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REGARD
Le philosophe lyrique
Par Marcel Conche
AVANT PROPOS
Nietzsche, le phénix
Qu’est-ce que ce philosophe ennemi de toutes les conceptions modernes auxquelles nous
sommes attachés – christianisme, rationalisme, progressisme, morale du devoir, démocratie,
socialisme – aurait à nous apprendre sur notre présent ? Et d’abord, qu’est-ce qui de la pensée
de ce philosophe subsiste dans le présent ? À l’évidence, la philosophie de Nietzsche survit
aujourd’hui sous la forme d’une rhapsodie d’expressions colorées : « Deviens ce que tu es »,
« Dieu est mort », « La vie est femme »… Peu de penseurs pourraient se prévaloir d’avoir
atteint pareille popularité posthume armés de leur seul index. C’est que Nietzsche s’est
exprimé dans un style lyrique. Ses aphorismes sont souvent illuminants comme des flashes.
Le philosophe jette les idées comme des tentations et il est difficile d’y résister. En choisissant
la forme aphoristique, il se serait exposé à voir sa pensée réduite à des conclusions ou à des
préceptes. Or, chez Nietzsche comme chez tout autre philosophe digne de ce nom, il n’y a pas
de concept neutre, c’est-à-dire de concept qui pourrait être employé sans référence à tout un
système d’idées qui lui donne sens. Certes, l’auteur a fustigé les bâtisseurs de cathédrales
d’idées et c’est d’ailleurs dans cette détestation de la forme more geometrico de la vieille
philosophia perennis que s’origine le choix nietzschéen d’un discours fragmentaire. Pour
autant, la philosophie en miettes de Nietzsche n’est pas réductible à des miettes de
philosophie. On ne pourra séparer sans dommage les notions d’éternel retour, de surhomme
ou de volonté de puissance de la doctrine d’ensemble, même si celle-ci, il faut bien en
convenir, est introuvable. C’est ainsi la doctrine dont ces notions dépendent qui doit être
rendue tout entière présente.
Ce travail de résurrection du passé incombe, comme on le sait, à l’historien de la
philosophie. Mais cette entreprise de rajeunissement peut-elle prétendre à la neutralité ? La
question nous intéresse car d’elle dépend ce qu’il convient d’entendre par l’actualité de
Nietzsche. Veut-on parler d’une entreprise réussie de modernisation d’une doctrine pourtant
solidaire d’une époque révolue ou bien d’une résonance transhistorique entre les thèses d’un
philosophe et les préoccupations du temps présent ? Deux attitudes ici s’opposent, au point de
s’exclure parfois mutuellement. L’attitude d’esprit historique incline à étudier la doctrine
nietzschéenne en elle-même comme phénomène du passé, avec tous les détails de langage et
d’habitudes mentales qui la rendent inséparable du temps où elle s’est produite et de
l’individu qui l’a pensée. Ce faisant, l’historien se met à l’abri des choix arbitraires et des
partis pris toujours contestables inhérents à un travail d’interprétation. Mais la pensée du
philosophe sera alors connue comme un fait du passé, dûment daté et limité, et elle perdra tout
rapport avec l’actualité, avec nos croyances et nos préoccupations présentes. « De manière
paradoxale, écrit Émile Bréhier, le passé de la philosophie ne peut adhérer à la philosophie
elle-même que s’il est connu pour ainsi dire comme présent » (La Philosophie et son passé).
À l’inverse, l’attitude d’esprit philosophique consiste à séparer une sorte de structure
prétendument intemporelle de la forme particulière où elle s’exprime ; il s’agira en
l’occurrence de définir l’essence du nietzschéisme par des formules indépendantes des œuvres
où elle est exprimée. Mais il faut bien admettre que cette abstraction est illégitime, car l’esprit
et l’œuvre ne font qu’un. Animé par un souci d’objectivité, l’historien de la philosophie se
laisse parfois aller à considérer la matière de son étude comme un objet. Or, « si la matière à
étudier est une philosophie, c’est-à-dire une pensée concrète et vivante, l’objectivité ainsi
comprise est arbitraire ou, mieux encore, tout à fait impossible ; cette prétendue objectivité est
en vérité subjectivité, car on ne peut comprendre une pensée qu’en la pensant à son tour,
qu’en adoptant pour soi-même son rythme et ses démarches » (ibid.).
Entre l’attitude d’esprit historique qui cherche à comprendre « ce qu’a pensé un homme »,
sans se poser la question de la vérité et de la fausseté de ses thèses, et l’attitude d’esprit
philosophique, qui entend nourrir sa propre réflexion sur « ce que les choses sont » de la
méditation d’autrui, il y a sans doute lieu de reconnaître un jeu dialectique qui nous fait
hésiter entre l’adhésion du partisan et l’impartialité de l’historien.
Nietzsche a fait voler en éclats cette dialectique en renvoyant dos à dos ces deux attitudes
d’esprit. Aux premiers qui prétendent réduire une pensée à un phénomène historique, il a fait
voir qu’il n’y a dans le passé, pris en lui-même et coupé du présent, aucune direction, aucun
centre privilégié ; quant aux seconds, les chercheurs de vérités éternelles, Nietzsche les a
reconduits à leur condition d’« animal estimateur par excellence », créateur de formes et de
vérités utiles. « “Vrai”, cela ne signifie que “propre à notre conservation et à notre
croissance” », assène le philosophe (la Volonté de puissance). Dans cette perspective, lire
Nietzsche ne pourra consister qu’à appliquer à l’auteur sa propre méthode généalogique. Que
vaut pour nous l’évaluation cinglante des valeurs de l’homme moderne proposée par le
philosophe ? Il s’agira ainsi, dans les pages qui suivent, d’interroger, à travers Nietzsche et
comme en abyme, la valeur de nos valeurs.
Laurent Mayet
LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS
Avec Nietzsche, il faut toujours se méfier. Se méfier par exemple de ces interprétations
rapides qui l’ont classé une fois pour toutes dans le rayon de l’incroyance décidée et qui, par
là même, empêchent d’avoir des oreilles pour entendre, selon une formule qu’il affectionnait.
Se méfier de ce qui passe pour un nouveau dogme indiscutable : ainsi, tenir dur comme fer
que le prophète de la mort de Dieu est un athée qui, ayant donné congé aux rêves de l’au-delà
ou des arrière-mondes, n’a plus de souci que pour l’immanence. Celui qui parvient à ébranler
cet enfermement intellectuel peut commencer à éprouver la ferveur de sa prose et de sa
poésie ; mais surtout, si celui-là a le sens des nuances, si derrière les affirmations massives il
se laisse saisir par la petite musique nietzschéenne, il lui devient possible de pressentir
l’importance décisive des dimensions religieuses de cette pensée « athée ».
Certes, l’affirmation selon laquelle il existerait quelque chose comme des dimensions
religieuses de la pensée nietzschéenne provoquera le rire sarcastique des malins aussi bien que
des demi-savants, qui savent à quoi s’en tenir. Ne va-t-il pas de soi, assènera-t-on, que depuis
Nietzsche « Dieu est mort », et que l’athéisme est devenu notre « horizon indépassable »,
qu’il est inutile de rouvrir ce dossier et qu’en particulier on sait, comme on connaîtrait un fait
incontestable, que Nietzsche a donné le coup de grâce à toute forme de croyance ? Il va donc
de soi aussi, inéluctable conséquence, que les religions ne font que subsister à la marge, ou
encore que l’instinct religieux – comme disait Nietzsche, sans doute par approximation – ne
peut qu’être éteint, à moins qu’il n’ait trouvé satisfaction dans des objets plus dignes des
préoccupations des hommes.
Si l’athéisme n’est donc nullement une libération pour la masse, mais bien plutôt l’entrée
dans une longue et redoutable épreuve tragique, un autre aspect doit retenir notre attention. La
mort de Dieu ne signifie pas l’affaiblissement de la volonté de croyance. Loin de là. Non sans
ironie, Nietzsche déclare voir dans l’athéisme assuré de lui-même, et incapable de critique ou
de distance par rapport à soi, le dernier mot de cette volonté de croyance, ou son bastion le
plus inexpugnable. L’athée de la place publique ne se croit-il pas dans le sens de l’histoire et
maître d’une autonomie assurée de ses bases ? On peut avoir congédié toute allégeance
religieuse et cependant s’accrocher à la volonté de vérité à tout prix, qu’elle soit de nature
politique, scientifique ou philosophique. Les investissements fanatiques sur les idéologies de
l’histoire qui ont tant marqué le XXe siècle n’attestent-ils pas de ces inquiétantes substitutions
de volonté de croyance, d’autant plus tenaces qu’elles se croient non religieuses, d’autant plus
violentes qu’elles pensent agir au nom de la raison, du progrès de l’humanité, du sens de
l’histoire scientifiquement démontré ? Et les nouvelles formes de scientisme ne confirment-
elles pas l’acuité du jugement nietzschéen ?
Justement parce que Nietzsche n’a jamais cru à l’avènement d’une humanité
psychologiquement et affectivement délivrée du désir de certitudes – de la volonté de vérité à
tout prix –, il n’a jamais annoncé non plus l’effondrement de la croyance. Au contraire, plus le
désert croît, plus la perte de repères est profonde, plus ceux qu’il appelle « les faibles », c’est-
à-dire les volontés divisées ou déstructurées, risquent de s’investir sur des certitudes qui les
stabilisent, les unifient, leur fournissent ce supplément d’autorité qui leur fait défaut et que
des gourous improvisés leur fournissent clés en main. La puissance qu’ils ne peuvent exercer
sur eux-mêmes leur est fournie par procuration de la part d’autorités d’emprunt qui se
présentent en pourvoyeuses de sens : partis politiques, sectes, nationalismes,
fondamentalismes divers ou intégrismes de toute nature, pour moduler sur une liste déjà
fournie par Nietzsche…
Le philosophe voit bien, à partir de son expérience personnelle d’ailleurs, que l’effacement
de la foi en Dieu ou l’ébranlement des religions institutionnelles, donc des Églises, la
disparition de l’adhésion à des dogmes devenus incroyables n’éteignent pas pour autant la
vivacité de « l’instinct religieux ». Instinct qui nourrit certes des figures diverses : celles,
aberrantes ou décadentes, des sectes qui colportent des marchandises frelatées à partir du
désarroi de volontés défaites – faibles ou enclines à de nouvelles formes d’esclavage ; celles
du bricolage relativiste par lequel chacun arrange sa croyance par des procédures où
l’enfermement narcissique en soi-même se trouve en quelque sorte confirmé et bouclé ; mais
aussi celles des formes intellectualisées du nihilisme réactif, élégant, le pessimisme des salons
où l’on met à la boutonnière la fleur du désespoir et le goût du nirvana, du moins d’un nirvana
revu tendance et garanti contre tout risque de perte réelle de soi – et l’on sait à cet égard que
Nietzsche n’était guère tendre pour ce bouddhisme mou qu’il voyait venir à l’horizon
européen !
S’il est relativement facile d’entendre la dénonciation nietzschéenne de nos maux, on a
peine à prêter l’oreille à ses discours sur l’éternel retour et sur l’éternité, et plus encore à son
annonce d’une reviviscence du divin après la mort des religions. Ne convient-il pas de
considérer ces propos comme de purs signifiants, des signes creux permettant le jeu et la
danse au-dessus du vide, tout juste des mots qu’il faut surtout se garder de prendre à la lettre,
voire de pures provocations conçues pour égarer ?
Oui à l’éternité ?
Olivier Tinland
Par Éric Blondel
S’il faut en finir avec la morale, affirme Nietzsche, c’est avant tout parce qu’elle exprime le
ressentiment des faibles et leur incapacité à supporter la réalité telle qu’elle est. À cette
attitude négatrice de la vie, il oppose la gaieté d’esprit et la belle humeur.
L’affaire peut paraître entendue : Nietzsche, immoraliste déclaré, aurait définitivement réglé
son compte à la morale. Fait avéré et difficilement contestable : tout au long de ses quelque
quinze ans d’activité philosophique, il n’a cessé de lui livrer une « guerre à mort », avec un
acharnement qui frise l’obsession. Au demeurant, étrange paradoxe, s’il ne fallait citer qu’un
thème pour caractériser les idées maîtresses et le domaine de prédilection de sa philosophie,
ce serait celui de la morale, et non pas, comme on l’a souvent entendu répéter, la question de
la métaphysique, le surhumain ou le retour éternel de l’identique. L’étonnant, c’est que
Nietzsche, loin de parvenir à « en avoir fini » avec la morale, semble fasciné par elle, ressasse
sempiternellement ses attaques et semble en faire l’unique objet de son ressentiment – « Il
faut tirer sur la morale » (Crépuscule des idoles). Voilà qui ne laisse pas de surprendre chez
un penseur qui pourchasse précisément le ressentiment – typique de la morale –, qui met son
point d’honneur intellectuel à affirmer plutôt qu’à nier ou attaquer. À la fin d’Ecce homo,
Nietzsche reprend en français l’imprécation de Voltaire contre l’obscurantisme moral
chrétien : « Écrasez l’infâme ! » Une telle malédiction tranche sur l’éloge de la « belle
humeur » et de la bénédiction que Nietzsche veut, surtout à la fin, proposer comme maîtres
mots de sa pensée dionysiaque.
C’est avec la définition de la morale chez Nietzsche que les grosses difficultés commencent,
encore et peut-être surtout aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il appelle « morale » et que lui reproche-
t-il ? Au lieu de s’engouffrer dans le concert des critiques contre la morale traditionnelle,
bourgeoise, intégriste, dominante, chrétienne – ce qui revient à enfoncer des portes ouvertes et
n’est nullement l’affaire de Nietzsche –, il faut commencer par s’étonner que Nietzsche parle
toujours au singulier et avec l’article défini de « la morale ». En bref, il s’agit moins d’un
ensemble de préceptes, de prescriptions et d’interdits que d’un certain type de civilisation.
Quelle civilisation ? La nôtre, qui va, selon Nietzsche, de Socrate à Schopenhauer, celle qu’il
appelle, par un étrange amalgame, le platono-christianisme, ou encore « les idées modernes –
donc fausses » (sic). Or, aujourd’hui, elle a moins à voir avec les divers intégrismes et
fondamentalismes qu’avec les idéaux partagés par toutes les sociétés occidentales
démocratiques développées. Quelques échantillons : les idéaux politiques et l’ordre moral ou
idéologique – qu’il soit libertaire ou autoritaire – ont pour nom nietzschéen « l’idéal
ascétique » ; la société de consommation et des médias s’appelle « la mentalité de troupeau » ;
les droits de l’homme et les idéaux démocratiques ou républicains ont pour équivalent « les
tarentules de l’égalitarisme ».
La manipulation morale
De quel droit, ou plutôt sous quelle perspective, Nietzsche les attaque-t-il, avec l’agressivité
sans ménagement qui a fait sa réputation ? Depuis Socrate et Platon, relayés par le judéo-
christianisme, une morale est d’abord un système de distinctions plus ou moins fines entre
bien et mal, voire entre le Bien et le Mal. C’est ensuite, par corollaire, l’ensemble des
préceptes, impératifs et commandements, positifs et négatifs, de lois et d’interdits qui non
seulement dictent à l’individu ou au groupe ce qu’il faut faire et ne pas faire, mais, plus
subtilement, désignent à la vindicte ce qui va mal et définissent ce que devrait être la réalité,
donc quels sont les idéaux à poursuivre et à réaliser – qu’ils proviennent des représentations
collectives, à savoir les normes sociales, ou de la voix de la conscience individuelle, voire des
systèmes religieux et philosophiques. La morale définit ce que devrait être le vrai monde, le
monde du bien. Or ces deux principes de la morale ont en commun, d’un côté, la toute-
puissance du désir (de la volonté) et, de l’autre, un escamotage de la réalité, la « négation de
la vie » au profit d’un monde idéal, un monde du bien, où rien ne se trouve qui puisse être
accusé de faire le malheur des hommes, de les faire souffrir. Le principe de la morale est le
ressentiment des faibles : faible est ce qui ne supporte pas la réalité telle qu’elle est, c’est-à-
dire tragique, conflictuelle, un champ clos de passions, de pulsions inconciliables et
perpétuellement en conflit, et qui donc accuse la réalité – notamment celle du sensible, du
corps, des sentiments et des passions – de faire souffrir les hommes.
C’est à cause de la société que je souffre – c’est ce que Nietzsche appelle le « socialisme »
ou l’« anarchisme », son vocabulaire n’est pas très sûr –, ou bien c’est à cause des passions,
de mes passions, de mon corps que je souffre – c’est le schéma chrétien du péché. Le faible
préfère ressasser ses rancunes, ses accusations, y compris contre lui-même et ses passions,
plutôt que d’affronter la réalité – psychique et objective. La seule solution est alors pour lui de
« faire la guerre aux passions » – en termes contemporains, refouler ou réprimer ce qui gêne
dans la réalité : anéantir les passions, nier la réalité. Ou encore, ignorer que la plupart du
temps le bien et le mal sont toujours enchevêtrés dans l’action, même la meilleure. Et tenter
d’extirper le mal – la lutte contre « l’empire du Mal », de Reagan à Bush, sans oublier les
purges staliniennes ! –, c’est le propre du faible, de cette caricature du bien qu’est l’homme
bon, un « hémiplégique de la vertu ». De ce point de vue, il faut relever la redoutable
insistance caractéristique de la morale sur l’idéal de pureté – race pure, société propre, vrais
militants, pureté des doctrines, c’est-à-dire intégrisme au sens fort et étymologique du mot. La
morale est la supercherie par laquelle cet « avorton de cagot et de menteur » qu’est l’idéaliste
tente de substituer son idéal du « vrai monde » – monde épuré du sensible et des passions – à
la réalité « énigmatique et effroyable » qu’il ne parvient pas à assumer, à affronter, à affirmer.
Plus grave encore : la morale est l’arme absolue au moyen de laquelle le prêtre ascétique –
entendons par là toute autorité de type moral qui juge en bien et en mal – prend le pouvoir sur
le troupeau. Le moyen le plus sûr d’avoir le pouvoir absolu est d’exploiter la culpabilité –
depuis la manipulation théologique du péché par le christianisme jusqu’à Sharon, en passant
par Franco et le stalinisme prétendu révolutionnaire.
Cela peut se faire selon deux modes. Premier type d’opération morale : on l’inculque, on
l’inocule, on oblige l’individu à retourner contre lui-même l’agressivité que la société l’oblige
à réprimer. C’est ce que l’on nomme « mauvaise conscience ». Par des moyens répressifs,
oppressifs, pour ainsi dire pénitentiaires, tels que les représailles et le châtiment, terribles
aide-mémoire qui marquent au fer rouge l’humain, animal naturellement oublieux, il s’agit
d’obtenir que l’individu se dise : si je souffre, c’est ma faute, car je suis pécheur. Nietzsche
joue sur le double sens du mot allemand Schuld (faute, dette) : contraint par la société,
l’individu doit se sentir coupable, responsable du mal, et donc redevable (schuldig) d’une
expiation. L’autre option de la manipulation morale consiste à changer la direction du
ressentiment en déplaçant la rancune du faible envers ce qui lui paraît cause de ses
souffrances, vers telle ou telle instance – telle passion, tel individu, tel groupe, l’État, la
société. Un des paradigmes de cette stratégie du ressentiment est l’antisémitisme, dont
Nietzsche a parfaitement décrit les ressorts. Saisissons cette occasion de démolir un lieu
commun encore tenace sur le prétendu antisémitisme de Nietzsche ou de sa doctrine. Les
antisémites, tout comme les faibles menés et dominés par la morale, « ne savent pas donner de
but à leur vie et finalement sont la proie d’un parti dont le but est manifeste jusqu’à
l’impudence : l’argent juif. Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, fureur impuissante
comme leitmotiv de l’instinct ». L’homme moral, antisémite ou non, est un faible, le décadent
par excellence. Pour mieux comprendre l’actualité du propos anti-moral de Nietzsche, il suffit
de remplacer le mot « juif » par « immigré », « étranger », « jeune de banlieue », « voyou »,
etc., ou encore « allemand », et « antisémite » par « Français d’abord », « préférence
nationale », « ordre républicain », et la leçon devient limpide.
En un mot, la morale se définit parle ressentiment de l’idéaliste, et l’idéalisme désigne ce
que nous appellerions aujourd’hui nos valeurs – nationales,occidentales, de droite, de gauche
– ou le service militant d’une cause, quelle qu’elle soit, ce qui oblige toujours à mentir à
autrui et, plus souvent encore, à soi-même. C’est pourquoi Nietzsche, contre toutes les
impostures – et postures nobles ou propres – de l’idéalisme moral, peut dire que « le service
de la vérité est le plus rude des services », par quoi il faut entendre la reconnaissance de la
réalité telle qu’elle est. Cette vérité de la réalité que nous voulons méconnaître, c’est ce que
Nietzsche désigne sous les termes de tragique, d’énigme, d’abîme effrayant et équivoque de
l’affrontement sans fin, sans aucune solution, des forces en présence en nous et hors de nous :
« La vie même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et
plus faible, oppression, dureté, imposition de ses formes propres, incorporation et, à tout le
moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation » (Par-delà bien et mal).
L’amour du destin
Le dessein de Nietzsche, en particulier dans Ecce homo, est de faire pièce au ressentiment
par cette « vertu sans moraline » qu’est la « belle humeur » ou « gaieté d’esprit » (Heiterkeit).
Autrement dit, il s’agit de montrer comment on peut être content de soi, affirmer la vie,
l’approuver sans la nier, sans en exclure les aspects tragiques et redoutables, sans en
condamner les malheurs ni calomnier les sens, les passions, les échecs et les conflits.
Parodiant l’Évangile, Nietzsche écrit dans le Gai Savoir : « Car une chose est nécessaire :
que l’homme parvienne à être content de lui-même – fût-ce au moyen de telle ou telle
poétisation et de tel ou tel art. Celui qui est mécontent de lui-même est toujours prêt à s’en
venger. » Cette belle humeur est à la fois une approbation et un amour, l’amor fati (amour du
destin), une acceptation joyeuse, un gai savoir de l’inéluctable, du tragique, de l’horreur
abyssale et énigmatique des choses. Le recours n’est pas dans la raison philosophique, mais
dans la jubilation, la jouissance artistique, l’art consistant à faire jouer pleinement ses passions
– « Dans la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes ». En second lieu, si Ecce homo est
un traité de savoir-vivre, ce n’est pas un traité de morale ; Nietzsche y parle des « petites
choses de la vie », celles qui ont toujours été négligées par les philosophes, acharnés selon lui
à nier le vouloir-vivre plutôt qu’à expliquer comment on peut devenir ce que l’on est, c’est-à-
dire se surmonter soi-même : le climat, l’alimentation, la digestion, les fréquentations, les
lectures, l’écriture et le style, la façon de régler son agressivité, sa mémoire ou ses échecs –
car, dans le ressentiment, « le souvenir est une plaie qui suppure ».
La belle humeur consiste à évacuer, à digérer la culpabilité et la rancune : « Ceux qui
gardent les choses pour eux sont des dyspeptiques. » D’une façon provocatrice et symbolique,
la philosophie et la morale sont remplacées par la diététique, la raison par le vécu, les passions
tristes et les impératifs par la gaieté et le dire-oui à la fécondité de la vie. On se tromperait
cependant si l’on croyait qu’il ne s’agit que de libérer le désir de ses entraves morales :
comme le désir va plutôt dans le sens moral de la négation de la réalité, il s’agit plutôt
d’accroître sa puissance, d’aller vers plus de puissance, y compris en suscitant au désir des
obstacles : « Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. »
Les quatre essais qui composent cet ouvrage sont marqués du sceau contradictoire d’un
militantisme wagnérien acéré et d’une revendication croissante d’indépendance vis-à-vis de
l’époque moderne. Le style en est surtout pamphlétaire, le but avoué de Nietzsche étant
d’écorner la fausse superbe de l’époque actuelle en lui opposant la valeur inactuelle du génie,
incarné ici par Schopenhauer et par Wagner. Se trouvent tour à tour brocardés le philistinisme
et l’absence de style des écrivains modernes, la stérilité des études historiques, le
conformisme et l’impersonnalité des individus dans leur rapport à l’État, la confusion qui
règne en matière de goût artistique.
À ces tares de l’époque moderne, Nietzsche oppose successivement l’idéal d’une culture
accédant à une véritable unité stylistique, un rapport au passé soumis aux strictes exigences de
l’avenir, une authentique indépendance d’esprit face à la tutelle aliénante de l’État – attitude
qu’incarne Schopenhauer –, l’aspiration à un renouveau artistique orienté vers une
renaissance de la culture allemande – dont le héraut demeure Wagner. Si la véhémence de la
critique et la fascination pour Wagner lestent encore la pensée de Nietzsche, on perçoit déjà
dans ces œuvres de circonstance quelques thèmes centraux de la maturité, notamment la
figure de l’esprit libre, la supériorité de l’art et de la vie sur l’abstraction théorique, ainsi
qu’une conception du temps orientée vers l’avenir.
Olivier Tinland
Par Partick Wolting
L’actualité de Nietzsche n’est pas celle d’une doctrine mais d’une exigence : faire enfin de
la pensée l’exercice d’une probité sans faille. Le geste fondamental de Nietzsche, qui explique
l’irréductible originalité de sa position parmi les philosophes, tient à l’élucidation des
conséquences de cette éthique en matière intellectuelle. Une de ses retombées les plus
spectaculaires placera la philosophie face à un défi paradoxal : « Reconnaître la non-vérité
pour condition de vie. » Si cette formule de Par-delà bien et mal dessine un aspect capital de
la révolution dans la manière de penser qui caractérise la réflexion nietzschéenne, il convient,
pour y voir plus qu’un simple slogan, brillant mais énigmatique et peut-être fragile, de
comprendre en quoi elle instruit le procès de la tradition philosophique au nom de cette
revendication d’honnêteté intransigeante que Nietzsche appelle encore « indépendance », et
dont il fait le signe distinctif du véritable philosophe.
Le souci de Nietzsche ne semble pourtant pas se réduire exclusivement au débat avec les
philosophes. On connaît l’éblouissante richesse de ses réflexions, qui fascine à juste titre, et,
si l’effort est constamment requis, il n’est nul besoin d’être un technicien de l’histoire de la
philosophie pour saisir la cohérence de ses argumentations, pourtant difficiles. Connaissance,
science, morale, art, religion, philosophie, politique, histoire, mœurs, organisation du travail
ou structures sociales : il n’est pas de champ de la vie humaine qui ne soit interrogé par les
livres de cet enquêteur infatigable – profusion qui n’est en rien l’indice de la dispersion, ou
d’une curiosité superficielle. Dans ces voyages qui explorent tout le spectre de l’activité
humaine, et non pas seulement la province qu’est la philosophie au sens technique du terme,
c’est bien une préoccupation unique qui guide l’enquête et lui donne sens. Que cherche donc
ce penseur atypique qui se dit « médecin de la culture », mais prétend simultanément révéler
la tâche, jusqu’alors mal comprise, qui définit le philosophe authentique ? Si la chose apparaît
justement avec le plus de netteté dans l’examen de la tradition philosophique, il demeure que
celui-ci se voit désormais intégré à un questionnement plus radical, que Nietzsche désigne
comme le problème de la culture. Abandonnons donc l’image trop courante d’une génialité
subjective et fulgurante pour saisir la prodigieuse rigueur qui commande tout au contraire,
d’un bout à l’autre, la construction d’une telle réflexion.
Ce qui fait la spécificité de l’enquête de Nietzsche, c’est qu’elle interroge plus encore les
problèmes des philosophes que leurs réponses, leur manière de penser que leurs doctrines
particulières. Depuis son instauration platonicienne, la philosophie s’assigne un objectif
ambitieux, qui est celui de la radicalité en matière de pensée : la condition première en est
l’élimination des croyances et opinions, des passions et des préjugés, au profit de la recherche
désintéressée du vrai. Cette quête qui prend la forme de la recherche de l’essence, du « qu’est-
ce que c’est ? », ne reconnaît qu’une loi : éliminer tout présupposé, ne rien admettre qui n’ait
été établi objectivement et ne réponde à la seule volonté de vérité.
Cela laisse apparaître en quoi la vérité et les valeurs morales ascétiques traduisent
profondément une protestation à l’égard des nécessités de la vie organique, un affaiblissement
de la vie ; le vivant refuse en effet les conditions de son existence, refus exprimé sous la
forme de jugements de condamnation de nature morale : la vie est injustice, la vie est
souffrance... En traitant ces sentiments comme des vérités – comme un savoir –, la
philosophie oublie leur caractère interprétatif et donc leur conditionnement par la vie – par
une forme déterminée, particularisée de la vie, une vie qui revendique sa propre négation et se
retourne contre elle-même, d’où l’hypothèse avancée par le Gai Savoir : « “Volonté de vérité”
– cela pourrait être une secrète volonté de mort. »
Les retombées de ces analyses pour la compréhension de la philosophie sont considérables.
Si, comme l’indique Nietzsche, toute possibilité de pensée repose sur des valeurs, si toute
culture est organisation de la vie à partir de choix axiologiques inconscients, il est vain de
prétendre instaurer une pensée qui dépasserait ce conditionnement et serait plus
qu’interprétation. Tout au contraire, il est inéluctable de prendre acte de cette situation afin de
modifier la problématique philosophique dans le sens d’une véritable radicalité – de
réconcilier, ce faisant, la pratique de la pensée philosophique et son idéal – et, pour ce, de
substituer le problème de la valeur au problème, dérivé, de la vérité. Il s’agira d’identifier les
valeurs sur lesquelles repose toute culture, c’est-à-dire d’en rechercher les sources
productrices, et enfin d’apprécier la valeur de ces valeurs, c’est-à-dire d’estimer leur
influence, bénéfique ou nuisible, sur le développement de la vie humaine : c’est l’ensemble
formé par ces deux enquêtes que Nietzsche nomme, dans les dernières années de sa réflexion,
« généalogie ». Rien ne dit mieux cette double exigence rassemblée par la tâche du
philosophe que le modèle médical qui le définit désormais : la phase du diagnostic n’est là
que pour rendre possible la mise en œuvre d’une thérapie.
Ainsi que le montre la position de la vérité comme norme, il est possible de vivre – pour un
temps – avec des valeurs qui englobent la négation des exigences de toute vie : tel fut le pari
fou de la philosophie depuis Platon, relayée par le christianisme ; chose inattendue, la maladie
se caractérise même par sa puissance de fascination et de séduction. Pour un temps : car
l’histoire montre aux yeux de Nietzsche que cette sourde volonté de mort, cette visée
contradictoire à l’égard de la vie produit à terme l’effondrement des valeurs ainsi défendues.
Le nihilisme désigne cet effritement de la puissance impérative et régulatrice des valeurs
propres à une forme particulière de vie, la perte du centre de gravité qui permettait un
équilibre dans l’organisation de l’existence. « Dieu est mort » – « la tragédie commence » : on
se rend compte que ce que l’on vénérait n’a pas la valeur qu’on lui prêtait, d’où le sentiment
de paralysie, d’angoisse et d’abandon, le sentiment de la vanité de tous les buts et du non-sens
généralisé. Examinant la culture européenne de l’époque dans ses différents aspects,
Nietzsche y décèle cette lente montée du nihilisme qui fait apparaître progressivement la
volonté d’en finir comme préférable à la poursuite de la vie.
La visée du travail philosophique se sépare ainsi de manière spectaculaire de la prétendue
recherche de la vérité. Il s’agira bien plutôt de réfléchir aux moyens de mettre en œuvre une
réforme pratique de la vie humaine dans les cas où celle-ci succombe au nihilisme, et de
manière plus large une réforme susceptible de faire évoluer l’humanité dans le sens d’une plus
grande santé, d’une plus grande conformité aux exigences fondamentales de la vie même : tel
est le projet que vise la formule « renversement des valeurs ». Le souci cardinal devient donc
celui d’une étude typologique des formes dont est susceptible la vie humaine – « Le premier
problème est celui de la hiérarchie des types de vie » –, et ce afin de déterminer les valeurs
qui favorisent l’expansion et l’épanouissement, ainsi que l’énonce une formule que Nietzsche
affectionne : « Où la plante “homme” a-t-elle poussé jusqu’ici avec le plus de splendeur ? »
Ce repérage suppose notamment le recours à l’histoire, puisque celle-ci est avant tout « le
grand laboratoire », le lieu où les communautés humaines ont effectué sous les formes les plus
variées des expérimentations pour organiser l’existence sur la base de séries spécifiques de
valeurs, qu’elles soient de nature morale, religieuse, politique ou artistique. On comprend
alors pourquoi les voyages de Nietzsche au sein de ces différentes cultures revêtent une telle
importance, pourquoi en particulier la méditation sur la Grèce de l’époque de la tragédie le
retient si constamment : n’indique-t-elle pas en effet que c’est en plaçant l’art plus haut que le
savoir que cette culture a su vaincre le nihilisme qui la menaçait elle aussi, et susciter « le
genre d’hommes jusqu’à ce jour le plus réussi, le plus beau, le plus envié, le plus apte à nous
séduire en faveur de la vie » ?
Loin d’être une intuition géniale ou un idéal plus ou moins fantasmatique, l’idée de type
surhumain, aboutissement de cette enquête, n’a de sens que comme élément du dispositif
permettant de répondre à cette question de la modification des valeurs et de l’élévation de
l’homme. Il en va de même de la si difficile doctrine de l’éternel retour. Si le philosophe est
médecin, Par-delà bien et mal précise cette image par celle du législateur : « homme à la plus
vaste responsabilité », il lui revient non de découvrir des vérités, mais bien de créer des
valeurs – de parvenir à trouver et à imposer les conditions d’une vie suprêmement
affirmatrice. Et peut-il y avoir oui plus entier et plus intense que la volonté de revivre sa vie à
l’identique une infinité de fois – qui récuse de ce fait toute doctrine négatrice déplaçant la
vraie vie dans un au-delà ? L’aventure que nous propose Nietzsche s’ouvrait sur un cas de
conscience ; elle débouche sur une épreuve qui nous en impose un autre : « Existe-t-il dès
aujourd’hui assez d’orgueil, de sens du risque, de courage, d’assurance, de volonté de l’esprit,
de volonté de responsabilité, de liberté de la volonté pour que désormais sur terre, “le
philosophe” soit vraiment – possible ? »
Olivier Tinland
Par Yannis Constantinidès
Comme son nom l’indique, le dernier homme représente l’homme le plus méprisable qui
soit, le terme possible de l’évolution – ou plutôt de l’avilissement – de l’humanité, si le
processus de décadence se poursuivait jusqu’au bout et mettait fin à toute perspective
d’avenir. Cet homme crépusculaire est aux antipodes du surhumain, qui incarne au contraire
l’avenir de l’humanité. Une distance infinie sépare en effet l’homme fragmentaire, servile,
qu’est le dernier homme du surhumain, c’est-à-dire de l’homme complet, souverain. En
accentuant de la sorte le contraste entre ces deux pôles extrêmes de la hiérarchie humaine,
Nietzsche a voulu dépeindre de la manière la plus vive le choix décisif entre montée et déclin
que chacun de nous est, selon lui, nécessairement amené à faire. Ainsi, lorsque Zarathoustra
brosse le portrait peu flatteur du dernier homme dans le Prologue, c’est dans l’espoir de
susciter le mépris de la foule, que la description du type surhumain n’avait guère émue.
Cet homoncule, cet homme avorté que Nietzsche voyait avec dégoût se profiler à l’horizon
de la modernité a renoncé à toute grandeur et n’aspire plus qu’à vivre confortablement et le
plus longtemps possible. Semblable à un puceron hédoniste, il a en aversion le danger et la
maladie : « On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère
la santé. » Il veut travailler le moins possible et met au-dessus de tout la paix, la tranquillité, la
sécurité. Nietzsche compare pour cette raison cet adepte d’une vie sédentaire, en troupeau, à
un animal grégaire. Si la civilisation conduit à ce piètre résultat, estime-t-il, c’est qu’elle est
en réalité une entreprise de domestication de l’homme : sous prétexte de rendre l’homme
meilleur, elle le rapetisse, le dévirilise, le déshumanise.
Le troupeau unique
Nietzsche se montre ainsi très sévère à l’égard de la morale chrétienne, la morale grégaire
par excellence à ses yeux, et de l’idéologie humanitaire qui en est issue, car elles font de
l’homme domestiqué, diminué, l’homme idéal, le sens et la fin de l’histoire. L’histoire de la
civilisation occidentale est de ce fait l’histoire du déclin de l’Occident, de la
« médiocrisation » et du nivellement des Européens, qui partagent les mêmes besoins
grégaires. Certes, les sentiments grégaires ont toujours existé et ont toujours constitué un frein
puissant à l’affirmation de fortes personnalités, mais ils avaient au moins mauvaise
conscience avant le christianisme. Sanctifiés par lui, la paresse, la pusillanimité
(l’« humilité »), la lâcheté (la « prudence »), le goût du confort matériel et intellectuel
s’étalent désormais au grand jour, sans la moindre vergogne.
Les valeurs chrétiennes et démocratiques encourageraient de la sorte une vie parasitaire,
tout entière vouée à la poursuite d’un bonheur mesquin et étriqué. Nietzsche n’hésite pas à
qualifier de « parasite » l’avorton produit par la morale chrétienne et égalitaire, puisqu’il se
niche dans tous les recoins et interstices de la vie et qu’il cherche à survivre aux dépens de
son hôte involontaire. Délibérément provocante, cette image décrit à merveille la vie grégaire,
une vie de totale dépendance, animée d’un secret ressentiment envers cela même qui la
nourrit, tout comme le vrai parasite essaie de détruire le corps même qui lui sert de refuge...
Ce sombre portrait correspond-il à l’homme d’aujourd’hui ? Notre civilisation est-elle en
chemin vers le dernier homme ? Sommes-nous nous-mêmes les derniers hommes ? Voyons si
la triste prédiction de Nietzsche s’est réalisée.
Force est de constater tout d’abord que le progrès technique, loin de libérer l’homme de
l’aliénation, l’a rendu plus dépendant du monde extérieur que jamais. Il est frappant à cet
égard de voir à quel point les nombreuses innovations technologiques de notre temps incitent
à la paresse et à la servitude sous prétexte de faciliter la vie. Or, d’après Nietzsche, « la
paresse, conçue comme inaptitude à un effort soutenu, est le propre de la dégénérescence ». Si
l’on flatte de façon aussi éhontée la propension naturelle à la paresse, c’est dans le dessein
non avoué d’affaiblir la volonté, de la rendre incapable d’une application durable. Aussi ne
faut-il pas s’étonner si la plupart des hommes d’aujourd’hui se liquéfient face à la plus infime
épreuve, si la moindre tension les désagrège. L’anémie de la volonté n’est que le résultat
prévisible d’une vie en grande partie assistée, où on laisse à l’État, aux institutions sociales,
entre autres, le soin de prendre des décisions pour soi et où, à tout moment, l’on attend d’eux
quelque secours.
Que notre société ait élevé la sécurité, c’est-à-dire la volonté d’être assuré contre tout, même
contre la vie et contre soi-même, au rang d’idéal ne saurait dès lors nous surprendre. On
retrouve en effet chez le consommateur l’obsession du dernier homme pour le confort et la
sécurité, en même temps que son hédonisme mou. La société de consommation l’asservit aux
petits plaisirs, ne lui laissant pour seul horizon que la recherche effrénée du profit. Car qui
possède est bientôt possédé à son tour, fait remarquer la Généalogie de la morale, qui
distingue le fait d’avoir plus de celui d’être plus. Comme l’avait déjà noté Schopenhauer,
l’homme moderne lui-même n’est qu’un « produit industriel que la nature fabrique à raison de
plusieurs milliers par jour ». Aussi, dans la « Considération inactuelle » qu’il consacre à son
éducateur, Nietzsche dénonce-t-il vivement la déshumanisation qu’entraîne la société
industrielle, qui fait de ses fonctionnaires de simples rouages de la gigantesque machine
qu’elle est au fond : « À la question “Pourquoi vis-tu ?”, ils répondraient tous vite et fièrement
– “pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d’État” – et pourtant ils sont quelque
chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et pourquoi sont-ils justement cela ? Hélas, et
rien de mieux ? »
L’humanité est ainsi irrémédiablement fragmentée par l’exigence économique de rentabilité,
qui vise à confiner chacun dans un recoin, dans une spécialité. L’éducation moderne se donne
d’ailleurs ouvertement pour tâche de perpétuer cette spécialisation excessive, dans la mesure
où elle forme à des métiers particuliers plutôt qu’elle ne tente de développer l’indépendance
d’esprit. L’ambition suprême de la modernité semble être de constituer « le troupeau unique »
dont parle Dostoïevski : la fameuse mondialisation reflète cette volonté d’uniformiser le
monde, de supprimer la diversité et d’imposer à tous les mêmes désirs limités, les mêmes
ambitions mesquines. On tient là la formule du bonheur pour tous, du bonheur grégaire
qu’annonce l’idéologie du progrès selon Nietzsche : une vie presque végétative, en tout cas
étriquée, réduite aux besoins les plus élémentaires, où il n’y a pas de place pour la grandeur et
le dépassement de soi.
Le caractère décadent de ce bonheur lénifiant, qui est avant tout volonté d’engourdissement,
aspiration à un profond sommeil, ne fait donc aucun doute. Il masque à peine la profonde
détresse spirituelle d’êtres qui cherchent plus à anesthésier la vie qu’à vivre. En ce sens, il
exprime la lassitude plutôt que la maturité de l’homme. Les derniers hommes ont en effet un
grand besoin de divertissements, de récréations, pour oublier leur misère affective, pour
s’oublier eux-mêmes : « Un peu de poison de-ci de-là : cela procure des rêves agréables. Et
beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement. » Ils ne pensent qu’à se
reposer, qu’à se laisser aller, qu’à se relâcher, parce que pour eux la douleur est le mal absolu
et qu’il leur faut littéralement se rétracter pour souffrir le moins possible. La forte séduction
qu’exercent les valeurs chrétiennes et démocratiques vient ainsi de ce qu’elles rendent
possible l’oubli de soi, la dépersonnalisation. D’après Nietzsche, le christianisme est, avec
l’alcool, un des deux grands narcotiques européens : il donne un sens à la douleur et, surtout,
indique au malade toutes sortes de palliatifs. Car l’homme qui souffre d’être lui-même est
« avide de raisons et de narcotiques », selon la Généalogie de la morale. Il tâche en premier
lieu de se trouver des excuses, de se décharger de toute responsabilité, de rationaliser la
souffrance : les moutons aliénés cherchent en permanence des boucs émissaires !
Nietzsche met particulièrement en exergue l’adoption complaisante de la posture de la
victime et l’aptitude à justifier, à pardonner la faiblesse : on sait se montrer compréhensif et
tolérant, c’est-à-dire accommodant, envers les autres, et on attend d’eux en retour la même
indulgence. Ce manque de probité est flagrant dans ce que Nietzsche appelle la « comédie de
l’idéal », à savoir dans le fait de jouer les grandes consciences morales, d’affecter par exemple
la noble indignation. Il s’indigne lui-même de cette manière malhonnête qu’a le dernier
homme de travestir sa honteuse effémination en grandeur morale : « Je n’ai pas de sympathie
pour toutes ces punaises coquettes dont l’ambition insatiable est de sentir l’infini jusqu’à ce
qu’au bout du compte l’infini sente la punaise. »
L’inertie de la pensée
Vivre en beauté
Dans Aurore, Nietzsche dénonce lui aussi les arrière-pensées des apologistes du travail, qui
veulent briser l’individu, l’étourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un remède à l’oubli
volontaire de soi par le travail. Elle est bien plutôt une autre manière de s’oublier, de se
vautrer, de s’affaler de tout son long, et n’a donc rien de commun avec l’otium, le loisir actif
que Nietzsche oppose à la hâte indécente et au travail abrutissant qui caractérisent les
Occidentaux. Nietzsche insiste ainsi sur l’égale passivité de l’affairement et du repos intégral
qui le suit, de la suractivité morbide et de l’avachissement auquel donnent lieu aujourd’hui les
sacro-saintes vacances, qui signifient en réalité vacance de l’esprit... Dans les deux cas, il
s’agit de se fuir, de se distraire, comme si on ne supportait pas de rester un seul instant seul
avec soi-même. La réforme socialiste en faveur de la semaine de trente-cinq heures donne
encore raison à Nietzsche : l’aliénation par le travail laisse place à l’aliénation par les
industries du loisir ; c’est qu’on ne sait pas quoi faire de son temps libre et qu’on est
reconnaissant à ceux qui montrent comment l’occuper utilement... Dans un texte posthume,
Nietzsche juge ainsi les divertissements modernes « d’une parfaite médiocrité, car il faut y
éviter une trop grande dépense d’esprit et de force – il s’agit de se reposer ». On retrouve là
les petits plaisirs dont raffole le dernier homme, qui ignore tout de la contemplation ou de
l’oisiveté active, propres au surhumain.
Peut-être le type surhumain n’est-il qu’un horizon inaccessible ; il représente néanmoins un
contre-idéal inestimable à la décadence humaine. Par philanthropie, comme il le dit, Nietzsche
indique à l’homme la voie de la grandeur, de la remontée, et laisse espérer que la pente du
conformisme n’est pas fatale. « Il y a des pessimistes paresseux, des résignés, écrit-il dès
1874, à l’âge de trente ans, nous ne voulons pas être des leurs. » Malgré son dégoût pour
l’homme moderne, dans toute son œuvre il s’efforce de redonner à l’homme confiance en soi
et en l’avenir, l’exhortant à être toujours plus ce qu’il est et à vivre en beauté. Mais il est à
craindre que les hommes d’aujourd’hui, s’ils étaient amenés à se prononcer, répondraient,
comme la foule à Zarathoustra : « Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton
surhumain ! »
Dans cette œuvre joyeuse, fourmillante d’idées novatrices et de rimes rieuses, s’affirme
pleinement la personnalité d’un Nietzsche maître de son écriture et de sa pensée. La forme
aphoristique y atteint la perfection, soutenue par un perspectivisme pleinement assumé,
portant avec humour et profondeur des interprétations plus risquées que jamais. De nouveaux
thèmes fondamentaux font leur apparition, tels l’éternel retour, la volonté de puissance,
l’amor fati, ou encore la figure de Zarathoustra. Plus qu’une véritable unité thématique, c’est
la profusion qui règne, la sereine surabondance créatrice d’un penseur libéré de ses névroses
juvéniles, qui décoche ses flèches épigrammatiques sur la surface irisée des perspectives
mouvantes de la vie. La critique des « ombres de Dieu » (vérité, morale) ne s’y épuise pas
dans la négativité, mais préside à l’affirmation plus haute d’une réalité débarrassée de ses
arrière-mondes fantasmatiques. Ce n’est plus la raison, mais l’affect qui philosophe ici ; la
« passion de la connaissance » se mue en une gaya scienza, science aventureuse de l’esprit se
risquant sur les « mers infinies » de l’interprétation. Face à la décadence de la modernité,
toute d’optimisme mielleux et de romantisme résigné, Nietzsche profère un « pessimisme de
la force », qui acquiesce jusqu’à la plus grande souffrance, jusqu’au tragique de l’existence,
afin d’y puiser l’énergie créatrice nécessaire à la conquête d’une sagesse supérieure, lucide et
enjouée.
Olivier Tinland
Par Marc Crépon
Peut-on faire de l’unité de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir, sans lui donner la
consistance d’une espérance ? Peut-on croire à l’Europe si elle ne promet pas une nouvelle
forme de communauté et de coappartenance, si l’affirmation d’un « nous » inédit qui
affranchisse les Européens de tout repli régressif sur les identités nationales des siècles passés
n’en accompagne la construction ? Si ces questions sont les nôtres aujourd’hui, si elles
prennent au regard des derniers résultats électoraux européens une résonance inquiétante,
elles furent aussi, il y a plus de cent ans, quand le heurt des nationalités n’avait pas encore
donné la pleine mesure de sa puissance de destruction, celles de Nietzsche.
Alors que, du temps où il était professeur à l’Université de Bâle, il avait d’abord souscrit
sans réserve à une certaine foi dans l’Allemagne, à la conviction partagée que le
renouvellement de la musique et de la culture allemandes, sous la puissance tutélaire de
Wagner, devait œuvrer au salut de la civilisation, dès ses années d’errance à travers l’Europe
du Sud, au contraire, une certaine idée de l’Europe et de son unité en devenir lui permit de
combattre sans relâche ses démangeaisons nationalistes. « Nous autres “bons Européens”,
écrit-il dans Par-delà bien et mal, nous avons aussi nos heures de nationalisme, des moments
où nous nous permettons un plongeon, une rechute dans de vieilles amours et leurs étroits
horizons [...], nos heures de démangeaisons patriotiques où nous nous laissons submerger par
toute espèce de sentiments ataviques. »
Les nations-fictions
À ces pulsions réactives, pour lesquelles il n’a pas de mots assez sévères – « infection
nationaliste », « auto-idolâtrie raciale », « nationalisme de bêtes à cornes », « folie
nationaliste » –, Nietzsche oppose d’abord le constat de ce qu’il appelle le métissage
européen. L’idée d’une Europe constituée de nations cloisonnées, opposées les unes aux
autres, appartient déjà au passé et relève du mythe. Être un Européen exige au contraire qu’on
prenne acte de l’affaiblissement des nations prises individuellement, qu’on reconnaisse dans
l’accroissement du commerce et de l’industrie, dans la circulation des idées, dans les échanges
de livres, dans la traduction des pensées d’une langue en une autre, dans le décloisonnement
des cultures, dans l’extraordinaire mobilité des populations, dans l’augmentation du
nomadisme, les signes de l’avenir et l’annonce d’une nouvelle forme de communauté.
Les nations européennes n’ont donc plus, depuis longtemps, une identité propre qui devrait
être jalousement entretenue et protégée, sinon sous la forme d’une fiction. La réalité de leur
coexistence est bien davantage celle d’identités croisées, recoupées, voire indissociablement
mêlées. À cet état de fait inéluctable, le nationalisme crispé sur le passé n’a rien à opposer,
aucune promesse, aucune attente crédible. « Il est par essence, écrit Nietzsche dans Humain,
trop humain, un état violent de siège et d’urgence décrété par une minorité, subi par la
majorité, et il a besoin de ruse, de violence et de mensonge pour se maintenir en crédit. » Les
intérêts auxquels il obéit – dynasties princières, classes du commerce et classes sociales – sont
toujours obscurs. C’est pourquoi, dès 1878, la conclusion de Nietzsche est sans appel : « Il ne
reste plus qu’à se proclamer sans crainte bon Européen et à travailler par ses actes à la fusion
des nations. »
Mais qu’est-ce qu’être un « bon Européen » ? C’est d’abord avoir conscience de l’héritage
de l’Europe, non de l’Europe géographique, « cette petite presqu’île de l’Asie », mais de
l’ensemble des peuples ou des parties de peuple qui ont leur passé commun dans l’hellénisme,
la latinité, le judaïsme et le christianisme. Cela ne veut pas dire s’en glorifier, le cultiver, le
commémorer, voire le sacraliser, telle une valeur éternelle, mais s’en déprendre, se défaire
avec courage et lucidité de tout ce qui lie aveuglément les Européens au système de valeurs
qui constitue le point d’aboutissement de cette histoire : le christianisme – système que
Nietzsche s’attache à détruire, comme hiérarchie des instincts hostile à la vie, dans toute son
œuvre. Ce passé est complexe ; et la mémoire qu’on en garde, un risque et un défi pour la
pensée. En un sens, il est ce qui rassemble, pour une bonne part, les Européens, y compris
sous la forme de leur division en une pluralité de nations dressées, au nom souvent de ces
mêmes valeurs chrétiennes, les unes contre les autres.
À ce compte, il appelle un travail d’analyste et de généalogiste, de moraliste ou
d’immoraliste et de psychologue. Les Européens doivent savoir d’où viennent ces catégories
de bien et de mal, de bon et de mauvais, de juste et d’injuste, ou encore le mépris du corps, le
retournement de la vie contre elle-même, le ressentiment contre le temps, qui conditionnent
leur existence. Mais rien ne serait plus contraire à l’espérance que porte en elle l’idée de
l’unité de l’Europe que la reproduction ou la conservation à l’identique de ce passé et le
maintien de ces catégories – ce que connotent les expressions auxquelles trop souvent,
aujourd’hui encore, on voudrait identifier l’Europe : « la civilisation chrétienne »,
« l’Occident chrétien », etc. Comme l’écrit Nietzsche dans le Gai Savoir : « Nous sommes, en
un mot – et ce sera ici notre parole d’honneur ! –, de bons Européens, les héritiers de
l’Europe, héritiers riches et comblés, mais héritiers aussi infiniment redevables de plusieurs
millénaires d’esprit européen, comme tels à la fois issus du christianisme et anti-chrétiens. »
Le « surnational »
On comprend alors que, dans une ébauche de Par-delà bien et mal, le « surnational »,
caractéristique du bon Européen, soit présenté par Nietzsche comme l’une des conditions qui
rendent possible la vie du sage. À une histoire de l’Europe qui consiste à exposer, nation par
nation, les hauts faits de gloires nationales pour le bien de leur patrie, Nietzsche oppose une
autre histoire, dans laquelle se distinguent tous ceux qui n’ont eu d’autre désir que de
contribuer à l’unité de l’Europe : « Tous les hommes vastes et profonds de ce siècle aspirèrent
au fond, dans le secret travail de leur âme, à préparer cette synthèse nouvelle et voulurent
incarner, par anticipation, l’Européen de l’avenir. » Au panthéon de cette Europe unie, il
installe, avec des succès divers, Napoléon, Gœthe, Stendhal, Heinrich Heine, Schopenhauer
et, avec beaucoup de nuances, Wagner.
Au-delà du regard lucide et critique qui le définit, ou peut-être en raison même de ce regard,
le bon Européen est donc avant tout un homme de désir, qui ne se laisse piéger par aucun
ressentiment contre le temps, qui n’a besoin d’aucune consolation, qui n’attend pas non plus
de salut particulier à l’intérieur des frontières nationales, comme s’il y avait quelque chose de
sacré – la langue, le sol, les lieux de mémoire, la parole et les gestes des ancêtres, le fil qui
relie à d’hypothétiques origines – qu’il faudrait sauver à tout prix et dont la sauvegarde, par là
même, pourrait sauver chacun du nihilisme. Un homme qui choisit délibérément de dire oui à
l’avenir : « Le oui caché en vous est plus fort que toutes sortes de non et de peut-être, dont
vous souffrez solidairement avec votre époque ; et si vous deviez gagner la mer, vous autres
émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance. »
Et c’est ainsi qu’apparaissent les derniers traits de l’Européen de l’avenir, ceux qui portent
le plus l’ombre de Zarathoustra. Il est un homme que rien n’approprie à rien et dont aucune
communauté ne peut réclamer l’appartenance. De façon singulière, chaque fois qu’il est
question de lui, comme du bon Européen, Nietzsche, songeant peut-être à ses incessants
déplacements à l’intérieur des frontières de l’Europe (de Nice à Sils-Maria, en passant par
Naples, Gênes ou Capri), évoque la figure de l’errant, de l’émigrant, de celui qui ne se
reconnaît plus aucune patrie, ce « vagabond, apatride, voyageur – qui a désappris d’aimer son
peuple, parce qu’il aime plusieurs peuples ». Parmi les noms qui, dans le texte nietzschéen,
constituent des équivalents de « bon Européen » figure celui de « sans-patrie » : « Nous
ignorons encore vers quoi nous sommes poussés depuis que nous nous sommes coupés de
notre sol ancestral. Mais ce sol même nous a inculqué la force qui nous pousse maintenant au
loin, à l’aventure [et qui nous] jette dans l’absence de rivage, dans l’inconnu et dans
l’inexploré – nous n’avons plus le choix, nous devons être des conquérants, puisque nous
n’avons plus de pays où nous soyons chez nous, où nous souhaitions “maintenir une
pérennité”. »
Reste à dire quelle est cette croyance dans laquelle se fonde l’espérance d’une nouvelle
forme de communauté, d’une nouvelle façon de vivre ensemble. Elle tient à la capacité des
artistes et des écrivains d’imposer, de communiquer, de faire partager ces nouvelles valeurs,
cette nouvelle hiérarchie des instincts qui s’affranchissent de celles de l’ancienne morale et de
tout ce qu’elles ont pu cautionner. Elle suppose aussi la conviction qu’un rapport plus
rigoureux et plus critique au langage, une vigilance accrue à l’encontre des mots qu’on utilise
et des représentations, des préjugés qu’ils légitiment creusent la première brèche dans des
frontières de langue et de culture artificiellement entretenues.
La communauté dont Nietzsche appelle de ses vœux la réalisation prend ainsi la forme
d’une aristocratie d’artistes et de penseurs – une aristocratie qui atteste sa dimension
européenne en faisant, par exemple, de la traduction un principe d’existence : « Mieux écrire,
c’est à la fois mieux penser, trouver toujours quelque chose qui vaut d’être communiqué et
savoir le communiquer vraiment ; se prêter à être traduit dans la langue des voisins ; se rendre
accessible à l’intelligence des étrangers qui apprennent notre langue, œuvrer en sorte que tout
devienne un bien collectif, que tout soit à la libre disposition des hommes libres. [...] Qui
prône le contraire, ne pas se soucier de bien écrire et de bien lire – ces deux vertus croissent et
diminuent ensemble –, montre en fait aux peuples un chemin pour arriver à être encore plus
nationalistes. »
« Cette œuvre est complètement à part. » Objet absolument inclassable, non seulement dans
la production nietzschéenne, mais encore dans toute l’histoire de la philosophie, le
Zarathoustra est sans doute l’ouvrage de Nietzsche qui a le plus séduit le grand public et le
plus égaré les commentateurs. Vaste poème symphonique regorgeant d’inventions
stylistiques, de personnages pittoresques et énigmatiques – le nain, l’aigle et le serpent,
l’enchanteur, le dernier pape, l’homme à la sangsue... – et d’intuitions philosophiques
exposées sur un mode plus lyrique que démonstratif, ce livre constitue bien le « cinquième
évangile », le pendant exubérant et parodique des livres sacrés préludant à la transvaluation
des valeurs chrétiennes. Du point de vue du contenu, on retrouve là des thèmes annoncés dans
le Gai Savoir – la volonté de puissance, l’éternel retour, la mort de Dieu, le primat du corps
sur la conscience –, qui s’organisent de façon rhapsodique autour d’une figure centrale : le
surhumain, c’est-à-dire la possibilité que l’homme puisse s’autodépasser vers un au-delà de
lui-même, qu’il ne soit qu’un « pont », qu’une « corde » tendue entre son passé et son avenir.
Par son ton prophétique et chiffré, le Zarathoustra tient davantage de l’Ancien Testament que
des Évangiles ; il n’expose pas un avènement, mais un présage ; Zarathoustra lui-même n’est
pas l’incarnation de l’idéal visé, seulement son porte-parole émouvant, parfois égaré, toujours
en chemin. Comme Nietzsche.
Olivier Tinland
Par Michel Gourinat
Le concept nietzschéen de « gaie science » n’est accessible au lecteur français qu’à travers
la traduction traditionnelle de « gai savoir », qui ne correspond pas exactement à l’allemand
fröhliche Wissenschaft, ni au sous-titre du livre : La gaya scienza. En effet, ni Wissenschaft ni
scienza ne signifient « savoir », une notion très large et indéterminée. Ces termes désignent
précisément l’une des espèces du savoir : la science. Comment convient-il donc de traduire
fröhliche Wissenschaft et, surtout, quel est le sens d’une telle notion, dont Nietzsche lui-même
affirmait qu’elle avait fait l’objet d’un malentendu ?
« D’un malentendu sur la gaieté » : c’est ainsi qu’est intitulé l’un des paragraphes d’un
projet de préface au Gai Savoir pour la deuxième édition de l’ouvrage (Œuvres complètes,
édition Colli et Montinari, tome VIII, volume 1, 2). Mais Nietzsche lui-même doutait de la
validité de son projet : « Ce livre a peut-être besoin de plus que d’une préface, puisqu’on n’a
rien compris à sa “gaie science” : dès le titre… » La phrase n’est même pas achevée. Dans la
préface publiée en 1887, il n’y a pas trace d’une tentative pour éclaircir le malentendu suscité
par le titre la Gaie Science, dont Nietzsche dira seulement, en 1888 dans Ecce homo, qu’il
« rappelle très explicitement le concept provençal de la gaya scienza ». Les traducteurs
français sont allés dans le sens du gai saber suggéré dans Ecce homo et ont traduit par le Gai
Savoir. Pourtant, dans son projet de préface de 1885–1886, Nietzsche avait indiqué que c’est
précisément cette référence au « sens provençal » du gai saber qui avait introduit la
confusion.
À partir de 1885, Nietzsche écrit souvent « science » – entre guillemets. Par exemple,
lorsqu’il se réfère à « ces quelques savants dont la vanité s’est choquée du mot “science” (– ils
m’ont donné à entendre que c’était peut-être “drôle”, mais que ce n’était sûrement pas de la
“science” – ». Ou encore dans Ecce homo, où l’expression « gaie science » enseignait « à
partir de quelle profondeur la “science” est devenue gaie ». La gaieté est soulignée dans ce
deuxième texte. Elle est donc l’élément assuré, ce qui conduit à penser que c’est moins la
gaieté que la science qui fait l’objet du malentendu, et que la science se définit par sa relation
à la gaieté. La science « devenue gaie » est la science au sens où l’entend désormais
Nietzsche, et la science qui s’écrit entre guillemets est celle dont on a toujours pensé – depuis
l’Antiquité grecque jusqu’aux traducteurs français du Gai Savoir – qu’elle ne pouvait être
qu’une affaire sérieuse, sinon rébarbative.
Pourtant, Platon déjà faisait dire à Timée, à propos des théories scientifiques « qui
commencent par l’origine du monde, pour finir par la naissance de l’homme », qu’elles
procurent « dans la vie un amusement mesuré ». Il faut donc s’entendre aussi sur la gaieté.
Pour Platon, les théories des sciences de la nature et de l’homme ne sont que des
« spéculations vraisemblables ». L’homme de sciences platonicien réduit ainsi son activité à
un pur jeu de spéculations théoriques : « Il croit être placé, comme spectateur et auditeur,
devant le grandiose spectacle visuel et sonore qu’est la vie » (le Gai Savoir). Par là, pour
Nietzsche, il sous-estime sa propre nature et n’est en conséquence « ni aussi fier ni aussi
heureux » qu’il pourrait l’être. Nietzsche a écrit au moins deux fois (le Gai Savoir, Préface 2,
et Nietzsche contre Wagner, Épilogue 2) que « les Grecs étaient superficiels – par
profondeur ». Mais ici, contre le superficiel enjouement platonicien, Nietzsche revendique, à
l’allemande, la profondeur de la gaie science : « Car aujourd’hui la conscience scientifique est
un abîme » (la Généalogie de la morale). Jetons au moins un coup d’œil dans l’abîme.
L’aphorisme 301, intitulé « Démence du contemplatif » (quatrième livre), taxe de folie
l’illusion que le contemplatif entretient sur lui-même. Qui est ce contemplatif ? Nietzsche le
désigne, en allemand, par le terme d’origine latine Kontemplativ, mais lui attribue aussi, en
latin, la vis contemplativa. Il s’agit donc bien d’une référence à la contemplatio latine, qui est
la traduction du mot grec theôria. Le contemplatif est ce philosophe et savant platonicien dont
toute l’activité consiste à connaître. Or Nietzsche, parlant des contemplatifs, dit ici « nous »,
ce qui implique qu’il se reconnaisse à la fois comme philosophe et comme savant. Il en a le
droit puisque, en tant que docteur de l’Université de Leipzig et professeur de philologie
classique à l’Université de Bâle, il est un savant dans l’un des domaines que les classifications
françaises actuelles attribuent aux sciences de l’homme, celui des recherches sur les langues
et sur les civilisations de l’Antiquité gréco-latine. Il peut ainsi juger de l’intérieur l’activité
scientifique : « Je connais bien les philologues, j’en suis un moi-même » (Nous autres
philologues).
Ce qu’il écrit de la science moderne dans l’aphorisme 301 ne peut d’ailleurs être compris
qu’en référence à la doctrine pythagoricienne des trois vies, qui illustrait, par une image
empruntée aux jeux Olympiques, la différence entre les activités du philosophe et du savant et
celles des autres hommes (voir l’Éthique à Nicomaque, d’Aristote, et surtout la Vie de
Pythagore, de Jamblique). D’après cette image, on rencontre aux jeux Olympiques d’abord
des marchands de toutes sortes – de parasols, de souvenirs, de gâteaux… –, qui représentent le
secteur de la production, cette activité du faire qu’exprime le mot grec poiêsis. Les athlètes,
quant à eux, symbolisent les hommes d’action, les politiques et les guerriers, dont l’activité se
nomme en grec praxis. Enfin, les spectateurs qui assistent aux Jeux symbolisent la théorie :
toute leur activité se borne à regarder.
« Chansons du prince hors la loi » est le titre du recueil de poèmes inclus dans le Gai
Savoir, dont Nietzsche explique les intentions dans Ecce homo : « Les “Chansons du prince
hors la loi” font très explicitement mémoire du concept provençal de la gaya scienza, de cette
unité du chanteur, du chevalier et du libre esprit par laquelle cette admirable culture
provençale de la haute époque s’élève au-dessus de toutes les cultures équivoques, d’autant
que l’ultime ode “Au mistral”, exubérant chant de danse où, ne vous en déplaise, c’est la
morale qu’on piétine en dansant, est d’un provençalisme accompli. »
Il n’est pas si évident que l’explication libère la gaie science de l’équivoque. D’un côté, en
effet, les références au chanteur et au chevalier peuvent faire penser que Nietzsche interprétait
le gai saber comme un mouvement exclusivement littéraire. Mais l’allusion à l’esprit libre qui
piétine joyeusement la morale rappelle la contribution de la science au combat contre la
morale, pour autant que celle-ci se justifiait par des représentations religieuses. « Considérer
la nature comme une preuve de la bonté et de la sollicitude d’un Dieu ; interpréter l’histoire à
la gloire d’une raison divine, comme le constant témoignage d’un ordre moral du monde en
vue d’une conclusion morale » (la Généalogie de la morale), toutes ces conceptions ne sont
pas seulement incompatibles avec les résultats des sciences modernes : elles ont été rejetées
dès la définition des principes de ces sciences.
Or « tout cela est derrière nous », et, du fait que tout cela est dépassé, a résulté un
retournement de la conscience morale : « Cela heurte la conscience, cela passe, pour toute
conscience délicate, pour insoutenable, ignoble, pour mensonge, féminisme, faiblesse,
lâcheté. » La science produit donc, dans la conscience morale ordinaire, celle de tout le
monde, l’inversion des valeurs auparavant dominantes. On notera pourtant que, pour
Nietzsche, à l’époque de la Généalogie de la morale, le retournement de l’évaluation ne
concerne toujours pas le féminisme, qui reste à ses yeux une valeur négative et va toujours de
pair avec mensonge et faiblesse. L’aphorisme 344 du Gai Savoir témoigne néanmoins que
Nietzsche est conscient de ce qui, dans la gaie science, demeure de l’ancienne évaluation
morale.
« En quoi nous aussi, nous sommes encore pieux ». C’est en effet sous cet intitulé que
Nietzsche examine les présupposés de la méthode scientifique contenus dans sa règle
suprême : « Il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et en comparaison d’elle tout le reste
n’a qu’une valeur de second rang. » Il s’agit là d’une « volonté inconditionnelle de vérité »,
qui appelle pour Nietzsche la question : qu’en est-il ?
« Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? » Dans ce cas, le fondement de l’obligation
serait qu’« il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, – en ce sens, la science serait une
longue habileté, une prévoyance, quelque chose d’utile ». Nietzsche se souvient ici des
kantiens Fondements de la Métaphysique des mœurs : la « prévoyance » est une référence aux
« impératifs de la prudence ». Kant nomme ainsi les règles, fondées sur l’expérience, qui sont
celles de l’habileté. Comme tout ce qui n’est qu’empirique, elles ne valent qu’en général,
c’est-à-dire dans la plupart des cas. Mais que valent-elles, « s’il devait y avoir l’apparence – et
il y a l’apparence ! – que la vie repose sur l’apparence, je veux dire sur l’erreur, la tromperie,
le déguisement, l’illusion, l’aveuglement volontaire » ? Nietzsche retrouve ici sa thèse
constante, selon laquelle l’art vaut mieux que la science parce qu’il permet de continuer à
vivre en dissimulant, sous le voile de l’illusion esthétique, que la vie est, dans son fond,
tragiquement insupportable. Il faut conclure que ni l’expérience ni la nécessité vitale ne
peuvent fonder une exigence « inconditionnelle » de vérité.
La réponse à l’interrogation sur la volonté de vérité est donc qu’elle exprime ce que Kant
appelle un impératif catégorique. « Et par là nous sommes sur le terrain de la morale » (le Gai
Savoir). Dès lors, « il y a toujours une croyance métaphysique sur laquelle repose notre foi en
la science », et la mentalité scientifique repose sur un présupposé religieux : « Nous aussi,
nous les savants d’aujourd’hui, nous les sans-Dieu anti-métaphysiciens, tirons encore notre
feu de cet incendie qu’a allumé une foi millénaire, cette foi chrétienne qui a été aussi la foi de
Platon : que Dieu est la vérité, que la vérité est divine… »
Que veut dire, dès lors, la vérité ? La réponse de Nietzsche à cette question part de
l’affirmation que « la vie, la nature, l’histoire sont “immorales” ». Ici, l’immoralité entre
guillemets désigne ce que la morale entend par ce terme. Or il a été démontré que la science
est sur le terrain de la morale ; elle ne peut donc qu’être opposée à ce que sont en réalité le
monde et la vie : « Il n’y a pas de doute que la véracité, au sens risqué et ultime que
présuppose la foi en la science, donne son acquiescement à un autre monde que celui de la
vie, de la nature et de l’histoire, et dans la mesure où elle dit oui à cet “autre monde”, eh
quoi ? ne doit-elle pas par là même nier ce monde, notre monde ? » Dès lors, la vérité de la
science doit, elle aussi, s’écrire entre guillemets. Le monde de la science, celui des vérités
exactes, universelles et nécessaires, n’est qu’un monde de fiction, puisque notre monde, celui
dans lequel nous vivons, est le seul vrai, alors qu’il n’est qu’incertitudes, changements et
approximations.
Plutôt que de s’en tenir à une conclusion qui récuse toute vérité scientifique, et pour n’avoir
pas à choisir une vérité contre l’autre, Nietzsche récuse pourtant toute vérité : « Rien n’est
vrai » (la Généalogie de la morale). Il autorise cette thèse en se réclamant de la secte des
Assassins, la plus fanatique de l’extrémisme islamiste du XIIIe siècle. Cette provocation
détourne l’attention du lecteur et lui dissimule la platitude de l’ultime thèse de Nietzsche,
réfutée depuis les premiers débuts grecs de la philosophie : car, si « rien n’est vrai », cette
proposition même est fausse, et il n’est pas vrai que rien ne soit vrai. Dans aucune de ses
descriptions des démarches de la science Nietzsche ne dispose d’un critère de la vérité
scientifique, ni même d’une définition non contradictoire de cette vérité. Jamais il ne fait
référence à la méthode expérimentale, ni au contrôle des hypothèses et des théories qu’elle
opère. C’est la raison pour laquelle sa gaie science reste prisonnière des définitions
contemplatives de la science, celle de Platon et celle de Kant. Un intitulé du printemps 1888 :
la Volonté de puissance comme science suggère, pour nous, une autre direction. Chez
Nietzsche, il est resté à l’état d’indication.
Olivier Tinland
Par Mathieu Kessler
Le paradoxe est porté à son comble avec le dualisme esthétique et philosophique représenté
par Apollon et Dionysos, divinités complémentaires en joute perpétuelle. L’harmonie
apparente de la civilisation grecque cache en fait une lutte permanente entre deux principes,
dont l’un, le phénomène apollinien, vise à endiguer les excès de l’autre, la puissance
chaotique, tournoyante et destructrice du dionysiaque. Cette nouvelle lecture nous invite à
comprendre la mesure grecque comme le résultat d’un combat interne avec le dieu de
provenance asiatique Dionysos. L’Occident apparaît alors comme une construction, un
artifice fragile dont le terreau passionnel et pulsionnel est oriental.
Introduire une telle complexité dans les relations entre l’art et la vie suppose de penser les
conditions d’un art total. Il s’agit de considérer que les arts séparés, spécialisés les uns à
l’écart des autres, ne sont que les ruines d’un art premier, l’art de la tragédie grecque. Eschyle,
Sophocle et Euripide mettent en scène la vie des mortels et celle des dieux aux prises avec les
contradictions familiales, sociales, politiques, militaires. La vie tout entière est représentée
dans ces spectacles éducatifs auxquels les citoyens assistent pour le bonheur de la cité et son
édification. Spectacle indissociablement artistique, religieux, politique et moral, la tragédie
grecque semble avoir pour but – et effectue réellement – une transformation de la vie de la
cité, par la mise en jeu de tous les sens et de toutes les dimensions de l’homme à la fois.
Spectacle simultanément musical, poétique, plastique, chorégraphique et philosophique, la
tragédie grecque a pour ambition d’élever le peuple, de lui faire conquérir, puis conserver,
toute sa conscience politique, religieuse, morale et citoyenne en général. Par la tragédie, on
apprend à connaître son destin sans fard, on fait face à la mort, on apprend à mesurer les
conséquences de ses actes et donc à maîtriser ses instincts, ses pulsions, on apprend aussi à
communiquer et à se réconcilier entre adversaires, on apprend la justice et ses difficiles
conditions, on apprend à être sensé lorsque l’irrationnel semble régir l’univers, on apprend le
sens de la vie par l’intermédiaire de la sensibilité et de l’intellect, sans jamais considérer
aucune dimension artistique à l’écart d’une autre. Bref, par la tragédie, aucune dimension de
la réalité et des facultés humaines n’est jamais comprise à l’écart des autres. On apprend de la
sorte à être un homme, un homme total tout simplement, et non le fonctionnaire spécialisé
d’une activité particulière ou d’un département de l’être considéré abstraitement.
L’art tragique – éducation à la réalité par l’intermédiaire d’une mise en scène de la
mythologie – est un art qui ne s’autorise pas à mentir sur le sens des responsabilités humaines,
bien au contraire. Par la tragédie, les différences entre l’art et la vie s’estompent et nous
inspirent une seule grande mission pendant la courte durée de notre existence : ressembler à
ce héros, faire de notre vie une œuvre d’art aussi belle et valeureuse que celle qui a été digne
d’être représentée sur la scène et sous les yeux de milliers de spectateurs. La vie peut donc
envier d’être une œuvre d’art quand celle-ci n’a pas pour but de nous la faire oublier, en
consommateurs passifs de spectacles divertissants, mais de nous y préparer, en élèves
courageux et volontaires se pressant au-devant de spectacles terrifiants.
De cet enseignement à l’école des Grecs, Nietzsche tire l’idée qu’il n’existe pas de réalité du
bien et du mal dont les effets subjectifs seraient contenus dans les notions de faute et de
culpabilité. De fait, la tragédie grecque ignorait la notion de péché et préférait s’en remettre à
celles d’erreur fatale, d’aveuglement ou d’incapacité à diriger son action vers une cible
correctement identifiée. D’où une suite de quiproquos, d’incompréhensions et de malentendus
qui forment l’essence de la tragédie. L’effet tragique naît à partir du moment où l’illusion est
reconnue non comme le résultat d’une maladresse particulière ou d’une contingence, mais
comme le propre de la condition humaine. La tragédie exprime donc une thèse sur l’homme
qui n’a rien à envier au doute cartésien. Vivre dans un univers tragique, c’est considérer
l’omniprésence du « malin génie » évoqué par Descartes comme la fiction méthodologique
permettant au doute d’acquérir sa dimension hyperbolique, c’est-à-dire de réputer pour faux
ce qui est seulement incertain. Mettre le monde en représentations et affirmer qu’il n’est
qu’une suite indéfinie de perspectives et d’interprétations, toutes erronées, c’est sans doute
nier la vérité, l’être et toutes sortes de valeurs considérées comme intangibles par d’autres
philosophes et d’autres civilisations. En ce sens, c’est faire du monde un grand terrain de jeu
pour un homme aux allures prométhéennes.
Dans cet humanisme radical de Nietzsche, on a pu voir le contraire d’un humanisme, parce
que penser ainsi l’homme comme un Titan, rival des dieux olympiens, c’est déranger l’ordre
cosmique et introduire la puissance dénaturante de la technique, et donc de l’art, dans le jeu
de l’histoire. En d’autres termes, si l’homme s’attribue tous les pouvoirs et toutes les
responsabilités, il prend le risque de la démesure, origine radicale de toute tragédie. Le
paradoxe de la technique veut, effectivement, que la maîtrise de la nature nous confère des
pouvoirs qui ne dépassent sans doute pas notre volonté, mais notre raison, notre capacité de
comprendre et d’anticiper les effets les plus lointains de notre maîtrise sur les choses. Agir en
artiste, considérer la vie comme une œuvre d’art, recèle toujours un grand danger, celui de
jouer avec notre conception du monde, de la modeler à l’image de nos fantasmes parfois les
plus délétères. C’est donc risquer sa vie et celle des autres.
Pourtant, l’esthétique de Nietzsche est une sagesse signifiant le caractère inexploitable et
abyssal de la nature. Elle est une leçon de modestie, non de démesure. Ce serait faire un faux
procès à Nietzsche que de le considérer comme un esthète de la maîtrise prométhéenne de
l’univers, voire de l’humain et de la transformation de l’humain. Le surhumain n’est pas un
monstre de force et de puissance au sens où on l’entend habituellement, à savoir qui serait
doué de pouvoirs exceptionnels et surnaturels. Il convient de penser cette figure de l’homme
artiste à partir d’une capacité exceptionnelle à effectuer un « retour sur soi-même de
l’humanité », c’est-à-dire à penser l’autonomie de l’homme dans la lignée de la philosophie
des Lumières.
Penser les conditions de l’événement du surhumain est le versant positif et affirmatif d’un
mot d’ordre hérité de Voltaire : « Écrasez l’infâme ! » L’infâme, c’est la croyance à la
distinction entre un monde vrai et un monde faux ou apparent, croyance aux idéaux
métaphysiques et religieux, croyance à une vie meilleure et plus réelle située au-delà de cette
vie-ci. Est infâme, enfin, le fait de se figurer la misère de l’homme sans Dieu et la nécessité
d’y remédier par tous les moyens, au prix du mensonge et de l’obscurantisme. Penser la vie
comme une œuvre d’art et penser l’homme comme un artiste, maître de sa propre existence,
ce sera donc chercher à démontrer les accointances liant religiosité et conception vulgaire du
cynisme. L’une comme l’autre interdisent tout accès sans dommage à une autonomie réfléchie
de l’homme et à son affranchissement envers des valeurs fondées métaphysiquement. Ne plus
avoir besoin de croyances et de valeurs autres que celles dont nous sommes les auteurs en
situation de création, mais aussi de contrôle et d’éveil critique. Ne plus avoir besoin d’autres
illusions que celles de l’art qui embellit l’existence. Cette forme d’illusion est maîtrisée et
réfléchie. Volontairement contractée plutôt qu’imposée culturellement dès la naissance et
opposant l’homme à l’homme, l’illusion artistique effectue la relève de l’illusion
métaphysique et réalise de ce fait même un certain progrès qu’il convient de ne pas occulter
chez Nietzsche.
La gloire de l’instant
La vie considérée par Nietzsche comme une œuvre d’art est une illusion, une représentation
embellie de la réalité, un spectacle éphémère donné sur la scène du monde. La vie est toujours
en devenir, sans autre réalité, sans autre substance, sans autre garantie de sa signification
pérenne que son éternel retour. Zarathoustra, le docteur de « l’éternel retour du même et de
l’identique », déclare que la vie revient et éternellement revient, dans ses moindres détails,
comme au théâtre les acteurs représentent sans fin leurs personnages, sans cesse comme pour
contenir leur rien. Si la vie n’est rien que passage, c’est-à-dire le vagabondage de l’homme
dans l’éclair de l’instant, elle semble ne plus avoir aucune valeur. Elle est néant et elle vaut le
néant. Tel est le sens du nihilisme radical chez Nietzsche – on pourrait même dire de
Nietzsche en tant que penseur nihiliste.
Nonobstant, il en est également tout le contraire, non par esprit de contradiction, comme on
l’a souvent déclaré un peu trop facilement, mais parce que la vie et l’illusion bénéficient d’un
statut ontologique et temporel inédit dans l’histoire de la philosophie occidentale, celui de
seule et ultime réalité, vérité, être. Le génie de Nietzsche est d’avoir opéré la dissolution des
antagonismes métaphysiques fondés sur des oppositions notionnelles telles que instant et
éternité, être et devenir, substance et accident, apparence et réalité, sujet et objet ou encore,
dans le domaine de la morale, bien et mal. Le théâtre est à la gloire de l’instant, il l’aime
jusque dans son caractère fugitif, fragile, furtif. Pour Nietzsche, c’est le modèle de la vie,
même si sa relation à l’art dramatique est ambiguë, lorsqu’il reproche à Wagner d’en faire
trop, de dramatiser et de théâtraliser d’une manière excessive et sa musique et ses
personnages.
Ainsi, la vie est jeu d’interprétations infinies, labyrinthe de symboles entrelacés, texte
romanesque à déchiffrer. Elle n’est pas sérieuse, elle n’est pas triste non plus, bien que
toujours tragique, car « la joie, quand déjà la douleur est profonde, la joie est plus profonde
que la peine du cœur » (Ainsi parlait Zarathoustra). Ici, pessimisme s’accorde avec force.
Savoir vivre, c’est précisément se révéler capable de concevoir son existence telle une œuvre
d’art et nous-mêmes comme les créateurs d’une spéculation ludique mettant aux prises des
expériences de vie avec des essais de pensée.
La critique de la morale, amorcée dès Humain, trop humain et surtout Aurore, est reprise ici
sous une forme plus systématique. La morale fait l’objet non plus d’une simple psychologie
historique, mais d’une généalogie : l’hypothèse de la volonté de puissance permet de remonter
le cours des valeurs morales, afin d’en déceler l’origine pulsionnelle, puis d’évaluer le statut
de telles pulsions. Trois étapes ponctuent cette investigation généalogique. Tout d’abord,
l’élaboration des valeurs primitives de la morale chrétienne se trouve rapportée à un type
pulsionnel affaibli, réactif, dont la disposition fondamentale est le ressentiment. La
propagation d’une telle disposition conduit ensuite, chez les individus qui y sont soumis, à un
retournement de la cruauté – manifestation primitive de la volonté de puissance – contre elle-
même, à un refoulement des pulsions actives qui préside à l’intériorisation de la conscience de
la faute : la morale produit de la mauvaise conscience. Enfin, l’intervention des prêtres donne
une tournure nihilisante à la morale, en incitant à la glorification de l’au-delà aux dépens de
l’ici-bas : les « idéaux ascétiques » envahissent la culture occidentale et parachèvent le
mouvement de décadence que recelait, dès l’origine, la morale chrétienne. Démasquer les
dangers sournois de ce mouvement doit permettre de proposer un contre-idéal, afin de sortir
de la volonté de néant, du nihilisme.
Olivier Tinland
Par Paul-Laurent Assoun
« Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut-être pour la première fois nous est donné, […]
est une chimie des représentations et des sentiments moraux religieux, esthétiques, ainsi que
de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la
civilisation et de la société, même dans l’isolement » (Humain, trop humain). Voilà ce que
proclame Friedrich Nietzsche, au seuil de sa propre entreprise analytique. Car c’est bien une
« psycho-analyse » qu’il propose, quelque vingt ans avant qu’un certain Sigmund Freud
n’invente ce terme. Il s’agit de saisir toute représentation et affect comme à décomposer. Bref,
l’homme est devenu un symptôme. Point de psychopathologie plus fondamentale que
l’anthropologie nietzschéenne : c’est que cet « animal malade » qu’est l’homme livre sa clé à
travers ses masques. Mais, du même mouvement qu’il aborde le fait humain par le symptôme,
Nietzsche dénonce le nihilisme sous toutes ses formes, celui qui hait la vie. La « chimie » est
ici l’instrument de mise au jour de la vitalité désirante.
Au-delà de « l’illusion du précurseur » – qui, dans Freud et Nietzsche, m’a amené à décrire
une filiation en sa nécessité comme en ses apories –, il s’agit de s’aviser que Nietzsche, par ce
projet, inaugurait quelque chose qui tient au désir le plus actuel, en assumant le statut de la
pensée, son Unzeitmässigkeit (inactualité, ou intempestivité). Nietzsche est le non-
contemporain par excellence, celui qui détermine une posture à son temps de refus des modes
ambiants de la jouissance. Quitte à se faire réactionnaire, reniflant tout signe de décadence, il
installe son laboratoire dans l’époque. De même que Marx fut un grand clinicien de l’histoire,
Nietzsche est un clinicien des mœurs, au sens le plus radical.
Si l’usage de certains de ses termes a été livré aux pourceaux, de « décadence » à « volonté
de puissance », il est essentiel d’en saisir la valeur de choc dans l’économie de sa pensée
critique, jusqu’en ses impasses. C’est depuis cette dimension qu’il s’agit d’appréhender la
présence persistante et insistante de Nietzsche, ce qui fait qu’il demeure parmi nous.
Nietzsche penseur actuel ? Si l’on appelle actuel ce qui complait à l’esprit du temps, nul n’est
plus éloigné de l’idée d’actualité que la « pensée-Nietzsche » : il se veut plutôt inactuel
(unzeitmässig), aujourd’hui comme hier, inapproprié à tout présent, en rupture chronique avec
l’actualité, celle de la paresse de pensée et de l’idéologie. Mais c’est précisément ce qui en
fait l’authentique actualité, anti-journalistique. Nietzsche ne se règle pas sur les tendances, il
les critique en ouvrant inlassablement une autre scène. C’est même à ses yeux un signe de
« bassesse » que ce mélange de culte du new-look et d’impossibilité de s’inventer. Ce
« médecin de la civilisation » en a désigné le malaise, avant que Freud ne lui assigne son lieu
propre. Après avoir été fasciné par la tragédie grecque, Nietzsche a inventé son propre art
dramatique, en y faisant comparaître toutes les idoles du présent, celle de la tribu de la
modernité tout spécialement.
Nietzsche se disait « psychologue ». Terme révélateur par son ambiguïté même. Singulier
psychologue, qui tient la psyché comme une version de cette superstition qu’est le sujet. Non
pas partisan précurseur du psychologue moderne, qui, lui, se veut scientifique, mais
psychologue unique en son genre et créateur d’une nouvelle espèce de psychologues,
appropriée à sa condition. Le nommé Nietzsche est le seul psychologue de son espèce. Au
milieu des années 1880, il se nommera beaucoup plus exactement « généalogiste ». Mais le
terme « psychologue » suggérait bien, une décennie plus tôt, son ambition de mettre la psyché
à l’épreuve décapante du logos. C’est un sens que sa présence est en quelque sorte chronicisée
en tout temps, puisqu’il s’est fait spécialiste de l’origine, étant entendu que l’origine réelle est
ce qui agit ici et maintenant.
L’« originalité monstre » de Nietzsche tient en ce qu’il doit inventer une science pratiquée
par lui seul, une psychologie. Lire Nietzsche, c’est y découvrir l’exact contraire d’un traité de
psychologie, soit une déconstruction en acte de la psyché et de ses illusions. C’est une sorte
de réflexivité qui est instituée. Mais celle-ci ne se réduit ni à quelque introspection, ni à un
simple examen de conscience, ni à un projet de moraliste – quoique Nietzsche ait revendiqué
La Rochefoucauld, le « démasqueur » de l’amour-propre, comme devancier, en tant que
démasqueur du semblant.
Dans cette rage d’Entlarvung (démasquement, dévoilement), il engage son symptôme :
éprouver un malaise, débusquer l’immoralité sous-jacente à toute chose et sentir par là même
son équilibre rétabli… jusqu’au prochain malaise, tant la puissance d’immoralité du monde
est inépuisable. Comme tout ce qui ne le détruit pas le rend plus fort, Nietzsche poussera
jusqu’au bout sa vocation d’« entrepreneur en démolitions ». Dans quelle mesure ce
symptôme nous a-t-il été transmis ? Tout se passe comme si, pour paraphraser le style
provocateur de Nietzsche, il nous avait en effet contaminé par sa maladie singulière.
Cela donne la clé de son époustouflant trajet pendant le quart de siècle où se déchaîne sa
pensée vive. Contre la modernité et sa faiblesse désirante, il affûte son désir sur le tranchant
du tragique : restituer l’homme à l’école du tragique, dionysiaque, voilà son premier
mouvement de pensée, celui de la Naissance de la tragédie. Là, il rencontre l’obstacle : un
sujet inapte à la dure vérité, qui n’a pas l’art pour ne pas mourir de cette même vérité, prêt à
se jeter dans les bras de la morale. Du coup, il doit se faire traqueur de « l’origine des
sentiments moraux », en hommage à son confrère Paul Rée, comme l’atteste Humain, trop
humain. Mais cette traque se radicalise en « généalogie de la morale » qui dénonce
violemment toute volonté réactive, du ressentiment à la mauvaise conscience. Nietzsche
poursuit la superstition du sujet de sa hargne critique, de sa forme métaphysique à sa forme
morale. Dès lors se dégage la Wille zur Macht (volonté de puissance), cet opérateur remède.
La volonté de puissance est le contraire de ce que l’on y entend : elle n’est pas une volonté
qui s’exciterait de son propre pouvoir. Il s’agit de ce qui affronte « l’innocence du devenir » à
travers la pensée de l’éternel retour, la plus dure jouissance, à ce titre inégalable, révélée sur la
route de Sils-Maria. Ce que Nietzsche interroge inlassablement – à la folie, serait-on tenté de
dire en pensant à l’issue de ce penseur lucide, jusqu’au dernier moment conscient –, c’est la
jouissance morale comme forme réactionnelle de la volonté de puissance.
Le marteau est une métaphore polysémique, qui évoque tout à la fois l’outil du sculpteur,
l’arme du destructeur, l’instrument de l’auscultation. Ausculter les idoles équivaut, en
frappant contre leur cuirasse, à tester leur teneur propre : un dieu s’y cache-t-il, ou sonnent-
elles creux ? En un tel cas, le marteau devient destructeur, il anéantit les fausses prétentions
des valeurs en cours, de ces « ombres de Dieu » qui se dissimulent derrière nos croyances
modernes. Mais l’acte de destruction ne vaut qu’en tant qu’il s’intègre à une entreprise de
création : là le marteau se fait artiste, il dessine la silhouette encore confuse d’un au-delà du
nihilisme. En attendant, Nietzsche règle son compte à la figure illusoire du sage antique,
simple travestissement d’une fatigue de vivre et de penser ; la philosophie rationaliste se
trouve elle aussi brocardée, sa folle prétention à déceler un monde idéal au-delà du monde
sensible s’avérant un clair symptôme de décadence. En cela, elle se rend complice de la
morale, véritable « contre-nature » au service du ressentiment envers la vie. À rebours d’une
vision idéaliste de l’esthétique qui fut autrefois la sienne, Nietzsche esquisse une véritable
« physiologie de l’art », où il interprète la création artistique, selon l’hypothèse de la volonté
de puissance, comme l’expression idéalisée d’une ivresse primitive. L’époque moderne est à
son crépuscule : le marteau hâte l’avènement de nouvelles aurores.
Olivier Tinland
Par Antoine Grandjean
L’anti-humanisme nietzschéen
Individuellement, car « vivre […], c’est être cruel », « assassiner sans relâche » ce qui est
faible en les autres comme en soi (le Gai Savoir), de sorte que le commandement d’amour est
« la négation de la vie » élevée au rang d’impératif, symptôme d’une fatigue et d’une vie
épuisée qui ne peut plus s’affirmer qu’en se reniant. Collectivement, car l’apparente anti-
sélection ainsi promue est en fait une contre-sélection : prêcher l’amour de l’humanité, c’est
commander de maintenir tout ce qui est faible, sans avenir, « ceux qui souffrent de la vie
comme d’une maladie », et donc de « fracasser les forts », au prix de ce qu’il y a de
conquérant etde dominateur, c’est-à-dire au prix de ce qu’il y a d’authentiquement vivant,
pour sélectionner « un sublime avorton », « cet animal grégaire, bienveillant, souffreteux et
médiocre : l’Européen d’aujourd’hui » (Par-delà bien et mal).
Tel est donc le fondement de l’anti-humanisme nietzschéen : l’homme est la maladie de
peau de la terre (Ainsi parlait Zarathoustra), un ferment de décadence et, s’il venait à périr,
cette mort devrait être assortie d’un enthousiaste « tant mieux » (Fragments posthumes).
Nietzsche misanthrope ? Pas même, répond-il, car la haine suppose de l’amour, donc honore
et se mérite.
Seul reste le mépris. Pis, « le plus grand danger » est de passer du mépris au « dégoût de
l’homme », d’être soi-même épuisé au spectacle de cette fatigue dont l’humanité est le titre,
car « nous souffrons de l’homme » (la Généalogie de la morale). Mais, attention, que l’on ne
se méprenne pas ici. Car c’est bien au nom de « l’homme garant de l’avenir » que la véritable
« maladie du prochain » qu’est l’amour de l’humanité est récusée : « Je porte le destin de
l’humanité sur les épaules » (Ecce homo). C’est le souci de « l’avenir de l’homme » (Par-delà
bien et mal) qui commande l’anti-humanisme et son « grand amour pour le plus éloigné » qui
fait déclarer à Zarathoustra : « Ne ménage point ton prochain ! L’homme est quelque chose
qui doit être surmonté. »
Par-delà soi-même
Dans ces conditions, « ce qu’il y a de grand en l’homme », c’est sa capacité à s’offrir un
avenir et donc à se surmonter lui-même, capacité dont la notion de surhumain est l’autre nom
et que, précisément, l’amour de l’humanité étouffe. Condamner l’amour de l’humanité au
nom de « ce que l’on peut aimer en l’homme », c’est donc récuser l’amour du prochain pour
« l’amour du lointain », vouloir que l’homme suive enfin Dieu dans la tombe, afin que vive le
surhumain. En tant que résultat de son surpassement de lui-même, il est l’authentique
« transfiguration de l’existence » (Fragments posthumes) qui permet d’échapper au dégoût de
l’homme. C’est pourquoi il faut rappeler que le surhumain n’est d’abord ni un concept
politique, ni un concept sociologique, ni un concept biologique. Nietzsche se moque du culte
des héros, affirme que, dans leur souveraineté, les individus surhumains se déprendraient de
tout souci du monde, semblables aux dieux bienheureux d’Épicure, et récuse explicitement
toute interprétation néodarwinienne du surhumain. Le surhumain n’est ni une nouvelle espèce
ni une essence idéale mais un type, c’est-à-dire une configuration de pulsions, une hiérarchie
des instincts relativement stable qui, loin d’être un donné naturel, est un résultat, le résultat
d’un vouloir. C’est pourquoi, lorsque Zarathoustra dit du surhumain qu’il est à l’homme ce
que l’homme est au singe, il ne faut y lire qu’un symbole de la distance que permet un
autodépassement : le caractère biologique n’est que l’expression de la puissance, et s’il devait
advenir à l’homme un nouveau corps, ce serait comme conséquence d’une nouvelle volonté.
Dans la notion de surhumain (Übermensch), il faut donc privilégier le sens dynamique d’un
surmontement de soi (Selbstüberwindung), d’un aller par-delà soi-même, qui confère
également un sens axiologique à un tel type de vie, en tant que celle-ci se trouve dotée d’une
valeur supérieure, selon le critère d’évaluation déjà formulé. Le surhumain est donc d’abord le
nom d’un acte et d’un type qui en est le résultat en même temps qu’il le favorise toujours. Le
surhumain n’est pas à attendre, il est à vouloir, il est volonté d’un type, dans la mesure où il
désigne d’abord un type de volonté, celle qui sera enfin capable d’affirmer pleinement sa
puissance et donc la vie, en se délestant du ressentiment constitutif de ce qui a eu cours
jusqu’ici sous le nom d’humanité.
Ainsi le surhumain ne constitue-t-il pas une autre espèce que l’homme, mais une autre
espèce d’hommes, par quoi il ne s’agit pas d’un nouvel absolu qui viendrait contredire la
thèse nietzschéenne de la relativité de toute valeur : c’est relativement à la configuration
pulsionnelle que la civilisation a fixée sous le nom d’humanité qu’il convient de parler de
surhumain, en tant qu’il serait « l’opposé des “hommes modernes”, des hommes “bons”, des
chrétiens et autres nihilistes » (Ecce homo). Il n’est donc pas question de se façonner un
nouvel idéal de l’homme. Le surhumain n’est pas tant l’homme de l’avenir que l’homme
fécond d’avenir, et fécond d’avenir parce qu’il est assez fort pour toujours vouloir se porter
par-delà lui-même, parce qu’il est mû par l’amour du lointain, qui est d’abord son propre
lointain. Il qualifie au fond un type d’homme qui serait capable de vouloir surmonter sa
« trop-humanité» : « humain, surhumain » versus « humain, trop humain » (le Gai Savoir).
Ce type est ce qu’il convient de dresser contre la domestication qu’a opérée la civilisation
pour aboutir à ce qui n’est en fait qu’un « non-homme », animal craintif, apitoyé et pitoyable
(Ecce homo). C’est donc de culture qu’il s’agit car l’homme est la « plus belle pierre » qui
puisse être offerte à un sculpteur, parce que la plus souple, pierre que l’on a gâchée en la
défigurant au lieu de l’informer, de sorte qu’il faut se remettre à l’ouvrage, pour enfin
« façonner l’homme en artistes » (Par-delà bien et mal). Si le surhumain n’est pas un nouvel
idéal de l’homme, s’il doit donc rester indéterminé, certains de ses traits doivent cependant
guider le ciseau, quand bien même ces traits ne peuvent faire portrait. N’en déplaise aux
brutes qui voudraient s’en réclamer – et qui l’ont fait – et aux bien-pensants qui aimeraient en
tirer argument pour le condamner – et qui l’ont fait –, Nietzsche n’esquisse alors en rien la
figure d’une bête sauvage avide de domination. Certes, le surhumain se démarquera par sa
force, de sorte qu’il ne pourra que s’accompagner d’une croissance de ce qu’il y a de plus
terrible en l’homme et que la morale a toujours voulu étouffer : pas de surhumain sans
inhumain.
La barbarie cultivée
Mais le degré suprême de la force est de pouvoir être victorieuse d’elle-même. Certes, le
surhumain ne s’embarrassera pas de sacrifier autrui à la puissance. Mais il traitera ainsi autrui
comme lui-même, car il sera le premier à s’y sacrifier. Certes, il ne répugnera pas à détruire.
Mais parce que la destruction est une condition de la création, y compris lorsqu’il s’agit de
lui. Antithèse de l’homme amputé, de l’« avorton » que nous nommons homme, c’est-à-dire
de la faiblesse civilisée, le surhumain sera la barbarie cultivée, c’est-à-dire la synthèse d’une
richesse de forces et d’une prodigalité d’instincts assez grandes pour se dominer sans avoir
besoin de se réprimer. C’est pourquoi, lorsqu’il fait référence à des figures historiques comme
à des modèles approchants qui ont éclos fortuitement, comme à des augures de ce qu’il s’agira
de vouloir quand elles n’ont été que d’heureuses exceptions, Nietzsche ne fait pas appel à
ceux que d’aucuns attendraient. Ce sont la plupart du temps des artistes qui sont convoqués,
en tant qu’être un artiste véritable, c’est précisément savoir informer ses pulsions sans les
brider, façonner ses instincts sans les extirper, à la manière de Shakespeare qui sut être à la
fois le plus grand barbare et le plus grand poète, qui créa en Macbeth celui qui sait soumettre
sa crainte à son ambition, en Hamlet celui qui transfigure le tragique auquel il a le courage de
faire face en bouffonnerie, et en Brutus celui pour qui nul sacrifice n’est trop grand dès lors
qu’il s’agit de l’indépendance de l’âme. Shakespeare, ou la barbarie faite classique. Et lorsque
Nietzsche cite Napoléon comme « synthèse de l’inhumain et du surhumain » (la Généalogie
de la morale), c’est en célébrant « le frère posthume de Dante et de Michel-Ange »
(Fragments posthumes) en celui qui eut ce mot qui ne manqua pas de le ravir : « J’aime le
pouvoir […] en artiste, […] comme un musicien aime son violon, […] pour en tirer des sons,
des accords, des harmonies. »
Aimer en ennemi
On le voit, le surhumain aura donc la richesse d’un oxymore, ce que la morale, si fervente
d’antagonismes tranchés, est bien sûr inapte à comprendre : « Un César avec l’âme du
Christ » (Fragments posthumes). Car le Jésus de Nietzsche, à l’inverse de tout le
christianisme dont il n’est en rien l’inventeur, puisque la responsabilité en incombe à Paul, est
venu montrer comment vivre par-delà la loi, la culpabilité et le châtiment, par-delà bien et
mal, libéré de la vengeance et du ressentiment, divinisé par le grand oui qu’il adresse à tout ce
qui est. Que l’on élimine de cet amour ce qu’il a de passif abandon, que l’on y ajoute une
dimension de conquête, la façon dont César répondait de lui en surmontant toute résistance,
prêt à sacrifier tout homme, dont lui, à une cause dont il savait que sa valeur tient toujours
dans ce qu’elle coûte, alors on obtiendra quelque chose d’inouï : un César aimant ou encore
un Jésus qui franchirait le Rubicon.
Ainsi le surhumain est-il peut-être d’abord le grand amoureux, « un monstre de force et
d’amour » (Fragments posthumes). Car c’est précisément lui qui, à la différence des faibles,
ne travaillera pas à la sourde destruction de ses ennemis mais les honorera, et se tiendra à
bonne distance des médiocres. Lui qui donnera non par compassion mais par surabondance de
richesse, et qui n’attendra pas que l’autre souffre pour lui être une fête et sera suffisamment
pudique pour se dissimuler en donnant, et ainsi épargner la honte à celui qui reçoit. Lui qui ne
désirera pas partager les souffrances mais les joies de l’autre, et qui, afin de pouvoir les
partager, voudra toujours lui être une cause de joies. Lui qui saura aimer quand le faible n’a
rien à donner. Aimer de haute lutte, sans affecter l’altruisme, en se battant de toute sa force,
aimer en ennemi, aimer dangereusement, comme Don José aime Carmen. Aimer d’un
« amour qui donne », c’est-à-dire sans viser la possession de l’autre, aimer en ami, d’un
amour qui « ne veut pas l’amour mais davantage » (Ainsi parlait Zarathoustra). Aimer d’un
amour qui sache dire avec Gœthe, autre approximation du surhumain : « Si je t’aime, est-ce
que cela te regarde ? » L’actualité de Nietzsche tient, à n’en pas douter, dans… cette
inactualité qu’il revendiquait. Et inactuel, probablement, l’est-il aujourd’hui plus que jamais.
Lorsque l’humanisme vaut argument et que le qualificatif d’« anti-humaniste » vaut
réfutation, les « idées modernes » qui oublient qu’elles sont des valeurs – en tant que telles
questionnables – et se prennent pour des évidences se sont déjà précipitées en idoles. Contre
l’homme et contre l’érotique de l’humanité en laquelle Nietzsche relevait une érotomanie
toute française, peut-être un peu de soupçon est-il nécessaire afin de redonner à l’homme son
sens de tâche et à l’amour son goût de victoire. « Autant de méfiance, autant de philosophie »
(le Gai Savoir).
« Ce livre est pour les très rares élus. » Semblable avertissement peut étonner, s’agissant
d’un livre dont le fil directeur est une critique du christianisme. Au XIXe siècle, critiquer la
religion est presque une mode : la raison prétend supplanter le mythe, la science annihiler les
croyances, le socialisme réduire à néant le conservatisme théologico-politique. Dès lors, à
quoi bon s’en prendre à une institution déjà moribonde ? En quoi être anti-chrétien doit-il être
réservé au petit nombre ? Là est l’originalité de Nietzsche : le christianisme n’est pas selon lui
une étape révolue de l’histoire, mais sous-tend jusqu’à ses critiques les plus modernes ; au-
delà d’une apparente laïcisation, les valeurs chrétiennes, travesties dans le culte de la raison,
le fantasme du progrès, le fanatisme égalitaire, sont plus influentes que jamais. Être anti-
chrétien équivaut ainsi à ne pas s’en laisser compter par la modernité et à établir la
psychologie impitoyable du mouvement historique qui conduit au nihilisme. La disposition
chrétienne fondamentale est le mensonge envers soi-même, le refus d’assumer la réalité, au
profit de fantasmes alimentés par de sombres appétits de pouvoir : le symbole en est saint
Paul, fossoyeur du Christ et « apôtre de la vengeance » envers la vie. Le dépassement du
christianisme ouvre la voie à la transvaluation des valeurs, et notamment à une « grande
politique » établissant la domination spirituelle des philosophes de l’avenir.
Olivier Tinland
Par Olivier Tinland
Ma bibliographie
L’accélération des publications consacrées à Friedrich Nietzsche ces dernières années, signe
d’un net regain d’intérêt des philosophes français pour le penseur allemand, rend nécessaire
de poser quelques jalons afin de permettre de s’initier au mieux à la compréhension d’une
œuvre aussi séduisante que déroutante. En premier lieu, s’agissant d’un philosophe pour qui
l’exercice de la pensée n’est pas séparable d’une pratique vécue, il peut sembler opportun de
s’intéresser à la vie de Nietzsche. La plus émouvante évocation de celle-ci se trouve sans nul
doute dans le petit ouvrage de Stefan Zweig Nietzsche (la Bibliothèque cosmopolite, Stock,
réédition 1996). À compléter par la lecture du beau livre d’une célèbre contemporaine de
Nietzsche, Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres (les Cahiers
rouges, Grasset, 2000). Ceux qui souhaitent avoir accès à une vision d’ensemble plus précise
et complète pourront se reporter à la petite biographie de Mazzino Montinari, Friedrich
Nietzsche (Philosophies, PUF, 2001). Enfin, les plus gourmands trouveront ample satisfaction
dans ce qui constitue désormais la biographie de référence de Nietzsche : Curt Paul Janz,
Nietzsche, biographie (3 volumes, Gallimard, 1984).
Par où commencer quand on veut lire Nietzsche ? Le lecteur non spécialiste dispose à
présent d’une anthologie de textes d’excellente facture, complétée par un commentaire discret
et pertinent des extraits présentés : Yannis Constantinidès, Nietzsche (Prismes, Hachette,
2001). L’œuvre la plus synthétique de Nietzsche est sans doute Crépuscule des idoles ; on en
trouve une très bonne édition pédagogique, traduite et commentée par Éric Blondel
(Classiques de la philosophie, Hatier, 2002). Par ailleurs, Patrick Wotling propose
d’excellentes traductions richement annotées de trois ouvrages majeurs de Nietzsche : le Gai
Savoir (GF, réédition 2000), Par-delà bien et mal (GF, 2000) et Éléments pour la Généalogie
de la morale (LGF, 2000). S’agissant d’Ainsi parlait Zarathoustra, on se reportera avec
bonheur à la belle traduction de Georges-Arthur Goldschmidt (LGF, 1972). Les Œuvres
philosophiques complètes (comprenant l’intégralité des Fragments posthumes) sont
accessibles en traduction française chez Gallimard (1967-1997) ; la collection « Folio Essais »
en fournit une version de poche (sans les Fragments posthumes). De plus, Nietzsche fait son
entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade », où le premier tome de ses Œuvres (qui regroupe
des textes de jeunesse, la Naissance de la tragédie et les quatre Considérations inactuelles) a
déjà été publié (Gallimard, 2000) sous la direction de Marc de Launay.
Cela dit, s’il est nécessaire de commencer par la lecture des œuvres elles-mêmes, il est bien
difficile de lire Nietzsche sans l’accompagnement de bons commentaires. Le lecteur pourra
notamment se reporter au très précieux Vocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001) de Patrick
Wotling, où se trouvent expliqués par le menu la plupart des idiomes fondamentaux de la
pensée nietzschéenne. Du même auteur, citons la Pensée du sous-sol (Allia, 1999), étude
pénétrante de la redéfinition du rôle de la psychologie chez Nietzsche, ainsi que Nietzsche et
le problème de la civilisation (Questions, PUF, 1999), qui reconstitue de façon novatrice la
cohérence du parcours nietzschéen autour de l’interprétation du devenir des cultures. Si l’on
désire s’initier à chaque œuvre en particulier, le recueil d’Écrits sur Nietzsche (L’Éclat, 1996)
par Giorgio Colli (coéditeur de l’édition scientifique des Œuvres de Nietzsche) constituera
sans nul doute un excellent guide. L’ouvrage pionnier de Gilles Deleuze, Nietzsche et la
philosophie (Quadrige, PUF, réédition 1999), malgré quelques imprécisions, reste une
tentative pleine de verve pour mettre en évidence l’irréductibilité de Nietzsche vis-à-vis de
toute la tradition philosophique, ainsi que son explosive originalité. Le livre d’Alexander
Nehamas Nietzsche : la Vie comme littérature (Philosophie d’aujourd’hui, PUF, 1994) rend
justice à l’importance de la référence esthétique dans la pensée nietzschéenne. Le solide
commentaire d’Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture - La philosophie comme
généalogie philologique (PUF, 1986), insiste quant à lui sur l’importance primordiale de
l’usage des métaphores dans l’invention du nouveau langage nietzschéen. À ceux qu’intéresse
le rapport de Nietzsche à la musique, le délicat ouvrage de Georges Liébert Nietzsche et la
musique (Quadrige, PUF, 2000) apportera une riche information, sur le plan tant biographique
que philosophique. Signalons pour finir deux recueils d’articles particulièrement suggestifs :
Lectures de Nietzsche (Références, LGF, 2000), qui regroupe une dizaine de contributions de
très grande qualité, et, paru également en 2000, le Cahier de l’Herne consacré à Nietzsche,
qui contient aussi bon nombre d’articles de valeur.
Ici et là. Ceci avec cela : de même que la pensée de Nietzsche nous initie aux sauts, aux
bonds et à la danse, le corps nietzschéen nous enseigne la valeur de certaines liaisons
physiques ; il nous replace au cœur d’un système de connexions qu’aucune pensée n’annonce,
ne préfigure ni n’explique jamais – en cela connexions propres au corps. Il nous rend à cette
expérience essentielle d’un corps entrecroisé, tissu de douleurs, de climats, de paysages et de
musique.
On voit les nœuds se former tout le long de la correspondance, au fil des lettres à Peter Gast
en particulier. Là, dans un interminable monologue à deux, la philosophie avoue son physique
capricieux, plaintif, rarement euphorique, presque toujours dolent. Ce qui le constitue, c’est
précisément cet entrecroisement de souffrances et de soulagements. Le corps nietzschéen
n’est pas la condition d’un bien-être ou d’un mal-être, il en est le témoin. Il n’existe pas hors
de ces sautes de bonheur et d’abattement, hors du régime météorologique où il puise ses mots.
Comme Schumann, dont il est si proche par certains aspects, comme Schumann en musique,
Nietzsche constitue dans la langue l’image d’un corps variable.
L’instabilité tient d’abord, chez lui, à l’usage du concept de santé. Peu importe, au fond, la
réalité d’un état valétudinaire ; ce qui entre en jeu, c’est ce très simple fait sur lequel se
recouvrent la psychologie et le langage : dès qu’un sujet parle de sa santé, il l’interroge et
commence à faire l’épreuve de son incertitude. « Il n’y a pas de santé en soi, dira le Gai
Savoir, et toute tentative pour la définir ainsi échoue lamentablement. » Il en va de même
pour celui qui peint les climats : nommer le froid ou l’excessive chaleur – Nietzsche y revient
souvent –, c’est appeler, même implicitement, une rémission ; décrire le beau temps, c’est
toujours redouter, ou annoncer, son inévitable fin. Climats internes, climats du monde : les
mots du corps nietzschéen n’en finissent pas d’ausculter la santé et le ciel sur le plan de leur
plus grande instabilité.
Auscultation que vient relayer la non moins lancinante question des lieux. Le lieu
d’habitation représente, dans l’idéal nietzschéen, la réponse directe et souveraine aux
inconstances du corps et du climat. Comme nombre de ses contemporains, encouragés par les
dogmes médicaux de la fin du siècle, Nietzsche adhère au principe des influences locales sur
la physiologie : « L’électricité des nuages qui passent et l’action des vents : je suis persuadé
que quatre-vingts fois sur cent, c’est à ces influences que je dois mes tortures » (23 juin 1881).
Si bien que l’élection d’un lieu ne renvoie pas seulement aux catégories de l’agrément et du
désagrément : elle est un acte vital. « Je ne peux plus me permettre de commettre une erreur
en matière climatique. Savez-vous que l’erreur de l’hiver précédent (Santa Margherita avec
son humidité) a manqué de peu – très peu ! – me coûter la vie ?... » Le tropisme des
pérégrinations nietzschéennes le dit assez : du sud, et du sud seul peut venir le salut. C’est au
soleil de la pensée méditerranéenne, latine et surtout grecque, que pour un temps s’orientera le
corps en souffrance. « Je trouve étrange que tous les ans à l’arrivée du printemps, j’éprouve le
violent désir de descendre plus au sud » (1er juillet 1883). Comme si la nostalgie d’un livre
juvénile et de sa lumière d’absolu, la Naissance de la tragédie, ne cessait d’irradier sur
l’horizon de toute la vie : corps et œuvre, Nietzsche est exilé de la Grèce par sa germanitude.
Entre les chambres sans feu et les salles d’auberge désertes, à Gênes, à Nice, à Rapallo, dans
l’incognito propre aux étrangers, aux locataires perpétuels et aux habitués de la poste restante,
le voyageur d’hiver éprouve et creuse son exil : il cherche sur la Terre un lieu que son esprit a
jadis violemment connu dans le double éblouissement de Schopenhauer et des tragiques. Au
centre de cette quête se tient un corps perdu.
« Où est-il – mon chez moi ? » Telle est donc la question capitale. Mais comment concevoir
la réalité d’un tel chez moi ? Comment une pensée de la saltation, du par-delà, de l’ante et de
l’inactuel pourrait-elle laisser seulement entrevoir l’espace, les murs, la lumière de son chez
moi ? Cette question est transversale à toute l’œuvre et à toute la vie de Nietzsche. Il n’est pas
vrai pourtant qu’elle reste sans réponses : des réponses passagères, incomplètes, mais
momentanément porteuses de plénitude. À Nice, par exemple, pendant l’automne 1885,
« quelque chose de victorieux et d’extra-européen [se] dégage, quelque chose de très
réconfortant qui me dit : “Ici tu es à ta place” » (24 novembre). C’est le moment où Nietzsche
compose la quatrième partie de son Zarathoustra, spécialement ce « Midi » qui chante la
révélation de l’heure solaire par excellence : « Le monde ne vient-il pas de toucher à sa
perfection ? »
Mais, par un de ces mouvements dialectiques qui travaillent aussi au cœur de l’œuvre, la
détérioration du climat interne ne tarde pas à remettre en cause la perfection locale : à Venise,
quelques semaines plus tard, « le temps est magnifiquement clair et frais, – mais il ne m’est
permis de rien voir, et tout me fait du mal ». Le pérégrin reprend son errance, ballotté entre les
ciels maussades et les affreuses migraines, rêvant sans cesse, après Baudelaire et Melville, la
clémence invariable des « îles Fortunées ».
À considérer le mouvement de ces pérégrinations, on comprend qu’elles dessinent une
géographie, peut-être même l’ébauche d’une philosophie – celle, par exemple, que Gilles
Deleuze bâtira plus tard autour du concept de territoire. Car, en vérité, Nietzsche ne voyage
pas. À l’âge des premiers grands curieux d’exotisme, sa pratique est tout autre : une
oscillation très étroite entre deux antipodes, à l’intérieur des frontières de « la vieille Europe
diluvienne » – quelques projets d’installation à Tunis, en Corse ou en Espagne sont vite
abandonnés. L’axe de ces antipodes, c’est évidemment la barre des Alpes. D’un côté, le Nord
matriarcal : Leipzig, Naumburg, avec une avancée jusqu’à Bâle ; de l’autre, le Sud ligure et
piémontais : Gênes, Nice, Turin. À la rencontre de l’un et de l’autre, à l’articulation de deux
puissances terrestres antagonistes, se situe l’un des foyers de l’œuvre : Sils-Maria. Sils-Maria,
le premier balcon alpin sur la Méditerranée ; l’extrême avancée du monde germanique sur
l’empire latin ; l’ultime sursaut d’altitude face à la plaine. Sils-Maria, « perpétuelle idylle
héroïque » (8juillet 1881). Sur ces hauteurs, en effet, deux mondes s’accouplent ; et le héros
mortel qu’ils s’acharnaient à déchirer trouve enfin son apaisement et son unité : « Il semble
que toutes les cinquante conditions essentielles à ma pauvre vie se trouvent satisfaites. » C’est
là que naît Zarathoustra, « à 6 000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de
toutes choses humaines » (3 septembre 1883). L’œuvre sera ainsi le résultat de deux
cheminements croisés : celui qui serpente à travers la forêt d’Engadine et celui qui, parmi les
pins, s’élève au-dessus de Rapallo en « dominant du regard très loin la mer » – comme un
déploiement dans l’espace du puissant emblème de Sils-Maria.
De ce complexe territorial, l’écriture nietzschéenne tire son aptitude à capter « le sens de la
Terre » : à traduire stylistiquement les flux et les reflux du devenir. Soulèvements alpins ou
marins – la chambre, à Rapallo, bruissait du va-et-vient des vagues – s’y donnent à entendre,
comme chez Wagner gronde « le tremblement de terre qui libérerait enfin la force originelle
endiguée depuis la nuit des temps ». Ce n’est pas un hasard si la correspondance avec Peter
Gast est traversée par une nostalgie de la musique : s’y nourrit l’un des élans majeurs de
l’écriture. Écrire, donc, comme Wagner instrumente Parsifal ? Oui, car la musique est faite
des mêmes mouvements que la douleur physique, que les nuages et que les paysages : si son
motif court à travers les lettres et l’œuvre entière, c’est parce qu’elle est le seul « chez moi »
offert au corps variable de la pensée.
Il y a, dans la confidence mélancolique au musicien Gast, une manière typiquement
nietzschéenne d’appeler la musique, et de faire de cet appel une langue habitable. « Dans
quelle catégorie ce Zarathoustra doit-il en somme être rangé ?, écrit-il le 2avril 1883. Je
croirais presque que c’est parmi les symphonies. »
Que penser d’un philosophe athée qui clame la mort de Dieu tout en écrivant des
aphorismes tels que « Les pieds légers sont peut-être inséparables de la notion de Dieu » ou
encore le célèbre « Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui saurait danser » ? C’est par cette
phrase que j’ai rencontré la pensée du philosophe. Adolescente moyennement attirée par la
philosophie, j’avais, comme beaucoup de jeunes filles, pratiqué la danse classique puis
rythmique, et abordais les danses de société ; tout cela en amateur, à titre de divertissement.
Même si j’exultais dans le tango et la valse, j’attribuais cet état à un simple plaisir social,
d’ailleurs fortement lié à la rencontre avec les garçons, que la danse autorisait.
Certains mots, pourtant, nous pénètrent à notre insu : ils ne s’adressent pas à notre raison,
mais à quelque chose en nous que nous ne percevons pas, une vie cachée, non formulée, qui
les accueille parce qu’ils éveillent sa présence jusqu’alors silencieuse. Ils nous appellent à
« devenir ce que nous sommes » sans le savoir encore, ils nous font signe depuis l’avenir.
Appartenant davantage à l’art qu’au concept, c’est à notre inconscient qu’ils parlent : l’effet
sur moi de l’association « dieu danseur » mit en mouvement quelque chose dont je n’avais pas
encore conscience.
Sous le prétexte de travaux universitaires dont j’ignorais alors les véritables enjeux, je partis
à la recherche des dieux danseurs, dans les cultures où il s’en trouve encore, en Afrique, en
Haïti, au Brésil. Lors de cérémonies religieuses qui sont aussi des rituels de guérison, ces
dieux descendent dans le monde des hommes et s’incarnent en certains d’eux, les possèdent et
les métamorphosent. Je découvris ainsi que musique et danse favorisent l’état de transe, dans
lequel celui qui danse un dieu est en réalité mû par lui à son insu. La guérison a lieu parce que
le dieu externe, autre collectivement reconnu, entre en résonance avec le dieu interne du sujet,
autre intime et caché, désir inconscient qui cherche à se dire à travers la maladie. La
possession parle dieu lui offre une autre issue, symbolique – ce que les sciences humaines
nomment « efficacité symbolique » –, dont la particularité est qu’elle ne passe pas par la
parole comme dans la psychanalyse, mais par un langage du corps. Ma thèse de psychologie
consista à montrer que le mécanisme de la cure psychanalytique exposé par Freud peut
parfaitement s’appliquer à ces thérapies traditionnelles, de la même façon que Claude Lévi-
Strauss a pu brillamment comparer le travail du psychanalyste et celui du chaman.
N’est-ce pas un désir de thérapie – par la création de sens – qui appelle le corps malade de
Nietzsche non pas directement à la danse, qu’il ne pratique pas, mais à ces longues marches
dans lesquelles le mouvement qui se répète tout seul le conduit au sentiment de dépassement
de soi et d’ouverture sur l’illimité ? De la frappe alternée des deux pieds, de l’ivresse des
contraires qu’il en reçoit, il sent monter l’enthousiasme – qui signifie étymologiquement
« avoir le dieu en soi ». Dans cette danse de l’esprit de celui qui ne croit qu’aux pensées nées
de la marche se crée Zarathoustra, le danseur dionysiaque, que l’élan imprimé par son pas
rythmé sur la terre fait voler au-dessus des étoiles.
Comment vivre et transmettre une expérience aussi riche et créatrice ? Il n’est pas donné à
chacun de rencontrer Dionysos dans la simple marche, dispositif minimaliste d’une danse
réduite à l’essentiel : le rythme d’un pas assuré et joyeux accompagné du seul chant intérieur
de la pensée quittant la fiction du moi pour s’abandonner au désir énigmatique d’un autre en
soi, qui exalte la puissance de la vie par la réunion des forces instinctives primitives et du
désir de dépassement de soi, faisant de l’homme un « animal divinisé ». En refoulant l’esprit
dionysiaque des danses européennes paysannes, nos autorités politiques et religieuses ont jugé
bon de réprimer la subversion de la transe. Mais sa trace se lit dans la soif des rythmes
vigoureux qui animent encore les danses dites « noires », malheureusement difficiles d’accès
pour les Blancs.
Nietzsche n’a nul besoin d’apprendre l’arabesque pour être saisi par l’esprit de la danse. Il
lui suffit de se soumettre au mécanisme élémentaire le plus répandu, au plus petit commun
dénominateur des danses, la marche, qui reproduit certains processus vitaux : la pulsation des
pieds fait écho au battement du cœur, le balancement du corps rappelle le va-et-vient
respiratoire, les boucles des gestes répétitifs réveillent l’énergie pulsionnelle... Tout être
humain possède un savoir-marcher-danser inconscient qui répond immédiatement à l’appel
d’un autre suffisamment entraînant ; par exemple celui de la musique populaire, elle aussi
organique, qui bat par ses pulsations et respire par ses symétries, invitant chacun à danser sans
avoir appris. En témoigne le succès jamais démenti des danses venues d’Amérique du Nord
tout au long du XXe siècle (fox-trot, charleston, be-bop, boogie-woogie, rock...), danses
métisses, dionysiaques s’il en est, issues du jazz, mariant l’énergie des danses noires des
esclaves – héritées de l’Afrique – et la régularité blanche des rythmes carrés des danses
populaires, dites country.
Je rencontrai, enseignée par Herns Duplan, une danse ainsi métissée, d’une beauté
immédiate et puissante, appelée « expression primitive ». À la fois joyeuse, ludique,
minimaliste dans ses structures puisque construite sur le pas de la marche et des séries de
gestes opposés, elle me parut illustrer parfaitement la danse de Nietzsche, d’autant que,
entrecoupée d’arrêts extatiques sur des postures magnifiées, elle laisse au danseur le temps
d’y lire un sens, lui offrant une méditation dynamique sur certains archétypes humains :
gestuelle de guerre ou d’amour, de capture ou de don, de fierté ou de colère, d’humour ou de
solennité.
Cette technique, qui interrogeait constamment en moi la psychanalyse, éclaira mon
cheminement vers le « symbole des plus hautes choses » que Nietzsche lisait dans la danse,
me permettant d’y adapter la danse-thérapie de façon plus acceptable par l’Université que la
phrase sur le dieu danseur, suspecte de mysticisme. Or la foi de Nietzsche dans la danse, le
secret de sa transcendance, ne réside pas dans un dieu extérieur à l’homme mais dans ce qui
est le plus humain : le tragique surmonté, la séparation assumée, la souffrance sublimée, qui
donnent accès à une joie supérieure, artistique, créatrice. Je pouvais ainsi rejoindre un des
concepts fondateurs de la psychothérapie, la définition freudienne de la sublimation comme
réorientation positive de la pulsion. La danse qui veut s’engager dans le soin doit donner à
vivre un tel parcours symbolique : comme l’enfant qui devra accepter la séparation du corps
de la mère, donc mourir à la vie fusionnelle et narcissique pour se libérer de l’illusion de
toute-puissance et accéder à la vie du langage, le danseur pourra se délivrer de ses lourdeurs
imaginaires pour renaître à la vie libre, légère et enthousiasmante de l’art qui l’empêchera de
« mourir de la vérité ».
La danse est donc une métaphore de la condition humaine ; elle permet au danseur de
revisiter symboliquement la loi fondatrice qui, à partir des structures corporelles de
l’hominisation, a conduit à l’humanisation ; elle conduit au gai savoir, non pas intellectuel
mais corporel, opposé à l’esprit de sérieux qui est pesanteur et préjugé ; elle ouvre à la gaya
scienza que, selon Nietzsche, la philosophie recherche à son insu comme « quelque chose de
tout à fait autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie », un savoir
médecin qui peut se mettre au service de « la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une
race, de l’humanité » (le Gai Savoir).
France Schott-Billmann, psychanalyste et danse-thérapeute, enseigne la danse-thérapie à
l’Université Paris–V (René–Descartes).
Dernier ouvrage paru : le Besoin de danser (Odile Jacob, 2001).
Par François Guery
Réinventer le passé
La volonté passionnée de vérité est à la fois un problème et une issue, une intéressante
forme que la vie a prise de multiples manières. Chez Nietzsche, la déclinaison de ces formes
constitue une longue enquête, dont il n’est pas seulement spectateur ou curieux : il en est lui-
même la victime, le sujet à observer, le secret vivant. Il a cette passion, il veut savoir
pourquoi, et son propre secret est aussi celui de la maladie moderne, ce nihilisme aux cent
visages, il est symptôme d’un mal qu’il traque par passion de la vérité. Nietzsche décline les
formes de liaison entre vie ou volonté et vérité. Elles dessinent un arc-en-ciel qui va du plus
sain au plus maladif, de l’innocent au criminel, s’il est vrai qu’un certain appétit de vérité tue
la vie. On peut suivre ce parcours en allant de l’oubli, forme saine et normale de relation à la
vérité, jusqu’au mensonge, forme malsaine, en passant par l’illusion, forme équivoque. Au
point de départ de l’enquête, il y a une conception réaliste, exempte d’idéalisme, de la vie
saine : chacun s’attache à son propre bien et recherche ce qui est bon pour lui. Il est mauvais
de trop ruminer, de remâcher des maux passés, il faut savoir dépasser le passé pour avancer et
pour débloquer les situations. Peu importe alors la vérité ! Une bienfaisante faculté
d’ignorance et d’oubli accorde aux hommes une part de ce délestage utile, qui permet de vivre
à travers des épreuves dont la pensée trop insistante démoraliserait. L’oubli est une force, un
atout, dont l’homme n’a d’ailleurs pas été généreusement doté, puisque, seul parmi les
vivants, il est livré au souvenir et à l’appréhension de l’avenir : il « reste sans cesse accroché
au passé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne
court avec lui » (deuxième Considération inactuelle).
L’homme est condamné à la mémoire, qui appelle des remèdes. Ceux-ci sont les formes que
peut prendre la faculté d’oubli, correspondant en négatif aux formes du « sens historique » –
de la mémoire – dont elle est complémentaire. Le sens historique, en tant que mémoire
utilisée par la vie, et en faveur de ses intérêts, économise le temps, l’organise, le sélectionne.
Il prend le droit de garder le bon côté du passé, pour mieux vivre. Toutes ses formes, que
Nietzsche distingue et compare, vont dans le sens d’une poursuite des tâches de la vie, que ce
soit la forme antiquaire, la forme monumentale ou la forme critique. Sous sa forme antiquaire,
la vie donne une valeur à tout le passé, aux traditions, aux restes les plus infimes et aux
archives ; ainsi de celui qui mène sans cesse une enquête généalogique sur ses racines et les
idéalise en bloc. Ce respect inconditionnel est un remède, il donne confiance en soi, il trace
des rails vers l’avenir, il simplifie la question de savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais.
Toute remise en cause du passé est écartée au profit de la ligne droite, on bétonne l’avenir.
Les traditionalistes actuels en savent quelque chose. Le traditionalisme, ou conservatisme, est
une forme fonctionnelle de l’oubli : on oublie le présent, on ne garde que le passé sous ses
formes pérennes, on ne voit de l’avenir que la projection à l’infini de ce qui fut toujours. Cette
vie-là, qu’elle soit choix privé ou forme de civilisation, profite de la faculté d’oubli pour
tourner le dos à toute vérité inconfortable qui lui gâcherait la joie de vivre en ligne droite. Le
sens historique a également une forme monumentale ; il ne conserve du passé que ses
sommets, ses cimes, oubliant tout le reste, méprisant ce qui tire vers le bas et la moyenne. Le
sens monumental ne vit pas dans le passé mais dans l’exceptionnel, avec lequel il entretient
une relation de familiarité afin de compenser le faible intérêt pris au présent, médiocre et
décevant.
Auteurs et acteurs
Dans le deuxième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’en prend aux « hypocrites-
sensibles », et il leur dédie une parabole : « Vous qui cherchez la “connaissance pure” ! C’est
vous que j’appelle : lascifs. » Ce qui ment chez l’ascète, amoureux de la contemplation
désintéressée, c’est son appétit honteux pour les réalités sensibles, sa mauvaise conscience,
son reniement. Concupiscent et cupide, l’ascète le sait et il en a honte, il dissimule ses désirs
sous un masque d’innocence et de volonté de seulement savoir. Ce que Nietzsche dénonce en
lui, adepte de la représentation pure, ce n’est pas seulement la mauvaise foi, mais aussi
l’appétit bas, banal, sans élévation, qu’il ressent et qu’il dénie. Il singe une hauteur qu’il n’a
pas su acquérir, il plaide pour un idéal qu’il n’incarne pas : « Vous avez mis devant vous le
masque d’un dieu, hommes « purs », votre affreuse larve rampante s’est cachée sous le
masque d’un dieu. » Mensonge, l’ascétisme est l’invasion de l’idéal faux, trompeur, trompe-
l’œil.
Pour le combattre, il faudrait percer jusqu’à une vérité difficile, que Nietzsche scrute sur
l’exemplaire qu’il constitue lui-même. Il veut comprendre à quoi tient le goût de l’idéal et de
la vérité, dans une vie gouvernée par des appétits sensibles et par d’autres plus élevés. De
quoi est fait cet homme supérieur qui ne se connaît pas lui-même, comment se différencie-t-il
des hypocrites et des fabricants du mensonge régnant ? S’il parlait vrai, que dirait-il de lui-
même, ce Nietzsche qui ne se reconnaît pas fidèlement dépeint dans la version que
Schopenhauer a donnée de sa passion contemplative ? La Généalogie de la morale présente,
dans la deuxième dissertation, une histoire de la passion ascétique où son auteur est pris lui-
même : il y apparaît que le créateur-contemplateur, le penseur, n’a pour les plaisirs sensibles,
les concupiscences du corps, ni mépris ni attrait morbide et honteux. Le mensonge du
détachement héroïque et ascétique ne sert à rien, si on examine loyalement quelle vie cet
homme à part a choisi de mener. La chasteté n’est pas une valeur opposée aux désirs du corps,
c’est une simplification, usuelle chez les penseurs, qui ne peuvent cultiver à la fois toutes les
passions. La vérité leur suffit, s’ils sont honnêtes, et s’ils savent reconnaître leur propre intérêt
dominant, celui qui va styliser leur vie et lui donner son économie la meilleure.
Derrière cette conception sobre et lucide, il y a l’idée que toute vie est consacrée à quelque
chose qui lui donne sens, de sorte que plus la focalisation sur ce sens acquis est exclusive,
plus la vie est aboutie et sereine. Une passion suffit. « Connais-toi toi-même », disait l’oracle
de Delphes, centre du culte d’Apollon, qui fut le dieu des apparences et du rêve. Se connaître
ne consiste pas à surprendre un secret inaccessible caché dans un ciel des idées éternelles,
mais à savoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer. La volonté est en jeu dans le
connaître, la vérité est notre volonté, si elle se veut. Ainsi, la volonté de vérité est conquête,
stylisation de soi, malgré les embarras que cause à la vie ordinaire une trop forte dose de ces
vérités qui blessent, concernant nos appétits, nos pulsions, nos manques. La science ne
pratique pas la culture d’une vie vraie, elle n’en prend que la face objective, expérimentée sur
un monde dont le fondement de valeurs n’a pas été exploré. Nietzsche est donc le penseur
pour qui la vérité se mérite, à travers le choix d’une vie qui ne se ment pas.
De façon emblématique, la dédicace à Wagner de la Naissance fait ici place à une dédicace
à Voltaire : véritable « mémorial d’une crise », ce livre marque une étape décisive dans
l’émancipation de Nietzsche à l’égard de la tutelle wagnérienne. La libération de l’esprit passe
d’abord par la conquête d’une forme expressive nouvelle, l’aphorisme, qui vient épouser au
plus près les sinuosités d’une pensée devenue mature, lucide, indépendante. La fascination
pour l’art fait place à l’épanouissement progressif de cette « passion de la connaissance » qui
caractérisera les œuvres ultérieures : le flair psychologique et le sens historique sont les
instruments d’une mise en perspective des productions humaines (philosophie, religion, art,
politique) visant à déceler ce qu’ont d’« humain, trop humain » les pâles icônes de
l’idéalisme. La science, autrefois décriée, se voit réinvestie d’un rôle d’avenir, même si ses
méthodes participent encore des illusions propres aux deux piliers du passé culturel : la
religion et l’art. Une telle promotion de l’activité de connaissance permet de nuancer la
valorisation de la culture tragique, au profit d’un idéal de sagesse orienté vers la
contemplation : Schiller et Dionysos s’effacent un temps devant Gœthe et Épicure. Mais une
telle sagesse ne rime pas pour autant avec la quiétude satisfaite des savants : « L’homme est
sage tant qu’il cherche la vérité ; mais quand il prétend l’avoir trouvée, le voilà fou. » la
liberté est une tâche, non un acquis. La route vers la libération est longue.
Olivier Tinland
Par Alexis Philomenko
Pour qui a part à la pensée ou à la création artistique, cette phrase résonne comme une
promesse. Presque un slogan que nos contemporains festifs pourraient reprendre à leur
compte. Elle procède à un constat qui stimule le vœu secret de qui a le souci de son existence.
Elle énonce une condition et un but auxquels, a priori, aucun créateur ne souhaite se sentir
étranger. Nous espérons être gros de quelque chose, et cette phrase vient comme une
promesse d’éclosion. Elle flatte notre si répandu rêve d’accomplissement : coïncider
glorieusement avec soi au moyen d’une création inédite – un astre neuf. Cette réception,
immédiate et intuitive, tient sans doute à quelques mots-clés, dont l’addition éblouit et sidère :
le chaos, l’enfantement, l’étoile, la danse. Toutefois, à la relecture – « Une délicate lenteur est
le tempo de mon discours » –, la fulgurance de la métaphore persiste et s’agrippe…
Longtemps, j’ai eu en mémoire cette phrase formulée ainsi : « Il faut avoir du chaos en soi
pour accoucher d’une étoile qui danse. » L’omission du « encore » lui faisait perdre son
caractère d’urgence et en facilitait l’appropriation par l’adolescent que j’étais, qui pouvait la
brandir comme un étendard : à moi le tumulte supposé du génie, à vous l’insipidité de « l’œil
pareil à un lac uni et maussade ». Cette récupération héroïco-vantarde, je m’aperçus plus tard
que Heidegger, à la suite de Nietzsche, la fustigeait sèchement comme le « besoin de petits-
bourgeois en veine de sauvagerie ». Ou comment s’imaginer avoir la tête dans les étoiles, et
se retrouver cul à terre…
Plus de vingt ans après ces « exubérances pseudo-transgressives » (Jacques Derrida), le
pouvoir de fascination de cette phrase reste intact. D’une part, l’injonction intime perdure et,
d’autre part, la justesse de la métaphore se trouve validée par l’expérience. Mes corps à corps
pédagogiques ou professionnels avec la Tempête, le répertoire baroque français, le Soulier de
satin, Marivaux, les Paravents ou Beckett m’ont souvent laissé démuni, incertain, errant. À la
différence des peintres ou des écrivains, nous, interprètes ou metteurs en scène, avons le
redoutable privilège de travailler des matières existantes – des écritures. Notre quotidien est
un commerce avec des étoiles déjà enfantées, des étoiles qu’il importe de faire danser,
toujours de nouveau. Une traduction d’éclats qui s’accomplit au risque de la trahison.
Cette pratique de seconde main ne dispense pas – pour peu que l’on ressente violemment le
harpon incitatif des mots de Nietzsche – de tenter de démêler les conditions requises pour un
tel enfantement : « une étoile qui danse ». Car il est des rencontres avec telles de ces étoiles –
des textes de théâtre – qui contraignent au chaos, qui obligent à « re-susciter » le chaos qui les
enfanta. Si l’on en croit Zarathoustra, de la qualité du chaos dépendrait la valeur de l’étoile à
venir. De l’aptitude au chaos, de la capacité à accueillir et à entretenir le chaos en soi,
procéderait l’éclat dansant de l’étoile. Mais ce chaos, qu’est-il au juste ? Un état inorganisé,
informe, indifférencié ? Un bouillonnement de forces contradictoires ?
Nietzsche insiste : « Le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de
l’absence de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté,
de sagesse, bref, de toute esthétique humaine » (le Gai Savoir). Ce préalable à tout
ordonnancement, c’est « l’antérieur de toutes les sédimentations formelles et rationnelles de la
représentation » (Paul Mathias). Relativement à notre pratique, il faut s’oublier, se
mécomprendre dans le face-à-face avec le texte, avec l’espace, avec l’acteur. Une aptitude à
accueillir sans jugement une « multiplicité originairement exclusive de toute unité et de toute
forme » (Heidegger). Cette disponibilité, qui lors de la lecture a permis d’entrevoir la
compréhension organique de l’œuvre, doit trouver son équivalent scénique. Aimanté par une
nuée de motifs, gorgé d’intuitions contradictoires, guidé par une prescience de l’architecture
intime de l’œuvre et habité par un appétit d’images, le metteur en scène s’expose aux acteurs
– ou l’inverse.
Commence alors ce que j’aime appeler « l’appropriation scandaleuse ». Cette parenthèse
surréelle où les acteurs s’en remettent à quelqu’un qui n’est pas l’auteur, juste « un porte-voix,
le médium de forces supérieures » (Ecce homo). Quel est son rôle lors de cette immersion
dans l’écriture, lors de ces balbutiements d’incarnation, de souffles, de rythmes et de voix ?
Transmettre ses intuitions, évoquer son cheminement au cœur des structures profondes,
suggérer des appuis de jeu... Écouter et observer, surtout. Maintenir une attention globale et
une saisie infinitésimale des propositions des acteurs. Les délibérément intelligentes, les
prétendument sensibles, celles qu’ils font à leur insu. Et, face à cette profusion de signes et
d’affects, résister le plus longtemps possible à toute interprétation, accepter le désarroi, la
perplexité, le doute… Rebondir sur tel geste étrange, saisir à la volée un râle énigmatique,
affiner telle inflexion, intensifier un état, pas de manière décisive, juste pour voir…
Cette quête auprès d’acteurs aux prises avec une écriture s’apparente à une exploration
intime. « Celui qui voit au fond de soi comme dans un univers immense et porte en lui des
voies lactées sait le désordre de leurs routes ; elles mènent jusqu’au chaos, au labyrinthe de
l’existence » (le Gai Savoir). La contemplation sauvage et avide de l’acteur en travail, mêlée à
la présomption folle de savoir mieux que lui ce qui est juste, n’exclut pas de se laisser happer
par sa détresse ou d’éprouver physiquement ses errances. « Le chaos signifie aussi le
bâillement, le béant, ce qui se fend en deux […], l’abîme qui s’ouvre », précise Heidegger.
Toute la science des répétitions est de préserver cette béance qui répond de la fertilité de
l’échange entre celui qui acte et celui qui prend acte.
Le souci du chaos n’est pas tout. On peut chercher des mois, se complaire dans une quête
inachevée et sublime, parce que infinie. Reste l’enfantement. Au théâtre, la crainte de figer
prématurément les choses doit faire place à une formalisation de la foule de perceptions, de
sensations et d’intuitions recueillies. C’est l’heure indécidable, mais inéluctable, où « l’idée
organisatrice qui n’a fait que croître en profondeur se met à commander et vous ramène par
des chemins détournés ». À quoi reconnaît-on les premières contractions ? Peut-être à
l’advenue lumineuse d’une évidence, à un pétillement de perspectives, à une exaltation à voir
s’agencer l’informe. « Les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servir d’images. »
Cette révélation soudaine est comme un ultimatum jubilatoire qui met fin aux hésitations et
incite à l’orchestration franche de l’espace, des rapports, des scènes. Ne reste plus aux acteurs
qu’à revisiter chaque soir, sur scène et en coulisses, le chaos qui aura présidé à l’enfantement
d’une étoile dont le public évaluera la vertu dansante.
Xavier Brière est comédien, metteur en scène et enseigne à l’École Claude Mathieu.
Il a notamment mis en scène Proustites, de Jacques Géraud ; Sous l’espèce de l’éternité,
d’après Spinoza.
Par Daniel Sibony
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche accuse les juifs d’avoir entrepris contre « les
nobles, les puissants, les maîtres, les détenteurs du pouvoir » un total renversement des
valeurs : ils auraient, « avec une effrayante logique », retourné « l’équation des valeurs
aristocratiques (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé des dieux) » et « maintenu ce
retournement avec la ténacité d’une haine sans fond (la haine de l’impuissance), affirmant
“les misérables seuls sont les bons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas, seuls sont
les bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes, sont aussi les seuls pieux,
les seuls bénis des dieux, pour eux seuls il y a une félicité…” » Bref, il impute aux juifs un
culte de la victime. Ce culte, nous le voyons fleurir aujourd’hui même sous nos yeux, le plus
souvent d’ailleurs au détriment des juifs, accusés de victimiser, là où ils ont du pouvoir, au
Proche-Orient, un peuple qui semble depuis incarner un corps christique souffrant, tout en
ayant inventé la figure originale du martyr assassin.
Or le lien hébreu récuse la souffrance comme valeur et privilégie la justice – de rigueur ou
de grâce – face à la geste victimaire. Deux exemples : d’abord, l’idée que, dans un procès, il
ne faut pas prendre le parti du pauvre mais lui rendre justice. En effet, privilégier la pitié que
nous inspire la victime, c’est l’arracher à toute problématique de justice, c’est presque la
mettre hors la loi en posant que notre affect fait loi, que si cette victime a réussi à nous
émouvoir, c’est qu’elle a raison, qu’elle a atteint les sommets de la vérité. On exalte ici son
narcissisme, qui du reste fusionne avec celui de la victime dans le corps à corps chaleureux où
se célèbrent la vérité refondée, la grâce éprouvée, au-delà de toute loi, de toute limite.
Autre exemple : une étrange loi où il est dit que celui qui a une infirmité ne doit pas
approcher lui-même son objet de sacrifice de l’autel, mais le remettre au prêtre. La belle âme
s’indigne : quoi ! sanctionner un homme pour son infirmité ! (Aujourd’hui on est victime
d’une infirmité…) Cet homme souffre déjà dans son corps, peut-être même est-il exclu, et on
l’empêche d’approcher ! Exclusion du handicapé ! Horreur… Laissons la chaude indignation
et tentons de comprendre. Il s’agit non pas de dire que cette personne est coupable de son
handicap, mais d’éviter le déni pervers qui consiste à ne pas voir qu’elle en a un. C’est aussi
le refus de ne voir que cela et d’inverser la culpabilité en posant que le monde est fautif
envers elle. Il s’agit de reconnaître qu’elle est marquée par son handicap – ce n’est pas sa
faute, c’est son manque ; et pour inscrire cela, elle doit faire un détour par le tiers quand elle
apporte son objet de sacrifice, l’emblème de sa rencontre avec l’Autre.
Reste que la victime doit être aidée quand elle pousse son cri, son appel vers l’être, car tout
ce qui est, notamment tout ce qui est humain, participe de l’être et doit donc tenter de
répondre sans se prendre pour le tout de l’être, c’est-à-dire pour Dieu. Car, en un sens, le culte
de la victime semble faire d’elle un petit dieu, alors qu’en réalité, c’est celui qui la divinise
qui devient lui-même le dieu, le créateur du dieu incarné dans cette idole, dans cette victime
idolâtrée. Ce fut là le point de départ de ma critique de Levinas : ce culte de la victime, sous
des dehors d’humilité et de « priorité à l’autre », comporte une perversion. Et la perversion,
Nietzsche en a fait la critique, même s’il l’a enfermée dans le cadre du christianisme, qu’elle
déborde largement.
Qu’est-ce donc qui lui prend d’appeler « renversement juif des valeurs » le passage à des
valeurs chrétiennes, notamment le culte de la victime ? Renversement des valeurs nobles de la
Grèce… Lui qui exaltait l’Ancien Testament et déplorait comme « un péché contre l’esprit »
de l’avoir accolé au Nouveau Testament, « ce monument de goût rococo », pour faire un seul
et même livre, la Bible (Par-delà bien et mal), a-t-il oublié la rupture entre la vieille Bible et
la Bonne Nouvelle ? Non, car il lance cette hypothèse quasi délirante : les juifs ont crucifié
Jésus pour faire croire qu’ils lui sont hostiles alors qu’ils lui ont confié le « renversement des
valeurs » et le projet de redonner le pouvoir aux esclaves. Étrange, quand on pense que le
vieux Livre s’est construit sur la rupture avec l’esclavage comme mode d’être, tout esclavage
où la jouissance est acquise au prix de la liberté ; quand on sait que la loi symbolique vise à
fonder la liberté contre les rechutes fétichistes, idolâtres, narcissiques, qui sont une forme
d’esclavage.
C’est donc en toute conscience qu’il impute aux juifs les valeurs chrétiennes. Ce n’est pas la
première fois que ceux-ci sont dénoncés des deux côtés : pour avoir tué Jésus et pour l’avoir
produit ; pour avoir rompu avec et pour avoir été son peuple. Nietzsche aurait-il eu la lâcheté,
très courante aujourd’hui, de ne s’en prendre qu’aux juifs dans l’héritage judéo-chrétien,
comme si cela coûtait moins cher ? Non, il n’est pas lâche. Pourquoi est-il si violemment
atteint par la faille entre Athènes et Jérusalem, entre le monde grec et le monde hébreu ?
Qu’est-ce donc qui l’a amené à ce brutal passage par les origines ? A-t-il eu la tentation de
faire advenir, à la place restée vacante de l’origine grecque et de l’aristocratie, sa version
moderne, c’est-à-dire européenne ? Son exégète Heidegger a eu cette tentation, il y a
succombé, on connaît la suite. Mais Heidegger s’est tu – d’un silence de mort – sur les
sources juives et sur ce que l’Europe germanique en a fait sous ses yeux. Ont-ils eu la même
tentation de combler avec leur pensée cette faille de l’origine introduite par les juifs – d’où
une jalousie folle envers ceux-ci ?
Interpréter cette capture par l’origine, si propice au délire, déborde le cadre de cet article.
J’en parle ailleurs, car souvent je croise Nietzsche de façon transversale – notamment sur la
critique du nihilisme, des perversions, du religieux, du christianisme, dont je pense qu’il a
méconnu l’acuité quand il se fascine sur l’idée du « Dieu en Croix », ne voyant pas que, avant
d’être crucifié, Jésus a transmis ses paradoxes, c’est-à-dire de quoi subvertir l’idée de ce qui
est bon et mauvais, de quoi secouer l’idée que Dieu aime les bons et déteste les mauvais, idée
déprimante, et qui exige pour se maintenir une chape morale de plus en plus lourde. Je dirai
ici qu’un aspect de son erreur ou de sa limite concerne l’être. Contrairement à ce qu’il pense,
l’être, ce n’est pas la vie, c’est ce qui fait être tout ce qui est et qui en même temps traverse
ce-qui-est et l’appelle à se dépasser afin de reprendre contact, autrement, avec l’être et le
possible. J’en ai déduit une éthique de l’être, développée dans mes derniers livres, qui inclut
l’idée de surhomme sans ses modèles pleins d’enflure – dont on sait le ridicule : quand des
narcisses énervés se prennent pour des surhommes et repeignent leur névrose aux couleurs de
l’« airain » –, alors que le surhomme n’est qu’un certain rapport à l’être où l’humain tente de
sortir de ce qu’il est afin de reprendre contact, autrement, avec l’être comme potentiel de
possibles chargé d’histoire et de mémoire. C’est ce que je développe dans mon tout dernier
« Nom de Dieu ».
Un aphorisme suffit parfois pour que tout bascule. Pour que d’un abîme, d’une béance sans
mot, surgisse un « abysse de lumière Z ». Non un dédale d’images, mais un labyrinthe sonore,
pure musique transmise de bouche à oreille. Un oui illimité à la vie, un « oui bénisseur Z »,
qui se dérobe pourtant presque instantanément. Retenant son souffle, on se demande si l’on
pourra un jour recomposer l’écho de cette mélodie céleste – ombre du nirvana, dirait un
bouddhiste.
L’aphorisme 6 du chapitre « Pourquoi je suis si sage » » d’Ecce homo est un de ceux-là. Un
aphorisme où tout s’inverse dans une nouvelle perspective. Ecce homo (Voici l’homme) est
l’un de ces livres où de nouvelles possibilités de vie s’inventent. Nietzsche s’y présente
comme un disciple de Dionysos. Il est le philosophe du phénomène dionysien, de son aspect
psychologique.
Cette spiritualité corporelle liée au drame de l’existence, Nietzsche la nomme
« physiologie ». Sa plus grande vertu ? Chasser l’ignorance, le mensonge, les croyances
monothéistes. Et lorsque Nietzsche insiste sur cet état de fait, surgit l’exemple : « C’est ce
qu’a bien compris le Bouddha, ce profond physiologiste. N » Ne confondez pas sa
philosophie avec une « religion, qu’il vaudrait mieux définir comme une hygiène N ». Parce
que « ce n’est pas la morale, [mais] la physiologie qui s’exprime ainsi N ». Innocence et
oubli, renouveau et jeu selon Zarathoustra, voilà comment cette « roue qui roule sur elle-
même Z » inverse subitement son sens de rotation. Et puisse le Bouddha s’exprimer comme
un philosophe dionysien !
« Être libre de tout ressentiment, être éclairé sur la nature du ressentiment N », ainsi débute
l’aphorisme explosif. Où Bouddha reçoit de Nietzsche l’honneur suprême – partagé sans
équivoque avec son égal dionysien. On est pris de vertige. Est-ce l’un de ces messages cryptés
de la main de Nietzsche ? Une nouvelle manière de conjuguer Orient et Occident ? Cette
libération, cet accomplissement – délivrance de l’âme, guérison, les expressions ne manquent
pas – bref, cette « victoire sur le ressentiment N », Nietzsche en serait redevable à sa longue
maladie. Une logique contrapuntique se met en place : une position de force et une position de
faiblesse afin de philosopher sur « l’état de maladie ». Aucun doute, Ecce homo est une ode à
la grande santé, celle de Zarathoustra ; position de force qu’est le phénomène dionysien.
Dans l’aphorisme, Nietzsche dit que tout ce qui ne saurait être conforme au surhumain est
maladie, souffrance. Que Bouddha, le physiologiste, soit le seul qui ait droit de citer auprès de
son fils dionysien dans ce véritable guide de santé est une certitude formelle. La première
partie de l’œuvre fait l’éloge du régime alimentaire, du bon choix des lieux et des climats, de
la nécessité des délassements. Dans l’état de souffrance, l’« instinct de guérison s’effrite N ».
L’enseignement véritable du Bouddha : « Maintenant ainsi qu’avant je ne parle que de deux
choses : dukkha et la cessation de dukkha. B » En son sens usuel, dukkha est traduit par
« souffrance », « mal-être », « malheur ».
Philosophiquement, le mot désigne à la fois le conflit, l’impermanence, l’absence de soi ;
tout produit négatif d’un attachement. Refrain tragique : dans cet état de faiblesse, « on ne sait
plus s’affranchir de rien, on ne peut plus venir à bout de rien – tout vous blesse N ». Et voilà
certitude faite : Zarathoustra, Bouddha ont fait l’expérience d’une solitude blessée, mais
guérie. Que Nietzsche nomme philosophie tragique, par la grâce de laquelle plus rien ne vous
blesse. Car vous avez réalisé la cessation du ressentiment, la cessation de dukkha.
Bouddha, philosophe dionysien. On ose même : Bouddha, un héros tragique ? Nombre
d’aphorismes vont en ce sens. Un seul : « Je pourrais devenir le Bouddha de l’Europe N. »
Imaginer un corps spirituel, sans rancœur ni animosité, sans haine ni soif de vengeance –
« aucune souillure mentale B ». Méditer, marcher, pour se libérer de l’« esprit de pesanteur
Z », de la vieille conscience née du ressentiment. Encore une fois, imaginer un tel corps
revient à poser un problème de psychologie – celle du Bouddha, celle de Zarathoustra.
« Comment celui qui,à un degré inouï, a dit non N » et fait non à la morale judéo-chrétienne –
au monothéisme, à l’hindouisme – comme erreur métaphysique, comment peut-il être en
même temps tout le contraire d’un esprit négateur et nihiliste ?
« Pour le malade, enchaîne Nietzsche, le ressentiment est, en soi, la chose interdite – c’est
pour lui le mal absolu : c’est aussi malheureusement sa tendancenaturelle. N » Philosophie du
corps, perspective bouddhiste. Où Bouddha est l’exemple. Il se substitue même, ici et là, à
Dionysos, pour livrer bataille au christianisme – « Bouddha contre le Crucifié N » – ou à
Socrate, ce prêtre par excellence. Repenser au désastreux « Quoi que vous fassiez, vous vous
en repentirez » pour se convaincre que la dialectique est chez Socrate désir de vengeance, né
du ressentiment. Admirons d’ailleurs la finesse d’analyse d’un Cicéron : « Socrate n’est pas
un médecin. Il n’a fait qu’être longtemps malade. » Alors que l’allié parfait de Nietzsche se
révèle aujourd’hui être celui qui est libre de tout ressentiment. Bouddha est le premier
physiologiste à avoir vu juste dans l’histoire de la décadence des instincts. Le premier
médecin de la civilisation à avoir posé un diagnostic juste et proposé une alternative au « non-
sens d’idée d’homme Z », tel que le conçoivent les hommes du ressentiment – les prêtres et
les philosophes, toutes catégories confondues. Un physiologiste, non un fondateur de religion,
dont la doctrine philosophique est indubitablement une hygiène – opposée à une morale –, à
ne surtout pas confondre avec le christianisme. Sans quoi on serait confronté à un « second
bouddhisme N », à une « forme de bouddhisme européen N », à une « religion nihiliste N ».
Au moment de mourir, Socrate lui-même a dit : « La vie n’est qu’une longue maladie ; je dois
un coq à Asclepios, le Sauveur. »
Zarathoustra, de même que Bouddha, est tout le contraire d’un sauveur. Il se présente
comme le « purificateur de la vengeance Z ». Il souhaite que « de la vengeance, l’homme soit
affranchi ; tel est le pont vers l’espérance la plus haute Z ». Nirvana – mot dont la traduction
littérale est « extinction » – est bien l’extinction de toutes ces petites passions qui entraînent
un ressentiment, né d’un attachement. Petites passions qui seront minutieusement classées par
catégories, feront l’objet d’un dépistage systématique, d’une généalogie même et, en bout de
course, d’une traçabilité. Bouddha, et à sa suite Zarathoustra dressent un bilan des grandes
erreurs métaphysiques qui ont entraîné des siècles d’ignorance, de mensonges, de croyances
monothéistes. Les vrais responsables ? Les prêtres, mais aussi tous ces philosophes croyants.
Écoutez l’ironie nietzschéenne : « Que personne ne croie que si Platon vivait de nos jours et
avait des idées platoniciennes, il serait un philosophe : ce serait un maniaque religieux. N »
Ignorance, mensonge, croyance : trois causes de la soif/désir de vengeance responsable de
l’apparition de dukkha, qui ont eu pour effet de contaminer ce qui était le cœur même de la
philosophie tragique – le guide de la souffrance et de l’héroïsme. Enfantons l’innocence du
devenir et créons la cessation du ressentiment ! Ces divers éléments rassemblés, on se
demande : mais comment ai-je pu un seul instant douter du bien-fondé de cette confession
nietzschéenne : « Qui connaît le sérieux avec lequel ma philosophie a engagé la lutte contre
les sentiments de vengeance et de rancœur, et ce jusque dans la doctrine du “libre-arbitre” –
(la lutte contre le christianisme n’en est qu’un cas particulier) – comprendra pourquoi je
choisis cet exemple [le Bouddha] pour mettre en lumière mon comportement personnel, ma
sûreté d’instinct dans la pratique. N »
(N Nietzsche ; B Bouddha ; Z Zarathoustra).
Deviens ce que tu es
Ainsi parlait Zarathoustra (« l’Offrande du miel »)
La formule « Deviens ce que tu es » semble a priori paradoxale : comment inviter à devenir
ce que l’on est déjà sans friser l’escroquerie existentielle ? Ce que je suis, puis-je envisager de
le devenir ? Peut-on désirer l’avènement d’un présent déjà effectif ? Dans le futur, l’être en
acte peut-il faire l’objet d’un vouloir autre que sa pure et simple répétition ? Et puis : peut-on
devenir autre chose que ce que l’on est ? Ce devenir, quelle relation entretiendrait-il avec ce
que j’aurais été ? Une cascade de questions surgit dès l’examen de cette formule que l’on doit
à Pindare et à laquelle Nietzsche a donné son extrême popularité – au point qu’on l’a
retrouvée récemment dans une publicité...
Son apparente clarté ouvre sur des abîmes. Car être, pour un Grec, qu’est-ce que cela
signifie ? Doués pour l’ontologie – qu’on se souvienne de la gymnastique platonicienne du
Parménide ! –, les contemporains de Pindare n’entendent pas du tout la même chose sur ce
sujet qu’un postmoderne, qui plus est s’il possède son Descartes sur le bout des doigts. Car, en
ces temps de Zeus, l’être ne va pas de soi comme modalité de l’individu séparé. Il suppose
une cosmogonie que définit une saisie panthéiste et strictement païenne du réel. Être, c’est
donc être quoi, ou qui ? Répondre à la première question résout également la seconde. Avant
la pirouette du Crucifié qui annonce : « Je suis celui qui est », le Grec énonce : « Je suis le
vouloir du destin. » Le monde obéit à une loi qui le fait être ce qu’il est. L’individu subit la
même logique. En face du vouloir suprême qui veut le réel dans sa totalité et ce qui le
constitue dans le détail, quelle place pour la liberté, le libre-arbitre, la détermination
souveraine d’un individu ?
Ce que l’on est se réduit donc à un fragment virtuellement détaché par la conscience d’un
grand tout, à quoi pourtant il se confond intimement. Tel l’olivier, l’étoile Absinthe, sur le
même principe que le courant qui travaille l’eau des criques méditerranéennes, pareil au milan
qui plane sur l’Acropole ou à l’héliotrope tourné vers la lumière, l’individu obéit : il obéit à la
loi du monde, du cosmos, à l’incompréhensible mécanique de l’univers. De sorte que la
décision volontaire relève de la fiction... On est, certes, mais ce qu’une force supérieure à
nous nous fait être : voulu et non voulant, mû et non moteur, objet et non sujet. En ces temps
bénis, cette force ne s’appelle pas encore Jéhovah, Dieu ou Allah. Elle est une puissance
cosmogonique de physicien et non un fétiche de prêtre travesti en Père fouettard.
La phrase de Pindare fonde une ontologie tragique, puisque, soumis à une force aveugle,
nous ne sommes que le produit de cette soumission – un fragment régi par le tout qui le
détermine. Nietzsche reprend telle quelle cette option grecque et lui donne sa formule
moderne : cette force économise son nom judéo-chrétien et redevient païenne en s’appelant
volonté de puissance. En dehors d’elle, rien n’existe : l’être est, il coïncide avec cette force.
Ce que je suis ? Sa cristallisation ponctuelle. Le lieu et la formule de cet être ? Le corps, dont
Zarathoustra nous apprend qu’il est la grande raison, celle qui discrédite et disqualifie le petit
instrument des productions rationnelles et raisonnables. Quand la petite raison fabrique des
fictions, des illusions, des mensonges, des erreurs utiles aux hommes pour éviter l’évidence
tragique du réel, la grande raison produit des certitudes admirables.
Approchons un peu le paradoxe. Ce que l’on est, on sait désormais à quoi s’en tenir. Mais
comment le devenir ? De quelle manière s’y prendre pour créer les conditions d’avènement de
ce qui est déjà ? Je suis un fragment de force qui me gouverne – à la manière de la foudre
héraclitéenne –, comment donc pourrais-je commander ce qui me soumet ? Quel artifice
m’autoriserait l’appropriation de ce qui me possède ? Quel angle d’attaque théorique
permettrait de résoudre cette aporie ? Bloc détaché par la conscience et attaché par les faits au
cosmos, comment puis-je envisager de produire demain comme une nouveauté ce que je suis
déjà aujourd’hui ?
La question travaille l’épicentre de toute philosophie déterministe. Si plus que moi me fait
être ce que je suis, comment pourrais-je être autre chose, autrement ? Par quelle contorsion
introduire la liberté – sinon par la fiction kantienne d’un postulat... – dans un monde qui la
rend impossible ? Car déterminisme et liberté s’excluent mutuellement. Les Grecs et
Nietzsche l’affirment : la liberté n’existe pas, le déterminisme triomphe absolument. La
volonté de puissance prend toute la place et ne laisse rien au libre-arbitre, qui n’existe donc
pas, ou alors comme une fiction utile aux chrétiens en quête de responsables pour justifier leur
passion de punir et de châtier. Assister à soi comme à un spectacle, un théâtre d’ombres ? Se
contenter de vivre en découvrant au quotidien ce que le destin nous réserve ? Impossible...
Le déterministe absolu dit : tu n’as pas le choix de devenir ce que tu n’es pas ; le philosophe
de la liberté enseigne : deviens ce que tu n’es pas ; le tragique affirme donc : deviens ce que tu
es, parce qu’il résout l’aporie en définissant la liberté comme ce qui nous permet de consentir
à ce qui est. Instrument ni de soumission ni – encore moins – de libération, elle travaille
comme une ruse de la raison et s’exerce là où on ne l’attend pas : ce que je suis, je dois
vouloir l’être ; ou encore : je peux devenir ce que je suis, en l’occurrence, en l’aimant.
L’apparent paradoxe trépasse sous le coup de boutoir de la formule nietzschéenne de l’amor
fati. En aimant ce qui advient, je révèle une liberté qui me permet une réappropriation de moi.
Sachant ce que je suis et, désormais, comment je peux théoriquement le devenir, comment
le puis-je pratiquement, dans mon quotidien ? Quels exercices spirituels pour cette reconquête
de moi-même ? Le grand oui à la vie, comment s’en arranger dans un monde qui résiste et
qui, depuis Paul de Tarse, sacrifie aux valeurs inverses ? Nietzsche donne les formules, sans
compter, dans Ecce homo, sous-titré d’ailleurs « Comment on devient ce que l’on est »
(1888). Titre chrétien, sous-titre grec, et ironie dès ce premier moment. Livre génial,
généalogique, sans double, à même de permettre une révolution philosophique, idéologique,
éthique et existentielle – du moins si l’on sait le lire. Pourvu même qu’on le lise...
Premier temps sur cette voie magnifique : réactiver la formule socratique « Connais-toi toi-
même ». Impossible de devenir ce que l’on est si l’on ne sait qui l’on est. D’où une quête
existentielle du soi. Qui est « je » ? Aux antipodes du christianisme qui le trouve haïssable, le
nietzschéisme enseigne le moi non pas vénérable, ni même adorable, mais considérable, au
double sens : digne de considération, mais aussi d’une dimension essentielle. Il désigne les
modalités de cristallisation de cette volonté de puissance qui me rend reconnaissable. Mon
identité gît dans cette concrétion factuelle et mortelle : mon corps. La pensée se conçoit donc
comme quête de soi. L’écriture également. D’où l’invention par Nietzsche de l’autobiographie
philosophique moderne. Ce que je suis, je le vis, certes, mais je peux le découvrir par
l’écriture. Ainsi la chair se fait verbe, inversion des valeurs là aussi. Penser sa vie, vivre sa
pensée, concevoir des concepts uniquement s’ils procèdent de l’expérience, puis passer ces
idées au crible du quotidien, écrire pour (mieux) philosopher, puis philosopher pour écrire,
faire fonctionner cette oscillation entre théorie et pratique, dans le dessein de produire du
sens. Voilà matières à connaissance de soi. En sachant qui l’on est, on peut envisager de le
devenir. Lorsque l’on a réussi à savoir ce que l’on est, on peut envisager de le vouloir enfin.
La connaissance de soi inaugure la construction de soi. En découvrant qui je suis, je peux
alors vouloir l’être, ce à quoi, in fine, se réduit la liberté. De cette série d’exercices de
consentement, d’adhésion, puis d’amour du réel, les stoïciens disaient qu’ils apportaient la
sérénité, Spinoza, la joie – et Nietzsche, la grande santé.
Vouloir la puissance qui nous veut, voilà qui révèle la liberté et rend possible de devenir ce
que l’on est...
Parce que tu es celui qui le premier m’as appris que la pensée résonnait avant de raisonner,
tu es pour moi l’ami : l’ami qui a osé apercevoir un monde que je ne faisais que soupçonner et
que sans toi je n’aurais peut-être pas essayé d’habiter. Je dis bien « essayé », car ta vie même
nous dit à quel péril est voué celui pour qui la musique n’est pas un vain mot, ou un simple
plaisir à déguster, mais exigence de trouvaille d’un mouvement dansant cherchant le point
infime où il s’agit de penser non plus avec la tête mais avec le pied. La façon dont tu as
subverti la raison philosophique est proprement inouïe. Tu m’as appris que, en dansant, le
« je » qui résonne à la musique pense à ce qu’il est là où il ne pense pas penser. Par ton « je
danse – je suis », tu as dépouillé la violence que la philosophie faisait au « je » d’existence en
le déduisant du « je » pensant – je pense, donc je suis. En prenant en charge le fait que, par le
mot, le « je suis » ne pouvait qu’être en exil, tuas conçu que ce « je » d’existence, insignifié
par le langage, n’était pas pour autant insignifiant.
Anticipant Freud et Lacan, tu as exploré ce terrain de la signifiance où le sujet n’est pas
encore en exil pour autant que c’est par le signifiant qu’il advient. Tu n’as pas énoncé comme
Lacan que le sujet était effet du signifiant mais qu’il était en résonance avec le son musical.
Ce faisant, tu as mis au cœur du vivant l’apparition de la vie comme jaillissement dansant
d’un sujet sonné par le son.
Car le sujet originaire est résonné avant d’être résonnant : si la musique parvient à sonner
en lui, c’est qu’elle peut trouver cette terre fertile à laquelle elle adresse ce message : « En toi
je suis chez moi. » Message instituant, car elle dispose du pouvoir de faire apparaître, ex
nihilo, ce « toi » qui n’existait pas encore et qui advient car, profondément, la musique n’est
pas celle qu’on écoute, mais celle qui entend en nous ce « toi » qui ne savait qu’il demandait à
être entendu.
La musique est une auditrice peu commune : elle ne détient pas deux oreilles mais une
troisième oreille ouverte sur ce qui, dans le sujet, est pure attente de mouvement, de
jaillissement dionysiaque. Quand, avec son adresse souveraine, elle a trouvé le lieu qu’elle a
fait résonner en s’adressant à lui, voilà que ce lieu va se renverser : d’existence résonnée par
le son, il va devenir existence résonnante pour la musique, vers laquelle il va désormais se
tourner en dansant sur la scène du monde.
Qu’as-tu recherché en tentant de danser ta vie, de penser avec ton pied plutôt qu’avec ta
raison, si ce n’est le point où la pensée et l’amour peuvent s’étreindre ? Qu’est-ce que l’amour
du son, du signifiant ?
Qu’est-ce que la capacité de dire « je t’aime » au son, si ce n’est la capacité par laquelle un
je est mis au monde parce qu’il s’adresse à un toi souverain qui est, en fait, le véritable sujet –
et non le complément d’objet direct – de la phrase « je t’aime » ?
Toi qui as tant souffert de tes amours humaines – car tu ne t’aimais pas toi-même –, n’as-tu
pas trouvé dans ton amour pour Dionysos le seul instant où, l’aimant, tu pouvais t’aimer ?
Que veut dire ici s’aimer, sinon l’envers de l’amour narcissique, l’envers du précepte
évangélique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Toi qui savais que l’homme ne
s’aime pas véritablement – sinon dans l’égoïsme –, comment aurais-tu pu souhaiter à ton
prochain d’être aimé de toi comme tu t’aimais toi-même ?
En revanche, il t’a été donné de savoir que c’est en aimant cette prochaine qu’est la musique
de Dionysos qu’il t’était possible, parfois, d’être à toi-même ce prochain aimable que tu
pouvais alors assumer, te dépouillant de la violence requise par la vie quotidienne pour
t’affirmer.
Lorsque je pense à toi comme à celui qui toute sa vie a parlé de la danse sans danser et qui,
au jour fatal du rendez-vous avec la folie, a définitivement cessé de parler pour devenir
Dionysos dansant, je me pose cette question : qu’eût-il fallu, puisque pour toi la musique était
femme, pour que la vie t’offre cette possibilité divine – que Dionysos connut avec Ariane – de
donner corps à ton corps en le laissant et danser et parler avec la femme que tu aimais ? Un
jour tu rencontras, en effet, une femme qui t’évoqua Zarathoustra, le seul homme à avoir ri le
jour même où il naquit. Elle s’appelait Lou von Salomé et tu reconnus en elle une âme sœur
car « son rire était un acte ». En reconnaissant dans son visage illuminé par le rire la
manifestation même du corps humain métamorphosé par la danse, tu reconnus l’existence de
la puissante vision dont tu nous fis don dans ta Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de
la musique. Vision d’une réconciliation entre l’être et l’apparaître, entre la chose en soi et le
phénomène, qui cessaient d’être dissociés aussitôt que le corps en dansant, ou le visage en
souriant, rendait visible la musique qui les habitait. La musique, disais-tu, « nous oblige à voir
plus complètement et plus à fond toute chose […] et montre à notre regard spiritualisé,
capable de saisir la vérité intérieure des choses, le monde de la scène non seulement
infiniment élargi mais intérieurement illuminé ».
De la même façon qu’Ariane était capable, en dansant, de donner corps à la musique de son
amant Dionysos, Lou, en te souriant, t’initia à cette réconciliation par laquelle le vertige
dionysiaque qui était en toi pouvait être soustrait, un instant, à son pouvoir de t’anéantir.
L’apparition de son sourire, en détenant le pouvoir de donner forme à l’informe, donnait à ton
regard spiritualisé la capacité apollinienne de trouver dans l’image de Lou l’ambassadrice de
l’infini dans le fini.
L’âme sœur, en dansant, en souriant, te donna à voir ton âme comme si, exilée de sa patrie
originaire, elle pouvait, un temps, être arrachée à son exil. Mais en dansant, cette âme sœur –
que ce fût celle de Lou, d’Ariane ou de Zarathoustra – n’était ni femelle ni mâle ; elle était
androgyne, et cela ne te permit pas de la prendre dans tes bras.
À défaut de prendre le corps de Lou, tu pris ses mots et les mis en musique après qu’elle
t’eut adressé cette « Prière à la vie» : « Comme l’ami aime l’ami, / O Vie Énigmatique, ainsi
je t’aime ! / Que je jubile en toi ou que je pleure / Que tu me dispenses joie ou peine, / Je
t’aime avec ton heur et ton malheur ! / Et si tu dois m’anéantir, / Je m’arracherai de toi avec
douleur, / Comme l’ami des bras de l’ami ! / De toute ma force, je t’étreins ! / Laisse ta
flamme embraser mon esprit ! / Que dans le feu du combat je découvre / Le mot de ta
mystérieuse essence ! / Pour penser et vivre des millénaires / Jette à poignées ce dont tes
mains sont pleines / Si tu n’as plus de joie pour moi sur terre, / Tu peux me donner – ta
souffrance ! »
Pour notre bonheur, la musique fut pour toi femme. Mais, pour ton malheur, la femme ne fut
que musique.
Critiquer les systèmes est quasiment une habitude, un réflexe aujourd’hui : un ouvrage trop
bien achevé, une perspective qui prétend tout couvrir ou expliquer tout un champ de
phénomènes à la force d’un seul concept ou d’une seule dichotomie ou équation, et nous voilà
en éveil, nous qui sommes enfants et petits-enfants de l’ère du soupçon. En plein
hégélianisme, en plein positivisme, l’ironie de Nietzsche est mordante : elle attaque, par
surprise, par la moralité, elle fait fi des belles constructions qui veulent en imposer pour en
déloger l’esprit satisfait du savant ou du penseur. Nietzsche affronte le système par son
caractère intimidant. Il peut être surprenant de voir le philosophe requérir la probité, vertu ô
combien sociale, liée à l’honneur et déterminée par le regard des autres, mais le coup est
double.
Bien sûr, le systématique n’est pas honnête parce qu’il prétend contenir dans un système la
diversité des choses et des explications, alors même qu’il sait, par ailleurs, que les systèmes
sont provisoires, et qu’il y a un abus à laisser croire à leur caractère absolu et définitif. Mais
surtout, l’esprit de système est un refus de penser la réalité en tant que telle, là où on prétend
en rendre compte. La probité définie comme « philologique », c’est pour Nietzsche, selon
Jean Granier, « respecter le texte de la réalité, s’abstenir d’effacer de ce texte ce qui inquiète,
effarouche […], tenir en bride le jugement afin de laisser la parole aux choses elles-mêmes ».
Le regard des autres n’est ici que le moyen de désigner la clôture du systématique, son repli…
La probitas romaine était non seulement une épreuve (proba), comme on vient de le voir,
mais tirait à l’origine sa force d’une métaphore agricole : l’homme probe est droit telle la
plante qui pousse droit. La plante se soutient d’elle-même et, se soutenant d’elle-même, croît
naturellement droit. La véritable probité du penseur se moque de la morale : sa pensée est
expression d’une vie, d’un corps (cf. Nietzsche et la Métaphysique, de Michel Haar), non pas
réaction inquiète, repli ou détour face à la réalité. Déplaçant la probité de la relation entre
penseurs à la relation entre le penseur et la réalité qu’il affronte, l’ironie de Nietzsche est – on
l’a compris – de retourner l’argument moral lui-même, plutôt que de proposer une
condamnation du systématique au nom, par exemple, d’une morale du dialogue scientifique.
Mais on pourrait dire que la critique morale est aussi dans cette maxime le moyen de miner
la supériorité que le systématique prétend détenir sur les autres, le progrès qu’il dit réaliser
lorsqu’il englobe un univers de son système, alors même que la forme trop parfaite de celui-ci
suscite le doute. C’est là qu’est en jeu non pas seulement le système, mais sa justification,
l’esprit du système, c’est-à-dire l’esprit qui le meut et qui fait voir l’origine de sa forme, la
construction systématique. L’esprit de système, c’est la pose du penseur. Or vouloir en
imposer, en remontrer, comme dit clairement la langue, c’est répondre par anticipation, selon
une logique du ressentiment, à une critique parfois imaginaire. Anticipant la mise en doute qui
pèse sur son ouvrage, le systématique marque son refus du regard des autres, ce qui l’amène à
présenter une forme complète, lisse et close qui ne donne pas prise à la critique et le détache
de ce qu’il prétend restituer. Le système chez le systématique est bien une sorte de résultat de
l’esprit de système ; il est ainsi la forme hyperbolique et pathologique que prend la réponse à
la critique. C’est pourquoi c’est aussi la forme de son système qui l’éloigne tout à fait de la
réalité ; elle ne peut donc que susciter une critique maximale et risquer l’effondrement. Le
systématique soumet le divers de la réalité aux nécessités plastiques du système, au rebours de
son pouvoir heuristique – par lequel le système cherche à saisir et à exprimer le divers à l’aide
d’une forme. Il se met alors à fonctionner tout seul, se nourrissant de lui-même, étape ultime
de l’esprit de système.
Le penseur alors est-il encore en cause ? Oui, si l’on considère qu’il se perd dans sa
recherche au profit du spectacle que celle-ci offre. En quittant le divers, non seulement la
pensée se fait vertige inefficace, mais elle cesse en quelque sorte de s’affronter elle-même, de
lutter contre son propre relâchement. Deux forces sont donc à l’œuvre dans le système, et non
pas une : la « passion de la connaissance » est une projection vers la réalité, un pont lancé,
visant une expression de la réalité telle qu’elle est. Cette passion est un risque pour la forme
de ne pas pouvoir la contenir. L’esprit de système, lui, fait son travail, négatif, de
solidification. Il ramène le système vers lui-même, épuise l’énergie en la disséminant pour
couvrir tout le champ ou pour proposer une forme tenable.
Y a-t-il alors une forme qui témoigne du combat contre cette sclérose, voire qui aide à la
combattre ? On peut penser aux manuscrits de Montaigne – dont Nietzsche était grand
lecteur : la réécriture du fragment n’est pas là pour corriger, amender ; elle pousse au contraire
toujours plus loin la pensée, là où elle s’était provisoirement arrêtée. L’essai n’est pas
seulement un refus assumé de la forme complète, il est une incitation à pousser plus loin la
germination.
Regarde ce que tu es
ANTOON VAN DYCK, Portrait équestre d’Antonio Giulio Brignole Sale (vers 1621 ; Palazzo
Rosso, Gênes ; huile sur toile, 288 x 201 cm).
Ce noble jeune homme à cheval, Nietzsche le contempla lors d’un de ses séjours à Gênes,
en 1877, et en fut ému : « Le vendredi vers midi, par un temps gris et pluvieux, je me ressaisis
et me rendis à la galerie du Palazzo Brignole ; et, de manière étonnante, ce fut la vue de ces
portraits de famille qui me remit entièrement sur pied et me rendit mon enthousiasme ; un
Brignole à cheval, et dans l’œil du puissant destrier, tout l’orgueil de cette famille, voilà ce
qu’il fallait à mon humanité déprimée. » Ce n’est pas le mélancolique seigneur, qui se destina
bientôt à la vie pieuse et retirée d’une humilité monacale, qui frappe le philosophe errant. Ce
n’est pas le portraituré qui l’intéresse. Ce n’est pas un homme qu’il cherche. Ce n’est pas dans
l’homme qu’il se trouve. L’humanité, « l’orgueil de cette famille », lui apparaît dans l’éclat
noir du regard de l’animal ; son âme déprimée se mire dans la bête. On sait ce que fut pour
Nietzsche un cheval bien moins aristocratique, sur une place de Turin, quelques années plus
tard – ce canasson qu’il enlaça, éperdu d’amour, avant de s’écrouler, foudroyé.
Isabelle Violente
MAURICE BEJART, Messe pour le temps présent (cérémonie en neuf épisodes ; ballet créé en
août 1967 au Festival d’Avignon, repris la même année au Théâtre national populaire, à
Paris).
« Je suis lumière, ah ! que ne suis-je nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être ceint de
lumière. » Ainsi par le Zarathoustra, figuré dans « Messe pour le temps présent » par un
récitant perché sur un échafaudage. Dans l’insolite liturgie dansée de Béjart, les corps des
célébrants sont tour à tour plongés dans l’obscurité ou éclairés en pleins feux, illustrant les
mots de Nietzsche avec économie gestuelle et pureté des lignes formelles. La maîtrise savante
des jeux d’ombre et de lumière est, depuis le Sacre du printemps (1959), l’une des réussites
de l’art de Maurice Béjart. Mais l’on pourrait trouver aussi que les grandes œuvres
symphoniques du chorégraphe, la Messe et Boléro, sur une musique de Ravel, se ressemblent
en ce qu’elles proclament paradoxalement la solitude de l’être. Ici, chacun des danseurs est
radicalement retranché du groupe. En plein idéal communautaire (l’œuvre est créée quelques
mois avant Mai 68), ce ballet invite à un retour sur soi, à un exercice de concentration
spirituelle à l’écart du monde. La pensée de Nietzsche, citée au même titre que des textes
bouddhiques et bibliques, est érigée au rang de texte sacré.
Elisabeth Hennebert
JEAN DELVILLE, l’École de Platon (1898 ; musée d’Orsay, Paris ; huile sur toile, 260 x 605
cm).
Le divin Platon trônant au centre de la composition, de beaux jeunes gens attentifs aux corps
sagement et savamment disposés dans le paysage, une atmosphère de contemplation recueillie
et nimbée d’une lumière propice à la vision du monde des Idées. C’est, contemporaine de la
fin de Nietzsche, la représentation exacte et ridicule du mièvre platonisme que, depuis la
Naissance de la tragédie, ce dernier s’est employé à stigmatiser et à traquer derrière les
supercheries métaphysiques. L’art est ici à l’image de son sujet : fadeur, staticité, sensualité
raisonnable – toutes choses dont Nietzsche nous a appris à nous moquer et qui pour nous,
désormais, condamnent à la fois cette peinture surannée et la tiède philosophie qui la motive,
un art gangrené par la théorie des idées et son mépris de la vie, un art de plate allégorie où la
puissance créatrice est comme rivée à la sage transcription des concepts. C’est l’art en temps
de décadence et de nihilisme, incapable aussi d’inventer de nouvelles formes. De toute
évidence, Platon discute ici de la beauté, désignant le corps marmoréen qui se dévoile, mais
cette beauté est morte et sans consistance – ce qu’illustre à merveille le tableau, quand c’est à
travers Nietzsche que nous le regardons.
Vincent Delecroix
Livre de prières (vers 1335 ; Victoria and Albert Museum, Londres ; ivoire, 10,5 x 5,9 cm).
Le Christ est pour Nietzsche la figure même du ressentiment, la négation de la force vitale
que Dionysos glorifie. Miroir possible de cette dualité, ce livre de prières ancien offre, avant
la prière, une image des instruments de la Passion. Sur sa couverture d’ivoire est condensée la
mort de Dieu : la colonne et le fouet des outrages ; le chemin de Croix, que tatouent les pieds
sanglants ; la robe sans couture, jouée aux dés pendant l’agonie ; le roseau où presser l’éponge
imbibée de vinaigre ; la lance enfin, qui ménage la cinquième plaie : mais lors de cette ultime
injure, le Christ a déjà rendu l’esprit. L’image ne mentionne pas cet instant ; elle montre
ensemble les instruments de la Passion et ceux de la descente de Croix : l’échelle, la pince qui
arrache les clous, dénoue les liens. Faire et défaire, vie et mort de Dieu, Dionysos et le
Crucifié – Nietzsche signa ses dernières lettres de ces deux noms. Le Christ – le
philosophe ? – doit mourir pour sauver l’humanité ; comble du nihilisme, sa mort est
nécessaire à la vie. Mais à relire les Évangiles, il veut la mort pour s’accomplir. Dans cette
volonté se loge un élan proche de la transmutation dionysiaque. De jugement contre la vie, la
tragédie du Christ en devient la promesse : Ecce homo. Et l’image de dévotion, un pan coloré,
l’autre grisé, exhibe la contradiction ouverte de l’homme religieux nietzschéen.
Véronique Dominguez
DOMENICO GHIRLANDAJO, Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon (fin XVe siècle ;
musée du Louvre, Paris ; huile sur bois, 62 x 46 cm).
À gauche, très massif, la tête penchée vers l’enfant qu’il tient dans ses bras,un homme
grisonnant, qui serait très beau n’était un nez quasi monstrueux. À droite, le petit-fils regarde
le grand-père de bas en haut, les yeux dans les yeux, en posant sa main gauche sur la poitrine
du vieil homme, dans un geste indécis, caresse ou maintien de la distance. Tous deux sont en
rouge, l’enfant a un bonnet également rouge, duquel sort une magnifique chevelure blonde.
Et, de toute évidence, chacun des deux se voit dans l’autre. « Deviens en moi ce que tu es » :
le vieil homme se revoit dans l’enfant, l’enfant se voit dans le vieil homme, le vieil homme a
le tendre sourire de l’enfant, l’enfant est attentif, sérieux comme un adulte. Tout est
réciprocité : le vieillard semble protéger l’enfant, l’enfant semble bénir le vieillard – celui qui
est au-dessus implorant étrangement celui qui est en dessous. L’espace, comme le temps, est
circulaire. Le front du vieil homme est dégarni, mais ses yeux caressent, dans la chevelure de
l’enfant, les merveilleuses boucles de l’éternel retour.
Charles Ramond
NICOLAS POUSSIN, les Bergers d’Arcadie (vers 1638 ; musée du Louvre, Paris ; huile sur
toile, 121 x 85 cm).
« Et in Arcadia ego » est le titre de ce tableau de Poussin – « Moi aussi, dans l’Arcadie »
(c’est la Mort qui parle) – et de l’aphorisme 295 du Voyageur et son ombre , écrit par
Nietzsche pendant l’été 1879, dans lequel résonne l’écho d’une révélation soudaine, comme si
tout un sentiment philosophique s’était condensé en un instant dans une image symbolique.
Nietzsche relit la tradition classique de l’idylle dans un sens plus profond. Alors que le berger
antique vit dans une nature complètement anthropomorphisée qui personnifie, de manière
harmonieuse, un ensemble de principes moraux, le pinceau de l’aphorisme nietzschéen trace
une image où l’homme devient fragment d’une nature complètement dépourvue de but, de
tension, de sens ultime : « On imaginait des héros grecs dans ce monde de lumière pure et
nette (où rien ne rappelait la nostalgie, l’attente, le regard porté en avant ou en arrière) ; on ne
pouvait que le sentir à la manière de Poussin et de ses élèves : héroïque à la fois et idyllique. »
Cet instant de plénitude comprend l’acceptation de la mort. Dans une première version de son
tableau, Poussin avait cherché à représenter l’effroi des bergers lorsqu’ils découvrent que la
mort existe même dans la sereine Arcadie. Dans cette deuxième version, l’effroi cède la place
à une acceptation sereine : celle que Nietzsche découvre un soir de 1879, en Engadine.
Paolo d’Iorio
Guillaume Soulez
ANDY WARHOL, Superman (1960 ; collection Gunther Sachs ; caséine et crayons de couleur
sur toile préparée, 170 x 133 cm).
Selon Gramsci, derrière les nombreux singes de Zarathoustra qui naissaient autour de lui il
fallait chercher plutôt le Comte de Monte-Cristo de Dumas que Nietzsche lui-même. Le
superman d’Andy Warhol invite à penser de même. D’un côté, une figure mythique qui,
comme les romans-feuilletons, répond aux besoins de sublimation des masses ; de l’autre
côté, un personnage pour tout le monde et pour personne, qui joue la parodie du héros
mythique pour séduire les happy few. La différence entre superman et surhomme tient dans la
double nature de Clark Kent, employé modèle et héros en même temps. D’ailleurs, le héros
est toujours un employé modèle de la masse, qui incarne, au plus haut niveau, ses valeurs. Il
est beau, humble, bon et serviable, il consacre sa vie à la lutte contre les forces du mal, il aide
la police. Le surhomme de Nietzsche, au contraire, est une tension vers la création de valeurs
nouvelles et d’une nouvelle structure pulsionnelle de l’humain. Loin d’être un concentré de
toutes les bonnes valeurs de l’humanité actuelle, ou leur négation, il se construit dans la
distance, dans la recherche de nouvelles possibilités de vie, plus individuelles. Pas besoin de
s’envoler ou d’éteindre des incendies : Zarathoustra nous dit, à propos du dépassement de soi-
même, que le vol ne s’apprend pas au vol, et que les incendies à éteindre sont ceux que
provoque en nous-mêmes la lutte entre les habitudes du sentiment et de la pensée que nous
avons héritées, et les nouvelles idées qui péniblement cherchent à se développer. Et dans ce
cas, inutile d’appeler superman au secours.
Paolo d’Iorio
La canne de Balzac, dite « canne aux turquoises » (1834 ; Maison de Balzac, Paris).
Lorsqu’en 1834 Honoré de Balzac commence à arborer cette canne « à ébullition de
turquoises », on s’étonne, on murmure : un artiste ne devrait pas exhiber un tel luxe – d’autant
plus qu’on le sait ruiné. Mais très vite le romancier constate que cette « pomme d’or ciselé a
plus de succès en France que toutes [ses] œuvres » – et, loin d’en ressentir de l’amertume, il
éprouve la jubilation d’être, enfin, dans la vie, élégant, séduisant, magnifique, extravagant,
comme les jeunes ambitieux dans ses livres. Enfin il concurrence ses personnages, enfin sa
vie participe du roman. En se donnant ce sceptre que « tout le dandysme de Paris » jalouse,
Balzac l’acharné, le bedonnant, le sanguin, pouvait-il mieux dire son désir de se regarder
vivre, de faire entrer son œuvre dans sa vie et sa vie dans son œuvre, de jouir dans la vie de la
splendeur de la fiction ? Cette canne trop précieuse, destinée non pas à aider la marche mais à
pavoiser en ville, ne ressemble en rien au sinistre bâton de promeneur du philosophe de Sils-
Maria. Mais c’est avec elle que le romancier lève, le temps d’un hiver parisien, l’antinomie
entre faire une œuvre d’art et faire de sa vie une œuvre d’art.
Isabel Violante
REGARD
Le philosophe lyrique