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D’AFRIQUE NOIRE
L
'Afrique noire est une ce qui est écrit dans notre lan- on tête sa grand'mère.
I
terre ardente où s'éclai- gue, celle que nous parlons, l est des arts qui se jouent
rent fortement les celle que nous parlons aussi en des dimensions de l'espace
paysages de la bête et rêvant, que nous sommes ad- et déroulent librement leurs
de l'homme. Dans ce pays-là, je mis comme des personnages. accords, leurs variations et
sais que j'ai été reconnu, moi Même si on connaît parfai- leurs répétitions créatrices ; la
l'étranger, moi le paysan des tement une langue étrangère, musique, la danse, la littérature
bords de Seugne. Il y a plus de c'est toujours un étranger mal à orale... C'est en eux que s'ex-
vingt ans, j'arrivai à Dakar où je l'aise et dépaysé qui essaye de prime le plus franchement l'âme
devais enseigner au lycée. Je rejoindre les héros de l'aventure d'une terre, le génie profond
venais de ma Saintonge où l'au- écrite, et c'est comme si ceux-ci d'une race, c'est en eux que l'ac-
tomne est, chez nous, d'une ai- se méfiaient de vous, comme cent est le plus sincèrement mis
sance un peu molle, roux et vi- s'ils ne se sentaient pas complè- sur les expressions majeures de
neux avec quelque chose de tement libres et se parlaient l'esprit, de l'imagination et du
passionné qui n'appartient qu'à souvent dans le creux de rêve.
cet endroit. . l'oreille. La musique, non pas
Je savais les disciplines Et de même en Afrique celle des tams-tams qui n'ont ja-
d'une terre bien mise dans le noire où le conteur est dans le mais chanté dans aucune fête
mouvement lent des bœufs de secret de l'histoire. Il sait la de brousse, mais se contentent
labour. J'avais connu des ma- forme dans quoi il faut mouler de parler la nouvelle ou de tisser
ges en sabots, des rebouteux et les couleurs dont il faut enlumi- la trame sur le métier des soirs
des sorciers. Césaire Jaume, ner l'image, pour que l'accent de fêtes, la musique aide aux
mon grand-père, l'aîné de sept soit mis, comme dans un pa- évasions. Les balafons égout-
garçons, qui, avec le miel, les tois, pour que celui qui entend, tent leurs notes liquides, les flû-
tisanes et les prières, aux veilles entende dans la chair et qu'il y tes et les petits violons mono-
des grandes fêtes carillonnées, ait l'écho du sang, dans l'audi- cordes tissent et brodent... Et en
guérissait les écrouelles, tout toire. Afrique noire comme ailleurs, la
comme les rois au sang bleu. Et c'est cela qu'ailleurs musique développe les accents
En Afrique noire, c'est et partout on nomme littérature. les plus purs de la solitude. Elle
ce paysan de Saintonge qui a Bien sur nous ne som- agrandit son palais, colore la
écouté surtout la terre, la terre mes pas habitués à cette litté- toile du décor de féerie et dore
qui reconnaît ceux qui l'enten- rature orale. Nous la tradui- l'étoile qui montre le chemin au
dent au ras du sol. J'ai eu mes sons et l'interprétons comme cortège pieux des récitants du
rendez-vous avec l'antilope et pour des enfants et nous enten- silence.
avec l'éléphant. Aux soirs où la dons souvent très mal tout ce
brousse f a i t halte aux greniers que ce folklore conserve de
à mil, à l'heure des contes, j'ai précieux, dans les liens de la
vu accourir les étendues et se tradition, de la morale et de
grouper les champs en trou- l'histoire, le legs des ancêtres et
peau, autour de l'homme qui de la religion...
monte la garde auprès de son C'est dans ce folklore
feu. C'est l'heure où l'homme de que ceux qui cherchent
savane, de la forêt ou des dé- l'homme trouvent des repaires
serts de sable, invite, dans le fixes, comme les proverbes li-
cercle de la veillée, ses dieux, mitant la vie et ses marges. Et
ses héros légendaires et la Bête je pense à cet admirable pro-
qui fut au commencement du verbe Ouolof où se trouvent
pacte avec la terre. contenus, à la fois, la règle des
Mon seul but est d'es- femmes qui n'abandonneront
sayer de faire partager ici le dé- pas l'enfant dans la case où la
sir d'aller écouter l'Afrique noire, maman est morte, l'espoir dans
dans ses légendes à travers la vie qui continue, la foi dans
cette littérature orale du folklore la miséricorde divine et le sim-
indigène, son épopée, ses ple miracle du lait intarissable :
contes, ses chansons, ses pro- Kou amoul n'duège, nampa
verbes. mame
C'est seulement dans Quand on n'a pas de mère,
A
d'homme. Il était beau. D'une compagnon de chasse et mon près les dieux, les rois.
main légère elle mouilla le front ami aux bras bleus, Abbey le pi- Presque tous les chefs
du voyageur et ses lèvres, et les roguier, petit cousin du Vent, de royaumes, les
paupières du vent que ternissait par les femmes. L'aigle pêcheur, conquérants, les bâtis-
la poussière du désert rouge. Le sur la rive, dans un bouquet de seurs des empires noirs, les
Vent s'éveilla, regarda cette en- palétuviers, vient de jeter son chefs de clan qui portaient la
fant des hommes. "T'a-t-on d é - cri. cet appel du Fleuve qui guerre et les pillards d'enver-
jà dit que tu étais belle ?" On commande aux renversements gure ont attiré l'attention sur
ne lui avait jamais dit. "Qui du flot et aux marées. Et les leurs hauts faits et donné ma-
t'aime dans le monde ?" Elle eaux chantent. Ce doit être tière à la chanson de gestes.
avait répondu : "Quelqu'un qui aussi l'heure du vent, de ce der- L'épopée occupe une grande
viendra d'ailleurs... " "Tu ne nier enfant qui vient encore de place dans la littérature orale.
sais pas son nom ?" avait de- jouer su r le pré et soulever les Mais elle a évolue dans sa
mandé le Vent... Alors, la fille lessives. Abbey a tendu sa forme et le côté historique a été
lui avait souri et tendrement elle voile. Deux doigts dans les lè- souvent remanié et retravaillé
avait murmuré : "Voyageur quel vres, il siffle, il appelle le vent : dans le ferment du merveilleux
est ton nom ?" Fris... fris... mon boie... Viens et de la magie.
II l'avait épousé e petit, viens mon petit frère. Et la
comme un homme. Il avait mar- voile se gonfle... Du temps des grandes dynas-
qué une halte dans ce village et Toute une poésie de la ties, tous les principes de
la veille des noces, pendant que terre a fertilisé les amours des l'heure avaient attaché à leur
tous dormaient il avait ouvert Dieux et a inspiré l'homme noir, cour, le griot de la louange,
ses ailes pour aller chercher dans toute l'Afrique, pour l'ima- celui qui mettait au point la ver-
dans ses lointains royaumes les gination d'une littérature se- sion officielle des amitiés, des
riches présents dont il voulait crète où les filiations sont éta- haines, des gloires du souve-
parer celle qu'il aimait. Ils eu- blies et honorés les totems des souverain et composait les pa-
rent trois enfants, le Vent et la origines mythiques. C'est la litté- ges d'histoire. Beaucoup de
femme. L'aîné est le vent de la rature des miraculeux accords ces fragiles épopées sans
mer. Son père vint le chercher passés à l'origine du monde, trame se sont déchirées avec
Chaque nuit, l'oiseau petit paquet de plumes que le deux amis, tandis que l'autre
venait faire répéter à Tapou les garçon portait au cimier de son restait sous un baobab à pré-
éblouissantes figures du ballet casque. parer le repas. Au retour, le
de la mort, lui apprenait à se La Bête pourrait-elle géant trouva la calebasse vide.
parer des plumes blanches et être moins généreuse, quand II entra en fureur. Le compa-
à réussir le bond au soleil. "Tu pour éclairer la nuit des hom- gnon chargé de la cuisine lui dit
m'as promis, disait le danseur mes, dans un village de la qu'un diable était descendu de
à l'oiseau, tu m'as promis que chasse, une foi si ardente et si l'arbre et avait récuré les cale-
ma mère n'en saura rien" . pure, réussit à dépouiller de sa basses, mangé riz et viande...
"Ta mère ne te reconnaîtra chair le petit danseur à plume Le deuxième jour, c'est l'autre
pas". "Je te crois. Et tu verras qui a entendu le messager de compagnon qui prépara le dî-
comme je saurai mourir"... la brousse, l'Oiseau ? ner, et raconta la même fable
Les masques ont dansé toute la Les géants occupent au retour de Sadigali. Le troi-
nuit. Tapou était infatiguable. Il une grande place dans les sième jour, Sadigali resta sous
était la danse. Il n'était plus évocations légendaires, ceux le baobab, et les chasseurs re-
qu'une plume blanche soulevée de la naissance du monde et vinrent à temps du bois pour
aux flammes du feu qui annon- de la Grande Eau, que se par- assister à une lutte terrible du
çait à la bête que demain les tagent les pêcheurs du Niger et géant et du diable.
chasseurs iraient au rendez- les paysans de la savane sou- Sadigali dans une
vous de la viande, la viande ma- danaise. Le folklore du littoral et belle dépense de toutes ses
gnifique pour tous les ventres... particulièrement celui du Séné- forces, avait arraché le bao-
Tapou était l'âme de ce jeu. gal donnent de beaux exem- bab, l'avait lancé en l'air et
Seul, maintenant sur l'aire de ples de cette facilité dans le l'arbre immense s'en était allé
sable, il s'élançait. La flèche gigantesque. Et je vais vous très loin, très loin, tomber dans
l'atteignit très haut dans le ciel dire celle de Sadigali. l'œil d'un bébé porté noué
où fondaient les premières dans le pagne au dos de sa
blancheurs de l'aube. Il ne re- Un jour Sadigali partit mère. Bébé géant d'une femme
tomba ni sang ni chair... un à la chasse avec un de ses géante...
L
bout des doigts, et les cacha pays de la bête, l'hippopotame es contes, plus brefs,
dans un pli d'étoffe de son qui le poursuivait. Pour échap- plus condensés, servent
boubou, en roulant un peu la per, et usant de sa dernière for- en pays noir à illustrer
cotonnade autour de la cein- mule magique, Gbodja lit un la coutume, à imager la
ture de corde. Quand la femme trou dans la terre, s'enfouit et sentence, à développer les ima-
arriva elle questionna le berger ordonna à la colline de s'enfler ges du bon sens. Si les person-
qui ne voulut pas répondre. démesurément sur lui. C'est nages de la fable, les acteurs, la
Combat de la femme et du lé- ainsi que le mont Djalonkou plupart du temps des animaux,
preux... Le gardien de trou- sortit de terre. varient avec la contrée, on re-
peau eut le dessus. La mégère Toute une poésie fraî- marque que ce folklore courant,
abandonna la lutte. Quand elle che, naïve, s'attache souvent à cette menue monnaie de la litté-
fut loin, le lépreux dénoua sa ces légendes où les amours des rature orale, présente des identi-
ceinture pour délivrer Sadigali hommes, des bêtes et des plus tés qui frappent. Il y a eu et il y a
et ses amis. Il ne restait plus nobles figures de la terre, sont toujours migration des contes,
trace des trois hommes. Ils chantées avec une ferveur qui apports et échanges, mais les
avaient été dévorés vifs par les surprend l'Européen. Une imagi- similitudes dans l'inspiration
poux du berger. Et avant que la nation fleurie, touffue, et qui ré- amènent à penser à l'identité
légende revienne à la mer, le serve à chaque tournant de la des réactions morales dans des
griot demande lequel était le fable d'étonnantes surprises. milieux où la vie est pareillement
plus fort, de celui qui arrachait C'est la lionne qui folâ- orientée et limitée.
des arbres, de l'enfant qui fai- tre et joue sur la colline avec Nous n'ouvrirons pas le
sait fondre un baobab dans l'œuf du Fleuve... Vous avez débat sur les influences de
l'eau tiède de son œil, de la bien lu. C'était du temps que les l'orient et nous ne chercherons
femme qui arrachait avec ses Fleuves pondaient des œufs. pas les traces du conte sur tou-
mains des montagnes ou du C'est la bête sans couleur, le tes les pistes des colporteurs.
berger dont les poux avalaient caméléon qui monte dans Ce qui est intéressant,
des hommes. J'arc-en-ciel à partir de ces c'est l'identité du fond humain.
Beaucoup de légendes mettent grottes où à son pied, les noirs
en scène des animaux fabu-
leux, des monstres... Ainsi au
pays Mossi le serpent à la
pluie d'or, la bête du fond du
puits, qui recevait chaque
année, en sacrifice une fille
des hommes, et l'entraînait
dans son antre, jusqu'au jour
où le fiancé de ta belle qui
avait été désignée pour être
offerte au monstre, trancha du
sabre la tête du serpent dont
le sang s'égoutta sur les sa-
vanes, en pluie d'or.
Les pécheurs du Ni-
ger et les Bozos de la Bézen-
ga savent la légende du pois-
son merveilleux portant à la
gueule l'anneau de servitud e
des puissances de l'onde, au
royaume du lamentin.
Les nomades de
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(1) R. GuiLLOT. -- Contes d'Afrique
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(1) R. GUILLOT. — Nouveaux contes d'Afrique
L
a littérature orale en Afrique Noire mériterait une étude plus approfondie que cet aperçu rapide et
ces considérations qui n'ont d'autre prétention que de souligner l ' a m p l e u r des passionnantes re-
cherches qui s'imposent dans ce domaine où l'homme est le plus fidèlement avoué, dans son
cœur, son esprit, son âme...
C'est à travers la littérature orale qu'il f a u t essayer d'entendre la vie sur la savane rousse, car
c'est elle qui développe pour tous ceux qui vont à sa recherche, la plus belle, la plus sincère, la plus fran-
che expression de la fidélité de l'homme à l'homme...
René GUILLOT
Paru dans
la Revue des Troupes coloniales
N° 281 — octobre 1946