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T. Lecomte et P. Laurent-Puig
Introduction
Les nombreux et rapides progrès réalisés dans la connaissance du génome
humain ont permis une meilleure compréhension de l’origine génétique des
cancers. Le cancer est une maladie de l’ADN qui résulte de l’accumulation d’al-
térations génétiques et, plus particulièrement, de gènes impliqués dans la
prolifération et la différenciation cellulaire. L’ensemble de ces événements a été
particulièrement bien mis en évidence dans la forme sporadique du cancer
colorectal ayant abouti au schéma maintenant classique de la cancérogenèse
multi-étape (1). La meilleure connaissance du processus de carcinogenèse a
aussi permis de déterminer des « profils génétiques tumoraux » associés au
pronostic, qui dans un avenir proche, seront susceptibles d’influencer les
modalités de la prise en charge d’un patient atteint d’un cancer digestif en
termes de traitement et de surveillance. Parallèlement, l’oncogénétique a vu sa
place grandir en cancérologie digestive grâce à la découverte de gènes de prédis-
position héréditaire aux cancers digestifs, incluant des cancers rares comme les
tumeurs endocrines du tube digestif, mais aussi les cancers les plus fréquents
comme le cancer colorectal. La génétique offre donc de nouveaux outils qui
permettent, non seulement de mieux comprendre les mécanismes des cancers
digestifs, mais aussi de dépister les sujets ayant une prédisposition génétique au
cancer, avec comme corollaire la mise en place de stratégies de prévention.
Tableau I – Anomalies génétiques des cancers colorectaux en fonction du phénotype LOH+ et MSI+.
Les cancers colorectaux appartenant à ce groupe sont caractérisés par des alté-
rations génétiques liées à un défaut de réparation de l’ADN se traduisant par
une instabilité des loci microsatellites (6). Les tumeurs appartenant à ce groupe
ont un phénotype dit MSI+ (MicroSatellite Instability) ou, anciennement,
RER+ (Replicative ERror). Sur le plan anatomo-pathologique, ces cancers sont
préférentiellement localisés au niveau du côlon proximal, souvent peu diffé-
renciés, et présentent souvent une mucosécrétion abondante et un stroma riche
en lymphocytes (7). Dans ce groupe de tumeurs, les cellules tumorales ont un
contenu normal en ADN (normoploïdie ou diploïdie). Les gènes impliqués
dans ce mécanisme de carcinogenèse sont les gènes du système MMR
(MisMatch Repair) qui participent à la réparation des mésappariements
de l’ADN, essentiellement représentés par les gènes hMSH2, hMLH1 et
hMSH6 (2). Les microsatellites sont des séquences d’ADN constituées de la
répétition en tandem d’un motif de 1 à 4 nucléotides. Ils sont remarquable-
ment abondants et uniformément distribués dans l’ensemble du génome
humain, localisés en majorité dans des régions non codantes de l’ADN et, du
fait de leur structure répétée, difficiles à répliquer. Au cours de la réplication de
l’ADN, ils sont des cibles privilégiées d’erreurs de l’ADN-polymérase respon-
sables de mésappariements de l’ADN. Mais ces erreurs sont normalement
réparées par les protéines du système MMR. Dans les cancers où le système
MMR est déficient, les microsatellites deviennent instables du fait de l’accu-
mulation d’erreurs de réparation de l’ADN. La méthode de référence pour la
26 Les cancers digestifs
Plusieurs études concordantes ont montré que la survie des patients atteints
d’un cancer colorectal MSI+ sporadique ou développé dans un contexte de
syndrome HNPCC était supérieure à celle des patients ayant un cancer colo-
rectal MSI- (13, 20-23). Le bénéfice en termes de survie associé au statut MSI+
est indépendant des autres facteurs pronostiques, notamment du stade
tumoral, et peut être estimé à plus de 50 % de diminution du risque de décès
en cas de cancer de stade III. L’impact de la chimiothérapie adjuvante à base de
5-FU dans les tumeurs MSI+ est discuté. Deux études ont montré un effet
positif de la chimiothérapie adjuvante à base de 5-FU pour les tumeurs MSI+
(21, 22). Ce résultat n’a cependant pas été observé dans deux études plus
récentes (23, 24).
La détermination du pronostic par une approche moléculaire n’est pas utilisée
en pratique médicale courante, car elle nécessite d’être validée dans le cadre
d’études prospectives. De plus, il est peu probable que la détermination d’un seul
paramètre soit suffisamment discriminante, d’où la nécessité d’une approche plus
globale combinant plusieurs marqueurs. Actuellement, cette approche plus
globale est techniquement possible grâce au développement d’outils de biologie
moléculaire de plus en plus puissants tels que les puces à ADN (25).
HNPCC : hereditary non polyposis colorectal cancer ; PAF : polypose adénomatose familiale ; PJ : poly-
pose juvénile ; SPJ : syndrome de Peutz-Jeghers ; FAMM-PC : familial atypical multiple mole
melanoma-pancreatic carcinoma ; HBOC : hereditary breast and ovarian cancer ; CGHD : cancer
gastrique héréditaire diffus ; NEM : néoplasie endocrinienne multiple.
atteints d’une PAF atténuée car, dans cette forme de polypose, le nombre de
polypes ne dépasse pas 100 et l’âge au diagnostic de cancer colorectal est plus
tardif que dans une PAF classique (28, 39). La prévalence de mutations bi-allé-
liques du gène MYH dans une population de patients atteints de cancer
colorectal est d’environ 1 % (40). À noter que des manifestations extra-diges-
tives identiques à celles observées dans la PAF classique (adénomes duodénaux
et tumeurs desmoïdes) ont été rapportées chez quelques patients porteurs d’une
mutation bi-allélique du gène MYH. Par conséquent, chez des patients ayant un
phénotype de polypose adénomateuse non associée à une mutation germinale
du gène APC et possédant une histoire familiale compatible avec une transmis-
sion autosomique récessive, la recherche d’une mutation germinale bi-allélique
du gène MYH doit être réalisée, avec pour corollaire la mise en œuvre d’une stra-
tégie de surveillance endoscopique similaire à celle recommandée en cas de PAF
atténuée dans les familles porteuses de ce type de prédisposition génétique.
Polyposes hamartomateuses
La polypose juvénile est une maladie autosomique dominante qui est, en terme
de fréquence, la troisième polypose digestive. Elle est caractérisée par de multiples
polypes hamartomateux siégeant, par ordre de fréquence, dans le côlon et le
rectum, dans l’estomac, dans le duodénum et dans le grêle (41). Certains auteurs
rattachent à cette polypose des polyposes colorectales mixtes (hyperplasique et
adénomateuse). Cette forme de polypose prédispose au cancer colorectal (risque
cumulé de 50 %) et, dans une moindre mesure, aux cancers gastrique, duodénal
et pancréatique (42). De nombreuses manifestations extra-digestives sont asso-
ciées à cette maladie : cutanées (nævus, télangiectasies, alopécie), osseuses
(hypertélorisme, kystes osseux), cardio-vasculaires (communication inter-ventri-
culaire, malformations artério-veineuses). L’association de ce syndrome avec une
maladie de Rendu-Osler est fréquente. Des mutations germinales de deux gènes
sont associées à cette maladie (43). D’une part, des mutations du gène suppres-
seur de tumeur MADH4, localisé sur le bras long du chromosome 18, qui code
pour une enzyme intervenant dans la voie de transduction du TGF-β, sont iden-
tifiées dans environ 20 % des cas. D’autre part, des mutations du gène BMPR1A,
localisé sur le bras long du chromosome 10, qui code pour un récepteur thréo-
nine kinase, sont identifiées dans 20 % des cas. Chez les sujets atteints, une
surveillance endoscopique (gastroscopie et coloscopie) est recommandée tous les
trois ans en l’absence de polypes ou en cas de polypes peu nombreux. Dans le cas
contraire, une surveillance annuelle ou biennale sera réalisée tant que de
nouvelles lésions apparaissent (44). En cas de mutation délétère identifiée dans la
famille à partir d’un sujet atteint, cette surveillance sera proposée aux sujets
porteurs de la mutation à partir de l’âge de 15 ans. En l’absence de mutation
identifiée, il convient de proposer une surveillance endoscopique à partir de l’âge
de 15 ans aux enfants des sujets atteints.
Le syndrome de Peutz-Jeghers est une polypose hamartomateuse de l’en-
semble du tube digestif qui prédomine au niveau de l’intestin grêle et qui
Génétique 33
Le syndrome HNPCC
Cette forme de prédisposition héréditaire au cancer, aussi connue sous le nom
de syndrome de Lynch, est liée à la présence d’une mutation constitutionnelle
sur l’un des gènes MMR qui se traduit dans les cellules tumorales par un
phénotype MSI+ (47). Les deux principaux gènes impliqués dans la survenue
de ce syndrome sont les gènes hMSH2 et hMLH1, plus rarement le gène
hMSH6, et exceptionnellement le gène PMS2. Une mutation délétère consti-
tutionnelle d’un de ces gènes est identifiée dans environ 70 % des cas. La
prévalence des altérations de ces gènes dans la population générale est estimée
entre 1/2 000 et 1/1 000, ce qui fait du syndrome HNPCC une maladie géné-
tique fréquente (48). Elle est responsable d’environ 3 % des cancers colorectaux.
La définition du syndrome HNPCC est clinique et correspond aux critères
d’Amsterdam (tableau V). Les risques cumulés de cancers appartenant au
spectre du syndrome HNPCC des sujets atteints sont rapportés dans le
tableau VI (47). Le risque élevé de cancer colorectal est dû à une carcinogenèse
accélérée à partir du stade de l’adénome qui s’engage plus précocement et rapi-
dement dans un processus de carcinogenèse correspondant au concept de
l’adénome « agressif ». L’âge médian de survenue d’un cancer du côlon est de
42 ans et, dans 70 % des cas, les cancers sont localisés entre le caecum et l’angle
colique gauche. Le risque de développer un cancer du côlon métachrone dix
ans après une première colectomie segmentaire est de 45 %. Quand les critères
d’Amsterdam sont complets, une analyse génétique constitutionnelle à la
recherche d’une mutation délétère d’un gène MMR peut être proposée au
34 Les cancers digestifs
Tableau VI – Risques cumulés sur la vie des cancers du spectre du syndrome HNPCC chez les patients
porteurs d’une mutation délétère d’un gène MMR.
Site Risque
Côlon-rectum 80 %
Endomètre 50-60 %
Ovaire 10 %
Estomac 10 %
Tractus biliaire 5%
Urothélium 5%
Grêle 1-5 %
patient suspect d’être atteint de la maladie. Mais ces critères sont trop sélectifs
et, en pratique, une approche clinico-biologique moins sélective est nécessaire
pour l’identification de cette forme de prédisposition héréditaire au
cancer (49). Le manque de sensibilité reconnu des critères d’Amsterdam a
amené les experts français à proposer un élargissement de ces critères pour la
recherche de mutations des gènes MMR et à proposer une stratégie en deux
étapes, utilisant la détermination du phénotype MSI tumoral (49). L’indication
d’une consultation d’oncogénétique et d’une analyse génétique constitution-
nelle des gènes MMR sera retenue d’emblée en présence des critères
d’Amsterdam II « élargis » (deux apparentés au premier degré au minimum et
non trois), afin de privilégier la sensibilité de détection de mutations des gènes
MMR, et après avis d’une unité de concertation multidisciplinaire en cas de
cancer colorectal diagnostiqué avant l’âge de 40 ans et/ou d’antécédent de
personnel de cancer colorectal ou de l’endomètre. Les cancers se développant
au cours de ce syndrome sont constamment de phénotype MSI+. Cette parti-
Génétique 35
Âge de début de
Examen Rythme
réalisation de l’examen
Coloscopie avec chromoscopie 20-25 ans Tous les deux ans si coloscopie
(indigo carmin) normale (examen à répéter à un an
en cas d’adénome)
Examen gynécologique avec 30 ans Chaque année
Hystéroscopie avec biopsies
ou hystérosonographie
Gastroscopie * 30-35 ans Chaque année ou tous les deux ans
Échographie rénale et des voies 30-35 ans Chaque année ou tous les deux ans
urinaires excrétrices ; cytologie
urinaire *
* En cas d’antécédent familial de cancer gastrique ou urothélial.
36 Les cancers digestifs
Cette équipe doit se doter d’un protocole type de prise en charge et être déclarée au
ministre chargé de la Santé selon des modalités fixées par arrêté du ministre chargé
de la Santé. Au cours de cette consultation, la personne doit être informée des carac-
téristiques de la maladie recherchée, des moyens de la détecter, des possibilités de
prévention et de traitement. Les examens ne peuvent être prescrits chez un mineur
que si ce dernier ou sa famille peuvent personnellement bénéficier de mesures
préventives ou curatives immédiates ». Ainsi, la prise en charge d’un patient
suspect d’être atteint d’un syndrome de prédisposition familiale au cancer se
fera au sein d’une équipe multidisciplinaire (généticien, oncologue, hépato-
gastro-entérologue, chirurgien, psychologue…). Généralement, le motif de
consultation en oncogénétique est la suspicion par le clinicien ayant pris en
charge le patient (le cas index) d’une forme familiale de cancer digestif.
Rarement, il s’agit d’une démarche individuelle de la part d’un patient. Les
deux principaux objectifs de la consultation d’oncogénétique sont, d’une part,
d’établir un diagnostic et, d’autre part, d’informer les consultants (cas index
et/ou apparentés). L’information concerne les éléments suivants : la nature du
risque génétique de cancer, son mode de transmission, les modalités de la prise
en charge un fois le diagnostic établi et les moyens d’intervention pour réduire
le risque. Lors de la consultation initiale d’oncogénétique, les éléments suivants
seront recueillis auprès du cas index afin de déterminer le risque familial : les
données diagnostiques (compte[s]-rendu[s] endoscopique[s], opératoire[s],
anatomo-pathologique[s]), la constitution d’un arbre généalogique et, si
possible, la proposition d’un prélèvement sanguin à la recherche d’une muta-
tion délétère du gène impliqué dans le syndrome de prédisposition familiale au
cancer suspecté. Le patient devra être informé des objectifs de ce prélèvement
et des implications qui vont résulter de ce test, qu’il soit porteur ou non d’une
mutation délétère. De même, il devra être averti de l’éventualité d’un test
négatif et de sa signification. Après une période de réflexion et la proposition
d’un entretien avec un psychologue, la deuxième étape sera la réalisation du
prélèvement sanguin après l’obtention d’un consentement écrit. La troisième
étape de la prise en charge en oncogénétique sera, d’une part, une démarche
diagnostique basée sur l’interprétation des tests de biologie moléculaire à la
recherche d’une mutation délétère du gène associé au syndrome de prédisposi-
tion familiale au cancer suspecté et, d’autre part, l’annonce au patient du
résultat des tests qui ne se fera qu’en consultation d’oncogénétique et après
s’être assuré que le patient souhaite que ce résultat lui soit communiqué. En cas
de test positif, ce résultat devra être contrôlé sur un deuxième prélèvement
sanguin indépendant du premier. La durée approximative de l’ensemble de
cette démarche effectuée chez le cas index est de six à douze mois. En cas de
mutation délétère diagnostiquée chez le cas index, il sera proposé un test
diagnostique chez les apparentés qui le souhaitent. La réalisation de ce test basé
sur la recherche chez les apparentés de la mutation délétère identifiée chez le
cas index sera simple à réaliser et le résultat pourra être obtenu en quelques
semaines. Un test négatif chez le cas index n’exclut pas la poursuite de l’enquête
génétique et nécessite parfois la poursuite d’analyse moléculaire en s’orientant,
40 Les cancers digestifs
par exemple, vers d’autres gènes. De plus, un test négatif ne dispense pas de
proposer des mesures de dépistage adaptées au risque suspecté, de même que
dans l’attente du résultat du test. Il appartient seulement au cas index de
contacter ses apparentés et de les informer de la possibilité d’un test diagnos-
tique génétique prédictif et de mesures de dépistage à mettre en œuvre au sein
de la famille. Un test diagnostique génétique prédictif chez les apparentés d’un
cas index porteur d’une mutation délétère ne pourra être proposé qu’à l’âge de
début de la mise en œuvre des mesures de dépistage ou de prévention. Par
exemple, dans le cas d’une famille atteinte d’un syndrome HNPCC avec une
mutation délétère identifiée chez un cas index, la réalisation d’un test diagnos-
tique génétique prédictif à la recherche de cette mutation sera généralement
proposée aux apparentés du cas index à partir de l’âge de 20 ans, ce qui corres-
pond à l’âge à partir duquel les mesures de dépistage devront être mises en
œuvre.
Conclusion et perspectives
Les avancées majeures réalisées dans la connaissance de la génétique des cancers
ont actuellement des retombées en pratique clinique. L’identification des
familles présentant un syndrome de prédisposition au cancer a pour consé-
quence, dans la majorité des cas, la mise en œuvre de mesures de prévention et
de dépistage permettant de diminuer la mortalité par cancer dans les familles
identifiées, comme cela est clairement démontré dans la PAF et le syndrome
HNPCC. La possibilité d’un diagnostic génétique permet, d’une part, d’éva-
luer précisément les risques tumoraux des membres de familles atteintes par des
prédispositions au cancer, et, d’autre part, de cibler la prévention et le dépis-
tage sur les seuls sujets porteurs. De même, il se dessine des profils génétiques
de cancer susceptibles de fournir des paramètres pronostiques et prédictifs de
l’effet des traitements plus précis que les paramètres anatomo-pathologiques
actuellement utilisés.
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