À ce stade, un matérialiste spéculatif pourrait se lever en


poussant un cri de victoire rétrospectif, face à l’impression
de contradiction performative que donnent les arguments
précédents. Ne vient-on pas de se jeter dans son piège à
corps perdu ? Ne vient-on pas de penser et de nommer des
« choses » aussi immenses que l’étant total, l’absolu, ou
l’inclusion du connaissant dans la totalité qu’il a à
connaître, et n’est-ce pas là une échappée spéculative aussi
débridée que celle qu’on déclare critiquer ? L’argument de
D’UN ABSOLU SANS OBJET 457

l’inséparabilité du connaissant et du connu dans la totalité


de ce qui est n’avoue-t-il pas sa nature métaphysique, en
jouant du vocabulaire et des concepts d’une ontologie ?
La réponse à ces questions est analogue à celle qui a été
faite à propos de Wittgenstein : ce qui est déclaré ne pas
être dit n’est vraiment pas dit ; ce qui est déclaré ne pas être
pensé n’est vraiment pas pensé. Et si l’on donne le change
en semblant dire et penser quelque chose, c’est que tel est
le seul moyen de parler au matérialiste spéculatif un lan-
gage qu’il puisse entendre.
Mais comment cela ? Qu’a-t-on dit et pensé d’autre que
ce qui semble avoir été dit et pensé ? Pour le comprendre,
il faut revenir à la conclusion du chapitre III sur l’identité
de l’étant total et de son apparaître actuel (qui inclut la
figuration actuelle des possibles). Cette identité a été justi-
fiée par le fait que, contrairement aux étants partiels,
l’étant total ne saurait connaître d’éclipse de son appari-
tion au profit de l’apparition de quelque chose d’autre,
puisque toute apparition est nécessairement sienne. Quel
espace reste-t-il alors pour établir une distinction entre
l’apparaître et l’étant total apparaissant ? Aucun, puisque
l’espace serait encore sien. S’il en va ainsi, lorsque nous
avons parlé de l’étant total comme nous l’aurions fait d’une
chose, nous avons en vérité fait allusion à la non-chose qui
n’est cependant pas rien : l’apparaître-total-présent centré
et situé. Et si, en utilisant l’expression l’« étant total », nous
avons semblé suivre l’impulsion de la parole au-delà d’elle,
vers quelque chose qui n’est pas entièrement à portée de la
main, vers quelque chose qui pour l’heure n’apparaît pas,
nous avons en vérité utilisé ces mots comme un miroir apte
à reconduire le locuteur ici même, là où il se trouve, dans
un non-départ nimbé de quiétude (quoique avec l’émotion
vibrante de l’avoir compris), nulle part ailleurs que dans le
s’apparaître présent. En donnant le sentiment de poser et
de penser transitivement un absolu, nous avons exprimé
la circonstance involontaire, inévitable, intransitive, d’être
adossé à l’absolu et endossé par l’absolu. En faisant mine
458 MAINTENANT LA FINITUDE

d’employer les mots d’une ontologie, nous avons évolué de


bout en bout dans l’atmosphère d’une endo-ontologie 1.
Pour en revenir à une approche plus ouvertement phéno-
ménologique, il suffit de souligner que le domaine propre
de l’absolu dans l’apparaître est ce qui ne se manifeste
qu’une seule fois, ce qui est sui generis et n’est donc l’homo-
logue de rien d’autre. Le choc vécu de l’absolu s’identifie
au choc vécu d’une singularité manifeste. Si l’on accepte
cette équivalence, il saute aux yeux que ni la pensée ration-
nelle ni l’approche scientifique n’ont la moindre chance de
saisir un jour un absolu de cette sorte (que l’archi-corréla-
tionniste tient pour le seul absolu). Car, redisons-le,
l’option fondamentale que partagent la pensée rationnelle
et l’approche scientifique consiste à diviser ce qui se montre
en une pluralité d’objets comparables ou d’événements
reproductibles, puis à établir des relations entre ces frag-
ments d’apparaître répertoriés.
La pensée rationnelle se donne pour méthode de séparer,
d’arbitrer en soupesant les termes distingués, et de les relier
après coup. Ses deux principaux instruments, que sont le
concept et le jugement, se conforment à cette orientation
méthodologique.
Forger un concept, tout d’abord, permet d’assurer
l’unité abstraite de plusieurs entités ou moments de l’appa-
raître en passant par-dessus la singularité de chacun d’eux,
en prescrivant de reconnaître entre eux des ressemblances
suffisantes sous un certain rapport, et en établissant par ce
biais des relations d’équivalence entre eux. Ainsi, chaque
entité ou moment de l’apparaître qui tombe sous un
concept renvoie implicitement à tous les autres moments
de l’apparaître qui tombent sous le même concept 2. Réci-
proquement, en tant que membre de la classe définie par

1. Voir au chapitre III, sur cette expression due à Maurice Merleau-


Ponty.
2. E. Cassirer, Substance et fonction, Éditions de Minuit, 1977, p. 29-
31 ; E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, Éditions de
Minuit, 1972, t. III : La Phénoménologie de la connaissance, p. 315 et
suiv. ; M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., p. 481.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 459

un certain concept, tel moment de l’apparaître peut être


caractérisé par la relation qu’il entretient avec tous les
autres membres de sa classe.
Le jugement, ensuite, est l’instrument dynamique de la
conceptualisation. Il connecte un prédicat à chaque sujet
individuel au moyen d’une copule, et il relie par là ce sujet
individuel à tous ceux qui sont considérés comme relevant
du même prédicat, du même concept, et donc de la même
classe. Le concept et le jugement devraient dans cette
mesure être appelés des dispositifs de désabsolutisation.
L’homme du concept et du jugement est l’étant qui est
passé de la commotion du singulier absolu à la classifica-
tion d’une pluralité d’éléments reliables.
Quant aux sciences, elles franchissent deux pas supplé-
mentaires dans cette marche d’éloignement vis-à-vis de
l’intuition du singulier.
D’une part, les sciences instaurent des procédures systé-
matiques, dites de mesure, permettant de localiser chaque
entité et chaque moment de l’apparaître quelque part sur
une échelle continue de déterminations numériques. À la
suite d’une telle opération de mesure, chaque intervalle de
nombres réels attribué à une entité ou à un moment de
l’apparaître, joue le rôle d’un concept quantitatif sous
lequel sont rangées toutes les entités dont une certaine
valeur mesurée tombe dans le même intervalle. Ainsi, les
sciences surmontent automatiquement les ambiguïtés
(comme celles des « paradoxes sorites 1 ») que laissent sub-
sister les limites généralement vagues séparant les concepts

1. L. Burns, Vagueness : An Investigation into Natural Languages and


the Sorites Paradox, Kluwer Academic Publishers, 1991. Considérons
deux exemples. L’imprécision du concept qualitatif de « tas » se mani-
feste dans le paradoxe classique suivant : un grain de blé ne fait pas
un tas, deux grains de blé ne font pas un tas… À partir de combien
de grains peut-on considérer qu’on a un « tas » de blé ? De même,
l’imprécision des concepts de relief géologique se voit dans l’hésitation
que l’on peut avoir à nommer une éminence « ondulation », « col-
line », ou « montagne ». Les concepts quantitatifs évitent (presque
entièrement) l’imprécision : au lieu de « tas », on dira « ensemble de
460 MAINTENANT LA FINITUDE

qualitatifs. C’est cela qui leur permet de parachever l’œuvre


de désabsolutisation amorcée par le concept.
D’autre part, les sciences concentrent leur quête de
connaissance sur la formulation de lois qui relient entre eux
tantôt des phénomènes, tantôt des ensembles de valeurs
mesurées, tantôt des prédicteurs formels de valeurs mesu-
rées (comme les vecteurs d’état de la théorie quantique).
Par ce biais, elles parachèvent l’œuvre de désabsolutisation
qu’amorce le jugement.
L’appréhension du singulier apparaissant, de l’absolu
phénoménologique, est donc le propre d’une expérience
non seulement pré-scientifique, comme celle du monde-de-
la-vie husserlien, mais également anté-prédicative, anté-
catégorielle 1, et même anté-perceptive (puisque la percep-
tion amorce l’œuvre de différenciation et de fragmentation
de l’apparaître, en fixant l’attention sur des foyers de rela-
tive stabilité du manifeste). On pourrait l’appeler une expé-
rience de saisissement, au carrefour déictique qui a été cerné
aux chapitres III et V : le saisissement de me découvrir dans
tout cela, maintenant et ici. Cette idée d’un saisissement
déictique doit cependant être reprécisée pour éviter les mal-
entendus, toujours prompts à naître lorsqu’il est question
d’expériences-limites.
Premièrement, la conjonction des déictiques, des pro-
noms démonstratifs, est à prendre non pas au sens faible
d’une énumération, mais au sens fort d’une indifférencia-
tion ; car c’est seulement par un retour en amont de la dif-
férenciation de l’attention en une origine attentionnelle et
un thème attentionné (cela), puis de l’origine attentionnelle
en une personne, un temps et un lieu (moi, maintenant,
ici), qu’on atteint l’état recherché de saisissement mutique.
Moi-cela-maintenant-ici précède toute dualité objectivante,
toute partition classificatrice de l’apparaître, toute
recherche de récurrence temporelle et spatiale.
35 000 grains de blé » ; au lieu de « colline » on dira : relief géologique
de base un kilomètre et d’altitude deux cents mètres.
1. H. Atmanspacher, « Categoreal and acategoreal representations of
knowledge », Cognitive Systems, no 3, 1992, p. 259-288.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 461

Deuxièmement, le pur saisissement indiscriminé ne doit


pas être confondu avec un état d’étonnement ciblé à propos
de quelque chose. Le simple étonnement suppose en effet
une analyse discriminatrice préalable, qui sépare la chose
étonnante de son fond neutre. Sa condition de survenue
est que le saisissement originaire ait fait place à l’effort de
conceptualiser, laissant subsister des interstices susceptibles
de surprendre dans la toile encore lâche des concepts bali-
sant le champ du « normal ». Avant de remonter l’itinéraire
entier de la conceptualisation et de retrouver en son point
de départ un état d’entier saisissement, il est cependant
possible de ressentir des formes d’étonnement intermé-
diaires entre la préoccupation ciblée et la désorientation
intégrale : non pas l’étonnement à propos d’un événement
précis qui ne s’inscrit pas dans l’ordre des raisons, mais
l’étonnement à propos d’une évidence plus vaste qui
n’exige pas ordinairement de raison. Ces formes intermé-
diaires d’étonnement, n’étant pas encore de l’ordre du sai-
sissement global, restent déclinables selon la pluralité des
composantes déictiques, c’est-à-dire selon la pluralité des
dimensions de l’unique évidence.
Être ici donne rarement naissance à un puissant senti-
ment d’étonnement, puisque celui-ci est immédiatement
désamorçable par la possibilité d’un déplacement volon-
taire : ici n’est qu’un lieu quelconque, dans la mesure où
l’on peut choisir de le modifier activement en faisant
quelques pas.
Être maintenant est beaucoup plus troublant.
Premièrement, la possibilité d’en changer est exclusive-
ment passive : pour parvenir à la date et à l’heure de mon
départ en voyage tant désiré, je ne peux qu’attendre.
Deuxièmement, changer ainsi passivement de « mainte-
nant » ne se comprend que sur fond de la construction
sociale et technique du temps des éphémérides (mon
attente se repère sur les indications d’un calendrier et d’une
horloge). Dans l’intimité pré-sociale, cette idée commune
du changement passif se heurte au constat rampant que le
462 MAINTENANT LA FINITUDE

futur ne m’est donné que comme projet et comme aspira-


tion. Mon départ projeté n’aura peut-être jamais lieu ; il
est pour l’heure une simple fiction que des circonstances
défavorables peuvent réduire en fumée. En deçà des
conventions chronologiques, maintenant s’impose donc
comme la seule certitude, et son exclusivité de facto est une
source d’étonnement.
Troisièmement, la possibilité que j’habite un autre main-
tenant est restreinte à la durée d’une vie humaine et à une
phase brève de l’histoire. Pourquoi donc est-ce que je vis à
cette époque du devenir du monde ? Pourquoi moi dans ce
temps ? La stupéfaction de se découvrir à présent est dès
lors entière bien qu’elle soit immotivée ; elle est entière
parce qu’elle est immotivée. Elle exprime la singularité non-
arraisonnable, et non modifiable par la volonté, de l’inter-
section entre une identité personnelle et une situation tem-
porelle.
Être moi représente un pas supplémentaire sur la pente
descendante de l’absence de choix ; je peux certes me trans-
former, mais il m’est impossible de récuser les multiples
legs qui constituent ce que j’appelle mon « identité », ne
serait-ce que parce que c’est dans leur ambiance qu’éclôt
l’éventuel désir de transformation. Faute de pouvoir nier
cette identité, la seule échappée consisterait à favoriser son
expansion anonyme en réalisant (par une pratique comme
le yoga) l’universalité vide de son auto-attribution.
Plus radicalement impossible encore serait une révolte
contre ma condition d’être-situé, un refus d’occuper le lieu
absolu d’ouverture à partir duquel se donne un monde
étendu. Car j’ai beau pouvoir penser ma situation unique
en me tenant moi-même pour une personne parmi d’autres
occupant quelque nœud dans un réseau spatio-temporel et
social, je ne peux avoir cette pensée universalisante que
comme une pensée mienne, et comme ma pensée actuelle,
c’est-à-dire d’une manière elle-même uniquement située.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 463

La mort de la personne au singulier absolu

C’est la perspective de la mort propre qui impose la sin-


gularité d’être-soi sans échappatoire possible 1. Ainsi que
l’écrit Vladimir Jankélévitch : « Du point de vue de la pre-
mière personne, [la mort] est un événement dépareillé et un
absolu 2. » Ma mort ne ressemble à aucune autre, puisque
loin d’être un événement dans le monde, elle revient à
perdre le monde et son événementialité. N’étant pas une
parmi d’autres, elle n’a pas de « pareille ». N’étant pas
comparable à quoi que ce soit d’autre, elle est « absolue ».
Mais, contrairement à ce qu’admet sans discussion le maté-
rialiste spéculatif 3, la mort n’est pas un absolu ontologique
pour un sujet quelconque apte à la jauger, à l’évaluer, et à
la poser comme telle ; elle est un absolu endo-ontologique
pour celui qu’elle priverait, en l’atteignant, de toute capa-
cité de jauger, d’évaluer, et de poser quoi que ce soit. Telle
est la marque d’une véritable singularité : elle est là tout
entière, ou elle est entièrement absente, sans demi-mesure,
sans témoin autre qu’elle-même pour se relier à elle-même
et prendre acte de sa propre présence.
Bien sûr, pour que ma mort ne me soit vraiment rien,
c’est-à-dire pour que non seulement (ce qui va sans dire)
elle ne me soit plus rien lorsqu’elle a accompli son œuvre
sur moi, mais aussi et surtout pour qu’elle ne me soit pas
quelque chose à présent en tant qu’anticipée et crainte par
moi, il ne me reste qu’une ressource, évoquée au cha-
pitre III et au paragraphe précédent : désactiver, en me fai-
sant plus vaste qu’elle, la clause de continuité identitaire
qui amarre le vécu présent à un récit autobiographique
mémorisé, imaginé, et anticipé. Une mort qui n’est plus
identitairement « mienne » ne « me » concerne pas. Car
alors, elle ne diffère pas des milliers de petites morts qui
sont la pulsation de la (de ma) vie vécue ; elle ne diffère pas

1. Voir chapitre II.


2. V. Jankélévitch, La Mort, Flammarion, 1966, p. 28.
3. ALF, p. 76.
464 MAINTENANT LA FINITUDE

de ces milliers de sursauts d’appréhension d’un moment


d’apparaître, de chute dans l’indifférencié, puis de réémer-
gence du voir, qui me font disparaître et renaître à moi-
même à chaque seconde ; elle ne diffère pas de ce sursaut
présent où ce qui vient de se donner à voir s’efface, et fait
place à une autre image, à une autre préoccupation.
Lorsque les attaches biographiques sont neutralisées, s’éva-
nouir et renaître d’instant en instant a exactement le même
sens que s’éteindre entièrement puis naître à l’orée d’une
autre biographie commençante, le même sens que mourir
puis venir au monde sans aucun fil conducteur personnel
de l’un à l’autre 1.
Développons ce point, car il est capital. Reprenons le
cours de la réflexion en partant du constat à la fois banal
et confondant qui vient d’être fait. Je ne cesse de mourir et
de (re)naître à mon individualité. Je peux mourir à mon
individualité durant une fraction de seconde, durant une
nuit, ou durant des années (dans les cas de léthargie patho-
logique). Mais lorsque je renaîtrai à elle tout se passera
quand même, de mon point de vue d’être maintenant
capable d’expérience vécue, comme si mon expérience
actuelle se raccordait continûment à un passé remémoré.
Mieux encore, mon corps peut bien mourir au sens biolo-
gique, lorsqu’un « je » naîtra à la conscience élaborée d’un
enfant ayant atteint un stade assez avancé de sa croissance,
tout se passera pour ce « je » comme s’il se raccordait
continûment à un court passé remémoré qu’il appellera
alors « mien », et à une histoire racontée qu’il reconnaîtra
comme celle de ses ancêtres. En quoi est-ce là un « je »
distinct de celui que je prononce à présent ? Ces deux « je »
ne font-ils pas qu’un dans le radical anonymat qui est le
leur avant qu’ils ne se soient éveillés à une identité, et qu’ils

1. Ici, comme dans le raisonnement du chapitre II contre l’argument-


maître du matérialisme spéculatif, la mort propre est pensée depuis un
présent vivant sous-jacent au moi mortel, depuis ce présent-ci qui
abrite la pulsation d’être mais qui a suspendu sa projection dans
l’enchaînement de battements successifs appelé une autobiographie.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 465

ne sachent plus se distinguer d’elle ? Qu’est-ce que cela


change, pour le « je » anonyme de la pure expérience pré-
sente, de s’identifier à l’individu « Michel » ou à tout autre
individu né il y a moins longtemps, puisque dans chacun
de ces cas l’identification est totale, ne laissant d’autre
choix que de ressentir et de penser : « cet individu, portant
la charge de l’autobiographie et de l’héritage dont je me
souviens maintenant, c’est moi » ?
Les questions un peu allusives qui viennent d’être posées
rendent un son familier. Ce à quoi on vient de faire obli-
quement allusion, n’est-ce pas quelque chose comme la
réincarnation ? Oui et non ; oui, en un sens si impersonnel
qu’il peut sembler abstrait, et non, catégoriquement non,
en ce qui concerne nos personnes concrètes. S’il semble que
nous ayons évoqué la réincarnation, ce n’est surtout pas en
affirmant candidement la continuité de l’individu (dont
nous avons d’ailleurs vu qu’elle est mise au défi instant
après instant), mais seulement en posant une double néga-
tion : nier qu’un « je » passé ou futur, quelle que soit l’iden-
tité qui lui est momentanément associée, soit vraiment un
autre.
Or, c’est précisément ainsi que l’entend Ćandrakīrti, pen-
seur emblématique de la voie moyenne bouddhiste, contre
toutes les conceptions littérales, naïves, transmigratoires,
du concept souvent mal compris de « réincarnation ». Ćan-
drakīrti met en scène le dialogue qu’entretiennent un élève
et son maître, à propos de ce concept. L’élève demande
« En quel sens interpréter ce qu’on lit dans les discours :
“moi-même, en ce temps-là, j’étais le roi” ? ». À cela, le
maître répond : « Il faut comprendre que cette assertion
vise […] à nier la différence, et non pas à établir l’identité.
On lira donc : “En ce temps-là, en ces circonstances, ce
n’était pas un autre qui était le roi” 1. » Au sens le plus
trivial, ce roi d’une génération antérieure n’est évidemment
pas identique à moi ; nos individualités ne sont pas les

1. Ćandrakīrti, Prasannapadā Madhyamakavġtti, traduction de J. May


et A. Maisonneuve, 1959, p. 280.
466 MAINTENANT LA FINITUDE

mêmes sur le plan de la filiation et de l’histoire accumulée


jusqu’à leur présent. Mais en un autre sens, beaucoup plus
générique, transcendantal plutôt qu’empirique, lui et moi ne
sommes pas fondamentalement différents. Car nous sommes
tous deux des « je » présents, vivant un processus périodique
d’identification à un corps vivant et à une biographie ; nous
sommes tous deux persuadés, de l’intérieur de cet acte
d’identification, d’être celui-là et pas un autre ; nous espé-
rons et souffrons en vertu des traumatismes et des projets
de celui que nous croyons être, et pas d’un autre. À cela
s’ajoute qu’une part de l’héritage qui me constitue actuelle-
ment est déterminée par les actes et les pensées de ce roi
ancien jamais rencontré, que je bénéficie des fruits de son
œuvre bâtisseuse, et que je paie encore certaines consé-
quences indirectes de ses injustices. Non seulement, par
conséquent, lui et moi ne sommes pas différents sur le plan
existentiel, mais l’un de nous est inscrit dans la continuité
historique de l’autre. Cette association de communauté
d’existence et de transmission dans l’histoire est moins que
de la métempsychose, mais plus que de l’indifférence.
En cet instant où nous renaissons, nous pouvons alors
nous demander : qui a peur de la mort ? Le toujours-encore
renaissant, unique sujet des affects, n’a pas lieu de s’en pré-
occuper. Seul ce à quoi il vient de renaître, à savoir l’indi-
vidu particulier auquel il s’est réidentifié, a de quoi
s’inquiéter. À ceci près, nous le savons désormais, que cet
individu n’est pas le sujet de l’affect de peur, mais plutôt
son motif. On commence à soupçonner que la peur de la
mort propre est le fruit d’une méprise, disons d’une confu-
sion entre le sujet transcendantal et le moi empirique.
Si cette façon de comprendre l’atemporalité de l’expé-
rience présente sans permanence de l’individualité jetée dans
le temps ne peut pas s’appeler métempsychose, nous venons
de voir pourquoi, quel nom lui donner ? Schopenhauer a
proposé le nom de palingénésie, de régénération, ou de
retour cyclique à la vie 1. Car, loin de ne se manifester que

1. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représenta-


tion, Presses universitaires de France, 1966, p. 1251.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 467

dans l’espèce humaine, la tension entre la présence et l’indi-


vidualité, entre le vécu illimité et le vivant limité, parcourt
vraisemblablement toute la lignée biologique dont nous
sommes le surgeon. En tant qu’héritiers de cette poussée
biologique, nous éprouvons les conséquences d’une telle
tension non seulement sur le plan de la pensée ou des senti-
ments, mais aussi au plus profond de nos processus orga-
niques. L’étroit entrelacement entre notre vie amoureuse et
notre fonction de reproduction en témoigne, ainsi que le
remarque la psychanalyste Sabina Spielrein, rendue à la
postérité par un livre et par un film sur sa relation avec
Carl-Gustav Jung 1. Car l’étreinte et l’abandon durant
l’acte sexuel, dont la conséquence fréquente est la repro-
duction, ont une double signification qui leur fait tenir
simultanément les deux extrémités de la vie et de la mort 2.
D’un côté, ces modalités d’être résultent d’une pulsion de
vie, d’un désir incarné d’assurer son retour cyclique dans
la progéniture. Mais de l’autre côté, elles sont obscurément
perçues (et agies) comme un moment prémonitoire de
l’abandon, de la désorganisation motrice et de la mort bio-
logique de l’individu qui s’y livre. Les deux extrémités se
touchent durant l’orgasme, qui combine étroitement une
obscure volonté générique de vivre et l’acceptation exta-
tique, spasmodique, de la célèbre « petite mort » du moi
particulier. C’est en cette acmé de la vie et du don de soi
que nous avons l’occasion la plus commune de faire l’expé-
rience d’un effacement momentané de la peur personnelle
de la mort, par la dissolution provisoire des liens entre le
vaste sujet actuel d’expérience et l’individu fini jeté dans le
temps.
Tel est le pas décisif d’une suspension de la construction
égotique, qui peut aussi être franchi dans le sillage des pra-
tiques spirituelles. Mais ce pas, une fois accompli, a le
mérite de nous confronter sans écran à l’ultime et irréduc-
tible singularité. La singularité qui n’a pas de nom ni
1. J. Kerr, A Most Dangerous Method, Vintage, 1994.
2. S. Spielrein, « Destruction as the cause of coming into being »,
Journal of Analytical Psychology, no 39, 1994, p. 155-186.
468 MAINTENANT LA FINITUDE

d’index puisqu’elle ne s’oppose à rien. La singularité glo-


bale, qui a été désignée comme le véritable absolu non-
thématisable de l’adversaire archétypal du matérialisme
spéculatif. Cela, tout cela. Pas moi ou le monde, mais
l’impossible et pourtant réelle circonstance d’être au
monde ; l’impensable fait que l’étant (dont je suis) est ;
l’inanticipable éclat de la manifestation.

Juste une saveur de Tout : le monolithe et le sacré

Mais tout cela est trop pour la parole et la pensée.


Essayer de le dire exténue le pouvoir expressif sous la
charge d’un seul mot qui se voudrait universel mais qui,
pour signifier, devrait s’opposer à d’autres mots partiels.
Essayer de le penser sature l’entendement, jusqu’à figer
celui-ci dans une phase préliminaire de son œuvre : s’effor-
cer sans relâche de se souvenir de l’être impensé, au lieu
d’accompagner la pensée dans son œuvre de conceptualisa-
tion des étants. La philosophie qui s’aventure dans ces
régions, on le lui a souvent reproché, se fait oraculaire au
risque de devenir incompréhensible, ou bien creuse en elle-
même une mutité éloquente que seule la méditation d’une
vie entière permet parfois d’entendre et d’interpréter. Pour
avoir une idée de l’ultime absolu de la phénoménologie,
mieux vaut alors reporter l’attention, à titre propédeutique,
vers une variété limitée du saisissement d’un cela, c’est-
à-dire vers la rencontre avec une singularité partielle plutôt
que totale. J’appellerai cette singularité fragmentaire mais
exemplaire la singularité du monolithe, en m’appuyant sur
une analyse phénoménologique limpide due à Henri Mal-
diney.
Un monolithe est une chose unique en son genre, apte à
déconcerter tout principe d’ordre qui voudrait se l’annexer.
Un monolithe est capable de maintenir ceux qui en font
l’expérience dans une atmosphère de stupeur, loin de la
région de confort que leur assurerait la catégorisation de
D’UN ABSOLU SANS OBJET 469

ce qui apparaît. En droit, chaque chose que l’environne-


ment nous offre est un monolithe, puisque rien d’autre ne
lui est absolument identique, et que la catégorie sous
laquelle on suppose pouvoir la ranger ne lui convient
jamais qu’à une approximation près. Seules font exception
à cette règle (parce qu’elles ne sont plus vraiment des
choses) les « particules indiscernables » de la physique
quantique, dont l’individualité s’efface entièrement au
profit de caractéristiques d’espèce.
Mais l’ubiquité des monolithes est ordinairement dissi-
mulée par deux circonstances : la négligence de la singula-
rité des entités présentées au profit de leur fonction
instrumentale, qu’elles remplissent en vertu de leur appar-
tenance à un genre ; et la reproduction technologique
d’exemplaires quasi-identiques d’objets fonctionnels de la
vie courante, qui parachève la dissimulation de l’unique.
L’antidote à ces deux modalités de l’aveuglement est
l’exposition à des œuvres d’art et au milieu naturel. L’art
nous confronte à des monolithes intentionnels, la nature à
des monolithes sans intention assignable ; l’art se prête à
un jugement sur le beau, la nature à un jugement sur le
sublime (pour employer un vocabulaire kantien). Ni l’art
ni la nature n’ont a priori de fonctionnalité.
Maldiney commente longuement sa rencontre avec un
certain amas rocheux qu’il tient pour le paradigme du
monolithe naturel : le mont Cervin vu par sa face nord 1.
Le mont Cervin, en son apparition, ruine toutes les moda-
lités de l’arraisonnement, depuis la plus élémentaire qu’est
la perception, jusqu’à la plus élaborée qu’est la catégorisa-
tion. La perception suppose un geste de signification, ne
renvoyant pas seulement au passé de la « même » unité
manifeste, mais aussi au présent d’un ensemble d’unités
semblables (puisque chaque chose est habituellement
perçue comme membre de telle classe). La perception sup-
pose également une opération d’anticipation, consistant à
mettre en place un vécu intentionnel pré-formé en attente

1. H. Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit.


470 MAINTENANT LA FINITUDE

de confirmations sensibles. « Or, à l’apparition du Cervin


la signification est en déroute 1. » Il n’y a rien de réellement
semblable à quoi renvoyer, car le signifiant commun « mon-
tagne » est aspiré par le Cervin, résorbé en lui seul comme
en un idéal dont il se serait assuré l’exclusivité. À force
d’être l’archétype de la montagne, le Cervin en confisque
l’archè jusqu’à se rendre incomparable à quelque autre
amas lithique que ce soit. Par ailleurs, le Cervin est inanti-
cipable ; nulle intention préalable ne permet de s’y
attendre ; nul réseau de possibilités pensées n’a réservé de
place pour son être effectif : « la présence du Cervin est
absolue. Elle est réelle sans avoir d’abord été possible 2 ».
Pas davantage le Cervin n’est-il catégorisable. Il faudrait
pour cela qu’il participe d’une forme générique, alors que
son apparition suffit à imposer une forme propre qui vola-
tilise toute forme alternative comme insignifiante, et qui est
trop outrée pour pouvoir convenir à d’autres accidents de
terrain. Se refusant à être posé comme un exemplaire de
telle espèce (celle des montagnes), le Cervin déroge à la
mise à distance de l’objectivation ; au lieu de nous tenir
devant lui, nous sommes « ravis » en lui 3. Il demeure là
sans que celui qui le contemple soit parvenu à le situer en
un lieu, ni à s’en détacher par une prise de position face à
ce lieu. Pas plus que le monde, le Cervin n’est situé dans
un espace défini avant lui 4 ; comme le monde, ce monolithe
exhaustif, le Cervin définit son propre espace et nous y
tient captifs. Mais alors, étant dénué d’espèce, de forme,
de lieu, le monolithe rocheux n’est plus qu’un « monstre
d’étonnement 5 ». Il concentre sur lui le saisissement de la
monstration. Il aimante à son profit la « merveille » totale
que l’étant est, en lui offrant le substitut de sa singularité
locale.

1. Ibid., p. 36.
2. Ibid., p. 38.
3. Ibid., p. 43.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 41, d’après une phrase de Schelling.
D’UN ABSOLU SANS OBJET 471

On comprend dans ces conditions qu’une certaine façon


de voir les monolithes naturels, une façon de les voir qui
accueille le choc de leur singularité insolite sans essayer
d’y remédier, a été considérée dans beaucoup de traditions
comme la piste privilégiée de l’accès au sacré. Peut-être le
sens du sacré n’excède-t-il d’ailleurs en rien ce savoir-voir-
le-singulier, qui s’exerce de manière privilégiée sur les
monolithes naturels. Simplement, pour s’accomplir, le sens
du sacré doit se reconnaître lui-même à l’instant du voir,
et se répandre sans limites visibles, au lieu de se restreindre
définitivement à une singularité localisée que sa simple
dénomination risque de faire rentrer dans le rang des
choses ordinaires classifiables.
Au commencement du sacré était donc le monolithe,
tout particulièrement l’éminence montagneuse. C’est le cas
chez les Navajos, un peuple amérindien qui prête une voix
aux montagnes Rocheuses et aux mesas, ces hauts plateaux
entourés d’une falaise de roche rouge ou ocre, que des
orages isolés auréolent parfois d’un arc-en-ciel. L’une de
leurs montagnes sacrées du sud-ouest du Colorado, appe-
lée le mont d’obsidienne ou le grand bélier 1, a la forme
d’une pyramide couronnée d’un empilement de strates
faites de neige et de roches alternées, qui la rendent recon-
naissable entre toutes. Près d’elle, les Navajos chantent des
paroles qu’ils mettent dans sa bouche pétrifiée : « Mon
enfant, je te donnerai de l’air pur et de l’eau pure ; je suis
ta vie 2. » Ce monolithe devient familier à force de décon-
certer ; il est senti comme une présence quasi-personnelle
à force de ne ressembler à rien ; il impressionne et rassure ;
il écrase le vivant de sa masse impénétrable mais fait don
à la vie de ce qui la nourrit.
Un autre exemple de choc monolithique est offert par le
mont Kailash (le « cristal » en sanskrit), dans l’ouest du

1. Il s’agit du mont Hesperus, de la chaîne des monts San Juan des


montagnes Rocheuses, selon son nom officiel porté sur les cartes géo-
graphiques du Colorado.
2. Navajo People Culture and History, http://navajopeople.org/blog/
author/harold/.
472 MAINTENANT LA FINITUDE

Tibet, dans l’Himalaya. Cette montagne, également pyra-


midale et stratifiée, est tenue pour sacrée par presque toutes
les religions de l’Asie, qui en font la demeure de divers
dieux, ou bien l’axe du monde, et qui prescrivent d’en
accomplir le tour à titre de pèlerinage. Loin des centres
urbains, partiellement isolée du paysage dans sa verticalité
conique, elle déchire un ciel devenu violacé à force d’appro-
cher la stratosphère, et elle se reflète dans les eaux limpides
d’un vaste bassin qui nourrit les fleuves de l’Inde et de la
Chine. Ces eaux qui jouxtent le mont Kailash s’appellent
le Manasarovar, autrement dit le « lac de la conscience » en
sanskrit 1. L’eau révèle par son nom le sens cryptique de la
montagne. Si l’on va au mont Kailash en se laissant trou-
bler par l’impact incomparable de son apparition, et en
consentant à refondre dans son voir le voyant et le vu, c’est
pour révéler la conscience à elle-même, à l’occasion de ce
trouble et de cette possibilité fusionnelle. Une fois visités,
les dieux qui habitent son sommet inconquis avouent alors
être autant d’incarnations symboliques des forces psy-
chiques des pèlerins.
Mais c’est peut-être le mont Fuji, le très respecté Fujisan
dont le cône régulier blanchi par les neiges s’élève au-
dessus des collines plantées de thé à l’ouest de Tokyo, qui
exprime le message des monolithes de la manière la plus
complète : une endo-ontologie sous couvert d’une ontolo-
gie, une expérience d’être-sur-le-Fuji qui transfigure et vivi-
fie l’expérience de voir le Fuji.
Comme le mont Kailash, le mont Fuji est sacré pour
toutes les religions nées et pratiquées autour de lui. Il abrite

1. Le mot qu’on traduit assez souvent par conscience est ici manas,
équivalent du latin mens. Le mens latin a donné en français l’adjectif
« mental », aspect du fonctionnement de l’« esprit ». En sanskrit, le
sens de manas est beaucoup plus vaste : il inclut l’intellect, la percep-
tion, la volonté, la conscience ; il peut même être assimilé à un « sens
interne » (Antahkarana), celui de l’intuition intellectuelle. Dans
l’acception de conscience, toutefois, il s’oppose à d’autres termes
comme âtman, en ce qu’il est censé être inséparable du corps, et opérer
en liaison avec ce dernier une opération réflexive de « fabrication de
l’ego » (Ahamkāra).
D’UN ABSOLU SANS OBJET 473

tous leurs dieux et tous leurs symboles : le dieu du feu des


peuples Ainu du Japon de l’Antiquité, un esprit (ou kami)
du shintoïsme, et les signes de l’octuple sentier bouddhiste
inscrits sur son sommet floral évoquant le lotus. La princi-
pale déesse tutélaire du mont Fuji porte le nom de « prin-
cesse qui fait étinceler les fleurs », laissant deviner à travers
l’image latente des cerisiers aux beaux jours le pouvoir qui
lui est prêté de favoriser les régénérations.
Contrairement à la plupart des monolithes sacralisés, le
mont Fuji invite à la visite, à la construction de sanctuaires
sur ses flancs et au pèlerinage jusqu’à son sommet. C’est sur
le Fuji, au cœur du Fuji, plutôt que face au Fuji, que son
sens se dévoile : à partir de son point culminant d’où le
soleil levant est contemplé et salué. Car ce qui frappe le
pèlerin en route vers sa cime, ce sont ses métamorphoses qui
en font le maître de l’illusion puis de la libération de l’illu-
soire. Après avoir montré mille visages derrière la gaze flu-
ente des nuages, le mont Fuji s’expose au regard attentif de
qui l’escalade comme un être tout autre que ce à quoi il
ressemblait vu d’en bas. De loin, au printemps, son cône
enneigé paraît flotter dans l’azur ; mais vu de près, sous les
semelles du marcheur de l’été, ses flancs s’avèrent faits d’une
lave noire tranchante et glacée. « Le Fuji a cessé d’être bleu,
quelle qu’en soit la nuance. […] L’essentiel du vert a disparu,
tout comme l’intégralité de l’illusion. La terrible réalité nue
et noire – qui ne cesse de s’accuser de manière plus aiguë,
plus sévère, plus atroce – est une stupeur, un cauchemar 1. »
Cette pente qui se promettait riante et pleine de vie sous le
mont, loin du mont, acquiert sur lui, près de lui, la couleur
funèbre de la mort. Puis, plus haut encore, la mort est ren-
versée en renaissance, dès que l’aube point à l’horizon d’une
plaine encore mouillée de brume. Tout l’itinéraire d’une exis-
tence est ainsi retracé par la simple ascension du monolithe.
Non pas un parcours du début à la fin, comme en Occident,

1. L. Hearn, « Fuji no Yama », dans Exotics and Retrospectives,


Little, Brown and Co, 1898, chapitre I.
474 MAINTENANT LA FINITUDE

mais une mutation de la fin en nouveau début, comme


ailleurs en Extrême-Orient 1.
Croire que les Olympes sont sacrés parce qu’ils sont
réputés abriter des puissances surnaturelles serait un
énorme malentendu de l’ère post-mythique. Tout au
contraire, si on tend (inconstamment) à leur attribuer des
hôtes surnaturels, c’est parce qu’ils sont d’emblée sacrés ;
et s’ils sont sacrés c’est parce qu’ils suscitent une expérience
mêlée d’admiration et d’effroi devant l’absolument réel,
c’est-à-dire devant leur apparition singulière. Le malen-
tendu vient de ce que, n’étant plus capables de voir leur
singularité, ou ne sachant plus la reconnaître par-delà un
bref frisson de rencontre stupéfaite, nous ne parvenons à
considérer les monolithes que comme des blocs de matière
génériques.
Comment est-il possible d’adorer un simple tas de
pierres ? demandent alors en chœur nos athées et nos
croyants. N’est-ce pas ce que nous appelons, en appliquant
un jugement de valeur subrepticement infligé par nos reli-
gions monothéistes, de l’« idolâtrie » ? En aucune manière.
Ceux que nous avons la prétention de juger n’adorent pas
tel corps matériel au milieu de bien d’autres ; « ils »
acceptent d’être transformés par le contact avec l’incom-
mensurable unicité de sa présence. « Leur » problème, qui
en devient seulement un lorsqu’ils essaient de communi-
quer avec « nous », est qu’à l’instant où ils ont nommé leur
montagne, leur fleuve, ou leur astre sacré, pour en transfé-
rer le signifiant au-delà de leur expérience, de leur chant,
ou de leur paix nocturne, sa présence captivante s’éteint en
chose parmi les choses. L’idole naît de l’idolâtrie du verbe
et du concept, au détriment du respect silencieux et de la
disponibilité d’avant le prédicat. Mais de cette distorsion,
c’est nous qui sommes responsables, nous les tard-venus de
la langue et de l’abstraction ; ce ne sont pas ceux que nous
appelons péjorativement des « idolâtres », pour nous

1. F. Jullien, Du « Temps », Le Livre de Poche, 2012.


D’UN ABSOLU SANS OBJET 475

consoler de ne pas savoir goûter, comme eux, l’absolu dans


le tremblement du manifeste.
Une confusion à ce point dommageable pour le sens du
sacré appelait quoi qu’il en soit un correctif. Ce correctif
ne peut consister qu’à étendre de nouveau le champ de
l’attention à la singularité entière que l’étant est, au lieu
d’en fixer un support monolithique. Mais l’expansion
attentionnelle peut s’accomplir selon deux modalités bien
différentes.
La première modalité, la plus familière pour nous,
revient à faire du donné naturel dans sa totalité la donation
d’un Donateur, la création d’un Créateur. Le saisissement
de ce qui se présente acquiert ainsi un semblant de justifi-
cation : toute chose apparaissante est créature, toute chose
apparaissante est donc sacrée. Puisque dire cela, nous
l’avons vu, est trop pour la parole et la pensée, il reste à
transférer le fardeau de l’indicible et de l’infigurable vers le
Créateur même qui répand partout la stupéfaction d’habi-
ter sa création. Le Dieu créateur, innommable si ce n’est
par énigmes ontologiques (comme dans un célèbre passage
de l’Exode 1), est devenu pour nous un monolithe transcen-
dantal. C’est autour de son nom inassignable, autour des
textes où ce nom est écrit en lettres à demi-refusées, autour
des images qui ne le représentent pas, que se joue désormais
le risque de la perte du sacré ; et c’est donc dans cette
sphère symbolique que se concentrent les passions reli-
gieuses.
La seconde modalité de l’expansion attentionnelle, quant
à elle, se décompose en deux temps : se découvrir non-
distinct du monolithe transcendantal, non-distinct de la
source de l’état de saisissement ; puis se dessaisir de soi-
même pour couler dans le que-l’étant-est saisissant. Le fruit
de ce processus en deux temps est un mode d’être que nous
rapprochons de l’éveil, et que Lawrence Durrell appelle « le
regard du Tao ». Un regard grand ouvert traduisant l’« état

1. Exode, 3, 14, dans La Bible, op. cit., p. 120.


476 MAINTENANT LA FINITUDE

d’alerte totale 1 » de qui ne veut manquer aucun frémisse-


ment de ce qui se présente ; et une présentation qu’on n’a
pas besoin de qualifier de « sacrée » tant elle ne s’oppose à
rien de profane. Ici, l’indicible n’a plus à être proclamé ni
attribué à quelque entité (au risque d’une contradiction
performative, et d’un thème de conflit), pour la simple
raison qu’il se réalise dans une pratique pacifiante du non-
dire.
Ce qui, perçu dans sa diversité, donne lieu à l’instabilité
relationnelle des choses, cela même, vécu comme singulier,
est l’absolu.
Il résulte de cette réflexion que l’absolu ne saurait être
atteint, pas même effleuré, par la spéculation intellectuelle.
Bien au contraire, le désir de spéculer prend son essor à
partir de l’absolu flagrant, et ne peut donc que s’en éloigner
à mesure qu’il le vise. Une pensée spéculative cherchant à
arraisonner l’absolu ressemble à une ombre qui s’efforce-
rait de saisir le corps dont elle est la projection, en courant
devant lui.

1. L. Durrell, Le Sourire du Tao, Gallimard, 1994, p. 26.


CONCLUSION

Les métaphysiciens de Tlön ne cherchent pas


la vérité, ni même la vraisemblance : ils
cherchent l’étonnement. Ils jugent que la
métaphysique est une branche de la littéra-
ture fantastique.
J.L. Borges

Faire de la philosophie une branche de la littérature fan-


tastique, c’est lâcher les rênes de la pensée et faire siffler
autour d’elle le vent de sa liberté. La fiction narrative est
la seule ressource vraiment inépuisable de ceux qui, comme
Meillassoux et ses partisans, désirent dilater l’espace de
l’intelligence jusqu’à l’enchantement d’un ailleurs. Il n’y a
donc pas à s’étonner que leur philosophie renouvelée
prenne pour modèle les genres littéraires les plus échevelés,
passant outre la science-fiction pour s’enivrer des « fictions
hors-science 1 ». Mais comment concilier cette aspiration à
la délivrance de l’imaginaire théorique avec la quête d’une
ultime « vérité ontologique 2 » justifiant les propositions
scientifiques dans leur prétention à pouvoir dire le vrai ?
Quelle garantie une envolée spéculative a-t-elle d’aboutir à

1. MHS, p. 74.
2. ALF, p. 72.
478 MAINTENANT LA FINITUDE

quelque « vérité éternelle 1 » affranchie de l’éphémère des


choses naturelles ? La vague de la spéculation se brise sur
cet écartèlement entre la licence et l’assurance.
Mais la spéculation ne maîtrise même pas son propre
commencement. Dès l’instant où le matérialiste spéculatif
prend le corrélationniste en flagrant délit de signifier un
« tout autre » absolu par son simple aveu de ne pouvoir
penser rien d’autre que ce qui est corrélé à la pensée, il
tombe dans une contradiction encore plus poignante que
celle de son adversaire. Ne se percevant pas pensant au
moment où il pose son nouvel absolu, le matérialiste spécu-
latif se rend insensible au fait que ce dernier est corrélé à sa
pensée. Rejetant son activité de tissage narratif dans l’angle
mort de son discours, il ignore n’avoir absolutisé que l’objet
de sa propre créativité d’écrivain. Déclarant qu’il y a un
sens à tenir les propositions ancestrales pour vraies indé-
pendamment de nous, le matérialiste spéculatif escamote
sa déclaration présente qui leur donne un sens pour nous.
Le matérialiste spéculatif prétend en somme s’évader du
corrélat de la pensée en pensant l’évasion. Il rappelle en
cela le légendaire artiste chinois Wang-Fô, qu’on dit s’être
évadé de prison en peignant sur ses murs un lac couleur de
jade pour y flotter, et un canot à rames pour y naviguer 2.
Mais pour envoûter ses lecteurs, le matérialiste spéculatif
se sert d’un procédé pictural encore plus ingénieux, utilisé
par René Magritte : le procédé du tableau dans le tableau.
Approchons-nous des œuvres du maître belge de l’illusion
et du dévoilement ; choisissons par exemple celle, datée de
1933 3, qu’il a intitulée La Condition humaine. Lorsqu’on
la découvre, on voit une fenêtre entourée de lourds rideaux

1. Q. Meillassoux, « Iteration, reiteration, repetition, a speculative


analysis of the meaningless sign », conférence du 20 avril 2012, Freie
Universität, Berlin.
2. M. Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé », dans M. Yource-
nar, Nouvelles orientales, Gallimard, 1978.
3. Le tableau est exposé à la National Gallery of Art de Washington.
CONCLUSION 479

bruns, ouvrant en transparence sur un paysage rural sur-


monté d’un ciel d’azur légèrement nuageux. Puis, en por-
tant l’attention vers l’angle en bas à gauche de la fenêtre,
on aperçoit, au milieu du paysage qu’elle révèle ou bien
juste en dessous, de curieux accessoires flottants : l’extré-
mité supérieure des trois pieds d’un chevalet posé sur le
sol, le support haut de ce chevalet, et la tranche droite
d’une toile de peintre clouée sur châssis. Il saute alors aux
yeux que la fenêtre est à demi masquée par cette toile qui
représente une partie du paysage ; et que ce qu’on a pris
pour un paysage complet n’était donc que la juxtaposition
bien ajustée d’un paysage incomplet et de la représentation
sur la toile de sa fraction manquante. À ce degré encore
peu avancé de l’analyse du tableau de Magritte, l’ambiva-
lence de son message reste entière. Il a de quoi conforter
allégoriquement aussi bien la thèse du corrélationniste que
celle du matérialiste spéculatif. Le premier soulignerait que
ce qui semble être un fragment de paysage n’est que sa
représentation picturale. Le second ferait remarquer que
la représentation sur la toile ne ressort comme telle qu’en
s’opposant à un paysage « réel » vu à travers la fenêtre ; et
que la réalité éclate donc à l’occasion d’une tentative d’en
restreindre l’apparition à une apparence. L’interprétation
bascule de façon décisive lorsqu’on ne se laisse plus aveu-
gler par ce qui crève les yeux, lorsqu’on voit enfin l’évi-
dence trop évidente pour être visible. Tout cela, fenêtre,
paysage, tableau, compose un autre tableau, un méta-
tableau qui inclut le tableau : La Condition humaine de
Magritte. Ce méta-tableau aurait pu être sous-titré « ceci
n’est ni un tableau ni une fenêtre ni un paysage … mais
leur représentation ». La représentation devient intégrale,
ce qui met allégoriquement le matérialiste spéculatif en
déroute. Son tour de passe-passe vient d’être démasqué. Il
est celui qui arrête sa prise de conscience en chemin, et qui
veut nous arrêter avec lui. Le matérialiste spéculatif nous
demande de voir le contraste entre la représentation et le
réel qu’elle représente, mais il ne voit pas (ou ne veut pas
voir) que le contraste lui-même est représenté.
480 MAINTENANT LA FINITUDE

Bien sûr, il a une excuse toute trouvée pour cela : lors-


qu’on a le nez sur le tableau, comment s’apercevoir qu’il
est tableau et non pas paysage ? Certainement pas en pre-
nant des distances par rapport à lui, nous venons de
l’exclure par hypothèse. Le tableau contenant un tableau,
ce méta-tableau visible en tant que tel par un spectateur
distancié, n’est décidément qu’une allégorie, qui éveille
l’attention mais ne rend pas entière justice à la difficulté
du problème épistémologique. Car, lorsqu’il est question
de connaître la connaissance elle-même, aucun écart n’est
permis entre le connaissant et le connu, contrairement à
ce qui a lieu entre le spectateur et son tableau. Pourtant,
l’allégorie picturale peut être poursuivie, à condition de lui
faire prendre aussi en charge la question du manque de
distance. Même lorsqu’on ne prend aucun recul vis-à-vis
du tableau, il y a des traits structuraux internes qui le
dénoncent comme tableau. Ainsi, la structure de perspec-
tive linéaire unicentrique révèle qu’il est construit à partir
d’un point de vue fixe, au moyen d’un dispositif à la Bru-
nelleschi 1. De façon analogue, même si l’on ne prend pas
un impossible recul par rapport à l’expérience, et même
si l’on n’y pratique pas l’art phénoménologique de faire
apparaître l’apparaître en deçà des apparitions, des traits
structuraux internes la dénoncent comme expérience-de-
monde en dépit de sa transparence au monde. Deux de ces
traits sont le caractère radicalement situé de la connais-
sance des phénomènes (le fait qu’elle se donne à partir de
quelque part), et sa structure pluri-régionale (le fait qu’elle
se divise en disciplines et en domaines) 2. Les sciences sont
pleines de ces traces de corrélation. Et la physique quan-
tique, nous l’avons vu, n’autorise même plus à les oublier.
Puisque le matérialiste spéculatif ne parvient pas à sa
vérité absolue, puisque sa libération à l’égard de la finitude
est seulement fictionnelle, que lui reste-t-il à faire ? Certai-
nement pas renoncer à son art littéraire, poussé à un rare

1. H. Damisch, L’Origine de la perspective, Macula, 1979.


2. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit., p. 85 et suiv.
CONCLUSION 481

sommet de subtilité et de séduction. Bien au contraire, la


meilleure option qui s’offre à lui consiste à développer ce
talent d’écrivain sans frein, mais en gardant la pleine
conscience de son écriture. Il lui suffit pour cela de tirer
parti de son plus profond aperçu : la différence entre la
métaphysique et la spéculation, c’est-à-dire la différence
entre l’élaboration d’une doctrine unifiée de ce qui est, et
le déploiement du divers de ce qui pourrait être. Si le maté-
rialiste spéculatif ne se préoccupe « pas tant des choses
telles qu’elles sont, que de la possibilité qu’elles puissent
toujours être autrement 1 », le mieux qu’il puisse faire est
d’assumer pleinement la posture créative qu’il s’est choisie.
L’assumer, cela implique pour lui d’avancer en funambule
entre la noblesse de son discours sur l’absolu et la nécessité
de ne pas le prendre tout à fait au sérieux. Cela suppose
de garder constamment en vue que parler de l’absolu est
encore une parole, que penser l’absolu est encore une
pensée. Mais une parole qui frappe et galvanise, une pensée
qui met en marche et fixe un cap. Une parole qui peut
tromper si elle ne se sait pas parole, et une pensée qui peut
égarer si elle ne se saisit pas comme pensée. Telle est la voie
étroite.
La voie étroite de la fiction spéculative donne envie de
l’emprunter s’il y a des raisons de croire qu’elle est mieux
qu’un pis-aller. Or, c’est bien le cas. Comme le souligne
Nelson Goodman 2, notre monde actuel des phénomènes,
des actions et des choix, est tout autant le produit du tra-
vail imaginatif des romanciers, des poètes et des peintres
que du procès-verbal dressé par les biographes, les histo-
riens et les scientifiques. Que le nom des personnages de
romans ne désigne personne dans le monde manifeste, n’a
même pas beaucoup d’importance. Car ce nom inventé a
le pouvoir de signifier nos tendances ou nos attentes ; il

1. P. Hallward, « Tout est possible », Revue internationale des livres et


des idées, no 9, 2009, www.revuedeslivres.net/articles.php ?idArt=315.
2. N. Goodman, Ways of Worldmaking, Hackett Publishing Com-
pany, 1978, p. 103.
482 MAINTENANT LA FINITUDE

pointe vers certaines de nos virtualités, et dénote ce que


cela nous ferait de les actualiser. Par l’animation de vies
possibles, l’écrivain transforme notre vie réelle. Par le tracé
présent d’autres destins fictifs, il féconde et travaille le futur
proche de ce destin-ci. À plus forte raison notre monde
actuel est-il indirectement né des métaphysiciens qui ont
orienté notre manière de le voir, de le vouloir autre, et de
le transformer. Comme le libre engendrement de person-
nages de roman, la libre création de mondes possibles par
les philosophes spéculatifs a le pouvoir de ménager des
clairières dans nos façons de ressentir, d’élargir nos hori-
zons au-delà des répétitions butées du quotidien, de faire
de chacun de nous le héros (parfois tragique) d’une épopée
cosmique. Au terme de notre bref séjour dans l’étonnement
de vivre, elle nous procure la joie (ou l’illusion) d’entrevoir
l’inconnu qui nous déborde de tous côtés. « La vie, écrit
Michel Henry, c’est une vague qui se sent elle-même 1 » ;
mais une vague qui rêve de briser la digue de sa sensibilité
par l’intelligence spéculative, afin de se représenter l’océan
qui la porte. Même si l’on doute que l’artiste Wang-Fô
se soit vraiment évadé de sa prison par l’issue que lui a
ménagée son tableau, il reste que sa peinture lui a métapho-
riquement servi d’« évasion », qu’elle lui a permis d’agran-
dir sa cellule aux dimensions visionnaires de ses lointains
bleus-violets.
Cultiver sa fiction en la sachant fictionnelle fraierait à la
spéculation une avenue supplémentaire : celle de la littéra-
ture réflexive. L’œuvre spéculative y gagnerait la lucidité
d’une littérature qui pense les lointains figurés comme exu-
toire des ardeurs de la vie toute proche ; une littérature qui
utilise ses esquisses de mondes comme miroirs révélateurs
de l’être-au-monde de l’écrivain et des lecteurs ; une littéra-
ture qui ne décrit des états de choses possibles qu’afin de
faire ressortir par comparaison la singularité de l’état de

1. M. Henry, Romans, Encre marine, 2009, p. 12, préface d’Anne


Henry.
CONCLUSION 483

choses actuel. La littérature réflexive ne se réduit pas forcé-


ment à quelque écriture de l’intériorité, qui suscite à juste
titre la claustrophobie chez le philosophe spéculatif. Si on
lui permet de pousser la mise à nu de l’expérience à son
terme, elle peut au contraire forcer à y reconnaître l’indiffé-
renciation de l’intériorité et de l’extériorité.
Sous le régime de cette reconnaissance, la voie lui est
ouverte vers une conception nouvelle du récit. Dans
l’ambiance de sa lucidité nouvellement acquise, son récit
n’a plus l’ambition de dresser le décor statique d’un monde
extériorisé devant le regard intériorisé d’un lecteur-specta-
teur, mais de servir d’avant-garde active à un lecteur-habi-
tant, de brandir devant lui un flambeau poétique apte à
éclairer ses itinéraires à venir. Au sens de la littérature
réflexive, le récit ne pose des objets fictifs que pour servir
de toile de fond à des biographies possibles. Et il ne dépeint
son monde romanesque que pour en faire éclater la plus
profonde tonalité affective : celle de l’étrangeté ressentie
au cœur de sa familiarité ; celle de l’irréductible saveur de
contingence qu’il suscite. Pensons au regard à la fois banal
et étonné d’un personnage d’innocent chez Faulkner : « Il
est celui par qui le monde se manifeste dans son injustifi-
cation radicale […] 1. »
Si on sait lire entre les lignes, c’est la même conversion
que suggère Meillassoux par sa narration philosophique.
Au premier degré, spéculatif, il déclare absolutiser la facti-
cité 2. Mais au deuxième degré, réflexif, le moteur de sa
déclaration est le saisissement qu’il éprouve devant (ou
plutôt dans) l’injustifiable unicité de ce qui se présente.
Chez lui, ce qui transit l’intelligence est retourné en un éter-
nel absolu ; ce qui la laisse muette est vocalisé sous forme
d’un principe ; ce qui se présente à elle comme une fluente
étincelle de stupeur est figé en certitude. À rebours de cette

1. C. Romano, Le Chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner, Galli-


mard, 2005, p. 37. Le personnage en question est celui de Benjy dans
Le Bruit et la Fureur.
2. ALF, p. 71.
484 MAINTENANT LA FINITUDE

paradoxale volonté de saisir l’insaisissable, mieux vaudrait


prendre le saisissement de soi à la lettre, remplacer la fic-
tion spéculative par une parabole réflexive, et faire de la
philosophie l’art de se retenir de traverser trop négligem-
ment l’évidence. Comme le signalait le logicien Kurt Gödel,
« se vouer à la philosophie est toujours salutaire, même
quand il n’en sort aucun résultat positif. Cela a pour effet
que “la couleur semble plus éclatante”, c’est-à-dire que la
réalité apparaît plus clairement comme telle 1 ». Le plus
authentique renouveau de la philosophie est celui qui
cultive cet éclat et cette clarté ; il est celui qui n’ajoute
aucune touche d’interprétation sur le tableau du monde,
mais en gratte la patine interprétative à force d’auto-cri-
tique des concepts, et en laisse ainsi resplendir la couleur.
L’authentique renouveau de la philosophie enseigne à
accueillir l’immémoriale apparition comme pour la pre-
mière fois, dans la disponibilité sans nom à laquelle la lec-
ture achevée vous ouvre à l’instant.

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Ali A.F., 345 Beck J.S., 91


Allix S., 168 Beck L.W., 10
Althusser L., 312 Bégout B., 279
Anselme de Cantorbéry, 73, Bekenstein J.D., 354
77, 111 Bell J.S., 311, 410-411, 413-
Apel K.-O., 128, 146-147, 274 414
Appleby M., 247 Benoist J., 15-16, 305
Aristote, 111, 114, 128, 155, Bentham J. Van, 94
446 Berger J.O., 288
Aspect A., 410 Bergson H., 86
Ataria Y., 169
Bernstein P., 168
Atmanspacher H., 460
Bertola F., 198
Aubenque P., 160
Bertossa F., 177, 189
Auccaise R., 392
Bhattacharya K., 446
Augustin Saint, 128, 188
Austin J., 146 Bitbol M., 12, 47-48, 53, 87-
88, 101, 106-108, 116, 120,
Baez J.C., 352 132, 150, 164, 189, 198, 219,
Bainbridge M.B., 356 234, 238, 240, 242-243, 247,
Balaguer M., 87 266, 274, 276, 280, 282, 292,
Balibar F., 379 296, 301, 309, 311-314, 322,
Barbaras R., 166, 176, 279, 340, 376-378, 381, 390, 403-
300 404, 413, 421, 446, 450, 454-
Barrow J.D., 198, 348 455, 458, 480
Basile P., 177 Bitbol-Hespériès A., 167, 263
Bauer E., 378 Blanchard P., 404, 412
Bean R., 348 Blanché R., 112
508 MAINTENANT LA FINITUDE

Bohm D., 48, 238, 387-389, Clavelin M., 421


411 Clerc H., 195
Bohr N., 105, 238-239, 278, Cohen H., 43, 234-235, 251
303, 318, 321-322, 326-327, Cohen-Boulakia C., 240, 455
382, 387, 401-402, 408, 414, Cohen-Tannoudji C., 376
434 Copernic N., 8, 10-11, 39-40,
Bokulich A. et P., 37, 87 43, 47-48, 53-64, 66, 68-69,
Bortoft H., 100 89, 102, 104, 226-227, 247,
Bourdieu P., 331 256
Bourgine P., 240, 455 Costa de Beauregard O., 392
Brassier R., 275, 324-326, 436 Costantini M., 167
Brent Dalrymple G., 439 Cramer J.G., 395
Bruckner C., 323 Cues N. de, 58
Bruza P., 311 Curi U., 198
Bryckman G., 24
Buchdahl G., 205, 214 Dahan-Dalmedico A., 238
Busemeyer J., 311 Dalibard J., 410
Bussotti P., 266 Damisch H., 480
Buttex M., 163 Danilov V., 311
D’ariano G.M., 243-244
Ćandrakīrti, 465 Das S., 345
Capeillères F., 200 Dehaene S., 276
Carswell R.F., 356 Deleuze G., 14
Cartwright N., 222 Dennett D., 276
Cassin B., 114 De Raedt H., 247
Cassirer E., 22, 38, 43, 50, Derrida J., 34, 262
91-92, 96, 205, 251, 313- Desanti j.-t., 70
314, 458 Descartes R., 53, 71, 73-76,
Céleri L.C., 392 78-80, 86, 112, 133-135, 137,
Chabert J.L., 238 167, 263
Chakravartti A., 47 Destouches-Février P., 382
Chalmers D., 106, 275 Deweerd A.J., 383
Chardin G., 345 De Witt B.S., 48, 401
Chauvier S., 200 Dicke R.H., 384
Chavalarias D., 240, 455 Dilthey W., 14
Chemla K., 238 Diner S., 364
Cheyne J.A., 168 Dirac P.A.M., 240, 310
Chiribella G., 243-244 Diu B., 376
Citati P., 97 Dolev S., 389
Clark A., 34 Doney W., 76
INDEX 509

Drühl K., 392 Friedman M., 219


Duhem P., 57, 59, 61-62, Fröhlich J., 412
Duplantier B., 405 Fuchs C., 241, 247, 402, 412
Durrell L., 475-476
Galileo Galilei, 80
Eberhard P.H., 262, 264-265, Galvan S., 114
268, 396 Gaukroger S., 263
Edwards W., 289 Germain M.-F., 264
Eemeren F.H. Van, 94 Gibson J.J., 34
Ehrsson H.H., 168 Girard T.A., 168
Einstein A., 47, 49-50, 65, 85, Gisin N., 411-412
226, 231, 313-315, 318-323, Giulini D., 314, 377
326, 335, 367, 379-380, 392, Gödel K., 484
408-409, 413-414, 432, 439 Goethe J.W., 97-102
Eisler R., 41 Goodman N., 254, 359, 481
Eliasson O., 108 Graham N., 48, 401
Élie M., 99-100 Gratton P., 8
Elitzur A.C., 383, 389
Griffiths R.B., 412
Ellerman D., 392, 396
Grinbaum A., 243
Engel P., 16
Grootendorst R., 94
Esfeld M., 411
Guattari F., 14
Espagnat B. d’, 311, 406, 410,
Gunzig E., 364
414
Gusdorf G., 96
Gyemant M., 81
Ferrari R., 189
Ferraris M., 8
Fichte J.G., 24, 43, 96, 126- Hacking I., 254
127, 130, 174, 186, 242, 269- Haggard P., 167
270, 274-275, 305 Hamming R.W., 88
Ficin M., 55 Harman G., 8
Filgueiras J.G., 392 Harthong J., 238
Fink E., 158 Hayes R.P., 447
Flambaum V.V., 356 Healey R., 380
Ford N., 354 Hearn L., 473
Foucault M., 31, 71 Hegel G.F.W., 20, 22, 96, 175,
Fraassen B.C. Van, 12, 43, 188, 193, 302
62, 191, 212, 410 Heidegger M., 66, 153-158,
Frege G., 451 166-167, 170-171, 175-178,
French S., 37, 87, 378 188-189, 298, 435, 442-445,
Freud S., 69, 275 450
510 MAINTENANT LA FINITUDE

Heisenberg W., 47, 63, 98, Kiefer C., 314, 377


101-102, 105, 170, 226, 237, Kim Y.H., 393
321, 390 King J.A., 356
Hemmo M., 406 Kitcher P., 17
Henry M., 165, 269, 276, 482 Kitto K., 311
Hermann G., 47 Klein É., 345, 363, 403
Hiley B., 48, 238, 387 Kolb E.W., 348
Holt J., 170 Kolesnik-Antoine D., 167
Honnefelder L., 41 Kosmann-Schwartzbach Y.,
Honneth A., 302 219
Hoyningen-Huene P., 343 Koyré A., 9, 55
Hughes R.I.G., 403 Kuhn T., 42, 55, 57, 343
Hume D., 9, 30-31, 42, 191, Kulik S.P., 393
199, 208, 254, 359, 362 Kunst A., 446
Husserl E., 13, 15, 29-30, 33,
43, 63, 81, 98, 121, 156-157, Lachièze-Rey P., 76
193, 262, 269, 272, 279, 337, Ladyman J., 37, 48, 87
378-379, 419, 421-424, 460 Lalande A., 130
Laloë F., 376
Inwagen P. Van, 43 Lambert D., 348
Lambert-Mogiliansky A., 311
Jadczyk A., 404 Lange M., 357
Jankélévitch V., 463 Latour B., 333-337
Jaynes E.T., 255, 407 Lavigne J.F., 13
Johnson E.H., 446 Laz J., 42
Joos E., 377 Leibniz G.W., 9, 28, 132-133,
148, 150-151, 161, 166, 170-
Kahneman D., 289 176, 181, 188, 209-212, 214,
Kant E., 9-11, 13-14, 16-20, 217, 249
22, 24, 30-31, 34-35, 37-48, Lénine V., 12
52-54, 62-71, 73-75, 82, 88- Levinas E., 40
97, 100-104, 116, 126, 129, Lévy-Leblond J.-M., 363,
186, 195-206, 208-209, 212- 365-367, 369, 379
223, 225-230, 232-237, 242- Lewis D., 142
243, 246-248, 250-252, 256, Liddle A., 350
259-262, 264-269, 272, 277- Linde A., 358
278, 291-297, 306, 325, 337, Lindman H., 289
455, 469 Lindtner C., 446
Katsnelson M.I., 247 Lipton P., 61
Kerr J., 467 London F., 378
INDEX 511

Longo A., 275 Nef F., 43


Lyre H., 404 Nelson D., 311
Neumann J. Von, 378
Mabille B., 188 Newton I., 33, 37, 46, 48, 61,
Mageijo J., 348 99-102, 196, 218-219, 225,
Mcdermid D., 17 237, 242, 246, 291-292, 354-
Mcevoy C., 311 355, 412, 431
Mcmullin E., 47 Nicholson G., 157
Malabou C., 259-260, 264, Niemoczynski L., 305
267, 271 Nietzsche F., 160, 164, 435
Maldiney H., 29, 176, 184, Nishida K., 151
193-194, 468-469 Niu C.-S., 412
Marion J.-L., 184, 305 Novitz D., 17
Mates B., 209 Novotny K., 181
Meersseman L., 219
Meillassoux Q., 7-9, 11-12, 14, Olbrechts-Tyteca L., 113
17, 20-21, 25, 31-34, 54, 63, Oliveira I.S., 392
71, 73-75, 80, 82-83, 85, 94, Olson J., 352
97, 103, 106-107, 128-129, Omnès R., 315, 378
133, 135, 196, 209, 248, 259, O’neill L.A.J., 355
264, 285, 315, 324, 359, 372, O’regan J.K., 167
442-443, 477-478, 483 Orimo Y., 183
Merleau-Ponty M., 15, 39, 76,
163-167, 169-170, 176, 184, Pascal B., 81, 331, 441
208, 296, 301, 458 Patočka J., 272, 279
Mermin N.D., 241, 412 Peebles P.J.E., 348
Metzinger T., 119 Pegg D.T., 392
Micali S., 181 Peirce C.S., 351
Michielsen K., 247 Penrose R., 346, 387, 434
Milgrom M., 354 Perelman C., 113
Monnoyeur F., 101 Peres A., 323, 412-413, 418
Monton B., 12 Perinotti P., 243-244
Moore G.E., 119 Petitmengin C., 167
Murphy M.P., 355 Petitot J., 67, 219, 313, 404
Murphy M.T., 356 Piaget J., 88, 267-269, 295-296
Pickering A., 206-208, 297
Nāgārjuna, 446-450, Pines S., 193
Nambu Y., 358 Platon, 22, 55, 57, 67, 71, 80,
Narcy M., 114 86-88, 146, 154-155, 157-
Natorp P., 251 158, 193
512 MAINTENANT LA FINITUDE

Podolsky B., 318-319, 408- Savage L.J., 289


409, 413-414, 432, 439 Scarani V., 384, 411
Poincaré H., 357, 361, 407 Schack R., 241, 247, 412
Popper K., 30, 199, 343 Schiller C., 364
Price H., 392 Schlick M., 222, 357
Psillos S., 47 Schlosshauer M.A., 403
Puech M., 204 Schnell A., 181
Putnam H., 17, 79 Schrödinger E., 49, 240, 246-
247, 381, 400-401, 406
Raimond J.-M., 405 Schuster J., 263
Ramachandran V.S., 167 Scott-Taggart M.J., 10
Ratra B., 348 Scully M.O., 392-393
Redhead M., 48 Searle J., 17
Reichenbach H., 38, 228-230, Segonds A., 56-57
232-234 Serra R.M., 392
Renaut A., 64, 66 Serres M., 70
Rheticus, 56, 61-62 Sheehan D.P., 395
Ricœur P., 139, 304 Shenker O., 406
Rigal E., 88
Shih Y.H., 393
Rivasseau V., 405
Shimony A., 10
Rodis-Lewis G., 167
Smerlak M., 367, 413
Roger G., 410
Smolin L., 249, 358
Roger J., 264
Sorabji R., 194
Romano C., 16, 305, 483
Rorty R., 247 Souffrin P., 57
Rosch E., 34, 296, 298 Sparrow T., 8
Rosen N., 318-319, 408-409, Spielrein S., 467
413-414, 432, 439 Stacey B., 247
Rosenfeld L., 403 Stamatescu I.-O., 377
Ross R.R., 396 Stapleford S, 200
Rovelli C., 351, 413 Stefanov A., 411
Rubin V., 354 Stengers I., 323
Russell B., 10, 211 Stern R., 200
Ryckman T., 313 Stroud B., 200
Suarez, A., 411
Saint Aubert E. de, 166 Sutton J., 263
Sambursky S., 193
Sarthour R.S., 392 Tengelyi L., 181
Sartre J.-P., 143, 176, 181, Terno D.R., 413, 418
328, 445 Thomas-Bolduc A.R., 86
INDEX 513

Thomas-Fogiel I., 16, 18, Weyl H., 63


126-127, 174, 186, 270, 273, Wheeler J.A., 241, 319, 322,
305-306 375, 389, 392
Thompson E., 34, 296, 298, Wigner E., 88, 219, 378
340 Wikins L.K., 168
Thonnard W., 354 Wittgenstein L., 15, 19, 35-36,
Tian Yu Cao, 50 43, 64-65, 88, 99, 145, 259,
Tipler F., 198 270, 422, 442-446, 450, 457
Turner M.S., 348 Wolfe C.T., 263
Tversky A., 289 Worrall J., 48
Tye M., 119 Wurmser R., 379

Uexküll J. Von, 297 Yourcenar M., 478


Uzan J.-P., 356 Yu R., 393

Vaidman L., 383 Zahavi D., 420


Valenzuela Moguillansky C., Zajonc A., 99
167 Zarka Y., 264
Varela F., 34, 296, 298 Zbinden H., 411
Veltman F., 94 Zeh H.D., 314, 377
Verlinde E., 355 Zeilinger A., 323, 383, 389
Vuillemin J., 111, 219, 233 Zhu H., 247
Žižek S., 302
Wallace D., 401 Zurek W.H., 241, 319, 322,
Webb J.K., 356 389, 403, 405
Weil S., 273 Zweig S., 435
Weizsäcker K-F. Von, 390 Zwirn H., 311
TABLE

Introduction.................................................................. 7

I. Révolution copernicienne ou contre-révolution


ptolémaïque ? ........................................................... 39
Une métaphysique réflexive, 40 ; Le paradigme transcendan-
tal, 42 ; La narration scientifique, révolte implicite contre
la réflexivité transcendantale, 44 ; Le réalisme scientifique,
révolte explicite contre la réflexivité transcendantale, 46 ; La
brisure romantique du cadre de la finitude, 52 ; Sur le sens
de la révolution astronomique de Copernic, 54 ; Relativité et
finitude dans le geste de Copernic, 59 ; La finitude, entre
image copernicienne et principe génératif kantien, 62 ;
Signes internes de finitude, et mathématiques d’un sujet fini,
65 ; La blessure narcissique redoublée du matérialiste spécu-
latif, 68 ; Les mathématiques, index d’absolu ?, 70 ; Dieu,
la preuve ontologique, et l’auto-dépassement du sujet, 73 ;
Retrouver le monde extérieur par l’auto-dépassement du
sujet, 78 ; La chose en soi : une non-chose proche de soi, 89 ;
La chose en soi comme limite et comme fonction du
connaître, 91 ; Remonter vers la chose qu’il y a en soi, 94 ;
La réaction romantique contre les sciences objectives : le
cas de Goethe, 97 ; Le matérialisme spéculatif, une synthèse
baroque des révoltes scientifique et romantique, 103 ; Le
matérialisme spéculatif ou l’oubli de l’être-situé, 105.

II. L’argument-maître au présent de son énonciation.. 111


Une logique de la réception, 112 ; Le dialogue et l’argument
élenctique, 114 ; Première parade contre l’argument élenc-
tique matérialiste : suspendre le discours sur l’absolu, 116 ;
Deuxième parade contre l’argument élenctique matérialiste :
516 MAINTENANT LA FINITUDE

l’argument méta-élenctique, 117 ; Analogie avec un débat en


philosophie de l’esprit : conscience et transparence cognitive,
118 ; À qui revient le dernier mot, entre les arguments élenc-
tique et méta-élenctique ?, 120 ; Contradiction pensée et
contradiction vécue, 122 ; Une stratégie méta-élenctique
contre l’argument-maître, 125 ; Contradiction performative
et contradiction pragmatique, 128 ; Au-delà de la contradic-
tion pragmatique : la contradiction existentielle, 132 ;
Comment montrer au matérialiste spéculatif sa propre
contradiction existentielle ?, 135 ; L’absolu de la mort au
présent de l’indicatif, 136 ; Le pouvoir-être-autre au présent
de l’indicatif, 139 ; « Je » en sa nécessité absolue, 140.

III. Autour de la stupéfaction d’être ........................... 143


Sous les thèses, les actes de pensée, 144 ; L’impact instantané
de l’argument élenctique et la question « pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? », 145 ; La raison de tout ce
qui est, au point d’épuisement de la raison, 148 ; Une invita-
tion à habiter la question exhaustive, 150 ; Qu’est-ce
qu’être ? Les horizons de la différence, 151 ; L’être et les
langues (1) : entre croissance et persistance, 154 ; L’être et
les langues (2) : l’éclosion de la présence, 155 ; L’être recon-
duit à l’apparaître, 157 ; Parménide, l’être-maintenant et
l’étant total, 159 ; « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien ? » : quand on participe de la chose, 163 ; « Plutôt
que rien » : la patience de se livrer à la question, 170 ; Retour
à la source unique de l’existence et du désir d’élucider, 173 ;
L’être, l’expérience de rien et les bords du temps, 177 ; Le
présent, sanctuaire de certitude, 182 ; Le réel en deçà du
réalisme : un signe de finitude, 184 ; L’être et le rien dans le
questionnement, 187.

IV. Sur la nature des lois ............................................. 191


Que serait-on dans le chaos ?, 192 ; Poussée d’être, poussée
ordonnatrice, 195 ; Faut-il qu’un ordre légal existe indépen-
damment de nous ?, 197 ; La neutralité de l’agir et le geste
de légaliser, 202 ; Une épistémologie néo-pragmatiste, 206 ;
La nécessité des lois et la pluralité des mondes, 209 ; Une
nécessité à visage humain, 212 ; Peut-on montrer qu’une
forme de loi est nécessaire ?, 218 ; Désordre possible, ordre
présumé, 221 ; Suspendre le jugement sur un monde hors
TABLE 517

science, 223 ; La physique quantique a-t-elle vraiment signi-


fié l’échec de l’épistémologie kantienne ?, 226 ; A priori rela-
tif et formes affaiblies de nécessité, 228 ; Comment extraire
une nature de l’histoire, 235 ; La théorie quantique comme
effort de naturalisation à partir d’un fond historique, 237 ;
L’empreinte formelle du projet de surmonter la contingence
de l’histoire, 242 ; Pourquoi les lois quantiques sont nécessai-
rement ainsi et pas autrement, 248 ; Une solution corréla-
tionniste de l’énigme de l’induction, 252.

V. Une genèse continuée du transcendantal : sur la


contingence de la corrélation................................... 259
La genèse occultée, mais pas niée, des formes de la pensée,
260 ; Épigenèse ou préformation des formes de la pensée ?,
262 ; L’action comme matrice des formes de la pensée, 265 ;
Une dynamique de l’être-agissant, 268 ; Avant le clivage inté-
rieur-extérieur, 271 ; Philosophies de la mort ou philosophies
de la vie ?, 275 ; L’auto-consistance épistémologique en son
cœur, 277 ; Épistémologie normative, épistémologie naturali-
sée, théorie de la décision : une confrontation vivante, 281 ;
L’auto-consistance réaliste : représentation, cognition, et
décision rationnelle, 284 ; L’auto-consistance corrélation-
niste I : relation et énaction, 291 ; Intermède : deux
approches philosophiques de l’endo-ontologie, 302 ; L’auto-
consistance corrélationniste II : théorie de la décision
contextuelle, 308 ; Le corrélationnisme comme principe
d’intelligibilité de la physique contemporaine, 311.

VI. Le Big Bang vu de maintenant : critique de


l’ancestralité........................................................... 317
« Ils voient sans voir » : Einstein face au renouveau épisté-
mologique de Bohr, 318 ; À quoi les énoncés ancestraux
sont-ils relatifs ?, 324 ; L’ancestralité en ce présent vivant,
328 ; Un sens aigu de l’engagement épistémique, 330 ; Une
caricature de relativisation du passé : Bruno Latour et
Ramsès II, 333 ; Passé suspendu, présent vibrant : avoir
recours au rêve lucide, 338 ; Les énoncés ancestraux dans la
tourmente des révolutions scientifiques, 341 ; Sur l’énoncé
ancestral ultime : la fragilité de l’âge de l’univers, 344 ; La
constante de Hubble comme garde-temps, 346 ; Extrapoler
les lois présentes vers des lois passées, 352 ; Le passé
518 MAINTENANT LA FINITUDE

pourrait-il être balayé par l’hyper-chaos ?, 359 ; Extrapoler


les horloges présentes vers des horloges passées : l’infini ou
l’indéfini de l’ancestral, 363 ; Relativiser la forme des énon-
cés ancestraux sans relativisme, 370.

VII. Les « faits » au présent de leur réactivation : un


enseignement négligé de la théorie quantique...... 375
La mécanique quantique comme théorie de la prévision cor-
rélationnelle, 376 ; Clarification de quelques énigmes quan-
tiques sur le mode corrélationnel, 379 ; Les mesures
quantiques « sans interaction » et leur corrélation à un acte
expérimental présent, 383 ; La proximité accrue du présent :
expériences à choix retardé et gommes quantiques, 388 ; La
relativité des observables quantiques à la forme présente de
l’appareillage, 396 ; L’environnement quotidien est-il le der-
nier refuge de l’ancestralité ?, 399 ; Persistance de la relati-
vité quantique dans un quotidien approximativement
absolutisé, 402 ; Suspendre l’énonciation de « faits » passés
lève-t-il l’énigme de la non-localité ?, 408 ; Non-localité ou
rejet radical du réalisme ? , 413 ; Plus réel que le quotidien :
sa présence, 416 ; De l’affaiblissement du monde-de-la-vie
au sol transcendantal, 419 ; Une phénoménologie du « fait
avéré », 423 ; Le caractère conjectural des « faits » passés, et
la dissolution de la non-localité, 426 ; Une explication non-
ancestrale des corrélations quantiques, 431 ; Doit-on alors
admettre que seul le présent existe ?, 435.

VIII. D’un absolu sans objet ....................................... 441


Absolu impensé, absolu éprouvé, 442 ; Cela même est
l’absolu, 446 ; L’irraison comme signe oblique de l’insépara-
tion, 451 ; L’absolu à la première personne du singulier, 456 ;
La mort de la personne au singulier absolu, 463 ; Juste une
saveur de Tout : le monolithe et le sacré, 468.

Conclusion.................................................................... 477
Bibliographie ................................................................ 485
Index............................................................................ 507
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No d’édition : L.01EHBN001022.N001
Dépôt légal : février 2019

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