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LA GUERRE
DES LANGUES
ET LES POLITIQUES
LINGUISTIQUES
HACHETTE
Li t t é r a t u r e s
D U M ÊM E A U T E U R
LOUIS-JEAN CALVET
LA GUERRE
DES LANGUES
ET LES POLITIQUES
LINGUISTIQUES
HACHETTE
Littératures
Une première édition de cet ouvrage a vu le jour en
1987 aux éditions Payot.
Ces transform ations, dont toutes les personnes tant soit peu
cultivées ont plus ou moins connaissance, ne sont pas à
proprem ent parler des phénomènes linguistiques : en les
considérant comme tels, on se condamne à ne pas les
com prendre. Ils sont la traduction linguistique de mouve
ments sociaux plus profonds. Ainsi de l’expansion du latin en
Europe ou de l’arabe dans le M aghreb : on peut bien entendu
en traiter uniquem ent en termes de linguistique interne, mais
au prix d’une perte d’information importante. Les lois phoné
tiques nous expliquent par exemple qu’un o ouvert accentué
latin se diphtongue régulièrement en uo en italien, en ue en
espagnol et donne eu en français (j’utilise ici, par souci de
simplification, la notation alphabétique classique) : foco en
latin, fuoco en italien, fuego en espagnol et feu en français...
Et en multipliant cet exemple par mille, nous pouvons avoir
une certaine idée des transform ations phonétiques de ces
langues. Mais nous en restons ainsi à la surface des choses,
nous ne voyons que la forme du changement et non pas ses
racines sociales profondes. La chose est évidemment beau
coup plus nette pour ce qui concerne les changements
sémantiques ou lexicaux. Lorsque Antoine Meillet par exem
ple, qui fut sans doute le linguiste français le plus conscient
des rapports entre langue et société, étudie la façon dont le
mot latin captivus a pu passer du sens de « prisonnier » à celui
de « misérable, mauvais », il insiste sur l’importance des
paradigmes dans le maintien du sens des mots et sur le fait que
les termes coupés de leur paradigme (ou, si l’on préfère, des
mots de même racine) acquièrent une liberté beaucoup plus
grande et évoluent plus facilement.
« En latin, le mot captivus « prisonnier » était étroitem ent
associé à capere, « prendre », captus, « pris », etc. et le sens
de « captif » ne pouvait par suite être perdu de vue ; mais
capere a en partie disparu, en partie subsisté avec des
significations particulières, et ce sont les représentants de
prehendere qui exprim ent l’idée de « prendre » dans les
langues romanes ; dès lors captivus était à la merci des actions
extérieures, et le mot prend le sens de « misérable, mauvais »
INTRODUCTION 9
A U X ORIGINES D U CONFLIT
C h a p it r e p r e m ie r
1. V oir par exem ple K. von Frisch, « D ecoding the Language of the Bee », Science
N° 185, 1974.
2. O n trouvera un état de la question dans Roger Fouts et Randall Rigby, « Man-
C him panzee C om m unication », H ow A nim ais C om m unie aie, T hom as Sebeok é d .,
B loom ington 1976.
16 LA QUESTION DES ORIGINES
quaternaire
mastodonte
inférieur
rhinocéros
(pliocène
hippopotame
supérieur)
races
(holocène) azilien (100 m)
actuelles
1. Chopper : 2. B if ace :
un seul g este plu sieu rs p o in ts d e fra p p e
3. N u cléus
so u rce d 'o u tils
ÈRE P É R IO D E A R T M O B IL IE R A R T P A R IÉ T A L A C T IV IT ÉS
Les graphismes les plus anciens, des incisions sur os, ne sont
donc pas, comme on pourrait le croire, des tentatives naïves
de représenter le monde environnant mais plutôt des sym
boles abstraits dans lesquels certains croient voir la transcrip
tion d ’un rythme. Apparaissent ensuite des têtes d’animaux,
généralem ent associées à des symboles sexuels (c’est le style I,
entre —30000 et -2 2 0 0 0 ), puis des animaux complets (sty
le II), des compositions associant dans des groupes le bœuf au
24 LA QUESTION DES ORIGINES
13. Cf. L.-J. C alvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Paris,
Payot 1974.
C h a p it r e 2
LE M YTHE D E L’O R IG IN E U N IQ UE
ET D E LA SU PÉRIO R ITÉ
i
36 LES RELIGIONS ET LA LANGUE
oublier que, comme les idées toutes faites, elles nous gouver
nent, qu’elles onî marqué des dizaines de générations d’êtres
humains dans la perception qu’ils ont eu de leur expérience
sociale, et qu’elles continueront sans doute longtemps sur cette
voie. C ’est pourquoi l’idée du plurilinguisme comme punition
divine, même si elle n’est pas toujours en accord avec l’exégèse
sérieuse des textes sacrés, me paraît importante, car elle éclaire
d’un jour particulier la façon dont les hommes ont analysé
leurs rapports linguistiques, dont ils ont géré leurs différences.
La Bible n’est d ’ailleurs pas le seul texte fondateur qui
comporte ainsi une leçon linguistique. Le Qoran, dans sa
seconde sourate (sourate de La vache), reprend de façon
abrégée l’essence du scénario de la Genèse : Dieu crée la terre
et les deux (1 1 ,2 7 ), puis crée Adam qui nomme les animaux
(1 1 ,3 1 ). Par la suite, sans prendre particulièrement position
sur le problème de l’origine du plurilinguisme (Babel n’appa
raît pas dans le livre), le Qoran est rempli de références à
l’arabe qui se ram ènent à deux grandes idées :
— L’idée d ’une pari que la langue du Qoran, celle dans
laquelle le texte a été dicté au prophète, est du « pur arabe ».
En fait, entre la tradition qui prétend que M ahomet a reçu le
texte dans le dialecte du Qoraïch, c’est-à-dire.le parler de La
M ecque, et les spécialistes qui penchent plutôt vers une koïné,
la langue dans laquelle est rédigé le livre, pose un certain
nombre de problèmes philosophiques et l’on ne saurait se
satisfaire de cette notion vague de « pur arabe » 4, mais il
demeure que cette idée est centrale dans la conscience des
musulmans et ceci nous mène au second point.
— L ’idée d ’autre part que le style du Qoran est inimitable.
Les passages dans lesquels apparaît cette assertion sont
nombreux :
Si vous dou iez du livre que nous avons envoyé à notre serviteu r,
apportez un chapitre sem blable à ceux qu'il renferme. (S o u rate d e la
V ache, 21.)
4. Cf. par exem ple Régis Blachèfe, Introduction au Coran, Paris 1959, pp. 156-
169.
f
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 37
D irez-vous que M ahom et en est l'auteur? R éponds-leur : Apportez un
chapitre sem blable à ceux qu'il contient. (S o u rate de Jo n as, 39.)
D iront-ils : le Koran est son ouvrage ? R éponds-leur : apportez dix
chapitres sem blables à ceux q u il renferme. (S o u rate H o d , 16.)
e t c .5.
« di ciciri
— sisiri
— a m o r ti! » (dis ciciri, sisiri, à m o rt !)
UN MONDE PLURILINGUE
B IL IN G U IS M E E T D IG L O S S IE .
Variété Variété
Situations
haute basse
l’autre est péjorée mais parlée par le plus grand nom bre.
Ce qu’il y a d’intéressant dans les situations évoquées par
Ferguson, c’est le jeu qu’elles mettent en scène entre le
semblable et le dissemblable : d ’une part des formes linguisti
ques « semblables » en ce sens qu’elles participent d’un même
modèle, avec sa variante normée et sa variante populaire
(même si l’exemple d’Haïti ne semble pas rentrer dans cette
catégorie), d’autre part des formes « différentes » en ce sens
que l’on peut dom iner l’une sans dominer l’autre. De la
tension entre ces deux pôles, du rapport qu’entretiennent les
locuteurs avec l’une et l’autre de ces formes, résultent bien sûr
des com portem ents que l’on peut tenter d ’approcher en
term es psycholinguistiques (les attitudes linguistiques indivi
duelles face à ces deux formes) ou sociolinguistiques (la
signification sociale de la diglossie, les groupes tels qu’ils sont
délimités par elle). E t cette dualité, qui fait à la fois la richesse
et les limites du texte de Ferguson, est à l’origine des
propositions qu’un autre linguiste américain, Joshua Fishman,
a avancées en 19672. O pposant le bilinguisme (la capacité ,
d’un individu à utiliser plusieurs langues) qui relèverait de la ^j
psycholinguistique à la diglossie (utilisation de plusieurs
langues dans une société) qui relèverait de la sociolinguisti- j!
que, Fishman modifie la conception de Ferguson sur deux
points importants :
— D ’une part, il insiste beaucoup moins sur la présence de
deux codes (il peut y en avoir plus, même s’il pense qu’en
général la situation se ram ène à l’opposition entre une variété
haute et une variété basse).
— D ’autre part, il pose que la diglossie existe dès qu’il y a
une différence fonctionnelle entre deux langues, quel que soit
le degré de différence, du plus subtil au plus radical :|Ta
relation géi entre les deux formes n’est pas une
obligation J
E t Fauteur résume sa pensée par le tableau suivant, qui
2. J. Fishm an, « Bilingualism with and without diglossia, diglossia with and
w ithout bilingualism », Journal o f Social Issues, 1967, N° 32.
46 UN MONDE PLURILINGUE
diglossie
4-
+ 1. diglossie et 2. bilinguisme sans
bilinguisme diglossie
bilinguisme
3. diglossie sans 4. ni diglossie
bilinguisme ni bilinguisme
LE « R E V E L A T E U R » FR A N Ç A IS
Un exemple : Gaillon
Gaillon est une petite ville de 6000 habitants du départe
m ent de l’Eure qui compte 21 % de travailleurs étrangers (la
UN M ONDE PLURILINGUE 51
I . -J. Calvet, « Le plurilinguisme à l’école prim aire », Migrants form ation, 1985,
i'.r
52 UN MONDE PLURILINGUE
N om bre
Langues Langues
de langues
officielles nationales
parlées
B U R K IN A 70 français 70
( français
BURUNDI 1 kirundi
( et kirundi
C E N T R E -A F R IQ U E 65 français sango
G U IN É E 20 français 8
TC H A D 100 français 0
Z A ÏR E 250 français 4
L 'É C R IT U R E
LES G R E C S , L ES B A R B A R E S E T LES A U T R E S
D U BELL A Y ET SA DÉFENSE
2, J ’utilise ici l’édition de ce texte donnée par Louis T erreaux, Paris, B ordas 1972.
LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ
mais rarem ent lu, souvent cité pour son titre mais pas pour
son contenu, m érite donc que nous méditions quelques
instants sur lui car il présente une profonde ambiguïté, au sens
propre du term e : il a deux significations. D ’une part, en effet
il s’inscrit dans un m ouvem ent de libération culturelle, une
volonté de faire de la langue française, à l’égal du latin, une
langue apte à véhiculer la poésie et les sciences : cela, toutes
les histoires de la littérature française le disent et c’est cette
contribution à un « juste combat » qui a fait le renom de
l’œuvre. Mais même sur ce point elle n’a peut-être pas la
valeur qu’on lui accorde souvent et le jugement de Ferdinand
Brunot, dans son Histoire de la langue française, est à
m éditer : « je ne dois considérer l’œuvre que comme une œuvre
d ’apologétique en faveur de la langue; il faut bien le reconnaî
tre, au risque de passer pour trop sévère, elle est à peu près
dénuée d ’intérêt » 4.
Mais nous intéresse beaucoup plus ici le fait que, pour
« défendre » la langue française, du Bellay ait besoin d ’atta
quer autant les autres langues. E t, de ce point de vue, son
texte doit être mis dans une perspective politique tenant
com pte non seulem ent du débat sur la langue pré-babélique
rappelé plus haut (la volonté, finalement partagée par du
Bellay, de dém ontrer la supériorité de la langue française sur
les autres langues d’E urope) mais aussi des rapports entre les
langues parlées en France même. Il faut en particulier
rappeler que dix ans avant la Défense et illustration, le 15 août
1539, François Ier publiait l’ordonnance de Villers-Cotterets
sur la justice dont les articles 110 et 111 précisaient que
dorénavant la justice se ferait en français, qui remplaçait
donc, bien sûr, le latin, mais prenait en même temps le pas sur
les autres langues locales : comme le souligne Brunot, il y a
désormais une « langue d’E tat ». C ’est dans ce contexte que
le livre de du Bellay est à évaluer, en ce sens que l’auteur
participe bien sûr avec Ronsard, Baïf, Jodelle et quelques
autres d ’un courant littéraire, et que l’ouvrage est à ce titre un
5. V oir sur ce point F. B runot, op. cit., tom e V III, Paris 1935, pp. 839 et sv.
6. Op. cit., pp. 912-914.
LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ 73
Ilançais (dont une partie par des gens dont le français n ’est
pas la langue m aternelle, si l’on en juge sur leur style). O n
peut voir ici la trace de cette « universalité », sans oublier
cependant que si le concours émane de Berlin, il concerne la
langue française, et que ces deux spécificités expliquent en
partie cette répartition bilingue des textes.
— B runot souligne que le ton général des mémoires est
d’une grande objectivité et que les candidats ont essayé
d’analyser les questions posées sans faire m ontre d ’une
quelconque agressivité envers la France.
— Certains, peu nom breux, contestent la notion même
d ’universalité, faisant valoir que le français est sans doute la
plus répandue des langues d ’Europe, mais que son expansion
connaît d ’im portantes limites géographiques (on ne le parle
pas en Pologne ou en Hongrie, peu au Portugal) et sociales.
« Il est impossible de chercher pourquoi la langue française est
devenue la langue générale de l’Europe », écrit l’un d ’eux, « ce
serait chercher les causes d ’une chose qui n ’est pas arrivée ».
— Pour expliquer le statut de la langue française, on
invoque de multiples raisons : le rayonnement de la culture et
de la littérature françaises, les circonstances politiques, en
particulier le rôle de Louis XIV, les voyageurs français à
l’étranger, déserteurs, expatriés huguenots, etc.
— Enfin, on recherche les raisons de cette « universalité »
dans la langue elle-m ême, dans sa forme : on cite le rôle
ém inent de l’Académie française et de son dictionnaire, on
présente le français comme une langue facile à apprendre et à
prononcer, une langue élégante, on souligne surtout sa clarté,
souvent mise en relation avec l’ordre « naturel » de sa
syntaxe. E t ce dernier point nous ramène à Rivarol.
« Ce qui n ’est pas clair n ’est pas français » : cette formule
que l’histoire a retenue est en fait l’aboutissement d’un long
raisonnem ent que l’on peut résumer en deux temps.
Rivarol commence par expliquer pourquoi le français a
conquis ce statut de langue universelle, pourquoi d ’autres
langues (allem and, espagnol, italien, anglais) ne purent le
concurrencer, avec parfois de surprenants jugements péremp-
74 LES IDÉOLOG UES D E LA SUPÉRIORITÉ
LES ID É O L O G U E S D E LA G U ERR E -
L E C H AM P D E B A T A IL L E
C h a p it r e 5
LE GRÉGAIRE ET LE VÉHICULAIRE
LE PÔLE G R ÉG A IR E
LE PÔLE V ÉH IC U LA IR E
l ’e x e m p l e du gavot
P Y G M A LIO N ET D O M IN ICI
L’ILE M AURICE
LA N G U E ET A PPARTENA NCE
LA BATAILLE FAMILIALE
l ’e x e m p l e s é n é g a l a is
Agglomération dakaroise
w olof prem ière langue parlée à la maison :
72,23 % des élèves, dont
- 47,82 % sont de père et mère wolof
- 7 % sont de m ère wolof
- 5,59 % sont de père wolof
- 11,82 % sont de père et mère non wolof
V ille de Z iguinchor
LA N G U E PATERNELLE O U M ATERNELLE ?
P A R E N T S D E L A N G U E S D IF F É R E N T E S
Bam
Langue : Sonay Wolof Dogon Malinké Peu! Total
bara
celle du père 6 1 1 1 9
de Ba mère 4 1 l 6
une autre 4 1 5
Total 14 1 1 1 t 2
PARENTS D E M ÊM E LA N G U E
parlent
celle dont Se
une autre d ’autres langues
des parents bambara
africaines
Bambara 12 2
Peul 10 10 10
Khassonkc 1 1 2 2
Bobo 1 1 2 2
Sénoufo 2 2 2
Dogon 1 1 2
Nonanké î 1 1
Bozo 1 1 1
Sarakolé 2 2 2
.9ul a 1 1
Sonay 13 13 13
IVfossi î 1 1
Malînké 1 1 1
Total 43 7 40 35
P A R E N T S D E M ÊM E L A N G U E
celle
une au tre
des parents
Zarm a 28
Hawsa 31
Peul 4 2 (zarm a)
Sonay 7
Tamachek 1 (hawsa)
G ourm antché I
Kotocoli 3
Wobé î
On voit ici que ce sont les langues minoritaires qui, dans des
cas d’ailleurs limités, disparaissent comme langues m ater
nelles au profit des langues m ajoritaires, le zarma et le hawsa.
Et la dom ination de ces deux langues se confirme lorsque les
parents sont de langues différentes :
P A R E N TS DE M Ê M E L A N G U E
celle
de la mère une autre les deux
du père
2
Zarma 7 6 2
Hawsa 12 6 2
Peul 2
Arabe tchadien 1
Kanuri 1
Kotokoli 1 )
LA BATAILLE FAM ILIALE 101
Ici encore, on voit que les enfants peuvent avoir pour
langue prem ière la langue du père (19), de la mère (16), les
deux (2) ou une autre (5), mais que cette langue est en fait le
plus souvent l’une des deux langues dominantes du pays.
C’est-à-dire qu’il y a un rapport étroit entre la famille et la
société et que dans les couples mixtes la langue « maternelle »
<|ui peut aussi bien être « paternelle » va être le plus souvent
la langue qui domine hors du foyer : le wolof au Sénégal, le
bombara au Mali, le zarma ou le hawsa au Niger. Nous
rUidierons de plus près dans les deux chapitres suivants le
statut de ces langues dom inantes ; enregistrons pour l’instant
cette donnée de nos enquêtes que les familles plurilingües sont
un lieu de conflit linguistique, ce qui n’étonnera personne, et
qu’elles enregistrent et répercutent les conflits linguistiques
plus vastes de la société environnante.
D E LA L A N G U E M A T E R N E L L E À L A L A N G U E N A T IO N A L E
i. L.-J. Calvet, « Le plurilinguisme à l’école prim aire, note sur une enquête à
<i.iillon (E u re) », Migrants form ation n° 63, 1985, pp. 17-21.
104 LA BATAILLE FAMILIALE
L ’achat de l’or par les Arabes se faisait donc sans qu’il y eût
le moindre échange linguistique, ce qui ne signifie nullement
qu’il n’y avait pas de communication. Dans la scène décrite ci-
dessus, l’économiste rem arquera en effet que ce « com
merce » se passe de monnaie, cet équivalent général des
marchandises dont parle Marx (le fait que l’or soit ici un des
term es de l’échange ne doit pas nous abuser sur ce point : l’or
est ici une marchandise et non pas une m onnaie), et le
sémiologue soulignera que s’il n’y a pas de langue, il y a bien
émission de messages (mon tas de marchandises = ton tas
d’or, je bats du tam bour pour annoncer que le marché est
conclu...). Ce troc à la m uette se caractérise donc par deux
absences : celle de la langue et celle de la monnaie, mais aussi
par le fait que, malgré ces absences, l’échange et la communi
cation ont bien lieu. Confronté à des obstacles linguistiques à
la com m unication, l’homme a toujours tenté de les lever dans
sa pratique sociale : émergence de pidgins, de langues véhicu-
laires (voir le chapitre 8 ) sur le terrain, in vivo, tandis que
dans le calme de leur cabinet, in vitro, certains cherchaient la
solution du côté des langues artificielles, type espéranto, ou
de la planification (voir toute la troisième partie du livre).
C ’est cette gestion in vivo du plurilinguisme que je voudrais
présenter ici, en commençant par un lieu caractéristique : le
marché plurilingue.
Le m arché, par le nom bre de langues qu’il met parfois en
présence, et par la nécessaire communication qu’il implique
(vanter sa m archandise, appeler le client, dem ander les prix,
les discuter...), est en effet un bon révélateur de la gestion du
plurilinguisme que peut constituer la pratique sociale : on y
voit s’affirm er des langues véhiculaires que l’on n’emploie
parfois que là et qui parfois gagnent du terrain ailleurs avec
d ’autres fonctions que la fonction commerciale. Car ces
langues qui s’imposent en ce lieu et en cette fonction peuvent
être celles qui, dans l’ensemble de la société, sont les langues
véhiculaires de demain.
*
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 109
LES M A R C H É S D E C A N T O N (C H IN E )
2. Six étudiants-chercheurs ont participé à cette enquête : Lin Yi, Z eng Y ing, Zi
D u , Shao Y ang, Shi W ang Li et Z hang Xin Mu.
110 DES MARCHÉS ET DES LANGUES
Quing Ping Lu :
Observation de 283 interactions
Langue d ’échange
C antonnais 249
Pu tong H ua 14
C an t/P T H 10
H akka 2
H unan 2
Sichuan 2
G estes 2
E criture 2
Gao Di j ié :
Observation de 132 in te ra c tio n s
Pu tong H ua 86
C antonnais 38
C an t/P T H 4
Chaocho 2
Tian su 2
H u nai 2
Shantong 2
Par exem ple, la ligne « H -H 30-40 V -A appel C ant. » signifiait q u ’un vendeur
paraissant âgé de 30 ans appelait en cantonnais un acheteur de 40 ans.
112 DES MARCHÉS ET DES LANGUES
LES M A R C H É S D E B R A Z Z A V IL L E (C O N G O ) 4
4. J ’utilise ici des données que j ’ai déjà publiées avec plus de détails» en particulier
dans L.-J. C alvet, Les langues du marché, Paris, Université R ené D escartes, 1985.
5. P. D uboz, Etude dém ographique de la ville de Brazzaville, 1974-1977, B angui,
O R S T O M 1979.
114 DES M ARCHÉS ET DES LANGUES
Marché du plateau
M arché de Poto Poto
des Quinze Ans
Lingala 65,56 % M unukutuba et français 26,3 %
Lingala et m unukutuba 17,24 % Français 15,7 %
Français 10 % Lingala 35,7 %
Lingala, fr. et munuk. 3,5 % M unukutuba 15,7 %
Lari 3,5 % Lari et m unukutuba 10,5 %
Lari 10,5 %
Marché de Moungali Lingala, français
Lingala 30,36% et m unukutuba 5,5 %
M unukutuba 25 %
Lingala et munuk 16 % Marché de Bacongo
Lingala, fr. et munuk. 8,9 % Lari - 57,8 %
Lingala et fr. 5,3 % M unukutuba 20,3 %
Lingala et lari 5,3 % Lari et m unukutuba 12,5 %
Lari 3,5 % Français 3,1 %
L ari, lingala et m unuk. 1,7 % Français, lari et munuk. 1,5 %
Lari et m unukutuba 1,7 % Lari et français 1,5 %
Français 1,7 % Lingala et m unukutuba 1,5 %
LE PETIT M A R C H É D E NIAM EY (N IG E R )
Nombre
Année Sources
d ’habitants
%
petit rive nouveau
w adata yantala total approxi
m arché droite marché
m atif
Z arm a 9 7 3 3 22 14,5
Hawsa et
zarm a 36 19 2 6 3 66 42,5
Hawsa 11 9 1 21 14,5
Français
et zarm a 4 3 1 8 5,8
Français 1 1
Z arm a
et bam bara 1 1 2
Sonay 6 3 2 1 12 8
Z arm a,
hawsa et
français 9 6 2 17 11,2
Z arm a,
hawsa et
bam bara 1 1 2
i
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 119
Le petit marché :
observation de 213 interactions
com discus
appel
m erce
total % v-v V-A A -A
sion
Z arm a 11 45 32 88 41,3 12 68 8
H aw sa 16 31 16 63 29,5 11 47 5
Français 6 12 5 23 10,7 22 1
H aw sa/zarm a 2 12 8 22 10,3 3 lô 3
Fran çais/h aw sa 3 5 1 9 4,2 1 8
F ran çais/zarm a 1 1 0,4 1
Peul 2 2 0,8 2
Ewe 1 1 1
W olof 1 1 1
G o u rm an tch é 1 1 1
Y oruba 1 1 1
Fang 1 1 1
Peu l/h aw sa 1 1 1
petit (petit
globale
marché marché)
H aw sa 14.5 % 14,2 % 29 5 %
Z arm a 14.5 11, 6 -% 41.3 %
H aw sa et
zarm a 42.5 % 46,7 % 10.3 %
L E M A R C H É E T L A G E S T IO N D U PL U R IL IN G U ISM E
13. V oir en particulier Les langues du marché déjà cité, ainsi que L .-J. C alvet,
« M ehrsprachige M ärkte und V ehikularsprachen : Geld und Sprache », in O B S T
n° 31, B rem en 1985, et L .-J. C alvet, « T rade Function and Lingua Francas », The
Fergusonian Impact, vol. 2, M outon 1986.
122 DES MARCHÉS ET DES LANGUES
14. E. M ayer cité par Ibico R ojas, E xpansion del Quechua, Lima 1980, pp. 65-66.
« U ne fem m e est assise sur la place du m arché devant un tas de m archandise (fruits
ou choses du même g enre), une autre fem m e s’approche d ’elle, s’accroupit et sort des
grains de maïs, constituant son propre tas et indiquant ainsi q u ’elle désire échanger ce
petit tas de maïs avec la com m erçante. L ’autre femme reste impassible, forçant
l’acheteuse à continuer d ’augm entei^le tas de maïs jusqu’à ce q u ’elle accepte
l'équivalence et m ontre sa satisfaction en prenant le maïs. A ucun mot n’est prononcé
durant la transaction. »
C h a p itr e 8
LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE
L ’E X E M P L E DU Q U E C H U A
avec les Indiens que l’on installe dans des nouveaux villages
pour mieux les contrôler et les soumettre à l’impôt. Le
pouvoir colonial décide d ’effacer les traces de la culture
passée : on détruit les huacas, les tombeaux indiens, les
momies qu’ils contiennent, on brûle les quipus, on interdit les
danses traditionnelles... E t, parallèlement, on imprime des
livres de catéchisme en quechua véhiculaire et en aymara.
A cette époque, à la fin du xvie siècle, trois langues étaient
encore utilisées par l’administration pour cette prise de
contrôle des peuples indiens, quechua, aymara et puquina.
C ette dernière va très vite disparaître comme langue véhicu
laire, « peut-être à cause de son extrême dialectalisation ou
d’une rapide réduction du nombre de ses locuteurs » ?.
L ’aymara perdra lui aussi du terrain ; en particulier, il ne
subsistera dans la région de Cuzco que sous forme de substrat,
m arquant la phonologie et le lexique du quechua local. Peu à
peu, les traces de l’empire inca, de son organisation que
certains ont considérée comme « pré-socialiste », disparais
sent, et il est paradoxal que le quechua véhiculaire ait été
l’instrum ent de cette destruction de la société andine qui
existait avant l’arrivée des Espagnols. En un siècle en effet,
les peuples indiens ont été segmentés en petites comm unautés
facilement contrôlables, tandis que la langue quechua profi
tait de la politique espagnole.
Torero commente avec amertum e : « La Couronne et le
Clergé espagnols pouvaient s'estimer satisfaits : il n y avait plus
besoin de nouvelle grande campagne d}évangélisation. Face à
la nation étrangère riche et puissante se dressait maintenant une
seule « nation des Indiens » : ruralisée, appauvrie, asphyxiée
socialement et culturellement. On avait obtenu la réduction
finale : la « nation des Indiens » et la classe des esclaves se
réduisaient à une seule et même masse ; domination coloniale,
oppression nationale et exploitation sociale se confondaient » 8.
Dès lors, le quechua n’intéresse plus le pouvoir et l’on va
7. Id., p. 189.
8. Id., p. 198.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 129
LES F A C T E U R S D E L ’E X PA N S IO N V É H IC U L A IR E
Le facteur géographique.
Nous avons vu que le quechua s’est répandu comme langue
seconde puis prem ière dans un axe nord-sud, le long du
couloir inter-andin, limité à l’ouest par les plaines côtières
fertiles occupées par les colons et à l’est par les sommets de la
cordillère qui de l’Aconcagua (7021 m) en Argentine au
Chimborazo (6310) ou au Cotopaxi (5 896 m) en Equateur
constituent une barrière difficilement franchissable. Il y a
certes un petit groupe quechua en Am azonie, dans la province
du Napo, mais il constitue une exception et les locuteurs de la
langue se situent dans leur plus grande m ajorité dans une
bande d’une centaine de kilomètres de large et de plus de
deux mille kilom ètres de long.
Or toutes les langues véhiculaires se sont répandues dans
les mêmes conditions. C ’est le long du fleuve Congo que le
lingala se répand en fonction véhiculaire, le long du fleuve
Oubangui que le sango devient la langue véhiculaire de la
Centre A frique, de port en port que le malais devient la
langue véhiculaire de l’Indonésie ou que la lingua franca
gagne au moyen âge toute la M éditerranée, de port en port
toujours, puis le long des pistes que le swahili devient d’abord
une langue de m arins (d ’où son nom : en arabe « les
rivages ») puis traverse l’Afrique d’est en ouest, etc.
Le facteur urbain.
Ces voies, naturelles relient le plus souvent des villes, ports
ou m archés, et la ville devient comme une pompe qui accélère
le m ouvem ent des langues en expansion. Nous avons vu, pour
le quechua, que la capitale de l’empire Inca, Cuzco, où l’on
parlait sans doute aymara, était devenue le point départ de la
diffusion de la langue « générale » administrative. Les choses
sont encore plus nettes au Sénégal, dans les régions où le
wolof n’est pas la langue locale. On y voit en effet, comme le
montre le tableau suivant, 4 à 5 fois plus de gens parlant la
langue véhiculaire venue de la capitale dans la ville prin
cipale du départem ent que dans le départem ent dans son
ensemble (v. page suivante).
Ce rôle joué par la ville dans la diffusion de langue
s’explique par différentes raisons. La ville est d ’abord le lieu
où se concentre l’adm inistration, et les fonctionnaires,
amenés par leur travail à se déplacer à travers le pays,
apprennent plus facilement les langues véhiculaires que le
l>aysan qui ne quitte pas son village. La ville est aussi un
centre économ ique, et nous avons vu au chapitre 7 l’impor-
lance des marchés dans l’émergence des langues véhicu-
132 LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE
Pourcentage de woSophones
Le facteur économique.
Les axes naturels que nous avons évoqués à propos du
facteur géographique sont le plus souvent des vecteurs
d’échanges commerciaux : la piste, le fleuve, les ports voient
passer des marchands qui transportent, outre leurs marchan
dises, les langues de l’échange commercial. Ainsi le quechua,
parlé à l’origine dans la plaine côtière du Pérou, a-t-il d’abord
gagné les Andes par le biais des échanges économiques entre
la côte et la sierra, et le swahili, langue originaire de l’île de
Zanzibar, a-t-il pris de plus en plus d’importance au fur et à
mesure que fleurissait le commerce dans l’île.
E ntre 1832 et 1834 par exemple, quarante et un navires
étrangers entrent dans le port de Zanzibar, mais pour la seule
année 1856 le port en reçoit 89, en m ajorité américains. C ’est
qu’un intense commerce s’est développé : im portation de
vêtem ents de coton du Massachusetts, exportation de girofle
et d ’ivoire. Cet ivoire, il faut aller le chercher à l’intérieur du
continent, de plus en plus loin, et l’expansion de la langue
swahili suit précisément les pistes des caravanes... De la
même façon, l’expansion véhiculaire du manding en Afrique
de l’ouest est d’abord liée au commerce sel/or et, de façon
Le facteur militaire.
Le titre de ce livre, la guerre des langues, nous prépare
naturellem ent à analyser les rapports entre l’expansion des
langues véhiculaires et l’expansion militaire, et la conquête de
13. V oir p ar exem ple L .-J. C alvet, « La route se l/o r et l’expansion du m anding »,
in Traces n° 4, R ab at 1980, et L .-J. C alvet, « The spread of m andingo : m ilitary,
com m ercial and colonial influence on a lingiiistic datum », in Language Spread,
Indiana U niversity Press, Bloom ington 1982.
134 LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE
Le facteur politique.
Les hésitations des Espagnols face au problèm e des lan
gues, que j ’ai rappelées à propos du facteur religieux, relèvent
de ce que l’on appelle aujourd’hui la « politique linguisti
que ». Et les choix politiques sont très souvent liés airdevenir
des langues véhiculaires. C ’est par exemple la politique
linguistique du colonialisme allemand puis britannique qui
renforcera l’expansion du swahili en Afrique de l’est ; c’est de
la même façon le choix du Parti Nationaliste Indonésien en
1928 qui confirmera le statut du malais en Indonésie, etc.
Mais ces choix, ces problèmes de planification et de politique
linguistiques, font l’objet de la troisième partie de ce livre et
nous y reviendrons longuement.
E T P O U R T A N T ILS C O M M U N IQ U E N T
14. G ramm aire et m éthode bambara, par le capitaine D elaforge, publiée par la
librairie militaire Charles-L avauzelle.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 135
N O U S P A R L O N S D E S L A N G U E S M O R TE S...
LA D IS P A R IT IO N DES L A N G U ES
inr.sc d ’autres traces que des substrats, qui font d’ailleurs les
mi.ictéristiques des différentes langues rom anes; dans le
second cas, la langue m orte, le latin, s’est simplement
iniiisformée.
< 'ar il y a trois façons pour une langue de « disparaître » :
La disparition par transform ation, chaque fois que,
comme dans le cas des langues romanes, une forme linguisti-
ijuc évolue, se différencie géographiquement au cours d ’une
expansion du peuple qui la parle, pour donner naissance à une
l.nnille de langues. L’exemple du latin, nous l’avons dit, est
nlors qualitativem ent comparable à celui de l’indo-européen,
<l»ii de la même façon a disparu par transformation, dans un
i;ips de tem ps beaucoup plus im portant, mais il est aussi
comparable à celui de l’arabe classique, qui s’est sur un laps
de temps plus court transformé dans les différents « dia
lectes » m odernes.
— La disparition par extinction lorsque, dans certains cas,
les derniers locuteurs d’une langue m eurent sans laisser de
descendance. Il y avait par exemple au début des années 80 en
Amazonie équatorienne, dans la province du Napo, un vieux
couple parlant te te, langue qui ne pouvait que s’éteindre avec
eux. C ette disparition d’une langue, résultat de la disparition
d’un groupe de locuteurs, ne s’effectue donc pas au profit
d’une autre langue, par transformation ou par remplacement.
— La disparition par remplacement, chaque fois qu’une
langue dom inée disparaît sous une langue dominante : c’est
bien évidem m ent le cas symétrique du premier, la transform a
tion du latin en l’une ou l’autre des langues rom anes
impliquant la disparition des langues parlées antérieurem ent.
On voit donc qu’il ne faut pas confondre les langues, les
peuples et les races. Les gens qui parlent aujourd’hui une
langue indo-européenne ne sont pas nécessairement de
« race » indo-européenne, pour autant que cette notion ait un
sens, pas plus que tous les locuteurs du français ne sont des
« Latins ». De la même façon, il y a aujourd’hui une forte
m ajorité de la population maghrébine d’origine berbère mais
arabophone : dans la disparition par remplacement, le m ou
142 LA MORT DES LANGUES
LE Q U E C H U A D E C O C H ABA M BA
i u
a
Q1 80 % de verbes
3 à 4 term es p ar énoncés
en position finale
Q2 25 à 30 % de verbes
7 à 10 term es p ar énoncés
en position finale
LA MORT DES LANGUES 145
LA M O RT DES LANGUES
7. Phrase citée par P. B urney, Les langues internationales, Paris 1966, p. 16.
LA MORT DES LANGUES 147
enrichies par ces em prunts, par ces mots voyageurs, et cela n’a
jam ais mis en question leurs particularités, leur spécificité.
Par contre, lorsqu’une langue voit son système de sons se
fondre dans le système d’une autre langue, lorsque ses phrases
se calquent sur celles d’une autre langue, elle est alors en
danger d ’absorption. La phonologie et la syntaxe sont la
charpente même de la langue, le lexique n ’en est que la
peinture. Ce qui fait que le quechua 2, dans l’exemple ci-
dessus, est en voie d ’absorption, ce n’est pas qu’il em prunte
des mots à l’espagnol ; près de la moitié du vocabulaire anglais
est d ’origine française, et l’anglais n’en est pas pour autant
menacé de disparition... C ’est d’une part q u ’il adapte de
moins en moins ces mots à sa propre phonologie, et d’autre
part qu’il tend à aligner ses structures syntaxiques sur celles de
la langue dom inante. Je suis bien évidemment incapable de
dire, en l’état des choses, si ce quechua de Bolivie sera
finalement absorbé par le castillan (et ce processus ne pourrait
tic toute façon qu’être très long), mais cet exemple nous
donne une petite idée de la façon dont peuvent m ourir les
langues sur le champ de bataille, il nous m ontre ce qu’il y a de
l'autre côté de la barrière lorsque, comme dans le cas du latin,
mie langue m eurt par transform ation, en absorbant sous elle
une langue dominée.
Et cette idée que les langues puissent m ourir nous mène
imit naturellem ent à l’évidente m étaphore des langues m ou
rantes : est-il possible de déceler des indices révélant qu’une
langue est en danger de disparition? Il est certes facile de
mesurer les symptômes statistiques de la m ort prochaine
d une langue (encore que l’action humaine puisse toujours
icnverser le cours des choses) : de la même façon que l’on
mesure un taux de véhicularité, ou indice de véhicularité,
i apport entre le nombre locuteurs d ’une langue et celui des
!•lenteurs qui ont cette langue comme langue p rem ière8, on
l'eut m esurer un indice de régression d’une langue, ou
K. Voir par exem ple L.-J. Calvet et a!.. Rapport de mission à Ziguinchor, Paris,
« l KPL, 1985.
148 LA MORT DES LANGUES
L IN G U IS T IQ U E E T S O C IO L IN G U IS T IQ U E
POLITIQUE LINGUISTIQUE
ET PLANIFICATION : PREMIÈRE APPROCHE
1. PO LITIQ U E LINGUISTIQUE
1 2 . PLANIFICATION LINGUISTIQUE
ÉTUDES DE CAS :
LA GESTION DU PLURILINGUISME
L E CAS D E LA C H IN E
Zone 1 Zone 2
(sud-est de la Chine) (dialectes m andarins)
1. Canton 7. Pékin, M andchourie, bassin
2. Kan H akka du H uanghe
3. Amoy swatou 8. H ankou, Nankin
4. Fujian 9. Sud-est, Sichuan, Y unnan,
5. Wu G uizhou, G uangxi, Hubei
6. Xiang
6. Language and Linguistics in the People's R epublic o f China, édité par Winfred
l.chm ann, Universiiy of T exas, 1975.
1. Op. cit., p. 21.
8. Op. cit., p. 133.
168 ÉTUDES DE CAS
Depuis 1976.
La m ort de Mao Ze Dong, puis l’arrestation de la « bande
des quatre » et le retour au pouvoir de Deng Xiao Ping, vont
entraîner dans le domaine linguistique le même bouleverse
m ent que dans les autres domaines. Le programme pu tong
hua continue, il sera même amplifié par l’utilisation de la
télévision, mais les minorités nationales retrouvent les préro
gatives qu’elles avaient perdues, on publie de plus en plus de
livres, de dictionnaires, les recherches se multiplient, etc.
Le modèle de société que l’on peut imaginer au term e de ce
processus est donc celui d’un bilinguisme généralisé (sauf
pour les gens du nord dont la langue prem ière correspond à
peu près à la langue nationale), bilinguisme de deux types :
— Un bilinguisme « sino-chinois », ou bilinguisme han,
entre le pu tong hua et un « dialecte » han : c’est le cas à
Canton, à Shanghaï, etc., et l’on peut se dem ander combien
de temps ces langues, qui ne sont plus enseignées à l’école,
vont résister devant le pu tong hua, même si elles ne
paraissent pas m enacées pour l’instant. Ce bilinguisme
concerne environ 25 % de la population (1008200000 habi
tants lors du recensement de 1982).
— Un bilinguisme « sino-minoritaire », lorsque la pre
mière langue est une langue minoritaire, q u ’il s’agisse du
kazak, du coréen, du tibétain, etc. Dans ces cas, il semble que
l’avenir de ces langues soit plus assuré, non seulement parce
qu’elles sont enseignées, utilisées dans l’administration, etc.,
LE CAS D E L ’IN D E
II. Cité par J. Das G u p ta, Language Conflici and National Developm ent,
iii ikcley 1970, p. 103.
I *. Op. cit., p. 112.
172 ÉTUDES DE CAS
13. M ahadev A p te, « Language C ontroversies in the Indian Parliam ent : 1952-
1960 », in Language and Politics, pp. 216-217.
LA GESTION DU PLURILINGUISME 173
Principales
Langue Principale
Nom langues
officielle langue locale
m inoritaires
(en %) (en % )
A) Etats
14. D ’après « E leventh R eport of the Com m issionner for Linguistic M inorities »,
cité par M ahadev A p te, op. cit., pp. 161, 163, 190.
174 ÉTUDES D E CAS
Principales
Langue Principale
Nom langues
officielle langue locale
minoritaires
(en % ) (en %)
B) T erritoires
I) Langue Principale
Principales
Nom langues
officielle langue locale
minoritaires
(en % ) (en %)
L E CAS D E LA G U IN É E
ii j'.ionale. Ce sont donc les huit langues les plus parlées que le
l'u li Dém ocratique G uinéen choisit comme langues natio
nales pour lancer, à partir de 1962, une opération de
lignification dans deux directions, les adultes et l’école.
En direction de l’école.
C ’est en 1968 que la réform e scolaire est mise en place :
l’enseignement est donné entièrem ent dans la langue régio
nale, c’est-à-dire une des huit langues retenues, en prem ière
année de prim aire. E t le projet consiste à avancer chaque
année d ’un an, de façon à couvrir l’ensemble du cycle
prim aire en 1974. Parallèlem ent, on introduira le français
comme matière d’enseignem ent, à raison de quatre heures par
semaine, à partir de la troisième année. Puis l’enseignement
secondaire sera donné en français, les langues nationales
dem eurant comme m atière d ’enseignement et non plus
comme langue d’enseignement.
En fait, ce programme va rencontrer bien des difficultés. La
form ation des maîtres tout d ’abord fait problème : les anciens
instituteurs sont formés en français et il faut leur apprendre à
lire et à écrire une langue nationale, à enseigner la gram
m aire, le calcul dans cette langue, etc., tandis que les jeunes
m aîtres doivent être form és dans des délais très brefs. On a
donc ouvert des écoles norm ales spécialisées chargées de
fournir les enseignants nécessaires, mais on se heurte à un
autre problèm e, celui des manuels scolaires. L’unique impri
merie de Conakry, la capitale, est débordée et les manuscrits
préparés par les chercheurs en pédagogie restent souvent à
l’état de manuscrits, dans les tiroirs. Aussi, en 1978, le
programme d ’introduction des langues nationales à l’école a-t-
il pris quatre ans de retard. On décide de ramener le nombre
des langues d’enseignem ent de huit à six, en supprim ant
l’onëyan et le wame pour lesquelles on manque d ’instituteurs
qualifiés. En 1983, on introduit ces langues dans la deuxième
année du cycle secondaire, alors que, selon le projet initial,
cela aurait dû être fait dès 1976 : on a alors accumulé huit ans
de retard sur le plan. En cours de route, on a par ailleurs
rencontré une autre difficulté, celle que constitue la diversifi
cation dialectale des langues. Une Académie des Langues est
donc créée en 1972, en particulier chargée de travailler sur le
problèm e de l’unification des formes dialectales.
LA GESTION DU PLURILINGUISME 179
DISCU SSIO N
ÉTUDES DE CAS :
PLANIFICATION LINGUISTIQUE
ET NATIONALISME
L E C A S D E LA N O R V È G E
h mettra pas en cause, vont perm ettre îes débats que nous
.liions m aintenant exposer.
I Haugen, dont les travaux sur la situation norvégienne
1«hi( autorité, distingue à cette époque cinq variétés de
Lingue :
1. Le pur danois, utilisé par quelques immigrés et surtout
l.nigue du théâtre, qui avait été dominé par les acteurs danois.
2. La langue littéraire standard, c’est-à-dire du danois
prononcé avec un accent norvégien, essentiellement utilisé à
I ccole par les enseignants et au temple par les pasteurs.
3. Le standard familier, utilisé quotidiennem ent par les
classes cultivées, compromis entre ce qui précède et ce qui
suit.
4. Le sous-standard urbain des classes populaires, variant
d’une ville à l’autre.
5. Le dialecte rural des paysans et des pêcheurs, variant de
paroisse en paroisse1.
Les locuteurs des formes linguistiques situées aux deux
extrêmes de cette classification ne se comprenaient pas, c’est-
à-dire qu’un paysan parlant son dialecte rural et un enseignant
parlant le standard littéraire ne pouvaient pas comm uniquer ;
en revanche, on se comprenait entre chacune des formes de
cette stratification et la suivante ou la précédente.
Coexistaient donc la trace linguistique de la longue dom ina
tion danoise et la diversité des parlers populaires norvégiens.
E t les élites nationalistes voulurent effectuer une unification
du pays par la langue, afin de m arquer la différence entre ce
qui était danois et ce qui était norvégien. Deux approches du
problèm e s’affrontèrent très vite. D ’une part, Knud Knudsen
(1812-1895) proposa de se fonder sur la langue parlée urbaine
(byfolkets talesprog) et de norvégianiser la prononciation du
danois pour aller vers une « prononciation nationale norvé
gienne » (den landsgyldige norske uttale). D ’autre part, Ivar
A asen (1813-1896) proposa de se fonder sur les dialectes
L E CAS D E L A T U R Q U IE
D ISC U SSIO N
I. J ’ai publié une présentation de cette politique, que je reprends ici en partie»
dans « Les jívaros et les m égahertz », Les Nouvelles Littéraires, 4 septem bre 1980, et
LA L U T T E L IN G U IS T IQ U E D ES JIV A R O S D ’E Q U A T E U R 197
Nombre d ’élèves
1972 1979
/ Système décrit par W yatt G ill, cité par Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions
»i,ulules dans les sociétés inférieures, Paris 1951, pp. 209-210. Pour ce qui concerne
i'hr, lurgement les systèm es de num ération, voir G eniève G uitel, Histoire comparée
</< \ numérations écrites, Paris 1975.
204 É T U D E S D E CAS
POLITIQUE LINGUISTIQUE
ET IMPÉRIALISME :
L ’INSTITUT LINGUISTIQUE D’ÉTÉ *
PRÉSENTATION G ÉNÉRALE
* Version élargie et enrichie d ’un texte publié en 1981 dans Le M onde D iplom ati
que, « Evangélisation et Im périalisme Culturel ».
Le Sum m er ïn stitu te o f L inguistics dans le m onde
(entre parenthèses, la date d ’arrivée dans le pays)
LES P R E M IÈ R E S C R IT IQ U E S
5. « P ro testan t, ne m entez pas, votre église n’est pas du Christ. C haque curé que
vous form ez est d ’un autre m inistère. Je suis chrétien, catholique, apostolique jusqu’à
m ourir. »
6. A . G illiam , Language and « D evelopm ent » in Papua New G uinea, Dielectical
A nth ro p o lo g y, 8, 1984, pp. 309-312.
L ’IN S T IT U T L IN G U IS T IQ U E D ’É T É 211
8. Inform ation donnée par le journal mexicain El Dia (19 juillet 1979).
9. Estudios acerca de las lenguas Huarani (Auca), Shimigae y Zapata, SIL, Q uito
1959, p. 3.
l ’i n s t i t u t l i n g u i s t i q u e d ’é t é 213
L E CAS D E L ’É Q U A T E U R
11. Registro Oficial, organo del gobierno del Ecuador, 19 mai 1971, convention
signée p ar J.-M . V elasco Ib arra, alors président de la république.
l ’i n s t i t u t l i n g u i s t i q u e d ’é t é 215
Q U E L L E P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E ?
l ’e x e m p l e des a l p h a b e t s m a n d in g
veuillent adapter les propositions que leur font les experts est
chose norm ale, mais le but de la réunion était d’ainiOer la
transcription des langues dans les différents pays, alors que
son résultat fut tout différent. Et l’on retrouve ici ce que nous
avons rencontré dans l’exemple de la Norvège, une volonté de
m arquer dans la forme même de la transcription sa spécificité
nationale. Ainsi le bambara de Bam ako et le malinké de Kita,
au Mali, sont-ils transcrits avec le même alphabet, alors que le
malinké de Kankan, en Guinée, pourtant très proche du
précédent, est transcrit avec un autre alphabet : le malinké est
considéré comme malien ou guinéen avant de l’être comme
m alinké... Imaginons que, sous prétexte de différences dialec
tales réelles, on utilise un alphabet différent pour écrire le
français en Belgique, au Québec et en France, mais le même
pour le français de Paris et celui de Marseille : nous aurions
une situation comparable, avec une insistance mise su* la
dimension étatique (France, Belgique...), alors que l’accent
parisien peut être considéré comme plus proche de l’accent
bruxellois que de l’accent marseillais.
Mais, si ridicules que puissent paraître ces politiques
linguistiques de clocher, jouant sur la transcription des
langues pour m arquer les différences nationales^ l’écriture n’y
est pas l’enjeu de rapports de force comme dans! les exemples
que nous allons m aintenant présenter.
L ’E X E M P L E S O V IÉ T IQ U E
Taux d ’alphabétisation
L ’E X E M P L E CH IN O IS
sh e n r u pi lin p i k o n g tu id o n g h a n zi gaige
« approfondir la critique de Lin et de Kong, appuyer la
réform e des caractères »
kong laoer shi fandui hanzi hiange de zushiye
« Confucius est le grand m aître des opposants à la réform e
des caractères », e tc .n .
A insi, pour un jeune Chinois d’aujourd’hui, le nuage, yun,
s’écrit ^ et il ne saura sans doute pas reconnaître le même
signifié sous le caractère classique ^ . Il perd ainsi toute
une étymologie graphique qui se trouvait en amont de ce
caractère classique. D ’une part, la présence dans le caractère
composé de yu, pluie ; d’autre part, l’histoire même du
caractère, longue de trois mille ans, que l’on peut lire sur les
os, les sceaux, les bronzes... Nous avons là un bon exemple de
la différence entre l’évolution historique d’une graphie et de
l’intervention humaine sur cette graphie; d’un côté, trente
siècles d ’histoire, et de l’autre, vingt ans de réforme. Ainsi
tout le m onde pouvait lire dans le caractère dong « est »
la com position étymologique, le soleil a se levant derrière
un arbre ^ , mais cette composition est évidemment absente
de la form e simplifiée ^ .
Ce prem ier train de simplification est donc passé dans les
m œurs, essentiellem ent par le biais de l’école. En revanche,
une seconde liste de caractères simplifiés, lancée en 1977, fut
bientôt retirée, face à de nombreuses protestations, dont
certaines ém anant de personnalités célèbres (l’écrivain Pa Kin
en particulier publia un article opposé à cette nouvelle
réform e). Les argum ents des opposants étaient essentielle
m ent culturels : nous finirons par ne plus savoir écrire le vrai
chinois, la calligraphie est notre art national et elle utilise les
caractères classiques, etc., et il semble qu’aujourd’hui la
situation soit sur ce point stabilisée. On a repris l’enseigne
m ent du chinois classique à l’école, et l’on voit même
réapparaître ici ou là des caractères classiques dans les
12. Y ang Jian , « Problèm es de chinois contem porain », La crise des langues, Paris
1985, p. 426.
LA G U E R R E D ES É C R IT U R E S 229
l’on remplace les caractères par le pin yin ? Voici comm ent se
répartissent les réponses :
D ISCU SSIO N
15. Cf. Pierre L abrousse, « R eform es et discours sur la réform e, le cas indoné
sien », in L a réform e des langues, tom e 2, pp. 340-342.
LA G U E R R E D ES É C R IT U R E S 233
P R E M IÈ R E A P P R O C H E
par
néologie Ì 3
em prunt 2 4
236 LA G U E R R E DES MOTS
l ’e x e m p l e du bam bara
1. J ’em prunte ce couple, q u an titatif/q u alitatif, à A ndrée T abouret-K eller, qui l'.i
utilisé dans sa présentation du thèm e « la norm alisation des langues » au 13e colloque
in tern atio n al de linguistique fonctionnelle, C orfou, 24-29 août 1986. J ’ai présenté :>
ce colloque une com m unication, « L ’enjeu néologique et ses rapports à l’idéologie »,
d o n t ce chapitre est une adaptation.
LA G U E R R E D ES M O TS 239
' l ïassan Ben Jelloun, Pédagogie des jeunes sourds au M aroc, cas de Tetouan,
i'iohlcmes linguistiques, thèse de 3e cycle sous la direction de F. François, U niversité
K< ni- D escartes, P aris,1986.
240 LA G U E R R E DES MOTS
N É O L O G IE ET ID É O L O G IE
C’est ainsi que, face au mot autonomi qui était utilisé par
tous les locuteurs de la langue indonésienne, les commissions
de terminologie furent amenées à proposer le mot swantantra
jugé plus « local », que l’on préféra pour désigner l’atome le
mot arabe zarrah à l’em prunt au grec par l’intermédiaire des
langues européennes modernes, etc.
GUERRE DE TRANCHÉES :
LE CAS DU FRANÇAIS
l ’e x p a n s i o n du f r a n ç a is
L A « D É F E N S E » D U FR A N Ç A IS
10. La crise dès langues, textes colligés par J. M aurais, Paris, 1985.
11. J.-P . G oudailler, « Sprache und M acht : Wie ein G esetz in Frankreich die
Sprache reinigen will », Dialect, n° 6, 1982, pp. 28-37.
258 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : L E CA S D U F R A N Ç A IS
E N T R E IN E F F IC A C IT É E T C H A U V IN IS M E
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G U E R R E D E S T R A N C H É E S : L E CA S D U F R A N Ç A IS 259
cas de créer des mots nouveaux pour désigner des notions qui
jusque-là n’étaient pas désignées par cette langue. Par contre,
la volonté de rem placer un vocabulaire déjà existant (et
em prunté) par un autre, autochtone, implique une interven
tion de l’E tat extrêm em ent dirigiste : dans le cas de la Turquie
que nous avons étudié (cf. chap. 12 ), on peut bien sûr m ettre
en avant les tendances modernistes et laïques de M ustafa
Kemal A tatürk qui furent le moteur de la « révolution
linguistique », mais il est impossible de passer sous silence
l’aspect profondém ent autoritaire et xénophobe de sa politi
que. E t c’est là que la lutte contre les termes étrangers
em pruntés par le français pose un problème.
En décem bre 1985, alors que le Haut Conseil International
de la francophonie se réunissait à Paris, Pierre Bercis (prési
dent des droits socialistes de l’homme) publiait dans le journal
Le M onde un étrange article. Amalgamant ceux qui refuse
raient aujourd’hui de défendre la langue française et ceux qui
collaboraient naguère avec l’occupant nazi, il écrivait : « Le
sort dévolu à la langue française est tout à fait significatif à cet
égard. Comme est significative philosophiquement ou politi
quem ent l’appartenance de ceux qui ont décidé de réagir
contre son abaissement. Ce sont, à peu de chose près, ceux
qui avaient choisi ou auraient choisi la Résistance : gaullistes
authentiques, socialistes convaincus, communistes... Pour les
autres, tel D oriot, ils prétendent qu’on ne peut rien faire et
qu’il vaut mieux « passer aux barbares » et en retirer le
maximum de profits tandis que la masse, elle, dans le même
tem ps, applaudit Pétain, puis de Gaulle, persuadée que
chacun a raison à son heure » 14. E t plus loin ce défenseur des
droits de l’homme appelait à la répression : « C ontrairem ent
à ce que pense le gouvernem ent, persuader ne suffit plus. Le
degré de corruption par la recherche du profit facile est tel
qu’il ne parviendra jamais à am ener la cinquième colonne à la
raison autrem ent que par des sanctions exemplaires autant
que sévères. » O n ne peut bien sûr confondre ce texte
LA FRANCO PH O NIE
18. K. Bochm an, « Pour une étude com parée de la glottopolitique des fascismes »,
in P roblèmes de glottopolitique, U niversité de R ouen, 1985, pp. 119-129.
G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS DU F R A N Ç A IS 263
23. J. Fishm an, « Language policy : past, present and future », in Language in the
USA, C am bridge, 1981.
24. D orothy W aggoner, « Statistics on language use », in Language in the USA,
op. cit., pp. 486-515.
270 G U ER R E DES TRANCHÉES : LE CAS DU FRANÇAIS
JA L O N S H IS T O R IQ U E S
l ’i d é o l o g i e e s p é r a n t is t e
8. V oir par exem ple M arti Garcia-Ripoll D uran, « Cent anys d ’esperanto. A punts
p er a una sociología d ’una llengua internacional minoritzasa », com m unication au
IIe congrès internacional de la llengua catalana, G irona, 1986.
278 l ’i l l u s i o n p a c if is t e e t l ’e s p é r a n t o
A P P R O C H E S O C IO L IN G U IS T IQ U E
9. Par exem ple dans Jan to n, op. cit., page 123, qui ne cite pas sa source, ou dans
L ’espéranto, un droit à la com m unication, brochure de l’Union française pour
l’esp éra n to , s.d ., p. 13.
10. A ntoine Meillet, Les langues dans ieu ro p e nouvelle, Paris, 1928, p. 278.
11. Op. cit., p. 282.
l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o 279
est clair que l’idée d’une langue universelle que tout le monde
apprendrait comme langue seconde part de principes géné
reux et respectables, comme il est clair que les « militants » de
l’espérantisme ne défendent aucun intérêt personnel, ce qui
n’est pas le cas dans tous les mouvements d’idées...
Mais la vraie question est ailleurs, elle est de savoir si ce que
l’étude de l’histoire des langues nous enseigne rend plausible
le succès du projet espéranto ou, en d’autres term es, d ’analy
ser ce projet d’un point de vue sociolinguistique.
1) Nous avons vu tout au long de ce livre (cf. en particulier
le chapitre 8 ) que l’expansion d ’une langue dans l’espace et
dans le temps est toujours l’expression d’une autre expansion,
militaire, économique, religieuse, culturelle, etc., qu’elle
témoigne d’un mouvement social plus profond. O r on peut se
dem ander ici de quel mouvem ent social profond l’espéranto
(ou toute autre langue artificielle) serait l’expression? J ’écri
vais en introduction que l’histoire des langues constitue le
versant linguistique de l’histoire des sociétés, et qu’une langue
qui gagne du terrain est l’indice linguistique qu’un groupe
humain gagne du terrain, les locuteurs de cette langue
précisém ent. Mais la comm unauté espérantophone pose, en
tant que groupe de locuteurs, un problème théorique car elle
constitue une diaspora, une communauté éclatée. Or nous
n’avons aucun exemple historique d’une diaspora linguistique
ayant réussi à imposer sa langue. Le seul exemple auquel on
pourrait songer est celui de la résurrection de l’hébreu, mais il
a fallu pour cela la création d ’Israël et l’on peut se dem ander
si une langue sans territoire d ’origine est viable.
2) Sur le plan théorique, donc, le projet espérantiste
semble irréalisable, ou du moins ne correspond à rien de
connu, mais ceci ne suffit pas à le disqualifier. Plus graves
pour lui cependant sont les résultats de toutes les études qui
ont été faites sur la façon dont les communautés humaines
géraient le plurilinguisme. J ’ai à maintes reprises opposé deux
types d ’approches de ce problèm e, l’une in vivo, sur le terrain,
et l’autre in vitro, dans le laboratoire. Or il est clair que
l’espéranto relève de la seconde approche et que, chaque fois
280 l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o
I n t r o d u c t i o n .....................................................................................................7
Première partie
A U X O R IG IN E S D U C O N FLIT
C h a p itre 3 : u n m o n d e p l u r i l i n g u e ......................................................4 3 ”
'■'X B ilin g u ism e e t d ig lo s s ie ........................................................... ..........43
L e « ré v é la te u r » f r a n ç a i s ..................................................... ..........49
L ’é c r i t u r e .................................................................................... ..........59
C h a p itre 4 : l e s i d é o l o g u e s d e l a s u p é r i o r i t é ..........................63
L e s G re c s , les b a rb a r e s e t les a u t r e s .................................. ..........63
D u B e lla y e t sa D é f e n s e ........................................................ ..........67
R iv a ro l et l’u n iv e rsa lité d e la la n g u e fran çaise 71
L e s id é o lo g u e s d e la g u e r r e .................................................. ..........74
Deuxième partie
L E C H AM P D E B A T A IL L E
L’exemple du g a v o t ..................................................... 82
Pygmalion et D o m in ici.................................................. 84
L’île M a u rice..................................................................... 87
Langue et appartenance.................................................. 90
Troisième partie
D A N S L E S É T A T S-M A JO R S
C o n c l u s i o n .....................................................................................................-281 c{P
B ib l io g r a p h ie ....................................................................................... .......285
COLLECTION « PLURIEL »
P h il o s o p h ie
S c ie n c e s
H is t o ir e
A rt, M u s iq u e , C r it iq u e l it t é r a ir e
Le M onde A u j o u r d ’h u i
P l u r ie l I n t e r v e n t io n
CLAUDE BARROIS YVES LEMOINE,
Psychanalyse du guerrier FRÉDÉRIC NGUYEN
Tristes justices
„
; s
LOUIS-JEAN CALVET
LA GUERRE DES LANGUES
et les p o litiq u e s lin g u is tiq u e s
‘"Cat. 5
HACM ETT
L i l l e Yi \ l u I ( ‘ S
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