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LOUIS-JEAN CALYET

LA GUERRE
DES LANGUES
ET LES POLITIQUES
LINGUISTIQUES

HACHETTE
Li t t é r a t u r e s
D U M ÊM E A U T E U R

L inguistique et Colonialism e, Payot, 1974.


Langue, Corps, Société, Payot, 1979.
R o la n d Barthes, F lam m arion, 1990.
L es V oix de la ville, Payot, 1994.
L a Sociolinguistique, P U F , 1996.
H istoire de l ’écriture, Pion, 1996; H achette L ittératu res,
collection « Pluriel », 1998.
C f ■' w

LOUIS-JEAN CALVET

LA GUERRE
DES LANGUES
ET LES POLITIQUES
LINGUISTIQUES

HACHETTE
Littératures
Une première édition de cet ouvrage a vu le jour en
1987 aux éditions Payot.

© H a ch ette L ittéra tu res, 1 9 9 9 .


INTRODUCTION

Il est une distinction courante à la fois dans le discours des


linguistes et dans le sens comm un, celle qui oppose les langues
vivantes aux langues mortes et ces deux adjectifs, vivantes,
mortes, appliqués aux langues, donnent m étaphoriquem ent à
penser qu’il y a une vie du langage, comme l’ont d ’ailleurs
affiché dans leur titre plusieurs ouvrages depuis qu’en 1867
W. W hitney publiait The Life and Growth o f Language. Ces
titres laissaient à entendre que les langues naissaient, vivaient
et m ouraient comme des organismes vivants, comme des
corps biologiques. Mais, peut-être parce qu’ils se situaient aux
origines de la linguistique interne, du structuralisme, ces
ouvrages ne cherchaient le plus souvent les ressorts de cette
vie de la langue que dans la langue elle-même.
Sans adhérer outre m esure à ces m étaphores biologiques,
on peut cependant noter que, de tout temps, les langues se
sont transform ées (et l’on parle ainsi du vieux français, du vieil
allem and, de l’arabe classique, etc.), que certaines en ont
absorbé d’autres (les Français parlent aujourd’hui latin, mais
un latin qui a vingt siècles d ’âge et qui est m arqué par un
substrat germ anique, par le parler de « nos ancêtres les
Gaulois »), que certaines se sont fondues (comme le français
et le saxon pour donner l’anglais) et que certaines enfin ont
disparu ou sont en voie de disparition.
8 INTRODUCTION

Ces transform ations, dont toutes les personnes tant soit peu
cultivées ont plus ou moins connaissance, ne sont pas à
proprem ent parler des phénomènes linguistiques : en les
considérant comme tels, on se condamne à ne pas les
com prendre. Ils sont la traduction linguistique de mouve­
ments sociaux plus profonds. Ainsi de l’expansion du latin en
Europe ou de l’arabe dans le M aghreb : on peut bien entendu
en traiter uniquem ent en termes de linguistique interne, mais
au prix d’une perte d’information importante. Les lois phoné­
tiques nous expliquent par exemple qu’un o ouvert accentué
latin se diphtongue régulièrement en uo en italien, en ue en
espagnol et donne eu en français (j’utilise ici, par souci de
simplification, la notation alphabétique classique) : foco en
latin, fuoco en italien, fuego en espagnol et feu en français...
Et en multipliant cet exemple par mille, nous pouvons avoir
une certaine idée des transform ations phonétiques de ces
langues. Mais nous en restons ainsi à la surface des choses,
nous ne voyons que la forme du changement et non pas ses
racines sociales profondes. La chose est évidemment beau­
coup plus nette pour ce qui concerne les changements
sémantiques ou lexicaux. Lorsque Antoine Meillet par exem ­
ple, qui fut sans doute le linguiste français le plus conscient
des rapports entre langue et société, étudie la façon dont le
mot latin captivus a pu passer du sens de « prisonnier » à celui
de « misérable, mauvais », il insiste sur l’importance des
paradigmes dans le maintien du sens des mots et sur le fait que
les termes coupés de leur paradigme (ou, si l’on préfère, des
mots de même racine) acquièrent une liberté beaucoup plus
grande et évoluent plus facilement.
« En latin, le mot captivus « prisonnier » était étroitem ent
associé à capere, « prendre », captus, « pris », etc. et le sens
de « captif » ne pouvait par suite être perdu de vue ; mais
capere a en partie disparu, en partie subsisté avec des
significations particulières, et ce sont les représentants de
prehendere qui exprim ent l’idée de « prendre » dans les
langues romanes ; dès lors captivus était à la merci des actions
extérieures, et le mot prend le sens de « misérable, mauvais »
INTRODUCTION 9

dans l’italien cattivo, le français chétif (Comment les mots


changent de sens, in L’année sociologique, 1905-1906).
S’il est vrai que le paradigme de capere ancrait sém antique­
ment captivus, cette analyse interne n’explique pas pourquoi
le mot, libéré de ces liens, a évolué vers ce sens particulier et
pas vers un autre : elle nous montre ce qui a rendu possible le
changem ent mais ne nous dit pas pourquoi il a eu lieu dans
telle direction plutôt que dans telle autre. C e st bien sûr que le
prisonnier peut être considéré de deux points de vue : il y a le
prisonnier que l’on a fait, l’ennemi que l’on a pris, et celui-ci
est haï, considéré comme méchant, mauvais, et il y a le
prisonnier que l’ennemi nous a pris, qui est des nôtres, et
celui-ci est considéré comme malheureux, misérable. D ’où les
deux sens du term e, chacun témoignant d’un usage différent,
dénotant le même statut (celui de prisonnier) mais connotant
une relation différente à ce statut. L ’évolution sémantique du
term e a consisté en un passage du connoté dans le dénoté. On
voit que cette explication, complémentaire de la précédente,
prend en compte des élém ents de pratique sociale, de
linguistique externe et perm et ainsi d’expliquer le changement
dans un va-et-vient entre l’analyse de la langue et celle de la
société.
Une comparaison expliquera mieux ce que sont ces rap­
ports entre le point de vue interne et le point externe. A la
question comm ent et pourquoi un bateau flotte-t-il et se
déplace-t-il ? il est bien sûr possible de répondre en termes de
principe d ’A rchim ède, d ’hydrostatique et d’hydrodynamique,
de force des vents ou de m oteur à explosion, etc. Mais nous
n’aurons là qu’une partie de la réponse,rcar cette question est
inséparable d’une autre : Pourquoi l'hom me a-t-il à un
m om ent donné de son histoire eu besoin d'inventer le bateau ?
Qu est-ce que les transports maritimes ont apporté à la société ?
Quelle a été leur incidence sur les explorations, le commercey la
guerre? E t l’on verra alors que l’histoire du bateau est
inséparable de l’histoire de ses usages, qu’il y a rapport
dialectique entre celle-ci et celle-là.
Il en va de même pour la langue. En la décrivant d ’un point
10 INTRODUCTION

de vue strictem ent interne, on décrit un code, une structure


com parable à un bateau à l’am arre ou en carénage. ,Mais, de
la même façon que le bateau est lié à l’histoire dés hommes, la
langue est de plain-pied dans le monde et la linguistique doit
enrêlidrer compte.

S’il y a une histoire des langues, elle constitue donc un


chapitre de l’histoire des sociétés, ou mieux, le versant
linguistique de l ’histoire des sociétés. Et si l’on considère, ce
qui n’est guère original, que la violence est la grande
accoucheuse de l’histoire, alors cette violence affecte aussi
l’histoire des langues. C’est en ce sens qu’il faut com prendre
le titre de ce livre, La guerre des langues, et l’on verra à
propos d’exemples comme ceux de la Grèce, de la Turquie, de
l’Inde ou de la Norvège, qu’il n’a rien de m étaphorique.
Nous commencerons donc par nous pencher sur les origines
du conflit (ma prem ière partie). La linguistique moderne s’est
construite sur un refus, celui de prendre en considération les
problèm es posés par l’origine des langues. Cette enfance de la
communication humaine, dont nous ne savons pas grand-
chose, est pourtant d’un intérêt évident en même tem ps
q u ’elle appartient légitimement au domaine de la linguistique.
Sans prétendre apporter sur ce point des lumières définitives,
loin s’en faut, j ’ai donc tenté en ouverture de ce livre quelques
hypothèses, dans la mesure où elles peuvent nous aider à
com prendre la genèse de notre sujet. Car, s’il y a guerre des
langues, c’est bien parce qu’il y a plurilinguisme, un monde
qui n’aurait qu’une langue ne connaîtrait pas ce type de
conflit, d ’où l’illusion pacifiste sur laquelle nous reviendrons,
qui a poussé certains à inventer des langues artificielles
comm e l’esperanto. Ce plurilinguisme, que la mythologie
chrétienne date de Babel et analyse comme une punition, a
bien sûr une préhistoire, obscure, non attestée, dans laquelle
nous chercherons cependant des éléments explicatifs de notre
histoire.
Nous passerons ensuite à l’analyse, fondée sur un certain
nom bre d ’enquêtes que j ’ai effectuées ou dirigées, des grands
INTRODUCTION 11

mouvements véhiculaires et de leur impact sur le grégaire.


Cette partie, qui.constitue le second tiers du livre (Le cRamp
de bataijle), est donc l’étude de la guerre des langues in vWô,
telle que la livrent sur le terrain les locuteurs depuis des
siècles.[Nous y m ontrerons comment et pourquoi l’histoire i
des; hommes peut se lire dans l’histoire de leurs langues, I
comm ent leurs conflits se manifestent au plan linguistique?! /
Enfin nous aborderons l’étude critique d’une discipline à la j
mode depuis une trentaine d ’années, la planification linguisti­
que. Ce troisième tiers du livre (Dans les états-majors) est
l’analyse de l’aspect in vitro de cette guerre des langues telle
que la gèrent les spécialistes de la planification, les commis­
sions de terminologie, les académies, en bref les « états-
majors ».
Car si les peuples et leurs langues sont impliqués depuis
toujours dans de vastes conflits, l’homme tente aujourd’hui
d’intervenir en ce domaine de façon directe, « en labora­
toire ». E t les rapports entre 17« vivo et 17« vitro nous
perm ettront de cerner les enjeux de cette planification
linguistique, ses buts et son adéquation à la pratique sociale.
Première partie

A U X ORIGINES D U CONFLIT
C h a p it r e p r e m ie r

LA QUESTION DES ORIGINES

Les animaux ne parlent pas parce qu’ils n’ont rien à dire.


Cette prem ière phrase en forme de boutade pèche bien sûr
par son approxim ation. Si les animaux en effet ne parlent pas,
c’est l’évidence, ils communiquent parfois, même si, pour ce
que nous en savons, le contenu de cette communication est
limité à peu de chose. Parmi les nombreuses études consa­
crées à la communication animale, on a le plus souvent mis en
avant deux exemples : la danse des abeilles1 et l’acquisition
de quelques signes par les chim panzés2. Il faut noter ici que
ces deux exemples, les plus célèbres concernant ce sujet, ne
sont pas à m ettre sur le même plan puisque la danse des
abeilles décrite par von Frisch est un système endogène, c’est-
à-dire produit par les abeilles elles-mêmes, qui leur perm et de
signaler l’existence de butin dans une certaine direction et à
une certaine distance, alors que les signes des chimpanzés sont
exogènes : ils leur sont enseignés par l’homme pour communi­
quer des contenus introduits par l’homme. Et, même s’il est
rem arquable que les guillemets prudents de von Frisch dans

1. V oir par exem ple K. von Frisch, « D ecoding the Language of the Bee », Science
N° 185, 1974.
2. O n trouvera un état de la question dans Roger Fouts et Randall Rigby, « Man-
C him panzee C om m unication », H ow A nim ais C om m unie aie, T hom as Sebeok é d .,
B loom ington 1976.
16 LA QUESTION DES ORIGINES

ses premiers textes (dans un article en allemand de 1923, Über


die « Sprache » der Bienen, le mot langue, Sprache, est mis
entre guillemets) disparaissent par la suite (en 1974 par
exemple, dans un article en anglais, Decoding the Language o f
the Bee), il ne faut pas en conclure q u ’il existe un parallélisme
étroit entre le com portem ent sémiologique de l’homme et
celui des animaux. Ce qui ne signifie nullement que le
chimpanzé par exemple soit incapable de « communiquer »
(les études en cours sur ce point ont apporté et continueront
d’apporter des choses intéressantes) mais simplement ceci :
les espèces animales, parmi lesquelles nous classerons bien sûr
l’hom me, ont développé des moyens de « communication »
variés directem ent liés à ce qu’ils ont à communiquer. Les
abeilles par exemple indiquent grâce à leur danse la distance
et la direction de la nourriture qu’elles ont localisée, peut-être
aussi sa concentration en sucre : la distance est marquée par la
rapidité des figures décrites et la direction par l’angle de ces
figures en forme de huit. Ainsi l’abeille effectuera une dizaine
de huits en quinze secondes pour indiquer que le butin se
trouve à cent m ètres, sept figures en quinze secondes si le
butin est à deux cents m ètres, deux s’il est à six kilomètres,
tandis que l’inclinaison de sa danse par rapport à l’horizontale
indique l’angle que le lieu où se trouve le butin fait avec le
soleil.
Cela peut paraître extraordinaire, surtout si l’on compare le
poids et le volume du cerveau de l’abeille à ceux du cerveau
de l’hom m e; cela peut au contraire paraître peu de chose.
Mais la question n ’est pas là : cela n ’est ni extraordinaire ni
insignifiant, cela est. L’abeille a tout simplement mis au point
un système répondant à ses besoins. Elle ne parle ni de
philosophie ni de politique, elle communique une donnée
nécessaire à sa survie. Je ne peux faire mieux ici que de citer la
conclusion d’un article célèbre d’Emile Benveniste :
« L ’ensemble de ces observations fait apparaître la différence
essentielle entre les procédés de communication découverts
chez les abeilles et notre langage. Cette différence se résume
dans le terme qui m e semble le mieux approprié à définir le
LA QUESTION DES ORIGINES

mode de communication employé par les abeilles ; ce n'e sf pus


un langage, cyest un code de signaux. Tous les caractères en
résultent : la fixité du contenu, /’invariabilité du message, /<*
rapport à une seule situation, la nature indécomposable </<■
Vénoncé... » 3.
Et cela me ram ène à la phrase qui ouvre ce chapitre,
légèrem ent modifiée : l’animal n’a pas grand-chose à dire.
Mais Benveniste ajoute quelques lignes plus loin :
« Il reste néanmoins significatif que ce code, la seule form e
de “ langage ” qu'on ait pu ju squici découvrir chez les
animaux, soit propre à des insectes vivant en société. C fest aussi
la société qui est la condition du langage. »
Et cela met l’accent sur un caractère fondamental de la
comm unication, son caractère social.
On aura en effet compris que cette brève incursion dans le
dom aine de la zoosémiotique et de l’éthologie n’a pour but
que de poser un principe qui nous servira de guide tout au
long de ce chapitre : il y a un étroit rapport entre les besoins de
communication d’un groupe (ce qu’il a à dire, pour employer
une expression triviale) et le moyen de communication qu’il se
donne (la façon dont il dit). Sur ce plan, il n’y a pas de raison
de m ettre l’espèce humaine à part, de la considérer comme
différente des autres espèces animales, et c’est donc ce point
de vue, en considérant la communication comme un fait
social, que nous allons adopter pour nous pencher sur la
question des origines de la communication humaine.
Lorsqu’en 1866 la Société de Linguistique de Paris est
créée, l’article 2 de ses statuts stipule que « La Société
n ’adm et aucune communication concernant soit l’origine du
langage, soit la création d’une langue universelle » : c’est-à-
dire que le prem ier et le dernier chapitre de ce livre sont, aux
yeux de cette Société, hors la loi... On voit bien, à cette
époque où la linguistique tentait de se constituer en science,
quelles pouvaient être les raisons d’un tel tabou : crainte de la

3. E. B enveniste, « C om m unication anim ale et langage humain », Diogène I,


1952, repris dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard 1966. La
citation se trouve à la page 62 de cet ouvrage.
18 LA QUESTION DES ORIGINES

métaphysique, du charlatanism e, etc. Je crois cependant que


les vénérables créateurs de la SLP avaient tort, car rien de
linguistique ne devrait être étranger aux linguistes, et la
question des origines, du pourquoi et du comm ent de
l’émergence de Îa langue, nous concerne de plein droit.
Le prem ier linguiste à s’être élevé contre l’énoncé de ce
tabou est sans doute O tto Jespersen qui, au début des années
20, affirma hautem ent que ces questions, « parce qu’elles
peuvent être étudiées scientifiquement, ne doivent pas rester
exclusivement le fait de dilettantes » 4.
i_ Jespersen, qui pour l’époque a fait preuve d ’un certain
culot, consacre dans son livre un chapitre à ce problème. Et il
commence par affirmer que la pire façon de le poser consiste à
se dem ander : « comment serait-il possible pour des hommes
ou des êtres anthropoïdes jusqu’alors privés de la parole,
d ’acquérir celle-ci et d’en faire un véhicule pour leur pen­
sée? » 5. Pour lui, trois voies d’approche sont possibles pour
développer un raisonnem ent inductif. Le langage enfantin
tout d’abord, si l’on adm et que le développement ou l’acquisi­
tion du langage par un enfant témoigne de l’histoire linguisti­
que de l’homme. Le langage des peuplades primitives ensuite,
considéré comme représentatif d’un état de langue ancien.
L ’histoire du langage enfin, qui lui paraît être la voie royale
pour rem onter pas à pas dans l’évolution, jusque vers les
origines. )
Il est vrai que la tendance commune au langage enfantin et
à l’histoire des langues qui consiste à ram ener systém atique­
m ent au régulier ce qui est irrégulier peut nous donner
quelques directions de réflexion : elle nous perm et à la fois de
postuler une loi historique et de la projeter dans le passé. La
loi est simple : les langues tendent systématiquement à la
régularisation et à la simplification.
Il faut de ce point de vue en finir avec le mythe des
« belles » langues anciennes, latin, grec, hébreu ou arabe

4. O. Jespersen, Nature, évolution et origines du langage, Paris, Payot 1976, p. 95.


5. Op. cit., p. 399.
LA QUESTION DES ORIGINES 19

classique, qui avec leurs déclinaisons et leurs irrégularités sont


en fait des m onum ents de complication, et l’on voit très bien,
en vieux français ou en vieil anglais par exemple, comment le
nom bre de cas des déclinaisons se réduit peu à peu au profit
de l’ordre syntaxique fixe et des propositions, en bref
com m ent la langue se « simplifie », c’est-à-dire tout bêtem ent
se systématise. Si nous projetons cette loi vers le passé, nous
pourrions donc form uler une prem ière hypothèse historique
selon laquelle les premiers codes ne devaient avoir aucune
régularité : en fait ce n’étaient pas des codes mais des
nom enclatures. C ’est-à-dire qu’à travers l’histoire les langues
ne se sont pas compliquées, comme le veulent certaines
théories racistes (les langues « primitives », limitées, etc., se
raffinant peu à peu au fur et à mesure que les cultures
évoluaient), qu’elles ne se sont pas non plus simplifiées, mais
qu’elles se sont codifiées : on a créé des codes à partir de la
communication embryonnaire, et notre problème est donc
tout à la fois de savoir comment cet embryon de communica­
tion est apparu et comm ent s’est produite cette codification.
On peut bien sûr penser au hasard (un cri ou un geste est
reçu d’une certaine façon, sa réitération entraîne le même
com portem ent et on l’adopte peu à peu avec ce « sens »...) ou
à la nécessité (certaines activités sociales naissantes rendant
nécessaire un moyen de communication), ces deux directions
n ’étant d’ailleurs pas contradictoires, comme nous le verrons
plus loin. Mais nous nous garderons ici, dans un premier
tem ps, de construire des théories, préférant interroger les
documents dont nous disposons.
Ces documents, quels sont-ils?
Ils ne sont pas, c’est l’évidence, linguistiques : les premières
langues n ’étaient pas écrites et n’ont donc pas laissé de traces.
Par contre, nous disposons de fossiles et d’objets qui ont
nourri deux sciences que nous pouvons interroger : la crânio-
logie et la préhistoire.
En 1861, le chirurgien Pierre-Paul Broca dém ontre que
certaines lésions cervicales entraînent la perte de l’usage de la
parole, et il situe le centre du langage dans la troisième
20 LA QUESTION DES ORIGINES

circonvolution cérébrale gauche. Depuis lors, nous avons


considérablement progressé dans la connaissance de la topo­
graphie cervicale, et les spécialistes distinguent entre l’aphasie
(impossibilité d ’ém ettre des sons) liée aux troubles de la zone
44 du cerveau, la surdité verbale (impossibilité d ’identifier des
sons reçus) liée aux troubles des zones 41 et 42, l’agraphie
(impossibilité d ’écrire) liée aux lésions du pied de la seconde
frontale, zone 9, et l’alexie (impossibilité de lire), liée aux
lésions de l’aire préoccipitale visuelle 19. Ces précisions
techniques n’ont sans doute telles quelles guère de sens pour
le lecteur, mais ce qui compte ici c’est que l’étude des crânes
fossiles a montré deux choses qui nous concernent directe­
ment :
— Le fait d’une part que le développement de ces zones du
cerveau est directem ent lié à la station debout du bipède.
— Le fait d ’autre part que ce développement est parallèle à
l’apparition de l’activité manuelle.
C ’est-à-dire qu’il y a un lien étroit entre la main et la face, et
que la mimique, le langage et l’habileté manuelle se sont
développés de façon simultanée. Par ailleurs, l’analyse des
crânes fossiles nous a montré que le cerveau des anthropiens
avait des proportions humaines, et que l’australanthrope, le
sinanthrope ou l’homme de Néanderthal pouvaient parler.
Comme l’a souligné Leroi-Gourhan :
« A une station bipède et une main libre, donc à une boîte
crânienne considérablement dégagée dans sa voûte m oyenne,
ne peut correspondre qu'un cerveau déjà équipé pour Vexercice
de la parole et je crois qu 'il faut considérer que la possibilité
physique d'organiser les sons et les gestes existe dès le premier
anthropien connu » 6.
Mais entre avoir la « possibilité physique » de comm uni­
quer et m ettre en pratique cette possibilité, il y a un gouffre :
la craniologie nous indique à partir de quand l’homme a pu
parler, elle ne nous indique nullement quand ni comment il a
commencé à parler.

6. L e geste et la parole, tom e 1, p. 127.


LA QUESTION DES ORIGINES 21

Si nous nous aventurons ici sur le terrain d’une paléontolo­


gie du langage, ce n’est pas pour tenter de reconstituer la
forme des langues préhistoriques, leur phonologie ou leur
syntaxe par exemple (nous ne pouvons pas — encore? —
opérer pour ces langues la reconstitution opérée au siècle
dernier pour l’indo-européen), mais pour tenter de com pren­
dre ce q u ’il y a socialem ent, aux origines du langage.
Revenons en effet à ce lien aujourd’hui universellement
reconnu entre l’activité manuelle et le langage, entre la main
et la face : il nous perm et de risquer quelques hypothèses à
partir des traces préhistoriques dont nous disposons, singuliè­
rem ent celles qui, comme les outils ou les graphismes,
tém oignent de l’habileté manuelle de l’anthropien. Si la
communication et l’outil sont les deux premières caractéristi­
ques de l’homme, et si ces caractéristiques sont chronologi­
quem ent concomitantes et neurologiquem ent liées, alors nous
pouvons dire que l’homme communique comme il manie, et la
question « comment l’homme parlait-il ? » devient la même
que la question « qu’est-ce que l’homme savait faire de ses
doigts? », à la différence que nous avons pour celle-ci
quelques éléments de réponses dans l’industrie lithique et la
production de graphismes.
La période qui nous intéresse s’étale sur le quaternaire
supérieur (le pléistocène des géologues), entre Yhomm e de
Piltdown et l'homm e de Cro-Magnon, c’est-à-dire le chelléen
et le magdalénien. Il semble évident que l’homme de Cro-
Magnon parlait, ou du moins disposait d’un moyen de
comm unication, mais quand a-t-il commencé ? Considérons, à
seule fin de fixer les idées, le tableau chronologique ci-après.
On lit, dans la colonne de droite, l’indication du type de
pierre taillée que l’on trouve aux différentes époques du
paléolithique : à l’origine des choppers, produits d’un seul
geste, d ’une seule frappe, puis des bifaces, qui présentent
plusieurs points de frappe. On assiste alors à un bouleverse­
ment dans la technique d’extraction de l’outil : le nucléus qui
était à l’origine utilisé comme outil devient source d’outils,
dont on tire des éclats.
ÈRES PÉR IO D E S HOMME FA U N E OUTILS

quaternaire
mastodonte
inférieur
rhinocéros
(pliocène
hippopotame
supérieur)

P de Piltdown rhinocéros choppers (40 cm)


cheléen a bi faces (2 m)
L
acheuléen £ bifaces (5 m)
de Mauer mammouth
quaternaire 0
moustérien de Néandertal
supérieur
aurignacicn
(pléis-
tocène) T
solutréen H éclats tirés du
I nucléus (10 m)
Q de Cro Magnon
magdalénien U renne microlithes
E (50 m)

races
(holocène) azilien (100 m)
actuelles

1. Chopper : 2. B if ace :
un seul g este plu sieu rs p o in ts d e fra p p e

3. N u cléus
so u rce d 'o u tils

(d ’a p rè s A . L e ro i-G o u rh a n , L e geste et la parole, pp. 131 et 144)


LA QUESTION DES ORIGINES 23

Une bonne façon de chiffrer cette évolution consiste à


m esurer la longueur de tranchant obtenu aux différentes
époques par kilo de pierre taillée, et l’on voit qu’à l’époque
des prem iers choppers l’homme de Piltdown obtenait 40 cen­
tim ètres de tranchant utile par kilo de pierre, alors que
l’hom me de Cro-Magnon en obtiendra 50 mètres. A joutons à
cela les renseignements dont nous disposons sur les produc­
tions graphiques du paléolithique :

ÈRE P É R IO D E A R T M O B IL IE R A R T P A R IÉ T A L A C T IV IT ÉS

m oustéricn figures géom étri­


(environ ques su r os ou
- 3 5 000) pierre

aurignacien prem ières têtes


-3 0 0 0 0 d'anim aux
style I
-2 2 0 0 0 chasse
et
solutréen anim aux achevés parties éclairées des cueillette
q u a te r­
-2 2 0 0 0 grottes : La Grèze,
n aire
style II G argas...
su p érieu r
- 15000 statuettes féminines parties profondes :
style III Lascaux, A ltam ira
- 13000

magdalénien sagaies et harpons C ap Blanc, La agricul­


- 13000 décorés, os et bois M agdeleine, Arcy- ture
style IV de renne sur-C ure et
-9 0 0 0 élevage

Les graphismes les plus anciens, des incisions sur os, ne sont
donc pas, comme on pourrait le croire, des tentatives naïves
de représenter le monde environnant mais plutôt des sym­
boles abstraits dans lesquels certains croient voir la transcrip­
tion d ’un rythme. Apparaissent ensuite des têtes d’animaux,
généralem ent associées à des symboles sexuels (c’est le style I,
entre —30000 et -2 2 0 0 0 ), puis des animaux complets (sty­
le II), des compositions associant dans des groupes le bœuf au
24 LA QUESTION DES ORIGINES

cheval ou le bison au cheval (style III), et enfin des animaux


se suivant, des troupeaux de chevaux (style IV).
Toutes ces données, si précieuses soient-elles, ne nous
perm ettent guère d ’avancer. Suivant en effet l’hypothèse du
rapport étroit entre la main et la face, entre l’habileté
manuelle et la communication, nous pourrions postuler un
« langage » du chopper, un « langage » du biface, etc., de la
même façon que nous pourrions imaginer un parallélisme
entre l’évolution graphique allant d’animaux isolés (aurigna-
cien) à des processions d’animaux (magdaléniens) et l’évolu­
tion linguistique allant du signe isolé à la phrase... Ce qui nous
am ènerait à dire que le signe apparaît aux environs de - 35000
et que la phrase est constituée vers —10000. Il est évidem­
ment impossible d ’affirmer que ces hypothèse sont fausses,
comment pourrions-nous le savoir? Mais il est clair qu’elles
sont à la fois séduisantes par leur simplicité (ce qui est autant
un défaut qu’une qualité) et critiquables pour leur aspect
mécaniste.
En fait, l’homme préhistorique tel que nous pouvons le
cerner à travers les pages précédentes n’est qu’une façon de
fabriquer des outils et de tracer des graphismes, et cette
définition est bien maigre pour nous perm ettre d’aller très loin
dans l’analyse de la façon dont il pouvait communiquer. Il
nous manque ici une dimension importante pour ce qui
concerne la communication : comment l’homme préhistori­
que vivait-il en groupe, comment se nourrissait-il, en bref
quelle était son organisation sociale ?
On aura compris, au travers des pages précédentes, que
nous suggérons de chercher l’origine du langage au croise­
ment de deux axes : un axe biologique (à quel moment de
l’évolution la morphologie du crâne et du cerveau rend-elle
possible l’émergence de la fonction langage, de la possibilité
de com m uniquer?) et un axe sociologique (à quel moment
l’évolution des rapports sociaux rend-elle nécessaire une
certaine forme de communication ?). C’est-à-dire que face à la
possibilité de comm uniquer, déterminée par la géographie
cervicale, la forme du cerveau, dont nous pouvons dater
LA QUESTION DES ORIGINES 25

l’apparition grâce aux crânes fossiles, il y a des activités


sociales que nous appellerons des producteurs de langage, les
activités qui ont rendu la communication nécessaire : l’évolu­
tion du crâne, des dents, de la face, a permis le langage, mais
ce sont les rapports sociaux qui l’ont fait naître.
Il nous faut ici revenir à un chapitre de la Dialectique de la
nature1 dans lequel Engels avance l’idée que la main n’est pas
seulem ent l’organe du travail (c’est-à-dire ce qui perm et le
travail par son apparition), mais qu’elle est aussi le produit du
travail (c’est-à-dire ce qui apparaît comme une nécessité créée
par un besoin de travail) : le bipède en formation en serait
arrivé à un moment de son évolution où il avait besoin de la
main. Mais, écrit Engels, « la main n’était pas seule ».
Charles Darwin, dans le prem ier chapitre de son Origine des
espèces, définit ce qu’il appelle des « variations par corréla­
tion » : les chats blancs qui ont les yeux bleus sont sourds, les
animaux qui ont des sabots fourchus ont un estomac multiple,
etc.
Engels en conclut que l’évolution de la main a dû produire,
par corrélation, d’autres variations. Surtout, poursuit-il, le
travail qui apparaît lentem ent et modifie le rapport à la nature
a créé un autre besoin : les « hommes » en sont venus à un
m oment où ils avaient quelque chose à se dire, à un moment
où ils avaient besoin de la communication. On notera ici que
l’auteur ne connaissait rien des travaux de Broca, qui n’est
nulle part cité dans la longue correspondance entre Marx et
E ngels8, mais qu’il arrive par d’autres voies aux mêmes
conclusions que lui.
Nous avons donc deux types de réponses possibles au
problèm e de l’origine du langage. Celle suggérée par Engels’i|
consisterait à dire que l’homme a commencé à parler lorsqu’il
a socialement ressenti le besoin de communiquer. La seconde,

7. « Le rôle du travail dans la transform ation du singe en homm e », sans doute


écrit en 1876. Voir M arxisme et linguistique, Paris, Payot 1977.
8. D arw in par contre est souvent cité. En particulier, dans une lettre de M arx à
E ngels du 19 décem bre 1860, à propos de L'O rigine des espèces. « M algré sa lourdeur
anglaise, c ’est ce livre qui renferm e le fondem ent naturel de notre théorie. »
26 LA QUESTION DES ORIGINES

dans la lignée des travaux de Broca, consisterait à dire que


l’homme a commencé à parler lorsque sa géographie cervicale
lelui a permis. Mais, outre que ces deux approches s’intégrent
assez facilement dans une vision darwinienne des variations
par corrélations (la main, la face), elles ne sont nullement
antinomiques et se complètent parfaitement.
Revenons donc au problèm e de l’organisation sociale de
l’hom me préhistorique. Il faut d’abord noter cette évidence
que la dimension d ’un groupe a toujours été liée à la densité
alim entaire du territoire qu’il occupe et à la façon dont il
l’exploite. La chasse, comme la cueillette, existent dès le
m oustérien (environ —35000), et subsisteront comme acti­
vités principales jusqu’à la fin du paléolithique qui verra
apparaître l’élevage et l’agriculture. C’est donc dans cette
activité sociale qu’il nous faut chercher à comprendre l’appari­
tion du langage, au niveau d’unités de subsistance axées sur
l’autosuffisance, ainsi qu’au niveau des contacts entre diffé­
rentes unités de subsistance.
On peut imaginer que, gestuel et/ou oral, le langage
em bryonnaire se soit stabilisé au sein du groupe, constituant
une sorte de proto-code propre à l’unité de subsistance, proto­
code qui a dû ensuite être confronté à d’autres proto-codes,
utilisés par d’autres groupes, avec peut-être une sorte de
plurilinguisme (ou de pluricodisme) : Babel n’est pas un
aboutissem ent mais un point de départ et lorsqu’on imagine
l’infinité des codes embryonnaires qui m arquent les débuts de
l’hum anité, on est frappé non pas par la pluralité des langues
mais par leur nombre relativement peu élevé : il suffisait au
fond de deux individus pour qu’apparaisse un proto-code...
La pluralité des unités de subsistance possédant chacune son
proto-code, telle que je viens de l’évoquer, milite évidem ment
pour l’hypothèse d’un « plurilinguisme » originel ou, si l’on
préfère, pour une polygenèse du langage. Mais il nous faut
exam iner ce problème de plus près, car il touche évidem ment
au sujet central de ce livre.
Si nous partons de la constatation simple que, pour une
dizaine de langues romanes, il n’y a qu’un latin, que pour une
LA QUESTION DES ORIGINES 27

dizaine de dialectes arabes, il n’y a qu’un arabe classique, que


pour plusieurs dizaines de langues indo-européennes, il n’y a
qu’un indo-européen, bref que les « familles de langues »
im pliquent une langue mère, on peut en projetant ce savoir
historique sur une plus vaste échelle en conclure deux choses :
que les langues tendent à se multiplier d ’une part, et d’autre
part q u ’en rem ontant de langues mères en langues mères on
doit bien parvenir à une langue originelle. E t je pense que ces
deux assertions sont fausses.
Considérons tout d’abord le problèm e de la multiplication
des langues. On sait qu’elle est un produit de la dialectalisa-
tion, elle-même liée à la dispersion géographique des peuples.
C ’est ainsi l’expansion de l’empire romain qui est à l’origine
des langues romanes, c’est-à-dire de l’éclatem ent du latin,
l’expansion du pouvoir Han qui est à l’origine de l’éclatem ent
du protochinois en sept langues différentes aujourd’hui, etc.
Mais deux éléments viennent contrecarrer cette tendance à la
multiplication :
— Le fait d’une part que si des langues naissent, d ’autres
m eurent, que l’expansion d ’une langue implique souvent la
disparition d’autres langues, et l’histoire des langues romanes
en est un bel exemple.
— Le fait d ’autre part que la dispersion géographique
comme facteur de multiplication (ou de diversification) est de
plus en plus neutralisée par la multiplication des communica­
tions m odernes : la radio, la télévision, la communication par
satellite, etc., font que l’anglais d’Am érique et que l’anglais
de G rande-B retagne ne seront jamais des langues différentes,
pas plus que le français de France et celui du Québec. Il y a six
ou sept siècles, dans des conditions comparables de séparation
géographique, les choses en seraient allées tout autrem ent...
Si donc les langues continueront à changer, voire même à se
rem placer les unes les autres, nous avons toutes les raisons de
penser que le grand mouvement de multiplication qui a
m arqué l’histoire linguistique du monde depuis quelques
dizaines de siècles a été stoppé par les conditions modernes de
comm unication.
28 LA QUESTION DES ORIGINES

Quant au problèm e de la monogénèse, il faut l’aborder


différemment, imaginons le scénario de l’émergence d’une
sémiologie humaine : quelqu’un a mal, gémit, et ce cri
instinctif amène ses congénères à s’occuper de lui ou à le
soigner, il réutilisera ce gémissement chaque fois qu’il aura
mal, avec le même résultat, et finira par l’utiliser lorsqu’il
n’aura pas vraim ent mal mais voudra qu’on s’occupe de lui.
Ce passage de l’instinct à la convention a dû se produire dans
différents dom aines, donnant naissance à des cris convention­
nels exprimant la douleur, donc, l’appel, la peur, la faim, le
désir, etc. A joutons à cela l’apparition de l’imitation, pour la
chasse par exemple, pour attirer les animaux, pour faire peur
aussi, puis peut-être pour plaisanter, et nous avons une image
de la façon dont les premiers hommes de communication ont
forgé leurs protocodes. Mais il n’y a pas de raison de penser
que, dans les différentes unités de subsistances réparties sur la
surface du globe, se transform ant ainsi en unités de communi­
cation, les protocodcs aient été semblables : c’est à une
multitude de protocodes différents que cette communication
embryonnaire a donné vie.
Tel n’est pas cependant le point de vue de Maurice
Swadesh, le seul linguiste à avoir suivi la route ouverte par
Jespersen en m atière de paléontologie du langage. Dans un
livre publié en 1 9 6 7 9, il propose, sur le modèle du vocabulaire
de la science préhistorique, de distinguer entre l’éoglottique,
le paléoglottique et le néoglottique, affirmant avec un bel
optimisme : « Nous ne savons pas encore jusqu'où nous
pourrons pénétrer dans les millénaires du passé, mais il n'est
pas douteux quavec le travail ardu d'un bon nombre d'experts,
on arrive à apporter des lumières sur le paléoglottique supé­
rieur, disons sur un passé vieux de 50000 à 100000 ans » lü. Et
il résume sa vision des « étapes du langage » dans le tableau
suivant.

9. El languaje y la vida Humana, que nous citerons dans sa traduction française, Le


langage et la vie hum aine, Paris, Payot 1986.
10. Op. cit., p. 31.
LA QUESTION DES ORIGINES 29

1. PALÉOGLOTTIQUE INFÉRIEUR : il y a plus d’un million d ’années


- exclam ations spontanées, cris imitatifs
- quelques démonstratifs avec inflexions internes
- rares combinaisons simples
- relative uniformité du langage

2. PALÉOGLOTTIQUE SUPÉRIEUR : il y a environ 100000 ans


- exclam ations spontanées, cris imitatifs
- accroissement des dém onstratifs
- quelques centaines de termes associés dérivés des imitations
- inflexion en progrès
- combinaisons plus abondantes
- langues différenciées par grandes régions

3. NÉOGLOTTIQUE : il y a environ 10000 ans


- exclam ations spontanées, cris imitatifs
- réductions des démonstratifs
- réduction de l’inflexion interne, début de l’inflexion externe
- environ 300 éléments différents
- combinaisons internes et externes
- de nombreuses langues d istin ctes11.

On voit donc que Swadesh se fait le défenseur de la


m onogénèse. Son argum entation est simple : le langage
conventionnel s’étant constitué sur la base du langage intuitif,
il est dès l’origine un. Et il ajoute : « Peut-être est-ce un
million d'années plus tard que se sont formalisés des parlers
régionaux, encore en grande partie mutuellement intelligi­
bles » n . Mais il n’est, sur ce point, guère convaincant. On sait
en effet que ce qu’il y a, dans les langues modernes, de non
conventionnel, ou du moins ce que l’on considère comme tel,
les onomatopées par exemple, ne plaide pas en cette direction.
Si le français fait dire au coq cocorico, l’espagnol lui fit dire
quiquiriquí, l’anglais cock a doodle doo, et les différences
entre ces imitations sont plus importantes que les similitudes,
non seulem ent dans l’exemple que nous venons de prendre
mais pour toutes les langues et toutes les « onom atopées ».

11. Op. cit., p. 42.


12. Op. cit., p. 45.
30 LA QUESTION DES ORIGINES

Ce qui précède relevant d’un certain désordre, je crois utile


pour conclure ce chapitre de résum er ici les différentes
hypothèses que nous venons d’effleurer :
1. L’outil et la communication apparaissent à peu près en
même temps et évoluent parallèlement (« on parle comme on
m anie »). Que ce soit il y a plus d’un million d’années, comme
le pense Swadesh, ou plus récem m ent, cette communication
est d ’abord passée par des cris isolés (par des gestes aussi,
bien sûr, mais le cri a vite dém ontré sa supériorité dans
l’obscurité), imitatifs et instinctifs.
2. Ce « langage » s’est peu à peu transformé sous la
pression des besoins : chasse collective, rapports de force,
récits, etc. Et ceci dans un mouvement évolutif allant des
nom enclatures (quelques signes isolés, sans lien entre eux)
vers les codes (les protocodes hétéroclites se simplifiant, se
« paradigmatisant ») et de la pluralité extrême (les différentes
unités de subsistance ayant chacune leur nomenclature) vers
l’unification (les groupes voisins étant amenés dans leurs
contacts à accorder leurs moyens de communication).
3. A l’aube de la communication humaine, le plurilinguisme
règne, et ceci malgré à la fois l’avis de Maurice Swadesh et les
récits de la Genèse que nous donnent certaines religions (nous
y reviendrons au chapitre suivant).

Un monde plurilingue, donc, dès l’origine de la comm uni­


cation, telle est l’hypothèse que nous soutenons ici. Mais
q u ’est-ce que cette communication a apporté à l’espèce
hum aine ?
Elle lui a, d’une part, permis de faire tout ce qu’on ne peut
pas faire sans la langue. La transmission des techniques, bien
sûr, à partir du moment où la complexité de l’habileté
m anuelle ne se satisfaisait plus du simple exemple gestuel
(non plus « regarde comment je taille ce silex » mais « écoute
mon explication ») : nous avons ici un des moteurs de
l’évolution de la langue, un des producteurs de langage dont
j ’ai parlé plus haut. Le récit, aussi, et donc la mémoire
LA QUESTION DES ORIGINES 31

collective, telle que nous la voyons dans les sociétés de


tradition orale. La menace conditionnelle enfin : sans langage
on ne peut pas dire « si vous faites ou ne faites pas ceci, je
ferai ou ne ferai pas cela », la langue étant la prem ière arme
des maîtres chanteurs, des terroristes, des preneurs d’otages
et des grandes puissances discutant du désarm em ent par
exemple. C ’est dire que dès l’origine la langue est liée aux
rapports de force, au pouvoir et à la négociation, et qu’il n’est
pas impossible d ’imaginer une relation entre ces formes de
pouvoir et l’évolution des langues elles-mêmes (l’apparition
de la possibilité grammaticale du conditionnel, de l’impératif,
etc., est sans doute liée à des rapports de pouvoir). Mais ceci
est une autre histoire.
C ar, pour ce qui nous concerne ici, la communication
em bryonnaire a surtout mis les hommes dans une situation de
conflit sémiologique perpétuel. Sans cesse confrontés à la
langue des autres, les premiers groupes comm uniquant ont
donc été confrontés à la différence sémiologique, aux pro­
blèmes de rintercom préhension et de la non-com préhension,
au plurilinguisme et au mépris pour la forme linguistique de
l’autre. Prenant tour à tour le pouvoir l’un sur l’autre, ils ont
dû gérer ces fluctuations, ces différences, et l’exemple des
Grecs décrétant confortablement que tous ceux qui ne par­
laient pas grec ne parlaient pas, produisaient tout au plus des
borborygm es, barbares donc, n’est nullement isolé : q u ’il
s’agisse de la péjoration idéologique de la langue de l’autre ou
de la tentation de la glottophagie i3, la guerre des langues est
inscrite dans l’histoire de l’hum anité dès que cette dernière a
transform é ses premiers cris et ses premiers gestes en signes.

13. Cf. L.-J. C alvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Paris,
Payot 1974.
C h a p it r e 2

LES RELIGIONS ET LA LANGUE

LE M YTHE D E L’O R IG IN E U N IQ UE
ET D E LA SU PÉRIO R ITÉ

Cela relève de l’évidence : la guerre des langues dont il sera


question tout au long de ce livre n’aurait pas lieu dans un
monde unilingue et le plurilinguisme de la planète est donc à
l’origine du conflit. Non pas motif unique de la guerre mais
condition sine qua non de sa tenue.
Si nous regardons en effet une carte du monde et que nous
cherchons sous les Etats et leurs frontières les peuples et leurs
langues, nous nous trouvons en face d’un vaste puzzle à
plusieurs étages présentant tout d ’abord une strate de formes
linguistiques très locales, grégaires (nous définirons ce terme
dans un chapitre ultérieur, contentons-nous pour l’instant de
l’enregistrer), auxquelles se superposent d’autres strates : des
formes régionales, puis nationales, et enfin des formes
véhiculaires au plan supranationaH nous définirons également
le term e véhiculaire plus loin), le tout constituant un tissu
complexe et mouvant. Et cette situation, qui est donc celle de
la planète d’une façon générale, s’avère sur n’importe quelle
portion du territoire humain : il n’existe pas de pays monolin­
gue et la destinée de l’homme est d’être confronté aux langues
et non pas à la langue.
On peut dès lors s’interroger sur cette pluralité, sur son
origine et sur ses conséquences, comme nous l’avons fait au
chapitre précédent, mais on peut également se pencher sur les
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 33

explications idéologiques que la culture humaine en a don­


nées, et pour commencer sur celles de certaines religions :
nous prendrons ici en compte deux d ’entre elles, la religion
chrétienne et la religion musulmane, à travers leurs livres
fondateurs, la Bible et le Qoran.
Le problèm e de la langue apparaît en plusieurs passages de
la Bible, celui qui nous intéresse le plus étant, bien sûr,
constitué par quelques lignes de la Genèse présentant le mythe
de la tour de Babel. En voici tout d ’abord le texte.

1. Toute la terre avait un seul langage et un seul parler.


2. O r il advint, quand les hom m es partirent de VO rient, q u ’ils
rencontrèrent une plaine au p a y s de Shinear et y demeurèrent.
3. Ils se dirent l'un à Vautre : « A llo n s ! Briquetons des briques et
flam bon s les à la flam bée ! » L a brique leur servit de pierre et le bitum e
leur servit de mortier.
4. Puis ils dirent : « A llo n s! Bâtissons une ville et une tour, dont la
tête soit dans les deu x et faisons-nous un n o m , p o u r que nous ne soyon s
pas dispersés sur la surface de la terre ! »
5. !ah vé descendit p o u r voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des
hom m es.
6. et Iahvé dit : « Voici qu'eux tous fo rm en t un seul peu ple et ont un
seul langage. S'ils com m encent à faire cela, rien désormais ne leur sera
im possible de tout ce qu'ils décideront de faire.
7. A llo n s ! D escendons et ici m êm e confondons leur langage, en sorte
qu'ils ne com prennent plu s le langage les uns des autres. »
8. Puis Iahvé les dispersa de la surface de toute la terre et ils cessèrent
de bâtir la ville.
9. C ’est p ou rqu oi on Vappela du nom de B abel. L à, en effet, Iahvé
confon dit le langage de toute la terre et de là Iahvé les dispersa sur la
surface de la terre : -

A prendre ce texte au pied de la lettre, on y trouve diverses


choses :
— La postulation, bien sûr, d’un monolinguisme originel
(verset 1), suite logique du chapitre 1 (Dieu nomme les cieux,
la terre, etc.) et du chapitre 2 (Adam nomme les animaux) de
la Genèse.
— La description d ’une certaine technique de construction

1. G enèse, XI, 1-9, traduction de la bibliothèque de la Pléiade, Paris 1956.


34 LES RELIGIONS ET LA LANGUE

(versets 3, 4 et 5) dans laquelle les comm entateurs s'accordent


à reconnaître les ziggourats babyloniens, tours pyramidales à
étages faites de briques assemblées au bitume (on utilisait en
Palestine une technique de construction différente : la pierre
et le m ortier).
— L ’image d’une société relativement homogène et organi­
sée (verset 6) dont l’organisation même semble gêner l’Eter-
nel.
— L ’idée d’une punition divine (versets 7 et 8).
— Un clin d’œil linguistique enfin, au verset 9 : « C ’est
pourquoi on l’appela du nom de Babel », ce passage reposant
sur un jeu de mots approximatif (ou sur une fausse étym olo­
gie) qui rattache babel au verbe bâlal, en hébreu « il
confondit », alors que le mot est plutôt à rapprocher de bâb-
ili, « porte de Dieu » (d ’où Babylone).
Ce qui nous intéresse le plus ici, c’est bien sûr cette
« confusion des langues » qui représente, selon la Bible,
l’origine du plurilinguisme. Il y aurait un avant et un après
Babel, un temps où « toute la terre avait un seul langage et un
seul parler » auquel succéda le temps où « Iahvé confondit le
langage de toute la terre et... les dispersa ». Cette tour que les
graveurs ou les peintres ont souvent représentée est égale­
ment restée dans l’imagerie populaire, dans le sens commun,
comme un symbole complexe. S’y mêlent en effet la préten­
tion hum aine (com m ent oser vouloir m onter ju sq u ’aux
d e u x ? ) et la punition divine de cette prétention, une anec­
dote relative à l’origine de la multiplicité des langues et un
jugem ent de valeur passé dans le sens commun sur ce
multilinguisme présenté comme un châtiment.
Cela, c’est la première lecture, au ras du texte, la plus
courante. Il en est une autre qui verrait dans cette confusion
des langues et cette dispersion non pas la réponse divine à
l’orgueil des hommes, mais plutôt la condition nécessaire à
l’accomplissement de la destinée humaine. Claude Hagège
par exemple souligne qu’il est possible de relier ce passage à
un autre de la Genèse (1,28), « soyez fertiles et multipliez-
vous, remplissez la terre et dominez-la » : « L’unicité de la
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 35

langue, loin d’être une bénédiction dont les hommes sont


soudain privés, est le handicap m ajeur à leur vocation, l’obs­
tacle à l’accomplissement de leur destin »... « c’est pourquoi
doit survenir la dispersion sociale, inséparable ici de la disper­
sion linguistique » 2. Mais ce sont là querelles d ’exégètes.
Ce q u ’il nous faut en effet retenir c’est que, pour une partie
im portante du m onde, le plurilinguisme est vécu, en référence
au mythe de Babel, comme une punition, voire même comme
une malédiction. Ainsi le néologisme de babélisation, multi­
plication des langues sur un territoire donné, est-il l’équiva­
lent linguistique du terme balkanisatioapour les Etats : dans
les deux cas, la multiplicité est chose mauvaise, on lui préfère
de façon toute jacobine un bon gros Etat monolingue bien
cerné dans ses frontières politiques et linguistiques. L’ennui
est que ce cas de figure est bien rare, pour ne pas dire
inexistant, et nous revoilà à Babel.
U ne des retom bées de cette vision idéologique du plurilin­
guisme, que j ’ai déjà évoquée dans un autre ouvrage, est la
polém ique qui vit le jour à la Renaissance sur la langue « pré-
babélique ». Dans le conflit qui fleurit au xvic siècle en
E urope, l’hébreu est généralem ent considéré comme la lan­
gue de Babel, la langue d ’avant la punition, mais chacun
essaie de dém ontrer que sa langue (l’italien, le français,
l’allem and, etc.) est la plus proche de cette langue des temps
h e u re u x ...3. Ainsi, une des premières façons de gérer le
plurilinguisme a-t-elle été de convertir la différence en
inégalité : l’étranger, celui qui ne parle pas grec, sera pour les
citoyens d ’A thènes le barbare, et l’histoire est remplie
d ’expressions qui m ontrent que l’on n’apprécie guère la
langue de l’autre : speak white, arrête de baragouiner, qu’est-
ce que c’est que ce charabia, ce petit nègre...
Bien sûr, il ne faut pas prendre les mythologies trop au
sérieux, fussent-elles religieuses. Mais il ne faut pas non plus

2. C laude H agège, « B abel, du lem ps m ythique au temps du langage », in R evue


Philosophique N° 4, 1978, pp. 469-470.
3. Voir Louis-Jean C alvet, Linguistique et colonialisme, Paris, Payot 1974, pp. 17-
20.

i
36 LES RELIGIONS ET LA LANGUE

oublier que, comme les idées toutes faites, elles nous gouver­
nent, qu’elles onî marqué des dizaines de générations d’êtres
humains dans la perception qu’ils ont eu de leur expérience
sociale, et qu’elles continueront sans doute longtemps sur cette
voie. C ’est pourquoi l’idée du plurilinguisme comme punition
divine, même si elle n’est pas toujours en accord avec l’exégèse
sérieuse des textes sacrés, me paraît importante, car elle éclaire
d’un jour particulier la façon dont les hommes ont analysé
leurs rapports linguistiques, dont ils ont géré leurs différences.
La Bible n’est d ’ailleurs pas le seul texte fondateur qui
comporte ainsi une leçon linguistique. Le Qoran, dans sa
seconde sourate (sourate de La vache), reprend de façon
abrégée l’essence du scénario de la Genèse : Dieu crée la terre
et les deux (1 1 ,2 7 ), puis crée Adam qui nomme les animaux
(1 1 ,3 1 ). Par la suite, sans prendre particulièrement position
sur le problème de l’origine du plurilinguisme (Babel n’appa­
raît pas dans le livre), le Qoran est rempli de références à
l’arabe qui se ram ènent à deux grandes idées :
— L’idée d ’une pari que la langue du Qoran, celle dans
laquelle le texte a été dicté au prophète, est du « pur arabe ».
En fait, entre la tradition qui prétend que M ahomet a reçu le
texte dans le dialecte du Qoraïch, c’est-à-dire.le parler de La
M ecque, et les spécialistes qui penchent plutôt vers une koïné,
la langue dans laquelle est rédigé le livre, pose un certain
nombre de problèmes philosophiques et l’on ne saurait se
satisfaire de cette notion vague de « pur arabe » 4, mais il
demeure que cette idée est centrale dans la conscience des
musulmans et ceci nous mène au second point.
— L ’idée d ’autre part que le style du Qoran est inimitable.
Les passages dans lesquels apparaît cette assertion sont
nombreux :

Si vous dou iez du livre que nous avons envoyé à notre serviteu r,
apportez un chapitre sem blable à ceux qu'il renferme. (S o u rate d e la
V ache, 21.)

4. Cf. par exem ple Régis Blachèfe, Introduction au Coran, Paris 1959, pp. 156-
169.

f
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 37
D irez-vous que M ahom et en est l'auteur? R éponds-leur : Apportez un
chapitre sem blable à ceux qu'il contient. (S o u rate de Jo n as, 39.)
D iront-ils : le Koran est son ouvrage ? R éponds-leur : apportez dix
chapitres sem blables à ceux q u il renferme. (S o u rate H o d , 16.)
e t c .5.

Ce type d’argument, fréquent donc dans le Qoran, est


généralem ent considéré comme un argument massue : la
preuve que ce texte n ’a pas été inventé par M ahomet mais a
bien été dicté par Dieu, c’est que nul n’est capable d ’en
produire de semblable. Et on trouvera à la fois dans la
littérature dite « apocalyptique », et dans le sens commun
islamique, l’affirmation que l’arabe est la langue d ’Adam et
celle du paradis. « La langue d'Adam est Varabe ; c'est aussi la
langue du paradis. Lorsqu'il a désobéi à son Dieu, ce dernier le
fit parler en syriaque », écrit Al G azàïrl6, inventant là la
punition suprême : priver l’homme fautif de la langue arabe.
Mais on trouve surtout dans le sens commun islamique l’idée
qu’aucune autre langue ne saurait dépasser l’arabe en élo­
quence et en poésie. Car la théorie de ïja z al Q urân, de
Pinimitabilité du Qoran, dépasse de loin l’argument que je
viens d’évoquer tendant à dém ontrer la véracité de l’origine
divine du texte.
Si en effet les premiers rhéteurs arabes se sont donné pour
tâche, de façon générale, de prouver l’authenticité du Qoran,
son origine divine, à partir d ’arguments linguistiques, cette
visée déborde très vite son cadre initial et religieux pour
déboucher sur un enjeu séculaire et social. Les stades de la
démarche sont assez simples. Dans un premier temps, on
« dém ontre » que le texte est bien divin parce qu’il est
inimitable : l’argument, nous l’avons vu, est déjà dans le
Qoran lui-même. Dans un second temps, on montrera d’une
part que cette éloquence divine est liée à la langue arabe, dont
le texte sacré utilise au mieux les possibilités :

5. Je cite ici la traduction de Savary, Le Koran, Paris» G arnier 1958.


6. A l nür al-m ubïn f i qi^s al-’arbiyâ, Beyrouth 1978, citation comm uniquée par
A bdallah B ounfour.
38 LES RELIGIONS ET LA LANGUE

Il est écrit en langue arabe e t so n style est pur. (S o u ru tc des p o ètes,


195.)

et d’autre part que personne ne peut prétendre faire, dans


quelque langue que ce soit, ce que les Arabes eux mêmes ne
peuvent pas faire, dépasser le Qoran en éloquence. Des lors,
de l’inimitabilité du livre saint découle la supériorité de la
langue arabe elle-même : si l’A rabe le plus éloquent ne peut
rivaliser avec « le » texte (en langue arabe, bien sûr), ceci
laisse loin derrière les autres langues du monde ei leurs
locuteurs. On a dit souvent qu’une des différences outre le
christianisme et l’islam était que le second n’invoquait pas,
pour justifier sa vérité, les miracles : c’est une erreur puisque,
on l’aura compris, le texte du Qoran est considéré comme un
véritable miracle, un prodige d’éloquence, et nombreuses
sont les anecdotes qui font état de conversions ;'i sa seule
écoute (celle du calife O m ar par exemple). Cela est si vrai que
dès l’époque du prophète, les incroyants ont axé leurs
critiques sur cette i’jaz al Q ur’ân, sur cette inimitabililé, et
que ce m ouvement s’est poursuivi longtemps :

« A u cours de l ’histoire, on rencontre aussi, de tem ps à autre, des


hérétiques com m e Ibn ar-R âw an di... des esprits forts com m e le théolo­
gien rationaliste, Isa ibn Cabîn, et dit-on le poète-ph ilosoph e al-
M a’arri... qui proclam aien t que le style coranique ne présentait rien
d ’exceptionnel à qu oi tou t b o n écrivain ne p û t prétendre. Poussant plus
loin la hardiesse, certains n ’on t p a s hérité à la pasticher » 7.

Mais ceci n’a nullement empêché que se constitue une


théorie posant l’éloquence comme « trait distinctif des
Arabes » : étant la langue de Dieu, la langue arabe est la
langue parfaite, parlant la langue de Dieu, le peuple arabe est
élu et son éloquence n’est dépassée que par celle de Dieu.
L ’A rabe est le prince de l’éloquence et de la poésie8.
La Bible et le Qoran, si différents soient-ils dans leur

7. B lachère, op. cit., p. 170.


8. Cf. la thèse de 3Ü cycle d ’A bdallah B ounfour, sous la direction de Roland
B arthes, Théories et m éthodologies des grandes écoles de rhétorique arabe, ronéotée,
Ecole P ratique des H autes E tudes, 6e section.
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 39

histoire et dans leurs effets historiques, ont donc en commun


quelques points non négligeables. Dans la Genèse tout
d ’abord, comme dans la sourate de La vache qui lui em prunte
largem ent, nous trouvons l’affirmation que Dieu a créé le
m onde et l’a nommé. Seule la Bible pose nettem ent la
m onogénèse du langage, unicité linguistique à laquelle il est
mis fin lors de l’épisode de Babel, et nous avons vu que cette
punition divine a fait que le plurilinguisme est largement vécu
comme une malédiction. Mais le Qoran est le plus souvent
interprété dans le même sens : une seule langue à l’origine,
l’arabe langue de D ieu, langue d ’A dam , langue du paradis.
D ans les deux cas, donc, un m alheur originel. Ce m alheur
concerne, pour la Bible, l’ensemble de l’espèce humaine,
orpheline du monolinguisme, il ne concerne pour le Qoran
qu’une partie de l’hum anité, celle qui n ’a pas la chance de
parler arabe... Ce plurilinguisme voulu par l’Eternel va dans
la Bible réapparaître plusieurs fois après Babel, sur des modes
divers. Dans les Actes des apôtres, bien sûr, lors de la
Pentecôte :
Ils virent paraître des langues séparées les unes des autres qui étaient
co m m e de feu et qui se posaien t sur chacun d'eux.
E t ils fu ren t tous rem plis du Saint-Esprit, et ils com m encèrent à parler
des langues étrangères, selon que l'esprit les faisait parler. (A ctes II, 3-4.)

E t l’on a dans ce passage l’impression que le Saint-Esprit


gère le difficile héritage du plurilinguisme, que le legs de
Babel est comme un obstacle à la mission évangélisatrice des
apôtres, et qu’il faut donc leur donner le don des langues,
rendu nécessaire par cette confusion des langues semée au
préalable. Mais il s’agissait là, au fond, d’une mission de paix,
alors que le legs guerrier de Babel est également présent dans
le texte. Il s’agit de ce passage des Juges qui raconte que les
gens de la tribu de Galaad battirent militairement ceux de la
tribu d ’Ephraïm et occupèrent les rives du Jourdain, c’est-à-
dire le passage par lequel les Ephratiens pouvaient fuir :
E t les G alaadites s'em parèrent des passages du Jourdain avant que
ceux d'E phraïm y arrivassent. E t quand quelqu'un de ceux d'E phraïm
40 LES RELIGIONS ET LA LANGUE

qui étaient échappés disait : laissez-m oi pa sser, les gens de G alaad


disaient : Es-tu Ephratien ? et il répondait : Non.
A lo rs ils lui disaient : D is un peu Schibboleth ; et il disait S ibboleth ;
car il ne p ou vait pas pronon cer com m e il fa u t; alors, le saisissant, ils le
m ettaient à m ort au passage du Jourdain. Et en ce temps-là, il y eut
quarante-deux mille hom m es d ’Ephraïm qui furent tués. (Juges, X II, 5-
6 .)

Ce passage mérite bien sûr quelques explications. Le mot


hébreu schibboleth, qui signifie « épi », a, comme le m ontre la
graphie, une chuintante à l’initiale. O r les gens d’Ephraïm
avaient une sifflante en cette place, ils prononçaient sibboleth,
et cette déviation phonétique suffisait à les dénoncer et leur
tenait lieu de condamnation à mort. Ainsi, dans la Bible
m ême, la différence linguistique, pourtant ici minime (il ne
s’agit au fond que d’une variante dialectale), devient le lieu où
s’incarne la haine de l’autre, le lieu de la discrimination.
Et la Bible a ici, comme en de multiples autres domaines,
fait école. Nous n’en prendrons que deux exemples, en des
moments différents de l’histoire. Au xvic siècle tout d’abord,
lors des fameuses « vêpres siciliennes ». Le 31 mars 1282,
éclate à Palerm e, alors que sonnent les vêpres, une révolte
contre l’occupant français, et pour reconnaître les fuyards
dans les rues les conjurés leur faisaient prononcer le mot
sicilien signifiant « pois-chiche », avec la même chuintante à
l’initiale, qu’ils ne savaient pas réaliser. Le chanteur sicilien
Benito M erlino raconte cette anecdote dans sa chanson Li
vespiri.

« di ciciri
— sisiri
— a m o r ti! » (dis ciciri, sisiri, à m o rt !)

et ce refrain résume de façon lapidaire l’enjeu (la vie-la mort)


qui repose sur un critère linguistique.
Nous avons, plus près de nous, un autre exemple de cette
pratique, lorsque le dictateur dominicain Trujillo voulut
expulser les travailleurs haïtiens. Les uns racontent que, pour
distinguer entre les Noirs dominicains (de langue espagnole)
LES RELIGIONS ET LA LANGUE 41

et les Noirs haïtiens (de langue créole et française), la police


leur dem andait tout simplement de prononcer le nom de
Trujillo, dont la jota fait problème pour qui ne parle pas
espagnol. Les autres donnent une version un peu différente,
mais reposant sur le même principe :
Vous le savez, les N oirs de langue française ont du m al à pron on cer les
« r » ; tel est aussi le cas des Haïtiens. En revanche, les N oirs de Saint-
D om in gu e, de langue espagnole, y parviennent parfaitem ent. Si bien
que, avec ce sadism e qui le caractérise, Trujillo a donné l'ordre de faire
pron on cer à tous les détenus le m ot p e rro , qui signifie chien en espagnol.
Tous ceux qui disaient p eg o ont été passés p a r les a rm es9.

La pratique du Schibboleth est à ce point entrée dans


l’histoire que ce mot de la langue hébreu est devenu un nom
commun de la langue française : « épreuve décisive qui fait
juger de la capacité d’une personne » pour le dictionnaire.
Mais si la référence linguistique a disparu de cette définition,
les faits nous rappellent, des Juges de la légende au Saint-
Dom ingue contem porain, que l’on peut mourir à cause d’un
phonèm e, à cause d’une différence de prononciation, la
phonologie devenant ici létale : encore une fois, guerre des
langues.
Si la Bible et le Qoran convergent donc sur un point, sur
l’idée de m onogénèse, d ’origine unique du langage, ils
diffèrent cependant sur un autre point, tout aussi im portant :
la valorisation de cette langue des origines, de cette langue de
Dieu. En effet, le texte saint fondant la chrétienté n’est pas lié
à une langue sacrée. Sans doute écrit à l’origine en aram éen, il
est très tôt traduit en hébreu, en grec, en syriaque, en copte,
en gotique, en latin, en slave, etc., sans que cela ne fasse
jamais problèm e : la polémique qui a opposé dans la seconde
partie du xxe siècle chez les catholiques les partisans de la
messe en latin à ceux de la messe en langue vernaculaire ne
doit pas nous abuser, il n’y a pas de langue sacrée chez les
chrétiens.
Il en va bien sûr tout autrem ent chez les musulmans, qui

9. Jean C o n ten té, L'aigle des Caraïbes, Paris 1978, p. 94.


42 LES RELIGIONS ET LA LANGUE

considèrent de toute façon le Qoran comme intraduisible et sa


langue comme la langue de Dieu. Dès lors, s’il y a pour la
chrétienté un avant Babel et s’il est considéré comme meilleur
que l’après, ce n’est pas pour des raisons linguistiques : le
m alheur n’est pas dans la perte d’une langue parfaite mais
dans la punition divine consécutive à l’orgueil humain. A u
contraire, pour l’islam, l’arabe est la langue par excellence, la
langue de la poésie, de l’éloquence, et elle confère à ses
locuteurs une supériorité linguistique sur les autres : personne
n ’a jamais prétendu que l’on pouvait tomber en extase en
écoutant la Bible, et j ’ai rappelé que la tradition islamique
regorge d’anecdotes de ce genre, relatives bien sûr au Qoran.
La forme du texte est ici aussi importante que son contenu,
c’est toute la leçon de la théorie de i’jaz al Q ur’an.
Ces mythes instaurés par deux religions, ou du moins par la
lecture qu’en font certains, le mythe de l’origine unique des
langues et celui de la supériorité d’une langue sur les autres,
sont donc porteurs d’arguments idéologiques propres à ali­
m enter le conflit linguistique. Nous avons vu au chapitre
précédent qu’il n’y a pas d ’argum ent scientifique en faveur
d ’un scénario du type monogénèse, et qu’il est beaucoup plus
probable que la capacité de langage de l’être humain s’est
lentem ent incarnée dans des milliers de protocodes différents,
évoluant lentem ent sous la pression des besoins sociaux vers
les prem ières langues, et nous ne ferons pas au lecteur l’injure
de lui dém ontrer qu’il n’y a pas de langues supérieures et de
langues inférieures. Dans les deux cas, en effet, ce n ’est pas
l’aspect scientifique de la Bible ou du Qoran qui nous retient
(les textes étudiés sont porteurs de mythes et non pas de
science), mais bien leur aspect idéologique, leurs retom bées
idéologiques et séculaires. C ’est au nom d’une certaine lecture
de la Bible que l’on va, au xvie siècle, subordonner la
réflexion sur les langues aux conflits nationalistes, en tentant
de m ontrer que sa langue est la plus proche de la langue
prébabélique ; c’est au nom d ’une certaine lecture du Qoran
que l’on va développer une théorie raciste tendant à dém on­
trer îa supériorité de la langue arabe sur les autres.
C h a p it r e 3

UN MONDE PLURILINGUE

Les hommes sont donc confrontés aux langues.


Où qu’ils soient, quelle que soit la prem ière langue qu’ils
ont entendue ou apprise, ils en rencontrent d ’autres tous les
jours, les com prennent ou ne les com prennent pas, les
reconnaissent ou ne les reconnaissent pas, les aiment ou ne les
aim ent pas, sont dominés par elles ou les dominent : le monde
est plurilingue, c’est un fait. Et l’histoire linguistique, qui est
l’un des aspects de l’histoire du monde, est en grande partie
constituée par la gestion de ce plurilinguisme.
Contrairem ent à ce que certains peuvent penser, cette
multiplicité des langues ne définit pas des situations ou des
continents particuliers, elle n’est pas spécialement l’apanage
du tiers m onde, des pays en voie de développement que l’on
imagine volontiers tiraillés entre leurs « dialectes », leur
« patois » et nos « langues », elle est un lot commun, même
si elle se manifeste différemment selon les cas. E t nous
allons dans ce chapitre tenter de décrire ces différentes
situations, tenter d ’esquisser une typologie des plurilin-
guismes.

B IL IN G U IS M E E T D IG L O S S IE .

C ’est en 1959 que le linguiste américain Charles Ferguson a


lancé dans la littérature linguistique un terme em prunté à la
44 UN MONDE PLURILINGUE

langue grecque, le terme de diglossie1. Si le mot signifie tout


simplement en grec « bilinguisme », il prend chez Ferguson
un sens beaucoup plus restreint. Partant de quatre situations
q u ’il considère comme exemplaires (la Suisse allemande,
l’Egypte, Haïti et la Grèce), l’auteur définit en effet la
diglossie comme le rapport stable entre deux variétés linguisti­
ques, l’une dite « haute » (high) et l’autre « basse » (low),
génétiquem ent apparentées (arabe classique et arabe dialec­
tal, grec dém otique et grec « épuré », etc.) et qui se situent
dans une distribution fonctionnelle des usages dont le tableau
ci-dessous rend compte :

Variété Variété
Situations
haute basse

Serm ons, culte +


O rdres aux ouvriers, serviteurs +
L ettres personnelles +
Discours politiques, assemblées +
C ours universitaires +
C onversations privées +
Inform ations sur les médias +
Feuilletons +
Textes des dessins hum oristiques +
Poésie +
L ittérature populaire +

Ainsi, pour illustrer ce tableau, on dira qu’en Haïti par


exemple le français est utilisé à l’école, à l’église, dans les
discours politiques, etc., tandis que le créole est utilisé dans la
vie quotidienne, dans les rapports avec les « inférieurs », etc.
(rappelons que l’article dont je rends compte date de 1959 : la
situation d ’Haïti a quelque peu évolué depuis) : la diglossie
selon Ferguson met donc en présence deux variétés d’une
langue dont l’une est valorisée, « normée », véhicule d ’une
littérature reconnue, mais parlée par une m inorité, et dont

1. C. Ferguson, « Diglossia », W ord, 1959.


UN MONDE PLUR1UNGUE 45

l’autre est péjorée mais parlée par le plus grand nom bre.
Ce qu’il y a d’intéressant dans les situations évoquées par
Ferguson, c’est le jeu qu’elles mettent en scène entre le
semblable et le dissemblable : d ’une part des formes linguisti­
ques « semblables » en ce sens qu’elles participent d’un même
modèle, avec sa variante normée et sa variante populaire
(même si l’exemple d’Haïti ne semble pas rentrer dans cette
catégorie), d’autre part des formes « différentes » en ce sens
que l’on peut dom iner l’une sans dominer l’autre. De la
tension entre ces deux pôles, du rapport qu’entretiennent les
locuteurs avec l’une et l’autre de ces formes, résultent bien sûr
des com portem ents que l’on peut tenter d ’approcher en
term es psycholinguistiques (les attitudes linguistiques indivi­
duelles face à ces deux formes) ou sociolinguistiques (la
signification sociale de la diglossie, les groupes tels qu’ils sont
délimités par elle). E t cette dualité, qui fait à la fois la richesse
et les limites du texte de Ferguson, est à l’origine des
propositions qu’un autre linguiste américain, Joshua Fishman,
a avancées en 19672. O pposant le bilinguisme (la capacité ,
d’un individu à utiliser plusieurs langues) qui relèverait de la ^j
psycholinguistique à la diglossie (utilisation de plusieurs
langues dans une société) qui relèverait de la sociolinguisti- j!
que, Fishman modifie la conception de Ferguson sur deux
points importants :
— D ’une part, il insiste beaucoup moins sur la présence de
deux codes (il peut y en avoir plus, même s’il pense qu’en
général la situation se ram ène à l’opposition entre une variété
haute et une variété basse).
— D ’autre part, il pose que la diglossie existe dès qu’il y a
une différence fonctionnelle entre deux langues, quel que soit
le degré de différence, du plus subtil au plus radical :|Ta
relation géi entre les deux formes n’est pas une
obligation J
E t Fauteur résume sa pensée par le tableau suivant, qui

2. J. Fishm an, « Bilingualism with and without diglossia, diglossia with and
w ithout bilingualism », Journal o f Social Issues, 1967, N° 32.
46 UN MONDE PLURILINGUE

illustre parfaitem ent le titre de son article (« bilinguisme avec


ou sans diglossie, diglossie avec ou sans bilinguisme ») :

diglossie
4-
+ 1. diglossie et 2. bilinguisme sans
bilinguisme diglossie
bilinguisme
3. diglossie sans 4. ni diglossie
bilinguisme ni bilinguisme

Ces quatre possibilités théoriques correspondraient aux


situations suivantes :
1. Le Paraguay, où tout le monde parle espagnol et
g u a ra n i, l ’espagnol é ta n t fo n ctio n n ellem en t la form e
« haute » et le guarani la forme « basse ».
2. Certaines situations instables dans lesquelles il y a
beaucoup d’individus bilingues mais pas de bilinguisme social
(les groupes germ anophones en Belgique, dans lesquels le
français rem placerait lentem ent l’allemand).
3. La Russie tsariste, dans laquelle les nobles ne parlaient
que français et le peuple que russe.
4. Situation rare : petite communauté avec une seule
variété linguistique.

Pris comme un ensemble, ces deux textes appellent quel­


ques remarques. Ce qui me semble tout d ’abord manquer
dans la définition de Ferguson, qui insiste surtout sur les
notions de fonctions et de prestige, c’est bien entendu la
référence au pouvoir : il ne suffit pas en effet d ’analyser les
différences entre formes linguistiques en présence en termes
de prestige (par exemple le français aurait plus de prestige que
le créole en Haïti) et de fonctions (le français aurait des
fonctions que le créole ne partage pas). Si le français a ce
prestige et ces fonctions, c’est pour des raisons historiques et
sociologiques qui tiennent à la forme du pouvoir, à l’organisa­
tion de la société, toutes choses dont Ferguson ne traite guère.
UN MONDE PLURILINGUE 47

Par contre, la notion de diglossie est utile (même si elle


devrait parfois se décliner : triglossie, etc.) dans la mesure où,
comme le souligne Fishman, elle s’oppose effectivement à
celle de bilinguisme : il est extrêm em ent utile de pouvoir
distinguer entre un bilinguisme individuel et un bilinguisme
social (que nous appellerons donc diglossie), et de m ettre
ainsi l’accent sur les implications sociologiques de la diffé­
rence linguistique.
Cela étant, les choses sont souvent beaucoup plus com­
plexes que ces deux textes sem blent le dire, et je voudrais
évoquer quelques exemples afin de m ontrer rapidem ent (nous
y reviendrons plus loin) la pluralité des situations que nous
rencontrons à la surface du globe.
1. D ’une part, la « diglossie », malgré l’étymologie, peut
m ettre en présence plus de deux langues, cela Fishman
l’adm ettait déjà. Mais il ne signale pas la possibilité de ce que
j ’appellerais des diglossies enchâssées, c’est-à-dire des diglos-
sies imbriquées les unes dans les autres, que l’on rencontre
fréquem m ent dans les pays récem m ent décolonisés. En T an­
zanie par exemple, il y a dans un prem ier temps diglossie
entre la langue héritée du colonialisme, l’anglais, et la langue
nationale, le swahili, mais il y a aussi dans un second temps
diglossie entre ce même swahili, qui n’est la langue maternelle
que d ’une partie m inoritaire de la population, et les autres
langues africaines. E t l’on retrouvera la même situation au
Mali (français/bam bara/autres langues africaines), au Séné­
gal (français/w olof/autres langues africaines), etc. Dans tous
ces exemples, l’accès au pouvoir passe par la maîtrise de la
langue officielle (l’anglais, le français) héritée donc du colo­
nialisme, mais la maîtrise de la langue africaine dom inante
(q u ’elle soit ou non pour la loi la seule langue « nationale »)
confère un autre pouvoir. En d’autres term es, l’anglais est en
Tanzanie une forme « haute » face au swahili qui est lui-
même une forme « haute » face aux autres langues : diglossies
enchâssées, donc.
2. Pour ce qui concerne la définition de la diglossie adoptée
par Ferguson, la notion d ’apparentem ent génétique entre les
48 UN MONDE PLURILINGUE

formes en présence est, comme l’a noté Fishman, extrêm e­


ment limitative. Et ceci pose un autre problème : faut-il
distinguer la diglossie du rapport entre une langue standard et
ses dialectes (ses formes locales ou sociales) ? Tout le monde
sait par exemple qu’il y a une façon de parler anglais
socialement reconnue, et que certaines prononciations de
cette langue (la prononciation « cockney » de Londres par
exemple, en particulier définie par un maniement défectueux
du h aspiré) constituent un handicap social. Mais cette
situation est-elle strictement comparable à celle de la Tanza­
nie opposant l’anglais au swahili? A l’évidence non, alors que
pour Fishman la différence la plus subtile génère autant la
diglossie que la différence la plus radicale. Ce n’est pourtant
pas la différence entre l’anglais « de la reine » et le cockney
qui fait la diglossie, mais l'utilisation sociale de cette diffé­
rence et l’une de ces formes n’est pas plus prestigieuse que
l’autre par nature mais par histoire : si des « barbares »
prennent le pouvoir quelque part, leur langue jusqu’ici
péjorée peut devenir langue de prestige...
Si le concept de diglossie est donc utilisable pour définir les
sociétés plurilingües, il nous faut cependant préciser que ces
situations doivent être analysées en partant des rapports
sociaux et non pas des langues : le bambara par exemple peut
être vécu au Mali comme une langue de libération (par
référence au français) mais aussi comme une langue d ’oppres­
sion pour les Songhaï de Tombouctou ou les Tamasheq du
nord.
3. Enfin, la typologie de Ferguson (qui insiste sur l’aspect
« stable » des situations de diglossie), même revue par
Fishman, pêche par absence de vision dynamique. Prenons
par exemple la situation des émigrés de la « deuxième
génération », qu’il s’agisse des enfants de Portugais ou
d’arabophones en France, des enfants de Chinois aux U .S .A .,
des enfants de Turcs en Allemagne, etc. Les parents sont bien
entendu bilingues et vivent, dans leur micro-société, dans
leurs rapports avec des locuteurs de la langue officielle, une
situation de diglossie : c’est le cas 1 de Fishman. Les enfants
UN MONDE PLURILINGUE 49

par contre sont souvent monolingues, encore que ce m onolin­


guisme soit à relativiser : ces enfants « monolingues » m ani­
festent souvent un refus psychologique de la langue des
parents, qu’ils com prennent mais ne veulent pas parler, par
souci d’assimilation, etc., et se trouvent donc entre eux dans
le cas 4 de Fishman (ni diglossie ni bilinguisme). Mais les
enfants ne vivent pas seulem ent entre eux, ils vivent avec leurs
parents, dans la société, et cette situation globale, traversée
par l’histoire, pose le problèm e de la transmission du bilin­
guisme ou de la diglossie d ’une génération à l’autre, en même
temps qu’elle nous présente une sorte de mixage des catégo­
ries de Fishman. Dans un quartier de travailleurs migrants de
Paris comme Belleville, on pourra en effet trouver une m acro­
situation de diglossie (entre le français d’une part et d’autre
part l’arabe, le berbère, le vietnamien ou le chinois), des
micro-situations de bilinguisme et des situations de m onolin­
guisme (les gens qui ne parlent que français, mais aussi les
femmes qui ne parlent qu’arabe, etc.), le monolinguisme d ’un
français n’étant d’ailleurs pas comparable au monolinguisme
d’un fils d’Algérien ou de Cantonnais...
C ’est dire que la typologie que nous voudrions esquisser ne
peut pas se satisfaire d’une vision que nous appellerons
m étaphoriquem ent « photographique », elle devrait tenter
d’intégrer une vision « cinématographique » : la société est
traversée par l’histoire, c’est une évidence, mais une évidence
que la sociolinguistique n’a pas toujours comprise, et c’est l’un
des points sur lesquels la notion de diglossie doit être
modifiée.

LE « R E V E L A T E U R » FR A N Ç A IS

Nous conserverons donc la notion de diglossie en son sens


le plus large, le plus apte à entrer dans une approche
sociolinguistique (relations fonctionnelles et sociales entre
langues ou variétés de langues différentes) et allons m ainte­
nant tenter d’élaborer une typologie des différentes « diglos-
sies » en prenant la langue française comme révélateur. C’est-
50 UN MONDE PLURILINGUE

à-dire que nous commencerons par passer en revue les


situations dans lesquelles le français est impliqué (nous
pourrions bien entendu tout aussi bien rendre l’anglais ou le
russe), en partant de l’hypothèse qu’elles nous fournissent un
panoram a à peu près com plet des diverses possibilités de
plurilinguisme.
Et tout d’abord une prem ière rem arque : en examinant ces
différentes situations, qu’il s’agisse des pays d ’E urope
(France, Belgique, Suisse, Italie), d’Afrique noire (une quin­
zaine de pays), du M aghreb (Tunisie, Algérie, M aroc),
d ’Am érique du nord (Canada, Louisiane), des îles créolo-
phones (G uadeloupe, M artinique, R éunion), etc., nous
voyons qu’il n ’y a nulle part correspondance entre une
frontière politique (un Etat), une nation et une langue. Si le
français est officiellement présent dans de nom breux pays et
| concerne un nom bre im portant de locuteurs, il coexiste
partout avec d ’autres langues, et c’est précisément les moda­
lités de cette coexistence que je voudrais étudier.
Cette non-correspondance entre l’E tat, la nation et la
langue nous mène à un prem ier critère de classification : le
rapport entre la langue officielle et la langue maternelle. Dans
l’ensemble des pays évoqués ci-dessus, il n’y en a aucun dont
on puisse dire que tous les locuteurs aient pour langue
prem ière (celle apprise à la maison, que l’on appelle le plus
souvent langue m aternelle) la langue officielle. Laissons de
côté pour l’instant les pays qui, comme la Suisse ou la
Belgique, ont plusieurs langues officielles. Mais, en France
même dont la m ajorité des habitants est pourtant de langue
prem ière française, il y a une part non négligeable de la
population qui a appris avant le français, langue de l’école,
une autre langue, que ce soit l’alsacien, le corse, l’arabe, le
portugais, le soninké, etc.

Un exemple : Gaillon
Gaillon est une petite ville de 6000 habitants du départe­
m ent de l’Eure qui compte 21 % de travailleurs étrangers (la
UN M ONDE PLURILINGUE 51

moyenne nationale est aux alentours de 8 % ), pourcentage


qui devient beaucoup plus im portant à l’école car les familles
maghrébines ou africaines ont en général plus d ’enfants que
les familles françaises. Une enquête menée en 1985 auprès de
109 élèves d’une école primaire de la ville, l’école Louise-
Michel, nous a m ontré tout d’abord qu’il existe, en dehors du
français, trois langues représentées (arabe, espagnol, portu­
gais) pour cinq pays d ’origine (Tunisie, Algérie, Maroc,
Portugal, Chili) concernant 41 élèves, c’est-à-dire 34 % de
l’ensemble des élèves. Sur ces 41 élèves, 27 parlent la langue
de leurs parents, 9 ne la parlent pas du tout, 5 la parlent un
p e u 3. Nous avons ainsi, dans ce microcosme que constitue
une école, une population à 66 % uniquement francophone et
a 34 % issue de familles non francophones vivant ou ne vivant
pas une situation de diglossie. Le français y est à l’évidence la
langue de fonctionnem ent de l’école, dont la population est
cependant pour une bonne part bilingue : cette situation,
merne si elle est ici statistiquem ent « anormale », n’est pas
rare en France.

Ce qui caractérise cependant la France, c’est que la langue


officielle y est largement dominante, sans aucune possibilité
ullernatiye : on peut discuter de l’ëventuelle introduction du
bilinguisme à l’école (français/breton, français/occitan, etc.),
on peut songer à y introduire les langues des enfants de
davailleurs migrants (le portugais, l’espagnol, l’arabe, etc.),
m a is il n’y a pas sur le territoire de langue qui pourrait
prétendre remplacer le français. Nous avons donc là une
pivmicre situation caractérisée par un plurilinguisme éclaté
(o n doit pouvoir dénom brer sur le territoire de l’hexagone
u n e bonne trentaine de langues minoritaires), apparaissant ici
sous forme de diglossie au sens strict (la Corse, la Catalogne,
( Alsace...) et là sous forme de diaspora (la communauté
arménienne ou polonaise...) confrontée à une langue domi-

I . -J. Calvet, « Le plurilinguisme à l’école prim aire », Migrants form ation, 1985,
i'.r
52 UN MONDE PLURILINGUE

nante instituée par l’histoire comme langue de l’Etat et parlée


par pratiquem ent la totalité de la population. Ce prem ier
type, qui comme on voit n’a rien de monolingue mais qui n’est
pas non plus constitué par l’affrontement de deux langues
dont l’une pourrait prétendre aux fonctions de l’autre, nous
l’appellerons plurilinguisme à langue dominante unique. Cette
langue dom inante (qui dans le cas de la France est la langue
nationale) est parlée par tout le monde ou presque et elle est
en outre la langue maternelle de la majorité de la population.
Mais nous verrons plus loin, à propos de certains pays
d’Afrique noire, que la langue dominante unique peut ne pas
occuper les fonctions officielles que le français occupe en
France; en d’autres term es, qu’il peut ne pas y avoir corres­
pondance entre langue dominante et langue nationale (ou
officielle).

Les pays du Maghreb nous offrent une situation tout à fait


différente : on y utilise en effet partout trois langues et deux
d ’entre eux (l’Algérie et le Maroc) se caractérisent par la
présence de quatre langues aux fonctions très diversifiées.
Gilbert Grandguillaume, dans son ouvrage Arabisation et
politique linguistique dans le M aghreb, définit ces langues de
la façon suivante :

« D ans le M aghreb actuel, trois langues sont utilisées : la langue arabe,


la langue française et la langue maternelle. Les deux prem ières sont des
langues de culture, de statut écrit. Le français est aussi utilisé com m e
langue de conversation. Toutefois, la langue m aternelle, véritablem ent
parlée dans la vie quotidienne, est toujours un dialecte, arabe ou berbère;
cette langue maternelle, sa u f de très rares exceptions, n'est jam ais
écrite » 4.

Ces langues relèvent bien sûr de statuts très différents. Le


français d ’une part, langue héritée du colonialisme, longtemps
seule langue officielle, et qui a été ram enée au statut de
langue étrangère depuis la politique d’arabisation, reste

4. G. G randguillaum e, Arabisation et politique linguistique au M aghreb, Paris,


M aisonneuve et Larose, 1983, p. 11.
UN MONDE PLURILÏNGUE 53
l’apanage des classes bourgeoises, une langue de référence
culturelle, un atout im portant pour la réussite sociale, face à
la langue nationale, l’arabe. Cette dernière, dont la définition
linguistique pose quelques problèm es, doit essentiellement
son statut au fait qu’elle est à la fois la langue de la religion, la
langue du Q oran, et la langue d ’unification du monde arabe.
La langue du Q oran, l’arabe dit classique, est une langue
essentiellement écrite, qui peut aussi être utilisée pour les
prêches ou pour certains enseignements, comme l’était le latin
dans certains pays d’Europe au moyen âge, et comme le latin
elle est donc une langue m orte. Par contre, la forme promue
au statut de langue nationale (qu’on l’appelle arabe m oderne,
arabe médian, ou. comme je préfère, arabe officiel), qui
procède de la précédente par enrichissement et m odernisation
du vocabulaire, est plus largement utilisée dans les médias et
la vie publique. R estent les langues maternelles, que l’on
baptise généralem ent dans l’usage officiel dialectes : les
parlers arabes ou berbères. Les premiers sont bien entendu
dans un rapport de filiation génétique avec Parabe classique,
les seconds ne le sont pas, mais dans les deux cas ils
constituent les seuls véritables véhicules de la communication
quotidienne. Contrairem ent au premier type de plurilin­
guisme que nous avons dégagé (plurilinguisme à langue
dominante unique), la situation maghrébine nous offre donc
un modèle particulier qui nous impose tout d’abord de mieux
définir ce que nous entendons par « langue dom inante ».
Dans le cas de la France en effet, le français peut être
considéré comme langue dominante de deux points de vue :
d’un point de vue statistique d ’une part (le français est, de très
loin, la langue la plus parlée) et d’un point de vue socio-
politique d’autre part (le français est la langue du pouvoir
politique et culturel). En Tunisie, pays dans lequel la langue
berbère est très peu parlée (aux alentours de 1 % selon les
estimations), la langue statistiquement dominante est sans
conteste l’arabe tunisien tandis que l’arabe officiel est sociopo-
litiquement dominant et que la langue française partage avec
lui la domination culturelle. En Algérie et au Maroc, il en va
UN M ONDE PLURILINGUE

un peu différemm ent : le berbère est statistiquement domi­


nant au M aroc (50,60 % ?), il représente une grosse minorité
en Algérie (30 % ?) tandis que l’arabe officiel et le français
occupent à peu près les mêmes positions qu’en Tunisie. C’est
I dire que nous avons là un second type de plurilinguisme, que
! nous baptiserons plurilinguisme à langues dominantes minori-
; taires, dans lequel les langues statistiquem ent dominantes
sont en fait des langues politiquem ent et culturellement
dominées et qui se définit essentiellement par deux choses : le
pluriel que nous avons mis à langues dominantes et le fait que
les systèmes de communication et d ’expresssion du peuple n’y
soient pas représentés dans les structures de l’Etat.

Langues officielles et nationales en A frique francophone


QUELQUES EXEMPLES

N om bre
Langues Langues
de langues
officielles nationales
parlées

B U R K IN A 70 français 70
( français
BURUNDI 1 kirundi
( et kirundi
C E N T R E -A F R IQ U E 65 français sango
G U IN É E 20 français 8
TC H A D 100 français 0
Z A ÏR E 250 français 4

I/A frique noire dite « francophone » nous présente encore


une situation différente. De façon générale, on y trouve une
distinction entre la langue officielle (le français) et la ou les
langues nationales (des langues africaines). Le statut de
langue officielle est relativement clair : langue de fonctionne­
ment de l’E tat, langue de l’école, des média, etc. Par contre,
le statut de langue nationale est très variable d ’un pays à
l’autre.
Le tableau ci-dessus nous montre que certains pays comme
le Burkina considèrent toutes leurs langues comme langues
UN MONDE PLURILINGUE 55

nationales, que d ’autres, comme la République Centre-


A fricaine, en ont choisi une, que d’autres, comme le Zaïre ou
la G uinée, en ont choisi un nom bre limité et que d’autres
enfin, comm e le Tchad, ne considèrent aucune de leurs
langues comme langues nationales. Dans ces quelques situa­
tions, la notion de langue nationale prend donc une acception
diversifiée : la langue nationale peut, dans le cas du Burundi
ou de la RC A , être la langue de l’école ou de l’administration
et rem placer le français dans ces fonctions, les langues
nationales en nom bre limité (Zaïre, Guinée) peuvent être des
langues régionales, la langue officielle servant de lien entre les
différentes régions. Par contre, lorsque toutes les langues d’un
pays sont considérées comme nationales, alors les langues
nationales n’ont aucune chance d ’accéder à un quelconque
statut réel. D^ns un cas, le statut de langue nationale est
pratique, il peut perm ettre une politique linguistique alterna­
tive; dans l’autre, il est symbolique et ne change rien à la
situation sociolinguistique ; mais dans tous les cas c’est la
langue officielle qui est la langue de pouvoir, la langue qui
perm et la promotion individuelle, la clef sociale. Que le
français se trouve en face de deux, quatre, huit ou soixante-
dix langues nationales, il reste la langue dominante mais, au
contraire de la situation française, cette langue dom inante
politiquem ent et culturellem ent est extrêmem ent m inoritaire
statistiquem ent (on évalue à 10 % le nombre de locuteurs
réels du français en Afrique « francophone »), et au contraire
des pays du Maghreb cette langue dom inante ne partage pas
le pouvoir (sauf dans le cas du Burundi, que nous classerons
donc dans le second type). Après le plurilinguisme à langue
dominante unique et le plurilinguisme à langues dominantes
minoritaires, nous avons donc ici un troisième type de
situation, le plurilinguisme à langue dominante minoritaire
qui, comme le précédent, se définit par le fait que les systèmes
de communication du peuple ne sont pas représentés dans les
structures de l’E tat mais, au contraire du précédent, nous
donne à voir une seule langue dom inante. Il faut cependant
introduire ici une sous-division distinguant entre les pays dans
56 UN M ONDE PLURILINGUE

lesquels il existe une langue statistiquem ent dom inante pou­


vant prétendre rem placer le français (le wolof au Sénégal, le
bam bara au Mali, etc.) et ceux dans lesquels il n’y a pas cette
alternative (Cam eroun, G abon, etc.).

Abordons m aintenant la situation des territoires créolo-


phones (Réunion, M artinique, Guadeloupe, Guyane) qui
illustrent norm alem ent au sens strie la notion de diglossie telle
que l’a définie Ferguson. L ’apparentem ent génétique, qui se
trouve au centre de cette définition, ne nous retiendra guère,
car s’il est clair que le français joue un certain rôle, pour ne
pas dire un rôle certain, dans l’histoire du créole, il est
également clair que le rapport entre le français et le créole
n’est pas du même type que le rapport entre le grec dém otique
et la katharevoussa : dans un cas nous avons deux langues qui
ne sont pas m utuellement intelligibles et dans l’autre deux
variantes d ’une même langue. Nous n’accorderons pas plus de
crédit aux théories de la décréolisation qui veulent que, de la
même façon que les gens qui parlent « mal » tendent à
« bien » parler, le créole tende à se rapprocher du français, à
devenir une forme locale de français (je ne parle ici que des
créoles à base lexicale française ; la même chose pourrait bien
entendu être dite pour les créoles à base lexicale anglaise,
portugaise, etc.). Il y a dans tout cela les traces d ’un discours
de péjoration que nous évoquerons au chapitre suivant et qui
ne nous concerne pas pour l’instant.
Dans le survol que nous effectuons donc ici, les territoires
créolophones peuvent être définis par les traits suivants :
— Le créole y est la langue prem ière (« m aternelle »),
largement dom inante du point de vue statistique, même si elle
coexiste avec d ’autres langues prem ières (le français, bien sûr,
mais aussi le chinois, certaines langues indiennes, etc.).
— Le créole, par contre, n’est pas une langue de « pres­
tige », ce qui ne signifie nullement qu’il ne soit pas véhicule
d’une culture, hypothèse absurde (toutes les langues véhicu­
lent une culture), mais que cette culture n’est pas « reconnue ».
— Le français y est la langue officielle, la langue domi-
UN M ONDE PLURILINGUE 57

n;inte du point de vue socio-économique, comme dans les


situations africaines que nous venons d’évoquer : ici encore,
les structures de l’E tat ne rendent pas compte de l’organisa-
lion de la communication populaire.
— Mais le français est statistiquement moins minoritaire
qu’en Afrique : la scolarisation (qui est à peu près générale
dans les DOM et les TO M ) le répand de plus en plus comme
langue seconde (les choses sont bien entendu différentes sur
un territoire comme Haïti).
Nous avons donc là un plurilinguisme à langue dominante
alternative, une situation dans laquelle il est tout à fait
possible que le français soit remplacé dans ses fonctions
officielles par une autre langue (nous verrons plus loin dans ce
livre les conditions nécessaires pour qu’une langue dominée
accède au statut de langue dom inante : cela relève du travail
linguistique et de la planification), situation qui est aussi celle
des îles polynésiennes, le tahitien remplaçant le créole.
La Suisse et la Belgique nous présentent un autre type de
situation. On sait qu’il y a en Belgique un bilinguisme officiel
français/flam and, ces deux langues délimitant des portions
différenciées du territoire (à l’exception de Bruxelles, ville
officiellement bilingue) et qu’en Suisse il y a quatre langues
officielles réparties statistiquem ent comme le m ontre le
tableau suivant :

A llem and Français Italien Rom anche A utres

1910 (en % ) 12,1 22,1 3,9 1,2 0,1


1941 73,9 20,9 3,9 1,1 0,2
1960 74,4 20,2 4,1 1 0,3
1970 74,5 20,1 4 1 0,4
1980 73,6 20 4,5 0,9 1

Ces chiffres ne concernent que la population de nationalité


helvétique5.

5. T ab leau em prunté à R . Schlàpfer, La Suisse aux quatre langues, G enève 1985,


p. 259.
58 UN M ONDE PLURILINGUE

La constitution suisse stipule que le pays a quatre langues


nationales (allemand, français, italien, romanche) et trois
langues officielles (allem and, français, italien), et l’on voit
que le rapport entre ces deux notions est très différent de celui
que nous avons rencontré en Afrique : le romanche est langue
nationale et à ce titre a juridiquem ent droit à l’existence dans
la région où on le parle, mais il n’est pas langue officielle,
c’est-à-dire qu’il n’est pas reconnu dans les instances confédé­
rales. Q uant à la Belgique, on y essaie, non sans conflits, de
ménager aux deux langues en présence une part égale dans la
vie de l’E tat. Nous sommes donc face à une situation de
plurilinguisme à langues dominantes régionales : le français
coexiste avec le flamand ou avec l’allemand, chacune des
langues délimitant normalem ent un territoire bien défini.
On parle bien sûr français en d’autres points du m onde, aux
Seychelles, à l’île M aurice, en Louisiane, au C anada, dans le
Val d’A oste, à M adagascar, etc., mais ces situations se
ram ènent toutes à l’un des types que nous avons jusqu’ici
examinés. Notre typologie en cinq points (plurilinguisme à
langue dominante unique, à langues dominantes m inoritaires,
à langue dominante m inoritaire, à langues dominantes alterna­
tives et à langues dominantes régionales), qui illustre à peu
près toutes les situations imaginables, prête cependant le flanc
à une critique. Nous avons analysé le plurilinguisme en
prenant comme « révélateur » les situations dans lesquelles le
français était impliqué, mais nous avons en même tem ps pris
ces situations comme pré-définies du point de vue étatique :
nous n’avons pratiquem ent parlé que de « pays ». O r, pour ne
considérer que l’E urope, le territoire francophone transcende
les frontières : on parle français en France, en Italie, en
Suisse, en Belgique, mais en même temps on n’y parle pas que
français, et cette situation se retrouve partout. Le bambara,
langue dom inante au Mali, est aussi parlé au Sénégal (où
domine le wolof), au Burkina Faso, en Côte d’ivoire, etc., le
kichua est parlé en Colombie, en Equateur, au Pérou, au
Chili, etc.
j| La carte politique et la carte linguistique ne se correspon-
ÜN M ONDE PLURILINGUE 59

dent donc pas, et ce trait général compte autant, dans notre


typologie des plurilinguismes, que les cinq grandes situations
que nous avons décrites rapidem ent. Le monde apparaît
comme une vaste mosaïque linguistique en trois dimensions,
avec en deux dimensions des différenciations géographiques
(horizontales) et dans la troisième dimension des différencia­
tions sociales (verticales). Dans le plan horizontal on trouvera
par exemple les différences entre les langues locales (en
France : français, corse, alsacien, etc.) ou les variantes locales
(le français parisien, marseillais, grenoblois, etc.),.et dans le
plan vertical la fonction sociale de ces différences, qu’il
s’agisse des rapports entre les formes régionales de français ou
des rapports entre les langues en présence. De ce point de
vue, notre mosaïque linguistique en trois dimensions ne peut
se ram ener à la seule notion de diglossie : le m onde plurilin­
güe nous donne à voir des situations beaucoup plus variées, j
beaucoup plus riches, et ce n’est qu’en isolant arbitrairem ent
telle ou telle situation que l’on peut le ram ener à ce cadre pré­
établi.

L 'É C R IT U R E

La multiplicité des situations linguistiques est en outre


traversée par un autre critère de différenciation sur lequel
nous nous étendrons moins : la façon dont les diverses
cultures gèrent le problèm e de leur mémoire sociale, le
problèm e de la transmission de leur savoir ancestral, c’est-à-
dire en particulier leur rapport à la chose écrite.
T out le monde sait qu’il existe à la surface du globe des
civilisations de l’oralité et des civilisations de l’écriture qui,
plus que par la présence formelle d’un système de transcrip­
tion de la langue, se distinguent par la façon dont elles gardent
la mémoire de l’expérience et du savoir humains. De ce point
de vue, on peut distinguer entre quatre types de situations :

— Les sociétés à tradition écrite ancienne dans lesquelles la


forme linguistique écrite est la transcription de la forme
60 UN MONDE PLURILINGUE

linguistique quotidiennem ent parlée : c’est le cas de la langue


française. Le savoir y passe essentiellement par le livre.
— Les sociétés à tradition écrite ancienne dans lesquelles la
forme linguistique écrite n ’est pas la forme parlée mais une
langue de prestige : c’est le cas de la langue arabe. U ne partie
du savoir y passe par le livre, dans une langue qui n’est pas la
langue parlée par le peuple, une autre partie du savoir y passe
par le canal de l’oralité.
— Les sociétés dans lesquelles on a récemment introduit le
fait alphabétique : c’est le cas de certaines situations post­
coloniales dans lesquelles des langues naguère non écrites ont
été dotées d ’un alphabet. Nous sommes ici dans des sociétés
de tradition orale pénétrée par une graphie rapportée qui ne
véhicule par encore le savoir.
— Les sociétés de tradition orale dans lesquelles la m ém oire
sociale ne repose pas sur la graphie mais sur le conteur, le
griot, e tc .6.

E t ces différences participent de notre description cursive


du m onde plurilingue, non seulement en tant que telles mais
aussi parce que, nous le verrons plus loin, la présence ou
l’absence d’écriture dans une culture a souvent été utilisée
pour valoriser ou péjorer cette culture, dans le cadre d’une
vision idéologique qui fait de la transcription graphique le
support de la connaissance : les sociétés de tradition orale sont
comm unément considérées de façon privative comme des
sociétés sans écriture, ce qui est une façon très réductrice de les
définir, en même temps qu’une façon de les péjorer par
comparaison avec les sociétés occidentales.
Mais la scripturalité et l’oraliié coexistent souvent et cette
coexistence participe des différentes formes de plurilinguisme
que nous venons d’évoquer. Notre typologie des situations
dans lesquelles le français jouait un rôle n’a en effet jusqu’ici
pris en compte que le statut des langues dominées ou
dom inantes du point de vue sociopolitique ou statistique.

6. Cf. L .-J. C alvet, La tradition orale, Paris 1984.


UN M ONDE PLURILINGUE 61

Mais le fait que ces langues soient ou ne soient pas écrites,


soient ou ne soient pas le véhicule d ’une littérature, possèdent
ou ne possèdent pas une tradition littéraire, est nécessaire­
ment à intégrer dans cette typologie et détermine considéra­
blement l’évolution des situations.
Si nous comparons par exemple l’Algérie et le Mali, deux
pays colonisés ayant accédé à l’indépendance à la même
époque (1962), nous voyons que le rapport entre les langues
en présence, à peu près semblable au départ (le français était
dans les deux cas la seule langue officielle), s’est considérable­
ment modifié. Le statut du français n’a pratiquem ent pas
changé au Mali, où l’on commence à peine à enseigner
certaines langues africaines à l’école ; il a été bouleversé en
Algérie où l’arabe a remplacé le français dans presque toutes
les fonctions officielles.
11 y a à cette évolution différenciée de multiples explica­
tions, en particulier bien sûr les choix de politique linguistique
différents opérés par les gouvernem ents algériens et maliens,
mais le fait que l’une des langues dominantes alternatives,
l’arabe, ait été écrite depuis longtemps, alors que l’autre, le
bam bara, ne le soit que depuis peu, a joué un rôle fondam en­
tal en la m atière : le com bat de décolonisation culturelle ne \
disposait pas, dans les deux cas, des mêmes armes au départ, t
On verra pour les mêmes raisons, dans d’autres cas, les
locuteurs de certaines langues dominées écrites se réfugier à
certaines époques dans la littérature (ce fut le cas pour le
provençal, le breto n ...), échappatoire qui n’est bien sûr pas
offerte aux locuteurs de langues dominées non écrites, et le
rapport à l’écrit, dans la mesure où il a été perçu à travers le
filtre des cultures occidentales véhiculées par des langues
écrites, a donc occupé et occupe encore une place fondam en­
tale dans la déterm ination des rapports de force linguistiques.
Le lecteur se souviendra que, dans les exemples de diglossie
pris par Ferguson, les variétés « hautes » étaient toutes écrites
alors que certaines variétés « basses » seulement l’étaient (on
n’écrit pas l’arabe « dialectal » mais on écrit le grec démoti­
que, etc.), et c’est un point de plus sur lequel il nous fallait
62 UN M ONDE PLURILINGUE

adapter cette notion. La mosaïque linguistique enjtrois dimen­


sions à laquelle je faisais plus haut référence est aussi
déterminée par la coexistence de langues de tradition orale et
de langues de tradition écrite.

Comme je l’écrivais en tête de ce chapitre, les hommes sont


donc confrontés aux langues. E t c’est de la pluralité des
situations que nous avons évoquées, de cette richesse, qu’é-
merge le problèm e qui est au centre de ce livre : la guerre des
langues prend ses racines dans le plurilinguisme et dans la
façon dont les cultures humaines l’ont analysé. Car, comme
| nous allons le voir dans le chapitre suivant, av^nt de gérer le
plurilinguisme, les hommes en ont donné unej interprétation
idéologique.
C h a p it r e 4

LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ

O n peut imaginer que, confrontés à la différence linguisti­


que, les hommes ont toujours eu tendance à rire des habitudes
de l’autre, à considérer leur langue comme la plus belle, la
plus efficace, la plus précise, bref à convertir la différence de
l’autre (car c’est bien entendu toujours l’autre qui est diffé­
rent) en infériorité. Et La guerre du feu, ce film qui a eu ces
dernières années un succès mondial, dans la mesure où il met
en présence des « tribus » parlant des langues différentes,
aurait pu m ettre égalem ent en scène ce type de conflit
linguistique : tu ne parles pas comme moi, donc tu parles de
façon ridicule... On peut imaginer tout cela et rêver d ’une
polémologie linguistique préhistorique.
5

LES G R E C S , L ES B A R B A R E S E T LES A U T R E S

Mais nous ne sommes pas ici pour imaginer, et même s’il


me semble clair que ces conflits ne peuvent qu’avoir eu lieu,
nous devons nous contenter des traces historiques de cette-
gestion de la différence. Sur ce plan, nos sources rem ontent )
beaucoup moins loin, et il nous faut nous limiter à la Grèce
antique pour voir ém erger dans l’étymologic d’un mot tou­
jours présent dans les langues m odernes, barbare pour la
forme française, ce traitem ent particulier de l’autre.
La chose est connue, et je l’ai rappelée en passant dans les,;
64 LES IDÉOLOG UES DE LA SUPÉRIORITÉ

chapitres précédents : les Grecs avaient trouvé une façon


confortable de diviser le m onde en classant tous ceux qui ne
parlaient pas grec, les « étran g ers» donc, dans la catégorie
des barbares, barbaroi, et les Rom ains leur em prunteront à la
fois le m ot et son sens, barbarus, « étranger ». Mais traduire
barbares par « étranger » laisse passer une partie im portante
de l’inform ation, car les barbares étaient, étym ologiquem ent,
ceux qui ne parlaient pas, puisqu’ils ne parlaient pas grec, et
ne savaient produire que des bruits, des bredouillages, des
borborygm es, en bref quelque chose que l’on tenta d ’imiter
de façon ridicule par une onom atopée construite sur un
redoublem ent de syllabe à consonance enfantine, b rb r, bar-
bar (os). C ’est avec ce sens que le mot va être repris dans les
langues romanes. Pour le français, le dictionnaire Littré cite
par exemple un texte du xive siècle : « Barbares, tous çeulz
qui sont de estrange langue » (Oresme) et l’on trouve pour
l’espagnol chez A ntonio de N ebrija (Gramàtica de la lengua
Castellana, 1492) ce passage éclairant : « L e barbarisme est un
vice intolérable dans une partie de la phrase ; et cela s ’appelle
barbarisme parce que les Grecs appelaient Barbares tous les
peuples sa u f eux-m êm es; à leur tour les Latins appelèrent
Barbares toutes les autres nations sauf eux-mêmes et les Grecs.
E t parce que les étrangers q u ’ils appelaient Barbares corrom ­
paient leur langue quand ils voulaient la parler, ils nomm èrent
barbarisme ce vice qu’ils commettaient dans un mot. Nous
pouvons appeler Barbares tous les étrangers à notre langue
excepté les Grecs et les Latins » ...1. Ainsi, même si le cercle
des non-barbares s’élargit progressivement par « légitim a­
tions » successives (après le grec, le latin puis le castillan sont
dans le texte ci-dessus admis parmi les langues légitimes), la
notion de barbare est bien à l’origine la traduction du racisme
linguistique grec.
Bien sûr, une telle appellation ne peut que prendre racine
dans la vision populaire de la différence linguistique, celui

1. Cité p ar Raul A vila, « La langue espagnole et son enseignem ent : oppresseurs


et opprim és », in La crise des langues, Paris, R obert 1985, p. 337.
LES IDÉOLOG UES DE LA SUPÉRIORITÉ 65
((u’on ne comprend pas et qui ne nous comprend pas étant
toujours considéré comme plus ridicule que nous. Mais on
trouve aussi des échos de cette péjoration chez ceux que nous
appellerions aujourd’hui des intellectuels et, pour ce qui
concerne la culture grecque, chez Platon dans Cratyîe.
Le thèm e de ce dialogue est connu : entre deux person­
nages, H erm ogène et Cratyle, éclate une discussion sur le
problème de la nomination. L ’un, Cratyle, soutient qu’il y a
« une rectitude des dénom inations, appartenant de nature à
chaque réalité », c’est la thèse du physis (le naturel), tandis
que l’autre, H erm ogène, pense que la « justesse » des mots
est affaire de convention, c’est la thèse du thesis (le conven­
tionnel). Platon, appelé à la rescousse, va avoir avec chacun
d’entre eux une discussion « m aïeutique » et, comme à son
habitude, il ne tranchera pas mais m ontrera à chacun les
failles de son raisonnem ent. Nous ne résumerons ici qu’une
partie du dialogue, celle dans laquelle Platon interroge
Herm ogène, le tenant de la thèse conventionnelle, à qui il fera
adm ettre que les choses ne sont pas nommées n’importe
comment mais bien selon une certaine logique.
Il va alors accumuler une série d’exemples qui tous relèvent
de ce que les linguistes appellent l’étymologie populaire (celle
qui voit dans humus la racine du mot homme parce que Dieu à
créé l’hom me à partir du limon, ou qui analyse parlement en
« p arle et m ent»...). Ainsi les dieux, theoï, qui à l’origine
étaient les astres, la lune, le soleil, décrivant dans les cieux
une course sans fin, sont ainsi nom m és d’après le verbe theïn,
« courir ». L’hom m e, au contraire de l’animal, étudie, ana-
threï, et voit, opôpé (« il a vu »), d’où anathron-ha-opôpé qui
a donné anthropos. Ou encore : pourquoi Poséidon, le dieu de
la m er, s’appelle-t-il Poséidon ? Parce qu’il marche dans l’eau
qui freine ses pieds, -d’où posi-desmos (entrave aux pieds) et
poséidon...
H erm ogène, bien sûr, ne m anque pas de poser le problème
de la rectitude primitive des syllabes et des sons, puisqu’on ne
lui a pour l’instant dém ontré que le bien-fondé des mots
composés, à quoi Socrate va répondre par une théorie de
66 LES ID ÉO LO G U ES DE LA SU PÉRIORITÉ

l’imitation par les moyens de la voix : pour justifier la


rectitude des mots primitifs, il faut dém ontrer le sémantisme
des sons et des lettres : la lettre r exprime le m ouvem ent, la
lettre I le glissement, la lettre o la rondeur, la lettre t l’arrêt,
etc.
Il y a, dans cette « dém onstration », que nous avons bien
sûr sortie de son contexte (Socrate défendra face à Cratyle la
position inverse, sans toutefois abandonner tout à fait celle-
là), une double ignorance.
— L ’ignorance tout d’abord du fait que les langues, y
compris bien sûr le grec, évoluent, et que tel ou tel m ot n ’avait
pas la même form e cinq ou dix siècles auparavant. Ainsi le
m ot parlement ne vient bien entendu pas de « parle et m ent »
mais du verbe parler issu du latin populaire paraulare, lui-
même venu du latin ecclésiastique parabolare, lui-même,
etc. : il m anque ici une conscience historique, et cette
évolution constante des langues rend tout à fait vaine la
tentative de justifier, en un point de l’histoire, la « justesse »
d ’une dénom ination dans les term es où l’entend Socrate.
— L ’ignorance surtout des autres langues, car si l’on admet
ce que Socrate fait adm ettre à H erm ogène, ceci n ’est bien
entendu valable que pour le grec : on ne peut pas accepter la
dém onstration rappelée ci-dessus concernant anthropos sans
im m édiatem ent conclure que homo par exemple est mal
formé. Mais le problèm e ne se pose même pas puisqu’il n’y a
pas, dans l’idéologie du tem ps, d ’autres langues que le grec ; il
n’y a, à côté de cette langue, nous l’avons vu, que de vagues
bruits proférés par des barbares...
Le texte de Platon, qui constitue un moment de l’histoire de
la réflexion sur le signe linguistique et exprime un point de
vue qui ne sera radicalem ent évacué qu’au début du(xe siècle,
avec la théorie de l’arbitraire du signe de Ferdinand de
Saussure, constitue donc en même temps l’illustration d’un
moment de cette idéologie de la supériorité qui donne son
titre à ce chapitre.
LES ID ÉO LO G U ES DE LA SUPÉRIORITÉ 6/

D U BELL A Y ET SA DÉFENSE

Confrontés à la différence linguistique, les hommes ont


donc toujours ressenti le besoin de dém ontrer l’excellence de
leur langue et l’infériorité des autres. Nous venons de voir de
cette tentation une version laïque, celle des Grecs et de leurs
barbares, nous en avons vu au chapitre 2 une version
religieuse, celle du Qoran tentant de justifier la supériorité de
la langue arabe. Dans les deux cas, l’idéologie n’était pas axée
directem ent sur une pratique, elle ne tentait pas d’inspirer une
politique, à la différence de l’exemple qui suit.
C ’est en 1549 que Joachim du Bellay, exprim ant les
positions d ’un groupe connu sous le nom générique de « la
pléiade », publie sa Défense et Illustration de la Langue
Française que je voudrais m aintenant analyser2. Rappelons
tout d’abord que quelques années auparavant, un Italien,
Sperone Speroni, avait publié un Dialogo delle lingue (Venise
1542) et que l’existence de ce livre-ci n’est pas étrangère à
celle de ce livre-Ià. En effet Speroni voulait dém ontrer la
«supériorité de sa langue, l’italien, sur le latin, et du Bellay va
se donner le m ême but en s’inspirant parfois plus qu’il n’est
permis de son prédécesseur. Dans un prem ier temps (c’est le
chapitre 1 du livre I : « L ’origine des langues »), il va plaider
pour l’égalité de toutes les langues, « veu qu’elles viennent
toutes d ’une mesme source & origine », et il ajoute : « Il est
vray que par succession de tens les unes, pour avoir été plus
curieusement reiglées, sont devenues plus riches que les autres :
mais cela ne se doit pas attribuer à la félicité desdites langues
ains au seul artifice & industrie des hommes. »
Toutes les langues sont égales, donc, puisqu’elles viennent
toutes de la langue pré-babélique, même si certaines sont « un
peu plus égales que les autres », mais cette supériorité n’est
pas le fait des langues elles-mêmes mais de leurs locuteurs qui
ont su les am éliorer : « Donques les langues ne sont nées
d ’elles mesmes en façon d ’herbes, racines & arbres : les unes

2, J ’utilise ici l’édition de ce texte donnée par Louis T erreaux, Paris, B ordas 1972.
LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ

infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines & robustes


& plus aptes à porter le faiz des conceptions humaines : mais
toute leur vertu est née au monde du vouloir & arbitre des
mortelz. » On appréciera ici l’originalité de du Bellay en
com parant le passage ci-dessus avec celui qui suit, de
Speroni : « Dunque non nascono le lingue per se medesme9 a
guisa di alberi a d'herbe, quale debole & inferma nelle sua
specie, quale sana & robusta & atta meglio a portar la soma di
nostri humani concetti : ma ogni loro vertu nasce al mondo dal
voler de mortali »...
Quoi qu’il en soit, défendant rid ée de l’égalité des langues,
Fauteur est ici relativement original, et j ’ai rappelé ailleurs 3
que le xvie siècle avait au contraire connu une polémique
intense, principalement entre les Français et les Allemands,
chacun voulant m ontrer que sa langue était la plus proche de
la langue pré-babélique, cette proximité lui conférant bien
entendu une supériorité... Mais nous verrons plus loin que le
texte rejoindra, dans sa seconde partie, le discours dominant.
De cette égalité d’origine, du Bellay va tirer un argument
militant en faveur du français : «'A ce propos, je ne puis assez
blâmer la sotte arrogance & témérité d'aucuns de notre natiôn,
qui n élans riens moins que Grecz ou Latins, déprisent &
rejetent toutes choses écrites en Français : & ne me puys assez
émerveiller de l'étrange opinion d'aucuns scavans, qui pensent
que nostre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres &
érudition. »

D ans le livre II, on va cependant quitter ces généralités


pour en venir aux choses concrètes, c’est-à-dire à la défense
du français, le propos de l’auteur étant presque uniquem ent
lexical. Vient d’abord la justification théorique : « Nul, s'il
n'est vrayment du tout ignare, voire privé de sens com m un, ne
doute point que les choses n ’ayent premièrement été puis après
les mots avoir été inventez p our les signifier & par conséquent
aux nouvelles choses estre nécessaire imposer nouveaux

3. Linguistique et colonialisme, Paris, Payot 1974.


LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ 69

motz »... Puis l’appel à la créativité lexicale : « Ne crains


(lonqueSy Poëte futur, d'innover quelques termes. »... E t,
surtout, la mise en garde : « Entre autres choses, se garde bien
notre poëte d ’user de noms propres Latins ou Grecz, chose
vrayment aussi absurde que si tu appliquais une pièce de
velours verd à une robe de velours rouge » (chap. VI).
Le ton ainsi donné va progressivement s’enfler, et après
avoir donné quelques conseils syntaxiques et stylistiques dans
le chapitre IX (« Uses donques de Vinfinitif pour le nom ,
comme Palier, le chanter, le vivre, le mourir. De l'adjectif
substantivé comme le liquide des eaux, le vuide de Pair... »), il
en vient dans le chapitre XII à une Exhortation aux Francoys
d'écrire en leur langue. Cette exhortation, qui constitue la fin
de l’ouvrage, dém ontre d ’abord la supériorité de la France sur
l’Italie :
— temperie de l'air, fertilité de la terref abudance de tous
genres de fruietz...
— tant de grosses rivières, tant de belles forestz, tant de
villes...
— tant de metiers, arz & sciences qui florissent, etc.
Puis il enchaîne :
« Pourquoy donques sommes-nous si grands admirateurs
d'autruy ? P ourquoy som m es-nous tant iniques à nous
m esmes? Pourquoy mandions-nous les langues etrangeres
comme si nous avions honte d'user de la nostre ? »
pour en venir à ce qui, bien sûr, est le centre de son
argum entation : « tu ne doys avoir honte d'écrire en ta
langue ». Cela, personne ne devrait pouvoir le contester, ni à
l’époque de du Bellay ni aujourd’hui, mais la conclusion va
par contre sonner comme une déclaration de guerre culturelle
beaucoup plus contestable :
« N e craignez plus ces oyes cryardes, ce fier Manlie & ce
traître Camile... D onnez en cete Grece menteresse... Pillez
m oy sans conscience les sacrez thresors de ce temple Delphi-
que... ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles ny ses
fléchés rebouchées... »
Ce texte souvent évoqué par les professeurs de français
70 LES ID ÉO LO G U ES D E LA SUPÉRIORITÉ

mais rarem ent lu, souvent cité pour son titre mais pas pour
son contenu, m érite donc que nous méditions quelques
instants sur lui car il présente une profonde ambiguïté, au sens
propre du term e : il a deux significations. D ’une part, en effet
il s’inscrit dans un m ouvem ent de libération culturelle, une
volonté de faire de la langue française, à l’égal du latin, une
langue apte à véhiculer la poésie et les sciences : cela, toutes
les histoires de la littérature française le disent et c’est cette
contribution à un « juste combat » qui a fait le renom de
l’œuvre. Mais même sur ce point elle n’a peut-être pas la
valeur qu’on lui accorde souvent et le jugement de Ferdinand
Brunot, dans son Histoire de la langue française, est à
m éditer : « je ne dois considérer l’œuvre que comme une œuvre
d ’apologétique en faveur de la langue; il faut bien le reconnaî­
tre, au risque de passer pour trop sévère, elle est à peu près
dénuée d ’intérêt » 4.
Mais nous intéresse beaucoup plus ici le fait que, pour
« défendre » la langue française, du Bellay ait besoin d ’atta­
quer autant les autres langues. E t, de ce point de vue, son
texte doit être mis dans une perspective politique tenant
com pte non seulem ent du débat sur la langue pré-babélique
rappelé plus haut (la volonté, finalement partagée par du
Bellay, de dém ontrer la supériorité de la langue française sur
les autres langues d’E urope) mais aussi des rapports entre les
langues parlées en France même. Il faut en particulier
rappeler que dix ans avant la Défense et illustration, le 15 août
1539, François Ier publiait l’ordonnance de Villers-Cotterets
sur la justice dont les articles 110 et 111 précisaient que
dorénavant la justice se ferait en français, qui remplaçait
donc, bien sûr, le latin, mais prenait en même temps le pas sur
les autres langues locales : comme le souligne Brunot, il y a
désormais une « langue d’E tat ». C ’est dans ce contexte que
le livre de du Bellay est à évaluer, en ce sens que l’auteur
participe bien sûr avec Ronsard, Baïf, Jodelle et quelques
autres d ’un courant littéraire, et que l’ouvrage est à ce titre un

4. F. B runot, Histoire de la langue française, tom e II, Paris 1906, p. 85.


LES ID ÉO LO G U ES DE LA SU PÉRIORITÉ 71

« art poétique », mais qu’il s’inscrit aussi dans un courant


idéologique de guerre-linguistique, axée à la fois vers ¡’inté­
rieur .(imposer le français en France comme langue .d’E tat) et
vers l’extérieur (dém ontrer la supériorité du français face aux
autres langues. d’E tat).

R IV A R O L E T L’U N IV ER SA L ITÉ D E LA LA N G U E F R A N Ç A ISE

Pour des raisons qu’on trouvera exposées en fin de chapi­


tre, je voudrais faire m aintenant un saut dans l’histoire et en
venir à la fin du xvine siècle, lorsque l’Académie de Berlin
choisit, le 6 juin 1782, comme sujet de son concours annuel le
thème suivant :
« Q u ’est-ce qui a fait la langue française la langue universelle
de l’Europe ?
Par où mérite-t-elle cette prérogative ?
Peut-on présumer q u ’elle la conserve? »
Ainsi, un peu plus de deux siècles après la charge sonnée
par du Bellay, une académ ie étrangère considérait-elle que le
français avait un statut « universel », qu’il était « la langue
universelle de l’E urope ». E n fait, l’Académie de Berlin n’est
sur ce point nullement originale. M ontesquieu, après un
voyage à Vienne en 1728, note que « notre langue y est
universelle » ; M aupertuis affirme en 1751 qu’elle est « la
langue universelle de l ’Europe » ; l’édition de 1762 du diction­
naire de l’Académie la présente comme « presque aussi
nécessaire aux Etrangers que leur langue naturelle »; V oltaire,
dans son Siècle de Louis X IV , précise que notre langue « est
devenue la langue de l ’Europe », et l ’Encyclopédie elle-m ême,
à l’article « Langue », indique qu’ « elle a déjà les suffrages de
toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles » :
nous pourrions m ultiplier les citations qui tém oignent, en
France du moins, d ’une sorte de consensus...
En fait, s’il est vrai que le français occupe une place
privilégiée dans la littérature et la diplomatie, s’il est vrai que
la bourgeoisie européenne le parle et que de nom breuses
écoles 1’enseignent, il faut relativiser cette vision idyllique.
72 LES IDÉOLOG UES DE LA SUPÉRIORITÉ

Car c’est bien, comme l’écrit YEncyclopédie, des cours qu’il


s’agit, des nobles, du pouvoir, et il est très optimiste de
postuler l’universalité du français à une époque où cette
langue n’est même pas m ajoritaire en France. Il suffit pour
s’en convaincre de se reporter quelques années plus tard au
rapport que l’abbé Grégoire fera devant la Convention le
16 prairial an II (28 mai 1794). On y trouve tout d ’abord la
même tonalité : « Si notre idiome a reçu un tel accueil des
tyrans et des cours, à qui la France monarchique donnait des
théâtres, des pom pons, des modes et des manières, quel accueil
ne doit-il pas se promettre de la pari des peuples à qui la France
républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la route de la
liberté? »

La langue universelle devient ainsi l’idiome de la liberté...


Mais, un peu plus loin, Grégoire écrit : « On peut assurer sans
exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans
les campagnes, ignorent la langue nationale; qu'un nombre
égal est à peu près incapable de soutenir une conversation
suivie; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent
purem ent n'excède pas trois millions, et probablement le
nombre de ceux qui récrivent correctement est encore m oin­
dre... » Ce qui est, comme on voit, bien peu pour la langue
présentée par ailleurs comme universelle.
Mais revenons au concours de 1782. L ’Académie de Berlin
reçut 21 ou 22 réponses, les sources sont sur ce point
contradictoires, dont 18 seulement ont été conservées5, et
partagea son prix entre deux textes, l’un en allemand de Jean-
Christ Schwab (1773-1821) et l’autre en français d ’Antoine
Rivarol (1753-1801). C’est le célèbre Discours sur l'universa­
lité de la langue française. Ferdinand Brunot, qui a eu accès
aux seize mémoires manuscrits conservés à Berlin, en donne
une analyse 6 dont je retiendrai les points suivants.
— Neuf des textes sont rédigés en allemand, sept en

5. V oir sur ce point F. B runot, op. cit., tom e V III, Paris 1935, pp. 839 et sv.
6. Op. cit., pp. 912-914.
LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ 73

Ilançais (dont une partie par des gens dont le français n ’est
pas la langue m aternelle, si l’on en juge sur leur style). O n
peut voir ici la trace de cette « universalité », sans oublier
cependant que si le concours émane de Berlin, il concerne la
langue française, et que ces deux spécificités expliquent en
partie cette répartition bilingue des textes.
— B runot souligne que le ton général des mémoires est
d’une grande objectivité et que les candidats ont essayé
d’analyser les questions posées sans faire m ontre d ’une
quelconque agressivité envers la France.
— Certains, peu nom breux, contestent la notion même
d ’universalité, faisant valoir que le français est sans doute la
plus répandue des langues d ’Europe, mais que son expansion
connaît d ’im portantes limites géographiques (on ne le parle
pas en Pologne ou en Hongrie, peu au Portugal) et sociales.
« Il est impossible de chercher pourquoi la langue française est
devenue la langue générale de l’Europe », écrit l’un d ’eux, « ce
serait chercher les causes d ’une chose qui n ’est pas arrivée ».
— Pour expliquer le statut de la langue française, on
invoque de multiples raisons : le rayonnement de la culture et
de la littérature françaises, les circonstances politiques, en
particulier le rôle de Louis XIV, les voyageurs français à
l’étranger, déserteurs, expatriés huguenots, etc.
— Enfin, on recherche les raisons de cette « universalité »
dans la langue elle-m ême, dans sa forme : on cite le rôle
ém inent de l’Académie française et de son dictionnaire, on
présente le français comme une langue facile à apprendre et à
prononcer, une langue élégante, on souligne surtout sa clarté,
souvent mise en relation avec l’ordre « naturel » de sa
syntaxe. E t ce dernier point nous ramène à Rivarol.
« Ce qui n ’est pas clair n ’est pas français » : cette formule
que l’histoire a retenue est en fait l’aboutissement d’un long
raisonnem ent que l’on peut résumer en deux temps.
Rivarol commence par expliquer pourquoi le français a
conquis ce statut de langue universelle, pourquoi d ’autres
langues (allem and, espagnol, italien, anglais) ne purent le
concurrencer, avec parfois de surprenants jugements péremp-
74 LES IDÉOLOG UES D E LA SUPÉRIORITÉ

toires (la littérature anglaise de Chaucer à Milton en passant


par Shakespeare « ne vaut pas un coup d ’œil » !), il énum ère
les argum ents qui ont joué en faveur de la langue française, du
génie de sa littérature à la grandeur de Louis XIV, et explique
qu’elle avait pris sur les autres langues une avance qui lui
donna une sorte de droit d’aînesse (l’expression est de Rivarol).
Puis, dans une seconde partie, il va expliquer pourquoi le
français a su conserver cet avantage : de par son génie propre.
C ar, argumente-t-il, les hommes connaissent une contradic­
tion perm anente entre la logique et les passions. Ces dernières
veulent que l’on nomme d ’abord l’objet qui frappe les sens,
alors que la logique veut que l’on nomme d’abord le sujet,
puis le verbe et enfin l’objet, comme le fait la syntaxe
française. Il y a donc des langues qui suivent l’ordre-des
sensations, leur syntaxe étant ainsi corrompue, bouleversée.
La langue française pour sa part respecte l’ordre logique :
« L e français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à
l’ordre direct... la syntaxe française est incorruptible. C ’est de
là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre
langue. Ce qui n ’est pas clair n ’est pas français. »
Cette idée d’un « ordre logique » n’est pas nouvelle, on la
trouve déjà au xvn® siècle, en particulier dans la Grammaire
générale et raisonnée dite « de Port Royal », et elle servira
d’argum ent en faveur du français durant de très longues
années. Il est bien entendu difficile d ’adm ettre qu’une langue
puisse être « supérieure » à une autre, et nul n’est besoin
d’être spécialiste en linguistique pour voir que derrière ce
prétendu rationalisme se profile une sorte de racisme linguisti­
que : les langues qui n’ont pas l’ordre syntaxique du français
ne sont pas « logiques » et le prétendu rationalisme débouche
ainsi sur le nationalisme.

LES ID É O L O G U E S D E LA G U ERR E -

J ’ai, dans un autre ouvrage7, consacré un chapitre aux


rapports entre « la théorie de la langue et le colonialisme »

7. Linguistique et colonialism e, pp. 15-39.


LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ 75

auquel le lecteur pourra toujours se reporter et j ’ai donc dans


les pages précédentes simplement analysé des textes sur
lesquels j ’étais passé trop vite (c’est le cas de Cratylë) ou que
je n’avais pas cités dans ce livre. C’est le cas de la Défense et
illustration de la langue française et du Discours sur l ’universa­
lité de la langue française, que j ’ai en outre choisis parce qu’ils
occupent dans l’inconscient collectif une place à part et que
leurs résonances ne sont pas sans intérêt à l’heure où
beaucoup considèrent que la langue française est m enacée...
Nous sommes donc, ,passés directem ent de du Bellay à
Rivarol, du xvie au xvuie siècle, alors que l’on trouvera entre
ces deux textes une profusion de documents allant dans le
même sens, celui de la démonstration de la supériorité d ’une
langue sur les autres. Mais peu importe le volume des
exemples, s’ils nous donnent tous la même leçon. Le com pa­
ratisme en linguistique, approche qui va fleurir au xixe siècle,
s’est lentem ent constitué en science et nous a permis à la fois
de com prendre comment les langues évoluent et d ’opérer des
reconstructions hardies. C’est, en particulier, grâce au com pa­
ratisme qu’on a pu imaginer la forme d ’une langue dont nous
n’avions aucune trace, l’indo-européen, et que l’on connaît les
lois phonétiques expliquant comment les sons de telle « lan­
gue m ère » se transform ent vers les sons de telle ou telle
« langue fille ». Mais les comparaisons que nous venons
d’évoquer n’avaient pas du tout cette fonction. Elles n’étaient
nullement axées sur la recherche d ’un savoir et tendaient
surtout à dém ontrer que toutes les langues n’avaient pas la
même valeur, qu’il y avait, en bref, des langues inférieures et
des langues supérieures.
On a ainsi opposé les langues européennes à celles du tiers
monde, et cette opposition a joué un rôle im portant dans
l’idéologie coloniale, mais on a aussi opposé les langues
européennes entre elles, cette opposition n’étant pas étran­
gère aux différents conflits qui ont m arqué l’histoire des
peuples occidentaux : en particulier tout le débat sur la langue
prébabélique qui traverse le xvie siècle est directem ent lié au
conflit entre les Valois et les Habsbourg.
76 LES IDÉOLOGUES DE LA SUPÉRIORITÉ

Si l’hom m e, donc, est entré dans la communication linguis­


tique sur le mode du plurilinguisme, il a en même temps géré
ce plurilinguisme sur le mode de la péjoration. Convertissant
la différence en subordination, considérant la langue de
l’autre comme inférieure (dans le cas général), voire comme
non-langue (dans le cas des Grecs), il a dès l’origine posé les
prémisses d’une guerre des langues que les idéologies reli­
gieuses ou civiles ont ensuite entretenue. G uerre toute
théorique, certes, mais qui, comme on le verra, va se dévelop­
per dans des directions diverses et va être reprise de façon
moins platonique par les appareils d’Etat. G uerre des langues
qui nous apparaît donc comme liée au plurilinguisme même :
l’homme accepte mal la différence.
Deuxième partie

L E C H AM P D E B A T A IL L E
C h a p it r e 5

LE GRÉGAIRE ET LE VÉHICULAIRE

Toutes les formes linguistiques que nous utilisons, qu’il


s’agisse de langues différentes ou de formes différentes d’une
même langue, se répartissent sur un vaste éventail de fonc­
tions entre deux pôles : d’un côté le pôle véhiculaire, définis­
sant les formes que nous choisissons lorsque nous voulons
élargir la communication au plus grand nom bre, de l’autre le
pôle grégaire, définissant au contraire les formes que nous
choisissons lorsque nous voulons limiter la communication au
plus petit nom bre, m arquer notre spécificité, tracer la fron­
tière d’un groupe. E t ces deux notions, grégaire et véhicu­
laire, s’appliquent aussi bien aux situations plurilingües que
monolingues.

LE PÔLE G R ÉG A IR E

Je mets dans le mot grégaire (latin grex, gregaris, troupeau)


non pas la nuance péjorative qu’il connote généralem ent en
français (instinct grégaire, c’est-à-dire m outonnier) mais plu­
tôt l’idée de connivence : une langue grégaire est une langue
de petit groupe, qui limite donc la communication à quelques-
uns et dont la forme est m arquée par cette volonté de
limitation. C’est bien sûr le cas des formes cryptiques, des
argots à clefs par exemple (type largonji, verlan, etc.), dans
lesquels les transformations formelles sont axées vers la
80 LE GRÉG A IRE ET LE VÉHICULAIRE

limitation de l’accès à la communication, mais c’est aussi le cas


des registres sociaux, des formes linguistiques de classes d ’âge
ou encore des langues familiales. Ainsi par exemple, dans un
cadre plurilingüe, le breton ou le corse pourront-ils être en
France grégaires face au français, mais dans un cadre m ono­
lingue il pourra y avoir dans la langue corse elle-même des
formes grégaires (familiales, régionales, argots de classes
d’âge, etc.). De la même façon, des Français vivant aux USA
et travaillant en anglais utiliseront entre eux leur langue en
fonction grégaire, face à l’anglais, mais en outre dans leurs
familles respectives ils pourront utiliser des formes particu­
lières du français, toujours en fonction grégaire, et dans la
même famille les enfants pourront utiliser des form es gré­
gaires particulières pour se différencier des parents. Si mono­
lingues soyons-nous, nous sommes donc tous plus ou moins
plurilingües. Je veux dire par là que, même dans le cadre
d’une seule langue, la nôtre, nous utilisons différentes formes
de cette langue, et que le choix de l’une ou l’autre de ces
formes se ram ène à des fonctions particulières. Nous avons
ainsi tous, dans notre lexique, des mots issus de notre histoire
personnelle et que nous n’employons qu’avec un nom bre très
limité d ’interlocuteurs : petits mots amoureux réservés au
couple, vocabulaire de groupe ou de classe d ’âge réservé aux
amis, surnoms hypocoristiques réservés à la famille, mots
d’enfants, comme ces erreurs de prononciations qui nous
poursuivent toute notre vie grâce à la redoutable m ém oire des
parents et réapparaissent à chaque réunion fam iliale...
Prenons un exemple célèbre, aujourd’hui dans le dom aine
public : Jean-Paul Sartre jeune était, pour sa famille, « Pou-
lou », plus tard il appellera Simone de Beauvoir « Castor »
(par un jeu de mots approximatif sur Beauvoir et Beaver, en
anglais « castor ») et le groupe qu’ils constitueront avec leurs
amis aura aussi son langage, ses expressions :
« Vous me faites regret », « ça me fait tout poétique », « ça
m ’a rarement fait si gratuit et si nécessaire », écrivait Sartre à sa
« petite fleur », à son « charmant petit Castor » : élaboration
d ’un lexique de groupe qui, accompagnant les surnoms du
LE G R É G A IR E ET LE VÉHICULAIRE 81

bestiaire, construirait des signes de complicité, impénétrables et


fantasques, comm ente Annie Cohen-Solal, la biographie de
Sartre *. E t cet exemple célèbre vaut pour tous les groupes,
pour toutes les familles, pour toutes les fratries. Nous avons
tous dans un coin de notre mémoire de tels vocables,
remémorés parfois par la lecture d’une vieille lettre ou par la
rencontre avec un m em bre de la famille : on m arque sa
différence, son appartenance, dans la forme même de la
langue que l’on utilise.

LE PÔLE V ÉH IC U LA IR E

A l’autre bout de l’éventail des fonctions nous trouvons


donc le pôle véhiculaire, qui répond à une problém atique
exactement contraire. Là où la forme grégaire limite la
communication au plus petit nom bre, aux initiés, aux proches,
la forme véhiculaire l’élargit au plus grand nombre ; là où l’on
m arquait sa différence, on m arque au contraire sa volonté de
rapprochem ent. Cette fonction peut donner naissance à des
codes particuliers, comme les pidgins, fruits de contacts entre
locuteurs de langues différentes et se trouvant dans une
situation posant un problèm e de communication. Ainsi le
pidgin english, qui a donné son nom au genre, est-il né des
contacts entre l’anglais et le chinois dans une situation
d’échanges surtout commerciaux : base grammaticale chi­
noise, vocabulaire anglais prononcé « à la chinoise (le mot
pidgin lui-même est la déform ation du mot anglais business,
ce qui tém oigne bien de sa fonction d’origine), le pidgin était
utilisé par les deux com m unautés lorsqu’elles avaient besoin
de com m uniquer, mais chacune d ’entre elles retrouvait bien
sûr sa forme linguistique particulière (grégaire) en dehors de
ces échanges limités. Ailleurs la fonction véhiculaire s’incar­
nera non pas dans une forme ad hoc, comme dans le cas du
pidgin, mais dans la prom otion d’une des langues en présence
au statut de langue véhiculaire. Nous analyserons de plus près

1. A nnie C ohen-Solal, Sartre, 1905-1980, Paris 1985, p. 132.


82 LE G R É G A IR E ET LE VÉHICU LA IRE

au chapitre 7 l’histoire de quelques langues véhiculaires, afin


de tenter de cerner les différents facteurs de cette prom otion,
et mon propos est uniquem ent pour l’instant de souligner les
jeux possibles d’exclusion et d ’inclusion que délimite ce
couple fonctionnel, grégaire/véhiculaire. Car la langue m ar­
que ici la volonté d’appartenance, elle devient signe, traçant
la frontière du groupe impliqué dans la communication : en
choisissant telle ou telle form e, telle ou telle variante, le
locuteur indique où il se situe, derrière quelle frontière. Le
choix de cette frontière peut se m anifester par l’accent
régional, par l’introduction de mots dialectaux dans la forme
standard ou par l’emploi d ’une langue différente dans les
situations de plurilinguisme : il y a tout un continuum de
possibilités dans cet éventail qui va du pôle grégaire au pôle
véhiculaire.

l ’e x e m p l e du gavot

Séjournant dans la vallée de la G ordolasque, dans Parrière-


pays niçois, j ’ai un jour entrepris d ’interroger une vieille
voisine, dont la langue prem ière était le provençal, sur l’image
q u ’elle se faisait des langues, sur ce que les linguistes
appellent son « sentim ent linguistique ». Prem ière chose
intéressante : le provençal n ’existait pas pour elle, du moins
sous cette appellation, et elle considérait qu’elle parlait d ’une
part lou patois, c’est-à-dire sa forme grégaire, et de l’autre le
français, la forme véhiculaire du pays, opposition à base
péjorative bien connue. Mais elle insistait en outre sur l’unité
du français qu’elle opposait au morcellement du provençal :
elle distinguait ainsi soigneusement son « patois » de celui des
a u tre s, q u ’elle c o m p ren ait p o u rtan t parfaitem ent. Elle
m ’expliqua donc que les gens de Lantosque étaient des
cougourdiais parlant le cougourdiais (parce qu’ils ont la
réputation de m anger beaucoup de courges, des « cou-
gourdes »), ceux de La Bollène des amouyans (des cerises
sèches...), ceux de Saint-M artin-de-Vésubie des totchis (peut-
être des « tout petits » ...) et pour finir me confia que « les
LE G R É G A IR E ET LE VÉHICULAIRE 83

autres » appelaient les gens de son village, Belvédère, des


banes (ce qui pourrait signifier des bois de cerf, des cornes :
des cocus?). Ces différents lieux se trouvaient dans un rayon
d ’une trentaine de kilom ètres, mais mon interlocutrice souli­
gnait fortem ent les différences entre ces parlers. Ainsi, plutôt
que d’insister sur le fait qu’elle communiquait en provençal
avec tous les vieux de la région, elle préférait souligner des
différences de détail qui lui paraissaient de la plus haute
im portance : le fait par exemple qu’elle appelait la « bêche »
lou magaï, alors qu’on l’appelait dans un autre village lou
magaou... D ans la même région, j ’ai un jour entendu une
discussion en provençal entre un Niçois et un Grassois se
reprochant m utuellem ent leur façon ridicule d’appeler le
« balai » : l’un disait la scopa et l’autre la ramassa... Dans les
deux cas, apparaissaient donc des grégarités enchâssées les
unes dans les autres, les formes très locales de provençal étant
perçues comme différentes alors que, face au français, elles
constituent bien sûr un ensemble unique, une seule langue.
Dans ce rapport entre l’unité et la diversité réelles ou
imaginaires, dans cette tension antinomique, se trouvent
réunies toutes les conditions d ’une « guerre » perm anente
entre les formes linguistiques. Car si « différents » les cou-
^ourdiais, les amouyans, les totchis et les banes soient-ils, ils
sont confondus par les Niçois sous un mot générique, les
gaouatchs, que l’on applique aux gens de la montagne.
De façon plus générale, l’habitant de la montagne est
appelé en Provence le gavot : le mot désigne en Languedoc le
m ontagnard de Lozère, tandis qu’en Gascogne le gavach
désigne le m ontagnard et qu’en Catalogne le gabach est le
lîéarnais... Si l’on en croit l’étymologie populaire, le mot
signifie « pois chiche », et désignerait ainsi des gens pauvres
par la m édiation de leur nourriture quotidienne. Frédéric
Mistral, dans son Trésor dou Felibridge, ne donne pas cette
élymologie, mais cela ne change pas grand-chose car il glose le
terme par « homme grossier, rustre, ladre ; sobriquet que l’on
donne en Provence aux montagnards des Alpes et dans le
Languedoc à ceux de la L o zère» , et le rapproche de
84 LE GRÉG A IRE ET LE VÉHICULAIRE

l’espagnoi gafo, « lépreux, sale » 2. Ainsi un terme à l'origine


géographique (les gens de quelque part, ici de la montagne) a-
t-il pris peu à peu un sens social et péjoratif : la différenciation
géographique dérive vers Tironie ou la péjoration, la forme
grégaire de l’autre sert de base à la péjoration. C ’est là le
fondem ent des histoires corses ou belges pour les Français,
des histoires portugaises pour les Brésiliens, des histoires
écossaises pour les Anglais... Mais c’est aussi le fondem ent de
certaines classifications sociales et, parfois, de difficultés de
communication dram atiques, comme le m ontrent les exem­
ples suivants.

P Y G M A LIO N ET D O M IN ICI

Dans le Pygmalion de Bernard Shaw, ou dans M y Fair


Lady, le film que Cukor a tiré de la pièce, la science du
Professeur de phonétique Higgins est édifiante. Dans le
prem ier acte de la pièce il affirme d’abord la finesse géo­
linguistique de son oreille :

« Y ou can sp o t an Irishm an or a Y o rk sh irem an by his b ro g u e. I can


place any m an w ithin six m iles. I can place him w ithin tw o m iles in
L o n d o n . S om etim es w ithin two streets » 3.

Un passant sarcastique ne manque pas de rapprocher cette


science d ’un talent de music-hall, mais le linguiste ne se laisse
pas distraire et il enchaîne très vite sur le versant péjoratif de
cette typologie linguistique :

« A w om an w ho u tte rs such depressing and disgusting sounds has no


right to be an y w h ere , n o right to live » 4.

E t, dans le film, une chanson interprétée par Rex Harrison


est encore plus nette :

2. F rederic M istral, L o u trésor dou felibrige, réédition de 1968, tom e 2, p. 41.


3. V ous pouvez situer un Irlandais ou une personne du Yorkshire à son accent. Je
peux situer n ’im porte qui à six miles près. A deux miles près à L ondres. Parfois à
deux rues près.
4. U ne fem m e qui prononce des sons aussi accablants, aussi dégoûtants, n ’a le
d ro it d ’être nulle p art, n'a pas le droit de vivre.
LE GRÉG A IRE ET LE VÉHICULAIRE 85

« L o o k at h er, a p riso n er of the g u tter


C o n d em n ed by every syllable she utters
By right she should be tak en o u t and hung
F o r the cold b loo d ed m u rd e r of th e English to n g u e...
H e a r a yorkshire m an , o r w orse
H e a r a cornish m an co nverse
I ’d ra th e r h ear a choir singing flat
C hickens cackling in a b a rn ... » 5.

La pauvre Eliza Doolittle n ’apprécie guère ces jugements à


l’em porte-pièce, et elle le fait savoir, mais il lui reste la
possibilité d’aller chez Higgins apprendre à « mieux » parler
et d’ainsi pénétrer dans « le monde », ou changer de m onde,
c’est-à-dire faire semblant de changer de classe sociale en
modifiant son grégaire. Histoire édifiante, leçon de choses
pour étudiants en socio-linguistique, qui montre la fonction
socialement différenciatrice des différentes formes d ’une
même langue, des formes grégaires. L ’histoire, comme la
plupart des histoires, finira donc bien, mais il n’en va pas
toujours de même dans la réalité.
En août 1952, trois Britanniques, Sir Jack Drummonds, sa
femme et leur fille, sont assassinés alors qu’ils campaient sur
le bord d ’une route, en Provence, à proximité de la ferme de
la famille Dominici. Enquête longue, contradictoire et hési­
tante, qui sera close 16 mois plus tard, en novembre 1953, par
l’inculpation du patriarche, Gaston Dominici. Lors du procès
qui s’ouvre l’année suivante, en novembre 1954, Dominici nie
tout : il a avoué, dit-il, sous la pression policière, mais il est
innocent. En fait, cet homme âgé de 77 ans semble n’avoir du
français qu’une connaissance approximative : sa langue c’est
le provençal, « lou patois ». Et tout le procès apparaît alors
comme un gigantesque m alentendu entre le vieil homme et la
cour. Roland Barthes cite ce pasage, significatif :
— Le président de la cour d’assises : Etes-vous allé au pont ?

5. R egardez-Ia, prisonnière du caniveau, condam née par chacune des syllabe*


q u ’elle prononce. Elle devrait être pendue pour le m eurtre de sang-froid de In langue
anglaise... E coutez converser qu elq u ’un du Yorkshire ou pire encore de Coi
nouailles. Je p réfère entendre un chœ ur chantant faux ou des poulets cnqucim n dmm
une grange.
86 LE G R É G A IR E ET LE VÉHICULAIRE

— Gaston Dominici : Allée ? il n'y a pas d ’allée, je le sais,


j ’y suis été.
E t il commente : « N aturellem ent tout le m onde feint de
croire que c’est le langage officiel qui est de sens commun,
celui de Dominici n ’étant qu’une variété ethnologique, pitto­
resque par son indigence. Pourtant, ce langage présidentiel
est tout aussi particulier (...) Ce sont tout simplement deux
particularités qui s’affrontent. Mais l’une a les honneurs, la
loi, la force pour soi » 6. Car, que l’on considère la langue de
la cour, du président, de l’avocat général, comme le véhicu-
laire français ou comme leur français grégaire, il est clair que
l’opposition qui apparaît ici entre deux formes linguistiques
(véhiculaire/grégaire ou grégaire 1/grégaire 2 ) relève de
rapports de pouvoir dans lesquels Dominici est du mauvais
côté. Il sera d’ailleurs condamné à m ort, sans preuves réelles
et, signe de l’incertitude générale, quinze jours après le garde
des sceaux ordonnera l’ouverture d’une nouvelle enquête, qui
n’aboutira pas, puis en 1957 le président de la république,
René Coty, commuera la peine de mort en réclusion crimi­
nelle, et enfin en 1960 un autre président de la république,
Charles de Gaulle, usant de son droit de grâce, fera libérer
Gaston Dominici. Et Barthes, toujours, concluait ainsi son
article : « Nous sommes tous Dominici en puissance, non
m eurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés,
humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son
langage à un homme au nom même du langage, tous les
m eurtres légaux comm encent par là » 7.
Il est bien entendu difficile de savoir si Gaston Dominici
était coupable ou innocent, et là n ’est d’ailleurs pas mon
propos : je voulais simplement souligner ici le fonctionnement
du langage, m ontrer comm ent certaines formes linguistiques
peuvent donner le pouvoir à ceux qui les dominent.
Dans le cas imaginaire de Pygmalion, la différence grégaire
fonctionnait donc comme indice social : elle perm ettait dans

6. R oland B arthes, Myihologies, Paris 1957, pp. 54-55.


7. Id„ p. 56.
LE G R É G A IR E ET LE VÉHICU LA IRE 87

un prem ier tem ps de situer le locuteur, de lui attribuer une


origine, et dans un second temps de ram ener cette différence
à une infériorité qui justifiait le mépris du professeur Higgins
pour la petite vendeuse de fleurs et pour tous ses semblables.
Mais dans le cas, réel celui-ci, de Dominici, le déficit
linguistique induisait la punition. Il a même failli être m or­
tel...
Ce sont là, bien sûr, des exemples restreints, limités, mais
dont l’accum ulation constitue, par addition, un fait statisti­
quem ent pertinent. Il n’y a certes pas tous les jours un procès
Dominici, mais on peut lire tous les jours dans les échanges
linguistiques, à des degrés divers, de semblables rapports de
force : la société est sans cesse traversée par ces conflits.
Lorsque la form e véhiculaire est du côté de l’autorité, de la loi
(nous verrons au chapitre 7 que ce n’est pas toujours le cas),
elle ajoute ainsi à sa fonction un pouvoir qu’elle va exercer sur
les formes grégaires.

L’ILE M AURICE

A près ces quelques exemples un peu anecdotiques, je


voudrais illustrer m aintenant le couple grégaire/véhiculaire
en référence à une situation plus complexe, celle de l’île
Maurice. Située dans l’océan indien, dans l’archipel des
Mascareignes, l’île ne compte guère plus d’un million d ’habi-
lants mais présente une diversité de langues, d’ethnies et de
cultures étonnante. Issa A sgurally 8 a étudié cette situation et
certains des aspects de son travail sont extrêm em ent révéla-
leurs. O pérant par questionnaire, il a par exemple demandé à
ses inform ateurs en quelle langue on devrait, à leur avis, dire
les prières. Il y avait, dans son échantillonnage, sept religions
(adventistes, bouddhistes, catholiques, hindous, musulmans,
protestants, tamouls) et dix langues représentées : les
réponses obtenues présentent une grande dispersion, avec

H. Issa A sgurally, La situation linguistique de l’île Maurice, thèse de 3° cycle sous la


direction de L .-J. C alvet, Paris, U niversité R ené D escartes, 1982.
88 LE G RÉG A IRE ET LE VÉHICULAIRE

cependant quatre langues qui dominent, le créole (25,5 % ), le


français (13,4 % ), le hindi (14,6 %) et l’arabe (7 % ). E t,
comme toujours, il est difficile d’interpréter ce tri « à plat ».
Mais lorsque l’on croise ces réponses avec l’appartenance
confessionnelle des informateurs, on se rend compte qu’il y a
un lien entre leur religion et leur choix : les catholiques
répondent en m ajorité que l’on devrait dire les prières « en
français » et secondairem ent « en créole », les hindous répon­
dent d ’abord « en hindi » et ensuite « en créole », les
musulmans répondent « en arabe » puis « en créole », etc.
C ’est-à-dire que nous trouvons, dans chacun des sous-
groupes, une langue grégaire, signe d ’appartenance à une
religion donnée (arabe, français, hindi), qui est choisie en
priorité, et une langue véhiculaire populaire, le créole, qui
apparaît comme second choix, la langue officielle, l’anglais,
étant la moins citée.

Q uelle langue parlez-vous

à la aux aux aux aux


mère vieux amis fonctionnaires patrons

Créole 74,5 % 81,5 % 91,7 % 45,5 % 33,1 %


Français 17,8 % 18,5 % 28,7 % 61,2 % 59,2 %
Anglais 3,8 % 3,2 % 10 % 21,7 % 24,2 %
Bhojpuri 30,6 % 28,7 % 21 % 3,2 % 3,2 %
Hindi 5,1 % 6,4 % 7,6 % 1,3 % 1,9 %
Iiindoustani 4,5 % 4,5 % 3,8 % 0 % 0 %
Chinois 6,4 % 3,2 % 2,5 % 0 % 0,6 %
Ourdou 2,6 % 1,9 % 2,6 % 0,6 % 0 %
Tamoul 1,3 % 0 % 0 % 0 % 0 %
Gujcrati 0,6 % 0 % 0 % 0 % 0 %

Les rapports entre ces différentes formes apparaissent


mieux lorsque nous considérons les réponses à une série de
questions du type quelle langue parlez-vous à... ? dont le
tableau suivant rend compte.
LE G R É G A IR E ET LE VÉHICULAIRE 89

La lecture de ce tableau de haut en bas nous m ontre bien


sûr l’importance relative des différentes langues en différentes
situations : on voit par exemple que le créole et le bhojpuri
sont les langues les plus parlées en famille, tandis que le
français est la langue la plus parlée dans les situations
formelles. Mais une lecture horizontale du tableau nous
donne, pour chacune des langues, un éventail des fonctions
grégaires et véhiculaires. il y a ainsi des langues extrêm em ent
grégaires comme le tamoul ou le gujerati, que l’on ne parle
qu’en famille, des langues beaucoup plus véhiculaires, comme
l’anglais ou le français, que l’on parle surtout dans les
situations de travail, et une langue, le créole, que l’on utilise,
à des degrés divers, dans toutes les situations.
Les chiffres décroissent de gauche à droite pour le créole et
le bhojpuri, ils croissent pour le français et l’anglais, révélant
ainsi une répartition très caractéristique des fonctions. Le
créole, qui n’était alors pas langue nationale, est de loin la
langue la mieux répartie, tandis que l’anglais, la langue
officielle, est très peu grégaire et n’est pas la plus véhiculaire.
Nous avons ainsi des degrés dans la véhicularité et dans la
grcgarité, que l’on pourrait d’ailleurs chiffrer. On mesure en
général un taux de véhicularité en calculant le rapport entre le
nom bre total des locuteurs d ’une langue et le nombre de ceux
qui l’ont pour langue m aternelle, et l’on peut bien sûr m esurer
un taux de grégarité qui sera le complément du précédent : si
100 personnes parlent une langue et que 15 l’ont pour langue
m aternelle, on pourra par exemple dire que cette langue est
véhiculaire à 85 % et grégaire à 15 %.
Mais l’on peut aussi s’interroger sur les raisons de cette
répartition : la langue que l’on parle aux vieux par exemple
est soit la seule langue qu’ils connaissent ou la seule que l’on
ait en commun avec eux, soit une langue connotant le respect ;
celle que l’on parle à la mère est le plus souvent la langue
m aternelle, cela relève de l’évidence ; celle que l’on parle aux
fonctionnaires devrait norm alem ent être la langue officielle
ou une langue véhiculaire (ce qui n’est d ’ailleurs pas tout à fait
le cas à M aurice : le français est l’ancienne langue dom inante,
90 LE G RÉG A IRE ET LE VÉHICULAIRE

détrônée par l’anglais à partir du moment où, en 1810, les


Britannniques s’em parent de l’île). E t l’on peut légitimement
penser que la langue parlée avec les amis est la plus
« choisie », et que ce choix est celui qui révèle le mieux les
attitudes linguistiques, dans la mesure où on ne choisit ni sa
langue maternelle ni la langue du pouvoir, mais que l’on peut
choisir celle de la convivialité.
On peut enfin s’interroger sur la véracité de ces réponses :
après tout, une enquête par questionnaire ne nous livre pas la
« vérité » sur les pratiques linguistiques mais l’idée que les
gens se font de leurs pratiques. Ils peuvent se trom per, ils
peuvent aüssi m entir, parce qu’ils considèrent par exemple
que telle langue est plus valorisante que telle autre. Le
« mensonge » est donc tout aussi informatif que la « vérité »,
et la question pourquoi les gens choisissent-ils de parler telle
langue plutôt que telle autre ? aussi intéressante que pourquoi
les gens prétendent-ils parler telle langue plutôt que telle autre ?

LA N G U E ET A PPARTENA NCE

Car parler une langue ou une forme linguistique, préférer


utiliser telle forme plutôt que telle autre ou prétendre utiliser
telle forme plutôt que telle autre, est toujours quelque chose
de plus que la simple utilisation d’un instrument de communi­
cation.
Parler une langue indique toujours, outre ce que je suis en
train de dire dans cette langue, quelque chose d ’autre.
Lorsque, dans la situation en question, j ’ai le choix entre
plusieurs langues, mon choix sera perçu en même temps que
mon message : disons que la forme que je profère dénote ce
que je dis, le message, et sur un autre plan connote. Connote
quoi ? C ’est là précisém ent que l’analyse des attitudes linguis­
tiques nous apprend beaucoup de choses sur les sociétés.
Lorsque, dans un pays africain anciennement colonisé par la
France, des fonctionnaires ayant la même langue m aternelle
parlent entre eux en français, ils connotent une volonté de se
conform er à un modèle occidental, ils encodent leur diffé­
LE GRÉG A IRE ET LE VÉHICU LA IRE 91

rence avec le peuple, le fait qu’ils aient étudié, qu’ils soient


diplôm és, etc. Si, dans le même groupe, un locuteur ayant le
m êm e profil que les autres s’exprime au contraire dans la
langue m aternelle, refusant donc le français, il connote à la
fois un refus, celui de la langue coloniale, et une apparte­
nance. Car la convivialité ou l’indication d’appartenance qui
s’attachent aux langues ou aux formes grégaires peuvent être
nécessaires ou contingentes. Elles sont nécessaires lorsque le
grégaire est la seule forme connue du locuteur : dans ce cas
son usage indique bien une appartenance à un groupe, mais
cette indication n’est pas choisie. Elles sont contingentes
lorsque le locuteur possède d’autres formes ou d’autres
langues : dans ce cas l’usage du grégaire est un signe alors
qu’il n’est qu’un indice dans le prem ier cas.
Ce problèm e du grégaire et du véhiculaire nous mène donc
à celui des stratégies de communications, des choix conscients
que font les locuteurs et de la signification de ces choix. Et
l’un des plus vieux exemples que nous en connaissions est sans
doute celui des serments de Strabourg. Le point d ’histoire est
connu de tous : le 14 février 842, deux petits-fils de Charle­
magne, Louis le Germanique et Charles le Chauve, se
rencontrent à Strasbourg. Ils ont l’année précédente battu
leur frère lothaire à Fontanet et décident de se jurer alliance.
L’historien Nithard a consigné la scène : Louis prête serment
en rom an, Charles en tudesque, c’est-à-dire chacun dans la
langue de l’autre, puis leurs soldats respectifs prêtent serm ent
à leur tour, et l’analyse traditionnelle veut que les deux frères
aient ainsi utilisé une langue qui n’était pas la leur pour être
compris des soldats adverses qui servaient ainsi de témoins :
c’est par exemple ce qu’écrit F. Brunot dans son Histoire de la
langue française9.
R. Balibar a récemment proposé, dans son Institution du
français, une approche très différente de l’événement. Si,
pense-t-elle, les deux frères ont juré dans la langue de l’autre,
ce n’était pas pour se faire com prendre de ses troupes mais

9. Ferdinand B runot, Histoire de la langue française, tom e 1, Paris 1905, p. 142.


92 LE G RÉGA IRE ET LE VÉHICULAIRE

pour reconnaître l’existence d’une entité nationale et territo­


riale définie par la langue :
« Chaque héritier abandonne dans la langue dévolue à
l’autre ses prétentions sur le royaume paternel. Le Roi de la
France orientale reconnaît la frontière linguistique entre lui et
la France occidentale, sous condition de réciprocité. Il recon­
naît la nationalité française des populations de langue
rom ane, tandis que le Roi de France occidentale reconnaît
que la nationalité germanique est définie hors de son territoire
chez les futurs Allemands » lü.
Il était évidemment impossible de reconstituer ce qu’il
pouvait y avoir dans la tête des deux frères, et l’analyse que
R. Balibar nous donne de ces serments n’est qu’une hypo­
thèse. Mais nous y trouvons une idée intéressante, celle de la
définition de la suzeraineté (ou de l’apanage) par la langue.
Les troupes de Charles le Chauve prêtent serment en roman
et cette langue les unifie comme le germanique unifie celles de
Louis, et les deux chefs, jurant dans une langue qui n’est pas
la leur, ont encodé de la différence, du découpage : c’est la
prem ière fois que l’argument linguistique est invoqué pour
définir l’E tat. On voit que cette opération de découpage
fonctionne dans deux directions complémentaires : elle trace
une frontière entre langue allemande et langue française (ou
plutôt entre germ anique et rom an), c’est-à-dire qu’elle
sépare, et elle regroupe sous une bannière linguistique, c’est-
à-dire qu’elle unifie. Séparation et unification, ces term es qui
définissent assez bien la finalité des guerres territoriales défi­
nissent également le rapport entre le grégaire et le véhiculaire.
Q u’elle soit contingente ou nécessaire, l’indication d’une
appartenance se ramène en effet toujours au même type de
découpage. C ’est le cas du locuteur monolingue dont la
phonologie ou la syntaxe trahissent l’origine sociale ou
géographique, comme l’Eliza Doolittle de Pygmalion : dis­
m oi com m ent tu parles, je te dirai qui tu es. Cet indice peut
être utilisé à des fins de discriminations, de domination ou de

10. R enée B alibar, L'institution du français, Paris 1985, p. 45.


LE G R É G A IR E ET LE VÉHICULAÎRE 93

condamnation, comme dans l’affaire Dominici ou dans le


test du shibboleth » que j ’ai évoqué au chapitre 2, mais il est
;ilors utilisé par « l’autre » tirant argument de la form e
l’régaire pour classer dans un prem ier temps et tirer dans un
second temps ses conclusions de cette classification. Lorsque
I ,ouis et Charles se partagent « linguistiquement » l’empire de
Charlemagne en utilisant chacun le grégaire de l’autre, il en va
différemment puisqu’ils agissent volontairement par le choix
d’une langue : peu im porte au fond le contenu exact du
serm ent, ce qui compte ici, ce qui agit, c’est la langue dans
laquelle il est prêté. E t lorsque tel militant indépendantiste
guadeloupéen refuse, devant un tribunal qui le juge en
français, de parler autre chose que le créole, nous avons le
même type de pratique, l’affirmation volontaire d’une appar­
tenance, c’est-à-dire d’une différence.

Le vêtem ent fut longtemps le plus sûr des indices sociaux.


Mais la casquette ou le bleu de travail de l’ouvrier, les
m anchettes de lustrine du rond de cuir, le costume de
l’employé ou le chapeau haut-de-forme du capitaliste appar­
tiennent aujourd’hui au folklore : tout le monde, en E urope,
s’habille à peu près de la même façon et le vêtement n’est plus
la m arque d ’appartenance à telle ou telle classe sociale. Par
contre les formes linguistiques utilisées situent le locuteur :
nous reconnaissons nos semblables à ce qu’ils parlent comme
nous, nous rejetons ceux dont le grégaire est trop différent du
nôtre, et la mobilité sociale passe par une adaptation linguisti­
que, par la soumission à un m odèle, celui du pouvoir. De la
même façon en effet qu’un Anglais qui, à la manière cockney,
ne saurait pas aspirer les H , un Français doté d’un accent trop
évidem ment provincial ne pourrait pas faire carrière dans « le
m onde ». Tous deux vont alors s’appliquer, pour se garantir
une possibilité d’ascension sociale, à perdre leur accent, à se
conform er à une norme centrale prétendue véhiculaire alors
qu’elle n’est que le grégaire du pouvoir. C’est peut-être par
ces petits reniem ents quotidiens que commencent les grands
abandons.
94 L E G R É G A IR E E T LE V É H IC U L A IR E

M arquant, volontairem ent (et parfois agressivement, chez


les militants des langues minoritaires par exemple) ou invo­
lontairem ent, une appartenance, la forme grégaire est donc,
selon les cas, signe ou indice d’un lieu social ou géographique.
Chaque fois qu’entre ces lieux existera un quelconque conflit,
la langue y jouera un rôle et deviendra même parfois l’enjeu
de ce conflit. E t cette tension entre le grégaire et le
véhiculaire pourra aboutir à la disparition progressive de l’un
des pôles, lorsque l’appartenance au sous-groupe apparaîtra
comme moins im portante que l’appartenance au groupe : le
véhiculaire, considéré comme la forme neutre, non m arquée,
deviendra le point de convergence vers lequel iront se fondre
les différents grégaires.
C h a p it r e 6

LA BATAILLE FAMILIALE

Dans un certain nom bre de cultures, dont la culture


française, le couple est traditionnellem ent un lieu de pouvoir
anthroponym ique. Q u’une M arie Dupont épouse un Jean
Dubois et elle devient M arie Dubois tout en changeant de
titre, passant de mademoiselle à madame. Ceci a longtemps
été considéré comme normal et il a fallu les luttes féministes
pour qu’aux USA la différence entre Mrs et Miss disparaisse
(au profit d ’un MS neutralisé), tandis qu’en France on
voyait apparaître des M arie D upont-D ubois ou Mme M arie
Dupont. Mais il dem eure difficile pour une Marie D upont
qui aurait signé sous son nom marital une œuvre, qui se
serait fait connaître sous le nom de Dubois, de retrouver
après un divorce par exemple son nom de jeune fille.
I.’opération, légalem ent évidente, est socialement malaisée,
lant les étiquettes collent à la peau : le couple est bien un lieu
de pouvoir anthroponym ique, le pouvoir du mari sur la
le mme.
Mais là n’est pas à proprem ent parler le thème de ce
chapitre. Si la cellule familiale est un lieu de transmission du
nom, vers la femme puis vers les enfants, elle est aussi un lieu
de transmission de la langue, lorsque le couple est monolin­
gue, ou des langues, lorsque les parents n’ont pas la même
langue m aternelle. E t l’on peut dès lors se demander si le
couple mixte ou couple bilingue n’est pas le prem ier lieu de
96 LA BATAILLE FAMILIALE

conflit linguistique : la guerre des langues peut-elle traverser


la cellule familiale ?

l ’e x e m p l e s é n é g a l a is

Au cours de l’année scolaire 1963-1964, le CLA D (Centre


de linguistique appliquée de Dakar) lançait une grande
enquête vers les écoles primaires du Sénégal dans le but de
savoir quelles étaient les langues parlées par les enfants en
debut de scolarisation. On y demandait l’ethnie du père, celle
de la m ère, la langue parlée à la maison et les autres langues
parlées par l’enfant. Les résultats ne surprirent pas ceux qui
connaissaient la situation linguistique du Sénégal : le wolof
s’affirmait comme langue largement m ajoritaire (96,62 % des
enfants le parlaient).
Par contre, en rentrant dans le détail des résultats, on
constatait des phénomènes surprenants concernant les proces­
sus par lesquels les enfants acquièrent en famille une prem ière
langue. Considérons par exemple le tableau suivant :

Agglomération dakaroise
w olof prem ière langue parlée à la maison :
72,23 % des élèves, dont
- 47,82 % sont de père et mère wolof
- 7 % sont de m ère wolof
- 5,59 % sont de père wolof
- 11,82 % sont de père et mère non wolof

On y voit que si les 2/3 des enfants de prem ière langue


wolof ont des parents de langue wolof, il en va différemm ent
pour un pourcentage non négligeable de foyers. Certains, 7 %
de la population globale, ont appris la langue (wolofe) de leur
m ère, d ’autres (5,59 %) ont appris la langue (wolofe) de leur
père et 11,82 % enfin parlent à la maison une langue (le wolof
toujours) qui n’est ni la prem ière langue du père ni celle de Ja.
m ère. Cette situation, qui pourrai! sembler paradoxale à un
LA BATAILLE FAM ILIALE 97

< .prit occidental, était d’ailleurs corroborée par d ’autres


u sultats concernant d’autres régions du pays. Ainsi, dans une
ville où le wolof est très m inoritaire, Ziguinchor en Casa-
m.mce, qui se trouve à l’extrême sud du pays, éloignée du
(entre d ’expansion de cette langue et présente une situation
extrêmem ent plurilingue, on obtenait les résultats suivants :

V ille de Z iguinchor

wolof prem ière langue parlée à la maison :


33,93 % des élèves, dont
- 8,83 % sont de père et mère wolof
- 4,50 % sont de mère wolof
- 6,02 % sont de père wolof
- 14,58 % sont de père et m ère non wolof

C’est-à-dire que le wolof était plus parlé comme langue


première par des enfants dont ni le père ni la mère ne l’avait
comme langue première (14,58 % ) que par des enfants dont
le père et la mère l’avaient comme langue première (8,83 % ).
I .es chercheurs du CLAD concluaient : « Ce n’est donc pas
l'influence de la famille, mais l’influence du milieu que
subissent les élèves. Nous sommes en présence d’une assimila­
tion d’ordre social »*.
La chose demeurait cependant paradoxale, car même si ces
enfants déclaraient connaître par ailleurs la ou les langues de
leurs parents, ils avaient pour ce que l’on nomme en général
« langue m aternelle » une langue que les parents parlaient,
bien sûr, mais qui n’était pas leur langue. Ët ce phénom ène,
concernant dans l’exemple ci-dessus 15 % de la population,
n’avait rien de marginal.
J ’ai donc tenté par la suite, par le biais d’enquêtes menées
dans un certain nom bre de pays africains avec mes étudiants,
de cerner ce phénom ène de la transmission des langues

1. M aurice Calvet et François W ioland, « L ’expansion du wolof au Sénégal »,


Bulletin de l ’I.F .A .N . nm 3-4, 1967, page 617.
98 LA BATAILLE FAMILIALE

« maternelles », afin de voir si le cas sénégalais était isolé ou


se retrouvait ailleurs.

LA N G U E PATERNELLE O U M ATERNELLE ?

Ainsi, lors d’une enquête par questionnaire menée à


Bamako (Mali) en avril 1984, j ’obtenais en réponse à une
question concernant la langue m aternelle les données présen­
tées dans les deux tableaux ci-dessous :

P A R E N T S D E L A N G U E S D IF F É R E N T E S

Q uelle est la Sangue m aternelle de Tenquêté ?

Bam­
Langue : Sonay Wolof Dogon Malinké Peu! Total
bara

celle du père 6 1 1 1 9
de Ba mère 4 1 l 6
une autre 4 1 5

Total 14 1 1 1 t 2

On voit dans ce prem ier tableau que sur 20 personnes issues


d ’un coupje linguistiquement mixte, 9 ont acquis d ’abord la
langue du père, 6 la langue de la mère et 5 une autre langue.
Mais ces chiffres ne prennent tous leur sens que si on les croise
avec l’indication de la langue en question : on voit en effet
que, langue du père, de la mère ou autre langue, c’est le
bam bara qui dom ine largem ent comme langue « m ater­
nelle ». Et cette tendance était confirmée par les gens dont les
parents étaient de même langue.
En effet, le tableau suivant nous montre que sur 50
personnes issues de couples linguistiquement homogènes, J
n’ont pas la langue des parents pour langue prem ière. Mais il
nous donne à voir d ’autres faits importants. D ’une part, dans
le cas des langues de grande diffusion régionale (peul, sonay)
LA BATAILLE FAMILIALE 99

PARENTS D E M ÊM E LA N G U E

Quelle est la langue maternelle de ¡’enquêté?

parlent
celle dont Se
une autre d ’autres langues
des parents bambara
africaines

Bambara 12 2
Peul 10 10 10
Khassonkc 1 1 2 2
Bobo 1 1 2 2
Sénoufo 2 2 2
Dogon 1 1 2
Nonanké î 1 1
Bozo 1 1 1
Sarakolé 2 2 2
.9ul a 1 1
Sonay 13 13 13
IVfossi î 1 1
Malînké 1 1 1
Total 43 7 40 35

(O n trouve dans la colonne de gauche la langue des parents.)

ou nationale (bam bara), les enquêtés conservent pour langue


première celle de leurs parents, tandis que la moitié des
enquêtés dont la langue des parents est une langue minoritaire
ont acquis une autre langue « m aternelle ». D ’autre part, tous
les enquêtés issus d ’une famille non bambara (38) sont
plurilingües et la grande m ajorité d ’entre eux (35 sur 38)
parlent bam bara, les trois exceptions étant deux Dogons,
originaires d ’un plateau retiré où l’on acquiert plutôt comme
Mconde langue le peul, et un Ivoirien issu de parents jula.
< est-à-dire que la langue dom inante apparaît comme
econde langue pratiquem ent obligée tandis que la m ajorité
(10 sur 12 ) de ceux qui Font pour langue première ne
M-sscntent pas le besoin d’apprendre une autre langue afri-
( .line.
100 LA BATAILLE FAMILIALE

J ’ai obtenu des résultats comparables lors d ’une enquête


effectuée à Niamey (Niger) en novembre et décem bre 1983 :

P A R E N T S D E M ÊM E L A N G U E

Q u elle est la la n g u e m a te rn e lle de P e n q u ê té ?

celle
une au tre
des parents

Zarm a 28
Hawsa 31
Peul 4 2 (zarm a)
Sonay 7
Tamachek 1 (hawsa)
G ourm antché I
Kotocoli 3
Wobé î

On voit ici que ce sont les langues minoritaires qui, dans des
cas d’ailleurs limités, disparaissent comme langues m ater­
nelles au profit des langues m ajoritaires, le zarma et le hawsa.
Et la dom ination de ces deux langues se confirme lorsque les
parents sont de langues différentes :

P A R E N TS DE M Ê M E L A N G U E

Q uelle est la langue m aternelle de P en q u êté?

celle
de la mère une autre les deux
du père

2
Zarma 7 6 2
Hawsa 12 6 2
Peul 2
Arabe tchadien 1
Kanuri 1
Kotokoli 1 )
LA BATAILLE FAM ILIALE 101
Ici encore, on voit que les enfants peuvent avoir pour
langue prem ière la langue du père (19), de la mère (16), les
deux (2) ou une autre (5), mais que cette langue est en fait le
plus souvent l’une des deux langues dominantes du pays.
C’est-à-dire qu’il y a un rapport étroit entre la famille et la
société et que dans les couples mixtes la langue « maternelle »
<|ui peut aussi bien être « paternelle » va être le plus souvent
la langue qui domine hors du foyer : le wolof au Sénégal, le
bombara au Mali, le zarma ou le hawsa au Niger. Nous
rUidierons de plus près dans les deux chapitres suivants le
statut de ces langues dom inantes ; enregistrons pour l’instant
cette donnée de nos enquêtes que les familles plurilingües sont
un lieu de conflit linguistique, ce qui n’étonnera personne, et
qu’elles enregistrent et répercutent les conflits linguistiques
plus vastes de la société environnante.

D E LA L A N G U E M A T E R N E L L E À L A L A N G U E N A T IO N A L E

Il n’y a donc pas de langues « maternelles » mais des


langues « premières ». Pourtant, la grande majorité des
cultures européennes ont, pour désigner cette prem ière
langue, la même image : mothertongue en anglais, lengua
materna en espagnol, idioma materno en italien, Mutter-
sprache en allemand, etc., avec un abus de langage qui fait de
la langue de la mère celle dont hériterait nécessairement
l’enfant. Cette idée d ’héritage, de filiation, est encore plus
nette en ru s s e : poaHo'kf f\2>C\K , «langue m ater­
nelle », renvoie à la fois à l’idée de « naissance » ( pocwTb ,
« m ettre au m onde »), de « parents » ( Poan't ) et de
« source » ( poaHw ). Et les m étaphores ne manquent pas,
en particulier dans les langues africaines, pour faire de cette
première langue celle du lait, du sein, celle que l’on a tétée,
etc. A l’inverse, on trouvera dans certaines langues l’idée que
cette prem ière langue est liée à la terre. C’est par exemple le
cas d u c h in o is où l ’e x p r e s s io n p e n g u o y u y e n ,
Í& I I a « langue m aternelle », signifie mot à mot
« langue du pays racine »...
102 LA BATAILLE FAMILIALE

Le Dictionnaire Robert résume assez bien cette confusion,


soulignée ci-dessus à travers différentes langues mais que l’on
retrouve au sein d’une même langue, ici la langue française.
« Les dictionnaires courants définissent la langue maternelle
comme « la langue du pays où l’on est né ». Cette définition
ne recouvre pas la généralité des cas. Pour un Français né au
Japon, élevé dans un milieu où l’on parle français, la langue
maternelle est incontestablem ent le français. Inversement, un
Français dont les parents d’origine étrangère ne parlent plus
que le français, pourra fort bien considérer comme sa langue
maternelle une langue qu’il ignore, celle que parlaient ses
ancêtres lointains, si, affectivement, il ne se considère pas
comme Français. La langue maternelle peut donc être tantôt
celle.de la m ère, tantôt celle de la m ère-patrie » 2.
Mais cette volonté de clarifier retom be dans un total
mélange des points de vue. D ’une part, en effet, on fait de la
langue maternelle la langue de la famille, voire des ancêtres,
accordant à cette m étaphore les connotations classiques que
l’on retrouve dans le sein maternel, l ’amour maternel, l ’instinct
maternel, le sang maternel, etc., et d’autre part on en fait la
langue du territoire, du pays, de la « patrie ». Dans un cas, la
filiation passe par la m ère, mais dans l’autre, elle passe par le
père. Car on trouve la racine « père » dans patrie (et son
équivalent italien ou espagnol patria) qui est étymologique­
ment le « pays du père », tout comme dans l’allemand
Vaterland, dans l’anglais fatherland (même si l’on dit aussi en
anglais motherland, et si en chinois par exemple l’idée de
« patrie » n’est reliée ni au père ni à la mère mais aux
ancêtres : zu guo, 7^ |j§) , « terre des aïeux »).
Dans cette vision générale dont témoignent les langues, les
parents semblent donc se répartir les rôles de filiation, le père
transm ettant la terre (qui est ici beaucoup plus la terre qu’il
défend de ses armes que la terre qu’il cultive) et la mère
transm ettant la langue... E t ce qui frappe le plus dans cette
répartition, c’est qu’elle ignore le plurilinguisme. Entre la

2. Dictionnaire R obert, h mie 4, page 314.


LA BATAILLE FAM ILIALE 103

cellule familiale et l’entité nationale apparaît comme un


continuum dont la langue (maternelle) et le territoire (pater­
nel) sont les principaux témoins. La patrie et la langue sont
ainsi les garants d ’une unité mythique qui ferait du grégaire le
microcosme du véhiculaire, de la famille le microcosme de la
nation, puisque la langue maternelle et la langue du pays ne
font qu’une. Ce monde dont nous avons vu qu’il était
essentiellem ent défini par son plurilinguisme est donc rêvé
comme une juxtaposition d’unités monolingues dont le prin­
cipe producteur serait tout à la fois la langue que la m ère
lègue à ses enfants et la terre que leur lègue le père : on passe
insensiblement de l’idée de langue maternelle à celle de
langue nationale.

LA FAMILLE CONTR E LA SOCIÉTÉ

Les quelques exemples que nous avons pris, ceux du


Sénégal, du Mali, du Niger, nous ont montré pourtant qu’il en
va très différemm ent dans la réalité des faits. Et nul n’était
d ’ailleurs besoin d’aller si loin. Ainsi, dans la ville de Gaillon
dont nous avons parlé au chapitre 3, une enquête portant sur
les enfants de migrants d’une école primaire nous a donné à
peu près les mêmes résultats : sur 41 enfants interviewés,
27 parlaient la langue de leurs parents (arabe, portugais ou
espagnol) et le français, les autres étaient de prem ière langue
française3. C ’est-à-dire qu’une fois encore la cellule familiale
répercute les conflits linguistiques environnants. Pour un
enfant né de parents marocains en France, comme pour un
enfant né de parents chinois aux USA ou de parents indiens
en G rande-B retagne, la langue du pays d’accueil (français,
:uiglais) est la langue de l’intégration, de la prom otion, en
même temps que la langue de la conformité à un modèle
dominant à l’extérieur de la famille, la langue du prestige
social. E t cette tension entre le semblable (être comme les

i. L.-J. Calvet, « Le plurilinguisme à l’école prim aire, note sur une enquête à
<i.iillon (E u re) », Migrants form ation n° 63, 1985, pp. 17-21.
104 LA BATAILLE FAMILIALE

autres) et le différent (rester fidèle aux origines) peut évoluer


vers l’acceptation de la dualité, l’enfant sera alors bilingue, ou
vers son refus, et la prem ière langue de l’enfant ne sera pas
celle des parents. Dans le cas des Maghrébins, l’enquête de
Gaillon nous a m ontré qu’il était fréquent que la mère ne
parle pas le français. Dès lors, l’enfant qui ne connaît pas (ou
ne connaît plus) la langue à proprem ent parler maternelle se
trouve nécessairement au centre d’un conflit linguistique
familial.
Mais les choses ne sont pas toujours aussi tranchées ou aussi
simples. Lors de l’enquête à Gaillon, en sus d ’une passation
de questionnaire, nous avions décidé d’interviewer systémati­
quem ent les élèves de l’école et j ’eus donc un jour en face de
moi un jeune garçon, appelons-le M ohamed, de parents
marocains. M ohamed m’expliqua qu’il ne parlait pas l’arabe,
q u ’il était né en France, n’était jamais allé au M aroc, et que
cette langue était trop difficile pour lui... Puis, parlant de
choses et d ’autres, nous en vînmes à sa m ère, qui, me dit-il, ne
sortait pas de la maison.
— « Pas même pour faire le marché ? »
— « Non, répondit fièrem ent Mohamed, c’est moi qui fais
le m arché. »
— « Ta m ère te donne la liste des choses à acheter? »
— « Non, ma mère ne sait pas écrire. Elle me dit ce qu’il
faut acheter, c’est tout. »
J ’eus soudain un doute : « Ta mère parle français ? »
— « N on, elle comprend rien. »
— « E t en quoi parles-tu avec elle ? »
— « Eh ben, en arabe », me répondit-il sur un air d’évi­
dence.
Pourquoi cet enfant de dix ans avait-il ressenti le besoin, à
la fois en rem plissant son questionnaire et en répondant à mes
questions orales, de prétendre ne pas connaître l’arabe ? Ici le
conflit entre le français, langue de prestige, langue de l’école
et surtout langue de la normalité, de la ressemblance, et
l’arabe, langue de la différence, ne s’était pas résolu par ia
disparition réelle de cette dernière mais par sa disparition
LA BATAILLE FAMILIALE 105
Ihétendue. En affectant de ne pas parler sa langue, M ohamed
ilfirmait semblable aux autres, il immolait symboliquement
ou grégaire pour adhérer à celui qui ferait de lui un Français
cl non plus un fils de Marocain : ne pas parler arabe, c’était
(‘ire assimilé.
Il en va bien sûr différemment pour les adultes. J ’ai rendu
visite à la famille de M oham ed, qui avait reconstitué dans une
I I.L.M . un intérieur m arocain, tapis, meubles bas, versets du
Qoran sur les m urs... Sa m ère, vêtue de façon traditionnelle,
resta à la cuisine, préparant des plats que la fille aînée nous
apportait. Le père tenait à parler français, et M ohamed
semblait gêné par son fort accent et par ses fautes. Il ne
com prenait pas que le français arabisé de son père était autant
signe d ’appartenance que son français débarrassé de toute
(race m aghrébine. « Il arrive que des migrants refusent le
français pour mieux conserver l’identité de leurs origines ;
d’autres gardent un accent très m arqué, en signe de “ distinc­
ió n ” au sens de Bourdieu », écrit C. de H eredia4, et ce
com portem ent est au fond complémentaire de celui des
enfants refusant la langue de leurs parents.

Q u’il s’agisse donc des situations extrêmement plurilingües


et des couples mixtes qu’elles peuvent engendrer, ou de
couples de m igrants, linguistiquem ent homogènes mais
confrontés à une langue de prestige à l’extérieur, la famille
apparaît donc comme le lieu d’un conflit linguistique qui fait
écho aux conflits de la société. Nous savons depuis longtemps
que la langue change par le biais des enfants dont la
phonologie par exemple, souvent différente de celle des
grands-parents, nous donne une idée de ce que sera la langue
dans vingt ou trente ans : les enfants de ces enfants ne
parleront certainem ent pas comme leurs arrières-grands-
parents. Il en va de même pour les rapports entre les langues.
Lorsqu’une langue grégaire extrêmement minoritaire reste

4. C. de H ered ia, « Les parlers français des migrants », in A .P .R .E .F ., J ’ cause


français, n o n ? Paris 1983, pp. 115-116.
106 LA BATAILLE FAMILIALE

parlée quotidiennem ent en famille, il y a toutes chances pour


qu’elle se maintienne longtemps dans cette fonction (c’est par
exemple le cas du berbère au M aghreb, ou du corse en
France). Lorsqu’au contraire les enfants répugnent à la
parler, l’oublient peu à peu ou prétendent l’avoir oubliée
parce qu’ils en ont honte, l’avenir de cette langue est
beaucoup moins assuré : les petits Sénégalais de parents peuls
qui ont acquis le wolof comme langue prem ière et ne parlent
le peul qu’avec leurs grands-parents parleront le wolof à leurs
enfants.
J ’écrivais en introduction que l’histoire des langues consti­
tue le versant linguistique de l’histoire des sociétés ; on voit ici
que l’histoire linguistique de la famille est le produit de
l’histoire sociale. L ’enfant de migrant qui refuse l’arabe est le
produit du racisme am biant, d’une dévalorisation idéologique
de sa langue, et il m et fin à la guerre linguistique par abandon.
Il s’agit, bien sûr, d ’une solution individuelle par laquelle une
langue peut disparaître ponctuellem ent. Nous verrons plus
loin dans quelles conditions une langue peut disparaître
collectivement^
C h a p it r e 7

DES MARCHÉS ET DES LANGUES

Le plurilinguisme, dont nous avons vu qu’il est, à la surface


du globe, la situation linguistique la plus fréquente, pose bien
sûr des problèmes de communication. Tous les jours, en tous
les points de la terre, des centaines de milliers de personnes se
rencontrent, ont besoin de comm uniquer mais n’ont pas la
même langue. Et le commerce est la pratique sociale qui
connaît le plus fréquem m ent ce problèm e : comment vendre
et acheter à des gens de langue différente? En fait, chaque
fois que l’homme a besoin de comm uniquer, il trouve le
moyen de le faire. M aurice Delafosse décrit par exemple la
façon dont les échanges se produisaient en Afrique de l’Ouest
au moyen âge :

« L es com m erçants déballaient leurs m archandises (sel, anneaux de


cuivre, perles bleues) : chacun déposait à terre, p a r petits paquets
séparés, les m archandises lui appartenant en p ro p re , pu is tous s'éloi­
gnaient hors de la vue des indigènes. Ceux-ci s'approchaient alors, et à
côté de chaque tas de m archandises, déposaient une quantité déterminée
de p o u d re d'or, pu is se retiraient. L es marchands revenaient ensuite,
chacun prenant ce qu'il trouvait à côté de son tas de marchandises, puis
ils s'en retournaient en battant du tam bou r p o u r annoncer leur départ et
la conclusion du m arché, laissant les marchandises à l'endroit où ils les
avaient déposées. Ces transactions à la muette s'accom plissaient, paraît-
il\ très régulièrem ent, et sans qu'aucune des parties craignît d'être
trom pée p a r ia u tre » *.

î. M aurice Delafosse, Haut-Sénégal Niger, Paris, 1912, tome 2, page 47.


108 DES MARCHÉS ET DES LANGUES

L ’achat de l’or par les Arabes se faisait donc sans qu’il y eût
le moindre échange linguistique, ce qui ne signifie nullement
qu’il n’y avait pas de communication. Dans la scène décrite ci-
dessus, l’économiste rem arquera en effet que ce « com­
merce » se passe de monnaie, cet équivalent général des
marchandises dont parle Marx (le fait que l’or soit ici un des
term es de l’échange ne doit pas nous abuser sur ce point : l’or
est ici une marchandise et non pas une m onnaie), et le
sémiologue soulignera que s’il n’y a pas de langue, il y a bien
émission de messages (mon tas de marchandises = ton tas
d’or, je bats du tam bour pour annoncer que le marché est
conclu...). Ce troc à la m uette se caractérise donc par deux
absences : celle de la langue et celle de la monnaie, mais aussi
par le fait que, malgré ces absences, l’échange et la communi­
cation ont bien lieu. Confronté à des obstacles linguistiques à
la com m unication, l’homme a toujours tenté de les lever dans
sa pratique sociale : émergence de pidgins, de langues véhicu-
laires (voir le chapitre 8 ) sur le terrain, in vivo, tandis que
dans le calme de leur cabinet, in vitro, certains cherchaient la
solution du côté des langues artificielles, type espéranto, ou
de la planification (voir toute la troisième partie du livre).
C ’est cette gestion in vivo du plurilinguisme que je voudrais
présenter ici, en commençant par un lieu caractéristique : le
marché plurilingue.
Le m arché, par le nom bre de langues qu’il met parfois en
présence, et par la nécessaire communication qu’il implique
(vanter sa m archandise, appeler le client, dem ander les prix,
les discuter...), est en effet un bon révélateur de la gestion du
plurilinguisme que peut constituer la pratique sociale : on y
voit s’affirm er des langues véhiculaires que l’on n’emploie
parfois que là et qui parfois gagnent du terrain ailleurs avec
d ’autres fonctions que la fonction commerciale. Car ces
langues qui s’imposent en ce lieu et en cette fonction peuvent
être celles qui, dans l’ensemble de la société, sont les langues
véhiculaires de demain.

*
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 109

LES M A R C H É S D E C A N T O N (C H IN E )

La ville de Canton, au sud de la république populaire ae


Chine, voit la coexistence d’au moins deux langues : le
cantonnais d ’une part, langue locale parlée dans toute la
province de Kuangdong ainsi qu’à Hong Kong, et le puton-
ghua d ’autre part, « langue commune » (c’est à peu de chose
près ce que l’on appelle en Occident le « m andarin »),
enseignée à l’école, diffusée par les médias audio-visuels,
première langue dans le Nord mais ici langue seconde, à quoi
il faut ajouter d’autres langues chinoises (le wu, le hakka,
etc.) ainsi que quelques langues de « minorités ». E ntre
septem bre et novembre 1985, j ’ai enquêté avec mes étudiants
de l’institut des langues étrangères 2 sur deux marchés de la
ville : un marché alimentaire, celui de Qing Ping Lu, situé au
bord de la Rivière des perles, en face de l’île de Shamian, et un
marché de vêtements, celui de Gao Di Jié, situé au centre ville,
à proximité de la grande artère commerçante de Beijing Lu.
A vant d’en venir à la communication proprem ent linguisti­
que, il est intéressant de décrire ce que j ’ai observé dans une
petite partie du marché de Quing Ping Lu où l’on vend de la
porcelaine et des bonzaïs : la seule partie où des étrangers
viennent parfois acheter. Les vendeurs en effet ne parlent
aucune langue occidentale : leur compétence se limite généra­
lem ent à un hello par lequel ils interpellent les éventuels
clients étrangers et, plus rarem ent, à how do you do? Si le
touriste paraît intéressé par une pièce, le marchand sort de sa
poche un bout de carton rigide sur lequel il a inscrit en rangées
régulières le chiffre de 1 à 100, en général les 50 premiers d ’un
côté et les 50 seconds de l’autre. Il désigne donc le chiffre
correspondant au prix qu’il désire obtenir en yuans, l’acheteur
désigne à son tour le prix qu’il veut payer, l’index retrouvant
sa fonction étymologique, « celui qui indique », et le m ar­
chandage se déroule donc ainsi par actions déictiques succès-

2. Six étudiants-chercheurs ont participé à cette enquête : Lin Yi, Z eng Y ing, Zi
D u , Shao Y ang, Shi W ang Li et Z hang Xin Mu.
110 DES MARCHÉS ET DES LANGUES

sives. Cette pratique toute simple appelle quelques rem ar­


ques :
— Tout d’abord, il est intéressant de noter que, pour .ces
marchands, tous les étrangers sont anglophones : ils ne se
demandent pas en quelle langue les aborder (ce qui serait par
exemple le cas dans les souks de M arrakech, au M aroc, où les
vendeurs ont un certain coup d ’œil pour « situer » les clients),
le hello suffit largement. Il y a ainsi à travers le monde des
lieux de commerce sur lesquels le marchand connaît plusieurs
langues et peut s’adresser au client dans sa langue ou dans une
langue internationale (l’anglais, le français... c’est par exem­
ple le cas de l’Egypte ou du M aroc), des lieux sur lesquels on
parlera au touriste une langue héritée du colonialisme (c’est le
cas le plus fréquent en Afrique), des lieux sur lesquels on
attend du client qu’il parle la langue du m archand (c’est le cas
de la majorité des pays européens) et des lieux sur lesquels,
comme à C anton, on sera amené à inventer un système de
communication ad hoc.
— Deuxième rem arque : le carton décrit ci-dessus consti­
tue une adéquation parfaite entre un certain besQin^de
communication et la réponse fournie par la pratique sociale à
ce besoin. Le seul contenu nécessaire de la communication
concerne ici les prix et le marchandage, et ce code suffit à les
exprimer, la mimique suppléant aux habituelles protestations
propres au m archandage.
— Dernière rem arque : le système mis au point par les
marchands de Qing Ping Lu nous donne quelques directions
de réflexion sur la naissance des codes comme réponse à un
besoin de communication. Les pidgins par exemple ont le
même type d’origine, c’est-à-dire qu’ils répondent au même
type de besoin, mais ils constituent un choix linguistique là où
le s ys t èm e de Qing Ping Lu constitue un choix graphique et
ttrslmrl. Hien sur, la communication est ici très limitée (énonce
des j)iix, m«iu lundage), mais c’est précisém ent en cela que
l'exemple esi i ni ri vssant : à une communication limitée à des
c o n i c mi s simple'* ionvspond un code simple et c’est lorsque
les c o n i c m i s se nnuj>lnjuent que la forme du code doit se
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 111

compliquer. D e ce point de vue, il y a certes des différences de


degré entre les cartons de Qing Ping Lu et les pidgins, mais
pas de différence de nature.
Venons-en m aintenant aux langues utilisées dans la com­
m unication commerciale. Mes étudiants notaient sur des
fiches 3 spéciales les interactions auxquelles ils assistaient, et
leurs notations sont résumées dans les deux tableaux ci-
dessous :

Quing Ping Lu :
Observation de 283 interactions
Langue d ’échange
C antonnais 249
Pu tong H ua 14
C an t/P T H 10
H akka 2
H unan 2
Sichuan 2
G estes 2
E criture 2

Gao Di j ié :
Observation de 132 in te ra c tio n s
Pu tong H ua 86
C antonnais 38
C an t/P T H 4
Chaocho 2
Tian su 2
H u nai 2
Shantong 2

3. La fiche d ’observation utilisée était ainsi établie :


lieu : d ate :
produit :

Sexe A ge Type T hèm e Langues

Par exem ple, la ligne « H -H 30-40 V -A appel C ant. » signifiait q u ’un vendeur
paraissant âgé de 30 ans appelait en cantonnais un acheteur de 40 ans.
112 DES MARCHÉS ET DES LANGUES

On voit que le cantonnais est la langue de communication


sur le marché de Qing Ping Lu (249 interactions sur 283) et
que la langue nationale, le pu tong hua, y est très m inoritaire,
alors que ce rapport s’inverse à Gao Di Jié : 88 % des
intercations en cantonnais dans le premier cas, 65 % en pu
tong hua dans le second. Et cette répartition des langues
tém oigne assez bien de leurs fonctions. Langue de la famille,
de la rue, de la convivialité, le cantonnais remplit évidem ment
une fonction grégaire à laquelle ne saurait prétendre le pu
tong hua, langue officielle acquise à l’école, langue de
l’adm inistration, des médias, etc. A ce titre, le cantonnais est
donc tout naturellem ent la langue du marché alimentaire. Par
contre, G ao Di Jié est un marché qui attire de nom breux
acheteurs du nord du pays : Canton est en effet une ville
considérée comme élégante (la proximité de Hong Kong n ’est
pas étrangère à cette réputation) et on vient y chercher en
gros des vêtements que l’on revendra à Shanghaï ou à Pékin.
C ’est-à-dire que les échanges commerciaux auront dans de
nom breux cas lieu entre des vendeurs du sud, locuteurs du
cantonnais, et des acheteurs du nord, locuteur du pu tong
hua. Dès lors, les marchands vont utiliser avec ces clients ne
parlant pas le cantonnais la langue officielle, le pu tong hua,
dont la fonction véhiculaire est alors'manifeste.

Ces quelques chiffres extraits d’une enquête plus vaste nous


apportent donc un certain nombre d’informations :
— La mise en évidence du plurilinguisme de C anton, qui se
manifeste surtout par un bilinguisme cantonnais/pu tong hua.
— L ’illustration du statut différent de chacune de ces
langues, le cantonnais étant plutôt du côté du grégaire et le pu
tong hüa plutôt du côté du véhiculaire.
— L ’illustration d’un certain rapport de force puisque,
dans le choix entre les deux principales langues en présence,
c’est le pu tong hua qui est choisi. Mais nous ne pouvons pas
pour l’instant savoir si cette langue est adoptée comme
véhiculaire en tant que langue du client ou en tant que langue
officielle. En d’autres termes : le vendeur s’incline-t-il devant
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 113

\c. client roi ou devant le centralisme du nord ? Ce qui est sûr,


c'est que les marchands cantonnais sont bilingues et que les
acheteurs venus du nord sont monolingues, et ceci constitue
déjà un embryon de réponse.
— Le rôle de révélateur du marché enfin, qui nous donne à
voir les grands mouvements linguistiques traversant la société.
Mais ce dernier point n’est pas caractéristique des marchés de
Canton, et nous verrons ci-dessous qu’il en va de même de
tous les marchés plurilingües.

LES M A R C H É S D E B R A Z Z A V IL L E (C O N G O ) 4

La situation linguistique de la capitale du Congo est


largement déterm inée par un im portant mouvement migra­
toire de la campagne vers la ville : le Congo est en effet un
pays dont la population est extrêmem ent urbanisée, 34 % des
habitants se trouvant dans les deux principales villes, Brazza­
ville et Pointe-Noire.
Pour ce qui concerne Brazzaville, sa population représen­
tait en 1917 10 % de la population totale du pays avec
10000 habitants, et en 1981 25 % avec plus de 300000
habitants, cette progression continue apparaissant nettem ent
à travers les chiffres suivants :
1917 : 10000 habitants
1955 : 92520 habitants
1961 : 127964 habitants
1974 : 298967 habitants 5
ce qui a entraîné le brassage linguistique qui caractérise
aujourd’hui la ville.
Située sur la rive droite du fleuve Congo, Brazzaville se
trouve donc depuis longtemps au confluent de migrations qui
ont d’abord suivi l’axe du fleuve. L ’émigration ancienne vient
de la région du Stanley Pool : selon P. Duboz, les gens arrivés

4. J ’utilise ici des données que j ’ai déjà publiées avec plus de détails» en particulier
dans L.-J. C alvet, Les langues du marché, Paris, Université R ené D escartes, 1985.
5. P. D uboz, Etude dém ographique de la ville de Brazzaville, 1974-1977, B angui,
O R S T O M 1979.
114 DES M ARCHÉS ET DES LANGUES

dans la capitale depuis plus de vingt ans sont à 60 %


originaires du Pool, c’est-à-dire de la région de Brazzaville,
tandis que ceux arrivés au cours des cinq dernières années
(1975-1979) sont à 21 % originaires du Pool. Cette migration
« locale » a en effet été relayée par deux grànds mouve­
ments : l’un venant du nord et transportant avec lui la langue
véhîculaire du nord, le lin g a la , l’autre venant du sud avec le
m u n u k u tu b a comme langue véhiculaire, ces deux langues
n’étant pas les prem ières langues des locuteurs en question,,_
E t ces migrants se sont installés dans la partie de la ville
correspondant à leur région d’origine : nord de la ville
(quartiers de Poto-poto, de Mougali) pour les locuteurs du
lingala, sud de la ville (quartier de Bacongo) pour les
locuteurs du m unukutuba. Ainsi Brazzaville fonctionne-t-elle
un peu comme un microcosme du pays, les deux grandes
langues véhiculaires y étant représentées, ainsi qu’une autre
langue, le lari ou kilari, dont le statut est plus difficile à
cerner :
« Le lari est une variété dialectale urbaine du groupe kango,
variété valorisée, langue de la ville, langue de la capitale. Les
gens originaires de la région du Pool disent très fréquem m ent
lorsqu’on leur demande leur langue maternelle q u ’ils « sont
lari ». Cette réponse est plus fréquente chez les gens installés
depuis peu à Brazzaville » 6.
Par ailleurs, tous les groupes ethniques du pays sont
représentés dans la capitale, ce qui renforce bien sûr son
aspect de « microcosme » :

groupe kongo 65,5 % des habitants


groupe téké 17 %
groupe m ’bochi 11,3 %
autres groupes 2,6 %
non congolais 3,6 % 7.

6. A. Le Palec, « nr;i/z;iviile, note sur la situation linguistique de deux quartiers ».


com m unication à la Ve table ronde de l’A U P E L F , Y aoundé 1981.
7. P. D uboz, op. cit.
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 115

C ette situation pose donc au sociolinguiste une question


dont l’intérêt est évident : que va-t-il sortir de cette confronta­
tion linguistique? Quelles sont les langues qui s’imposent
dans la communication sociale et celles qui restent confinées à
l’usage familial, grégaire? J ’ai effectué en décem bre 1980 une
pré-enquête sur ce point avec l’aide des étudiants qui sui­
vaient mes cours à l’université M arien Ngouabi de Brazzaville
et d ’A nnie le Palec, alors assistante à la même université et
qui préparait une thèse sur la situation sociolinguistique de la
ville : les étudiants faisaient passer dans leurs quartiers
respectifs un questionnaire dont les questions centrales
étaient : où faites-vous votre marché ? et en quelles langues ?,
en respectant pour établir leur corpus des quota très simples
(autant de femmes que d’hommes, autant de moins de trente
ans que de plus de trente ans). Ce travail nous a permis de
dégager un mouvement tendanciel im portant : trois langues
véhiculaires se dégagent et s’imposent nettem ent, mais la
présence statistique de ces langues varie considérablement
selon les quartiers : on parle lingala, langue véhiculaire du
nord, sur les marchés du nord de la ville, on parle lari et
m unukutuba sur les marchés du sud de la ville ; quant au
français, langue officielle du pays, il apparaît surtout sur le
plateau des Quinze A ns, ainsi nommé parce que les Africains
engagés dans l’armée coloniale s’y retiraient, retraite prise,
après quinze ans de service, leurs revenus leur perm ettant de
se faire construire une maison d ’un standing supérieur à la
moyenne. Ces retraités n’étant pas nécessairement originaires
du Congo, n’en parlaient donc pas toujours les langues et
utilisaient plus volontiers le français dans leur communication
véhiculaire.
Voici donc les pourcentages des réponses à la question en
quelles langues faites-vous votre marché ? concernant quatre
marchés de la ville :
Ces chiffres ne reposent que sur une pré-enquête de
H)0 questionnaires environ, mais ils nous m ontrent un certain
nombre de tendances évidentes :
— D ’une part, la situation d ’échange créée par la constante
DES MARCHÉS ET DES LANGUES

migration vers la ville associée au plurilinguisme congolais a


posé un problèm e de communication qui a trouvé sa solution
dans l’émergence ou la confirmation de langues véhiculaires.
L ’une de ces langues, le lingala, est fortement implantée dans
les populations originaires du nord; l’autre, le m unukutuba,
semble gagner du terrain dans les populations originaires du
sud face à la langue de prestige du même groupe, le lari.
C ’est-à-dire qu’il y a u n e certa in e dose de g régaire d a n s le
ch o ix du v éh icu laire : la langue « seconde » utilisée est liée
d ’une certaine façon à la région d’origine.

Marché du plateau
M arché de Poto Poto
des Quinze Ans
Lingala 65,56 % M unukutuba et français 26,3 %
Lingala et m unukutuba 17,24 % Français 15,7 %
Français 10 % Lingala 35,7 %
Lingala, fr. et munuk. 3,5 % M unukutuba 15,7 %
Lari 3,5 % Lari et m unukutuba 10,5 %
Lari 10,5 %
Marché de Moungali Lingala, français
Lingala 30,36% et m unukutuba 5,5 %
M unukutuba 25 %
Lingala et munuk 16 % Marché de Bacongo
Lingala, fr. et munuk. 8,9 % Lari - 57,8 %
Lingala et fr. 5,3 % M unukutuba 20,3 %
Lingala et lari 5,3 % Lari et m unukutuba 12,5 %
Lari 3,5 % Français 3,1 %
L ari, lingala et m unuk. 1,7 % Français, lari et munuk. 1,5 %
Lari et m unukutuba 1,7 % Lari et français 1,5 %
Français 1,7 % Lingala et m unukutuba 1,5 %

— Les langues premières sont par contre absentes du


marché : sans doute les parle-t-on à la maison, en fonction
grégaire, mais on ne les utilise pas pour les échanges
commerciaux.
— Il en va de même du français, la langue officielle, à
l’exception du plateau des Quinze Ans. Mais l’origine sociale
prim e ici sur l’origine géographique et les locuteurs n’ont
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 117

mivent pas de langue africaine en commun : le français


i< inplit donc dans ce cas en partie une fonction véhiculaire, au
même titre que le lingala ou le munukutuba.

LE PETIT M A R C H É D E NIAM EY (N IG E R )

On novembre et décem bre 1983, invité à enseigner à


l'université de Niamey, j ’ai effectué avec mes étudiants une
m quête du même type que les précédentes, mais qui m ariait
doux types d ’approches. Comme à Canton, nous avons
procédé par observation des interactions sur le m arché, et
comme à Brazzaville, nous avons effectué une enquête par
questionnaire.
Comme Brazzaville et bien d’autres villes africaines, N ia­
mey a connu depuis quelques années une expansion accélérée
dont tém oignent les chiffres suivants :

Nombre
Année Sources
d ’habitants

1908 2887 Sidikou8


1931 2168 B ern u s9
1941 4895 Bernus
1950 12000 Sidikou
1953 15000 Bernus
1960 34 500 Bernus
1967 57000 Sidikou
1975 195874 Sidikou
1977 225 314 recensement

Du point de vue de la composition ethnique, la situation de


la ville a beaucoup évolué depuis la création de la ville au
siècle dernier. Si, comme l’écrit Sidikou, « la ville actuelle est
issue de cinq quartiers originels à base ethnico-clanique, à
savoir M aourey, G andatié-K oiratégui, Kalley com prenant

8. A . Sidikou, N iam ey : étude de géographie socio-urbaine, thèse de doctorat


d ’E ta t, 2 volum es, R ouen 1980.
9. S. B ernus, Particularismes ethniques en milieu urbain : l'exemple de N iam ey,
Paris, Institut d ’ethnologie, 1969.
118 DES MARCHÉS ET DES LANGUES

K alley-Z arm a et Kalley-Peul (foulankoirà), Gaweye et


Z o n g o 10, les populations sont aujourd’hui mêlées et il n’y a
plus de correspondance entre un quartier, une ethnie et une
langue (comme le nom de foulakoira par exemple pourrait le
laisser penser : quartier originellement peul, il est aujourd’hui
habité par des zarm a, des hawsa, etc.). C ’est que le peuple­
m ent de la ville est fortem ent alimenté par l’immigration.
Sidikou explique que 54,6 % des gens constituant son échan­
tillon sont nés ailleurs qu’à N iam ey11; une enquête de
J. Yanco m ontre que 31 % des locuteurs de la langue zarma
résidant à Niamey y sont nés, ainsi que 6 % des locuteurs du
haw sa12, et 82,5 % des gens constituant notre propre échan­
tillon sont nés ailleurs qu’à Niamey.

Les langues parlées au m arché :


réponses au q u e stio n a le

%
petit rive nouveau
w adata yantala total approxi­
m arché droite marché
m atif

Z arm a 9 7 3 3 22 14,5
Hawsa et
zarm a 36 19 2 6 3 66 42,5
Hawsa 11 9 1 21 14,5
Français
et zarm a 4 3 1 8 5,8
Français 1 1
Z arm a
et bam bara 1 1 2
Sonay 6 3 2 1 12 8
Z arm a,
hawsa et
français 9 6 2 17 11,2
Z arm a,
hawsa et
bam bara 1 1 2

10. Sidikou, op. cit., page 233.


11. Sidikou, page 361.
12. J. Y anco, Niamey, une com m unauté bilingue, non publié, Niamey 1983.

i
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 119

La ville est donc le lieu d’un im portant brassage ethnique et


linguistique (nous avons trouvé dans notre échantillon une
quinzaine de langues différentes) et notre enquête avait pour
but de voir en quelles langues la communication s’effectuait
sur les marchés. Nous avons donc choisi d’effectuer d’une part
une enquête par questionnaire et d’autre part de travailler par
observation sur un marché du centre ville dit le « petit
m arché » (par référence au « grand marché » qui avait brûlé
quelques années auparavant), ces deux approches nous ayant
donné les résultats suivants.
Ç L j i o u s voyons ici que la plupart des langues prem ières
(peul, kanuri, Icôtocoli, wobë, gourmantché, etc.) disparais­
sent dans les réponses, au profit de deux langues qui dom inent
lafgem enïjlë^h'âW sa'éi'le zarma (auquel on peut ajouter le
sonay, variante dialectale)." Voici m aintenant le,.,résultat de
nos observations sur un marché particulier, le petit marché.

Le petit marché :
observation de 213 interactions

com ­ discus­
appel
m erce
total % v-v V-A A -A
sion

Z arm a 11 45 32 88 41,3 12 68 8
H aw sa 16 31 16 63 29,5 11 47 5
Français 6 12 5 23 10,7 22 1
H aw sa/zarm a 2 12 8 22 10,3 3 lô 3
Fran çais/h aw sa 3 5 1 9 4,2 1 8
F ran çais/zarm a 1 1 0,4 1
Peul 2 2 0,8 2
Ewe 1 1 1
W olof 1 1 1
G o u rm an tch é 1 1 1
Y oruba 1 1 1
Fang 1 1 1
Peu l/h aw sa 1 1 1

Total 38 Î09 66 28 165 20


120 DES MARCHES ET DES LANGUES
1
Ce tableau présente l’ensemble de nos observations. C ’est-
à-dire q u ’on y trouve sur les lignes horizontales le nombre
d ’interactions en une langue donnée, divisées d’une part en
trois genres (appel des clients, transaction commerciale ou
discussion non commerciale) et d’autre part en trois types
(entre vendeurs : V-V, entre vendeur et acheteur : V-A,
entre acheteurs : A-A).
Si nous considérons donc les résultats de ces deux
approches, nous voyons que :
— le hawsa et le zarma dom inent nettem ent comme
langues du marché.
— quelques langues premières apparaissent en fonction
grégaire entre marchands (wolof) ou entre acheteurs (gour-
m antché, yoruba, fang).
Par contre, il n’y a pas correspondance exacte entre les résul­
tats des deux enquêtes concernant les deux principales langues :

ENQUETE PAR ENQUETE PAR


QUESTIONNAIRE OBSERVATION

petit (petit
globale
marché marché)
H aw sa 14.5 % 14,2 % 29 5 %
Z arm a 14.5 11, 6 -% 41.3 %
H aw sa et
zarm a 42.5 % 46,7 % 10.3 %

Ces différences tiennent d’abord au fait que l’entrée


« hawsa et zarma » n’a pas le même sens dans les deux
enquêtes. Dans les réponses au questionnaire, les gens qui
disent parler ces deux langues au marché entendent en effet
par là q u ’ils utilisent l’une ou l’autre selon le commerçant,
alors que dans l’enquête par observation nous avons bien
entendu noté par là une interaction bilingue (ce que l’on
appelle d ’un terme technique le « code switching »). C ’est
pourquoi la déperdition dans le passage de 46,7 % à 10,3 %
est logiquement compensée par les gains des deux lignes
précédentes.
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 121

Mais il demeure que les observations d’interactions mon-


Ment une importance plus grande du zarma que du hawsa,
,1lors que l’enquête par questionnaire mettait ces langues à
égalité. Il y a donc une différence assez nette entre ce que les
liens disent faire et ce q u ’ils font réellem ent Tout le m onde
nîiit qu’une enquête par questionnaire ne mesure pas la
pratique réelle des gens mais l’image qu’ils se font de leur
pratique. Et lorsque l’on peut, comme ici, comparer les deux,
il est clair que nous avons m atière à une analyse intéressante
des attitudes linguistiques.
Le zarma est, à Niamey, une langue locale et à ce titre
grégaire, qui joue en même temps un rôle véhiculaire, tandis
que le hawsa est une langue venue d’ailleurs, largement parlée
;iu Nigeria, en pleine expansion au Niger où elle est diffusée
par de riches marchands et jouit d ’un certain prestige. Dès
lors, il n’est pas étonnant que certains enquêtés tentent de
m ajorer leur compétence en cette langue et de grossir dans
leurs réponses la proportion des occasions dans lesquelles ils
¡’utilisent : quelle meilleure façon, face à ce type de question­
naire, de se valoriser que de prétendre parler une langue elle-
même valorisée? Cette hypothèse explicative introduit donc
dans cette lutte des langues dont le marché est ici l’arène un
facteur de type psychologique : il y a d’une part une dynam i­
que des langues, dont rendent compte nos chiffres, et d’autre
part un rapport (affectif, psychologique, etc.) des locuteurs à
ces langues dont rendent compte les différences entre les
chiffres de nos deux enquêtes.

L E M A R C H É E T L A G E S T IO N D U PL U R IL IN G U ISM E

Nous pourrions multiplier les exemples et présenter d ’au­


tres enquêtes effectuées à Bamako (Mali) ou à Ziguinchor
(S énégal)13, mais elles ne nous apporteraient pas d ’élém ents

13. V oir en particulier Les langues du marché déjà cité, ainsi que L .-J. C alvet,
« M ehrsprachige M ärkte und V ehikularsprachen : Geld und Sprache », in O B S T
n° 31, B rem en 1985, et L .-J. C alvet, « T rade Function and Lingua Francas », The
Fergusonian Impact, vol. 2, M outon 1986.
122 DES MARCHÉS ET DES LANGUES

nouveaux. A Canton, à Brazzaville ou à Niamey, nous avons


en effet, par-delà les différences, des points communs impor­
tants. Le plurilinguisme, tout d ’abord, qui génère un pro­
blème de communication : chaque fois que dans une commu­
nauté deux ou plusieurs langues coexistent, les membres de
cette communauté devront gérer la différence linguistique
dans leurs rapports. A utre point commun à toutes nos
enquêtes : le marché. Dans les situations de plurilinguisme,
l’activité commerciale nous donne en effet une bonne image
des solutions véhiculaires que la pratique sociale met en place.
Face aux obstacles linguistiques à la communication, le marché
nous m ontre comment les gens communiquent malgré tout.
Mais reste une autre question : pourquoi utilisent-ils telle
langue plutôt que telle autre pour gérer leur plurilinguisme?
Car le partage de Brazzaville en deux « zones linguistiques »,
la dom ination sans partage du bam bara à Bam ako, le
bilinguisme de Niamey ou de Canton sont le signe de rapports
de force entre les groupes humains parlant ces différentes
langues. Il y a certes sur le marché (comme ailleurs dans la vie
sociale : le marché nous a simplement servi de test commode)
une gestion du plurilinguisme, mais aussi une guerre des
langues dont témoigne cette gestion. Si par exemple sur le
marché de Poto Poto à Brazzaville on s’adresse en lari à une
marchande de poisson fumé, il n’est pas rare qu’elle fasse
semblant de ne pas com prendre ou qu’elle annonce un prix
exorbitant : refus de vendre qui témoigne du refus de la
langue de l’autre. E t de ce point de vue le marché fonctionne
comme un révélateur, au sens photographique du term e, il
précipite les rapports de force entre groupes linguistiques.

Les voyageurs savent qu’il y a à travers le monde des


monnaies plus prisées que d’autres : les commerçants préfére­
ront souvent être payés en dollars, en francs ou en marks
plutôt que dans la m onnaie locale. II en va de même des
langues, et les locuteurs préfèrent ou rejettent telle ou telle
langue, grégaire ou véhiculaire, pour des raisons de prestige
ou de haine : il y a comme une « bourse aux langues ». Mais
DES MARCHÉS ET DES LANGUES 123

le marché plurilingüe nous m ontre autre chose. Dans l’exem­


ple africain que j ’ai donné au début de ce chapitre nous avions
un échange commercial sans monnaie et sans langue, et de
nom breux exemples historiques nous m ontrent que le troc est
souvent une activité m u ette. Voici par exemple la description
d’un troc au Pérou, dans les A ndes, qui est caractéristique de
ce phénom ène.

« Una m ujer se sienta en el lugar d el m ercado con una p ila de


m ercancía (fruta a cosa de este genero) frente a ella otra m ujer se le
acerca, se acuclilla frente a ella y saca granos de m aiz haciendo su
p ro p rio m ontoncito, indicando asi que ella quiere intercam biar ese
m ontoncito de m a iz con la com erciante. La otra m ujer se sienta
im pasible, fo rza n d o a la com pradora a continuar aum entando el
m ontoncito de m aiz hasta que ella encuentra la equivalencia y muestra su
satisfacción tom ando el m aiz. Ninguna palabra es dicha durante toda la
transacción » 14.

Mais l’apparition de la m onnaie a nécessité l’utilisation de


la langue : il faut parler pour dem ander les prix, les discuter,
le système minimum que nous avons vu sur le marché de
Canton étant extrêm em ent limité dans ses possibilités de
communication. Ce qui ne signifie nullement que les gens qui
pratiquaient le troc ne parlaient pas, mais simplement qu’ils
n’avaient pas besoin de parler dans le troc : l’argent a mis, sur
le m arché, le langage en action. Lorsque ce marché était
plurilingüe, l’activité commerciale a donc été confrontée à
différentes formes grégaires et au besoin d’une forme véhicu-
laire. Ce phénomène véhiculaire, auquel sera consacré le
prochain chapitre, est donc un type de réponse au défi de
Babel. Et si le marché ne produit pas, à proprem ent parler,
des véhiculaires, nous avons vu qu’il catalyse leur émergence.

14. E. M ayer cité par Ibico R ojas, E xpansion del Quechua, Lima 1980, pp. 65-66.
« U ne fem m e est assise sur la place du m arché devant un tas de m archandise (fruits
ou choses du même g enre), une autre fem m e s’approche d ’elle, s’accroupit et sort des
grains de maïs, constituant son propre tas et indiquant ainsi q u ’elle désire échanger ce
petit tas de maïs avec la com m erçante. L ’autre femme reste impassible, forçant
l’acheteuse à continuer d ’augm entei^le tas de maïs jusqu’à ce q u ’elle accepte
l'équivalence et m ontre sa satisfaction en prenant le maïs. A ucun mot n’est prononcé
durant la transaction. »
C h a p itr e 8

LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE

J ’ai dcjà rappelé cette illusion courante qui voit le monde


découpé, de façon isom orphe, en pays et en langues, les
frontières linguistiques correspondant aux frontières étatiques
et nationales. Illusion, car il n’existe pratiquem ent pas de pays
monolingue et qu’à l’inverse une langue est rarem ent confinée
à un seul pays. Nous avons donc vu (chapitre 3) que l’homme
était confronté à un monde plurilingue et les enquêtes sur les
marchés présentées au chapitre précédent nous ont montré
com m ent, dans la pratique sociale, l’homme gérait ce plurilin­
guisme. En effet, à travers des exemples aussi différents que
ceux de Canton ou de Brazzaville, nous avons trouvé deux
éléments à valeur générale :
— L ’émergence d’une solution véhiculaire aux problèmes
de communication.
— Un parallélisme assez étroit entre la superstructure
véhiculaire du marché et les grands mouvements sociologi­
ques de la société.
C’est cette solution véhiculaire et ses rapports avec la
société que nous allons m aintenant étudier, en partant de
l’exemple d’une langue dont nous tenterons de reconstituer
l’histoire véhiculaire pour en tirer ensuite les grands facteurs
d ’expansion.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 125

L ’E X E M P L E DU Q U E C H U A

I -c quechua est une langue parlée par une dizaine de


millions d ’indiens dans six pays d’Amérique latine : au Pérou,
i u Bolivie et en Equateur de façon fréquente, et dans une
moindre mesure en Colom bie, au Chili et en Argentine. Ses
locuteurs sont essentiellem ent répandus le long de la Cordil­
lère des Andes, avec quelques poches en Amazonie équato-
îicnne dont la présence pose d’ailleurs un problème histori­
q u e 1. Et cet axe d’expansion de la langue ainsi que sa
présence dom inante au xvic siècle, lors de l’arrivée des
Espagnols, dans la capitale de l’Inca, Cuzco, a longtemps fait
n oire qu’elle était originaire de cette région et qu’elle s’était
repandue de là dans le reste de la Cordillère.
Le linguiste péruvien Alfredo Torero a montré que cette
hypothèse était fausse. Utilisant à la fois une approche
linguistique (la glottochronologie mise au point par Maurice
Swadesh), historique (l’utilisation des archives écrites) et
archéologique (en particulier la datation au carbone 14), il a
proposé une reconstitution de l’histoire de la langue selon
laquelle elle serait originaire de la côte, dans la région de
factuelle Lima, où elle était vers la fin du xe siècle de notre
ère confrontée à l’aru (groupe linguistique comprenant les
actuelles langues aymara, haqaru et cauqui) et au puquina.
Les relations économiques entre la côte et la sierra auraient
ensuite été le m oteur de l’expansion de ces langues vers les
Andes, et l’empire Inca, entre le xne et le xvie siècles, aurait
utilisé le quechua comme langue de communication générale
dans les régions qu’il contrôlait2. Telle est du moins la
situation que trouvent les premiers Espagnols, les tém oi­
gnages écrits ne m anquant pas sur cette période à laquelle

1. V oir P eter M uysken, P idginization in the Quechua o f the L ow lands o f eastern


Ecuador, Instituto inter-andino de desarollo, University of A m sterdam , 1975.
2. A . T o rero , « Linguistica e historia de los A ndes del Peru y Bolivia », in E l Reto
del m ultilingùism o en el Peru, Lim a 1972.
126 LE PHÉNOM ÈNE VÈHICULAIRE

nous allons commencer notre présentation de l’expansion du


quechua.
Ainsi, en 1575, le vice-roi Toledo nomme par décret un
certain Gonzalo Holguin comme son interprète de « quechua,
puquina et aymara, qui sont les langues généralement parlées
par les Indiens de ces royaumes et provinces du Pérou ». En
1586, un texte rédigé à La Paz, capitale de l’actuelle Bolivie,
signale que « tous les Indiens de cette province et cette ville
parlent la langue générale qui s'appelle aymara, mais beaucoup
d'entre eux parlent et comprennent aussi la langue quechua, qui
est la langue générale de Vinca, et il y a aussi dans cette région
une autre langue particulière parlée dans quelques villages, qui
s'appelle puquina », et en 1599, Févêque de Cuzco demande
que les jésuites interrogent les candidats à la prêtrise en
quechua, aymara et puquina « parce que ces trois langues sont
parlées dans de nombreuses régions du diocèse » 3.
Cette situation de plurilinguisme est confirmée par de
nombreux voyageurs. En particulier, Pedro de Cieza de Léon
(1518-1560), qui a voyagé de 1541 à 1550 entre l’actuelle
Colombie et l’actuel Pérou, décrit, dans ses deux ouvrages,
La Crónica del Perú (1553) et El señorío de los Incas (publié
en 1880), des peuples andins parlant leurs langues « particu­
lières » et la langue « générale » de la région de Cuzco, le
quechua. Ainsi, les colonisateurs espagnols trouvent un
empire inca dans lequel les Indiens parlent des langues locales
diverses, leurs langues « particulières » dans la terminologie
des textes de l’époque, et selon les régions une ou deux
langues « générales », le quechua et l’aymara, le quechua
étant plus particulièrem ent la langue administrative : « Etant
donné la tâche énorme qu'aurait été le voyage sur une terre
aussi grande et où, à chaque lieue et à chaque passage, il y avait
une nouvelle langue... ils choisirent la solution la plus sûre et
ordonnèrent que tous les naturels de l'Empire sachent et
comprennent la langue de Cuzco » 4.

3. Op. cit., pp. -S7.SK.


4. Pedro de Ciezn de I .cou, I A señorío de los Incas, Lima 1967, p. 84 (il s’agit de la
réédition du rruinusaii du x v r siècle).
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 127

L ’histoire linguistique des Andes va désormais être une


histoire coloniale déterm inée par les choix espagnols en
m atière d ’adm inistration, d ’enseignem ent et de religion.
L’avenir du quechua « général » ou véhiculaire était pré­
caire : langue administrative de l’empire inca, utilisée aux
alentours de 1530 du centre du Chili et du N ord-Est de
[’A rgentine à l’E quateur et à la Colombie, elle pouvait
disparaître avec lui, coupée de sa principale fonction, laissant
la place à une diglossie castillan/langues « particulières » qui,
selon les lieux, pouvaient être le puquina, l’aym ara, une
forme dialectale du quechua ou une autre langue indienne.
Mais les troupes espagnoles étaient en trop petit nom bre pour
pouvoir tenter d ’imposer le castillan aux indigènes, et elles
irouvèrent donc avec le quechua véhiculaire un instrument
lout prêt pour la conquête et la pacification de l’empire inca5.
I .a communication passait, bien sûr, par le biais d’interprètes
lormés à la langue castillane, et cette reprise de la pratique de
l em pire inca devait dans un prem ier temps renforcer l’usage
de la langue générale. Face à cette pratique, le pouvoir
espagnol, depuis la lointaine péninsule ibérique, voit les
choses autrem ent et en 1550 l’em pereur Charles Ier prend une
décision : « Après avoir examiné si, même en la plus parfaite
des langues indiennes, on pouvait expliquer correctement les
mystères de notre Sainte Foi Catholique, nous avons reconnu
que cela était impossible... » Et A. Torero commente : « La
veritable intention de l'empereur était, indubitablement, d'éten­
dre la langue castillane aux colonies d'Amérique comm e les
Romains avaient généralisé le latin dans la plus grande partie
<le leurs possessions européennes » 6.
Dans les faits, les colons espagnols, qui dès la fin du
x v[° siècle viennent s’ajouter aux premiers conquistadores, ne
intéresseront jamais aux langues indiennes, que seuls les
lnôtres, en particulier les jésuites, apprendront, et l’adminis-
iration du vice-roi utilisera des interprètes dans leurs relations

Y A. T o rero , E l quechua y la hiatoria social andina, Lima 1974, p. 181.


*i Op. cit., pp. 184-185.
128 LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE

avec les Indiens que l’on installe dans des nouveaux villages
pour mieux les contrôler et les soumettre à l’impôt. Le
pouvoir colonial décide d ’effacer les traces de la culture
passée : on détruit les huacas, les tombeaux indiens, les
momies qu’ils contiennent, on brûle les quipus, on interdit les
danses traditionnelles... E t, parallèlement, on imprime des
livres de catéchisme en quechua véhiculaire et en aymara.
A cette époque, à la fin du xvie siècle, trois langues étaient
encore utilisées par l’administration pour cette prise de
contrôle des peuples indiens, quechua, aymara et puquina.
C ette dernière va très vite disparaître comme langue véhicu­
laire, « peut-être à cause de son extrême dialectalisation ou
d’une rapide réduction du nombre de ses locuteurs » ?.
L ’aymara perdra lui aussi du terrain ; en particulier, il ne
subsistera dans la région de Cuzco que sous forme de substrat,
m arquant la phonologie et le lexique du quechua local. Peu à
peu, les traces de l’empire inca, de son organisation que
certains ont considérée comme « pré-socialiste », disparais­
sent, et il est paradoxal que le quechua véhiculaire ait été
l’instrum ent de cette destruction de la société andine qui
existait avant l’arrivée des Espagnols. En un siècle en effet,
les peuples indiens ont été segmentés en petites comm unautés
facilement contrôlables, tandis que la langue quechua profi­
tait de la politique espagnole.
Torero commente avec amertum e : « La Couronne et le
Clergé espagnols pouvaient s'estimer satisfaits : il n y avait plus
besoin de nouvelle grande campagne d}évangélisation. Face à
la nation étrangère riche et puissante se dressait maintenant une
seule « nation des Indiens » : ruralisée, appauvrie, asphyxiée
socialement et culturellement. On avait obtenu la réduction
finale : la « nation des Indiens » et la classe des esclaves se
réduisaient à une seule et même masse ; domination coloniale,
oppression nationale et exploitation sociale se confondaient » 8.
Dès lors, le quechua n’intéresse plus le pouvoir et l’on va

7. Id., p. 189.
8. Id., p. 198.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 129

|tü '.ri, à la fin du xvne siècle, à une phase de castillanisation


il»mi les résultats seront inégaux. La plaine côtière est assez
vite eastillanisée tandis que quechua et aymara continuent à
Humilier à l’intérieur. L ’indépendance des pays andins ne
riijuigera pas grand-chose à la situation et l’on trouve aujour­
d'hui confrontées deux langues, le castillan, langue du pou­
voir, de la bourgeoisie créole, et le quechua (et dans certaines
unions l’aymara), langue des Indiens. Ainsi, une langue
venue de la côte en fonction de langue véhiculaire d’adminis-
(i al ion (de l’empire inca), reprise en cette fonction pendant
mi temps par la couronne espagnole, puis rejetée par elle,
\era devenue en quelques siècles langue unique sous laquelle
uni disparu d’autres langues « particulières », diffusée sur une
vaste étendue de territoire, le long de la Cordillère des A ndes,
et seul symbole d ’ « authenticité indienne » face à la culture
coloniale. Effectuant une enquête dans une com m unauté
indienne d ’E quateur sur le sentiment linguistique des Indiens,
j’ai par exemple noté que les locuteurs déclaraient tenir à leur
langue, le quechua, parce qu’elle était la langue d’A tahualpa
(le dernier Inca, assassiné par Pizzarro en 1533) : attachem ent
sentimental et idéologique à la trace (linguistique) d’un
moment de résistance à l’envahisseur qui se trouve être, par une
ironie de l’histoire, une langue elle-même venue d ’ailleurs.
Quel sera l’avenir du Q uechua? Un linguiste bolivien,
Xavier Albo, concluait une étude qu’il avait faite sur la ville
de Cochabam ba d’une façon plutôt pessimiste : « Il est
facilement prédictible que le quechua cédera lentement face au
castillan. Mais il est très difficile de calculer combien d'années,
de décennies ou peut-être de siècles seront nécessaires pour que
le quechua cesse d'être la langue d'un secteur important de la
population » 9. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui lorsque se
rencontrent sur un marché un paysan de langue quechua e t un
client hispanophone, c’est en espagnol que se fait le plus
souvent la transaction 10_: la véhicularité a changé de camp.

9. X avier A lbo, L os m il rostros del quechua, Lima 1974, p. 228.


10. C ’est du moins ce que j ’ai relevé lors de préenquêtes (non publiées) en E quateur
sur les m archés de Sakisili et d ’O tavalo dans les A ndes, de Puyo en A m azonie.
130 LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE

LES F A C T E U R S D E L ’E X PA N S IO N V É H IC U L A IR E

Le quechua a été ici pris à titre d’exemple : il aurait pu être


remplacé par une bonne quinzaine d’autres langues véhicu-
laires à travers le m onde, et l’on trouvera d’autres études de
cas dans un petit livre que j ’ai consacré à ce problème u . Tel
qu’il est, cependant, l’exemple du quechua nous perm ettra de
dresser la liste des facteurs qui jouent un rôle dans l’ém er­
gence et l’expansion d ’une langue véhiculaire, et nous n’au­
rons besoin d’évoquer d’autres cas que pour préciser certains
points.

Le facteur géographique.
Nous avons vu que le quechua s’est répandu comme langue
seconde puis prem ière dans un axe nord-sud, le long du
couloir inter-andin, limité à l’ouest par les plaines côtières
fertiles occupées par les colons et à l’est par les sommets de la
cordillère qui de l’Aconcagua (7021 m) en Argentine au
Chimborazo (6310) ou au Cotopaxi (5 896 m) en Equateur
constituent une barrière difficilement franchissable. Il y a
certes un petit groupe quechua en Am azonie, dans la province
du Napo, mais il constitue une exception et les locuteurs de la
langue se situent dans leur plus grande m ajorité dans une
bande d’une centaine de kilomètres de large et de plus de
deux mille kilom ètres de long.
Or toutes les langues véhiculaires se sont répandues dans
les mêmes conditions. C ’est le long du fleuve Congo que le
lingala se répand en fonction véhiculaire, le long du fleuve
Oubangui que le sango devient la langue véhiculaire de la
Centre A frique, de port en port que le malais devient la
langue véhiculaire de l’Indonésie ou que la lingua franca
gagne au moyen âge toute la M éditerranée, de port en port
toujours, puis le long des pistes que le swahili devient d’abord
une langue de m arins (d ’où son nom : en arabe « les
rivages ») puis traverse l’Afrique d’est en ouest, etc.

11. L.-J. C alvet, Les langues véhiculaires, Paris 1981.


LE PH ÉN OM ÈNE VÉHICULAIRE 131

Ce facteur géographique détermine donc la forme de


l’expaiision des langues q ui, lorsqu’elles gagnent du terrain, le
fonLleJgnyg des voies naturelles, en évitant les obstacles, ce
qui relève de l’évidence. Mais les conditions géographiques
peuvent aussi être à l’origine d’une expansion véhiculaire, en
susciter la fonction, lorsqu’un morcellement naturel (dans le
cas d ’un archipel par exemple) des territoires et des ethnies
rend nécessaire un instrum ent commun de communication.
Le cas de la M élanésie est à ce propos exemplaire : cet
ensem ble d ’îles (Nouvelle-Guinée, îles Salomon, archipel
Bismarck, îles T robriand...) traversées par un millier de
langues connaît quatre langues véhiculaires (hiri m otu, néo­
m élanésien, pidgin des îles Salomon et bichelamar) qui sont à
proprem ent parler une réponse à un problème de communica­
tion créé par les conditions géographiques.

Le facteur urbain.
Ces voies, naturelles relient le plus souvent des villes, ports
ou m archés, et la ville devient comme une pompe qui accélère
le m ouvem ent des langues en expansion. Nous avons vu, pour
le quechua, que la capitale de l’empire Inca, Cuzco, où l’on
parlait sans doute aymara, était devenue le point départ de la
diffusion de la langue « générale » administrative. Les choses
sont encore plus nettes au Sénégal, dans les régions où le
wolof n’est pas la langue locale. On y voit en effet, comme le
montre le tableau suivant, 4 à 5 fois plus de gens parlant la
langue véhiculaire venue de la capitale dans la ville prin­
cipale du départem ent que dans le départem ent dans son
ensemble (v. page suivante).
Ce rôle joué par la ville dans la diffusion de langue
s’explique par différentes raisons. La ville est d ’abord le lieu
où se concentre l’adm inistration, et les fonctionnaires,
amenés par leur travail à se déplacer à travers le pays,
apprennent plus facilement les langues véhiculaires que le
l>aysan qui ne quitte pas son village. La ville est aussi un
centre économ ique, et nous avons vu au chapitre 7 l’impor-
lance des marchés dans l’émergence des langues véhicu-
132 LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE

Pourcentage de woSophones

à Sa viïle dans ¡’ensemble du département


ville de Ziguinchor 80,04 départem ent de Z iguinchor 17,33
ville de Podor 80 départem ent de P odor 12,75
ville de Sédhiou 40,72 départem ent de Sédhiou 9,33
ville de Bignona 37,15 départem ent de B ignona 6,75
ville de Kolda 27,81 départem ent de K olda 5
e t c .12

laires. Ce qui nous mène tout naturellem ent au facteur


suivant :

Le facteur économique.
Les axes naturels que nous avons évoqués à propos du
facteur géographique sont le plus souvent des vecteurs
d’échanges commerciaux : la piste, le fleuve, les ports voient
passer des marchands qui transportent, outre leurs marchan­
dises, les langues de l’échange commercial. Ainsi le quechua,
parlé à l’origine dans la plaine côtière du Pérou, a-t-il d’abord
gagné les Andes par le biais des échanges économiques entre
la côte et la sierra, et le swahili, langue originaire de l’île de
Zanzibar, a-t-il pris de plus en plus d’importance au fur et à
mesure que fleurissait le commerce dans l’île.
E ntre 1832 et 1834 par exemple, quarante et un navires
étrangers entrent dans le port de Zanzibar, mais pour la seule
année 1856 le port en reçoit 89, en m ajorité américains. C ’est
qu’un intense commerce s’est développé : im portation de
vêtem ents de coton du Massachusetts, exportation de girofle
et d ’ivoire. Cet ivoire, il faut aller le chercher à l’intérieur du
continent, de plus en plus loin, et l’expansion de la langue
swahili suit précisément les pistes des caravanes... De la
même façon, l’expansion véhiculaire du manding en Afrique
de l’ouest est d’abord liée au commerce sel/or et, de façon

12. Cf. M. Calvet et F. W ioland, « L ’expansion du wolof au Sénégal », Bulletin d


l'IF A N n“ 3-4, D akar 1967.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 133

plus générale, aux déplacements des commerçants ju la 13.


I m h s tous les cas, les relations commerciales impliquent la
Himmunication linguistique et, lorsqu’il n’y a pas de langue en
«uiiiinun, un véhiculaire s’impose.

! >• facteur religieux.


(Jn des problèm es que se sont posés, au xvie siècle, les
colonisateurs espagnols était de savoir en quelle langue
cviiugéliser, et l’utilisation du quechua, malgré les consignes
venues d ’Espagne, n’est pas étrangère à la fortune de la
longue. Mais le rapport entre la religion catholique et le
<|iicchua était ici de hasard, alors que certaines religions sont
plus directem ent liées à une langue, en particulier lorsqu’il
existe un texte fondateur de la religion, un livre saint. Et les
progrès de la religion entraînent alors les progrès de la
hngue : ce fut longtemps le cas du latin et de la religion
eiiiholique, c’est toujours le cas du sanscrit et de l’hindouisme,
plus encore de l’arabe et de l’islam. Parallèlement à l’expan­
sion de ces langues et de ces religions, on assiste aussi parfois
l’expansion des écritures : l’alphabet arabe est utilisé dans
des pays musulmans non arabophones, la religion orthodoxe a
diffusé l’alphabet cyrillique, etc.
Bien sûr, il s’agit là le plus souvent de langues savantes,
mais le latin a longtemps fonctionné en Europe comme la
langue véhiculaire des gens cultivés, et plus près de nous une
langue sacrée, l’hébreu, est devenue la langue nationale de
l’E tat d’Israël, servant de véhicule aux immigrés venus de
différentes parties du monde.

Le facteur militaire.
Le titre de ce livre, la guerre des langues, nous prépare
naturellem ent à analyser les rapports entre l’expansion des
langues véhiculaires et l’expansion militaire, et la conquête de

13. V oir p ar exem ple L .-J. C alvet, « La route se l/o r et l’expansion du m anding »,
in Traces n° 4, R ab at 1980, et L .-J. C alvet, « The spread of m andingo : m ilitary,
com m ercial and colonial influence on a lingiiistic datum », in Language Spread,
Indiana U niversity Press, Bloom ington 1982.
134 LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE

l’Am érique latine par les Espagnols nous m ontre de façon


exemplaire les liens entre l’avancée militaire et le futur de la
langue castillane. Mais l’arm ée, en tant qu’administration,
joue aussi un rôle non négligeable dans l’histoire des langues
véhiculaires. Le bam bara par exemple, langue véhiculaire de
l’O uest africain, était la langue de com m andem ent des
troupes coloniales françaises en Afrique, et il en existait
même un manuel officiel de l’a rm é e 14; le lingala est aujour­
d ’hui la langue de l’arm ée zaïroise, le swahili était utilisé dans
les troupes coloniales britanniques, etc.

Le facteur politique.
Les hésitations des Espagnols face au problèm e des lan­
gues, que j ’ai rappelées à propos du facteur religieux, relèvent
de ce que l’on appelle aujourd’hui la « politique linguisti­
que ». Et les choix politiques sont très souvent liés airdevenir
des langues véhiculaires. C ’est par exemple la politique
linguistique du colonialisme allemand puis britannique qui
renforcera l’expansion du swahili en Afrique de l’est ; c’est de
la même façon le choix du Parti Nationaliste Indonésien en
1928 qui confirmera le statut du malais en Indonésie, etc.
Mais ces choix, ces problèmes de planification et de politique
linguistiques, font l’objet de la troisième partie de ce livre et
nous y reviendrons longuement.

E T P O U R T A N T ILS C O M M U N IQ U E N T

« E ppur’ si muove » : c’est ainsi, dit-on, que Galilée, forcé


d’abjurer par le tribunal de l’inquisition ses idées coperni-
ciennes, affirma à voix basse qu’il croyait vraiment au
mouvement de la terre : « et pourtant elle se m eut ». Nous
pourrions, face à la multiplicité des langues du monde et aux
difficultés qui en résultent, dire en paraphrasant cette formule
célèbre : « et pourtant ils communiquent ». Car ce que nous

14. G ramm aire et m éthode bambara, par le capitaine D elaforge, publiée par la
librairie militaire Charles-L avauzelle.
LE PHÉNOM ÈNE VÉHICULAIRE 135

montre le phénom ène véhiculaire, c’est que partout où


apparaît un problèm e de communication, la pratique sociale
lui apporte une solution : la communication s ’établit malgré le
plurilinguisme. E t ces langues véhiculaires constituent donc
une façon de relever, in vivo, le défi de Babel.
Mais toute expansion linguistique s’établit toujours au
détrim ent d’autres langues et l’émergence d’une langue véhi­
culaire relève de la compétition linguistique. Les facteurs
d’expansion que nous venons d’exposer et qui se conjuguent,
selon les situations, pour participer à l’histoire d ’une langue
véhiculaire, privilégient une langue parmi d ’autres et concou­
rent à établir une hiérarchie des fonctions. Il est à ce propos
intéressant de noter que les langues véhiculaires du monde
sont rarem ent parlées sur le territoire d ’un seul pays : elles
passent les frontières, s’étendent sur de larges territoires, au
contraire des langues grégaires, plus souvent confinées à la
légion, voire au village. Et cette constatation a peut-être
valeur explicative : une langue s’impose d’autant mieux en
fonction véhiculaire face à des langues plutôt grégaires qu’elle
a une grande expansion territoriale.
Dès lors se pose un problème de taxinomie : quelle est la
lustification de la distinction pratiquée entre langue véhicu­
laire et langue internationale? Car le quechua, parlé, nous
l’avons vu, dans six pays d’Am érique latine, le hawsa parlé au
Niger et au Nigeria, le swahili parlé en Tanzanie, au Kenya,
au Burundi, au Zaïre, etc., sont au sens propre du term e des
langues internationales : elles servent de véhicule entre les
n a l ions. Pour le Robert par exemple, une langue véhiculaire
est « une langue servant de communication entre des peuples
■le langue maternelle différente », ce qui est une excellente
«lélinition, et l’adjectif international désigne ce « qui concerne
li s rapports des nations entre elles ». Dès lors, il semble
i vident que la langue véhiculaire est une langue internatio-
tialc...
Pourtant, dans un petit livre consacré aux langues interna-
nonales, Pierre Burney dresse la liste des « langues nationales
t.mdidates à l’universalité » : outre le français et l’anglais,
LE PHÉNOMÈNE VÉHICULAIRE

Fespagnol, le russe, le chinois, l’allemand et l’a ra b e 15. Ralph


Fasold, dans The Sociolinguistics o f Society, écrit que les
langues internationales constituent « une courte liste de
langues, surtout européennes : anglais, français, espagnol,
russe, allemand, peut-être chinois mandarin et une ou deux
autres » I6. A une langue près, l’arabe, les deux auteurs sont
donc d ’accord. Et on aura remarqué qu’ils ne citent ni le
quechua, ni le swahili, ni le mandingue, ni le malais, ni le
lingala... Je pourrais poursuivre cette énum ération, mais nous
avons déjà largement dépassé les « une ou deux autres » de
Fasold. Et l’on voit que cette distinction entre la langue
véhiculaire et la langue internationale, outre qu’elle est
largement europcocentriste, nous ramène à la compétition
linguistique dont je parlais plus haut.
Dans un prem ier temps, en effet, nous pourrions voir dans
cette distinction une trace de plus du racisme en linguistique :
les nations européennes communiquent entre elles par des
langues internationales, et les pays du tiers monde par des
langues véhiculaires. Ou, en d’autres termes, les gens du
peuple parlent des langues véhiculaires, la « jet society »
parle des langues internationales...
Mais on trouve surtout ici la distinction entre le fait et le
droit : les langues qu'in vivo les populations utilisent en
fonction véhiculaire pour résoudre leurs problèmes de com­
munication ne seront élevées à la dignité de langues interna­
tionales, in vitro, que lorsqu’on en aura légalement décidé (à
l’O N U , à l’U N ESC O , etc.). D ’un côté donc, le champ de
bataille que je m ’attache à décrire dans cette seconde partie,
de l’autre les états-m ajors dont nous traiterons dans la
troisième partie. Les langues véhiculaires sont du côté du
terrain, elles doivent passer par les bureaux pour devenir
internationales.

15. Pierre B urney, Les langues internationciles, Paris, 1966, p. 60.


16. R alph Fasolf, The sociolinguistics o f society, O xford, 1984, p. 76.
C hapitre 9

LA MORT DES LANGUES

J.'idée que les langues puissent « m o u rir» n’étonnera


personne puisque le vocabulaire général nous parle précisé­
ment de langue morte définie par un dictionnaire technique
comme « une langue qui a cessé d’être parlée, mais dont le
siatut dans une communauté socioculturelle est parfois de
jouer encore un rôle dans l’enseignement, dans les cérém o­
nies rituelles, etc., comme le latin » '. Le dictionnaire Littré
en donne deux exemples, le latin et l’hébreu, après les avoir
définies comme « celles qui n’existent plus que dans les livres »,
el plus près de nous, le R obert donne « langues mortes : qui
ne sont plus parlées », sans proposer d’exemple, mais il cite
par contre le grec et le latin sous l’entrée langues classiques.
Nous pourrions déjà, à ce stade, nous demander pourquoi
le latin apparaît ici comme langue classique et là comme
langue m orte, mais cela ne nous mènerait pas très loin car il
n’y a pas vraiment de contradiction entre ces deux classifica­
tions : en fait, les seules langues mortes que l’on trouve
données en exemple dans les dictionnaires sont en même temps
considérées par eux comme des langues classiques, et la
définition de Littré (« qui n’existe plus que dans les livres »)
est la plus caractéristique de cette vision puisqu’elle dit deux
choses à la fois : une langue morte est une langue écrite, c’est-
à-dire qui a été écrite de « son vivant » et qui l’est éventuelle­

1. J. D ubois et al., Dictionnaire de linguistique, Paris 1973, p. 326,


138 LA M ORT DES LANGUES

ment toujours, et qui n ’est plus parlée. En d’autres term es, il y


aurait dans la masse des langues qui ont été parlées au cours
de l’histoire et qui ne le sont plus des langues mortes et des
langues disparues, situées dans un rapport hiérarchique : le
latin, le grec, l’arabe classique ou le sanscrit sont des langues
plus prestigieuses que celles que parlaient par exemple nos
ancêtres colonisés par les Rom ains, et qui n’ont pas laissé de
littérature, qui ne sont pas liées à une religion, etc. Du moins
est-ce, brièvement résum ée, la vision que le sens commun
semble avoir du problèm e.

N O U S P A R L O N S D E S L A N G U E S M O R TE S...

Paradoxalem ent, ces langues officiellement considérées


comme mortes sont toujours parlées et écrites aujourd’hui,
mais sous des formes qui étonneraient sans doute leurs
premiers locuteurs. Lorsque je fais un cours de linguistique à
la Sorbonne ou que j ’achète mon paquet de tabac au bar du
coin de la rue, je parle latin, comme parlent latin le client qui
commande un plat de « tapas » dans un bar du barrio chino de
Barcelone, le pêcheur qui vend sa morue sur une plage au
Portugal ou la prostituée draguant le client vers les rues de
Naples. Bien sûr, certains diront que dans ces différentes
situations on utilise en fait quatre langues différentes : le
français, le catalan, le portugais et le napolitain. E t ils
n’auront pas tort, quant à la différence affirmée entre ces
quatre formes du moins, mais cela n’enlève rien au fait que le
français ou l’espagnol sont du latin, mais du latin déformé par
quinze siècles d ’usage populaire, prononcé par des gosiers
habitués à d’autres sons et adapté à d’autres habitudes
syntaxiques. Un latin bâtard, dialectalisé, truffé d ’em prunts à
d ’autres langues, rendu donc méconnaissable certes, mais un
latin quand même. Les langues dites mortes par le diction­
naire vivent encore, nous les parlons tous les jours : les arabes
parlés dans les rues de Fez ou de Tunis sont la continuation
directe de l’arabe classique, et le grec le plus démotique
prolonge le grec ancien.
LA MORT DES LANGUES 139

Il dem eure que si je parlais latin à mon voisin, ou arabe


classique à un paysan tunisien, la communication serait
difficile, et que l’idée qu’un Gallois, un Afghan, un Français
ou un Tchèque parlent aujourd’hui « indo-européen » est
toute théorique. II faut en fait concevoir « un processus
évolutif qui se poursuit jusqu’à nos jours depuis la nuit des
temps », pour reprendre la formulation d’A ndré M artinet2,
processus au cours duquel des peuples se sont dispersés sur
une vaste étendue, dans un axe initial est-ouest, parlant au
départ des formes locales de la même langue, ces formes se
transform ent de génération en génération au fur et à mesure
que l’on s’éloignait du point de départ et que l’on rencontrait
d’autres langues. Si, en une vingtaine de siècles et une
expansion territoriale relativement limitée, le latin a- pu
évoluer sous l’effet de l’éloignement et des langues rencon­
trées jusqu’à prendre des formes aussi différentes que le
français, le roumain ou le portugais, on peut imaginer quelles
dimensions ce processus a pu atteindre en une quarantaine de
siècles et sur un territoire dix fois plus vaste...
Le latin est donc mort en ce sens qu’on ne |e parle plus sous
la form e qu’utilisait Jules César ; il est vivant en ce sens qu’il
se prolonge dans les langues romanes dont les locuteurs ont
dû croire pendant de longues années qu’ils parlaient encore
latin, jusqu’au jour où ils se sont rendu compte que ce qu’ils
parlaient n’avait plus grand-chose à voir ni avec les écrits de
César ni avec le parler des habitants d ’autres régions censés
parler eux aussi le latin. En voici un bon exemple, celui des
« Serments de Strasbourg » dont nous avons déjà parlé au
chapitre 5 : on trouvera dans la colonne de gauche la première
moitié du texte traduit en latin classique par F. B runot3, au
centre le texte original simplement débarrassé de ses abrévia-
lions et de ses segmentations erronées, et à droite le texte en
français m oderne.

2. A . M artin et, Des steppes aux océans, Paris 1986, p. 13.


3. F. B ru n o t, Histoire de la langue française des origines à 1900, tom e 1, Paris 1905,
l»;ige 144.
140 LA MORT DES LANGUES

Per D ei am orem et Pro deo am ur et pro Pour l’am our de Dieu


per christiani populi Christian poblo et nos­ et pour le salut com ­
et nostram comrnu- tro commun salua- mun du peuple chré­
nem salutem , ab hac m ent, d ’ist di en avant tien et le nôtre, à par­
die, quantum Deus in quant Deus savir et tir de ce jo u r, autant
scire et posse mihi podir me dunat, si sal- que Dieu m ’en donne
dat, servabo hunc varai eo cist meon fra- le savoir et le pouvoir,
meum fratrem Caro- dre K arlo, et in aiu- je soutiendrai mon
Ium, et ope mea et dha et in cadhuna frère Charles de mon
un quacum que re, ut cosa, si cum om per aide et en toute chose,
quilibet fratrem dreit son fradre salver comme on doit juste­
suum servare jure deit, en ço que il mi ment soutenir son
debet, dum m odo altresi fazet, et ab frère, à condition q u ’il
mihi idem faciat, et Ludher nul plait m’en fasse autant, et je
cum Clotario nullam onques ne prendrai, ne prendrai jam ais
unquam pactionem qui mien vueil cest aucun arrangem ent
faciam, quae mea mien frere Charlon en avec Lothaire, qui à
volúntate huic meo dam seit ma volonté soit au
fratri C ario dam no détrim ent de mondit
sit frère Charles

Sans doute un lecteur moderne non spécialiste aurait-il du


mal à com prendre la colonne centrale sans l’aide de la colonne
de droite, et sans doute Jules César n’aurait-il pas pu
com prendre cette même colonne centrale si on avait pu la lui
présenter. Il dem eure qu’il y a entre les trois textes, ou du
moins entre les trois langues parlées dont ils tém oignent, une
continuité : le latin n’est pas mort, nous le parlons encore...

LA D IS P A R IT IO N DES L A N G U ES

Mais que dire des langues que le latin a détrônées et dont


nous n ’avons pas toujours une idée exacte, des langues que
l’on parlait dans la péninsule ibérique, en Gaule ou dans
l’actuelle Roum anie avant la conquête rom aine? Elles sont
bien évidem ment mortes si nous entendons par là qu’on ne les
parle plus, mais cette m ort n’est pas comparable à celle du
latin : dans le prem ier cas, les langues disparues n’ont guère
LA M ORT DES LANGUES 141

inr.sc d ’autres traces que des substrats, qui font d’ailleurs les
mi.ictéristiques des différentes langues rom anes; dans le
second cas, la langue m orte, le latin, s’est simplement
iniiisformée.
< 'ar il y a trois façons pour une langue de « disparaître » :
La disparition par transform ation, chaque fois que,
comme dans le cas des langues romanes, une forme linguisti-
ijuc évolue, se différencie géographiquement au cours d ’une
expansion du peuple qui la parle, pour donner naissance à une
l.nnille de langues. L’exemple du latin, nous l’avons dit, est
nlors qualitativem ent comparable à celui de l’indo-européen,
<l»ii de la même façon a disparu par transformation, dans un
i;ips de tem ps beaucoup plus im portant, mais il est aussi
comparable à celui de l’arabe classique, qui s’est sur un laps
de temps plus court transformé dans les différents « dia­
lectes » m odernes.
— La disparition par extinction lorsque, dans certains cas,
les derniers locuteurs d’une langue m eurent sans laisser de
descendance. Il y avait par exemple au début des années 80 en
Amazonie équatorienne, dans la province du Napo, un vieux
couple parlant te te, langue qui ne pouvait que s’éteindre avec
eux. C ette disparition d’une langue, résultat de la disparition
d’un groupe de locuteurs, ne s’effectue donc pas au profit
d’une autre langue, par transformation ou par remplacement.
— La disparition par remplacement, chaque fois qu’une
langue dom inée disparaît sous une langue dominante : c’est
bien évidem m ent le cas symétrique du premier, la transform a­
tion du latin en l’une ou l’autre des langues rom anes
impliquant la disparition des langues parlées antérieurem ent.
On voit donc qu’il ne faut pas confondre les langues, les
peuples et les races. Les gens qui parlent aujourd’hui une
langue indo-européenne ne sont pas nécessairement de
« race » indo-européenne, pour autant que cette notion ait un
sens, pas plus que tous les locuteurs du français ne sont des
« Latins ». De la même façon, il y a aujourd’hui une forte
m ajorité de la population maghrébine d’origine berbère mais
arabophone : dans la disparition par remplacement, le m ou­
142 LA MORT DES LANGUES

vem ent linguistique n’est pas corrélatif d’un mouvement de


population, comme dans l’exemple du couple tete évoqué plus
haut. E t lorque nous avons vu, au chapitre 6 , ces familles
bilingues dans lesquels les enfants n’avaient pas pour langue
prem ière la langue d ’un des parents mais la langue dom inante
dans la société environnante (c’était par exemple le cas du
wolof au Sénégal), nous n ’avions pas diminution de la
population peule ou sérère mais diminution du nombre de
locuteurs du peul ou du sérère. Cette distinction peut paraître
ambiguë, mais tout je problèm e est ici de savoir si la langue
est le critère (ou l’un des critères) de définition du peuple ou
de la nation. Cette discussion ne nous concerne qu’indirecte-
m ent, mais il faut cependant souligner que s’il existe par
exemple une nation chinoise, celle-ci ne correspond pas néces-
siarem ent à l’utilisation de telle ou telle langue, que l’on peut
avoir un passeport des Etats-Unis sans avoir l’anglais pour
prem ière langue et que si un individu est citoyen sénégalais,
cela ne nous dit rien sur la langue ou les langues qu’il parle.
Ce remplacement d’une langue par une autre peut donc être
alternatif, lorsqu’en une génération on change de langue (le
fils d’un Peul et d’une Sérère qui parle wolof), mais il peut
aussi être continu lorsqu’au cours d ’un long processus une
langue dominée se fond lentem ent dans une langue domi­
nante, et nous parlerons alors plutôt d’absorbtion. Nous
n ’avons guère de témoignage historique sur les étapes de ce
type de processus. La linguistique historique nous m ontre en
effet très bien comment le latin s’est transformé en français ou
en catalan, par les lois phonétiques, par l’usure des finales des
mots qui impliquent la disparition des marques casuelles et
donc des modifications grammaticales, etc. Mais elle nous
m ontre beaucoup moins bien comment la langue que par­
laient les populations dom inées par les Romains s’est modi­
fiée sous le latin jusqu’à se fondre en lui : on n’assiste pas
facilement en direct à la m ort d ’une langue.
C ’est pourquoi l’exemple suivant est intéressant : il nous
donne quelques indications sur ce processus de remplacement
continu, par absorption, d ’une langue par une a u trë r
LA M O RT DES LANGUES 143

LE Q U E C H U A D E C O C H ABA M BA

J ’ai cité au chapitre précédent ce linguiste bolivien, Xavier


A lbo, qui s’interrogeait sur l’avenir du quechua de Cocha­
bamba : en combien d ’années, de décennies ou des siècles
cédera-t-il devant l’espagnol ? La question était toute théori­
que, et il n’est d’ailleurs pas sûr que le quechua ne puisse pas
résister. Mais un autre travail universitaire nous donne des
indications intéressantes sur cette situation : celui d’Elisabeth
Michenot, qui a analysé les conséquences du contact entre le
quechua de Cochabamba et la langue officielle4.
Elle décrit d’abord deux formes de quechua, non pas des
formes figées et différenciées, mais des formes tendancielles
entre lesquelles fluctue la langue : celle qu’elle appelle le
quechua, 1 (Q 3), parlé à la campagne par les paysans en
général monolingues, et celle qu’elle appelle le quechua 2
( 0 2 ), langue de la ville, parlée en particulier par les
commerçants, mais aussi langue de l’administration et de la
radio. La prem ière forme de la langue pourrait être caractéri­
sée comme un quechua plus « pur », la seconde ayant
beaucoup em prunté à l’espagnol, mais à l’inverse, face à ce
jugement de type « linguistique », la seconde forme est
socialement considérée comme valorisée et valorisante, parce
•nie parlée par des gens jouissant d’un certain prestige.
Quelles sont les relations entre ces deux form es? Nous allons
les présenter à partir de deux problèm es simples, le système
des voyelles et la structure de la phrase.
Le quechua a norm alem ent trois phonèmes voyelles, i, u et
n, c’est-à-dire un triangle vocalique que l’on présente tradi-
nonnellement de la façon suivante :

i u
a

■i iElisabeth Michenot, Parler-Pouvoir : études des caractéristiques du quechua et


<fr\ conséquences de la situation de contact avec la langue officielle. Cochabamba,
/i.f/n'a', Thèse de 3e cycle sous la direction de D. François, Paris, Université René
1 Mortes, 1983.
144 LA MORT DES LANGUES

Comme toujours dans ces cas, les phonèmes ont un certain


« champ de dispersion », c’est-à-dire qu’ils peuvent être
phonétiquem ent réalisés de façons diverses. Ainsi, le pho­
nème /il peut-il être phonétiquem ent réalisé [e] et le phonème
/u / peut-il être phonétiquem ent réalisé [o] : le m ot /u rq u /,
« colline », peut se réaliser [orqo], le mot /qulqi/, « argent »,
peut se réaliser [qolqe], etc.
Dans la forme Q 1, parlée par les paysans, ces formes e et o,
qui ne sont pas des phonèmes mais des variantes phonétiques,
vont entrer en conflit avec les phonèmes / e / et lo i de
l’espagnol pour les mots em pruntés, créant une certaine
fluctuation : le term e espagnol /uniko/ est réalisé [oneko], le
term e espagnol /p eso / est réalisé [piso], [pesu] ou [pisu], etc.
En revanche, dans la forme Q 2 , parlée à la ville et
beaucoup plus soumise à l’influence de l’espagnol, le triangle
vocalique com porte cinq unités :
i u
e o
a
le e et le o apparaissant à la fois dans les em prunts à l’espagnol
et dans des mots authentiquem ent quechua. Ainsi on aura
/m esa/ pour le mot espagnol mesa, « table », et /p erq a / pour
le m ot quichua « mur » réalisé ailleurs /p irqa/. Le système
vocalique du quechua a donc été pénétré par celui de
l’espagnol et réorganisé.
Sur le plan syntaxique, l’énoncé statistiquem ent le plus
fréquent en Q 1 (qu’E. M ichenot baptise « énoncé préféren­
tiel ») se caractérise par des phrases relativement brèves dans
lesquelles le verbe se trouve à la fin, tandis qu’en Q 2 la
tendance est plutôt à des énoncés longs, avec des subordina­
tions, des relatives, etc :

Q1 80 % de verbes
3 à 4 term es p ar énoncés
en position finale

Q2 25 à 30 % de verbes
7 à 10 term es p ar énoncés
en position finale
LA MORT DES LANGUES 145

Ainsi le même contenu sera-î-il exprimé par un seul énoncé


<n Q 2 et par quatre énoncés en Q l . Nous aurions Q 2
fi|i[)ioximativement : « Si tu dois donner à ta vache ce
(mu rage que tu viens de traiter pour qu’il perde cette m aladie,
il laut que tu attendes que passent trois semaines », alors que
l'on dirait en Q l : « Tu as traité ton fourrage contre cette
maladie; tu veux alimenter ta vache; ne lui donne pas ce
(ourrage-là ; il faut que tu attendes trois semaines pour
rcla » 5.
Nous avons donc en Q 2 une sorte de pénétration du
i|iiechua par l’espagnol, un système étant lentem ent investi
par l’autre, non seulement au plan lexical (les em prunts), mais
aussi au plan phonologique et au plan syntaxique. Mais il faut
immédiatement ajouter que, du côté de l’espagnol, apparaît la
même dualité tendancielle : d’une part un espagnol populaire,
marqué par une influence du quechua, de l’autre un espagnol
élaboré, plus proche du modèle ibérique. Le prem ier, égale­
ment appelé « espagnol andin », est généralement considéré
comme celui que parlent les gens de première langue que­
chua, mais l’auteur souligne qu’il gagne de plus en plus les
couches sociales défavorisées comme première langue et
propose de voir une relation parallèle entre les deux langues,
qu’elle schématise ainsi :

Quechua 1 = espagnol populaire


Q uechua 2 = « espagnol élaboré » 6

E. M ichenot s’arrête là et conclut simplement en espérant


que le quechua pourra résister à l’espagnol. J ’aimerais pour
ma part souligner que si nous avons dans les deux cas une
forme socialem ent dom inante, considérée comme « légi­
time » parce que parlée par les élites (quechua 2 et espagnol
« élaboré »), les deux couples présentent cependant une
différence im portante puisque pour l’espagnol c’est la forme

5. Op. cit., pp. 253-255.


6. Op. cit., p. 313.
146 LA M ORT DES LANGUES

la plus pure, la moins m arquée par les contacts avec le


quechua qui est considérée comme légitime, alors que pour le
quechua c’est au contraire la forme marquée par les contacts
avec l’espagnol. On peut donc imaginer qu’entre le quechua 2
et l’espagnol andin les différences iront s’amoindrissant et que
si le quechua est à term e menacé de disparition, l’absorption
se fera au point de contact entre le quechua 2 et l’espagnol
andin, le jour où les gens croyant parler quechua ne seront
plus compris par des locuteurs de Q 1 mais le seront par des
locuteurs de l’espagnol andin

LA M O RT DES LANGUES

Q u’est-ce donc, dans ce cas d’espèce, que la m ort d’une


langue ? Il est difficile de répondre à cette question sans se
m ettre au préalable d’accord par ce que nous entendons par
langue. Prenons tout d’abord deux exemples. La phrase Der
Militâr-Attaché kokettierte mit der Dame auf der Terrasse7,
« l’attaché militaire fleurtait (coquetait) avec la dame sur la
terrasse », qui ne com porte que des mots sém antiques
em pruntés au français, est évidemment allemande, comme la
phrase le fourgue s’est fait cornancher par une michetonneuse,
« le receleur s’est fait agresser par une prostituée », qui ne
comporte que des mots argotiques, est évidemment fran­
çaise : dans les deux cas la syntaxe, les désinences, la
conjugaison et les mots grammaticaux signalent la langue. Car
une langue com porte trois composantes, une syntaxe, une
phonologie et un lexique. O r le lexique a toujours beaucoup
plus soumis au changem ent que les deux autres composantes :
variations sémantiques et, surtout, emprunts. Qui se souvient
par exemple que les mots amiral ou magasin sont des mots
arabes, que tomate ou chocolat sont des mots aztèques, que
puma est un mot quechua ou que maïs est un mot araw ak?
Ces mots sont tous français, par naturalisation peut-être, mais
pas moins français pour autant : les langues se sont toujours

7. Phrase citée par P. B urney, Les langues internationales, Paris 1966, p. 16.
LA MORT DES LANGUES 147

enrichies par ces em prunts, par ces mots voyageurs, et cela n’a
jam ais mis en question leurs particularités, leur spécificité.
Par contre, lorsqu’une langue voit son système de sons se
fondre dans le système d’une autre langue, lorsque ses phrases
se calquent sur celles d’une autre langue, elle est alors en
danger d ’absorption. La phonologie et la syntaxe sont la
charpente même de la langue, le lexique n ’en est que la
peinture. Ce qui fait que le quechua 2, dans l’exemple ci-
dessus, est en voie d ’absorption, ce n’est pas qu’il em prunte
des mots à l’espagnol ; près de la moitié du vocabulaire anglais
est d ’origine française, et l’anglais n’en est pas pour autant
menacé de disparition... C ’est d’une part q u ’il adapte de
moins en moins ces mots à sa propre phonologie, et d’autre
part qu’il tend à aligner ses structures syntaxiques sur celles de
la langue dom inante. Je suis bien évidemment incapable de
dire, en l’état des choses, si ce quechua de Bolivie sera
finalement absorbé par le castillan (et ce processus ne pourrait
tic toute façon qu’être très long), mais cet exemple nous
donne une petite idée de la façon dont peuvent m ourir les
langues sur le champ de bataille, il nous m ontre ce qu’il y a de
l'autre côté de la barrière lorsque, comme dans le cas du latin,
mie langue m eurt par transform ation, en absorbant sous elle
une langue dominée.
Et cette idée que les langues puissent m ourir nous mène
imit naturellem ent à l’évidente m étaphore des langues m ou­
rantes : est-il possible de déceler des indices révélant qu’une
langue est en danger de disparition? Il est certes facile de
mesurer les symptômes statistiques de la m ort prochaine
d une langue (encore que l’action humaine puisse toujours
icnverser le cours des choses) : de la même façon que l’on
mesure un taux de véhicularité, ou indice de véhicularité,
i apport entre le nombre locuteurs d ’une langue et celui des
!•lenteurs qui ont cette langue comme langue p rem ière8, on
l'eut m esurer un indice de régression d’une langue, ou

K. Voir par exem ple L.-J. Calvet et a!.. Rapport de mission à Ziguinchor, Paris,
« l KPL, 1985.
148 LA MORT DES LANGUES

proportion de locuteurs qui ne parlent plus la langue de leur


co m m u n au té d ’o rig in e 9. Par exem ple, si nous avons
1 0 0 0 personnes originaires d ’un groupe culturel dont la
langue est L, et que 400 d ’entre elles ne parlent pas cette
langue, on pourra considérer que le rapport 400/1000, soit
0,4, est l’indice de régression de L. Cette approche consiste
donc à suivre la disparition d ’une langue d ’un point de vue
statistique, et l’on peut bien sûr l’affiner en prenant en compte
les classes d’âges, le sexe, les oppositions entre la campagne et
la ville, etc., afin de mieux cerner les différents facteurs de
régression. Mais il est égalem ent possible de lire les
« menaces de m ort » dans la forme même d ’une langue,
d’esquisser en quelque sorte une symptomatologie de la
disparition des langues. Les travaux sur ce point sont trop
nombreux pour qu’on puisse ici les résu m er 10 et je me
contenterai simplement de rappeler le problème de la « fluc­
tuation », dont nous venons de voir un exemple rapide à
propos du quechua, c’est-à-dire le fait que certaines opposi­
tions phonologiques tendent à disparaître dans une langue au
profit d ’une alternance (d’une « fluctuation ») aléatoire
témoignant d’une destruction de l’intérieur de tout le système.
On peut donc d’une part mesurer en termes statistiques la
tendance d’une langue à disparaître, c’est-à-dire évaluer la
régression du nombre de ses locuteurs, et d ’autre p a rtjire
dans la forme même de la langue des signes de disparition
probable ou imminente, des symptômes de moindre différen­
ciation par rapport à une autre langue en train de l’absorber.
Car la mort d’une langue a toujours des causes non linguisti­
ques" (rapports de force, etc.) dont on suit le cheminement,
l’effet, du point de vue sociolinguistique et linguistique.
9. Cf. M. D ieu et P. R enaud, « A propos d'une étude statistique du m ultilin­
guism e au C am eroun : quelques problèm es m éthodologiques », in P. W ald et
G . M anessy, Plurilinguisme, Paris 1979, pp. 69 et suiv.
10. V oir p ar exem ple N. D orian, Language Death, the L ife Cycle o f a Scottish
Gaelic Dialect, P hiladelphie 1981, W. D ressler, « O n the Phonology of Language
D eath », in Papers fro m the 8th Régional Meeting, Chicago Linguistic Society,
Chicago 1972, B. Schlieben-Lange, « The Language Situation in S outhern France »,
in Linguistics 191, 1977, et A. Fernandez-G aray, La m ort des langues, bibliographie
critique, m ém oire de D E A , Université René D escartes 1986.
LA MORT DES LANGUES 149

L IN G U IS T IQ U E E T S O C IO L IN G U IS T IQ U E

Ceci nous fournit une bonne illustration de ce qu’est la


MK’iolinguistique, étudiant les effets du social sur la langue : la
disparition d’une langue n’est pas seulement un fait statisti­
que, apparaissant dans la diminution du nombre de ses
locuteurs, c’est aussi un fait de linguistique interne, lisible à
des signes précurseurs. Et cette problématique rapidem ent
evoquée nous mène à une réflexion plus théorique. Il existe
m effet au sein de la linguistique une tendance à considérer
que seul le « noyau dur », descriptif et formaliste, relève de la
science, les autres approches (psycholinguistiques, sociolin-
r.uistiques, etc.) étant rejetées vers la périphérie, vers ce que
certains linguistes allemands ont baptisé non sans hum our la
« linguistique molle » ou la linguistique des « traits d’union »
(ceux qui séparent, en allemand, linguistique de psycho-,
socio-, etc.). En France, illustrant cette tendance, Jean-
Claude Milner a par exemple épinglé cette « antilinguistique,
destinée surtout à aider les linguistes à se supporter eux-
mêmes : sociolinguistique, sémantique générative ou non,
interrogatoires idéologiques, peu importent les noms » n , et
même si le problèm e de Milner est de supporter en lui-même
la coexistence de Lacan et de Chomsky (il est par exemple
amusant que la psycholinguistique ne figure pas dans sa liste,
entre sociolinguistique et sém antique), ce type de rejet mérite
que nous nous y arrêtions un instant. En effet, les courants
linguistiques de cette seconde moitié du xxe siècle sont
confrontés à un choix fondamental : en rester, dans la
mouvance saussurienne, à l'analyse et à la description de la
langue (c’est le choix théorique d’écoles par ailleurs aussi
différentes que le fonctionnalisme de M artinet et le générati-
visme de Chomsky), ou considérer que la parole par laquelle
cette langue se manifeste est le seul lieu ou l’on puisse cerner
l’aspect social 8 e la communication. Langue et parole délimi­
teraient ainsi deux approches, l’une qui serait la linguistique

11. J.-C . M ilner, L 'a m o u r de la langue, Paris, 1978, p. 126.


150 LA M ORT DES LANGUES

formelle et l’autre considérée par les tenants de la prem ière


comme « informelle » et périphérique.

Il n’y a évidem m ent aucune raison de considérer que


l’approche de la parole soit, par nature, moins scientifique
que celle de la langue. Le problème est plutôt qu’en réduisant
la langue à un code, à une structure ou à des règles de
production de phrases, les tenants de la première approche se
facilitent considérablem ent la tâche, alors que la seconde
approche n’en est qu’à ses débuts et balbutie quelque peu. J ’ai
moi-même à une certaine époque eu tendance à poser ce
débat en termes tranchés, à opposer la sociolinguistique à la
linguistique, au point qu’on aurait pu croire à une tentative de
rem placer la linguistique de la langue par une linguistique de
la parole. En fait, la description formelle des langues est une
approche nécessaire, indiscutable, et seule doit être discutée
sa prétention impériale à être îa linguistique. C ’est pourquoi
la rapide présentation du quechua de Cochabamba et la
discussion concernant une éventuelle symptomatologie de la
mort des langues me paraissent importantes : elles nous
donnent bien sûr des indications sur le processus d’absorption
d’une langue par une autre, mais elles nous m ontrent aussi
comment la linguistique descriptive (quelle que soit d’ailleurs
la théorie descriptive choisie, là n ’est pas la question)
s’enchasse dans la sociolinguistique, comment les faits sociaux
sont présents à tous les niveaux. Ce qui, au plan général,
signifie qu’il n’y a qu’une linguistique, que l’on peut pour
souligner mieux les choses baptiser si l’on veut linguistique
sociale, ou, si l’on préfère, que la sociolinguistique est toute la
iinguistique, et au plan particulier qui est le nôtre, signifie que
la guerre des langues ne se situe pas seulement dans les
conflits entre des langues différentes mais qu’elle peut aussi se
m anifester au sein même de la langue. Ce qui, sous une autre
form e, revient à ce que j ’écrivais au début du chapitre 5 : si
monolingues soyons-nous, nous sommes tous plurilingües.
Troisième partie

D A N S LES ÉTATS-M AJORS


C hapitre 10

POLITIQUE LINGUISTIQUE
ET PLANIFICATION : PREMIÈRE APPROCHE

Les cinq chapitres qui précèdent abordaient tous, sous des


.mgles divers, le même sujet, la façon dont les locuteurs vivent
et gèrent le plurilinguisme. Nous y avons traité de thèm es
différents (la famille, le m arché, les langues véhiculaires, etc.)
et nous y avons utilisé des approches différentes (enquêtes par
questionnaire ou par observation, description de langues,
reconstitution de l’histoire des langues à travers l’étude de
documents, etc.). Mais dans tous les cas, quels que soient les
thèmes ou les approches, la leçon de nos analyses ou de nos
enquêtes est la même : derrière les rapports de langues, ce
sont des rapports sociaux que l’on trouve, et dont témoignent
les phénom ènes linguistiques que nous décrivons. Nous allons
maintenant quitter ce champ de bataille, cette gestion in vivo
du plurilinguisme et des rapports entre les langues pour en
venir à la gestion in vitro de ces problèmes, c’est-à-dire à
l’intervention directe et volontaire du pouvoir politique dans
le domaine linguistique. E t, pour commencer, nous allons
dans ce court chapitre m ettre au clair quelques termes clés,
proposer quelques définitions qui nous serviront de points de
références.
On parle beaucoup de politique linguistique et de planifica­
tion linguistique depuis quelques années, depuis qu’en 1959 le
linguiste américain E. Haugen a lancé l’expression language
154 POLITIQUE LINGUISTIQUE E T PLANIFICATION

planning dans un article consacré à la situation linguistique de


la N orvège1. E t cette date nous m ontre que, d’un point de
vue que nous pourrions dire « étymologique », si nous
considérons qu’il y a concomitance entre l’apparition des
choses et celle de leur nom , la planification linguistique est
une chose récente. Faut-il en conclure que nous avons assisté
en quelque quarante ans à l’ém ergence d’une nouvelle
préoccupation sociale en m ême temps qu’à celle d’une
branche nouvelle de la linguistique appliquée ou de la
sociolinguistique ? Les choses ne sont en fait pas si simples : si
nous considérons que la gestion du plurilinguisme est l’une
des branches de la politique linguistique, alors celle-ci est
aussi vieille que le plurilinguisme et le mythe de Babel était
déjà porteur du thème de ce livre. L ’histoire fourmille en effet
d’exemples d’intervention hum aine sur les langues, bien avant
que l’on ait placé ces interventions sous l’égide de la « politi­
que » ou de la « planification » linguistique, et le cas de
Charles Quint décidant en 1550 la castillanisation des Indiens
d ’A m érique du sud nous donne à voir un enchaînement de
stades caractéristique de ce genre d ’intervention :
— Le stade de la réflexion sur un problèm e linguistique, de
l’analyse d’une situation (ici limitée à une seule question :
peut-on enseigner le catéchisme en aymara ou en quechua?).
— Le stade de la décision (ici, celle d’utiliser l’espagnol
pour l’évangélisation des Indiens).
— Enfin, le stade de l’application ou de la mise en œuvre
de cette décision (qui aurait par exemple impliqué ici que l’on
enseigne d’abord l’espagnol avant d’enseigner la religion).
Cet enchaînement va nous perm ettre de mieux définir ces
term es de politique et de planification que nous avons
jusqu’ici employés de façon un peu vague et que l’on trouve
parfois utilisés l’un pour l’autre, de façon alternative, comme
s’ils étaient synonymes. Nous considérerons la politique
linguistique comme l’ensemble des choix conscients effectués

1. E. H augen, « P la n n in g for a S tandard Language in M odem Norway »,


A nthropological Linguistics, 1, 3, 1959.
PREM IÈRE APPROCHE 155

dans.lç domaine des rapports entre langue et vie sociale, et


plus particulièrem ent entre langue et vie nationale, et la
planification linguistique comme la recherche et la mise en
œuvre des moyens nécessaires à l’application d’une politique
linguistique. Ainsi, pour revenir à l’exemple évoqué ci-dessus,
la décision de Charles Q uint constitue un choix de politique
linguistique, l’éventuelle mise en œuvre de ce choix sur le
terrain sud-américain constituant une planification linguisti­
que.
La politique linguistique telle que je viens de la définir
apparaît donc comme liée à l’E tat : cela ne constitue en rien
un choix théorique de ma part, mais plutôt l’enregistrem ent
d’un état de fait, et il ne faut pas exclure la possibilité de
politiques linguistiques qui soit transcendent les frontières,
soit au contraire concernent un groupe restreint, une commu­
nauté plus petite que l’E tat au sein duquel elle coexiste avec
d'autres communautés. Pour le prem ier cas, citons la commu­
nauté des sourds-muets, qui peut tenir des congrès mondiaux
cl prendre des décisions, voter des motions dans le domaine
de renseignem ent (faut-il apprendre aux sourds le langage des
signes ou tenter de les oraliser?), ou encore la communauté
des espérantistes, sur laquelle nous reviendrons dans un autre
chapitre : dans ces deux exemples, nous avons une diaspora
<|ui par définition n ’est limitée par aucune frontière. Pour le
second cas, citons les minorités linguistiques, les Bretons de
1 rance, les Tibétains en Chine, etc., qui peuvent avoir une
plate-forme ou des revendications assimilables à une politique
linguistique. En revanche, le passage à l’acte que constitue la
planification linguistique nécessite le plus souvent l’interven-
¡ion de l’E tat : les Bretons n’ont techniquem ent pas les
moyens, seuls, d’appliquer leurs revendications linguistiques.
Si la notion de planification linguistique implique donc celle
tic politique linguistique, la réciproque n ’est pas vraie et l’on
pourrait faire une longue liste des choix politiques en matière
*Ui langues qui n’ont jamais été appliqués. Mais les politiques
linguistiques non appliquées (ou non applicables, faute de
pouvoir) ne sont pas pour autant à négliger car toutes ne
156 POLITIQUE LINGUISTIQUE ET PLANIFICATION

relèvent pas de la même instance fonctionnelle. Il faut en effet


distinguer à leur propos entre fonction pratique et fonction
symbolique« L orsqu’un E ta t nouvellem ent indépendant
décide de prendre comme langue nationale une langue locale,
cette décision sera considérée comme pratique pour autant
qu’elle sera suivie d ’une planification qui introduira cette
langue à l’école, dans l’administration, etc., jusqu’à ce que la
langue coloniale soit rem placée par elle dans tous les
domaines de la vie nationale. Mais la même décision sera
considérée comme symbolique, soit si elle n’est jamais
appliquée, soit si elle ne peut pas l’être dans un premier
temps. C ’est le cas du Parti nationaliste Indonésien qui décide
en 1928 de promouvoir le malais au statut de langue natio­
nale, en pleine période coloniale et sans aucun moyen de
rendre effective cette décision. Mais, affirmant l’existence
d’une langue nationale, on affirmait symboliquement l’exis­
tence d’une nation indonésienne face à l’occupation hollan­
daise : il faudra vingt ans et l’indépendance de l’Indonésie
pour que cette décision devienne pratique, puisse être mise en
application.
Reste un troisième couple qui nous aidera à mieux présen­
ter et analyser les différentes politiques linguistiques, celui qui
oppose l’action sur la langue à Faction sur les langues. En
effet, la politique linguistique (et, à sa suite, la planification)
peut se donner pour but d’agir sur la forme de la langue, c’est-
à-dire de normaliser la langue nationale. Une telle interven­
tion peut se situer à trois niveaux différents :
— A u niveau de la graphie, lorsqu’il s’agit de donner une
orthographe à la langue ou de modifier une orthographe déjà
existante, voire de changer d’alphabet.
— A u niveau du lexique, lorsqu’il s’agit de créer de
nouveaux mots (par em prunt ou par néologie) pour perm ettre
à la langue de véhiculer des contenus jusque-là véhiculés par
une autre langue (vocabulaire de la politique, de la science,
etc.).
— Au niveau des formes dialectales enfin, lorsqu’une
langue récemment promue au rang de langue nationale existe
PREM IÈRE APPROCHE 157

MMis plusieurs formes régionales et qu’il faut soit choisir l'une


ilr ces formes, soit créer une forme nouvelle em pruntant aux
différentes variantes.
Mais la politique linguistique peut aussi intervenir sur les
iapports entre les langues, dans les situations plurilingües,
lorsqu’il faut choisir une langue nationale parmi plusieurs
Lingues en présence, am énager un plurilinguisme régional,
décider des langues d ’enseignem ent, de comm unication
médiatique, etc. Nous sommes là dans le cas de figure le plus
licquent, comme le m ontreront les exemples que nous allons
développer dans les chapitres suivants. Mais ces deux types
(factions peuvent s’enchasser les unes dans les autres, une
intervention sur les langues pouvant mener à la prom otion
d’une langue nationale sur laquelle la politique aura ensuite
une action normalisatrice.
Ces différentes définitions et les rapports que ces term es
entretiennent entre eux peuvent se résumer dans le schéma
suivant :

1. PO LITIQ U E LINGUISTIQUE

à fonction sym bolique à fonction pratique

1 2 . PLANIFICATION LINGUISTIQUE

action su r la langue action sur les langues


- orthographe " - choix de la langue nationale
- lexique - organisation du plurilinguisme
- formes dialectales - répartition fonctionnelle, etc.

schéma dans lequel les flèches en trait plein indiquent le lien


logique entre une politique linguistique à fonction pratique et
la planification linguistique qui la m et en œuvre, et les flèches
158 PO LITIQU E LINGUISTIQUE ET PLANIFICATION

en pointillés indiquent la possibilité d’enchaînem ent de solu­


tions apparem m ent alternatives.

J ’ai signalé au début de ce chapitre que l’expression


language planning (planification linguistique) a été lancée par
E . Haugen en 1959. C ’est J. Fishman, dans un petit livre
publié en 1970 \ qui lui a ajouté l’expression language policy,
et ce couple, politique/planification,, va devenir de plus en
plus fréquent, sans que ces termes, je l’ai dit, soient pour
autant toujours définis avec précision. Pour Haugen, la
planification relevait de la linguistique appliquée3, tandis que
Fishman en traitait dans un chapitre intitulé « Sociolinguisti-
que appliquée ». E t plus près de nous, C. Ferguson et J. Das
G upta écrivaient dans l’introduction d’un livre collectif pré­
sentant la planification linguistique :
î
« La planification linguistique est une nouvelle venue dans la fam ille
de la planification du développem en t national. », et « des tentatives
volontaires de changer ou de préserver les langues et leur utilisation
peu vent être aussi vieilles que la politique économ ique » m ais « ce n e s t
que récem m ent que ces activités dans le dom aine linguistique ont été
reconnues com m e un aspect de la planification nationale » 4.

Le term e planification, qui date en français du xxe siècle,


est né dans le domaine de l’économie avec le sens de
organisation selon un plan. Et l’on retrouve donc ici la
référence au rôle de l’E tat que j ’ai déjà signalé, puisque le
plan relève de lui. Mais le fait que la planification linguistique
apparaisse dans ce texte dans le cadre de la « planification
nationale », q u ’on la rapproche de la planification économi­
que, pose un autre problème. En effet, l’utilisation même de
ce terme de planification classe la langue du côté des choses
planifiables, l’école, la natalité, le développem ent, la cons-

2. J. Fishm an, Sociolinguistics, a brief Introduction, Rowley, M ass., 1970, p. 108.


3. H augen, Language Conflict and Language Planning, the Case o f M odem
Norwegian, C am bridge, H arvard University Press, 1966, pp. 24 et 26.
4. J. D as G u p ta et C. Furguson, « Problems of Language Planning », Language
Planning Processes, M outon, La Haye 1977, p. 4.
PREM IÈRE APPROCHE 159

truction, etc., du côté des phénomènes sur lesquels le pouvoir


a prise, qu’il peut diriger, orienter. E t jam ais n’est posé le
problèm e, pourtant central, que je formulerai ainsi : quel est
le degré de planificabilité de la langue ?
L ’idée de planification linguistique implique en effet trois
choses, deux propriétés de la langue et une capacité de
l’action humaine :
— Elle implique tout d’abord le fait que la langue change,
ce qui n’est pas discutable, l’histoire des langues étant là pour
nous le dém ontrer.
— Elle implique d ’autre part que les rapports entre les
langues puissent changer, et là aussi nous avons de nom ­
breuses preuves que cette hypothèse est juste.
— Mais elle implique surtout que l’homme puisse interve­
nir sur ces deux points, qu’il puisse in vitro changer la langue
et les rapports entre les langues.
O r le discours de la linguistique a toujours plus ou moins
sous-entendu le contraire. O pposant norme et description, la
linguistique moderne se pose en effet comme une science dont
la finalité n’est pas de dire la règle, de fixer le bon usage, mais
tic décrire les usages et les règles. E t l’évolution, qu’il s’agisse
de l’évolution de la langue ou des rapports entre les langues,
relève du fait social et non pas de l’intervention dirigiste : le
linguiste l’explique mais ne la provoque pas. C ’est pourquoi
l'idée même de planification linguistique constitue comme un
défi à la linguistique.
Lorsqu’en 1948 l’écrivain britannique Georges Orwell écrit
■-on roman 1984, personne ne prend au sérieux ses considéra­
tions concernant la langue, son idée d’un pouvoir totalitaire
miervenant quotidiennem ent, par l’interm édiaire de « gram­
mairiens » régissant le vocabulaire, pour façonner une
newspeak », une nouvelle langue. Il faut en fait dans cette
lu (ion distinguer deux choses que l’auteur mêle étroitem ent :
il une part, l’intervention totalitaire qui veut régner sur les
i".|>rits par le biais de la langue (si la phrase « à bas le chef »
• i décrétée agrammaticale, est-ce que la population cessera
■l> penser « à bas le chef » ?), et d’autre part la possibilité
160 POLITIQUE LINGUISTIQUE ET PLANIFICATION

technique de transform er la langue par décret. Ainsi, pour


entrer dans le détail, il faut distinguer entre :
— D ’une part, la tentative de modifier la perception de
l’expérience sociale en modifiant la langue (joycamp, « camp
de joie », désigne les travaux forcés, minipax, abrègem ent de
« m inistère de la paix », désigne le ministère de la guerre),
avec l’idée que les locuteurs analysent leur expérience à
travers les mots, et que toute modification sém antique va
m odifier leur perception du monde.
— D ’autre part, la volonté de créer une langue logique,
sans irrégularité aucune, dans laquelle par exemple un radical
peut fonctionner comme nom , verbe ou adjectif par simple
adjonction d’une désinence (speed, « vitesse » et « aller vite »
donne speedfull à la place de rapid et speedwise à la place de
quickly...), ou encore l’ensemble des adjectifs est organisé par
opposition m arquée par un préfixe (au lieu de dark, « som­
bre », on aura par exemple unlight, « non clair »).
E t j ’avais, dans le prem ier article consacré à la linguistique
que j ’ai publié, critiqué point par point l’ensemble de cette
conception5.
A ujourd’hui, la multiplication des opérations de planifica­
tion linguistique et des ouvrages consacrés à leur description
et à leur analyse nous donne à penser que, paradoxalem ent,
Orwell avait peut-être raison contre les linguistes.

5. J.-L . Calvet, « Sur une conception fantaisiste de la langue : la « new speak » de


G eo rg e Orwell », La Linguistique, 1969, 1, pp. 101-104.
C h a p it r e 11

ÉTUDES DE CAS :
LA GESTION DU PLURILINGUISME

Nous allons, dans ce chapitre et les suivants, présenter un


certain nombre de politiques linguistiques concrètes qui nous
serviront de base à une discussion ultérieure, et pour com­
mencer, des politiques confrontées à un plurilinguisme im por­
tant qu’elles ne prétendent pas dans un prem ier temps
am en er à un monolinguisme.

L E CAS D E LA C H IN E

On parle en république populaire de Chine une cinquan­


taine de langues différentes que l’on peut, pour la commodité
de l’exposé, répartir en deux groupes : les parlers han et les
langues minoritaires.
Le terme « han » qualifie l’ethnie chinoise (on fait en
chinois la différence entre han zi ren, « gens de race han », les
gens d ’ethnie han, ou chinoise, et zhong guo ren, « gens du
pays du milieu », les citoyens chinois) et le groupe han
comporte les différentes langues chinoises parlées en Chine,
parmi lesquelles le discours officiel considère en fait qu’il y a
une langue et des dialectes. Ces langues sont au nom bre de
huit :
162 ÉTUDES DE CAS

1. L a langue du n o rd , p arlé e p a r 70 % de la p o p u la tio n ,


e t souvent a p p e lé e en O ccid en t « m andarin »
2. L e W u
3. L e X ian
4. L e G an
5. Le M in du nord
6. L e M in du sud
7. L e Y ué
8. L e H a k k a , ou K e jia 1

Maurice Coyaud a réparti ces dialectes en deux zones :

Zone 1 Zone 2
(sud-est de la Chine) (dialectes m andarins)
1. Canton 7. Pékin, M andchourie, bassin
2. Kan H akka du H uanghe
3. Amoy swatou 8. H ankou, Nankin
4. Fujian 9. Sud-est, Sichuan, Y unnan,
5. Wu G uizhou, G uangxi, Hubei
6. Xiang

et il commente ainsi sa classification :


« L ’intelligibilité entre les langues de la première zone et de
la deuxième zone est nulle (comme du français à l’espagnol) :
entre les langues de la prem ière zone, l’intelligibilité est très
faible ou nulle. Nous dirons donc que ces “ dialectes ” sont en
fait des langues différentes. Par contre, le m andarin est une
seule langue avec les trois dialectes indiqués » 2.
Nous avons donc d ’un côté les locuteurs d’une de ces
langues du groupe han, qui représentent 95 % de la popula­
tion totale (70 % pour le « mandarin », 25 % pour les autres
langues, soit environ 250 millions de locuteurs), et de l’autre
les 5 % restant qui parlent une des langues dites « de
minorités » (mais 5 % de plus d’un milliard d’habitants, cela

1. A . Rygaloff, G ram m aire élémentaire du chinois, Paris 1973 ; voir en particulic»


les cartes, pp. 250-251.
2. M. C oyaud, Questions de gram maire chinoise, Paris 1969.
LA GESTION DU PLURILINGUISM E 163

fait des m inorités non négligeables, autant de personnes qu’il


y a d’habitants en France), appartenant à quatre familles
différentes : le groupe altaïque (mongol, ouïgour, kazak...),
le groupe tibéto-birm an (tibétain, yi...)> le groupe thaï
(zhuang, buyi...), le yao et le miao qui constituent un groupe
isolé.
Dès le xm e siècle, la langue parlée au nord devient, sous le
nom de guan hua, 'g' ¿ é « langue des fonctionnaires,
une sorte de véhiculaire administratif et intellectuel (c’est ce
qu’on appellera au xvie siècle le « m andarin », à partir d ’un
verbe portugais, mandar, « comm ander »), tandis que coexis­
tent deux langues écrites : le wen yan, ic f- « langue des
caractères », langue écrite du pouvoir, de l’administration,
des lettrés, c’est-à-dire la langue écrite socialement domi­
nante, et le bai yan, à ^ , « langue blanche, facile », très
proche de la langue parlée du nord, dans laquelle sont écrits
ions les rom ans célèbres, le théâtre, etc. Dès 1919, lors du
mouvement du 4 mai, naîtra un courant anti-wen yan, perçue
comme instrum ent de dom ination, en même temps qu’en
l.iveur d ’une guo yu ©fia > « langue nationale », avec
l’idée de m arquer linguistiquement l’existence d’une Chine.
( "est cette idée qui sera reprise après la révolution de 1949,
mmis le nom de pu tong hua ^ f i , « langue
nunm une », l’expression guo yu continuant à être utilisée à
l 'onnose. Nous allons donc présenter la politique linguistique
finnoise depuis la révolution en ce qui concerne les langues
liiiu et les langues minoritaires, laissant pour un autre chapitre
1rs problèmes de réforme de la graphie.
l-ors de sa fondation (1921), le parti communiste chinois
iivuit adopté le principe du droit des minorités à l’autonom ie
pour ce qui nous concerne, du droit à l’éducation dans
Iriirs langues respectives. E t après 1949, le préam bule de la
i “ nst itution précise effectivement que « la Chine est un E tat
nmli ¡national unifié », que « chaque nation est libre d ’enrichir
'.h langue », tandis que la loi organique stipule en son article
que l’administration des régions autonom es doit être faite
il.nis une ou plusieurs langues de la région, et en son article 40
164 ÉTUDES DE CAS

qu’il faut aider les minorités nationales à développer leur


culture. Voilà pour les principes.
Dans la réalité, la politique linguistique du pouvoir chinois
va considérablem ent varier, au gré des fluctuations de la
politique au sens large, et l’on peut ram ener ces variations à
quatre grandes périodes : 1949-1956, 1956-1965, la révolution
culturelle et depuis 1976.

1949-1956 : la diversité linguistique.


Nous venons de voir que la constitution chinoise garantis­
sait les droits, en particulier les droits linguistiques, des
minorités. Cette période sera effectivement m arquée par deux
axes de planification. L ’un, sous l’égide d’un Comité de
Réform e des Langues Minoritaires créé en 1951, qui travaille
sur le recensem ent des langues, leur graphie, etc. ; l’autre,
sous l’égide d ’une Association pour la Réforme de la Langue
(créée dix jours après la révolution, elle deviendra en 1952
Comité pour la Recherche sur la Réforme de la Langue, et en
1954 Comité pour la Réform e de la Langue), qui travaille sur
le chinois et aboutira en octobre 1955 à deux conférences,
consacrées respectivement à la « réforme de la langue écrite »
et à la « standardisation du chinois moderne ». C ’est de cette
seconde conférence que sortira la définition de la « langue
commune », le pu tong hua.
Tout au long de cette période, on aide donc un certain
nom bre de minorités à développer l’enseignement dans leur
langue, on donne un alphabet (en général dérivé de l’alphabet
latin) aux langues non écrites, on alphabétise, on forme les
cadres des régions autonom es à l’institut des minorités
nationales, etc., tandis que dans les régions d ’ethnie han
l’enseignem ent est donné dans les langues locales, cantonnais
à C anton, shanghaïais à Shanghaï, etc. C ’est sur ce second
point que la conférence d’octobre 1955 va changer les choses.

1956-1965 : le programme pu tong hua.


La langue commune, définie comme ayant la prononciation
du dialecte de Pékin, la syntaxe des dialectes du nord et le
LA GESTION DU PLURILINGUISME 165

vitabulaire de la littérature m oderne en bai hiaa, va désor­


mai s devenir la seule langue d’enseignement dans les régions
h.*ii, et sa promotion sera considérée comme une tâche
in ioiitaire. On publie ainsi le 6 février 1956 des « Directives
iln conseil d ’Etat concernant la promotion de la langue
mmmune », qui font référence à l’action en direction des
¡uluïtes, le ministère de l’éducation nationale ayant quant à lui
publié le 17 novembre 1955 un texte comparable concernant
l'action en direction des élèves3.
Il est donc décidé d’enseigner la langue et la littérature en
lhï long hua dès la rentrée de 1956 ; les autres matières devant
roulement être enseignées en pu tong hua dans un délai de
deux ans, et pour soutenir cette action un centre de form ation
des maîtres est ouvert à Pékin, la presse et la radio diffusent
des informations sur la langue pour aider le corps enseignant,
t le. Ce program m e, qui va mobiliser les énergies et s’accom­
pagner d ’une réforme de la graphie dont nous parlerons
ailleurs (chap. La guerre des écritures), ne concerne cepen­
dant pas les minorités, qui poursuivent durant cette période la
politique entam ée au cours de la précédente, généralem ent
une politique d ’enseignement bilingue.
Dayle B arnes 4 note que les locuteurs des langues han
autres que le m andarin ont assez bien accepté l’idée du
bilinguisme, et qu’en 1957, lorsqu’on lance dans l’esprit des
« cent fleurs » un grand « mouvement de rectification », le
programme pu tong hua ne sera pas objet de controverse ;
même si, dans l’esprit des dirigeants, la langue commune doit
entraîner la disparition des « dialectes », les gens ne ressen­
tent pas la prom otion du pu tong hua comme devant
nécessairem ent entraîner la disparition de leurs langues
locales. On trouve sous la plume d’Alexis Rygaloff, dès 1973,
une tentative d’évaluation prospective de ce que ce pro­
gramme pourrait engendrer :

3. Dayle B arnes, « T he Im plem entation of Language Planning in China », in


Progress in Language Planning, J. C obarrubias et J. Fishman éd., Berlin 1983,
p. 295.
4. Op. cit., p. 297.
166 ÉTUDES DE CAS

« C ette langue c o u ra n te a u n e h isto ire assurém ent tro p c o u rte p o u r


av o ir pu p ro d u ire des effets appréciables. A ussi se g a rd era -t-o n
d ’im ag iner q u ’à C a n to n , à S hanghaï, à F uzh o u (F o u tc h é o u ) les usages
dialectau x s’effacen t d é jà d e v a n t le n o u v eau m odèle n atio n al. M ais ce
q u ’en revanche on p eu t a d m e ttre , m êm e en l’absence d ’in fo rm atio n s
au to risée s p e rm e tta n t de ju g e r de ses pro g rès e t de d é te rm in e r dans
q u elle m esure a pu ê tre e n tam ée l’e x trêm e diversité qui p rée x ista it aux
ten tativ es d ’unification, c ’est q u ’en raison de la p ro p a g a tio n de ce
m o d èle, la p o p u latio n chinoise est en passe de devenir bilin g u e dans sa
trè s gran d e m ajo rité : les P ékinois é ta n t seuls exceptés en p rin cip e » 5.

E t cette description à l’époque hypothétique correspond


assez bien à la situation telle qu’on peut l’observer sur place
douze ans plus tard. Ainsi, en enquêtant à l’autom ne 1985
auprès de 224 étudiants du campus de Bai Yun Shan, à
l’institut des langues étrangères de Canton, j ’ai noté que la
m ajorité d’entre eux n’avait pas le pu tong hua pour langue
prem ière, comme le m ontrent dans le tableau ci-dessous les
réponses à la question « à quel âge avez-vous appris le pu tong
h u a? ».

A quel âge avez-vous appris le pu tong hua ?


à l’école prim aire 144
PTH prem ière langue 49
à l’école secondaire 12
à l’université 10
au jardin d ’enfants 9

1966-1976 : la révolution culturelle.


D urant cette période, dont il est inutile de présenter le
cadre général, connu de tous, le programme pu tong hua va se
poursuivre (encore qu’écoles et universités connaissent quel­
ques bouleversem ents...) mais, surtout, la politique en direc­
tion des minorités va considérablement changer. Dans la lutte
contre le « révisionnisme », l’idée même d’autonom ie des

5. A . Rygaloff, op. cit., pp. 5-6.


LA GESTION DU PLURILINGUISM E 167

m inorités est considérée par certains comme contraire à


l’unité du parti, leurs langues et leurs coutumes sont assimi­
lées à des pratiques bourgeoises et les cadres issus de ces
m inorités sont largement épurés.
E n 1974, une délégation de linguistes américains est invitée
en Chine pour une visite d’un mois et ses m em bres publient à
leur retour un compte rendu de leurs entretiens6, dont
certains passages illustrent de façon intéressante ce revire­
m ent. Ainsi, à l’institut Central des Nationalités, dont le but
est théoriquem ent (et était pratiquem ent avant la révolution
culturelle) de travailler sur les minorités nationales, le profes­
seur Fei Xiao-tong leur explique-t-il que « le but immédiat de
la linguistique chinoise est la popularisation du pu tong
hua » 7. E t dans un chapitre de l’ouvrage consacré à la théorie
de la langue en Chine on trouve une référence à la vieille idée
de Staline selon laquelle la victoire mondiale du socialisme
devrait entraîner l’émergence d ’une seule langue internatio­
nale8. Les documents sur cette période m anquent, et on ne
voit pas clairement si, à cette époque, on considérait que dans
un prem ier temps, avant cette victoire mondiale, le pu tong
hua devait devenir la langue unique de la Chine. Mais il est
facile d ’imaginer que tout ce qui relevait du particularisme ou
du nationalisme minoritaire a dû être com battu avec la même
vigueur que les traces du passé chinois, comme la philosophie
confucéenne ou la religion. Les mêmes linguistes américains
écrivent que le départem ent des langues de l’institut Central
de Nationalités forme des interprètes et des traducteurs pour
les langues minoritaires. On apprend au passage que l’on a,
depuis la révolution culturelle, supprimé du cursus les cours
de linguistique, jugés trop théoriques, et surtout que ces
interprètes en formation sont en fait des locuteurs des langues
minoritaires qui apprennent le pu tong hua. La seule excep-
lion à ce profil est constituée par de nombreux Han qui, selon

6. Language and Linguistics in the People's R epublic o f China, édité par Winfred
l.chm ann, Universiiy of T exas, 1975.
1. Op. cit., p. 21.
8. Op. cit., p. 133.
168 ÉTUDES DE CAS

les auteurs, étudient le tibétain9, ce qui confirme l’impression


générale : sous prétexte de cette formation d ’interprètes, on
enseigne en fait le pu tong hua à des étudiants qui ne le
parlaient pas, c’est-à-dire qu’on diffuse la langue officielle
plus qu’on ne forme des locuteurs des langues minoritaires,
l’attention politique toute particulière que le pouvoir centrai
prête au Tibet expliquant par ailleurs le cas particulier du
tibétain.

Depuis 1976.
La m ort de Mao Ze Dong, puis l’arrestation de la « bande
des quatre » et le retour au pouvoir de Deng Xiao Ping, vont
entraîner dans le domaine linguistique le même bouleverse­
m ent que dans les autres domaines. Le programme pu tong
hua continue, il sera même amplifié par l’utilisation de la
télévision, mais les minorités nationales retrouvent les préro­
gatives qu’elles avaient perdues, on publie de plus en plus de
livres, de dictionnaires, les recherches se multiplient, etc.
Le modèle de société que l’on peut imaginer au term e de ce
processus est donc celui d’un bilinguisme généralisé (sauf
pour les gens du nord dont la langue prem ière correspond à
peu près à la langue nationale), bilinguisme de deux types :
— Un bilinguisme « sino-chinois », ou bilinguisme han,
entre le pu tong hua et un « dialecte » han : c’est le cas à
Canton, à Shanghaï, etc., et l’on peut se dem ander combien
de temps ces langues, qui ne sont plus enseignées à l’école,
vont résister devant le pu tong hua, même si elles ne
paraissent pas m enacées pour l’instant. Ce bilinguisme
concerne environ 25 % de la population (1008200000 habi­
tants lors du recensement de 1982).
— Un bilinguisme « sino-minoritaire », lorsque la pre­
mière langue est une langue minoritaire, q u ’il s’agisse du
kazak, du coréen, du tibétain, etc. Dans ces cas, il semble que
l’avenir de ces langues soit plus assuré, non seulement parce
qu’elles sont enseignées, utilisées dans l’administration, etc.,

9. Op. cit., p. 110.


LA GESTION DU PLURILINGUISME 169

■un» urcmment avec le pu tong hua, mais surtout parce que


i<mies ces minorités nationales, qui occupent 50 % du terri-
Icine chinois et se situent aux marges de l’empire, sont en
¡ut:,il ion géographique sensible, aux frontières avec l’URSS,
>i que le pouvoir ne cherche pas spécialement à les m éconten-
tn Ce bilinguisme concerne 5 à 6 % de la population.
< onfrontée à son propre plurilinguisme, il ne semble donc
j»«ri que la Chine ait cherché, si l’on excepte la parenthèse de
l,i [évolution culturelle, à le transform er en monolinguisme :
les minorités nationales ont un développement bilingue et ce
mhiI surtout les « dialectes » chinois qui sont à term e menacés
par le program m e pu tong hua : nous le verrons plus
lu'ilement lorsque nous traiterons des problèmes de gra­
phie.

LE CAS D E L ’IN D E

Selon le recensement de 1951, on parlerait en Inde 782 lan­


gues et dialectes différents, chiffre qui passe à .1652 dans le
recensement de 1961. La différence entre ces deux données ne
signifie pas vraiment que ie nombre de langues aurait doublé
en dix ans (!), mais constitue un bon exemple des difficultés
auxquelles on se heurte lorsque l’on veut faire l’inventaire des
langues parlées sur un territoire donné, D ’une part, le
recensement de 1961 prenait en compte 103 langues étran­
gères qui n’étaient pas répertoriées en 1951 ; d’autre part, le
¡simple fait de dem ander à des gens quelle est leur langue pose
parfois problèm e, et enfin le nom bre des langues répertoriées,
quel qu’il soit, ne signifie pas grand-chose : bon nom bre de
ces langues peuvent avoir très peu de locuteurs. E t c’est le cas
de l’Inde, comme le souligne M ahadev Apte :

« P o u r plusieurs cen tain es de ces langues m atern elles il y a très p eu


de lo cu teu rs. P ar ex em p le , il y a en to u t 64432 lo cu teu rs p o u r
527 langues. E t 210 d ’e n tre elles n ’o n t pas plus q u ’un ou deux lo cu teu rs
chacune. U n au tre en sem b le de 400 langues a un to tal de 426076 lo cu ­
teurs. T rès sou vent u n e seule langue m ate rn elle a p p araît avec p lusieurs
nom s lég èrem en t d ifféren ts. E t les gens d o n n e n t souvent le nom de leu r
170 ÉTUDES DE CAS

ca ste , d e leu r localité ou de le u r m é tie r q u an d on leur d em a n d e le u r


lan g u e m a te rn e lle ... » 10.

Quoi qu’il en soit, et quel que soit le nombre réel des


langues de l’Inde, le pays nous donne à voir un¿.étonnante
situation de plurilinguisme, tant par la multiplicité des langues
que par leur typologie. O n parle dans le pays des langues
indo-européennes comme le hindi, le gujerati, le kashmiri,
etc. (73 % de la population), des langues dravidiennes.comme
le telugu ou le tamil (24 % ), des langues austro-asiatiques
(1,5 % ), et des langues sino-tibétaines (0,7 % ), le hindi étant
à lui seul la langue prem ière d’environ 30 % de la population.
E t ce plurilinguisme est compliqué par le fait que, malgré la
multiplicité des langues en présence, les Indiens sont, indivi­
duellem ent, très peu plurilingües. En 1961, par exemple, 7 %
de la population, soit 30 millions de personnes, déclaraient
connaître une deuxième langue (l’anglais pour 11 millions, le
hindi pour 9 millions), ce qui signifie tout simplement que
l’Inde n’avait pas de langue véhiculaire capable d ’unifier
linguistiquement le pays.
Pour comprendre la situation actuelle, il nous faut cepen­
dant rem onter dans l’histoire au xixe siècle : le centre et le
nord du pays connaissent en effet un violent conflit religieux
opposant les musulmans et les hindous, conflit qui se double
d ’un conflit linguistique et politique. Ainsi les gens de religion
hindoue, qui parlaient m ajoritairem ent hindi, étaient politi­
quem ent plutôt m odernistes, ne s’opposaient pas à l’anglicisa-
tion des élites du pays et tentaient d’obtenir du pouvoir
britannique que leur langue soit reconnue à l’instar de l’urdu,
la langue des musulmans, qui était déjà utilisée dans les
tribunaux.
Paradoxalem ent, ces deux langues étaient m utuellement
compréhensibles et leurs différences relevaient beaucoup plus
de l’action humaine que de leur nature même : l’urdu, écrit en

10. M ahadev A p te, « M ultiiingualism and its Socio-political Im plications : An


O verview », in W. O ’B arr et Jean O ’B arr, Language and Poliiics, La H aye 1976,
pp. 141-142.
LA GESTION DU PLURILINGUISME 171

caractères arabes, avait beaucoup emprunté à l’arabe et au


persan, tandis que l’hindi était écrit en caractères devanagari,
l’alphabet du sanscrit, langue à laquelle il avait beaucoup
em prunté. Les musulmans ayant, dès le début de la présence
britannique, adopté une position hostile à l’occupant, ce sont
les hindous qui obtiendront de sa part quelques satisfactions,
comme par exemple le remplacement de l’urdu par l’hindi
comme langue de l’E tat du Bihar, en 1861. Leur objectif était
en fait de faire adopter leur langue dans toutes les provinces
centrales et du nord-ouest, et une pétition qui circula au cours
des années 1880 donne une idée du ton de cette campagne
linguistique :

« A u cu n gen tlem an ne s’abaisserait à é d u q u e r... des fem m es en u rd u


et en p ersan parce que les livres écrits dans ces langues so n t g é n é ra le ­
m ent o bscèn es et te n d e n t à avoir un effet c o rru p te u r su r le carac­
tère » 11.

En fait, seules la forme très sanscritisée du hindi et la forme


irès persianisée de l’urdu constituaient des pôles entre les­
quels la communication ne passait pas, à cause des différences
lexicales im portantes, mais il existait une forme populaire,
recouvrant des variantes de I’urdu et du hindi, l’hindoustani,
qui aurait pu servir de langue d ’unification de la partie nord
du pays. Et Gandhi tenta de jouer cette carte. Il fera adopter
l'hindoustani comme langue officielle de son parti, ITndian
National Congress, en 1925, et sera suivi en cela par Nehru
(Iui déclarait en 1937 que cette langue « rapprocherait l’hindi
cl l’urdu et aiderait également au développement d’une unité
linguistique de l’Inde tout e n tiè r e » 12. Mais cette solution
icncontrait à la fois l’opposition des extrémistes hindous et
musulmans et celle de toutes les populations du sud, locuteurs
de langues dravidiennes, pour lesquelles hindi, urdu et
Inndoustani étaient également des langues étrangères. Aussi
le débat (linguistique et politique) sera-t-il centré sur l’opposi­

II. Cité par J. Das G u p ta, Language Conflici and National Developm ent,
iii ikcley 1970, p. 103.
I *. Op. cit., p. 112.
172 ÉTUDES DE CAS

tion entre deux tendances politiques, la tendance hindoue


représentée par le National Congress et la tendance musul
m ane représentée par la Muslim League. E t ce conflit
trouvera une demi-solution au moment de l’indépendance,
dans la partition (création du Pakistan, république islamique,
dont l’urdu sera la langue nationale).
Mais l’existence du Pakistan ne réglera en rien les pro­
blèmes linguistiques de l’Inde. L ’assemblée constituante, qui
se réunit en 1946, siège tout d’abord en anglais et en
hindoustani, tandis que s’organise une vaste campagne en
faveur de l’hindi, les hindous faisant valoir que Phindoustani
constitue une concession à l’urdu, c’est-à-dire aux musulmans.
E t en 1949 un vote du parlement révélera la précarité de la
situation, puisque 78 députés voteront pour l’hindi et 77 pour
l’hindoustani. Mais ce problème hindi/hindoustani, qui
relayait donc le problèm e hindi/urdu, occultait en même
temps un autre problèm e, signalé plus haut, celui de toute la
partie sud du pays où l’on parlait essentiellement kannaga,
tainil et telugu. Aussi la constitution adoptera-t-elle une
solution d ’attente : l’anglais resterait la langue officielle de
l’Union pour encore quinze ans et serait à cette date (1963)
remplacé par l’hindi, tandis que les différents Etats avaient le
choix de leur langue officielle.
E t ceci va m ettre l’Union sur la voie du redécoupage des
E tats sur des bases linguistiques. C ’est en 1952 qu’un député
communiste du Bengale dépose une motion tendant à adapter
les frontières des Etats à la situation linguistique, motion qui
sera rejetée par 261 voix contre 77. Mais la situation politique
dans le sud est difficile : un certain Potti Shri Ramulu, qui a
entrepris une grève de la faim pour obtenir la création d ’un
E tat telugu, m eurt à la fin de l’année 1952; les violentes
ém eutes qui s’ensuivront vont forcer le gouvernem ent à faire
voter, en août 1953, la création de l’E tat d’A ndhra Pradesh,
dont la langue officielle est le telu g u 13. Par la suite, les

13. M ahadev A p te, « Language C ontroversies in the Indian Parliam ent : 1952-
1960 », in Language and Politics, pp. 216-217.
LA GESTION DU PLURILINGUISME 173

iiiiit icrits Etats de l’Union adopteront diverses langues offi-


11' Iles, et l’on compte aujourd’hui, pour 28 Etats et terri-
fonts, douze langues officielles différentes : anglais, assa-
iiu-so, bengali, français, gujarati, hindi, marathi, oriya, pun-
j.ii'i, tamil, telugu et urdu.
l a situation est donc extrêm em ent complexe car les langues
ni l n ielles d’un E tat ne sont pas nécessairement parlées par
I ensemble de la population, comme le montre le tableau
Miivant14 :

Principales
Langue Principale
Nom langues
officielle langue locale
m inoritaires
(en %) (en % )

A) Etats

1. A ndhra Pradesh telugu telugu (85,9) urdu (7,1)


lambadi (1,62)
tami! (1,55)
2. Assam assamese assamese (57,14) bengali (17,6)
h in d i(4,4)
bodo (2,9)
3. Bihar hindi h in d i(44,3) biliari (35,39)
urdu (8,93)
santali (3,57)
4. G ujarat gujarati et gujarati (90,5) urdu (2,8)
hindi sindhi (2,42)
bhili (1,34)
5. H aryana hindi h in d i(88,6) punjabi (8,1)
urdu (2,77)
6. Himachal hindi aucune p a h a d i(38,4)
Pradesh h in d i(10,6)
mardeali (16,7)
7. Jam m u et urdu kashmiri (54,4) dogri (24,4)
K ashmir pahar (6,84)
8. K erala anglais malayalam tamil (3,12)
(95,04)

14. D ’après « E leventh R eport of the Com m issionner for Linguistic M inorities »,
cité par M ahadev A p te, op. cit., pp. 161, 163, 190.
174 ÉTUDES D E CAS

Principales
Langue Principale
Nom langues
officielle langue locale
minoritaires
(en % ) (en %)

9. M adhya Pradesh hindi hindi (78,07) rajastani (4,9)


m arathi (3,8)
gondi (3,2)
10. M aharashtra m arathi m arathi (76,5) urdu (6,8)
h in d i(3,1)
gujarati (2,7)
11. Mysore anglais kannaga (65,1) telugu (8,6)
urdu (8,6)
m arathi (4,5)
12. Nagaland anglais aucune konyak ao (15,4)
sem a (12,8)
angamai (11,4)
13. Orissa oriya et oriya (82,3) kui (2,9)
anglais telugu (2,2)
santhali (2,1)
14. Punjab punjabi punjabi (67,2) hindi (35,2)
15. R ajasthan hindi rajasthani hindi (33,32)
(56,49) bhili (4,13)
urdu (2,5)
16. Tamil Nadu tam il tamil (83,1) telugu (9,9)
kannaga (2,8)
urdu (1,8)
17. U ttar Pradesh hindi hindi (85,3) urdu (10,7)
kum auni (1,3)
garhwali (1)
18. W est Bengal bengali bengali (84,28) hindi (5,4)
santhali (3,27)
urdu (2,3)

B) T erritoires

1. A b d am an et anglais et aucune nicobarais (21,9)


nicobar hindi bengali (21,8)
malayalam (10,5)
2. C handigarh anglais (pas de chiffres)
3. D a d ra e tN a g a r anglais varli (51,47) gujarati (19,5)
Haveli konkani (12,9)
dhodia (6,9)
LA GESTION DU PLURILINGUISME 175

I) Langue Principale
Principales
Nom langues
officielle langue locale
minoritaires
(en % ) (en %)

4. D elhi hindi et hindi (77,3) punjabi (11,9)


anglais urdu (5,7)
bengali (1,3)
5. G oa, D am an et anglais konkani (88,8) gujarati (5,5)
D iu m arathi (1,8)
urdu (1,5)
6. Laccadive, îles anglais malayalam (83) mahl (16,7)
minicoy
7. M anipur anglais manipuri (64,46) tangkhul (5,6)
thado (3,6)
mao (3,6)
8. N E FA (pas de chiffres)
9. Pondicherry anglais et tamil (88,2) malayalam (5,6)
français telugu (4,4)
10. T ripura bengali bengali (65,2) tripuri (24,8)
manipuri (2,4)

Nous avons ainsi une situation locale étagée, dans laquelle


il est possible de trouver paradoxalem ent des Etats dont la
langue officielle n ’est que peu parlée (Furdu au Jammu et
Rashmir, Fhindi au Rajasthan) et dans laquelle surtout, entre
l’I la t et FU nion, on peut avoir trois langues officielles, à quoi
s'ajoutent les nombreuses autres langues parlées.
Restait le problème de la langue de FUnion et le rendez-
vous de 1963 que la Constitution s’était donné à elle-même,
lu fait, la situation des Etats du sud rendait impossible
¡ adoption de Fhindi comme langue officielle unique et un
<>iIicial Language Act sera voté en 1963, stipulant que
i anglais restera avec Fhindi langue officielle, acte qui sera
n il forcé par un am endement de 1967 : l’anglais gardait sa
place pour une période illimitée.
176 ÉTUDES DE CAS

L E CAS D E LA G U IN É E

Seul pays d’Afrique francophone à avoir voté « non » au


référendum proposé par le Général de Gaulle en 1958, la
Guinée présente en outre la particularité d’avoir choisi une
politique linguistique de « décolonisation », c’est-à-dire qu’au
contraire de tous les autres pays africains anciennement
colonisés par la France (je ne parle pas ici des pays du
M aghreb), elle a très tôt promu des langues africaines au rang
de langues nationales effectivement utilisées dans la forma
tion des adultes et l’enseignement. A ce titre et à d ’autres plus
directem ent politiques, elle a joué un rôle im portant en
A frique pendant une vingtaine d’années, Sékou Touré étanl
pour de nom breux Africains en opposition à la politique de
leurs pays le symbole de la lutte contre le néo-colonialisme.
C’est pourquoi l’analyse de cette politique linguistique pré
sente un intérêt particulier.
Selon le recensem ent effectué en 1982 sous les auspices de
la Banque m ondiale, il y a en Guinée une vingtaine de langues
africaines :

Principales langues parlées en Guinée et nom bre de locuteurs

Pular (peul) 12000000 Toubakay 20000


M alinké 750000 L andoum a 15 000
Soso 650000 Lélé 15000
Lom a (tom a) 350000 D yalonka 10000
Kpéléwoô (guerzé) 300000 Yola 4500
Kisié 250000 Mikiforé 4000
O nëyan (bassari) 75 000 Kônô 3000
W ame (koniagui) 60000 Konianké 2500
Baga 40000 M andenyi 2000
N alou 25 000 Tom am anian 2000
(E n tre parenthèses le nom donné à la langue à l’époque coloniale.)

Les chiffres ci-dessus concernent les langues prem ières, et il


faut en outre signaler que trois langues de ce tableau, le pular,
le malinké et le soso, jouent un rôle de langue véhlculaire
LA GESTION DU PLURILINGUISM E 177

ii j'.ionale. Ce sont donc les huit langues les plus parlées que le
l'u li Dém ocratique G uinéen choisit comme langues natio­
nales pour lancer, à partir de 1962, une opération de
lignification dans deux directions, les adultes et l’école.

I .n direction des adultes.


Quatre campagnes d ’alphabétisation successives seront
impulsées, dans les huit langues nationales. Les deux pre­
mières, en 1962 et 1964, seront entièrem ent contrôlées par
l’Iitat guinéen, la troisième, en 1970, étant lancée avec l’aide
de l’UNESCO. C’est l’époque où, après son congrès de
1 chéran, l’organisation internationale a décidé de modifier sa
politique d’alphabétisation : pour éviter l’analphabétisme de
retour que l’on a constaté lors de l’évaluation d ’un certain
nombre de campagnes, on choisit de promouvoir l’alphabéti­
sation fonctionnelle. Les principes en sont simples : alphabéti­
ser dans la langue m aternelle ou dans une langue régionale
que les adultes parlent déjà (ce qui n’était pas toujours le cas
auparavant : on alphabétisait en anglais ou en français, la
Guinée représentant une des exceptions) et lier l’alphabétisa­
tion à une opération de développement. Ainsi par exemple les
cultivateurs de mil apprendront-ils en m êm e temps la lecture,
l’écriture et de nouvelles techniques agricoles, et ils continue­
ront à utiliser leur savoir nouveau après la campagne puis­
qu’ils continueront à recevoir des brochures, des manuels
techniques concernant la culture du mil, les engrais, la
charrue, etc., en même temps que, dans certains cas, un
journal, des émissions de radio, etc.
Mais les choix de politique internationale du pays entreront
en contradiction avec les nécessités de l’alphabétisation : la
Guinée rom pt en 1971 ses relations diplomatiques avec
l’UN ESCO, et la campagne lancée l’année précédente n’aura
guère de résultat. Elle sera reprise en 1973, sans grand succès,
semble-t-il (nous ne disposons pas d’évaluation fiable de ces
quatre campagnes).
178 ÉTUDES DE CAS

En direction de l’école.
C ’est en 1968 que la réform e scolaire est mise en place :
l’enseignement est donné entièrem ent dans la langue régio­
nale, c’est-à-dire une des huit langues retenues, en prem ière
année de prim aire. E t le projet consiste à avancer chaque
année d ’un an, de façon à couvrir l’ensemble du cycle
prim aire en 1974. Parallèlem ent, on introduira le français
comme matière d’enseignem ent, à raison de quatre heures par
semaine, à partir de la troisième année. Puis l’enseignement
secondaire sera donné en français, les langues nationales
dem eurant comme m atière d ’enseignement et non plus
comme langue d’enseignement.
En fait, ce programme va rencontrer bien des difficultés. La
form ation des maîtres tout d ’abord fait problème : les anciens
instituteurs sont formés en français et il faut leur apprendre à
lire et à écrire une langue nationale, à enseigner la gram­
m aire, le calcul dans cette langue, etc., tandis que les jeunes
m aîtres doivent être form és dans des délais très brefs. On a
donc ouvert des écoles norm ales spécialisées chargées de
fournir les enseignants nécessaires, mais on se heurte à un
autre problèm e, celui des manuels scolaires. L’unique impri­
merie de Conakry, la capitale, est débordée et les manuscrits
préparés par les chercheurs en pédagogie restent souvent à
l’état de manuscrits, dans les tiroirs. Aussi, en 1978, le
programme d ’introduction des langues nationales à l’école a-t-
il pris quatre ans de retard. On décide de ramener le nombre
des langues d’enseignem ent de huit à six, en supprim ant
l’onëyan et le wame pour lesquelles on manque d ’instituteurs
qualifiés. En 1983, on introduit ces langues dans la deuxième
année du cycle secondaire, alors que, selon le projet initial,
cela aurait dû être fait dès 1976 : on a alors accumulé huit ans
de retard sur le plan. En cours de route, on a par ailleurs
rencontré une autre difficulté, celle que constitue la diversifi­
cation dialectale des langues. Une Académie des Langues est
donc créée en 1972, en particulier chargée de travailler sur le
problèm e de l’unification des formes dialectales.
LA GESTION DU PLURILINGUISME 179

C ’est dans ce cadre général d ’échec relatif qu’intervient en


1984 la m ort subite du chef de l’E tat, Sékou Touré. E t, dans la
réaction qui s’ensuit contre les abus du pouvoir, les nouveaux
dirigeants décident de revenir à un enseignement entièrem ent
en français. On charge simplement l’Académie des Langues
de travailler sur l’hypothèse d’une langue nationale d ’unifica­
tion du pays, qui devrait être adoptée après un délai de
réflexion de six ans, c’est-à-dire en 1990.
Nous ne discuterons pas ici de ces nouveaux choix de l’E tat
guinéen, mais nous essaierons de faire le tour des raisons de
cet échec, car il est bien évident que si la politique linguistique
de Sékou Touré avait réussi, ses successeurs n’y auraient pas
touché.
Il y a tout d ’abord des raisons techniques :
— L ’absence de documents écrits pour les adultes, la rareté
des manuels pour les élèves ont fait que la planification
avançait dans le vide, sans bases solides.
— Il en va de même pour les enseignants et les moniteurs
d’alphabétisation, insuffisamment formés.
— Enfin, la réforme linguistique a peut-être dém arré trop
vite, sans que les études linguistiques préalables aient été
menées (description et transcription des langues, uniformisa­
tion des variantes dialectales, etc.).
Mais il y a aussi, et peut-être surtout, des raisons politiques
à cet échec, car on peut à la rigueur faire la classe sans
manuels, sans tableau noir, sans cahiers, mais difficilement
contre l’avis des parents et des enseignants. Le pays sortait
(Fune longue période au cours de laquelle la langue française
avait toujours été la langue de la promotion sociale, promo­
tion individuelle certes, et non pas collective, mais promotion
visible, tangible. Les parents d ’élèves en particulier savaient
lous que leurs enfants ne pourraient passer des diplômes et
« réussir » dans la vie que s’ils maniaient correctem ent cette
langue. L ’introduction des langues nationales à l’école néces­
sitait donc une campagne d’explication qui n’a pas eu lieu et ni
les parents d ’élèves, ni les enseignants, ni les élites n’ont été
convaincus du bien-fondé de cette réforme. Si l’on ajoute à
180 ÉTUDES DE CAS

cela que la division du pays en huit (puis six) zones linguish


ques posait des problèmes techniques à ceux qui, comme les
fonctionnaires par exemple, avaient à se déplacer pour dos
raisons professionnelles et risquaient de voir leurs enfants êtie
obligés de changer de langue d ’enseignement, on comprend
que le pouvoir a été la victime d ’une certaine précipitation cl
d’une conception bureaucratique de la planification linguisli
que. En cela, l’expérience guinéenne est riche d ’enseigne
m ents, même si elle n’a finalement pas rendu service à la
cause des langues africaines, tant le gouffre entre les espoirs
que certains y plaçaient et les résultats obtenus est large.

DISCU SSIO N

La Chine, l’Inde et la Guinée dont nous venons de


présenter les politiques linguistiques ont donc en commun un
certain nombre de points.
— Dans les trois cas, l’Etat est confronté à un territoire
plurilingue, et dans les trois cas on peut déceler une tendance
à la constitution d ’un monolinguisme. La Guinée, après avoir
tenté d ’organiser un E tat à huit, puis six langues nationales,
s’oriente vers le choix d ’une seule langue, l’Inde a longtemps
rêvé de pouvoir instaurer l’hindi comme seule langue natio­
nale, et la Chine, tout en respectant les langues m inoritaires,
essaie d'instituer dans la majorité han un monolinguisme pu
tong hua. C’est-à-dire que, sous-jacente à ces politiques
linguistiques, on trouve l’idée que l’E tat s’incarne dans une
nation et que cette nation s’incarne à son tour dans une
langue.
— Dans les trois cas aussi, on trouve de façon paradoxale,
car en contradiction avec la tendance vers le monolinguisme
que je viens de souligner, la consécration de la distinction
entre l’E tat et les nations qu’il englobe. La chose est claire en
Guinée où l’on différencie la langue officielle (le français) des
langues nationales (les huit puis six langues africaines rete­
nues), elle l’est également en Chine où s’instaure lentement
une coexistence entre la langue de l’E tat, le pu tong hua, et les
LA GESTION DU PLURILINGUISM E 181

hiiij'ucs des minorités nationales, et en Inde où l’on distingue


■ni h*les deux langues officielles de l’Union (anglais, hindi) et
II-, langues des différents Etats et territoires. E t cette contra-
iIm I î o d est la résultante de deux forces qui ne vont pas
ni'icssairement dans la même direction, celle de la gestion m
vivo du plurilinguisme, dont nous avons parlé dans les
i lüipitres précédents, et celle de la gestion in vitro de ce
plurilinguisme, la gestion des planificateurs. En d ’autres
U i mes, ces politiques linguistiques révèlent un double
conflit : conflit entre la pratique sociale et le pouvoir de
I I lat, d ’une part, conflit entre frontières linguistiques et
Iroutières étatiques d’autre part. Nous avons là un niveau de
pierre des langues que nous appellerons interne, la guerre qui
oppose des langues en présence dans le cadre d ’un seul Etat.
I l, derrière cette guerre des langues, se profile une lutte pour
le pouvoir : c’est la langue de la capitale, ou celle de l’ethnie
dominante, qui tente de s’imposer comme langue unique,
exclusive des autres, ce sont ses locuteurs qui tentent d’impo­
ser leur culture aux autres.
— Dans les exemples guinéen et indien, c’est-à-dire dans
les situations de décolonisation, on trouve en outre la
recherche d’une spécificité linguistique en démarquage par
rapport à l’ordre linguistique colonial. Quelles que soient les
différences entre les deux situations, le projet est en effet le
même, dém ontrer que l’on peut se passer du français ou de
l’anglais pour instituer un Etat m oderne fondé pour ce qui
concerne les structures de communication sur une ou plu­
sieurs langues locales. En cela, d ’ailleurs, ces pays n’innovent
guère puisqu’ils tentent de reproduire un modèle, celui de
l’E tat m onolingue, im porté précisément par ces puissances
coloniales dont ils veulent se dém arquer. Et nous retrouvons
ici la distinction que nous avons introduite entre le pratique et
le symbolique : l’anglais reste en Inde langue officielle pour
des raisons pratiques, on a tenté de lui substituer l’hindi pour
des raisons symboliques.
— Un autre point intéressant, dans la comparaison entre
nos trois exemples, est celui du moment où a commencé à se
182 ÉTU DES D E CAS

poser le problèm e d’une politique linguistique. Lors des


mouvem ents révolutionnaires de 1919 pour la Chine, puis
après la révolution de 1949, lors de l’occupation britannique
pour l’Inde, puis lors de l’indépendance, lors de l’indépen­
dance pour la Guinée.
C’est-à-dire que le problèm e linguistique ne se pose pas à
froid mais émerge soit dans le cadre de la constitution d ’un
E tat, soit dans celui de la résistance à un pouvoir étranger :
encore une fois, la guerre des langues n ’est jamais que l’aspect
linguistique d’une guerre plus vaste. E t si nous prenons la date
pivot de l’apparition officielle de l’E tat (indépendance, révo­
lution) comme repère, nous voyons alors que la Guinée se
sépare des deux autres pays en ceci que le problème linguisti­
que y est posé après la constitution de l’E tat, alors qu’il l’a été
avant en Chine et en Inde. Tout ceci se laisse aisém ent
résum er dans un petit tableau :

É m erg e n c e d e la q u e stio n lin g u istiq u e

avant la naissance de l’E ta t après la naissance de l’E tat

problèm es comm ent parler au peuple, gérer la vie politique, l’éd u ­


pratiques faire de la propagande, cation, la prom otion collec­
m iliter pour l’indépendance tive, réduire les m inorités,
asseoir le pouvoir de l’E tat

problèm es comm ent affirm er son renforcer l’unité nationale,


symboliques existence nationale, m arquer les frontières
s’opposer au colonialism e

Ainsi, pour ce qui concerne la Chine, la revendication


d’une guo yu en 1919 relève du symbolique, mais le pro­
gramme pu long hua après 1949 relève du pratique, même si,
linguistiquement parlant, ces deux notions sont synonymes,
correspondent à la même langue. En Inde, l’opposition entre
l’hindi et l’urdu, ou les positions pro-hindoustani de Gandhi et
Nehru étaient symboliques avant l’indépendance, mais les
débats de l’assemblée constituante sur la langue de l’Union
LA GESTION DU PLURILINGUISM E 183

étaient éminemm ent pratiques. E t ce lien entre la question


linguistique et la question étatique, illustré ici par des
exemples dans lesquels on aménage finalement un plurilin­
guisme, nous m ontre donc quel formidable enjeu constitue la
langue. Malgré la tendance au respect des langues locales, de
la diversité que nous présentent nos trois pays, se dégage une
ligne de plus grande pente, une pulsion du pouvoir vers le
monolinguisme : imposer sa langue à ses administrés.
C h a p it r e 12

ÉTUDES DE CAS :
PLANIFICATION LINGUISTIQUE
ET NATIONALISME

Nous allons m aintenant analyser deux exemples, celui de la


Norvège et celui de la Turquie, dans lesquels le problème
n ’est pas de l’am énagem ent du plurilinguisme (même si ces
pays ne sont pas vraim ent monolingues : kurde en Turquie,
lapon en N orvège...), mais de l’aménagement de la langue
elle-même. Dans les deux cas, en effet, nous trouvons une
même volonté politique de façonner la langue nationale pour
façonner le pays : c’est une certaine idée de la nation que nous
allons voir prendre forme à travers l’action sur la langue.

L E C A S D E LA N O R V È G E

Com m e dans les cas précédents, c’est un événem ent


politique qui est à l’origine du problème linguistique norvé­
gien. A près trois siècles (de 1523 à 1814) de domination sur la
Norvège, le D anem ark, engagé dans les guerres napoléo­
niennes aux côtés de la Grande-Bretagne, sera obligé par
B ernadotte d ’abandonner cette domination au profit de la
Suède (traité de Kiel, 1814). Pour éviter ce passage de
suzeraineté, le D anem ark avait cependant tenté une m anœu­
vre de dernière heure en dotant la Norvège d ’une constitution
extrêm em ent libérale dite « constitution d’Eidsvold » et d’un
parlem ent, le storting, et ces dispositions, que la Suède ne
P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E ET N A T IO N A L IS M E 185

h mettra pas en cause, vont perm ettre îes débats que nous
.liions m aintenant exposer.
I Haugen, dont les travaux sur la situation norvégienne
1«hi( autorité, distingue à cette époque cinq variétés de
Lingue :
1. Le pur danois, utilisé par quelques immigrés et surtout
l.nigue du théâtre, qui avait été dominé par les acteurs danois.
2. La langue littéraire standard, c’est-à-dire du danois
prononcé avec un accent norvégien, essentiellement utilisé à
I ccole par les enseignants et au temple par les pasteurs.
3. Le standard familier, utilisé quotidiennem ent par les
classes cultivées, compromis entre ce qui précède et ce qui
suit.
4. Le sous-standard urbain des classes populaires, variant
d’une ville à l’autre.
5. Le dialecte rural des paysans et des pêcheurs, variant de
paroisse en paroisse1.
Les locuteurs des formes linguistiques situées aux deux
extrêmes de cette classification ne se comprenaient pas, c’est-
à-dire qu’un paysan parlant son dialecte rural et un enseignant
parlant le standard littéraire ne pouvaient pas comm uniquer ;
en revanche, on se comprenait entre chacune des formes de
cette stratification et la suivante ou la précédente.
Coexistaient donc la trace linguistique de la longue dom ina­
tion danoise et la diversité des parlers populaires norvégiens.
E t les élites nationalistes voulurent effectuer une unification
du pays par la langue, afin de m arquer la différence entre ce
qui était danois et ce qui était norvégien. Deux approches du
problèm e s’affrontèrent très vite. D ’une part, Knud Knudsen
(1812-1895) proposa de se fonder sur la langue parlée urbaine
(byfolkets talesprog) et de norvégianiser la prononciation du
danois pour aller vers une « prononciation nationale norvé­
gienne » (den landsgyldige norske uttale). D ’autre part, Ivar
A asen (1813-1896) proposa de se fonder sur les dialectes

1. E . H au g en , Language Conflict and Language Planning, the Case o f M odem


Norwegian, C am bridge, H arvard University Press, 1966.
186 ÉTU D ES D E CAS

ruraux qu’il considérait comme les héritiers du vieux norvé­


gien, et il consacrera divers ouvrages à la gram m aire et au
lexique de cette langue à laquelle il donnera différents noms :
langue de notre peuple (vort almuesprog), vraie langue
populaire norvégienne (det rette norske foüksprog), langue
nationale (national sprog), langue nationale norvégienne
(norskje landsmaal) et, finalem ent, norvégien (norsk). Mais
c’est en fait le term e landsmaal qui restera pour désigner ce
qui n’était alors qu’une idée de langue, une direction de recher­
che parfaitem ent définie par l’ambiguïté en norvégien du m ot
land qui peut signifier aussi bien la campagne que le pays, en
gros la terre. E t c’est autour de cette notion que va se mobili­
ser la sensibilité « de gauche » du pays, qui entendait à la fois
lutter pour l’unification linguistique de la nation norvégienne
et contre la supériorité linguistique des classes dom inantes.
En face, du côté des partisans de Knud Knudsen, on se
mobilise autour de l’idée de rigsmaal (mot construit sur le
m odèle de l’allemand reichssprache), c’est-à-dire le standard
littéraire que ses adversaires vont, par dérision, baptiser dansk
ou dansk-norsk (danois ou dano-norvégien), et à la fin du
xixe siècle et au début du xxe siècle, le pays va être agité par
un conflit tournant autour de ce couple, landsm aal/rigsm aal.
Le débat se concentre très vite sur des problèm es de
graphie : comment éloigner l’orthographe du rigsmaal de
celle du danois, la rapprocher de la landsmaal. Ainsi, à partir
de 1905, date à laquelle la Norvège acquiert définitivement
son indépendance par dissolution de l’union avec la Suède, les
commissions linguistiques vont se succéder et les réformes
orthographiques votées par le parlem ent suivre un rythm e
parallèle (1907, 1913, 1916, 1923, 1934, 1936, etc.). Haugen
comm ente par exemple la situation de 1923 de la façon
suivante : « Deux réformes orthographiques hardies en une
décennie avaient donné à la rigsmaal norvégienne un visage
entièrem ent nouveau, qui pouvait difficilement la faire pren­
dre pour du danois » 2.

2. Op. cit., p. 103.


P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E E T N A T IO N A L IS M E 187

Mais ce n’était là qu’une partie de l’objectif, différencier


nettem ent la rigsmaal du danois : restait l’autre projet, unifier
linguistiquem ent la Norvège. C ar la traduction linguistique de
la division sociale perdurait : d ’un côté les classes dominantes
pratiquant une langue standard assez proche de la langue
écrite (rigsmaal), et de l’autre les classes populaires prati­
quant une forme plus proche des parlers locaux (landsmaal).
Quoique légèrem ent schématique, cette présentation n’est
pas très éloignée de la réalité. Elle sera en tout cas utilisée par
le Parti Communiste Norvégien qui, dans les années trente,
jouera un rôle politique im portant et ira répétant que la lutte
pour la langue populaire faisait partie de la lutte des classes.
C ar le débat linguistique, tout au long de l’histoire de la
Norvège, est inséparable du débat politique. Depuis les
prem iers écrits de Knudsen et A asen, les deux pôles linguisti­
ques dont nous avons parlés ont souvent changé de nom :
d a n sk /n o rsk , rigsm aal/landsm aal, bogssprog/landsm aal,
bokm aal/landsm aal, et enfin, aujourd’hui, bokm al/nynorsk,
mais ce couple a sans cesse représenté la même opposition
politique entre deux lignes, que l’on pourra grossièrement
définir comme une approche de droite et une approche de
gauche du nationalisme. Ainsi la réform e de l’orthographe
votée en 1938, alors que les communistes étaient très repré­
sentés au parlem ent, sera-t-elle abolie en 1941, sous l’occupa-
lion allem ande, accusée « d ’introduire la dictature de proléta­
riat dans le domaine linguistique », puis rétablie en 1945, à la
libération...
L ’anecdote suivante caractérise bien ce climat. E n 1959,
André Bjerke traduit en norvégien la comédie musicale
il’Alan Jay Lerner, M y Fair Lady, adaptée du Pygmalion de
Sliaw et, pour rendre l’opposition entre l’anglais cultivé du
professeur Higgins et le cockney « vulgaire » d’Eliza Doolit-
ile, il utilise d ’une part le bokmal et de l’autre le nynorsk : la
situation linguistique de la Norvège se prêtait parfaitem ent à
mie semblable transposition. Mais, dans le programme du
spectacle, le traducteur va écrire une présentation qui relan­
cera la polémique : « Nous avons en Norvège cette situation
188 É T U D E S D E CAS

paradoxale : c’est Eliza Doolittle qui enseigne au professent


Higgins comment il doit écrire et parler correctement sa
langue m aternelle. Dans ce pays, Eliza Doolittle ne vend pas
des fleurs sauvages sur le trottoir, elle propage des imperfec
tions de langage dans la Commission linguistique ». On aura
compris que Bjerke était un partisan de la bokmal, et il
précisait d ’ailleurs de façon très provocatrice que sa principale
source écrite pour le langage d ’EIiza avait été un ouvrage sur
la norme publié en 1957. Un exemple éclairera l’ampleur de la
polémique : là où le texte anglais faisait dire à Higgins :

« T h is is w hat the B ritish p o p u latio n


C alls an elem en ta ry éd u catio n »
(voici ce q u e la p o p u latio n b ritan n iq u e appelle une éd u c a tio n élém en ­
ta ire )
il trad u isait :
« H e r i L an d et K alles d e n n e talen
F o r d en nye laere b o k n o rm a le n »
(d an s n o tre pays on app elle ce p a rle r la nouvelle n o rm e p o u r les livres
s c o la ire s )3.

Encore une fois, tout le débat que je viens de résumer est


un débat entre élites : en 1946, un sondage G aüup destiné à
cerner l’opinion des Norvégiens sur le problème linguistique
révélait que 80 % de la population étaient pour la fusion des
deux langues, et que 75 % pensaient que cette fusion devrait
prendre pour base la bokmal. C ’est-à-dire que, si démocrati­
que soit-elle, la discussion du problème linguistique ne
reflétait pas vraim ent les positions « spontanées » de la
population, plus normative et moins anti-danoise que les
planificateurs.

L E CAS D E L A T U R Q U IE

La « révolution linguistique » turque (dil devrimi) va être,


elle aussi, le sous-produit d’événements politiques4. C’est en

3. Op. cit., pp. 265 et suiv.


4. J ’utilise ici essentiellem ent L. Bazin, « La réform e linguistique en T urquie », in
L a réform e des langues, histoire et avenir, tom e 1, Buske V erlag, H am burg 1966.
P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E E T N A T IO N A LISM E 189

r>.’J que Mustafa Kemal se fait élire président de la républi­


que, porté par un m ouvem ent nationaliste, laïque et anti-
mioman, et il va se lancer dans une série de mesures destinées
n moderniser le pays. Nous ne prendrons ici en considération
q u e celles qui concernent la langue et constituent cette
- révolution linguistique ». Le turc était alors écrit en carac­
tère arabe et la forme officielle, celle qu’utilisaient les élites,
était truffée d’emprunts à l’arabe et au persan qui la rendaient
pratiquement incom préhensible à la grande m ajorité de la
population. Mustafa Kemal va alors lancer le pays dans une
grande réforme de la langue, et son action est ponctuée de
décisions dont on trouvera ci-dessous une liste incomplète.
— Création au cours de l’été 1928 d’une commission
linguistique chargée de m ettre au point un nouvel alphabet.
La raison invoquée était que les caractères arabes ne notaient
que très mal les sons du turc : les huit voyelles brèves et les
trois longues de la langue par exemple ne pouvaient être
rendues par les trois voyelles de l’arabe et un même signe, le
waw arabe, servait à écrire o, ô, u, ü et v 5. La commission
établit donc un alphabet dit « turc », utilisant les lettres
latines et transcrivant phonétiquem ent avec une très grande
précision les phonèm es de la langue parlée.
— Cet alphabet est adopté par l’assemblée nationale en
décem bre 1928 et im m édiatem ent utilisé dans l’enseignement,
puis diffusé dans l’adm inistration qui remplacera progressive­
m ent dans ses formulaires l’ancien alphabet par le nouveau :
l’opération devait être term inée en juin 1930.
— Suppression en 1929 de l’enseignement de l’arabe et du
persan dans les écoles.
— Suite logique de la mesure précédente, obligation à
partir de 1931 de lire le Q oran en turc et non plus en arabe, ce
qui représente pour un musulman orthodoxe une véritable
hérésie puisque le texte du livre saint a été dicté par Dieu dans
la langue élue.
— Création en 1932 d ’une « Société d’Etude de la Langue

5. Op. cit., pp. 162-163.


190 É T U D E S D E CA S

Turque » (Türk Dil Kurum u), chargée de m ettre en œuvre


une « purification » de la langue, c’est-à-dire de rem placer les
m ots d ’emprunts par d’autres fondés sur des étymons turcs :
on recherchera des mots anciens et sortis de l’usage, des mots
dialectaux vivants, voire même des mots empruntés à des
langues de la même famille linguistique, comme l’azerbaïdja­
nais. .. Cette recherche utilisera beaucoup les bonnes volontés
des gens (« savants, professeurs, instituteurs, fonctionnaires,
officiers », écrit Bazin) qui envoyèrent à la Société d ’Etude de
la Langue Turque des milliers de fiches soigneusement triées
et publiées par la suite. Ainsi, en 1934, un volume de
1300 pages reposant sur l’analyse de 125000 fiches est publié
{Tamara Dergisi, « Recueil de dépouillement »), qui sera
suivi à partir de 1939 d’un Sôz Derleme Dergisi (Recueil de
Collectes lexicales »).
— Prom ulgation en juin 1934 d ’une loi obligeant les
citoyens à prendre un nom d’origine turque : c’est à cette
occasion que Mustafa Kemal, pour donner l’exemple, prendra
le patronym e d’A tatürk, « père de la Turquie ».
— Publication de dictionnaires du turc ancien et m oderne
ou d’autres langues du même groupe (kirghiz, yakoute), de
gram m aires et de manuels scolaires prenant acte de ces
réform es, d’ouvrages de vulgarisation à l’usage du grand
public, etc.
O n voit ce qu’avait de radical cette réforme, ce qu’elle avait
de provoquant aussi en terre d’Islam : le but d ’A tatürk n ’était
pas seulement linguistique, et cette « révolution » était bien
entendu la traduction linguistique d ’un combat laïque, m oder­
niste, anti-ottom an. Il dem eure qu’elle a bouleversé la langue,
et L. Bazin note que « même transcrits de l’ancien système
arabo-turc dans le nouvel alphabet turc-latin, les textes
ottom ans de la dernière période sont, dans leur grande
m ajorité, incompréhensibles pour un Turc de moins de
soixante ans n ’ayant pas suivi des cours spécialisés (de niveau
universitaire) » 6. De ce point de vue, l’expérience de la
P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E E T N A T IO N A L IS M E 191

« révolution linguistique » turque est unique dans l’histoire de


la planification linguistique.

D ISC U SSIO N

La Norvège et la Turquie ont donc ceci de commun que la


langue y a été le lieu d ’un combat la dépassant largem ent, le
révélateur d’une politique nationale.
Si la politique linguistique norvégienne a tendu, sans y
réussir, à instituer une langue nationale, c’est bien parce
qu’on attribuait à la langue à la fois une fonction d’unification
et de différenciation : avant d’être du norvégien, c’est-à-dire
d’unifier îe pays, la langue que depuis Knudsen ou Aasen on
recherchait confusément se devait de n ’être pas du danois,
c’est-à-dire de m arquer la différence du pays. C ette volonté
de s’affirm er en se différenciant, qui passe d’abord par la
graphie, avec l’idée d ’imposer la prononciation norvégienne à
la transcription de la langue, nous m ontre donc que la lutte
politique peut prendre pour terrain la forme même de la
langue. E t la « révolution linguistique » turque en est un
parfait exemple. Nous avons dit que cette action sur la langue,
qui devait en bouleverser la forme en très peu de tem ps,
devait être analysée comme le versant linguistique d’une
politique de modernisation fondée à la fois sur une opposition
aux traces de l’em pire ottom an et sur une volonté de
laïcisation. Il y avait donc dans cette réforme un véritable
coup de force contre la tradition islamique : le changement
d’alphabet, la suppression des cours d’arabe et de persan dans
les écoles, la lecture du Qoran en turc, tout cela ne pouvait
être ressenti par les religieux que comme une agression
volontaire.
Mais les enseignements des deux études de cas qui précè­
dent sont beaucoup plus larges, et beaucoup plus généraux,
comme nous allons le voir ci-dessous.
1) Prem ier point, sur lequel ces deux expériences conver­
gent, celui du rapport entre nationalisme et politique linguisti­
que : dans les deux cas, c’est une certaine idée du pays qui
192 É T U D E S D E CAS

transparaît derrière la réforme de la langue ; dans les deux


cas, il s’agit, en assurant les bases de la langue, de renforcer
celles de la nation, la Norvège voulant affirmer son existence
séparée du D anem ark, la Turquie voulant rompre avec son
passé ottom an. Si le but est le même, les moyens sont
cependant très différents. Le nombre même de réformes
successives adoptées par le parlement norvégien m ontre que
ce pays a pratiqué une gestion démocratique de sa planifica­
tion : discussions publiques, débats parlem entaires, votes,
etc. Face à ces débats, ces hésitations, ces retours en arrière,
la « révolution linguistique » turque semble aller son chemin
sans qu’aucun obstacle ne puisse l’arrêter, et il est vrai que la
situation linguistique de la Turquie a finalement plus évolué
en 15 ans que celle de la Norvège en 150 ans. Cette efficacité a
cependant un prix, qui fait justem ent la différence avec la
Norvège : nous avons en Turquie une gestion extrêm em ent
rigoureuse de la planification linguistique, et quel que soit le
m odernism e de Mustafa Kemal, quel que soit aussi l’appel à la
population qui fut lancé, en particulier pour la collecte de
données lexicales, ses méthodes de gouvernem ent étaient
extrêm em ent autoritaires : seul un pouvoir fort peut imprimer
sur la langue une m arque à la fois aussi profonde et aussi
rapide.
Nous avons vu au chapitre précédent, en particulier à
propos de l’Inde et de la Guinée, que les politiques linguisti­
ques am énageant le plurilinguisme étaient finalement am e­
nées dans les faits à confirm er la différence, souvent niée par
ailleurs, entre l’E tat et la Nation, en instituant une différence
entre la langue officielle et les langues nationales. Il est clair
qu’ici, pour la Norvège comme pour la Turquie, nous avons le
cas inverse, l’idée d’une correspondance entre l’E tat et la
N ation, d ’une double égalité E tat = Nation = Langue, et
l’idée que l’on peut agir sur l’Etat-nation en agissant sur la
langue. Du même coup, ces politiques linguistiques m ettent
en pleine lumière tout ce qui se trouve derrière le nationa­
lisme, à ceci près que la haine, le racisme, le refus de l’autre se
m anifestent ici non pas à propos de la couleur de la peau mais
P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E E T N A T IO N A L IS M E 193

¡i propos d ’em prunts lexicaux, de règles orthographiques, de


|imnonciation, d’alphabets, etc. : guerre des langues.

2) A utre point de rapprochem ent des deux politiques, la


noiion de « pureté » linguistique. En effet, dans les deux cas,
nous relevons la même recherche d’une authenticité linguisti­
que, d ’une filiation ancestrale. Lorsque Mustafa Kemal
décide de débarrasser la langue de son vocabulaire arabo-
|K-rsan, de rechercher pour rem placer ces emprunts des mots
authentiquem ent turcs, nous avons une sorte de retour aux
sources qui n’est pas dénué d’ambiguïté puisque, comme le
souligne L. Bazin :
« P ar “ tu rc ” , les artisan s de la “ révolution linguistique ” e n te n ­
daient to u te lan g u e, an cien n e ou m o d ern e , a p p a rte n an t à la fam ille
inrque : de la langue des inscriptions de l’O rk h o n aux p arlers vivants
tics T u rk estan s, du C au case , de la V olga, de la S ibérie, e tc ., en p assan t
par l’o u ïg o u r e t le tc h ag h a ta ï, sans o u b lie r, bien sû r, les d ialectes
an atoliens e t b a lk a n iq u e s » 7.

Et les recherches d’Aasen sur les dialectes ruraux et le vieux


norvégien relèvent de la même démarche, comme d’ailleurs la
volonté de fonder une nouvelle orthographe sur une pronon­
ciation authentiquem ent norvégienne, c’est-à-dire, nous
l’avons vu, non danoise. Cette recherche d’une « purifica-
lion » lexicale repose sur deux principes, tous deux discuta­
bles d’ailleurs. Le prem ier, que j ’appellerai un principe
d’antiquaire, consiste à considérer que la pureté est fonction
de l’ancienneté : « plus c’est vieux, mieux c’est ». Le second
consiste à considérer que la pureté est fonction de l’indigé-
néité : « plus c’est d’ici, mieux c’est ». Avant ces deux
principes, cependant, c’est la notion même de pureté qui est
discutable, nous y reviendrons dans un autre chapitre consa­
cré plus particulièrem ent à l’action des politiques linguistiques
sur le vocabulaire.

3) Mais, surtout, les deux exemples que nous venons de


présenter nous donnent un panorama complet des différents

7. Op. cit., p. 167.


194 É T U D E S D E CAS

dom aines dans lesquels intervient une politique linguistique


lorsqu’elle tente d ’agir sur la langue :
— La graphie : qu’il s’agisse, comme dans le cas du turc ou
du norvégien, de modifier l’orthographe ou de changer
d ’alphabet, ou comme dans le cas de nombreux pays, en
particulier africains, de donner un alphabet à des langues
jusque-là non écrites, le problèm e graphique est au centre de
bien des politiques linguistiques, et nous lui consacrerons plus
loin un chapitre particulier (La guerre des écritures).
— Le lexique : le problèm e abordé en Turquie était, nous
l’avons vu, essentiellem ent de « purification », de retour aux
sources, mais les politiques linguistiques sont plus souvent
confrontées à celui de la m odernisation du vocabulaire, de
l’adaptation de la langue à des domaines de communication
(science, enseignem ent, etc.) dans lesquels elle n’était pas
jusque-là utilisée, c’est-à-dire à un problème de néologie et
d’em prunt auquel nous consacrerons également un chapitre
(La guerre des mots).
— Les dialectes : lorsqu’une langue jusque-là dominée
accède au statut de langue officielle ou de langue nationale, le
problèm e des variantes dialectales se pose fréquem m ent, et
l’exemple du landsmaal témoigne assez bien des difficultés
que l’on peut rencontrer quand on veut unifier des formes
divergentes, norm aliser la langue d’unification. Dans l’exem­
ple norvégien, cette recherche se situait dans une ambiance
idéologique m arquée par le romantisme allemand, par l’idée
que le peuple est porteur de l’authenticité linguistique. On
trouvera ailleurs la tendance à imposer la variante dialectale
de la capitale, ou du groupe social ou ethnique au pouvoir,
mais dans tous les cas, quel que soit le principe de normalisa­
tion, le critère choisi pour décider de ce qui sera la forme
officielle de la langue, nous nous trouverons devant une
tentative (au dem eurant assez compréhensible si nous nous
plaçons du point de vue de la raison d’Etat) de ram ener le
différent au sem blable, par une sorte de coup de force
centralisateur.
— L ’environnement linguistique : le 9 décembre 1938, le s
P L A N IF IC A T IO N L IN G U IS T IQ U E E T N A T IO N A L IS M E 195

plaques de 300 rues de la ville d’Oslo étaient changées pour


respecter la nouvelle orthographe récemment adoptée, ce qui
était pour la municipalité une façon symbolique d’affirmer son
adhésion à cette réforme de la graphie, et tout au long des
réform es successives que nous avons évoquées on pouvait se
faire une idée des options politiques des journaux norvégiens
à la seule vue de l’orthographe qu’ils utilisaient. Cette
anecdote a en fait valeur plus large car, de façon générale,
toute planification portant sur la forme de la langue a besoin
d’utiliser l’environnem ent, de m ettre sans arrêt sous les yeux
et les oreilles des locuteurs le résultat des réformes adoptées.
Q u’il s’agisse des plaques des rues dont on change l’ortho­
graphe OU' la langue (comme à Alger en 1967, en pleine
campagne d ’arabisation, où les inscriptions en caractères
latins sont un beau jour passées au goudron), des plaques
minéralogiques des voitures, des panneaux indicateurs, des
enseignes de magasins, du texte du Q oran, etc., l’environne­
ment linguistique est un enjeu sémiologique im portant qui
sert de support à la planification, en même temps qu’un
révélateur de certains rapports de force non linguistiques. Il
suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les
enseignes commerciales d’une ville comme Paris, de com parer
ce que l’on peut voir dans un quartier commerçant riche et
louristique comme l’avenue de l’Opéra (enseignes en japonais
rl en anglais) et dans un quartier de travailleurs émigrés
comme Belleville (enseignes en arabe, en chinois, en hébreu).
I ,e nationalisme qui pousse certains à refuser les inscriptions
étrangères trouve son pendant dans les rapports économiques
i|iii en poussent d ’autres à afficher leur raison sociale dans la
l;mgue du client potentiel. La lutte n’est pas la m êm e, mais
<l;ms les deux cas elle s’incarne sur le terrain de la langue.
C h a p itre 13

ÉTUDES DE CAS : LA LUTTE LINGUISTIQUE


DES JIVAROS D’ÉQUATEUR

Commençons par une précision terminologique : les Jíva­


ros ne se sont jamais appelés jívaros mais shuar. En fait, le
term e « jibaro » désigne en espagnol, avec une connotation
péjorative, les paysans et a été appliqué à ce peuple vivant en
Amazonie péruvienne et équatorienne, par les premiers
arrivants ibériques, au x v f siècle. Je l’ai conservé dans le titre
de ce chapitre, par souci de communication, puisque les
shuars sont pratiquem ent inconnus en Europe, comme leur
culture, d ’ailleurs, si l’on exclut la fameuse pratique des têtes
réduites, les tsantsas ; mais je parlerai désormais de ce peuple
en leur donnant le nom qu’il se donne lui-même, shuar. Il y a,
en A m azonie, environ 150000 shuars, coupés en deux
citoyennetés par la frontière du protocole de Rio de Janeiro :
120000 sont considérés comme Péruviens et 30000 comme
Equatoriens. C’est la politique linguistique dans le domaine
scolaire de ces derniers que je vais présenter ici, en utilisant
essentiellement les notes que j ’ai prises lors d’un séjour à
Sucua, la « capitale » des shuars équatoriens, en juillet 1980 :
j ’ai pu alors avoir des entretiens avec les responsables de la
« Fédération des centres shuars », visiter des écoles et consul­
ter les nombreux docum ents que la Fédération a é d ité s1.

I. J ’ai publié une présentation de cette politique, que je reprends ici en partie»
dans « Les jívaros et les m égahertz », Les Nouvelles Littéraires, 4 septem bre 1980, et
LA L U T T E L IN G U IS T IQ U E D ES JIV A R O S D ’E Q U A T E U R 197

A l’est de la Cordillère des Andes, entre les rios Pastaza au


tit«ni, M orona à l’est et M aranon au sud, les shuars ont dans la
(met amazonienne un habitat très dispersé, des petits villages
Isolés, et l’absence de voies de communication ne facilitait
p è re les relations entre ces groupes, encore moins l’organisa-
(iun d’écoles traditionnelles. C’est pour cette raison que les
missionnaires salésiens venus évangéliser organisèrent, à
partir de 1934, un enseignem ent en internat. Ce type de
scolarisation, coupant les enfants de leur milieu familial,
permettait à la fois de les christianiser et de leur apprendre la
langue et la culture espagnoles. Deux facteurs vont peu à peu
converger pour m odifier cette politique scolaire. Le fait d ’une
part que les salésiens vont progressivem ent se sentir
concernés par la culture shuare et vont chercher les moyens
d’assurer sa survie face au modèle dominant castillan. Le fait
d’autre part que les shuars vont eux-mêmes prendre en main
leur destin. C ’est donc en 1964 que va être créée la Fédération
des Centres Shuars : élection de responsables locaux dans les
quelque deux cents centres existants (chaque centre regrou­
pant en moyenne une quinzaine de familles), qui à leur tour
élisent les responsables de vingt-quatre associations régio­
nales qui envoient leurs délégués à la Fédération. E t cette
Fédération se com porte comme un E tat shuar dans l’E tat
équatorien : elle s’occupe des coopératives de production, de
l’état civil, du cadastre et de la propriété foncière, du
développement de l’élevage, de l’éducation, de la santé, de la
vente d’objets artisanaux et folkloriques...
En 1966 naît l’idée d ’une radio shuare; grâce à l’aide
financière des missionnaires salésiens, on envoie deux jeunes

« E coles radiophoniques chez les Shuars », Le M onde diplomatique, N° 336, m ars


1982. J ’utilise en o u tre A lain D ubly, Evaluación de las escuelas radiofónicas de
Sucua, « Radio-Federacion », IN E D E S , Q uito 1973, qui ne porte que sur la prem ière
année d 'ex périen ce, R afael M ashinkiash, La educación entre los Shuar, Sucua 1976,
étu d e qui s’arrê te en 1972, avant l’introduction de la radio à l’école, Miguel A lioni,
L a vida del pueblo shuar, Sucua 1978, ouvrage d ’un m issionnaire qui a séjourné chez
les shuars de 1908 à 1912 et donne en particulier des indications sur la num ération
traditionnelle, et Solucion original a un problema actual, Federación de centros
Shuar, Sucua 1976. T ous les ouvrages publiés à Sucua le sont par la F édération des
centres shuars.
198 É T U D E S D E CAS

shuars en stage à l’école radiophonique de Riobamba, dans


les A ndes, avec l’idée qu’ils pourraient, une fois formés, gérer
une station qui, à partir de cette ville, ém ettrait vers le
territoire amazonien. Mais la Cordillère constitue une bar­
rière naturelle que les ondes ne peuvent franchir, et l’on
choisira donc d’installer en 1968 à Sucua un ém etteur : Radio-
Federacion. Pour ce faire, on sollicite l’aide internationale et
la radio sera financée par des associations humanitaires
allemandes, italiennes, néerlandaises, et par l’UN ESCO , les
shuars voulant, en m ultipliant ainsi les sources de finance­
m ent, garder le contrôle de l’argent. Les choses vont alors
assez vite :
— En 1968, cinq heures d ’émissions par jour, dans les deux
langues (castillan et shuar), du lundi au samedi : deux heures
le m atin, une à midi, deux le soir.
— En 1969, on passe à sept heures par jour, plus deux
heures le dimanche.
— En 1970, onze heures d’émissions par jour, toujours
dans les deux langues, et deux heures le dimanche. Mais ces
émissions, destinées au peuple shuar, ne changent rien au fait
qu’à l’école les enfants continuent à apprendre la langue et la
culture espagnoles.
— C’est en 1972 que le pas va être franchi : on met sur pied
un enseignement radiophonique qui va soutenir les écoles
bilingues récemment créées, les émissions étant dorénavant
continues de 5 heures du matin à 10 heures du soir tous les
jours. Dans le même tem ps, le premier ém etteur de un
kilowatt a été remplacé par trois ém etteurs, deux de 5 kw et
un de 10 kw.
L ’idée des écoles bilingues se fondait sur quelques principes
simples :
— L’enseignement en castillan est un choc psychologique
pour les enfants shuars, une coupure par rapport à leur milieu
et leur culture, et il est préférable de commencer la scolarité
dans la langue parlée en famille.
— Toutes les langues peuvent véhiculer la m odernité, au
prix d ’un minimum de planification.
LA L U T T E L IN G U IS T IQ U E D ES JIV A R O S D ’É Q U A T E U R 199

— La culture et le patrim oine shuars doivent être valorisés.


— La langue nationale, le castillan, doit également être
étudiée.
A partir de là, les shuars m ettent donc sur pied un système
scolaire qui, d ’une part, respecte le cursus national, c’est-à-
dire qu’il prépare en castillan aux examens équatoriens, et
d’autre part le double d’un cursus spécifique :
1) Les program mes sont essentiellement inspirés de la
culture et de l’environnem ent des shuars : textes de lectures
tirés de la tradition orale transcrite, étude des mythes, des
coutumes, de la langue, mais aussi de la botanique et de la
zoologie locales, ainsi que de l’artisanat traditionnel (tissage,
construction des instruments de musique, des canoës, des
ustensiles m énagers).
2 ) Les sujets de rédaction puisent directem ent dans la vie
quotidienne locale. J ’ai par exemple noté, en parcourant les
cahiers des élèves, les thèmes suivants : raconter le mythe de
la panthère noire, la vie du président de la Fédération, décrire
une assemblée shuare, une fête traditionnelle, etc.
3) On pratique des exercices de traduction entre les deux
langues, et l’enseignement de leur grammaire est extrêm e­
ment traditionnel : grammaire explicite.
Le m o d è le p é d a g o g iq u e utilisé n ’a d onc rien de
« moderne ». Dans la partie espagnole de l’enseignement, les
programmes nationaux sont scrupuleusement respectés (ceci
lait d ’ailleurs l’objet d ’un accord avec le ministère de l’édu-
cition nationale), et dans la partie shuare de cet enseigne­
ment les mêmes programmes sont adaptés aux réalités et à la
langue locales. La seule originalité de l’expérience était
ilonc à l ’origine dans son bilinguisme et son biculturalisme :
aucun autre groupe indien de l’Equateur n ’a réalisé un tel
système (alors que les quechuas par exemple sont beaucoup
fins nom breux que les shuars), et partout l’on enseigne en
espagnol.
L’introduction de la radio, à partir de 1972, constituera la
seconde originalité de ce cursus scolaire.
Au cours de l’année scolaire 1972-1973, trente et un centres
200 É T U D E S DE CAS

utilisent les émissions pour la prem ière année du primaire. En


1975-1976, les program mes radiodiffusés atteignaient la qua
trième année, et en 1980, lors de mon passage à Sucua, les
ondes de Radio Federación étaient consacrées à l’école du
8 heures à 13 heures 30, les programmes radiodiffusés cou­
vraient l’ensemble du cycle primaire et étaient captés dans
cent cinquante-trois centres. Dans chacun d’entre eux, l’insti­
tuteur est assisté d ’un « téléauxiliaire » recruté par la Fédéra­
tion, qui guide l’écoute de la radio pendant que le maître
s’occupe des élèves d’un autre niveau : l’unité pédagogique
dure quarante m inutes, vingt minutes d’écoute et vingt
m inutes d ’exploitation.
Ainsi, depuis 1972, les écoles radiophoniques se sont
développées régulièrem ent, tandis que diminuaient à la fois le
nom bre des analphabètes et celui des élèves des institutions
religieuses et des écoles d’E tat, qui toutes deux n’enseignent
qu’en espagnol. Voici les chiffres communiqués à ce propos
par la Fédération :

Nombre d ’élèves

1972 1979

Ecoles radiophoniques biculturelles 506 3419


Ecoles m onolingues religieuses 1660 500
Ecoles monolingues d ’E tat 1790 906

A nalphabètes d ’âge scolaire 1148 500

Dans les écoles biculturelles, le rapport entre les deux


langues d ’enseignem ent évolue lentement au long de la
scolarité : 90 % de shuar et 10 % d’espagnol pour les deux
prem ières années, 70 % de shuar et 30 % d’espagnol pour les
deux années suivantes et, à partir de la cinquième année de
prim aire, les deux langues sont utilisées à parité d ’horaire.
Il n’y a, dans tout cela, rien de très nouveau. La radio a été
utilisée durant de longues années au Sénégal par exemple,
lorsque la m éthode du CLAD (Centre de Linguistique
LA L U T T E L IN G U IS T IQ U E DES JIV A R O S D ’É Q U A T E U R 201

Appliquée de D akar) était appliquée dans le cycle prim aire,


r i l’utilisation de deux langues, une langue locale et une
langue nationale, n’est pas non plus une nouveauté, nous en
avons vu un exemple à propos de la Guinée. Ce qui fait
IOriginalité de l’exemple shuar est tout différent, c’est que
nous avons là une politique linguistique atypique et exem ­
plaire sur plusieurs points.
1) Elle est tout d’abord atypique par le fait qu’elle n’est pas
lice à l’E tat : politique d ’une minorité, décidée par cette
minorité et mise en œuvre par elle, la réforme scolaire
appliquée par les shuars tranche sur l’ensemble des cas que
nous avons jusqu’ici exposés (sans être pour autant unique :
nous pourrions par exemple citer les écoles organisées au pays
hasque par des militants).
2) Elle est égalem ent atypique en ceci que l’intervention
humaine sur les langues ne relève pas ici d’une forme de.
domination sociale mais au contraire d’une libération : accep­
tant le statut de langue nationale conféré au castillan, les
shuars ont tout simplement aménagé un bilinguisme entre une
langue grégaire, la leur, et une langue véhiculaire, celle de
l’E tat. C’est-à-dire qu’ils ont projeté sur leur groupe la réalité
du pays : lorsque les indiens d’Equateur se rencontrent pour
un congrès, tous, colorados, quechuas, shuars, etc., parlent
entre eux castillan, et leur problèm e est de maintenir l’usage
de leurs langues respectives dans leurs nations respectives, ce
que tentent de faire les shuars.
3) Elle est enfin exemplaire car elle montre ce qu’il est
possible de faire, elle recule les limites de l’impossible. Bien
sûr, la situation géographique de ce peuple, loin de la capitale,
difficile d’accès, explique en partie sa relative autonom ie.
Mais cela n ’enlève rien au fait que les shuars ont pratiquem ent
traité d ’égal à égal avec le gouvernement, qu’ils ont trouvé
seuls leurs sources de financement, et qu’ils donnent finale­
m ent un exemple étonnant à tous les peuples du m onde.

Il est un autre point sur lequel leur pratique est intéres­


sante, celui de l’intervention sur la langue elle-même. Car
202 É T U D E S D E CA S

chaque fois que l’on tente d ’introduire dans un système


d ’enseignement de type traditionnel une langue transcrite
depuis peu, support d’une tradition orale mais ne possédant
pas encore de métalangage pour véhiculer le discours gram­
matical, m athém atique, etc., se pose le problèm e de la
néologie, de la création de vocabulaire. O r, ici aussi, les
shuars ont réglé eux-mêmes leur problème. Je ne prendrai
qu’un seul exemple, celui de la num ération.
La num ération traditionnelle shuar était à base 5 : on
utilisait pour com pter la main (uwej), puis le pied (nawe), en
m ontrant les doigts et en les nom m ant : chikichik (un), jimiar
(« paire de doigts », c’est-à-dire deux), menaink (trois),
aintiuk (« deux paires », quatre), uwej (« main », cinq), nawe
(« pied », dix). Il y avait une appellation spéciale pour le six
(wigni), puis pour sept, huit et neuf on ajoutait aux appella­
tions de la première série la forme hiraku dont la signification
n’est pas très claire (peut-être « de l’autre main ») : jimiar
hiraku (sept), menaink hiraku (huit) et aintiuk hiraku (neuf).
On voit que ce système ne perm ettait guère de com pter au-
delà de dix, ce qui ne dénote nullement une insuffisance mais
apporte une indication intéressante de type anthropologique :
le m onde shuar était peu nom bré. L ’introduction par les
missionnaires de l’écriture, de la num ération décimale et des
chiffres, puis la création de l’enseignement biculturel, ont
imposé que ce système dans lequel on comptait à partir du
corps (le doigt, la main, le pied) disparaisse au profit d’un
autre, plus ou moins calqué sur le système espagnol. La
spécificité de la solution imaginée par les shuars réside dans le
respect qu’elle m ontre de la tradition en désignant les chiffres
m anquants par référence à leur forme graphique. Ainsi le six
a-t-il été baptisé ujuk (c’est-à-dire « queue de singe », que
rappelle le 6 par sa form e), le sept tsenken (nom d’un
instrument aratoire en form e d’un sept sans barre, 7), le huil
yarusk (nom de la fourmi en shuar) et le neuf nsumtai (nom
de l’index, doigt utilisé pour se peindre sur le visage des motils
décoratifs en forme de 9). Le cent est désigné par washin
(nom d ’une nasse utilisée pour la pêche) et le mille p;u
L A L U T T E L IN G U IS T IQ U E D E S JIV A R O S D ’É Q U A T E U R 203

nupanti (« beaucoup »). La num ération décimale fonctionne


alors ainsi :
1 . chikichik
2. jimiar
3. m enaink
4. aintiuk
5. uwej
avec jusqu’ici les appellations traditionnelles, puis :
6 . ujuk
7. tsenken
8 . yarusk
9. nsumtai
10 . nawe
11 . nawe chikichik
12 . nawe jim iar, etc.
2 0 . jim iara nawe
2 1 . jim iara nawe chikichik, etc.
Pour 30, 40, on dira « trois pieds » (menainka nawe),
« quatre pieds », pour 110 washin nawe, 11 washin nawe
chikichik, etc.
Nous nous trouvons donc devant une double transform a­
ron : passage d’une part d’une gestualité à une picturalité (on
comptait en m ontrant les doigts, on écrit m aintenant), et
d'autre part d ’un système à base cinq à un système décimal.
I.e corps était au départ la mesure de toute chose, comme
dans un grand nom bre d’autres cultures : on a même relevé
dans le détroit de Torrès, entre l’Australie et la Nouvelle-
( minée, un système qui, en faisant par désignations succes­
sives l’inventaire des différentes articulations du corps, per­
mettait de com pter jusqu’à 332. Mais la num ération à base
dix, introduite par la colonisation espagnole, a été perçue du
point de vue pictural, un pictural étranger qu’il fallait ram ener
l>our le nom mer à une expérience quotidienne. Et la solution

/ Système décrit par W yatt G ill, cité par Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions
»i,ulules dans les sociétés inférieures, Paris 1951, pp. 209-210. Pour ce qui concerne
i'hr, lurgement les systèm es de num ération, voir G eniève G uitel, Histoire comparée
</< \ numérations écrites, Paris 1975.
204 É T U D E S D E CAS

n ’a pas été cherchée du côté d’une logique interne de U


langue (en partant par exemple de la forme traditionnelle
hiraku) mais du côté d’une logique externe, en jouant sur l.i
form e écrite des chiffres : le 7 ressemble à un instrumcni
aratoire, le 8 ressemble à une fourmi, etc.

On voit la valeur politique du cas shuar, qu’il faut apprécier


à la lumière du sort réservé aux autres cultures indiennes
d ’A m érique du Sud et, plus largement, aux minorités cultu
relies à travers le monde. Dans le meilleur des cas, en effet, la
guerre des langues se traduit par une partition de classes
d ’âge : les enfants apprennent, à l’école, la langue nationale,
souvent héritée d’une époque coloniale, tandis que les adultes
apprennent éventuellement à écrire une langue locale. El
cette situation, si elle n’évolue pas vers l’introduction des
langues locales à l’école, implique que les langues premières
soient peu à peu limitées à des fonctions uniquem ent gré­
gaires, repoussées vers un usage familial, avec, à term e, un
risque de disparition. En particulier, le fait que les enfants
n’apprennent pas à écrire la même langue que leurs parents
creuse entre eux un fossé qui pourrait, en une ou deux
générations, être fatal à la langue première.
Les shuars ont pour leur part adopté une solution radicale
(pas seulem ent d’ailleurs dans le domaine linguistique, mais
aussi dans la gestion de leur économie, de leurs terres, etc.),
et se sont donné les moyens techniques de cette solution. Ce
microcosme de politique linguistique et de planification est à
ce titre exemplaire : il nous montre que les empires linguisti­
ques qui se constituent lentement à travers le m onde, qu’ils
soient francophones, anglophones, russophones ou hispano­
phones, ne sont pas une fatalité et qu’il est possible de lutter
pour un espace de différence dans cet univers tendant vers
l’uniform ité.
C h a p it r e 1 4

POLITIQUE LINGUISTIQUE
ET IMPÉRIALISME :
L ’INSTITUT LINGUISTIQUE D’ÉTÉ *

Nous avons, dans les trois chapitres précédents, analysé des


( as de politiques linguistiques menées dans leur grande
majorité par des Etats (la Chine, l’Inde, la Guinée, la
l urquie, la Norvège), et dans un cas (les shuars) par une
minorité nationale d’un E tat. Je voudrais aborder m aintenant
mi cas de figure un peu différent, celui des politiques
linguistiques par délégation, c’est-à-dire des politiques menées
au sein d ’un Etat et au nom de l’Etat, par un élém ent
extérieur à l’E tat, 1’ « Institut Linguistique d ’Eté ».

PRÉSENTATION G ÉNÉRALE

Le « Summer Institute of Linguistics », créé en 1934 par le


pasteur presbytérien Cameron Townsend et légalisé en 1942
dans l’E tat de Californie, tire son nom du fait qu’il organise
chaque été, dans différents pays, des stages de formation à la
description linguistique, son but initial étant d’une part de
décrire les langues non décrites du monde (c’est dire qu’il se
proposait d’intervenir essentiellem ent dans ce que nous
appelons aujourd’hui le tiers m onde), et d ’autre part de
traduire la Bible dans ces différentes langues. A cet effet, en

* Version élargie et enrichie d ’un texte publié en 1981 dans Le M onde D iplom ati­
que, « Evangélisation et Im périalisme Culturel ».
Le Sum m er ïn stitu te o f L inguistics dans le m onde
(entre parenthèses, la date d ’arrivée dans le pays)

M E X IQ U E (1935), 372 personnes.


P E R O U (1945), 234 personnes. En avril 1976, le gouvernem ent de
M orales Berm udez ordonne au SIL de quitter le pays, mais il
reviendra ensuite sur sa décision et signe en janvier 1977 un nouveau
contrat de cinq ans.
E Q U A T E U R (1952), 100 personnes.
G U A T E M A L A (1952), 91 personnes.
H O N D U R A S (1960), 4 personnes.
B O L IV IE (1955), 115 personnes.
B R E SIL (1956), 302 personnes. En novem bre 1977, sur ordre du
m inistère de l’intérieur, le SIL doit se retirer des aires tribales, en
conservant des bases à Porto-V elho, Culaba, Belem et M anaus.
C O L O M B IE (1962), 217 personnes.
PA N A M A (1970), 17 personnes.
SU RIN A M (1967), 20 personnes.
C H ILI (1977).
PH IL IPPIN ES (1953), 251 personnes.
P A PO U A SIE -N O U V E L L E G U IN E E (1956), 546 personnes.
V IE TN A M DU SUD (1957)* 66 personnes qui quitteront le pays en
1975 à la chute du gouvernem ent de Saigon.
C A M B O D G E (1971), 2 personnes qui quittent le pays en 1975, lors de
la chute de Lon Nol.
A U S T R A L IE (1961), 82 personnes.
ILES SA LO M O N (1977).
IN D E (1966).
N E PA L (1966), 83 personnes, toutes expulsées par le gouvernem ent en
1976.
IN D O N E SIE (1971), 81 personnes.
M A L A ISIE (1977).
E T H IO P IE (1973).
SO U D A N (1974).
K EN Y A (1977).
T C H A D (1977).
G H A N A (1962), 46 personnes.
N IG E R IA (1962), 71 personnes que le gouvernem ent rem placera en
1976 par des citoyens nigérians.
C A M E R O U N (1967), 71 personnes.
T O G O (1967), 65 personnes.
C O T E D ’IV O IR E (1970), contrat avec l’université d ’A bidjan.
H A U T E -V O L T A (1974), 57 p e rso n n e s1.

1. Ces chiffres sont cités dans E l I L V en M exico, Colegio de etnologos v


anîhropologos sociales, M exico 1979.
L ’IN S T IT U T L IN G U IS T IQ U E D ’É T É 207

1942, Townsend crée une organisation jumelle, la Wydcliffe


Bible Translators, l’ensemble SIL-WBT se consacrant à
l’évangélisation et à l’éducation des indigènes un peu partout
dans le m onde. A titre indicatif, on trouvera dans le tableau
ci-contre un état de sa présence dans le monde en 1978 : 3700
personnes travaillant dans 29 pays d’Afrique, d ’Am érique
latine, d’Asie et d’Océanie sur 675 langues.
Placé sous la responsabilité scientifique du linguiste et
missionnaire américain Kenneth Pike, l’institut, comme on le
voit dans le tableau, est donc installé dans un certain nombre
de points stratégiques dans le m onde, dont il a été parfois
obligé de partir (Brésil, Népal, Vietnam, C am bodge...), en
particulier lorsqu’un gouvernement favorable aux Etats-Unis
d’A m érique était déchu, détail qui ne manque pas d’intérêt.
En 1947, le groupe SIL-WBT se dote d ’un im portant
instrument logistique, le Jungle Aviation and Radio Service
(JA A R S), qui gère les transports aériens, les communications
radios et la maintenance du matériel dans tous les endroits où
les missionnaires-linguistes sont installés. Le JA A R S donne
au SIL-W BT une grande autonomie de transport et de
communication : il a dans certains pays obtenu le droit de
survol du territoire, lui perm ettant d’aller directem ent des
USA à ses bases missionnaires, sans passer par un aéroport
local (ni, par conséquent, une douane locale).
Dans les pays qui apparaissent dans le tableau ci-contre, le
SIL travaille soit en accord avec le gouvernem ent, soit en
relation avec une université, ses membres étudient les langues
locales, publient (dans la grande majorité des cas en anglais)
des textes scientifiques sur ces langues, alphabétisent dans
certains cas les indigènes et, bien sûr, traduisent la Bible dans
ccs langues. Dans l’ensemble, le SIL mène donc de front une
campagne d’évangélisation, d’alphabétisation, et une activité
scientifique dont on peut suivre les résultats à travers ses
publications, et s’apparente à ce titre à d’autres organisations
humanitaires qui interviennent un peu partout dans le m onde,
ou du moins s’apparenterait s’il n’y avait les différents
problèmes que nous allons maintenant présenter.
208 P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E ET IM P É R IA L IS M E

LES P R E M IÈ R E S C R IT IQ U E S

C ’est en Colombie que des voix commencent à s’élever


contre les pratiques du SIL-W BT-JAARS. Le général José
Joaquim M atallana, directeur de la Sécurité colombienne,
déclare en 1974 devant le congrès que le groupe « se livre au
trafic d'émeraudes à Tunebia, au trafic de stupéfiants dans les
plaines orientales, à la recherche et à l'exploitation des res­
sources naturelles, à la stérilisation chirurgicale et au contrôle
o b lig a to ire de la natalité dans les c o m m u n a u té s de
VArauca... » Et un an plus tard, le député colombien Napo­
léon Peralta dénonce devant le même congrès, le 14 octobre
1975, l’existence d’une base militaire nord-américaine dans la
Sierra de la M acarena, avec pour appui logistique la base SIL
de Lomalinda.
Les dénonciations se répandent alors à travers le continent.
Au Pérou, en 1975, le bruit court que le SIL va être expulsé
incessamment par le gouvernem ent, après une longue cam­
pagne de presse lui prêtant des contacts avec la CIA et
l’accusant d ’exploiter directem ent l’or et l’uranium. Au Mexi­
que, le 8 octobre 1975, un groupe d’anthropologues, de
sociologues et d ’étudiants travaillant dans les régions
indiennes dénoncent les activités du SIL dans un texte envoyé
au président de la république et connu sous le nom de
Denuncia de Patzcuaro. En novembre 1975, la presse équato-
rienne titre prudem m ent « La Colombie met fin au contrat
avec une organisation américaine qui opère aussi en Equa­
teur » 2, tandis que le départem ent d’anthropologie de l’Uni-
versité catholique de Quito publie en février 1976 un docu­
m ent d’une dizaine de pages, Qu'est-ce que Vlnstitut linguisti­
que d'été ?, dénonçant le rôle joué par le SIL en E quateur, en
particulier dans sa base amazonienne de Limoncocha.
En fait, pour ce qui concerne la Colombie, le président de
la république, Alfonso Lopez Michelsen, avait déclaré le
14 février 1975 qu’il allait se débarrasser peu à peu des

2. E l Com m ercio, 21 novem bre 1975.


l ’i n s t i t u t l i n g u i s t i q u e d ’é t é 209

missionnaires du SIL et les remplacer par des chercheurs


colombiens; mais un an plus tard, le 14 février 1976, le
ministre de l’éducation, H ernando D uran, envoie à Cam eron
Townsend une lettre de soutien dans laquelle il lui renouvelle
sa confiance3. On assiste à un scénario semblable au Pérou
où, après avoir constitué en janvier 1977 une commission
d’enquête, le gouvernem ent déclare le 2 avril que le pays « a
besoin du travail des linguistes du SIL ». Au Brésil par contre,
le 23 novembre 1977, le gouvernem ent annonce qu’il refuse
de renouveler les visas de 150 missionnaires du SIL-WBT. En
Colombie, en septem bre 1978, on accuse le SIL-WBT-
JAARS d’opérer avec des avions fournis par l’arm ée am éri­
caine et pilotés par des vétérans de la guerre du V ietnam 4,
etc.
Je ne cite ici que certains points marquants d’une campagne
qui, en quatre ou cinq ans, dans cinq ou six pays d’A m érique
latine et centrale, accuse le groupe SIL-W BT-JAARS :
— d’avoir des liens avec la CIA ;
— d ’organiser, sous prétexte de centres de form ation, des
camps d ’entraînem ent à la lutte anti-guérilla (en particulier en
Colombie et au Mexique) ;
— de trafiquer l’or, l’uranium , les émeraudes, la drogue ;
— de pratiquer la stérilisation forcée des Indiens ;
— d’avoir des liens avec la recherche pétrolifère am éri­
caine, etc.
A ces accusations graves, et ne reposant finalement que sur
des présom ptions, s’ajoutent des reproches moins spectacu­
laires mais à la fois aussi importants et mieux fondés :
— Le but prem ier, avoué, du SILAVBT est d'évangéliser
les Indiens et de traduire la Bible, ce qui certes perm et un
certain travail scientifique sur leurs langues mais en même
temps occulte les cultures locales : l’évangélisation opère
comme un véritable rouleau compresseur.
— Ce prosélytisme crée une guerre de religion factice entre

3. L ettre publiée dans E l Espectator, B ogota, 20 février 1976.


4. D épêche IPS, 20 septem bre 1978, B ogota, Colombie.
210 P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E E T IM P É R IA L IS M E

é v an g élistes et catholiques au sein des com m unautés


indiennes, les Américains (évangélistes) et les Espagnols
(catholiques) se disputant les « clients ». A ce propos, j ’ai
m oi-mêm e noté en E quateur, en juillet 1980, lors d’un stage
de form ation de moniteurs d ’alphabétisation, que toutes les
oppositions théoriques, politiques ou pédagogiques qui appa­
raissaient se ram enaient en fait à des oppositions religieuses et
que les Indiens évangélistes s’opposaient à la politique du
gouvernem ent parce qu’elle était soutenue par des catholi­
ques. Chez les shuars, à la même époque, j ’ai recueilli une
chanson caractéristique de cette guerre de religion, lancée
trente ans avant par les catholiques, alors qu’un pasteur
protestant voulait s’installer sur place. Un « chœur de com­
bat » allait, devant le tem ple, chanter : Protestantes non
mentais, Vuestra Iglesia no es de Cristo, Cada recto que
form ais, Obra fu e de algun ministro, Soy cristiano, soy
catolico, apostolico hasta m o rir...5.
— Le SIL opère dans le plus grand mépris des cultures
locales : au M exique, il interdit aux Indiens la consommation
des « animaux immondes » qui sont leur principale nourri­
ture ; chez les Aucas d ’E quateur, il remplace les boissons
ferm entées traditionnelles (du type chicha) par du Coca Cola,
etc.
— Pour changer de continent, il est intéressant de rappor­
ter le témoignage dA n g ela Gilliam sur le SIL-WBT en
Papouasie-Nouvelle G uinée6.
L ’auteur décrit tout d ’abord la base de Ukarum pa, occupée
par les missionnaires, qui « ressemble à une base de l’US
A rm y avec son PX » (sorte de cantine militaire en forme de
superm arché vendant des produits américains). Puis elle
analyse le travail du SIL : « Le gouvernement national
n’ayant pas fondam entalem ent changé la politique linguis­

5. « P ro testan t, ne m entez pas, votre église n’est pas du Christ. C haque curé que
vous form ez est d ’un autre m inistère. Je suis chrétien, catholique, apostolique jusqu’à
m ourir. »
6. A . G illiam , Language and « D evelopm ent » in Papua New G uinea, Dielectical
A nth ro p o lo g y, 8, 1984, pp. 309-312.
L ’IN S T IT U T L IN G U IS T IQ U E D ’É T É 211

tique coloniale, les visées des agences coloniales d ’avant


l’indépendance — églises et administration coloniale — qui
a m en èren t le SIL-W BT en Papouasie-N ouvelle G uinée
dem eurent... » 7. Surtout, elle souligne le déséquilibre éton­
nant entre les publications du SIL en anglais et dans les
langues locales : « Le travail linguistique à tonalité scientifi­
que est écrit en anglais, ce qui renforce la réputation
internationale de l’auteur en tant qu’expert, les quelques
œuvres écrites dans les langues de Papouasie-Nouvelle G ui­
née nouvellem ent transcrites sont parfois des manuels de
langue pour débutants ou des livres sur la nutrition, parfois
des livres de devinettes et de sermons » 7. D ’un côté, dit-elle,
on trouve en anglais le code technique des linguistes (par
exemple Barai Derivationai Opérations vs Universal Passivi-
zation and Antipassivization), de l’autre, dans les langues
locales, des textes paternalistes et creux (Comment vivaient les
juifs et autres coutumes bibliques...). Elle conclut : le travail
central .du SIL-WBT n’est pas d ’engager un débat sur la
politique linguistique du pays, mais de convertir et de diffuser
la Bible.

Face à ces critiques convergentes, le SIL a bien entendu


réagi, dans des documents voulant dém ontrer sa bonne foi, en
particulier Exposicion de la filosofia y los metodos del Instituto
l.inguistico de Verano en el Peru (août 1976) et Instituto
l.inguistico de Verano en Ecuador (décembre 1979). Et si les
attaques que je viens de résumer ne sont pas toujours très
précises, les réponses aux « calomnies » brillent par leur
vague.
Ainsi, dans le docum ent publié à Quito, affirme-t-on :
— Que l’entrée des territoires où travaille le SIL est libre,
sauf lorsque la sécurité des visiteurs n’est pas assurée (faut-il
¡appeler qu’il s’agit là de territoires équatoriens ?).
— Q ue le règlement intérieur du SIL interdit à ses mem­
bres tout contact avec des services de renseignement.

/. Op. cit., p. 31L


212 P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E E T IM P É R IA L IS M E

— Que le SIL ne cherche à imposer aucune religion (mais


le texte oublie ici que le SIL est étroitem ent lié au W BT, pom
ne pas dire confondu avec lui).
— Q u’aucun membre du SIL ne pratique le trafic de la
drogue.
Ces réponses, se situant sur le plan des principes généraux,
ne peuvent faire oublier un certain nombre de questions. Pai
exemple, le m ajor H erber Brusow, un des responsables en
1980 du SIL en Colombie, est-il ou non le même homme qui,
en Bolivie, fut impliqué dans la liquidation de Che Gue-
v a ra 8? Et que penser de ce texte, publié par le SIL lui-même
en 1959 :

« Pour atteindre Pâme de l ’Indien, il faut com prendre sa psychologie,


et ceci se fait au m oyen de sa langue. Pour gagner l ’O riente, pour
exploiter ses richesses économ iques, il faut incorporer VIndien à la
culture nationale. L e prem ier pas dans ce processus est /’alphabétisation,
au cours de laquelle l'indigène apprend à écrire et à lire sa p ro p re langue
qui sert de p o n t vers un apprentissage de l’espagnol » 9.

On a du mal, d ’une part, à croire qu’il traduit un désintérêt


pour les richesses économiques du sous-sol (l’O riente est, en
E quateur, la région amazonienne pétrolifère) ; on y voit,
d’autre part, que l’alphabétisation dans les langues indiennes
est conçue comme devant faciliter l’apprentissage de l’espa­
gnol. Et lorsqu’on lit, à la première page du même docu­
ment : « Le SIL a maintenu depuis sa fondation une indépen­
dance absolue face à toute entité gouvernementale, politique ou
ecclésiastique », on se dit qu’à tout le moins le WBT est une
fois de plus vite oublié : la traduction de la Bible et
l’évangélisation sont-elles vraiment compatibles avec une
indépendance « absolue face à toute entité... ecclésiasti­
que » ?
En fait, il est évident que le premier but du SIL-WBT est
d ’évangéliser, et cela n ’est après tout pas criticable si ce

8. Inform ation donnée par le journal mexicain El Dia (19 juillet 1979).
9. Estudios acerca de las lenguas Huarani (Auca), Shimigae y Zapata, SIL, Q uito
1959, p. 3.
l ’i n s t i t u t l i n g u i s t i q u e d ’é t é 213

innsclytisme s’accompagne du respect des cultures locales,


l'mir le reste, il est difficile de vérifier les différentes
mviisations qui, par définition, concernent des domaines
lions. D ’où vient par exemple l’argent du groupe? Qui
finance les missionnaires, leurs avions, leurs radios, leurs
iuslallations? Des fondations philanthropiques, répond le
document de Q uito, citant l’Evangelische Zentralstelle für
I nlwicklungshilfe (R FA ), le C ID A (Canada), l’USAID
(USA) et le Rotary International. O r, pour ne prendre qu’un
de ces organismes (et ce que j ’écris sur lui n’a pas à rejaillir sur
les autres), l’Agence américaine pour le développement
mlernational (U SA ID ), le moins que l’on puisse dire est qu’il
.1 parfois un com portem ent trouble. Philip Agee, un ancien
agent de la CIA qui a consigné dans un livre ses souvenirs,
explique que les missions d ’aide technique de l’ICA (qui a
précédé l’USAID) com portent souvent des techniciens am éri­
cains qui travaillent avec les services de police locaux, et il
ajoute : « Les missions de sécurité publique sont très utiles à la
CIA car elles servent de couverture aux agents qui sont envoyés
pour travailler à plein temps avec les services de renseignement
de la police... » 10. Q uant aux liens du SIL avec la recherche
pétrolifère américaine, l’exemple suivant les éclairera quelque
peu.

L E CAS D E L ’É Q U A T E U R

Le Summer Institute of Linguistics est installé en E quateur


depuis 1952 et il en sera chassé par le gouvernement, après
diverses péripéties, en 1982. Il s’est installé en Amazonie,
dans le centre de Limoncocha, où il possède 1287 hectares
concédés par l’E tat équatorien pour une période de 50 ans,
sur lesquels il a construit logements, bibliothèque, bureaux,
clinique, aéroport, ateliers de m aintenance, installation radio,
station m étéorologique, terrain de golf, école privée pour les
enfants du personnel, etc., une véritable base im portant
directem ent sa nourriture des USA par ses propres avions. Le

10. P. A gee, Journal d ’un agent secret, Paris 1976, p. 61.


214 P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E E T IM P É R IA L IS M E

contrat signé avec le gouvernem ent équatorien donnait d ’ail­


leurs au SIL une grande liberté :
— Libre entrée des membres du SIL sur le territoire.
— Exonération totale d’impôts présents et à venir sur tout
le m atériel im porté.
— Permission de revendre le matériel automobile sur place
après quatre ans d ’utilisation.
— Permission aux avions du SIL (c’est-à-dire de la
JA A R S) de survoler le territoire équatorien.
— Exonération totale d’impôts sur les biens possédés par le
SIL, etc. u .
En échange, précise le texte officiel de cette convention, le
SIL doit œuvrer au développement des langues locales
d’Am azonie, étudier le folklore, la flore, la médecine tradi­
tionnelle.
Je n’ai trouvé nulle part la moindre évaluation officielle du
travail du SIL, mais j ’ai en revanche trouvé un document
élaboré par le C entre d’Alphabétisation de la Faculté catholi­
que de Quito qui donne la liste d’un certain nombre de griefs à
l’encontre du SIL :
— On n ’aurait publié, à Limoncocha, que quelques études
linguistiques partielles sur les langues des Indiens.
— Il n’existe aucun matériel pour l’alphabétisation des
adultes.
— Le SIL assure la commercialisation de l’artisanat, ven­
dant les objets trois fois plus cher qu’il ne les paie aux Indiens.
— Il a transform é Limoncocha en centre touristique, en
liaison avec le Flotel Orellana, un bateau qui prom ène des
touristes sur l’Amazone.
Mais il y a plus grave. L ’avion étant le seul moyen d’accès à
Limoncocha, et seuls les avions du SIL assurant à l’époque la
liaison avec l’extérieur, c’est l’institut qui a introduit dans la
région les sociétés nord-am éricaines de recherche pétrolifère.
E n 1964, il introduit le prem ier géologue américain venu

11. Registro Oficial, organo del gobierno del Ecuador, 19 mai 1971, convention
signée p ar J.-M . V elasco Ib arra, alors président de la république.
l ’i n s t i t u t l i n g u i s t i q u e d ’é t é 215

prospecter et, depuis 1972, la Texaco Gulf exploite le pétrole


de l’O riente en utilisant l’infrastructure (en particulier les
avions et la radio) du SIL. Un coup d ’œil sur la carte m ontre
d ’ailleurs qu’il y a une étrange coïncidence entre les zones
d ’im plantation du SIL et les zones d’exploitation de la Texaco
G ulf... M ais, selon le texte publié à M exico12, le SIL aurait
travaillé en E quateur pour quatre compagnies nord-am éri-
caines : deux s’intéressant à l’exploitation du bois, la Georgia
Pacific et la Boise Cascade, et deux s’intéressant au pétrole, la
Texaco G ulf et la Shenandoah Oil.
Cela fait, évidemment, beaucoup de coïncidences, et il est
difficle de croire au total désintéressement du SIL. Que
penser, dès lors, des autres accusations? Il est vrai que les
pays d ’A m érique latine sont soumis à une telle pression, à
tant de coup d ’Etats fomentés avec l’aide des services secrets
nord-am éricains, qu’une certaine paranoïa peut les pousser à
voir la main de la CIA dans n’importe quelle organisation US.
Mais il y a dans ces faisceaux de données trop de convergences
pour que l’on puisse accepter cette seule explication.

Q U E L L E P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E ?

N otre problème est cependant ailleurs : non pas de savoir si


le groupe SIL /W B T /JA A R S est ou n ’est pas une émanation
de la C IA , mais plutôt de se demander quel type de politique
linguistique il développe.
Prem ière rem arque : sous couvert de décrire les langues
locales, le SIL utilise le plus souvent l’alphabétisation comme
moyen de faciliter l’apprentissage de la langue officielle (le
docum ent de 1959 cité plus haut est de ce point de vue très
explicite). C ’est-à-dire qu’il se situe dans une perspective que
nous dirons « jacobine », en même temps qu’il pratique une

12. E l Ï L V en M exico, op. cit., reprenant un texte de Scot R obinson, « Fullfilling


the Mission : N orth Am erican Evangelism in E cuador », in H valkof et A aby,
Înîroducing G od in the Devil's Paradise, annoncé com m e « sous presse » et qui doit
correspondre à H valkof et A aby, ls G od an Am erican ? A n Anthropological
Perspective on the Missionary W ork o fîh e Sum m er Institute o f Linguistics, D enm ark
1981, cité en bibliographie par A. Gilliam (voir note 6).
216 P O L IT IQ U E L IN G U IS T IQ U E E T IM P É R IA L IS M E

sélection des fonctions : la langue grégaire pour la religion (on


traduit la Bible dans les langues locales), la langue officielle
pour le reste. Introduisant les langues locales au tem ple, il les
exclut donc de la cité, m énageant une voie royale aux langues
officielles.
Deuxième rem arque : le choix de politique linguistique que
je viens de résum er est celui du SIL et non pas des E tats avec
lesquels il a signé des conventions. O r ce problèm e est
fondam ental. Les différents pays d’Amérique latine, d’Asie et
d ’Afrique dans lesquels le SIL est implanté sont confrontés à
un énorm e problèm e de planification linguistique : faut-il
choisir comme langue nationale l’ancienne langue coloniale
(français, anglais, espagnol, portugais), ou au contraire intro­
duire les langues locales, celles que parle réellem ent le
peuple, dans la vie publique et l’enseignem ent? Nous en
avons vu des exemples dans les chapitres précédents. Peu de
pays ont à ce jour choisi, et l’on voit le plus souvent la
situation coloniale perdurer. O r le SIL risque de jouer en ce
dom aine un rôle central, pour lequel il n’est pas vraiment
m andaté. Je parlais en début de chapitre d’une p o litiq u e par
d é lé g a tio n , on com prend ici le sens de cette expression : l’Etat
laisse faire ce que peut-être il ne peut pas ou n ’ose pas faire
lui-même.
La troisième rem arque concerne l’idéologie véhiculée par
les textes du SIL /W B T , en particulier les textes rédigés en
langues locales et distribués aux indigènes. On trouve dans
l’ouvrage déjà cité, E l I L V en Mexico, une analyse de ces
textes dont il ressort un certain nombre de traits constants :
— U ne tendance à renforcer l’individualisme, le sens de
l’effort solitaire, et à bannir toute idée de coopération, de
solidarité sociale : le groupe n’existe qu’en référence à la
punition et à la vengeance.
— U ne présentation idéalisée des appareils politiques,
administratifs et répressifs de l’E tat mexicain.
— U ne présentation des USA comme expression la plus
achevée de la société idéale, produite par « le peuple choisi
par Dieu ».
L ’IN S T IT U T L IN G U IS T IQ U E D ’É TÉ 217

— L ’introduction d ’une morale rigide et puritaine.


— La volonté de dénigrer les « tribus » au profil d’un idéal
de société nationale dans laquelle l’Indien doit s’insérer,
d e . 13.
En Am azonie E quatorienne, les Shuars dont nous avons
dejà parlé n’évaluent pas la présence du SIL de façon plus
positive. A près avoir souligné l’intérêt du travail linguistique
des missionnaires, un document de la Fédération reproche
;mx missions évangéliques et au SIL « d ’avoir été un facteur
de division et de désintégration », d ’avoir mené une guerre
idéologique constante aux catholiques (les calomnies étaient
réciproques, dit le document, jusqu’à Vatican II, puis sont
restés le fait des évangélistes), en bref d’avoir eu une action
contraire à l’objectif d’unification du peuple sh u a r14. Et il est
intéressant de noter au passage que jamais ce texte ne dissocie
les linguistes du SIL des missionnaires évangélistes.
On voit que s’il est difficile d’affirmer que l’ensemble SIL/
W B T /JA A R S a des liens directs avec la CIA, il n’en demeure
pas moins que son action déborde largement du cadre auquel
il prétend lui-même se limiter. Le groupe mène en différents
points du globe un politique linguistique qui, sous couvert
d’agir en faveur des langues locales, travaille en fait pour le
pouvoir central, lam inant les cultures, les coutumes, les
croyances des groupes minoritaires, au profit de l’idéologie de
l’E tat. Il m ène par ailleurs de front une campagne de
prosélytisme fëiigiëüx et une campagne de propagande pour
le m odèleam ëricain. E t, sur tous ces points, il agit finalement
par délégation, au nom des pouvoirs locaux, ce qui constitue
un rêve pour les services secrets US s’ils jouent un quelconque
rôle dans cette entreprise. Ainsi, si ces linguistes-là riment
avec impérialistes, leur impérialisme est ambigu : celui des
Etats-U nis, sans doute, mais aussi celui du pouvoir central,
dans chacun des pays concernés, qui se décharge sur eux
d’une planification qu’il ne peut mener à bien lui-même.

13. Op. cit., pp. 17-18.


14. Soîucion original a un problem a actual, Federacion de Centros Shuar, Sucua
1976, pp. 109-110.
C h a p itr e 15

LA GUERRE DES ÉCRITURES

L ’écriture est une représentation graphique de la langue, un


moyen de conservation de la parole, et à ce titre elle constitue
un instrument de communication au second degré. Quoi de
plus technique, donc, que la fixation d ’une orthographe ? Une
langue n’est pas transcrite, les linguistes étudient sa phonolo­
gie, imaginent l’alphabet le plus cohérent possible, le mieux
adapté aux sons de la langue, le proposent aux décideurs qui,
comme il se doit, décident, on imprime des manuels d’alpha­
bétisation, des brochures, bref, nous avons là le scénario
classique d ’une planification linguistique telle qu’on peut
l’imaginer théoriquem ent. E t nous pourrions en conclure que
la fixation d’un alphabet est à la fois chose technique et
neutre. Mais il n’y a là qu’apparence et nous allons voir que la
forme de notation graphique de la langue peut être un enjeu
idéologique et politique.

l ’e x e m p l e des a l p h a b e t s m a n d in g

Malgré une opinion répandue, selon laquelle les langues


africaines relevaient toutes de la tradition orale et n ’ont connu
l’écriture que par le colonisateur, on sait aujourd’hui qu’un
certain nombre d ’entre elles étaient déjà transcrites avant
l’ère coloniale. D éjà au siècle dernier, S. Koelle décrivait une
LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S 219

écriture de la langue v a ï1, D. W estermann signale en outre


des écritures pour les langues bassa, nsibidi et noum 2, et plus
récem m ent D. Dalby a étudié un certain nom bre de notations
des langues d ’Afrique de l’O u est3. Mais ces alphabets,
souvent inspirés de l’alphabet arabe (c’est-à-dire transcrivant
les consonnes par des caractères et les voyelles par des
diacritiques), n ’étaient guère répandus et, surtout, étaient
m ajoritairem ent utilisés à des fins magiques.
Pour ce qui concerne le manding (parlé sous des formes
dialectales variées, bam bara, malinké, jula, etc., au Mali, au
Burkina Faso, au Sénégal, en Guinée, en Gam bie, en Côte-
d’Ivoire, en Guinée Bissau, en Sierra Leone et au Libéria),
Gérard Galtier signale un alphabet consonantique, le m a sa b a ,
récem m ent inventé et utilisé dans quelques villages bambara
du M ali4, et l’on connaît aussi le nko (en bam bara : « je dis »)
inventé en G uinée, dans la région de Kankan, par Souley-
mane K anté, et utilisé pour quelques manuels imprimés à
Conakry. Parallèlem ent à ces tentatives endogènes de trans­
cription de la langue, les missions catholiques et protestantes
avaient élaboré, en utilisant les lettres latines, leurs propres
alphabets, qui différaient sur des points de détail5, mais ce
n’est que dans le cadre des campagnes d ’alphabétisation
lancées par l’U N ESC O que l’on va se préoccuper officielle­
ment du problèm e de l’unification des graphies.
En 1966, donc, se tient à Bamako une réunion d’experts
(28 février-5 mars) chargés de proposer des alphabets pour six
langues (manding, peul, tam asheq, songhay-zarma, haussa et
kanuri), et la discussion porte très vite sur l’opportunité de
choisir un alphabet uniquem ent latin, facilitant à la fois
l’apprentissage aux gens déjà alphabétisés et l’utilisation des

1. S. W. K oelle, G ram m ar o f the Vaï Language, Londres 1854.


2. D. W esterm ann, L es peuples et les civilisations d'Afrique, Paris 1970.
D. D alby, « T he Indigenous Script of W est A frica », A frican Language Studies
» "8 , 1967, n° 9, 1968, n° 10, 1969.
4. G . G altier, Problèmes dialectologiques et phonographêm atiques des parlers
mundingues, thèse de 3e cycle sous la direction de Lionel G uerre et Serge Sauvageot,
i itiiversité de Paris V II, 1980, pages 244 et suiv.
.S. G altier, op. cit., pp. 255-259.
220 LA G U E R R E DES É C R IT U R E S

machines à écrire courantes, ou bien l’alphabet « africa » mis


au point par l’institut Africain International (IA I) et déjà
utilisé dans les pays anglophones. La commission chargée du
m anding proposera finalement un alphabet latin, notant par
exemple les voyelles nasales avec un n et non pas avec un tilde
et n ’utilisant pas les signes phonétiques de l’IA I, mais cette
proposition ne sera intégralement retenue par aucun pays,
chacun l’adaptant sur des points de détail. Ainsi, pour le
même son prénasalisé, on transcrit aujourd’hui m b en Gui­
née, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire et en Gam bie, et n b au
Mali et au Burkina ; les voyelles ouvertes sont notées de trois
façons différentes, etc., et par exemple le même m ot,
signifiant « huit », s’écrit segin au Mali, seyin en Guinée et
sé e g in au Burkina Faso... La situation est évidem ment
ridicule puisqu’un livre imprimé d’un côté de la frontière ou
de l’autre n’utilisera pas la même transcription pour les
dialectes d ’une même langue, oralement intercom préhensi­
bles, et que les gens qui viennent d’apprendre à lire l’alphabet
officiel de leur pays devront apprendre un autre alphabet s’ils
veulent prendre connaissance de textes édités dans leur
langue mais dans le pays voisin.
Sans entrer plus avant dans les détails (en particulier,
l’alphabet de 1966 semble plus cohérent que ceux qui ont été
adoptés), il nous faut nous interroger sur les raisons de ce
refus d’un alphabet unifié. Les différents pays ont bien
entendu avancé des raisons techniques : soit volonté d’être le
plus près possible de la prononciation locale, soit volonté
d ’avoir le même alphabet pour toutes les langues du pays
(c’est par exemple le cas au Mali, où l’on avait adopté
l’alphabet « africa » pour les autres langues que le bam bara).
Mais, en prenant un peu de recul, on perçoit très vite ce qu’il y
a de volonté de particularisme dans çes„choix. Les experts
réunis à Bam ako en 1966 étaient occidentaux (français,
américains, soviétiques) et africains, mais il est possible que
certains aient vu dans l’alphabet qu’ils proposaient une
ém anation de l’Occident, une ingérence dans les cultures
locales, d ’où la volonté de le modifier. Q ue les décideurs
LA G U E R R E DES É C R IT U R E S 221

veuillent adapter les propositions que leur font les experts est
chose norm ale, mais le but de la réunion était d’ainiOer la
transcription des langues dans les différents pays, alors que
son résultat fut tout différent. Et l’on retrouve ici ce que nous
avons rencontré dans l’exemple de la Norvège, une volonté de
m arquer dans la forme même de la transcription sa spécificité
nationale. Ainsi le bambara de Bam ako et le malinké de Kita,
au Mali, sont-ils transcrits avec le même alphabet, alors que le
malinké de Kankan, en Guinée, pourtant très proche du
précédent, est transcrit avec un autre alphabet : le malinké est
considéré comme malien ou guinéen avant de l’être comme
m alinké... Imaginons que, sous prétexte de différences dialec­
tales réelles, on utilise un alphabet différent pour écrire le
français en Belgique, au Québec et en France, mais le même
pour le français de Paris et celui de Marseille : nous aurions
une situation comparable, avec une insistance mise su* la
dimension étatique (France, Belgique...), alors que l’accent
parisien peut être considéré comme plus proche de l’accent
bruxellois que de l’accent marseillais.
Mais, si ridicules que puissent paraître ces politiques
linguistiques de clocher, jouant sur la transcription des
langues pour m arquer les différences nationales^ l’écriture n’y
est pas l’enjeu de rapports de force comme dans! les exemples
que nous allons m aintenant présenter.

L ’E X E M P L E S O V IÉ T IQ U E

A vant la révolution, le russe était la langue officielle de


l’empire (mis à part les Etats baltes, la Pologne et la Finlande)
qui ne tolérait guère les minorités : « Un Tsar, une religion,
une langue ». La politique soviétique reposera, pour sa part,
sur une vision à long term e, l’idée d’un processus m enant à
une société sans frontières de classe, de religion ou de nation,
au sein de laquelle naîtrait une culture unique, issue de toutes
les cultures en présence, processus qui devait passer par trois
stades : ra stv e t, floraison des cultures différentes, sb lizh en iy e,
rapprochem ent des cultures, et enfin sliyan îye, émergence
222 LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S

d’une unité harm onieuse. E t, pour ce qui concerne les


langues, un processus parallèle devait m ener à une langue
mondiale :
1) Développem ent des langues nationales après la victoire
du socialisme.
2) Sélection par le peuple d’une langue, parm i toutes ces
langues nationales ayant des droits égaux.
3) Transform ation progressive de cette interlangue en
principal moyen de communication.
4) Transformation de l’une des interlangues régionales en
langue commune m ondiale6.

Taux d ’alphabétisation

1897 1926 1939

URSS 28,4 % 56.6 % 87,4 %


U kraine 27,9 % 63.6 % 88,2 %
Géorgie 23,6 % 53 % 89,2 %
A rm énie 9,2 % 38.7 % 83,9 %
Turkm énie 7,8 % 14 % 77,7 %
etc.

C ’est dans ce cadre qu’il fut décidé de lutter contre


l’analphabétism e, extrêm em ent important à l’époque, en
utilisant les langues maternelles. Celles qui n’étaient pas
encore transcrites se voient donner un alphabet latin, et celles
qui étaient déjà écrites en caractères arabes changent de
système de transcription pour être, elles aussi, écrites en
caractères latins, ceci malgré l’opposition des milieux musul­
mans. Au début des années 30, l’alphabet latin l’a définitive­
m ent em porté, et c’est alors, entre 1935 et 1940, que l’on va
changer de politique et passer, pour toutes les langues (sauf
celles qui avaient un alphabet très ancien, comme l’arménien

6. R ory Ailadirce, Language E quilibrium in the Soviet Union, dissertation


subm itted in partial fulfilm ent of the degree of M aster of A rts, University of York,
1984, pp. 7-9.
LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S 223

et le géorgien), à l’alphabet cyrillique, celui utilisé pour le


russe. Ainsi certaines langues, comme le tadzik, auront en
vingt ans connu trois alphabets : arabe, latin, cyrillique... Au
cours de cette période, l’alphabétisation a fait d ’énormes
progrès, comme le m ontre le tableau de la page précédente.
Mais ces progrès rem arquables n’effacent pas la question
que je voulais poser : pourquoi ces changements d ’alphabet ?
Pourquoi avoir supprimé l’alphabet arabe, pourquoi avoir
utilisé l’alphabet latin pour finalement en venir à l’alphabet
cyrillique? Le linguiste Jan Knappert nous donne une pre­
mière clé :
« E n Sibérie m ério n ale, les d ialectes tu rcs, parm i lesquels le tu rk ­
m èn e, T ouzbek, le k a ra-k a lp a k e t le kirghiz, n ’éta ie n t pas utilisés p o u r
la litté ra tu re ; on utilisait d ans la plus g ran d e p artie du T u rk istan une
langue littéraire, le jag h atay (d jag a d a ï), écrite en caractères arab es. Peu
a p rès la révolution russe, d ifféren tes o rth o g ra p h e s fu re n t étab lies p o u r
chacun de ces dialectes, fo n d é e s su r les caractères latins. E n v iro n dix
ans plus ta rd , au m ilieu des an n é es tre n te , ces alp h ab e ts latins fu ren t
abolis et rem placés p a r des o rth o g ra p h e s nouvelles fo n dées su r les
c ara c tè re s cyrilliques. C eci, ainsi qu e les nom breux em p ru n ts au russe,
d o n n e l’im pression q u e la fonction de ces langues est sim p lem en t d ’ê tre
des jalo n s p o u r les étu d ia n ts d o n t les ex am en s su p érieu rs sero n t to u s en
russe. D e cette façon, les lo cu teu rs des d ialectes turcs se ro n t liés au
ru sse, langue cen trale du pays, e t sero n t m oins conscients de leurs
relatio n s avec leurs voisins. Ils ne p eu v en t pas les co m p re n d re dès que
!a conv ersatio n p o rte su r des su jets cultivés : le russe d o it alors ê tre
utilisé » 7.

Et G. Lewis souligne pour sa part que, dans le processus de


m odernisation des langues, 70 à 80 % des emprunts venaient
du russe8. Parallèlem ent à ce changement d’alphabet, en
1938, l’enseignement du russe est rendu obligatoire dans
toutes les écoles, selon la théorie des « deux courants » (dva
potoka), qui se ram ène à une répartition des fonctions :
fonction grégaire pour les langues locales, fonctions véhicu-
laire, officielle, scientifique, etc., pour le russe. Plus près de

7. Jan K nappert, « Language in a political situation », Linguistics, 1968, 39, pp.


59-67.
8. G lynn Lewis, M ultilingualism in the Soviet U nion, La Haye 1972.
224 LA G U E R R E D ES É C R IT U R E S

nous, en 1975, on propose, lors d’une conférence tenue ;i


T ashkent, d ’enseigner le russe partout dès les jardins
d ’enfants, puis en 1979, lors d’une nouvelle conférence de
Tashkent, sous le titre « Langue russe, langue d’amitié et de
coopération des peuples de l’Union soviétique », on suggère
d’obliger les étudiants à rédiger leurs mémoires en russe. Il
s’ensuivra des manifestations à Tbilissi (Géorgie), Tallin
(Estonie), et des troubles dans les autres républiques baltes,
des pétitions d ’intellectuels géorgiens, etc., certains locuteurs
ayant conscience que leur langue se fond lentem ent dans le
russe.
Il y a donc un phénom ène d ’assimilation des langues de
l’URSS par le russe qui ne doit rien au matérialisme dialecti­
que et tout aux rapports de force et à la politique linguistique.
Les relations entre le russe et les autres langues peuvent être
facilement approchées à l’aide de deux chiffres : 3,1 % des
Russes sont bilingues, c’est-à-dire parlent une autre langue de
l’URSS, 42,6 % des non-Russes sont bilingues, c’est-à-dire
parlent le russe9. Et, dans ce processus d’assimilation, les
changements d’alphabets que nous avons décrits ont joué un
rôle non négligeable. L ’alphabet latin, choisi à l’origine,
présentait pour le pouvoir l’avantage de paraître sémiologi-
quem ent neutre : on ne voulait pas voir assimiler les bolche­
viks à l’impérialisme russe. Q uant à la suppression de
l’alphabet arabe, elle avait bien entendu pour but de tenter de
trancher les racines religieuses dans les régions où l’islam était
puissant... Par la suite, une fois assuré le pouvoir soviétique,
le passage au cyrillique, ajouté aux emprunts en masse au
russe, devaient réduire les différences entre les langues, les
réduire au profit du russe. Cette forme d’impérialisme linguis­
tique passe naturellem ent par différentes voies, jouant à la
fois sur la politique scolaire et universitaire, la planification
linguistique, les médias, mais le problème apparem m ent
m ineur de l’alphabet y joue, nous l’avons vu, un rôle
intéressant. La différence sémiologique que constituent deux

9. B. C om rie, The languages o f the Soviet Union, Cambridge 1981.


LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S 225

.ilphabets différents protège les langues en les séparant, et le


kirghiz ou le tadzik par exemple sont moins susceptibles d’être
influencés par le russe si on les écrit en caractères arabes que
si on les écrit en caractères cyriliques.
Nous allons, paradoxalem ent, trouver en Chine la situation
inverse : l’unité d’écriture protégeant la diversité des langues.

L ’E X E M P L E CH IN O IS

Nous avons déjà traité, au chapitre 11, de la planification


linguistique chinoise, et nous ne parlerons ici que du pro­
blème de la graphie, qu’il faut séparer en deux points : la
simplification des caractères et le pin yin.

La réforme des caractères.


On sait que l’écriture chinoise présente la particularité de
n’être pas vraim ent liée, du point de vue phonétique, à une
langue particulière : une personne ne parlant que le dialecte
de Pékin ne pourra pas communiquer oralement avec une
personne ne parlant que le dialecte de Canton, mais elles
pourront lire le m ême journal et communiquer par écrit. En
effet, les caractères notent des idées avant de noter des sons,
et on pourrait les lire sans savoir prononcer un seul mot de
chinois, comme on lit une bande dessinée m uette. Ces
caractères, combien sont-ils? Selon Zhou Youguang, il y
aurait :
— 6763 caractères de base répertoriés, dont 3755 très
employés et 3008 un peu moins employés.
— 16000 autres caractères qui, avec les précédents, per­
m ettent d’imprim er tous les livres anciens ou modernes (ce
qui porte le nom bre à près de 23000).
— 34 000 autres caractères très peu utilisés10.
En gros, il faut donc connaître environ 4000 caractères
pour lire des publications courantes et un bon lettré en

10. Z hou Y ouguang, « M odernization of the Chinese Language », International


Journal o f Sociology o f Language, n° 59, 1986, pp. 13-14.
226 L A G U E R R E D ES É C R IT U R E S

connaît plus de 30000. C’est dire que l’apprentissage du


chinois écrit nécessite.un .effort de mémoire exceptionnel, et
que le problèm e de la simplification de la forme des caractères
s’est toujours posé. Sans rem onter à l’époque Qin, on peut
citer le m ouvem ent du 4 mai 1919, pour lequel l’idée de
simplification avait un sens antiféodal, puis le gouvernem ent
de Nankin qui, en 1935, tenta une simplification avortée de
324 caractères, précurseur en cela du gouvernement socialiste
qui, en octobre 1955, publie une liste de 515 caractères et
54 particules simplifiées. Il faut comprendre qu’un caractère
chinois est composé d’un certain nombre de traits, que l’on
doit tracer dans un ordre donné, et que la réforme de 1955
faisait passer d ’une moyenne de 16 traits par caractères à une
m oyenne de 8 , ce que l’on peut considérer comme un progrès.
Pour prendre un exemple courant, le caractère classique pour
le cheval, § , com portait dix traits, alors que le caractère
simplifié, , n ’en com porte que trois. Bien sûr, cette
réform e présente quelques inconvénients, en particulier celui
de gom mer une certaine intelligibilité des caractères dont le
sens se lit parfois dans la composition. Ainsi le mot prononcé
en m andarin ji et signifiant « calculer, planifier » s’écri­
vait jf--}- , caractère composé dans lequel on voit, à gauche,
îa racine de la parole et à droite la chiffre dix : savoir dire les
chiffres jusqu’à dix. Le caractère simplifié, , masque
c e tte é ty m o lo g ie , d e la m êm e façon q ue le c a ra c ­
tère ^ , « char, véhicule », donne à voir un char vu de haut,
avec son essieu, ses roues, sa nacelle, message qui disparaît
dans la forme simplifiée. ^
Mais cette prem ière vague de simplification passa assez
bien, même si elle posait et pose toujours un certain nombre
de problèm es dans la communication avec Taiwan, Hong
Kong et les Chinois d ’outre-m er qui utilisent toujours les
caractères classiques. Il est vrai qu’elle fut lancée avec tous les
m oyens de la propagande étatique et que l’on vit en 1974, par
exem ple, d ’étranges slogans m ettant en particulier sur le
mêm e plan la lutte contre Confucius, la lutte contre Lin Biao
et la lutte pour la simplification des caractères :
L A G U E R R E D E S É C R IT U R E S 227

sh e n r u pi lin p i k o n g tu id o n g h a n zi gaige
« approfondir la critique de Lin et de Kong, appuyer la
réform e des caractères »
kong laoer shi fandui hanzi hiange de zushiye
« Confucius est le grand m aître des opposants à la réform e
des caractères », e tc .n .
A insi, pour un jeune Chinois d’aujourd’hui, le nuage, yun,
s’écrit ^ et il ne saura sans doute pas reconnaître le même
signifié sous le caractère classique ^ . Il perd ainsi toute
une étymologie graphique qui se trouvait en amont de ce
caractère classique. D ’une part, la présence dans le caractère
composé de yu, pluie ; d’autre part, l’histoire même du
caractère, longue de trois mille ans, que l’on peut lire sur les
os, les sceaux, les bronzes... Nous avons là un bon exemple de
la différence entre l’évolution historique d’une graphie et de
l’intervention humaine sur cette graphie; d’un côté, trente
siècles d ’histoire, et de l’autre, vingt ans de réforme. Ainsi
tout le m onde pouvait lire dans le caractère dong « est »
la com position étymologique, le soleil a se levant derrière
un arbre ^ , mais cette composition est évidemment absente
de la form e simplifiée ^ .
Ce prem ier train de simplification est donc passé dans les
m œurs, essentiellem ent par le biais de l’école. En revanche,
une seconde liste de caractères simplifiés, lancée en 1977, fut
bientôt retirée, face à de nombreuses protestations, dont
certaines ém anant de personnalités célèbres (l’écrivain Pa Kin
en particulier publia un article opposé à cette nouvelle
réform e). Les argum ents des opposants étaient essentielle­
m ent culturels : nous finirons par ne plus savoir écrire le vrai
chinois, la calligraphie est notre art national et elle utilise les
caractères classiques, etc., et il semble qu’aujourd’hui la
situation soit sur ce point stabilisée. On a repris l’enseigne­
m ent du chinois classique à l’école, et l’on voit même
réapparaître ici ou là des caractères classiques dans les

11. C hin-C huan Cheng, « C ontradictions in chinese language reform », Internatio­


nal Journal o f Sociology o f Language, 59, 1986, p. 88.
228 LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S

inscriptions publiques ou dans la presse, sans que cela fasse


problèm e. Ainsi le papier de l’institut des langues étrangères
de Canton, dans lequel j ’ai enseigné, porte-t-il en en-tête un
caractère classique pour la première syllabe du nom de l;i
ville. Mais il est vrai que le texte est de la main de M ao...
Si on l’examine trop vite, cette intervention sur la graphie
peut sembler ne pas avoir d’implications politiques compara
bles à celles que nous avons dégagées dans l’exemple soviéti­
que de modification des alphabets. Il faut cependant souligner
qu’un aspect de cette normalisation graphique nous ramène
au même problèm e. R appelant qu’un caractère chinois asso­
cie une graphie et une fonction sémantico-syntaxique, Yang
Jian souligne que la volonté du gouvernement chinois de
normaliser l’écriture implique « de procéder à une sélection
des caractères les plus utiles au Chinois moderne, de simpli­
fier autant que possible leur écriture et de définir leur sens (et
leur prononciation). Par conséquent sont proscrits nom bre de
caractères créés à l’usage des expressions dialectales, et
d ’expressions où les caractères sont empruntés improprem ent
comme signes phonétiques » 12. Et l’on voit que se posent dès
lors un certain nom bre de questions :
— Q u’est-ce qu’un caractère utile? Qui décide de son
utilité ?
— Q u’est-ce que le chinois moderne ? Qui définit ta notion
de m odernité?, etc.
en même temps que se profilent certaines difficultés de
transcription des dialectes si, comme l’écrit Yang Jian, des
caractères spécifiques sont « proscrits ». Mais les problèm es
posés par cette simplification des caractères n’ont, de ce point
de vue, rien de commun avec ceux que pose le pin yin.

La réforme du pin yin.


L ’idée d ’une romanisation de l’écriture chinoise n’est pas
nouvelle. Le missionnaire M ateo Ricci avait déjà utilisé des

12. Y ang Jian , « Problèm es de chinois contem porain », La crise des langues, Paris
1985, p. 426.
LA G U E R R E D ES É C R IT U R E S 229

i.uactères latins pour transcrire la langue et, à l'époque


moderne, parallèlem ent aux romanisations des sinologues
(dont la plus connue est la notation W ade), de nombreuses
tentatives d’alphabets virent le jour. Citons les 55 caractères
mi-chinois mi-occidentaux proposés en 1892 par Lu Kan-
chang13, le Z h u yin Z im u , un alphabet fondé sur les caractères
(1918), le G u oyu ro m a z i, « romanisation de la langue natio­
nale » (1928), le B eifa n g h u a latin h u a xin w en zi, « nouvelle
écriture latinisée du dialecte du nord » (1933), et enfin le
pinyin adopté en 1958, c’est-à-dire trois ans après la décision
prise par le gouvernem ent de généraliser l’enseignement de la
langue commune, le pu ton g h u a, et nous verrons qu’il y a un
certain rapport entre ces deux décisions.
Les raisons officiellement avancées pour justifier l’utilisa­
tion du pinyin sont nombreuses :
— aider à l’enseignement des caractères,
— aider les étrangers à apprendre le chinois,
— régler le problèm e des noms de lieux, de personnes,
— aider à généraliser le pu tong hua,
— rédiger les télégram mes, etc.
et cette romanisation de la langue apparaît donc comme une
transcription auxiliaire qui ne saurait remplacer le système des
caractères mais devrait au contraire faciliter son apprentis­
sage. Du moins théoriquem ent, car on citait souvent, au
début de la campagne « pin yin », une phrase de Mao selon
laquelle « notre langue écrite doit être réformée, elle doit se
diriger vers la phonétisation commune à toutes les langues du
m o n d e » 14, et, cycliquement, l’intervention de tel ou tel
dirigeant laisse à penser que le projet final est bien d ’imposer
le pin yin comme seule écriture chinoise. Lors de mes
enquêtes à Canton, j ’avais, dans un questionnaire destiné aux
étudiants, posé deux questions liées à ce problème : écrivez-
vous facilement en pinyin? et seriez-vous d ’accord pour que

13. Jo h n de Francis» « Language and Script Reform in China », Advances in the


Création and Révision o f Writing System s, La Haye 1977.
14. W. L ehm ann, e d ., Language and Linguistics in the People's Republic o f China,
U niversity o f T exas Press 1975, p. 51.
230 LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S

l’on remplace les caractères par le pin yin ? Voici comm ent se
répartissent les réponses :

Écrivez-vous facilement en pin yin ?


garçons filles total
oui 81 77 158
non 37 5 42
pas très bien 19 5 24

Seriez-vous d ’accord pour qu’on remplace


les caractères par le pin yin?
garçons filles total
oui 40 33 73
non 94 53 147
ne sais pas 3 1 4

Les arguments avancés par la minorité favorable à la


réforme sont, par ordre de fréquence, la simplicité du pin yin,
sa rapidité, les possibilités de plus grande d’utilisation de la
machine à écrire et les contacts avec l’étranger. Les adver­
saires de la réforme invoquent pour leur part la beauté de la
calligraphie, le fait que les caractères font partie de la culture
chinoise, les contacts avec les Chinois d’outre-m er et le
problèm e des homophones. Il y a en effet de nombreux mots
qui se prononcent de la même façon, s’écrivent donc en pin
yin de la même façon et ne sont distingués que par les
caractères. Le pin yin ne perm et pas par exemple de
distinguer entre fii « rude, inculte », 4 ^ , !i, « prunier »,
!i, « doublure de vêtem ent |g , li, « habitation » . 15
« carpe » , etc., ou encore entre yuan dan « jour de
Fan » et « œuf ». Et nous avons là un argument linguistique
solide contre le pin yin.
Mais une seule personne sur les 224 interrogées a signale
que l’imposition du pin yin pouvait impliquer la m ort des
langues autres que le pu tong hua. En effet, la différence
fondam entale entre les caractères et un système alphabétique
LA G U E R R E D E S É C R IT U R E S 231

quelconque est que celui-ci doit bien noter une langue


donnée, alors que, nous l’avons dit, il est possible pour un
H an de lire un journal sans savoir parler pu tong hua. O r le
pin yin est, bien sûr, la transcription romanisée du pu tong
hua, ce qui signifie tout simplement que son imposition à la
place des caractères entraînerait une relégation des « dia­
lectes » dans l’ensemble des langues non écrites... Peu à peu,
les autres langues han que le pu tong hua perdraient leurs
fonctions littéraires, culturelles, se trouveraient limitées à la
fonction grégaire et ramenées au domaine de Poralité.
Ainsi une transcription romanisée qui, au départ, pouvait
apparaître comme, une solution technique à un problème
particulier, la difficulté d’apprentissage des caractères due à
leur grand nom bre, serait en fait un instrument au service de
l’imposition d’une langue, la langue officielle, aux différents
groupes han parlant d ’autres langues.

D ISCU SSIO N

Ce n ’est pas la prem ière fois que nous rencontrons dans ce


livre le problème de la graphie. Nous avons vu en effet que le
remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin consti­
tuait l’un des aspects de la « révolution linguistique » turque,
et que l’opposition politico-religieuse entre les musulmans et
les hindouistes de l’Inde pouvait se ram ener symboliquement
à des choix graphiques : l’alphabet arabe pour l’urdu et le
dévanagari pour l’hindi.
Les exemples analysés dans ce chapitre nous m ontrent plus
nettement encore que l’écriture peut être un lieu de conflit.
Dans le cas manding, comme dans le cas norvégien présenté
au chapitre 12 , le choix d ’une transcription relève de ce que
j’ai appelé une « politique linguistique de clocher » : volonté
de particularisme, d’originalité nationale, qui pour « faire
différent » de l’autre risque finalement de faire obstacle à la
communication, qui est pourtant la fonction principale de la
langue...
L’exemple de l’Indonésie et de la Malaisie est, de ce point
232 LA G U E R R E DES É C R IT U R E S

de vue, tout aussi intéressant. Au début de ce siècle coexis­


taient pour la même langue, le malais, deux systèmes ortho­
graphiques : l’un mis au point en 1901 par Ch. van Ophuysen
et utilisé dans les Indes Néerlandaises (l’actuelle Indonésie),
et l’autre mis au point en 1904 par Wilkinson et utilisé en
M alaisie, chaque systèm e présentant des particularités
em pruntées à la graphie des langues coloniales, le néerlandais
d ’un côté et l’anglais de l’autre. En 1947, l’Indonésie nouvel­
lem ent indépendante promulgue une nouvelle orthographe
qui rom pt en particulier avec les traces de la graphie
hollandaise (par exemple le oe pour noter le son lu/). Puis, en
1961, on tente de lancer un système commun aux deux pays,
le système « melindo » (pour Melayu Indonesia), mais les
conflits politiques entre Malaisie et Indonésie feront qu’il ne
sera jam ais appliqué et ce n ’est que plus tard qu’une même
orthographe sera utilisée pour la même langue : l’EYD
(E jaan Y and D isem purnakan, « orthographe perfection­
née »), officialisée en Malaisie en 1969, en Indonésie en 1972
et à Singapour en 1976. Et l’on trouve dans cet enchaînem ent
des tendances caractéristiques des problèmes soulevés dans ce
chapitre, dont certaines sont déjà apparues dans les exemples
évoqués ci-dessus : volonté de se démarquer de l’orthographe
coloniale, comme dans le cas norvégien, volonté d ’élaborer
une orthographe nationale, comme dans les différents pays où
l’on parle le manding, et enfin volonté de dépasser ces
oppositions pour unifier la graphie15.
Mais l’exemple de la politique de l’URSS concernant les
minorités est beaucoup plus parlant. Le passage de l’alphabet
arabe à l’alphabet latin puis à l’alphabet cyrillique pourrait
bien sûr relever d’incohérences de planification, de change­
m ents hasardeux, mais nous avons vu qu’il constituait plutôt
une volonté de rapprocher le plus possible les langues
m inoritaires de la langue russe afin d’asseoir la suprém atie de
cette dernière. Quant à l’exemple chinois, il ne pose guère

15. Cf. Pierre L abrousse, « R eform es et discours sur la réform e, le cas indoné­
sien », in L a réform e des langues, tom e 2, pp. 340-342.
LA G U E R R E D ES É C R IT U R E S 233

qu’un problème culturel pour la réforme des caractères


(risque de perte de mémoire portée par les signes), mais
poserait un problème beaucoup plus grave si le pin yin devait
remplacer la graphie traditionnelle puisque, nous l’avons vu,
la romanisation ne serait plus le système graphique des
langues han mais la transcription de l’une d’entre elles, la
langue officielle.
L ’é criture est ainsi liée au pouvoir de différentes façons.
Symbolisant le groupe (comme dans les cas hindi/urdu) ou le
pays, elle peut être l’objet d’un attachem ent affectif, d’une
réaction nationaliste ou grégaire, ou à l’inverse d’une opposi­
tion, d’un reje t; en ce sens, elle est comparable à de
nombreux autres systèmes sémiologiques fonctionnant à deux
niveaux : celui de la dénotation, d’une part (le système
graphique est un système graphique..., et cette tautologie
pourrait résumer sa fonction), celui de la connotation, d’autre
part (tel alphabet ou tel système connote le passé que l’on
rejette ou dont on se réclame). Il y a déjà, dans cette fonction
symbolique de la graphie, matière à conflit, à « guerre des
écritures », comme je l’ai écrit en tête de ce chapitre. Mais
l’écrilure peut aussi être le lieu d’une intervention directe,
offensive, q u ’il s’agisse, comme dans le cas soviétique,
d’imposer la graphie d ’une langue dominante à des langues
dom inées, la graphie n’étant alors que le prem ier pas d’une
offensive plus vaste, ou, comme dans le cas du pin yin, de
couper des langues de leurs racines graphiques. E t elle
apparaît alors comme un moyen d’oppression parmi d’autres,
oppression symbolique certes, mais dans un prem ier temps
seulem ent, car préparant à des rapports de force beaucoup
plus concrets.
C h a p itr e 16

LA GUERRE DES MOTS

J ’ai dit plus haut que lorsqu’une politique linguistique


intervenait sur la langue et non sur les langues, c’est-à-dire sur
la forme des langues et non pas sur leurs rapports, elle pouvait
agir à trois niveaux différents, celui de la graphie, celui du
lexique et celui des formes dialectales : nous traiterons ici de
l’intervention dans le dom aine lexical.

P R E M IÈ R E A P P R O C H E

Il y a deux types de justification à l’intervention dans le


dom aine lexical :
— Dans certains cas, l’action sur le lexique constitue une
réponse à une menace impériale : on considère que la langue
est envahie par un vocabulaire étranger qu’il convient de
bouter hors du lexique pour le rem placer par un vocabulaire
autochtone. Cette défense de la « pureté » lexicale de la
langue est chose fréquente, et nous aurons l’occasion d ’en
développer l’analyse au chapitre suivant, à propos de l’exem
pie français.
— Dans d’autres cas, cette action sur le lexique répond ;i
une volonté d’enrichir la langue; on considère que pom
adapter la langue aux nécessités de la m odernité, pour lui
perm ettre de véhiculer des contenus qu’elle n’a pas jusque-là
LA G U E R R E D E S M OTS 235

véhiculés (enseignem ent, politique, sciences, etc.), il faut lui


donner un vocabulaire nouveau.
Cette intervention dans le dom aine de la création lexicale
évolue généralem ent entre deux pôles, l’em prunt d ’une part,
c’est-à-dire l’utilisation d ’un term e existant dans une autre
langue, et la néologie indigène d ’autre part, c’est-à-dire le fait
de forger un mot à partir de racines propres à la langue.
L’utilisation du term e « em prunt », traditionnelle en linguisti­
que pour désigner ce que j ’appellerai les « mots voyageurs »,
ceux qui se déplacent d’une langue à l’autre, est bien entendu
discutable : le term e désigne en effet, étymologiquement, une
« avance d ’argent » et implique que ce « prêté » soit suivi
d ’un « rendu ». O r on ne rend pas les mots que l’on
em prunte, mais cette image est née pour désigner, en
littérature, le plagiat, et les plagieurs sont des mauvais
payeurs... Quoi qu’il en soit, ces deux pôles, em prunt et
néologie, ne caractérisent pas seulem ent la politique linguisti­
que, l’intervention bureaucratique sur la langue : les locuteurs
tendent aussi spontaném ent vers eux. Car il faut ici distinguer
entre deux types de créations lexicales, l’une que j ’appellerai
spontanée, celle que pratiquent quotidiennem ent les locuteurs
d’une langue et qui définit la façon dont la langue supplée à
ses besoins lexicaux, et l’autre que j ’appellerai programmée,
celle que pratiquent les politiques linguistiques, c’est-à-dire la
décision de créer des mots. Nous avons donc une néologie
spontanée ou une créativité lexicale, et une nélogie program ­
mée ou création lexicale, le croisement de nos deux couples
nous donnant quatre possibilités :

Création Spontanée Program m ée

par
néologie Ì 3
em prunt 2 4
236 LA G U E R R E DES MOTS

1) Un term e néologique spontané, inventé par les locuteurs


pour répondre à un besoin de communication à partir do.
structures de composition ou de dérivation de la langue : c’csl
par exemple le cas en français de chemin de fer.
2) Un em prunt spontané, apparaissant dans les mêmes
conditions qu’au point précédent : les locuteurs se trouveni
confrontés à une réalité ou à une pratique que leur langue in­
nomme pas et ils utilisent pour le faire un mot d’une autre
langue ; c’est le cas de camping ou de parking, avec bien sûr
les adaptations phonologiques que cela suppose et, parfois,
l’apparition dans la langue emprunteuse de nouveaux sons.
3) Un term e néologique programmé, c’est-à-dire forgé à
partir des structures de la langue par un groupe de linguistes,
une commission de terminologie, pour nommer ce qui jus
qu’ici ne l’était pas ou l’était par emprunt à une autre langue :
remue-méninges pour rem placer en français l’anglais brain­
storming...
4) Un em prunt program mé enfin, choisi dans une autre
langue par la même commission dans la même situation : le
mot arabe zarrah choisi pour désigner l’atome en malais.
E t cette typologie, m ettant en scène deux acteurs de la
création lexicale, les locuteurs et les planificateurs, implique
la possibilité de conflits ou de contradictions entre eux,
comme le m ontre le cas suivant.

l ’e x e m p l e du bam bara

La langue bam bara parlée au Mali présentait pendant la


période coloniale deux types de créations lexicales spontanées
en concurrence, l’une em pruntant directement au français et
l’autre forgeant des mots nouveaux à partir des structures de
la langue. Et voici quelques exemples :
emprunts au français : alimeti (allumette), asiyeti (assiette),
balansi (balance), diwen (vin), foto (photo), kamiyon
(camion), mobili (voiture), sofere (chauffeur), tabali (table),
were (verre), etc.
néologie indigène : baganfagayoyo (lieu où l’on tue le
LA G U E R R E D ES M O TS 237

lu i.iil = ab attoir), farikolonyenajekene (corps-distraction-


place = stade), negeso (cheval de fer = bicyclette), pankuru
(pirogue qui vole = avion), etc.

Il est difficile de savoir pourquoi, dans ces créations


ponlanées, on em pruntait dans certains cas et l’on créait dans
d'autres, la répartition entre ces deux types ne paraissant pas
•.i|Miificative. Ainsi, pour des réalités com plém entaires, nous
avons face à tren (train), negesira (chemin de fer = rail), mais
nous trouvons aussi des doublets à peu près synonymes, sari
cl misidaba (houe à vache = charrue), glasi et jikuru (pierre
<l’eau = glaçon), etc. Il est cependant clair que, quel que soit
le procédé de création utilisé, il s’agissait de nom m er des
objets provenant d’une autre culture et introduits par la
puissance coloniale : la création lexicale spontanée, qu’elle
passe par l’em prunt ou la néologie indigène, est une réponse à
tin problème sém antique concret.
Puis vinrent l’indépendance, les linguistes, les cam pagnes
d’alphabétisation et la planification linguistique, et l’on com ­
mença à s’orienter officiellement vers une « bam barisation »
îles néologismes. Ainsi, alors que depuis le début de la
colonisation président se disait en bambara peresidan, par un
em prunt transparent au français, on créa jamanakuntigi, m ot
à mot « m aître de la tête du pays » ; alors que politique se
disait politigi, on créa nyetaasira, et ce dernier exemple m érite
(|ue nous nous y arrêtions un instant. Le terme nyetaasira,
forgé par les linguistes de la DN AFLA (Division N ationale
d’Alphabétisation Fonctionnelle et de Linguistique A ppli­
quée), signifie m ot à m ot « le chemin du progrès » et le choix
de cette composition pour traduire la notion de politique
correspond à une évidente vision idéologique : les néologues
pensaient bien sûr à la politique de leur pays, ou à la politique
de pays progressistes, mais peut-on considérer par exemple
que la politique d’un H itler ou d’un Pinochet soit un « chemin
vers le progrès » ?
Lors d’un stage de form ation de linguistes que je menais à
Bamako en avril 1984, j ’avais proposé, au term e d ’une
238 L A G U E R R E D E S M O TS

discussion sur ce problèm e, de faire une petite enquête sur le


décodage des néologismes : comm ent les locuteurs bambara
reçoivent-ils ces m ots? Nous avions retenu deux term es du
néo-vocabulaire politique forgé par la D N A FLA , nyetaasira
donc pour politique et harakelawkasere, mot à m ot « bande,
troupe de travailleurs », pour prolétariat, et nous avons
dem andé dans la rue à différentes personnes de langue
bam bara ce qu’ils signifiaient selon elles. Aucune ne nous a
donné le sens proposé par la commission de terminologie, et
les réponses tournaient autour des sèmes suivants :
nyetaasira : chemin du progrès, progresser, progrès, ave­
nir, ces deux dernières gloses étant les plus fréquentes dans les
réponses obtenues.
barakelawkasera : syndicat, groupe de travailleurs, catégo­
rie de travailleurs, plusieurs personnes répondant qu’elles ne
com prenaient pas ce term e, qu’il n’existait pas en bam­
bara.
C ertes, on peut imaginer que, l’usage construisant le sens,
ces term es finissent par entrer dans la langue à force d’être
utilisés, s’ils le sont, dans les discours officiels et par les
médias : nous en voyons des exemples quotidiens dans toutes
les langues et le mot français logiciel forgé pour remplacer
l’em prunt à l’anglais software en est une belle illustration.
Mais là n’est pas vraiment le problème. Ce qui est ici
frappant, en effet, c’est la coexistence entre deux approches
de la création lexicale : une approche quantitative, qui se
dem ande quelles sont les formes déjà utilisées ou susceptibles
d ’être comprises facilement par le plus grand nom bre, et une
approche qualitative, qui se dem ande quelles sont les formes
les plus pures, les plus proches de la structure de la lan g u e1
O r, dans l’exemple bam bara, c’est l’approche qualitative qui
est privilégiée, au détrim ent de l’approche quantitative, et cc

1. J ’em prunte ce couple, q u an titatif/q u alitatif, à A ndrée T abouret-K eller, qui l'.i
utilisé dans sa présentation du thèm e « la norm alisation des langues » au 13e colloque
in tern atio n al de linguistique fonctionnelle, C orfou, 24-29 août 1986. J ’ai présenté :>
ce colloque une com m unication, « L ’enjeu néologique et ses rapports à l’idéologie »,
d o n t ce chapitre est une adaptation.
LA G U E R R E D ES M O TS 239

choix tém oigne à la fois d ’un fait de pouvoir et d ’un fait


idéologique.
— D’un fait de pouvoir tout d ’abord : la langue, ram enée
ici à la créativité lexicale, n ’appartient pas à ceux qui. la
parlent mais aux commissions de linguistes qui s’arrogent en
particulier le droit de décider de ce qui est linguistiquement
« pur » et « impur »... Je ne décris d ’ailleurs pas ici un
phénom ène spécifiquement malien mais bien un phénom ène
général, et toutes les commissions de terminologies, qu’elles
siègent à Paris, M ontréal ou Pékin, nous m ontrent la même
chose que nous retrouvons dans des situations très différentes
mais tout aussi significatives. Dans une thèse consacrée à
l’enseignement des sourds à T etouan (Maroc), Hassan Ben
Jelloun2 décrit par exemple la constitution d’un code, en
l’occurrence une langue signée, dans laquelle des éducatrices
marocaines et des coopérantes américaines interviennent
directem ent : les signes qui seront utilisés par les sourds sont
essentiellem ent créés par des entendants...
— D’un fait idéologique ensuite : le choix de la forme
« pure » plutôt que celui de l’em prunt traduit ici la volonté de
se dém arquer des langues coloniales, des influences occiden­
tales et, plus généralem ent, des langues dominantes. Ici
encore, nous trouvons le même phénom ène dans d’autres
situations, et les efforts officiels français pour « désanglici-
scr » le vocabulaire relèvent de la même tendance nationa­
liste. Plus significatives encore sont, de ce point de vue, les
interventions sur les noms de lieu. Nombreux sont les pays
(|ui, après leur indépendance, ont changé de nom : le Congo
luige devenant Zaïre, le Dahomey devenant Bénin, la Haute-
Voita devenant Burkina Faso, la Guyane hollandaise devenant
Surinam, etc. E t nom breuses aussi sont les villes qui furent
ik baptisées : Léopoldviile et Elisabethville au Zaïre devenant
Kinshasa et Lubum bashi, M azagan et Port-Lyautey au M aroc
■levenant El Jadida et K enitra, etc.

' l ïassan Ben Jelloun, Pédagogie des jeunes sourds au M aroc, cas de Tetouan,
i'iohlcmes linguistiques, thèse de 3e cycle sous la direction de F. François, U niversité
K< ni- D escartes, P aris,1986.
240 LA G U E R R E DES MOTS

Et dans tous ces cas, qu’il s’agisse de la toponymie ou du


vocabulaire général, nous voyons, derrière le pouvoir de celui
qui prend ainsi le droit de nommer, poindre l’idéologie.
Pouvoir colonial d’abord, qui baptisait à sa guise sans sc
préoccuper de savoir si ces pays ou ces villes avaient un nom,
et idéologie coloniale transparaissant dans les appellations
elles-mêmes. Pouvoir national ensuite, rebaptisant de noms
plus ou moins repris de la tradition, et idéologie nationaliste
opposant des noms ou des mots locaux aux noms ou aux mots
imposés par l’autre.

N É O L O G IE ET ID É O L O G IE

Dans l’exemple malien que je viens d’évoquer, le choix


était au fond limité à une seule alternative : un em prunt au
français, acceptation du mot de l’autre, ou la création d ’un
m ot bam bara, avec la volonté d ’imprimer sur le vocabulaire la
m arque (linguistique) de l’indépendance (politique). S. Tak-
dir Alisjahbana nous donne, à propos de l’Indonésie, un
exemple plus complexe et plus riche :

« In th e coining o f In d o n esian m odern term s durin g the Japanese


o c cu p atio n in In d o n esia, fo r ex am p le, the preferen ce in th e d e te rm in a ­
tion o f Indonesian m o d ern term s was as follows : first to look for an
existing indonesian w ord ; if th e re was no a d eq u ate indonesian w ord fot
th a t co n cep t a search should be m ade in th e various local languages. If
th e re w as also no fitting w ord in local languages e ith e r, an a tte m p t
w ould b e m ade to find an A sian w ord. T he in tern atio n ally used term s
cam e last » 3.

C’est ainsi que, face au mot autonomi qui était utilisé par
tous les locuteurs de la langue indonésienne, les commissions
de terminologie furent amenées à proposer le mot swantantra
jugé plus « local », que l’on préféra pour désigner l’atome le
mot arabe zarrah à l’em prunt au grec par l’intermédiaire des
langues européennes modernes, etc.

3. S. T ak d ir A lisjahbana, Language Planning fo r M odernization, (he case o f


Indonesian and M alaysian, M outon, 1976, p. 28.
LA G U E R R E D ES M OTS 241

Cet enchâssement des niveaux de recherches lexicales est


intéressant car il nous m ontre que le problème central est ici
de donner au lexique de la langue la marque d’un certain
nationalisme. En cherchant en priorité dans le stock lexical
indonésien, puis dans celui d’autres langues locales, puis dans
celui des langues asiatiques, avant d ’accepter faute de mieux
un term e de provenance européenne, on déplace le point
d’incidence du nationalisme en linguistique : celui-ci se m ani­
feste en effet le plus souvent dans le choix d ’une langue, par
exemple le choix du malais (rebaptisé bahasa indonesia,
langue indonésienne) comme langue nationale à la place de la
langue coloniale, le néerlandais. Nous avons vu précédem ­
m ent qu’il pouvait se manifester dans le choix d ’un système
graphique (c’était par exemple le cas de la Turquie), il se
manifeste ici dans la recherche d ’un vocabulaire indigène,
la notion d’ « indigénéité » étant définie de façon relative
par des cercles concentriques, du plus local à l’interna­
tional en passant par le régional, le national, le continen­
tal, etc.
Ces problèm es de création lexicale nous ram ènent ici au
nationalisme, ils nous ram ènent ailleurs aux conflits religieux,
lorsque par exemple l’hindi em prunte pour ses néologismes au
sanscrit, tandis que l’urdu em prunte à l’arabe et au persan ; ou
aux appartenances politiques lorsque dans les pays de l’Est on
calque sur le russe des mots composés pour le vocabulaire de
la politique en allemand, en tchèque, etc. E t ce problèm e
lexical, tout comme le problèm e de graphie présenté au
chapitre précédent, pose la question de l’articulation entre
intervention technique (ici linguistique) et arrière-plan idéolo­
gique.
Une intervention de néologie programmée implique en effet
norm alem ent quatre stades :
1) Tout d ’abord, une description du système de créativité
lexicale de la langue (dérivation, composition, etc.). Par
exemple, si la description d ’une langue comme le peul nous
m ontre que le lexème se présente toujours sous la forme
R + et + M (racine + élément thématique + m arque de
242 LA G U E R R E D E S M O TS

classe), on pourra pour créer un mot em prunter R et dériver


en respectant le schéma ci-dessus.
Ce point relève de l’évidence, mais on ne rappellera jamais
assez que la planification linguistique, comme l’ensemble de
la sociolinguistique, est inséparable de la description des
langues : la sociolinguistique englobe la linguistique, elle
constitue, pour parler en term es saussuriens, un enchâsse­
m ent de la linguistique de la langue dans une linguistique de la
parole.
2) Le second stade devrait consister à cerner, pour chacun
des champs sémantiques considérés, les besoins (les notions
pour lesquelles il faut trouver un signe linguistique), à faire
donc le tour des déficits lexicaux, puis celui du stock
disponible (mots régionaux, vocabulaire de m étiers,
em prunts, etc.). Pour utiliser une m étaphore économique, il
s’agit ici de décrire à la fois la demande (les besoins) et l’offre
(le stock disponible). Dans ce stock on trouvera parfois des
signes utilisables en jouant sur le signifié, par élargissement
du champ sémantique sémantique. C ’est par exemple le cas en
peul, lorsque la commission de terminologie propose le mot
MBedu, « van », pour désigner le « cercle » ou les mots
désignant les lattes du toit d’une case, qorol et jurol, pour
désigner les « méridiens » et les « parallèles » : le vocabulaire
de la géom étrie ou de la géographie est ainsi construit par
em prunts internes à la langue.
3) D ans un troisième tem ps, il faut forger les mots man­
quants, en respectant les règles de la langue dégagées en 1,
chaque fois que le stock disponible est insuffisant. Lorsque la
néologie spontanée a déjà fait son choix (comme dans le cas
de poliügi ou de peresidam en bam bara), il faut des arguments
solides pour le réfuter et imposer face à cette création
spontanée le choix des planificateurs. Et c’est ici que se posera
le problèm e du choix entre néologie indigène ou em prunt.
4) Il reste enfin à tester ces term es sur le terrain en les
passant au banc d ’essai du décodage des locuteurs. Du poin!
de vue du linguiste, le but à atteindre est en effet la plus
grande clarté du vocabulaire, sa plus grande efficacité, et
LA G U E R R E D ES M OTS 243

celle-ci ne se décrète pas, elle s’expérimente dans un va-et-


vient entre le planificateur, « le forgeron de mots », et
l’utilisateur. Cette expérim entation ne pose pas, en elle-
m êm e, de gros problèmes. Mais le linguiste n’est pas seul en
cause et nous avons vu que la politique et l’idéologie
interviennent largement en ce domaine. O r les instances
politiques considèrent rarem ent que le peuple (les utilisateurs
de la langue) a quelque chose d ’intéressant à dire.
Car les quatre stades que je viens d’esquisser constituent un
schéma idéal qui se réalise rarem ent : le linguiste se trouve ici
dans une position délicate et il devra jouer le rôle de « garde-
fou » en tentant, face au pouvoir politique, de faire respecter
les droits de la langue et ceux des locuteurs.
Droits de la langue de deux points de vue : conformité aux
règle§_de production lexicale, bien sûr, mais aussi respect de
ce que j ’appellerai les « droits acquis », comme dans le cas du
bam bara où l’on voit mal pourquoi il faudrait rem placer un
term e international, intégré à la langue et compris de tous
comme politigi, par un term e « autochtone » ou « pur » que
personne en dehors de ses créateurs ne comprend.
Droits des locuteurs dans la mesure où ils constituent le
créateur collectif, le m oteur de l’évolution linguistique, et que
l’on voit mal comment une entreprise néologique pourrait se
développer contre eux ou sans eux.
C ar le locuteur est finalem ent le grand absent de l’interven­
tion officielle sur la langue. Toute planification linguistique
implique en effet une idée très particulière de la langue :
l’idée que l’on puisse intervenir sur elle de façon transitive,
que l’on puisse remplacer par des lois ou des décrets une
évolution dont l’histoire des langues nous montre qu’elle est
principalement le fait de l’action des locuteurs et le produit du
temps. L ’évolution des langues et des rapports entre les
langues est un fait historique et social, le fruit d’une longue
histoire, alors que la politique linguistique constitue d’une
part une considérable accélération de cette évolution, et
d’autre part la tentative de rem placer l’histoire par une
intervention de type juridique. Il y a donc quelque chose de
244 LA G U E R R E D ES MOTS

scientifiquement paradoxal pour le linguiste à intervenir dans


une activité dont les présupposés vont contre tout ce qu’il sait
de la langue, à passer de la description et de l’analyse des
rapports entre langue et société à l’action directe sur ces
rapports. Mais il y a surtout dans cette activité, qu’elle
concerne le lexique, la graphie, l’unification des dialectes ou
les rapports entre les langues, un arrière-plan politique
indéniable. La planification linguistique déplace en effet le
lieu d ’intervention du pouvoir face à la langue en m ettant en
jeu un petit nom bre de planificateurs qui vont imposer leur
choix à un grand nombre de « planifiés ». La sociolinguisti-
que, qui a m ontré comment les différences sociales, les
rapports de force, avaient leur contrepartie linguistique, se
trouve aujourd’hui impliquée dans un ensemble de pratiques
planificatrices qui renforcent le pouvoir de l’E tat sur la
langue, m ême lorsqu’elles se donnent comme but de lutter
pour la libération linguistique des peuples : voulant par
exemple rem placer une langue dominante héritée du colonia­
lisme par une langue locale dom inée, la planification linguisti­
que risque de se com porter comme ces régimes politiques qui
prétendent déstaliniser un régime avec des m éthodes stali­
niennes...
Pour revenir au problèm e lexical qui fait le thèm e de ce
chapitre, on voit donc que la volonté d’enrichir le vocabulaire
d’une langue jusque-là dom inée, de lui donner les moyens de
véhiculer des contenus jusque-là véhiculés par l’ancienne
langue dom inante, constitue une intervention à visée dém o­
cratique qui risque de s’effectuer de façon bureaucratique : les
fonctionnaires de la langue font que celle-ci échappe à ses
locuteurs. Et l’on voit en même temps que cette guerre des
m ots s’inscrit contre tout ce que nous savons de l’histoire des
langues : le métissage a toujours été un grand pourvoyeur de
lexique, les langues vivent d ’emprunts réciproques, et les
tentatives de purification, le refus des mots étrangers et de la
productivité lexicale spontanée introduisent une contradiction
entre nationalisme et science, en même temps qu’entre
réaction grégaire et nécessité véhiculaire. E ntre le paradoxe
LA G U E R R E D ES M OTS 245

scientifique et la compromission politique, le planificateur se


trouve ainsi confronté au problèm e éternel des rapports entre
la science et le m onde, entre le monastique et le séculier. Car
il n’y a pas de planification linguistique sans linguistes, et
ceux-ci ont sans cesse à négocier avec le pouvoir politique
dont les objectifs sont rarem ent scientifiques, voire même à
négocier avec eux-mêmes, entre leurs positions scientifiques
et leurs positions idéologiques. Ce problème, que nous
abordons ici à propos du lexique et de la guerre des mots,
po u rrait, on l’aura com pris, être abordé à propos de
n’importe quel aspect de la planification linguistique, et il
nous mène à une question incontournable : sans contrôle de
type démocratique sur la politique linguistique, celle-ci risque
de devenir la forme moderne de ce que j ’ai appelé naguère la
glottophagie4.

4. L .-J. Calvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Paris,


1974.
C h a p it r e 17

GUERRE DE TRANCHÉES :
LE CAS DU FRANÇAIS

On parle assez peu, en France, de politique ou de planifica­


tion linguistiques. Dans certains des pays dont nous avons
traité, la Turquie, la Norvège ou la Chine par exemple, ces
problèm es sont ou ont été quotidiennem ent discutés et même
si (nous y reviendrons en conclusion de ce livre) les centres de
décision restaient limités à quelques bureaucrates, l’informa­
tion y est ou y était largement diffusée. Rien de semblable en
France, où l’on pourrait croire que de semblables problèmes
ne se posent pas, et où, pourtant, la gestion de la situation
linguistique est une question qui remonte très loin dans le
temps.

l ’e x p a n s i o n du f r a n ç a is

L ’histoire de l’expansion internationale de la langue fran­


çaise est déjà longue et si nous adm ettons, avec la tradition,
que l’on parlait français dès le ixe siècle (les serments de
Strasbourg étant la première trace écrite de la langue), on sait
en même temps que trois ou quatre siècles plus tard le français
s’était répandu en Europe et hors d ’Europe de façon significa­
tive. Les croisades jouent certes un rôle im portant dans
l’expansion de la langue à la fois vers les autres pays romains
et vers l’O rient (Arm énie, G rèce) ; la victoire de Guillaume le
G U E R R E D E S T R A N C H É E S : L E CAS D U F R A N Ç A IS 247

C onquérant à Hastings en 1066 et l’occupation de l’Angle­


terre qui s’ensuivit installent le français outre-M anche; la
langue se répand également dans les élites des pays fronta­
liers, en Italie (c’est en français par exemple que Marco Polo
dictera ses relations de voyage), en Allemagne et aux Pays-
Bas ; l’université de Paris attire des étudiants étrangers... En
bref, l’ancien français connaît, à côté du latin, une fortune que
F. B runot commente ainsi :
« Celui-ci s ’éleva ainsi, dans l ’esprit des hom m es du tem ps, sinon à la
hauteur du latin, du m oins aussi p rès de lui q u ’il était possib le à un
idiom e vulgaire (.. .) le français s ’éleva à une demi-universalité. Sur
plusieurs points, il sem bla m êm e un m om en t qu'il dût non plu s se faire
connaître, m ais s ’im planter, aux dépens des langues indigènes, particuliè­
rem ent en A ngleterre » '.

E t cette expansion va se poursuivre au long des siècles, au


fur et à mesure que dim inuera l’importance du latin : au
milieu du xvm c siècle, on parle français dans toutes les cours
européennes, on l’étudie dans toutes les familles bourgeoises,
on l’utilise dans la diplomatie et pour les traités, et la situation
se résume à cette formule télégraphique : « refoulement
général du latin, crédit stationnaire de l’italien, capacité de
concurrence médiocre, en Europe du moins, de la part de
l’anglais, de l ’allemand et de l’espagnol » 2. Aussi est-il facile
de com prendre le thème choisi en 1782 par l’Académie de
Berlin pour son concours annuel, l’universalité de la langue
française (cf. chapitre 4) : à cette époque, le français est la
seule langue qui puisse prétendre au rôle de véhiculaire
culturel en Europe, la seule qui puisse prétendre rem placer le
latin.
Cette expansion indéniable, il nous faut l’analyser de façon
plus précise et, pour ce faire, distinguer entre :
— Expansion géographique et expansion fonctionnelle.
— Expansion en Europe et expansion outre-mer.
11 faut en effet tout d’abord ne pas confondre le fait qu’une

1. F. B ru n o t, Histoire de la langue française, tom e 1, Paris, 1905, p. 359.


2. F. Schoell, La langue française dans le m onde, Paris, 1936, p. 17.
248 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS DU F R A N Ç A IS

langue soit utilisée sur un vaste territoire et le fait q u ’elle soit


utilisée en de multiples fonctions. L ’expansion d’une langue
en nom bre de locuteurs est une chose facile à com prendre,
mais il peut se faire que, sans augmenter le nom bre de ses
locuteurs (ou, ce qui revient au même, sans élargir son
territoire), une langue gagne en nombre de fonctions. C’est
par exemple le cas d’une langue dominée, à fonction essentiel­
lem ent grégaire, qui devient langue nationale, véhicule du
discours politique, moyen d’enseignement, etc. Et le français
au cours de son histoire a connu ces deux types d ’expansions.
Son expansion géographique (et donc du nom bre de
locuteurs) s’est effectuée en deux temps :
— Sur le territoire européen tout d’abord (la France elle-
m êm e, et certaines parties des pays frontaliers, en Belgique,
au Luxem bourg, en Suisse et en Italie), mais cette expansion
géographique s’est très vite stabilisée et l’on peut suivre
Franck Schoell lorsqu’il écrit :
« En som m e, depuis sept ou huit siècles, le français langue m aternelle
n'a, en E urope, guère pu que m aintenir l’essentiel de ses position s. S'il a
enregistré des progrès im portants, ce n ’a été q u ’à l ’intérieur des fron tières
p olitiqu es de ¡’Etat, au détrim ent du flam and, de l’alsacien, du niçois, du
corse, du catalan, du basque, du breton » 3.

Nous avons dans ce cas ce que j ’appellerai une francophonie


continue, c’est-à-dire un territoire pratiquem ent ininterrom pu
(m êm e s’il relève d’Etats différents, mais nous savons que les
frontières linguistiques et les frontières politiques ne coïnci­
dent que rarem ent) sur lequel on parle français.
— A travers le monde ensuite, la langue française s’est
exportée d’une part lorsque ses locuteurs s’expatriaient, vers
la Louisiane ou le Canada par exemple, d ’autre part au cours
de la période coloniale, lorsqu’elle a gagné un nom bre
im portant de locuteurs comme langue seconde, constituant ce
que j ’appellerai une francophonie fragmentée, en même
tem ps que fonctionnellement diversifiée. Et ceci nous mène
au second type d’expansion, l’expansion fonctionnelle.

3. Op. cit., p. 14.


G U E R R E DES T R A N C H É E S : LE C A S D U FR A N Ç A IS 249

Car si le français en France et dans les parties francophones


de la Belgique ou de la Suisse, dans la zone de francophonie
continue, est utilisé dans un grand nombre de fonctions, des
plus grégaires aux plus officielles, il en va différemment dans
la francophonie fragmentée, et l’on ne peut pas confondre son
statut en M artinique, où il coexiste avec une langue dom inée,
le créole, au Québec, où il coexiste avec une langue dom i­
nante, l’anglais, en Afrique noire « francophone », où il
domine de nombreuses langues locales mais n’est parlé que
par une minorité de la population dans des situations elles-
mêmes minoritaires, etc. Dans tous ces cas, la langue fran­
çaise a connu des expansions fonctionnelles différenciées,
auxquelles il faut d’ailleurs ajouter son rôle international,
diplom atique, dont nous avons parlé plus haut.

LES RAISONS D E L’EXPANSION PUIS D U REPLI


D E LA LA N G U E FRANÇAISE

Il n’est guère facile, même avec le confortable recul que


nous donne l’éloignement dans le temps, d’expliquer les
raisons de cette fortune de la langue française, et l’on peut
simplement avancer un certain nom bre de facteurs qui tous,
dans des mesures différentes, ont joué un rôle.
— Le facteur démographique, tout d’abord, dans la
mesure où, jusqu’au xixe siècle, le français a été la langue la
plus parlée en Europe comme langue première. F. Schoell cite
des chiffres de ce point de vue significatifs : il y a en 1801
(date du prem ier recensem ent) 27 millions et demi d ’habitants
en France contre moins de 9 millions en Angleterre et au Pays
de Galles, en 1835 il y a 35 millions de Français, 26 millions de
Britanniques et 29 millions d’A llem ands4, et cette supériorité
num érique explique bien des choses, comme le fait qu’il y ait
aujourd’hui un peu plus de 60 millions de locuteurs du
français langue prem ière contre plus de 200 millions pour
l’anglais explique en partie la situation actuelle.

4. Op. cit., pp. 21 et 354-355.


250 G U E R R E D E S T R A N C H É E S : LE CAS D U FR A N Ç A IS

— Le facteur national ensuite a Joué, négativement un rôle


im portant : l’Europe est jusqu’au xixe siècle divisée en petits
royaum es (l’unité italienne par exemple ne se fait que dans la
seconde moitié du siècle dernier), peu démocratiques, dans
lesquels les élites parlaient le français et où le peuple n’avait
guère droit à la parole... Ce n ’est qu’avec la démocratisation
relative de ces Etats et la scolarisation de plus vastes couches
de la population que les langues nationales vont commencer à
jouer un rôle et que les consciences nationales vont lentement
apparaître. D e fait, les gens qui vont peu à peu accéder au
pouvoir économ ique, culturel et politique à travers l’Europe,
ne sont plus ces nobles se complaisant à parler français et
familiers de la littérature française mais une bourgeoisie
généralem ent monolingue et n’ayant aucune raison d’être
spécialem ent impressionnée par la culture française. Les
langues nationales, qui ont longtemps été les victimes de
l’expansion du français, vont donc concurrencer la langue
française comme langue de culture, puis la remplacer.
— A ces deux facteurs s’ajoutent ceux que l’on avance
régulièrem ent : la puissance économique de la France, le
prestige de ses m onarques et surtout de sa littérature, mais il
faut insister sur le fait que ces facteurs traditionnellem ent mis
en avant sont inséparables des précédents. C’est parce que la
France était un E tat constitué depuis longtemps, dotée d’une
population im portante, qu’elle a pu profiter de la faiblesse
relative de ses voisins dans tous les domaines, y compris donc
dans le domaine linguistique.
E t ces facteurs qui expliquent en partie l’expansion de !a
langue française en Europe, expliquent du même coup le frein
mis, à la fin du xixe siecle, à cette expansion. Au fur et à
m esure que les Etats m odernes se constituent, la fonction de
langue véhiculaire culturelle qu’avaient remplie le latin puis le
français disparaît. L ’ère coloniale, qui va prendre le relais,
masque en partie cette m utation profonde, mais quelque
chose de fondam ental a changé à la fin du siècle dernier, dont
rendent bien compte deux événem ents qui furent à l’époque
peu rem arqués. Je pense tout d ’abord à la création en 1883
G U E R R E D E S T R A N C H É E S : L E CAS DU F R A N Ç A IS 251

r Alliance française pour la propagation de la langue française


dans les colonies et à l'étranger. En effet, durant les siècles
précédents, l’expansion du français que nous avons esquissée
n ’a eu besoin d ’aucun support institutionnel, et le fait que l’on
ait ressenti le besoin de propager le français montre bien la
conscience d ’une certaine crise : une langue en expansion n’a
pas besoin d ’être défendue. L ’autre événement, tout à fait
différent et sur lequel nous reviendrons plus longuement au
chapitre suivant, est l’intérêt grandissant pour les langues
artificielles à vocation internationale qui se manifeste à la
même époque (le volapük date de 1879, l’espéranto de 1887 et
l’ido de 1907). La prolifération de ces projets de langues
construites m ontre en effet qu’il y avait une place à prendre,
q u’une fonction n’avait plus de titulaire : les promoteurs de
ces langues pensaient tous pouvoir remplacer le français. Ils
ne pouvaient pas savoir qu’ils vivaient en fait un interrègne et
que si les conditions de l’expansion de la langue française
n ’étaient plus, il se produisait dans la situation internationale
une m utation qui allait donner naissance à une autre expan­
sion, celle de l’anglais.

G U E R R E D ’ESCAR M O UCH E A U QUÉBEC

C ’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’apparurent les


prémices de cette mutation. Lorsqu’en 1763 la France cède,
par le traité de Paris, le Canada à la couronne britannique, la
« common law » est étendue à ce territoire puis, devant les
protestations de la population francophone, le droit civil
français est rétabli en 1774. En 1791, la constitution divisera le
Canada en deux provinces, le haut Canada et le bas Canada
(ce dernier à 90 % francophone), et les élections législatives
de 1792 sont un bon exemple du conflit linguistique qui se
développe entre l’anglais et le français. Après ces élections en
effet se pose le problème de la présidence de l’assemblée.
Jean-A ntoine Panet, un francophone, se présente et on lui
oppose la candidature d’un anglophone. Le débat, tel qu’il est
rctranscrit par la Gazette de Québec du 20 décembre 1792, ne
252 G U E R R E D ES T R A N C H É E S I LE CAS D U F R A N Ç A IS

m anque pas d’intérêt. Me Gill présente en effet la candidature


de W. G rant face à celle de Panet et s’explique ainsi :
« Une qualité essentielle à l’orateur était une parfaite
connaissance des langues française et anglaise... si dans la
communication entre l’orateur et le représentant du Roi, un
interprète était nécessaire, ce seroit l’interprète qui seroit
l’organe de la chambre et non l’orateur », à quoi Panet
répondra non sans hum our « que le Roi d’A ngleterre parloit
toutes les langues, et faisoit des traités avec toutes les nations
dans leurs propres languages ainsi qu’en anglais, que Jersey et
Guernsey étoient français, et que l’objection fondée sur le
language d ’un m embre ne pouvoit l’empêcher d’être ora­
teur » 5. D ébat plaisant, qui peut prêter à sourire, et qui se
m anifestera en différents lieux et à différents propos : quelle
sera la langue de la justice, de l’arm ée, des débats à
l’assemblée, etc. ? Alexis de Tocqueville, dans son Voyage en
Sicile et aux Etats-Unis, décrit une scène observée dans un
tribunal civil à Québec qui présente une tonalité comparable :
« A u m o m en t où nous parvînm es dans cette salle, o n p laid ait une
affaire de diffam atio n . Il s ’agissait de faire c o n d am n e r à l’am en d e un
h o m m e qui avait traité un a u tre de p e n d a rd et de crasseux. L ’avocat
p laid ait en anglais. P e n d a rd , disait-il en p ro n o n ç an t le m o t avec un
accent to u t b ritan n iq u e, signifie un ho m m e qui a été p en d u . N on,
re p re n a it grav em en t le ju g e , mais qui m érite de l’ê tre. A ce tte p aro le
l’av ocat du d éfen se u r se levait avec in dignation et p laid ait sa cause en
fran çais, son adversaire lui ré p o n d ait en anglais. O n s’éch au ffait de p a rt
e t d ’a u tre dan s les deux langues sans se co m p re n d re sans do u te
p a rfa ite m e n t. L ’A nglais s’efforçait de tem p s en tem p s d ’ex p rim er ses
idées en français p o u r suivre de plus p rès son ad v ersaire ; ainsi faisait
aussi parfo is celui-ci. L e juge s’effo rçait, ta n tô t en fran çais, ta n tô t en
anglais, de re m e ttre de l’o rd re . E t l’huissier criait : — silen ce! en
d o n n a n t altern ativ e m e n t à ce m o t la p ro n o n ciatio n anglaise et fra n ­
çaise. L e calm e ré ta b li, on p ro d u isit des tém oins. Les u n s b a isèren t le
christ d ’arg en t qui cou v rait la B ible e t ju rè re n t en fran çais de d ire la
v é rité , les au tres firen t en anglais le m êm e serm en t e t b aisè re n t en leu r
qu alité de p ro te sta n ts l’au tre côté de la B ible qui éta it to u t uni. O n cita
en su ite la coutum e de N o rm a n d ie , on s’ap p u y a su r D e n isa rt et on fit

5. Gazette de Q uébec, 20 décem bre 1972, cité par G uy B outhillier et Jean


M eynaud, L e choc des langues au Q uébec, 1760-1970, M ontréal, 1972, p. 117.
G U E R R E DES T R A N C H É E S 1 LE CAS DU FRA N Ç A IS 253

m ention des arrêts du p a rle m e n t de P aris eî des statu ts du règ n e de


<¿corges III. A p rès quoi le ju g e : a tte n d u que le mot crasseux e m p o rte
rid ée d ’un hom m e sans m o ra lité , sans co n d u ite et sans h o n n e u r,
c o ndam ne le défen seu r à d ix-huit louis ou dix livres sterlin g
d ’am en d e ».

Après cette description légèrem ent burlesque, Tocqueville


Iraite de la langue des avocats :

« Les avocats que je vis là et q u ’on dit des m eilleurs du Q u éb e c ne


Cirent p reu v e de talen t ni dans le fond des choses ni dans la m an ière de
les d ire. Ils m an q u en t p artic u lièrem en t de distinction, p arlen t français
avec l ’accent norm and des classes m oyennes. L e u r style est vulgaire et
m êlé d 'étrangetés et de locu tio n s anglaises. Ils disent q u ’un hom m e est
chargé de dix louis p o u r dire q u ’on lui d em an d e dix louis. — E n tre z
dans la b o îte , crient-ils au tém oin p o u r lui indiquer de se placer dans le
banc où il doit d ép o ser ».

Et les témoignages du même genre ne manquent pas. En


1806, un voyageur anglais, John Lam bert, note que « The
French have a large majority in the House of Assembly, their
num ber being thirty-six to fourteen British. The speeches are
therefore mostly in French : for the English members all
understand and speak that language, while very few of the
French members have any knowledge of English » 6. Ainsi le
Canada n’est plus français, mais ce sont les Anglais qui sont
bilingues, et cette situation, caractéristique des rapports de
forces, laisse entendre que c’est le français qui est alors langue
dom inante. Pourtant, et c’est là que perce la mutation dont
j’ai parlé, l’anglais commence à influencer le français. Toc­
queville, nous l’avons vu, note cette influence dans le langage
des avocats ; le même Lam bert la note dans la rue :

« A curious so rt of jarg o n is carried on in the m arket-place, b etw een


th e F ren ch w ho do n o t u n d e rsta n d E nglish, and the E nglish w ho do n o t
u n d e rsta n d F rench. E ach en d e a v o u rs to m eet the o th er h alf w ay, in his
own to n g u e ; by which m ean s th ey contriv e to com p reh en d one a n o th e r,
by b ro k e n phrases ( ...) T h e in terco u rse b etw een the French an d English
has occasioned th e fo rm er to ingraft m any anglicisms in th eir language,

6. Op. cit., p. 124.


254 G U E R R E D ES T R A N C H É E S I LE CA S D U FR A N Ç A IS

which to a stranger arriving from England and speaking only boarding-


school French, is at first rather puzzling. The canadians have had the
character o f speaking the purest French, but! question w ether they
deserve is at the present day » 7.

E t en 1855, Jean-Jacques A m père, fils du physicien et


professeur de littérature française au Collège de France, est
choqué par ce qu’il entend :

« A peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers


fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas dans le
dictionnaire de FA cadém ie, mais qui sont aussi une sorte de français.
H élas ! notre langue est en minorité sur les enseignes, et quand elle s’y
m ontre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de
Fanglais. Je lis avec douleur : m anufacteur de tabac, sirop de toute
description, le sentim ent du genre se perd, parce qu’il n ’existe pas en
anglais, le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue
rivale. Signe affligeant d ’une influence étrangère sur une nationalité qui
résiste, conquête de la grammaire après celle des arm es! » 8.

Ces différents textes nous m ontrent en fait deux choses


différentes : Finfluence de l’anglais sur le français d ’une part,
manifeste dans les anglicismes relevés par nos auteurs, et
d’autre part la prépondérance de l’anglais dans la vie com m er­
ciale (les enseignes, le m arché...). Et sur ce terrain les
facteurs qui ont jusque-là favorisé la promotion du français
sont inefficaces.
Les Canadiens français poursuivent pendant tout le xixe
siècle la lutte pour les droits de leur langue, avec de notables
succès. Ainsi, en 1848, le parlem ent britannique abroge
l’article de l’Acte d ’Union qui proscrivait le français, et en
1867 l’article 133 de la constitution canadienne donne au
français le statut de langue officielle aux parlem ents d ’Ottawa
et de Q uébec, devant les tribunaux, et précise que les lois
devront être imprimées dans les deux langues... Mais tout cela
ne change pas grand-chose aux rapports réels entre les
langues. J ’ai parlé, dans le titre de ce paragraphe, d’une

7. Op. cit., p. 123.


8. J. J. A m père, Prom enade en A m érique : Etats-Unis-Cuba-M exique, Paris, 1855.
G U E R R E D ES T R A N C H É E S I LE CAS D U F R A N Ç A IS 255

guerre d'escarmouche, et c’est bien de cela qu’il s’agit : des


petits accrochages, ici et là, indifférents aux problèmes réels.
Ën 1865, l’abbé C hardonnet, prononçant à la cathédrale de
Québec le sermon de la Saint-Jean-Baptiste, a des accents
guerriers qui, à eux seuls, suffiraient à justifier le titre de ce
livre :

« H o n n e u r à vous aussi, qui sans rien en lev e r au d ro it sacré de n o tre


langue n atio n ale, savez p re n d re d an s la lu tte une arm e é tra n g è re , la
saisir dans les m ains de vos ad v ersaires, la m an ier à v o tre to u r...
P a rto u t, sur nos places p u b liq u es, dans nos ru es, dans nos b u re a u x ,
d ans nos salons, vous en te n d e z ré so n n e r l’accent en v ah isseu r d ’une
langue é tra n g è re ... E h bien, il est un cham p de b ataille où la lutte d u re
e n c o re , e t o ù , m oins que su r to u t a u tre , nous ne p o uvons e sp é rer de
v aincre seuls. C ’est le cham p de nos m œ u rs, la lu tte vitale de n o tre
lan gue et de nos coutum es ».

Mais cette envolée n’est guère plus efficace que la Marseil­


laise dont on sait que, même chantée avec la plus grande des
convictions, elle n’a jamais fait gagner une guerre... Face à
l’anglais, porté par une expansion économique, le français
apparaît surtout comme la langue de la religion catholique :
« la langue gardienne de la foi », « soyez bons chrétiens et
francophones », ces thèmes lancés par l’Eglise, qui se trouve
au prem ier rang du combat linguistique, m ontrent que les
deux langues en présence correspondent à des réalités sociales
très différentes.
La « victoire » de 1867, les autres acquis qui se succéderont
jusqu’à nos jours (l’école sera bien sûr un terrain de guérilla,
mais aussi la monnaie, rendue bilingue en 1936, et l’on se
battra longuem ent, de 1953 à 1962, pour le droit de rédiger
des chèques en français...), ne modifieront guère la situation,
et rien ne prouve que la loi 101 , dernier état du combat, la
change vraiment. Mais l’exemple du Québec est intéressant
en ce qu’il est à prendre comme une leçon de choses, comme
une préfiguration de ce qu’est aujourd’hui, en France, la
« défense du français ».
256 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS D U F R A N Ç A IS

L A « D É F E N S E » D U FR A N Ç A IS

Entre le xvie et le xixe siècle, la préoccupation m ajeure de


PEtat, dans le domaine linguistique, a été d ’assurer la
suprém atie du français sur les autres langues de l’hexagone.
Le 15 août 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, souvent
citée, stipule que les actes juridiques doivent être dorénavant
« prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage
maternel français ». Mais il n’y a pas que Villers-Cotterêts :
« Ces prescriptions sont renouvelées par Charles IX dans
l’articles 35 de l’ordonnance de 1563, dite de Roussillon. Elles
sont en outre étendues à la justice ecclésiastique en 1629.
L’usage du français pour les actes publics est ordonné en 1621
pour le Béarn, en 1684 pour la Flandre, en 1685 pour l’Alsace
et en 1700 et 1753 pour le Roussillon », énum ère Xavier
D en iau 9, et cette liste est loin d ’être limitative. Dans tous les
exemples, et jusqu’à la loi du 2 therm idor an II (« Loi portant
qu’à com pter du jour de sa publication, nul acte public ne
pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la
république, être écrit qu’en langue française », les contreve­
nants étant passibles de six mois de prison et, pour les
fonctionnaires, de destitution), nous assistons à une interven­
tion de l’E tat sur les langues, intervention guidée par un
principe unique : imposer à la France le monolinguisme. Or
l’intervention de l’E tat semble aujourd’hui avoir changé de
direction, non plus action prioritaire sur les langues mais
égalem ent sur la langue, et nous retrouvons depuis une
trentaine d ’années en France des échos de ce que nous venons
de voir au Québec.
Depuis le « franglais » pourfendu il n’y a guère par
Etiem ble, les spécialistes de la langue, gravement penchés à
son chevet, nous disent que le français va mal. Ils diagnosti­
quent cycliquement deux types de maux, les uns internes et les
autres e x te rn es..
Sur le plan interne, c’est-à-dire celui de la langue, on

9. X. D eniau, La francophonie, Paris, 1983, p. 82.


G U E R R E D ES T R A N C H É E S : L E CA S DU FR A N Ç A IS 257

entend ici ou là une même plainte : la langue se dégrade, les


Français la parlent (et l’écrivent) de plus en plus mal, et un
livre récent porte un titre de ce point de vue significatif, La
crise des langues10. On y trouve, à côté d’essais consacrés à
diverses langues du m onde (hébreu, chinois, espagnol,
coréen, etc.), quatre chapitres consacrés au français, au
Québec, en France, en Belgique et en Suisse. Les diagnostics
y sont différenciés, crise de l’orthographe au Québec, des
rapports à la norme en France, etc., et la chose n ’est pas
nouvelle : G. Lançon publiait déjà en 1909 un ouvrage intitulé
La crise du français... Mais la profonde ambiguïté de ces
regards sur la « crise de la langue » réside dans cette
contradiction que, partant du diagnostic d ’une « maladie
interne », ils en viennent à la traiter comme une « maladie
externe », car le mal du français a un nom, celui d’une autre
langue, l’anglais. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les
textes légaux. J.-P. G oudaillier 11 a dressé la liste des arrêtés
concernant la langue publiés entre 1973 et 1980 : tous
concernent le vocabulaire et tous tentent de remplacer des
mots anglais par des mots français dans des domaines aussi
variés que l’audiovisuel, les travaux publics, le pétrole, les
transports, l’inform atique, la m édecine, la défense, l’aérospa­
tiale... Par la suite, d’autres arrêtés ministériels de term inolo­
gie ont vu le jour, concernant le tourisme (17 mars 1982), les
télécommunications (27 avril 1982), l’audiovisuel et la publi­
cité (18 février 1983), la télédétection aérospatiale (20 octobre
1984), et même le « vocabulaire des personnes âgées »
(13 mars 1985)... E t, parallèlem ent à ces propositions néolo­
giques, l’arsenal législatif s’est également muni de textes
punitifs, comme la loi « relative à l’emploi de la langue
française » du 31 décem bre 1975, dite « loi Bas », qui permet
de condam ner les entreprises n ’utilisant pas le français en
France (la compagnie britannique British Airways fut par

10. La crise dès langues, textes colligés par J. M aurais, Paris, 1985.
11. J.-P . G oudailler, « Sprache und M acht : Wie ein G esetz in Frankreich die
Sprache reinigen will », Dialect, n° 6, 1982, pp. 28-37.
258 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : L E CA S D U F R A N Ç A IS

exemple condamnée parce qu’elle avait émis des billets


d’avion en anglais), et une circulaire du 14 mars 1977 rappelle
que « la loi rend obligatoire l’emploi de la langue française
dans les textes écrits et inscriptions, et interdit la présence
d’expressions étrangères lorsqu’il existe des termes français
équivalents, dans les domaines suivants : l’offre et la demande
des biens et des services, les informations et la présentation
des program mes de radio-diffusion et de télévision » ...12.

E N T R E IN E F F IC A C IT É E T C H A U V IN IS M E

En fait, la politique linguistique française a découvert la


term inologie, « science nouvelle », selon Philippe de Saint-
R obert, «Com m issaire général de la langue fra n ç a ise » 13,
dont les attributions, selon le décret du 9 février 1984,
recouvrent en particulier la coordination des « travaux effec­
tués en m atière de terminologie », et forte de cette décou­
verte elle se lance dans une croisade contre les emprunts,
singulièrement les em prunts à l’anglais. Saint-Robert, dans la
préface que je viens de citer, pose le problème de façon
agressive : « Une langue doit-elle se défendre? Evidemm ent,
bien que nombre d’esprits paresseux, qui se donnent pour
esprits forts, laissent entendre cette brillante vérité prem ière
que tout esprit de défense serait déjà un aveu de faiblesse. Le
fait que tout organisme vivant naisse menacé est moins un
aveu de faiblesse qu’un aveu de m ortalité qui est précisément
le sort commun de tous les organismes vivants ; or la langue se
com porte comme un organisme vivant qui, tout au long de son
existence, voit m ourir certaines de ses cellules, en naître
d ’autres, et se renouveler sans cesse l’esprit qui l’anime. »
Cette m étaphore de la langue comme organisme vivant est
ancienne, et elle a ici comme ailleurs le défaut de faire
l’impasse sur le m oteur de la vie du langage : sont-ce les
locuteurs d’une langue qui font son évolution ou les commis­

12. O p . cit., p. 30.


13. Préface au Guide des m ois nouveaux, Paris, 1985.

|
G U E R R E D E S T R A N C H É E S : L E CA S D U F R A N Ç A IS 259

sions de term inologies? C ar, plus profondém ent, une telle


approche du problèm e pose deux questions, une question
d ’efficacité et une question idéologique.
La question de l’efficacité est évidente, et nous l’avons
rencontrée tout au long de la troisième partie de ce livre. J ’ai
écrit au chapitre précédent que le métissage a toujours été un
grand pourvoyeur de lexique et que les langues vivaient
d ’em prunts réciproques : je n’exposais pas là une position de
principe mais tirais simplement la leçon de l’histoire des
langues, de toutes les langues. Ces emprunts n’ont jamais été
le produit d’une décision officielle, ils ont été « proposés » par
des locuteurs qui les utilisaient, et « acceptés » ou « refusés »
par les autres locuteurs dont la pratique linguistique collective
fait la langue. E t, bien sûr, ils témoignent de rapports de
force : on n ’em prunte pas à n’importe quelle langue et dans
n’im porte quel dom aine. Ainsi on peut lire dans les strates
lexicales d ’une langue, à travers les emprunts qu’elle a faits à
différentes époques à d’autres langues, les types de rapports
que les locuteurs de cette langue entretenaient avec ceux des
autres langues, des rapports économiques et sociaux. Mais les
em prunts ne sont ici que des symptômes, ils ne sont pas la
maladie, si m aladie il y a. E n d ’autres term es, l’envahissement
réel de la langue française par des mots anglais témoigne
d’abord d ’une certaine suprém atie technologique des pays de
langue anglaise, et si l’on considère cela comme une « épidé­
mie », il faut alors étudier l’épidémiologie qui nous apprend
qu’on ne lutte pas contre la maladie par décret, qu’on ne la
supprime pas en l’interdisant de séjour. Les commissions de
term inologie qui fleurissent depuis une quinzaine d’années et
la force que leur confère la loi font un peu penser à un
arboriculteur qui tenterait de soigner un arbre qui dépérit en
passant ses feuilles jaunies à la peinture verte plutôt que
d’am ender le sol. La question de l’efficacité d ’une telle
approche du problèm e reste donc ouverte. Nous avons vu, à
propos de la néologie, qu’il était tout à fait possible de
m oderniser le vocabulaire d’une langue, même si cela posait
parfois quelques problèmes idéologiques, mais il s’agit dans ce
260 G U E R R E D E S T R A N C H É E S : LE CAS DU FR A N Ç A IS

cas de créer des mots nouveaux pour désigner des notions qui
jusque-là n’étaient pas désignées par cette langue. Par contre,
la volonté de rem placer un vocabulaire déjà existant (et
em prunté) par un autre, autochtone, implique une interven­
tion de l’E tat extrêm em ent dirigiste : dans le cas de la Turquie
que nous avons étudié (cf. chap. 12 ), on peut bien sûr m ettre
en avant les tendances modernistes et laïques de M ustafa
Kemal A tatürk qui furent le moteur de la « révolution
linguistique », mais il est impossible de passer sous silence
l’aspect profondém ent autoritaire et xénophobe de sa politi­
que. E t c’est là que la lutte contre les termes étrangers
em pruntés par le français pose un problème.
En décem bre 1985, alors que le Haut Conseil International
de la francophonie se réunissait à Paris, Pierre Bercis (prési­
dent des droits socialistes de l’homme) publiait dans le journal
Le M onde un étrange article. Amalgamant ceux qui refuse­
raient aujourd’hui de défendre la langue française et ceux qui
collaboraient naguère avec l’occupant nazi, il écrivait : « Le
sort dévolu à la langue française est tout à fait significatif à cet
égard. Comme est significative philosophiquement ou politi­
quem ent l’appartenance de ceux qui ont décidé de réagir
contre son abaissement. Ce sont, à peu de chose près, ceux
qui avaient choisi ou auraient choisi la Résistance : gaullistes
authentiques, socialistes convaincus, communistes... Pour les
autres, tel D oriot, ils prétendent qu’on ne peut rien faire et
qu’il vaut mieux « passer aux barbares » et en retirer le
maximum de profits tandis que la masse, elle, dans le même
tem ps, applaudit Pétain, puis de Gaulle, persuadée que
chacun a raison à son heure » 14. E t plus loin ce défenseur des
droits de l’homme appelait à la répression : « C ontrairem ent
à ce que pense le gouvernem ent, persuader ne suffit plus. Le
degré de corruption par la recherche du profit facile est tel
qu’il ne parviendra jamais à am ener la cinquième colonne à la
raison autrem ent que par des sanctions exemplaires autant
que sévères. » O n ne peut bien sûr confondre ce texte

14. P. B ercis, « Les A m ers-Iooks », L e M onde, 10 décem bre 1985.


G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS D U F R A N Ç A IS 261

hystérique avec les positions de tous les défenseurs du


français, mais la tonalité générale des arguments avancés par
ces derniers a des connotations gênantes. Car l’intervention
directe de l’E tat sur la langue dans l’intention de la « puri­
fier » n’a pas seulem ent eu lieu en Turquie mais aussi dans la
m ajorité des pays fascistes. Les défenseurs du français doivent
bien savoir que M ussolini, en 19251S, faisait supprimer
l’enseignement du français au Val d’Aoste (jusque-là officiel­
lem ent bilingue), puis remplacer tous les noms de lieux à
consonance française par des noms italiens (il fut même
question en 1939 d’italianiser les noms de famille). Mais dès
1923 il interdisait sous peine d’amende l’emploi de mots
étrangers sur les affiches et les enseignes16. En Espagne
franquiste, les textes législatifs se succèdent pour interdire
l’utilisation de mots non castillans sur les affiches, les raisons
sociales, etc., et l’emploi de patronymes non castillans dans
l’état civil, mesures ici essentiellement dirigées contre le
catalan et le b a sq u e 17. En Allemagne, on remplacera systé­
m atiquem ent le nom de lieu non germaniques par des
appellations plus « pures » en Poméranie, en Silésie, etc.
Bref, toutes ces m esures, semblables à celles prises en
Turquie lors de la « révolution linguistique », ne sont en
même tem ps guère différentes de celles que, nous l’avons vu,
on a prises en France depuis quinze ans.
Un linguiste est-allem and, Klaus Bochman, a comparé les
politiques linguistiques des différents Etats fascistes, et il y a
trouvé quatre constantes :
— Un purisme xénophobe au niveau de la langue natio­
nale.
— U n centralisme anti-dialectal.
— Un centralisme nationaliste dirigé contre les minorités
nationales.

15. D écret-loi du 22 novem bre 1925, n° 2191 : « Disposizioni riguardanti la lingua


d ’ensegnam ento nelle scuole elem entari. »
16. D écret-loi du 11 février 1923, n° 352.
17. V oir par exem ple F. F errer i G irones, La persecucio politica de la llengua
catalana, B arcelone, 1985.
262 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CA S D U F R A N Ç A IS

— U n colonialisme ou un expansionnisme linguistique hors


des frontièresI8.
O r on retrouve ces quatre tendances dans de multiples
politiques linguistiques, en particulier dans celle de la France,
à différentes périodes de son histoire. On voit l’ambiguïté de
la chose : c’est parce qu’elles ont été prises par des régimes
fascistes que les mesures linguistiques énumérées plus haut
paraissent, a posteriori, critiquables, mais prises par un
régime dém ocratique, elles paraissent acceptables. Pourtant
les différences entre la politique linguistique italienne sous
Mussolini, espagnole sous Franco, allemande sous H itler et la
loi « relative à l’emploi de la langue française » votée en 1975
sont des différences de degré et non pas de nature.
A lors, fasciste, cette politique linguistique ? Sûrement pas,
mais chauvine à l’évidence et surtout, hélas, vouée à l’ineffica­
cité car ne reposant sur aucune analyse sérieuse de la
situation. Nous allons voir en effet, à propos du statut
international de la langue française, que cette situation relève
d ’une approche externe, sociolinguistique, et non pas de
bricolages internes : on ne changera rien à la puissance des
pays anglo-saxons, en particulier des Etats-Unis, en luttant
contre les emprunts à l’anglais, pas plus qu’on ne modifiera le
statut de la femme en féminisant les noms de métier.

LA FRANCO PH O NIE

Les pages qui précèdent concernaient donc la défense de la


langue française, les tentatives d ’intervention sur sa forme
pour en exclure les m ots étrangers d’em prunt récent que
certains considèrent comme un danger pour elle. Mais il est
un autre discours sur la langue, complémentaire du précé­
dent, selon lequel le français perdrait ses positions internatio­
nales, céderait du terrain un peu partout à l’étranger ; et lui
correspond une autre branche de la politique linguistique,

18. K. Bochm an, « Pour une étude com parée de la glottopolitique des fascismes »,
in P roblèmes de glottopolitique, U niversité de R ouen, 1985, pp. 119-129.
G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS DU F R A N Ç A IS 263

intervenant non plus sur la forme de la langue mais sur ses


fonctions.
Ici encore, il nous faut préciser les choses. Il est probable
que jam ais au cours de son histoire le français n’a été autant
parlé à travers le m onde qu’aujourd’hui, et ceci autant par
l’accroissement naturel de la population de francophones
natifs que par les retom bées de l’expansion coloniale. Entre la
France, la Belgique, la Suisse, le Luxembourg et le Canada il
y a environ 70 millions de locuteurs dont le français est la
langue prem ière, chiffre auquel il convient d’ajouter les
locuteurs du M aghreb et de l’Afrique noire, difficiles à
chiffrer, et ceux d’Asie (l’ancienne Indochine). Il y a environ
40 millions d ’habitants dans le Maghreb et une centaine de
millions en Afrique dite « francophone » et à Madagascar : si
nous partons de l’hypothèse raisonnable que 10 % d’entre eux
parlent français (mais encore faudrait-il s’entendre sur ce que
signifie « parler une langue »), cela nous donnerait 14 millions
de francophones supplém entaires. Ajoutons à cela les gens
qui à travers le m onde ont étudié le français à l’école et à
l’université, et ils sont nombreux (il y a environ 30000 profes­
seurs français à l’étranger et 250000 professeurs de français
dans le m onde, 25 millions d ’élèves qui étudient le français
dans l’enseignem ent secondaire, 250000 personnes qui sui­
vent les cours des Alliances françaises, etc.), et nous parve­
nons à une masse de locuteurs du français langue prem ière ou
seconde qui aurait étonné Rivarol lorsqu’il rédigeait son
Discours sur l’universalité de la langue française : autour de
cent millions, en étant très prudent. Nous sommes certes loin
de certaines évaluations très optimistes, comme celle que
cite X. D eniau dans son ouvrage sur la francophonie :
264 m illio n s19, mais nous n ’en avons pas moins là le
témoignage d’une rem arquable expansion en nom bre de
locuteurs.
A joutons à cela que, du point de vue fonctionnel, la
situation du français a également évolué d ’une façon positive.

19. X. Deniau, La francophonie, op. cit., p. 45.


264 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS D U F R A N Ç A IS

A l’époque où, disait-on, tout le monde parlait français en


Europe, ce « tout le monde » désignait, de façon bien élitiste,
la noblesse et la grande bourgeoisie dont les membres étaient
souvent élevés en français, mais ne concernait pas réellem ent
la population européenne : il est bien évident que les peuples
européens parlaient leurs langues respectives et non pas le
français. De ce point de vue, le français s’est aujourd’hui
dém ocratisé, en même temps qu’il s’est répandu dans de
nouveaux continents, a largement dépassé les frontières de
l’Europe dans laquelle il était, aux dires de Rivarol, « univer­
sel ». Du point de vue social comme du point de vue
géographique, la langue française occupe donc aujourd’hui
des positions finalement meilleures qu’il y a un siècle.
A lors, d ’où nous viennent les discours pessimistes sur le
recul du français ? Ils procèdent, bien sûr, d’une autre analyse
prenant en compte non pas les progrès du français par rapport
à lui-même, mais son recul par rapport à l’anglais : encore une
fois, la « maladie » du français a un nom, celui d’une autre
langue. En fait, dans la grande majorité des organismes
internationaux (O N U , UNESCO, O U A , etc.), le français
cœxiste comme langue officielle avec, selon les cas, l’anglais,
l’espagnol, le russe, l’arabe et le chinois, et un fonctionnaire
international belge note que depuis les années 60 on parle de
plus en plus français à l’ON U :

« J’ai connu à l’O N U les tem ps difficiles du français. U n Secrétaire


général indifférent sinon hostile à son emploi ; un corps de fonction­
naires tenu de se faire écouter en anglais, la seule langue qui rem ontait
les trente-huit étages du siè g e ... D epuis ce temps d’épreuve il s’est
produit un bouleversem ent politique d ’effet miraculeux pour le fran­
çais : l’ém ancipation de l’A frique. L ’admission massive à l’O N U de
vingt-deux nouveaux Etats africains d ’expression française y a porté à
près d ’un tiers le nom bre de délégations usant de notre langue. D è s lors
tout changea : atm osphère, conditions de travail, pondérations, votes,
relations publiques. A u débat général de l’A ssem blée le français a
rejoint l’anglais en volum e d ’interventions » 20.

20. R o b e rt F enaux, Discours sur la fonction internationale de la langue française,


Liège, s.d ., p. 63.
G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE CAS D U F R A N Ç A IS 265

Il dem eure évident, pourtant, que partout l’anglais dépasse


le français, non seulem ent par le nombre de ses locuteurs
natifs, près de quatre fois plus important, mais surtout par
l’importance de l’expansion économique, culturelle et politi­
que des pays de langue anglaise et en particulier des Etats-
Unis. E t nous voici au cœur du vrai problème, dont on aurait
tort de ne considérer que l’aspect linguistique alors que ses
racines sont ailleurs. Du temps de « l’universalité de la langue
française », les Etats-Unis n’existaient pas à l’échelle m on­
diale, ils sont aujourd’hui la prem ière puissance économique
du monde. E t les emprunts massifs à l’anglais dont nous avons
traité au paragraphe précédent sont également le produit de
cette situation. Si, n’en déplaise aux puristes, les Français
utilisent un walkman et non pas un baladeur, pour ne prendre
qu’un exemple, c’est tout simplement parce que le « walk­
man » est venu des Etats-Unis, de la même façon que les
Anglais ont toujours parlé de mode, d’art ou de parfums en
utilisant un vocabulaire em prunté au français... Le problèm e,
donc, est d ’ordre sociolinguistique, ou si l’on préfère, il relève
de ce que certains appellent la linguistique externe : ce n ’est
pas en agissant sur la langue qu’on pourra éventuellem ent le
résoudre, niais en agissant sur la situation dans laquelle se
meut la langue et dont elle témoigne en partie. C’est par
rapport à cela qu’il convient d’évaluer la politique linguistique
de la France et des pays francophones.
Ce qui nous mène à la francophonie et, de façon plus large,
aux organismes de diffusion et de défense du français. Le
term e francophonie apparaît au siècle dernier avec un sens
très proche de son sens actuèl : c’est Onésime Reclus qui,
élaborant une typologie des populations du m onde à partir de
la langue qu’elles utilisent, crée le vocable « francophonie ».
Né sous la plume d’un géologue, le mot va réapparaître en
1962 sous celle d ’un homme d’Etat par ailleurs poète,
Léopold Senghor. E t la notion va lentement prendre forme
politique à travers la création de différents organismes
français ou internationaux, dont voici la liste pour les prési­
dences de la république de C. de Gaulle et G. Pompidou.
266 G U E R R E D ES T R A N C H É E S : LE C A S D U FR A N Ç A IS

— 1961, création de l’Association des Universités Partielle­


m ent ou Entièrem ent de Langue Française (A U PELF).
— 1966, création du H aut Comité pour la Défense et
l’Expansion de la Langue Française, transformé en 1973 en
H aut Com ité de la Langue Française.
— 1967, création de l’Association Internationale des Parle­
m entaires de Langue Française (AIPLF).
— 1967 toujours, création du Conseil International de la
Langue Française (CILF) et tenue de la première « Biennale
de la langue française ».
— 1970, création de l’Association de Coopération Cultu­
relle et Technique (ACCT).
— 1973, création du Comité de la Francophonie.
— 1974, création du Comité Interministériel pour les
Affaires Francophones, etc.
A ces structures officielles s’ajoutent, pendant la même
période, les réunions cycliques des conférences des ministres
des pays d’expression française (éducation, culture, jeunesse,
santé) et la création de différentes associations profession­
nelles francophones.
A u fur et à mesure que le discours sur les dangers de
pénétration du français par l’anglais se développera (voir en
particulier les arrêtés de terminologie signalés plus haut pour
la période 1973-1985), on verra se développer l’effort officiel
de diffusion du français hors de France, à travers la création
de différents organismes et l’attribution de crédits importants
à des opérations linguistiques et pédagogiques (par exemple,
la réalisation d’émissions de télévision scolaire pour l’étran­
ger, l’aide à l’édition de manuels, etc.).
Le problèm e de la défense et de la diffusion de la langue
française relève donc aujourd’hui (1986) en France de diffé­
rentes instances dont la liste qui suit n ’est pas limitative, à la
fois du Commissariat Général de la Langue Française, d’un
Secrétariat d ’E tat chargé à la francophonie, de la Division
G énérale des Relations Scientifiques, Culturelles et Techni­
ques (D G R ST, organisme du ministère des Affaires étran­
gères), du Haut Comité de la Langue Française, sans oublier,
G U E R R E D E S T R A N C H É E S : LE CAS D U F R A N Ç A IS 267

bien sûr, l’immortelle Académie Française. On peut cepen­


dant craindre que cette profusion d’organismes, d ’énergie et
de sources de financement ne soit pas nécessairement une
garantie d’efficacité et que ce type de politique linguistique
passe à côté du problème. Depuis qu’en 1634 Richelieu a créé
l’Académ ie Française, on a tendance à penser en France que
les problèm es de la langue peuvent être réglés de façon
norm ative et par l’intervention de l’E tat. Les linguistes
n’arrêtent pas de dire le contraire, en vain. Mais, plutôt que
de reprendre ici cette discussion, je préfère, puisqu’il s’agit
d ’efficacité, comparer ce que nous venons de voir de la
politique linguistique française à ce qui se passe aux Etats-
Unis : si l’anglais est à ce point présent dans le m onde, c’est
bien que leur politique est efficace...
Or le problèm e linguistique s’est posé dès la déclaration
d ’indépendance des Etats-Unis, en 1776. La population nord-
américaine était issue de différents pays, parlait différentes
langues, et le nouvel E tat se trouvait confronté à un problème
de plurilinguisme très semblable à celui que connaissent
aujourd’hui les pays en voie de développement. Shirley Brice
H eath a consacré un long article à cette question21, d’où il
ressort tout d’abord que, sur le plan intérieur, les « pères
fondateurs » se refusèrent à faire de l’anglais la langue
officielle, pensant tout simplement qu’il s’imposerait de lui-
m êm e, sans appui officiel, choisissant donc une politique
linguistique qui consistait à ne pas avoir de politique. C ’est
ainsi que, dans les premières années de l’Union, le Congrès
continental publia certains de ses documents en français et en
allemand afin de les mieux diffuser dans certaines régions. En
outre, écrit H eath, la m ajorité des hommes politiques am éri­
cains identifiaient la volonté de standardiser les langues à la
pratique des monarchies européennes, et les académies de
France et d ’Espagne étaient pour eux un modèle qu’ils
repoussaient par sentiment anti-royaliste.

21. S. B. H eath , « A National Language A cadem y? D ebate in the New Nation »,


in International Journal o f the Sociology o f Language, n° 11, 1976, pp. 9-43.
268 G U ER R E DES TRANCHÉES : LE CAS DU FRANÇAIS

Les débats linguistiques des débuts de l’histoire des Etats-


Unis illustrent bien cette position. En 1780, un certain John
Adams, convaincu par ce qu’il connaissait de l’E urope qu’une
nation forte devait avoir une langue forte et que par exemple
la Hollande n ’avait pas l’influence internationale qu’elle
méritait parce que sa langue n ’était pas diffusée au-delà des
frontières, propose au Congrès de créer une institution
publique s’apparentant à une Académie Am éricaine, institu­
tion que les Anglais n’avaient pas su créer et dont l’existence
serait à l’honneur des Américains. Il multipliera ses interven­
tions, variera ses arguments, mais ses propositions finiront
enterrées dans une commission du Congrès : « Adam s lui-
même était souvent traité de monarchiste », écrit H eath, « et
sa proposition d ’une académie de la langue centralisée a dû
être perçue par beaucoup de républicains comme une
« preuve » de plus de ses penchants monarchistes » 22. Le
débat ne sera pas clos pour autant, et il va se cristalliser autour
de deux positions antagonistes. L ’une consistait à revendiquer
l’indépendance linguistique des Etats-Unis, c’est-à-dire le
droit pour les Américains de faire de l’anglais une langue
différente de celle parlée en G rande-Bretagne, de créer des
mots, etc. Ce sera par exemple la position de Noah W ebster,
proposant d ’établir un « dictionnaire américain », et celle de
John Adams proposant en 1812 de lever un impôt spécial sur
tous les dictionnaires importés de G rande-B retagne... A
l’inverse, d’autres réclamaient que l’on protège la pureté de la
langue, comme John Pickering, membre de 1* « Am erican
Academy of Arts and Sciences » (société privée créée à
Boston), qui y présenta en 1815 une communication insistant
sur l’urgence d ’une action normalisatrice, devoir patriotique à
ses yeux pour éviter que ne se perde aux Etats-Unis la langue
anglaise.
C ’est dans ce contexte qu’en 1820 un groupe d ’intellectuels
crée T « American Academy of Languague and Belles L et­
tres », dans le but avoué de purifier et de codifier la langue et

22. Op. cit., p. 22.


G U ER R E DES TRANCHÉES : LE CAS DU FRANÇAIS 269

avec l’espoir de se transform er en Académie de la langue


nationale (John Adams adhérera bien sûr à cette société, mais
aussi... le M arquis de Lafayette). Jamais cependant 1’« A m e­
rican Academy of Language and Belles Lettres » n’obtiendra
le moindre soutien officiel ni le moindre subside du Congrès,
et le projet s’éteindra lentem ent, m ourant de sa belle mort.
Par la suite, les Etats-Unis n’auront jamais de politique
officielle de la langue, jamais l’E tat n’interviendra directe­
ment en ,ce domaine.
E t pourtant...
E t pourtant, Joshua Fishman note avec raison que, malgré
cette absence de définition constitutionnelle ou légale d’une
langue officielle, des millions d’émigrants et d’indigènes
parlant d’autres langues ont été anglicisés23. Mais il demeure
que, de façon constante, près de 20 % de la population n’a
pas l’anglais pour prem ière langue : 22 millions de blancs en
1940 (1 8 ,6 % de la population blanche), 33 millions en 1970
(16,3 % de la population totale) et 28 millions de la popula­
tion âgée de plus de 14 ans en 1975 (17,8 % ) 24.
E t pourtant aussi, l’anglais est aujourd’hui la langue la plus
parlée dans le monde comme langue seconde, même si
l’accroissement considérable de l’immigration en provenance
de l’A m érique centrale ou de Cuba fait que, sur le territoire
américain, l’espagnol pourrait un jour prochain le concurren­
cer.
Com parée aux résultats de la politique en faveur de la
francophonie, cette situation peut sembler paradoxale. Bien
sûr, des organismes privés (comme la Ford Foundation ou le
Summer Institute of Linguistics) ont pris le relais de l’Etat,
mais il dem eure que globalement les Etats-Unis n’ont semble-
t-il jam ais eu pour objectif prioritaire de diffuser leur culture
(peut-être parce qu’ils n’avaient pas de culture propre, mais
ceci est une autre histoire) et leur langue, leur impérialisme a

23. J. Fishm an, « Language policy : past, present and future », in Language in the
USA, C am bridge, 1981.
24. D orothy W aggoner, « Statistics on language use », in Language in the USA,
op. cit., pp. 486-515.
270 G U ER R E DES TRANCHÉES : LE CAS DU FRANÇAIS

été principalement politique et économique. E t la langue a


suivi.
Il y a dans cet exemple un enseignement im portant : une
langue ne se répand pas seulem ent parce qu’elle est le support
d’une littérature, ce facteur culturel est de peu de poids face
aux facteurs économiques et politiques. Il a certes joué un
rôle de prem ier plan dans l’expansion du français jusqu’au
xixe siècle, mais cette expansion, nous l’avons dit, n’atteignait
que les élites, une m inorité, et elle n’est en rien comparable à
ce qui se passe aujourd’hui entre le français et l’anglais. Et
lorsque, dans la montée des nationalismes et l’émergence des
nations, des littératures nationales ont fleuri en langues
nationales, le statut du français a été largement déstabilisé. O r
toute l’action officielle des pays francophones semble depuis
lors avoir totalem ent négligé dans ses analyses ce fait fonda­
m ental qu’on ne pouvait pas concurrencer avec des arguments
culturels une expansion dont le m oteur était économique.
Face à l’immense machine américaine, les défenseurs de la
langue française ont entam é une guerre de tranchées : alors
q u ’au Canada l’anglais s’imposait comme langue du com­
m erce, on défendait naguère le français comme langue de la
religion catholique ; alors qu’aujourd’hui l’anglais se répand
comme langue d’une économie hégémonique, d’une science
et d ’une technologie en progrès constants et, accessoirement,
de la culture du rock et du coca-cola, on défend le français
comme langue d’une comm unauté culturelle. Ce contraste
porte la marque de deux analyses du monde, de deux
idéologies. Peut-être nous dit-il aussi l’issue finale du conflit.
C h a p it r e 18

L ’ILLUSION PACIFISTE ET L ’ESPÉRANTO

Confronté au mythe de Babel et à la réalité du plurilin­


guisme, l’hom me, nous l’avons vu, en a relevé in vivo le défi,
et les pidgins comme les langues véhiculaires sont là pour
tém oigner que le pratique sociale a su, le plus souvent, se
m énager des moyens de communication malgré la pluralité
des langues.

JA L O N S H IS T O R IQ U E S

Au xviic siècle cependant apparaît en Europe l’idée que


l’on pourrait résoudre in vitro les problèmes posés par le
plurilinguisme, en construisant une langue universelle. En
tém oignent p ar exem ple les écrits de Com enius (Jan
Komensky), comme La porte ouverte sur les langues (1631),
mais aussi une longue lettre de René Descartes qui, d ’A m ster­
dam, entretenait une correspondance scientifique nourrie. Le
20 novembre 1629, il consacre une lettre à Marin M ersenne au
projet dont l’a entretenu son correspondant d’une nouvelle
langue dans laquelle il n’y aurait « qu’une façon de conjuguer,
de décliner et de construire les mots ». E t le philosophe, dès
la prem ière phrase, m arque ses réserves : « Cette proposition
d’une nouvelle langue semble plus admirable à l’abord, que je
ne la trouve en y regardant de près. » E t la fin de sa lettre est
plus claire encore : « Je tiens que cette langue est possible »,
272 l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o

écrit-il, poursuivant un peu plus loin : « mais n’espérez pas de


la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands change­
m ents en l’ordre des choses, et il faudrait que tout le monde
ne fût qu’un paradis terrestre, ce qui n’est bon à proposer que
dans le pays des romans »
Il est intéressant de noter, même si Descartes indique en
passant qu’il serait plus simple que tout les hommes appren­
nent le latin, que cette idée de langue construite émerge
précisém ent au m oment où la fonction véhiculaire du latin est
en perte de vitesse. En tém oignent, à la fin du xvne siècle, de
nom breuses anecdotes, comme ce long débat (1670-1681)
concernant la langue dans laquelle seraient rédigées les
inscriptions sur l’arc de triomphe que l’on voulait élever à
Louis XIV, ou le scandale que fit, en 1660, la publication par
Voisin d ’un missel en français2. En témoigne surtout le fait
que le français gagne en France du terrain comme langue
d ’enseignem ent, ainsi que dans les écrits littéraires et scientifi­
ques : on a jusque-là communiqué entre gens de langues
différentes grâce au latin et l’on commence à m ettre en doute
son efficacité. Leibniz, un peu plus tard, reprendra la même
idée avec sa characteristica universalis, voulant m ettre au
point un système symbolique perm ettant, dans le domaine des
sciences, une communication*qui se passe des langues natu­
relles. Il s’agit dans les deux cas d’une sorte de gram m aire
universelle pour une langue écrite, par laquelle tout le m onde
se com prendrait d ’un bout à l’autre de la terre, et le lecteur
aura compris que l’on peut voir dans ce projet l’archétype de
toutes les langues artificielles.
A u xixe siècle, les logothètes, pour reprendre un néolo­
gisme de Roland B arthes, les fondateurs de langue, vont
changer de genre : on avait jusqu’ici essentiellement raisonné
en term es de classification des idées, les langues naturelles
étant considérées par les philosophes comme trom peuses et

1. R ené D escartes, Œ uvres et lettres, édition G allim ard, bibliothèque de la


P léiade, pp. 698-702.
2. F. B ru n o t, Histoire de la langue française, tome V , Paris, 1917, pp. 10-20 et
pp. 25 et suiv.
l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o 273

imparfaites ; on va m aintenant construire concrètem ent des


langues. Et les projets ne m anquent pas, ils sont évalués à
près de 500 par Pierre Ja n to n 3. Sans aller jusque-là, il est
facile d’établir sans recherches particulières une liste d ’une
centaine de langues. Celle qui su it 4 est plus courte car je Fai
arrêtée en 1914, mais elle témoigne déjà d’une intense activité
logothétique entre 1879, date de l’invention du volapük, et
1914. En particulier, au cours des quatorze prem ières années
de ce siècle, on compte dans cette liste certainem ent très
incomplète plus de deux nouvelles « langues » par an...

1858, Cosmoglossa 1907, Ido


1868, Universalglot 1907, Lingwo incernaciona
1879, V olapük 1907, A polem a
1883, W eltsprache 1907, Lingua european
1887, Balta 1908, Mez-voio
1887, E speranto 1908, Rom anizat
1887, Spokil 1908, D utalingue
1888, Spelin 1909, Rom anal
1889, Anglo-franca 1909, Italico
1890, M undolingue 1910, A djuvilo
1893, Dil 1910, N uv-esperanto
1896, V eltparl 1910, R eform -esperanto
1898, D ilpok 1910, Semi-Latin
1900, Lingua komun 1910, Perfect
1902, R eform latein 1911, Latin-esperanto
1902, U niversal Latein 1911, Latin-ido
1902, Idiom neutral 1911, Lingw adelfenzal
1903, Latino sine flexione 1911, Simplo
1903, Interlingua 1911, Novi Latine
1904, Perio 1911, Molog
1905, Lingua internacional 1912, R eform neutral
1906, Mondlingvo 1914, Europeo
1906, Ulla

Ces données appellent quelques remarques qui nous aide­


ront peut-être à mieux cerner le phénomène des langues
artificielles :
3. P. Ja n to n , jU espéranto, Paris, 1973, p. 13.
4. T o u t sim plem ent établie en consultant l’ouvrage de Janton ci-dessus et celui de
M. Y aguello, Les fo u s du language, Paris, 1984.
274 l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o

— Il est intéressant de noter tout d’abord qu’une connais­


sance m oyenne des langues de l’Europe de l’Ouest (et
singulièrement des langues romanes) perm et de comprendre à
partir de quelles racines les noms de ces langues artificielles
ont été forgés, et ceci témoigne d ’un européocentrism e
frappant chez.des créateurs de « langues universelles ».
— Soulignons dans un second temps que l’idée de lineua
universalis apparaît au moment historique du déclin du latin
comme langue véhiculaire de l’Europe des élites, et s’incarne
en de multiples projets à un autre m oment historique, lorsque
le français, qui a pris la place du latin, commence lui-même
son déclin en cette même fonction. Dans les deux cas, nous
retrouvons cette tentation de résoudre Injiî.tro les problèmes
de la communication internationale, et dans le second cas
nous voyons un lien étroit entre l’émergence du « phénom ène
espéranto » et celle des Etats-nations : l’idée même de langue
universelle apparaît comme une réponse à la division natio­
nale (et linguistique) de l’Europe.
— D ernière rem arque : la densité des langues construites
semble s’accroître au fur et à mesure que l’on se rapproche de
la Prem ière G uerre mondiale, comme si ces projets tentaient
de conjurer la catastrophe qui s’annonçait à l’horizon politi­
que.
Ainsi le volapük et l’espéranto, les seules langues qui, dans
cette longue liste, ont connu une certaine forme de réussite,
apparaissent-elles comme porteuses d’un certain message,
que nous analyserons un peu plus loin, lorsque nous aurons
term iné ce survol historique.
Le volapük, prem ière langue artificielle à sortir des cartons
pour atteindre le stade pratique, a connu un essor aussi
rem arquable que bref :
« D ix ans après son ap p aritio n , 25 jo u rn a u x étaie n t im prim és dan s
c e tte lan g u e, 283 sociétés s’é ta ie n t c o n stitu é e s, et il existait des m anuels
en 25 langues. U ne académ ie vit le jo u r, qui ne tard a pas à d iscu ter de
ré fo rm e s. L ’intran sig ean ce de l’a u te u r les fit to u tes é ch o u er et p ro v o ­
q u a le schism e puis l’é m ie tte m e n t à p a rtir de 1889 » 5.

5. P. Ja n to n , op. cit., p. 21.


l ’i l l u s i o n p a c i f i s t e e t l ’e s p é r a n t o 275

E t c’est l’espéranto qui va profiter de cet échec pour remplir


une fonction rendue nécessaire par les circonstances et
prendre une place disponible. C ’est donc en 1887 que L. L.
Z am enhof, né en 1859, publie sa première brochure concer­
nant ce qu’il appelle la « langue internationale » : le m ot
esperanto étant le pseudonyme sous lequel il signe son texte.
Deux ans plus tard, paraît la prem ière revue, La esperantïsto,
en 1894, Zam enhof publie un dictionnaire, puis un recueil
d ’exercices, et enfin en 1905, la Fundamento de Esperanto,
texte qui résume la grammaire de la langue en seize règles.
Puis commencent les congrès internationaux : 1905 à Bou-
logne-sur-M er, 1906 à G enève, 1907 à Cambridge, 1908 à
D resde, 1909 à Barcelone, 1910 à Washington, 1911 à
A nvers... Il y avait 668 personnes au premier congrès, 3739
seront inscrites à celui de Paris, en 1914 (qui n’aura pas lieu, à
cause de la guerre) ; le nom bre d’espérantistes croît régulière­
m ent, m ême s’il est difficile d ’évaluer.avec précision l’étendue
de cette diaspora. L ’Association Universelle d’Espéranto
com pte aujourd’hui entre 30 et 40000 adhérents, mais cer­
tains vont jusqu’à chiffrer à 15 millions le nombre de locuteurs
de la langue6. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’espéranto est
la seule langue universelle artificielle à avoir survécu, et son
nom est d’ailleurs devenu dans la conscience des gens
synonyme de langue artificielle : c’est tout dire.

l ’i d é o l o g i e e s p é r a n t is t e

P our comprendre ce qui anime les membres de cette


diaspora, il nous faut sans doute commencer par la personna­
lité de Zam enhof. E t l’une de ses lettres est, de ce point de
vue, significative :

« Si je n ’étais pas un ju if du g h etto , l’idée d ’unir l’hum anité ou bien


n e m ’a u ra it pas effleuré l’e sp rit, ou bien ne m ’aurait pas o b séd é si
o b stin é m e n t p en d an t to u te m a vie. P erso n n e ne peut ressentir a u ta n t
q u ’u n ju if d u g h etto le m a lh e u r de la division hum aine. P erso n n e n e

6. P. Ja n to n , op. cil., pp. 112-114.


276 l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o

p e u t ressen tir la nécessité d ’une langue h u m ain em en t n e u tre et


a n a tio n ale aussi fort q u ’un juif, qui est obligé de p rier D ieu dans un e
langue m o rte d epuis longtem ps, qui reçoit son éd u c atio n e t son
instruction dans la langue d ’un p eu p le qui le re je tte , et qui a des
co m pagnons de souffran ce sur to u te la te rre , avec lesquels il ne p e u t se
c o m p re n d re ... M a ju d aïcité a été la cause principale p o u r laq u elle, dès
la plus te n d re en fan ce, je m e suis voué à une idée et à un rêv e essen tiel
— au rêve d ’u n ir l’hum an ité » 7.

Ainsi, d ’un certain point de vue, l’idée de langue univer­


selle est la réponse que Zam enhof imagine à une situation
douloureuse qui donnera naissance chez d’autres à l’idéologie
sioniste {L'État juif\ de T. Herzl, date de 1886...)- Ses
interventions dans les congrès auquels il assistera jusqu’à sa
m ort, comme ses écrits, laissent percer une conception
presque religieuse de la communauté des espérantophones.
Dans la lettre citée ci-dessus, il explique à son correspondant :

« P ro m o u v o ir la cause de l'e sp é ra n to n ’est q u ’une p a rtie de cette


idée » e t il parle d ’un p ro je t, « qu e j ’appelle hillélism e (et qu i) consiste
à c ré e r un p o n t m oral cap ab le de relier fratern ellem en t to u s p eu p les et
to u te s relig io n s... M on plan consiste à c réer une unité religieuse qui
e m b rasserait dans sa paix et réco n cilierait toutes les religions exis­
ta n te s ».

L’hillélisme (qui doit son nom à celui d’un certain rabbin


Hillel, dont s’inspire Zam enhof) n’aura pas grand succès chez
les espérantistes, qui préfèrent se réclamer de la n eu tra lité
affirmée dès leur congrès de Genève. Mais, à ce même
congrès, Zam enhof déclarait :

« L e Pays d ’E sp é ra n to n ’est pas seu lem en t régi p a r la langue


e sp é ra n to , m ais aussi p a r l’idée in te rn e de l’e sp é ran tism e ... La devise
de l’idéal esp é ra n tiste , ja m ais ju s q u ’ici form ulée avec p récisio n , m ais
to u jo u rs ressentie cla ire m e n t, est celle-ci : nous d ésirons p o ser un
fo n d em en t n e u tre , sur lequel les divers peuples de l’h u m a n ité puissent
co m m u n iq u er dans la paix et la fra te rn ité ... »

Tiraillés entre neutralité et universalité, les espérantistes


vont connaître des débats idéologiques profonds qui expli-
7. L ettre du 21 février 1905 à M ichaux, citée par Janton, p. 30.
l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o 277

quent d ’une part la scission de 1907 et la création de l’Ido,


mais qui d’autre part se manifestent dans des conflits cons­
tants entre tenants d’une ligne « élitiste » et tenants d’une
ligne « populiste » 8. Ce qui est sûr, en dehors de ces détails
qui im portent peu ici, c’est que l’idée même d ’une langue
universelle est inséparable d’un certain pacifisme qui sera
différem m ent analysé, ici ou là, en fonction des idéologies du
m om ent et déterm inera la façon dont on traitera l’espéranto.
Pendant l’époque où le marrisme régnait en URSS par
exem ple, et où l’on pensait que les langues du monde devaient
converger, avec l’apparition du socialisme mondial, vers une
langue unique et prolétaire, l’espéranto sera très diffusé dans
les pays de l’Est, son idéologie correspondant assez bien à
l’idéologie officielle. A ujourd’hui, il est bien considéré en
Chine, analysé comme un frein possible aux impérialismes
linguistiques, etc.
R este l’idéologie des espérantistes eux-mêmes, leur com­
portem ent, pour autant que ce pluriel puisse recouvrir une
réalité uinifiée et que l’on puisse parler « des » espérantistes.
Disons simplement qu’à les fréquenter on rencontre des gens
convaincus, comme tout ce qui précède peut le laisser penser,
dont la conviction génère trois types de comportement.
1) Un prosélytisme linguistique, tout d’abord, que l’on ne
trouve nulle part ailleurs : on imagine mal les francophones
même les plus enthousiastes tenter de convaincre leurs voisins
des bienfaits de la francophonie. Mais il faut préciser que sur
ce point les espérantistes sont relativement discrets, ils se
contentent de diffuser des brochures, des textes, guère plus.
2) U ne approche de la diffusion des idées espérantistes qui,
ces dernières années, semble se m odeler sur la diffusion des
idées scientifiques : les espérantistes organisent des colloques,
y invitent des linguistes ou des sociologues non espérantistes,
ils ont des relations suivies avec l’UNESCO, et dans tous ces
cas ils posent le problème en termes de communication

8. V oir par exem ple M arti Garcia-Ripoll D uran, « Cent anys d ’esperanto. A punts
p er a una sociología d ’una llengua internacional minoritzasa », com m unication au
IIe congrès internacional de la llengua catalana, G irona, 1986.
278 l ’i l l u s i o n p a c if is t e e t l ’e s p é r a n t o

internationale, en faisant référence au rapport Mac Bride par


exemple, etc. Sur ce plan, pour parler en term es politiques et
sans aucune volonté polémique, je dirais qu’ils tendent vers
une pratique d’entrisme, de noyautage...
3) E t ceci les mène, comme il est normal pour des gens
convaincus et partageant la même idée, à un esprit de groupe
parfois en contradiction avec la volonté d’approche scientifi­
que du problèm e soulignée ci-dessus et pouvant tourner au
sectarisme. Je n’en prendrai qu’un exemple, mais très signifi­
catif. On rencontra souvent dans les publications espérantistes
cette citation du grand linguiste A ntoine Meillet : « Toute
discussion théorique est vaine, l’espéranto a fonctionné » 9.
O r cette phrase, tirée d’un livre depuis longtemps épuisé et
introuvable, est bien entendu citée hors contexte, et la phrase
qui suit dans le texte d’origine, « il lui manque seulement
d’être entré dans l’usage pratique » 10, l’éclaire différemment.
Mais voilà, on ne cite pas la phrase suivante. En fait, Meillet
n’était pas du tout hostile à l’idée d’une langue internationale
artificielle, et il écrit d’ailleurs quelques pages plus loin :
« L ’utilité pratique d’une langue internationale est évidente.
E t, comme cette langue est possible, elle doit être réali­
sée » 11. Mais l’utilisation à des fins publicitaires d’une citation
tirée de son contexte apporte une caution scientifique à une
idée que Meillet n’avait sûrem ent pas : que l’espéranto soit
plus utilisé qu’il ne l’est en réalité.

A P P R O C H E S O C IO L IN G U IS T IQ U E

Quoi qu’il en soit, le problèm e ne se pose pas pour moi en


ces termes. Il est certes utile, pour com prendre le « phéno­
m ène espéranto », de tenter de com prendre ses origines et
d ’analyser le comportem ent des espérantistes. Sur ce plan, il

9. Par exem ple dans Jan to n, op. cit., page 123, qui ne cite pas sa source, ou dans
L ’espéranto, un droit à la com m unication, brochure de l’Union française pour
l’esp éra n to , s.d ., p. 13.
10. A ntoine Meillet, Les langues dans ieu ro p e nouvelle, Paris, 1928, p. 278.
11. Op. cit., p. 282.
l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o 279

est clair que l’idée d’une langue universelle que tout le monde
apprendrait comme langue seconde part de principes géné­
reux et respectables, comme il est clair que les « militants » de
l’espérantisme ne défendent aucun intérêt personnel, ce qui
n’est pas le cas dans tous les mouvements d’idées...
Mais la vraie question est ailleurs, elle est de savoir si ce que
l’étude de l’histoire des langues nous enseigne rend plausible
le succès du projet espéranto ou, en d’autres term es, d ’analy­
ser ce projet d’un point de vue sociolinguistique.
1) Nous avons vu tout au long de ce livre (cf. en particulier
le chapitre 8 ) que l’expansion d ’une langue dans l’espace et
dans le temps est toujours l’expression d’une autre expansion,
militaire, économique, religieuse, culturelle, etc., qu’elle
témoigne d’un mouvement social plus profond. O r on peut se
dem ander ici de quel mouvem ent social profond l’espéranto
(ou toute autre langue artificielle) serait l’expression? J ’écri­
vais en introduction que l’histoire des langues constitue le
versant linguistique de l’histoire des sociétés, et qu’une langue
qui gagne du terrain est l’indice linguistique qu’un groupe
humain gagne du terrain, les locuteurs de cette langue
précisém ent. Mais la comm unauté espérantophone pose, en
tant que groupe de locuteurs, un problème théorique car elle
constitue une diaspora, une communauté éclatée. Or nous
n’avons aucun exemple historique d’une diaspora linguistique
ayant réussi à imposer sa langue. Le seul exemple auquel on
pourrait songer est celui de la résurrection de l’hébreu, mais il
a fallu pour cela la création d ’Israël et l’on peut se dem ander
si une langue sans territoire d ’origine est viable.
2) Sur le plan théorique, donc, le projet espérantiste
semble irréalisable, ou du moins ne correspond à rien de
connu, mais ceci ne suffit pas à le disqualifier. Plus graves
pour lui cependant sont les résultats de toutes les études qui
ont été faites sur la façon dont les communautés humaines
géraient le plurilinguisme. J ’ai à maintes reprises opposé deux
types d ’approches de ce problèm e, l’une in vivo, sur le terrain,
et l’autre in vitro, dans le laboratoire. Or il est clair que
l’espéranto relève de la seconde approche et que, chaque fois
280 l ’i l l u s i o n p a c if is t e et l ’e s p é r a n t o

qu’un problèm e de communication se pose, ce n’est pas du


côté de l’espéranto que la pratique sociale va chercher une
solution. Nous avons vu dans la seconde partie de ce livre
comment se développaient les langues véhiculaires, comm ent
sur les marchés on parvenait à communiquer malgré le
plurilinguisme, et comment cette pratique d’échange com m er­
cial préfigurait peut-être la situation linguistique de demain,
le marché révélant les grands mouvements véhiculaires.
De tout cela l’espéranto est absent, et c’est normal : il
relève d’une autre logique. Mais l’analyse sociolinguistique
froide de la situation ne peut nous mener qu’à une conclu­
sion : u n e solu tion p a cifiste, id éaliste à la gu erre d es la n g u e s
sem b le peu p ro b a b le. On peut le regretter, mais les sentiments
personnels n ’ont rien à faire ici, et la figure de Zam enhof
rejoint celle de Jean Jaurès, militant infatigable de la paix à
l’orée de la guerre de 14-18.
CONCLUSION

Le monde, plurilingue dès ses origines, est donc de par ce


plurilinguisme même le lieu d ’un vaste conflit sémiotique,
d ’une tension perm anente entre le grégaire et le véhiculaire,
la langue de la maison et celle du pain, les langues de pouvoir
et celles de minorité. Cette tension est l’un des moteurs de
l’histoire, et les langues changent comme change le m onde,
l’évolution des rapports réciproques qu’elles entretiennent
tém oignant de l’évolution des sociétés. Cette « guerre des
langues », nous l’avons rencontrée sur des champs de bataille
divers, de la famille au marché et aux pistes le long desquelles
se développent les langues véhiculaires, mais nous avons
également vu qu’elle était m enée à un autre niveau, non plus
par les locuteurs mais par leurs dirigeants, non plus le long des
pistes qui transcendent les frontières mais dans le cadre rigide
des frontières étatiques. La guerre est toujours une affaire
d’Etat.
« L ’homme d’E tat, s’il réussit... à contrôler le cours de la
langue à une de ses étapes décisives, ajoute à son pouvoir un
autre pouvoir, anonyme et efficace » écrit Claude Hagège,
et il poursuit un peu plus loin : « Toute politique de la langue
fait le jeu du pouvoir en le confortant par un de ses appuis les
plus fidèles. » Comme en écho, le titre d’un article de Glyn

1. C. H agège, L ’h o m m e de paroles, Paris, 1985, p. 203.


282 CONCLUSION

W illiams interroge : « Language Planning or Language


E x p ro p riatio n ?» , expropriation ou planification2. E t ces
deux citations résument bien le problème qui se pose à nous
au term e de ce livre.
La planification linguistique peut être.considérée comme
l’une des techniques mises au point par les sociolinguistes, une
technique que l’on peut diviser en deux grands domaines,
a ctio n su r la la n g u e (ou action interne) et actio n su r les
la n g u e s (ou action externe), puis que l’on peut, dans chacun
de ces dom aines, subdiviser (néologie, écriture, unification
des formes dialectales, etc.) ; et en tant que technique, la
planification fait partie du travail du linguiste, elle constitue
même le champ dans lequel son intervention concerne le plus
profondém ent l’avenir de nos sociétés, le destin des langues
étant le destin de leurs locuteurs. Mais, dans ces différents
domaines, nous avons également vu que l’intervention sur la
langue ou sur les langues relevait parfois du coup de force.
Car toute p lan ifica tio n présuppose une p o litiq u e, la politique
d ’un pouvoir. E t dès lors ie linguiste se trouve confronté à un
problèm e déontologique : intervenant sur les langues, il n’est
pas étranger aux jeux du pouvoir.
Ce pouvoir, le pouvoir de l’E tat, intervient dans ce que j ’ai
appelé la recherche de solutions in vitro et, face à ces solutions
de type bureaucratique, se dégagent dans la pratique sociale
des solutions in vivo. J ’ai trop insisté sur le fait que l’histoire
des langues constituait le versant linguistique de l’histoire des
sociétés pour que l’on puisse considérer cette guerre comme
une guerre per se. Les conflits linguistiques nous parlent de
conflits sociaux, les impérialismes linguistiques sont toujours
signes d’autres impérialismes et derrière la guerre des langues
se profile une autre guerre, économ ique, culturelle (nous en
avons rencontré de nombreuses illustrations dans nos études
de cas), sans d’ailleurs que la réciproque soit nécessairement
vraie ; l’économie japonaise par exemple inonde le marché

2. G . W illiam s, « Language Planning or Language E xpropriation ? », à paraître in


Journal o f M ultilingual and M ulticultural Developm ent.
CONCLUSION 283

mondial de ses produits sans que la langue japonaise suive


pour autant le m ouvement.
Le « planificateur » se trouve donc, qu’il le veuille ou non,
jouer un rôle dans ces conflits et ces impérialismes. On peut
imaginer, que, face au pouvoir intervenant in vitro, se déga­
gent in vivo des pôles de résistance : la guerre de terrain nous
en donne chaque jour des exemples. Mais le linguiste se
trouveTë'pTus souvent de l’autre côté, du côté du pouvoir,
fnëmë s’il ne s’en considère que comme le technicien ou
comme le conseiller : les fonctionnaires de la langue, s’ils n ’y
prennent garde, risquent comme tous les fonctionnaires de
devenir les valets de l’E tat. J ’ai dit le paradoxe scientifique
que cette situation révélait, le linguiste impliqué dans une
opération de planification intervenant sur une langue dont il
sait par ailleurs qu’elle a sa vie propre, autonome. Mais le
linguiste sait aussi que cette vie propre est le produit de
l’action des locuteurs, de leur pratique sociale, et que
l’intervention planificatrice tend à déposséder les locuteurs de
leur langue : toute planification est menée par une poignée de
planificateurs disposant de tous les pouvoirs sur un peuple de
planifiés...
Cela ne signifie nullem ent q u ’il faille abandonner au
pouvoir la gestion de ces problèm es, bien au contraire. Si la
guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens,
alors la politique linguiste est la forme civile de la guerre des
langues. E t, une fois expédiées les illusions pacifistes, il ne
reste au linguiste, dans la pratique de son m étier, qu’à se
com porter en citoyen et à exercer sur cette politique une
surveillance dém ocratique de tous les instants.
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TABLE DES MATIÈRES

I n t r o d u c t i o n .....................................................................................................7

Première partie

A U X O R IG IN E S D U C O N FLIT

C h a p itre 1 : l a q u e s t i o n d e s o r i g i n e s ..................................... ..........15

C h a p itre 2 : l e s r e l i g i o n s e t l a l a n g u e ............................... ..........32

C h a p itre 3 : u n m o n d e p l u r i l i n g u e ......................................................4 3 ”
'■'X B ilin g u ism e e t d ig lo s s ie ........................................................... ..........43
L e « ré v é la te u r » f r a n ç a i s ..................................................... ..........49
L ’é c r i t u r e .................................................................................... ..........59

C h a p itre 4 : l e s i d é o l o g u e s d e l a s u p é r i o r i t é ..........................63
L e s G re c s , les b a rb a r e s e t les a u t r e s .................................. ..........63
D u B e lla y e t sa D é f e n s e ........................................................ ..........67
R iv a ro l et l’u n iv e rsa lité d e la la n g u e fran çaise 71
L e s id é o lo g u e s d e la g u e r r e .................................................. ..........74

Deuxième partie

L E C H AM P D E B A T A IL L E

C h a p itre 5 : l e g r é g a i r e e t l e v é h i c u l a i r e ...................... ..........79


L e p ô le g r é g a i r e ..................................................................................79
L e p ô le v é h ic u la ire ...............................................................................81
292 TABLE

L’exemple du g a v o t ..................................................... 82
Pygmalion et D o m in ici.................................................. 84
L’île M a u rice..................................................................... 87
Langue et appartenance.................................................. 90

Chapitre 6 : la bataille fam iliale ....................................... 95


L’exemple sénégalais........................................................ 96
Langue paternelle ou maternelle ? ................................. 98
( De la langue maternelle à la langue nationale.............. 101
La famille contre la société............................................... 103

Chapitre 7 : des marchés et des l a n g u e s ......................... 107


Les marchés de Canton (C h in e ).................................... 109
Les marchés de Brazzaville (Congo).............................. 113
Le petit marché de Niamey (N ig e r ).............................. 117
Le marché et la gestion du plurilinguism e................... 121£3

Chapitre 8 : le phénomène v é h ic u l a ir e ............................ 124


L’exemple du q u ech u a ..................................................... 125
Les facteurs de l’expansion véhiculaire......................... 130
Et pourtant ils com m un iqu ent....................................... 134 ¿i
r

Chapitre 9 : la mort des l a n g u e s ....................................... 137


\| Nous parlons des langues m ortes.................................... 138
La disparition des la n g u es............................................... 140
Le quechua de Cochabamba............................................ 143
La mort des langues........................................................ 146
* Linguistique et sociolinguistique.............................. 149

Troisième partie

D A N S L E S É T A T S-M A JO R S

Chapitre 10 : politique linguistique et planifica - V


tion : première appro ch e .................................................. 153

Chapitre 11 : études de cas : la gestion d u plurilin ­


guisme ......................................................................................... 161 ';!
-i

Le cas de la C h in e ............................................................. 161 %


Le cas de l’In d e................................................................... 169 J
TABLE 293

Le cas de la G u in é e ................................................................. 176


D iscu ssion ................................................................ ..................180

Chapitre 12 : études de cas : planification linguis ­


tique et n a t io n a l ism e .............................................................. 184
Le cas de la Norvège................................................................. 184
Le cas de la Turquie................................................................. 188
D iscu ssion ................................................................ ..................191

Chapitre 13 : étude de cas : la lutte linguistique


DES JIVAROS D’ÉQUATEUR..................................................... ...... 196

Chapitre 14 : politique linguistique et impérialisme :


l ’institut linguistique d ’é t é ................................................ 205
Présentation générale.............................................................. 205
Les premières critiques........................................................... 2 0 8 .
Le cas de l’Equateur.......................................................... ...... 213
Quelle politique linguistique ? ....................................... ...... 215

Chapitre 15 : la guerre des é c r it u r e s ..................................... 218


L’exemple des alphabets m anding................................. ...... 218
L’exemple soviétiq u e.............................................................. 221
L’exemple c h in o is............................................................. ...... 225
D iscu ssion........................................................................... ...... 231

Chapitre 16 : la g uerre des m o ts ................................................ 234


Première approche............................................................. ...... 234
L’exemple du bam bara........................................................... 236
Néologie et id é o lo g ie .............................................................. 240

Chapitre 17 : g uer r e de tranchées : le cas d u fran ­


çais ..................................................................................................... 246 '
L’expansion du français........................................................... 246
Les raisons de l’expansion puis du repli de la langue
fra n ça ise.................................................................................... 249
Guerre d’escarmouche au Q uébec................................. ...... 251
La « défense » du français............................................... ...... 256
Entre inefficacité et chauvinisme.................................... ...... 258
La francop hon ie...................................................................... 262
294 TABLE

C h a p itre 18 : l ’i l l u s i o n p a c i f i s t e e t l ’e s p é r a n t o .... 271


J a lo n s h i s t o r i q u e s ............................................................................271
L ’id é o lo g ie e s p é r a n tis te ........................................................ .......275
A p p ro c h e s o c io lin g u is tiq u e .................................................. .......2 78

C o n c l u s i o n .....................................................................................................-281 c{P

B ib l io g r a p h ie ....................................................................................... .......285
COLLECTION « PLURIEL »

P h il o s o p h ie

KOSTAS AXELOS KARL LÜWITH


Métamorphoses Nietzsche
BENJAMIN CONSTANT OLIVIER MONGIN
Principes de politique Face au scepticisme
SYLVIE COURTINE-DENAMY
FRIEDRICH NIETZSCHE
Hannah Arendt
Aurore
MARCEL DETIENNE Le Gai Savoir
Dyonisos à ciel ouvert Par-delà le bien et le mal
RENÉ GIRARD
PASCAL ORY
La Violence et le Sacré
(sous la direction de)
JÜRGEN HABERMAS Nouvelle Histoire des idées politiques
Après M arx
JACQUELINE de ROMILLY
ANDRÉ JARDIN La Douceur dans la pensée grecque
Alexis de Tocqueville
BERTRAND de JOUVENEL JEAN-JACQUES ROUSSEAU
D u pouvoir D u contrat social

LA ROCHEFOUCAULD RAYMOND RUYER


Maximes, réflexions, lettres La Gnose de Princeton

S c ie n c e s

CLAUDE ALLÈGRE TIMOTHY FERRIS


L Ecume de la terre Histoire du Cosmos de VAntiquitê
au Big Bang
JEAN BERNARD
De la biologie à l'éthique THIERRY GINESTE
Victor de VAveyron
JEAN-PIERRE CHANGEUX
L \H omme neu ron al SHELDON GLASHOW
La Charme de la physique
GILLES COHEN-TANNOUDJI
ROBERT KANDEL
Les Constantes universelles
L Incertitude des climats
PAUL DAVIES LOUISE L. LAMBRICHS
L ’Esprit de Dieu La Vérité médicale
RICHARD DAWKTNS SIMON SINGH
Qu est-ce que VEvolution ? Le Dernier Théorème de Fermat
JEAN DIEUDONNÉ JAMES D. WATSON
Pour Vhonneur de Vesprit humain La Double Hélice
Sciences humaines
SÉLIM ABOU HELEN FISCHER
L Identité culturelle Histoire naturelle de l'am our
RAYMOND ARON PETER GAY
Essai sur Us libertés Freud, une vie
L'O pium des intellectuels ANDRÉ GREEN
BERTRAND BADIE La Déliaison
et PIERRE BIRNBAUM ANTONIETTA et GÉRARD
Sociologie de VEtat HADDAD
BRUNO BETTELHEIM Freud en ItalU
Le Cœur conscient GÉRARD HADDAD
Dans les chaussures d u n autre Manger U Livre
Dialogues avec Us mbres
Freud et l'âme humaine JEAN LAPLANCHE et
Le Poids d'une vie JEAN-BERNARD PONTALIS
Pour être des parents acceptai?Us Fantasme originaire. Fantasmes
Psychanalyse des contes de fées des origines. Origines du fantasme
Survivre HENRI LERIDON
BRUNO BETTELHEIM Les Enfants du désir
ec KAREN ZELAN MICHEL MALHERBE
La Lecture et l'enfant Les Religions de Vhumanité
PIERRE BIRNBAUM PIERRE MANENT
La Fin du politique Histoire intellectuelU du libéralisme
Le PeupU et Us gros Les Libéraux
RAYMOND BOUDON ERIC MENSION-RIGAU
La Logique du social Aristocrates et grands bourgeois
Ulnégalité des chances
FRANÇOIS PERRIER
JEAN-PAUL CHARNAY L'Am our. Séminaire 1970-1971
Sociologie religieuse de l I’slam
CATHERINE PONT-HUBERT
BERTRAND CRAMER Dictionnaire des symboUs, des rites
Profession bébé et des croyances
BORIS CYRULNIK DENYS RIBAS
La Naissance du sens L Enigme des enfants autistes
Mémoires de singe et paroU d'homme
MARC RICHIR
Sous U signe du lien
La Naissance des dieux
FERNAND DAFFOS
MICHEL SERRES
La Vie avant la vie
Les cinq sens
JEAN-PIERRE DUPUY Le Parasite
Libéralisme et justice sociaU Rome
ALAIN EHRENBERG ALAIN-GÉRARD SLAMA
Le Culte de la performance L Angélisme exterminateur
L ln d iv id u incertain Les Chasseurs d'absolu
NINA SUTTON TZVETAN TODOROV
Bruno Bettelheim. Une vie Les Morales de Vhistoire

H is t o ir e

MAURICE AGULHON JEAN-CLAUDE BOLOGNE


La République (1880 à nos jours) Histoire de la pudeur
GUILLEMETTE ANDREU Histoire du mariage en Occident
Les Egyptiens au temps des pharaons JEAN BOTTÉRO
Babybne et la Bible
MICHEL ANTOINE
Louis X V JEAN BOTTÉRO,
CLARISSE HERRENSCHMIDT,
PIERRE AUBÉ JEAN-PIERRE VERNANT
Le Roi lépreux\ Baudouin I V deJérusalem L'O rien t ancien et nous
Les Empires normands d ’Orient
ALAIN BROSSAT
JEAN-PIERRE AZÉMA Les Tondues
et MICHEL WINOCK
EDMUND BURKE
La Troisième République
Réflexions sur la Révolution en France
GÉNÉRAL BEAUFFRE CLAUDE CAHEN
Introduction à la stratégie L Islam, des origines au début
GÉRARD BÉAUR (présenté par) de Tempire ottoman
La Terre et les hommes, Angleterre PIERO CAMPORESI
et France aux x v if et xviif siècles Les Baumes de l amour
GUY BECHTEL HÉLÈNE CARRÈRE D’ENCAUSSE
La Chair, le diable et le confesseur Nicolas I I t la transition interrompue
BARTOLOMÉ BENNASSAR PIERRE CHAUNU
LTnquisition espagnole, XŸ-XDf siècles Le Temps des réformes
3 M illions d ’années#
YVES-MARIE BERCÉ
80 milliards de destins
Fête et révolte
GUY CHAUSSINAND-NOGARET,
ANDRÉ BERNAND JEAN-MARIE CONSTANT,
Alexandrie la grande CATHERINE DURANDIN
Sorciers grecs et ARLETTE JOUANNA
JEAN-PIERRE BIONDI Histoire des élites en France,
et GILLES MORIN du x v f au siècles
Les Anticolonialistes (1881-1962) JEAN CHÉLINI
FRANÇOIS BLUCHE Histoire religieuse de TOccident
Le Despotisme éclairé médiéval
Louis X IV JEAN CHÉLINI
HENRY BOGDAN et HENRY BRANTHOMME
Histoire des pays de TEst, des origines Les Chemins de Dieu
à nos jours Histoire des pèlerinages non-chrétiens
Histoire des peuples de Vex- URSS, VITALI CHENTALINSKY
du Df siècle à nos jours La Parole ressuscitée
JEAN-CLAUDE CHESNAIS FRANÇOIS FURET
Histoire de la violence et DENIS RICHET
LOUIS CHEVALIER La Révolution française
Classes laborieuses et classes dangereuses FRANÇOIS FURET,
ANDRÉ CHOURAQUI JACQUES JULLIARD
Jérusalem , une ville sanctuaire et PIERRE ROSANVALLON
La République du centre
EUGEN CIZEK
Mentalités et institutions politiques EUGENIO GARIN
romaines L'Education de l'homme moderne
( 1400- 1600)
R. et M. CORNEVIN
La France et les Français outre-mer LOUIS GIRARD
Napoléon I I I
MAURICE DAUMAS
La Tendresse amoureuse RAOUL GIRARDET
Histoire de Vidée coloniale en France
JEAN DELUMEAU
La Peur en Occident PIERRE GOUBERT
Rome au x v f siècle LAvènement du Roi-SoleH
Initiation à l'histoire de France
GEORGES DUBY
Louis X IV et vingt millions de Français
Le Chevalier, la femme et le prêtre
Le Moyen Age (987-1460) FRITZ GRAF
La Magie dans TAntiquité
ALAIN DUCELLIER
greco-romaine
Le Drame de Byzance
JACQUES DUPAQUIER et DENIS ALEXANDRE GRANDAZZI
KESSLER La Fondation de Rome
La Société française au XDf siècle MICHEL GRAS,
JEAN-BAPTISTE DUROSELLE PIERRE ROUILLARD
L 'Europe, histoire de ses peuples et XAVIER TEIXIDOR
L'Univers phénicien
GEORGES EISEN
Les Enfants pendant l h
’ olocauste PIERRE GRIMAL
Les Erreurs de la liberté
PAUL FAURE
Parfums et aromates dans VAntiquité JACQUES GUILLERMAZ
Une vie pour la Chine
JEAN FAVIER
De Vor et des épices JEAN-PIERRE GUTTON
La Sociabilité villageoise dans la France
MARC FERRO
dAncien Régime
Pétain
DANIEL HALÉVY
ALFRED FIERRO-DOMENECH
La Fin des notables, la République
Le Pré carré
des ducs
MOSES I. FINLEY
PAUL HAZARD
On a perdu la guerre de Troie
La Pensée européenne au XYllf siècle
JEAN FOURASTIÉ
Les Trente glorieuses
JACQUES HEERS
Fêtes des fous et carnavals
FRANÇOIS FURET Esclaves et domestiques au Moyen Age
La Révolution La Ville au Moyen Age en Occident
ERIC J. HOBSBAWM ROBERT MUCHEMBLED
L \Ere des empires L'Invention de l'homme moderne
ERIK HORNUNG HUGUES NEVEUX
L Esprit du temps des pharaons Les Révoltes paysannes en Europe
(x r/ -x v if siècles)
MICHAËL HOWARD
La Guerre dans l'histoire de VOccident CLAUDE NICOLET
LUCIEN JERPHAGNON L'Inventaire du monde
Histoire de la Rome antique GÉRARD NOIRIEL
HUGH JOHNSON Réfugiés et sans-papiers
Une histoire mondiale du vin ERNST NOLTE
ANTOINE-HENRI de JOMINI Les Mouvements fascistes
Les Guerres de la Révolution JEAN-ROBERT PITTE
(1792-1797) Histoire du paysage français
MAURICE KRIEGEL JULIAN PITT-RIVERS
Les Juifs à la fin du Moyen Age Anthropologie de l'honneur
dans VEurope méditerranéenne
RENÉ POMEAU
JACQUES LACARRIÈRE L Europe des Lumières
En Cheminant avec Hérodote
.Y V E S POURCHER
DENIS LACORNE
Les Jours de guerre
L'Invention de la République
JACQUES RANCI ÈRE
LUCIEN LAZARE
La N u it ¿les prolétaires
Le Livre des Justes
STÉPHANE RIALS
FRANÇOIS LEBRUN
La Déclaration des droits de l'homme
Histoire des catholiques en France
et du citoyen
JACQUES LE GOFF
PIERRE RICHÉ
La Bourse et la vie
Les Carolingiens
EMMANUEL LE ROY LADURIE
L'Ancien Régime RÉMY RIEFFEL
L'Etat royal Les Intellectueb sous la V République

EVELYNE LEVER JEAN-NOËL ROBERT


Louis X V III Eros romain

ROBERT MANDROU FRANÇOIS ROTH


Possession et sorcellerie au XVlf siècle La Guerre de 70

PHILIPPE MASSON YVES ROUMAJON


Une Guerre totale (1935-1945) Enfants perdus, enfants punis
Histoire de l'armée allemande DAVID ROUSSET
SABINE MELCHIOR-BONNET Les Jours de notre mort
Histoire du m iroir L'Univers concentrationnaire
HENRI MICHEL JEAN-PAUL ROUX
Jean M oulin Les Explorateurs au Moyen Age
DANIEL MILO WILLIAM SHIRER
Trahir le temps La Chute de la H T République
CLAUDE SINGER JEAN VERDON
Vichy, l'Université et les Juifs Le Plaisir au Moyen Age
La N u it au Moyen Age
ANTHONY SNODGRASS
La Grèce archaïque JEAN-PIERRE VERNANT
JACQUES SOLÉ La M ort dans les yeux
L'Age d'or de la prostitution,
PIERRE VIANSSON-PONTÉ
de 1870 à nos jours Histoire de la République gaullienne
MARLIS STEINERT
EUGEN WEBER
H itler
L Action française
JEAN TULARD
Napoléon ANNETTE WIEVIORKA
Déportation et génocide
PIERRE VALLAUD
(sous la direction de) ALAIN WOODROW
Atlas historique du XXe siècle Les Jésuites

JEAN-MARC VARAUT CHARLES ZORGBIBE


Le Procès de Nuremberg Histoire des relations internationales

A rt, M u s iq u e , C r it iq u e l it t é r a ir e

FRANÇOISE CACHIN GEORGES LIÉBERT


Gauguin L A rt du chef d'orchestre
KENNETH CLARK HERBERT LOTTMAN
Le N u Flaubert
JEAN-LOUIS FERRIER
De Picasso à Guemica JOHN REWALD
Le Post-impressionnisme
RENÉ GIRARD
Mensonge romantique JACQUELINE DE ROMILLY
et vérité romanesque Tragédies grecques au f i l des ans
ROBERT GRAVES VICTOR L.TAPIÉ
Les Mythes grecs Baroque et classicisme
PIERRE-ANTOINE HURÉ
et CLAUDE KNEPPER DORA VALLIER
Liszt en son temps L A rt abstrait

LOUIS JANOVER JEAN-NOËL VON DER WEID


La Révolution surréaliste La Musique du X)f siècle

Le M onde A u j o u r d ’h u i

DENISE ARTAUD ANTOINE BOUSTANY


Les Etats-Unis et leur arrière cour Drogues de paix , drogues de guerre
VLADIMIR BOUKOVSKY GUY BURGEL
Jugement à Moscou La Ville aujourd’h u i
)l .AN-CLAUDE CHESNAY HUBERT PROLONGEAU
Le Crépuscule de VOccident Sans domicile fixe
AIAIN COTTA FRANÇOIS RACHLINE
lui Troisième Révolution française De zéro à epsilon
l'AULO DAVID Que Vargent soit
linfants sans enfance UTA RANKE-HEINEMANN
I’ÎEBRE DÉVOLUY Des eunuques pour le royaume des cieux
et MIREILLE DUTEIL JEAN-FRANÇOIS REVEL
La Poudrière algérienne Comment les démocraties finissent
PETER DRUCKER La Connaissance inutile
Les Entrepreneurs PIERRE ROSANVALLON
FONDATION DES ETUDES DE La Question syndicale
DÉFENSE (Sous la direction de) PIERRE RUFIN
La Manipulation de limage et du son La Dictature libérale
JEAN FOURASTIÉ JEAN-CHRISTOPHE RUFIN
La Réalité économique Economie des guerres civiles
ALAIN GENESTAR L ’E mpire et les nouveaux barbares
Les Péchés du Prince Le Piège humanitaire
ANDRÉ GLUCKSMANN MYLÈNE SAULOY
De Gaulle où es-tu ? et YVES LE BONNIEC
ALFRED GROSSER A qui profite la cocaïne ?
L ’Allemagne en Occident GUY SORMAN
DENIS HUISMAN Le Bonheur français
L'Age du faire Le Capital, suite et fins

YVES-MARIE LAULAN PIERRE THUILLIER


La Planète balkanisée La Grande Implosion
HERVÉ LE BRAS ALVIN et HEIDI TOFFLER
Marianne et les lapins Guerre et contre-guerre
MAURICE MASCHINO PAUL VEYNE
L Ecole, usine à chômeurs et CATHERINE DARBO-PESCHANSKY
Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? Le quotidien et l'intéressant
JULIETTE MINCES PAUL-EMILE
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P l u r ie l I n t e r v e n t io n
CLAUDE BARROIS YVES LEMOINE,
Psychanalyse du guerrier FRÉDÉRIC NGUYEN
Tristes justices

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LOUIS-JEAN CALVET
LA GUERRE DES LANGUES
et les p o litiq u e s lin g u is tiq u e s

Le plurilinguism e est inconsciem m ent perçu dans nos sociétés


à travers le mythe de Babel et vécu com m e une punition divine.
En multipliant les langues, Dieu aurait non seulem ent mis fin
à l’entreprise de la fam euse tour, mais surtout mis un obstacle
de taille à la com m unication entre les différents peuples.
Ce défi de Babel est pourtant relevé par les planificateurs qui tenteni.
par exem ple, d’instaurer le m onolinguism e dans les frontières
des Etats, de prom ouvoir les langues colonisées ou d’inventer
des langues artificielles universelles. Cette planification linguistique
est la forme concrète de ce qu’on appelle plus largem ent la politique
linguistique. Si la guerre est la continuation de la politique par
d’autres m oyens, la politique linguistique est, à l’inverse, une forme
civile de la guerre des langues.
Louis-Jean Calvet, à partir d’enquêtes et d'études de cas concrets,
africains, latino-am éricains, européens et asiatiques, analyse ici
les enjeux de la politique linguistique. Il appelle à une réflexion
enrichissante sur l’avenir de nos langues, sur les m oyens
de les défendre dans le respect de celles des autres.

Louis-Jean Calvet est professeur de socio-linguistique à la Sorbonnc


Il effectue de nombreuses m issions à l ’étranger et a parcouru
le monde. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont Histoire
•de l’écriture publié dans la collection « Pluriel » en 1998.

Couverture : création Khéops et A ss. 27.sms.7 9‘


Illustration : M artin Van Valckenborch (1 5 35-16Î2),
La Construction de la tour de Babel, Burnley {Lancashire),
Towneley Hall A rt Gallery and M useum. © The B ridgm an
7820' 898,
A rt Library, Londres. *

‘"Cat. 5
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L i l l e Yi \ l u I ( ‘ S
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