être instructive. Je n'en retiens ici que deux traits:
d'une part la connaissance parfaite qu'elles m'ont donnée de notre vie administrative me faisant diriger tour à tour, souvent à plusieurs re· prises, les Régions Libérées, les Travaux Publics, la Marine Marchande, l'Intérieur, l'Agriculture, la Guerre et les Affaires lttrangères; ensuite les quatre souvenirs répugnants qu'elles ont ajoutés à celui que je gardais de l'expulsion de M. Clemen. ceau : souvenir de l'assassinat politique de M. Raymorn;l Poincaré par le Congrès d'Angers en 1928; de ma propre ,asphyxie par les mains du Sénat en décembre 1930; de l'effort mené à Ge· nève contre la politique de la France en 1932 par les agents des partis de gauche ; de l'étrangle. ment de M. Gaston Doumergue à la fin de 1934. Que ces impressions fussent justifîées, on le difficilement. Qu'elles pussent être profitables, on le contestera en disant, avec le prince de Bismarck, que ni l'indignation, ni le dégoût ne sont états d"esprit politiques. Mais je n'ai jamais' prétendu n'avoir éprouvé que des, im· pressions politiques. Et je m' honore d'en avoir ressenti, qui, étaient simplement humaines.
n DE LA RifFORME A LA DIfMISSION
Dès 1930, en arrivant au pouvoir, j'avais la
conviction la routine des institutions parle. mentaires, telle que je venais de la subir à des postes divers, appelait des corrections vigoureuses. 16 AVANT·PROPOS
Au mois de mai 1930, je disais à Lyon, aux
anciens combattants : « Il y a contre les puissances de décadence, de désordre et d'inertie, une bataille à livrer et une bataille à gagner; » Le mois sui. vant, à Dijon, je montrais la nécessité de poser et de résoudre en profondeur le problème de l'État moderne de plus en plus impuissant, à me· sure qu'il est plus colossal. Et j'ajoutais: « Notre génération a fait la guerre. Elle a fait la paix. Nous avons démoli. Nous avons reconstruit. Nous sommes accrochés, le long de la route, par les difficultés journalières. On y pare du mieux qu'on peut. Est·ce qll-e vous trouvez que cela suffit?, Pas moi! » Redevenu en 1932 chef du gouvernement, je re· prenais, ouvrant la campagne électorale, la même idée et je disais : cc On a tant parlé de la réforme de l'État que l'on hésite à en parler encore. Comment nier cependant que les mesures attendJJ,es, économiques, sociales, financières ou politiques, sont toutes conditionnées par elle? A l'heure même où l'État est obligé d'intervenir sur des terrains nouveaux, il cherche à tâtons la définition de sa fonction. » Les conditions de notre vie publique m'apparaissaient, dès lors, comme dirèctement contraires aux exigences fon. damentales de notre destin' national. J'ai longuement examiné, au printemps de 1930, les textes, que je croyais nécessaires et que j'au. rais voulu présenter. Mais je me suis aperçu que ce n'était pas possible. Il aurait fallu aller à Ver· saiUes, après avoir mis d'accord la Chambre et le Sénat. Or, j'avais, à la Chambre, une majorité pré. caire, qui me renversait, comme elle fit en février 1930, dès que j'avais le dos tourné. Et au Sénat, je n'avais pas de majorité du tout, comme on POURQUOI J'EN SORS 17 me le fit bien voir le 4 décembre de la même année. Le pays était heureux et insouciant. Mes trois ministères ont duré, le premier quatorze se- maines, le dernier dix semaines. Seul, le second a duré neuf mois et, dans ces neuf mois, je n'ai même pas pu faire voter la loi non politique d'ou- tillage national. Qu'eût-ce été de la réforme cons- titutionnelle ? Dès le début de 1933, j'ai posé publiquement le problème, avec la question et la réponse. En 1934, je l'ai repris dans son ensemble, par un livre (1) dont la publication a coïncidé avec la formation du ministère Doumergue. Pendant ce ministère, j'ai espéré le succès. La chute du cabi- net et les conditions de cette chute ont prouvé que j'avais eu tort d'espérer et que l'unanimité des partis était faite contre toute réforme de nature à troubler les habitudes et commodités des élus. Mon programme, dont M. Gaston Doumergue acceptait et défendait, avec sa grande popularité, la partie la plus importante, n'était, en effet, qu'un programme parlementaire. Le remède, je le demandais à une loi constitutionnelle, discutée et votée dans les formes que prévoit la Consti- tution. Ce cadre parlementaire, scrupuleusement respecté, ne m'a pas épargné les attaques de M. Léon .Blum et de M. Édouard HerTiot, qui m'ont traité de néo-boulangiste et de condottiere. Mais il a déterminé l'échec de l'entreprise, parce qu'il remettait aux bénéficiaires de l'abus le soin de le guérir. Qu'est-ce que je dénonçais? Je dénonçais le
(1) Voir mon li1)re : L'heure de la décision (Flammarion,
février 1934.) k F'
18 AVANT·PROPOS
triple asse'TtJissement de l'exécutif, du législatif
et de l'électoral à des oligarchies démagogiques; la diminution de l'autorité de l'État en raison in. verse de l'augmentation de son volume; l'in. trigue permanente contre lui de fonctionnaires qui lui doivent tout, de citoyens qui lui deman. dent tout; la ruine des finances et de la con· science civique ; le triomphe d'un despotisme multiple, aveugle et confus. Qu'est-ce que je proposais? Je proposais de réta· blir l'équilibre entre le législatif et l'exécutif en rendant au second un droit effectif de dissolu- tion et en privant le premier du droit de proposer des dépenses, c'est-à-dire, dans l'un et l'autre cas, en faisant ce que font les Anglais. Je proposais d'affranchir le suffrage en attribuant aux femmes les mêmes droits quOaux hommes et en appelant ce corps électoral élargi à voter, par le referen. dum, non seulement sur des noms, mais aussi sur des idées. Je demandais que fût restaurée la dis· cipline de l'État par la fixation des devoirs admi- nistratifs et politiques de ses agents. Les uns ont reproché à ce programme de mena· cerla République : c'étaient ceux qui, profitant du mal, entendaient le conserver. Les autres lui ont fait grief d'être insuffisant et j'étais bien de leur avis. Mais quoi? Pour aller au fond, des choses, pour accomplir les réformes de base, tant matérielles que morales, je dirai même pour con· cevoir les unes et les autres, force était de res· taurer d'abord l'autorité, les finances, le suffrage. On ne peut pas tout faire la fois. Les événements de novembre 1934 ont scellé, sur ces projets, la pierre du tombeau et, dès lors, on a pu prévoir, comme cela, du res.te, est arrivé, que la France atteindrait, sans réforme profonde. POURQUOI J'EN sons 19 ni super/icieUe, les élections de 1936. J'en ai tiré, en 1935, une première et immédiate conclusion sur le caractère à la fois non tolérable et non pero fectible du régime. Je m'excuse de me citer moi. même pour plus de clarté :
D'une part, il est démontré par l'histoire de l'aprês-
guerre que le régime présent est impuissant et dange- reux. D'autre part, il est établi par l'histoire du ministêre Doumergue et du ministère Plan.din que les pouvoirs publics, exécutif et législatif, maUres constitutionnels de l'acte indispensable de réforme, y sont irréductiblement hostiles : voilà le drame. Deux traits, aussi profondément contradictoire. qu'étroitement associés, sautent aux yeux. Premier traït : l'état politique de la France ne peut pas Ure plus long- temps supporté. Deuxième trait: l'état politique de la France ne peut pas légalement amélioré. Non tolérables et non perfect,ibles : telles àpparaissent nos conditions de gouvernement, depuis que M. Flandin a remplacé M. Doumergue. Telles elles apparaftront plus en.core, après que des élections' générales leur aliront apporté la ratification paresseuse du, pays. Non t@lérables et non perfectibles : il faut comprendre ce que cela veut dire. Cela veu't dire que la substitution du ministère Flandin au ministère Doumergue a res- serré les écrous qui ti;xent les deux branches du di· lemme, le plus grave pour un peuple, où la France est prisonnière. A défaut d'une procédure normale, un choiz s'impose à elle, dont l'un et l'autre terme sont éga- lement chargés d'alarme. De deux choses l'une, en effet " ou bien l'on persé- 'vérera dans l'immobilité et alors, tDt ou tard, venant du dedans ou venant du dehors, ce sera la catastrophe subie; ou bien, pour échapper à cette catastrophe que prépare l'obtus conservatisme des pouvoirs légaux, les Français n'auront d'autre issue que celle, toujours péril- leuse, d'une révolution voulue. C'est à regret que j'écris ceci, mais c'est sous la dico tée de l'évidence. Car un peuple ne peut pas con· damné à mort par sa représentation. 20 AVANT-PROPOS
Cela dit, j'ai pensé que tout système gouver-
nemental, concentration ou union nationale, qui, par l'anesthésie qu'il apporte, endort le malade et aggrave le mal, doit être résolument écarté. Et j' déclaré que je n'entrerais plus jamais.. ni dans l'un, ni dans l'autre. Je vais me citer encore, et ce sera la dernière fois : C'est par conséquent en pleine connaissance de cause que je déclare que, tout considéré et pesé, ce que j'ai fait hier, je ne le referais pas demain et que, ni comme . chef, ni comme membre, je n'accepterais de participer de nouveau à un gouvernement de cette sorte. Je n'accepterais pas, parce que j'ai, de trop prês et trop souvent, subi les résultats décevants de ces combi- naisons. J'ai vu démolir, en 1919, l'œuvre de M. Clemen· ceau, avant que la paix fat signée, par les hommes que sa générosité avait associés à la victoire. J'ai vu détruire, en novembre 1928, l'œuvre de M. Poincaré par le parti qu'il avait recueilli en pleine faillite, trente mois plus Mt, et fait élire en avril de la méme année. J'ai vu, en 1934, l'effort de M. Doumergue brisé net par ceux qu'il avait, uu sens physique et non pas seu- lement politique, sauvés, huit mois avant. Tant de précarité par tant· de trahison ont fixé ma conviction. J'écrivais, en février 1934 : cc Aprês d'abondantes ex- périences gouvernementales, on n'a pas le désir de les recommencer, si ce devait étre dans les conditions qu'on a précédemment connues. )l Au lendemain d'une expérience de plus, ma pensée se précise et se complète par les conclusions qu'on vient de lire. J'avais, il y a dix-huit mois, posé le principe. J'en tire ici la conséquence, afin que, dans les luttes de de- main, pour moi·méme comme pour les autres, ma posi- tion soit claire.
Cette déclaration a paru si anormale, de la part
d'un homme politique, que les commentateurs or- dinaires du régime y ont dénoncé une manœuvre POURQUOI J'EN SORS 21 et la préparation d'une rentrée en surprise. Comme à leur habitude, les commentateurs se sont trompés. J'avais, en novembre 1934, refusé d'entrer dans le ministère de M. Flan.din. J'ai refusé, en juin 1935, de faire partie ministère de M. Fernand Bouisson et de celui de M. Pierre Laval. Je l'ai fait sans obéir au motif supplé. mentaire de refus que m'avaient inspiré les condi- tions répugnantes de la formation du ministère Flandin et malgré les liens amicaux qui m'unis· saient à MM. Bouisson et Laval. Je l'ai pour une raison de principe. S'il est à la fois démontré que le système, qui régit la France ne peut pas durer sans péril de mort et que les assemblées sont résolues à le main· tenir, ceux qui, comme moi, veulent changer ce système, .,,;'ont pas le choix. Ce n'est pas dans le cadre des Chambres que leur action doi,t s'exer. cel' : c'est au dehors. Dedans, on est paralysé : dehors, on esi libre. C'est dehors que j'entends me placer. C'est dehors que je .yeux, dans l'indépen- dance, livrer ma bataille. Ce motif, si simple et si clair, ne manquera pas d'être dénaturé par la perfidie et par la sot- tise. Déjà, le silence, où, pour préparer mon effort, j'ai, depuis quinze mois, abrité un travail que je n'aurais pas pu, à Paris, mener à bien, a fait imprimer sur mon compte d'étonnantes histoires. Les uns ont annoncé que j'étais mort; d'autres, que j'étais mourant; d'autres, que j'étais fou, découragé, désabusé, neurasthénique, enfoncé dans le dilettantisme, « sous les masques et les mimosas J); que je regardais la vie du haut de mon balcon; que je faisais de la phikJsophie sur un rocher, où, tout roc/J,er qu'il fût, je cultivais. des flelP's et que, pour tout dire d'un mot, « je 22 AVANT-PROPOS
ne vOI,lais plus rien savoir D. Ils verront bien.
Pour expliquer mon cas, les moins doués d'ima- gination se borneront à raconter que j'aban- donne mon siège parce que, si je ne le quittais pas, je serais battu darJ,s ma circonscription. Faut· il rappeler à ces niais que, en dix ans, j'ai gagné, pour mes idées, dans le Territoire de Belfort tout entier cartelliste en 1926, l'unique siège de séna· teur, un sur deux des sièges de députés, la ma· jorité et la présidence du Conseil Général et de la Chambre d'Agriculture, 61. % des municipalités sur les 114 que compte le département et que les élec· tions sénatoriales d'octobre 1935 01tt traduit ce succès par une avance passée, en neuf années, de 3 voix à 35? J'ai, par ailleurs, refusé, soit à Paris, soit en provi1.lce, toutes les candidatures, qui m'ont été offertes à la Chambre et au Sénat. D'autres, aussi bêtes et un peu plus malveil. Lants, assureront que je suis las d'être attaqué et trahi et que, au total, j'ai moins d'estomac qu'on ne croit. Non! Les attaques, dont je suis comblé, depuis trente-cinq ans, par des gens, dont la plu. part ont été en prison pour diverses sortes de délits, m'honorem. La vague d'injures ineptes, dont on m'a fait payer mes audaces des temps du Maroc et de la loi de trois ans contre certains hommes publics et certaines forces occultes, comme aussi les entreprises moins grossières dont je reparlerai tout à l'heure, me laissent indiffé. rent. Je tiens de la nature une puissance de mé· pris, qui n'est pas encore épuisée. D'autres diront, et ce 1.le sera pas vrai non plus, que, désireux de retraite, je profite, comme tant d'autres, de cette retraite pour exprimer des idées que je n'ai pas soutenues dans l'action. Les idées, que je défends ici en les accentuant, voilà cinq POURQUOI J'EN SORS 23 ans que je les défends. Dans la démission que je donne, je n.e vois qu'un moyen de les mieux servir. Cette démission n'est pas une fin, mais un commencement. Il ne s'agit pas de déserter, ni de ralentir mon action, mais de la renforcer. Ce n'est pas pour m'éloigner de la bataille que jg fais ce que je fais : c'est pour me battre mieux. Il me reste à préciser pourquoi j'ai la convic· tion qu'on se bat mieux hors des assemblées que dedans.
III PARTIR POUR AGIR
Je tiens le mandat parlementaire pour une fai.
blesse, et non pas pour une force. Je pense que, au Parlement, on manque, pour agir, à la fois de temps et d'indépendance politique. Je crois que, pour être entendu des masses, qui se défient des élus" il faut d'abord les convaincre qu'on n'a rien à leur demander et, pour cela, sortir des assemblées. Au bref, deux conclusions successives, mais soli· daires, se sont, depuis deux ans, imposées à mon esprit, l'une relative aux conditions d'existence de la charge gouvernementale, l'autre relative aux conditions de fonctionnement du mandat parle. mentaire. J'en ai assez de perdre mon temps dans des ministères de mystification; assez d'User ce temps à l'accomplissement de corvées fastidieuses; assez de paraître lié, COmme c'est toujours le cas dans la vie parlementaire, à des hommes, qui ne pensent pas ce que je peTJ,Se et qui ne veulent pas 2